Traduction Négative Et Traduction Littérale: Les Traducteurs de Poe en 1857
Traduction Négative Et Traduction Littérale: Les Traducteurs de Poe en 1857
Traduction Négative Et Traduction Littérale: Les Traducteurs de Poe en 1857
2022 16:37
Études françaises
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0014-2085 (imprimé)
1492-1405 (numérique)
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benoit léger
Introduction
Trois catégories de textes traduits cohabitent en France en 1857 : les
retraductions, les rééditions de traductions antérieures et les premières
traductions. Cette situation n’a évidemment rien d’exceptionnel, mais
la confrontation de ces trois types de textes permet de comprendre
comment différentes conceptions du rôle de la traduction et de la
tâche du traducteur se mettent en place et en quoi une vision nouvelle
se développe dans une culture jusque-là obsédée par le goût classique.
1857 ne constitue pas une année charnière en matière de traduction : on
continue de traduire de manière souvent anonyme et de retraduire
impunément, sans justifier ce genre d’entreprise pourtant profondé-
ment critique. Idem auprès de la critique qui analyse et commente le
texte souvent sans se pencher sur la nature de traduction de ce même
texte. Si 1857 n’est donc pas une année de bouleversements en matière
de poétique et de pratique traductionnelle, certains éléments (dont les
traductions de Poe par Baudelaire, en 1856-1857) annoncent une révo-
lution en matière de traduction en France.
Littré peut ainsi écrire dans le Journal des débats du 11 janvier 1857 :
Tant qu’on a cru qu’il n’y avait qu’une bonne manière, qui pour nous était
celle du dix-septième siècle, il n’y a eu qu’un mode de traduction ; rendre
les auteurs anciens non tels qu’ils étaient, mais tels qu’ils auraient dû être,
c’est-à-dire les conformer à ce type unique de correction et d’élégance ;
aujourd’hui l’histoire, en faisant comprendre le rapport nécéssaire [sic]
entre les temps et les formes, a changé le goût et montré la tradition des
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types de beauté. Aussi les traductions qui plaisaient à nos aïeux nous
déplaisent, et l’on tente des voies diverses pour satisfaire davantage à ce
qu’exige le sentiment de ces vieilles compositions1.
Comme dans beaucoup de critiques et d’essais sur la traduction, les
vœux exprimés ici correspondent plutôt à un souhait qu’à une descrip-
tion réelle de la pratique. L’affirmation de Littré comporte cependant
deux éléments en rapport avec mon propos : c’est, d’abord, la traduc-
tion des auteurs de l’Antiquité qui est critiquée et, ensuite, ce sera dans
leur retraduction que l’on tentera « des voies diverses ». Rappelons que
Littré lui-même a choisi la voie de la traduction archaïsante d’un chant
de l’Iliade en français du xiiie siècle, en 1847, puis de l’Enfer de Dante en
français du xive. Le médium privilégié des nouvelles formes de traduc-
tion semble être la retraduction, mais il importe de bien comprendre
d’abord ce qui distingue les trois types de textes traduits qui m’intéres-
sent ici. La retraduction, selon la définition qu’en donne Gambier, est
une « nouvelle traduction, dans une même langue, d’un texte déjà tra-
duit, en entier ou en partie2 ». On retraduit ainsi continuellement la
Divine Comédie au cours du xixe siècle, et la comparaison de ces diverses
versions permet d’analyser l’évolution de la pensée sur la traduction en
France, malgré les clichés récurrents dans les préfaces et les comptes
rendus. L’analyse synchronique de retraductions permet quant à elle
de mettre en parallèle des conceptions divergentes.
La retraduction n’est cependant qu’un cas de figure, que l’on peut
situer, encore une fois selon l’analogie de Gambier, sur un axe entre la
simple révision et l’adaptation. La réédition d’une traduction est un
phénomène beaucoup moins étudié que la retraduction : il peut s’agir
de la simple reproduction d’un texte traduit plus ou moins récemment,
ou d’une nouvelle version. On trouve ainsi des modifications allant de
la modernisation de l’orthographe à une importante révision du texte,
laquelle peut comporter la traduction de passages omis précédemment,
la correction de ce qui est perçu comme des fautes ou des archaïsmes,
ou même l’élimination de zones problématiques. Même si certains des
passages sont traduits pour la première fois, la réédition se distingue de
la retraduction par le processus : il ne s’agit pas de reprendre le texte
de départ avec un autre « projet de traduction3 », mais simplement de
une “manière de traduire” » (Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne,
Paris, Gallimard, 1995, p. 76).
4. Henri Meschonnic, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1970, p. 321.
5. Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, coll.
« L’ordre philosophique », 1999 [1985], p. 49-68.
6. Johann Wolfgang von Goethe, Werther (trad. Pierre Leroux), Paris, Charpentier,
1857.
7. Chanoine Schmid, La corbeille de fleurs (trad. abbé Laurent), Paris, M. Ardant frères,
1857 ; Chanoine Schmid, Contes de Schmid (trad. abbé Macker), Paris, Garnier frères, 1857-
1868.
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8. John Charles Ryle, Christ et les deux brigands (trad. d’Espine), Toulouse, Société des
livres religieux, 1857.
9. Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires (trad. Charles Baudelaire, 3e éd.), Paris,
M. Lévy, 1857 [1856] ; Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires (trad. Charles
Baudelaire), Paris, M. Lévy frères, 1857.
10. Thomas Mayne-Reid, Le buffalo blanc (trad. Allyre Bureau), Paris, Bureaux du
Siècle, 1857 ; Thomas Mayne-Reid, Le désert (trad. Raoul Bourdier), Paris, Lacour, 1857.
11. Jonathan Swift, Voyages de Gulliver (trad. Desfontaines), Paris, R. Renault, 1857 ;
Jonathan Swift, Voyages de Gulliver (trad. Desfontaines revue par Rémond), Paris, Delarue,
1857.
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Poe en France
ces textes les autres contes dont une traduction paraît avant celle de
Baudelaire, on constate qu’il existe au moins dix-sept traductions de
contes avant la parution des Histoires extraordinaires.
En 1857, la prose de Poe est donc relativement connue du public
français par quelques versions françaises, de même que grâce à un
certain nombre de préfaces et d’articles critiques qui ont contribué à
mettre en place le mythe français de Poe comme poète maudit, illu-
miné, drogué et alcoolique.
Baudelaire avait déjà développé sa pensée en 1848, pour accorder la
priorité à une traduction plus littérale qui, plutôt que de trancher,
maintient l’ambiguïté du texte de départ :
Le morceau d’Edgar Poe qu’on va lire est d’un raisonnement excessive-
ment ténu parfois, d’autres fois obscur et de temps en temps singulière-
ment audacieux. Il faut en prendre son parti, et digérer la chose telle
qu’elle est. Il faut surtout bien s’attacher à suivre le texte littéral. Certaines
choses seraient devenues bien autrement obscures, si j’avais voulu para-
phraser mon auteur, au lieu de me tenir servilement attaché à la lettre. J’ai
préféré faire du français pénible et parfois baroque, et donner dans toute sa
vérité la technie philosophique d’Edgar Poe18.
Les arguments contre la paraphrase et l’excès d’interprétation sont
ceux de Chateaubriand dans sa traduction de Paradise Lost dix ans plus
tôt : d’abord, les idées de l’auteur ne sont pas toujours claires. Plutôt que
de trancher en faveur d’une interprétation, mieux vaut donc coller au
texte et respecter son ambiguïté ou sa polysémie19. Le résultat logique
est, dans le cas de Chateaubriand et de Baudelaire, une langue d’arrivée
qui, contrairement aux usages, surprendra les lecteurs par des tour-
nures ou des images inhabituelles20.
21. On ignore presque tout du personnage en dehors de son œuvre. Selon le catalogue
de la Bibliothèque nationale de France il aurait été de nationalité française.
22. Antoine Berman, Pour une critique des traductions, op. cit., p. 85-94.
23. Judith Lavoie, Mark Twain et la parole noire, Montréal, Presses de l’Université de
Montréal, 2002, p. 61.
24. Edgar Allan Poe, « The Purloined Letter », dans Tales and Scketches (éd. Thomas
Ollive Mabbott), University of Illinois Press, Chicago, 2000, p. 974.
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25. Edgar Allan Poe, « La lettre dérobée » (trad. William L. Hughes), dans Thomas
Mayne-Reid, op. cit., p. 58.
26. Edgar Allan Poe, « La lettre volée » (trad. Charles Baudelaire), dans Charles Baudelaire,
Œuvres complètes. Traductions. Nouvelles histoires extraordinaires par Edgar Poe, op. cit., p. 51.
27. Henri de Guénégaud (1609-1676) fut ministre et secrétaire d’État ; Hughes ne sem-
ble donc pas avoir choisi ce nom pour des raisons précises.
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28. Edgar Allan Poe, « The Man of the Crowd », Poetry, Tales, and Selected Essays (éd.
Patrick F. Quinn et G. R. Thompson), The Library of Americas, New York, 1996, p. 388.
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d’un consolateur inutile. Ils expirent le désespoir dans l’âme et avec des
convulsions dans la gorge, à cause de l’horreur des mystères qu’ils n’osent
révéler ; car, hélas ! la conscience humaine se charge parfois d’un fardeau si
lourd qu’elle ne peut le déposer que dans la tombe. Et c’est ainsi que des
crimes auprès desquels les assassinats ordinaires ne sont que des actions
blâmables, restent à jamais ignorés des hommes29.
Baudelaire : On a dit judicieusement d’un certain livre allemand : Es lässt sich
nicht lesen, — il ne se laisse pas lire. Il y a des secrets qui ne veulent pas être
dits. Des hommes meurent la nuit dans leurs lits [sic], tordant les mains des
spectres qui les confessent, et les regardant pitoyablement dans les yeux ;
— des hommes meurent avec le désespoir dans le cœur et des convulsions
dans le gosier à cause de l’horreur des mystères qui ne veulent pas être révé-
lés. Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte un fardeau d’une
si lourde horreur qu’elle ne peut s’en décharger que dans le tombeau. Ainsi
l’essence du crime reste inexpliquée30.
Baudelaire, plus cohérent, maintient la personnification des mystères
qui « ne veulent pas être révélés » et en conserve même les italiques,
alors que Hughes les renvoie à leurs détenteurs.
Hughes clarifie le passage et atténue les images les plus noires : ce
ne sont plus des hommes en général qui meurent, mais de simples
malades qui expirent (le verbe, plus abstrait que « mourir », revient
deux fois) ; les confesseurs, semblables à des spectres, deviennent des
« consolateur[s] inutile[s] » au « calme visage » : ce sont plutôt les confes-
seurs qui tiennent la main des mourants31. C’est dans l’âme qu’est leur
désespoir, selon Hughes, alors que Poe le situait dans leur cœur ; et
c’est dans la gorge qu’ils souffrent de convulsions. Baudelaire choisit
plutôt le cœur et le gosier. Le choix de ce dernier terme n’est pas inno-
cent : « gorge » est un terme général qui renvoie à la partie antérieure
du cou ou à la région située au fond de la bouche, et, par un euphé-
misme classique, à la poitrine en général ; le gosier, essentiellement
physiologique, se limite à la partie intérieure de la gorge et à une
dimension animale généralement absente de la « gorge ». Le crime en
29. Edgar Allan Poe, « L’homme dans la foule », (trad. William L. Hughes), dans
Thomas Mayne-Reid, op. cit., p. 61.
30. Edgar Allan Poe, « L’homme des foules » (trad. Charles Baudelaire), dans Charles
Baudelaire, op. cit., p. 55.
31. Le sens à donner à « ghostly confessors » dans le texte de Poe n’est d’ailleurs pas clair :
le terme signifie à la fois « fantomatique » et lié à l’Esprit saint (je remercie Mary Esteve
du Département d’anglais de l’Université Concordia pour cette précision). Certains
croient même qu’il s’agit d’une coquille et que le terme devrait être « ghastly » (livide,
affreux).
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32. Edgar Allan Poe, « The Tell-Tale Heart », dans Tales and Scketches, op. cit., p. 792.
33. Edgar Allan Poe, « Le cœur mort qui bat », (trad. William L. Hughes), dans
Thomas Mayne-Reid, op. cit., p. 63.
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34. Edgar Allan Poe, « Le cœur révélateur » (trad. Charles Baudelaire), dans Charles
Baudelaire, op. cit., p.69.
35. Voir Judith Lavoie, op. cit.
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36. Si la traduction d’un texte fonctionne comme un véritable texte, « elle est l’écriture
d’une lecture-écriture, aventure historique d’un sujet. Elle n’est pas transparence par
rapport à l’original » (Henri Meschonnic, op. cit., p. 307).
37. Charles Asselineau, Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre, suivi de Baudelairiana,
préface de Georges Haldas, Cognac, Le temps qu’il fait, 1990 [1869].
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38. « Une page inconnue de Baudelaire », dans Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extra-
ordinaires (trad. Charles Baudelaire et éd. Léon Lemonnier), Paris, Garnier Frères, 1961,
p. 286.
39. Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Gallimard/Hachette, 1958,
« positif ».