Constantes Économico-Esthétiques Du Cinéma en Côte D'ivoire

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LES CONSTANTES ÉCONOMICO-ESTHÉTIQUES DU CINÉMA EN

CÔTE D’IVOIRE

Yahaglin David CAMARA


Doctorant
Département des Arts
Spécialité : Cinéma et Audiovisuel
Université Félix Houphouët Boigny Abidjan - Cocody
[email protected] / [email protected]

RÉSUMÉ
Les sources de financement sont nombreuses, les moyens de valorisation et les lieux
d’exposition multiples, et la forme générale des films, variée. Cependant, toute cette diversité
est un arbre qui cache une forêt de difficultés pour avoir accès à des financements. Malgré
quelques soubresauts de réalisateurs de la nouvelle génération, le cinéma en Côte d’Ivoire
reste sous le diktat des fonds occidentaux qui, jusqu’aujourd’hui, conditionnent la pratique
des réalisateurs ivoiriens. L’ascendance, ces dernières années, de financements privés tend
à rendre plus autonome les réalisateurs ivoiriens dans leurs décisions créatives, mais le
cadre informel dans lequel ils évoluent ne les met pas totalement à l’abri de l’influence des
financements publics et occidentaux. Dès lors, l’esthétique générale des films s’en trouve
profondément affectée. Cet article analyse les influences des modalités de financement et
de diffusion sur l’esthétique générale des films ivoiriens.
Mots-clés : Côte d’Ivoire – Cinéma – Économie – Esthétique – Réalisateur - Film

ABSTRACT
The sources of funding are numerous, the means of valorization and the multiple places
of exposure, and the general form of the films, varied. However, all this diversity is a tree
that hides a forest of difficulties to access funding. Despite a few ups and downs of directors
of the new generation, cinema in Côte d’Ivoire remains under the dictates of Western funds
which, until today, condition the practice of Ivorian filmmakers. The ancestry of private
financing in recent years tends to make Ivorian filmmakers more autonomous in their creative
decisions, but the informal setting in which they operate does not completely protect them
from the influence of public and Western funding. . From then on, the general aesthetic of
the films is deeply affected. This article analyzes the influences of funding and dissemination
methods on the general aesthetics of Ivorian films.
Keywords : Côte d’Ivoire – Cinema – Economy – Aesthetics – Director - Film

Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 58


INTRODUCTION

En 2002, Akissi Delta, à la faveur du numérique qui démocratise la pratique


cinématographique, réalise sa série Ma famille qui rencontre un succès public. Le
succès de cette série sera décisif pour le cinéma en Côte d’Ivoire, car il favorise
l’essor d’une génération de jeunes cinéastes ivoiriens. Désignés sous le vocable de
« nouvelle génération »1 par le doyen des réalisateurs ivoiriens qu’est Bassori Timité,
ces jeunes réalisateurs se distinguent par la manière de mobiliser les financements
de leurs films et aussi par la forme générale de ceux-ci.
En rupture avec l’ « ancienne génération »2 que l’on situerait entre 1960 et le
début des années 2000, ces jeunes réalisateurs conçoivent le cinéma comme un
business3. Pour eux, le cinéma est fondamentalement un produit commercial que
l’on doit vendre à un public plus large afin de le rentabiliser au maximum. Pour ce
faire, ils mettent en place des stratégies de financement et de valorisation de leurs
films qui tiennent compte des limites ou des difficultés liées à la production et à la
diffusion des films en Côte d’Ivoire. À travers toutes leurs différentes entreprises,
ils visent à mettre en place une filière cinématographique spécifiquement ivoirienne,
autonome et performante. C’est ce que traduit le propos suivant :
C’est un cinéma qui tient compte de nos réalités culturelles, nos réalités
financières, nos réalités géographiques et originelles pour faire des films dans
lesquels et à travers lesquels les Ivoiriens vont se reconnaître, donc qui va
les emmener à repositionner le septième art dans leur quotidien. (G. Kalou,
Interviewé par nous-même [Y. D. Camara, Abidjan, Mai 2017).
« La nouvelle génération » marque une nouvelle ère dans le cinéma en Côte
d’Ivoire en termes de modalité de financement, de valorisation et d’esthétique
des films. Avec elle, l’on passe d’un cinéma de subvention qui caractérisait la
logique économique des réalisateurs de «  l’ancienne génération  » à un cinéma
à autonomie financière et rentable. Esthétiquement, le «  cinéma sans genre ou
d’auteur »4 des réalisateurs de « l’ancienne génération » cède la place à un « cinéma

1 Dans son histoire du cinéma ivoirien, Bassori Timité détermine deux


générations de réalisateurs en Côte d’Ivoire, l’ancienne et la nouvelle.
L’ancienne part de 1961 jusqu’à 2000 avec des réalisateurs qui utili-
saient la pellicule ; la nouvelle arrive à partir des années 2000 grâce
au développement du numérique qui va démocratiser la pratique du
cinéma. Cf. Conférence sur le thème Le cinéma en Côte d’Ivoire, Abi-
djan, Conseil Economique et Sociale, 2009, p. 15.
2 Bassori Timité, Idem, p. 15.
3 Claude Forest, 2017, « Khady Touré : le cinéma est un busi-
ness. Entretien », Africultures, consulté sur http://africultures.
com/kadhy-toure-cinema-business-14112/ le 1 octobre 2019 à
11h 12.
4 « Le cinéma d’auteur a plutôt tendance à explorer la complexité
des personnages et à interpréter la réalité, quitte à ce que ce soit au
détriment du spectacle. » Confère Henri-Paul Chevrier, 2005, Le lan-
gage du cinéma narratif, Québec, Les 400 coups, pp. 17-18.

Yahaglin David CAMARA : les constantes économico-esthétiques du cinéma... 59


populaire ou industriel »5 caractérisé par une diversité de genres filmiques. Avec
la nouvelle génération, le cinéma en Côte d’Ivoire a donc muté économiquement
et esthétiquement. Cela dit, quels sont les éléments qui démontrent cette mutation
économique et esthétique symbolisée par « la nouvelle génération » ? Autrement dit,
en quoi « la nouvelle génération » se distingue-t-elle de « l’ancienne génération »
économiquement et esthétiquement ?
Cet article détermine les constantes économiques et esthétiques du cinéma en
Côte d’Ivoire en analysant les modalités de financement et de diffusion des films
ivoiriens. Il étudie les méthodes de financement des films ivoiriens et les moyens de
valorisation qui en découlent, en dégageant les logiques propres à chaque génération
de ce cinéma d’un point de vue économique et esthétique. L’étude s’appuie sur des
entretiens réalisés avec des acteurs du cinéma en Côte d’Ivoire, particulièrement des
réalisateurs, du fait des limites de la documentation sur la question économique du
cinéma en Côte d’Ivoire. Cela dit, qu’est-ce qui caractérise « l’ancienne génération »
économiquement et esthétiquement ?
I- L’ANCIENNE GÉNÉRATION DANS LE CINÉMA IVOIRIEN 

Le cinéma en Côte d’Ivoire à l’instar des autres cinémas d’Afrique noire


francophone est né à la faveur de la coopération française. Plus tard, d’autres
fonds et institutions dont l’Union Européenne, l’Agence Culturelle de Coopération
Technique qui deviendra après l’Organisation Internationale de la Francophonie, le
Centre National du Cinéma de France, etc. participeront activement au financement
des films. Toutefois, l’existence de ces fonds a eu l’effet pervers de conduire à un
désengagement des autorités des pays bénéficiaires dans la gestion économique
de leur cinéma. Le désengagement de l’État a eu pour conséquence de laisser les
réalisateurs ivoiriens à la merci de ces institutions.
1- Le réalisateur dans le cinéma ivoirien : l’homme à tout faire

Lors d’une conférence sur le cinéma en Côte d’Ivoire, Bassori Timité6 affirmait
qu’un film n’est pas l’œuvre d’un seul individu, mais le résultat de plusieurs
compétences de domaines divers. Toutefois, la structure économique du cinéma
a modifié les logiques de la pratique cinématographique en Côte d’Ivoire. Les
frontières entre les circuits de la production, de la distribution et de l’exploitation se
brouillent. En plus, c’est une industrie du cinéma où un seul individu, généralement
le réalisateur, exécute à la fois la fonction de producteur et de distributeur et veille
aussi à l’exploitation de son film.
Dans un texte qui analyse le rôle des festivals dans la diffusion des films africains,
Denise Époté écrit à propos des réalisateurs africains : « En quête de perpétuel
financement, les réalisateurs sont tous aujourd’hui par la force des choses devenus
5 « Le cinéma industriel privilégie, surtout l’action et l’efficacité
du suspense, quitte à caricaturer les personnages en bons et en
méchants ». Idem, p. 17.
6 Bassori Timité, 2009, Conférence sur le thème Le cinéma en Côte
d’Ivoire, Abidjan, Conseil Economique et Sociale, p. 15.

Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 60


des producteurs »7. En effet, le paysage économique de la filière du cinéma dans les
pays d’Afrique noire surtout, qui se caractérise par une quasi-absence de structure
de financement nationale, amène les personnes qui veulent faire des films à jouer
aussi le rôle de financiers. Comment cela se manifeste-t-il dans la pratique ?
Le cinéma en Afrique est une pratique informelle car « à ce jour, aucun État
n’a réussi à asseoir une véritable politique de développement de l’industrie
cinématographique, malgré de nombreuses déclarations d’intention et quelques
tentatives »8. Contrairement aux pays occidentaux qui le conçoivent comme
une industrie, comme un moyen de mobilisation de devises et aussi une forme
d’expression artistique, le cinéma, à l’instar des autres formes d’art dans la
conscience collective africaine, est un accessoire. Dans le contexte ivoirien, cela
se traduit par le fait que pendant très longtemps et surtout avec les réalisateurs de
« l’ancienne génération », le cinéma n’a bénéficié d’aucun véritable soutien de l’État
ivoirien en termes de financements et de régulation de la pratique cinématographique.
L’explication de cette situation se perçoit dans le propos d’Henri Duparc :
Pour être honnête, disons qu’il est difficile que le cinéma soit une priorité
quand on sait qu’il y a des problèmes si importants comme la santé publique,
le développement de certains secteurs d’activité. Le cinéma pour moi est
une cave à part dans la société.9
Le cinéma est donc mis à l’écart car il n’est pas une priorité pour les décideurs ;
par conséquent, les réalisateurs estiment être délaissés. Le désintéressement de
l’État se traduit par l’absence d’un cadre juridique et légal propre au cinéma. Cette
situation empêche la mise en place des structures de production privées et publiques
pérennes. Les réalisateurs sont donc dans l’obligation de mobiliser eux-mêmes les
financements nécessaires pour faire leurs films, une tâche qui est normalement
dévolue à une maison de production dans une économie de cinéma bien formalisée.
La réalisation d’un film exige un cadre formel. Cela veut dire que même dans
une économie de cinéma informelle comme c’est le cas en Côte d’Ivoire, les
financements ne sont pas attribués à des individus mais à des personnes morales,
c’est-à-dire à des structures ou entités légalement constituées. Pour faire un
film, il faut forcément une ou des maisons de production. Les réalisateurs, pour
surmonter cet obstacle, créent leurs propres maisons de production. Ainsi, les
films réalisés par Henri Duparc, de Bal Poussière en 1988 jusqu’à son dernier film
Caramel en 2005, sont produits par sa maison de production Focale 13. Dans un
extrait d’interview10 sur Bal poussière, à la question « Qui produit ce film ? », il
affirme : « C’est Focale 13, ma société de production. Mais les capitaux ont été
7 Denise Époté, Les festivals dans la diffusion des films africains,
consulté sur http://www.tv5monde.com/cms/cinema/p-779-
les_cinemas_d_afriquehtm le 12 décembre 2017 à 21h 20.
8 Claude Forest, 2011, « L’industrie du cinéma en Afrique. Introduction
thématique », Afrique contemporaine, nº 328, De Boeck Supérieur, p. 62.
9 Henri Duparc, Extraits d’interviews de Henri Duparc, Abidjan, Archives
de la Fondation Henri Duparc, p. 11.
10 .Henri Duparc, Idem, p. 5.

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apportés par des privés ivoiriens ». Dans la même dynamique que Henri Duparc
qui avait déjà fait l’expérience de la production plus tôt avec L’herbe sauvage en
1977, d’autres réalisateurs la font aussi dans le processus de financement de leurs
films : Fadika Kramo Lanciné produit Djéli : conte d’aujourd’hui et Wariko le gros
lot avec sa maison de production Kramo-Lanciné Production ; Jean Louis Koula et
Yéo Kozoloa produisent respectivement Adja Tio et Pétanqui avec leur maison de
production Les films de la Montagne spécialisée aussi dans les films publicitaires ;
Désiré Écaré, condisciple d’Henri Duparc à l’IDHEC, produit Visages de femmes
avec Les films de la lagune ; Kitia Touré produit Comédie exotique et Den’ko :
affaire d’enfant avec Katiola Production ; Sidiki Bakaba produit Roues libres et Les
guérisseurs avec Afriki projection. Il faut noter que la totalité des films réalisés par
les réalisateurs de « l’ancienne génération » est aussi produite par eux.
En plus de la fonction de producteur, les réalisateurs ivoiriens jouent quelquefois
le rôle de distributeur. En effet, la faillite du CIDC11 en 1984, a définitivement privé
les réalisateurs ivoiriens d’un canal de distribution fiable. Même si ce consortium
n’arrivait pas à remplir efficacement la fonction fondamentale pour laquelle il avait
été mis en place, il était au moins l’expression d’une volonté des Africains de sortir
de la balkanisation ou de la ghettoïsation et de créer un marché plus vaste pour mieux
valoriser leurs films. La non-mise en place d’une structure privée ou publique en
Côte d’Ivoire, en remplacement du CIDC, exige de la part des réalisateurs ivoiriens
d’assurer eux-mêmes la distribution de leurs films en plus de leur production. À
ce propos, Fadika Kramo Lanciné affirme au cours de l’entretien accordé dans le
cadre de cet article :
En fait, le cinéma fonctionne selon un triptyque : Production-Distribution-
Exploitation. Mais le maillon distribution manque au cinéma africain, le
producteur le film terminé, est donc obligé de se concentrer sur la distribution
de celui-ci au lieu de passer à un autre projet. Il doit prendre son film pour
aller voir les salles de cinéma, voyager avec et faire des festivals aussi. Donc
pour que le film atteigne son public, il faut que le producteur soit là. Cela tient
au fait qu’il n’existe pas de circuit. Nous exerçons dans une sorte de système
informel. Si vous n’êtes pas là lorsque votre film est projeté, l’exploitant va
vous gruger dans les recettes d’entrées. Au vu de cette situation, j’assume
moi-même la distribution de mes films et c’est dommage. (L. K. Kramo,
Interviewé par nous-même [Y. D. Camara], Abidjan, Août 2017).
Ainsi, les réalisateurs ivoiriens interviennent dans chaque maillon de chaîne
cinématographique. Ils sont responsables de l’élaboration du film sous tous ces
aspects  : financier, technique et artistique et valorisation. Le caractère informel
de l’industrie cinématographique en Côte d’Ivoire contraint donc les réalisateurs
à assumer les fonctions de producteur, de distributeur et voire aussi d’exploitant
comme le fut, à un moment, Henri Duparc avec sa salle de cinéma Le Pharaon.
Cela dit, quelles sont les implications esthétiques de ce modèle de financement ?

11 Consortium Interafricain de Distribution Cinématographique

Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 62


2- Une esthétique dictée par les bailleurs occidentaux

Henri-Paul Chevrier12 détermine deux types de cinéma : le cinéma industriel


et le cinéma d’auteur qui se caractérisent chacun par une manière particulière de
traiter la forme narrative des films. David Bordwell13 souligne que chaque type de
cinéma obéit à une logique de financement bien précise. Le cinéma industriel est
soumis aux exigences économiques des productions à gros budgets assurées par de
grosses maisons de production telles les Majors américaines. Et le cinéma d’auteur
est financé selon les principes des productions à petit budget souvent assuré par
des individus. Dès lors, selon la logique de financement, l’on est soit en face d’un
cinéma commercial, soit en face d’un cinéma d’expression artistique (d’auteur). À
quel type correspond le cinéma en Côte d’Ivoire ?
Il a été souligné dans le propos introductif de cet article, deux moments forts du
cinéma en Côte d’Ivoire symbolisés par « l’ancienne génération » et « la nouvelle
génération ». Ces générations se distinguent fondamentalement par le mode de
mobilisation des financements des films et des supports de création filmique.
« L’ancienne génération » dont il est question dans cette section produisait des
films dont les financements étaient majoritairement assurés par des institutions
internationales tels l’OIF, le Fonds Sud, l’Union Européenne, etc. Toutefois,
même si ces financements garantissaient ou permettaient l’existence d’un cinéma
en Côte d’Ivoire, leurs conditions d’octroi, et le fait qu’ils ne coïncidaient pas
forcément avec une ouverture des films ivoiriens sur le marché occidental, a d’une
manière conditionné l’esthétique générale des réalisateurs ivoiriens de « l’ancienne
génération ». Il s’est développé un « cinéma d’auteur ».
Le cinéma d’auteur qu’ont développé les réalisateurs de « l’ancienne génération »
procède de deux faits majeurs : l’argent et le contexte. Mais ici, l’étude analyse
seulement l’influence de l’argent sur la pratique des réalisateurs de « l’ancienne
génération ». En effet, le mode d’organisation des circuits de production, de
distribution et d’exploitation a contraint les réalisateurs ivoiriens à opter pour un
cinéma d’auteur. L’absence d’une filière économique du cinéma spécifiquement
ivoirienne les a rendus financièrement dépendants de l’extérieur ; et vu que le cinéma
est une œuvre d’art qui ne peut prendre forme sans un investissement financier
préalable, leur esthétique s’en est trouvée affectée.
D’abord au niveau de la production. Les réalisateurs de « l’ancienne génération »
bénéficiaient généralement de financements nationaux provenant de structures
gouvernementales et de financements internationaux octroyés par des institutions
internationales. La particularité est que ces financements ne sont pas, pour la plupart,
remboursables mais le problème se pose au niveau des conditions qu’il faut remplir
pour en bénéficier. Concernant l’impact qu’on, les financements gouvernementaux
sur l’esthétique des réalisateurs, Baba Hama affirme :

12 Henri-Paul Chevrier, Op. Cit., pp. 17-18.


13 David Bordwell et Kristin Thompson, Op. Cit., pp. 57-71.

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En effet, les gouvernements définissent les conditions d’attribution de ces
aides, ce qui permet d’exercer une censure plus discrète sur des projets et
provoque également une autocensure de la part des demandeurs qui, pour
obtenir un financement, peuvent édulcorer leurs scénarii.14
Ainsi, les réalisateurs ivoiriens, pour pouvoir bénéficier de soutiens financiers
de la part de l’État, sont obligés souvent de faire des compromis. Ils acceptent de
renoncer à certains éléments de leurs projets pour recevoir les fonds sollicités,
limitent les choix artistiques et esthétiques dans le film à faire. En orientant ses
choix créatifs selon les conditions d’octroi des fonds, le réalisateur ivoirien perd
son autonomie. Il ne crée plus pour lui et le public qu’il veut atteindre, mais crée
pour exprimer la volonté et satisfaire le désir de celui qui a le pouvoir de le financer.
Les aides octroyées par les institutions internationales sont donc soumises à
des conditions très rigoureuses. C’est en cela que l’on peut lire dans un extrait
d’entretien accordé par Baba Hama que « les aides financières du Nord finissent
par créer de multiples contraintes dont certaines sont de nature véritablement
néocolonialistes »15. Ainsi, pour montrer en quoi ces aides influencent l’œuvre des
réalisateurs africains, celui-ci affirme :
[…] certaines exigent que le film soit tourné dans telle ou telle langue  ;
parfois l’aide financière doit être dépensée auprès de prestataires (location
de matériel, laboratoires, producteur) du pays qui accorde l’aide ; […] Enfin,
ce difficile cheminement n’est pas sans effet sur les œuvres elles-mêmes qui
passent et repassent entre les mains de comité de lecture.16
La nature des aides et des financements qui sont pour la plupart non-
remboursables, donc gratuits, emmène à qualifier le cinéma en Côte d’Ivoire de
« cinéma de la gratuité », dont l’esthétique est dictée par ses bailleurs de fonds.
Dénètem Touam Bona écrit que « l’aide au cinéma africain francophone aurait été
ainsi un piège tendu aux cinéastes pour qu’ils reproduisent une image rassurante
de l’Afrique, l’image primitive qu’en a l’Occident »17. Les Occidentaux ont donc
influencé l’esthétique des films ivoiriens à travers les aides octroyées. Toutefois, la
production n’est pas la seule limite à l’expression d’une esthétique plus indépendante
ou libre de toute contrainte du cinéma en Côte d’Ivoire. Quelles sont les autres
difficultés rencontrées par les réalisateurs ivoiriens ?
Ensuite la distribution et enfin l’exploitation. Dans une étude intitulée « Cinéma
et domination étrangère en Afrique noire  » parue dans la revue Peuples noirs,
Peuples africains (nº 13, 1980), un anonyme analyse l’absence de pont entre le
cinéma tel qu’il est produit et réalisé par les cinéastes africains, en Afrique, et le
cinéma tel qu’il est distribué et exploité dans les salles en Afrique. Son analyse met
14 Jean-Philippe Renouard, 2001, « Celui que l’image délaisse
n’existe pas » entretien avec Baba Hama, délégué général du
Fespaco, Vacarme, nº 16, p. 72.
15 Idem, p. 71.
16 Ibidem, p. 71.
17 Dénètem Touam Bona, 2005, « Les nouveaux paradoxes des cinémas
d’Afrique noire », Africultures, Article nº 4120, p. 1.

Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 64


en évidence le déséquilibre entre ces deux réalités par le fait que la distribution en
Afrique a toujours été contrôlée par des sociétés étrangères. Comment le contrôle
de la distribution par des sociétés étrangères a-t-elle influencé l’esthétique générale
des réalisateurs ivoiriens ?
Dans un entretien accordé sur son film Rue princesse, Henri Duparc 18
affirme  :  «  La production d’un film est toujours liée en fin de compte à son
exploitation ». Or, il se trouve qu’à la naissance du cinéma en Côte d’Ivoire, en
termes de production filmique, il était difficile, voire quasiment impossible pour
les réalisateurs ivoiriens de faire diffuser leurs films dans les circuits de la SECMA
et de la COMACICO. La femme au couteau de Timité Bassori et Mouna ou le
rêve d’un artiste d’Henri Duparc ne purent être projetés dans les salles gérées
par la SECMA et la COMACICO qu’à la suite d’un arrêté ministériel intimant à
ces deux sociétés d’admettre ces deux films dans leurs circuits. Pour justifier leur
refus de faire passer des films ivoiriens ou africains dans leurs circuits de salles, la
SECMA et la COMACICO avançaient l’argument de la rentabilité de ceux-ci. Les
deux firmes estimaient que les films ivoiriens ou africains ne correspondaient pas
aux goûts du public ivoirien, donc qu’ils ne pouvaient être rentables. L’essentiel
de leurs programmations se présentaient ainsi :
Peu variée dans son origine, la programmation le reste dans les genres
qu›elle propose, surtout dans les salles mixtes et les salles populaires qui
constituent la plus grande partie du parc de l›exploitation. Dans ces salles,
les programmateurs « abreuvent » les spectateurs africains de westerns, de
films d›aventures et de films de karaté.19
Par leurs programmations, «  les trusts occidentaux ont ainsi créé de toutes
pièces des besoins cinématographiques chez ce public avide de voir et revoir les
films que ces mêmes trusts sortent régulièrement de leur stock local de «navets
internationaux» »20. Les écrans ivoiriens sont donc inondés d’images étrangères
au lieu d’images ivoiriennes ou, à la limite, africaines. Devant l’impossibilité pour
eux de montrer leurs films au public ivoirien, les réalisateurs vont se tourner vers
d’autres lieux ou espaces de diffusion. Dès lors, deux opportunités s’offrent à eux :
les salles d’art et d’essai, généralement en Europe, et les festivals.
Les salles d’art et d’essai projettent des films dits d’auteur qu’Henri-Paul
Chevrier définit comme un cinéma qui « a plutôt tendance à explorer la complexité
des personnages et à interpréter la réalité, quitte à ce que ce soit au détriment du
spectacle »21. La difficulté pour ce cinéma, qu’Henri Duparc22 qualifie de « cinéma
de réflexion », d’être compris du grand public limite ainsi son espace de diffusion.
Aussi, l’un des espaces privilégiés où le réalisateur de « l’ancienne génération » va
rencontrer son public est le festival. C’est en cela que Baba Hama dit à propos du
18 . Henri Duparc, Op. Cit., p.12.
19 Anonyme, 1980, « Cinéma et domination étrangère en Afrique »,
Peuples Noirs Peuples Africains nº 13, p. 144.
20 Anonyme, Idem p, 144.
21 Henri-Paul Chevrier, Op. Cit., pp. 17-18.
22 . Henri Duparc, Op. Cit., p.2.

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Fespaco que « ce festival est l’une des rares occasions pour les cinéastes africains
de rencontrer leur public »23. Toutefois, diffuser des films dans les salles d’art et
d’essai et les festivals demande certaines exigences artistiques et esthétiques. Les
réalisateurs ivoiriens, pour avoir accès à ces lieux, sont dans l’obligation de cadrer
l’esthétique de leurs films aux canons esthétiques et artistiques de ces espaces de
diffusion. En cela, les réalisateurs ivoiriens de « l’ancienne génération » se retrouvent
avec des films où l’esthétique leur est plus ou moins dictée.
La caractéristique fondamentale du cinéma d’auteur, qui s’est développé avec
les réalisateurs de « l’ancienne génération », est une esthétique dictée, c’est-à-dire
dépendante des déterminants économiques du cinéma que sont la production, la
distribution et l’exploitation. Toutefois, l’émergence de nouveaux facteurs liés à la
production, la distribution et l’exploitation va progressivement modifier la donne
avec les réalisateurs de « la nouvelle génération ». Quelles sont donc les changements
observés chez les réalisateurs de « la nouvelle génération » ?
II- LA NOUVELLE GÉNÉRATION DANS LE CINÉMA IVOIRIEN

Avec les facilités qu’offre le numérique au cinéma, une nouvelle génération de


réalisateurs ivoiriens a émergé. La tendance semble évoluer ou, du moins, changer,
car, aujourd’hui, les budgets de production sont plus réduits, et la salle n’est plus le
seul lieu d’exposition et de valorisation des films. Avec le numérique, la réalisation
des films ivoiriens ne se fait plus avec les lourdes caméras et les pellicules trop
coûteuses ; ils ne sont plus finis sur les tables de montage. Maintenant, on a des
caméras légères avec des cartes mémoires ou des bandes magnétiques moins chères
pour filmer et enregistrer les images. Pour le montage et les travaux de finition, l’on
dispose de l’ordinateur et des logiciels informatiques. Par ailleurs, la consommation
des films ne se limitent plus seulement à la salle de cinéma. Aujourd’hui, le cinéma
se passe à la télévision. On retrouve les films sur les supports DVD, Blu-ray et
cartes mémoires  ; ils sont disponibles également en flux continu sur Internet.
Tout est devenu tellement facile et accessible à moindre coût que tout le monde
peut s’autoproclamer producteur et diffuseur d’images filmiques. En un mot, le
numérique a démocratisé le cinéma en termes de production, de diffusion et de
consommation, et par ailleurs impacté la forme générale des films. Il est question
dans la suite de l’analyse de montrer dans un premier temps, les particularités des
pratiques économiques de « la nouvelle génération », puis, dans un second temps,
de mettre en évidence les implications esthétiques de celles-ci sur les films.
1- Le poids significatif des financements privés dans le cinéma ivoirien

Le numérique va insuffler une nouvelle dynamique à la pratique cinématographique


en Côte d’Ivoire. Le cinéma qui était un domaine réservé seulement aux
professionnels ayant fait des écoles de cinéma devient accessible à tous. En effet,
la facile maléabilité des nouveaux outils cinématographiques nés du développement
de la technologie a démystifié la pratique cinématographique. Faire du cinéma à

23 Jean-Philippe Renouard, Op. Cit., p. 73.

Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 66


l’ère du numérique n’est plus un rêve quasiment impossible ou difficile à réaliser
comme avant les années 200024. En un mot, le numérique a démocratisé le cinéma.
Cette démocratisation de l’outil cinématographique va modifier, avec les réalisateurs
ivoiriens de « la nouvelle génération », les logiques économiques observées chez
les réalisateurs ivoiriens de « l’ancienne génération ». Fondamentalement, l’on va
observer une certaine structuration de la filière cinématographique ivoirienne selon
les principes de la séparation propre à l’industrie cinématographique c’est-à-dire
la production, la distribution et l’exploitation. Toutefois, le changement s’impose
avec pertinence au niveau du rapport réalisateur-producteur. L’on observe une
distanciation progressive entre les fonctions de réalisateur et de producteur qui sont
maintenant assumées par des personnes différentes.
L’amour en bonus (2013) est produit par Prisca Marcelleney et réalisé par
Jacques Tra Bi. Sans regrets (2015) est également produit par Prisca Marcelleney et
réalisé par Jacques Tra Bi. Et si Dieu n’existait pas 1? (2012) et Et si Dieu n’existait
pas 2 (2015) ? sont tous deux produits par Guy Kalou à travers Jardin d’Afrique
et réalisés par Alain Guikou. L’interprète (2016) est produit par Khady Touré et
réalisé par Olivier Koné. Ces énumérations soulignent déjà qu’ici, le producteur et le
réalisateur sont des personnes différentes. Dans ce contexte nouveau, les réalisateurs
n’ont plus à faire mains et pieds pour mobiliser les financements nécessaires à leurs
films, cette tâche est maintenant dévolue à une autre personne. Mais comment est-
on parvenu à cette réalité ?
2004 : Akissi Delta, actrice ivoirienne du grand et du petit écran, réalise une
série, Ma Famille, et le succès est au rendez-vous. Cette expérience réussie va créer
un « effet suiveur » de la part d’autres acteurs ivoiriens du grand et du petit écran.
En 2007, Léa Dubois, une autre actrice ivoirienne connue du petit écran et ayant
joué avec Akissi Delta dans une série produite par la RTI, Qui fait ça ? produit
Le prix de l’amour. La dynamique continue jusqu’aujourd’hui. En 2016, Khady
Touré, actrice dans Nafi, série produite par Eugénie Ouattara ayant aussi joué dans
Qui fait ça ?, produit L’interprète. Que ressort-il de ces différentes illustrations ?
Toutes les productions sont le fait d’acteurs ou d’actrices ayant un passif au
cinéma ou à la télévision. Ces expériences d’acteur au cinéma ou à la télévision
ont permis à ces personnes d’acquérir, aux yeux de rares financiers privés et
publics, une certaine crédibilité, une notoriété. Aussi, il s’est créé entre le public
ivoirien et eux, un certain lien affectif qui a créé chez ce public une envie de les
voir régulièrement à l’écran. Ces facteurs combinés à une réduction considérable
des budgets de production des films grâce au numérique créent un environnement
financier favorable pour ces acteurs. Ils sont conscients de leur valeur, auprès des
financiers et du public, dont ils profitent donc pour se lancer dans la production.

24 « Mais à l’époque, dans les années 1950, quand on rentrait en 6è


au collège, rêver d’être réalisateur, c’était comme si on rêvait d’être
toréador. Des fonctions pratiquement inaccessibles ». (H. Duparc, Op.
Cit., pp. 11).

Yahaglin David CAMARA : les constantes économico-esthétiques du cinéma... 67


Toutefois, même si ces acteurs évoluent pour plusieurs d’entre eux depuis
longtemps au cinéma, ils n’ont pas la ressource ni l’expertise nécessaire pour
passer à la réalisation. En effet, pour citer Henriette Duparc, il ne suffit pas d’être
simplement talentueux pour faire réalisateur de cinéma, il faut aussi maîtriser la
technique cinématographique ; et ces acteurs- producteurs ne maîtrisent pas cette
technique. Ils se retrouvent donc dans une situation où ils ont les fonds nécessaires
pour financer les films, mais pas les compétences pour pouvoir les réaliser. Dès lors,
un seul choix s’offre à eux : faire appel à un réalisateur ou du moins à quelqu’un
qui s’y connaît en réalisation pour matérialiser le film. C’est en cela que Prisca
Marcelleney fait appel à Jacques Tra Bi, et Guy Kalou à Alain Guikou, etc.
Une autre logique économique se dégage de la pratique de « la nouvelle
génération ». Sauf quelques exceptions25, le réalisateur n’a plus aujourd’hui à
assumer lui-même la distribution et voire l’exploitation de son film. Ainsi, le
réalisateur de « la nouvelle génération » se retrouve-t-il exempté d’une tâche
exécutée par celui de « l’ancienne génération ». Dès lors, cette séparation ou cette
parcellisation des tâches peut permettre de prétendre à l’émergence d’une industrie
du cinéma en Côte d’Ivoire. Et c’est cette idée d’un « cinéma ivoirien » que Guy
Kalou met en évidence à travers son concept « Babiwood ». À ce propos, dans
l’entretien accordé dans le cadre de cet article, il dit :
[…] quand j’ai lancé le concept Babiwood en 2013 pour ne pas dire fin 2012 ;
l’objectif pour nous était de faire en sorte qu’il existe un cadre philosophique
du cinéma ivoirien. Qu’on puisse nous reconnaître à travers un concept, et
ce concept est Babiwood. […] Babiwood se veut à la base être une industrie
que nous voulons mettre en place à partir d’ici un peu comme Nollywood.
Une industrie en fait qui fait du cinéma pour les Ivoiriens, consommé par les
Ivoiriens et fait par les Ivoiriens. Donc c’est un cinéma qui tient compte de
nos réalités culturelles, nos réalités financières, nos réalités géographiques et
originelles pour faire des films dans lesquels et à travers lequel les Ivoiriens
vont se reconnaître, donc qui va les emmener à repositionner le septième art
dans leur quotidien. (G. Kalou, Interviewé par nous-même [Y. D. Camara],
Abidjan, Mai 2017).
C’est en cela que « la nouvelle génération » va adapter aussi la distribution
aux réalités ivoiriennes. En l’absence d’un circuit de distribution de qualité,
les producteurs se chargent eux-mêmes de la diffusion de leurs films selon les
moyens dont ils disposent. Avec certains acteurs de « la nouvelle génération »,
la problématique des salles ne constitue pas un obstacle majeur à la diffusion des
films. Ce propos de Guy Kalou, producteur des films Et si Dieu n’existait pas 1 ?
et Et si Dieu n’existait pas 2 ?, donne une idée de quelques techniques utilisées
pour diffuser ses films :
25 Owell Brown est l’un des réalisateurs qui constituent dans une
mesure une exception dans la dynamique de « la nouvelle génération ».
Il mobilise lui-même les financements de ses films, les réalise et se
charge de leur distribution via sa société icoast spécialisée dans la
production et la distribution de ces films. Il en est de même aussi pour
Philippe Lacôte avec Wassakra production.

Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 68


Pendant longtemps, on est resté à se dire qu’il n’y a pas de salles donc
quand on fait les films, où va-t-on avec ? Mais je suis désolé ! Nous, nous
déplaçons dans les écoles, les églises, les foyers polyvalents et autres. On
dépose notre toile, on met notre vidéoprojecteur, une sono, on essaie de
créer plus ou moins les conditions optimales d’une projection, et les gens
viennent. (G. Kalou, Idem).
Ainsi, le cinéma ambulant devient-il une alternative de diffusion pour les
diffuseurs de « la nouvelle génération ». Le festival Ivoire Ciné Tour, initié par
Guy Kalou en décembre 2016 le démontre :
ICT en fait est une caravane de projection populaire, c’est donc un tour
de projection itinérant qui a pour objectif d’envoyer le cinéma vers les
populations qui ont perdu l’habitude de venir en salle. Mais il fallait créer
pour ce faire une salle mobile. C’est en cela que le chapiteau a été mis au
cœur de l’activité. À l’intérieur du chapiteau, vous avez un écran qu’on a
placé, vous avez des splits. Il fallait leur donner le minimum au niveau du
cadre cinématographique. (G. Kalou, Idem).
La salle considérée comme le lieu par excellence d’exposition des films est
remplacée par les pleins airs ou des salles de fêtes aménagées pour des projections.
Le cinéma devient alors un spectacle de rue, il renoue occasionnellement avec son
caractère forain qui a prévalu dès les premières heures de son avènement. Il faut
noter que le numérique est venu aussi avec son lot de moyens de diffusion, ce qui
permet à ces producteurs souvent distributeurs d’avoir une large palette de canaux
pour écouler leurs films. Cet extrait d’entretien mené avec Guy Kalou donne un
aperçu de la distribution via les canaux du numérique :
Il faut dire qu’aujourd’hui, nous avons la chance d’avoir des plates-formes
VOD qui permettent l’achat à la carte. Vous avez des entreprises comme
Orange qui ont créé leur plate-forme, vous avez aussi MTN. Vous avez même
des privés qui ont leur plate-forme. Je pense qu’on peut aisément faire un
long métrage et aller vers une plate-forme sérieuse pour qu’elle expose ton
film que les gens viendront voir. (G. Kalou, Ibidem).
Les nouveaux canaux de diffusion élaborés grâce au numérique permettent aux
productions filmiques ivoiriennes d’être de plus en plus mobiles, « et avec les sites
de diffusion en ligne, elles deviennent accessibles, partout, tout le temps et à tout
le monde simultanément »26.
Le numérique n’a pas seulement créé une nouvelle dynamique économique chez
les réalisateurs de « la nouvelle génération ». Il a révolutionné le cinéma en Côte
d’Ivoire tout entier. Toute la filière cinématographique ivoirienne s’en est trouvée
impactée d’un point de vue financier, technique et artistique. Dès lors, ces nouvelles
logiques de financement et de diffusion vont consacrer une nouvelle esthétique chez
les réalisateurs ivoiriens de « la nouvelle génération ». Quelle est la particularité de
26 Anonyme, Les nouvelles pratiques du cinéma en Afrique Sub-
saharienne, consulté sur https://sfsic2014.sciencesconf.
org/30642/document le 13 juillet 2019 à 01h 12.

Yahaglin David CAMARA : les constantes économico-esthétiques du cinéma... 69


cette esthétique ? Autrement dit, qu’est-ce qui caractérise esthétiquement les films
des réalisateurs de « la nouvelle génération » dans le cinéma ivoirien ?
2- Une rhétorique de la rentabilité dans le cinéma ivoirien

Dans une interview accordée sur son film Bal Poussière, Henri Duparc énonçait
des conditions que les acteurs de la filière cinématographique devraient observer
pour prétendre à la mise en place d’une industrie cinématographique en Côte
d’Ivoire. Ainsi, affirmait-il :
Si tous les cinéastes font des films en se disant que quand on met des millions
dans une production, il faut la rentabiliser, nous allons conquérir d’autres
marchés. Mais si par contre on fait des films financés par les gouvernements
sans souci de rentabilité, c’est dommage. En période de crise, il faut s’occuper
de rentabiliser ce qu’on fait. L’industrie du savon doit vendre du savon ;
celle du cinéma le film. Cela exige que l’on traite des sujets intéressants qui
permettent de s’imposer sur les autres écrans.27
Une analyse de la trajectoire économique des films de « la nouvelle génération »
permet de mettre en évidence une coïncidence de leur logique économique d’avec le
propos d’Henri Duparc qui est la nécessité de rentabilité. En effet, selon Guy Kalou,
cette génération a structuré les différents processus de la filière cinématographique
de sorte à pouvoir prétendre mettre en place une industrie ivoirienne du cinéma dans
le plein sens du terme, c’est-à-dire un cinéma qui peut s’autofinancer, se vendre
valablement avec les mécanismes de diffusion qu’exige un cinéma autonome et
être apprécié du public.
Dès lors, avec cette génération, les financements quittent le modèle de la
gratuité. La conception mercantiliste du cinéma devient une réalité. Les sommes
sont investies en vue d’une rentabilisation. Comme cela a été souligné plus haut,
l’on quitte un cinéma de subvention pour aboutir à un cinéma qui se veut de plus
en plus autonome financièrement. Toutefois, la volonté d’autonomie financière
influence aussi l’esthétique des films. D’un cinéma de dépendance économique qui
se caractérise formellement par une esthétique dictée par les bailleurs de fonds, l’on
bascule progressivement vers un cinéma commercial avec des films dont la forme
est soumise aux logiques de rentabilité financière. Cela dit, quel est l’impact des
logiques économiques développées par les acteurs de « la nouvelle génération » sur
leurs films ? Owell Brown répond à cette question dans l’entretien qu’il a accordé
pour cet article :
En observant le cinéma ivoirien, on se rend compte que 90% des productions
sont le fait, le fruit de privés, ce n’est pas l’argent du ministère ; ce sont des
initiatives privées de quinze à vingt millions. Il arrive que le ministère donne
souvent, mais c’est en fonction des personnes. (O. Brown, Interviewé par
nous-même [Y. D. Camara], Abidjan, Janvier 2017).

27 Henri Duparc, Op. Cit., p. 6.

Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 70


Ce propos d’Owell Brown lors de l’entretien qu’il a accordé dans le cadre
de cette étude montre d’emblée que « la nouvelle génération » s’inscrit dans une
dynamique d’un cinéma totalement indépendant économiquement. L’urgence pour
elle de développer un cinéma à vocation économique au lieu d’un cinéma d’art fait
par leurs aînés, les amène à se tourner vers le privé pour financer leurs films car ces
financements doivent être nécessairement rentabilisés. Le cinéma apparaît pour eux
comme un business. Dès lors, l’on peut affirmer que l’esthétique de leurs films est
déterminée par l’argent. Déjà, Henri Duparc, précurseur de cette logique dans le
contexte ivoirien, affirmait à propos de la nécessité ou l’exigence de rentabiliser les
films qui étaient majoritairement financés avec des fonds privés : « Pour avancer,
il faut se tourner vers le privé : lorsque vous savez que vous allez rembourser avec
des intérêts, vous êtes obligé de faire des films de qualité, rentables »28. S’inscrivant
dans la dynamique de vouloir faire des films rentables, les réalisateurs de « la
nouvelle génération » produisent des films populaires.
Il faut reconnaître aussi que le contexte ou l’environnement cinématographique
de leur époque porte aussi des charges qui ont favorisé l’émergence d’un cinéma
qu’ils voudraient rentable. Il a été souligné déjà que le numérique a démocratisé le
cinéma, ce qui sous-entend qu’en plus de la production, la diffusion elle aussi a été
démocratisée. Ici, les acteurs ne sont plus confrontés aux exigences et aux limites de
leurs aînés de « l’ancienne génération ». En effet, l’absence ou le manque de salles
ne constitue plus un handicap majeur à la diffusion et la consommation de leurs
films. Ils ont la possibilité d’amortir les frais engagés dans la production de leurs
films sans passer par la salle de cinéma. Ainsi, disposent-ils de la télévision qui est
aujourd’hui le canal le plus fiable pour écouler leurs films selon l’Acteur-producteur
Guy Kalou. Internet avec ses différents services dont la vidéo à la demande (VOD),
le streaming et les chaînes en lignes sont aussi utilisés. Enfin le DVD29 est souvent
utilisé pour la diffusion des films. La télévision est si décisive dans leur politique
de diffusion que « la nouvelle génération » a développé un cinéma de télévision.
Ce propos, de Guy Kalou, montre en quoi cela consiste :
Avec les chaînes télé, on est plus à l’aise de faire des séries télé parce que
les achats se font à l’épisode […] Donc c’est aussi un moyen de rentabiliser
et je pense que les jeunes producteurs doivent aussi se tourner vers ça.
[…] Quand nous faisons un long métrage, un produit cinématographique,
on le sort en version long métrage et en version série. Cette stratégie nous
donne deux niveaux de rentabilité et on arrive plus ou moins à amortir nos
charges, et à encourager ceux qui nous font confiance à continuer à nous
aider financièrement. (G. Kalou, Op. Cit.).
Leur logique économique les conduit donc à produire des téléfilms pour
conquérir le téléspectateur ivoirien. Bien avant eux, Henri Duparc avait saisi le
potentiel économique de la télévision dans la dynamique de rentabilisation d’un
28 Henri Duparc, Op. Cit., p. 8.
29 Owell Brown pour son film Le mec idéal avait utilisé la formule du
DVD pour sa diffusion. Toutefois, il dut abandonner cette idée à cause
du piratage du film que facilitait l’usage de ce support.

Yahaglin David CAMARA : les constantes économico-esthétiques du cinéma... 71


film. Ainsi, affirmait-il à propos de la diffusion de son film Une Couleur café :
« […] un long métrage comme Une Couleur Café pourrait être tourné directement
en vidéo, puisque les chaînes de télévisions sont nos premiers acheteurs »30. Ayant
constaté, dès le début des années 1980, que la télévision a constitué un espace de
repli du spectateur ivoirien de cinéma, « la nouvelle génération » est repartie donc
à la reconquête de ce public sans lui demander de revenir dans la salle de cinéma,
mais en apportant le film dans l’espace que ce public apprécie aujourd’hui et
auquel il s’est habitué au fil du temps. Dès lors, le cinéma, pour eux, doit aussi être
de fait à la télévision. Cette génération rompt avec la logique qui voudrait que le
cinéma se déroule aussi et forcément en salle, c’est-à-dire « c’est un film qui doit
normalement être projeté dans une salle et cela permet d’avoir une communion
entre les spectateurs » selon Henriette Duparc
Le marché le moins développé est celui de la vidéo, précisément le DVD.
Cette limite est liée à la piraterie massive que ce canal favorise. Mais « la nouvelle
génération » est consciente de la force financière de la vidéo qui s’impose aujourd’hui
selon David Bordwell31, comme une aubaine pour les petits distributeurs. Le marché
de la vidéo permet de rentabiliser les films qui génèrent peu de recettes en salle.
Les acteurs de « la nouvelle génération » réfléchissent sur un moyen pour pouvoir
tirer profit des avantages financiers qu’offre le marché de la vidéo tel que l’a fait
l’industrie cinématographique nigériane où Nollywood. Cet extrait d’entretien
réalisé avec Guy Kalou souligne l’importance que cette génération accorde au
marché de la vidéo :
Bien vrai qu’on n’ait pas encore réussi à mettre cela véritablement en place,
mais cela demeure un de nos projets réels, c’est qu’on veut faire comme
le Nigéria : arriver à faire nos ventes de films sur support DVD. […] Nous
voulons aussi arriver à vendre des DVD à 1000 francs ou 2000 francs tout au
plus, pour que les gens puissent nous aider un peu à lutter contre la piraterie.
(G. Kalou, Op. Cit.).
Tout en demeurant dans une logique de cinéma à « l’ivoirienne », la forme
générale des films répond à celle d’un cinéma industriel qu’Henri-Paul Chevrier
définit comme un cinéma qui « privilégie surtout l’action et l’efficacité du suspense,
quitte à caricaturer les personnages en bons et méchants  »32. Il est vrai que les
budgets de ces films sont très maigres pour prétendre à une véritable industrie
du cinéma, ils sont même très inférieurs aux budgets des films de « l’ancienne
génération », mais la philosophie mercantiliste qui les soutient impose de conférer
à la dynamique cinématographique de cette génération un caractère industriel. Cette
volonté d’une industrie de cinéma en Côte d’Ivoire est même exprimée dans le
concept « Babiwood » élaboré par Guy Kalou en 2012, qui vise fondamentalement
à créer un cadre philosophique du cinéma en Côte d’Ivoire tel que Nollywood (pour
le Nigéria), Bollywood (pour l’Inde) et Hollywood (pour les États-Unis).
30 Olivier Barlet, 1998, « Entretien avec Henri Duparc », Montréal, Afri-
cultures, Article nº 525.
31 David Bordwell et Kristin Thompson, Op. Cit., p. 80.
32 Henri-Paul Chevrier, Op. Cit., p. 17.

Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 72


Aussi, cette volonté d’industrialisation se perçoit dans la dynamique
d’internalisation de leurs productions filmiques. L’étroitesse du marché ivoirien
de cinéma limite une rentabilité optimum des investissements mobilisés pour
faire un film alors, il faut s’ouvrir au monde, conquérir des marchés étrangers. Et
la nouvelle génération est consciente que cela est possible que si seulement leurs
films sont élaborés économiquement et formellement selon les logiques du cinéma
commercial. Tout est donc pensé pour que le film fasse le maximum de recettes,
et la production massive de séries télévisées ces dernières années démontre cette
volonté de mettre en place une véritable économie ivoirienne de cinéma. Ainsi,
la pratique de « la nouvelle génération » obéit à une rhétorique financière qui se
décline dans toute la filière cinématographique ivoirienne et qui de ce fait influence
la forme finale des films.
Toutefois, le cinéma de fiction n’a pas été le seul à bénéficier des possibilités
offertes par le numérique. Le cinéma documentaire longtemps resté sous le diktat
des institutions nationales (RTI) et internationales (CFI, OIF, UE, CNC), s’est vu
affranchi de toutes ces contraintes institutionnelles. Désormais la petitesse des
budgets permet l’essor d’initiatives personnelles. Cela dit, qu’est-ce qui fait la
particularité du cinéma documentaire en Côte d’Ivoire ?
3- De l’essor d’un cinéma documentaire indépendant grâce au numérique

Dans tout ce bouillonnement, le cinéma documentaire s’est taillé une place


de choix. Porté par Idrissa Diabaté, le cinéma documentaire en Côte d’Ivoire est
fondamentalement indépendant33. Affranchi de la tutelle institutionnelle et étatique,
cette indépendance du cinéma documentaire a été possible grâce à la généralisation
du numérique dans la pratique cinématographique. Même si des films de commande
et institutionnels sont toujours réalisés, le volume des documentaires à initiative
personnelle de la part des documentaristes est important. Ces initiatives personnelles
sont possibles grâce à la petitesse des budgets de production. Désormais, avec
un budget34 d’environ un million de FCFA, la réalisation d’un documentaire de
qualité est possible. Ce nouveau contexte de production donne plus de liberté aux
réalisateurs dans le choix de leur sujet, et cela se constate avec les films d’Idrissa
Diabaté qui est le plus prolifique des documentaristes ivoiriens.
Aujourd’hui, plusieurs jeunes s’essaient aussi au cinéma documentaire. Issus des
rares écoles de formation cinématographique ou audiovisuelle, ils sont quelquefois
dans l’obligation de réaliser des films documentaires sur des sujets de leur choix pour
valider leur cursus de formation. Cela s’observe au niveau de l’Institut Supérieur
33 « Si j’ai de l’argent qu’on me donne un peu d’argent, mon travail se
fera de mieux en mieux. Si je n’ai pas d’argent et que le sujet me plaît
vraiment, alors j’utilise mon salaire pour faire le film vu que je trouve
le sujet passionnant. C’est ce que j’ai fait pour Ivoire clair. Je n’ai eu
aucun centime de personne pour faire ce film. » (I. Diabaté, Interviewé
par nous-même [Y. D. Camara], Abidjan, Mars 2019).
34 Idrissa Diabaté affirme avoir un budget moyen de production équiva-
lent à 1. 475. 000 FCFA depuis une dizaine d’années dans une com-
munication faite pendant les journées de l’ASCAD en novembre 2018.

Yahaglin David CAMARA : les constantes économico-esthétiques du cinéma... 73


des Télécommunications et de la Communication (ISTC)35, et du département des
Arts de l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan. Les étudiants en année
de Master de ces différentes institutions ayant choisi respectivement comme
spécialité Production audiovisuelle, et Cinéma et audiovisuel réalisent donc des
courts métrages documentaires de 13 minutes. Certaines réalisations ont eu de la
résonnance par leur qualité technique et surtout pour leur sélection à des festivals.
En 2019, Les enfants charognards de Mohamed Aly Diabaté issu de l’ISTC a été
retenu pour le Fespaco. Plus tôt en 2015, Le cacao au féminin de Mohamed Touré
de l’Université Félix Houphouët Boigny, avait été sélectionné pour le Marché
International du Cinéma et de la Télévision Africains (MICA) qui se tient pendant
le Fespaco. Ce film a même remporté le premier prix lors de la première édition du
festival Africa Web Festival tenu en décembre 2014. Marcelline Nimbo également
issue du département des Arts de l’Université Félix Houphouët Boigny à la faveur de
son documentaire Femmes de demain pour la validation de son cursus académique
a participé au Festival du cinéma de Louxor en Égypte en 2016. Tous ces différents
exemples montrent qu’à l’instar de la production des films de fiction, une nouvelle
génération de documentaristes émerge aussi en Côte d’Ivoire. La relève d’Idrissa
Diabaté semble déjà bien assurée.
CONCLUSION

En définitive, cette étude a montré que la pratique cinématographique en Côte


d’Ivoire comprend deux grandes périodes : « l’ancienne génération » et « la nouvelle
génération ». Elles se distinguent l’une de l’autre par les modalités de financement
et de diffusion, et la forme générale des films. En répondant à la question « En
quoi «la nouvelle génération» se distingue-t-elle de «l’ancienne génération»
économiquement et esthétiquement ? », l’analyse a démontré que les modalités de
financement et de diffusion ont influencé la forme générale des films diversement
chez les réalisateurs de « l’ancienne génération » et de « la nouvelle génération ».
Cinéma dépendant économiquement des financements généralement étrangers à
ses débuts, cet art s’autonomise progressivement après les années 2000, grâce au
numérique qui démocratise la pratique cinématographique. Cette démocratisation
a par ailleurs permis de passer d’une esthétique des films contrôlée ou dictée
caractérisée par des films d’auteur à une indépendance créative des réalisateurs
caractérisée par des films populaires. Dès lors, d’un cinéma de dépendance avec
« l’ancienne génération », l’on passe à un cinéma autonome avec « la nouvelle
génération » car les jeunes réalisateurs n’ont « plus besoin de financement extérieur
(et qui échappe donc au formatage par les attentes du Nord) »36.
35 « De son côté, l’Institut des sciences et techniques de la communica-
tion (ISTC), sous tutelle du ministère de la Communication, dispose
d’un studio-école censé former les techniciens de la télévision et de
la radiodiffusion. Mais ces techniciens se retrouvent aussi sur des
tournages et sont amenés à s’adapter. » Confère Assié Jean-Baptiste
Boni, 2018, « Cinéma et audiovisuel en Côte d’Ivoire (2002-2018). Une
aventure ambiguë », Afrique contemporaine nº 263-264, De Boeck Supé-
rieur, pp. 400.
36 Dénètem Touam Bona, Op. Cit.

Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 74


Cette rhétorique de la rentabilité dans laquelle s’inscrivent les réalisateurs de
« la nouvelle génération » produit de bons résultats économiques. Dans un article
de presse, Alice Gnanou37 écrit que L’interprète de Khady Touré serait le plus grand
succès du box-office ivoirien. Sylvain Agbré, directeur d’exploitation des cinémas
Majestic affirmait en novembre 2018 au cours des journées de l’ASCAD sur le
cinéma en Côte d’Ivoire que L’interprète avait enregistré plus de 100 000 entrées
dans les salles Majestic. Plusieurs autres films ont enregistré aussi des succès en
salle dont Le mec idéal (plus de 6 000 entrées seulement au Cinéma La fontaine
de Sococé) et Braquage à l’africaine (plus de 7 000 entrées au Majestic Ivoire et
au Majestic Sococé) d’Owell Brown. Alain Guikou, réalisateur du film Et si Dieu
n’existait pas ?, par ailleurs producteur et réalisateur de plusieurs séries télévisées
dont Brouteur.com, affirme faire des bénéfices de 60 millions lors d’un reportage38
réalisé par la Radiotélévision Ivoirienne. Au regard de ces quelques chiffres, la
rentabilité que visent les réalisateurs de « la nouvelle génération » est réelle. Par
ailleurs, la petitesse de leurs montants de financement facilite la rentabilisation des
films. Ces films d’un budget moyen de production de 20 millions sont rentabilisés en
restant seulement deux mois à l’affiche selon Dénètem Touam Bona. Pour exemple,
L’interprète de Khady Touré a coûté entre 15 et 20 millions de FCFA.
Cependant, malgré les succès de quelques réalisateurs, « l’ancienne génération »
et « la nouvelle génération » comprises, qui ont donné une visibilité au cinéma en
Côte d’Ivoire, le cinéma est jusqu’à ce jour demeuré dans un système informel.
Le caractère informel de cet art le fait fonctionner dans une logique différente des
filières cinématographiques formalisées telles les filières françaises ou américaines.
Il serait donc utopique de prétendre à un « cinéma ivoirien »39. Toutefois, Boni Assié40
souligne que cette effervescence économique qu’on observe avec les réalisateurs de
« la nouvelle génération » est de bon augure. Mais elle doit être encadrée à travers
une politique bien ficelée pour être pérenne afin d’avoir de bonnes répercussions
à long terme. La politique d’encadrement doit être déterminée et menée par l’État
ivoirien en parfaite symbiose avec les professionnels du cinéma en Côte d’Ivoire.
Dès lors, la participation de l’État au processus ne peut être facultative, car l’État
est le discriminant majeur dans la mise en place d’une industrie du cinéma formelle
et pérenne. Le propos d’Howard Becker souligne le caractère décisif qu’aurait une
participation de l’État ivoirien dans le processus :

37 Alice Gnanou, « L’interprète I et II », le chef d’œuvre de Khady Touré


s’invite au Burkina Faso, mis en ligne le 9 avril 2019, consulté sur
https://www.africatopsuccess.com/linterprete-i-et-ii-le-chef-doeuvre-
de-khady-toure-sinvite-au-burkina-faso/ le 2 octobre 2019.
38 RTI (Radiotélévision Ivoirienne), Les coulisses des séries télé ivoi-
riennes, consulté sur https://www.youtube.com/watch?v=jqoFtlSUln4
le 2 octobre 2019.
39 Pour que l’on puisse parler de cinéma ivoirien, il faut que la produc-
tion nationale soit suffisante et constante pour approvisionner les
salles selon François Kodjo, 1977, « Les cinéastes africains face à l’ave-
nir du cinéma en Afrique », Tiers-Monde, Tome 20, nº 79, Audiovisuel
et développement, pp. 610.
40 Assié Jean-Baptiste Boni, Op. Cit., pp. 400.

Yahaglin David CAMARA : les constantes économico-esthétiques du cinéma... 75


Les États et leurs appareils administratifs participent à la production et
à la distribution de l’art à l’intérieur de leur territoire. Les assemblées
et les gouvernements édictent les lois, les tribunaux les interprètent, et
des fonctionnaires veillent à leur exécution. Les artistes, les publics, les
distributeurs, tous ceux qui coopèrent d’une manière ou d’une autre à la
production et à la consommation des œuvres d’art agissent dans le cadre
de ces lois.41
Cela dit, une industrie du cinéma formelle et de qualité en Côte d’Ivoire ne
pourrait être mise en place sans une véritable participation de L’État, et l’exemple
français le démontre bien. Toutefois, la mise en place d’une industrie de cinéma
ivoirien relève-t-elle seulement de la responsabilité de l’État ivoirien ? Sinon quels
autres acteurs majeurs devraient participer au processus ?
BIBLIOGRAPHIE
ANONYME, 1980, « Cinéma et domination étrangère en Afrique », Peuples Noirs
Peuples Africains, nº 13, pp. 141-144.
BARLET Olivier, 1998, « Entretien avec Henri Duparc », Montréal, Africultures,
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BECKER Howard, 2010, Les Mondes de l’art, Traduction de BOURNIORT Jeanne,
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BONA Dénètem Touam, 2005, « Les nouveaux paradoxes des cinémas d’Afrique
noire », Africultures, Article nº 4120.
BONI Assié Jean-Baptiste, 2018, « Cinéma et audiovisuel en Côte d’Ivoire (2002-
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ENTRETIENS INÉDITS
BROWN Owell, Réalisateur, Abidjan, Mercredi 18 janvier 2017.
DIABATÉ Idrissa, Réalisateur, Abidjan, Dimanche 10 mars 2019.
DUPARC Henriette, Veuve du réalisateur Henri Duparc, Abidjan, Mercredi 17
mai 2017.
KALOU Guy Émile, Réalisateur, Abidjan, Mardi 9 mai 2017.
KRAMO Fadika Lanciné, Réalisateur et DG de Palmarès Production, Abidjan, Jeudi
3 août 2017.

Yahaglin David CAMARA : les constantes économico-esthétiques du cinéma... 77

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