Le Figaro Histoire 2019 No 42 Fevriermars

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L A VIOLENCE ET LE
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SACRÉ FÉVRIER-MARS 2019 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 42
H

DANS L’ENGRENAGE DES

guerres
de religion
VOUS RÉVÈLE LES DESSOUS DE LA CULTURE

VIENNE IMPÉRIALE
Elle fut la capitale d’un empire sept fois plus vaste
que l’Autriche actuelle. Celle de la dynastie des
Habsbourg, qui la préférèrent à Prague, en firent
le joyau de leur pouvoir. Pour Mozart, Beethoven,
Schubert, Strauss, Brahms, Mahler, Vienne fut à
la fois le paradis et l’enfer, la ville qui promet, qui
adule, qui délaisse. Sissi essaya de la fuir, Freud de
l’analyser, Stefan Zweig d’en décrire l’atmosphère.
1918 emporta l’Empire austro-hongrois dans les
bourrasques de l’histoire et vit mourir Gustav Klimt,
peintre génial de la Sécession. Un siècle plus tard,
Le Figaro Hors-Série célèbre ce monde d’hier qui
continue d’éblouir en une fantastique promenade
historique, architecturale, musicale et littéraire,
servie par une éblouissante iconographie.
Le Figaro Hors-Série : Vienne impériale.
164 pages.

NUMÉRO
DOUBLE
164 pages

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É DITORIAL
Par Michel De Jaeghere
© VICTOIRE PASTOP

LE GRAND ÉVIDEMENT
O
n ne s’était pas contenté de se jeter des pavés à la tête, de mutiler les Il déboucherait, à terme, sur la naissance de l’Etat moderne, étranger
visages avec des balles en caoutchouc. On ne s’était pas traité seule- à la religion, et débarrassé, partant, du germe d’intolérance inhérent au
ment de tous les noms d’oiseaux. On s’était entre-tué dans les rues fait d’associer à l’appartenance à une communauté politique un système
avec une cruauté incandescente. On s’était poignardé, arquebusé, défe- de croyances auxquelles seraient tenus d’adhérer les citoyens : in fine,
nestré ; opposé en batailles rangées, tendu des guets-apens. On avait mis un sur la relégation de la religion au for interne, à la vie privée, voire sur la
point d’honneur à venger au centuple la moindre des offenses. On s’était suspicion jetée par le monde contemporain sur toute conviction reli-
acharné jusque sur les cadavres, comme si l’on entendait nier à ses adversai- gieuse un peu appuyée, toute prétention à chercher une « vérité » dans
res leur qualité d’être humain. On leur avait coupé les oreilles et le nez, on le maquis des opinions contraires.
avait écrabouillé les visages, exposé les corps nus, éviscérés, châtrés, parmi L’histoire des deux derniers siècles est venue nous montrer ce qu’avait
les immondices. On s’était rassasié de leur vue, de l’odeur de leur sang. d’illusoire ce projet d’expurger la violence en retranchant de la vie sociale
Le XVIe siècle fut ce moment de grâce où le retour des guerres d’Italie fai- le fait religieux dont elle s’était alimentée, un temps. La modernité nous a
sait connaître à la France les prodiges de la Renaissance, une efflorescence proposé, depuis, le spectacle de bien d’autres massacres, que les ambitions
artistique qui nous a valu les châteaux du Val de Loire, le Louvre d’Henri II, impériales, les conflits idéologiques, la haine de classe et la haine raciale,
Fontainebleau, les tableaux de Clouet, les céramiques de Bernard Palissy, l’appétit de puissance, le sentiment national ou la poursuite de purs inté-
les sculptures de Germain Pilon, Jean Goujon, la poésie de Ronsard, Du Bel- rêts économiques ou financiers ont nourri sans qu’y ait remédié la mise à
lay, la Pléiade, la mise en place des rituels qui permirent à la cour des der- l’écart des préoccupations spirituelles. Hitler et Staline tenaient en com-
niers Valois d’être considérée comme la plus raffinée d’Europe, au point mun que la religion avait été l’opium du peuple. Pour avoir l’un et l’autre
que Mme de La Fayette en ferait, cent ans plus tard, le cadre de la plus sub- tenté de l’éradiquer, ils n’avaient pas accouché d’une humanité pacifiée.
tile des intrigues galantes, l’écrin de la vertu de la princesse de Clèves. Il fut Les guerres de Religion nous offrent, plus sûrement, le spectacle des
aussi le théâtre de la plus terrible des guerres civiles qu’ait connue le pays pulsions mortifères qui sont dans le cœur de l’homme, et que ses multi-
avant la Révolution. L’une de celles où la violence se déchaîne jusqu’à de ples passions le conduisent, par spasmes, à déchaîner. Le constat montre
tels sommets qu’ils font frémir en révélant de quoi l’homme est capable, la vanité de l’illusion qui consiste à croire s’en préserver en stigmatisant les
lorsque le vernis craque, quand le frein, soudain, a lâché. attentes sur quoi elles se sont successivement greffées. Sauf à imaginer
On avait vécu depuis mille ans dans l’unité de religion. Dans une France qu’on pourrait fonder une paix perpétuelle sur l’évidement des âmes,
marquée par l’affaiblissement d’un pouvoir royal miné par les minorités, les l’arasement des aspérités au nom desquelles a été, un jour ou l’autre, justi-
régences et les incertitudes pesant sur les successions, l’expansion de la fié l’injustifiable : l’avènement d’une humanité déracinée, sans idéal, sans
Réforme avait été un choc dont nous peinons à mesurer l’ampleur : elle avait attaches, sans autre ambition que de satisfaire des besoins matériels que
nourri la montée d’une angoisse eschatologique en faisant craindre l’immi- le progrès de la technique permettrait, peu à peu, de distribuer à tous dans
nence de la fin des temps. La diffusion de l’imprimerie conduisit les ultras des des proportions telles que nul n’aurait plus rien à désirer, à envier. Une
deux camps à donner une interprétation littérale aux prescriptions guerriè- telle humanité ne jouirait – pour autant que la paix y règne – que du
res de l’Ancien Testament – celles qui semblaient engager les fidèles à se faire morne silence de la termitière, et la crise que traverse aujourd’hui notre
les relais des vengeances d’un Dieu jaloux et intraitable –, comme Internet pays témoigne des frustrations et du malaise qui attendent un peuple à
metaujourd’huilesesprits faibles encontactpermanentavecles hadiths cri- qui l’on a été incapable de proposer d’autre idéal que le maintien de son
minogènes et les appels au meurtre du Coran. Luther avait dénoncé le pape niveau de vie, l’augmentation de ses prestations.
comme l’Antéchrist. Chacun voulut bientôt tenir son rôle au cœur du Face aux guerres qui ensanglantaient la France du XVIe siècle, s’était
temps des troubles qu’avait prophétisé l’Apocalypse de saint Jean. levée la belle figure de Michel de L’Hospital. Chancelier de Charles IX, ce
La secousse avait marqué les esprits de ceux qui en avaient été témoins. politique avait rappelé aux catholiques, ses frères, autant qu’aux hugue-
Elle fut à l’origine des théories qui justifieraient bientôt l’absolutisme. Une nots, que le mal ne se combat pas, en bonne théologie, par le mal, parce
même hantise de la guerre civile habiterait les pensées contraires de Hob- que la violence engendre des maux plus grands que ceux qu’elle prétend
bes et de Pascal, et aucun arbitraire ne paraîtrait, longtemps, plus à crain- extirper. Sans doute l’unité religieuse lui semblait-elle souhaitable. Mais il
dre que les sanglants soubresauts de l’anarchie. Face aux interventions du voulait y tendre par la controverse savante et par la conversion, quand les
pape dans l’ordre temporel, aux ambitions des féodaux, aux palabres des esprits se seraient apaisés. Le premier devoir de l’Etat était à ses yeux
gens de robe et des demi-savants, le roi prétendrait désormais ne tenir son d’empêcher les citoyens de se déchirer ; sa plus précieuse mission, de les
pouvoir que de Dieu. Jean Bodin revendiquerait pour lui la plénitude de la amener à dominer leurs passions. Cela ne se pouvait atteindre qu’en exer-
puissance avec un mot nouveau : la souveraineté. çant avec impartialité la justice et en restaurant, entre eux, ce qui fonde les
Le grand ébranlement conduirait de son côté Montaigne à juger, par Cités depuis Aristote : cette amitié qui ne se décide pas par décret, mais
comparaison, innocentes les mœurs des Indiens cannibales, ouvrant par qui procède de ce qu’on leur a donné quelque chose à défendre, à aimer.
là la voie au mythe du bon sauvage, et aux divagations de Rousseau sur le « Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères, dit Saint-
caractère corrupteur de la société, les horreurs de la civilisation. Exupéry. Mais si tu veux qu’ils se haïssent, jette-leur du grain. »
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« Les Cages de la Kempeitaï »


de Guillaume ZELLER
9 mars 1945. Les Japonais s’emparent de l’Indochine française alors que l’issue de la guerre du Pacifique
en faveur des Alliés ne fait plus le moindre doute. Après ce coup de force, ponctué de nombreux massacres,
des milliers de Français, civils ou militaires, sont déportés dans des camps, incarcérés dans des prisons ou
assignés à résidence.

Ces hommes et ces femmes connaissent des conditions de détention effrayantes dans les cachots et
bagnes qui jalonnent la péninsule du nord du Tonkin jusqu’au sud de la Cochinchine. Sous la surveillance
de la Kempeitaï, surnommée la « Gestapo japonaise », ils participent à des travaux harassants, souffrent
de la faim et de la soif, subissent coups et tortures quand ils ne sont pas entassés dans des cages à tigres
fétides d’où ils ne voient jamais le jour.

On estime que plus de 3 000 Européens sont morts pendant cette période. Les rescapés, dont les grands-
parents de l’auteur, ont toujours été convaincus de ne devoir la vie qu’aux explosions nucléaires d’Hiroshima
et Nagasaki. Ces Français du bout du monde demeurent pourtant oubliés, écrasés entre la libération de
la métropole et la guerre d’Indochine qui s’annonce, quand ils ne sont pas soupçonnés de complaisance
envers le régime de Vichy. Plus de 70 ans après, il est temps que cette tragédie occupe sa juste place dans
l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

Guillaume Zeller est journaliste. Il a été directeur de la rédaction d’i-Télé


et de Direct 8. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, il est
titulaire d’un DEA d’histoire contemporaine.

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ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
8. La fièvre jaune Par Yves-Marie Bercé, de l’Institut 50. Le jour où Paris sombra dans l’horreur Par Arlette Jouanna
16. A la recherche de la droite française Par Jean-Louis Thiériot 56. La violence et le sacré Par Denis Crouzet
18. Un ange passe Entretien avec Jean-Paul Bled, 68. Le destin du Balafré Par Jean-Marie Constant
propos recueillis par Geoffroy Caillet 72. Sang pour sang Par Jean-François Solnon
22. Les oubliés d’Indochine Par Jean Sévillia 82. Dans le feu des passions Par Philippe Conrad
24. La Passion de Mgr Thuan Par Marie-Amélie Brocard 90. Pompes et circonstances
25. Côté livres 94. La guerre sans dentelles
33. Les nourritures de l’âme Par François-Xavier Bellamy 96. Reines sanglantes Par Geoffroy Caillet
© OLIVIER CORET/DIVERGENCE. © GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. © RENÉ OUDSHOORN/HÉMIS.FR

34. Eternelle demeure Par Marie Zawisza 98. Au gré des vents Par François-Joseph Ambroselli
36. Expositions Par François-Joseph Ambroselli
38. Lénine à tout prix Par François-Joseph Ambroselli L’ESPRIT DES LIEUX
39. Les deux œufs et la mouillette Par Jean-Robert Pitte, 104. Huis Doorn, le Sam’suffit du Kaiser Par Philippe Delorme
de l’Institut 112. Boulevard du palais Par Marie-Laure Castelnau
116. Claude, l’empereur inattendu Par Michel De Jaeghere
EN COUVERTURE 126. Golvin, le passé recomposé Par Sophie Humann
42. Guerres et paix Par Nicolas Le Roux 130. Avant, Après Par Vincent Trémolet de Villers

Société du Figaro Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.


Président Charles Edelstenne. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Directeur des rédactions Alexis Brézet.
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LE FIGARO HISTOIRE. Commission paritaire : 0619 K 91376. ISSN : 2259-2733. Edité par la Société du Figaro.
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Imprimé en France par Imaye Graphic, 96, boulevard Henri-Becquerel, 53000 Laval. Janvier 2019. Imprimé en France/ Le Figaro Histoire
est imprimé dans le respect
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CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE JEAN-LOUIS VOISIN, STÉPHANE RATTI, FRÉDÉRIC VALLOIRE, MARIE PELTIER, PHILIPPE MAXENCE, CHARLES-ÉDOUARD
COUTURIER, JEAN TULARD, ÉRIC MENSION-RIGAU, YVES CHIRON, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, ANNIE-CLAIRE AULIARD, RÉDACTRICE PHOTO, ALAIN BIROT,
RÉMY LAURENT ET ROSE-AIMÉE CUROT, RÉDACTEURS GRAPHISTES. EN COUVERTURE © LEEMAGE. © RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT.

H
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CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur
d’histoire ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III
et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon,
professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées
du Vatican ; Barbara Jatta, directrice des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV
Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, ancien délégué pour les départements scientifiques
et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique,
président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut,
ancien président de l’universitéde Paris-IV Sorbonne ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise,
ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

8
LA FIÈVRE JAUNE
LES « GILETS JAUNES » ONT-ILS UN AIR DE DÉJÀ-VU ? ENTRE RAS-LE-BOL
FISCAL, MOUVEMENTS SOCIAUX ET REVENDICATIONS POLITIQUES,
RETOUR SUR SEPT SIÈCLES DE RÉVOLTES POPULAIRES FRANÇAISES,
DE L’INVENTION DE LA JACQUERIE AUX BARRICADES DE MAI 68.

18
© AKG-IMAGES. © AKG-IMAGES/ALBUM. © KHALED DESOUKI/AFP. © EILEEN TWEEDY/AURIMAGES.

UN ANGE PASSE
ALLEMANDE DEVENUE AMÉRICAINE
PUIS RÉSIDENTE FRANÇAISE,
MARLÈNE DIETRICH FUT
UN AUTHENTIQUE PHÉNOMÈNE
CULTUREL, À LA FOIS ICÔNE
DU CINÉMA, DE LA CHANSON ET DE
LA MODE. ELLE REPREND VIE DANS
LA TRÈS RICHE BIOGRAPHIE QUE
LUI CONSACRE JEAN-PAUL BLED.
34
ÉTERNELLE
DEMEURE
ELLE REPOSAIT CINQ
MÈTRES SOUS LE SABLE
DU DÉSERT, QUARANTE-
QUATRE SIÈCLES APRÈS
AVOIR ÉTÉ REFERMÉE.
LA TOMBE DU PRÊTRE
WAHTYE, RETROUVÉE
À SAQQARAH,
OFFRE AU MONDE
SES COULEURS
ÉCLATANTES
ET RAFFINÉES.

ET AUSSI
À LA RECHERCHE DE LA DROITE FRANÇAISE
LES OUBLIÉS D’INDOCHINE
LA PASSION DE MGR THUAN
CÔTÉ LIVRES
LES NOURRITURES DE L’ÂME
EXPOSITIONS
LÉNINE À TOUT PRIX
LES DEUX ŒUFS ET LA MOUILLETTE
À L’A F F I C H E
Par Yves-Marie Bercé, de l’Institut

La Fièvre
jaune
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

De la Jacquerie de 1358 aux « événements »


de Mai 68, le mouvement des « gilets jaunes » semble
renouveler les nombreux épisodes de révoltes
qui ont émaillé l’histoire de la France.

L
a récente révolte fiscale des « gilets
jaunes » a pu surprendre, tant la
régularité des prélèvements fiscaux
est passée dans l’évidence des sociétés
8 contemporaines. Ces manifestations ont
h fait évoquer certains lointains épisodes
de l’histoire des institutions. Le rappro-
chement d’événements à travers les siècles
est ambigu ; il est à la fois indispensable,
pour rendre lisible le cours des temps, et
périlleux, exposé aux contresens sédui-
sants et fallacieux de l’anachronisme. En
effet, les historiens, pas plus que d’autres,
n’ont jamais prédit l’avenir. L’histoire ne se
répète pas et les leçons infaillibles qu’on
a cru et qu’on croit encore y reconnaître se
terminent en catastrophes. Des distinc-
tions et des précautions sont donc néces-
© LUISA RICCIARINI/LEEMAGE. © OLIVIER CORET/DIVERGENCE.

saires. On peut dire, à tout le moins, que la


montée en puissance de l’Etat, par la raison
ou par la force, a, toujours et partout, sus-
cité des réactions violentes. La révolte est
consubstantielle à la notion d’Etat, elle COMPARAISON N’EST PAS RAISON
jalonne constamment les annales des ins- La scène symbolique de juillet 1830
titutions publiques. terre, car, dans ces longs temps d’autar- imaginée par Delacroix (ci-dessus,
cies rurales, les revenus des champs fon- Paris, musée du Louvre) représente une
L’INVENTION DE LA JACQUERIE daient l’économie et conféraient à leurs journée de guerre civile, avec des
Le droit du souverain de soumettre ses détenteurs le pouvoir et la fortune. L’exi- fumées de poudre et des cadavres
sujets à des levées d’argent apparut gence avait d’abord été limitée à des cir- ensanglantés. Dans la photo des
d’abord comme un rachat du service par constances exceptionnelles comme Champs-Elysées, le 24 novembre 2018
les armes. L’impôt le plus simple – les l’entrée en guerre ou en croisade, la dot (page de droite), les traînées blanches
« tailles » dans la France du XIIe siècle – d’une princesse ou le couronnement d’un proviennent des lacrymogènes et
était assis sur la valeur des produits de la nouveau roi. Pour que l’impôt devienne les volutes rouges de jets de peinture.
© BNF/PIXPALACE. © COLLECTION DAGLI ORTI./AURIMAGES. © WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM.
reparurent au XIXe siècle avec le succès de
l’œuvre d’Augustin Thierry. Appartenant
à la génération romantique qui décou-
vrait le Moyen Age, cet historien voulait y
reconnaître une étape de la longue épopée
du tiers état. C’est ce relais qui fait resurgir
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

le terme de jacquerie dans le vocabulaire


des journalistes d’aujourd’hui.

ÉMOTIONS POPULAIRES
Deux siècles plus tard, la croissance de
l’Etat monarchique et de ses besoins bud-
gétaires provoqua l’apparition pendant
presque deux cents ans d’un type de résis-
tance populaire aux innovations du Trésor
royal qui aurait dû, selon l’opinion com-
mune, se borner aux produits des domai-
nes de la Couronne. Ainsi, en 1548, pour
faire face au coût de la guerre en Italie du
Nord, le Conseil du roi tenta d’étendre la
gabelle – le monopole étatique et la taxa-
tion de la vente du sel – aux pays aquitains
jusque-là exempts parce que proches des
marais salants d’Aunis et Saintonge. Cette
10 proclamation suscita une vaste révolte,
h régulier et annuel, les souverains durent par des notables des villes, le plus souvent dont l’ampleur territoriale et populaire
rechercher au cours des XIVe et XVe siè- officiers des sièges locaux de justice. prit de court les gouvernants. Les révoltés
cles le consentement des assujettis. Dans Or, voici qu’en mai 1358 des villageois furent appelés « Pitauds », sobriquet ridi-
les royaumes médiévaux comme ceux du Beauvaisis s’indignèrent des levées cule qui désignait des paysans. Il fallut
de France ou d’Angleterre, le peuple des de redevances seigneuriales et royales faire venir des troupes du Piémont ; une
campagnes n’était pas exclu du jeu des liées aux désastres de la guerre contre les
institutions. Les gens du plat pays pou- Anglais. Paysans ou artisans des bourgs
vaient éventuellement y accéder par des et des champs donnèrent furieusement
doléances de paroisses, des instances en l’assaut à des châteaux de seigneurs exac-
justice, ou par d’éventuelles assemblées teurs d’impôts. Cette petite prise d’armes
portant la parole des sujets. Dans le cadre de campagnards, étrangers aux pratiques
de comtés anglais ou de petits pays en de guerre, parut inouïe. Les chroniqueurs,
France, de plus ou moins grandes provin- racontant l’histoire de ce temps, la jugè-
ces, ou d’un royaume tout entier, de telles rent si étonnante qu’ils lui donnèrent le
assemblées réunissaient les ordres ou nom nouveau de « jacquerie », pour dire
états qui selon la tradition composaient une révolte de petites gens appelés du
le corps social, gens d’Eglise, de noblesse nom collectif méprisant de « Jacques ».
ou du peuple. Les députés à ces états Ces mots, passés dans les Chroniques de
avaient été élus ; la représentation du peu- Froissart, connurent la fortune de ce
ple était ainsi assurée ou plutôt accaparée texte. Un moment sortis de l’usage, ils

JACQUES A DIT Ci-contre : Répression de la Jacquerie, extrait des Chroniques de Saint-


Denis, XIVe siècle (Londres, The British Library). La révolte de la Jacquerie, en Beauvaisis,
antifiscale et antinobiliaire, survenait en 1358, dans la crise politique provoquée par la
défaite de Poitiers où le roi Jean le Bon avait été fait prisonnier. Le terme collectif méprisant
de « Jacques » désignait n’importe quel campagnard. En haut : extrait des Grandes
Chroniques de France de Charles V, XIVe siècle (Paris, Bibliothèque nationale de France).
LA MAIN DU ROI La Révolte
des Maillotins en 1382, extrait d’une
chronique française anonyme,
XVe siècle (Besançon, Bibliothèque
municipale). A la fin du XIVe siècle,
de nombreuses émeutes en France,
en Angleterre, en Italie s’opposèrent
aux taxes sur les marchés. A Paris,
en mars 1382, en l’absence du jeune
roi Charles VI, guerroyant en Flandre,
répression militaire cruelle s’abattit sur la une insurrection populaire ravagea
région et toutes les libertés anciennes pro- des maisons d’agents des impôts
pres à Bordeaux et aux provinces voisines et d’usuriers. Les chroniques retinrent
furent anéanties. Toutefois, l’année sui- le nom de Maillotins donné aux
vante, le Conseil du roi reconnut l’impos- insurgés et l’exceptionnelle répression
sibilité d’appliquer la réforme, et les qui suspendit provisoirement les
ordonnances furent révoquées. Le roi privilèges de la capitale.
Henri II confirma solennellement l’exemp-
tion de gabelle des provinces aquitaines,
appelées « pays rédimés » et maintenues armes, élisaient des capitaines. Un jour dit, « émotions » populaires aux tempêtes de
dans ce privilège jusqu’en 1789. ils marchaient sur des villes proches pour y la mer, déchaînées par les vents et aussi vite
A partir des années 1620-1630, un cycle faire entendre leurs plaintes, attaquer des apaisées, sans rime ni raison.
brûlant de révoltes populaires répondit maisons d’agents du fisc, s’emparer d’un
à l’énorme crue fiscale des ministériats lieu public et y publier des manifestes LE TOURNANT DU RÈGNE DE LOUIS XIV
de Richelieu et de Mazarin. La guerre dite adressés au roi. Une répression n’interve- Sous le règne personnel de Louis XIV, la
de Trente Ans était le premier conflit nait que lorsque les magistrats de la pro- nouvelle résolution implacable du pou-
porté aux dimensions du continent vince avaient pu alerter Paris et que des voir put s’appuyer sur la formation d’une
européen, elle plongea les pays soumis à troupes avaient été distraites des frontières armée nombreuse, réglementée, bien
cette épreuve dans des situations de et acheminées sur place. Les rencontres fournie de provisions et casernements, et
guerres civiles locales. Les dépenses mili- armées étaient alors meurtrières ; les répartie sur tout le territoire. Ces circons-
taires et spécialement l’usage des loge- meneurs pris étaient jugés par des commis- tances rendaient les éventuelles opéra-
ments de troupes aux frais des campa- sions extraordinaires et mis à mort. Toute- tions de répression plus efficaces. En
gnes provoquèrent en 1640 la révolte des fois, quelques mois plus tard, des lettres outre, la charge fiscale des campagnes
moissonneurs en Catalogne. En France, d’abolition arrêtaient les poursuites et était allégée par Colbert grâce au recours
les soulèvements les plus graves furent même les interdisaient ; les crimes étaient aux taxes de consommation pesant sur les 11
en 1637 celui des Croquants en Périgord non pas graciés mais abolis, ils étaient répu- citadins. Toutes ces réformes réussirent à h
et Quercy, puis celui des Nu-pieds en tés n’avoir jamais existé. faire accepter par l’opinion de la nouvelle
Normandie en 1639. Ces troubles populaires pouvaient être génération, celle qui comme le roi avait eu
Des traits communs se reconnaissent contemporains de conflits plus dangereux 20 ans vers 1660, le principe de prélève-
dans chacun de ces événements ; ils peu- pour l’Etat, guerres de Religion, soulève- ments réguliers, année après année, cor-
vent même reparaître de nos jours. Ces ments nobiliaires, etc. Ils avaient pu se respondant plus ou moins aux capacités
troubles paysans étaient spontanés, c’est- confondre en apparence, ici ou là, avec des monétaires des divers sujets.
à-dire réagissant sur le coup à des incidents partis, mais leurs rencontres avec les gran- Quelques grandes révoltes paysannes
locaux ; ils étaient incoordonnés, sans cor- des causes religieuses ou politiques étaient surgirent encore dans les décennies 1660-
respondances entre eux, sans instigateurs variables et sans lendemain. Proche de leur 1670. Les Lustucrus du Boulonnais se sou-
notables. Ils s’en prenaient souvent à des ressentiment, la longue vague de contesta- levèrent vers 1660 contre la suppression
taxes mineures, provocatrices moins pour tion politique qui culmina dans les années des privilèges des pays frontaliers. Les Invi-
leur montant que pour une assiette jugée de Fronde reprit ainsi dans ses manifestes sibles en Gascogne en 1663 s’armèrent
scandaleuse, comme une charge sur les et pamphlets leurs plaintes antifiscales. contre les agents de la ferme du sel de
cabaretiers à Bordeaux en 1635, un droit Pourtant, la marginalité des émeutes Bayonne. Les paysans du Vivarais s’insur-
sur le sel de la baie du Mont-Saint-Michel paysannes, leur ignorance des enjeux de gèrent en 1670 contre les taxes finançant
dans l’Avranchin en 1639. Ils ne se jugeaient gouvernement les rendaient plus pitoya- les travaux du canal du Midi. Surtout, en
pas subversifs, ils entendaient refuser des bles que crédibles. Le sobriquet de « Cro- 1675, en Guyenne et en Bretagne (Cor-
impositions qu’ils regardaient comme illé- quants », comme, plus tôt, ceux de Jac- nouaille), où les insurgés étaient appelés
gitimes, usurpatrices, inconnues du sou- ques ou de Pitauds, était dérisoire ; il était Bonnets rouges, l’opinion populaire s’éleva
verain, étrangères à sa volonté. pris par les révoltés comme une insulte. contre la création du papier timbré, incur-
Les agitations commençaient au prin- Eux-mêmes se donnaient dans leurs rares sion inédite du fisc sur les actes de la vie
temps par des assemblées de paroisses lors textes le titre de « gens des communes » quotidienne de tout un chacun, jusqu’aux
de la levée du premier quartier de l’impôt de telle ou telle province. Ils étaient à la fois plus simples gens. Dans toutes ces occa-
des tailles. On y prenait rendez-vous avec redoutés et négligés ; les gouvernants ne sions, la volonté répressive du pouvoir fut
des paroisses voisines de dimanche en s’en souciaient que s’ils croyaient pouvoir appliquée sans nuances.
dimanche. Les attroupements grossissaient en incriminer quelque puissant person- Derechef, dans les années 1700, l’inno-
pendant plusieurs semaines, prenaient des nage ; ils comparaient les « séditions » ou vation du papier timbré fut suivie par
LA GRANDE PEUR Le petit médaillon, ci-contre, évoque les paniques
de possédants provoquées par les récits de brûlements de châteaux lors
de la Grande Peur à la fin de juillet 1789, gravure anonyme, 1789 (Paris,
musée Carnavalet). En bas : scène symbolique où des hommes armés de fléaux
détruisent des attributs du clergé et de la noblesse, gravure anonyme,
1789 (Paris, Bibliothèque nationale de France).

cours des XVIe et XVIIe siècles à la montée et Les campagnards participaient à cet
à l’enracinement de l’impôt étatique. Aux élan. Apprenant les nouvelles des événe-
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

yeux des voyageurs étrangers, la France ments parisiens, ils avaient, en juillet 1789,
paraissait le pays le plus prospère et le plus dans de nombreux cantons, pris les armes
ordonné de l’Europe. pour refuser des redevances seigneuriales
récemment réaffirmées et renchéries.
DE LA RÉVOLTE À LA RÉVOLUTION Cette collection d’émeutes disparates,
l’instauration du Contrôle des actes, frap- Très différemment, les violences collectives appelée la Grande Peur, accéléra le vote
pant encore les avatars les plus banals de de masse qui explosèrent dans la dernière par la Constituante de l’abolition des pri-
l’économie familiale, les contrats, les baux, décennie du XVIIIe siècle prirent une enver- vilèges, la nuit du 4 août. Encore, dans les
les ventes, les legs, les instances en justice. gure nationale, elles embrasèrent la capi- deux années suivantes, des violences cam-
Elle provoqua localement d’ultimes réac- tale et aussi tous les territoires, elles entraî- pagnardes locales s’impatientèrent des
tions d’indignation des contribuables, nèrent tous les milieux sociaux. Un boule- lenteurs des rachats ou des suppressions
comme celle des Tard-Avisés du Quercy, versement des conceptions politiques, des fiscs seigneuriaux. Elles étaient à l’unis-
dont les troupes menacèrent Cahors et l’essence nationale du pouvoir, la culpabi- son des journées révolutionnaires de la
Agen en mai 1707. Au-delà de cet épisode lisation du passé et l’utopie de l’avenir capitale, mais leurs comportements res-
décalé, pendant presque un siècle, le emportaient une génération tout entière. semblaient plutôt aux scénarios coutu-
royaume ne connut plus aucune grande La puissance de l’Etat n’était pas en cause, miers des anciens troubles paysans.
révolte populaire. Survenaient parfois des mais désormais son principe, son incarna-
échauffourées sur des marchés pour une tion, ses moyens étaient mis en discussion. INSURRECTION
12 taxe locale, des embuscades de faux sau- Dès l’été 1789, la contestation des insti- OU CONTRE-RÉVOLUTION
h niers sur des frontières de régimes fiscaux tutions politiques et des hiérarchies socia- Les nouvelles institutions créées par la
ou des émeutes lors de saisons de cherté des les revendiqua le titre de « révolution ». Constituante détruisaient volontairement
blés. Il s’agissait de femmes assaillant les Depuis le XVIe siècle, l’expression désignant des équilibres coutumiers, des avantages
boulangeries ou inversement, dans les lieux le cycle d’un astre renvoyait par méta- traditionnels. L’égalité des espaces, décou-
producteurs, d’entraves aux charrois vers les phore à un accident majeur dans le cours pés en départements, supprimait, par
villes consommatrices. Ces faits divers de de l’histoire. L’assemblée des états géné- exemple, les privilèges des zones de mar-
violences jalonnaient les chroniques locales, raux, en se proclamant nationale, s’enga- ches séparant les provinces de Bretagne,
mais aucun de ces troubles n’avait l’ampleur geait volontairement dans une « révolu- d’Anjou et de Poitou. En même temps, des
et la durée des révoltes qui avaient résisté au tion ». Elle décidait des changements recrutements en masse de soldats déraci-
radicaux des modes de gouvernement et naient les jeunes gens des campagnes.

© RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER. © SELVA/LEEMAGE. © AKG-IMAGES.


des cadres de vie sociale. Cette fin des privilèges de lieu et la confis-
cation de la jeunesse furent des causes
majeures du soulèvement du Bas-Poitou,
appelé désormais département de la Ven-
dée. Cette grande insurrection de l’Ouest,
comme celles de Gascogne, du Haut-Lan-
guedoc, du Vivarais, du Comtat Venaissin,
de certains cantons ruraux de Normandie
et de Basse-Bretagne tenaient plus du refus
ponctuel des exigences des assemblées
parisiennes que d’une résistance politique ;
elles relevaient moins d’un engagement
contre-révolutionnaire délibéré que d’un
rejet spontané des innovations qui rui-
naient des styles de vie séculaires.
Il est significatif que l’avancée des
armées françaises dans le cœur de l’Europe
provoqua les mêmes types de réactions
DU PAIN OU DU PLOMB Ci-dessus : Barricade dans la rue Soufflot, à Paris, le 25 juin 1848,
par Horace Vernet, 1848 (Berlin, Deutsches Historisches Museum). En juin 1848, les
contrastées, l’adhésion des jeunes nota- groupes révolutionnaires parisiens tentaient un coup de force appuyé par des milliers
bles au renversement des structures de chômeurs de la capitale privés d’emploi après la fermeture des Ateliers nationaux.
politiques de leur pays et, au contraire,
les farouches résistances des paysans
s’armant contre une agression militaire, étrangère ; la monarchie de Juillet était Ils prenaient part aux événements les armes
ou contre l’exigence de la conscription issue d’un coup de force, la IIe République à la main. La force décisive des journées de
dans les territoires annexés. C’était, par était née d’un complot parisien, le Second juillet 1830, des mois insurrectionnels de
exemple, les cas des villageois belges sou- Empire avait été fondé par un coup d’Etat février à juin 1848, était la Garde nationale
levés à l’hiver 1798 ou des montagnards et le retour de la République résultait d’une parisienne avec la prédominance en son
napolitains réussissant au même moment défaite. Les légitimités successives heur- sein des bourgeois, pourvus d’armes,
à repousser l’invasion française. taient toujours une large partie de l’opi- d’uniformes et de grades, exposant leur vie
nion. Chaque alternance prenait dès lors avec courage et bonne conscience. Cette
CONFLIT DE LÉGITIMITÉS des apparences de bouleversement, néces- hégémonie de Paris, gouvernant le pays au
Les tragiques cadences politiques de la saire ou infâme, puisque les clientèles par- gré de ses opinions et de ses intérêts, tra-
France en 1792, 1795, 1814 et 1815, 1830, tisanes, les personnels politiques et jus- versa tout le XIXe siècle.
1848, 1851 et 1870 résultèrent des divi- qu’aux emblèmes nationaux eux-mêmes Le ressentiment des provinces s’expri-
sions irréconciliables des opinions et pro- étaient renversés, transfigurés. Chaque fois, mait parfois dans le jacobinisme ou le roya-
voquèrent des retours de ferments de la subversion victorieuse, minoritaire dans lisme de certaines villes et régions, l’Ouest
guerre civile, que la convenance d’un l’ensemble du pays, provenait des élites breton et vendéen, le Languedoc, Lyon, etc.
roman national républicain a générale- agissantes de la capitale. Les Parisiens, L’année 1848, par exemple, a cristallisé les
ment niés et effacés. Le régime impérial bourgeois et populaires, se considérant clivages politiques et sociaux. Elle semble
avait été ruiné par la campagne de Russie et comme dépositaires des droits de la réunir au moins trois modèles de violen-
la royauté restaurée grâce à une invasion nation, faisaient et défaisaient les régimes. ces collectives. Le renversement de Louis-
travers les villages, menacés de potence ou
de noyade, attaques de bâtiments publics,
escarmouches contre les gardes natio-
naux sortis des villes voisines. Selon les
lieux, les émeutiers en sabots appelaient
le roi, la république ou le plus souvent
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

© AISA/LEEMAGE. © ROGER-VIOLLET. © GILLES BASSIGNAC/DIVERGENCE.


l’empereur ; les cantons insurgés votèrent
tous à plus de 70 % pour l’empire dans les
scrutins des années suivantes.
Les provinciaux prenaient parfois à Paris
des revanches sanglantes, comme les gar-
des nationaux de l’Ouest renversant les
barricades de juin 1848 et les fusiliers
marins bretons venant à bout des derniers
communards de l’Est parisien. Ces anec-
dotes meurtrières sont généralement tues
dans le roman officiel.

LES BARRICADES DU QUARTIER LATIN


Notre époque aime évoquer les prestiges et
les mythes de Mai 68. Si les troubles fameux
des rues de Paris sont devenus légendaires,
on sait maintenant qu’ils signalaient un
bouleversement de la morale sociale et
14 qu’ils s’inscrivaient dans une vague contes-
h tataire étendue à presque tous les pays occi-
Philippe, en l’espace de trois jours, en février, pays. Les réactions paysannes les plus vio- dentaux. Les impulsions communisantes
avait le caractère d’un coup d’Etat, l’insur- lentes se situèrent dans le quart sud-ouest, des rues de Berlin et des campus américains
rection populaire de juin était une tentative Gers, Hautes-Pyrénées, Lot, Charentes, etc. avaient précédé les barricades du Quartier
de révolution sociale, les émeutes paysan- Elles consistaient en prise en otage de per- latin. Bien loin des caractères ponctuels des
nes reproduisaient les troubles antifiscaux cepteurs, gendarmes et agents des Eaux et révoltes populaires, tous ces événements
traditionnels. Le budget voté en mars, évi- Forêts, obligés à des marches humiliantes à appartenaient à une immense vague
tant de peser sur l’industrie et le commerce,
regrevait les impôts fonciers, augmentés de
près de moitié, de 45 centimes pour 1 franc.
Très consciemment, l’assemblée des bour-
geois républicains rejetait ainsi le coût des
troubles politiques sur la majorité rurale du

D’UNE BARRICADE L’AUTRE


En haut : La Barricade, rue de la Mortellerie,
juin 1848 dit aussi Souvenir de guerre civile,
par Ernest Meissonier, 1850 (Paris, musée
du Louvre). La rencontre des images est
trompeuse. Le massacre d’insurgés sur
une barricade de juin 1848 représentait
un ultime tragique épisode d’un projet
parisien de révolution politique.
En contraste, en mai 1968, les étudiants
manifestaient plus dans un juvénile
enthousiasme que dans le désespoir ; ils ne
couraient guère de risque pour leur vie.
L’ŒIL DU CYCLONE
Ci-contre : moulage
en plâtre du Départ
des volontaires de 1792
dit aussi La Marseillaise
idéologique de révolution des représen- ou Le Chant du départ,
tations et des comportements. par François Rude, 1833-
Dans les mêmes décennies, la conjonc- 1836 (Paris, arc de triomphe
ture politique française présenta égale- de l’Etoile). Ce moulage
ment des sursauts plus classiques de de La Marseillaise, symbole
rejet de l’évolution étatique. Les secteurs politique majeur, a été
sociaux des petits commerçants et arti- fracassé le 1er décembre
sans ne se résignaient pas à disparaître, 2018. Cet incident
ils savaient reconnaître la part de l’impôt spectaculaire a procuré aux
dans leurs trains de fermetures et faillites. médias l’occasion d’une
Le mouvement Poujade (UDCA) dans les image provocante propre
années 1950, les associations de défense à susciter l’indignation
(Cidunati) menées par Gérard Nicoud de l’opinion publique.
vers 1970-1980 tentèrent de tenir tête aux
agents des finances et d’organismes
sociaux. Leur mauvaise réputation dans
les médias est significative ; elle traduit
comme toujours le clivage des intérêts et
opinions entre des élites dominantes liées
à l’Etat et des contribuables communs,
cibles trop faciles et trop fragiles de l’ogre
fiscal. Ces contrastes reflètent des structu-
res de si longue durée qu’elles peuvent
paraître intemporelles. 2

Membre de l’Institut, ancien directeur


de l’Ecole des chartes, président d’honneur
de la Société d’étude du XVIIe siècle,
Yves-Marie Bercé est spécialiste des révoltes
populaires et de toutes les formes
de transgressions qui caractérisent l’Europe
de l’époque moderne.

À LIRE d’Yves-Marie Bercé


Violences
et répression
dans la France
moderne
CNRS Editions
224 pages
22 €
Révoltes et
révolutions dans
l’Europe moderne
CNRS Editions
« Biblis »
280 pages
10 €
À L’ É CO L E D E L’ H ISTO I R E
Par Jean-Louis Thiériot

À LA RECHERCHE
DE LA DROITE FRANÇAISE
© SANDRINE ROUDEIX.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

L’histoire des droites françaises


est celle de leurs divisions. Elles ne
conjureront leurs échecs qu’en réalisant
la synthèse qui fonde, depuis Disraeli,
L
es droites françaises se cherchent.
Entre les libéraux-européistes comme
Alain Juppé ou Jean-Pierre Raffarin, les le conservatisme historique.
conservateurs-libéraux, tendance François
Fillon et les souverainistes autoritaires, version Dupont-Aignan ou politiques avec une formule définitive : « Race de naufrageurs et de fai-
Marine Le Pen, c’est l’éparpillement qui domine. La vieille triparti- seurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, Chateaubriand n’a jamais
tion orléaniste, légitimiste, bonapartiste mise en lumière par René cherché, dans la mort et dans le passé, le transmissible, le fécond, le tra-
Rémond semble bien perdurer, n’en déplaise aux esprits chagrins qui ditionnel, l’éternel ; mais le passé, comme passé, et la mort, comme
la proclament caduque. Il est pourtant urgent de trouver un déno- mort, furent ses uniques plaisirs. Loin de rien conserver, il fit au besoin
minateur commun à ces droites, si elles veulent rééditer l’exploit de des dégâts, afin de donner de plus sûrs motifs de regrets. En toutes cho-
Nicolas Sarkozy qui était parvenu, en 2007, à les fédérer. ses, il ne vit que leur force de l’émouvoir, c’est-à-dire lui-même. »
16 C’est la gageure à laquelle s’est attaché Jérôme Besnard, jeune Cette tragédie court sur deux siècles. La monarchie de Juillet a suc-
h essayiste, dans La Droite imaginaire. Fort intelligemment sous-titré combé en 1848 sous les feux croisés de libéraux secrètement répu-
De Chateaubriand à François Fillon, ce court essai a le grand mérite blicains, comme Thiers, et de légitimistes réfugiés dans l’exil intérieur
de replacer le débat dans le temps long, sur deux siècles, en mêlant de leurs châteaux et de leurs sacristies ; le Second Empire n’est jamais
analyse historique, réflexions littéraires et références culturelles. parvenu à les rallier, jusqu’à ce que la défaite de 1870 lui donne l’esto-
C’est brillant, écrit à la hussarde, mené tambour battant, d’une cade ; la droite monarchiste, très majoritaire dans la Chambre de
plume alerte. C’est à lire, car c’est un formidable terreau pour la 1871, a laissé échapper la restauration qui était à sa portée, du fait de
réflexion. Mais le livre a les défauts de ses qualités. Il est un diagnos- la division des légitimistes et des orléanistes, le « grand refus » du
tic. Il est aussi un symptôme, un symptôme de la maladie originelle comte de Chambord d’accepter le drapeau blanc n’étant que
de la droite française, incapable de concevoir une synthèse cohé- l’écume qui cachait des oppositions bien plus profondes. La démis-
rente entre les exigences politiques du bien commun et celles tout sion du maréchal de Mac Mahon, le 30 janvier 1879, sonne le glas de
aussi décisives du bon sens économique. la « république des notables ». La droite ne reviendra plus au pou-
Le diagnostic repose sur l’histoire des divisions de la droite. En une voir avant 1919, en dehors du bref épisode Méline de 1896-1898.
centaine de pages, Jérôme Besnard rappelle quelques moments cru- Pour quarante ans, ce sera le temps de toutes les gauches (en dehors
ciaux.Pourlui,lapremièrefiguredéchiréeestcelledeChateaubriand, des socialistes), radicales, radicales-socialistes ou républicaines
qui porte en germe toutes les autres. Légitimiste, viscéralement atta- modérées qu’unit un dénominateur commun, la défense agressive
ché à la branche aînée, il combat en même temps pour que la charte de la laïcité au nom d’un anticléricalisme assumé. Quant à la droite,
© GODONG/LEEMAGE. © LUX-IN-FINE/LEEMAGE.

concédée par Louis XVIII à son retour ne soit pas un pâle revival elle se déchire autour de principes difficilement compatibles que
de l’Ancien Régime, mais bien une monarchie nouvelle qui tienne résume Daniel Halévy dans une formule lapidaire de La République
compte des exigences de liberté, notamment celle de la presse. des ducs : « Pour le légitimiste, l’ordre, c’est le respect du droit divin, et la
L’auteur cite avec délectation la magnifique péroraison de l’enchan- morale, c’est ce qu’ordonne l’Eglise. Pour l’orléaniste, l’ordre a pour
teur à la Chambre des pairs, le 7 août 1830 : « Inutile Cassandre, j’ai source la raison, et sa forme sociale le parlementarisme. Pour le bona-
assez fatigué le trône et la pairie de mes avertissements dédaignés. Il ne partiste, la morale compte assez peu : l’ordre vient de César. Ces trois
me reste qu’à m’asseoir sur les débris d’un naufrage que j’ai tant de fois ordres ont chacun leur valeur, mais ils sont incompatibles, et si leurs
prédit. » La période est belle, la blessure certaine. Mais notre essayiste partisans s’allient, ils ne pourront former qu’une ligue sans âme, ils ne
passe presque sous silence la plus féroce critique qu’on peut adresser pourront rien faire ensemble que résister et haïr. »
à Chateaubriand homme politique, celle de n’avoir, au fond, rien fait Laferveurpatriotiquerésultantdelavictoirede1918permetlavic-
pour accomplir la synthèse salvatrice tout en regardant venir l’orage, toireduBlocnationalauxélectionsde1919.Maisunefoisencoredivi-
abstention que Charles Maurras a mise en lumière dans Trois idées sée entre l’Entente républicaine et démocratique, conservatrice et
LÉGITIMISTES Ci-dessus : Henri d’Artois, comte de
Chambord, en 1870. A gauche : Chateaubriand en costume
catholique, de Louis Marin et Maurice Barrès, les Indépendants de pair de France, par Pierre-Louis Delaval, 1828 (Châtenay-
ouvertement royalistes et les centristes libéraux de l’Alliance démo- Malabry, maison de Chateaubriand La Vallée-aux-Loups).
cratique, la majorité se déchirera, s’alliera avec le centre gauche, voire
les radicaux-socialistes d’Herriot avant de succomber sans gloire aux
élections de 1924. Comme le résumera avec lucidité André Tardieu, pas un mot sur les réussites du Second Empire (loi sur les sociétés
« une bonne moitié [des députés] vient de la tradition catholique et commerciales, développement du crédit et des grandes banques
l’autre moitié de la tradition voltairienne ». En dehors des questions de dépôt, rénovation urbaine avec Haussmann, assèchement des
culturelles,oùtoutelafamilleparvientàseréconcilierautourdeLéon marais de la Dombes), pas un mot sur la stabilisation du franc par
Bérard dans la défense des humanités classiques contre le scientisme Poincaré ou la réussite économique gaullienne durant les Trente
triomphant des études universitaires, l’impossible alliage se dissout. Glorieuses, qui a propulsé la France en tête de la croissance euro-
Tout au long de La Droite imaginaire, Jérôme Besnard lit les péenne avec un taux annuel moyen de 5,8 %, loin devant ses concur-
échecs de la droite comme la continuation de ces facteurs de divi- rents comme le Royaume-Uni avec ses modestes 2,9 %. Alors que la
sion. La seule réussite qu’il identifie est celle du général De Gaulle, tendance commune de l’analyse politique est souvent de tout expli- 17
« artiste, rebelle et croyant », dont, malgré les déchirements de la quer par l’économie, Jérôme Besnard succombe au péché inverse. h
tragédie algérienne et les traces ineffaçables laissées par le sacrifice Inclinant clairement du côté des conservateurs face aux libéraux, il
de l’honneur de l’armée, le conservatisme aurait séduit les légiti- fait preuve de la même vision hémiplégique. Pour lui, la droite est
mistes, le sens de l’autorité, les bonapartistes, et l’ardeur réforma- essentiellement principes, culture, plumes et symboles quand pour
trice en économie, la plus grande partie des orléanistes. L’échec de le camp adverse, elle est nombres, bilan et bonne gestion.
François Fillon serait encore, selon lui, une cicatrice du partage In medio stat virtus. La synthèse reste à écrire. Elle seule permettra
entre libéraux et conservateurs : « C’est cette faille, ajoute-t-il, qui à la droite française de trouver le point d’équilibre entre ses aspira-
décidera, plus encore que les affaires, de la non-qualification de Fillon tions contradictoires, entre les traditions qu’il faut préserver et les
pour le second tour de l’élection présidentielle. » Qu’il soit permis évolutions, y compris économiques, nécessaires pour s’adapter à la
d’en douter. Cette grille de lecture, partiellement juste, est certai- marche du monde. En Angleterre, Benjamin Disraeli, le grand réno-
nement trop réductrice et trop systématique. vateur du conservatisme britannique au XIXe siècle, y était parvenu
En revanche, il est un domaine où Jérôme Besnard excelle, c’est avec un programme tenant en une seule formule : « Préserver ce qui
celui du patrimoine culturel et historique. Dans des passages lumi- vaut, réformer ce qu’il faut. » La France attend toujours son Disraeli.
neux consacrés à Alain Gerbault, Jean Mermoz, Antoine de Saint- Avec sa belle Droite imaginaire, Jérôme Besnard apporte une pierre
Exupéry, aux hussards, Nimier, Blondin, Laurent, Déon, aux soldats au pilier de la conservation. Reste à édifier le second pilier et à dessi-
perdus d’Indochine ou aux lieutenants et sacrifiés des djébels ner le fronton qui les réunira enfin.2
d’Algérie que Philippe Héduy a si bien chantés dans Au lieutenant
des Taglaïts, il invoque un type d’homme, l’homme de droite, « qui
est l’homme qui accepte la condition humaine », dans sa cruauté,
son injustice mais aussi son indépassable grandeur. C’est une illus- À LIRE
tration parfaite de ce qu’a théorisé le grand philosophe britanni-
que Michael Oakeshott définissant les positions politiques
comme des « dispositions d’esprit ». La Droite
Mais par-delà ses évidentes qualités, La Droite imaginaire est aussi imaginaire
un symptôme de l’incapacité de la droite française à penser à la fois Jérôme Besnard
le politique et l’économique. Tout au long de l’ouvrage, l’impasse sur Editions du Cerf
l’économie est à peu près totale. Pas un mot sur le dynamisme éco- 216 pages, 18 €.
nomique de la monarchie de Juillet sous la férule éclairée de Guizot,
E NTRETIEN AVEC J EAN-PAUL B LED
Propos recueillis par Geoffroy Caillet

Un
Ange
passe
Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne, Jean-Paul Bled
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

consacre à Marlène Dietrich une biographie passionnante,


qui éclaire ce phénomène de l’histoire culturelle du XXe siècle.

Qu’est-ce qui a amené avec un petit noble, Eduard von Losch,


l’historien que vous êtes lui-même officier. Même si Marlène n’a
à vous intéresser à la figure pas pris son nom, elle s’affirmera tou-
de Marlène Dietrich ? jours, à travers le nouveau couple formé
Mon projet d’écrire sa vie est ancien. Si par sa mère et son beau-père, comme
je l’ai abordée à travers l’histoire de une aristocrate prussienne.
l’Allemagne, Marlène Dietrich est une Sa première ambition était de devenir
figure qui m’a toujours fasciné, aussi violoniste et elle reçoit d’abord une ins-
bien par sa beauté que par sa voix très truction très poussée dans cette voie.
particulière. Même si je n’avais encore Mais un accident à la main gauche lui en
18 jamais écrit sur le cinéma, j’ai toujours ferme la carrière et elle choisit alors de
h éprouvé un grand intérêt pour l’his- se tourner vers la scène, puis vers l’écran
toire culturelle, un angle d’approche en 1922, dans un Berlin qui est alors
particulièrement riche pour l’historien. la seconde Mecque du cinéma après
Les sources principales à son sujet sont Hollywood. Elle apparaît dans une ving-
les archives de la Marlène Dietrich taine de films et dans plusieurs revues
Collection de Berlin, un fonds d’une à succès. En 1928, la presse parle même
richesse exceptionnelle, constitué de d’elle comme d’une « nouvelle [Greta]
milliers de documents personnels de Garbo ». C’est exagéré, mais cela dit bien
Marlène Dietrich acquis par la ville de la ville pour elle. Dans Marlène, le film qu’elle n’est plus alors une inconnue.
Berlin après sa mort en 1992. On y documentaire que Maximilian Schell lui
trouve des photos, des accessoires, a consacré en 1984, elle répond d’abord Vient L’Ange bleu en 1930.
ainsi que sa correspondance – essen- qu’elle n’a pas de patrie, puis se livre à un C’est bien au cinéma
tiellement les lettres qu’elle reçut au long développement sur Berlin. On sent allemand et non à Hollywood
cours de sa vie. bien que c’est sa principale attache. qu’elle doit le succès.
Oui, même si Josef von Sternberg, d’ori-
Allemande naturalisée D’où venait celle qui grandit gine viennoise, est déjà un réalisateur
américaine, puis résidente sous la Grande Guerre puis américain affirmé lorsqu’il est engagé
française, quelle était la République de Weimar ? par l’UFA, la première société cinémato-
sa véritable patrie ? Née en 1901, elle était issue de la classe graphique allemande, pour tourner une
Sans hésiter, je répondrais : Berlin. Ce moyenne. Son père, Louis Dietrich, adaptation de Professor Unrat, un roman
n’est pas une pirouette. Elle était berli- était un officier de police plutôt désar- de Heinrich Mann qui raconte la chute
noise, se voulait telle et se réclamait de genté. En revanche, sa mère, Joséphine, d’un honorable professeur, tombé sous
cette identité. Si son rapport avec l’Alle- appartenait à une famille aisée, les le charme d’une chanteuse de cabaret.
magne a été évidemment compliqué, Felsing, qui possédait une horlogerie- Lorsque Sternberg voit Marlène dans la
elle a toujours gardé des liens avec Berlin, bijouterie sur Unter den Linden, l’une comédie musicale Zwei Krawatten, il est
comme le proclame l’une de ses chan- des artères élégantes de Berlin. Louis fasciné et l’impose envers et contre tous
sons culte, J’ai encore une valise à Berlin, Dietrich mourut lorsque Marlène avait dans le rôle de Lola-Lola. Marlène choisit
très significative de ce que représentait à peine 7 ans et Joséphine se remaria elle-même les jarretelles, les culottes
PHÉNOMÈNE
Jean-Paul Bled (page
de gauche) explore
le phénomène culturel
que représenta Marlène
Dietrich. Ci-contre : l’actrice
bouffantes et le haut-de-forme qu’elle dans le rôle de Lola-Lola
arbore dans la fameuse scène où elle de L’Ange bleu, 1930, le film
chante assise, les jambes nues, sur un de Josef von Sternberg
tonneau. La main de Sternberg, le sex- qui la rendit célèbre.
appeal de Marlène et ses interprétations
chantées assurent à L’Ange bleu un succès
immense. Aussitôt, la Paramount lui
propose un contrat. Elle arrive alors
à Hollywood dès 1930 pour tourner
Cœurs brûlés avec Gary Cooper, sous
la direction de Sternberg, devenu son
Pygmalion et son amant.

Que retenir de sa carrière


d’actrice ? On sent
beaucoup d’œuvres d’abord
conçues pour exploiter
son image de femme fatale.
Si la trentaine de films qu’elle tourne
à Hollywood ne sont pas tous des chefs-
d’œuvre, les sept films signés par Stern-
berg forment un ensemble à part. De
Cœurs brûlés (1930) à La Femme et le Pan-
tin(1935)enpassantparShanghaiExpress
et L’Impératrice rouge, il s’agit de choix
éminemment personnels, bâtis pour
mettre en valeur cette femme dont il est
fou amoureux. Chacun est une forme de
déclaration d’amour à Marlène.
Le succès s’effiloche pourtant avec le
© ERIC FOUGERE - CORBIS VIA GETTY IMAGES. © AKG-IMAGES/WHA/WORLD HISTORY.

temps et amène la Paramount à se sépa-


rer de Sternberg, qui souhaite lui-même
arrêter cette série de films parce que sa
liaison avec sa muse touche à sa fin.
C’est lui qui a appris à Marlène l’impor-
tance de la lumière et des costumes,
deux domaines où elle excellera, impo-
sant systématiquement ses choix aux
réalisateurs et aux costumiers. A son
contact, elle a appris à maîtriser l’art de
se mettre en valeur et de donner à ses
tenues une dimension artistique.
Il n’y a qu’avec Billy Wilder, autre Amé-
ricain d’origine autrichienne, qu’elle
retrouvera une tell e comp licité .
Comme elle, Wilder avait vécu à Berlin
dans les années 1920. Ils partageaient
cet humour berlinois que Marlène
appréciait par-dessus tout. Après La
Scandaleuse de Berlin (1948), ils tour-
neront Témoin à charge (1958), un film
de procès où Marlène accomplit une
véritable prouesse.
encerclée et il faut l’intervention des qui lui sont posées lors de la conférence
parachutistes de la 82e Airborne pour de presse portent sur son engagement
la dégager. Le général Patton lui avait durant la guerre. On lui reproche d’avoir
d’ailleurs remis un petit pistolet dans le servi sous l’uniforme américain. Mais
cas où elle serait tombée aux mains des Marlène refuse d’être traitée en coupa-
Allemands, tant le risque était réel. ble et tient bon face aux journalistes, la
Légion d’honneur fièrement arborée
Précisément, comment sur son costume. Il faut dire qu’en 1955,
les nazis la considèrent-ils ? sa participation au défilé militaire des
Pendant les années 1930, la position des Champs-Elysées à l’occasion des dix ans
Allemands à son égard est ambivalente, de la Libération avait été très mal prise
Quel rôle joue-t-elle pendant voire ambiguë. D’un côté, on la fustige par un grand nombre d’Allemands.
la Seconde Guerre mondiale ? parce qu’elle met ses talents artistiques Par un hasard singulier, ce rôle que les
Si son départ d’Allemagne en avril 1930 au service du capitalisme américain et Allemands auraient voulu lui voir tenir,
n’avait pas de signification politique, des lobbys juifs, dont Sternberg est à elle le jouera l’année suivante dans Juge-
l’accession au pouvoir de Hitler change leurs yeux l’incarnation. De l’autre, ment à Nuremberg. Elle y incarne en effet
la donne. A aucun moment elle n’envisa- Goebbels, qui a un goût cinématogra- une aristocratedontlemari, quiadétesté
gera, ni de près ni de loin, de pactiser avec phique assez sûr, comprend le bénéfice Hitler mais servi l’Allemagne jusqu’au
le nouveau régime, et donc de rentrer au qu’il y aurait à tirer d’elle s’il arrivait à la bout, a été jugé, condamné et exécuté.
payspourypoursuivresacarrière.Larup- convaincre de rentrer en Allemagne et il Or elle choisit de lui rester fidèle et expli-
ture avec l’Allemagne est consommée lui offre des ponts d’or. En vain. Irrécupé- que au juge que tous les Allemands n’ont
lorsqu’elle reçoit la nationalité améri- rable pour les nazis après 1939, elle fait pas été coupables. Un véritable rôle de
caine en avril 1939, alors que la guerre est de nouveau l’objet de violentes campa- composition, car Marlène n’aurait certai-
surlepointd’éclaterenEurope.Dèsavant gnes de presse. Elle ne rentrera pas en nement jamais dit cela.
20 l’arrivée de Jean Gabin, avec qui elle noue Allemagne avant 1945.
h une intense relation amoureuse de 1941 Elle se rend toutefois à Paris et en Autri- Beaucoup pensent
à 1948, elle accueille à Hollywood les che, ce qui lui permet de revoir sa mère et que la chanson Lili Marleen
artistes français qui fuient aux Etats-Unis, sa sœur, qui viennent la retrouver dans le a été inventée pour elle.
comme René Clair, Jean Renoir, Marcel Tyrol. Lorsque Berlin tombe en mai 1945, Qu’en est-il exactement ?
Dalio ou Julien Duvivier. Avec l’entrée elle ne sait pas ce qu’est devenue sa mère. Cette confusion provient évidemment
en guerre des Etats-Unis en 1941, elle Elle finit par la retrouver en septembre de l’homonymie avec son prénom. Lili
s’engage officiellement pour sa nouvelle dans la ville dévastée grâce à son ami, le Marleen est en réalité un poème écrit par
patrie en organisant des cantines à général Gavin, devenu gouverneur du Hans Leip pendant la Première Guerre
l’intention des GI’s et en chantant pour secteur américain de Berlin. Et lorsque mondiale sous le titre Chanson d’une
convaincre les Américains de verser leur Joséphine meurt deux mois plus tard, jeune sentinelle. Une véritable chanson
obole pour l’emprunt de guerre. Elle en c’est encore lui qui la fait porter en terre
fait parfois trop, allant jusqu’à s’asseoir par des GI’S, alors que toute fraternisa-
sur les genoux des spectateurs dans les tion est interdite.
cabarets où elle se produit dans ce but, ce
qui lui vaut une convocation de Roose- Elle commence une carrière
velt à la Maison-Blanche ! de chanteuse en 1953 et se
Elle s’engage ensuite en avril 1944 dans produit dans le monde entier.
l’équivalent américain du théâtre aux Comment expliquer les
armées, qui l’emmène à Alger, où elle réactions hostiles qu’elle
retrouve inopinément Gabin. Puis elle rencontre en Allemagne lors
gagne l’Italie, puis participe à la campa- de sa tournée de 1960 ?
gne d’Allemagne auprès des troupes Dans cette période d’après-guerre, il
américaines. Ses tours de chant se font existe en Allemagne un sentiment
dans des conditions parfois dangereu- contradictoire assez répandu, qui
ses, puisqu’il lui arrive de se produire à consiste à rejeter Hitler et le nazisme
proximité du front. Ainsi, à Bastogne en tout en restant solidaire de l’armée alle-
février1945,enpleine batailledes Arden- mande. Ainsi, lorsque Marlène débar-
nes, l’unité où elle chante se retrouve que à Berlin en 1960, toutes les questions
ICÔNE A partir d’avril 1944,
Marlène Dietrich accompagna les GI’s
en Europe pour les distraire par ses récitals
(page de gauche, en haut). Le contrôle
de son image passait par le choix intégral
de ses costumes, sur scène et à l’écran
(ci-contre et en bas à gauche).
© AKG-IMAGES. © AKG-IMAGES/ALBUM/JOHN ENGSTEAD. © AKG-IMAGES/ALBUM

d’annuler sa participation si Chevalier


était décrété persona non grata et a
obtenu gain de cause.

Sa santé l’oblige à arrêter


le chant en 1975 et le cinéma
en 1978. Commence
alors un crépuscule solitaire
à Paris. La plupart des
grandes actrices ont connu
cette trajectoire. A quoi
tient donc l’existence d’un
mythe Dietrich ?
LemytheDietrich,c’estceluidelafemme
parfaite. Elle y a travaillé consciencieuse-
ment, comme elle l’a avoué entre autres
au journaliste Louis Bozon, son meilleur
ami des dernières années, un peu le fils
qu’elle n’a pas eu. Elle l’a fondé sur son
image, qu’elle a entretenue toute sa vie à
travers la lumière, la photographie et la
en est tirée en 1938, qui ne rencontre avec James Stewart. Mais d’autres ont mode. Elle a été l’une des femmes les plus
pas le succès. Or, pendant la guerre, les profondément marqué sa vie, selon un photographiées au monde, comme en
Allemands installent à Belgrade une scénario presque toujours identique. témoignent les quelque dix mille photos 21
radio qui diffuse chaque soir cette chan- Tout commence de façon très romanti- du fonds de Berlin. Comme pour ses h
son pour les unités de la Wehrmacht que par un coup de foudre, puis Marlène films et ses costumes, elle s’est toujours
d’Europe du Sud-Est et d’Afrique du se lasse la première : Sternberg, Remar- extrêmement impliquée dans la prépa-
Nord. Elle devient aussitôt un hymne que,Gabinenfontlesfraisetensouffrent, ration de la photographie, où rien ne se
pour les soldats de l’Afrikakorps, mais même si chacun garde pour elle une faisait sans son accord. C’est ce souci que
aussi pour les soldats anglais stationnés grandeaffectionetréciproquement.Iln’y la postérité conserve d’elle une image
dans le désert de Tripolitaine ! Lili Mar- a qu’avec Yul Brynner que ce n’est pas elle parfaite qui l’a décidée à vivre en recluse.
leen est alors prise en grippe par les diri- qui fixe les règles. Sa passion dévorante Déjà dans son dernier film, Just a Gigolo
geants nazis, Goebbels en particulier, finit alors par se transformer en haine. (1978), son visage apparaît derrière une
pour qui cette chanson mélancolique Si sa vie sentimentale révèle un côté très voilette. Et elle n’accepta de participer au
est de nature à saper le moral des trou- égocentrique, Marlène manifeste en documentaire de Maximilian Schell qu’à
pes, surtout après le désastre de Stalin- revanche un grand sens de l’amitié. Elle la condition de ne pas y figurer. On y
grad en 1943. Et voilà que Marlène Die- met sa joie à cuisiner pour ceux qu’elle entend seulement sa voix, légèrement
trich s’en empare et se met à la chanter, aime, entretient financièrement sa rauque et terriblement envoûtante. Le
d’abord en anglais puis en allemand ! famille et ses amis dans le besoin. Dans mythe, jusqu’au bout. 2
ses dernières années, elle noue même
Tout en restant marié avec Romy Schneider une grande amitié,
à Rudi, le père de sa fille aiguisée par sa compassion pour cette
Maria, elle enchaîne femme qui souffre. En 1945, lors d’un À LIRE
les liaisons, de Sternberg gala de bienfaisance où elle devait se
à Erich Maria Remarque, produire, le comité d’épuration des Marlène Dietrich.
de Yul Brynner à Jean Gabin. artistes convaincus de collaboration La scandaleuse
Qu’est-ce que ce tourbillon avec l’ennemi voulait s’opposer à la pré- de Berlin,
sentimental dit d’elle ? sence de Maurice Chevalier, dont le Jean-Paul Bled,
Il signe évidemment une grande liberté comportement pendant l’Occupation Perrin, 380 pages,
de mœurs et une indépendance assu- n’avait pas été net à leurs yeux. Marlène 24 €. A paraître
mée de sa part. Certaines de ses liaisons ne s’est pas drapée dans une posture de le 21 février.
sont tout à fait passagères, comme grande résistante. Elle a aussitôt menacé
H ISTORIQUEMENT INCORRECT
Par Jean Sévillia

LES OUBLIÉS
D’INDOCHINE
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE
© BALTEL/SIPA.

Occupée par les Japonais, l’Indochine


vécut en 1945 sous un régime de terreur.

A Guillaume Zeller lève le voile sur


Paris, chaque année, à l’occasion
de la Journée nationale du souve-
nir des victimes et des héros de la
déportation, la liste des lieux du crime
une tragédie oubliée.
(Auschwitz, Buchenwald, Dachau, Maut-
hausen, Ravensbrück, Treblinka…) mentionne désormais les président du Conseil à Bordeaux, qui nomma à sa place, le 25 juin
« camps japonais ». Si le nombre de morts n’est certes pas à la suivant, l’amiral Decoux, le commandant de la DNEO.
même échelle – plusieurs millions pour les camps nazis, quelques Entré en fonction à Hanoi, le 20 juillet 1940, Decoux entendit résis-
milliers pour les camps nippons –, il ne s’en agissait pas moins, ter aux prétentions nippones. Le 30 août, cependant, Vichy signa
pour ceux qui furent victimes de ces derniers, d’une tragédie. Une avec Tokyo un accord reconnaissant la position privilégiée du Japon
tragédie méconnue sur laquelle Guillaume Zeller jette, dans un en Extrême-Orient. Le 22 septembre suivant, l’amiral Decoux était
ouvrage documenté et courageux, une lumière crue. Journaliste et contraint de signer une convention militaire autorisant l’armée
historien, Zeller avait déjà consacré un livre au massacre d’Euro- japonaise de Chine du Sud à pénétrer au Tonkin et à utiliser les instal-
22 péens à Oran le 5 juillet 1962 (Un massacre oublié, Tallandier, 2012) lations de Haiphong et certains aérodromes, soit une présence limi-
h et un autre à la déportation du clergé à Dachau sous le IIIe Reich tée à 6 000 soldats japonais. Cinq jours plus tard, Tokyo rejoignait
(La Baraque des prêtres, Tallandier, 2015). L’auteur réitère l’exercice l’axe Berlin-Rome. En mai 1941, un accord économique entre l’Indo-
en racontant, dans Les Cages de la Kempeitaï, la période de la fin de chine et le Japon s’ajoutait à la convention militaire. Et en juillet 1941,
la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle l’Indochine fran- à la suite d’une nouvelle pression de Tokyo, l’amiral Darlan, vice-
çaise, mise en coupes réglées par les Japonais, de mars à août 1945, président du Conseil, signait avec les Japonais un pacte de défense
vécut six mois sous un régime de terreur. commune : Decoux dut consentir à la mise à disposition des Japo-
L’Union indochinoise, fondée en 1887, regroupait avant-guerre nais d’aérodromes au-delà du Tonkin ainsi qu’à la libre circulation
la colonie de Cochinchine, les trois protectorats monarchiques de des troupes nippones sur tout le territoire de la péninsule. C’était,
l’Annam, du Laos et du Cambodge, le protectorat du Tonkin et le souligne Guillaume Zeller, « de lourdes concessions diplomatiques,
territoire chinois du Kouang-Tchéou-Wan. Il s’agissait d’un terri- militaires et économiques ». Ajoutons que Decoux, fidèle au maré-
toire qui, situé à 10 000 km de la métropole, était une zone d’exploi- chal Pétain, adhérait aux principes de la révolution nationale et
tation économique et un point d’appui stratégique, mais non une appliquait la législation vichyste. En contrepartie, l’Indochine, qui
colonie de peuplement : sur 24 millions d’habitants, les Européens vivait pratiquement en autarcie, restait sous tutelle française.
ou assimilés ne dépassaient pas 40 000 personnes (18 000 militai- A partir de 1943, toutefois, alors que le temps des revers avait
res et 22 000 civils). En 1939, alors que le Japon, en pleine expansion, commencé pour le Japon, l’Indochine fut de plus en plus touchée
se rapprochait de l’Allemagne, cet éloignement géographique pré- par la guerre. Decoux aspirait toujours à préserver la souveraineté
occupait les autorités françaises, qui ne disposaient, dans la pénin- française sur la péninsule, au point que De Gaulle et le Comité fran-
sule indochinoise, que de troupes à recrutement en majorité indi- çais de la libération nationale, puis le Gouvernement provisoire de
gène, faiblement armées, et des quelques bâtiments de la Division la République française, s’ils avaient leur représentant secret sur
navale d’Extrême-Orient (DNEO). Tokyo faisait pression sur le place en la personne du général Mordant, n’écartaient pas totale-
gouverneur de l’Indochine, le général Catroux, afin d’empêcher ment l’idée d’un ralliement de l’amiral à leur cause, se résignant à ce
que du matériel de guerre ne transite à travers la colonie française qu’il serve, en attendant, de paravent vis-à-vis des Japonais. Tout
à destination de la Chine nationaliste, contre laquelle le Japon se allait basculer, près de deux ans plus tard, après la reconquête des
battait depuis 1937. A la faveur de la défaite de la France face à Philippines par les Américains, prodrome de la défaite nippone.
l’Allemagne, les Japonais revinrent à la charge le 19 juin 1940, exi- En février 1945, les Japonais décident de placer les troupes françai-
geant la présence de troupes nippones sur la frontière nord du ses d’Indochine sous leur commandement, dans le cadre de l’accord
Tonkin et l’utilisation du port de Haiphong. Catroux, obligé de de défense commune. Le 9 mars, un ultimatum en ce sens est remis
céder aux Japonais, fut désavoué par le maréchal Pétain, alors à l’amiral Decoux, qui répond par un refus. L’armée japonaise, dont
COUP DE FORCE Ci-dessus : l’amiral Jean Decoux, gouverneur
général de l’Indochine française de 1940 à 1945, avec le général
les effectifs en Indochine viennent d’être portés à 60 000 hommes japonais Issaku Nishihara. En septembre 1940, les Français
bien équipés, passe aussitôt à l’action. Decoux a sous ses ordres durent signer une convention qui autorisait l’armée japonaise
13 000 hommes mal équipés, et 50 000 Indochinois travaillés par la à pénétrer au Tonkin. En échange, la France gardait l’Indochine
tentation indépendantiste. Les unités françaises, partout attaquées, sous sa tutelle. Mais le 9 mars 1945, le Japon prit le contrôle
opposent une belle résistance, déployant des trésors d’héroïsme. En du territoire, où il mena pendant six mois une politique
moins de trois jours, cependant, toutes les garnisons sont neutrali- de terreur. A gauche : débarquement des troupes japonaises
sées, souvent obligées de se rendre par manque de munitions. Dans dans le port de Haiphong, au Tonkin, le 26 septembre 1940.
plusieurs cas, leur reddition ne les empêche pas de se faire massacrer
d’une balle dans la tête ou par décapitation au sabre. Tandis que
l’amiral Decoux et les hauts responsables civils ou militaires de la l’URSS déclarait la guerre au Japon. Le 15 août, l’empereur du Japon,
colonie sont internés dans une plantation à une centaine de kilo- Hirohito, annonçait que son pays rendait les armes. Cette capitula-
mètres de Saïgon, les officiers et la troupe sont enfermés dans des tion était signée le 2 septembre. Le même jour, Hô Chi Minh, après
camps, de même que les fonctionnaires. En ville, la population civile avoir contraint Bao Dai à abdiquer, proclamait l’indépendance de
française est parquée dans des périmètres gardés par des soldats la République démocratique du Vietnam. 23
japonais. Tous sont surveillés par la Kempeitaï, le service de sécurité Le 5 octobre suivant, le général Leclerc de Hauteclocque, placé h
qui gagne son surnom de « Gestapo japonaise ». Dans les camps ou sous les ordres de l’amiral Thierry d’Argenlieu, nommé haut-
les ghettos urbains, les Français doivent affronter la faim, le manque commissaire de France en Indochine, débarquait à Saïgon à la tête
d’hygiène et de soins. Le pire survient pour les prisonniers entassés de 70 000 hommes. Mais la situation était confuse. Constitué pour
dans des cages à tigre, accroupis dans l’obscurité. libérer l’Indochine du Japon, le corps expéditionnaire libéra en réa-
Fin mars 1945, à part la colonne du général Alessandri et l’état- lité les Français de geôliers japonais qui n’avaient plus de hiérarchie
major du général Sabattier, qui ont trouvé refuge en Chine, toutes à qui obéir, avant de déférer leurs chefs devant les tribunaux, sous
les forces de l’Indochine française se trouvent entre les mains des l’accusation de collaboration (sur quarante-trois procès, la plupart
Japonais, qui leur réservent un sort implacable. C’est ce calvaire déboucheront sur un acquittement, l’amiral Decoux bénéficiant
© KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO. © RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER.

de la colonie française que Guillaume Zeller décrit dans des pages d’un non-lieu en 1949). Quant à l’affrontement militaire attendu
à la fois émouvantes et glaçantes d’horreur. Le bilan humain de ces par les hommes de Leclerc, il eut lieu non contre les Japonais, mais
six mois de « terreur japonaise » s’élève à 2 650 militaires et envi- contre les communistes vietnamiens qui étaient aussi des natio-
ron 500 civils qui auraient perdu la vie. nalistes : la guerre d’Indochine venait de commencer. 2
Au-delà des souffrances des Français d’Indochine, Zeller fait res-
sortir, écrit-il, « un basculement capital dont l’onde de choc n’a pas
encore fini de s’estomper ». Le coup de force du 9 mars 1945, en
effet, a révélé un nationalisme indochinois que les Japonais ont
encouragé afin de contrer la Chine nationaliste. Dès le 11 mars, le
Laos et le Cambodge ont rompu leurs liens avec la France, tandis À LIRE
que l’empereur Bao Dai proclamait l’indépendance de l’Annam et
du Tonkin sous le nom d’empire du Vietnam. En sous-main, cepen- Les Cages de la Kempeitaï.
dant, les communistes du Tonkin, qui avaient fondé le Viêt-minh Les Français sous
en mai 1941 sous la direction de Hô Chi Minh, préparaient l’avenir. la terreur japonaise.
Le 26 juillet 1945, à la conférence de Potsdam, les Etats-Unis et la Indochine, mars-août 1945
Grande-Bretagne, associés à la République de Chine, adressaient au Guillaume Zeller
Japon un ultimatum exigeant une capitulation sans condition. Tallandier
Devant le refus de Tokyo, deux bombes atomiques étaient larguées 320 pages, 20,90 €.
à Hiroshima (6 août) et à Nagasaki (9 août), alors que, le 8 août,
À LIVRE OUVERT
Par Marie-Amélie Brocard

La
Passionde
MgrThuan
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

L’archevêque de Saïgon avait été enfermé treize ans


dans les geôles communistes. Anne Bernet fait revivre
dans une biographie inspirée la belle figure de Mgr Thuan.

I
ssu d’une mo deste famille d’ar tis ans , 15 août, il est arrêté. S’ensuivront treize longues
Nguyen Van Dieu n’en menait pas large. années de captivité sans même qu’une parodie
Cédant à l’obstination de son fils Am Tha- de procès vienne donner un semblant de raison
dée, l’architecte se rendait ce jour-là auprès du à son incarcération. De fait, malgré un an d’iso-
mandarin Ngo Dinh Kha pour lui demander lement total qui le voit soumis à des conditions
la main de sa fille Hiep. Ancien précepteur, d’insalubrité complète et aux pires privations, il
ministre et ami de l’empereur Thanh Thai, est impossible de lui faire avouer le moindre
l’homme avait été pendant vingt ans l’un des crime ni complot américano-vaticaniste dont
24 plus puissants du Vietnam. A la grande stu- il serait la pièce maîtresse. La force qui le fait
h peur de Dieu, le vieux Kha avait accueilli pour- tenir, que nul ne peut lui enlever et que son
tant la demande avec enthousiasme. La diffé- adversaire ne comprendra jamais, il la trouve
rence sociale n’était rien, à ses yeux, à côté du dans son Espérance en Dieu.
lien que représentait leur commune apparte- De camps de concentration à la réclusion dans
nance à des familles de martyrs chrétiens du un village isolé et hostile, de prisons dont il
bouddhisme. De cette union naquit, le 17 avril change toutes les deux semaines en résidence
1928, François-Xavier Nguyen Van Thuan. surveillée, treize années passent sans jamais enta-
Quand près de cinquante ans plus tard, les mer sa foi. Parvenant dans certaines circonstan-
communistes prennent le contrôle du Sud- ces à déjouer la surveillance dont il est l’objet, il
Vietnam, Mgr Thuan est bien loin d’être pour publie même dans la clandestinité des ouvrages
eux un simple clerc d’une religion minoritaire. Il est le neveu de pour soutenir les fidèles catholiques face à l’épreuve communiste,
Ngo Dinh Diem (le fils de Kha), ancien président du Sud, assas- grâce à un jeune garçon auquel il remet à travers les barreaux d’une
siné avec son frère Nhu quelques années plus tôt. Thuan est fenêtre de vieux feuillets griffonnés. L’affaiblissement des régimes
ainsi pour eux le dernier représentant d’une famille qui a certes soviétiques dans le monde aura raison de son incarcération en 1988.
lutté pendant un demi-siècle pour tenter d’obtenir de la France Il recouvre une liberté réduite qui se transforme bientôt en exil.
l’indépendance du Vietnam, mais qui s’est signalée, plus encore, Jean-Paul II l’accueille à Rome et fait de lui en février 2001 un cardi-
par son hostilité au communisme. Lui-même a multiplié les nal. Mgr Thuan meurt dix-huit mois plus tard. La cause de sa béatifi-
déclarations hostiles, notamment dans ses lettres pastorales cation a été ouverte en octobre 2010. La congrégation pour la cause
comme évêque de Nha Trang. Depuis des années, il se démène, des saints a reconnu le 4 mai 2017 l’héroïcité de ses vertus.
mobilisant les générosités internationales en faveur des réfu- Le récit qu’Anne Bernet fait de cette vie fascinante est à la hau-
giés, notamment catholiques, qui fuient la dictature viêt-minh teur de ce destin hors du commun. On croit lire un roman d’aven-
du Nord et se retrouvent dans la misère au Sud. Pendant huit tures. En arrière-plan, l’histoire mouvementée du XXe siècle viet-
ans, son principal souci a été de préparer son diocèse à résister namien se dessine. Par-delà la simple découverte d’un person-
au communisme pour le jour – qu’il pressentait inéluctable – nage historique, le témoignage qu’offre la vie de Mgr Thuan, qui
où le Nord-Vietnam parviendrait à envahir le Sud. Le 30 avril a marqué son temps bien au-delà de l’Eglise, pourra trouver un
1975 ses craintes se réalisent. écho en chacun de nous. 2
Espérant le rendre intouchable, Paul VI l’a nommé quelques Monseigneur Thuan. Un évêque face au communisme, d’Anne Bernet,
jours plus tôt archevêque coadjuteur de Saïgon. En vain. Le Tallandier, 544 pages, 23,90 €.
C ÔTÉ LIVRES
Par Jean-Louis Voisin, Stéphane Ratti, Frédéric Valloire, François-Joseph
Ambroselli, Albane Piot, Michel De Jaeghere, Marie Peltier, Philippe
Maxence, Charles-Edouard Couturier, Jean Tulard, Jean-Louis Thiériot,
Yves Chiron, Geoffroy Caillet et Marie-Amélie Brocard

Comment l’Empire romain s’est effondré


Kyle Harper. Préface de Benoît Rossignol
Les graphiques, les notes, les deux annexes ne doivent pas effrayer :
la lecture de ce livre est aisée. Cet universitaire américain propose
une autre histoire de la fin de l’Empire romain, celle, oubliée, du climat,
de ses variations et de ses répercussions. Rassemblant et ordonnant
d’innombrables données régionales qui permettent par des indices
complémentaires et variés d’appréhender le climat antique, l’auteur
Réflexions sur la tragédie grecque distingue plusieurs périodes. A l’« optimum climatique romain », qui
Jacqueline de Romilly s’étend de 200 av. J.-C. à 150 apr. J.-C. et qui se caractérise par un climat chaud
Cette dizaine d’études laisse le lecteur et humide, succède une phase de transition, de dégradation du climat, de récoltes
ébloui : clarté de la langue, force de aléatoires et de multiples pandémies. La situation s’aggrave fortement à partir
l’expression, grandeur de la réflexion. des années 450 avec un petit âge glaciaire qui s’estompe au VIIIe siècle. L’ensemble est
En compagnie de l’incomparable helléniste, très convaincant, moins lorsqu’il s’agit d’examiner les répercussions sur les croyances
il retourne aux sources de ce genre littéraire religieuses. Il pousse à réfléchir sur les causes de l’actuel réchauffement climatique. J-LV
lié à l’essor d’Athènes au Ve siècle av. J.-C. et La Découverte, 544 pages, 25 €.
qui deviendra universel. Il en suit l’évolution,
voit son enracinement dans le mythe
et son adaptation à l’actualité. Il en apprend Carmina sacra. Poésie latine chrétienne
les règles, rencontre Eschyle, Sophocle, du Moyen Age, IIIe-XVe siècle. Textes réunis,
Euripide. Il redécouvre la vitalité et la traduits et commentés par Henry Spitzmuller
modernité des sujets qui passionnaient les Ce livre superbe est comme une cathédrale dont les deux mille
Athéniens, la guerre, la politique, la liberté. pages composeraient les pièces de verre de ses vitraux. Sous
Parfois un effort est demandé que Julien la forme d’une anthologie bilingue de la poésie latine chrétienne 25
Bocholier facilite en offrant un lexique, un de l’Antiquité tardive au Moyen Age, Henry Spitzmuller avait h
index commenté et une chronologie. J-LV réuni en 1971 dans un livre devenu introuvable les plus belles pages
Éditions de Fallois, 300 pages, 20 €. de cent quinze auteurs, de Lactance (L’Oiseau Phénix) à Jean Pic
de la Mirandole. Déjà réhabilités par Remy de Gourmont puis Jacques Fontaine,
ces auteurs chrétiens nourris de la tradition rhétorique païenne demeurent cependant
L’Armée romaine sous méconnus. L’introduction historique de l’auteur s’achève par ces mots pénétrants :
le Haut-Empire. Yann Le Bohec cette poésie « est avant tout une affirmation de l’individu et de la liberté contre l’esclavage
Paru pour la première fois en 1989, de l’autorité magistrale et de la dégradation paralysante de l’esprit scolastique ». SR
réédité, traduit en cinq langues, cet ouvrage Les Belles Lettres, 1 882 pages, 75 €.
méritait sans nul doute une mise à jour.
L’auteur a fait plus et mieux : il a refondu
totalement son travail. Naturellement, Hildegarde de Bingen. Un secret de naissance
le lecteur fidèle trouvera des éléments Pascale Fautrier
anciens. Mais il sera surtout sensible aux Cette biographie de la célèbre mystique bénédictine (vers 1098-1179),
chapitres récrits, tel celui sur le recrutement, que Benoît XVI canonisa et proclama Docteur de l’Eglise, est à la fois
ou nouveaux, comme ceux qui concernent passionnante et irritante. Irritante par ses allers et retours artificiels
les ennemis de Rome. Au total, un tableau entre le Moyen Age et notre époque, par la construction compliquée
clair et neuf de l’armée romaine. Il met en de l’ouvrage, par l’absence d’une chronologie de l’histoire germanique,
valeur son originalité, souligne son efficacité par une prose parfois obscure. Passionnante parce que l’auteur
et explique l’image délaisse les clichés à la mode (origine modeste, visions par la sainte
d’excellence qui d’un univers en création, etc.) pour montrer que cette femme extraordinaire appartient
l’entoure, en dépit de ses à la haute aristocratie et qu’elle pense que l’ordre politique impérial et la hiérarchie
échecs. Indispensable sociale appartiennent à l’ordre divin. Bref, si elle est musicienne, naturaliste, linguiste,
pour qui aime médecin, poétesse, elle est d’abord femme de son temps, pessimiste et conservatrice. FV
l’Antiquité romaine et Albin Michel, 352 pages, 22 €.
l’histoire militaire. J-LV
Editions Picard,
280 pages, 39 €.
Trésors des cathédrales. Judith Kagan et Marie-Anne Sire (dir.) La Peste noire. Michel Signoli
En 1965, l’exposition « Trésors des églises de France » organisée au musée des Arts Un état des lieux passionnant
décoratifs à Paris attira les foules. C’était le commencement de la mise en valeur et exhaustif de cette maladie restée
d’un patrimoine oublié, et jusque-là cantonné au fond des sacristies. Calices, couronnes, énigmatique pendant des siècles. Si
crosses, ostensoirs, chasubles, icônes, tabernacles, navettes à encens, autels portatifs, l’épidémie de 1348 fut la plus meurtrière,
toiles, statues de saints ou de la Vierge… Tant de merveilles créées non pas pour elle n’est cependant pas la mieux connue.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

susciter l’admiration mais pour honorer Dieu de leur beauté, ou aider les fidèles Les archives de Provence de l’épidémie du
à prier. Ce splendide catalogue présente le somptueux florilège des trésors de trente XVIIIe siècle permettent d’en comprendre
cathédrales de France et retrace l’histoire de ces richesses célestes. F-JA l’origine, la diffusion, la toxicité, mais
Editions du patrimoine/Centre des monuments nationaux, 320 pages, 59 €. également la portée symbolique,
imaginaire et eschatologique. L’étude
historiographique de la vigoureuse
Paris en 1200. Histoire et archéologie d’une capitale controverse sur la contagion aide
fortifiée par Philippe Auguste. Denis Hayot à saisir les lents progrès de la médecine.
Ses succès militaires contre les Plantagenêts, l’enrichissement Fidèle à l’esprit concis, documenté et
qu’il permit à la France, le lustre de son règne enfin avaient pédagogique de la collection, ce petit
valu à ce roi de France un surnom venu de l’Antiquité romaine. opus nous rappelle que l’histoire est avant
Symbole et instrument à la fois de sa gloire, Paris fut à l’initiative de tout une science. Et qu’érudition rime
Philippe Auguste l’objet d’un chantier d’architecture spectaculaire parfois avec frisson. Effet garanti. MP
qui réunit derrière une même enceinte fortifiée la rive droite PUF, « Que sais-je ? », 128 pages, 9 €.
et la rive gauche de la Seine, de part et d’autre de l’île de la Cité,
et la dota d’une nouvelle forteresse : le château du Louvre. S’il n’en reste que quelques
vestiges aujourd’hui, ce premier Louvre était une construction magnifique qui devait La Mémoire des croquants.
donner ses formes au château de Jalousie du Roman de la rose, et au château fort idéal Chroniques de la France
26 rêvé depuis lors par les petits enfants. Quelque peu austère et répétitif, cet ouvrage des campagnes, 1435-1652
h universitaire rend pour autant justice à l’envergure de cette entreprise architecturale et Jean-Marc Moriceau
politique passionnante et trop peu connue, qui fit de Paris réellement une capitale. AP Croquants ? Les petites gens accrochés
CNRS Editions, 328 pages, 29 €. à la terre, hommes des montagnes,
des plaines et des plateaux, des champs
ouverts et des pays « coupés »,
« les laboureurs et gens de village »,
les « païsants ». Dirait-on les « gilets
Sermon de saint Thomas d’Aquin aux enfants et aux robots jaunes » aujourd’hui ? On les croise
Sébastien Lapaque lors des événements climatiques, des
La forme est celle d’un conte de Voltaire : tout le contraire d’un sermon. accidents en général, quand s’amenuisent
Sébastien Lapaque y a transporté saint Thomas d’Aquin sur un plateau les productions agricoles, lors des fêtes
de télévision dont les invités, le décor, l’animateur évoquent le plus connu religieuses, des périodes de guerre
de nos talk-shows. Il fait débattre l’Aquinate avec l’un de nos prophètes inspirés et de troubles, des levées d’impôts.
du transhumanisme, décalqué de Luc Ferry ou d’Axel Kahn, en lui prêtant Bref, lorsqu’ils sont en colère. Et presque
des propos tirés de la Somme. Les lecteurs les plus étrangers au monde toujours, nos informateurs sont gens
de la télévision y reconnaîtront sans peine la romancière enfermée dans des villes, propriétaires ruraux, curés,
son ressentiment, le comique pas drôle, le chroniqueur soucieux d’incarner notaires, etc. Jean-Marc Moriceau, notre
la conscience morale de la modernité, l’animateur prompt à rire meilleur spécialiste des campagnes de
aux éclats de ses propres blagues. L’exercice a inévitablement la monarchie, présente
quelque chose d’artificiel, n’empêche : enchâssées dans une chronologiquement
controverse où se manifeste toute la médiocrité prétentieuse cette énorme
de l’époque, les citations du docteur angélique qui défendent documentation, écrite
l’alliance de l’âme et du corps, de la foi et de la raison contre les en « naturel langage
apprentis sorciers d’une posthumanité désincarnée prennent français ». Et restitue aux
un relief saisissant, une fraîcheur renouvelée. MDeJ campagnes toute la place
Stock, 150 pages, 15,50 €. qu’elles ont occupée. FV
Tallandier, 608 pages, 28 €.
La Voix du peuple. Michel Hébert
Parlement en Angleterre, états généraux L’Europe. Encyclopédie historique
en France, Cortes en Espagne, diètes dans les Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
pays germaniques, Riksdag suédois ou Sejm Un objectif : « Mettre en valeur et analyser ce qui, dans l’ensemble des
polonais, les assemblées représentatives cultures et des sociétés présentes en Europe depuis la fin de l’Antiquité jusqu’à nos
ont pullulé à l’ère médiévale, évoluant au fil jours, a durablement marqué l’histoire du continent, hors du berceau local, régional
du temps et variant dans leur capacité ou national de leur apparition. » Bref, une sorte d’analyse spectrale de l’Europe,
de médiation avec le pouvoir. « Au tournant comme l’avait faite en 1928 Hermann von Keyserling, mais avec plus de moyens
de l’année 1500, conclut Michel Hébert, (438 contributeurs) et peut-être moins d’unité. Le résultat ? Selon l’humeur,
les assemblées représentatives sont partout. » un « livre à la mode » ou « un formidable effort de synthèse ». On passe de « Tintin,
Pourtant, il n’y a pas alors de « structure aventurier européen » à « Pizza, le plat universel » en passant par l’Empire romain
invariable » ni d’équivalence de pouvoir. mythe européen, les grandes villes, les symboles, le climat, la noblesse, les paysages,
Le point commun se trouve plutôt dans les cultures matérielles, etc. Un tourbillon qui étourdit. On picore, on feuillette,
la prétention à représenter toute la société. on utilise à foison les index et les cartes, on rebat les entrées, on crée des
Plus que fondement de la modernité correspondances inhabituelles entre pays, souvenirs, événements. Avec une
démocratique, ces assemblées sont selon certitude : il existe une culture (ou une civilisation ?) européenne, polyphonique,
l’auteur des expérimentations d’instances puissante, faite d’accords, d’affrontements et de rencontres improbables. FV
médiatrices dans un cadre chrétien, Actes Sud, 2 400 pages, 59 €.
représentatives de monarchies qui n’ont
pas versé encore dans l’absolutisme. PM
PUF, 308 pages, 22 €.
Nicolas Desmaretz. Le Colbert oublié du Roi-Soleil
Stéphane Guerre
Dictionnaire des Pays-Bas Qui connaît ce neveu (1648-1721) du grand Colbert ? Premier mérite
au Siècle d’or. Catherine Secretan de l’étude : sortir de l’ombre ce contrôleur général des Finances de 1708
et Willem Frijhoff (dir.) à 1715, ministre d’Etat, membre du Conseil d’en haut, le « saint des saints »
Comme en leur temps le furent l’Athènes de la monarchie, cela dans des circonstances difficiles. Deuxième qualité :
classique et la Florence de la Renaissance, pénétrer au cœur de l’Etat, en découvrir les rouages, les techniques, la prise
les « Provinces-Unies », ainsi que l’on disait des décisions et leur évaluation avec ce type nouveau d’administrateur,
dans l’Europe du XVIIe siècle, émerveillent technicien, expert. Il veut réformer, pratique un audit fondateur et a des
et fascinent. Tout se trouve dans cette idées. Enfin, c’est le portrait fouillé d’un homme ambitieux, de sensibilité janséniste.
« nouvelle Attique », selon l’expression d’un Petit commis au sein des finances à 16 ans, il devient, malgré une carrière en dents
voyageur français : richesse, dynamisme de scie, l’un des principaux dirigeants du pays : seigneurie en Normandie, hôtel parisien,
économique, effervescence intellectuelle riche bibliothèque, goût du paraître. Une superbe biographie politique. FV
et artistique, tolérance, beauté des édifices, Champ Vallon, 496 pages, 27 €.
technologie d’avant-garde. Or le pays
compte moins de deux millions d’habitants
dont 45 % vivent en ville, avec le taux Un tour de France littéraire. Le monde du livre
d’alphabétisation le plus élevé d’Europe ! Ce à la veille de la Révolution. Robert Darnton
« Siècle d’or », dont les Néerlandais eurent Cet universitaire américain connaît comme personne les archives
conscience, méritait un tel dictionnaire : de la Société typographique de Neufchâtel, une maison d’édition
quatre cent cinquante notices rédigées fondée en 1769 et active jusqu’en 1789. Or, cette société est
par plus de cent spécialistes, des planches comparable à ce qu’est, de nos jours, Amazon ! Elle rayonne dans
couleurs commentées. toute l’Europe, exporte, souvent en contrebande, ses ouvrages,
Des cabarets aux modes notamment dans le royaume de France. Robert Darnton a exhumé
vestimentaires, de Rembrandt les carnets d’un jeune commis voyageur, Jean-François Favarger,
à Vermeer, des polders aux qui, en 1778, accomplit un long périple en France. Il visite les librairies, prend des
compagnies maritimes, rien commandes, recouvre des factures, évalue les affaires, écrit à sa maison mère. C’est le
n’a échappé à la sagacité des monde du livre que l’on découvre alors : commerce, libraires, lecteurs, secrets, succès.
auteurs, pas même la chasse Plus les péripéties rocambolesques du voyage. Avec deux thèmes qui dominent, la soif
à la baleine, ni bien sûr la de l’argent et la popularité des Lumières dont les livres s’opposent à l’ordre établi. FV
tulipomanie ! Une somme. FV Gallimard, « NRF Essais », 400 pages, 25 €.
CNRS Editions, 888 pages, 39 €.
Mes contes de chouannerie Napoléon à Sainte-Hélène. L’encre de l’exil. Charles-Eloi Vial
Jean de La Varende Les ouvrages sur Napoléon à Sainte-Hélène remplissent à eux seuls une bibliothèque.
« Cette Chouannerie jamais ne cessera de me Le moindre de ses gestes a été scruté, ses galanteries étalées, sa correspondance analysée.
troubler, de m’exalter, de me posséder. Ah ! Sans oublier rumeurs et hypothèses, souvent farfelues. Tout a-t-il été dit et écrit ? Pas
que sommes-nous dans notre vie indifférente, entièrement, assure cet archiviste paléographe, conservateur à la Bibliothèque nationale
en face de ceux qui voulurent tout risquer de France (BnF). Les archives de Hudson Lowe, le geôlier, divisées entre la British Library
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

pour maintenir leurs convictions ? » C’est et la BnF, ont peu intéressé les historiens ; des manuscrits nouveaux sont apparus. Ainsi
une vingtaine de contes et autres écrits cet ouvrage, admirablement illustré, présente des documents méconnus ou même inédits !
sur les guerres de Vendée et la chouannerie Du cri indigné de l’Empereur, « Je ne veux pas y aller ! », qui apprend, le 31 juillet 1815, qu’il
que Patrick Delon, secrétaire général est envoyé sur une petite île volcanique, à son dernier soupir, le 5 mai 1821, et à la naissance
de l’association Présence de La Varende, de la légende, ce retour aux sources dissipe des mystères sans anéantir le rêve. FV
a réunis ici en un seul petit volume. Perrin/BNF Editions, 352 pages, 29 €.
La foi, la famille, le terroir, l’aristocratie,
autant de thèmes chers à l’écrivain
normand s’entremêlent dans cet ouvrage Une année folle. Sylvie Yvert
et en font une véritable ode à l’esprit de « Rien dans l’histoire ne ressemble à ce quart d’heure », écrivit Victor
grandeur et de sacrifice qui animait les Hugo au sujet des Cent-Jours. Cette année folle, tragicomique, est
héros bretons, normands et vendéens qui la scène où se jouent les destins de héros que l’histoire a trop vite oubliés :
se battaient pour « Dieu et le Roi ». C-EC Charles et Antoine, l’aristocrate et le petit-bourgeois, un bonapartiste qui
Via Romana, 238 pages, 19 €. épouse une royaliste et un ancien royaliste qui épouse une Beauharnais,
fervents patriotes quelles que furent leurs options. Leurs histoires vraies
ont servi ce roman épique et séduisant aux multiples rebondissements,
Le Général Joseph Servan formidable fresque historique qu’on lit d’une seule traite. AP
Jacques-François Lanier Editions Héloïse d’Ormesson, 335 pages, 19 €. A paraître le 14 février.
28 Joseph Servan est une figure oubliée
h de la Révolution française. Injustement car
son rôle fut loin d’être négligeable. Né en Bonaparte n’est plus ! Thierry Lentz
1751, dans la petite noblesse du Dauphiné, il Le 5 mai 1821, à 17 h 49, le général Bonaparte rendait son dernier souffle.
choisit la carrière militaire. En 1780, il publie L’annonce de sa mort mit plus de deux mois à parvenir en Europe. Elle
à Neuchâtel Le Soldat citoyen où il préconise, fut reçue avec une certaine indifférence. Madame Mère fut anéantie,
l’un des premiers, l’instauration d’un le jeune Aiglon pleura. Mais dans les hautes sphères du gouvernement
service militaire universel et obligatoire. et parmi les notables, il n’y eut que peu de retentissement. Et c’est
Par la suite, il rédige les articles d’art militaire à travers tous ces regards d’en France et de par le monde que Thierry
de l’Encyclopédie. Il accueille avec faveur Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, retrace ces quelques
la Révolution et devient ministre de mois qui suivirent la mort de Bonaparte. Car il fallait que Bonaparte
la Guerre, le 11 août 1792, après la chute meure pour que dans les cœurs renaisse quelques années plus tard la gloire de Napoléon.
de Louis XVI. Proche des Girondins, épris Un ouvrage passionnant, riche de lectures et informations inédites. C-EC
de Mme Roland, il est incarcéré en juillet Perrin, 308 pages, 22 €.
1793 mais sauve sa tête. Inspecteur général
des armées des Pyrénées occidentales
et orientales, puis ministre plénipotentiaire, Louis II de Bavière. Le trône et la folie. Catherine Decours
il négocie la paix avec l’Espagne. Hostile Mort au lendemain de sa destitution, Louis II de Bavière (1845-1886)
à Bonaparte, il voit sa carrière s’arrêter en marque de sa singularité l’exception bavaroise au sein de la nation
1801. Il sera compromis dans la première allemande. Elle est d’abord celle d’un homme psychotique et
affaire Malet. Dans un livre précis paranoïaque, donc inapte à assumer ses responsabilités royales, qui n’eut
et documenté, Jacques-François dès lors d’autre choix que de fuir, jusqu’à la fin : fuir les hommes, par son
Lanier éclaire bien des aspects amitié exclusive et toxique pour Richard Wagner ; fuir le monde politique
ignorés de ce général dont par la frénésie bâtisseuse de châteaux refuges ; et fuir le réel par le théâtre
le nom est inscrit sur l’Arc et la solitude. Dans un style vif, avec un sens aigu du rythme et des transitions, Catherine
de triomphe. JT Decours livre un récit rigoureux et palpitant, et résout une partie de l’« éternelle énigme »
Jacques-François Lanier, qu’entendait demeurer le souverain. Elle arrache ainsi, avec ce beau livre, le roi à son destin
3 rue Bonjour, 26100 Romans- pour le faire littéralement entrer dans la légende : une vie qui doit être lue. MP
sur-Isère, 50 pages, 10 €. Fayard, 452 pages, 24 €.
Le Dernier des Condé. Emmanuel Maury LE CHOIX DU CONSEIL
Son aïeul, le « Grand Condé » (1621-1686), est resté dans l’histoire pour s’être
couvert de lauriers à 21 ans durant la bataille de Rocroi en 1643. Lui, Louis Henri Joseph
PAR ÉRIC MENSION-RIGAU
de Bourbon-Condé (1756-1830), dernier du nom, pour sa mort scabreuse, pendu
à une espagnolette, dans son château de Saint-Leu, sans qu’on sache vraiment à ce jour
s’il s’agit d’un suicide, d’un assassinat, ou d’un jeu érotique avec sa maîtresse. Le grand
mérite de la biographie que lui consacre Emmanuel Maury est de ne pas s’appesantir
sur ce fait divers. Avec un vrai talent de conteur et une érudition sans faille, c’est une vie
romanesque en diable qui défile : jeunesse à Versailles, enlèvement d’une épouse trop
aimée, duel avec le comte d’Artois, le futur Charles X, libertinage et lumières, tragédie
révolutionnaire, émigration, armée des princes, chouannerie, exil, éclat doux amers
des fonctions de Grand Maître de France sous la Restauration, maîtresses sulfureuses,
dont la fameuse baronne de Feuchères, fille d’un modeste pêcheur de l’île de Wight,
passion des bâtiments à Chantilly et au Palais-Bourbon, tragédie aussi avec l’exécution Mes vies secrètes
par Napoléon en 1804 de son fils, le duc d’Enghien, qui sonne le glas de la dynastie Dominique Bona
de Bourbon-Condé. Une vie à lire pour comprendre ce que furent ces heures décisives, Les lecteurs qui apprécient les
commencées sur un air de madrigal et achevées sur des accents de tragédie. J-LT biographies trouveront dans ce livre
Tallandier, 384 pages, 22,50 €. de souvenirs, remarquablement
écrit, de quoi alimenter leur réflexion
sur le métier de biographe. Doit-on
La Gestapo française. Philippe Valode et Gérard Chauvy tout raconter ? Quelle part d’ombre
Combien furent-ils ? Environ 35 000 hommes et femmes selon laisser au secret des cœurs ? Comment
les auteurs de cette plongée dans la face sombre de l’histoire approcher au plus près la vérité ?
de France. L’occupation du pays a en effet très vite débouché sur Quel rapport existe-t-il entre
le recrutement par la Gestapo de collaborateurs français. Qui sont- le roman et la biographie ? Puisant 29
ils ? Des truands et des hommes de la pègre (surtout dans les grandes dans l’archive, dans l’enquête orale, h
villes), mais aussi des avocats, des commerçants ou des femmes dans la visite des lieux, Dominique
de ménage. Leur métier consiste à lutter contre la franc-maçonnerie Bona explique ne pas chercher
ou la résistance et à organiser la lutte raciale contre les Juifs. Dans à restituer une certitude intangible
cette étude systématique, les auteurs dressent un tableau le plus précis possible mais à comprendre des êtres humains.
de cette collaboration violente, région par région, détaillant la répression et les procès. Romain Gary, Berthe Morisot, Gala
Une étonnante plongée dans la réalité des gestapistes français. PM Dalí, Stefan Zweig, Camille Claudel,
Acropole, 480 pages, 21,50 €. Colette : soudain, prodigieusement,
toutes ces personnalités, qui ont
chacune donné lieu à un long travail
Les Carnets de guerre de Nikolaï Nikouline, soldat d’enquête, se retrouvent unies les unes
de l’Armée rouge, 1941-1945. Préface d’Alexandre Sumpf aux autres par des liens qui seraient
Quatre années au front entre 1941 et 1945, de Léningrad à Berlin, restés invisibles si l’académicienne
quatre blessures, sept décorations : Nikolaï Nikouline (1923-2009), ne les avait mis au jour, alors même que
qui termina sa vie comme conservateur au musée de l’Ermitage, le hasard semble avoir présidé à leur
a mis une trentaine d’années pour oser publier ce livre en 2007. choix. Son œuvre apparaît alors dans
Il associe souvenirs personnels et écrits d’époque. Du coup, il remet toute sa cohérence. Chemin faisant,
en cause soixante années de propagande, l’Armée rouge et la elle écrit la chronique mondaine
« Grande Guerre patriotique ». Nikouline efface la boursouflure et artistique des années 1980
communiste, décrit la guerre « du point de vue du soldat qui rampe dans la boue », à 2000 puisqu’elle évoque les figures
souligne le rôle néfaste du Parti, signale le matériel occidental, raconte les viols et les médiatiques du monde des lettres
pillages des combattants russes, les planqués, les fuyards et les fusillés pour l’exemple, et des arts et, à ce titre, elle devient
les chiffres truqués, l’oubli après la guerre des anciens combattants et des quelque aussi la biographe d’une époque.
27 millions de morts. Un témoignage autant qu’un réquisitoire. FV Gallimard, « Blanche », 320 pages, 20 €.
Les Arènes, 35 pages, 24,80 €. A paraître le 6 février.
La Course au Rhin. Nicolas Aubin Histoire iconoclaste de la guerre
Après le débarquement et les combats acharnés en Normandie, les armées alliées d’Algérie et de sa mémoire
se sont retrouvées en septembre 1944 aux portes de l’Allemagne, sur un vaste front. Guy Pervillé
Beaucoup pensaient que la guerre serait finie à Noël. La capitulation de l’Allemagne L’un des meilleurs spécialistes de la guerre
n’interviendra pourtant qu’en mai 1945. Nicolas Aubin présente et analyse de façon d’Algérie, Guy Pervillé, se distingue par
très précise cette « course au Rhin » qui a duré du 25 juillet au 15 décembre 1944 : la qualité et l’honnêteté de ses travaux,
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

une avancée rapide puis un enlisement. L’intérêt du livre est de montrer comment, qui tranchent sur une production trop
dans cette période méconnue de la guerre, les quatre armées engagées (américaine, souvent livrée aux récits militants et
britannique, canadienne et française) ont réagi de manière différente. YC passionnés. C’est pourtant la passion de
Economica, 512 pages, 29 €. la vérité qui anime son Histoire iconoclaste
de la guerre d’Algérie, laquelle retrace par
le menu l’histoire de l’Algérie coloniale,
Frères d’armes. Eugene B. Sledge les « événements » de 1954 à 1962 et leur
Les Nus et les Morts, Le Cri de la victoire : les grands romans sur réécriture, la lutte des mémoires et enfin
la guerre du Pacifique entre Américains et Japonais ne manquent pas. l’historiographie de la guerre d’Algérie,
Or voici un témoignage, inédit en France, qui les dépasse tous par soumise au feu conjoint des politiques
sa force brutale et par l’intensité des descriptions. Avec un jugement et des revendications mémorielles.
moral, rare en ces occasions. Spectateur des atrocités de la guerre Complète et scrupuleuse, cette excellente
qui provoquent en lui un véritable effroi, sans affaiblir l’attachement synthèse ne se contente pas d’éclairer
qu’il porte à ses « frères d’armes », Sledge débarque à 20 ans avec le moindre recoin d’un sujet ô combien
ses camarades de la 1re division des Marines sur la petite île de Peleliu, sensible. Assortie d’un témoignage très
13 km². Deux mois de siège, 64 % des hommes de sa compagnie sont tués ou blessés. personnel de l’auteur sur son expérience
Puis c’est la fournaise d’Okinawa, l’ennemi, la boue. Il écrit, prend des notes. Elles lui serviront de chercheur, elle est un modèle de ce que
pour composer ce livre devenu un classique. A juste titre. FV devrait être toute œuvre d’historien. GC
30 Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 536 pages, 24,50 €. Vendémiaire, 672 pages, 26 €.
h
L’Héritage allemand de l’Occupation. Cécile Desprairies Les Prétoriens du Général.
« Mme Desprairies a écrit là un livre qui fera date », écrit le préfacier, Gaullisme et violence politique
Emmanuel Le Roy Ladurie, évoquant quelques souvenirs personnels de 1947 à 1959. François Audigier
de l’Occupation, qui confirment le sujet du livre sous-titré On s’interrogera certainement sur
Ces 60 mesures toujours en vigueur. Car cet héritage inattendu, qu’il soit l’intérêt d’une étude historique consacrée
direct ou qu’il ait inspiré des lois françaises ultérieures, existe bel au service d’ordre (SO) d’un parti
et bien dans de grandes choses comme dans de petits détails. Quelques politique, le RPF du général De Gaulle
exemples : l’amorce de l’émancipation des femmes, le tri sélectif des en l’occurrence. Il se situe sans aucun
ordures ménagères, l’affichage des prix et l’obligation d’étiquetage des denrées, les aliments doute dans ce qu’il révèle de la culture
lyophilisés, la levure chimique, le survêtement, les lunettes à monture métallique, le certificat politique du mouvement gaulliste
d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA), des lois sur la protection des animaux. FV et plus précisément de son rapport à la
Armand Colin, 256 pages, 22,90 €. A paraître le 20 février. clandestinité et à l’action violente. Face
aux communistes, dans un contexte de
guerre froide, ce service d’ordre déploya,
La Peur et la Liberté. Keith Lowe en effet, une face officielle et une autre,
C’est presque une tautologie : le monde qui a émergé en 1945 officieuse, qui lui permettront de porter
au sortir de la guerre n’avait plus grand-chose à voir avec ce qu’il De Gaulle au pouvoir à la faveur
était cinq ans avant. Des millions de personnes avaient disparu, de la guerre d’Algérie.
des populations avaient été déplacées, des pays étaient exsangues. Précise et minutieuse,
Dans le même temps, une communauté internationale se mettait cette vaste étude permet
en place et des progrès scientifiques voyaient le jour. Le communisme d’appréhender sans
se répandait et les lumières des empires coloniaux s’apprêtaient cesse ces deux facettes
à s’éteindre. Avec La Peur et la Liberté, Keith Lowe rend compte de d’un appareil politique
cette transformation mondiale sans oublier de présenter des exemples de vies bouleversées issu de la guerre et
par la guerre. C’est parfois effrayant et souvent touchant. PM de la clandestinité. PM
Perrin, 640 pages, 27 €. PUR, 388 pages, 30 €.
Dorothy Day. La révolution du cœur Voyants de Fatima. Yves Chiron
Elisabeth Geffroy, Baudouin de Guillebon, Floriane de Rivaz En 1930, l’Eglise a officiellement reconnu
« Qu’on laisse donc aux acteurs de la société civile le goût de l’action audacieuse, déraisonnable, les apparitions de la Vierge Marie à trois
périlleuse, qu’on leur accorde cette folie de croire qu’agir à leur échelle peut être le premier enfants en 1917 à Fatima. Des trois
mais l’irremplaçable pas vers une transformation du monde. » Cette affirmation enflammée voyants, deux sont aujourd’hui canonisés,
qu’on peut lire en avant-propos de cette biographie résume à elle seule la proposition François et Jacinthe, tandis que le procès
de vie que suivit Dorothy Day. Journaliste américaine née en 1897, militante anarchiste en béatification de sœur Lucie est en
et communiste convertie au catholicisme à l’âge de 30 ans, fondatrice en 1933 du Catholic cours. Historien spécialisé dans l’histoire
Worker Movement, chantre de la doctrine sociale de l’Eglise catholique dans tout ce qu’elle religieuse contemporaine, Yves Chiron
a de radical, Dorothy Day s’est battue toute sa vie en faveur de la justice sociale et de la paix, retrace ici dans une étude théologique
pour les pauvres et les déshérités. Au travers de cette biographie absolument passionnante, autant qu’historique, la vie de chacun
on rencontre un personnage hors du commun, qui dérange et séduit tout à la fois, et dont des trois enfants de Fatima, leurs origines,
les propositions restent très actuelles. AP l’histoire des apparitions, jusqu’au
Tallandier, 256 pages, 19,90 €. « message extraordinaire » que la Vierge
leur aurait laissé. Nourri de documents
parfois inédits, cet ouvrage concis permet
Elizabeth II. Jean des Cars de découvrir ou d’approfondir l’une
Elle aura traversé une grande partie de l’histoire du XXe siècle, des plus étonnantes pages de l’histoire
accompagné le passage de la Grande-Bretagne dans le XXIe siècle, récente de l’Eglise. C-EC
battu les records de longévité des précédents monarques Artège, 208 pages, 8,90 €.
britanniques. Pour l’immense majorité d’entre nous, elle est le
seul visage rattaché à ce trône d’Angleterre sur lequel elle n’aurait
pourtant jamais dû monter. Familier des dynasties européennes, Padre Pio. Vérités, mystères,
c’est avec la plus grande aisance que Jean des Cars se glisse dans controverses. Yves Chiron
le rôle de biographe de la reine Elizabeth II. Il ne cache pas une Déjà auteur d’une prodigieuse 31
certaine tendresse et admiration pour la femme la plus célèbre du monde dont il retrace biographie de Padre Pio en 1989, Yves h
le parcours – qui se confond avec celui de la monarchie – de sa naissance jusqu’au récent Chiron replonge dans la vie mystérieuse
mariage de son petit-fils Harry, dans un ouvrage dont la richesse des illustrations permet de ce prêtre du XXe siècle qui porta
une vraie plongée dans l’intimité de la famille royale. M-AB les stigmates du Christ. Muni d’éléments
Perrin, 464 pages, 25 €. nouveaux et puisant à des sources
méconnues, l’historien révèle les
approximations de ceux qui firent de lui
un imposteur, les confrontant notamment
à la rigueur des études médicales
Une histoire de la guerre, du XIXe siècle à nos jours effectuées de son vivant. L’investigation
Bruno Cabanes (dir.) est haletante et tente d’éclairer toutes
Quatre thèmes – la guerre moderne, les mondes les zones d’ombre : les phénomènes
combattants, les expériences de la guerre, les sorties surnaturels, les rapports avec les femmes
de guerres – structurent l’ouvrage. Une chronologie de son cercle proche, la prétendue
qui s’étale de 1775, l’année de la révolte des treize colonies collusion avec le fascisme, la méfiance de
d’Amérique du Nord contre la Grande-Bretagne, à 2018 ses pairs – des micros furent placés dans le
recadre les événements militaires. Et à la fin de chaque contribution, un jeu parloir de son couvent et dans sa cellule –,
de renvois permet de les compléter. Le lecteur curieux court d’une page ou encore la dureté des institutions
à l’autre en compagnie de cinquante-sept chercheurs. Mais il accumule de l’Eglise catholique à son égard. F-JA
une somme de renseignements et une masse d’informations qu’il ne trouve Tallandier, 288 pages, 20,90 €.
rassemblés nulle part ailleurs. Se croisent les bombardements aériens vus
d’en bas, les déplacements de populations, le rôle du courrier, le besoin de héros,
les unités d’élite, les combattants des colonies, les partisans, les terroristes,
les lance-flammes, les drones, etc. Au total, un kaléidoscope de violence où la
dimension humaine de la guerre subsiste néanmoins. Pour combien de temps ? FV
Seuil, 800 pages, 32 €.
Les Grandes Décisions de l’histoire Les Hommes du président. Les chefs d’Etat et leurs services secrets. Rémi Kauffer
de France. Patrice Gueniffey Ni les politiques ni les pouvoirs militaires des années 1930 n’avaient jugé bon
et François-Guillaume Lorrain (dir.) de prêter l’oreille aux avertissements alarmistes des services de renseignements français
Sans céder à la facilité tout en redonnant concernant la montée du nazisme. En effet, si les services secrets détiennent des
toute sa place à l’histoire événementielle – renseignements, ceux-ci ne valent rien s’ils ne sont pas entendus par les chefs d’Etat.
les « événements ont la peau dure », écrit C’est ce que rappelle Rémi Kauffer, historien et journaliste, dans une enquête
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Patrice Gueniffey dans sa préface –, vingt exceptionnelle sur les relations entre près de quarante chefs d’Etat et gouvernements
récits restituent des moments fondateurs de quelque vingt pays avec leurs services secrets. De Winston Churchill à Donald Trump
ou des ruptures fécondes de notre histoire en passant par Hitler, Staline, Tchang Kaï-chek, le Mossad, Poutine, Macron et tant
de France. Du sacre de Charlemagne d’autres, c’est toute l’histoire méconnue du renseignement du XXe et du début
à l’adoption de l’euro en passant par sainte XXIe siècle qui est présentée dans un épais volume particulièrement passionnant. C-EC
Jeanne d’Arc, les Templiers, Louis XIV Perrin, 500 pages, 25 €.
ou juillet 1870, une vingtaine d’historiens
synthétisent, chacun selon sa spécialité,
les épisodes de la singularité française. Demain la dictature. Philippe Bornet
Faute de place, on va à l’essentiel tout A l’issue de désordres politiques ou militaires, ils se sont vu attribuer
en dessinant, toujours selon Patrice le pouvoir et le droit de commander qui Rome, qui la France, un temps
Gueniffey, qui avec François-Guillaume donné. Cincinnatus, Camille, Fabius, Marius, Sylla, Pompée, César,
Lorrain est le maître d’œuvre de cet Bonaparte, Louis-Napoléon Bonaparte, Pétain, De Gaulle, chacun fut
ouvrage collectif, « une chronologie à sa manière, au moins un moment, un dictateur. En narrant l’accession
et une architecture de nos piliers collectifs ». au pouvoir de ces hommes, ses circonstances, ses conséquences,
Un voyage passionnant ! PM Philippe Bornet étudie ce qu’est une dictature, ses rapports avec la force,
Perrin/Le Point, 400 pages, 21 €. l’autorité, la souveraineté. Une étude ambitieuse, qui se veut un outil pour l’appréciation
d’éventuelles dictatures contemporaines, où se succèdent des récits historiques
32 synthétiques et vivants, quand même on les aurait aimés un peu plus référencés. AP
h Partisans Presses de la Délivrance, 250 pages, 22 €.
et centurions.
Une histoire de la
guerre irrégulière Les Droits de l’homme dénaturé. Grégor Puppinck
au XXe siècle Au carrefour de la philosophie et du droit, c’est une étrange histoire qu’a
Elie Tenenbaum choisi de retracer le juriste Grégor Puppinck, directeur du Centre européen
Guerre irrégulière, pour le droit et la justice et expert international. Quand, en 1948, la
contre-subversion, Déclaration universelle des droits de l’homme est adoptée, elle s’appuie
contre-insurrection, sur l’idée de nature humaine. Depuis, elle a laissé la place à l’affirmation
ou encore contre-terrorisme ! Autant de droits individuels, bousculant la vie en société, avant que ne s’imposent
de termes recouvrant une autre façon des droits transhumains. Retraçant cette évolution, Grégor Puppinck met
de combattre, qui mobilise partisans en lumière une évolution anthropologique traduite dans le droit et qui
et centurions. C’est à cette thématique pose plus de questions qu’elle n’en règle. Là où l’on voit généralement une évolution
que s’est attaché Elie Tenenbaum, un logique, l’auteur dénonce une dénaturation. C’est tout l’enjeu de la question. PM
chercheur français, dans la recomposition Cerf, 304 pages, 22 €.
de cette « odyssée stratégique ». Née
de la Première Guerre mondiale, mise
en place pendant le conflit suivant, Si tu veux la paix, prépare la guerre. François-Régis Legrier
cette guerre de l’ombre connaît ses heures Peut-on encore recourir au concept de « guerre juste », hérité du
de gloire en Asie dans la lutte contre christianisme ? C’est à cette question que s’est attaqué l’auteur en officier
le communisme, puis pendant le conflit et en chrétien. Un peu trop vite après la chute du bloc soviétique, on a rêvé
algérien. Tour à tour, les Anglais, à la fin des conflits. Mais la réalité a rapidement repris ses droits. S’appuyant
les Français et les Américains passent sur Soloviev, Albert Camus ou le philosophe Henri Hude, l’auteur dénonce
maîtres en la matière, puis en oublient une conception biaisée des conflits et met en garde contre l’influence
les leçons. La lutte contre le terrorisme américaine, le « droit d’ingérence » ou le mirage de la guerre contre
lui a redonné aujourd’hui toute son le terrorisme. Il préconise donc le recours aux conditions de la guerre juste pour sortir d’une
actualité. Eclairant et passionnant ! PM situation conceptuellement minée, qui place le soldat dans des conditions tragiques. PM
Perrin, 528 pages, 25 €. Via Romana, 220 pages, 19 €.
LA SUITE DANS LES IDÉES
Par François-Xavier Bellamy
© G. BASSIGNAC/LE FIGARO MAGAZINE.

LES NOURRITURES
DE L’ÂME
L’Américain Allan Bloom avait fait,
il y a trente ans, le bilan de la faillite
provoquée par l’absolutisation
V
« ous qui entrez ici, abandonnez tout
optimisme ! » C’est en parodiant
Dante que l’on pourrait ouvrir la du relativisme. La réédition de L’Ame
lecture du maître livre d’Allan Bloom. En
1987, l’essai de ce professeur à l’univer- désarmée est un événement.
sité de Chicago était devenu un incroya-
ble succès de librairie, atteignant un demi-million d’exemplaires ; comment faire avec les morts / Il fallait trouver comment vivre avec
les éditions des Belles Lettres en rééditent aujourd’hui la traduc- demi-frère, demi-sœur, / Demi-mort, demi-compagne… » Signe éton-
tion française, enrichie de chapitres inédits. nant de cette proximité de destin qui unit la conscience occiden-
L’Ame désarmée : derrière ce beau titre, on trouvera un diagnostic tale, des deux côtés de l’Atlantique ; c’est bien de nous que Bloom
sans concession de la faillite éducative causée par un relativisme parle. Les symptômes du mal sont communs, et en particulier le
érigé au rang de dogme paradoxal. Impossible, lorsqu’on enseigne la désintérêt massif pour la lecture, symptôme tragique d’une « fer-
philosophie, de ne pas se reconnaître dans l’expérience constante meture de l’esprit » – le titre anglais de l’ouvrage.
rapportée par Bloom il y a trente ans déjà : la seule conviction com- Car paradoxalement, ce que ce livre tente de sauver avec l’énergie
mune de tous les étudiants est que la vérité est relative. Remettre en du désespoir, c’est une authentique ouverture. Il y a l’ouverture rela- 33
cause cette certitude, c’est susciter immédiatement « une incom- tiviste, celle de l’indifférence uniformisatrice, qui n’a d’autre but et h
préhension totale ». Le relativisme dont il s’agit n’est pas une déduc- d’autre effet que d’humilier notre intelligence en affirmant l’impos-
tion rationnelle : c’est un postulat moral, imposé comme condition sibilité de tendre vers un absolu. Mais face à ce nihilisme plat, il n’est
de « l’ouverture », le premier commandement moderne. L’idée d’autre remède que l’ouverture de l’âme à la recherche de la vérité, et
d’une vérité absolue n’est pas critiquée parce qu’elle serait fausse, l’attrait pour la culture générale qui seule nous élève vers la connais-
mais parce qu’elle serait dangereuse. « Ce qu’on leur a appris à redou- sance du réel. Au cœur même de sa désolation, Bloom se fait le
ter dans le dogmatisme, ce n’est pas l’erreur, mais l’intolérance. » témoin de la saveur perdue du savoir, et de sa nécessité pour goûter
C’est ainsi au nom de l’ouverture que s’est trouvée rapidement la beauté du monde. Après un cours sur Machiavel, un étudiant le
déconstruite la transmission d’un héritage intellectuel commun : il remercie de lui avoir permis de revisiter Florence : « Il pensait que je
serait forcément le signe d’une différenciation, d’une distinction entre l’avais préparé à voir. » Pas de plus bel éloge pour signifier la fécon-
le proche et le lointain. De cette déconstruction de la culture au sein dité de l’autorité éducative. Et pas de plus belle source d’énergie que
même de l’université pourtant chargée de la faire rayonner, Bloom se ce livre, ainsi, pour ceux qui veulent maintenant reconstruire : vous
fait ici l’observateur précis, désolé, et pourtant serein et souriant. Cet qui ouvrez ces pages, retrouvez l’espérance ! 2
ouvrage qui fit polémique n’est pas celui d’un polémiste ; on sent
d’abordchezsonauteurlavolontédesefaireletémoind’unecatastro-
phe, dont sa vie de professeur lui avait permis de mesurer l’immense
ampleur. « Mon livre, écrit-il, doit être lu avant tout comme un commu-
niquédufrontpendantlaguerre.»Lefront,enl’occurrence,estceluide À LIRE
l’université et les premières victimes sont les bataillons d’étudiants
dont « l’âme désarmée » se laisse piéger par un nihilisme dévastateur.
De cela, Bloom montre les indices recueillis à leur contact. Les étu- L’Ame désarmée.
diants qu’il a rencontrés sont, dit-il, incapables de penser la réalité Essai sur le déclin
d’un bien commun. Ils dépensent beaucoup d’énergie pour avoir un de la culture générale
corps parfait, mais ils n’ont aucune idée de ce que serait une âme Allan Bloom
parfaite, et il ne leur viendrait même pas à l’esprit de tendre vers un Les Belles Lettres
tel but. De nombreuses fois, le constat de Bloom m’a fait penser à « Le Goût des idées »
France culture, une chanson d’Arnaud Fleurent-Didier : « On ne m’a 504 pages, 19 €
pas dit comment faire avec les filles / Comment faire avec l’argent,
A RCHÉOLOGIE
Par Marie Zawisza

Eternelle
demeure
Remarquable par sa beauté et sa
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

richesse, elle est datée de la Ve dynastie,


entre 2500 et 2300 av. J.-C. : une
nouvelle tombe vient d’être mise au jour
sur le site de Saqqarah en Egypte.

S
on nom était Wahtye. Ses titres :
« prêtre de la purification royale »,
« superviseur royal » et « inspecteur
du bateau sacré ». Il vécut et mourut sous le
règne du troisième pharaon de la Ve dynas-
34 tie, Néferirkarê Kakaï, qui exerça le pouvoir
© KHALED DESOUKI/AFP. PHOTOS : © MOHAMED ABD EL GHANY/REUTERS. © FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.

h entre 2446 et 2438 av. J.-C. On n’en sait pas


beaucoup plus de Wahtye, sinon qu’il fut
un homme de très haut rang. La beauté et
la richesse spectaculaires de sa tombe en
témoignent. Elle a été exhumée en novem-
bre 2018 dans la nécropole de Saqqarah, au
sud du Caire, par une mission archéologi-
que égyptienne dirigée par Mostafa Waziri,
secrétaire général du Conseil suprême des
antiquités et ancien directeur des antiqui-
tés de Louxor. Cette mission mène, depuis
avril 2018, une campagne de fouilles au
nord de la vaste nécropole de Saqqarah –
où fut érigée la première pyramide, vers
2600 av. J.-C., par l’architecte Imhotep pour Khaled El-Anany, le 15 décembre 2018, lors supérieure, dix-huit niches abritent vingt-
le pharaon Djéser –, dans une zone encore de l’annonce officielle de la découverte. Par quatre statues polychromes du prêtre et de
peu explorée, la section nord du site, autour ailleurs, « de nombreux récipients en terre sa famille ; dans la partie basse, vingt-six
du complexe pyramidal du pharaon Ouser- cuite et des fragments ont été retrouvés dans niches plus petites contiennent les statues
kaf, premier souverain de la Ve dynastie. la sépulture », indique Mostafa Waziri. d’un personnage qui n’a pas encore été
« Le chantier a commencé en avril dans la D’emblée, cette tombe s’impose comme identifié, représenté debout ou assis à la
falaise de la nécropole du Bubasteion, consa- l’une des plus remarquables du site. manière d’un scribe. Sur les murs, des
cré à la déesse-chat Bastet, avant de s’étendre Wahtye y fut inhumé avec sa famille : sa reliefs peints donnent à voir des scènes
vers l’ouest », précise Mostafa Waziri. Malgré mère, Merit Meen, son épouse, Weret Ptah, d’intimité familiale – le défunt, Wahtye,
ses quatre mille quatre cents ans, la sépul- ainsi que son fils et sa sœur. Le tombeau, assis à une table d’offrandes face à son
ture, qui était enfouie à plus de 5 m sous le qui mesure plus de 10 m de long du nord au épouse, par exemple – ou de vie quo-
sable, se trouve « exceptionnellement bien sud et presque 3 m d’est en ouest, présente, tidienne. Parmi celles-ci, des scènes de
conservée, colorée avec des sculptures à l’inté- sous un plafond de près de 3 m de haut, fabrication de poterie, de confection de
rieur », a raconté le ministre des Antiquités, deux registres décoratifs : dans la partie meubles funéraires, de récoltes dans les
QUAND
LES MURS PARLENT
« On a placé, dans les quatre
massifs qui soutiennent la voûte,
les ossements trouvés dans
l’étendue du local occupé par
le nouveau monument. » Cette
indication donnée sur la chapelle
expiatoire par Le Moniteur
universel du 24 juillet 1826 était
restée dans l’ombre depuis près
de deux siècles. Edifiée de 1816
à 1826 en hommage à Louis XVI
vignobles et de production de vin, de cui- trouvent des tombes de l’Ancien Empire. Cer- et Marie-Antoinette sur le cimetière
sine, de chasse, de navigation, d’offrandes taines, réutilisées ultérieurement pour inhu- de la Madeleine, d’où ils avaient
aux divinités, de fête, de représentations mer des chats momifiés, avaient été décou- été exhumés en 1815 avant
musicales, peintes dans des couleurs lumi- vertes en 2008, mais les fouilles avaient été de rejoindre la basilique de Saint-
neuses, parfaitement conservées grâce au suspendues. Quelques tombes avaient été Denis, la chapelle expiatoire était
climat sec du désert. Cette pièce se termine documentées et restaurées jusqu’en 2013. jusque-là un simple cénotaphe.
par un serdab – pièce qui renferme géné- Nous avons décidé de reprendre les fouilles en Jusqu’à ce que son administrateur,
ralement des statues du défunt dans les 2018, en prospectant à l’ouest de cet empla- Aymeric Peniguet de Stoutz,
monuments funéraires de l’Ancien Empire cement », indique Mostafa Waziri. ait voulu en avoir le cœur net.
– d’environ 3 m sur 3 m, inachevé. Depuis le début de la campagne, Saqqa- Avec l’accord de Philippe Bélaval,
Mais un mystère demeure : où se trouve rah a déjà été le lieu de plusieurs découver- le président du Centre des
35
le sarcophage de Wahtye, dont le caveau tes : outre des animaux momifiés, notam- monuments nationaux, il a fait h
semble pourtant inviolé ? Les fouilles se ment des scarabées et des chats dédiés à la explorer par Philippe Charlier,
poursuivent dans l’espoir de le retrouver. déesse-chat Bastet, le ministère des Anti-
médecin légiste et archéo-
Les archéologues ont en effet localisé cinq quités égyptiennes a ainsi annoncé la mise
anthropologue, les murs de la
puits dans le tombeau. L’un était ouvert et au jour de sept tombes, dont quatre
vide. Les autres scellés. Parmi ceux-ci, l’un remontant à l’Ancien Empire. Parmi cel- crypte. Stupeur : des coffrages de
«devraitconduireàuncercueilouàunsarco- les-ci, la plus importante est celle de Khufu- bois ressemblant à des cercueils,
phage inhumé dans le tombeau », a déclaré Imhat, gardien des édifices appartenant puis des ossements sont apparus
Mostafa Waziri. Les autres pourraient rece- au palais royal, à la fin de la Ve et au début en vrac sur l’écran de contrôle !
ler les objets funéraires du défunt. de la VIe dynastie. Mais la sépulture du prê- En attendant une plus ample
Les autorités égyptiennes ont d’ores et tre Wahtye la détrône : elle constitue, de exploration, ce sont des dizaines
déjà indiqué que ce site exceptionnel, en loin, « la plus belle tombe découverte cette de guillotinés célèbres enterrés
cours de restauration, serait bientôt ouvert année », selon le mot du ministre des Anti- au cimetière de la Madeleine,
au public. Depuis 2016, la règle de l’autono- quités Khaled El-Anany. Les fouilles vont se de Mme Du Barry à Philippe Egalité,
mie budgétaire du ministère des Antiquités poursuivre dans le secteur, avec l’espoir de de Charlotte Corday aux Girondins,
a été mise entre parenthèses, afin de redres- découvrir de nouveaux tombeaux. 2 dont les restes pourraient bien
ser le pays par la mise en valeur de son passé se trouver mêlés dans ce tombeau
archéologique et de restaurer l’image de secret. Geoffroy Caillet
l’Egypte – mise à mal par les troubles poli- LES SECRETS DES TOMBES
tiques qui ont suivi la révolution de 2011 – Ci-dessus : la tombe de Wahtye
auprès des touristes étrangers. Fouillée dès découverte, en novembre 2018, sur
les années 1850 par l’un des pères de l’égyp- le site de la nécropole de Saqqarah,
tologie, Auguste Mariette, la nécropole de au sud du Caire. Son décor de statues
Saqqarah a vu se succéder continuellement polychromes et de reliefs peints
les missions archéologiques étrangères et (détails, page de gauche) est
égyptiennes. « Nous avons choisi de repren- exceptionnellement bien conservé.
dre les fouilles autour de la pyramide du Ci-contre : la chapelle expiatoire
pharaon Ouserkaf, car c’est une zone où se dans le VIIIe arrondissement de Paris.
E
XPOSITIONS
Par François-Joseph Ambroselli

Le banquier
quidessina
uneville
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Le château de Maisons consacre une exposition au banquier


Jacques Laffitte, auquel Maisons-Laffitte doit son nom.

P
« ierre le Grand, d’empereur qu’il était,
est descendu à devenir charpentier ;
moi de simple apprenti charpentier
que j’étais, je suis parvenu à fonder une
dynastie nouvelle. » Jacques Laffitte ne
s’embarrassait pas de modestie. Né à
Bayonne en 1767, il avait déjà quitté
depuis longtemps l’atelier paternel pour
36 se lancer à corps perdu dans la finance
h lorsque la Révolution éclata. Le grand
banquier parisien Jean-Frédéric Perregaux
avait détecté chez lui le goût du risque.
Il l’avait embauché, le faisant ainsi entrer
dans le cercle de ceux qui allaient chan-
ger la face de la France. Le coup d’Etat du
18 Brumaire vit en effet la finance – incar-
© PHILIPPE BERTHÉ ET PASCAL LEMAÎTRE/CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX/SP.

née notamment par Perregaux – devenir


un allié politique décisif de Bonaparte.
Une fois devenu consul, sous l’impulsion
des banquiers qui l’avaient soutenu, Bona-
parte fit naître la Banque de France, dont LA VIE DE CHÂTEAU
il fut le premier actionnaire et qui lui four- Ci-dessus : le château de Maisons,
nit la manne de ses conquêtes. veuve de Jean Lannes, maréchal de Napo- dans les Yvelines. Edifié au XVIIe siècle,
Laffitte était bien sûr de la partie. Il en léon, qui n’arrivait plus à en assumer la il fut la propriété du comte d’Artois,
devint gouverneur en 1814 à la demande charge depuis la chute de l’Empire. futur Charles X, puis du maréchal Lannes,
de Louis XVIII. Le vent politique avait L’ironie voulut qu’il s’agît de l’ancienne avant d’être acheté par le banquier
tourné – les émigrés étaient de retour –, demeure du comte d’Artois, futur Char- Jacques Laffitte. Page de droite, en bas,
mais la finance restait maîtresse. En bon les X, qu’il n’aura de cesse d’affronter poli- à gauche : Portrait de Jacques Laffitte,
banquier qui se respecte, Laffitte entra à tiquement, jusqu’à organiser sa chute en par Henry Scheffer, XIXe siècle (Maisons-
l’Assemblée en 1815 et se mit à la recherche 1830 au cours des Trois Glorieuses. Quel- Laffitte, château de Maisons).
d’une demeure propre à donner à son nom ques mois après l’événement, l’ancienne Page de droite, en haut : Tête de vieillard
l’éclat d’une noblesse imaginaire. Il la trouva rue d’Artois, à Paris, devint la rue Laffitte : de trois quarts, par Léonard de Vinci,
dans le château de Maisons, construit au sa légende était née. Mais sa faillite le XVe siècle (Beaux-Arts de Paris). Page de
XVIIe siècle par l’illustre François Mansart, ramena sur terre en janvier 1831. Il liquida droite, en bas, à droite : nécessaire de
et dont les majestueuses lignes oscillent alors son hôtel parisien et chercha à ven- portemanteau de l’Empereur, XIXe siècle
entre Renaissance tardive et classicisme, dre son beau château de Maisons : per- (Paris, Fondation Napoléon).
qu’il acheta environ un million de francs à la sonne n’était assez fou pour se porter
POUR LA BEAUTÉ DU GESTE
acquéreur d’un tel fardeau. Il vendit néan- Leurs dessins traduisent une même frénésie
moins une partie du parc et eut l’idée de capturer les mouvements du corps et de
lumineuse d’y créer un plan de lotisse- l’âme. Sur leurs feuilles, ils tracèrent autant
ment, proposant aux acheteurs une for- de lignes et de formes puisées chez les
mule tout inclus, à savoir les matériaux de maîtres, s’exercèrent à rapporter trait pour trait les subtilités d’un visage
construction, l’appui d’un architecte et de marqué par le temps ou les courbes d’un modèle dans la force de l’âge.
l’argent à crédit, et posant ainsi les bases
Dans ce répertoire graphique, ils puisèrent l’inspiration pour de plus
de l’emprunt immobilier. En 1882, près
grandes compositions. Léonard de Vinci et ses têtes de vieillards en bout
de quarante ans après sa mort, la ville de
Maisons-sur-Seine, qu’il avait refaçonnée de course, Raphaël et ses études de quelques coups de plume pour sa
en la faisant tripler de surface, prit officiel- Madone au baldaquin, Filippino Lippi et ses figures d’hommes affublés
lement le nom de Maisons-Laffitte. de lourds drapés, ou encore Benozzo Gozzoli et sa sublime technique
Aujourd’hui, les immenses sous-sols de pointe d’argent sur papier coloré : autant de noms et d’œuvres tirés de
du château célèbrent, à travers des pein- la collection des Beaux-Arts de Paris et réunis le temps d’une exposition
tures, gravures, archives, sculptures et au cabinet des dessins Jean Bonna. Trente splendides dessins pour
meubles, la mémoire de cet homme au rappeler la mémoire du peintre de la Joconde – dont le 500e anniversaire
destin hors norme, qui fut le banquier de la mort va être célébré en 2019 – et de ses illustres contemporains.
d’un empereur puis un ministre de la « Léonard de Vinci et la Renaissance italienne. Dessins de la collection des Beaux-Arts de Paris »,
monarchie de Juillet. Dans l’antichambre jusqu’au 19 avril 2019. Beaux-Arts de Paris, 75006 Paris. Tous les jours, sauf le lundi, de 13 h à 18 h.
du château, son portrait fait face à celui Entrée libre. Rens. : www.beauxartsparis.fr ; 01 47 03 50 00.
de Charles X : leurs regards se croisent et
l’on semble lire dans celui de Laffitte une
fierté conquérante. Celle du fils de char- DANS LES PETITS PAPIERS DE L’EMPEREUR
pentier bayonnais qui fit abdiquer le der-
nier petit-fils de Louis XV. 2
« Jacques Laffitte, un château, un parc. 1818, aux
L
« a mort n’est rien, mais vivre vaincu et sans gloire, c’est mourir tous les jours. » Lorsqu’il écrit
ces mots le 18 décembre 1805, Napoléon est à Schönbrunn et savoure sa victoire sur
l’empire des Habsbourg. En 1815, devenu le paria des nations, il est emmené de force à
37
h
origines de Maisons-Laffitte », jusqu’au 11 mars Sainte-Hélène. La sentence qu’il avait prononcée dix ans plus tôt était devenue prophétie :
© BEAUX-ARTS DE PARIS, DIST. RMN-GRAND PALAIS/SP. © FONDATION NAPOLÉON/P. MAURIN-BERTHIER.

2019. Château de Maisons, 78600 Maisons- il était tombé sans mourir, et sa lente agonie loin des champs de bataille, de l’arène politi-
Laffitte. Tous les jours sauf le mardi, de 10 h que et des fastes de la cour impériale fut pour lui un châtiment.
à 12 h 30 et de 14 h à 17 h. Tarifs : 8 €/6,50 €. Il avait néanmoins pu emporter quelques objets familiers, comme ce petit nécessaire de
Rens. : www.chateau-maisons.fr ; 01 39 62 01 49. portemanteau qui, dans un écrin d’acajou et d’ébène, renferme de quoi se raser, se brosser les
dents, ouvrir une bouteille ou tenir une correspondance. Il le confia en octobre 1815 au
comte de Las Cases en lui disant : « Tenez, je m’en suis servi le matin même de la bataille d’Aus-
terlitz. » Fouché lui avait également donné la permission d’emporter avec lui soixante assiet-
tes en porcelaine de son service particulier, commandées en 1807 à la manufacture impériale
de Sèvres, qu’il se plaisait à observer minutieusement, remarquant sans doute que les Bour-
bons y avaient fait graver au dos le chiffre de Louis XVIII durant la première Restauration.
Ces reliques napoléoniennes – seules deux assiettes du service particulier de l’Empe-
reur sont présentées – trônent aujourd’hui au centre des salles de l’exposition « L’Empire
en boîtes », présentée à la Maison de Chateaubriand, à côté de dizaines de
coffrets, de médailles, de « souvenirs », d’ustensiles de campagne, de gobe-
lets, de couverts, de candélabres, de vases, de peintures, de petites sculp-
tures, de miniatures évoquant Napoléon et son entourage ou leur ayant
appartenu. Autant d’humbles témoignages qui disent
le contraste fascinant entre la brièveté d’un règne et la
marque qu’il imposa à l’histoire.
« L’Empire en boîtes », jusqu’au 10 mars 2019.
Domaine départemental de la Vallée-aux-Loups –
Maison de Chateaubriand, 92290 Châtenay-Malabry.
En partenariat avec la Fondation Napoléon. Tous les jours,
sauf le lundi, de 10 h à 12 h et de 13 h à 17 h. Ouvert
jusqu’à 18 h 30 à partir de mars. Tarifs : 4 €/2,50 €. Rens. :
www.vallee-aux-loups.hauts-de-seine.fr ; 01 55 52 13 00.
D
ISTINCTION
Par François-Joseph Ambroselli

LÉNINE À TOUT PRIX


Le deuxième Grand Prix du livre d’histoire a été décerné
à Stéphane Courtois pour Lénine, l’inventeur du totalitarisme.
ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

U
n ouvrage magistral qui un parti de « révolutionnaires
va contre la puissance professionnels » – furent dégui-
du mythe et impose la sés du costume de la grandeur.
vérité des faits : tel est le Lénine, Il reprit à son compte la suspi-
l’inventeur du totalitarisme cion, la délation, la surenchère
(Perrin) de Stéphane Courtois, et la violence.
qui a reçu le 7 décembre der- Aveuglé par l’idée selon
nier le Grand Prix du livre d’his- laquelle la lutte des nations
toire, décerné, au nom du était une excentricité bour-
Figaro Histoire et de la chaîne geoise,prisparsesdémêlésavec
Histoire, par un jury présidé LAURÉAT Jean Tulard (au centre) présentant le diplôme du Grand les mencheviks, apeuré par
38 par Jean Tulard. Non, la terreur Prix du livre d’histoire qui a été décerné à Stéphane Courtois (à sa droite) l’affaiblissement des groupes
h qu’instaura Lénine ne fut pas la le 7 décembre 2018, au nom du Figaro Histoire et de la chaîne Histoire. révolutionnaires – menacés
conséquence fatale de la vio- par la police politique comme
lence des temps. Non, le régime stalinien ne fut pas intrinsèquement par la croissance économique du pays –, Lénine ne vit pas venir la
différent de celui de son devancier, mais plutôt sa suite naturelle. Grande Guerre. Il en tira pourtant profit, et son coup de force du
Pour Lénine, tout avait commencé par une rage contre le pouvoir 7 novembre 1917 déboucha sur l’instauration d’un régime totalitaire
impérial. Une rage profonde, froide et calculée, née d’une histoire jusqu’alors inédit : la société civile fut exclue purement et simplement
personnelle tragique : adolescent, il perdit successivement son père, de l’arène politique lorsque son parti unique annula le vote défavora-
qui succomba brutalement à une attaque cérébrale, puis son frère ble de l’Assemblée constituante. La création de la Tchéka, puis la mise
aîné, pendu pour son implication dans un attentat contre Alexan- en place consciente et assumée de la guerre civile, qu’il théorisait
dre III. Aux yeux des bonnes gens, son nom était sali. Comme le depuis1905,plongèrentlaRussiedansunbaindesangde 1918à1921.
montre Stéphane Courtois, l’engrenage de la souffrance était Fidèle à son plan et à son « délire logique », il avait détruit le monde
enclenché, son itinéraire de radicalisation révolutionnaire pouvait qu’il haïssait, mais n’avait laissé à sa place que cendres et ruines.
commencer, en dépit de ses brillantes études et de son inscription Le mythe du « bon Lénine » continue pourtant de prospérer grâce
au barreau en 1892. Il s’imprégna de la pensée utopiste sociale de à Staline, parfait bouc émissaire, tant la thèse de la « pureté » origi-
Tchernychevski et de son idée de société parfaite construite sur les nelle du léninisme bafouée par la violence stalinienne est romanti-
ruines de l’ancien monde, mais aussi de celle de Netchaïev et de son que. N’en déplaise aux nostalgiques, il y eut le maître puis l’élève,
Catéchisme du révolutionnaire. Dans un second temps, il découvrit comme Stéphane Courtois en fait ici la brillante démonstration. 2
© JEAN-CHRISTOPHE MARMARA/LE FIGARO.

Plekhanov, promoteur du marxisme en Russie, avant que Marx et


Engels ne cimentent sa formation idéologique : face à l’essouffle-
ment de la bourgeoisie et à l’avènement du prolétariat, la lutte des
classes était devenue à leurs yeux la seule issue possible. Une issue À LIRE
bien faite pour aguicher l’esprit logique de Lénine.
Après un exil de trois ans en Sibérie pour activisme révolution- Lénine, l’inventeur
naire, il quitta la Russie et rencontra Plekhanov en Suisse en 1900 : du totalitarisme
une immense déception qui l’affecta terriblement et le fit plonger à Stéphane Courtois
corps perdu dans la radicalité. Sous la plume de Lénine, les révolu- Perrin, 450 pages,
tionnaires français – particulièrement Robespierre, auquel il 25 €.
emprunta la vertu et la terreur, en y adjoignant la nécessité de créer
À L A TA B L E D E L’ H I STO I R E
Par Jean-Robert Pitte, de l’Institut

LES DEUX ŒUFS


ET LA MOUILLETTE
© CANAL ACADÉMIE.

A la coque, mollet, frit ou en omelette,


dur ou au plat, l’œuf se doit d’être parfait.

L
a domestication de la poule survient en Asie lente à 65 °C. On l’accompagne d’une cuillérée de
du Sud six millénaires avant notre ère. Son éle- sauce crémée. Cela ne vaut pas un véritable œuf
vage se diffuse lentement vers l’ouest et par- en meurette poché dans du vin rouge, ni les mer-
vient dans le courant du Ier millénaire en Egypte, veilleux œufs onsen, plongés dans les eaux ther-
en Grèce, en Italie. Son nom latin de gallus est males chaudes et que l’on sert dans toutes les
l’onomatopée de son cri (gal, gla) et son associa- auberges japonaises, ni le meilleur œuf mollet du
tion avec le peuple gaulois (gallus aussi) est un jeu monde servi depuis le XVIIe siècle par le restau-
de mot savant qui ne date que de la Renaissance, rant Hyotei de Kyoto, ancienne halte de pèlerins.
mais dont le succès dure encore si l’on en juge par Son blanc est ferme et son jaune coulant : cela lui
le nombre de coqs qui ornent le faîte des clochers vaut trois étoiles au guide Michelin !
ou des monuments aux morts de nos villages. Les Français, comme les Anglais, demeurent
L’œuf de poule est une gourmandise, pourvu très attachés à l’œuf à la coque, dont la cuisson
© EILEEN TWEEDY/AURIMAGES. © PLOTON/PHOTOCUISINE.

que sa pondeuse soit de race choisie, qu’elle ait exige technique et intuition et la dégustation un
picoré du grain, de bons reliefs de cuisine et qu’elle cortège de bon sel, de poivre noir du moulin et
ait eu le loisir de gratter la terre afin d’y trouver un de mouillettes de pain grillé ointes de beurre 39
complément de pitance sous forme de petits frais. Louis XV en raffolait. Vers la fin de l’Ancien h
insectes ou mollusques et de graviers pour faire Régime, le galant chevalier de Boufflers avait
digérer. Qu’elle ait vu le ciel, qu’elle ait vécu en offert deux coquetiers de porcelaine à une belle,
compagnie d’autres caqueteuses et connu le coq ne peut qu’amé- accompagnés de ce leste quatrain : « De ces deux jolis coquetiers /
liorer la qualité de ses œufs. Ils se prêtent depuis des millénaires à Pour vous l’Amour a fait emplette ; / Si vous voulez les œufs et la
d’innombrables et délectables préparations sous tous les cieux mouillette / Je vous les offre volontiers. » 2
de la planète. Les Romains les mangeaient déjà à la coque, mol-
lets, au plat, frits, en omelette ou durs (sans mayonnaise…). Ils
s’en servaient aussi pour lier les sauces. PERDS PAS LA POULE Ci-dessus : Soignons la basse-cour,
Compte tenu de leur coût très bas, de nombreux restaurants à la affiche française réalisée à partir d’un dessin de l’élève
mode ont inscrit à leur carte l’œuf dit « parfait », dont le jaune G. Douanne, 16 ans, dans le cadre d’un concours sur le thème
demeure liquide et le blanc laiteux, ce qui demande une cuisson des restrictions, 1916 (Paris, musée Carnavalet).

RECETTE
LES ŒUFS EN MEURETTE À LA BOURGUIGNONNE
Faire brunir au four des os de veau, de poulet et de gibier si vous en trouvez ;
les singer légèrement. Les faire bouillir ensuite longuement dans du bon
vin rouge ou de la lie de Bourgogne avec carottes, oignons et bouquet garni.
Lorsque cette sauce est nappante, la passer au chinois et la verser sur des
œufs pochés dans du vin rouge (et non dans de l’eau bouillante !) posés sur
des croûtons aillés et frits. Accompagner du même vin que celui de la sauce.
© AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB./G. DAGLI ORTI. © 2019. PHOTO SCALA, FLORENCE.
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42 G UERRES ET PAIX
ENTRECOUPÉES DE TRÊVES, HUIT GUERRES
DE RELIGION OPPOSÈRENT PENDANT PRÈS
DE QUARANTE ANS LES TENANTS DE LA RÉFORME
AUX DÉFENSEURS DE LA FOI CATHOLIQUE.

56
LA VIOLENCE
ET LE SACRÉ
PARCE QUE LA RÉFORME MENAÇAIT
L’UNITÉ DE FOI SUR LAQUELLE REPOSAIT
LA MONARCHIE FRANÇAISE, LES
PRÉOCCUPATIONS RELIGIEUSES SE MÊLÈRENT
SANS CESSE, AU COURS DE CES GUERRES
CIVILES, AUX ARRIÈRE-PENSÉES POLITIQUES.
© GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES.
82 D ANS LE FEU DES PASSIONS
L’OMBRE DE LA SAINT-BARTHÉLEMY N’EN FINIT PAS DE S’ÉTENDRE
SUR LA MÉMOIRE DES GUERRES DE RELIGION. VIOLENCE ET CRUAUTÉS
EN TOUT GENRE FURENT POURTANT LE FAIT DES DEUX CAMPS.

DANS L’ENGRENAGE DES

guerres
de religion
© CLERMONT-FERRAND, MUSÉE D’ART ROGER-QUILLIOT [MARQ]/PHOTO J.-H. BAYLE.

ET AUSSI
LE JOUR OÙ PARIS
SOMBRA DANS L’HORREUR
LE DESTIN DU BALAFRÉ
SANG POUR SANG
POMPES ET CIRCONSTANCES
LA GUERRE SANS DENTELLES
REINES SANGLANTES
AU GRÉ DES VENTS
Guerres
etPaix
Par Nicolas Le Roux
Durant près de quarante ans, le royaume de France fut
le théâtre de huit guerres opposant les partisans de la Réforme
calviniste et les défenseurs de la foi catholique traditionnelle.
© PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES.

REINE MÈRE A droite :


Portrait de Catherine de Médicis,
reine de France, d’après François
Clouet, XVIe siècle (Chantilly,
musée Condé). En fond : Combat
entre papistes et réformés près de
Cognac, en janvier 1568, gravure
de Frans Hogenberg, XVIe siècle
(Bibliothèque de Genève).
EN COUVERTURE

44

A
h la fois crise religieuse et sorte de collapsus politique, les espèces, le pain et le vin, en corps et sang du Christ lors de la
huit guerres de Religion ont ravagé la France pendant messe – apparaît comme une invention païenne. Le seul inter-
près de quarante ans : le royaume n’a certainement médiaire entre les fidèles et Dieu est le Christ ; le culte des saints
jamais autant souffert qu’en cette fin de XVIe siècle. est refusé et l’existence du Purgatoire dénoncée. Dans sa toute-
Il ne faut pas sous-estimer la nature profondément reli- puissance, Dieu a choisi le petit troupeau des élus, non parce
gieuse de ces guerres. Depuis les années 1520, de nombreux qu’ils méritent le Salut – la nature profonde de l’humanité restant
chrétiens espéraient en effet une régénération de l’Eglise, car souillée par le péché originel – mais parce qu’Il est Amour. Il faut
celle-ci ne répondait plus à leurs attentes spirituelles. L’espoir manifester sa confiance en l’omnipotence divine en faisant
du Salut guide les actions de ces hommes et de ces femmes preuve d’une foi absolue, sans chercher à pénétrer des décisions
assoiffés de Jésus-Christ. Les conversions se multiplient dans qui sont par définition incompréhensibles pour l’esprit humain.
les années 1540 et surtout 1550, quand les prédicateurs for- C’est ainsi qu’on peut échapper aux pièges tendus par Satan, qui
més à Genève commencent à diffuser le message de Calvin. Si œuvre partout dans le monde et aveugle les plus faibles.
Henri II, qui règne de 1547 à 1559, tente de réaffirmer l’unité Le pouvoir royal tente très tôt de réprimer le message réfor-
confessionnelle, il ne peut empêcher le développement de mateur. Devant la lenteur des tribunaux ecclésiastiques, ce sont
© AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB./G. DAGLI ORTI.

l’esprit réformateur. L’Eglise réformée de Paris s’organise les cours royales qui se chargent de condamner blasphéma-
secrètement en 1555. Au début des années 1560, environ teurs et hérétiques. Environ cinq cents personnes finissent sur le
10 % de la population est convertie à la nouvelle religion. bûcher, des années 1520 au début des années 1560. Mais rien
Le message réformé touche d’abord les villes et la population n’y fait. Les martyrs manifestent leur confiance en Dieu avec la
alphabétisée. Il se répand tout particulièrement dans le « crois- plus grande sérénité. A la fin du règne d’Henri II, la répression se
sant»quivadelavalléeduRhôneetduDauphiné,àl’est,jusqu’au renforce. L’édit de Compiègne de juillet 1557 dénonce la timi-
PoitouetàlaSaintonge,àl’ouest,enpassantparleLanguedoc,la dité des sanctions frappant les hérétiques. La négligence des
Gascogne et la Guyenne. Il s’implante également en Normandie. magistrats est condamnée. Elle doit être réduite non seulement
Pour les fidèles de l’Evangile, il ne s’agit plus d’attendre une réno- pour l’honneur de Dieu et la conservation de la religion chré-
vation de l’Eglise romaine mais bien de défendre la Vraie Reli- tienne, mais aussi pour le bien et la tranquillité des bons sujets
gion, dans laquelle chacun accède personnellement à la parole du roi. Le monarque réaffirme qu’à lui seul appartient l’admi-
de Dieu en lisant la Bible et communie sous les deux espèces. La nistration de la chose publique. Dans le même esprit, la décla-
naturedivinedupouvoirpontificalestcontestée.Lemystèredela ration d’Ecouen du 2 juin 1559 proclame que, grâce à la paix
transsubstantiation – métamorphose durable de la nature des récemment signée avec l’Espagne, le roi pourra désormais se
LA GRANGE DE LA DISCORDE Ci-dessus : Le Massacre de Wassy, le 1er mars 1562, gravure de Frans Hogenberg, XVIe siècle (Bibliothèque
de Genève). Il est considéré par les protestants comme le point de départ des guerres de Religion. Page de gauche : Le Colloque de Poissy en 45
1561, gravure de Frans Hogenberg, XVIe siècle (Bibliothèque de Genève). Organisée par Catherine de Médicis en septembre-octobre 1561, h
cette assemblée religieuse réunissant catholiques et protestants devait permettre un rapprochement entre les deux camps, mais aucun
compromis ne fut trouvé. En bas : bible traduite par Luther avec une représentation de Luther en couverture, 1588 (collection particulière).

consacrer pleinement à la lutte contre l’hérésie. Il décide l’envoi Charles de Lorraine, qui gouvernent le royaume pendant le
de commissaires extraordinaires dans toutes les provinces court règne de son fils François II (1559-1560). Dans certaines
pour procéder à la punition des hérétiques. L’obéissance au maisons, les cadets franchissent le pas pour s’affirmer publi-
souverain paraît indissociable de l’obéissance à l’Eglise quement. C’est le cas de Condé – prince du sang de la branche
romaine. Le Très Chrétien est sacré à Reims et, lors de la céré- des Bourbons –, qui prend la tête du parti huguenot.
monie, il met son épée au service de l’Eglise. Les protestants Catherine de Médicis, qui devient régente à l’avènement de
apparaissent donc comme des sujets rebelles, qui remettent en son deuxième fils, Charles IX, en décembre 1560 (le roi n’a
question les fondements de la monarchie. Ce sont aussi, aux que 10 ans !), tente de mener une politique d’apaisement.
yeux du roi, des agents de l’étranger. Ne les appelle-t-on pas Bien qu’elle soit incontestablement catholique, elle considère
© DEAGOSTINI/LEEMAGE. © INTERFOTO/LA COLLECTION.

les « huguenots » ? Ce terme est une francisation de l’allemand que l’obéissance au roi doit être rétablie coûte que coûte, y
Eidgenossen, mot désignant les Confédérés, autrement dit les compris en tolérant la nouvelle religion s’il n’y a pas d’autre
Suisses et leurs partisans, lesquels ne cachent pas moyen. Or le royaume se trouve dans une situation
leur haine pour les régimes monarchiques. insurrectionnelle. Des capitaines huguenots ont
Le message calvinien connaît un succès parti- tenté de s’emparer de la famille royale à Amboise
culier auprès de la noblesse. A la fin des années en mars 1560, et ils ont été exécutés. Une tentative
1550, plusieurs seigneurs et dames sont séduits de soulèvement est déjouée à Lyon six mois plus
par les nouvelles formes de piété prônées par les tard. Les cris de haine retentissent ; la peur est uni-
réformateurs. La mort accidentelle d’Henri II, le verselle. Les prédicateurs catholiques annoncent
10 juillet 1559, a ouvert la porte aux rivalités la malédiction du royaume si l’hérésie continue d’y
entre grandes familles aristocratiques. S’afficher prospérer. Le salut de tous dépend de la fidélité de
comme partisan de la nouvelle religion est aussi chacun à l’ancienne Eglise. Un véritable massacre
une façon de remettre en question l’autorité du de protestants a même lieu à Cahors en novem-
duc François de Guise et de son frère, le cardinal bre 1561. De leur côté, les réformés multiplient les
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REQUIEM POUR UN MASSACRE Ci-dessus : Le Massacre de la nuit de la Saint-Barthélemy et l’assassinat de l’amiral Gaspard de Coligny, le
24 août 1572, gravure de Frans Hogenberg, XVIe siècle (Bibliothèque de Genève). Avec près de dix mille victimes dans l’ensemble du royaume
de France, dont trois mille à Paris, la Saint-Barthélemy marque un sommet dans la violence exterminatrice propre aux catholiques.

démonstrations publiques. Ils s’en prennent aux statues qui modèle à tous les textes publiés ultérieurement, jusqu’à l’édit
ornent les façades des églises et occupent parfois celles-ci pour de Nantes de 1598. La fin de la guerre civile n’est possible que
46 y célébrer leur culte. Dans les faubourgs de Paris, l’église Saint- si l’amnistie est accordée et l’oubli des exactions imposé. Un
h Médard est mise à sac le 27 décembre : les vitres sont brisées, régime de tolérance limitée est établi. Les protestants reçoivent
les statues renversées, et on déplore plusieurs victimes. Le len- un certain nombre de lieux de culte, dont la localisation varie au
demain, le temple protestant installé à proximité est dévasté. gré des édits. Mais désarmer la population désormais habituée
C’est dans ce contexte qu’est signé l’édit de Janvier, le pre- à la violence n’est pas facile. Comment faire vivre ensemble les
mier édit de tolérance de l’histoire de France, le 17 janvier 1562, adversaires de la veille ? Villes et autorités locales jouent un
qui autorise le culte réformé de jour et à l’extérieur des villes. grand rôle à cette période, souvent en contradiction avec le dis-
Contrairement aux attentes de la reine mère, cette décision cours du pouvoir central. La paix doit se construire. L’appareil
met le feu aux poudres : le 1er mars 1562, les hommes du duc d’Etat s’adapte. On envoie des commissaires dans les provin-
de Guise massacrèrent les protestants réunis dans une grange ces pour faire appliquer les édits. Il s’agit d’appliquer une forme
à Wassy, en Champagne. Une logique d’escalade est dès lors d’extraordinaire politique pour revenir à l’harmonie.
en marche. Condé mobilise les Eglises réformées et proclame Malheureusement, les efforts de Catherine de Médicis ne
que Charles IX et sa mère sont prisonniers des Guise. Il se sont pas couronnés de succès. Les seigneurs protestants
présente comme respectueux de la loi (c’est-à-dire de l’édit reprennent en effet les armes en septembre 1567, car ils crai-
de Janvier) et fidèle au roi. Les Guise et leurs alliés sont au gnent d’être la cible d’un complot à l’échelle européenne. Le
© AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB./G. DAGLI ORTI.

contraire dénoncés comme des tyrans d’usurpation contre les- pape et le roi d’Espagne ne veulent-ils pas leur extermination ?
quels il est légitime de se soulever. Une nouvelle forme d’action Fantasme ou réalité ? Il est certain que la papauté désapprouve
politique apparaît ainsi : la prise d’armes accompagnée de la la politique de tolérance de la reine mère. Quant à Philippe II, le
publication de manifestes la justifiant. roi d’Espagne, il a lui-même entamé une politique de répres-
sion particulièrement féroce aux Pays-Bas, où un soulèvement
Dans la tourmente calviniste a eu lieu en 1566. La deuxième guerre s’achève en
La première guerre de Religion (1562-1563) est particulière- 1568, mais les hostilités reprennent immédiatement.
ment violente. Les massacres de protestants sont nombreux Latroisièmeguerre(1568-1570)estparticulièrementbrutale.
(Sens, Orange, Tours), et les opérations militaires provoquent Les batailles, rares jusque-là, font de nombreuses victimes, à
la mort de grands seigneurs. C’est notamment le cas d’Antoine commencer par le prince de Condé, qui trouve la mort à Jarnac.
de Bourbon, le chef de l’armée royale, ou du duc de Guise, Les négociations, qui reprennent en 1570, aboutissent à la
assassiné sous les murs d’Orléans. Catherine de Médicis finit signature de l’édit de Saint-Germain. Ce texte reprend l’esprit
par imposer aux chefs militaires de négocier. Le premier édit de des paix précédentes, mais il accorde une garantie nouvelle aux
pacification est signé à Amboise en mars 1563 : il servira de protestants : ceux-ci bénéficient de quatre places de sûreté,
c’est-à-dire de villes fortifiées dans lesquelles ils peuvent entre-
tenir des garnisons, même en temps de paix.
Lareinemèrechercheenrèglegénéraleàrestaurerouàpéren-
niser la paix, mais dans des circonstances exceptionnelles, elle
peut mener parfois une politique violente. C’est ainsi que le
massacre de la Saint-Barthélemy provoque trois mille morts à
Paris en août 1572 et environ sept mille autres dans le reste du
royaume, tout particulièrement à Orléans, Rouen, Lyon, Bor-
deauxetToulouse.Ladécisiondetuerleschefsmilitairesduparti
huguenot avait été prise dans un climat de tension extrême. On
craignait un soulèvement contre la Cour car l’amiral de Coligny,
chef militaire du parti huguenot, venait d’être victime d’un atten-
tat, et les gentilshommes protestants, venus en nombre à Paris
pourassisterauxnocesdujeuneroi(protestant)deNavarreavec
Marguerite de France, criaient vengeance. On pensait sans
doute tuer quelques dizaines de seigneurs, mais la milice pari-
sienne se répandit dans les rues et massacra quiconque parais-
sait suspect, vieillards, femmes et enfants compris. On atteint
ainsi en 1572 un sommet dans la violence exterminatrice propre CHEFS DE CLANS Ci-dessus, à gauche : Henri III, d’après François
aux catholiques. Il n’y aura plus, par la suite, de massacres com- Clouet, XVIe siècle (Chantilly, musée Condé). A droite : Catherine
parables à ceux de la Saint-Barthélemy. Ces violences entraî- de Médicis, par François Clouet, XVIe siècle (Paris, BnF). En haut,
nentunequatrièmeguerre(1572-1573),dontl’événementprin- à gauche : Louis de Bourbon-Condé, par François Clouet, XVIe siècle
cipal est le siège de La Rochelle par l’armée royale. (Chantilly, musée Condé). A droite : Gaspard de Coligny, par Marc
Le dernier Valois, Henri III, se heurte dès son arrivée au pouvoir Duval, XVIe siècle (Chantilly, musée Condé).
à un soulèvement protestant dans le sud du royaume. Il s’agit de 47
la cinquième guerre civile (1574-1576). Le propre frère du roi, h
François,mécontent, rejoint les révoltés, ainsi queplusieurs sei- protestant. L’idée qu’un hérétique puisse monter sur le trône
gneurs catholiques. Le conflit n’a plus la même nature qu’aupa- est insupportable à certains seigneurs et bourgeois parisiens.
ravant. La prise d’armes est devenue une sorte quasiment ordi- C’est ainsi que se constitue une ligue catholique, dont les parti-
naire de mobilisation et de contestation. Le pouvoir du roi est sans, menés par Henri de Guise (le fils aîné du prince assassiné
méprisé ; les caisses sont vides alors que les impôts augmentent en 1563), prennent les armes dans le nord du royaume en
PHOTOS : © RMN-GRAND PALAIS (DOMAINE DE CHANTILLY)/RENÉ-GABRIEL OJÉDA. © BNF.

sans cesse. Henri III, humilié, fait la paix avec son frère en 1576 mars 1585. Les adhérents de l’union catholique proclament
par l’édit de Beaulieu : il octroie une liberté de culte quasi uni- qu’ils vivront et mourront dans la religion catholique et qu’ils
verselle, réhabilite les victimes de la Saint-Barthélemy et, n’accepteront jamais de reconnaître un prince hérétique.
grande nouveauté, crée des chambres de justice spéciales, les Henri de Guise est pour le roi un adversaire particulièrement
« chambres de l’édit », pour juger les affaires concernant les pro- redoutable. Une partie de la noblesse l’accompagne parce
testants. Mais ces dispositions extrêmement libérales entraî- qu’elle se sent exclue de la faveur royale, qu’Henri III réserve
nent la constitution d’une ligue catholique autour du gouverneur à un petit cercle de familiers, ses fameux « mignons », comme
de Péronne, Jacques d’Humières. Elle rassemble des capitai- le peuple les appelle péjorativement, et notamment au très
nes catholiques, puis s’étend aux villes du nord du royaume. Ses détesté duc d’Epernon. Le rêve de paix du monarque s’effon-
adhérents proclament leur volonté de défendre jusqu’à la mort dre. Alors que, d’une part, il voulait faire de sa cour un micro-
la religion traditionnelle, mais il n’y a pas de prise d’armes. Isolé, cosme exemplaire pouvant servir de modèle à l’ensemble du
le monarque se rallie au mouvement pour le neutraliser et royaume, et que, d’autre part, il tentait d’apparaître comme un
relance les hostilités contre les protestants : c’est la sixième prince catholique particulièrement dévot, multipliant retraites
guerre. En 1577, l’édit de pacification de Poitiers revient au prin- et pèlerinages, il se trouve à la tête d’un royaume de nouveau
cipe établi par la paix de 1563. En 1579-1580, le jeune roi de parcouru par les bandes armées et se voit reprocher sa tolé-
Navarre et son cousin, le deuxième prince de Condé, prennent rance à l’égard des protestants ! C’est ainsi que, contraint et
brièvement les armes, mais les troubles restent très limités. forcé, Henri III finit par supprimer les édits de pacification et
Dans les années 1580, la crise religieuse se double d’une crise impose la conversion ou l’exil aux protestants. Prise en
de succession. Henri III n’a pas de fils, et son frère, François, qui juillet 1585, cette décision provoque un véritable traumatisme.
étaitl’héritierdelacouronne,meurten1584.C’estdésormaisun On assiste à de nombreuses conversions (comme après la
lointain cousin de la branche des Bourbons, Henri de Navarre, Saint-Barthélemy), mais, dans le Sud, les huguenots se réorga-
qui se trouve en tête dans l’ordre successoral. Or ce prince est nisent militairement sous l’autorité d’Henri de Navarre.
L’APPEL DE GENÈVE
Ci-contre : Jean Calvin,
anonyme, 1550
(Rotterdam, Museum
Boijmans Van
Beuningen). Originaire
de Picardie, Jean Calvin
se convertit à la Réforme l’infante d’Espagne, Isabelle, dont la mère était la sœur
et s’exila en Suisse en d’Henri III ? Ces candidatures contreviennent aux traditions
1534. Installé à Genève, il françaises. Pour couper court aux ambitions espagnoles,
aura une grande influence Henri IV finit par se convertir au catholicisme en 1593 à Saint-
sur les Eglises réformées Denis et, une fois sacré – à Chartres et non à Reims, alors aux
du royaume de France. mains de la Ligue –, entre dans Paris en mars 1594.
Le ralliement des princes se fait progressivement, moyen-
nant le versement d’argent et la promesse de charges. Le der-
C’est dans ce contexte de chaos que certains magistrats, nier grand seigneur ligueur, le duc de Mercœur, gouverneur de
surnommés avec dégoût les « Politiques » par les catholiques Bretagne, ne se soumet qu’en 1598. Les villes négocient, elles
zélés, prônent l’obéissance au roi et aux lois civiles, par-des- aussi, leur soumission, obtenant souvent l’interdiction du culte
EN COUVERTURE

sus les impératifs d’unité confessionnelle. Les droits à la cou- protestant dans leurs murs et les environs. Alors que les anciens
ronne d’Henri de Navarre ne peuvent à leurs yeux être suppri- rebelles sont bien traités, les protestants se sentent oubliés.
més pour des raisons religieuses. L’idée que l’Eglise est dans
l’Etat, et non plus l’Etat dans l’Eglise, commence à germer. Un royaume à bout de souffle
La Ligue, soutenue financièrement par l’Espagne, devient Dans les années 1590, le royaume de France est dans un état
cependant de plus en plus puissante, spécialement à Paris, où d’épuisement absolu. Les villes croulent sous les dettes ; les
les Seize, conseil de bourgeois et d’ecclésiastiques rassemblant campagnes sont ravagées par les bandes armées. Les paysans
les chefs des seize quartiers de la capitale, préparent un soulè- eux-mêmes s’organisent par endroits, notamment dans les
vement contre le roi. Henri III tente de prendre les devants en fai- Pyrénées, pour combattre brigands et soldats. Henri IV réussit à
sant entrer des troupes dans la capitale le 12 mai 1588. La milice rassembler la plupart de ses sujets en exaltant une idéologie
de la ville prend immédiatement les armes, les troupes royales nationale très mobilisatrice : tous les « bons Français », qu’ils
se soumettent et Henri III doit s’enfuir de Paris le lendemain. Il n’y soient catholiques royaux, anciens ligueurs ou protestants, ont
aura plus de roi à Paris pendant six ans. La Ligue impose ensuite le devoir de défendre le pays contre l’ennemi espagnol et ses
48 au monarque de proclamer que la succession à la couronne partisans. C’est dans ce but que la guerre est déclarée à
h repose d’abord sur la loi de catholicité. Henri III finit alors par Philippe II en 1595. Elle manque de tourner au fiasco quand
faireassassinerleducdeGuiseetsonfrère,lecardinal,àBloisen Amiens tombe aux mains de l’ennemi, mais elle s’achève par la
décembre 1588. Mais, loin de rétablir son autorité, ce double signature du traité de Vervins, le 2 mai 1598. Les Espagnols res-
meurtre précipite le soulèvement ligueur. Paris, Orléans, Bour- tituent alors les places conquises en Picardie et en Bretagne.
ges, Amiens, Dijon, Reims, Lyon, Nantes, Toulouse ou encore Au même moment, le Béarnais, cédant avec réticence aux
Marseille se révoltent contre un prince désormais considéré exigences de ses anciens coreligionnaires, élabore l’édit de
comme un tyran sanguinaire. Le pape lui-même menace Nantes. Signé le 30 avril 1598, ce texte confirme la liberté de
Henri III d’excommunication parce qu’il a fait tuer un cardinal. conscience et définit les modalités de la liberté de culte pour la
Le roi finit par se rapprocher de son cousin Henri de Navarre, et « Religion Prétendue Réformée ». Celle-ci ne rassemble plus
les deux princes marchent sur Paris. La ville menace de tomber que 7 % de la population du royaume. Son expansion est
quand un religieux dominicain, Jacques Clément, poignarde impossible, car l’édit réaffirme la primauté du catholicisme et

© PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © DOMINGIE & RABATTI/LA COLLECTION.


Henri III à Saint-Cloud le 1er août 1589. limite le nombre de lieux de culte. Ainsi Paris n’accueille pas
Les guerres franchissent alors une nouvelle étape. Selon la de temple, et les réformés doivent se rendre le dimanche à
loi de succession, Henri de Navarre est le souverain légitime, Charenton-le-Pont pour assister au prêche (leur temple sera
mais comme il est protestant, nombre de seigneurs catholi- d’ailleurs incendié par des catholiques furieux en 1621). Ils
ques refusent de lui obéir. Quant aux ligueurs, ils ont le senti- bénéficient de places de sûreté, dans lesquelles ils peuvent
ment de devoir mener le combat contre Satan. Ils entendent entretenir des troupes, mais celles-ci seront définitivement
aussi venger les Guise. Il ne faut pas négliger cette dimension supprimées par l’édit d’Alès de 1629, après plusieurs années
viscérale d’une société d’honneur : le sang versé appelle le de reprise des guerres civiles, marquées notamment par les
sang ; les grandes maisons doivent défendre leur nom. sièges de Montauban, Montpellier et La Rochelle.
Henri IV réussit à imposer son autorité par les armes, payant Le royaume sort douloureusement des troubles. Beaucoup
de sa personne lors des batailles. Il assiège les villes, négocie de terres ont changé de mains, les circuits commerciaux ont été
le ralliement des capitaines et des municipalités. Il ne parvient perturbés, les recettes fiscales se sont en partie évaporées. Le
néanmoins pas à prendre Paris par la force, malgré plusieurs monarque a besoin de reconstituer ses finances, et Sully veille à
mois d’un siège très dur en 1590. Le roi d’Espagne soutient ce que les coffres royaux se remplissent de nouveau : la taille,
militairement la Ligue, mais celle-ci se trouve minée par les impôt direct pesant sur les roturiers, est stabilisée, mais les
divisions. Qui régnera sur la France ? Le duc de Savoie, fils taxes augmentent. Une chambre de justice chargée de pour-
d’une princesse française ? Un prince lorrain ? Ou bien chasser les financiers malhonnêtes est créée. Les notables des
PARIS VAUT BIEN UNE MESSE Ci-dessus : Entrée triomphale d’Henri IV à Paris, le 22 mars 1594, par Pierre Paul Rubens, entre 1627
et 1630 (Florence, Galleria degli Uffizi). A la mort d’Henri III en 1589, Henri de Navarre est, selon la loi de succession, le souverain légitime
du royaume de France. Mais ce n’est qu’après avoir abjuré sa foi protestante en 1593 qu’il sera sacré à Chartres en février 1594.

villes et les officiers royaux sont privilégiés car ils constituent réfractaires, on leur retire leurs enfants pour les éduquer à la
le socle politique et économique du régime, mais le poids des mode catholique dans des établissements religieux.
impôts est lourd. C’est surtout après sa disparition tragique en Ce régime d’intolérance durera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
1610 qu’Henri IV sera célébré comme un monarque exem- Il faudra attendre 1789 pour que la Déclaration des droits de
plaire. L’assassinat du roi par Ravaillac, un homme d’esprit l’Homme et du citoyen proclame que « nul ne doit être inquiété 49
ligueur qui considère le souverain comme un hérétique hypo- pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifes- h
crite, sonne comme un coup de tonnerre. Les guerres civiles tation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». 2
vont-elles éclater de nouveau ? Les grands seigneurs profitent
de la faiblesse de la nouvelle régente, Marie de Médicis, pour Normalien, agrégé et docteur en histoire, Nicolas Le Roux
obtenir charges et pensions, mais les nouvelles guerres civiles est professeur d’histoire moderne à l’Université Paris-13. Ses travaux
n’auront pas l’ampleur des guerres de Religion. portent sur les guerres de Religion, ainsi que sur la société de cour
Dans la France du XVIIe siècle, les protestants deviendront et la culture nobiliaire aux XVIe et XVIIe siècles.
une minorité assiégée. L’Eglise catholique mène une recon-
quête très énergique dans les régions où ils sont les plus nom-
breux, notamment en Poitou et en Languedoc. Des couvents
sont construits dans toutes les villes ; les capucins entrepren- À LIRE de Nicolas Le Roux
nent des missions au cours desquelles on expose le saint
sacrement et on réalise la prière des Quarante-Heures pour
manifester la puissance du dogme de la présence réelle cor- Les Guerres de Religion,
porelle dans l’eucharistie. Les communautés réformées fon- PUF, « Que sais-je ? »,
dent progressivement, et l’on fait une grande publicité aux
128 pages, 9 €.
conversions des grands seigneurs ou des pasteurs.
Guerres et paix de Religion,
Après avoir favorisé financièrement les conversions,
1559-1598,
Louis XIV entreprend une politique d’intimidation violente
avec les dragonnades. En 1685, il finit par révoquer l’édit de
Belin, « Collection Histoire »,
Nantes. Fait inouï dans l’Europe du Grand Siècle, il impose la 320 pages, 18 €.
conversion à tous ses sujets réformés – environ un million de Un régicide au nom de Dieu.
personnes, soit 5 % de la population –, leur refusant le droit de L’assassinat d’Henri III,
s’exiler, qui était pourtant considéré comme une sorte de droit Gallimard, « Folio Histoire »,
naturel au XVIIe siècle. Son geste apparaît comme une forme 592 pages, 10,80 €.
de tyrannie sans précédent. Plusieurs dizaines de milliers de
huguenots français s’exilent néanmoins, bravant l’interdiction
royale, souvent dans des conditions dramatiques. Quant aux
LE JOUR OÙ
Par Arlette Jouanna

Parissombra
dansl’horreur
Alors que le mariage de Marguerite de Valois avec
Henri de Navarre devait permettre un rapprochement entre
protestants et catholiques, l’attentat contre l’amiral de Coligny
EN COUVERTURE

déclencha le terrible massacre de la Saint-Barthélemy.

NOCES DE SANG
Ci-contre : Henri de Navarre
et Marguerite de Valois, extrait
du Livre d’heures de Catherine
de Médicis, vers 1572 (Paris,

L
e dimanche 24 août 1572, fête de la Bibliothèque nationale de France).
Saint-Barthélemy, le jour se lève à Paris Le 18 août 1572, moins d’une
sur des scènes de terreur. Des cada- semaine avant la Saint-Barthélemy,
50 vres, souvent nus et mutilés, jonchent les était célébré le mariage
h rues ; la Seine est rouge de sang ; des ban- de Marguerite de Valois, sœur
© BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE. © NORA RUPP, MUSÉE CANTONAL DES BEAUX-ARTS, LAUSANNE.

des de meurtriers, arborant une croix de Charles IX, avec le protestant


blanche au bras, signe de leur foi catholi- Henri de Navarre. Page de droite :
que, pourchassent les protestants pour les Le Massacre de la Saint-Barthélemy
exterminer. Ni les femmes, ni les enfants, ni (détail), par François Dubois,
les vieillards ne sont épargnés ; les portes vers 1572-1584 (Lausanne,
de la capitale sont fermées, ne laissant Musée cantonal des beaux-arts).
aucune chance aux victimes de s’échapper. Devant le Louvre, au fond,
Peu avant l’aube, le massacre a commencé Catherine de Médicis, toute
par l’assassinat de l’amiral Gaspard de Coli- de noir vêtue, se penche au-dessus
gny, chef militaire des protestants ; au Lou- d’une montagne de cadavres.
vre, les principaux lieutenants de l’amiral,
tirés de leur lit et désarmés, ont été égorgés
dans la cour à coups de pique par des gar- Germain, le 8 août 1570, à l’issue de la troi- coureurs l’avaient-ils laissé présager. La
des suisses et français. Trois jours durant, sième des guerres de Religion ; elles contri- population de Paris était massivement
les tueries se multiplient ; elles se poursui- bueraient, pensaient-ils, à faire respecter catholique ; les protestants n’y formaient
vent ensuite, bien qu’avec moins de furie, l’édit royal qui autorisait partiellement qu’une très petite minorité : à la veille de la
jusqu’à la fin de la semaine. Le bilan est sans l’exercice du culte protestant, dans certains Saint-Barthélemy, ils comptaient peut-être
doute de l’ordre de trois mille morts. lieux et sous certaines conditions. Au cours autour de quinze mille personnes, dans
Pourtant, à peine une semaine aupara- des fêtes somptueuses qui accompagnè- une ville d’environ trois cent mille habi-
vant, le 18 août, c’était un tout autre spec- rent le mariage, on vit des gentilshommes tants. Beaucoup de Parisiens durent éprou-
tacle qui s’offrait aux regards. Marguerite des deux confessions se mêler les uns aux ver, dès lors, une sourde indignation à la
de Valois, sœur de Charles IX, princesse autres, dans une apparente fraternité. Tous vue des festivités du 18 août, organisées
catholique, épousait le jeune Henri de Bour- semblaient partager la conviction qu’il fal- pour une union que des prédicateurs exal-
bon, roi protestant de Navarre. Charles IX lait trouver le chemin de la coexistence paci- tés déclaraient contraire à la volonté
et sa mère Catherine de Médicis espéraient fique pour sortir de l’engrenage des haines. divine. Leur mécontentement était avivé
fermement que ces noces consolideraient Comment expliquer ce brutal renver- par les difficultés de la vie quotidienne, en
la paix signée deux ans plus tôt à Saint- sement ? Sans doute, des signes avant- cet été où les prix des denrées de première 1
L’ASSASSINAT DE L’AMIRAL Ci-dessus : Le Massacre de la Saint-Barthélemy (détail), par François Dubois, vers 1572-1584 (Lausanne, Musée
cantonal des beaux-arts). L’assassinat de l’amiral de Coligny est représenté en trois temps : son corps défenestré de son hôtel particulier
rue de Béthisy ; son cadavre décapité aux pieds des ducs de Guise et d’Aumale et du chevalier d’Angoulême, l’un des trois brandissant la tête
52 de la victime ; et, à droite, son corps émasculé traîné vers le gibet de Montfaucon, où il sera pendu par les pieds durant quelques jours.
h
nécessité augmentaient et où, de surcroît, la de Médicis, rien ne démontre, dans l’énergie crièrent au guet-apens et manifestèrent
chaleur étouffante exaspérait les tensions. déployée pour conclure les noces de sa fille haut et fort leur colère. Charles IX prit
Dans un tel contexte, les espoirs royaux et du roi de Navarre, la perfidie que lui attri- peur ; dans son esprit comme dans celui de
d’une réconciliation durable tenaient plus bue trop volontiers une tenace légende sa mère et de ses conseillers resurgit la
d’une utopie désespérée que d’une appré- noire. L’hypothèse d’un complot suscité par méfiance accumulée lors des conflits pré-
ciation lucide de la situation. le roi d’Espagne, Philippe II, qui aurait voulu cédents, que deux ans de paix n’avaient pas
éliminer le chef des protestants et limiter tout à fait effacée. La conduite de Coligny
La nuit la plus longue ainsi les risques de contagion hérétique au début de ce mois d’août avait inspiré des
L’accident qui allait anéantir le rêve de pour son pays, ne tient pas davantage. Res- craintes : il s’apprêtait, en effet, malgré le
paix de Charles IX et de sa mère survint le tent les Guise – le duc Henri et le cardinal désaveu officiel du Conseil royal, à mener
22 août. Ce jour-là, au milieu de la matinée, Charles –, qu’un antagonisme personnel aux Pays-Bas une armée privée, recrutée
un tueur embusqué dans une maison, rue opposait à Coligny : ils l’accusaient en effet par ses soins, pour secourir ses coreligion-
des Poulies, tira un coup d’arquebuse sur d’avoir commandité le meurtre de François naires révoltés contre le roi d’Espagne, au
l’amiral de Coligny, qui rentrait à pied d’une de Guise, père du duc et frère du cardinal. risque de provoquer avec ce dernier une
séance du Conseil tenue au Louvre. Le Par ailleurs, beaucoup d’indices – trop ? – guerre dont Charles IX ne voulait pas. Dans
coup manqua : Coligny ne fut que blessé au permettent de les suspecter ; Maurevert et une lettre du 13 septembre 1572 à Schom-
bras. Une rapide enquête remonta jusqu’à ses complices appartenaient aux réseaux berg, le roi aura cette phrase révélatrice :
l’assassin : il s’agissait de Charles de Louviers, qui gravitaient autour d’eux. Cependant, ces « [Coligny] avoit plus de puissance et estoit
seigneur de Maurevert. Mais qui était le derniers ont fort bien pu agir aussi de leur mieux obey de la part de ceux de la nouvelle
commanditaire ? L’énigme, aujourd’hui propre initiative, afin de saborder une paix Religion que je n’estois (…) de sorte que
encore, demeure irrésolue. Les soupçons qu’ils honnissaient et d’inciter leurs patrons s’estans arrogé une telle puissance sur mes-
portés sur Charles IX ou sur sa mère ne résis- à prendre la tête d’une nouvelle guerre qui, dicts sujets, je ne me pouvois plus dire Roy
tentpasàl’examen:leroi,alorsâgéde22ans, cette fois, serait vraiment exterminatrice. absolut, mais commandant seulement à
avait donné beaucoup de témoignages de Devantlagravitédel’événement,lesdizai- une des parts de mon Royaume. »
son désir de voir réussir l’édit de pacifica- nes de gentilshommes protestants venus Mû p ar u n s entim ent ir r ati o n n el
tion de Saint-Germain ; quant à Catherine à Paris pour les noces d’Henri de Navarre d’urgence, le Conseil royal crut voir dans les
VEUVE NOIRE Ci-contre : Catherine
de Médicis, anonyme français d’après François
Clouet, XVIe siècle (Chantilly, musée Condé).
Une légende noire tenace veut voir en Catherine
de Médicis l’instigatrice de l’assassinat de Coligny.
Or rien ne permet d’étayer cette accusation.

menaces des amis de Coligny la preuve qu’ils Les images d’une Catherine de Médicis
préparaient une conjuration contre le roi et terrorisant son fils et lui arrachant son
l’Etat, comme l’histoire récente en avait déjà consentement, ou d’un Charles IX finissant
connu(delaconjurationd’Amboise,enmars par s’exclamer : « Tuez-les tous, et qu’il n’en
1560, à la surprise de Meaux, en septembre reste pas un seul pour me le reprocher »,
1567) ; dans la nuit du 23 au 24 août, il décida proviennent de récits peu fiables, rédigés
l’exécution préventive des capitaines protes- longtemps après les faits. De même, la
tants les plus dangereux. Les troupes du duc légende montrant le monarque arquebu-
de Guise, de son oncle le duc d’Aumale et du sant les fuyards huguenots depuis l’une des
frère du roi, Henri d’Anjou, se chargèrent de fenêtres du Louvre est née de l’imagination
l’entreprise. La première victime fut l’amiral, du poète protestant Agrippa d’Aubigné,
© NORA RUPP, MUSÉE CANTONAL DES BEAUX-ARTS, LAUSANNE. © RMN-GRAND PALAIS (DOMAINE DE CHANTILLY)/RENÉ-GABRIEL OJÉDA.

tué dans son lit à coups de dague, puis jeté emporté par son indignation.
par la fenêtre, décapité, émasculé, traîné Cequiestsûr,c’estqueCharlesIXdécidera
danslesruesetenfinpenduparlespiedstrois dès le 26 août d’assumer la responsabilité
jours après au gibet de Montfaucon, où il de l’élimination de l’amiral et de ses lieute-
demeura quelque temps, jusqu’à ce que le nants : il affirmera avoir été obligé, à son protestants comme des ennemis de l’inté-
duc François de Montmorency obtienne grandregret,d’utilisersonpouvoirdejustice rieur, qui n’attendaient qu’une occasion 53
l’autorisationdeleretireretdeletransporter extraordinaire,lescirconstancesayantrendu pour se jeter sur eux. L’exemple du meurtre h
dans un cercueil de plomb à Chantilly. Henri impossible le recours ordinaire à un procès des chefs protestants les encouragea à
de Guise n’a pas lui-même participé au préalable. Mais dans son esprit, l’exécution devancer ces intentions criminelles fantas-
meurtre, mais toutes les sources s’accordent devait se borner à Coligny et à « ses adhérens mées : ils s’estimèrent autorisés à tuer tous
à le montrer à la porte de l’hôtel de Coligny, et complices », c’est-à-dire à ses proches lieu- les hérétiques, convaincus en outre d’être
rue de Béthisy, s’assurant, une fois le cadavre tenants, susceptibles de prendre les armes approuvés par Dieu puisqu’ils se faisaient
défenestré, de l’identité de la victime. pour le défendre ; il s’agissait pour lui d’une le bras armé de sa vengeance.
Des contingents armés se lancèrent exécution ciblée, d’une ablation chirurgicale Il est à noter qu’un autre groupe a, lui
ensuite à la poursuite des compagnons de de membres du corps politique infectés par aussi, focalisé les haines : ce sont les Italiens,
l’amiral et les exécutèrent dans les maisons l’esprit de subversion, selon la métaphore relativement nombreux à Paris et associés
voisines. Sur les tueries à l’intérieur du Lou- médicale qu’utilisa l’ambassadeur français dans l’imaginaire populaire aux exactions
vre, exercées sur les gentilshommes pro- La Mothe-Fénelon pour justifier l’événe- fiscales parce que le roi avait recours à des
testants hôtes de Charles IX, Marguerite ment auprès de la reine Elisabeth d’Angle- financiers venus d’Italie pour lever des
de Valois, la jeune épousée, apporte dans ses terre.CharlesIXrépéteraqu’iln’avaitfaitque impôts extraordinaires. Ainsi se trouvaient
Mémoires un témoignage qui a les accents punir des rebelles, que la sentence ne visait rapprochées dans une même répulsion
de la vérité : un seigneur protestant blessé, pas les protestants en tant que tels et qu’il toutes les figures de « l’autre », étranger à la
Gabriel de Lévis, fit irruption dans sa cham- maintenait les libertés de culte accordées foi traditionnelle ou à la nation et rendu
bre et se jeta sur son lit ; le capitaine des gar- par l’édit de pacification. plus ou moins consciemment responsable
des, qui poursuivait le fugitif, décida alors de des divers malheurs – perte de l’unité reli-
l’épargner, puis conduisit la reine de Navarre Aube sanglante gieuse, difficultés de la vie quotidienne,
chez sa sœur la duchesse de Lorraine ; en Pourtant, le 24, au point du jour, s’était omniprésence de signes angoissants. Plu-
chemin,Marguerite,épouvantée,vitungen- déchaînée dans la capitale une fureur sieurs Italiens furent abattus, conjointe-
tilhomme transpercé sous ses yeux d’une populaire dévastatrice, qu’il n’avait ni pré- ment avec les réformés, lors des massacres.
hallebarde. Henri de Navarre ne dut la vie vue ni voulue et qu’il tenta en vain d’arrê- A un moment difficile à préciser, peut-
sauve qu’à l’abjuration de sa foi, de même ter. Une seconde Saint-Barthélemy, celle être en même temps que l’assassinat de
que son cousin le prince Henri de Condé. du peuple, succéda à celle du roi. De même Coligny, le tocsin se mit à sonner à l’église
Il est difficile de connaître la part exacte que la première, elle fut surtout provo- Saint-Germain-l’Auxerrois, relayé par les
du roi et de sa mère dans la prise de décision. quée par la peur. Les Parisiens voyaient les cloches de l’horloge du Palais de justice.
© NORA RUPP, MUSÉE CANTONAL DES BEAUX-ARTS, LAUSANNE.
EN COUVERTURE

FOLIE MEURTRIÈRE Ci-dessus : Le Massacre de la Saint-Barthélemy (détail), par


François Dubois, vers 1572-1584 (Lausanne, Musée cantonal des beaux-arts). Après
plusieurs jours de tueries, on dénombre pas moins de trois mille victimes à Paris. minoritaires pour susciter les craintes,
comme à Reims. Dans quelques cités de la
54 vallée rhodanienne et du midi de la France,
h Des bandes meurtrières sillonnèrent les insurrectionnelle ; après les tueries de la les notables catholiques conclurent même
rues, encadrées par des capitaines de la première semaine, des catholiques extré- des pactes d’amitié avec leurs concitoyens
milice parisienne, mais aussi par des gardes mistes continuèrent à agir plus ou moins protestants afin de maintenir l’ordre public.
du roi et de son frère, que les retards dans le clandestinement dans la capitale pendant En Europe, les pays catholiques organi-
paiement de leur solde incitaient au pillage. près d’un mois ; l’autorité royale n’y fut à sèrent d’ostentatoires actions de grâce. A
Elles fouillèrent systématiquement les mai- peu près rétablie qu’à la fin d’octobre. Rome, le pape fit chanter un Te Deum et
sons suspectes, en arrachèrent les protes- La fureur exterminatrice se propagea frapper des médailles commémoratives ;
tants, les égorgèrent et les jetèrent dans la dans une quinzaine de villes du royaume : il commanda au peintre Vasari trois fres-
Seine, après les avoir dépouillés de leurs La Charité-sur-Loire (24 août), Orléans et ques célébrant l’événement. En revanche,
vêtements et parfois les avoir mutilés ; la Meaux (25-29 août), Bourges (26-27 août dans les pays protestants, l’horreur fut à
cruauté des massacreurs s’acharna souvent et 11 septembre), Saumur et Angers son comble ; Charles IX dut y envoyer des
sur les femmes enceintes, impitoyablement (28-29 août), Lyon (31 août-2 septembre), ambassadeurs extraordinaires pour expli-
éventrées, et sur les jeunes enfants, comme Troyes (4 septembre), Rouen (17-20 sep- quer qu’il n’avait pas voulu éliminer tous les
s’il s’agissait pour eux d’éradiquer définiti- tembre), Romans (20-21 septembre), Bor- protestants mais seulement ceux d’entre
vement une engeance supposée malfai- deaux (3 octobre), Toulouse (4 octobre), eux qui conspiraient contre lui. En Pologne,
sante. Certains n’hésitèrent pas à profiter Gaillac (5 octobre), Albi et Rabastens (sans où la diversité confessionnelle était admise,
des circonstances pour assouvir une ven- doute à la même date que Gaillac). Le nom- les représentants d’Henri d’Anjou eurent
geance privée ; il suffisait, a noté un observa- bre des victimes de ces Saint-Barthélemy beaucoup de mal à plaider son innocence
teur vénitien, de dire d’un ennemi : « Voici provinciales peut être estimé à plus de et à faire triompher en mai 1573 sa candi-
un huguenot », pour qu’aussitôt il soit mas- six mille personnes, ce qui porte à environ dature au trône, rendu vacant par l’extinc-
sacré. Les autorités municipales, impuissan- dix mille le nombre des tués dans tout le tion de la dynastie des Jagellons.
tes, durent laisser faire, après avoir donné en royaume. Beaucoup de villes, cependant,
vain l’ordre à « tous les bourgeois, manans n’ont pas connu de troubles : soit en raison La guerre reprend
et habitans » des quartiers de déposer de la vigilance de gouverneurs énergiques, En France, les conséquences immédiates de
leurs armes et aux soldats de la garde du comme en Normandie, soit parce que les la Saint-Barthélemy étaient prévisibles : la
roi de cesser leurs exactions ; effrayés, les huguenots y étaient majoritaires, comme à guerre recommença pour la quatrième fois.
magistrats du parlement n’osèrent rien La Rochelle, à Montauban ou à Nîmes, ou Les protestants avaient perdu beaucoup de
faire. La situation prit peu à peu une allure encore, à l’inverse, parce qu’ils étaient trop leurs chefs ; Henri de Navarre, contraint de
renier sa foi, se trouvait soumis à une étroite
surveillance à la cour royale. Les nombreu-
ses abjurations consécutives aux tueries et SENTENCE
l’exil dans les pays du « refuge » de tous ROYALE
ceux qui ne voulurent pas se convertir Ci-contre :
accentuèrent le repli démographique des Charles IX, roi de
réformés ; leur nombre, d’à peu près deux France, en 1563,
millions au début des années 1560, tom- d’après François
bera à environ un million à la fin du siècle. Clouet, XVIe siècle
© RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT.

Toutefois, l’organisation remarquable (Versailles, musée


créée par leurs Eglises depuis le début des du Château). Dès
troubles en 1562 leur permit de mobiliser le 26 août 1572,
des forces importantes, surtout dans les Charles IX assuma
zones méridionales – Dauphiné, Langue- pleinement
doc, Rouergue, Périgord – où ils étaient la responsabilité
bien implantés ; à La Rochelle, ils résistèrent des meurtres
énergiquement au siège mené par l’armée de Coligny et
royale. Ils durent malgré tout accepter en des principaux
juillet 1573 l’édit de Boulogne, beaucoup chefs protestants.
plus restrictif que celui de Saint-Germain. Il ne s’agissait,
Pourtant, si l’on examine les conséquen- selon ses mots,
ces plus lointaines de la Saint-Barthélemy, que d’exécuter
c’est un constat paradoxal qui s’impose : des rebelles
le choc du drame a favorisé un rapproche- qui menaçaient
ment entre les catholiques modérés et les l’autorité royale. 55
réformés ; il a ainsi grossi le nombre de ceux h
pourquilasurvieduroyaume passaitnéces-
sairement par la coexistence. Il y eut en effet réhabilita solennellement les victimes de 1598. Il aura fallu beaucoup de temps aux
des catholiques scandalisés par les massa- la Saint-Barthélemy et donna une très large Français pour se résigner à abandonner le
cres ; ils y virent la démonstration des excès liberté de culte aux réformés ; les états géné- vieil idéal d’unité de foi et tolérer la division
auxquels conduisait le pouvoir absolu. En raux furent convoqués. L’union des modé- confessionnelle. Drame de la peur de l’autre
cela, ils rejoignaient les analyses de penseurs rés des deux camps se traduisit dans certai- mais aussi de la perte douloureuse d’une
protestants tels que François Hotman ou nes villes par de nouveaux pactes d’amitié ; identité séculaire, la Saint-Barthélemy n’a
Théodore de Bèze, qui voulaient tempérer celui que les Nîmois conclurent en jan- sans doute pas fini de susciter l’intérêt et les
la puissance royale par la réunion fréquente vier 1575 mérite d’être cité : « Nous, catholi- questions de l’homme d’aujourd’hui.2
des états généraux, assemblée composée ques,etnousdelareligionréformée,tousdeux
des délégués des différents ordres de la François naturels […] nous avons contracté et Professeur émérite à l’université
société. Dès avant la mort de Charles IX en juré, contractons et jurons sainte et loyale Montpellier III, Arlette Jouanna est spécialiste
mai 1574 et l’avènement d’Henri III, revenu association de corps, cœurs et bien commun de l’histoire des guerres de Religion.
précipitamment de Pologne, une alliance […] ; chacun demeurera en son entière liberté
se forma entre ces catholiques modérés et de conscience, sans que l’un empêche l’autre
les protestants, conduite par le propre frère en l’exercice accoustumé de sa religion, ni qu’à
catholique du roi, François d’Alençon, par le raison de cette diversité s’élève noise [que- À LIRE d’Arlette Jouanna
gouverneur de Languedoc Henri de Mont- relle] ni dissensions aucunes par paroles ni
morency-Damville et par Henri de Navarre, contentions [disputes]. » Des pactes analo- La Saint-
qui était parvenu à s’enfuir de Paris et avait gues furent élaborés dans d’autres villes. Barthélemy.
renoué avec sa foi réformée. Néanmoins, la route vers la coexistence Les mystères
La cinquième guerre civile (1574-1576) civile était encore longue. Trois guerres d’un crime d’Etat
fut de ce fait aussi politique que religieuse : allaient de nouveau diviser les Français Gallimard
elle eut pour objectif de soumettre le roi à avant qu’Henri de Navarre, devenu Henri IV, « Folio Histoire »
un contrôle afin de lui faire respecter la léga- converti en juillet 1593 puis sacré en 528 pages
lisation partielle du culte protestant. L’édit février 1594, soit en mesure d’imposer la
9,50 €
appelé de Beaulieu, signé en mai 1576, paix et de promulguer l’édit de Nantes en
SCARFACE A gauche :
Portrait d’Henri Ier de Lorraine,
duc de Guise, dit « le Balafré »,
anonyme, XVIe siècle
(Paris, musée Carnavalet).
En fond : La Procession
de la Ligue, par François
Bunel, XVIe siècle (Pau, Musée
national du château).
La
Violence
etleSacré
Par Denis Crouzet
A l’adhésion croissante aux idées de la Réforme,
à partir des années 1555, répondit une mobilisation catholique
déterminée à lutter contre l’« hérésie » qui menaçait l’unité
de foi du royaume. Quels sont les rouages de ces guerres
civiles qui ébranlèrent la France durant près de quarante ans ?

© PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE PAU)/TONY QUERREC.


© ARTOTHEK/LA COLLECTION. © MUSÉES GADAGNE (LYON)/XAVIER SCHWEBEL.

LE PEINTRE ET LE MOINE
Ci-contre : Retable
de Weimar, par Lucas
Cranach l’Ancien, 1555
(Weimar, église Saint-
EN COUVERTURE

Pierre-et-Saint-Paul).
A côté de saint Jean-
Baptiste désignant
le Christ de son index,
Cranach s’est représenté
lui-même avec Martin
Luther tenant une bible
ouverte. Page de droite :
Le Sac de Lyon par
les réformés en 1562,
anonyme, vers 1565
(Lyon, musées Gadagne).

58
h
Pourquoi Henri II avait-il estimé, à travers l’édit d’Ecouen,
que l’unité de foi est indispensable à son royaume ?

L’ sive dans la politique de répression royale contre ceux qui


édit d’Ecouen (2 juin 1559) marqua une avancée déci- légitimait le fonctionnement de la monarchie de la Renais-
sance : tout royaume divisé religieusement ne pouvait qu’être
se revendiquaient de la « religion de l’Evangile ». Ses disposi- conduit au chaos, puisque nier l’unité de foi revenait à nier
tions aggravaient la procédure judiciaire, en assimilant désor- l’autorité d’un roi tenant son pouvoir de Dieu et édictant la loi
mais l’« hérésie » à un crime de droit commun qui devait subir en son nom pour protéger la foi.
un « extirpement ». Il visait les fauteurs d’assemblées ou de Pour Henri II, l’urgence de cette mise en quasi-état de guerre
conventicules, que les juges civils et officiers de police étaient contre la Réforme et ceux qui la diffusaient par leur prosé-
chargés d’arrêter en convoquant si besoin, « pour courir sus lytisme se justifiait en outre par l’amplification constante,
aux coupables, le ban et l’arrière-ban, les prévôts, les maré- depuis 1555, de l’adhésion aux idées nouvelles. On évaluera
chaux et les archers ». Il commandait d’abattre, sans forme de en 1562 le nombre possible des sympathisants à deux mil-
justice, les protestants qui seraient en fuite ou feraient mine lions de personnes, mais dès 1559 la puissance d’attraction
d’entrer en résistance, ce qui, selon Agrippa d’Aubigné, aban- de la doctrine calvinienne est déjà perceptible dans tout le
donnait la justice à la « contagion » d’une « fureur ». royaume. En affirmant que « quelques affaires et empêche-
Si l’édit d’Ecouen était une réplique à ceux qui refusaient ments de guerre » ont jusqu’à présent retardé le roi de s’impli-
désormais de se cacher (en mai 1558, cinq mille à six mille quer entièrement dans la traque d’hérétiques toujours plus
personnes s’étaient assemblées à Paris, au Pré-aux-Clercs, nombreux et audacieux, les premières lignes de l’édit témoi-
en priant et en chantant des psaumes, sous la protection de gnent d’une volonté de réorientation du pouvoir royal. La paix
nobles en armes), il faut surtout y voir une réaction immé- ayant été conclue avec l’Espagne le 3 avril 1559, Henri II pou-
diate à la réunion à Paris, entre le 26 et le 29 mai 1559, du pre- vait dès lors recentrer son action sur la lutte contre l’« hérésie ».
mier synode national des Eglises réformées et à l’adoption Il avait pris conscience qu’il ne fallait plus demeurer dans
d’une « confession de foi » d’inspiration calvinienne. Celle-ci l’expectative, mais tenter d’empêcher que se « dressent » de
remettait directement en cause l’unité de foi du royaume, nouvelles Eglises distribuant les sacrements et célébrant un
contredisant de ce fait l’adage « une foi, une loi, un roi » qui culte à « la mode de Genève ».
D’où vient la résistance protestante ?

A u tournant de 1560, des groupes


de croyants de la nouvelle foi,
poussés par un providentialisme
de l’avènement de l’Evangile, se mirent
à occuper des églises pour les libérer
des « pollutions » de l’Eglise romaine que
représentaient pour eux les images de bois
ou de pierre. Cette résistance spontanée
au nom du Décalogue pouvait aller
jusqu’à remettre en cause ponctuellement
l’obéissance à un « petit reyot de merde ».
Lorsqu’on étudie les procès-verbaux qui
suivent de grandes actions iconoclastes,
il est frappant de constater que
c’est toute une société – nobles, riches
marchands, maîtres et compagnons
artisans, ouvriers, hommes, femmes,
voire enfants chantant les psaumes –
qui est mobilisée dans l’espérance
de mettre fin à la Babylone papale.
Loin de la « patience » exigée par
Calvin, qui considère que se révolter contre
un gouvernant inique est chose impie
car le mauvais magistrat est un châtiment prisonnier qu’il faut libérer au nom des dedans et d’en donner des morceaux 59
de Dieu adressé à un peuple infidèle, « lois coutumières » du royaume. à manger aux chiens… h
l’impatience est donc perceptible. Par la suite, comme s’il s’agissait En 1567-1569, l’argumentation
En avril-mai 1562, à Orléans, les ordres du de canaliser la dynamique de résistance du droit de résistance s’oriente vers
prince de Condé, qui avait fait fermer collective aux persécutions et d’avancement le thème de la conservation de l’Etat.
les églises pour éviter que les images ne de la foi, c’est la défense de l’Etat royal La guerre protestante est érigée en une
soient abattues ou profanées, sont ainsi que devait promouvoir le prince de Condé nouvelle guerre du Bien public contre
outrepassés par un mouvement iconoclaste en mars-avril 1562 : un Etat passé sous un mauvais gouvernement, qui dilapide
collectif qui se revendique d’une urgence : le contrôle illégitime de princes étrangers, les ressources de l’Etat, laisse une justice
en vertu du deuxième commandement, qui persécutent les bons et obéissants sujets inique prospérer et des hommes de basse
tous les signes d’offense à la gloire de Dieu du roi. Dès lors, la résistance n’était pas une qualité gouverner le royaume. Aux
doivent être chassés pour que la Vérité rébellion mais la défense de l’Etat et du roi, lendemains de la Saint-Barthélemy (1572),
poursuive la conquête des âmes. légitimement encadrée par un prince la conceptualisation du droit de résistance
A partir de 1555, la conversion du sang. Au début de la première guerre de huguenote se traduit par la publication
de grands nobles a joué un rôle. Il s’agit Religion, l’exercice de ce légalisme, appuyé de traités « monarchomaques », comme
du prince de Condé, de l’amiral de Coligny, sur l’ancienne « constitution » du royaume, les Vindiciae contra tyrannos ou le Franco-
du roi Antoine de Navarre, de la maison se déploie de concert avec le déchaînement Gallia. Ils légitiment, au nom du primat
de La Rochefoucauld, mais aussi de la de la résistance providentialiste. Car de l’obéissance à Dieu, la désobéissance
pyramide de leurs « clients », qui avaient c’est dans le cadre des « Eglises dressées » à un roi qui opprime la vraie religion
trouvé dans la conversion un moyen (les communautés réformées) que sont et persécute les fidèles de l’Evangile,
de resacraliser leur quête de l’honneur. mobilisés les combattants qui rejoignent à condition qu’elle soit encadrée par
Les actions menées à partir de mars 1560 les armées huguenotes : des marchands, des magistrats inférieurs, nobles de haut
impliquent un support théorique : lors artisans, ouvriers, voire paysans, dont rang, magistrats élus des villes et députés
de la conjuration d’Amboise, Jean du Barry, le rituel iconoclaste peut aller, comme des états généraux. Après la mort
sieur de La Renaudie, évoque un droit à Orléans, jusqu’à s’attaquer aux statues du duc d’Anjou (1584), Henri de Navarre
de résistance armée à des tyrans étrangers des rois sur la façade de l’hôtel de ville. devient pour les réformés le légitime
(le duc de Guise et son frère le cardinal Ou, pour certains soldats, à faire cuire successeur d’Henri III. La théorisation
de Lorraine) qui se seraient emparés le cœur (conservé dans une église d’Orléans) du droit de résistance bascule alors
de l’autorité du roi. C’est le thème du roi du roi François II avant de mordre dans le discours ligueur.
Pourquoi et comment naît et prospère la Ligue ?

Etier présomptif de la couronne, la mort du duc d’Anjou, frère


nfaisantd’HenrideNavarre,princehérétiqueetrelaps,l’héri- de maître Charles Hotman, « mû » par « l’Esprit de Dieu », et de
trois clercs. Cette Ligue parisienne s’apparente, par le secret et
cadet d’Henri III, le 10 juin 1584, permet aux activistes du catho- par le serment exigés de ses membres, à une confrérie, tout en
licisme intransigeant de proclamer que le royaume se trouve étant le « parti » d’un Dieu pour lequel chaque « zélé » s’engage
désormais sous la menace imminente de basculer dans l’« héré- à agir jusqu’à donner sa vie : cooptation, établissement de
sie».Toutefois,ledurcissementdescatholiquesneseproduitpas réseaux de correspondants dans les villes du royaume, qua-
subitement. Depuis plusieurs années en effet, les annonces drillage social assuré par un militant choisi dans chacun des
60 s’étaient multipliées, qui affirmaient que la France risquait de seize quartiers de la capitale.
h connaîtreladestinéedel’Angleterre,gouvernéeparunenouvelle En réalité, la Ligue imbrique très étroitement le religieux
Jézabel persécutrice des fidèles de l’Eglise romaine. Une grande et le politique. Elle s’oppose ainsi à une sursacralisation de
peur courait déjà de manière diffuse, entretenue par de multiples la personne royale, dénoncée comme menant le royaume à
libelles, poésies, chansons. Cette sensibilité ultra-catholique, sa ruine en le livrant aux ambitions d’hommes qui compro-
désabusée de constater que le rêve d’une unité religieuse retrou- mettent le salut collectif en transigeant avec les huguenots.
vée, qui avait conditionné puis suivi le massacre de la Saint- Au cœur du mécontentement, on trouve les volte-face suc-
Barthélemy, n’était pas allé à son terme, se nourrit d’une culture cessives d’Henri III, lequel a accepté en 1576 de s’engager
politico-religieuse de désacralisation de la personne royale. dans une guerre jusqu’au-boutiste, puis a signé la paix de Ber-
C’est dans ce contexte qu’en septembre 1584, les ducs gerac en septembre 1577, avant de reprendre la guerre du fait
de Guise, de Mayenne, de Nevers et quelques grands seigneurs des protestants en novembre 1579 et d’entériner finalement
se constituent à Nancy en une Ligue visant à la défense et à la la paix de Fleix (26 novembre 1580). Pour les catholiques

© PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE.


conservation de la religion catholique. Fin décembre, un traité intransigeants, c’est le signe d’une politique qui ne veut pas
estsignéàJoinvilleavecl’Espagne,quiprometunsoutienfinan- délivrer la France de l’hérésie.
cier. L’oncle d’Henri de Navarre (frère de son père Antoine), le Mais derrière la lutte pour l’unité religieuse, une autre lutte
cardinal de Bourbon, est reconnu héritier de la couronne, en s’exerce contre la captation royale du divin. Pour les ligueurs, le
vertu d’un droit d’aînesse en ligne collatérale. La Ligue est donc roi est un « officier » dont la première mission, selon un contrat
une organisation nobiliaire qui cherche à exercer une pression conclu avec le peuple, consiste à faire régner la loi d’un Dieu uni-
sur la royauté en associant un imaginaire de croisade destruc- que par le glaive de justice et par la guerre. Le peuple, qui a
trice de l’hérésie à l’utopie d’une noblesse associée au gouver- conclu une alliance avec Dieu en s’engageant à lui être fidèle, est
nement du royaume. Le manifeste de Péronne (30 mars 1585) le détenteur premier de la souveraineté, qu’il peut retirer à celui
rend public son programme : appel aux « bons » catholiques à se dont l’autorité remonte à une élection originelle s’il ne cherche
mobiliser contre l’« hérésie », appel à la noblesse à se dresser pas d’abord à lutter contre les ennemis de Dieu. La Ligue ne
contre les « mignons » Epernon et Joyeuse, appel à la tenue fonde donc pas seulement son militantisme sur la restitution de
périodique des états généraux. En prenant les armes, ses chefs l’unité religieuse, seule condition de la réconciliation de Dieu
obligent Henri III à se rallier publiquement à leur option d’éradi- avec son peuple, mais sur un idéal politique contractuel et sur le
cation, que le roi valide par le traité de Nemours le 7 juillet 1585. désir de se réapproprier le monopole de la relation à Dieu, reven-
La Ligue a aussi une dimension urbaine. En janvier 1585, diquéparlepouvoirroyaldepuisFrançoisIer pourgouvernerune
une association sainte est en effet formée à Paris à l’initiative cité terrestre censée préparer les chrétiens au Salut.
De quels moyens dispose chaque camp
pour mener trente-six ans de guerre civile ?

A u cours des huit guerres de Religion


(1562-1598), on compte une
vingtaine d’années d’opérations militaires
accompagne la guerre des soldats, qui
enseigne que l’adversaire est un ennemi
de Dieu parce que les dogmes et la liturgie
cherchent avant tout à détruire les signes
qui, à leurs yeux, font de l’Eglise romaine
un règne de folie offensant la toute-
discontinues et d’intensité variable. de son Eglise sont des erreurs contraires puissance divine : images, orgues, vitraux,
En 1562, l’armée catholique regroupe à sa volonté. Cette offensive utilise aussi autels, reliques, etc. Mais, dès juillet 1562,
des compagnies d’ordonnance de grands la parole des prédicateurs, curés, évêques, les clercs deviennent aussi des cibles
seigneurs, des bandes de « piétons » frères mendiants qui, du côté catholique, parce qu’ils s’opposent à la Vérité en
ayant combattu en Italie et, pour la moitié, en appellent à la guerre en dénonçant les suscitant des persécutions toujours plus
des mercenaires recrutés en Allemagne sectateurs de la nouvelle religion comme terribles. La violence catholique, elle, vise
ou en Suisse (trois mille lansquenets des ennemis de Dieu qu’il faut tuer, comme les huguenots par des assassinats et des
allemands catholiques, six mille Suisses, jadis Moïse fit tuer les adorateurs du Veau massacres collectifs mis en scène selon
trois mille fantassins wallons). L’armée d’or. De leur côté, les ministres réformés des rituels de marquage et de mutilation,
protestante, dont la base de recrutement avancent que l’Eglise romaine empêche le corps de l’hérétique n’étant que le
se trouve dans ses quelque deux mille les chrétiens de rendre le vrai culte sépulcre d’une âme possédée par Satan.
églises, est à l’origine moins au vrai Dieu et comparent les « papistes » Dès 1562 et encore en 1572, cette terreur
professionnalisée, même si son noyau dur aux Philistins de l’Ancien Testament. catholique a peut-être, plus que la guerre
est formé de nobles et de mercenaires Enfin, chaque camp a recours militaire ou médiatique, réussi à briser
(autour de trois mille reîtres et quatre mille à la violence collective. Les protestants l’expansion de la nouvelle religion.
lansquenets allemands luthériens). Les
catholiques bénéficient parfois de l’aide
financière ou militaire du roi d’Espagne
ou du pape ; les huguenots peuvent être
appuyés par Elisabeth d’Angleterre,
par l’envoi de contingents ou de subsides.
Vers 1576, des diplomates évaluaient
les effectifs guerriers engagés sur tout
le royaume à une centaine de milliers
d’hommes en armes. Le coût énorme
de ces mobilisations détermine à plusieurs
reprises l’arrêt des hostilités. Peu à peu,
une société militaire plus élargie se forme,
la place des hommes de pied continuant
à augmenter. La tactique de chaque camp
consiste à progresser dans le royaume
de façon à contrôler les points stratégiques
que sont les villes, en alternant donc guerre
de mouvement et guerre statique de siège.
D’autres moyens relèvent de la guerre
de l’information et de la désinformation.
Chaque « parti » cherche ainsi à mobiliser
les esprits par la publication d’opuscules
imprimés qui légitiment les opérations
militaires, donnent relation ou CHAMP DE BATAILLE Ci-dessus : La Bataille de Moncontour, le 3 octobre 1569, gravure
« avertissement » des actions ou de Frans Hogenberg, XVIe siècle (Paris, Bibliothèque nationale de France). Après avoir été
intentions de l’adversaire, dénoncent sévèrement battu par Henri d’Anjou, futur Henri III, Coligny se replia dans le Midi où il
l’ennemi comme serviteur de Satan. poursuivit ses campagnes. Page de gauche : Procession de la Ligue sortant de l’arcade Saint-
Déclarations, remontrances, discours, Jean de l’Hôtel de Ville, en 1590 ou 1593, anonyme, XVIe siècle (Paris, musée Carnavalet).
manifestes, avis… une guerre médiatique Les ligueurs catholiques manifestèrent ainsi leur opposition à l’avènement d’Henri IV.
Comment naît le point de vue des « Politiques » ?
Quelles en furent les figures, les revers et les succès ?

I l est difficile d’évoquer la question


de la troisième voie durant les guerres
de Religion, soit la pensée de ceux
de Médicis et son chancelier tentent
– sans succès – de briser la dynamique
des violences (septembre-octobre 1561).
de Navarre le gouvernement de
la Guyenne et accorde aux protestants
la liberté de culte dans tout le royaume
qui seront nommés « Politiques », car Enfin, l’édit de Janvier (17 janvier 1562) avec quelques exceptions.
ceux-ci ne forment pas un « camp » propose de reconstruire la paix civile Au temps de la Ligue, les « Politiques »
distinctif. Ils ne revendiquent d’ailleurs sur les bases d’une cohabitation religieuse regroupent une série d’individualités qui
EN COUVERTURE

pas cette appellation péjorative que leur fondée sur les libertés de conscience refusent les principes de l’intransigeance
donnent leurs adversaires catholiques. et de culte. Pour L’Hospital, l’Etat doit catholique tout en défendant l’absoluité
Elle stigmatise des hommes accusés s’opposer à la violence, parce qu’elle mène du souverain. Ils apportent leur soutien
de donner le primat à la polis, la cité à l’oubli d’un Dieu d’amour et entraîne à Henri IV dans sa conquête du pouvoir.
terrestre, et à sa conservation contre la malédiction divine sur les hommes. Parmi eux, on compte des prélats
la volonté de Dieu puisque, pour obtenir Après le massacre de la Saint- (Renaud de Beaune), des imprimeurs
la paix civile, ils sont censés accepter Barthélemy, les « Malcontents » (Jamet Mettayer), des prédicateurs
la coexistence avec des hérétiques. surgissent autour du duc François (Claude de Morenne) ou les auteurs
Il y eut en outre des « Politiques » d’Alençon, des nobles catholiques de la Satire Ménippée, qui dénoncent
catholiques comme protestants, et peut- comme les frères Montmorency, une Ligue vendue à l’Espagne et exaltent
être des « Politiques » d’un « entre-deux mais aussi des combattants protestants la défense de la « patrie » française.
confessionnel ». Ce que l’on peut dire, comme François de La Noue. Ils sont Mais aussi des grands seigneurs ralliés
c’est que, pendant toutes les guerres partisans d’une réconciliation civile comme Damville, fait connétable en
62 de Religion, des individualités tentèrent et de concessions au parti protestant, 1593, des présidents et conseillers de
h de trouver une solution aux troubles, en qui doivent passer par un mode parlements, des polémistes qui rédigent
s’opposant à la fois à la guerre catholique de gouvernement monarchique fondé des opuscules exaltant en Henri IV
d’éradication de l’« hérésie » comme sur un Conseil du roi associant les un souverain providentiel, envoyé par
unique moyen de signifier l’obéissance grands nobles, et sur une convocation Dieu pour lutter contre les passions
à Dieu, et au providentialisme huguenot. régulière des états généraux. Leur et restaurer un âge d’or. Les « Politiques »
Le choix de la modération est d’abord action politique est consacrée sous ne forment donc pas un parti mais
celui de l’Etat royal au tournant de 1560. Henri III par l’édit de Beaulieu ou paix regroupent des hommes souvent
Il est promu et défendu par le chancelier de Monsieur (6 mai 1576), qui, entre imprégnés d’une culture néostoïcienne,
© BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE. © BRIDGEMAN IMAGES/LEEMAGE.

Michel de L’Hospital, par la régente autres mesures, réhabilite les victimes qui pensent que la royauté d’Henri IV est
Catherine de Médicis et par le groupe des de la Saint-Barthélemy, donne au roi le seul moyen de restaurer la paix civile.
« moyenneurs », qui réunit des hommes
en partie influencés par Erasme, comme
Paul de Foix, Etienne Pasquier, Jean
de Monluc, des juristes et des femmes ÉDIT DE TOLÉRANCE
de l’aristocratie. Lors de la réunion des Ci-contre : médaille de Michel
états généraux (décembre 1560-janvier de L’Hospital, chancelier de
1561), L’Hospital affirme la nécessité France, en costume de magistrat,
de suspendre temporairement les XVIe siècle (Paris, Bibliothèque
antagonismes dogmatiques pour nationale de France). Page de
permettre aux fidèles de chercher un droite : première page de
règlement pacifique de leurs différends : l’édit de Nantes promulgué le
« Otons ces mots diaboliques, noms de 30 avril 1598 par Henri IV (Paris,
partis, factions et séditions, luthériens, Archives nationales). S’il met
huguenots, papistes ; ne changeons le nom fin aux guerres de Religion,
de chrétiens. » C’est ensuite par le colloque cet édit fut toutefois mal reçu
de Poissy, qui réunit prélats catholiques par l’un et l’autre camp. Il fut
et théologiens calvinistes, que Catherine révoqué par Louis XIV en 1685.
Pourquoi les traités de pacification successifs échouent-ils
et en quoi l’édit de Nantes en diffère-t-il ?

D édits de pacification ne soient pas parvenus à instaurer


es raisons conjoncturelles expliquent que les différents instaurée pour mettre fin aux passions et au chaos et leur
garantir une vie civile sereine.
une paix durable. Parmi eux, l’édit d’Amboise (1563) L’édit est d’une part une œuvre de court terme, qui a pour
échoua en 1567 du fait du contexte international, marqué objet de casser les ressorts de crise après d’épuisantes
par la répression espagnole aux Pays-Bas et par l’aspiration années de guerre ; de l’autre, une œuvre de long terme, parce
des réformés français à venir en aide à leurs frères en reli- qu’il va de soi que si les passions sont peu à peu éradiquées
gion. L’édit de Saint-Germain (1570) fut rendu obsolète en dans le royaume, la division religieuse elle-même n’aura un
1572 par la Saint-Barthélemy. L’édit de Boulogne (1573) jour plus de sens. Tout en reconnaissant l’existence d’une
achoppa en 1574 sur l’action des Malcontents et leur minorité réformée et en assurant les sujets du roi d’une amnis-
volonté de réformer l’Etat. Si la guerre reprit en 1585 après tie générale, l’édit porte en lui l’avenir d’une réunion reli-
la paix de Fleix (1580), ce fut la conséquence de la mort du gieuse. Si l’édit est dit « perpétuel et irrévocable », c’est par une
duc d’Anjou et du soulèvement ligueur, qui contraignit clause de style utilisée dans tous les édits antérieurs de pacifi-
Henri III à accepter le traité de Nemours, lequel donnait aux cation, qui confère à la loi royale plus de solennité. Celle-ci
réformés six mois pour choisir entre l’abjuration et l’exil, s’applique en réalité dans les limites du règne de celui qui l’a
bannissait les pasteurs et exigeait la restitution des places accordée, un souverain n’étant pas juridiquement en mesure
de sûreté précédemment concédées. d’engager ses successeurs. Implicitement, l’édit est octroyé
Pour expliquer le succès de la paix consécutif à l’édit de dans la pensée que « les grâces infinies » de Dieu finiront par
Nantes, il faut bien sûr souligner l’épuisement financier de la le rendre inutile, et, comme pour confirmer cette restriction,
Ligue, son incapacité à remporter des succès militaires il est scellé de cire brune et non pas verte, couleur qui impli-
même avec l’appui espagnol, le génie de stratège d’Henri IV querait une application éternelle.
et son abjuration suivie de son sacre, plus globalement un Même si l’édit de Nantes semble avantageux pour les pro-
besoin collectif de paix. Mais pour comprendre pourquoi testants, c’est un texte de victoire pour les catholiques, l’arti-
l’édit de Nantes, qui intégrait nombre de clauses expéri- cle 3 commandant une véritable restauration de l’Eglise apos-
mentées dans les édits antérieurs, ne fut pas remis en cause, il tolique et romaine. Les membres du clergé doivent retrouver
faut surtout rappeler qu’il n’est pas un texte de circonstance. les églises et lieux dédiés au service divin, occupés et appli-
C’est une œuvre pensée, qui reflète la philosophie politique qués à d’autres usages, ainsi que la pleine jouissance de leurs
du pouvoir henricien et répond de manière très structurée à droits et biens temporels d’Eglise. Sans le dire, l’édit entérine
une série de problèmes par des moyens appropriés. Cette une forme de primauté de la religion catholique. Pour les réfor-
dimension est valorisée par le préambule : l’édit a pour but més, il marque la défaite du rêve providentialiste. Tout en leur
d’octroyer aux sujets du roi « une loi générale, claire, nette octroyant la liberté de conscience et une série de droits et de
et absolue », par laquelle « union, concorde, tranquillité et privilèges, il reprend en effet presque littéralement le contenu
repos » puissent être retrouvés. Il vise ainsi à cimenter dans le d’articles d’édits antérieurs, avec toutes leurs limites visant
royaume un ordre de raison, qui doit permettre aux Français l’exercice du culte. L’édit fait ainsi des réformés un corps
de cohabiter et d’accepter une monarchie providentiellement « civilement protégé » mais religieusement déçu.
par la Ligue, on put observer une réaction contre la mainmise
des officiers royaux sur l’administration municipale.
Mais par-delà cette implication du politique dans les trou-
bles, il faut voir que ce second XVIe siècle est parcouru par
un intense besoin de sacré. Depuis les années 1470-1480,
les esprits étaient en effet marqués par une angoisse de la fin
des temps, que le calvinisme permettait de dissiper, dans la
mesure où ses fidèles avaient la certitude d’être des élus char-
gés de ramener le royaume à l’ordre voulu par le Christ avant
que la papauté ne le corrompe. A la multiplication des « Egli-
ses dressées », dont le nombre dépasserait deux mille en 1562,
correspond, du côté catholique, un militantisme qui entrevoit
précocement la nécessité de la violence face à une désunion
Quelle fut, dans ces guerres, religieuse qui risque d’attirer sur le royaume la colère de Dieu.
Dès la décennie 1540, prédicateurs et libellistes demandent
la part de l’incandescence publiquement l’éradication de ceux qu’ils nomment les
religieuse et celle des arrière- « luthériens », mettant en garde un pouvoir qui n’anéantirait
pas ceux qui sont accusés de profaner la gloire de Dieu.
pensées politiques ? La sacralisation du combat témoigne de cette urgence. Dès
le premier semestre 1561, une vague de violences survient
ainsi spontanément dans le Sud-Ouest : dans nombre de vil-

D s’interrogèrent à ce sujet. L’un des motifs qu’ils se ren-


ès le début des guerres de Religion, les contemporains les, des « religionnaires » désireux d’obtenir un lieu de culte
occupent par la force des édifices cultuels. Souvent, ils ne
voient pour délégitimer leurs engagements respectifs est celui s’arrêtent pas là : les images sont brisées, les ornements
64 du « manteau de religion ». Les combattants huguenots sont ecclésiastiques pillés ; puis les iconoclastes partent en trou-
h accusés de vouloir transformer l’« Etat royal français » en une pes proclamer la Loi de Dieu dans les paroisses voisines. Tout
« respublique des Suisses », tandis que le prince de Condé est laisse entrevoir que, pour les protestants, le règne de la Vérité
accusé de convoiter le trône. Contre les Guise, princes lorrains, ne peut pas attendre face aux idolâtries. La violence se veut
les libelles huguenots répétèrent qu’ils sont des étrangers, illumination, qui doit permettre à chacun de comprendre que
dépourvus du « naturel français », mus seulement par la cupi- les temps de l’Evangile restitué aux hommes sont venus et que
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dité et l’ambition de s’emparer du pouvoir. Il est certain que les rien ne peut entraver le rétablissement de la vraie religion.
guerres dissimulent des conflits d’honneur entre lignages et Du côté des catholiques, la mobilisation les assurait d’obte-
une lutte intranobiliaire pour le contrôle de la faveur royale et nir leur salut par l’accomplissement d’un rêve de croisade qui
des dons, pensions et charges qui en dépendent. Les engage- faisait d’eux le bras armé de Dieu. Précoces et nombreuses, les
ments religieux peuvent donc avoir été les leviers de stratégies séditions meurtrières éclatent dans des situations précises,
d’avancement socio-politiques. Il est possible aussi que certai- quand des huguenots sont découverts chantant des psaumes
nes violences collectives aient eu pour motivation des haines dans une maison, quand l’un d’eux se précipite au passage
de classe : ainsi durant la Saint-Barthélemy, quand les orfèvres d’une procession sur le « Dieu de pâte », l’hostie, et cherche à le
ou les riches marchands huguenots furent tués par des croche- jeter à terre, quand une image est découverte souillée ou quand
teurs catholiques qui en profitèrent pour piller les maisons. jaillit une parole blasphématoire. La violence est sacrée parce
Sur le plan politique, on a pu dire que certaines élites urbai- qu’elle répond à ce qui est jugé une désacralisation. Elle est
nes virent dans la Réforme le moyen de défendre et de régéné- gloire parce qu’elle unit le croyant à Dieu.
rer les privilèges des villes et qu’elles s’opposèrent également
dans le cadre de rivalités factionnelles anciennes. On a pu
avancer que pour les grands seigneurs, la guerre de Religion BERCEAU LUTHÉRIEN En haut : Luther
aurait été un moyen de reconstruction d’une autonomie féo- dans les vignes du Seigneur, par Lucas Cranach
dale (ainsi le duc de Mercœur en Bretagne durant les trou- le Jeune, 1569 (Wittenberg, église Sainte-
bles de la Ligue). Pour les protestants d’avant 1580 puis pour Marie). C’est à Wittenberg, en Saxe, que
les ligueurs, la critique du fonctionnement monarchique Martin Luther rendit publiques, le 31 octobre
s’accompagna d’une déconstruction idéologique de l’absolu- 1517, ses 95 thèses à l’origine de la Réforme
tisme monarchique, au profit de l’idéal d’une monarchie mixte protestante en Allemagne. Page de droite :
et d’une exigence de périodicité des états généraux disposant Henri IV en Mars, attribué à Ambroise Dubois,
d’un pouvoir de contrôle des décisions. Dans les villes tenues XVIe siècle (Pau, Musée national du château).
Quel bilan humain,
économique et
politique peut-on
dresser des guerres
de Religion ?

I l est difficile d’évaluer l’impact


démographique de près de quarante
ans de guerres. On peut estimer que,
de dix-sept à dix-huit millions d’habitants
en France en 1560, on serait tombé
à seize millions en 1600. Reste à savoir
quelle fut la part, dans ce déficit d’un
à deux millions d’individus, des actions
de violence et de guerre, des famines,
de la peste et des conditions climatiques,
comme le très rigoureux hiver 1594-1595.
Sur le plan économique, les choses
sont plus nettes. En 1598, l’endettement
de la monarchie est énorme et la
France considérablement appauvrie.
La politique monarchique, en s’appuyant
sur la gestion habile et rigoureuse
de Sully, s’attache à la reconstruction
des ponts, des relais de poste détruits,
et à la remise en état des principaux
axes de circulation. La guerre a dépeuplé
certains « pays » et, en 1598, des terres
jadis cultivées sont en friche. « Quiconque
aurait dormi quarante ans penserait
voir non la France, mais le cadavre
de la France », écrit Etienne Pasquier.
Ailleurs, des indices indiquent que
la récupération agricole serait allée vite,
soutenue par de bonnes récoltes en 1604
et 1609, et par un encouragement du
pouvoir aux innovations agricoles comme
les cultures du houblon ou du mûrier.
Les villes, qui ont subi les
conséquences des troubles – difficultés
d’acheminement des matières premières
et de mise en circulation des produits
manufacturés, chômage, ruines de
maisons de commerce –, sont en crise
à la fin de la décennie 1590. Certaines,
comme Toulouse, tardent à retrouver
leur prospérité d’avant-guerre. Lyon,
dont l’industrie de la soierie retrouve
vite un bon niveau de production,
ne récupère pas sa place prééminente
de centre des affaires, car les marchands Que devint la question
étrangers ont déserté les foires
depuis 1589 et se font rares encore
protestante après
en 1605. Sur la côte ouest, les ports l’édit de Nantes ?
de Saint-Malo, Brest, La Rochelle,
dont les activités commerciales avaient
© DOMINGIE & RABATTI/LA COLLECTION. © BIBLIOTHÈQUE DE GENÈVE.

O de calvinistes, dont environ 80 % sont installés au sud de


été fortement entravées depuis 1584- n estime qu’il restait en 1598, un peu plus d’un million
1585, connaissent, comme Paris,
une reprise certaine, tout comme Rouen la Loire (Poitou, Saintonge, Guyenne, Cévennes, Béarn,
grâce à son industrie textile. Quercy, Vivarais, Dauphiné…). Dans ce cadre, le royaume
Sur le plan politique, Henri IV promeut est divisé en seize provinces synodales, subdivisées en col-
un « second absolutisme ». Il succède loques. La société protestante méridionale n’est pas unie :
à celui mis en place par François Ier, dans les villes, le contraste semble marqué entre une bour-
fondé sur la figure d’un roi comparé geoisie d’officiers ou de marchands soucieux de bonne
à un nouvel Hercule, seul détenteur entente avec les catholiques, et les artisans du cuir ou du tex-
de l’autorité au nom de Dieu et selon tile, beaucoup moins iréniques. C’est le temple qui réunit
une vision de la Création où l’obéissance autour du ministre, le dimanche pour le culte ou en semaine
est le principe même de vie. La puissance pour des prières, ces mondes sociaux divers. Etre protes-
souveraine du roi en tant que « puissance tant, c’est continuer à se différencier des catholiques :
absolue et perpétuelle d’une République », l’ouverture d’une petite école cherche à renforcer cette spé-
comme l’avait écrit Jean Bodin, est cificité et des ouvrages pédagogiques sont publiés, comme
désormais « sans partage » et « n’est l’A.B.C. des chrétiens, qui visent à parfaire l’instruction des
limitée ny en puissance, ny en charge, fidèles. Malgré cette « normalisation », c’est le temps d’une
ny à certain temps ». déception, qui peut se traduire ponctuellement par des atti-
tudes de défi aux prêtres et par quelques violences, mais
aussi par des controverses publiques touchant au dogme et
par des duels à distance à travers des publications, qui oppo-
sent aux erreurs romaines la Vérité évangélique.
C’est en fonction de cette tension que se comprennent
les guerres qui éclatent sous Louis XIII. Leur enjeu tient
aux assemblées protestantes qui, avec les places forti-
fiées accordées par l’édit de Nantes, pouvaient apparaître
comme des pôles d’autonomie face au pouvoir royal. Le
point de crise est atteint en 1621 après l’annexion du
Béarn, contre laquelle l’assemblée politique réformée de
La Rochelle proteste, d’autant que le culte catholique s’y
trouve rétabli. Henri II de Rohan organise alors la résistance
armée, tout en se proclamant fidèle au roi et en demandant
le maintien des libertés des Eglises. Une première campa-
gne militaire, après des succès en Poitou et Saintonge et
un premier siège de La Rochelle, conduit l’armée royale à
mettre le siège devant Montpellier. La paix qui suit accorde
l’amnistie aux révoltés, mais exige le renoncement à un cer-
tain nombre de places de sûreté et la dissolution de l’assem-
blée de La Rochelle. Les hostilités reprennent entre 1625 et
L’HEURE DU BOURBON Ci-dessus : Entrée d’Henri IV à Paris, 1626, surtout autour de La Rochelle et de l’île de Ré. Une
anonyme italien, XVIIe siècle (Florence, Galleria degli Uffizi). seconde paix accorde aux protestants le maintien des privi-
Henri IV fut sacré à Chartres le 27 février 1594, Reims étant alors lèges concédés par l’édit de Nantes, tout en exigeant qu’un
aux mains des hommes de la Ligue. Un mois plus tard, le 22 mars, commissaire soit installé à La Rochelle afin de surveiller
il fit son entrée dans Paris par la Porte Neuve. Il bat définitivement la municipalité. La troisième guerre (1627-1629) est
la Ligue lors de la bataille de Fontaine-Française, en juin 1595. décisive : elle voit les protestants bénéficier de l’appui
Page de droite : Le Temple de Paradis à Lyon, par Jean Perrissin, naval anglais par un débarquement dans l’île de Ré, puis
vers 1569-1570 (Genève, Musée international de la Réforme). La Rochelle subir un siège éprouvant, dirigé par Richelieu
lui-même, avant de capituler le 28 octobre 1628. Simulta- À LIRE de Denis Crouzet
nément, Henri de Rohan organise la lutte en Languedoc.
Ces conflits se soldent par la paix d’Alès (27-28 juin 1629) Dieu en ses royaumes.
et l’édit de Nîmes, qui retirent aux réformés leurs privilèges Une histoire des guerres
politiques, le droit de tenir des assemblées politiques et de de Religion, Champ Vallon,
posséder des places de sûreté, dans l’idée de susciter un phé- 544 pages, 24 €.
nomène de retour à la religion catholique et donc de rétracta- Les Guerriers de Dieu.
tion. Certains grands nobles subissent en outre la pression La violence au temps
monarchique, comme Lesdiguières, qui se convertit en
des troubles de religion
1622. Charges de cour et honneurs militaires tendent dès lors
(vers 1525-vers 1610),
à ne plus être accordés à des gentilshommes huguenots.
Champ Vallon,
Richelieu et Louis XIII ont en réalité mis en marche une méca-
nique qui aboutira, en 1685, au grand drame de la révocation
1 532 pages, 39,50 €.
de l’édit de Nantes par l’édit de Fontainebleau. La Nuit de la Saint-
Barthélemy, Fayard,
Professeur d’histoire moderne à la faculté des Lettres de Sorbonne Université, 658 pages, 28 €.
Denis Crouzet est spécialiste du XVIe siècle et des guerres de Religion.
P ORTRAIT
Par Jean-Marie Constant

Le
Destin
du Balafré
Membre de l’une des plus puissantes familles du royaume
de France, Henri de Guise participa à l’assassinat de l’amiral
de Coligny et fut chef de la Ligue. La menace qu’il représentait
EN COUVERTURE

pour l’autorité royale poussa Henri III à le faire exécuter.

L
orsque Henri de Guise naît au château de François de Guise et de son frère, le cardi-
familial de Joinville, dans l’actuelle nal de Lorraine, oncles des souverains. Lors
Haute-Marne, en 1550, sa famille, bran- de la conjuration d’Amboise (mars 1560) –
che cadette de la maison ducale de Lorraine, une révolte de gentilshommes protestants
est à l’apogée de son prestige. Le duché de qui voulaient soustraire le roi à l’influence
Lorraine, avec Nancy pour capitale, est alors catholique –, François de Guise avait mobi-
68 un Etat indépendant, riche et prospère, lisé son armée pour écraser la révolte.
h enclavé entre les deux grandes puissances La mort de François II le 5 décembre 1560
que sont le royaume de France et l’empire et l’avènement de Charles IX sous la régence
des Habsbourg. Pour consolider cette indé- de Catherine de Médicis avaient mis fin au
pendance, le duc de Lorraine pratique une pouvoir des Guise, mais non à leur puis-
politique d’équilibre entre ses deux voisins. sance. Malgré la reine, qui souhaitait pro-
Claude,legrand-pèred’HenrideGuise,avait mouvoir une politique équilibrée entre
été l’un des héros de la bataille de Marignan catholiques et protestants pour éviter la
en 1515 et s’était illustré sur divers fronts, guerre civile, les massacres s’étaient mul-
d’où il avait tiré sa réputation de grand chef tipliés. Le plus célèbre avait mis en cause
de guerre. Il avait en outre contribué à écra- François de Guise. Le 1er mars 1562, dans le
serlarévoltepaysanneetreligieusequisévis- bourg champenois de Wassy, une bagarre
sait alors en Lorraine et en Allemagne, dans avait en effet opposé ses soldats et des
la foulée de la réforme luthérienne. Appelé réformés qui célébraient leur culte dans une
au Conseil par Louise de Savoie pendant la Considéré à son tour comme un grand grange. On avait relevé au moins une cin-
détention de François Ier après la défaite de chef de guerre, il avait mis en échec l’empe- quantaine de morts et le double de bles-
Pavie, il avait ensuite été récompensé par le reur Charles Quint lui-même, venu assié- sés. Les protestants avaient accusé le duc
roi, qui l’avait fait duc et pair de France en ger Metz en 1552, puis, en 1558, la reine de Guise d’avoir voulu ce massacre, alors
1527. Devenu l’un des plus grands seigneurs d’Angleterre Marie Tudor et son mari Phi- que ce dernier affirma toujours le contraire,
du royaume de France, Claude de Guise lippe II en reprenant Calais, que les Anglais jusque sur son lit de mort. Le prestige de
s’était alors affiché comme prince étranger occupaient depuis plus de deux siècles, effa- François de Guise était néanmoins si grand
et avait réclamé la préséance sur les autres çant ainsi l’humiliation infligée aux Français chez les catholiques qu’il avait été nommé
courtisans. Le mariage de sa fille Marie avec depuis la guerre de Cent Ans. Après la mort chefdel’arméeroyale.Vainqueurdeshugue-
le roi Jacques V d’Ecosse, en 1538, l’avait fait d’Henri II, le 10 juillet 1559 des suites d’une nots à Rouen (octobre 1562) et à Dreux
entrer dans le cercle étroit des familles blessure reçue lors d’un tournoi, le nouveau (décembre 1562), il avait finalement été
régnantes européennes. roi, François II, avait été appelé à gouverner blessé à mort par un noble protestant le
Pour ses descendants, la route était le royaume. Son mariage avec Marie Stuart, 18 février 1563 lors du siège d’Orléans.
tracée. Ainsi son fils François était devenu fille de Marie de Guise et du roi Jacques V Privé de son chef charismatique, le clan se
l’un des hommes forts du règne d’Henri II. d’Ecosse, avait alors consacré la puissance retrouve décapité. Henri, fils de François,
n’ayant que 12 ans, la famille est tenue par la
poigne énergique de sa grand-mère, Antoi-
nette de Bourbon, gardienne de la tradition,
et de son oncle, le cardinal de Lorraine,
brillant intellectuel et mécène, qui jouit
d’un grand prestige. L’enfance d’Henri se
déroule à la cour de France et au château de
Joinville. Le poète Rémy Belleau s’extasie
devant la terrasse de ce château, situé au
bord de la Marne, « avec ses appuis et orne-
ments de pierre taillée à jours, ses petites tou-
relles avancées, son pavé de porphyre bâtard,
moucheté de taches blanches, rouges, vertes,
grises et de cent couleurs différentes ». La vie à
Joinville se déroulait alors comme à la cour
d’un souverain. Chaque jour, sept tables
étaient ouvertes pour recevoir les seigneurs
qui venaient visiter les ducs et près de
soixante-dix personnes mangeaient norma-
lement dans la maison de Mme la duchesse
de Guise, selon un cérémonial immuable.
Henri reçoit une solide éducation,
comme en témoigne la qualité des lettres
qu’il écrit en 1557, âgé seulement de 6 ans.
Blaise de Monluc raconte qu’il accompagna
© BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE. © RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/MICHEL URTADO.

son père un jour où celui-ci passait les trou-


pes en revue, sous les applaudissements des
soldats. Désormais, son destin est fixé. A
16 ans, rêvant de gloire, il part combattre les
Turcs en Hongrie. A son retour, il participe à
la troisième guerre de Religion (1568-1570)
et devient le chef d’une jeunesse turbulente,
qui méprise la sagesse des vieux généraux.
Comme il prend trop de risques et met les
soldats en péril, il provoque la colère du
maréchal de Tavannes, qui s’écrie : « Mon-
sieur, avant d’entreprendre, il faut penser ! »
Guerrier courageux, il est aussi un grand
séducteur. La future reine Margot, qui est
sous son charme, dresse de lui un portrait
avantageux en le décrivant grand, beau et
blond. Il épouse d’ailleurs le 3 octobre 1570
une très belle jeune femme, Catherine
de Clèves, fille du défunt duc de Nevers et PÈRE ET FILS Page de gauche :
jeune veuve d’Antoine de Croÿ, prince François de Lorraine, duc de Guise,
dePorcien.UngentilhommeroyalisteduBlé- anonyme, XVIe siècle (Paris,
sois, Racine de Villegomblain, son contem- Bibliothèque nationale de France.
porain, donne de lui un autre portrait élo- Ci-contre : Henri Ier de Lorraine,
gieux : « jeune de 20 ans, beau et agréable en duc de Guise, anonyme français,
son action entre tous ceux de son temps ». Il XVIe siècle (Paris, musée du Louvre).
vante sa modestie, en écrivant qu’il prenait
« le travail, le hasard et la fatigue de la guerre
tout ainsi qu’eussent pu faire les moindres 1
d’Anjou, frère d’Henri III, qui entraînait à alors que l’armée royale a été vaincue par
terme la disparition de la dynastie des Valois le futur Henri IV à Coutras. Le bourgeois de
au profit d’une autre branche capétienne, Paris Pierre de L’Estoile commente cette vic-
les Bourbons. Or le chef de cette maison, le toire en écrivant qu’elle était « le cantique de
futur Henri IV, est aussi le chef du parti pro- la Ligue, la réjouissance du clergé (…), la bra-
testant. Cette perspective entraîne une telle verie de la noblesse guisarde, et la jalousie du
panique chez les catholiques, qui craignent roi, qui reconnut bien qu’on ne donnait ce lau-
qu’on les oblige à changer de religion, que rier à la Ligue que pour faire flétrir le sien ». Il
la réaction est vive. En septembre, Henri devinait juste, car la Ligue parisienne, beau-
de Guise, ses frères et ses amis tiennent une coup plus radicale que celle du duc de Guise,
conférence à Nancy, où ils décident de créer voulait effectivement en découdre avec
une Ligue et de mettre leurs forces en com- Henri III, l’assassiner (elle y réussira) ou le
mun pour imposer une autre solution : pla- déposer. De fait, les prédicateurs se déchaî-
cer sur le trône le cardinal de Bourbon, frère nent contre le souverain. Henri III, avisé par
d’Antoine de Bourbon – le père d’Henri IV. ses espions de l’imminence d’une révolte
Le 31 décembre 1584, le duc de Guise signe, ligueuse, fait entrer des troupes dans Paris
dans sa principauté de Joinville, un traité au cours de la nuit du 11 au 12 mai 1588. Au
d’alliance avec les représentants du roi matin, les Parisiens, outrés par la violation de
d’Espagne, Philippe II. Les deux puissances leur privilège, qui les exemptait d’accueillir
s’engagent à maintenir la religion catho- des gens de guerre dans la capitale, se révol-
lique, à éradiquer le protestantisme et à tent et dressent des barricades, les premiè-
exclure tout prince hérétique de la cou- res de l’histoire de Paris. Assiégé dans le Lou-
capitaines ». Il insiste sur son charisme et sa ronne de France. L’Espagne s’engage en vre, Henri III parvient à quitter clandestine-
popularité,ensoulignantqu’ilavait«cimenté outre à verser six cent mille écus aux ment la capitale pour se réfugier à Chartres.
70 l’affection de la noblesse (…), de capitaines et ligueurs, cette somme devant être rem- Catherine de Médicis appelle alors le duc
h soldats tant naturels du pays qu’étrangers et boursée par le cardinal de Bourbon lorsqu’il de Guise pour rétablir l’ordre. Son charisme
même des habitants de la ville ». sera devenu roi. En attendant, le duc de Lor- fait merveille : sa seule présence à cheval
On connaît mal sa part de responsabilité raine consent à avancer une partie des sub- dans les rues ramène le calme et sauve les
dans le déclenchement de la Saint-Barthé- sides, soit quatre cent mille écus. soldats malmenés par la population.
lemy (août 1572), car les sources de l’évé- Pour restaurer son autorité, Henri III
nement sont peu fiables, mais on sait qu’il A la tête des ligueurs convoque les états généraux à Blois pour
commanda la troupe qui assassina Coli- Au même moment naît une Ligue pari- l’automne 1588, mais il perd les élections, qui
gny, accusé par toute la famille de Guise sienne clandestine qui deviendra rapide- donnent une majorité à la Ligue dans les
d’avoir organisé le meurtre de son chef ment un mouvement révolutionnaire et ordres du clergé et du tiers état. L’état-major
François en 1563. Le 10 octobre 1575, il que le duc de Guise protégera. Celui-ci du tiers état veut appliquer son programme :
écrase les reîtres allemands, venus prêter prend l’offensive le 21 mars 1585 en s’empa- réunion d’états généraux réguliers qui vote-
main-forte aux troupes protestantes alors rant de Châlons-sur-Marne, dont il fait son raient les impôts, décideraient des dépenses
© DEAGOSTINI/LEEMAGE. © RMN-GRAND PALAIS/GÉRARD BLOT.

qu’elles traversaient la Marne à Dormans, à quartiergénéral.Lesligueursserendentmaî- et nommeraient les ministres. Ces proposi-
mi-chemin entre Château-Thierry et Eper- tres de Toul, de Verdun, de villes bourgui- tions hardies auraient institué une monar-
nay. Au cours de la bataille, il a la joue arra- gnonnes, bretonnes et berrichonnes. Cathe- chie presque parlementaire. Le duc de Guise
chée par un coup d’arquebuse. Après une rine de Médicis négocie alors avec Henri tente de les dissuader d’être aussi exigeants,
immobilisation de six semaines, suppor- de Guise, et le roi doit signer le traité de mais il ne parvient pas à les convaincre.
tant d’atroces souffrances, il parade en Nemours le 7 juillet 1585, qui accorde aux Henri III en déduit qu’il joue un double jeu
arborant fièrement cette blessure, un titre ligueurs des places militaires, ce qui, sur ce et veut le détrôner. En réalité, le duc voulait
de gloire et de courage qui fait pâmer plan, met le parti catholique à égalité avec gouverner avec lui comme son père l’avait
d’admiration les dames de la Cour et lui le parti protestant. Le souverain s’engage en fait avec François II. Mais Henri III refuse cette
vaut le surnom élogieux de « Balafré ». outreàpromulguerunelégislationcondam- proposition, qui le priverait de son pouvoir,
Cette victoire sur les protestants alle- nant les réformés au silence ou à l’exil. etdécidedel’éliminer.Deuxmanuscritsnous
mands le rend si populaire qu’il apparaît Le 26 octobre 1587 à Vimory, près de racontent l’événement : le récit du médecin
alors comme le protecteur naturel du peu- Montargis, le duc de Guise est victorieux d’Henri III, Miron, présent au château de
ple catholique et s’impose bientôt comme des reîtres allemands venus secourir les Blois, et les interrogatoires – notamment
le leader incontesté de la Ligue. Tout com- réformés. Il renouvelle cet exploit le celuidePéricard,lesecrétaireduduc–parles
mence le 10 juin 1584 avec la mort du duc 24 novembre à Auneau, à l’est de Chartres, magistrats ligueurs du parlement de Paris.
SCÈNE DE CRIME Page de gauche,
en haut : la chambre d’Henri III, dans
le château de Blois, où le duc de Guise,
Henri de Lorraine, fut assassiné, le
23 décembre 1588. Page de gauche, en
bas : Henri III poussant du pied le cadavre
du duc de Guise, par Charles Durupt,
début du XIXe siècle (Blois, musée des
Beaux-Arts du château). Ci-contre :
armure d’Henri de Guise, XVIe siècle
(Paris, musée de l’Armée).

Levé à quatre heures du matin le


23 décembre 1588, Henri III convo-
que aussitôt sa garde personnelle, sur-
tout composée de Gascons, les fameux
« quarante-cinq » ou « coupe-jarrets »
redoutés des Parisiens. Il les informe de ce
qu’il attend d’eux et les fait installer dans
sa chambre, dans le cabinet vieux et dans
la galerie aux Cerfs. Henri de Guise a été
réveillé à cinq heures car ses valets ont perçu
des bruits inhabituels dans le château. Mais
il les rassure et ne se lève qu’à huit heures,
preuve qu’il ne se méfiait pas. Rapidement
vêtud’unhabitdesatingris,ilpartalorspour
le Conseil lorsque, au pied de l’escalier, Lar-
chant, le capitaine des gardes du corps, lui
demande d’intervenir pour le paiement des
gages de ses hommes. Le duc le promet mais
ne se rend pas compte qu’il s’agit d’un piège 71
destiné à donner le change, car Larchant, h
immédiatement après son passage, fait
occuper l’escalier et bloquer les issues.
Sur la terrasse, un gentilhomme auver-
gnat puis un seigneur picard révèlent au duc
qu’il se trame quelque chose. Mais celui-ci où s’ouvre la porte du cabi-
ne les prend pas au sérieux et pénètre dans net où Henri III l’attend. Mais
la salle du Conseil. Fatigué semble-t-il par sa lorsqu’il se retourne, l’un
nuit d’amour avec la belle Mme de Sauve, d’eux lui saisit le bras et le
il se plaint d’avoir froid, exige du feu, des frappe d’un coup de poignard
© PARIS-MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GRAND PALAIS/EMILIE CAMBIER.

raisins de Damas ou de la confiture de rose. dans la poitrine, pendant que d’autres lui
Il ne se doute toujours de rien, mais son tiennent les jambes pour l’empêcher de
À LIRE
secrétaire, Péricard, plus attentif, est rongé bouger. Les coups décisifs sont portés par de Jean-Marie Constant
d’inquiétude. Lorsqu’il prend conscience Saintes-Malines et Loignac, le capitaine
que personne ne peut sortir du château, il des quarante-cinq. Grand et puissant, le
retourne à la chambre du duc et ordonne duc tente de résister, se débat, appelle au
de brûler ses papiers secrets. Par l’intermé- secours. En vain. Henri III sort alors de son
diaire du capitaine Odigny qui passait dans cabinet en s’efforçant de dominer son
une rue adjacente, il envoie un message à la émotion. Sa fameuse apostrophe « Il est
duchesse de Guise, qui réside dans la ville, plus grand mort que vivant » est fausse,
en la priant de faire la même chose. mais il affirme en revanche avoir sauvé son
Pendant ce temps, au Conseil, où l’on trône. La révolution ligueuse allait en réa-
traite de questions financières, le duc n’est lité se déchaîner dans Paris et dans de nom-
pas surpris lorsqu’on vient lui dire que le roi breuses villes de France. 2 Les Guise, Hachette,
veut le recevoir. Il salue les quarante-cinq 274 pages, d’occasion.
dans le couloir et ne s’étonne pas davan- Historien, spécialiste des XVIe et XVIIe siècles, La Ligue, Fayard,
tage que ceux-ci lui emboîtent le pas jus- Jean-Marie Constant est professeur émérite 530 pages, 29 €.
que dans la chambre du monarque, par à l’Université du Mans.
D ICTIONNAIRE
Par Jean-François Solnon

Sang
pour
Sang
EN COUVERTURE

Catholiques ou protestants, membres de la famille royale


ou des grandes lignées princières du royaume de France, ils
se sont livré pendant quarante ans huit guerres sans merci.

72
h LA FAMILLE ROYALE
FRANÇOIS II
(FONTAINEBLEAU, 1544 – ORLÉANS, 1560)
Un règne d’un an et cinq mois – un des plus brefs de l’histoire –,
qui prélude aux drames à venir. François II, enfant du miracle
ILLUSTRATIONS : © FLORENCE-ANNE AMBROSELLI POUR LE FIGARO HISTOIRE.

né dix ans après le mariage de ses parents Henri II et Catherine


de Médicis, est roi à l’âge de 15 ans, donc majeur, mais sa jeunesse
lui interdit de pouvoir exercer réellement le pouvoir. L’ultime
recommandation de son père mourant – « Que mon peuple
persiste et demeure ferme en la foi en laquelle je meurs » –,
le nouveau monarque l’a faite d’autant plus sienne qu’il confie
le pouvoir aux oncles de sa jeune épouse Marie Stuart, les Guise,
de la maison de Lorraine, catholiques fervents, partisans d’une
politique de répression envers les huguenots. Un règne court
ébranlé toutefois par le « tumulte » d’Amboise en mars 1560,
où les réformés tentent de « délivrer » le roi de l’influence des
Guise, et par l’agitation fomentée par les huguenots dans une
grande partie du royaume (jusqu’à tenter de s’emparer de la ville
de Lyon), qui accusaient les princes lorrains d’exercer un pouvoir
arbitraire. La santé précaire du jeune roi ne cesse de se dégrader,
mêlant otites aiguës et syncopes répétées. A sa mort, le 5 décembre
1560, les cartes sont rebattues : les Guise, écartés du pouvoir,
se retirent de la Cour, tandis que Catherine de Médicis, discrète
jusque-là, est déclarée « gouvernante de la France ».
CHARLES IX (SAINT-GERMAIN-EN-LAYE, 1550 –
VINCENNES, 1574)
Roi à 10 ans, Charles IX laisse la réalité du pouvoir à sa mère
Catherine de Médicis. La jeunesse du prince est un handicap
pour faire respecter l’autorité monarchique. Aussi hâte-t-on
la déclaration de sa majorité, fixée à 13 ans accomplis.
A 20 ans, s’estimant en âge de régner, il reprend la politique
modérée de sa mère tout en témoignant un grand respect
à l’amiral de Coligny, chef des protestants. Contrairement
à la légende, Charles IX n’a pas arquebusé les huguenots
depuis une fenêtre du Louvre le jour de la Saint-Barthélemy.
Il a pris en revanche la décision (subie ou active ?) d’éliminer
leurs chefs, rendus dangereux par l’attentat contre l’amiral.
Marié en 1570 à Elisabeth d’Autriche, fille de l’empereur
Maximilien II, il n’eut pas d’héritier mâle. Un goût très vif
pour la chasse et les exercices physiques sans doute trop
violents ont eu raison peu à peu de sa faible constitution et
de sa santé déclinante. Il meurt à Vincennes le 30 mai 1574,
alors que s’ouvre la cinquième guerre de Religion.

73
h

HENRI III (FONTAINEBLEAU, 1551 – SAINT-CLOUD, 1589)


Il est peu de souverains qui aient été autant calomniés. Sa personnalité,
ses engagements politiques, son style de vie ont été condamnés de son
vivant et par la postérité. Qui ne connaît le mépris dans lequel ses
contemporains ont tenu le futile « joueur de bilboquet », ou les accusations
d’homosexualité envers l’homme aux pendants d’oreilles, entouré de ses
« mignons » ? Non destiné à régner, il fut roi quinze années durant, au cœur d’un
des temps les plus tragiques de l’histoire, marquées par la rébellion de Paris, couvert
des premières barricades urbaines, et par son assassinat. Le dernier Valois a connu
la totalité des huit guerres de Religion, même si sa mort est antérieure de neuf ans
à l’édit de Nantes qui les achèvera. Henri III fut d’abord un chef de guerre victorieux
des protestants à Jarnac et Moncontour, et un serviteur loyal de son frère Charles IX.
Elu roi de Pologne en 1573 grâce aux manœuvres de sa mère, il reçut sa couronne
à Cracovie le 21 février 1574 avant de regagner la France quelques mois plus tard
pour succéder, sans rupture ni crise politique, à son frère défunt. Malgré les guerres
de Religion et les conflits d’ambition (dont celle de son frère François d’Alençon),
il a gouverné, réformé, légiféré. La défense de l’autorité royale fut son constant souci.
Pour elle, il a fait exécuter le duc de Guise à Blois. Pour elle, il s’est allié au futur Henri IV.
A cause d’elle, il est assassiné à Saint-Cloud, le 1er août 1589, par un ligueur fanatique,
le moine Jacques Clément. Monarque cultivé, esprit ouvert autant que mystique,
bel homme et amateur de femmes, élégant et raffiné parfois jusqu’à l’extravagance,
Henri III présida au Louvre une cour brillante, qui anticipe celle de Louis XIV.
CATHERINE DE MÉDICIS
(FLORENCE, 1519 – BLOIS, 1589)
Ses ennemis la désignaient comme la nouvelle Jézabel,
coupable d’avoir introduit le culte des faux dieux ;
Jules Michelet et Alexandre Dumas l’ont caricaturée,
voire diabolisée ; aujourd’hui encore, on ne voit en elle
que duplicité, ruse, machiavélisme, quand elle n’est
pas suspectée d’être une empoisonneuse. En un temps
d’intolérance et de fanatisme, où envisager de faire
coexister deux religions dans le même Etat est considéré
comme sacrilège, Catherine de Médicis est à contre-
courant. La fille de Laurent II de Médicis, reine de France
EN COUVERTURE

de 1547 à la mort de son époux Henri II en 1559, puis


reine mère des trois rois Valois, François II, Charles IX
et Henri III, n’est pourtant ni suspecte d’hérésie,
ni indifférente en matière de foi, même si elle se défie
des subtilités théologiques. A défaut d’unité religieuse,
elle n’a cessé de travailler à la concorde civile, surveillée
par les catholiques intransigeants, qui lui reprochent
son indulgence, pressée par les huguenots, qui exigent
plus de libertés. Toujours en quête de consensus,
Catherine juge insupportable d’être contrainte
de s’engager aux côtés d’un parti. A défaut d’entente,
elle doit conduire des campagnes militaires, faire avec
courage « le bon capitaine », braver la mort à l’occasion.
74 Mais, consciente qu’elle ne pourra vaincre militairement
h les réformés, elle sait aussi, pour tenter d’éteindre
les querelles, redoubler d’une énergie que les malheurs
de sa vie personnelle ne parviennent pas à entamer.
Négocier est sa méthode, agir, sa raison de vivre.
Catherine n’est pas femme de cabinet, elle se porte
sur le terrain, encline aux contacts personnels,
constamment en mouvement jusqu’à un grand âge
malgré ses misères physiques. Discuter, traiter, gagner
du temps – quand la pauvreté du Trésor royal interdit
toute solution militaire durable –, attendre l’occasion
favorable, convaincre, séduire aussi, sont ses armes.
Pour ses enfants, pour le royaume dont elle fut régente
ou gouvernante pendant la minorité de Charles IX (1560-
1563), cette Florentine est une infatigable semeuse de
paix, jamais découragée, toujours inventive. Sans doute
a-t-elle abusivement prêté à autrui sa modération dans
un siècle qui la connaissait si peu, comme elle a aussi
mésestimé les passions religieuses. Mais elle ne mérite
pas sa mauvaise réputation. Sa grande passion fut
le pouvoir : elle l’exerça trente années durant, au premier
ou au second rang, au milieu des guerres civiles, toujours
soucieuse de préserver l’unité du royaume et l’autorité
de l’Etat, comme de rétablir l’harmonie entre les Français
malgré les rivalités religieuses.
HENRI IV (PAU, 1553 – PARIS, 1610)
Au temps des guerres de Religion, la vie d’Henri de Navarre, premier
roi de France de la maison de Bourbon, est faite d’une série de ruptures.
Ses changements de confession religieuse sont la plus voyante d’entre
elles. Baptisé en 1554, il est instruit par sa mère Jeanne d’Albret, farouche
huguenote, dans la religion réformée, dans laquelle il demeure après
la mort en 1562 de son père, Antoine de Bourbon. Un mois après la Saint-
Barthélemy, où son rang lui vaut d’être épargné, il abjure sous la contrainte,
mais revient en 1576 à la foi protestante, que, devenu roi de France,
il abjure en 1593 en la basilique de Saint-Denis, « Paris valant bien
une messe ». Rupture conjugale ensuite. Marié à Marguerite de Valois,
demeurée catholique, le 18 août 1572, il entretient de bonnes relations
(probablement sans amour) avec sa femme jusqu’en 1575, moment où
chacun mène sa propre vie. Rupture politique avec ses alliés et complices
François d’Alençon, frère d’Henri III, et Henri de Montmorency-Damville,
fils du connétable, qui rallient sans lui le camp royal en 1576. Rupture
avec ses coreligionnaires lorsque, prenant la tête du parti protestant,
il semble ménager l’avenir et encourt les virulentes et humiliantes
mercuriales des siens, notamment à l’assemblée des Eglises réunies
à La Rochelle à l’automne 1588, qui tentent de lui imposer un régime
constitutionnel. La mort de François d’Alençon en 1584 fait de lui
l’héritier du trône, reconnu comme tel par Henri III malgré son obstination
à demeurer protestant. Réconcilié avec le dernier Valois, il devient roi
à la mort de celui-ci en 1589, mais doit conquérir son royaume à la pointe
de l’épée. Sa nouvelle abjuration en 1593 précède son sacre à Chartres
l’année suivante et son entrée dans Paris, d’où il chasse l’occupant espagnol.
Habile à restaurer l’autorité royale, il signe en 1598 l’édit de Nantes,
qui met fin à près de quarante années de guerres de Religion.

75
UN APÔTRE DE LA CONCORDE h
MICHEL DE L’HOSPITAL (CHAPTUZAT, AUVERGNE, VERS 1505 –
CHÂTEAU DE BELESBAT, ESSONNE, 1573)
Le XIXe siècle en a fait l’apôtre de la tolérance, un parangon de sagesse. A Paris, sa statue figure parmi
celles des quatre serviteurs de l’Etat sur la façade du Palais-Bourbon. Un timbre-poste l’a représenté et une
promotion de l’ENA a porté son nom. L’Hospital semble incarner toutes les vertus de l’action publique.
On néglige son gallicanisme, on se désintéresse de son œuvre juridique, on gomme son style autoritaire,
on oublie son affirmation répétée du monopole législatif du roi. Seul son goût de la conciliation paraît
ILLUSTRATIONS : © FLORENCE-ANNE AMBROSELLI POUR LE FIGARO HISTOIRE.

aujourd’hui digne d’être retenu et loué. En réalité, la mémoire de son action repose sur un malentendu.
Excellent juriste, il doit sa nomination comme chancelier en 1560 à la recommandation du cardinal
de Lorraine et restera huit ans aux affaires. L’histoire a surtout retenu son discours d’ouverture des états
généraux d’Orléans en décembre 1560, paroles éloquentes qui dénonçaient la guerre civile comme le pire
des maux : « Otons ces mots diaboliques, noms de partis, factions et séditions, luthériens, huguenots, papistes ;
ne changeons le nom de chrétiens. » Belle envolée qui cache en réalité l’attachement du chancelier à l’unité
de foi. A ses yeux, le vieil adage du royaume – « une foi, une loi, un roi » – est sacré et inviolable, mais
il considère que les hérésies, qu’il nomme des « maladies de l’esprit », doivent être soignées avec douceur.
Avec Catherine de Médicis, L’Hospital travaille à la concorde religieuse, qui n’est pas tolérance mais
recherche de l’unité religieuse. Celle-ci sera retrouvée non pas en forçant les consciences, mais grâce
aux compromis doctrinaux consentis par les catholiques et les protestants. Le massacre de Wassy, en
mars 1562, semble signer la faillite des modérés. La majorité de Charles IX proclamée, Catherine de Médicis
travaille avec lui au Conseil. L’un et l’autre ont du mérite à choisir la voie pacifique, à contre-courant des avis
de l’entourage royal et de l’opinion commune. Un concile national ouvert aux catholiques et aux réformés
pourrait travailler à l’unité. Les événements en décident autrement. La paix de Longjumeau, ultime
tentative pour sauver sa politique de modération, suscite tant la colère des catholiques que Catherine
de Médicis doit l’écarter en juin 1568. Il rend les sceaux en septembre et se retire dans sa propriété
du Vignay, près d’Etampes, puis chez sa fille au château de Belesbat, où il meurt moins de sept mois après
la Saint-Barthélemy, qui signa une nouvelle fois l’échec de sa politique de préservation de la paix civile.
LE CAMP PROTESTANT
GASPARD DE CHÂTILLON, AMIRAL
DE COLIGNY (CHÂTILLON-SUR-LOING, LOIRET,
1519 – PARIS, 1572)
C’est à l’Assemblée des notables, réunis par Catherine
EN COUVERTURE

de Médicis à Fontainebleau en août 1560 pour pacifier


les esprits après la conjuration d’Amboise, que Gaspard
de Châtillon – fils d’un maréchal de France et neveu
du puissant connétable Anne de Montmorency –,
converti depuis peu, s’engage publiquement aux côtés
des réformés, réclamant en leur nom la liberté de
conscience et l’autorisation de construire des temples.
Désormais, la vie de l’amiral se confond avec le destin
des huguenots. L’assassinat du duc François de Guise
devant Orléans par un gentilhomme protestant, Poltrot
de Méré, dont l’amiral de Coligny aurait armé le bras,
lui vaut, en dépit de ses protestations d’innocence, la haine
inexpugnable des Lorrains, matrice de la vendetta qui
76 déchire désormais les deux familles. En outre, l’engagement
h huguenot de l’amiral déborde les frontières. Il entend
porter secours aux révoltés des Pays-Bas contre l’Espagne,
en réclamant à Charles IX une intervention armée.
Quand le prince de Condé est tué à Jarnac (1569), Coligny
devient le chef unique de la Réforme, vaincu à Moncontour
en octobre 1569, mais remportant des succès dans la vallée
du Rhône et menaçant Paris. La paix de Saint-Germain,
profitable à ses coreligionnaires, lui permet de rentrer à la
Cour et de reprendre sa place au Conseil. Le soutien militaire
ILLUSTRATIONS : © FLORENCE-ANNE AMBROSELLI POUR LE FIGARO HISTOIRE.

qu’il ne cesse de réclamer pour les révoltés flamands est


l’unique objet de sa pensée, quitte à ignorer les risques
de guerre avec l’Espagne, première puissance européenne.
Malgré la légende, Coligny, dont les séjours auprès du roi
sont brefs, n’a pas dominé Charles IX et suscité la jalousie
tenace de Catherine de Médicis, qui aurait poussé son fils
à se débarrasser de son rival. De l’attentat manqué dont
il est la victime le 22 août 1572, l’histoire a disculpé dame
Catherine, mais retenu la culpabilité des Guise.
Deux jours plus tard, quand il est décidé de se débarrasser
des principaux chefs huguenots réunis à Paris pour les noces
du roi de Navarre et de Marguerite de Valois, le duc de Guise
se rend à la demeure de Coligny et le fait tuer. L’amiral est
ainsi l’une des premières victimes du massacre de la Saint-
Barthélemy. Le traitement de son cadavre, jeté par la fenêtre,
éviscéré, émasculé, décapité, traîné dans les rues, puis pendu
par les pieds au gibet de Montfaucon, témoigne du climat
de violence sauvage du temps et de la haine inexpiable
envers le chef militaire du protestantisme français.
LOUIS Ier DE BOURBON, PRINCE DE CONDÉ
(VENDÔME, 1530 – JARNAC, 1569)
Frère cadet d’Antoine de Navarre, Louis de Bourbon est le fondateur
de la maison des princes de Condé. Petit et contrefait, il n’en a pas moins
une réputation de séducteur et se révèle dès le règne d’Henri II comme
un capitaine ardent au combat. Au contraire de son frère, perpétuel
hésitant, Condé s’est lancé avec fougue au service de la Réforme,
rassemblant tous les mécontents, prêt à en découdre avec les Guise,
champions de la cause catholique. Aussi devient-il l’ennemi numéro un
du gouvernement de Catherine de Médicis. Probable cerveau de la
conjuration d’Amboise en 1560 et un temps arrêté, déclenchant la guerre
civile en s’emparant d’Orléans (1562), négociant pour la cause réformée
l’aide de l’Angleterre, vaincu et fait prisonnier à la bataille de Dreux puis
libéré, il reprend les armes en tentant de s’emparer de la famille royale
à Meaux en septembre 1567. Avec l’amiral de Coligny, il ouvre la troisième
guerre de Religion en se réfugiant en août 1568 à La Rochelle, désormais
capitale de la Réforme française. Vaincu par le duc d’Anjou, futur Henri III,
à Jarnac, il y trouve la mort, tué (alors qu’il n’était que blessé) par un coup
de pistolet tiré par un proche de son vainqueur. Sa mort n’achève pas
la guerre. La relève est assurée : Coligny devient le chef unique de la Réforme
en attendant que grandissent le fils du prince défunt, Henri de Bourbon,
et son cousin Henri de Navarre.

77
h
ODET, CARDINAL DE CHÂTILLON (CHÂTILLON-SUR-LOING,
1517 – SOUTHAMPTON, ANGLETERRE, 1571)
Prélat issu d’une noble maison, la carrière d’Odet de Châtillon
est emblématique de deux abus de l’Eglise catholique de la Renaissance :
le cumul des bénéfices ecclésiastiques et la non-résidence. Cardinal
à 16 ans, archevêque de Toulouse à 17, puis évêque de Beauvais – ce qui
en fait un pair du royaume –, il est aussi prieur et abbé commendataire
d’un grand nombre d’abbayes sans même avoir été ordonné prêtre.
Ancien élève du célèbre humaniste Nicolas Bérauld, il cultive les arts
et les lettres, reçoit le roi et la Cour dans sa somptueuse résidence
épiscopale de Bresles, compte Ronsard et Rabelais parmi ses protégés.
Sa mère, Louise de Montmorency, sœur du catholique connétable
Anne de Montmorency, est morte dans la religion réformée, et ses
frères, l’amiral Gaspard de Coligny et François d’Andelot, colonel général
de l’infanterie, sont devenus d’actifs chefs militaires huguenots.
A l’image d’autres ecclésiastiques tentés par la Réforme, il se convertit
à son tour vers 1561-1562, accueille à Paris Théodore de Bèze, disciple
de Calvin, et se marie en 1564 avec la belle Isabelle de Hauteville,
qu’on ne manque pas d’appeler par ironie « Madame la cardinal ».
Excommunié par le pape, ce curieux prélat passé au protestantisme
fait scandale en conservant les revenus de ses dignités ecclésiastiques.
Après avoir participé à la bataille de Saint-Denis aux côtés des réformés
et négocié la paix de Longjumeau, qui achève la deuxième guerre
de Religion, il se réfugie, par peur de l’arrestation, en Angleterre,
où il meurt, peut-être empoisonné par un de ses domestiques, alors
qu’il s’apprêtait à rejoindre son frère à La Rochelle.
LE CAMP CATHOLIQUE
ANNE DE MONTMORENCY (CHANTILLY, 1493 – PARIS, 1567)
Au début des guerres de Religion, la fortune du connétable de Montmorency
paraît compromise. Favori de François Ier, dont il avait épousé la cousine Madeleine
de Savoie, puis d’Henri II, qui l’appelait « mon compère », il était pourtant titulaire
de prestigieuses dignités, grand maître de la maison du roi, duc et pair, connétable
de France. Mais l’avènement de François II sonne comme une provisoire disgrâce
au profit des Guise, ses éternels rivaux. Se prétendant « premier baron chrétien »,
issu d’une famille apparentée à la meilleure noblesse d’Europe, le connétable
jouit d’une réputation de vaillance justifiée, est à la tête d’une immense fortune,
entretenue par une avidité légendaire, et commande à une large clientèle.
Insatiable collectionneur, il embellit ses hôtels parisiens comme ses châteaux de
Chantilly ou d’Ecouen, où il reçoit la Cour. Protecteur des meilleurs artistes, Bernard
Palissy, Jean Goujon ou Philibert Delorme, il s’adonne à un mécénat éclairé. Ses fils
détiennent de vastes gouvernements de province – Paris et l’Ile-de-France pour
EN COUVERTURE

François, le Languedoc promis à Henri à la suite de son père. Avec son imposante
lignée, Montmorency est une véritable puissance dans l’Etat. La promotion
des Guise, oncles par alliance de François II, interrompt cette « success story ».
Montmorency se retire à Chantilly quand la charge de grand maître de la maison
du roi est attribuée à François de Guise. A l’avènement de Charles IX, Catherine
de Médicis, qui ne l’aime pas, diminue encore ses responsabilités de chef
militaire en confiant la lieutenance générale du royaume à Antoine de Bourbon.
Longtemps prudent dans ses choix religieux, Montmorency rejoint, en avril 1561,
Guise et le maréchal de Saint-André dans un « triumvirat » pour la défense
du catholicisme et le refus de la politique de conciliation de la régente. A Dreux,
première bataille rangée entre catholiques et huguenots (décembre 1562)
que gagnent les royaux commandés par les « triumvirs », il est fait prisonnier.
Libéré après l’édit d’Amboise, il participe avec faste
78 aux fêtes offertes à Fontainebleau lors du départ de
h la famille royale pour son grand tour dans le royaume.
La deuxième guerre de Religion à l’automne 1567
lui est fatale. Contre les huguenots qui occupent
Saint-Denis et menacent Paris, il livre bataille – à près
de 75 ans –, mais est mortellement blessé. A celui
qui passa trente années au service des Valois comme
connétable, on offrit des obsèques dignes d’un roi.

ANTOINE DE BOURBON, ROI DE NAVARRE


(CHÂTEAU DE LA FÈRE, AISNE, 1518 – LES ANDELYS, 1562)
Chef de la maison de Bourbon, premier prince du sang, roi de Navarre
par sa femme Jeanne d’Albret, père du futur Henri IV, Antoine de Bourbon
semble l’exemple de l’homme prudent, velléitaire ou inconstant qui,
longtemps, n’a pas voulu choisir entre catholicisme et Réforme. Refusant
de se déclarer ouvertement, il évitait de se compromettre avec les réformés
du royaume, moins par faiblesse de caractère que par calcul politique,
caressant l’espoir de récupérer une partie de son royaume de Navarre,
conquis par l’Espagne en 1512. Rival de Catherine de Médicis, il accepte
toutefois de lui abandonner la régence du jeune roi Charles IX contre le titre
de lieutenant général du royaume. Il se range dans le camp catholique après
s’être opposé au célèbre édit de Janvier en 1562, qui établissait la tolérance
civile et reconnaissait la dualité des confessions religieuses. Pour isoler
les huguenots des secours anglais, il commande l’armée royale qui assiège
Rouen, y est blessé d’une arquebusade et meurt le 17 novembre.
FRANÇOIS DE LORRAINE, DUC DE GUISE
(BAR-LE-DUC, 1519 – ORLÉANS, 1563)
Avant même le déclenchement des guerres
de Religion, le duc de Guise fait figure de héros.
Favori d’Henri II, homme de guerre heureux,
il était le vainqueur de Calais, place jugée imprenable,
reprise aux Anglais en 1558. L’avènement de
François II, dont l’épouse Marie Stuart est sa nièce,
le fait accéder au pouvoir comme membre du Conseil
privé et responsable des affaires militaires, tandis
que les finances sont dévolues à son frère, le cardinal
de Lorraine. Sa rivalité avec les Montmorency
tourne en sa faveur quand le roi lui octroie la charge
de grand maître de la maison du roi. L’échec de la
conjuration d’Amboise, dont les acteurs projetaient
de « délivrer » le roi de l’influence des Guise alors
très impopulaires, renforce encore sa position : le roi
le nomme lieutenant général du royaume.
La mort de François II et l’avènement
de Charles IX l’écartent du gouvernement
mais ne l’excluent pas du jeu politique.
Contre les efforts de conciliation de
Catherine de Médicis envers les réformés, 79
il forme en avril 1561 le « triumvirat » chargé h
de défendre les intérêts des catholiques.
C’est le massacre de Wassy, en Champagne,
où, le 1er mars 1562, ses hommes donnent l’assaut
à des huguenots célébrant la cène dans une grange,
ILLUSTRATIONS : © FLORENCE-ANNE AMBROSELLI POUR LE FIGARO HISTOIRE.

faisant une cinquantaine de morts, qui inaugure


la première guerre de Religion. La tuerie fait la joie
des catholiques zélés, satisfaits de voir un Guise
donner la réponse musclée qu’ils attendent. Le duc
rentre dans Paris en triomphateur, acclamé comme
le défenseur de la vraie foi. Le royaume bascule
dans la guerre civile : Wassy fait des catholiques
les responsables du conflit ; la prise d’Orléans en avril
suivant par les réformés désigne au contraire les
protestants. Le duc de Guise commande l’armée royale
qui s’empare de Rouen et triomphe des huguenots
à Dreux. Vient le tour d’Orléans. Le duc investit la ville,
mais la veille de l’assaut, il est blessé mortellement
d’un coup de feu tiré par un huguenot nommé Poltrot
de Méré, que l’on veut croire tueur à la solde de Coligny.
Guise meurt six jours après, le 24 février 1563. Le siège
doit être levé et Orléans devient la ville symbole
de la résistance huguenote, alors que tout le camp
catholique pleure son héros et crie vengeance.
CHARLES, CARDINAL DE LORRAINE (JOINVILLE, 1524 – AVIGNON, 1574)
Bête noire des protestants, dénoncé dans leurs pamphlets comme le « tigre de la France »,
le cardinal de Lorraine est entouré d’une légende noire tenace. On en fit un ultracatholique
belliqueux, un boutefeu des guerres civiles, un prélat intransigeant, alors qu’il était en réalité
un ecclésiastique humaniste qui se comporta longtemps en modéré. Son impopularité
naît avant même le début des guerres de Religion, lorsqu’il occupe – avec son frère
le duc François de Guise – une place de premier plan dans le gouvernement du
royaume grâce à la faveur royale. Le cardinal, par ailleurs archevêque de Reims,
avait hâté le mariage de sa nièce Marie Stuart, reine d’Ecosse, avec le Dauphin. Devenu roi,
François II gouverne avec les deux frères, sorte de double Premiers ministres. Confronté
à la montée en force des protestants, le prélat joue la carte de la modération : indulgence pour
les simples pratiquants de la Réforme, sévérité pour les rebelles. Au colloque de Poissy (automne
1561), s’il s’oppose à Théodore de Bèze, disciple de Calvin, en réaffirmant la vision catholique
de la communion, il loue Charles IX et Catherine de Médicis de s’engager sur la voie de la
pacification et de la concorde religieuse. N’a-t-il pas fait nommer chancelier Michel de L’Hospital ?
EN COUVERTURE

Son influence grandit tant qu’il devient l’homme à abattre pour les huguenots comme le prince
de Condé. Pour arracher le roi à son influence, ceux-ci fomentent un coup de force, la « surprise
de Meaux » (septembre 1567), qui visait à s’emparer du monarque. La politique de modération
ayant échoué, le chancelier de L’Hospital est renvoyé. Le cardinal accompagne ce changement
d’orientation politique. Il est vrai que depuis son retour du concile de Trente, il travaille à la
publication dans le royaume des décrets tridentins et évolue vers l’intransigeance. Présent à Rome
au moment de la Saint-Barthélemy, il ne peut à son retour reprendre sa place au Conseil et ne joue
plus qu’un rôle secondaire jusqu’à sa mort à Avignon en 1574. Complexe – Brantôme dit de lui :
« Tout ecclésiastique qu’il était, il avait l’âme fort barbouillée » –, l’homme mérite mieux que
sa triste réputation. De grande culture, ami des poètes, mécène et mélomane averti, il était trop
subtil et adroit pour adopter des positions religieuses simplistes.

80
h

LES HOMMES DE SANG


BLAISE DE MONLUC (SAINT-PUY, GERS, V. 1500 – ESTILLAC,
LOT-ET-GARONNE, 1577)
Ce gentilhomme gascon, pourfendeur des calvinistes, est le pendant du baron des
Adrets, impitoyable aux catholiques. Comme ce dernier, Monluc s’est brillamment
illustré pendant les guerres d’Italie et a déploré la paix du Cateau-Cambrésis.
Pendant la campagne de la première guerre de Religion en 1562, il sème la terreur
chez les huguenots, multiplie les massacres, ordonne de nombreuses exécutions,
reconnaissant plus tard qu’il dut « user non seulement de rigueur mais de cruauté ».
Mécontent, comme nombre de catholiques, de la paix d’Amboise, il s’oppose
à la politique de modération de Catherine de Médicis, qui lui confie néanmoins
la lieutenance générale de Guyenne. En 1567, en cette vaste province soulevée
par les huguenots, il multiplie les faits d’armes et les exactions, comme le massacre
de la garnison de Mont-de-Marsan, place protestante dont il s’empare. A la paix
de Saint-Germain (1570), la lieutenance de Guyenne lui est retirée et il doit faire face
à un procès pour pilleries. Admiré par Henri III, il est promu à la dignité de maréchal
de France et consacre sa retraite à la rédaction de ses célèbres Commentaires,
« bréviaire du soldat », selon le mot d’Henri IV, publiés après sa mort.
FRANÇOIS DE BEAUMONT, BARON DES
ADRETS (CHÂTEAU DE LA FRETTE, ISÈRE, 1513-1587)
La violence extrême des guerres de Religion a un nom
et un visage : celui du protestant François, baron des Adrets.
La vie de ce gentilhomme dauphinois, au visage amaigri
et au regard farouche, est jalonnée de pillages, massacres,
assassinats, tortures. Libéré par la paix du Cateau-Cambrésis
du théâtre d’opérations des guerres d’Italie où il a combattu,
le violent baron, devenu lieutenant du prince de Condé,
enchaîne les prises de villes et les cruautés qui les
accompagnent. A la tête de huit mille hommes, il s’empare,
entre autres, de Valence, Grenoble, Romans, Saint-Marcellin,
met à sac les édifices catholiques de Lyon où il exerce trois
mois durant une véritable dictature, incendie la Grande
ILLUSTRATIONS : © FLORENCE-ANNE AMBROSELLI POUR LE FIGARO HISTOIRE.

Chartreuse et pille la ville de Montbrison, dont il massacre


la garnison. Ses excès, exutoire de son goût de la violence,
sont tels qu’il inquiète jusqu’à ses coreligionnaires – pourtant
familiers d’un siècle de fer et de sang – et est blâmé par
Calvin. Puis, vers 1563, il revient au catholicisme et se bat
à nouveau avec la même cruauté sous la bannière des armées
royales. Son engagement religieux reste incertain. Est-il
un authentique protestant comme beaucoup de nobles
gagnés à la Réforme dès la mort d’Henri II ? Les prénoms
bibliques donnés à ses enfants semblent l’indiquer. Son
ralliement au camp catholique est-il sincère ? L’homme,
qui a reconnu certaines de ses violences pour s’en justifier,
a surtout vécu de son épée, même si ses pillages ne l’ont 81
pas enrichi. Agé, il se retire en son château de La Frette pour h
y mourir dans son lit, symbolisant aujourd’hui encore
dans la mémoire collective tous les excès des guerres civiles.

Professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Besançon,


Jean-François Solnon est spécialiste de l’Ancien Régime.

À LIRE de Jean-François Solnon

Henri III
Perrin
« Tempus »
448 pages
10,50 €
Catherine
de Médicis
Perrin
« Tempus »
512 pages
10,50 €
LE DERNIER VALOIS
A gauche : Henri III,
attribué à François
Quesnel, vers 1582-1586
(Paris, musée du Louvre).
En fond : Exécution sur
le bûcher pour hérésie
du magistrat français
protestant Anne du Bourg,
le 23 décembre 1559,
en place de Grève,
à Paris, gravure de Frans
Hogenberg, XVIe siècle
(Bibliothèque de Genève).
Dansle feu
des passions
Par Philippe Conrad
Si la Saint-Barthélemy reste emblématique
des violences commises par les catholiques
durant les guerres de Religion, massacres
et cruautés furent le fait des deux camps.

© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/STÉPHANE MARÉCHALLE. ©DEAGOSTINI/LEEMAGE.


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h

A
près les décennies du « beau XVIe siècle », qui corres- génératrice de violence. Plutôt que de pointer ses respon-
pondent aux règnes de François I er et d’Henri II, le sables du côté d’un pouvoir royal, dont il apparaît qu’il a régu-
royaume des Valois bascula pour près de quarante ans lièrement recherché la conciliation, ou dans les ambitions
dans les affres de ce que les historiens du XIXe siècle désigne- rivales des grandes lignées nobiliaires et de leurs clientèles
ront comme le temps des « guerres de Religion ». Une époque respectives, les historiens d’aujourd’hui, familiarisés avec
© GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. © RMN-GP(CHÂTEAU DE PAU)/TONY QUERREC.

de fer et de sang, qui vit la France déchirée entre partisans de la l’étude des mentalités, insistent davantage, comme nous
Réforme calviniste et défenseurs de la foi catholique tradition- l’explique Jean-Marie Constant, sur « les sensibilités religieu-
nelle. Ils s’affrontèrent au cours de huit guerres civiles entre- ses, sur des violences catholiques et protestantes dues à des
coupées de trêves fragiles, régulièrement remises en cause. systèmes de représentation, à des imaginaires porteurs
Des guerres aux origines complexes, qui mêlaient enjeux reli- d’intransigeances tellement irrationnelles qu’elles précipitè-
gieux et politiques, rivalités nobiliaires et violences populai- rent les populations les unes contre les autres »… C’est ainsi
res, dans un contexte international qui demeurait dominé par que, dans ses Guerriers de Dieu, Denis Crouzet a décrypté la
l’antagonisme opposant la monarchie des Valois à l’empire nature des imaginaires qui ont alors commandé la violence,
des Habsbourg, au moment où la chrétienté européenne renouvelant par là en profondeur l’approche que nous avions
devait également compter avec la menace ottomane. jusqu’alors de la grande fracture politico-religieuse que
Ces guerres civiles virent le déchaînement d’une violence connut la France de 1562 à 1598, de la rixe de Wassy à la pro-
extrême, que la mémoire collective a identifiée à l’image du mulgation de l’édit de Nantes.
massacre de la Saint-Barthélemy. Celui-ci ne saurait cepen-
dant rendre compte à lui seul de l’ampleur que prit alors le phé- Une violence largement partagée
nomène. Une violence généralement imputée à un camp Il faut tout d’abord rappeler, à l’inverse d’une lecture par trop
catholique attaché à l’unité religieuse du royaume et donc manichéenne de la période, que la violence fut largement par-
hostile à la liberté de conscience. La faiblesse des derniers tagée et que massacres et cruautés furent le fait des deux
souverains Valois, les intrigues de la reine mère et régente camps, le facteur proprement religieux n’apparaissant
Catherine de Médicis, les ambitions des Guise et le « fana- d’ailleurs pas comme seul en cause. Outre l’impossible coexis-
tisme » ligueur ont longtemps imposé l’idée selon laquelle tence pacifique des deux confessions rivales, il convient en
les protestants avaient été les victimes d’une « intolérance » effet de souligner que la conjuration d’Amboise de 1560
DE FER ET DE SANG Ci-dessus : La Procession de la Ligue, par François Bunel, XVIe siècle (Pau, Musée national du château). Page
de gauche : La Michelade de Nîmes, le 30 septembre 1567, gravure de Frans Hogenberg, XVIe siècle (Bibliothèque de Genève). Perpétré par
les protestants qui voulaient s’emparer de la ville, le massacre de Nîmes fit des dizaines de victimes parmi les notables catholiques.

(tentative d’enlèvement de François II organisée par des hérétiques par les masses catholiques, inquiètes pour leur
nobles protestants pour soustraire le jeune roi à l’influence des salut en une époque d’attente eschatologique génératrice
Guise), les prises d’armes répétées des huguenots, la surprise d’une extrême anxiété.
de Meaux de 1567 (tentative d’enlèvement Charles IX et de la La volonté de la minorité protestante de s’affirmer au grand
famille royale organisée par le prince de Condé) ou les campa- jour et la visibilité grandissante d’une confession perçue
gnes dévastatrices conduites par Coligny dans le Midi en 1569 comme rivale et dangereuse exaspérèrent le peuple catholi-
furent perçues comme autant de défis lancés à l’autorité que, rendu furieux par l’arrogance et le mépris qu’il inspirait aux
royale. Quant aux cruautés qui émaillèrent les affrontements, fidèles de la cause genevoise. Mais il faut également prendre en
elles ont été largement partagées, ce dont témoigne Ronsard – compte la disponibilité nouvelle des hommes de guerre, privés
homme d’un tiers parti espérant une réconciliation – dans son – depuis la conclusion, en 1559, du traité de Cateau-Cambré-
Discours des misères de ce temps. Il y condamne fermement sis, qui mettait fin au mirage italien des Valois – des perspecti-
« ces nouveaux chrestiens qui la France ont pillée, / Volée, ves de gloire que leur assuraient les campagnes conduites
assassinée, à force despouillée, / Et de cent mille coups le corps durant un demi-siècle au-delà des Alpes. Toute une noblesse
lui ont battu. / Comme si le brigandage était une vertu / Vivent d’épée se trouvait désormais disponible pour une violence qui
sans chastiment, et à les ouï dire / C’est Dieu qui les conduit allait s’exercer à l’intérieur du royaume. Meurtres, massacres
et ne s’en font que rire. / (…) Et quoy ? Brûler maisons, piller et et vendettas allaient donc, dans ces conditions nouvelles, se
brigander / (…) Appelez-vous cela Eglises réformées ? »… poursuivre pendant près de quatre décennies, jusqu’au règne
L’explosion de violence qui survint à partir des années 1560 pacificateur et réparateur d’Henri de Navarre, devenu Henri IV.
faisait écho aux progrès continus de la Réforme et à l’échec La violence prit, durant cette période, des formes inédites.
des tentatives d’éradication mises en œuvre par Henri II, dis- Outre les batailles rangées qui opposèrent, selon un mode
paru accidentellement en 1559. Les concessions faites par la traditionnel, des armées constituées – à Dreux, Jarnac, Mon-
régente Catherine de Médicis ne purent suffire à calmer les contour, Coutras ou Ivry –, il fallait désormais compter avec la
impatiences des protestants, perçus comme de dangereux mise à sac des villes contrôlées par l’ennemi, les massacres
incarné par Bayard sous le règne de François Ier – un modèle
dans lequel la noblesse du temps s’était longtemps reconnue.
PHOTOS : © GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES. © AKG-IMAGES/ERICH LESSING.

Gentilhomme huguenot, auteur de Discours politiques et mili-


taires publiés en 1587, François de La Noue déplore aussi la
perte des principes auxquels tout bon capitaine se devait
d’obéir. Si plusieurs grands chefs qu’il a côtoyés, notamment le
duc de Guise, ont su faire preuve de magnanimité autant que de
bravoure, ce qui valut à La Noue – après la défaite subie par les
protestants à Moncontour – d’être épargné par le duc d’Anjou,
futur Henri III, il insiste sur le fait que « de si beaux actes ne
devoient estre ensevelis en oubliance, à fin que ceux qui font
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profession des armes s’estudient de les imiter et s’esloignent


des cruautés et choses indignes, où tant se laissent aller en ces
guerres civiles, pour ne savoir ou ne vouloir donner un frein à
leurs haines »… Un souhait qui en dit long sur la réalité des cho-
ses du temps et sur la primauté donnée à « l’esprit de revanche »,
la volonté de vengeance l’emportant le plus souvent sur les exi-
gences d’honneur et de vertu chères au corps nobiliaire.
Les prisonniers sont, de fait, régulièrement tués. Ils sont trop
nombreux pour être gardés et entretenus par les vainqueurs,
et la basse extraction du plus grand nombre interdit tout espoir
de rançon. En ces temps de mobilisation religieuse, on en
vient dès lors à considérer qu’ils ne seront plus, ainsi, en
généralisés visant les places ou les régions censées être acqui- mesure d’affronter ultérieurement le vainqueur du moment.
86 ses au camp adverse, les « émotions » populaires qui jetaient les Pour Blaise de Monluc, l’un des plus fameux capitaines catho-
h tenants d’une confession contre leurs voisins attachés à la foi liques, « des prisonniers il ne s’en parloit point en ce temps-là »
opposée. La violence ne concernait plus seulement les soldats, car « il fallait en venir à la rigueur et à la cruauté ». Le souci
elle affectait toutes les couches de la société et s’affranchissait d’obtenir une vengeance légitime pour les pertes subies par
même des règles chevaleresques qui commandaient jus- son propre camp vient s’ajouter à la conviction que « faire pas-
qu’alors la conduite de la guerre. Les populations non combat- ser le pas » à l’adversaire s’inscrit dans une démarche de piété
tantes ne furent plus épargnées, notamment les femmes et les militante au service de la vraie foi menacée par les hérétiques.
enfants. Les hommes d’Eglise, pasteurs protestants ou clercs Impitoyable pour la troupe, la guerre n’épargne pas davan-
catholiques, furent même spécialement visés, et le code d’hon- tage les chefs les plus prestigieux, qui ne sont plus protégés
neur qui ritualisait l’exercice de la violence et imposait en parti- d’une mort ignominieuse. Plusieurs d’entre eux sont ainsi froi-
culier d’épargner les blessés semble avoir été largement oublié. dement assassinés sur le champ de bataille. A Dreux, en
décembre 1562, Saint-André, fait prisonnier, est abattu d’une
L’abandon de l’idéal chevaleresque décharge dans la tête par le protestant Jean Perdiel de Bobigny,
Les caractéristiques nouvelles que revêtent alors les combats un ancien serviteur du maréchal qui l’avait fait condamner
se révèlent dès les premières « guerres de Religion ». Le 1er mars quelques années auparavant. En février 1563, devant Orléans,
1562 à Wassy, en Champagne, les hommes du duc de Guise le duc François de Guise – le défenseur de Metz, le vainqueur
affrontent des protestants célébrant leur culte à l’intérieur du de Calais, l’un des meilleurs hommes de guerre de son temps –
bourg, ce que ne permettait pas l’édit de Janvier, qui l’autori- est lui-même traîtreusement abattu par le protestant Poltrot
sait à l’extérieur des remparts urbains. La querelle initiale de Méré, dont un parent avait été l’une des victimes de la répres-
dégénère en rixe généralisée et les soldats catholiques de sion, survenue en 1560, de la conjuration d’Amboise. En 1569,
François de Guise massacrent leurs adversaires en laissant sur Louis de Condé, le chef du parti protestant, est tué par un capi-
le terrain d’une vingtaine à une cinquantaine de morts, dont taine gascon du nom de Montesquiou alors que, blessé, il s’était
cinq femmes et un enfant, et cent cinquante blessés. L’événe- rendu après une chute de cheval, en échange de la vie sauve, à
ment suscite une immense émotion chez les réformés comme deux officiers de l’armée catholique. Sa dépouille est ensuite
chez les catholiques et, selon les protestants, déclenche la transportée sur le dos d’un âne jusqu’à la ville voisine où, ados-
guerre civile dont les catholiques identifient le premier acte à sée à un pilier de l’église, elle est profanée par la foule catholi-
l’attaque lancée un mois plus tard par Condé sur Orléans. que. En se débarrassant ainsi des chefs ennemis, certains pen-
Le conflit va d’emblée atteindre des niveaux de violence iné- sent en finir, selon La Noue, « avec le corps duquel on a tranché
dits et signifier l’abandon de l’idéal chevaleresque encore la teste ». Souvent, les vendettas privées viennent se mêler aux
CRIMES ET CHÂTIMENTS
Ci-contre : François
de Lorraine, duc de Guise,
pair du royaume et grand
chambellan, atelier
de François Clouet, vers
1550-1560 (Paris, musée
du Louvre). Page de gauche,
en haut : Exécution des
conjurés d’Amboise, le 25 mars
1560, gravure de Frans
Hogenberg, XVIe siècle
(Bibliothèque de Genève).
En dessous : Le Supplice
de Jean de Poltrot de Méré,
en mars 1563, gravure de 87
Frans Hogenberg, XVIe siècle h
(Bibliothèque de Genève).
Capturé dès le lendemain
de son crime en février 1563,
l’assassin du duc François
de Guise fut écartelé en place
de Grève un mois plus tard.

antagonismes confessionnels, exacerbant, selon l’historienne pillages, les destructions et les viols que cela implique. Ces
Olivia Carpi, « la forte propension des nobles à faire justice dans crimes peuvent être tolérés par des chefs qui y voient une
le sang des offenses qu’on leur aurait infligées, à eux ou à un récompense accordée à leurs troupes et un moyen sûr de ter-
membre de leur lignage… Au sein d’une noblesse que le sou- roriser des populations dont on pense qu’elles ne se risqueront
verain ne parvient plus à contenir comme par le passé en raison pas, dès lors, à pactiser avec l’ennemi si la fortune des armes
de son inexpérience et de difficultés financières entraînant la vient à tourner. La pratique du « dégât » ou de la terre brûlée
réduction de ses libéralités, le conflit civil subvertit toutes les s’impose ainsi comme un moyen légitime de dissuader par
règles, au point que certains ne font plus la distinction entre un la terreur toute tentative de résistance. Pour conserver la
acte légitime de guerre et l’expression d’une violence privée, Guyenne au roi, Monluc n’hésite pas à faire pendre tous les
entre la vendetta et le service d’une cause publique… » protestants suspects de défier l’autorité monarchique, ce qui
encourage, par la terreur qu’inspirent ces mesures, les reddi-
Barbarie soldatesque tions ultérieures. La mise à sac des villes et des bourgs conquis
Les auteurs de l’époque, La Noue ou Agrippa d’Aubigné – qui permet aussi au chef de s’attacher des troupes qui pourraient
nous a laissé une Histoire universelle rendant compte des être tentées, au cours de campagnes longues et harassantes,
guerres dont il avait été un acteur –, ont également insisté sur par la désertion ou la mutinerie. Chef de guerre protestant, le
la barbarie dont faisait preuve la soldatesque à l’égard des baron des Adrets estime que « si l’on ne veut point voir les trou-
populations sans défense, principales victimes des malheurs pes filer du derrière en bonne occasion, il faut leur oster l’espoir
du temps. Pourvoir aux besoins des armées de passage de tout pardon qu’ils ne vissent abri qu’à l’ombre des dra-
constitue d’emblée une épreuve des plus sévères, avec les peaux, ni vie qu’en la victoire ». Le même affirme par ailleurs
LA SOIF DU MAL
Ci-contre : Portrait
de François de Beaumont,
baron des Adrets,
XVIe siècle (Paris, 1567, qui vit des dizaines de notables catholiques jetés dans
Bibliothèque nationale des puits, était antérieure de cinq ans au massacre parisien.
de France). Ce chef
de guerre protestant s’est Iconoclasme et anticléricalisme
rendu tristement célèbre La violence huguenote s’est également exprimée, durant ces
par sa violence et sa années terribles, sous la forme d’un iconoclasme mis en œuvre
cruauté dans le Dauphiné à grande échelle, annonciateur du « vandalisme » dénoncé par
et en Provence. l’abbé Grégoire sous la Révolution. Les destructions d’images,
la mise à sac des sanctuaires, le pillage des trésors des églises
ou la profanation des reliques ne pouvaient que susciter, dans le
que « le seul moyen de faire cesser les barbaries des ennemis camp catholique, une colère légitime, porteuse d’une farouche
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est de leur rendre les revanches… car nul ne fait cruauté en la volonté de vengeance. Il en alla de même du massacre des
rendant ». On voit bien à quel degré de violence inédite pouvait clercs, ordonné par les chefs protestants. Dès juillet 1562, dix
© BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE. © MUSÉES GADAGNE (LYON)/XAVIER SCHWEBEL.

conduire une telle vision de la guerre… Bien que la vie sauve ans avant la Saint-Barthélemy, le curé de Saint-Paterne
leur eût été promise lors de leur reddition, les défenseurs pro- d’Orléans est exécuté devant tous les chefs huguenots. La
testants d’Orange sont tous tués lors de la reprise de la ville par même année, lors de la prise de Pithiviers, les combattants
les catholiques, marquée aussi par les nombreuses atrocités catholiques sont épargnés contre l’engagement de ne plus
infligées aux « civils », brûlés vifs, empalés, découpés en mor- combattre les réformés, mais tous les clercs sont tués. Dans le
ceaux, alors que femmes et filles sont violées et les jeunes Midi et en Normandie, des décisions analogues coûtent la vie à
enfants fracassés contre les murailles. Appliquant la loi du de nombreux prêtres et moines. Le cas le plus terrifiant est celui
talion dont il a fait son code de conduite, le baron des Adrets, à d’un moine franciscain de Mâcon que l’on emmène, la corde au
la tête des protestants de Provence, encourage ses troupes à cou, faire le tour de la ville dans un parcours sinistre, rythmé par
se comporter de la même manière quand elles s’emparent de des stations mutilatrices. On lui coupe successivement les
Pierrelatte, Pont-Saint-Esprit ou Bollène… oreilles, les doigts et le nez, on lui brûle les pieds et il n’est achevé
88 On sait les sommets de violence qui furent atteints au cours qu’après avoir été châtré… Même pendant les trêves, les prê-
h de la nuit du 24 août 1572, lors des massacres de la Saint-Bar- tres sont contraints, dans de nombreuses régions, d’entrer en
thélemy. Les historiens ont distingué l’opération visant à neu- clandestinité pour échapper à la mort, car les huguenots enten-
traliser la noblesse protestante – réunie à Paris pour le mariage dent délivrer le monde de « la prestraille et de la superstition »,
d’Henri de Navarre et de Marguerite de Valois, et mobilisée par tout en continuant à percevoir la dîme à leur profit.
l’attentat manqué contre Coligny – du pogrom antiprotestant
auquel va se livrer ensuite, hors de tout contrôle, la foule catho- Crise des consciences
lique parisienne, dans un contexte d’attente eschatologique Ces déferlements d’extrême violence ont naturellement fourni
finement analysé par Denis Crouzet. Si l’événement parisien la matière de querelles d’interprétation qui sont loin d’être
eut ensuite des répliques en province et si cet épisode dramati- apaisées. L’incertitude quant aux perspectives de Salut, les
que a largement contribué à la victimisation de la minorité inquiétudes eschatologiques propres à l’époque, le milléna-
réformée, il convient de rappeler que la Michelade de Nîmes de risme ligueur de la fin de la période ont contribué à une crise
TABLE RASE Ci-dessus : Pillage des églises par les calvinistes, gravure de Frans Hogenberg, 1585 (Pau, Musée national du château). Page
de gauche, en bas : Le Sac de Lyon par les réformés en 1562 (détail), anonyme, vers 1565 (Lyon, musées Gadagne). Cette toile d’un artiste
inconnu représente les actes iconoclastes commis à Lyon lors de la prise de la ville par les protestants, au printemps 1562. Ici, près d’un
groupe de soldats protestants prêtant serment, au premier plan, devant une bannière, et un autre groupe, à droite, en train de prier, un
bûcher, à l’arrière-plan, finit de se consumer dans lequel, parmi différents objets liturgiques, on distingue nettement un Christ en croix.

des consciences qui ne s’apaisera qu’au cours du premier les exemples qui dissuaderont les catholiques de poursuivre la
© RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE PAU)/RENÉ-GABRIEL OJÉDA.

XVIIe siècle. Il en est résulté des réactions « paniques » face au lutte. L’extermination des prêtres a pour but d’arracher à leur
défi que portait l’hérésie protestante, au point d’engendrer des influence mortifère les populations qui les suivent, et le dis-
conduites d’une violence inouïe dans la population demeurée cours de haine qui accompagne cette épuration présente des
très majoritairement catholique. relents très contemporains puisqu’il s’agit « d’expulser la ver-
La violence protestante semble, dans un premier temps, mine de prestrailles, d’en finir avec cette malicieuse race du
davantage psychologique et provocatrice, et l’iconoclasme diable, de nettoyer les renards et les cafards ».
s’inscrit dans cette démarche initiale. Affirmer le rejet de la foi Au moins aussi fanatique que la violence catholique, la vio-
catholique au nom de la lutte contre la superstition ne peut éga- lence huguenote n’est, par là, pas sans évoquer celle que
lement que susciter une réaction extrême. Une fois les guerres connaîtra, deux siècles plus tard, la France révolutionnaire. Il
engagées, la violence huguenote devient physique, mais s’agit ici d’imposer la conception nouvelle, fondée sur les
apparaît plus pensée et plus planifiée que la violence catholi- seules Ecritures, que l’on se fait du royaume de Dieu. Le tout
que, celle-ci s’exprimant le plus souvent sous la forme d’une appuyé sur un mépris total de ceux qui demeurent attachés
réaction instinctive de légitime défense face à des gens qui aux « superstitions », à cette religion forgée au fil des siècles,
remettent en cause ce que les fidèles ont de plus sacré. Dans le de présence de Dieu au monde, alors que leurs adversaires,
Dauphiné et en Provence, le baron des Adrets entend multiplier attachés à la seule lettre de l’Ecriture, s’identifient, déjà, au
– à coups de massacres et de prisonniers lancés dans le vide – camp de la Vérité et du Bien. 2
© FINEARTIMAGES/LEEMAGE. © CLERMONT-FERRAND, MUSÉE D’ART ROGER-QUILLIOT [MARQ]/PHOTO JACQUES-HENRI BAYLE. © ARTOTHEK/LA COLLECTION. © ROGER-VIOLLET.
EN COUVERTURE

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H

SUR LE VIF Ci-dessus : A la veille de la nuit de la Saint-Barthélemy, 1868 (Saint-Pétersbourg, musée d’Etat russe). Cette œuvre
de Karlis Teodors Huns représente un ligueur cousant son insigne sur son chapeau. Page de droite, en haut : Une porte du Louvre
le matin de la Saint-Barthélemy, par Edouard Debat-Ponsan, 1880 (Clermont-Ferrand, musée d’Art Roger-Quilliot). La représentation
de Catherine de Médicis, figée dans une attitude impérieuse, est conforme à la légende noire de la reine qui prévaut alors.
P ORTFOLIO

Pompes
etcirconstances
Férue de tragique et d’anecdotes,
la peinture historique du
XIXe siècle a largement puisé
dans les guerres de Religion.
Sommet de la hiérarchie des genres définie par André Félibien en 1667, la Dans ce mouvement, dont Paul Delaroche et Jean-Léon Gérôme sont, d’un
peinture d’histoire reste, au XIXe siècle, le genre noble par excellence, stimulé bout à l’autre de la période, les plus illustres représentants, le XVIe siècle
par l’essor du romantisme et par les commandes de l’Etat, notamment pour le français a naturellement trouvé sa place et avec lui les guerres de Religion.
musée de l’Histoire de France voulu par Louis-Philippe à Versailles. Dans la Riches de personnages hauts en couleur, de pittoresque tragique et de
première moitié du siècle, les héritiers de David, fidèles à la tradition sentiments exaltés, elles ont fourni à cette seconde peinture d’histoire
académique, lui assignent encore une fonction édifiante. Mais sous l’influence une abondante source d’inspiration. La force évocatrice des dizaines
de la peinture troubadour, qui se développe sous la Restauration et prospère d’œuvres produites alors explique leur large diffusion par les manuels 91
jusqu’à la fin de la monarchie de Juillet, la peinture d’histoire évolue, jusqu’à d’histoire jusqu’à aujourd’hui et la place qu’elles tiennent encore dans H
la fin du XIXe siècle, vers un style marqué par l’anecdote, les scènes de genre, le l’iconographie collective des guerres de Religion, au point d’avoir détrôné
souci de reconstitution archéologique des monuments et des costumes. les représentations contemporaines des événements.

THERE WILL BE BLOOD


Ci-contre : Scène
du massacre de la Saint-
Barthélemy dans
l’appartement de la reine
de Navarre, par
Alexandre-Evariste
Fragonard, 1836
(Paris, musée du Louvre).
A gauche : La Saint-
Barthélemy, par Karl Gun,
1870 (Moscou, galerie
Tretiakov). La violence
des guerres s’accordait
parfaitement avec le
pittoresque tragique cher
à la peinture d’histoire.
ENTREVUE Ci-dessus : La Rencontre d’Henri III et du duc de Guise, par Pierre Charles Comte, 1855 (Blois, musée du Château
royal). Fréquentes dans la peinture historique du XIXe siècle, ces scènes de rencontre entre deux personnages permettent
aux artistes de déployer leur talent de reconstitution mais aussi de saisir les enjeux humains et de restituer les sentiments
d’une époque. On songe à la célèbre Réception de Condé à Versailles, par Jean-Léon Gérôme, 1878 (Paris, musée d’Orsay).
© MANUEL COHEN/AURIMAGES. © RMN-GRAND PALAIS (DOMAINE DE CHANTILLY)/HARRY BRÉJAT. © PHOTO JOSSE/LEEMAGE.

DE SANG ET D’OR Ci-dessus : L’Assassinat du duc de Guise au château de Blois


en 1588, par Paul Delaroche, 1834 (Chantilly, musée Condé). Ci-dessous : L’Assassinat
d’Henri III en 1589, par Hugues Merle, 1863 (Blois, musée du Château royal).
Henri III est un grand favori de la peinture historique, inspirée à la fois par le caractère
tragique de son existence – de l’assassinat du duc de Guise au sien propre – et par
son élégance, qui offre l’occasion de reproduire minutieusement les costumes d’époque.

93
H
LIVRES
Par François-Joseph Ambroselli, Geoffroy Caillet et Michel De Jaeghere

La
guerre
sans
dentelles
Guerres et paix de Religion, 1559-1598. Nicolas Le Roux La Saint-Barthélemy. Les mystères
Si la paix ne sut triompher ni des passions humaines ni des calculs d’un crime d’Etat (24 août 1572)
politiques au cours des quatre décennies de troubles, c’est qu’elle Arlette Jouanna
ne trouva pas d’Etat à même d’assumer correctement son application. Derrière le nom d’un événement claquant
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L’édit de Nantes ne fut pas le plus libéral des nombreux édits qui comme un coup de fouet, c’est tout un
avaient été prononcés depuis la mort d’Henri II. Mais à la différence pan de l’histoire de France qui se dissimule,
de ceux qui l’avaient précédé, il s’inscrivait dans un contexte favorable bien plus complexe dans ses ressorts
à l’autorité monarchique, perçue désormais comme le seul rempart et profond dans ses conséquences qu’il
au désordre des guerres. Nicolas Le Roux fait le récit passionnant n’y paraît souvent. C’est tout le mérite
de ces âpres luttes d’armes ou d’esprits, qui, de 1559 à 1598, donnèrent naissance du livre d’Arlette Jouanna de retracer par
au concept d’Etat moderne et virent finalement la paix s’imposer peu à peu, le menu cet épisode tragique, en faisant
non seulement par la force, mais par la raison et la justice. F-JA justice des légendes dont il fait l’objet,
Belin, « Collection Histoire », 2014, 320 pages, 18 €. des machinations de Catherine
de Médicis à la volonté royale d’éradiquer
le protestantisme en France. Dans un récit
Les Guerres de Religion. Nicolas Le Roux d’une clarté admirable, l’auteur rappelle
Pendant près de quarante ans, la couronne royale vit son autorité que Charles IX répondit en réalité par
94 disputée par différentes factions, protestantes ou catholiques, une justice d’exception à une situation
h la plupart menées par des princes du sang. Le conflit théologique d’exception. La raison d’Etat était née,
se mua peu à peu en une lutte pour le pouvoir, égrenée de complots qui formera dès Richelieu le socle de la
et d’assassinats, de massacres et de condamnations. Ce petit ouvrage, monarchie absolue des Bourbons. GC
qui se lit comme un roman sanglant, se distingue par une rigueur Gallimard, « Folio Histoire », 2017,
et une précision qui le situent à la première place de ceux à conseiller 528 pages, 9,50 €.
aux novices, voire aux avisés qui souhaitent se replonger dans
le grand bain de la violence politique et religieuse. F-JA
PUF, « Que sais-je ? », 2018, 128 pages, 9 €. Guerre civile et compromis,
1559-1598. Janine Garrisson
L’infinité de crises particulières qui
La Nuit de la Saint-Barthélemy. Denis Crouzet parsemèrent la période fut, selon l’auteur,
La Saint-Barthélemy cristallise l’éternel affrontement entre les passions une conséquence logique de
et les idées. L’attentat contre l’amiral de Coligny plongea ainsi l’affaiblissement de la Couronne, confrontée
le pouvoir royal dans le désarroi : fallait-il attendre que les huguenots à l’ambition d’une noblesse qui, par sa foi
révoltés par ce crime mettent à mal une paix durement acquise ? nouvelle ou son intransigeance catholique,
Ou fallait-il exécuter préventivement les dizaines de chefs protestants avait été écartée des sphères de l’Etat.
venus au Louvre pour assister au mariage d’Henri de Navarre ? A cela s’ajoutèrent la famine et la maladie,
Le choix de cette dernière option déclencha une tuerie qui échappa ainsi qu’une situation économique troublée.
au roi, les pulsions d’un peuple angoissé aboutissant au massacre Spécialiste du XVIe siècle, Janine Garrisson
de milliers d’innocents. Denis Crouzet fait le récit de ce moment de souffrance et de décrypte avec acuité
mort, miracle pour les uns, douleur pour toute une communauté ainsi que pour le jeune ces décennies angoissées
Charles IX, qui n’avait plus qu’à implorer – secrètement – la miséricorde divine. F-JA au cours desquelles des
Fayard, 1994, 658 pages, 28 €. hommes charismatiques
sortirent de l’ombre
et le royaume fut soumis
à la loi du plus fort. F-JA
Seuil, « Points Histoire »,
2016, 288 pages, 8,10 €.
Les Français pendant les guerres de Religion. Jean-Marie Constant Catherine de Médicis
Jusqu’en 1572, les deux camps étaient encore habités par l’espoir de vaincre. Ce fut le temps Jean-François Solnon
des violences cathartiques, où les croyants de deux religions chrétiennes, dont le respect Elle fut malmenée par la postérité.
de la vie humaine était au cœur de la foi, se livrèrent paradoxalement à des ignominies. Mais déjà, de son vivant, son malheur
Les pulsions débridées laissèrent place ensuite à des actions de masse encadrées par des de voir mourir avant elle tant de fils
partis structurés. Jean-Marie Constant en présente les différents acteurs – souverains, et tant d’adversaires avait ouvert la voie
nobles, notables, paysans – et souligne la variété de leur rôle dans ces luttes. F-JA à de macabres suppositions. Confiante,
Hachette Littératures, 2002, 336 pages, d’occasion. elle laissa courir sa légende noire : erreur
fatale dont les conséquences se ressentent
encore, malgré le travail nuancé de
La Sagesse et le Malheur. Michel de L’Hospital, nombreux historiens. Jean-François Solnon
chancelier de France. Denis Crouzet est de ceux-là, qui réhabilitent cette reine
Les Lumières lui écrivirent une vie nouvelle, faisant de lui l’incarnation pragmatique, plongée malgré elle dans le
même du lien éternel qui unit philosophie et politique, allant jusqu’à lui jeu des complots et des passions violentes.
faire jouer le rôle d’acteur posthume de la chute de la monarchie de droit Elle négocia quand d’autres auraient
divin. Denis Crouzet ne veut ni entériner la sanctification ni défaire l’image frappé, se trompa parfois, mais désamorça
du grand homme, mais simplement le libérer de l’appropriation. Il sonde des situations complexes dans le seul
sa piété évangélique et sa sagesse charitable, décrypte l’édit de Janvier, but de préserver l’unité du royaume :
et révèle son ancrage dans le passé biblique autant que dans la sagesse stoïcienne. F-JA « Aujourd’hui, elle aurait sans nul
Champ Vallon, 1998, 608 pages, 32 €. doute reçu le prix Nobel de la paix »,
peut ainsi dire l’auteur. F-JA
Perrin, « Tempus », 2009, 512 pages, 10,50 €.
Histoire et dictionnaire des guerres de Religion. Arlette
Jouanna, Jacqueline Boucher, Dominique Biloghi et Guy Le Thiec
Elaboré par des spécialistes, ce dictionnaire couvre toute la durée du La Ligue. Jean-Marie Constant
conflit de manière exhaustive, explore ses origines religieuses, sociales, Les archives qui la concernaient
économiques et politiques, le replace dans ses subtilités géopolitiques furent majoritairement détruites.
– il fait un constat précis de l’état du monde au XVIe siècle – et analyse Elle devint la cible de fantasmes
les soubresauts de ces guerres qui forgèrent l’identité de la France ou de moqueries : Jean-Marie
et dessinèrent la silhouette de la monarchie absolue. Une chronologie Constant désamorce le piège
fouillée ainsi qu’un index des noms raviront le chercheur. F-JA des passions partisanes et puise
Robert Laffont, 1998, 1 536 pages, 33 €. dans un large corpus de sources
pour établir la vérité des faits.
Le soulèvement des premières barricades
Le Haut Cœur de Catherine de Médicis. Denis Crouzet de l’histoire en mai 1588 à Paris, puis
Veuve en 1559, Catherine de Médicis s’appliqua dès lors à conserver l’assassinat du duc de Guise plongèrent une
la concorde, ajusta la loi royale aux circonstances et n’hésita pas à répondre partie du royaume dans une colère exaltée,
aux armes par les armes pour imposer la paix. Sans doute abusa-t-elle fondement d’une révolution religieuse
de ce prétexte. Denis Crouzet tente de percer le mystère de cet esprit « éternelle et eschatologique ». Le pays
supérieur, qui revendiqua avec force sa volonté d’arracher les hommes se fragmenta en différentes républiques
à leur brutalité. Sans aucune volonté de légitimation, l’auteur dévoile, ligueuses plus ou moins en phase les
derrière les contradictions tragiques de son action politique, le portrait unes avec les autres et cantonnées dans les
virtuel d’une femme qui dépensa son énergie à ce qu’on ne la comprenne pas. F-JA villes. Il fallut l’habileté d’Henri IV pour
Albin Michel, 2005, 640 pages, 29,40 €. renouer le lien avec ses sujets rebelles. F-JA
Fayard, 1996, 530 pages, 29 €.

Henri IV. Jean-Pierre Babelon


Sous la plume de l’ancien directeur général du domaine national de Versailles, chartiste, conservateur en chef, ancien
inspecteur général des Archives de France, ce roi fort en gueule, grand amateur de chasse, de femmes et de batailles revit dans
toute son épaisseur humaine, avec ses grandeurs, ses défaillances et ses vertus. Jean-Pierre Babelon ne néglige aucune anecdote
savoureuse, ne recule devant aucun portrait de groupe. Il ressuscite dans sa complexité le foisonnement d’un siècle qui vit
portées à leur incandescence les passions religieuses et politiques, sans que sa narration perde jamais une clarté absolue. MDeJ
Fayard, 2009, 1 120 pages, 34,50 €.
C INÉMA
Par Geoffroy Caillet

Reines
sanglantes
Les films inspirés des guerres de Religion
mettent tour à tour en scène les frasques
de la reine Margot et les mécomptes
EN COUVERTURE

de sa mère, Catherine de Médicis.

La Reine Margot
© RUE DES ARCHIVES/RDA. © RUE DES ARCHIVES/RDA. © RENN PRODUCTIONS/FRANCE 2 CINEMA/DA FILMS/LUC ROUX/COLLECTION CHRISTOPHEL.

De Patrice Chéreau (1994), avec


Isabelle Adjani, Vincent Pérez, Daniel
Auteuil, 2 h 39.
Evénement de l’année 1994, ce film a fait
date, autant par son casting (Isabelle
Adjani, Virna Lisi, Daniel Auteuil, Jean-
Hugues Anglade, Dominique Blanc, Jean-
96 Claude Brialy…) que par l’avalanche de
h prix qui l’a salué (une nomination aux
Oscars, douze nominations et cinq prix
aux Césars, deux prix à Cannes) et par son
budget faramineux (140 millions de
francs). En s’affranchissant conjointement
de l’intention de réaliser un film historique

La Reine Margot vérité historique inexistante. Marguerite


De Jean Dréville (1954), avec de Navarre (Jeanne Moreau) et le cheva-
Jeanne Moreau, Armando Francioli, lier de La Môle (Armando Francioli) sont
Françoise Rosay, 1 h 33. des Roméo et Juliette français ; Catherine
La bonne fortune du roman d’Alexandre de Médicis (Françoise Rosay en roue libre,
Dumas ne pouvait pas manquer d’inspi- entre mamma italienne et mégère magni-
rer le cinéma. Après deux adaptations fique), une manipulatrice née ; Charles IX
muettes de 1910 et 1914, cette première (Robert Porte), un exalté obsédé par la
Reine Margot du parlant s’ouvre, comme chasse ; le duc d’Anjou, futur Henri III
s on mo dèle littéraire, sur les no ces (Daniel Ceccaldi), une folle perdue au
d’Henri de Navarre et Marguerite de sempiternel bilboquet. Si l’on y ajoute
Valois le 18 août 1572 et se clôt sur la Louis de Funès dans le rôle de René Bian-
répression de la conjuration des Malcon- chi, l’empoisonneur italien de Catherine,
tents en 1574. Tributaire de toutes les pas une vignette ne manque à ce livre
qualités et de tous les défauts de Dumas, il illustré, savoureux comme une galerie de
s’agit ni plus ni moins d’un film de cape et portraits de François Clouet imprimés
d’épée, pittoresque en diable et d’une pour les images du chocolat Poulain.
et d’une adaptation fidèle du roman de
Dumas, Patrice Chéreau a voulu avoir les
coudées libres pour créer une sorte d’opéra
baroque, de fresque tragique et sanglante
saturée de références picturales, de Zur-
barán à Rembrandt, de Goya à Géricault. Le
résultat impressionne. Il irrite aussi profon-
dément par sa mise en scène tape-à-l’œil,
son emphase permanente, le jeu hystéri-
que de ses acteurs. Il démontre surtout
qu’on ne congédie pas l’histoire impuné-
ment, la riche réflexion offerte par l’affron-
tement entre catholiques et protestants se
réduisant ici, faute du moindre élément
contextuel, à un hymne à la tolérance aussi
vague qu’incompréhensible. Catherine de Médicis pacification, connu sous le nom de paix
En pulvérisant systématiquement les Téléfilm d’Yves-André Hubert (1989), de Saint-Germain-en-Laye. Rapidement,
acquis récents de l’historiographie des avec Alice Sapritch, 2 x 1 h 22. l’enjeu porte sur les places de sûreté, soit
Valois, calomniés depuis Henri IV pour Adaptation de la biographie de Jean les villes fortifiées qui doivent être aban-
mieux asseoir la légitimité des Bourbons, Orieux, Catherine de Médicis ou la reine données temporairement aux protes-
La Reine Margot pose en outre la question noire (1986), ce téléfilm en deux parties tants. Un ballet diplomatique se met alors
rituelle : suffit-il de prétendre ne pas faire couvre la vie de Catherine de Médicis de en place, rythmé par les comptes rendus
d’histoire pour y gagner le droit de s’en 1568 à 1572, puis de 1584 à sa mort en 1589, de Malassise au roi et à la reine mère, et par
servir comme d’un paillasson ? Livrés à la soit le cœur des guerres de Religion. Malgré ses allers et retours dans sa gentilhom-
fureur créatrice de Patrice Chéreau, les une réalisation plutôt académique, il fait mière ruinée par les guerres. 97
Valois deviennent des Atrides français : un récit globalement fidèle de la période Mise en scène par Gérard Corbiau (Fari- h
Catherine de Médicis est un démon, et se démarque de la biographie dont il nelli, Le Roi danse), cette adaptation du
Charles IX un fou, Henri III un pervers, s’inspire par une vision bien plus nuancée roman éponyme rend parfaitement jus-
François d’Alençon un raté. Quant à leur de la reine. On la voit toujours domina- tice à l’œuvre du Belge Francis Walder, cou-
sœur, une nymphomane avec laquelle trice mais attachée à la conciliation, ronnée par le prix Goncourt en 1958. Les
ils ont tous couché, elle finit statufiée comme le souligne Henri III (« Ma mère acteurs sont excellents, la reconstitution
en passionaria de la cause protestante, s’imagine toujours pouvoir tout apaiser »), crédible malgré des moyens limités, et la
déclarant à son amant La Môle choisir « le et plus encore au pouvoir royal, qu’elle réflexion sur le rôle et les limites de toute
côté des opprimés »… s’évertue à défendre contre les Guise dans diplomatie subtilement menée. « D’un
Certains voudront y voir des licences un formidable bras de fer diplomatique. Le côté on voulait une France catholique à
sans conséquences, dans la lignée de celles mérite en revient au jeu altier et nuancé demi protestante et de l’autre une France
de Dumas. L’objection serait recevable si d’Alice Sapritch, qui avait déjà incarné la protestante à demi catholique. C’est ainsi
Chéreau avait adopté le même ton roma- reine mère dans le téléfilm La Reine Margot que je mis provisoirement d’accord ces deux
© COLLECTION CHRISTOPHEL. © KOBAFILMS/CHRISTOPHEL.

nesque que son lointain modèle. Or la pré- (René Lucot, 1961) et trouve là son dernier puissances sur des positions exactement
tention hyperréaliste de son film lui donne et probablement meilleur rôle. opposées… », avoue Malassise. « Provisoi-
à dessein une apparence de véracité, en rement » : c’est bien le mot. La négociation
dépit de ses anachronismes. Cheveux longs Saint-Germain à peine terminée, sa femme et son fils lui
et sales, dépoitraillés, couverts de sang et avouent leur conversion à la Réforme.
de sueur, les personnages semblent échap- ou la Négociation Deux ans plus tard, la Saint-Barthélemy
pés de Germinal. Quant aux intérieurs du Téléfilm de Gérard Corbiau (2003) ferait voler en éclats cette paix ô combien
Louvre, dépouillés de tout faste suscep- avec Jean Rochefort, Marie-Christine fragile, comme toute œuvre humaine. 2
tible de rendre justice à la cour des Valois, Barrault, Rufus, 1 h 29.
ils ressemblent à un chalet suisse, bizarre- En 1570, Charles IX (Adrien de Van) et
ment ornés de chandeliers de Giacometti. Catherine de Médicis (Marie-Christine
En piétinant l’histoire sans renoncer à en Barrault) chargent Henri de Malassise ROYALE Page de gauche : Jeanne
imposer sa vision, cette Reine Margot révèle (Jean Rochefort) et Armand de Gontaut- Moreau incarne une reine Margot tour
surtout l’ambiguïté d’une modernité Biron (Rufus) de mener la négociation qui à tour vénéneuse et collet monté dans
d’abord ivre d’elle-même. aboutira au troisième des huit édits de le film homonyme de Jean Dréville.
C HRONOLOGIE
Par François-Joseph Ambroselli

Au gré des
vents
Durant près de quarante ans,
Vers la guerre civile les querelles religieuses donnèrent lieu
1536 Publication en latin de l’Institution de
la religion chrétienne de Jean Calvin, jeune à une succession de guerres civiles,
EN COUVERTURE

Picard réfugié en Suisse. Il y énonce une doc-


trine qui se veut conforme à l’Evangile mais
privée des écrits des Pères de l’Eglise et de la
qui livrèrent le royaume aux passions
tradition ecclésiastique. A la différence de
Martin Luther, il dénonce la messe, qu’il voit violentes des ambitieux.
comme une cérémonie diabolique réfutant
la valeur perpétuelle du sacrifice du Christ
sur la Croix. Son message se diffuse rapide- rassemblent déjà dans les forêts bordant le de Poissy : c’est un échec cuisant, marqué
ment en France. château d’Amboise. François de Guise ras- par le refus, chez les réformés, de toute
31 MARS 1547 Mort de François Ier. Son semble alors trois mille hommes et réprime concession sur la question eucharistique.
fils Henri II lui succède et entame une poli- violemment la révolte. 19 NOVEMBRE 1561 Massacre de protes-
tique de répression religieuse, qui s’incarne M AI 1560 Edit de Romorantin. La Cou- tants à Cahors. Une foule menée par des
dans la création de la Chambre ardente ronne se désengage de la lutte contre religieux met le feu à une habitation où les
98 du parlement de Paris, véritable tribunal l’hérésie, qui redevient la responsabilité des réformés étaient rassemblés. Une tren-
H d’exception qui agira jusqu’en 1550. tribunaux ecclésiastiques, et se réserve seu- taine de personnes trouvent la mort.
D ÉCEMBRE 1553 Naissance du futur lement la chasse aux séditieux. Une politi- 27 DÉCEMBRE 1561 L’église Saint-Mé-
Henri IV, fils d’Antoine de Bourbon et de que d’apaisement se met en place, inspi- dard, située dans les faubourgs de Paris, est
Jeanne d’Albret. Celle-ci se convertit à la rée par Catherine de Médicis et Michel dévastée par les réformés. Les catholiques
nouvelle religion en 1660 et élève son fils de L’Hospital, chancelier depuis le 1er avril. ripostent le lendemain et mettent à sac le
dans la foi réformée. En effet, la rigueur des règnes précédents n’a temple protestant situé à proximité.
2 JUIN 1559 Edit d’Ecouen. Délesté du far- pas eu l’effet escompté et les conversions 17 JANVIER 1562 Edit de Janvier. Afin de
deau de la guerre contre l’Espagne, Henri II se sont multipliées dans la haute noblesse, sauvegarder l’ordre public, Catherine de
rouvre les hostilités contre les hérétiques et à l’instar de l’amiral Gaspard de Coligny ou Médicis autorise le culte protestant, à condi-
décide d’envoyer des commissaires extra- du prince Louis de Condé. tion qu’il se tienne de jour et hors des villes.
ordinaires dans les provinces. OCTOBRE 1560 Antoine de Bourbon et 1 ER MARS 1562 Massacre de Wassy. Des
1 0 J U I L L E T 1 5 5 9 Mort accidentelle son frère, Louis de Condé, sont sommés soldats de l’escorte de François de Guise
d’Henri II. Son fils François II, âgé de 15 ans, par François II de venir à Orléans pour tirent sur des protestants rassemblés dans
lui succède et s’inscrit dans la continuité prendre part aux états généraux. Le prince une grange à Wassy, en Champagne, et
de la politique répressive de son père. Il de Condé, accusé d’être le responsable des font une cinquantaine de victimes.
place les Guise à la tête de l’appareil d’Etat. troubles du royaume, notamment la
F É V R I E R - M A R S 1 5 6 0 Conjuration conjuration d’Amboise et l’insurrection Première guerre
d’Amboise. Des gentilshommes réformés huguenote de Lyon de septembre, est AVRIL 1562 Le prince Louis de Condé,
projettent de surprendre la Cour à Blois afin arrêté le 31 octobre. libéré peu de temps après la mort de Fran-
de rencontrer le roi et de le convaincre de 5 DÉCEMBRE 1560 François II meurt çois II, prend les armes et bat le rappel des
faire arrêter les Guise. Informés, les princes d’une inflammation de l’oreille. Son frère Eglises réformées. Le 8 avril, il déclare dans
font déménager la Cour à Amboise. Au Charles IX, âgé de 10 ans, lui succède. Les un manifeste vouloir libérer le roi et la
début du mois de mars, le jeune François II, Guise sont écartés du pouvoir et Cathe- reine mère de l’influence des Guise et faire
encouragé par sa mère, Catherine de Médi- rine de Médicis devient régente. appliquer l’édit de Janvier. Le tiers des
cis, promulgue un édit accordant l’amnistie 9 SEPTEMBRE-14 OCTOBRE 1561 Collo- soixante grandes villes du royaume, dont
à tous les huguenots qui n’ont pas conspiré que de Poissy. Catherine de Médicis invite Chartres, Tours, Rouen, Lyon, Valence ou
contre l’Etat. Cet édit d’apaisement arrive une délégation protestante à venir débattre Nîmes, tombent aux mains des protes-
trop tard : des centaines de conspirateurs se avec l’assemblée du clergé dans le couvent tants dans les mois qui suivent.
Mer Mer
du Nord
Les guerres du Nord Les guerres
Calais, 1558 de Religion de Religion
Boulogne, 1573 Lille 1562-1577 1578-1598
Manche Manche Lille
Péronne, 1576 Amiens
(naissance de la Ligue) 1597
Le Havre Rouen Arques
1562-1563 (Angl.) 1562 Guise 1589 Sedan
Ecouen Dormans La FèreVervins
Saint-Denis, 1567 1559 Rouen 15791598
1575 Paris
Poissy, 1561 Verdun Metz Verdun Metz
1588,1589,1594
Dreux, 1562 Paris Wassy Toul Ivry-la-Bataille
1590 Joinville Toul
Alençon Saint-Germain 1562
Rennes
1570 Longjumeau
Le Mans
1589
Chartres 1584
1568 1594 (sacre Nemours
Troyes d’Henri IV)
Orléans Sens 1564 TROIS-ÉVÊCHÉS 1585
Nantes Blois 1563 1562 Jargeau
Tours Amboise Sancerre Dijon Blois
1573
Edit de Nantes Saumur Fontaine-
Moncontour 1563 Arnay-le-Duc 1598 Française
1569 Beaulieu Bourges La Charité 1570 1595
CHAROLAIS
1576 1570 (Esp.)
Poitiers La Rochelle
La Rochelle 1577 Poitiers
1573 CHAROLAIS
Brouage Limoges (Esp.)
Cognac Royan
Océan Jarnac La Roche-l’Abeille Lyon Lyon
1569 Océan Coutras
Atlantique 1569 Périgueux Atlantique 1587 Fleix
Issoire Romans 1580
Bordeaux Bordeaux
Bergerac Bergerac
La Réole 1577 Valence Sainte-Foy
Die
Nyons Serres
Nérac Montauban Nérac, 1579 Orange
Bayonne Orange Montauban
1565 Verdun- Seyne Uzès Avignon
sur-Garonne Avignon Bayonne Castres
Montpellier Beaucaire Pau Nîmes
Pau Toulouse L’Isle-
BASSE- Aigues- Aix-en- BASSE- Jourdain
NAVARRE BÉARN Mortes Provence NAVARRE BÉARN Montpellier Aigues- Marseille
Mortes
100 km Mer Méditerranée 100 km Mer Méditerranée

Limites du royaume de France Places de sûreté accordées Limites du royaume de France Places de sûreté accordées
Domaine royal à la mort d'Henri II aux protestants : Principales zones de fort aux protestants par la paix
(1559) peuplement protestant de Nérac (1579)
à la paix de Saint-Germain (1570)
Edit de Nantes (30 avril 1598)
CARTES : © M.R.

Edits Entrevues ou traités Possessions d'Henri de Navarre


par l'édit de Beaulieu (1585) Principales places de sûreté
Massacres ou combats ou paix de Monsieur (1576) Zones d'influence de la Ligue protestantes
Massacre de la Saint-Barthélemy à la paix de Bergerac (1577) Traités ou édits Batailles Villes libres royales
(24 août 1572)
MORCELÉ De 1570 à 1577, la majorité des grandes villes du Midi basculèrent dans
le camp réformé. A partir de 1584, la couronne royale devint la cible des catholiques
OCTOBRE-DÉCEMBRE 1562 Le 26 octo- intransigeants. L’assassinat d’Henri III en 1589 marqua le début d’une guerre d’influence
bre, l’armée royale s’empare de Rouen entre Henri IV et les ligueurs, qui contrôlaient de nombreuses places fortes dans le Nord.
mais Antoine de Bourbon, blessé lors du La conversion, le sacre, puis l’entrée à Paris du monarque réduisirent la Ligue à néant. 99
siège, meurt quelques semaines plus tard. H
Le 19 décembre, les royaux remportent à
Dreux une victoire décisive sur les calvi- Deuxième guerre d’Anjou (futur Henri III), est aussitôt
nistes. Le prince de Condé est fait pri- SEPTEMBRE 1567 Inquiétés par l’impi- nommé lieutenant général du royaume.
sonnier par les catholiques tandis que toyable répression menée par Philippe II 28 FÉVRIER-15 MARS 1568 Après avoir
les réformés capturent le connétable de aux Pays-Bas et l’engagement de six mille rassemblé leurs forces en Champagne, les
Montmorency. mercenaires par Charles IX pour proté- calvinistes menés par Condé font le siège
18 FÉVRIER 1563 La veille de l’assaut ger les frontières, les seigneurs protes- de Chartres.
d’Orléans par ses troupes, François de tants reprennent les armes et projettent 23 MARS 1568 Paix de Longjumeau. Un
Guise est blessé. La ville est prise mais il un coup de main au château de Mont- nouvel édit de pacification confirme celui
expire le 24 février. ceaux, lieu de résidence de la Cour. Infor- d’Amboise : Condé est lavé de toutes fau-
19 MARS 1563 Promulgué sous l’impul- més à temps, la reine et son fils se réfu- tes et les fauteurs de troubles amnistiés.
sion de Catherine de Médicis, l’édit de gient à Meaux le 26 septembre puis sont
pacification d’Amboise, moins clément escortés jusqu’à Paris le 28. Le même Troisième guerre
que celui de Janvier, accorde la liberté de jour, Orléans tombe aux mains des calvi- 23 AOÛT 1568 Condé et Coligny, convain-
conscience aux protestants et celle du nistes. Dans la nuit du 30 septembre au cusunenouvellefoisdel’existenced’uncom-
culte dans les villes tenues par les hugue- 1er octobre, à Nîmes, des réformés mas- plot secret à leur encontre, se réfugient à
nots, dans les faubourgs d’une ville par sacrent des catholiques. Ce crime à lieu La Rochelle. En septembre, les hostilités
bailliage et sur les terres des seigneurs un jour après la Saint-Michel et prend le reprennentdanslecentre-ouestdelaFrance.
hauts justiciers. L’amnistie est totale : la nom de Michelade. 28 SEPTEMBRE 1568 Edit de Saint-Maur.
guerre s’achève et le prince de Condé, que 10 NOVEMBRE 1567 Bataille de Saint- Le culte protestant est interdit et ses repré-
le roi déclare fidèle sujet, est libéré. Denis. Le connétable de Montmorency sentants sont priés de quitter le royaume
17 AOÛT 1563 Charles IX, âgé de 13 ans, sort de la capitale et se porte à la rencontre sous quinzaine. La liberté de conscience
est proclamé majeur. La régence de Cathe- de l’armée du prince de Condé, très infé- est cependant garantie.
rine de Médicis prend théoriquement fin. rieure en nombre, stationnée au nord de Au même moment, le chancelier Michel
JANVIER 1564-MAI 1566 Grand tour de Paris. La victoire royale est sans appel, mais de L’Hospital, vilipendé par les catholiques
France du roi, accompagné de sa mère, afin le connétable trouve la mort au cours de pour sa mollesse contre les réformés, rend
de témoigner de l’unité de l’Etat. l’affrontement. Le jeune frère du roi, Henri officiellement les sceaux.
13 MARS 1569 Vingt-six mille royaux ren- par Henri d’Anjou. Apprenant qu’il est élu parties dans les tribunaux. François d’Alen-
contrent quinze mille huguenots près roi de Pologne, le frère de Charles IX négo- çon obtient l’Anjou, la Touraine et le Berry.
de Jarnac. La victoire royale est totale : le cie fin juin un accord avec les assiégés.
prince de Condé, blessé, est achevé par le 11 JUILLET 1573 Edit de pacification de Sixième guerre
capitaine de la garde du duc d’Anjou. Boulogne. Le culte est uniquement auto- 2 DÉCEMBRE 1576 Henri III se déclare chef
25 JUIN 1569 Sous la houlette de l’amiral risé à La Rochelle, à Montauban et à Nîmes, des ligues catholiques opposées à la paix
de Coligny, les protestants remportent la et seuls les baptêmes et les mariages peu- de Monsieur.
bataille de La Roche-l’Abeille. L’armée cal- vent désormais, chez les seigneurs hauts M ARS 1577 Condé prend les armes. Le
viniste remonte ensuite vers le nord pour justiciers, justifier une cérémonie. maréchal de Montmorency-Damville,
faire le siège de Poitiers, qui est levé le 30 MAI 1574 Mort de Charles IX, âgé de ancien allié des huguenots, rallie les trou-
7 septembre. Le 3 octobre, elle est balayée 23 ans, des suites d’une tuberculose pulmo- pes royales, commandées par François
par l’armée royale près de Moncontour. naire. Son frère Henri d’Anjou, alors roi de d’Alençon, revenu en grâce.
EN COUVERTURE

AVRIL-JUILLET 1570 Ayant reconstitué Pologne, lui succède sous le nom d’Henri III. 14 SEPTEMBRE 1577 Paix de Bergerac. A
ses forces, l’amiral de Coligny, qui a passé E TÉ 1574 L’assemblée protestante de l’exception du maintien des places de sûreté
son hiver dans le Languedoc où il s’est Millau décide l’union avec les « Malcon- et d’un certain nombre de chambres mi-
emparé de Nîmes avant de ravager les tents », catholiques conspirateurs rassem- parties, l’édit de Poitiers du 17 septembre,
environs de Toulouse, remonte vers le blés sous la bannière du frère du roi, François surnommé la « paix du Roi », révoque les
nord et remporte fin juin une victoire d’Alençon, et élit le prince Henri de Condé principes libéraux de la « paix de Mon-
contre l’armée royale à Arnay-le-Duc. Il « chef, gouverneur général et protecteur ». sieur » et revient aux dispositions de l’édit
investit ensuite La Charité-sur-Loire. de 1563. Henri III dissout la Ligue.
8 AOÛT 1570 Paix de Saint-Germain. Le Cinquième guerre
nouvel édit de pacification reprend les ter- 13 NOVEMBRE 1574 Le maréchal Henri Septième guerre
mes des édits précédents. Les protestants de Montmorency-Damville, gouverneur 29 NOVEMBRE 1579 Le prince de Condé
obtiennent en outre quatre places de du Languedoc, s’insurge contre l’embas- s’empare de La Fère, en Picardie.
sûreté (La Rochelle, Montauban, La Chari- tillement de son frère aîné, coupable 31 MAI 1580 Proclamé protecteur de tous
100 té-sur-Loire et Cognac) qu’ils peuvent gar- d’avoir voulu faire évader de la Cour Henri les réformés de France par l’assemblée
H der sous leur autorité pendant deux ans. de Navarre et François d’Alençon, et prend générale protestante de Montauban,
1 8 A O Û T 1 5 7 2 M aria ge d’H enri d e les armes aux côtés des huguenots : le sud Henri de Navarre investit Cahors.
Navarre, futur Henri IV, fils des défunts est en rébellion. 1 2 S E P T E M B R E 1 5 8 0 L’armée royale
Antoine de Bourbon et Jeanne d’Albret, 10 JANVIER 1575 Les Etats du Languedoc, reprend La Fère.
fervente calviniste, avec Marguerite de rassemblés à Nîmes par Damville, décident 26 NOVEMBRE 1580 La paix de Fleix,
Valois, sœur cadette de Charles IX. d’un pacte d’union des provinces du Midi. signée grâce à la médiation de François
22-24 AOÛT 1572 Le22aoûtaumatin,Coli- 13 FÉVRIER 1575 Henri III est sacré à d’Alençon, rétablit les mesures de l’édit de
gny est blessé à Paris par un tir d’arquebuse. Reims et se marie le surlendemain avec 1577.
Face à la colère des capitaines protestants Louise de Lorraine-Vaudémont. 10 JUIN 1584 Mort de François d’Alençon.
venus en masse pour assister au mariage de 15 SEPTEMBRE 1575 François d’Alençon, Le protestant Henri de Navarre devient
leur chef, Henri de Navarre, le Conseil royal, chef reconnu des « Malcontents » et des héritier du trône. En septembre, Henri de
paniqué par la perspective d’une émeute, protestants, fuit la Cour. Guise réunit secrètement ses partisans
décide de réaliser une série d’exécutions 3 F É V R I E R 1 5 7 6 H en r i d e N av a r re pour la défense de la religion catholique.
préventives qui ont lieu dans la nuit du 23 au s’échappe à son tour de la Cour. L’armée 31 DÉCEMBRE 1584 Traité secret de Join-
24 août. Au petit matin du 24, fête de la confédérée, composée des troupes alle- ville, fief des Guise, entre les princes catho-
Saint-Barthélemy, une milice catholique se mandes et suisses de Condé et d’Alençon, liques et des émissaires du roi d’Espagne
forme indépendamment de la volonté des troupes du Midi de Damville et des trou- Philippe II, qui les assure de son soutien
royale et prolonge le massacre dans toute la pes de l’Ouest, s’élève désormais à trente financier : la Ligue est née. Ses membres dési-
ville. Ces crimes se poursuivent jusqu’au 27 mille hommes. gnent le cardinal Charles Ier de Bourbon
ou 28 août et font environ trois mille victi- 6 MAI 1576 Capitulation d’Henri III et paix comme successeur d’Henri III. Parallèle-
mes dans la capitale. Tout au long du mois dite « de Monsieur » en référence au frère ment, début janvier, des bourgeois et des
de septembre et jusqu’au début du mois rebelle du roi. L’édit de Beaulieu autorise ecclésiastiques hostiles aux huguenots fon-
d’octobre, de pareils massacres sont perpé- le culte dans toutes les villes de France, dent la Ligue parisienne.
trés dans de nombreuses villes du royaume. excepté Paris et dans les lieux de résidence
de la Cour, réhabilite les victimes de la Saint- Huitième guerre
Quatrième guerre Barthélemy, rétablit les chefs rebelles dans 2 1 M A R S 1 5 8 5 Henri de Guise défie
11 FÉVRIER- 26 JUIN 1573 Siège de leurs charges, octroie huit places de sûreté l’autorité royale et s’empare de Châlons-
La Rochelle par les troupes royales menées et institue la création de chambres mi- sur-Marne, en Champagne.
Louis IX le Saint Capétiens Directs Bourbons
(1214-1226-1270)
ép. Marguerite de Provence

Louis Philippe III le Hardi Jean Tristan Pierre Robert de Clermont


(1244-1260) (1245-1270-1285) (1250-1270) (1251-1283) sire de Bourbon (1256-1317)
ENTRE-SOI Tout au long des ép. Isabelle d’Aragon ép. Yolande de Bourgogne ép. Jeanne de Blois-Châtillon ép. Béatrice de Bourgogne

quarante années de troubles, Louis Ier


duc de Bourbon
les protestants se placèrent sous Philippe IV le Bel Charles de Valois Valois (1279-1341)
l’autorité de princes du sang comme (1268-1285-1314)
ép. Jeanne Ire de Navarre
comte de Valois et d’Anjou
(1270-1325)
ép. Marie d’Avesnes

les Condé ou le frère d’Henri III, Jacques Ier


Philippe VI de Valois comte de la Marche
le duc d’Alençon. A la mort (1293-1328-1350) (1321-1362)
de ce dernier, Henri de Navarre ép. Jeanne de Bourgogne ép. Jeanne de Châtillon St-Pol

(futur Henri IV), élevé dans la foi Jean II le Bon Jean Ier de Vendôme
(1319-1350-1364) comte de la Marche
réformée par sa mère Jeanne ép. Bonne de Luxembourg (1344-1393)
d’Albret, devint l’héritier du trône. Charles V le Sage
ép. Catherine de Vendôme

(1338-1364-1380) Louis Ier


ép. Jeanne de Bourbon comte de Vendôme
(1376-1446)
ép. Jeanne de Montfort-Laval
30 MARS 1585 Le manifeste de Péronne, Charles VI Louis
duc d’Orléans
(1368-1380-1422) Jean VIII
signé par le cardinal de Bourbon et énon- ép. Isabeau de Bavière (1372-1407) comte de Vendôme
ép. Valentine Visconti
çant les principes de la Ligue nobiliaire, est (1428-1477)
ép. Isabeau de Beauvau
rendu public. Charles VII le Victorieux
Charles Jean
(1403-1422-1461) François de Bourbon
7 JUILLET 1585 Edit de Nemours, signé ép. Marie d’Anjou-Sicile
duc d’Orléans comte d’Angoulême comte de Vendôme
(1394-1465) (1399-1467)
par Catherine de Médicis et les Guise. Il Louis XI
ép. Marie de Clèves ép. Marguerite de Rohan
(1470-1495)
ép. Marie de Luxembourg St-Pol
interdit le culte réformé, condamne les (1423-1461-1483)
Louis XII Charles Charles de Bourbon
ép. Charlotte de Savoie
pasteurs à l’exil sous six mois, abroge (1462-1498-1515) comte d’Angoulême duc de Vendôme
ép. Jeanne de France (1459-1496) (1495-1537)
les places de sûreté et déchoit le roi de Charles VIII
(1470-1483-1498) puis Anne de Bretagne ép. Louise de Savoie ép. Françoise d’Alençon
Navarre de tous ses droits à la succession. ép. Anne de Bretagne

20 OCTOBRE 1587 L’armée royale est François Ier


Antoine de Bourbon
duc de Vendôme
Charles
cardinal
Louis Ier
Claude de France Marguerite prince de Condé
défaite à Coutras, dans le Sud-Ouest, par (1499-1524) (1494-1515-1547) d’Angoulême (1518-1562) de Bourbon (1530-1569)
ép. François Ier ép. Claude de France (1492-1549) ép. Jeanne III d’Albret (1523-1590) ép. Eléonore de Roye
les troupes d’Henri de Navarre. Le 26 octo- ép. Henri d’Albret Reine de Navarre
bre, Henri de Guise terrasse près de Mon- Henri II
(1519-1547-1559)
roi de Navarre
Henri IV Henri Ier
prince de Condé
targis – puis en Beauce le 24 novembre – ép. Catherine de Médicis (1553-1589-1610)
ép. Marie de Médicis (1552-1588)
les mercenaires allemands venus en ren- ép. Marie de Clèves
puis
fort des réformés. François II Charles IX Henri III Marguerite de Valois François de France
Charlotte de La Trémoille

9 MAI 1588 Malgré l’interdiction du roi, le (1544-1559-1560) (1550-1560-1574) (1551-1574-1589) (1553-1615) duc d’Alençon
© IDIX.

ép. Marie Ire Stuart ép. Elisabeth d’Autriche ép.LouisedeLorraine-Vaudémont ép. Henri de Navarre (1555-1584)
duc de Guise fait son entrée triomphale à
Paris.
12 MAI 1588 Journée des barricades.
Henri III, qui craint un soulèvement du fait 1ER AOÛT 1589 Alors que les troupes roya- leur chef, le duc de Mayenne, remet de
de la popularité du duc, donne l’ordre à ses les et huguenotes entament le siège de la l’ordre dans le parti et exécute les fauteurs
troupes d’investir Paris. Sous l’impulsion capitale, un frère dominicain ligueur, Jac- de troubles. En 1592, les « Politiques », qui
de la Ligue, une milice se forme, érige des ques Clément, réussit à pénétrer dans les prônent la négociation avec les royalistes,
barricades et contraint les royaux à dépo- appartements du roi à Saint-Cloud et le gagnent en influence.
ser les armes : Henri III s’enfuit à Chartres. pourfend au bas-ventre : Henri III expire J ANVIER 1593 Les états généraux de la
15 JUILLET 1588 Acculé, le roi signe l’édit dans la nuit et Henri de Navarre lui suc- Ligue s’ouvrent à Paris afin d’élire un roi de
d’Union, qui confirme l’édit de 1585, et cède sous le nom d’Henri IV. France.
nomme, le 4 août, Henri de Guise lieute- S EPTEMBRE-DÉCEMBRE 1589 Henri IV 25 JUILLET 1593 Conversion d’Henri IV
nant général du royaume. prend immédiatement les armes. Le au catholicisme à Saint-Denis.
16 OCTOBRE 1588 Les états généraux 21 septembre, il bouscule les forces ligueu- 27 FÉVRIER 1594 Le roi est sacré à Char-
s’ouvrent à Blois et, deux jours plus tard, ses à Arques, près de Dieppe, avant de tres et, le 22 mars, il fait son entrée à Paris,
l’assemblée et le roi prêtent serment à reprendre le contrôle de certains fau- déserté par les troupes espagnoles et les
l’édit d’Union. bourgs de Paris. En novembre et décem- chefs de la Ligue.
23-24 DÉCEMBRE 1588 Le roi fait exécuter bre, il reconquiert Le Mans et une majeure JANVIER 1595 La France rentre officiel-
Henri de Guise et son frère, le cardinal partie de l’Ouest. lement en guerre contre l’Espagne. Elle le
Louis de Guise, au château de Blois. Cet AVRIL-AOÛT 1590 Après avoir écrasé reste jusqu’au traité de Vervins (1598), qui
assassinat provoque une vague de rage à l’armée ligueuse à Ivry, le 14 mars, Henri IV marque le retrait de l’armée espagnole de
Paris et dans tout le royaume. Les villes met le siège devant Paris en avril. Le 30 août, ses places picardes et bretonnes.
ligueuses entament une résistance à l’Etat il est contraint de le lever face à l’arrivée des 30 AVRIL 1598 Signature de l’édit de Nan-
central qui durera cinq ans. forces espagnoles, appelées en renfort. tes, qui réaffirme la liberté de conscience,
5 JANVIER 1589 Mort de Catherine de 1591-1592 Désormais généralisée, la autorise le culte protestant chez les sei-
Médicis. guerre se poursuit dans tout le royaume. gneurs hauts justiciers et dans les faubourgs
3 0 AV R I L 1 5 8 9 Henri III et Henri de Henri IV s’empare de Chartres en avril 1591, d’une ville par bailliage, confirme les cham-
Navarre se rencontrent à Plessis-lès-Tours tandis qu’à Paris un régime de terreur se bres mi-parties et concède près de cent cin-
et décident de marcher ensemble sur Paris, met en place, mené par les membres intran- quante villes aux calvinistes, dont une cin-
contrôlé par la Ligue. sigeants de la Ligue. En décembre 1591, quantaine de places de sûreté. 2
L’ESPRIT DES LIEUX
© RENÉ OUDSHOORN/HÉMIS.FR. © ANTONINO BARTUCCIO/SIME/PHOTONONSTOP. © MDJ. © MARC-ANTOINE MOUTERDE POUR LE FIGARO HISTOIRE.

104 HUIS DOORN,


LE SAM’SUFFIT DU KAISER
UN PETIT MANOIR POUR UN GRAND VAINCU. AUX PAYS-BAS, HUIS
DOORN CONSERVE INTACTE LA MÉMOIRE DE GUILLAUME II DE PRUSSE.
L’EMPEREUR DÉCHU S’Y RÉFUGIA APRÈS 1918 ET Y VÉCUT JUSQU’À SA MORT
EN 1941, AU MOMENT MÊME OÙ HITLER RÉACTIVAIT SON RÊVE BRISÉ.

112
BOULEVARD
DU PALAIS
S’IL A VU PARTIR LE TRIBUNAL
DE GRANDE INSTANCE DE PARIS,
LE PALAIS DE JUSTICE, SUR L’ÎLE DE LA CITÉ, N’A RIEN PERDU DE SA SUPERBE.
VISITE GUIDÉE DE CE HAUT LIEU DE POUVOIR, OÙ PASSE LE SOUVENIR
DE MARIE-ANTOINETTE ET DES PLUS GRANDS PROCÈS.
C
116
LAUDE,
L’EMPEREUR
INATTENDU
MOQUÉ À LOISIR PAR LES
HISTORIENS ROMAINS ET PAR
LA POSTÉRITÉ, L’EMPEREUR
CLAUDE ATTENDAIT
SA RÉHABILITATION.
C ’EST CHOSE FAITE
AVEC LA SPLENDIDE
EXPOSITION QUE LUI
CONSACRE LE MUSÉE DES
BEAUX-ARTS DE LYON.

ET AUSSI
GOLVIN, LE PASSÉ RECOMPOSÉ
IL RECONSTITUE AVEC TALENT LES PLUS FASCINANTES CITÉS ANTIQUES.
RENCONTRE AVEC JEAN-CLAUDE GOLVIN, HOMME DE SCIENCE ET D’ART.
L’AUTRE PAYS DU KAISER
C’est en Hollande que l’empereur
allemand Guillaume II trouva refuge
après avoir renoncé à la couronne
impériale, le 9 novembre 1918.
Sous l’influence de sa lointaine

© RENÉ OUDSHOORN/HÉMIS.FR
cousine, la reine Wilhelmine,
le gouvernement des Pays-Bas lui
accorda l’asile politique et refusa
son extradition lorsque les Alliés
en firent la demande en janvier 1920.
Il s’installa dans sa maison de Huis
Doorn, où il coula des jours paisibles
jusqu’à sa mort, le 4 juin 1941.

HuisDoorn
Le Sam’suffit
du Kaiser
Par Philippe Delorme
Après avoir mis l’Europe à feu et à sang,
l’empereur Guillaume II fut autorisé à jouir d’un exil
confortable au cœur des Pays-Bas.
La maison de Huis Doorn lui tint lieu de Sainte-Hélène.
© RENÉ OUDSHOORN/HÉMIS.FR © GRANGER COLL NY/AURIMAGES. © RENÉ OUDSHOORN/HÉMIS.FR © PHILIPPE DELORME.
U
n peu avant le centre de Doorn, châtiment soit complet ». A ses yeux, visiteur est assigné à résidence au châ-
à 25 km au sud-est d’Utrecht, à l’abdication « ne doit sauver (…) ni les teau d’Amerongen, chez le comte
gauche de la Langbroekerweg, Hohenzollern de la déchéance, ni la per- Godard van Aldenburg-Bentinck. Cet
presque en face d’un restaurant fran- sonne impériale du peloton d’exécu- arrangement « provisoire » durera un an
çais, s’ouvre dans un écrin de verdure tion ». Dans le camp des vainqueurs, et demi… C’est là que, le 28 novembre,
un large portail de briques roses, pro- nombre de voix – à l’unisson du Premier Guillaume II abdique officiellement, par
longé de part et d’autre par des bâti- ministre britannique Lloyd George – un acte dactylographié, timbré de son
ments à pignons, dans le style de la s’élèvent en effet pour demander que sceau. Déliant les fonctionnaires, les
Renaissance hollandaise. On le sur- « l’ex-Kaiser soit jugé par un tribunal spé- officiers, sous-officiers et soldats de
nommait jadis avec humour « Bran- cial ». D’accord avec elles, Clemenceau l’empire de leur serment d’allégeance, il
denburger Poort » – la porte de Brande- verrait dans ce procès « une belle occa- les enjoint toutefois de contribuer « à pro-
bourg – en référence au célèbre monu- sion de faire passer dans le droit interna- téger le peuple allemand contre les dan-
ment de Berlin. C’est que cette sorte de tional le principe de responsabilité qui gers menaçants de l’anarchie, de la
corps de garde défend l’accès à une est à la base du droit national ». famine et de la domination étrangère ».
vaste propriété qui, durant plus de deux Guillaume II est sans doute conscient L’ancien souverain devra patienter
décennies, a servi de refuge à l’un des de la menace. Dans la nuit du 9 au jusqu’au 22 janvier 1920 pour que les
protagonistes de la Première Guerre 10 novembre, il a filé dans son train Pays-Bas rejettent la demande d’extra-
mondiale, le Kaiser Guillaume II. spécial en direction des Pays-Bas, dition formulée par les Alliés. S’il est
Le 9 novembre 1918, en fin de mati-
née, depuis son quartier général de
Spa, en Belgique, le souverain alle- Un foyer que l’ex-Kaiser souhaite temporaire,
mand accepta de renoncer à la cou-
ronne impériale, espérant ainsi sauver
son titre de roi de Prusse. Hélas pour
car il n’a pas renoncé à recouvrer son trône.
lui, il était déjà trop tard. Depuis une 107
semaine, contrecoup de la débâcle demeurés neutres durant le conflit. La assuré désormais de pouvoir y demeurer h
militaire, l’Allemagne était en proie à menace d’une attaque des révolution- en toute quiétude, il lui faudra se com-
la fièvre révolutionnaire. Tandis que le naires l’oblige à poursuivre sa route en porter en particulier et ne pas s’éloigner
chancelier Max de Bade prenait de court voiture. Vers 8 heures du matin, il se pré- de son domicile sans autorisation. Quel-
Guillaume II en publiant l’annonce d’une sente au poste-frontière d’Eijsden, au ques mois auparavant, il a trouvé un
abdication sans restriction, le social- sud de Maastricht, où il retrouve son train logis convenant à son nouveau statut.
démocrate Scheidemann proclama la personnel, qui ne sera autorisé à repartir
république au balcon du Reichstag, à que le lendemain. Il semble que la reine
Berlin. En France, la presse exulte. « Der- Wilhelmine ait été discrètement appro- UN LONG FLEUVE TRANQUILLE
rière l’acteur, non seulement il n’y avait chée au préalable, en vue d’une telle Dès l’automne 1919, l’ex-Kaiser acheta
pas un grand homme, il n’y avait pas un éventualité. De fait, après une journée à l’arrière-grand-mère de l’actrice Audrey
homme », tranche Le Figaro. Le Petit d’attente, l’empereur se voit accorder Hepburn le domaine de Huis Doorn.
Journal, lui, se félicite que « cet homme l’asile par le président du Conseil, Ruijs Grâce à la générosité de la république
dont les moustaches poignardaient le de Beerenbrouck. A l’exemple des de Weimar, Guillaume II put aménager
ciel [vienne] de sombrer dans la mer de autres journaux anglais, l’Illustrated son nouveau logis (page de gauche, en
sang qu’il a fait couler ». De son côté, le Sunday Herald ne manque pas de railler haut, le salon des Gobelins, et en dessous,
Journal des débats compare le monar- « le suprême seigneur de la guerre, le la salle à manger) avec tout le faste
que déchu à « un chien fouetté qui se superfanfaron et le tyran, qui sort de son auquel il était accoutumé : à l’indemnité
retourne à chaque pas, les yeux san- armure brillante et, avec une lâche couar- de 10 millions de reichsmarks versée
glants, les babines baveuses relevées sur dise, fuit le destin qu’il n’ose affronter, la par le nouveau gouvernement allemand
des crocs cassés, prêt à mordre ». Quant colèredesonproprepeupleetlejugement s’ajouta l’équivalent d’une soixantaine
à L’Intransigeant, il s’interroge : « Où sévère des démocraties qu’il a défiées ». de wagons de meubles, vaisselle et œuvres
cachera-t-il sa honte ? Il ne peut y avoir de Le 11 novembre vers 3 heures de d’art en provenance des châteaux de
Sainte-Hélène romantique pour cet hom- l’après-midi, Guillaume II débarque Berlin et de Potsdam, comme ce lutrin
me-là, qui fut toute envie, toute rapacité. enfin de son train spécial près de la gare de bois aux armes impériales (page de
Il ne peut même pas espérer l’oubli. » Plus de Maarn, avec sa suite d’une trentaine gauche, en bas, à droite). Page de gauche,
catégorique encore, Charles Maurras, de personnes. En attendant qu’on fixe à gauche : Guillaume II et sa seconde
dans L’Action française, exige « que le définitivement son sort, cet encombrant épouse, Hermine, à Doorn, vers 1925.
Le 16 août 1919, il s’est engagé à hall d’honneur, auquel on accède par caisses, entassées dans les greniers, ne
l’acheter, moyennant un acompte de une haute porte vitrée. L’orangerie est seront ouvertes qu’en 1992…
108 100 000 florins, à la baronne Wilhelmina convertie en salle de réception et les Préservé dans son état originel, Huis
h Cornelia van Heemstra, née de Beaufort, dépendances en garages. Fermé par Doorn donne au visiteur actuel l’impres-
l’arrière-grand-mère de l’actrice Audrey une bâtisse qui sert également de loge- sion d’être reçu dans l’intimité du maî-
Hepburn. Situé sur la commune de ment pour les serviteurs, le magnifique tre des lieux. Dès l’entrée, un lutrin de
Doorn, à une dizaine de kilomètres parc à l’anglaise est entièrement clô- bois richement sculpté aux armes
d’Amerongen, il s’agit d’un « domaine de turé d’un grillage barbelé, à cause des impériales porte une lourde bible.
campagne avec un manoir et des mai- tentatives d’enlèvement dont l’illustre Observant une stricte routine quoti-
sons, le tout avec dépendances, cours, banni a déjà été la cible. dienne, Guillaume II était debout dès
jardins, vergers, champs, pâturages et Le 15 mai 1920, Guillaume II établit 7 heures. Il faisait d’abord une prome-
prairies, forêts, allées et routes », l’ensem- enfin ses pénates dans ce foyer qu’il sou- nade hygiénique dans son parc avec ses
ble couvrant une superficie de 59 ha. haite temporaire, car il n’a pas renoncé à teckels, donnait à manger aux canards
Un complément de 400 000 florins recouvrer son trône. Aussi tient-il à sau- et relevait ses instruments météorolo-
est versé à la signature de l’acte de vegarder les apparences d’une étiquette giques, l’un de ses hobbies. Puis, vers
vente, le 31 octobre 1919. Dès le lende- de cour, d’autant plus qu’il s’est toujours 8 h 30, ce luthérien fervent rassemblait
main commence la réfection des vingt- distingué par son goût du faste théâtral. la « congrégation » pour lui lire quel-
quatre pièces de l’édifice principal. De La république de Weimar va d’ailleurs l’y ques versets de l’Ecriture sainte, avant
dimensions relativement modestes, aider généreusement. Elle lui verse non d’invoquer la bénédiction divine. Son
« Huis Doorn » – la « maison de Doorn » – a seulement une indemnité de 10 millions petit-fils Louis-Ferdinand se souvien-
été maintes fois remanié pour devenir, de reichsmarks, mais l’autorise aussi à dra : « La manière simple et sans apprêt
au début du XIX e siècle, un élégant puiser dans les collections des châteaux dont l’empereur dirigeait ces cérémo-
pavillon néoclassique dont seules une de Berlin et de Potsdam. Ainsi, de sep- nies impressionnait profondément ceux
tourelle et de larges douves rappellent tembre 1919 à février 1922, le contenu qui en étaient témoins. Les visiteurs alle-
les origines médiévales. On y installe d’une soixantaine de wagons – meubles, mands de toutes classes, des étrangers
l’électricité et les commodités moder- livres, œuvres d’art, argenterie, services qui comprenaient tout juste bonjour ou
nes – toilettes, salles de bains et chauf- de porcelaine et autres objets précieux – bonsoir y étaient invités. »
fage central – ainsi qu’un ascenseur à viendra remplir les salons de Doorn, Aux murs du vestibule, les regards
l’usage de l’impératrice Augusta Victo- sans oublier les quelque trois cents vigilants du Grand Electeur de Brande-
ria, souffrante. L’escalier principal est uniformes de Sa Majesté impériale bourg et de son épouse Louise-Henriette
déplacé à l’extérieur afin d’agrandir le et royale ! Faute de place, certaines d’Orange, de Wilhelmine de Prusse et de
HOME SWEET HOME Ci-dessus : le fumoir, au rez-de-chaussée de Huis Doorn,
avec, au-dessus de la cheminée, le portrait de Frédéric le Grand, par le peintre
français Antoine Pesne. Aïeul favori et modèle de Guillaume II, le roi de Prusse
avait une passion pour les tabatières, dont il faisait collection. Parmi d’autres
trésors, une partie de cette collection fut acheminée d’Allemagne à Huis Doorn
pour Guillaume II entre 1919 et 1922, avec l’autorisation du gouvernement
de la république de Weimar. A droite : le parc du domaine où chaque matin,
au lever, l’empereur déchu faisait une promenade avec ses teckels. Page de
gauche : obéissant à une stricte routine quotidienne, Guillaume II occupait ses
fins de matinée à son courrier et à lire la presse dans son cabinet de travail.

son mari, le stathouder Guillaume V, quelques convives de passage. Le menu à cigarettes en argent, ornés de motifs
viennent souligner opportunément les était le même que celui de la domesti- navals. Comme Winston Churchill,
liens ancestraux qui rattachent les cité, un ou deux plats, Guillaume II étant Guillaume II était adepte d’une longue 109
Hohenzollern à la dynastie régnante des un mangeur et un buveur très modéré. sieste d’environ deux heures après le h
Pays-Bas. Partout ailleurs, dans les piè- « La conversation à table était toujours repas. A ceux qui le plaisantaient sur
ces de réception du rez-de-chaussée très animée, rapporte Louis-Ferdinand. cette habitude, il rétorquait : « Si vous fai-
comme dans les chambres et la biblio- Bien qu’il fût un brillant causeur, mon siez un somme comme je le fais, vous ne
thèque à l’étage, planent les ombres grand-père savait être un excellent audi- ronfleriez pas tant dans la soirée pendant
d’une gloire passée et d’abord celle de teur. Avec les invités étrangers de pays que j’essaie de vous lire quelque chose. »
Frédéric le Grand, l’aïeul favori et le latins, il parlait français presque aussi Les membres de la famille se réunis-
modèle de Guillaume II. C’est surtout couramment que l’anglais, qu’il préfé- saient à l’heure du thé dans le salon
© MUSEUM HUIS DOORN. © PHILIPPE DELORME. © RENÉ OUDSHOORN/HÉMIS.FR

le cas pour le fumoir, où la gent mascu- rait de beaucoup. » d’Hermine, sous les regards du roi de
line se réunissait après le dîner. On y L’un des passe-temps favoris du ci- France Henri IV et de son homonyme, le
retrouve une partie de la collection de devant « seigneur de la guerre », soucieux frère cadet de l’empereur, en costume
tabatières du « vieux Fritz » et ses amis de se maintenir en forme, consistait à de grand amiral. Après la mort de sa
du « cercle de Rheinsberg », peints par abattre des arbres et à les débiter en première femme, Augusta Victoria, le
le Français Antoine Pesne. bûches!Malgrésonbrasgaucheatrophié 11 avril 1921, Guillaume II s’était remarié
Le salon jaune, avec ses commodes de naissance, il maniait fort habilement le 9 novembre de l’année suivante avec
en marqueterie rehaussée de bronze scie ou hachette. Il s’adonnait également la princesse Hermine Reuss zu Greiz,
argenté, estampillées des frères Spin- aux plaisirs de la chasse. Enfin, il était très veuve du prince de Schönaich-Carolath.
dler, comme le salon dit « des Gobelins » fierdesa roseraieetdeson «pinetum», un Mais la chambre d’Augusta Victoria a
en raison de ses somptueuses tapis- conservatoire de centaines d’essences été pieusement conservée, avec les
series françaises, évoquent eux aussi de conifères venus du monde entier. portraits de son mari Guillaume II et de
l’atmosphère raffinée du XVIIIe siècle. En fin de matinée, l’ex-empereur leurs sept enfants.
Quant à la salle à manger, dont les trois s’enfermait dans la petite salle ronde de Durant l’été, l’empereur faisait
fenêtres s’ouvrent sur le jardin, elle son cabinet de travail, à l’étage, pour ensuite un tour dans le village, discrète-
constituait le centre de la vie sociale de répondre à une abondante correspon- ment escorté par des policiers en civil.
Huis Doorn. L’empereur y déjeunait dance et dépouiller la presse internatio- Piétons et cyclistes le saluaient. « Il
ordinairement en présence de sa nale en compagnie de son fidèle écuyer, répondait toujours d’une façon pleine
femme, de son médecin, du chambel- Sigurd von Ilsemann. Dans une table- de noblesse, ôtant son chapeau de
lan et des aides de camp – parfois de vitrine est présentée sa collection d’étuis paille avec un grand geste, ajoute son
petit-fils. De temps à autre, des voitures et non dénué d’humour triste, de cour Demeuré obstinément à Doorn, alors
portant des plaques minéralogiques royale un peu anachronique et de pro- que la Wehrmacht occupe les Pays-Bas,
allemandes ou étrangères s’arrêtaient, fonde province. (…) Visitait-on un cime- l’ex-Kaiser achève son destin le 4 juin
et leurs occupants acclamaient le pro- tière ou la retraite d’un homme vivant ? 1941, quelques jours avant le déclen-
meneur solitaire. » On ne savait pas, on ne savait plus… » chement de l’opération « Barbarossa »
L’hiver, l’empereur se consacrait sur- L’avènement du national-socialisme contre l’Union soviétique. Ses derniers
tout à ses études archéologiques ou ravive un temps les espérances de l’éter- mots – « Ich versinke » (« je coule ») – sem-
théologiques, à la lecture ou à l’écriture nel exilé. Il croit y voir « une fièvre néces- blent augurer de l’avenir du IIIe Reich. La
de ses souvenirs. Les livres de sa riche saire » qui va régénérer le Reich. A deux chambre où il a rendu l’âme est demeu-
L’ESPRIT DES LIEUX

bibliothèque témoignent de la variété reprises, Hermann Goering fait d’ailleurs rée identique, avec ses aquarelles repré-
de ses centres d’intérêt, tandis qu’une le voyage de Doorn. Mais très vite, Hitler sentant son palais de l’Achilleion à Cor-
copie d’un buste de la reine Néfertiti se débarrasse des éléments conserva- fou et des photographies d’Augusta
souligne son goût pour l’égyptologie. teurs – comme von Papen ou von Schlei- Victoria, sa première épouse. Suivant les
Dans ses Mémoires, l’infante Eulalie, cher – sur lesquels Guillaume II comp- clauses de son testament, les obsèques
tante du roi d’Espagne Alphonse XIII, tait encore pour récupérer sa couronne. de l’ex-souverain seront « simples, sans
évoque son séjour à Doorn en 1930 : Le Kaiser prend alors conscience de prétentions, modestes, dignes ». Il a
« Guillaume II (…) n’avait plus sa mous- l’abîme qui le sépare du Führer. En sep- refusé expressément la présence de dra-
tache conquérante, il ne revêtait plus de tembre 1938, il livre son sentiment à son peaux à croix gammée et interdit que son
somptueux uniformes, autour de lui ne sujet dans une interview au magazine corps retourne en Allemagne tant que
l’empire ne serait pas restauré.
Hitler délègue à ses obsèques le gou-
Hitler fait déposer une immense couronne verneur nazi de la Hollande, Arthur
Seyss-Inquart, et fait déposer une

110 sur la bière avec l’inscription « Der Führer ». immense couronne sur la bière, avec
l’inscription « Der Führer ». Nonagénaire,
h le vieux maréchal August von Macken-
gravitait plus une cour splendide. Je me français Voilà : « C’est un homme seul, sen est là pour incarner l’Allemagne
trouvai en présence d’un vieillard au sans famille, sans enfants, sans dieu. d’hier. La princesse Victoria-Louise de
port élégant et à la toilette sobre. Affable Pourquoi serait-il humain ? Sans doute Hanovre se souviendra : « Mon père fut
toujours, les yeux moins durs qu’autre- est-il pur : mais cette pureté excessive le inhumé par un jour de soleil radieux et
fois, il avait conservé cette allure de tient loin des hommes et des choses. (…) le parc que traversa la procession funé-
grand seigneur qu’il avait toujours eue Il se prépare des légions, mais il ne fait pas raire était illuminé par des lilas et des
et que les révolutions n’altèrent pas. une nation. Créer une nation se fait avec rhododendrons en fleur. » Le pasteur
(…) Pas un mot sur le passé, sur cette des familles, une religion, des traditions : Doehring, antinazi notoire, jette sur le
période trop proche pour être déjà de elle se fait avec le cœur des mères, l’expé- cercueil quelques poignées de terre
l’histoire. Le Kaiser ne veut être, en ses rience des pères, la joie et l’enthousiasme ramassées près du temple antique de
dernières années, qu’un fleuriste insi- des enfants. (…) Là-bas, un Etat vorace, Sans-Souci, à Potsdam, où est inhumée
gne. Il cultive des roses éblouissantes et dédaigneux des dignités et des hiérar- l’impératrice Augusta Victoria.
des tulipes veloutées. Dans son jardin chies humaines, se substitue à tout. (…) Aujourd’hui, le dernier empereur
poussent des pavots gigantesques et Et l’homme qui à lui seul incarne cet Etat repose toujours à Doorn. Au fond d’une
des violettes embaumées, et rien d’autre n’a ni dieu à honorer, ni dynastie à sau- clairière gazonnée, à droite du manoir,
ne le préoccupe. Il met son ultime fierté vegarder, ni passé à consulter. » près de l’orangerie, on aperçoit son
à embellir le monde. » Quoique lui-même antisémite, modeste mausolée, orné du blason des
Le 70e anniversaire de Guillaume II, le Guillaume II se dit horrifié et honteux en Hohenzollern, écartelé d’argent et de
27 janvier 1929, est l’occasion d’une apprenant les pogroms de la Nuit de cris- sable, et surmonté d’un globe et d’une
grande fête à laquelle participent ses six tal. Plus tard, il désapprouvera l’invasion croix dorés. En 1945, le domaine a été
enfants survivants, ses petits-enfants, de la Pologne. Mais si deux de ses petits- saisi comme « propriété ennemie » par
ainsi que la reine Sophie de Grèce, l’ex- fils tombent au cours des premiers mois l’Etat néerlandais, puis transformé en
roi de Saxe, les grands-ducs de Bade et de la guerre, ces drames ne l’empêchent musée. Hormis quelques monarchistes
de Mecklembourg et divers autres prin- pas d’envoyer à Hitler un télégramme de nostalgiques,ceuxquilevisitentn’yvien-
ces allemands. Jean Martel, reporter du félicitation pour sa victoire sur la France, nent pas en pèlerinage. Ils ne viennent
Petit Journal, dépeint Doorn vers cette le 17 juin 1940. Un vieux rêve que lui- pas honorer la mémoire de Guillaume II,
époquecomme«unmélangepittoresque même n’avait su concrétiser… mais se souvenir de lui. 2
© IMAGNO/LA COLLECTION. © RENÉ OUDSHOORN/HÉMIS.FR © MUSEUM HUIS DOORN.

DERNIER DOMICILE CONNU Ci-dessus et à gauche : la salle de détente


où l’ex-Kaiser se reposait chaque jour lors d’une sieste de deux heures après
le repas. En haut : Guillaume II en balade dans le village de Doorn en 1926,
en compagnie de sa seconde épouse, la princesse Hermine Reuss zu Greiz,
et des filles de cette dernière. Un an après la mort de l’ex-impératrice
Augusta Victoria en 1921, Guillaume II convola en justes noces avec
cette jeune veuve de vingt-huit ans sa cadette et mère de cinq enfants.
Si sa première épouse fut inhumée en Allemagne, dans le temple de Sans-
Souci à Potsdam, l’ancien empereur repose en revanche toujours dans
le mausolée de Huis Doorn. Il avait expressément interdit que son corps
soit rapatrié en Allemagne tant que l’empire ne serait pas restauré.
© ANTONINO BARTUCCIO/SIME/PHOTONONSTOP. © BRAVO-ANA/ONLYFRANCE.FR
L’ESPRIT DES LIEUX

112
L IEUX DE MÉMOIRE
h Par Marie-Laure Castelnau

Boulevarddu
palais
Le tribunal de grande instance de Paris a déménagé
du palais historique de l’île de la Cité, où l’on rendait la justice
depuis près de deux mille ans. Un lieu de pouvoir unique
qui raconte l’histoire des institutions juridiques et politiques
françaises et celle des grands procès.
L’HEURE DU JUGEMENT Ci-dessus : la salle d’audience de la Cour de cassation.
Cette juridiction, la plus élevée de l’ordre judiciaire français, est restée sur le site historique du

F
lics et voyous, juges et avocats – Palais de justice, sur l’île de la Cité (page de gauche, en haut). Page de gauche, en bas : la Loi 113
entendez la police et la justice – ont et la Justice encadrant l’horloge qui a donné son nom à la tour nord-est du Palais de justice. h
finalement quitté l’île de la Cité,
au cœur de Paris, pour le quartier des
Batignolles, au nord-ouest de la capitale. Il n’empêche : pour la plupart des avocats, de résidence du roi. » L’image de Saint Louis
Depuis quelques mois, la police judiciaire – cette greffe du cœur judiciaire de Paris en rendant la justice sous un chêne à Vincennes
le mythique 36 quai des Orfèvres – et bordure du périphérique a du mal à prendre. s’applique aussi au jardin du palais de la Cité,
le tribunal de grande instance (TGI) sont « Je suis attaché à l’île de la Cité comme le que l’on appelait alors le jardin de Paris. Avec
désormais installés, Porte de Clichy, lierre l’est à l’arbre. Mes racines judiciaires sont lui apparaissent les premières commissions
le long du périphérique. Clin d’œil au siège là », confiait ainsi Robert Badinter. Et pour spécialement consacrées à la justice,
historique, les nouveaux locaux de la police cause : voilà près de deux mille ans qu’on qui rendent des jugements au nom du roi
sont situés au 36 rue du Bastion, dans un y rend la justice. Dès l’Antiquité, l’île de sous le terme d’arrêts.
bâtiment compact dont la façade semble la Cité a été un lieu de pouvoir concentrant Si Saint Louis est à l’origine de plusieurs
enveloppée de facettes de verre. Il est diverses structures administratives. Au bâtiments élégants, le véritable
adossé à l’imposante tour moderne et IVe siècle, c’est sur cette île que l’empereur constructeur du palais royal est toutefois
transparente de 160 m de haut du nouveau Julien introduit la notion de présomption son petit-fils, Philippe le Bel, qui charge
TGI, signée Renzo Piano. « Un dernier d’innocence. Le palais n’est alors qu’une Enguerrand de Marigny de bâtir un édifice
cadeau de Sarkozy à son ami Bouygues », forteresse militaire, où les rois mérovingiens plus grand, « de merveilleuse et coûtable
murmure-t-on dans les couloirs… s’installent à leur tour lorsqu’ils séjournent œuvre, le plus bel que nul en France oncques
Même si l’ancien Palais de justice de à Paris. Au début du XIe siècle est construite vit ». Le roi demeure en son palais et
Paris s’étend sur près de 4 ha, les différentes la salle du Roi, où siège la curia regis, chargée y installe son parlement. La Chambre des
© GILLES BASSIGNAC/DIVERGENCE.

juridictions rassemblées sous son toit d’assister le souverain dans ses décisions comptes y est établie, précédant de peu
y étaient à l’étroit. La Cour de cassation et administratives ou judiciaires. « A l’époque, la Chambre des monnaies. Les souverains
la cour d’appel, restées sur le site historique, la personne du roi et la justice sont deux suivants resteront au palais de la Cité
se verront réaffecter, avec le ministère notions qui se confondent, explique Cécile jusqu’à ce que le Dauphin, futur Charles V,
de l’Intérieur et le Centre des monuments Rives, administratrice de la Conciergerie décide de s’établir à l’hôtel Saint-Pol.
nationaux (CMN), les espaces libérés par et de la Sainte-Chapelle. Il n’y a pas de justice Le palais ne servira plus aux rois que pour
le TGI, soit près de 40 000 m². Les travaux de qui ne soit pas véritablement royale. des cérémonies ou réceptions, et pour
rénovation devraient démarrer début 2019. C’est pour cela que le lieu de justice est le lieu les lits de justice, séances solennelles au 1
JUSTITIA Ci-contre, en haut : Procès de Marie-Antoinette le 15 octobre 1793,
par Pierre Bouillon, 1793 (Paris, musée Carnavalet). La reine déchue comparaît dans
l’ex-Grand’Chambre du parlement devenue, au XIXe siècle, la première chambre
du tribunal de grande instance (ci-contre, en bas). Ce dernier a déménagé aux Batignolles
en avril 2018. Page de droite : reconstitution en 3D du palais de la Cité au XIVe siècle.

terminés, éclate la Commune. Le 24 mai 3 150 fenêtres et 6 999 portes », raconte


1871, un incendie criminel est allumé dans Yamina Zoutat dans son documentaire
le palais : les derniers travaux, les bâtiments Retour au palais (avril 2018). Dans cet
historiques, des milliers d’ouvrages et immense théâtre de la justice, né sur les
d’archives disparaissent. « Heureusement, ruines de Lutèce, on trouve les
la Sainte-Chapelle est épargnée, l’incendiaire « incontournables » de toute flânerie,
communard blessé n’ayant pu s’en approcher comme la première chambre civile du
à cause de la chaleur ! » raconte notre guide, tribunal. Ex-Grand’Chambre du parlement,
Etienne Madranges, avocat au barreau où les rois de France tenaient leurs lits
de Versailles et historien du palais. Il faut de justice, elle est l’une des plus belles salles,
alors presque tout reconstruire. Le chantier avec son plafond en lambris, ses dorures
est lancé en 1883. et emblèmes royaux – un décor néo-
Aujourd’hui, « notre Palais de justice Renaissance reconstitué après l’incendie
n’est autre que l’ancienne curia regis, ancêtre de 1871. C’est là que fut jugée Marie-
du parlement de Paris, du Conseil du roi Antoinette, assistée de ses avocats
de France et de la Chambre des comptes Chauveau-Lagarde et Tronson du Coudray,
de Paris, mais aussi du Conseil d’Etat et en octobre 1793. Une gravure l’y représente,
cours desquelles le roi vient imposer de la Cour de cassation, c’est-à-dire de toutes en appelant « à toutes les mères de France »
sa volonté. Les institutions judiciaires les anciennes juridictions souveraines contre l’ignoble accusation d’inceste.
(parlement de Paris, Chambre des et de toutes les juridictions actuelles », Dans la chambre voisine s’ouvre la salle
114 comptes et Chancellerie) sont maintenues résume Yves Ozanam, archiviste de l’ordre des criées, où les ventes des biens saisis par la
h en revanche sur l’île de la Cité. des avocats à la cour d’appel de Paris, qui justice avaient traditionnellement lieu à la
De ce siège du pouvoir des rois de a publié de nombreux travaux sur l’histoire bougie. Mais sa vaste taille l’a souvent fait
France subsistent d’importants vestiges : la du barreau. Ce berceau des institutions réquisitionner pour des procès médiatiques.
Conciergerie, la Sainte-Chapelle, plusieurs judiciaires a été le témoin des plus grands Prévenus en cols blancs (Lagarde, Chirac,
tours et l’emprise de divers bâtiments. procès de l’histoire, avec son bâtiment Cahuzac…), scientifiques ou écrivains, les
De nombreux incendies ont néanmoins pensé comme une allégorie de la justice. plus grandes personnalités y ont été jugées
ravagé ou dégradé le palais au cours des « L’architecture est conçue pour que au fil des siècles. C’est là que le tribunal
siècles. En 1601, la salle des pas perdus fut l’on monte vers la justice avec des escaliers révolutionnaire jugea Danton. Prosper
endommagée et la collection des statues majestueux et que l’on descende vers Mérimée y fut condamné pour avoir pris
en bois des rois de France détruite. les prisons. C’est cette idée que la vertu écrase la défense de son ami le comte Libri, lui-
L’incendie de 1618 détruisit la Grand’Salle, le vice, que la justice domine la prison », même condamné pour vol de livres et de
la Chambre des requêtes et une partie souligne Etienne Madranges devant les manuscrits. Flaubert, accusé d’atteinte
de la Conciergerie. Celui de 1630 emporta marches qui mènent à l’entrée du palais, à l’ordre moral avec Madame Bovary, y fut
la flèche de la Sainte-Chapelle et celui dans la cour du Mai. acquitté, contrairement à Baudelaire
de 1737 la Chambre des comptes. En 1776, Sertis dans un écrin du XIXe siècle, les pour ses Fleurs du mal. En 1898, c’est au
des galeries s’étendant entre la Conciergerie symboles de la justice sont partout, comme tour de Zola, condamné à une peine
et la Sainte-Chapelle furent dévastées. la balance et le serpent, hérités de l’époque d’emprisonnement ferme pour « J’accuse ! »
La façade principale, néoclassique avec où Saint Louis rendait ici la justice. Au gré Dans le bâtiment opposé, de l’autre côté
colonnade, qu’on découvre au fond de la visite, notre guide souligne les détails de la cour du Mai, la première chambre
de la cour du Mai, fut reconstruite à partir insoupçonnés qui donnent son âme au lieu. de la cour d’appel mérite aussi le détour.
de 1783. Pendant la Révolution, le palais Dans cet immense labyrinthe, les costumes « C’est une salle solennelle, commente
fut le siège du Tribunal révolutionnaire et d’audience côtoient les bustes des grands Etienne Madranges, avec un plafond
la Conciergerie, haut lieu de détention. rédacteurs du Code civil, comme dans la de Bonnat qui représente la Justice éclairée
Sous la Restauration, les créations superbe galerie des Bustes qui conduit à la par la Vérité. Elle punit le Criminel pour
de postes et l’augmentation des affaires Grand’Chambre de la Cour de cassation. protéger l’Innocence, pendant que tombe
judiciaires déterminent pour des « Un jour, un géomètre est venu au palais le masque de l’hypocrisie. Il y a aussi ces
décennies un chantier de restauration et pour tout mesurer. Trois ans plus tard, quand lustres originaux, accrochés à des toques de
d’agrandissement. Les travaux à peine il est ressorti, il a annoncé 24 km de couloirs, magistrats. Le symbole ? La lumière vient
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du juge et le juge éclaire le peuple. » Dans pu trouver la relève nécessaire. Dans


cette première chambre fut prononcée la les entrailles du dépôt, leurs chants et leurs
peine de mort à l’encontre du maréchal prières ne retentissent plus. Mais le Palais de
Pétain avant sa commutation en réclusion justice continue d’accueillir des réalisateurs
à perpétuité. Les généraux putschistes pour des tournages de films. Le lieu en
y furent jugés en 1961. a inspiré plus d’un : Verneuil pour Le Clan
Dans la Grand’Chambre de la Cour de des Siciliens (1969), Lelouch pour L’aventure,
© MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. © MURIEL-DOVIC/EPICUREANS. © INSTITUT PASSION FOR INNOVATION-DASSAULT SYSTÈMES 2014.

cassation, aux dimensions imposantes et au c’est l’aventure (1972), Dupontel pour


riche décor, le capitaine Dreyfus, condamné Neuf mois ferme (2013) ou Emmanuelle
pour intelligence avec une puissance Bercot pour La Tête haute (2015).
étrangère contre la France, fut réhabilité en Heureusement aussi, la cour d’appel
1906. On admire aussi la célèbre salle des de Paris et la Cour de cassation demeurent
pas perdus, l’une des plus vastes d’Europe, à cette adresse mythique pour continuer
avec ses baies ovales et sa vaste voûte, où d’écrire leur histoire sur l’île de la Cité.
Charles V organisa le somptueux banquet Mais les derniers occupants du palais
« des trois rois » (lui-même et l’empereur restent sur le qui-vive. Un ambitieux
Charles IV, roi de Bohême, accompagné projet de rénovation de l’île de la Cité,
de son fils Wenceslas, roi des Romains), présenté en 2016 par l’architecte L’HISTOIRE
fabuleuse démonstration de pouvoir, Dominique Perrault avec Philippe Bélaval,
avec ses huit cents convives. Aujourd’hui, président du CMN, traîne en effet sur les EST UN PLAISIR
les statues d’avocats y dominent : ici bureaux de la Mairie de Paris… Le rapport
Malesherbes, là Portalis ou encore Berryer, de mission concerne de multiples Abonnez-vous en appelant au
figé en pleine plaidoirie. « Les contemporains facettes de l’île, pour « métamorphoser »
voulaient célébrer Berryer, mais aujourd’hui et « renforcer son attractivité culturelle 01 70 37 31 70
tout le monde ne vient voir que la tortue et touristique ». L’une des propositions, avec le code RAP19002
qui apparaît sous le pied de l’Eloquence, située qui consiste à affecter la cour du Mai
à sa droite. Un symbole de la lenteur de au CMN, a de fait été retenue. Le CMN PAR INTERNET
la justice… » s’amuse Etienne Madranges. souhaite en effet relier la Sainte-Chapelle www.figarostore.fr/histoire
Tranchant avec les décors volontiers et la Conciergerie en un parcours de visite
ostentatoires du palais, les coulisses sont unique pour améliorer les conditions de PAR COURRIER
crasseuses, comme la fameuse et insalubre découverte du monument et rendre lisible en adressant votre règlement de 35 €
« souricière », zone d’attente souterraine l’ancien ensemble palatial. Des études à l’ordre du Figaro à :
des détenus avant comparution. Elle mène sont en cours. Les derniers habitants du Le Figaro Histoire
au « dépôt », prison où des centaines palais, les riverains ainsi que les défenseurs Abonnement, 4 rue de Mouchy,
de personnes transitaient chaque jour à leur du patrimoine sont inquiets. Espérons
60438 Noailles Cedex
sortie de garde à vue. Le quartier des que les fantômes du palais gardent
femmes y a longtemps été tenu par les les yeux ouverts et veillent sur lui… 2 Offre France métropolitaine réservée aux nouveaux
sœurs de Marie-Joseph et de la Miséricorde, A lire : Regards sur le palais dans la Cité, d’Etienne abonnés et valable jusqu’au 28/02/2019. Informatique
mais après cent quarante-huit ans Madranges, édité par l’auteur, 176 pages, 45 €. et Libertés : en application des articles 38, 39 et 40
de la loi Informatique et Libertés, vous disposez
au service des détenues, les dernières Au cœur de Paris, un palais pour la justice, de Jean d’un droit d’accès, de rectification et de radiation
religieuses sont parties en 2013. Crise des Favard, Gallimard, « Découvertes Gallimard », des informations vous concernant en vous adressant
à notre siège. Photo non contractuelle. Société du
vocations oblige, la congrégation n’a pas 128 pages, 15,60 €. Figaro, 14 boulevard Haussmann 75009 Paris. SAS au
capital de 16 860 475 €. 542 077 755 RCS Paris.
CORPS DE RÊVE Ci-contre :
Claude en nudité héroïque
(Paris, musée du Louvre). La
statue date du début du règne
(41). Elle résulte du remploi
d’une effigie de Caligula (mort
à 28 ans) dont on retravailla le
visage pour lui donner les traits
du nouvel empereur (50 ans).
Elle ornait le forum de Gabies,
dans le Latium. Page de droite,
en haut, à gauche : Claude

© RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/HERVÉ LEWANDOWSKI/SP. © BEAUX-ARTS DE PARIS, DIST. RMN-GRAND PALAIS/IMAGE BEAUX-ARTS DE PARIS/SP. © KHM-MUSEUMSVERBAND/SP.
nommé empereur, par Charles
Lebayle, 1886 (Paris, Beaux-Arts
de Paris). Les candidats au prix
de Rome devaient, cette année-
L’ESPRIT DES LIEUX

là, illustrer l’extrait de Suétone


qui rapporte cet épisode. En
bas, à droite : Camée « Claude
empereur », 41-54 (Vienne,
Kunsthistorisches Museum).

116
H
P ORTFOLIO
Par Michel De Jaeghere

Claude,
l’empereur
inattendu
Le musée des Beaux-Arts
de Lyon consacre une splendide
exposition à un empereur
malmené par les historiens.

S
énèque s’était payé sa tête alors On a perdu les livres que Tacite a traita un jour d’abruti en public. Sa par-
même que les cendres de son consacrés à l’essentiel de son règne. Ne faite connaissance de la langue et de la
bûcher étaient encore chaudes. nous sont parvenues que les Annales littérature grecques, son érudition mul-
L’empereur défunt avait exilé l’écrivain de ses dernières années : celles qui tiforme, sa passion pour les statistiques
pendant huit ans en Corse et, mal l’avaient vu aux prises avec les intrigues (abordées par l’étude des combinai- 117
accueilli par des insulaires pourtant cha- et les tromperies de ses deux dernières sons obtenues par le lancer des dés), H
leureux d’ordinaire, il lui en avait gardé épouses (il en eut quatre), Messaline et ses travaux (perdus) d’historien sur les
rancune. Alors même qu’il avait rédigé Agrippine, manipulé par ses affranchis Etrusques ou les Carthaginois faisaient
pour Néron, son élève, l’éloge funèbre et, pour finir, empoisonné par un entou- sourire eux-mêmes comme autant de
hyperbolique de Claude, il avait com- rage pressé de le voir passer la main au manies d’érudit hors du temps. Sa vie
posé, à l’occasion de l’apothéose qui jeune et prometteur Néron. retirée, consacrée à l’étude, son éloi-
l’avait solennellement placé au rang des Suétone lui avait réglé, définitive- gnement épicurien des affaires publi-
dieux, un pamphlet qui l’avait tourné en ment, son compte. Sa Vie du divin ques, son goût de la bonne chère lui
ridicule : L’Apocoloquintose. Au terme Claude brossait le portrait haut en cou- avaient valu la réputation d’être ivrogne
d’une succession de procès où étaient leur de l’homme qui n’aurait jamais dû et glouton, et l’on s’amusait, à la fin des
mis en cause tous les actes de son gou- être empereur, et qu’une succession de banquets, à jeter des olives dans sa bou-
vernement, l’empereur y était trans- hasards et de confusions avait mis che ouverte lorsqu’il s’était endormi.
formé en calebasse par des divinités malencontreusement sur le trône.
peu désireuses de subir de toute éternité Maladif, embrouillé dans son élocution,
le rythme laborieux de sa conversation. il avait été placé, dit-il, en retrait de la
La divinisation, dont avaient bénéficié famille impériale dès l’enfance, à l’ini-
avant lui Jules César et Auguste, avait, tiative d’Auguste qui craignait qu’on se
cette fois, tourné court. Elle s’était moquât de ce « pauvret » atteint sans
achevée en citrouillisation. doute d’une maladie congénitale, qui
Le philosophe avait donné le ton. La bégayait, boitait et assistait aux jeux du
postérité serait, après lui, peu amène cirque emmitouflé dans des écharpes
envers le quatrième des empereurs de laine ; il n’avait pu obtenir, jusqu’à
julio-claudiens, dont on aurait pu l’avènement de Caligula, fils de son
attendre que sa réputation bénéficie frère aîné, Germanicus, la moindre
pourtant d’avoir présidé à une paren- magistrature qui lui ouvre l’accès au
thèse heureuse entre le règne de deux sénat et lui donne un statut « honorable ».
« tyrans » : son neveu Caligula, son fils L’empereur Tibère, son oncle, le consi-
adoptif Néron. dérait comme « stupide ». Un avocat le
Le récit de son accession au pouvoir, au profit du rejeton de sa jeune et
à 50 ans, tient quant à lui de la page sémillante épouse Agrippine, pour finir
d’anthologie. Terrifié par la nouvelle du par une indigestion fatale provoquée par
meurtre de Caligula, qu’un groupe de un plat de champignons frelatés. Benêt,
conjurés avaient assassiné alors qu’il lâche et cocu, il avait joint ainsi l’égo-
assistait à une répétition au théâtre, ïsme à l’aveuglement, s’était laissé gou-
il se serait caché derrière une ten- verner par ses sens, tromper par ses
ture, dans un appartement du femmes, assassiner par ceux-là mêmes
Palatin, lorsqu’un soldat, remar- qui l’avaient rendu étranger au seul fils
quant que ses pieds dépassaient qui soit de son sang. Fermez le ban.
du rideau, l’aurait découvert,
reconnu et salué comme empe-
reur. Emmené, tremblant de Famille recomposée
peur, dans le camp des préto- Ce n’est pas le moindre des mérites de
riens, il y aurait été investi mal- la splendide exposition qu’organise
gré lui du pouvoir suprême aujourd’hui le musée des Beaux-Arts
par des soldats soucieux de de Lyon que de se livrer à un réexamen
disposer d’un maître qui leur critique de cette légende noire. Réunis-
doive son élévation. sant dans de beaux espaces inondés de
Il avait dès lors gouverné en se faisant lumière un nombre exceptionnel de
l’esclave docile de ses femmes et de portraits et de témoignages du règne,
ses affranchis, manifestant alternati- venus des musées romains (le Capitole,
vement peur, méfiance et crédulité, l’Ara Pacis, la Centrale Montemartini, le
faiblesse de caractère et accès de M us ée nati onal des thermes ou le
118 cruauté ou de colère, allant jusqu’à musée de la Civilisation romaine) aussi
H renier son propre fils Britannicus bien que de Naples, Venise, Berlin,

Les Julio-Claudiens
Marcus Atius Balbus Julie Caius Julius Caesar
(† 44 av. J.-C.)

Atia Gaius Octavius

Scribonia Octave Auguste Livie Tiberius Claudius Nero Octavie Marc Antoine
(27 av. J.-C., 14 apr. J.-C.)

Antonia Antonia Lucius Domitius


Agrippa Julie Tibère Drusus la Jeune l’Aînée Ahenobarbus
(14-37)

Vipsania Agrippina
Domitia Lepida
Drusus II Livilla
Claude
Agrippine Germanicus (41-54)
l’Aînée Messaline

Agrippine Cnaeus Domitius


Caligula la Jeune Ahenobarbus
(37-41)

Britannicus Octavie Néron Poppée


(54-68)
Cologne, Vienne, Colchester ou du
Louvre, enrichie par des installations
interactives alliant clarté et pédagogie,
ponctuée par l’évocation des films, des
pièces de théâtre ou des téléfilms inspi-
rés par Claude (au premier rang des-
quels, l’excellent I, Claudius, adapté du
célèbre roman historique de Robert
Graves), elle invite à une relecture du
règne qui prenne ses distances avec les
seules sources littéraires, dues à la
plume intéressée d’un opposant sou-
cieux de faire briller, par contraste,
l’astre naissant de Néron (Sénèque),
ou, soixante ans plus tard, à celles d’un
représentant de cette aristocratie séna-
toriale ennemie des Julio-Claudiens et LES INFIDÈLES
imbue de préjugés qui lui faisaient Ci-contre : Messaline
considérer comme une atteinte aux portant Britannicus,
libertés toute remise en cause de ses vers 50 (Paris, musée
privilèges (Tacite) ou encore d’un thuri- du Louvre). La
féraire des empereurs antonins (Sué- troisième épouse de
tone), pour en évoquer sans idées pré- Claude est représentée
conçues les circonstances et les réali- in forma deorum sous
sations. Force est de constater que le les traits de la Paix 119
parcours de toute beauté conçu par portant son enfant, la H
Geneviève Galliano, conservateur en Richesse. Le procédé
chef du patrimoine chargée du départe- était utilisé par le

© ROMA, SOVRINTENDENZA CAPITOLINA AI BENI CULTURALI/MUSEI CAPITOLINI/SP. © IDIX. © MDJ.


ment des antiquités au musée des premier cercle de la
Beaux-Arts de Lyon, avec le concours famille impériale. La
de l’historien François Chausson, pro- statue a été restaurée
fesseur à l’université Paris 1 Panthéon- et complétée,
Sorbonne, et du directeur de Lugdu- notamment au
num, l’ancien musée gallo-romain de XVIIIe siècle. Page de
Fourvière, Hugues Savay-Guerraz, a, gauche : Agrippine la
pour le lecteur des historiens classi- Jeune en prêtresse du
ques, la saveur d’une réhabilitation. culte du divin Claude,
C’est ici, en lever de rideau d’une après 54 (Rome, Musei
extraordinaire succession de statues, où Capitolini, Centrale
se déploie de Livie à Néron en passant Montemartini).
par Caligula, Germanicus ou les deux Réalisée en grauwacke,
Agrippine, tout le répertoire des person- un grès venu d’Egypte,
nages de la tragédie shakespearienne elle devait orner
mise en scène par Tacite et Suétone, le temple de Claude
l’étonnante généalogie qu’illustrent, bâti au cœur d’un
autour du portrait en pied de Claude, les immense portique sur
bustes de sa parentèle, depuis Auguste, le Caelius. La tête est
Livie, Marc Antoine et Octavie. un moulage d’après
Sans doute la présentation vise-t-elle l’original conservé à la
à rappeler au visiteur l’ascendance Ny Carlsberg Glyptotek
prestigieuse de l’empereur méconnu. de Copenhague.
Elle en fait mesurer, surtout, les enche-
vêtrements. Rien de plus compliqué, en
effet, que les généalogies des Césars.
La pratique régulière du divorce, les
innombrables remariages, l’usage
courant de l’adoption, les mariages
consanguins avec des cousines, voire,
dans le cas de Claude et Agrippine, avec
sa propre nièce, rendent difficile d’en
mémoriser d’un coup d’œil les tenants
et aboutissants. Fils de Drusus l’Ancien,
L’ESPRIT DES LIEUX

le frère de Tibère, Claude est ainsi le


petit-fils de Livie, le neveu de Tibère et
l’oncle de Caligula. Mais il est aussi, par
sa mère Antonia, le petit-fils de Marc
Antoine et d’Octavie, sœur d’Auguste.
« Auguste et Livie se sont retrouvés à
l’origine d’une maison impériale aux
connexions multiples et aux légitimités
concurrentes, résume Geneviève Gal-
liano. L’ombrageuse femme d’Auguste
s’estemployée,toutesaviedurant,àécar-
ter de la succession de son mari sa propre
descendance au profit de celle qu’elle
avait eue elle-même de son précédent
époux. Elle y est parvenue dans la per-
120 sonne de son fils Tibère, dont Auguste a
H finiparfairesongendreetsonfilsadoptif.»

Fragilité du régime

© ROMA, SOVRINTENDENZA CAPITOLINA AI BENI CULTURALI/MUSEI CAPITOLINI/SP. PHOTOS : MDJ.


Dans une monarchie encore mal assu-
rée, dont les règles de succession
n’étaient pas établies, et où était hypo-
critement maintenue la fiction selon
laquelle le prince n’était que le premier
des sénateurs, choisi par l’assemblée
pour faire régner l’ordre et la paix en
cumulant les magistratures, cette
concurrence éclaire bien des incer-
titudes du règne de Claude : la han-
tise du complot, les intrigues per-
manentes pour s’assurer de la suite
des événements.
« Ses traits de caractère dominants
étaient la peur et la méfiance », écrit
avec commisération Suétone. Mais
Caligula avait été tué, avant lui, par
les prétoriens qui devaient assurer sa
sécurité et, en l’absence de toute règle
de primogéniture, ceux qui pouvaient
prétendre à la succession de Claude en
invoquant leur parenté avec César,
Auguste ou Livie étaient légion. Sa
femme Messaline, dont on admire à
Lyon le magnifique portrait in forma donnait moins le pouvoir à un usurpa-
deorum (portant, de son bras gauche, teur étranger à la succession légitime,
son fils Britannicus sur le modèle comme l’a suggéré Racine, qu’elle ne le
d’Eiréné – la Paix – tenant son fils Plou- restituait à la lignée d’Auguste au détri-
tos – la Richesse –, en une pose dont ment de celle de Livie.
s’inspireraient bien plus tard nos Vier- Le prestige d’un nom se substituait
ges à l’Enfant) et que Claude fit tuer souvent à la condition d’aîné comme
parce qu’elle s’apprêtait à usurper la principe de légitimité. Caligula avait dû
pourpre pour le compte de son fils Bri- le pouvoir au fait d’être le fils de Germa-
tannicus avec l’appui de son amant, nicus. Général heureux, bel homme et
consul désigné, le patricien Silius, pou- fin lettré, idole de ses soldats, enlevé
vait ainsi revendiquer d’être, tant par sa trop tôt à l’affection des Romains par
mère que par son père, arrière-petite- une maladie dont on soupçonna le
fille d’Antoine et d’Octavie. Agrippine, caractère naturel, et à propos de
dont la Centrale Montemartini a prêté laquelle on incrimina, à tort ou à raison,
la formidable statue de grès noir qui la le poison et la jalousie de son oncle
représente en prêtresse du culte de Tibère, ce frère aîné de Claude avait l’empereur avec sa nièce, la deuxième
Claude (après la mort et la divinisation épousé en outre la petite-fille d’Auguste, Agrippine, était de même un moyen de
de son mari) et qui était de son côté la Agrippine l’Aînée, dont on admire ici s’associer à la fois au souvenir presti-
propre nièce de l’empereur, fille de son le port altier, le regard intraitable, la gieux de son père Germanicus et de se
frère Germanicus, descendait égale- détermination sans faille. rapprocher du lignage augustéen.
ment, par sa mère Agrippine l’Aînée, Claude avait été acclamé par les pré-
d’Auguste, dont elle était l’arrière- toriens en considération de la gloire de
petite-fille. En poussant, contre Britan- ce frère adulé par le peuple et la troupe. Il Idiot utile
nicus, son fils Néron vers le trône, elle ne pouvait revendiquer un lignage aussi L’intégration de Claude dans ce sys- 121
illustre que celui de sa belle-sœur Agrip- tème complexe de parentèle, que met H
pine. Aussi prit-il lui-même l’initiative de en valeur l’exposition, conduit cepen-
faire diviniser, treize ans après sa mort, dant à remettre en cause certains pans
sa grand-mère. Livie, de son vivant, du récit de Suétone. Comme l’observe
n’aimait guère son petit-fils (elle « le tint François Chausson, spécialiste de la
toujours, dit Suétone, dans le plus pro- prosopographie et expert à débrouiller
fond mépris et avait pour habitude de les complexités des dynasties impéria-
ne pas lui parler, ou alors très rarement, les (il a achevé, il y a quelques années,
et de ne lui donner ses instructions que de démystifier, après Jérôme Carco-
par des billets aigres et lapidaires »). pino, la légende de la monarchie élec-
Identifiée, sur le buste venu du Capitole, tive des Antonins), la mise à l’écart du
à Cérès, par une couronne d’épis et de jeune prince par Auguste doit ainsi être
pavots, elle préparerait, morte, son nuancée par l’observation de la conti-
accès à la condition divine. nuité des stratégies matrimoniales qui
Présenté comme une lubie de l’avaient solidement associé à d’illus-
vieillard libidineux, le mariage de tres maisons sénatoriales en même

UNE FAMILLE EN MARBRE Page de gauche : Livie en Cérès, époque tibéro-claudienne


(Rome, Musei Capitolini). Claude prit lui-même l’initiative de diviniser sa grand-mère pour
accroître sa légitimité dynastique. L’épouse d’Auguste s’était de son vivant efforcée
de privilégier sa progéniture au détriment de celle de son mari. La dynastie julio-claudienne
procède d’elle autant et plus que du sang de César. Ci-contre : Germanicus, vers 10 (Paris,
musée du Louvre). Fils de Drusus l’Ancien, le frère de Tibère, vainqueur des Germains,
il jouit d’une popularité immense, que renforça un mariage prestigieux avec Agrippine
l’Aînée (en haut, 37-50, Paris, musée du Louvre), petite-fille d’Auguste par sa mère, Julie.
Claude dut son élévation au prestige tiré du fait d’être le frère de Germanicus. Il épousa
Agrippine la Jeune, sa nièce, pour se rattacher en outre à la descendance d’Auguste.
L’ESPRIT DES LIEUX

LE PORT DU SALUT Ci-dessus : restitution de Portus, par Pierre-Joseph Garrez,


1834 (Paris, Beaux-Arts de Paris). Claude avait doté Ostie du plus grand port
de Méditerranée en construisant deux immenses digues et un phare imité de celui
d’Alexandrie. Ses dimensions le rendaient cependant dangereux. Mal abrités
des vents violents, deux cents navires y furent submergés par une tempête. Trajan
l’agrandit et le compartimenta pour lui permettre d’accueillir l’ensemble de
la flotte annonaire, chargée de convoyer le blé d’Egypte et d’Afrique.

temps qu’aux lignées concurrentes qui contre tous les usages, devant l’empe- modèle : qu’ému par les douleurs d’un
122 se partageaient le pouvoir. reur, Claude se soit trouvé ensuite par convive qui s’était retenu par pudeur
H Professeur à l’Université de Grenoble, hasard « the right man at the right devant lui, il envisage de publier un édit
Isabelle Cogitore souligne de même, place » pour être élevé à la pourpre par autorisant à lâcher des pets à table ou
dans le catalogue, qu’un examen les prétoriens. Emmené dans leur qu’il déchaîne l’hilarité au cours même
dépassionné de sa carrière politique et camp, terrorisé, nous dit-on, il avait eu de la lecture de l’un de ses ouvrages
des honneurs qui lui avaient été rendus assez de présence d’esprit pour leur savants en attirant l’attention des audi-
lors de différentes étapes de l’histoire accorder une gratification qui n’avait teurs sur un spectateur qui avait, sous
© PHOTOGRAPHIE BEAUX-ARTS DE PARIS, DIST. RMN-GP/IMAGE BEAUX-ARTS DE PARIS/SP.

familiale des Julio-Claudiens révèle, pas peu compté dans leur détermina- son poids énorme, fait céder plusieurs
plus qu’un banni, un personnage laissé tion à lui décerner le pouvoir suprême. gradins de bois. Elle n’en contient pas
en réserve, au second rang, mais tou- Et il n’avait pas craint de faire la moins, ici et là, maints exemples qui per-
jours singulièrement présent. sourde oreille aux envoyés du sénat mettent de rehausser le portrait d’un
Le constat conduit dès lors à douter qui lui demandaient de refuser le pou- simplet plus fin qu’il ne le laisse paraître.
du caractère complètement fortuit de voir que prétendaient lui conférer les Si elle lui trouve « un rire inconvenant,
son élévation. Claude était, de fait, le soldats pour se soumettre au peuple, à une colère plus laide encore », et signale
plus proche parent mâle de Caligula. l’Assemblée et aux lois. Il était resté au un incessant dodelinement de la tête,
Suétone peut raconter que, furieux de contraire sous leur protection jusqu’à ou un désir démesuré des femmes, elle
constater qu’il avait été choisi par le ce qu’encerclé par les cohortes urbai- concède que « son maintien ne man-
sénat pour conduire une délégation nes, l’assemblée se soit ralliée à son quait ni de grandeur ni de dignité ». Elle
venue à sa rencontre à Lyon, son prédé- élévation. L’« empereur malgré lui » montre Claude refusant, devenu empe-
cesseur l’avait jeté, tout habillé dans le avouerait un jour, dit Suétone, avoir reur, les honneurs excessifs, assidu à
Rhône. Il reste qu’il fut celui qui le fit sor- volontairement joué les imbéciles rendre la justice et modulant la lettre de
tir de l’obscurité en lui confiant des durant le règne de son prédécesseur la loi « en se fondant sur sa propre appré-
magistratures qui contribuèrent à faire pour éviter d’attiser son ressentiment. Il ciation du bon et du juste ». Invitant un
de lui un successeur potentiel. n’est pas sûr que Caligula soit le seul à convive qui avait dérobé une coupe en
Comme l’observe l’historienne Patri- être tombé dans le panneau. or, il avait fait placer devant lui un bol
zia Arena, il est, par ailleurs, étonnant Suétone nous a d’ailleurs montré lui- d’argile. Amnistiant un jeune débauché,
qu’après avoir, selon le témoignage de même le chemin. Sa Vie du divin Claude il commanda que la note d’infamie dont il
Flavius Josèphe, quitté le jour de son multiplie certes les savoureux témoi- avait été marqué soit effacée mais qu’on
assassinat le théâtre en marchant, gnages des inconvenances de son laisse apparaître, cependant, la rature.
© MDJ. © PHOTOGRAPHIE FLORIAN KLEINEFENN, PARIS/SP.
ARRÊTE TON CHAR Ci-dessus : Isis sur un char (Rome, Centrale Montemartini). Eugenio
La Rocca l’interprète comme une personnification de l’Egypte sur l’arc de triomphe de
Auguste avait fait de son côté, dans Claude. Ci-dessous : Ptolémée de Maurétanie, entre 5 av. J.-C. et 15 apr. J.-C. (Paris, musée
une lettre à Livie, la remarque qu’il du Louvre). Petit-fils d’Antoine et Cléopâtre par sa mère, Cléopâtre Séléné, il fut assassiné 123
était étrange que quelqu’un s’expri- sur l’ordre de Caligula. Claude transforma son royaume en deux provinces romaines. H
mant de manière si brouillonne puisse
dans un discours « dire nettement ce
qu’il convient de dire ». Il avait fait dans conquête et le repli derrière les frontiè-
une autre lettre sur son jeune petit-fils res du Danube et du Rhin, Claude fut
ce constat troublant : « Dans les affaires à l’initiative d’agrandissements spec-
d’importance, quand son esprit n’a taculaires de l’Empire romain. Par
pas divagué, la noblesse de son âme l’annexion de royaumes alliés, comme
apparaît clairement. » la Thrace, le Norique, ou cette Mauré-
tanie sur laquelle régnait un petit-fils
d’Antoine et de Cléopâtre, Ptolémée,
La gloire de l’empire que Caligula avait fait assassiner, la
Mais la remise en question la plus spec- dernière année de son règne. Claude fit
taculaire que l’exposition de Lyon met mater sans faiblesse la révolte suscitée
en scène, c’est pourtant, plus encore, par ce crime et en profita pour créer, sur
celle qui porte sur les treize ans du règne le territoire de l’Algérie et du Maroc,
de Claude (41-54). Comme en témoi- deux nouvelles provinces romaines.
gnent les belles salles que lui a consa- Plus spectaculaire encore, cette
crées Geneviève Galliano, celui-ci fut, extension se ferait en (Grande) Breta-
sous l’angle de la politique étrangère, gne, par une conquête du territoire
l’un des plus glorieux du Ier siècle. Tan- actuel de l’Angleterre menée en 43 par
dis que les empereurs s’étaient enfer- Aulus Plautius en une campagne éclair
més depuis la défaite romaine du Teu- contre onze rois bretons, à laquelle
toburg, face aux hordes germaines Claude participerait brièvement.
d’Arminius, en 9 apr. J.-C., sous La victoire fut célébrée à Rome
Auguste, dans ce que l’historien Florus par l’érection d’un arc de triomphe
stigmatisera sous le nom d’inertia Cae- surmonté de la statue équestre de
sarum, le refus de toute nouvelle Claude et supportant, au-dessus de
de les faire entrer dans le sénat romain au
motif qu’ils étaient désormais « sembla-
bles à nous par les mœurs, par les beaux-
arts et par les alliances de famille ».
Réécrit et quelque peu embelli par Tacite
dans ses Annales, le discours prononcé
par l’empereur à cette occasion devien-
drait le manifeste de la romanisation des
provinces et de l’association généreuse
L’ESPRIT DES LIEUX

des élites des pays conquis au destin de


la via Lata (notre Corso), le passage en blé depuis l’Egypte et la province l’empire. « Quelle autre raison y eut-il à
de l’aqueducd’Agrippa(AquaVirgo).On d’Afrique, avec l’aménagement au nord la ruine d’Athènes et de Lacédémone,
n’en a conservé que quelques somp- d’Ostie de Portus, le plus grand port de malgré leur puissance militaire, y lit-on,
tueux reliefs : celui de toute beauté qui est la Méditerranée antique, capable que d’avoir rejeté comme étrangers les
exposé à Lyon représenterait quelques- d’accueillir plusieurs centaines de navi- peuples qu’elles avaient vaincus ? »
uns de ces prétoriens auxquels il avait dû res entre ses gigantesques môles, signa- Gravé sur une plaque de bronze d’après
l’empire, marchant vers le Capitole. lés, sur une île artificielle (constituée le script même des propos tenus, dans
L’archéologue Eugenio La Rocca a en coulant sur place, chargé de lourdes toute la spontanéité de l’éloquence hési-
identifié comme appartenant à la clôture pierres, l’énorme navire fabriqué sous tante et désordonnée de Claude (le texte
de marbre d’un autel claudien, analogue Caligula pour rapporter d’Egypte l’obé- abonde en parenthèses savantes, pré-
à l’Ara Pacis (pour lequel il propose le lisque du Vatican), par un phare monu- cisions hors sujet et détails incongrus
nom d’Ara reditus Claudii), les restes mental copié sur celui d’Alexandrie. retranchés par Tacite), il avait été pla-
d’une frise réemployés, au XVIe siècle cardé dans le sanctuaire des Trois Gau-
(avec d’autres reliefs venus de l’arc de les, sur la colline de la Croix-Rousse. Il
124 Claude), pour orner la façade de la Villa La Table claudienne s’impose aujourd’hui, sur le lieu même
H Médicis. Ingres en avait fait des moula- Les provinces ne furent pas oubliées, où il fut reçu par ses bénéficiaires et au
ges au XIXe siècle, suivi au fil des ans par cependant, et Hugues Savay-Guerraz a pied de la colline qui avait vu naître, cin-
d’autres pensionnaires. Ceux qui sont prêté au musée des Beaux-Arts le plus quante-huit ans plus tôt, son auteur,
présentés à Lyon figurent la procession précieux trésor de Lugdunum : la Table comme le témoignage le plus décisif de
de flamines et de membres de la famille claudienne, sur laquelle est reproduit la hauteur de vue d’un empereur injus-
impériale entourant un taureau de sacri- (malheureusement mutilé) l’un des plus tement maltraité par l’histoire. 2
fice, à Rome, devant le temple de la importants discours de Claude. Né à « Claude, un empereur au destin singulier »,
Grande Mère, et son immolation au génie Lyon, en 10 av. J.-C., à une époque où jusqu’au 4 mars 2019. Musée des Beaux-Arts de
de l’empereur sur le forum d’Auguste, son père Drusus défendait la frontière Lyon, 20, place des Terreaux, 69001 Lyon. Tous
devant la colonnade du temple de Mars du Rhin, et où il avait laissé son épouse les jours sauf mardis et jours fériés de 10 h à 18 h.
Ultor. La cérémonie aurait été organi- Antonia à l’arrière, sans doute dans Vendredis de 10 h 30 à 18 h. Tarifs : 12 €/7 €.
sée à l’occasion du retour victorieux de l’imposante maison du gouverneur de la Rens. : 04 72 10 17 40 et www.mba-lyon.fr
© ROMA, SOVRINTENDENZA CAPITOLINA AI BENI CULTURALI/SP.

Claude de Bretagne, en 43. province, dont on a retrouvé les fonda-


Vilipendée par une histoire séna- tions sur la colline de Fourvière, Claude
toriale qui refusait d’admettre que avait fait droit en 48 à la demande adres-
l’empereur en eût confié, plutôt qu’à sée, lors de leur assemblée, par les nota-
des aristocrates, la responsabilité à de bles des trois Gaules (lyonnaise, belgi- À LIRE
vils affranchis qui avaient, à ses yeux, que et aquitaine) qui se réunissaient,
le mérite d’être compétents, la politi- chaque année, au confluent du Rhône
Catalogue
que intérieure de Claude fut à la hauteur et de la Saône pour célébrer le culte
de l’exposition
de ces succès diplomatiques et militai- impérial et manifester leur attachement
res. Elle s’illustra par de prestigieuses à l’empire. Contre les réserves de la
Lienart éditions/
réalisations visant à améliorer à la fois noblesse italienne, il avait accepté de Musée des Beaux-
l’alimentation de Rome en eau (avec la faire accéder les dirigeants des tribus Arts de Lyon
construction de l’un des mieux conser- gauloises conquises par César au Ier siè- 320 pages
vés des aqueducs romain, l’Aqua cle av. J.-C., devenues depuis autant de 38 €
Claudia, desservant fontaines, jets cités pérégrines administrées comme
d’eau et bassins) et son ravitaillement des micro-Etats, aux magistratures, et
© MDJ. © LUGDUNUM-MUSÉE ET THÉÂTRE ROMAINS DE LYON, J.-M. DEGUEULE/SP. © LUGDUNUM-MUSÉE ET THÉÂTRE ROMAINS DE LYON, C. THIOC/SP.

LA TABLE DE LA LOI Ci-dessus : la Table claudienne, après 48 (Lyon, Lugdunum). Elle


reprend le texte du discours prononcé par Claude devant le sénat romain pour imposer
l’accès des notables de la Gaule chevelue aux magistratures et au sénat. Ci-contre :
sesterce frappé à l’image du port d’Ostie, 66 (Lyon, Lugdunum). En haut : le Relief dit des
Prétoriens, vers 51-52 (Paris, musée du Louvre), venant de l’arc de Claude. L’appartenance
des soldats à la garde du prétoire est contestée. Page de gauche : moulage d’un relief
de la Villa Médicis emprunté à la clôture d’un autel élevé pour célébrer le retour de Claude
après sa victoire sur onze rois bretons en 43 (Rome, musée de la Civilisation romaine).
L’ESPRIT DES LIEUX

126
h
T RÉSORS VIVANTS
Par Sophie Humann

Golvin
le
Passé
recomposé
Maître de la reconstitution historique des villes
de l’Antiquité, Jean-Claude Golvin a reçu Le Figaro
Histoire dans son atelier provençal.
© JEAN-CLAUDE GOLVIN/ERRANCE. PHOTOS : © MARC-ANTOINE MOUTERDE POUR LE FIGARO HISTOIRE.
127
L’ANTIQUITÉ RÊVÉE Architecte, urbaniste et historien à la fois, Jean-Claude Golvin h
a mis au point une technique scientifique pour reconstituer les cités antiques avec la plus

A
u cœur d’un village du Luberon, grande vérité possible. Dans ses études préalables, il se préoccupe même de la cohérence
au fond d’un jardin sauvage, il est de l’écoulement des eaux sur les toits (ci-dessus). Il travaille ensuite à l’encre de chine et
une petite maison où naissent des à l’aquarelle (page de gauche, en bas), qui donnent à ses vues plongeantes, comme celle-ci
villes romaines et des tombeaux égyptiens, sur Orange, à l’époque gauloise (page de gauche, en haut), leur caractère spectaculaire.
des arènes et des ponts. Tous ont pris
couleur et vie dans le cerveau de Jean-
Claude Golvin, dont les reconstitutions des il avait déjà publié le Voyage en Gaule « Je l’ai dessiné sur une planche de
monuments et des villes de l’Antiquité sont romaine, plusieurs fois réédité. Grâce à leurs grande dimension, précise Jean-Claude
devenues une référence : musées, éditeurs talents de pédagogues, ils parviennent à Golvin, pour qu’une fois réduite, on puisse
et même concepteurs de jeux vidéo entraîner le lecteur dans la vie quotidienne en goûter les détails. Un des bas-reliefs
s’arrachent ses vues dessinées à l’encre de des soldats romains, que leurs chefs, de la colonne Trajane à Rome nous
chine et rehaussées à l’aquarelle. Il vient soucieux de les arracher à l’oisiveté, donne des indications précises sur ce pont
même de publier sa première bande occupaient à de nombreux travaux de et sur les camps situés à chacune de ses
dessinée, dont l’intrigue policière se déroule génie civil. Ainsi de l’extraordinaire pont extrémités. J’ai pu analyser sa structure.
au IIIe siècle apr. J.-C. On y suit traîtres et long de plus d’un kilomètre, construit sous Si l’on ajoute les connaissances que
héros dans les rues de Rome et au cœur de Trajan, entre 102 et 104, sur le Danube, nous possédons sur les techniques
la Narbonne gallo-romaine, qui s’appelait à Drobeta (actuelle Drobeta-Turnu Severin, de construction des Romains, il m’a été
alors Narbo Martius et comptait parmi en Roumanie), qui frappa longtemps possible de restituer cet exploit en image…
les premiers ports de l’Occident romain. les esprits puisque l’empereur du Saint J’y ai seulement passé de longues heures. »
L’homme vient aussi de publier Empire François Ier (1745-1765) fit extraire Jean-Claude Golvin a tant d’ouvrage
Le Génie civil de l’armée romaine, pour du fleuve l’un des pilotis qui avait servi que ses journées n’y suffisent plus.
lequel il a travaillé des mois à réaliser à sa construction. Jean-Claude Golvin l’a Pourtant, il sait prendre le temps
les nombreuses aquarelles qui illustrent magistralement restitué. On y est, comme si d’accueillir le visiteur. « Vous voulez
le texte de Gérard Coulon, conservateur on avait tout à coup le pouvoir de remonter comprendre la mise en couleur ? »
en chef du patrimoine et ancien directeur le temps et de planer au-dessus du Danube, demande-t-il en saisissant une grande
du musée d’Argentomagus, avec lequel il y a mille neuf cent quinze ans ! planche où une cité entière est déjà 1
LES LUMIÈRES DU TEMPS
Ci-contre, à gauche : reconstitution
du temple de Sérapis, sur la colline
du Quirinal à Rome. A droite : le cœur
de la cité avec le Forum, sous l’empereur
Constantin. Après avoir badigeonné
sa planche de café pour attirer la lumière,
Jean-Paul Golvin commence toujours
la mise en couleur par les toits les mieux
éclairés par le soleil (page de droite, en bas).

dessinée à l’encre de chine. Quelques projet de mise en valeur du grand


secondes plus tard, il badigeonne la feuille amphithéâtre d’El Jem. Il y trouve le point
de café noir : « C’est la première phase : de départ de sa thèse de doctorat
créer une lumière. » Une fois sèche, d’Etat en histoire – une réflexion sur les
L’ESPRIT DES LIEUX

la planche s’illumine en effet, comme formes et les fonctions des amphithéâtres


touchée par quelques rayons d’un soleil romains, qu’il soutiendra en 1985
finissant. « Puis je cherche les façades à l’université de Bordeaux III – et il y
les plus éclairées, j’applique de l’ocre rencontre Roland Martin, responsable
sur leurs toitures, un rouge léger, moins du Service d’architecture antique
lumineux sur les toits moins éclairés. au CNRS (devenu l’IRAA, Institut de
Sur les toits opposés à la lumière, pour recherche sur l’architecture antique). Deir el-Medineh ou Alexandrie pour
souligner le contraste, je mets un mélange Désormais, sa vie sera vouée l’Egypte, Haïdra, Carthage, Chemtou
un peu violet. » Les murs qui ne voient à la recherche. Directeur du bureau et l’amphithéâtre d’El Jem – au cœur
pas le soleil sont noircis à l’encre de chine, d’architecture antique de Pau de la cité de Thysdrus – dans sa Tunisie
les ombres portées glissent jusqu’au sol, de 1976 à 1979, il participe à l’étude des natale, mais aussi Babylone, ou, en Gaule,
celui-ci est recouvert d’une nouvelle monuments du site de Conimbriga, au Lutèce, Fréjus, Arelate (Arles) et Narbo
couche de café noir. Jean-Claude Golvin Portugal, avant de diriger, pendant onze Martius (Narbonne)…
s’émerveille : « Regardez : les volumes ans, le Centre franco-égyptien d’étude Dans son université de rattachement
128 s’animent, les monuments se posent ! » et de restauration des temples de Karnak à Bordeaux, au début des années 1990,
h De son enfance en Algérie, l’homme à Louxor et la mission permanente du Jean-Claude Golvin soutient la création
a gardé des images très vives. Celles CNRS à Karnak. C’est là qu’il s’installe avec d’un thème de recherche sur la restitution
PHOTOS : © MARC-ANTOINE MOUTERDE POUR LE FIGARO HISTOIRE. © JEAN-CLAUDE GOLVIN/ERRANCE.

des sites romains de Tipasa, Djemila son épouse, l’artiste Sophie Revault, née des monuments anciens et collabore
ou Cherchell, qu’il visitait avec son père, à Tunis et fille, elle aussi, d’un chercheur aux recherches sur la réalité virtuelle en
chercheur passionné par les arts passionné par le patrimoine des pays archéologie au sein de l’institut Ausonius.
et traditions populaires du Maghreb du Maghreb. Des années d’intense travail En 2008, il prend sa retraite du CNRS
et par l’architecture musulmane. Il rêvait où il réalise, entre autres, avec son équipe, mais n’interrompt pas pour autant ses
déjà de savoir à quoi ressemblaient les premières images en 3D qui retracent activités de recherches et de restitution.
les monuments antiques du temps l’évolution du temple d’Amon-Rê. Bien au contraire ! Les joueurs du jeu
de leur splendeur. Après une formation A son retour en France, au début vidéo Assassin’s Creed en Egypte
initiale à l’Ecole normale d’instituteurs des années 1990, Jean-Claude Golvin est ne soupçonnent pas que c’est lui qui
à Alger, où se forge son goût pour la sollicité pour participer à la réalisation a dessiné tous les décors dans lesquels
transmission, il perfectionne sa technique d’un livre destiné au grand public : L’Egypte ils évoluent virtuellement…
du dessin, un art qu’il avait appris seul restituée. Il retrouve alors son encre de « Je n’ai pu mettre en pratique mon
depuis l’enfance, à l’école d’architecture chine et ses boîtes d’aquarelle. Sa première goût pour la restitution, que j’avais depuis
de Marseille. S’il apprécie le travail planche ? Karnak, qu’il vient de quitter l’enfance, que parce que j’avais acquis
en atelier avec des étudiants plus âgés et connaît parfaitement. Grâce à ses les connaissances nécessaires en
que lui, le métier d’architecte ne le tente connaissances historiques et scientifiques, architecture, en urbanisme et en histoire.
pas. Pendant ses études, il collabore il a une vision précise du site, que son J’étais sûr qu’avec tout cela, il était possible
déjà aux travaux menés par la mission talent de dessinateur lui permet de faire de restituer les monuments anciens, à
archéologique française sur le site de vivre avec une fascinante justesse. Karnak condition de mettre au point une méthode »,
Haïdra, l’antique Ammaedara, en Tunisie. renaît sous son pinceau. Des directeurs de explique Jean-Claude Golvin. Quadrillages,
En 1973, ses diplômes d’architecte revues, des conservateurs découvrent ses courbes de niveaux, coupes des façades sur
et d’urbaniste en poche, après trois ans œuvres et comprennent immédiatement papier-calque : c’est bien une authentique
passés dans une agence parisienne, leur intérêt pédagogique. De planche méthode scientifique qu’il a conçue
Jean-Claude Golvin part comme en planche, il va désormais conduire pour restituer toutes ces villes antiques.
coopérant en Tunisie pour travailler le public dans une visite guidée des villes Il veille même à ce que les couvertures des
sous la direction d’Hédi Slim au et des sites de l’Antiquité : Louxor, toits correspondent aux jeux d’écoulement
des eaux. Son but : offrir un modèle Jean-Claude Golvin s’inscrit en fait dans Golvin est aussi l’héritier de ces architectes
théorique qui soit le plus près possible la lignée des artistes visionnaires attachés qui, de la fin du XVIIIe siècle au début du
de la réalité. « Vous trompez moins les gens à créer des œuvres de restitution. Palladio XXe siècle, devaient dresser le relevé d’un
en proposant quelque chose qui s’approche en fut le précurseur. Certains savants bâtiment antique et en proposer une
le plus possible de la réalité historique. de l’expédition d’Egypte (1798) tentèrent restitution accompagnée d’un mémoire.
C’est toujours plus vrai que rien, même plus tard de restituer, malgré leurs maigres En 2011, Jean-Claude Golvin a fait don
si c’est théorique ! » A l’autre bout de son connaissances scientifiques, les temples au Musée départemental Arles antique
jardin sauvage, sa maison principale qu’ils découvraient. L’architecte Jean- de plus de mille dessins originaux et
abrite sa salle d’archives, une foule de livres Baptiste Le Père s’attela ainsi à rendre de ses dossiers et esquisses préparatoires. 129
et les dossiers accumulés au cours de ses sa vision de Karnak, comme en témoigne Ils ont donné lieu à une vaste exposition h
missions, de ses échanges avec d’autres sa gravure parue dans la Description la même année et seront ainsi conservés
chercheurs. Ils sont classés d’après ses de l’Egypte, qui représente la cour pour la postérité, à l’image des « envois
domaines préférés : l’Egypte ancienne, des Bubastides. Même si les lauréats du de Rome », les œuvres envoyées
le monde romain antique en Afrique grand prix de Rome cherchaient d’abord annuellement à Paris par chaque
et la Gaule gallo-romaine. à rendre une belle image, Jean-Claude pensionnaire de l’Académie de France. 2

À LIRE
Le Génie civil de
l’armée romaine,
Gérard Coulon
et Jean-Claude
Golvin, Actes
Sud/Errance,
162 pages, 33 €.
Quadratura, vol. 1 :
La pyramide
de cristal,
Chantal Alibert
et Jean-Claude
Golvin, Editions
Passé Simple,
72 pages, 15 €.
A VA NT, A PRÈS
Par Vincent Trémolet de Villers

La
© FRANÇOIS BOUCHON/LE FIGARO.

nuitdu
monde
B
« acchus est alcoolique et le grand l’existence mais les antidépresseurs, le
Pan est mort ! » se désolait Bras- sexe comme une hygiène et la forme
sens. Michel Onfray partage charnelle de l’ennui, le bouquet des
cette nostalgie. Le troisième volume chaînes de télévision, les étals des Car-
L’ESPRIT DES LIEUX

de sa brève encyclopédie du monde refour City. C’est comme si le Bardamu


est une promenade amoureuse dans de Céline avait quitté La Garenne-
la galerie des philosophes romains. Rancy pour les zones commerciales,
C’est un très vieux temps, mais c’est le les hôtels Mercure, les péages d’auto-
nôtre. L’Occident, à le lire, ressemble routes. Là, on massacre les poulets, on
(en moins raffiné) à ce que fut Pompéi étrangle (financièrement) les paysans,
avant ce qui pour nous « ne manquera on abrutit un pays tout entier à coups
pas d’advenir : du feu, de la lave et des d’hormones de bonheur, d’un « petit
cendres ». La philosophie, et notam- comprimé blanc, ovale, sécable ». Çà
ment celle des Romains, nous permet AVIS DE TEMPÊTE A gauche : Michel Onfray. et là, comme des lueurs dans la nuit,
d’accepter ce destin et de goûter plei- Il convoque la sagesse des philosophes romains l’amour d’une femme, le courage d’un
nement malgré tout à l’existence. pour faire face à la décadence dont Michel homme, le silence d’une campagne
Onfray n’est pas minimaliste, il cite Houellebecq (à droite) fait le déprimant tableau. apaisent un peu l’inconsolable.
Longin : « ce ne sont pas les petits cours « Il faut choisir, mourir ou mentir »,
130 d’eau que nous admirons (…). Mais c’est le Nil, le Danube ou le Rhin, disait le héros du Voyage. Onfray ne ment pas, Houellebecq non
h et, bien plus encore, l’Océan », et dans cet océan d’intelligence, il plus. Le philosophe veut tenir debout dans la forêt normande, le
apprend comment aimer, souffrir, vieillir, contempler, se venger, romancier s’avachit dans son canapé parisien. La solitude, comme
pardonner… Marc Aurèle n’a pas d’illusions : « Dès l’aube, se dire la finitude, étreint le premier. La possibilité d’un Dieu qui « pense à
avant tout : je vais tomber sur un gêneur, un ingrat, un insolent… » ; nous à chaque instant » réconforte finalement le second. L’un prend
Caton fait l’éloge de la mesure : « Une vie passée dans le calme, dans le risque du néant, l’autre celui de la grâce. Onfray détourne les yeux
l’honneur et la distinction comporte aussi une vieillesse paisible et des instruments de la Passion pour mourir comme l’antique ; le
douce » ; Lucrèce perce le secret de l’amour : « Amour au reste n’est-il narrateur de Houellebecq en appelle à la Croix : celle-là même qui
pas enfant d’accoutumance ? » ; Catulle n’a pas d’inquiétude : « La apparaissait aux Romains comme « folie ». 2
© VINCENT MULLER/OPALE./LEEMAGE. © PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE.

mort est un grand sommeil. » Edifiants par leurs propos, ils – Sénè-
que, Cicéron – le sont moins par leur vie. Onfray pointe les contra-
dictions, les faiblesses pour mieux rappeler que la philosophie est
un idéal, plus qu’une pratique. Un seul stoïcien reste pour lui un À LIRE
modèle inaltérable : il « n’avait pas lu les stoïciens et ignorait même
jusqu’à leur nom – c’était mon père ». Dans cette déambulation phi-
losophique, l’auteur est pareil à lui-même : nourrissant, discutable,
intéressant, irritant, subjectif, ironique, émouvant : vivant ! Dans
son œuvre torrentielle (Sagesse est son centième livre !), on retrouve
toujours la même eau. Le désenchantement devant les hommes et
leurs faiblesses, la beauté du monde, la mélancolie qu’inspire le
temps qui passe, la religion catholique coupable de tous les maux
et mère pourtant des splendeurs de notre civilisation. Au sacrifice
du calvaire, Onfray préfère celui des gladiateurs. On y retrouve,
pense-t-il, le courage physique, le courage de l’âme et cette force Sagesse, Michel Onfray,
sublime qui permet à certains de mourir debout. Albin Michel, 528 pages, 22,90 €.
Les clous, l’éponge de vinaigre, le bois de la Croix ne sont pas, au Sérotonine, Michel Houellebecq,
premier abord, le cœur du dernier roman de Michel Houellebecq. Flammarion, 352 pages, 22 €.
Dans Sérotonine, ce n’est pas la philosophie qui aide à supporter

Retrouvez Le Figaro Histoire le 4 avril 2019

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