Traduction Négative Et Traduction Littérale: Les Traducteurs de Poe en 1857

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Études françaises

Traduction négative et traduction littérale : les traducteurs de


Poe en 1857
Benoit Léger

1857. Un état de l’imaginaire littéraire Résumé de l'article


Volume 43, numéro 2, 2007 Le vaste corpus des traductions publiées en 1857 comprend des versions
distinctes des mêmes contes d’Edgar Allan Poe, traduits par William Hughes et
URI : https://id.erudit.org/iderudit/016475ar par Baudelaire. Ces versions s’opposent, le poète des Fleurs du mal choisissant
DOI : https://doi.org/10.7202/016475ar une combinaison de littéralisme et d’accentuation du caractère morbide de
l’oeuvre de son confrère américain, tandis que Hughes, pétri de culture
française et spécialiste de la littérature pour la jeunesse, choisit la
Aller au sommaire du numéro
rationalisation du texte, l’étoffement et la paraphrase, pour transformer les
Tales en lieux communs du conte. Baudelaire, en étroite communion avec
l’oeuvre de Poe, procède, quant à lui, par identité d’esprit et cherche à produire
Éditeur(s) une traduction-texte. À la traduction « positive » de Hughes, s’oppose ainsi chez
le poète français une pratique de la « traduction négative » (entendue au sens
Les Presses de l'Université de Montréal
photographique du terme) qui cherche à révéler la nature profonde du texte.

ISSN
0014-2085 (imprimé)
1492-1405 (numérique)

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Citer cet article


Léger, B. (2007). Traduction négative et traduction littérale : les traducteurs de
Poe en 1857. Études françaises, 43(2), 85–98. https://doi.org/10.7202/016475ar

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Traduction négative
et traduction littérale :
les traducteurs de Poe
en 1857

benoit léger

Introduction
Trois catégories de textes traduits cohabitent en France en 1857 : les
retraductions, les rééditions de traductions antérieures et les premières
traductions. Cette situation n’a évidemment rien d’exceptionnel, mais
la confrontation de ces trois types de textes permet de comprendre
comment différentes conceptions du rôle de la traduction et de la
tâche du traducteur se mettent en place et en quoi une vision nouvelle
se développe dans une culture jusque-là obsédée par le goût classique.
1857 ne constitue pas une année charnière en matière de traduction : on
continue de traduire de manière souvent anonyme et de retraduire
impunément, sans justifier ce genre d’entreprise pourtant profondé-
ment critique. Idem auprès de la critique qui analyse et commente le
texte souvent sans se pencher sur la nature de traduction de ce même
texte. Si 1857 n’est donc pas une année de bouleversements en matière
de poétique et de pratique traductionnelle, certains éléments (dont les
traductions de Poe par Baudelaire, en 1856-1857) annoncent une révo-
lution en matière de traduction en France.
Littré peut ainsi écrire dans le Journal des débats du 11 janvier 1857 :
Tant qu’on a cru qu’il n’y avait qu’une bonne manière, qui pour nous était
celle du dix-septième siècle, il n’y a eu qu’un mode de traduction ; rendre
les auteurs anciens non tels qu’ils étaient, mais tels qu’ils auraient dû être,
c’est-à-dire les conformer à ce type unique de correction et d’élégance ;
aujourd’hui l’histoire, en faisant comprendre le rapport nécéssaire [sic]
entre les temps et les formes, a changé le goût et montré la tradition des
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types de beauté. Aussi les traductions qui plaisaient à nos aïeux nous
déplaisent, et l’on tente des voies diverses pour satisfaire davantage à ce
qu’exige le sentiment de ces vieilles compositions1.
Comme dans beaucoup de critiques et d’essais sur la traduction, les
vœux exprimés ici correspondent plutôt à un souhait qu’à une descrip-
tion réelle de la pratique. L’affirmation de Littré comporte cependant
deux éléments en rapport avec mon propos : c’est, d’abord, la traduc-
tion des auteurs de l’Antiquité qui est critiquée et, ensuite, ce sera dans
leur retraduction que l’on tentera « des voies diverses ». Rappelons que
Littré lui-même a choisi la voie de la traduction archaïsante d’un chant
de l’Iliade en français du xiiie siècle, en 1847, puis de l’Enfer de Dante en
français du xive. Le médium privilégié des nouvelles formes de traduc-
tion semble être la retraduction, mais il importe de bien comprendre
d’abord ce qui distingue les trois types de textes traduits qui m’intéres-
sent ici. La retraduction, selon la définition qu’en donne Gambier, est
une « nouvelle traduction, dans une même langue, d’un texte déjà tra-
duit, en entier ou en partie2 ». On retraduit ainsi continuellement la
Divine Comédie au cours du xixe siècle, et la comparaison de ces diverses
versions permet d’analyser l’évolution de la pensée sur la traduction en
France, malgré les clichés récurrents dans les préfaces et les comptes
rendus. L’analyse synchronique de retraductions permet quant à elle
de mettre en parallèle des conceptions divergentes.
La retraduction n’est cependant qu’un cas de figure, que l’on peut
situer, encore une fois selon l’analogie de Gambier, sur un axe entre la
simple révision et l’adaptation. La réédition d’une traduction est un
phénomène beaucoup moins étudié que la retraduction : il peut s’agir
de la simple reproduction d’un texte traduit plus ou moins récemment,
ou d’une nouvelle version. On trouve ainsi des modifications allant de
la modernisation de l’orthographe à une importante révision du texte,
laquelle peut comporter la traduction de passages omis précédemment,
la correction de ce qui est perçu comme des fautes ou des archaïsmes,
ou même l’élimination de zones problématiques. Même si certains des
passages sont traduits pour la première fois, la réédition se distingue de
la retraduction par le processus : il ne s’agit pas de reprendre le texte
de départ avec un autre « projet de traduction3 », mais simplement de

1. Émile Littré, « Variétés », Journal des débats, 11 janvier 1857, s. p.


2. Yves Gambier, « La retraduction, retour et détour », Meta, vol. 3, no 39, 1994, p. 413.
3. « Le projet définit la manière dont, d’une part, le traducteur va accomplir la transla-
tion littéraire, d’autre part, assumer la traduction même, choisir un “mode” de traduction,
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réviser le texte d’arrivée existant afin de l’adapter aux exigences du


polysystème d’arrivée, et ce même si les réviseurs retournent ponc-
tuellement au texte de départ.
L’étude des premières traductions, ou « traduction-introduction4 »,
peut sembler la plus attrayante : l’analyse comparée du texte de départ
et de sa traduction permet alors de mettre au jour les modifications
apportées par le traducteur et de tenter de les expliquer, par exemple
selon le modèle des tendances déformantes définies par Berman5.
L’étude des premières traductions permet aussi d’effectuer une coupe
en synchronie pour définir, par exemple, les champs d’intérêt d’une
culture à un moment donné ; on verra ainsi que l’année 1857 en France
est marquée par l’arrivée de quelques grands auteurs anglo-saxons et
plus particulièrement américains qui font l’objet de traductions abon-
damment commentées par les critiques.

Le corpus des traductions en 1857


En étudiant le corpus des traductions de 1857, toutes catégories confon-
dues, je me suis d’abord demandé ce qui était traduit pour la première
fois. Le catalogue de la Bibliothèque nationale de France (BnF) offre des
résultats qui semblent être représentatifs du marché de la traduction à
l’époque, mais qui ne sauraient être exhaustifs. Les traductions sont en
effet notoirement mal recensées, tandis que l’absence des mentions
« traduit », « traduction », « première traduction » ou « traduit pour la
première fois » en page de titre peut fausser le classement.
En excluant les entrées multiples et les ouvrages qui sont manifes-
tement des pseudotraductions, on arrive à un total d’environ 175 tra-
ductions recensées par le catalogue de la BnF pour l’année 1857. Dans
le cas des langues modernes, l’anglais domine de loin avec environ
70 traductions. On compte bien sûr quelques traductions de l’alle-
mand, surtout d’œuvres de Goethe6 ou de Schmid7, de même que des

une “manière de traduire” » (Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne,
Paris, Gallimard, 1995, p. 76).
4. Henri Meschonnic, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1970, p. 321.
5. Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, coll.
« L’ordre philosophique », 1999 [1985], p. 49-68.
6. Johann Wolfgang von Goethe, Werther (trad. Pierre Leroux), Paris, Charpentier,
1857.
7. Chanoine Schmid, La corbeille de fleurs (trad. abbé Laurent), Paris, M. Ardant frères,
1857 ; Chanoine Schmid, Contes de Schmid (trad. abbé Macker), Paris, Garnier frères, 1857-
1868.
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retraductions de la Divine comédie. Près du tiers de ces traductions sont


des traductions de textes de fiction anglais contemporains. Pour les
autres, il s’agit souvent de textes de morale ou de théologie : la Société
des livres religieux de Toulouse publie ainsi pour l’année 1857 six pla-
quettes du révérend John Charles Ryle, toutes « traduit[es] librement
de l’anglais », selon les pages de titre. Ces textes semblent tous avoir été
traduits par un certain père d’Espine qui publie, par exemple, un texte
intitulé « Christ et les deux brigands », sous-titré « Pensées sur Luc,
XXIII »8. On peut cependant se demander si les nombreuses traduc-
tions d’essais moraux correspondent à un réel engouement de la part
du lectorat français de 1857 pour la morale protestante ou si ces édi-
tions font partie de collections destinées à remplir les étagères des
écoles et des institutions religieuses.
La majorité des traductions de l’anglais publiées en 1857 ont pour
point commun l’ambiguïté du lectorat visé : bien sûr, les ouvrages de
morale susmentionnés semblent s’adresser à la fois aux deux sexes, de
même que parfois simultanément aux adultes et aux adolescents. Par
contre, l’attrait d’un ouvrage intitulé La vie dans le mariage, ses devoirs,
ses épreuves et ses joies (par William Bell Mackenzie) semble bien faible
lorsqu’on le compare à celui des œuvres de fiction anglo-américaines
publiées à la même époque.
L’année 1857 voit ainsi paraître trois éditions de nouvelles de Poe9,
deux traductions d’un certain capitaine Thomas Mayne-Reid10, deux
éditions complètes des œuvres de Walter Scott, dans la traduction de
Defauconprêt et dans une nouvelle par Louis Barré, et enfin, deux
rééditions différentes de la traduction de Desfontaines de Gulliver11. La
quasi-simultanéité des deux traductions de nouvelles de Poe nous
empêchant de considérer la traduction de Baudelaire comme une
retraduction stricto sensu, nous considérerons plutôt ces deux cas
comme des exemples de traductions-introductions.

8. John Charles Ryle, Christ et les deux brigands (trad. d’Espine), Toulouse, Société des
livres religieux, 1857.
9. Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires (trad. Charles Baudelaire, 3e éd.), Paris,
M. Lévy, 1857 [1856] ; Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires (trad. Charles
Baudelaire), Paris, M. Lévy frères, 1857.
10. Thomas Mayne-Reid, Le buffalo blanc (trad. Allyre Bureau), Paris, Bureaux du
Siècle, 1857 ; Thomas Mayne-Reid, Le désert (trad. Raoul Bourdier), Paris, Lacour, 1857.
11. Jonathan Swift, Voyages de Gulliver (trad. Desfontaines), Paris, R. Renault, 1857 ;
Jonathan Swift, Voyages de Gulliver (trad. Desfontaines revue par Rémond), Paris, Delarue,
1857.
traduction négative et traduction littérale 89

Poe en France

On oublie souvent que Baudelaire n’est ni le seul ni le premier traduc-


teur de Poe. Il commence en 1848 à publier des traductions des contes
dans diverses revues ; les Histoires extraordinaires, publiées d’abord en
1856, sont rééditées en 1857 chez Lévy, qui publie la même année la
première édition des Nouvelles histoires extraordinaires12. La même
année paraît, chez Lacour, un grand in-octavo destiné à la jeunesse qui
raconte les aventures du capitaine Reid dans le « grand désert » améri-
cain. On trouve à la suite quatre nouvelles de Poe traduites par William
Little Hughes : « The Premature Burial », « The Purloined Letter »,
« The Man of the Crowd », et enfin « The Tell-Tale Heart »13.
Le cas de ces quatre contes montre que Baudelaire n’est pas le seul
agent de diffusion de l’œuvre de Poe en France. « The Premature
Burial » ne sera pas traduit par Baudelaire, mais paraît dans la version
de Hughes en 1857 ; « The Purloined Letter » paraît d’abord dans deux
traductions anonymes en 1845 et 1847, puis est traduit par Baudelaire en
185514, ce qui n’empêche pas la traduction de Hughes d’être éditée en
1857. Le conte « The Man of the Crowd » est traduit une première fois
par Hughes en 1854 dans le Mousquetaire, puis par Baudelaire, qui publie
sa version en 185515. « The Tell-Tale Heart », enfin, paraît d’abord dans la
traduction de Baudelaire en 1852, puis en 185416, avec un sous-titre, sup-
primé par la suite : « Plaidoyer d’un fou ». Un certain Paul Roger publie
pourtant sa propre version à la même époque17, et Hughes la sienne,
toujours à la suite des aventures du « Capitaine Reid ». Si l’on ajoute à

12. Jacques Crépet, « Travaux sur Poe. Tableau chronologique de publication du


vivant du traducteur », dans Charles Baudelaire, Œuvres complètes. Traductions. Histoires
extraordinaires par Edgar Poe (éd. Jacques Crépet), Paris, Louis Conard, 1932, p. 387-390.
Signalons l’édition de Claude Richard des contes de Poe (Contes, essais, poèmes, traductions
de Baudelaire et de Mallarmé, complétées de nouvelles traductions de Jean-Marie Maguin
et de Claude Richard [éd. Claude Richard], Paris, Laffont, 1989) ainsi que l’étude de
Lemonnier sur la réception de Poe en France (Léon Lemonnier, Edgar Poe et la critique
française de 1845 à 1875, Paris, Presses universitaires de France, 1928).
13. Edgar Allan Poe, « Enterré vif », « La lettre dérobée », « L’homme dans la foule »,
« Le cœur mort qui bat » (trad. William L. Hughes), Thomas Mayne-Reid, Le buffalo (trad.
Allyre Bureau), Paris, Bureaux du Siècle, 1857, p. 55-64. Ces quatre traductions avaient déjà
paru entre 1854 et 1855 dans Le mousquetaire, publié par Alexandre Dumas.
14. Jacques Crépet, « Éclaircissements et variantes », dans Charles Baudelaire, op. cit.,
p. 430.
15. Ibid., p. 363.
16. Ibid., p. 372.
17. Edgar Allan Poe, « Le cœur accusateur » (trad. Paul Roger), Chronique de France,
30 avril 1854.
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ces textes les autres contes dont une traduction paraît avant celle de
Baudelaire, on constate qu’il existe au moins dix-sept traductions de
contes avant la parution des Histoires extraordinaires.
En 1857, la prose de Poe est donc relativement connue du public
français par quelques versions françaises, de même que grâce à un
certain nombre de préfaces et d’articles critiques qui ont contribué à
mettre en place le mythe français de Poe comme poète maudit, illu-
miné, drogué et alcoolique.
Baudelaire avait déjà développé sa pensée en 1848, pour accorder la
priorité à une traduction plus littérale qui, plutôt que de trancher,
maintient l’ambiguïté du texte de départ :
Le morceau d’Edgar Poe qu’on va lire est d’un raisonnement excessive-
ment ténu parfois, d’autres fois obscur et de temps en temps singulière-
ment audacieux. Il faut en prendre son parti, et digérer la chose telle
qu’elle est. Il faut surtout bien s’attacher à suivre le texte littéral. Certaines
choses seraient devenues bien autrement obscures, si j’avais voulu para-
phraser mon auteur, au lieu de me tenir servilement attaché à la lettre. J’ai
préféré faire du français pénible et parfois baroque, et donner dans toute sa
vérité la technie philosophique d’Edgar Poe18.
Les arguments contre la paraphrase et l’excès d’interprétation sont
ceux de Chateaubriand dans sa traduction de Paradise Lost dix ans plus
tôt : d’abord, les idées de l’auteur ne sont pas toujours claires. Plutôt que
de trancher en faveur d’une interprétation, mieux vaut donc coller au
texte et respecter son ambiguïté ou sa polysémie19. Le résultat logique
est, dans le cas de Chateaubriand et de Baudelaire, une langue d’arrivée
qui, contrairement aux usages, surprendra les lecteurs par des tour-
nures ou des images inhabituelles20.

18. Charles Baudelaire, « Présentation de “Révélation magique” », Œuvres complètes


(texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois), vol. II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 248-249.
19. « Je n’ai nullement la prétention d’avoir rendu intelligibles des descriptions emprun-
tées de l’Apocalypse ou tirées des Prophètes […]. Pour trouver un sens un peu clair à ces
descriptions, il en aurait fallu retrancher la moitié : j’ai exprimé le tout par un rigoureux
mot à mot […] » (François-René de Chateaubriand, « Remarques », dans John Milton, Le
paradis perdu [trad. François-René de Chateaubriand], 1881 [1838], numérisation BnF de
l’éd. de Paris, Acamédia, 1999, s. p.).
20. « J’ai calqué le poème de Milton à la vitre ; je n’ai pas craint de changer le régime
des verbes lorsqu’en restant plus français j’aurais fait perdre à l’original quelque chose de
sa précision, de son originalité ou de son énergie » (François-René de Chateaubriand,
op. cit., s. p.). Sur l’originalité du travail de traduction de Chateaubriand, voir Antoine
Berman, op. cit., p. 97-114 (« Chateaubriand, traducteur de Milton »).
traduction négative et traduction littérale 91

En l’absence de propos théorique attribuable à Hughes (dont on ne


connaît que les traductions et les origines anglo-saxonnes21), la con-
frontation22 des premières lignes des trois nouvelles traduites à la fois
par Hughes et Baudelaire permet de distinguer les deux projets de
traduction ou la « mosaïque traductive signifiante » qui résulte des
choix de traduction et qui sont dans chaque cas « porteurs de sens et
nous révèlent non seulement la présence du traducteur, mais sa posi-
tion, sa propre lecture de l’œuvre originale23 ». Une telle analyse peut
servir à mettre en place les pratiques qui s’opposent lors de la traduc-
tion d’un auteur contemporain, anglo-saxon et américain de surcroît.
Les trois passages présentent de plus l’avantage de constituer des cas
de narration différents : l’introduction de « The Purloined Letter » est
une mise en situation classique servant d’introduction à une nouvelle ;
« The Man of the Crowd » commence par une réflexion sur les crimes
impossibles à avouer et, enfin, le début de « The Tell-Tale Heart »
résonne des hurlements d’un aliéné qui raconte son histoire.
Les premiers paragraphes de « The Purloined Letter » nous offrent
des différences entre les deux versions qui laissent supposer chez
Baudelaire une valorisation des sens (ce qui ne sera pas confondu avec
la polysémie du texte : il s’agit des plaisirs sensuels). La syntaxe montre
également un souci de littéralité important alors que Hughes n’hésite
pas à redistribuer les éléments de la phrase ou les phrases elles-mêmes :
At Paris, just after dark one gusty evening in the autumn of 18—, I was enjoying
the twofold luxury of meditation and a meerschaum, in company with my friend
C. Auguste Dupin, in his little back library, or book-closet, au troisième, No. 33,
Rue Dunôt, Faubourg St. Germain. For one hour at least we had maintained
a profound silence ; while each, to any casual observer, might have seemed intently
and exclusively occupied with the curling eddies of smoke that oppressed the
atmosphere of the chamber24.
Dès le début, Hughes ajoute une mise en situation qui classe le texte
de Poe parmi les contes à la française. Baudelaire entre plus directe-
ment dans le corps de la description, même s’il tient à placer le sujet en
début de phrase (nous soulignons) :

21. On ignore presque tout du personnage en dehors de son œuvre. Selon le catalogue
de la Bibliothèque nationale de France il aurait été de nationalité française.
22. Antoine Berman, Pour une critique des traductions, op. cit., p. 85-94.
23. Judith Lavoie, Mark Twain et la parole noire, Montréal, Presses de l’Université de
Montréal, 2002, p. 61.
24. Edgar Allan Poe, « The Purloined Letter », dans Tales and Scketches (éd. Thomas
Ollive Mabbott), University of Illinois Press, Chicago, 2000, p. 974.
92 études françaises • 43, 2

Hughes : Par une sombre et pluvieuse soirée d’automne de l’année 18.., je


me trouvais installé dans un confortable fauteuil chez mon ami Charles
Auguste Dupin, dans la petite bibliothèque de l’appartement qu’il occupait
rue Guénégaud [sic], au no 5. Il y avait environ une heure que nous avions
allumé deux superbes pipes de Cummer et que nous nous livrions au plai-
sir d’une rêverie silencieuse. Un observateur peu profond se fût certaine-
ment imaginé que toutes nos pensées s’étaient concentrées sur les bouffées
grises ou bleuâtres qui s’échappaient de nos lèvres et que nous regardions
ondoyer et se fondre dans l’air épaissi25.
Baudelaire : J’étais à Paris en 18… Après une sombre et orageuse soirée
d’automne, je jouissais de la double volupté de la méditation et d’une pipe
d’écume de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite biblio-
thèque ou cabinet d’étude, rue Dunot [sic], no 33, au troisième, faubourg
Saint-Germain. Pendant une bonne heure, nous avions gardé le silence ;
chacun de nous, pour le premier observateur venu, aurait paru profondé-
ment et exclusivement occupé des tourbillons frisés de fumée qui char-
geaient l’atmosphère de la chambre26.
Ces premières lignes comportent des choix de traduction de deux
natures. Hughes adapte l’adresse de Dupin, la rue « Dunôt » (qui
n’existe pas) devient la rue Guénégaud, qui se trouve dans le sixième
arrondissement, sans qu’il soit possible d’émettre d’hypothèse quant à
ce choix27 ; mais le traducteur transforme surtout les sensations éprou-
vées par le narrateur. Chez Hughes, le plaisir n’est que bourgeois : il
s’agit de profiter d’un repos bien mérité ; le traducteur, lui-même ins-
piré par la scène, ajoute un confortable fauteuil au décor alors que le
texte anglais ne fait nulle mention d’un siège. La soirée pluvieuse, la
rêverie silencieuse et l’imprécision des « bouffées grises ou bleuâtres »
qui s’échappent des lèvres, tout concorde à créer une scène paisible qui
n’est pas celle de Baudelaire. Les sensations sont, chez ce dernier, nette-
ment plus intenses, comme le montre le choix des termes : la soirée est
« orageuse », le narrateur « jouit » de la « double volupté », et la fumée
des pipes devient des « tourbillons frisés de fumée » qui « chargent »
l’atmosphère (chez Hughes, les bouffées « ondoyaient » puis se « fon-
daient » dans l’air). Bien sûr, l’image des tourbillons frisés est inspirée

25. Edgar Allan Poe, « La lettre dérobée » (trad. William L. Hughes), dans Thomas
Mayne-Reid, op. cit., p. 58.
26. Edgar Allan Poe, « La lettre volée » (trad. Charles Baudelaire), dans Charles Baudelaire,
Œuvres complètes. Traductions. Nouvelles histoires extraordinaires par Edgar Poe, op. cit., p. 51.
27. Henri de Guénégaud (1609-1676) fut ministre et secrétaire d’État ; Hughes ne sem-
ble donc pas avoir choisi ce nom pour des raisons précises.
traduction négative et traduction littérale 93

de l’anglais, moins marqué, « curling eddies » et l’adjectif « bouclé »


aurait été peut-être plus logique.
Le résultat de cette traduction littérale doit être opposé à la non-tra-
duction de Hughes qui transpose une scène lourde en un cliché domes-
tique. Le style de Baudelaire n’est en rien « baroque », ni le français
« pénible » dans ce passage où le dynamisme de l’atmosphère s’oppose
à la quiétude de la bibliothèque. Le poète réussit même à compenser la
perte de l’allitération « the twofold luxury of meditation and meerschaum »
par la richesse de la « double volupté » qui redouble les l, les o et les u.
Le travail de Hughes a les défauts de ses qualités : souffrant d’hyper-
correction, nourri vraisemblablement de lettres classiques, le traduc-
teur choisit fièrement pour sa traduction les lieux communs de la
prose française. Nous avions plus haut l’incipit classique des contes et
nouvelles, suivi des collocations les plus banales, parfois ajoutées au
texte anglais : confortable fauteuil, se livrer au plaisir, rêverie silen-
cieuse, bouffées grises ou bleuâtres. Même le titre français trahit le
goût des lettres classiques par les connotations galantes de l’attribut
« dérobée ». Les deux traducteurs changent en fait le sens de « purloi-
ned » qui signifie « mise de côté » ou « détournée », et non pas « volée »
ou « dérobée ».
On retrouve les mêmes tendances dans les premiers paragraphes de
la nouvelle suivante, « The Man of the Crowd », mais la traduction de
Baudelaire se caractérise ici par le fameux renforcement du caractère
macabre de Poe en français (nous soulignons) :
It was well said of a certain German book that « es lasst [sic] sich nicht lesen »
— it does not permit itself to be read. There are some secrets which do not permit
themselves to be told. Men die nightly in their beds, wringing the hands of ghostly
confessors, and looking them piteously in the eyes — die with despair of heart and
convulsion of throat, on account of the hideousness of mysteries which will not
suffer themselves to be revealed. Now and then, alas, the conscience of man takes
up a burthen so heavy in horror that it can be thrown down only into the grave.
And thus the essence of all crime is undivulged28.
Hughes : On a dit avec raison d’un livre allemand : Er [sic] lasst sich nicht
lesen. Il ne se laisse pas lire. De même, il est des secrets qui ne se laissent
pas raconter. Chaque nuit, des malades expirent dans leur lit, les mains
dans celles d’un confesseur, fixant leurs yeux égarés sur le calme visage

28. Edgar Allan Poe, « The Man of the Crowd », Poetry, Tales, and Selected Essays (éd.
Patrick F. Quinn et G. R. Thompson), The Library of Americas, New York, 1996, p. 388.
94 études françaises • 43, 2

d’un consolateur inutile. Ils expirent le désespoir dans l’âme et avec des
convulsions dans la gorge, à cause de l’horreur des mystères qu’ils n’osent
révéler ; car, hélas ! la conscience humaine se charge parfois d’un fardeau si
lourd qu’elle ne peut le déposer que dans la tombe. Et c’est ainsi que des
crimes auprès desquels les assassinats ordinaires ne sont que des actions
blâmables, restent à jamais ignorés des hommes29.
Baudelaire : On a dit judicieusement d’un certain livre allemand : Es lässt sich
nicht lesen, — il ne se laisse pas lire. Il y a des secrets qui ne veulent pas être
dits. Des hommes meurent la nuit dans leurs lits [sic], tordant les mains des
spectres qui les confessent, et les regardant pitoyablement dans les yeux ;
— des hommes meurent avec le désespoir dans le cœur et des convulsions
dans le gosier à cause de l’horreur des mystères qui ne veulent pas être révé-
lés. Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte un fardeau d’une
si lourde horreur qu’elle ne peut s’en décharger que dans le tombeau. Ainsi
l’essence du crime reste inexpliquée30.
Baudelaire, plus cohérent, maintient la personnification des mystères
qui « ne veulent pas être révélés » et en conserve même les italiques,
alors que Hughes les renvoie à leurs détenteurs.
Hughes clarifie le passage et atténue les images les plus noires : ce
ne sont plus des hommes en général qui meurent, mais de simples
malades qui expirent (le verbe, plus abstrait que « mourir », revient
deux fois) ; les confesseurs, semblables à des spectres, deviennent des
« consolateur[s] inutile[s] » au « calme visage » : ce sont plutôt les confes-
seurs qui tiennent la main des mourants31. C’est dans l’âme qu’est leur
désespoir, selon Hughes, alors que Poe le situait dans leur cœur ; et
c’est dans la gorge qu’ils souffrent de convulsions. Baudelaire choisit
plutôt le cœur et le gosier. Le choix de ce dernier terme n’est pas inno-
cent : « gorge » est un terme général qui renvoie à la partie antérieure
du cou ou à la région située au fond de la bouche, et, par un euphé-
misme classique, à la poitrine en général ; le gosier, essentiellement
physiologique, se limite à la partie intérieure de la gorge et à une
dimension animale généralement absente de la « gorge ». Le crime en

29. Edgar Allan Poe, « L’homme dans la foule », (trad. William L. Hughes), dans
Thomas Mayne-Reid, op. cit., p. 61.
30. Edgar Allan Poe, « L’homme des foules » (trad. Charles Baudelaire), dans Charles
Baudelaire, op. cit., p. 55.
31. Le sens à donner à « ghostly confessors » dans le texte de Poe n’est d’ailleurs pas clair :
le terme signifie à la fois « fantomatique » et lié à l’Esprit saint (je remercie Mary Esteve
du Département d’anglais de l’Université Concordia pour cette précision). Certains
croient même qu’il s’agit d’une coquille et que le terme devrait être « ghastly » (livide,
affreux).
traduction négative et traduction littérale 95

général, dont l’essence reste cachée selon l’expression extrêmement


générale de Poe, est enfin explicité par Hughes, comparé au meurtre,
sans que cela n’aide à la compréhension.
Baudelaire privilégie quant à lui dans sa traduction encore une fois
beaucoup plus littérale les expressions morbides : les malades qui expi-
rent sont ici des hommes qui meurent, les confesseurs sont des « spec-
tres qui confessent », les mourants souffrent dans leur cœur et dans
leur gosier à cause d’un fardeau qui n’est plus, selon la formule banale
de Hughes, « si lourd », mais bien « d’une si lourde horreur ». Ce n’est
qu’en choisissant « tombeau » (le monument élevé sur la tombe) que
Baudelaire se montre plus soutenu que Hughes qui retient « tombe »
(l’endroit où le mort est enterré).
Les deux traducteurs semblent avoir éprouvé des difficultés, bien
compréhensibles, à traduire le début et la fin du troisième conte, « The
Tell-Tale Heart » :
True ! — nervous — very, very dreadfully nervous I had been and am ; but why will
you say that I am mad ? The disease had sharpened my senses — not destroyed
— not dulled them. Above all was the sense of hearing acute. I heard all things in
the heaven and in the earth. I heard many things in hell. How, then, am I mad ?
Hearken ! And observe how healthily — how calmly I can tell you the whole
story32.
Comme dans les exemples précédents, Hughes n’hésite ni à étoffer
pour mieux articuler le passage, ni à expliciter (nous soulignons) :
C’est vrai, je suis nerveux, très-nerveux ; je l’ai toujours été et j’en con-
viens. Mais pourquoi dire que je suis fou ? Au contraire, mon état maladif
n’a fait que développer l’excessive délicatesse de mes sens, loin de la
détruire ou de l’émousser. Mon ouïe, surtout, a acquis une finesse prodi-
gieuse. J’entends tout ce qui se murmure sur la terre et dans le ciel.
J’entends hurler les damnés au fond de l’enfer. D’ailleurs, écoutez-moi,
puis vous me direz si on a jamais vu un fou raconter son histoire d’une
façon aussi raisonnable33.
Soucieux de respecter la concordance des temps, Hughes traduit le
verbe « heard » au présent. Les cris du narrateur sont également plus
rationnels, mieux articulés et plus précis : « au contraire », « état mala-
dif », « murmure ». La dimension morale ne semble jamais loin chez le

32. Edgar Allan Poe, « The Tell-Tale Heart », dans Tales and Scketches, op. cit., p. 792.
33. Edgar Allan Poe, « Le cœur mort qui bat », (trad. William L. Hughes), dans
Thomas Mayne-Reid, op. cit., p. 63.
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traducteur pour qui le narrateur entend les « damnés au fond de l’en-


fer » alors que le texte anglais reste vague sur les bruits en question.
L’adjectif « raisonnable » à la fin du passage s’oppose à la folie, alors que
l’anglais ne mentionne que le calme et la santé mentale.
La version de Baudelaire suit encore une fois de près le texte anglais
(nous soulignons) :
Vrai ! je suis très-nerveux, épouvantablement nerveux, — je l’ai toujours
été ; mais pourquoi prétendez-vous que je suis fou ? La maladie a aiguisé
mes sens, elle ne les a pas détruits, — elle ne les a pas émoussés. Plus que
tous les autres, j’avais le sens de l’ouïe très fin. J’ai entendu toutes choses
du ciel et de la terre. J’ai entendu bien des choses de l’enfer. Comment
donc suis-je fou ? Attention ! Et observez avec quelle santé, — avec quel
calme je puis vous raconter toute l’histoire34.
Le traducteur calque si bien le texte qu’il arrive à produire ces tournures
« baroques » mentionnées plus haut : « Plus que tous les autres, j’avais le
sens de l’ouïe très fin » ; « J’ai entendu toutes choses du ciel et de la
terre ».

Conclusion : traduction positive et traduction négative

La comparaison des versions de Baudelaire et Hughes montre une


série de prises de position. Hughes s’inscrit dans une tradition classi-
que de rationalisation, d’étoffement et de paraphrase. Il en arrive ainsi
à trancher parmi les interprétations possibles et à réduire l’ambiguïté
et la polysémie du texte anglais. Consciemment ou non, il articule
aussi le texte en faisant appel à des charnières et des transitions, ce qui
l’allonge quelque peu. Les passages comportant des images ou des
expressions à caractère religieux, en particulier, l’entraînent vers la
prise de position morale. Hughes semble d’ailleurs s’être fait une spé-
cialité de la traduction de la littérature américaine pour la jeunesse. Sa
version de Huckleberry Finn en 1886 transforme de manière encore plus
radicale le roman antiesclavagiste de Twain en un conte colonial35.
Si les deux traducteurs, comme d’ailleurs leurs prédécesseurs, com-
mencent par publier leurs traductions dans des périodiques, le parcours
de leurs versions se distingue assez rapidement. Le travail de Hughes

34. Edgar Allan Poe, « Le cœur révélateur » (trad. Charles Baudelaire), dans Charles
Baudelaire, op. cit., p.69.
35. Voir Judith Lavoie, op. cit.
traduction négative et traduction littérale 97

reste d’abord confiné aux éditions pour la jeunesse (le Mousquetaire,


etc.), comme le montre l’exemple de l’édition de 1857. Malgré l’horreur
des thèmes, ou peut-être à cause d’elle, ces traductions sont publiées à
la suite d’un récit qui s’adresse aux jeunes garçons. Porté par sa plume,
le traducteur se veut auteur et ajoute des détails pittoresques.
La traduction de Baudelaire rejoint quant à elle celle de Chateaubriand,
avec les défauts et les qualités de la traduction de Paradise Lost : lour-
deurs, tournures peu habituelles, etc. Moins développée que celle du
traducteur de Milton, sa poétique contient l’ébauche d’un projet de
traduction littéraliste. L’absence de projet clair de la part de Hughes de
même que la position mieux définie de Baudelaire font de la traduction
de ce dernier une « traduction texte », un texte cohérent et structuré,
selon les termes de Meschonnic36.
La confrontation de ces traductions pose la question de leur statut
selon les catégories établies précédemment. Compte tenu du fait que
certaines histoires avaient déjà été traduites au cours des années précé-
dentes et que Baudelaire avait entendu parler de l’Américain (on sait
également qu’il avait lu les traductions de ses prédécesseurs), s’agit-il
encore de premières traductions ou de retraductions ? L’absence de
distance historique est pourtant le principal élément qui empêche ici
de parler de retraduction. Les deux traducteurs s’inscrivent diachroni-
quement et synchroniquement dans une même culture de traduction,
mais leur projet respectif et la visée de leur version diffèrent : Hughes
s’adresse manifestement à un lectorat bourgeois ou même à un public
jeune ; Baudelaire ne vise pas un lectorat : en étroite communion avec
l’œuvre de Poe comme l’a souligné Asselineau dès 1869 dans son
Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre37, il procède par identité d’esprit, se
reconnaît en lui.
En 1852, Baudelaire avait publié la traduction d’une autre nouvelle,
« Berenice ». Dans la préface qui lui est généralement attribuée, il pro-
posait une première analyse des traductions des contes de Poe :
Jusqu’à présent, M. Poe n’était connu ici que par le Scarabée d’or, Le chat
noir et l’assassinat de la rue Morgue, traduits dans un excellent système de
traduction positive par Mme Isabelle Meunier, et la Révélation mesmérienne,

36. Si la traduction d’un texte fonctionne comme un véritable texte, « elle est l’écriture
d’une lecture-écriture, aventure historique d’un sujet. Elle n’est pas transparence par
rapport à l’original » (Henri Meschonnic, op. cit., p. 307).
37. Charles Asselineau, Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre, suivi de Baudelairiana,
préface de Georges Haldas, Cognac, Le temps qu’il fait, 1990 [1869].
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traduite dans la Liberté de penser, par M. Charles Baudelaire, qui vient de


publier dans les deux derniers volumes de La Revue de Paris, une apprécia-
tion très nette de la vie et du caractère des œuvres de l’infortuné Poe, et à
qui nous devons la communication de ce morceau38.
L’expression « traduction positive » donne un sens particulier au com-
mentaire de Baudelaire. Rappelons que, selon Littré, ce qui est positif
s’appuie sur les faits, sur l’expérience, par opposition à ce qui émane de
l’imagination ou de l’idéal. « Positif » a aussi à l’époque le sens d’« inté-
ressé », et renvoie à ce qui est fondé sur la réalité et l’utilitaire. Un
dernier sens, toujours chez Littré, est celui de la photographie positive
par opposition au négatif 39. Les traductions de Hughes et, surtout, de
Meunier sont extrêmement libres, phénomène qui n’a rien d’excep-
tionnel à l’époque, mais il ne semble pas que ce soit l’objet du com-
mentaire de Baudelaire. Celui-ci propose un type de traduction négative
(au sens photographique du terme) qui, plutôt que de se fonder sim-
plement sur le texte de départ, agit comme un révélateur (filons la
métaphore photographique) de la nature profonde du texte.

38. « Une page inconnue de Baudelaire », dans Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extra-
ordinaires (trad. Charles Baudelaire et éd. Léon Lemonnier), Paris, Garnier Frères, 1961,
p. 286.
39. Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Gallimard/Hachette, 1958,
« positif ».

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