Lettre Ouverte Sur Le Plan D'aménagement Spécial de Récupération Du Bois Affecté Par La Tordeuse Des Bourgeons de L'épinette
Lettre Ouverte Sur Le Plan D'aménagement Spécial de Récupération Du Bois Affecté Par La Tordeuse Des Bourgeons de L'épinette
Lettre Ouverte Sur Le Plan D'aménagement Spécial de Récupération Du Bois Affecté Par La Tordeuse Des Bourgeons de L'épinette
Nous souhaitons ici réagir à la proposition du Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs
concernant le plan d’aménagement spécial de récupération du bois affecté par la tordeuse des
bourgeons de l’épinette. L’idée générale de ce plan ne nous apparaît pas une orientation
compatible avec les principes de l’aménagement écosystémique des forêts. Voici pourquoi.
Certains se glosent que notre foresterie se qualifie auprès des agences de certifications
environnementales les plus exigeantes au monde. Toutefois, force est de constater que nous
contribuons allègrement à la perte de biodiversité à l’échelle mondiale. Bien sûr un bon lot de
considérations qui seront entendues lors de cette consultation concernent le caribou, à juste titre.
C’était écrit dans le ciel il y a des décennies que le déclin de la population de caribous allait se
confirmer avec le temps. Nous y sommes, dans un enclos. Une espèce iconique de l’identité
gaspésienne. Il n’y a pas de quoi être fiers de la voir ainsi aux soins palliatifs. Cela fait des
décennies que l’on comprend ce dont cette population a besoin pour survivre, mais on ne prend
pas les décisions d’aménagement forestier qui seraient compatibles avec le fonctionnement de cet
écosystème. Effectivement, bien que la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier soit
en vigueur depuis 2013, on ne peut toujours pas parler dans ce cas d’un aménagement
écosystémique. Or, si nous étions sérieux avec le principe de l’aménagement écosystémique qui
est au cœur de cette loi, on ne considérait pas sérieusement la création de nouvelles routes pour
récolter des bois (de piètre qualité) dans les forêts d’altitude à proximité de l’extension d’aire
protégée de 200 km2 à l’ouest du Parc de la Gaspésie. Si nous étions sérieux avec le principe de
l’aménagement écosystémique, on y pratiquerait une sylviculture adaptée aux forêts inéquiennes-
irrégulières (où les arbres sont diversifiés en âge, en hauteur, en diamètre et en essence)
façonnées par le régime des perturbations naturelles incluant la tordeuse des bourgeons de
l’épinette dans ces territoires au cours des derniers siècles. Ces forêts de haute altitude sont
faiblement résilientes aux perturbations sévères et de grandes étendues. Les opérations de
récupération projetées augmentent très considérablement la sévérité de la perturbation au sein de
ces écosystèmes déjà affectés par la tordeuse des bourgeons de l’épinette. Si le ministre est
sérieux avec sa clôture pour protéger le caribou, il devrait aussi avoir l’objectif d’aménager un
territoire forestier qui pourra accueillir cette hypothétique population grandissante de caribous qui
pourraient peupler le territoire gaspésien en 2100. Peut-être alors aurons-nous conservé le
caribou. Bien que hautement charismatique et médiatisé, le caribou est une espèce parmi tant
d’autres. Il y a bien plus de considérations qui nous mènent à penser que ce n’est pas une bonne
idée récolter des bois dans les forêts de hautes altitudes gaspésiennes.
La majestuosité des paysages du massif gaspésien fascine depuis longtemps. Encore qu’il y ait
tout à découvrir sur l’usage immémorial, rituel peut-être, que les Mi'gmaq pouvaient en faire. Dès
le milieu du 18e siècle, William Edmond Logan, fondateur de la Commission Géologique du
Canada, révélait la géodiversité du territoire, lors de la traversée systématique de la péninsule
gaspésienne entre Cap-Chat et Matapédia. D’ailleurs la beauté des paysages figurait en bonne
place à côté du caribou, comme motivation principale lors de la création du parc de la Gaspésie,
en 1937. Mais bien avant cela, dès 1903, une équipe de l’université Harvard entreprenait une
série d’expéditions qui allait culminer avec la fameuse publication de la monographie « Plant
Persistance in Unglaciated Areas of Boreal America » en 1925 à l’académie nationale américaine
des sciences. Son auteur, le biogéographe Merritt Lyndon Fernald, y documentait l’existence de
centaines de variétés de plantes que l’on ne retrouve pas plus au sud, dans des environnements
montagnards de la Nouvelle-Angleterre qui ont pourtant des conditions climatiques analogues à
celles qu’on trouve dans le massif gaspésien. Pour expliquer cette extraordinaire biodiversité
floristique, Fernald proposa que le territoire fût épargné par la dernière glaciation au cours des
100 000 derniers ans, et que c’était la raison pour laquelle plusieurs plantes avaient persisté et
avaient évolué sur place. Il est bien établi maintenant que toute la péninsule gaspésienne fut
touchée par la dernière glaciation. Mais 100 ans plus tard, la question soulevée par Fernald
demeure entière. Le territoire gaspésien appartient à la seule région du Québec qui se qualifie au
niveau mondial pour le caractère unique de sa biodiversité, selon la technologie internationale
NatureServe. Et cela dans une diversité de groupes d’organismes vivants. Notamment les
mammifères, dont bien sûr le caribou est le plus pitoyable exemple de conservation, mais
également des plantes, des insectes, des lichens et des populations singulières de poissons,
d’oiseaux... Le massif gaspésien est un joyau national, le bien commun de nature sauvage dans
toute sa splendeur le plus important du Québec méridional. Avons-nous vraiment intérêt à
dilapider un tel capital de patrimoine?
Les études de pollen révèlent que la forêt coniférienne du massif Gaspésien, co-dominée par le
sapin et l’épinette, avec une part appréciable d’autres espèces arborescentes, existe sur le
territoire depuis environ 8 millénaires. La dynamique écologique de cette forêt est régulée depuis
aussi longtemps par la tordeuse des bourgeons de l’épinette, dont les populations atteignent des
niveaux épidémiques à chaque 40 ans environ. Cette forêt a donc enregistré l’effet récurrent des
épidémies et elle s’est régénérée naturellement à de multiples occasions depuis son existence.
Ironiquement, la tordeuse préfère le sapin alors que l’épinette est moins vulnérable. Par contre, le
sapin est une espèce qui se régénère beaucoup plus facilement, sur une grande variété de
substrats. Il forme un tapis de régénération sous le couvert de la forêt qui peut demeurer sous
forme de semis en attendant une ouverture dans la canopée pour profiter de la pleine lumière que
cela crée. Comme une coupe par exemple. Justement, notre mode de gestion des peuplements
conifériens en cultivant des arbres de taille uniforme est parfaitement adapté à la régénération du
sapin. Certains forestiers de longue expérience ont proposé que ce mode d’exploitation forestière
entraînerait « l’ensapinage » des forêts. On crée les conditions propices à la régénération d’une
forêt qui sera encore plus vulnérable à la tordeuse des bourgeons de l’épinette. Pour aménager nos
forêts résineuses, en particulier dans les régions montagnardes, l’épinette est une espèce beaucoup
mieux adaptée sur laquelle il faut miser. Mais voilà, l’épinette est plus difficile à régénérer que le
sapin. Elle se régénère préférentiellement sur les troncs d’arbres tombés et en décomposition,
pour des raisons qui ne sont pas encore toutes bien comprises. En allant récolter du bois, on réduit
considérablement la quantité de substrats éventuellement propice à la régénération de l’épinette
blanche. De plus, nos pratiques sylvicoles tendent à régénérer une forêt avec une structure
équienne d’âge uniforme où tous les arbres sont de taille similaire, alors que la véritable
application des principes de l’aménagement écosystémique dans la région mènerait à des choix
d’aménagement forestier adaptés à la restauration ou au maintien des structures inéquiennes-
irrégulières. Nul doute que la tordeuse des bourgeons de l’épinette fait une bien meilleure
sylviculture que nous parce que ses effets vont dans le sens des principes d’aménagement
écosystémique maintes fois énoncés dans la loi 57 adoptée en 2013.
On peut voir la valeur d’une vieille forêt d’une part à plus court terme comme un puits de
ressources matérielles où le rendement peut être élevé quand la qualité du bois est bonne. D’autre
part, elle peut être vue sous forme de fournisseur de services écosystémiques (production d’eau
potable, accueil d’une gamme de loisirs, valeur spirituelle, valeur patrimoniale, etc.) qui, à long
terme, représentera un rendement probablement plus important que le premier. Ce n’est qu’en
considérant conjointement les deux types de visions de l’aménagement que l’exploitation
forestière pourra perdurer. Pour être du bon côté de l’histoire, et sachant que la demande pour une
nature sauvage ne fera qu’augmenter au fil du temps, nous nous devons de choisir ce second point
de vue pour la forêt des Chic-Chocs.
Luc Sirois, professeur, co-titulaire de la Chaire de la Recherche sur la Forêt Habitée, UQAR
Guillaume de Lafontaine, professeur, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Biologie
Intégrative de la Flore Nordique, UQAR
Alice Atikessé, étudiante à la maîtrise en biologie, UQAR
Todor Minchev, étudiant au doctorat en biologie, UQAR
Muriel Deslauriers, étudiante au doctorat en biologie, UQAR