4 Camus A. L'étranger
4 Camus A. L'étranger
4 Camus A. L'étranger
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Critique:
« Une pensée profonde est en continuel devenir, épouse l'expérience d'une
vie et s'y façonne. De même, la création unique d'un homme se fortifie dans ses
visages successifs et multiples que sont les œuvres. » À travers la diversité de leurs
formes d'expression : roman, théâtre, essai, journalisme, la pensée et l'œuvre de
Camus illustrent parfaitement cette cohérence fondamentale et ce dynamisme
fécond. Leur enracinement charnel, tant dans la biographie de leur auteur que dans
l'histoire contemporaine, leur refus de tout dogmatisme, de tout « système » qui
emprisonne ou mutile l'être humain, dont la misère et la grandeur alimentent leurs
doutes et leurs certitudes, la place qu'elles font à la splendeur et à l'indifférence du
monde, enfin l'exigence morale, la passion et la lucidité qui les animent, sous le
classicisme du langage, sont probablement les traits les plus caractéristiques de
cette pensée et de cette œuvre singulières, à la fois limpides et secrètes.
Traduit dans le monde entier, Camus continue par la richesse de sa réflexion,
le rayonnement et les prestiges de sa création, à être présent dans la sensibilité et la
conscience contemporaines.
ALBERT CAMUS - Encyclopædia Universalis
A. Camus “L’étranger”
L'Étranger est le premier roman publié d’Albert Camus, paru en 1942. Il
prend place dans la tétralogie que Camus nommera « cycle de l’absurde » qui
décrit les fondements de la philosophie camusienne : l’absurde. Cette tétralogie
comprend également l’essai intitulé Le Mythe de Sisyphe ainsi que les pièces de
théâtre Caligula et Le Malentendu.
Le roman a été traduit en soixante-huit langues, c'est le troisième roman
francophone le plus lu dans le monde, après Le Petit Prince de Saint-
Exupéry et Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne. Une adaptation
cinématographique en a été réalisée par Luchino Visconti en 1967.
Résumé et analyse.
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A. Camus. L’étranger. Extrait. Pp.9-11 (Chapitre 1)
Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un
télégramme de l'asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments
distingués. » Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.
L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je
prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai
veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron
et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air
content. Je lui ai même dit : « Ce n'est pas de ma faute. » Il n'a pas répondu. J'ai
pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n'avais pas à
m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans
doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c'est un peu
comme si maman n'était pas morte. Après l'enterrement, au contraire, ce sera une
affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J'ai pris l'autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J'ai mangé au
restaurant, chez Céleste, comme d'habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine
pour moi et Céleste m'a dit : « On n'a qu'une mère. » Quand je suis parti, ils m'ont
accompagné à la porte. J'étais un peu étourdi parce qu'il a fallu que je monte chez
Emmanuel pour lui em prunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son
oncle, il y a quelques mois.
J'ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c'est à
cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la
réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J'ai dormi pendant
presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j'étais tassé contre un militaire
qui m'a souri et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit « oui » pour n'avoir
plus à parler.
L'asile est à deux kilomètres du village. J'ai fait le chemin à pied. J'ai voulu
voir maman tout de suite. Mais le concierge m'a dit qu'il fal lait que je rencontre
le directeur. Comme il était occupé, j'ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le
concierge a parlé et ensuite, j'ai vu le directeur : il m'a reçu dans son bureau. C'était
un petit vieux, avec la Légion d'honneur. Il m'a regardé de ses yeux clairs. Puis il
m'a serré la main qu'il a gardée si longtemps que je ne savais trop comment la
retirer. Il a consulté un dossier et m'a dit : « Mme Meursault est entrée ici il y a
trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J'ai cru qu'il me reprochait quelque chose
et j'ai commencé à lui expliquer. Mais il m'a interrompu : « Vous n'avez pas à vous
justifier, mon cher enfant. J'ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez
subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout
compte fait, elle était plus heureuse ici. » J'ai dit : « Oui, monsieur le Directeur. » Il
a ajouté : « Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait
partager avec eux des intérêts qui sont d'un autre temps. Vous êtes jeune et elle
devait s'ennuyer avec vous. »
C'était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait son temps à me
suivre des yeux en silence. Dans les premiers jours où elle était à l'asile, elle
pleurait souvent. Mais c'était à cause de l'habitude. Au bout de quelques mois, elle
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aurait pleuré si on l'avait retirée de l'asile. Toujours à cause de l'habitude. C'est un
peu pour cela que dans la dernière année je n'y suis presque plus allé. Et aussi
parce que cela me prenait mon dimanche - sans compter l'effort pour aller à
l'autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route.
Le directeur m'a encore parlé. Mais je ne l'écoutais presque plus. Puis il m'a
dit : « Je suppose que vous voulez voir votre mère. » Je me suis levé sans rien dire
et il m'a précédé vers la porte. Dans l'escalier, il m'a expliqué : « Nous l'avons
transportée dans notre petite morgue. Pour ne pas impressionner les autres. Chaque
fois qu'un pensionnaire meurt, les autres sont nerveux pendant deux ou trois jours.
Et ça rend le service difficile. » Nous avons traversé une cour où il y avait
beaucoup de vieillards, bavardant par petits groupes. Ils se taisaient quand nous
passions. Et derrière nous, les conversations reprenaient. On aurait dit d'un
jacassement assourdi de perruches. À la porte d'un petit bâtiment, le directeur m'a
quitté : « Je vous laisse, monsieur Meursault. Je suis à votre disposition dans mon
bureau. En principe, l'enterrement est fixé à dix heures du matin. Nous avons pensé
que vous pourrez ainsi veiller la disparue. Un dernier mot : votre mère a, paraît-il,
exprimé souvent à ses compagnons le désir d'être enterrée religieusement. J'ai pris
sur moi, de faire le nécessaire. Mais je voulais vous en informer. » Je l'ai remercié.
Maman, sans être athée, n'avait jamais pensé de son vivant à la religion.
Je suis entré. C'était une salle très claire, blanchie à la chaux et recouverte
d'une verrière. Elle était meublée de chaises et de chevalets en forme de X. Deux
d'entre eux, au centre, supportaient une bière recouverte de son couvercle. On
voyait seulement des vis brillantes, à peine enfoncées, se détacher sur les
planches passées au brou de noix. Près de la bière, il y avait une infirmière arabe
en sarrau blanc, un foulard de couleur vive sur la tête.
À ce moment, le concierge est entré derrière mon dos. Il avait dû courir. Il a
bégayé un peu : « On l'a couverte, mais je dois dévisser la bière pour que vous
puissiez la voir. » Il s'approchait de la bière quand je l'ai arrêté. Il m'a dit : « Vous
ne voulez pas ? » J'ai répondu : « Non. » Il s'est interrompu et j'étais gêné parce
que je sentais que je n'aurais pas dû dire cela. Au bout d'un moment, il m'a regardé
et il m'a demandé : « Pourquoi ? » mais sans reproche, comme s'il s'informait. J'ai
dit : « Je ne sais pas. » Alors tortillant sa moustache blanche, il a déclaré sans me
regarder : « Je comprends. » Il avait de beaux yeux, bleu clair, et un teint un peu
rouge. Il m'a donné une chaise et lui-même s'est assis un peu en arrière de moi.
La garde s'est levée et s'est dirigée vers la sortie. À ce moment, le concierge m'a
dit : « C'est un chancre qu'elle a. » Comme je ne comprenais pas, j'ai regardé
l'infirmière et j'ai vu qu'elle portait sous les yeux un bandeau qui faisait le tour de
la tête. À la hauteur du nez, le bandeau était plat. On ne voyait que la blancheur du
bandeau dans son visage.
Quand elle est partie, le concierge a parlé : « Je vais vous laisser seul. » Je
ne sais pas quel geste j'ai fait, mais il est resté, debout derrière moi. Cette présence
dans mon dos me gênait. La pièce était pleine d'une belle lumière de fin d'après-
midi. Deux frelons bourdonnaient contre la verrière. Et je sentais le sommeil me
gagner. J'ai dit au concierge, sans me retourner vers lui : « Il y a longtemps que
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vous êtes là ? » Immédiatement il a répondu : « Cinq ans » - comme s'il avait
attendu depuis toujours ma demande.
Ensuite, il a beaucoup bavardé. On l'aurait bien étonné en lui disant qu'il
finirait concierge à l'asile de Marengo. Il avait soixante-quatre ans et il était
Parisien. À ce moment je l'ai interrompu : « Ah, vous n'êtes pas d'ici ? » Puis je me
suis souvenu qu'avant de me conduire chez le directeur, il m'avait parlé de maman.
Il m'avait dit qu'il fallait l'enterrer très vite, parce que dans la plaine il faisait chaud,
surtout dans ce pays. C'est alors qu'il m'avait appris qu'il avait vécu à Paris et qu'il
avait du mal à l'oublier. À Paris, on reste avec le mort trois, quatre jours
quelquefois. Ici on n'a pas le temps, on ne s'est pas fait à l'idée que déjà il faut
courir derrière le corbillard. Sa femme lui avait dit alors : « Tais-toi, ce ne sont pas
des choses à raconter à Monsieur. »Le vieux avait rougi et s'était excusé. J'étais
intervenu pour dire : « Mais non. Mais non. » Je trouvais ce qu'il racontait juste et
intéressant.