1 3 Hagège
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La structure des langues est l'ensemble, plus ou moins cohérent, des principes
d'organisation qui en assurent le fonctionnement, sur les plans des sons, de la
grammaire et du lexique. Elle peut être étudiée de deux points de vue différents, qui,
même, paraissent d'abord contradictoires. À un pôle, la typologie range les langues en
types, différents par définition, même si à l'intérieur d'un type donné c'est une
parenté de structure qui commande les regroupements. À l'opposé, la recherche des
universaux s'attache aux traits qui sont supposés propres à la totalité des langues,
connues ou non. Mise en relief des différences ici, quête des homologies là, les deux
entreprises ne paraissent pas conciliables. Pourtant, on se rend compte, à la réflexion,
qu'elles sont liées, mieux, que l'une est un préalable à l'autre : pour classer les langues
en types, il faut d'abord des critères. Examinons ceux des anciens auteurs (§ II) et ce
qu'on peut proposer à leur place (§ III).
A) Avant le XIXe siècle. En s'en tenant à l'Occident et à son passé, on peut dire que
l'Antiquité classique, pour ce qui est de la connaissance de l'homme, est repliée sur
elle-même. S'il est vrai que l'on trouve, chez les historiens grecs et romains, des
descriptions précieuses pour l'ethnographie, les autres peuples y sont vus comme une
périphérie par rapport aux centres civilisateurs (tout comme dans la Chine ancienne
aux mêmes époques) et leurs langues n'éveillent d'intérêt qu'anecdotique. Plus tard,
la spéculation médiévale n'est pas, par sa nature, compatible avec une entreprise de
classement. Quant à la curiosité encyclopédique de la Renaissance et de l'âge
classique, elle demeure tributaire des relations entre États (Europe et Bassin
méditerranéen), des découvertes (langues d'Afrique et d'Amérique), des missions
(Orient, Extrême-Orient : langues d'Asie) et des voyages. En tout état de cause, elle
n'aboutit qu'à des compilations : aucune classification comparable à celle qui, dès
Aristote, existait pour les sciences de la nature ne se rencontre dans les fameuses
sommes du XVIIIe siècle (dues à des géographes surtout, et qui, sauf la Dissertation
d'A. Smith (1759), précurseur (compounded/uncompounded languages) d'A.-W.
Schlegel, suivaient la suggestion de Leibniz : établir le plus possible de dictionnaires,
grammaires et atlas linguistiques) : le Mithridates d'Adelung (1771-1806), le
Catalogue des langues connues du P. Hervás (1784) ou le Vocabularium Catharinae
de Pallas (1787). En fait, le Mithridates ne fut achevé qu'après la parution de
l'ouvrage du Jésuite espagnol Hervás, qu'on peut considérer comme la première
compilation connue, déjà généalogique, à l'inverse de celle du Berlinois Adelung,
qu'elle influença mais qui reste géographique et synchronique. Quant à l'œuvre de
Pallas, naturaliste berlinois d'origine française, elle lui fut commandée par Catherine
II de Russie, qui l'envoya recenser toutes les langues accessibles de son immense
empire.
B) Au XIXe siècle. - Ce n'est donc qu'assez tard, au début du XIXe siècle, que naît
vraiment la typologie linguistique, comme classification raisonnée des langues en
types selon certains discriminants :
a) Les frères Schlegel (l'un en 1808, l'autre en 1818) offrent pour la première fois une
véritable classification : langues sans combinaisons de formes, langues à affixes,
langues à flexions. Ces dernières, les seules, selon A.-W. Schlegel, à avoir « une
végétation abondante et féconde », sont considérées comme les plus parfaites, tandis
que les premières, dont le chinois, monosyllabique, est un exemple, sont vues comme
les plus anciennes ; entre ces deux types, les langues à affixes ont pour particularité
d'associer aux radicaux des éléments qui, « pris isolément, renferment un sens
complet ». A.-W. Schlegel divise en outre les langues à flexion en synthétiques (à
désinences casuelles, sans articles ni auxiliaires) et analytiques, ces dernières étant
tenues pour issues des autres.
ii) Les comparatistes de l'âge postromantique sont les véritables continuateurs des
Schlegel :
?) A.-F. Pott (1849) divise les langues en quatre types, selon que matière (racine à
sens principal) et forme (dérivation et sens secondaires) sont :
traitées de telle sorte que mot et phrase coïncident (incorporant : ex. eskimo).
C) Au XXe siècle. - a) La typologie d'E. Sapir (Language, New York, Harcourt, 1921,
chap. 6) enrichit les répartitions précédentes par le recours au critère conceptuel (du
concret (ex. fr. table) au purement relationnel (ex. fr. de), nécessaires à toute langue,
en passant par d'autres concepts), et à celui du degré de synthèse. Mais elle confond
formes et concepts, et ne distingue pas clairement les faits syntaxiques.
D) Aux XIXe et XXe siècles : les classifications paralinguistiques : à cheval sur deux
siècles, quatre entreprises classificatoires ont eu quelque influence en leur temps : a)
F. Müller, dans son Einleitung in die Sprachwissenschaft (Vienne, 1876), publiée
vers la même époque que les travaux du biologiste E. Haeckel (auteur de la « loi
biogénétique » selon laquelle l'ontogénie récapitule la phylogénie), adopte un critère
ii) simple juxtaposition, sans accidents de frontières, dans le type agglutinant : ex. fr.
amour/amoureux, turc deniz-ler-in (merpl. -de), « des mers » (alors que l'équivalent
latin marium, de type flexionnel, ne permet pas d'isoler, dans -ium, le pluriel et le «
de », qui y sont amalgamés).
C) Les problèmes liés à la structure du mot. - Les typologies du XXe siècle sont
clairement synchroniques, c'est-à-dire qu'elles classent les langues selon des types
observables au moment de l'étude, et non selon leurs parentés génétiques établies
d'après ce qu'on sait de leur passé (diachronie), ni selon des aires géographiques où
des traits communs se sont diffusés par contact (typologie aréale, interférant souvent
avec les deux autres). Cependant, la plupart des typologies, qu'elles soient du XIXe ou
du XXe siècle, sont fondées sur la structure du mot. Or il s'agit d'un critère incertain.
D'une part, en effet, on rencontre dans beaucoup de langues des alternances, qu'il
faut bien traiter par une étude où interfèrent deux disciplines, la morphonologie, qui
présentera, par exemple, les couples viens/venons, humour/humoriste, beau/belle,
etc., du français. D'autre part, ce sont des considérations syntaxiques et sémantiques
qui fixent le statut de formations comme fr. quant-à-soi ou je-m'en-foutisme. II en
est de même pour les langues où un élément non libre peut néanmoins fonctionner
comme une péninsule, c'est-à-dire jeter un pont vers l'extérieur, par accord, anaphore
ou détermination : l'eskimo, par ex., présente une structure dont les exemples
français, s'ils étaient possibles, seraient du type de il représaillera violentes.
En fait, l'étude des formatifs (éléments internes du mot) est, pour une part, une
discipline historique. Les alternances sont le résultat de conditionnements
phonétiques disparus : angl. mod. foot ( « pied » ) / feet ( « pieds » ) est la dernière
étape sur la voie qui, depuis le germanique occidental fot/foti, passe par fot/föti
(transfert d'articulation), et fot/föt (chute du -i atone (et devenu non distinctif)).
D'autre part, si maintenir n'est plus analysé alors que attrape-nigaud peut l'être
encore, c'est parce que l'un reflète une syntaxe archaïque ne correspondant plus à
aucun mécanisme (complément circonstanciel antéposé au prédicat : maintenir =
tenir avec la main, comme culbuter = buter sur le cul, etc.), alors que la syntaxe de
l'autre est courante (complément direct après le prédicat : attrape-nigaud = qui
attrape le nigaud, comme lave-vaisselle = (instrument) qui lave la vaisselle, etc.).
L'examen de la forme des mots, dans les langues où elle est variable, intègre la
diachronie, sur le versant phonologique comme sur le versant syntaxique. Par suite,
les typologies fondées sur cet examen ne peuvent pas, malgré l'apparence, être
synchroniques, et cela contredit leur propos même.
L'univers est ainsi structuré qu'une connaissance totale est impossible, et de plus, les
langues mortes sans laisser de traces et celles qui sont inaccessibles échappent à
notre contrôle, sans compter que les traits réputés absents d'un (groupe d')idiome(s)
peuvent fort bien avoir été présents. À cette contingence de l'objet s'ajoute
l'importance des emprunts, qui remet en cause l'assignation de traits communs à des
propriétés universelles. C'est pourquoi il faut, pour échapper aux mirages de la quête
résolue d'universaux, prendre conscience des fortes restrictions qui la limitent.
Acceptant comme un donné indépassable l'ensemble des idiomes aujourd'hui connus,
on examinera autant que possible des langues assez éloignées génétiquement et
géographiquement. On se proposera pour objet non des lois universelles, mais des
tendances dominantes. On prendra donc soin de rendre compte du détail des causes
qui peuvent expliquer les contre-exemples, lorsque ceux-ci représentent, parmi les
cas observés, une partie assez faible (15 % au maximum) pour ne pas remettre en
question la tendance postulée. Pour ce faire, on suivra concurremment deux voies,
hypothético-déductive et empirico-inductive : l'une en chaîne hypothèses et
déductions, l'autre en vérifie la validité dans les faits, et c'est leur fécondation
réciproque qui peut fonder une saine méthode. Cette combinaison porte ses fruits
dans le domaine des tendances implicationnelles, de forme A — B, soit : « Si une
langue possède un trait A, elle a probablement le trait B. » Quant au contenu, il ne
s'agira :
ni d'universaux de substance, toujours démentis, comme « toutes les langues ont des
adjectifs » et même « certains sons évoquent partout le même sens » (v. p. 28) ;
ni de contraintes sur la forme des grammaires, qui sont, telles que les conçoit N.
Chomsky , des universaux de méthode plus que de langues ;
ni de la définition même d'une langue, qui clôture le champ de l'enquête par le seul
fait de s'énoncer , selon la conception minimaliste des structuralistes européens ;
ceux-ci, héritiers du Cercle de Prague, groupe de linguistes fondé en 1926, avaient vu
dans l'enseignement de F. de Saussure (Cours de linguistique générale, Genève, 1916,
œuvre fondatrice), un rejet de la grammaire universelle, au bénéfice des différences
de structures entre langues.
On se fondera plutôt sur deux oppositions : celle de la forme et du sens, puisque les
langues se servent de l'une pour transmettre et faire comprendre l'autre (relation
locuteur/auditeur), et celle de la chaîne et du système, puisque la chaîne des mots qui
se succèdent pour former des énoncés réalise dans le temps, celui de la
communication, les lois propres à chaque système linguistique.