Stratégie Les 33 Lois de La Guerre - Robert Greene

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À Napoléon, Sun Zi, la déesse Athéna et à mon chat Brutus.

13 page 171

CONNAISSEZ VOTRE ENNEMI : LA STRATÉGIE DU


RENSEIGNEMENT

Moins que l’armée proprement dite, l’esprit qui la guide est la


véritable cible de la stratégie.

Si vous comprenez comment fonctionne la personne qui dirige


l’armée, vous possédez la clef pour la tromper et la contrôler.
Entraînez-vous à décrypter les gens, à tenir compte des signaux
inconscients qu’ils émettent et qui révèlent leurs pensées et leurs
intentions.

14 page 185

BALAYEZ LES RÉSISTANCES PAR LA VITESSE ET LA


SURPRISE : LA STRATÉGIE DE LA BLITZKRIEG

Dans un monde où règnent indécision et prudence, la vitesse est un


atout majeur. En frappant le premier, avant que votre adversaire n’ait
eu le temps de réfléchir ou de s’y préparer, vous le déstabilisez,
l’inquiétez et l’induisez en erreur.

15 page 193

CONTRÔLEZ LA DYNAMIQUE : LA STRATÉGIE DE LA


MANIPULATION

Les gens s’efforceront toujours de vous contrôler, de vous pousser à


agir dans leur intérêt, à fonctionner selon leurs critères. Le seul
moyen de garder la main est de pratiquer un pouvoir plus intelligent
et plus fin. Au lieu de vouloir contrôler chaque mouvement de votre
adversaire, vous devez vous attacher à définir la nature de la
relation qui vous lie. Apprenez à maîtriser les pensées de l’autre, à
influer sur ses émotions afin de le pousser à l’erreur.

16 page 209
VISEZ LÀ OÙ CELA FAIT MAL : LA STRATÉGIE DU CENTRE DE
GRAVITÉ

Tout pouvoir provient d’une source spécifique. Lorsque vous étudiez


vos rivaux, grattez sous la surface pour dénicher cette source, ce
pivot, ce centre de gravité qui fait tenir toute la structure.

Si vous parvenez à toucher ce point central, vous êtes sûr de faire


des dégâts considérables.

Trouvez ce que l’adversaire chérit et protège le plus – c’est là que


vous devez frapper.

17 page 219

DIVISEZ POUR MIEUX RÉGNER : LA STRATÉGIE DE LA


CONQUÊTE PAR LA DIVISION

Lorsque vous observez votre ennemi, ne vous laissez pas intimider


par les apparences. Tentez plutôt d’examiner les différentes parties
qui forment le tout. En les éloignant les unes des autres, en semant
la zizanie et la division de l’intérieur, vous pourrez affaiblir, voire
anéantir le plus redoutable ennemi. Face à un ennemi ou à un
conflit, divisez le tout en petites parties aisément solubles.

SOMMAIRE

18 page 235

ATTAQUEZ LE FLANC VULNÉRABLE DE L’ADVERSAIRE : LA


STRATÉGIE DU PIVOTEMENT

Lorsque vous attaquez directement vos adversaires, vous renforcez


leur résistance et cela vous complique la tâche. Il vaut bien mieux
que vous détourniez l’attention de l’ennemi pour l’attaquer de côté, là
où il ne s’y attend pas. Poussez l’ennemi à prendre des risques, à
exposer ses points faibles, puis frappez un grand coup de côté.
19 page 249

ENVELOPPEZ L’ENNEMI : LA STRATÉGIE DE L’ANNIHILATION

Pour vous attaquer ou se venger, les hommes sont prêts à se servir


de la moindre faille dans votre défense. N’en laissez paraître aucune
et votre adversaire n’aura aucune prise sur vous. Pour cela, le secret
est d’envelopper votre ennemi, de le cerner de tous côtés par une
pression insupportable, de polariser son attention et de lui interdire
tout accès au monde extérieur. Lorsque vous sentez que votre
adversaire s’affabilit et perd espoir, étranglez-le en resserrant le
nœud coulant.

20 page 259

METTEZ VOTRE ADVERSAIRE EN SITUATION DE FAIBLESSE :


LA STRATÉGIE DU FRUIT MÛR

Même si vous êtes le plus puissant de tous, les batailles


interminables sont épuisantes, coûtent cher et sont dépourvues
d’imagination. Un bon stratège préfère manœuvrer : avant même le
début de la bataille, il trouve le moyen de mettre son adversaire en
position de faiblesse de façon à ce que la victoire soit rapide et
facile. Mettez-le face à des dilemmes : il a le choix, mais aucune
alternative n’est satisfaisante.

21 page 277

NÉGOCIEZ EN AVANÇANT : LA STRATÉGIE DE LA GUERRE


DIPLOMATIQUE

Avant et pendant les négociations, continuez à faire progresser vos


pions, afin que votre opposant reste sous pression et soit obligé
d’accepter vos conditions. En obtenant beaucoup de votre
adversaire, vous pourrez vous permettre quelques concessions sans
importance. Construisez-vous la réputation de quelqu’un de dur et
de ferme, afin que les autres s’inquiètent avant même de vous
rencontrer.
22 page 289

SACHEZ POSER LE POINT FINAL : LA STRATÉGIE DE SORTIE

Vous serez toujours jugé sur l’issue du conflit. Une conclusion


précipitée ou incomplète risque d’avoir des conséquences dans les
années à venir et peut ruiner votre réputation. Savoir conclure avec
art, c’est savoir à quel moment s’arrêter. Le sommet de la sagesse
stratégique, c’est d’éviter tout conflit et toute lutte sans porte de
sortie.

SOMMAIRE

xi
27 page 361

DONNEZ L’ILLUSION DE TRAVAILLER DANS L’INTÉRÊT DES


AUTRES : LA STRATÉGIE DE L’ALLIANCE

La meilleure façon de faire progresser vos intérêts en fournissant


peu d’efforts et sans répandre de sang est de vous créer un réseau
d’alliances en constante évolution. Servez-vous des autres pour
compenser vos faiblesses, faire le sale travail, combattre à votre
place. Parallèlement, travaillez à dissoudre les alliances des autres,
à affaiblir vos ennemis en les isolant.

28 page 375

TENDEZ À VOS ENNEMIS LA CORDE POUR SE PENDRE : LA


STRATÉGIE DE LA DOMINATION

Les pires dangers ne viennent pas de vos ennemis les plus évidents,
mais de ceux qui sont censés être de votre côté, ces collègues et
amis qui prétendent œuvrer pour la même cause que vous, mais qui
vous sabotent et volent vos idées dans leur intérêt personnel. Mettez
ces rivaux sur la défensive, faites-les douter, s’inquiéter. Poussez-les
à se pendre en vous servant de leurs tendances autodestructrices ;
vous en sortirez blanc comme neige.

29 page 391

PROGRESSEZ À PETITS PAS : LA STRATÉGIE DU FAIT


ACCOMPLI Si vous paraissez trop ambitieux, vous attisez
l’animosité des autres. Un arrivisme trop évident ou un succès trop
rapide éveillent la jalousie, la méfiance et le soupçon. Il est souvent
préférable de progresser à petits pas, de s’approprier de petits pans
de terrain sans éveiller le moindre soupçon. Lorsqu’ils s’en rendront
compte, il sera déjà trop tard.

30 page 401
PÉNÉTREZ LES ESPRITS : LES STRATÉGIES DE
COMMUNICATION

La communication est, en quelque sorte, une guerre dont les


champs de bataille sont les esprits résistants et impénétrables de
ceux et celles que vous cherchez à influencer. Votre but est de
contourner, voire d’abattre leurs défenses afin de prendre le contrôle
de leur esprit. Apprenez à infiltrer vos idées derrière les lignes
ennemies, à faire passer des messages subliminaux, à pousser les
gens à penser comme vous sans qu’ils ne s’en rendent compte.

31 page 415

DÉTRUISEZ DE L’INTÉRIEUR : LA STRATÉGIE DE LA


CINQUIÈME COLONNE

En infiltrant les rangs de l’adversaire, vous œuvrez à sa perte de


l’intérieur, il n’a aucune vraie cible à viser ; vous avez l’avantage
ultime. Pour obtenir l’objet de votre convoitise, ne combattez pas
ceux qui le possèdent, mais joignez-vous à eux : vous pourrez alors
vous approprier ce que vous briguez ou attendre le bon moment
pour un coup d’État.

SOMMAIRE

xiii

32 page 427

DOMINEZ TOUT EN FEIGNANT LA SOUMISSION : LA


STRATÉGIE DE LA RÉSISTANCE PASSIVE

Dans un monde où les considérations politiques sont primordiales, la


forme d’agression la plus efficace est celle qui se cache derrière des
apparences dociles, voire aimantes. Pour appliquer la stratégie de la
résistance passive, il faut caresser l’adversaire dans le sens du poil,
n’offrir aucune résistance visible. Dans les faits, vous dominez la
situation. Ne vous inquiétez pas, assurez-vous simplement que votre
résistance soit suffisamment masquée pour que vous puissiez
aisément la nier.

33 page 443

SEMEZ INCERTITUDE ET PANIQUE PAR DES ACTES DE


TERREUR : LA STRATÉGIE DE LA RÉACTION EN CHAÎNE

La terreur est l’ultime moyen de paralyser les personnes qui vous


résistent et de détruire leur capacité à planifier une stratégie. Le but
d’une campagne de terreur n’est pas de gagner une victoire sur le
champ de bataille, mais de provoquer un maximum de chaos afin
que l’adversaire, poussé au désespoir, réagisse de façon absurde.
La victime d’une stratégie de la terreur doit tout faire pour éviter de
succomber à la peur et à la colère. Face à une campagne de terreur,
votre ligne de défense sera donc celle de la rationalité.

BIBLIOGRAPHIE page 459

INDEX page 461

xiv

SOMMAIRE

PRÉFACE

Nous sommes imprégnés d’une culture qui prône des valeurs


démocra-N’est-ce pas un temps de

tiques de justice, de paix et d’altruisme. Très jeunes, nous


apprenons que corvée que le mortel vit sur

les personnes combatives et agressives en paient toujours le prix :


elles terre, et comme jours de

saisonnier que passent ses


sont impopulaires et mises à l’écart. Ces idéaux d’harmonie et de
gentil-jours ?

lesse sont véhiculés de façon plus ou moins directe : de par les


livres, qui Job, 7, 1

nous enseignent les clés du succès, de par les célébrités qui ont
réussi et qui affichent leur charme et leur sérénité, de par le
politiquement correct, qui sature l’espace public. Le problème, c’est
que nous sommes entraînés et préparés à la paix, et non à ce à quoi
nous sommes confrontés dans le Qui desiderat pacem

monde réel : la guerre.

praeparet bellum

(Si tu veux la paix,

Cette guerre se mène à plusieurs niveaux. Évidemment, nous avons


prépare la guerre)

tous des rivaux, en face. Le monde est de plus en plus dur,


imprégné de Végèce

compétition. En politique, en affaires, et même dans le monde


artistique, (Publius Flavius

Vegetius Renatus),

il est des adversaires qui feraient n’importe quoi pour prendre


l’avantage.

rei militaris instituta

Toutefois, plus troublants et plus complexes sont les combats à


mener contre ceux supposés être de notre côté. Ils jouent
apparemment le jeu, font partie de l’équipe, se montrent solidaires et
amicaux mais, en coulisses, sabotent tout et se servent de leur
camp pour promouvoir leurs propres intérêts. D’autres, plus difficiles
à saisir, jouent le jeu subtil de l’agression passive, proposant des
services qui ne viennent jamais, utilisant la culpabilité comme arme
secrète. Derrière une façade paisible, cette dynamique du chacun
pour soi gangrène la moindre communauté, la moindre relation
sociale. Notre culture peut bien refuser cette réalité, favorisant une
représentation plus pacifique de la société, mais chacun d’entre
nous porte et éprouve les cicatrices de ce combat quotidien.

Ce n’est pas que nous soyons tous d’abjects individus incapables de


nous montrer à la hauteur d’idéaux de paix et d’altruisme ; mais on
ne peut s’empêcher d’être ce que nous sommes. Nous avons tous
des pulsions agressives qu’on ne peut ignorer ou réprimer. Par le
passé, l’individu pouvait attendre du groupe – l’État, la famille,
l’entreprise – qu’il prenne soin de lui. Ce n’est plus le cas. Dans la
société libérale qui est la P R É FA C E

xv

La stratégie est un système

nôtre, il faut avant tout penser à soi et veiller à ses intérêts. Nul n’a
besoin d’expédients. Elle est plus

de ces idéaux d’amour et de paix, irréalistes, étrangers à toute


humanité, qu’une science : elle est la

ni de la confusion qui va avec. Nous avons besoin, au contraire, de


transmission du savoir

dans la vie pratique, le

connaissances pratiques pour gérer les conflits et les batailles de


tous les perfectionnement de la

jours. Il ne s’agira pas de se faire plus violent pour obtenir ce que


l’on pensée capable de modifier
veut ou se défendre, mais plutôt d’apprendre à être plus rationnel et
meill’idée directrice primitive

leur stratège dans le conflit, en canalisant nos pulsions agressives


au lieu conformément aux

de les nier ou de les réprimer. S’il est un but idéal à atteindre, ce doit
être situations sans cesse

modifiées, c’est l’art d’agir

celui du guerrier stratège, l’homme ou la femme qui gère les


situations et sous la pression des

les personnes délicates par des manœuvres fines et habiles.

circonstances les plus

Nombre de psychologues et de sociologues ont affirmé que seul le


difficiles.

conflit résout les problèmes et estompe les véritables différences.


Nos Helmuth von Moltke,

sur la stratégie,

succès et nos échecs sont le reflet de notre capacité à gérer les


conflits iné-école de guerre,

vitables qui nous confrontent à la société. En général, les gens sont


Paris, 1909

contre-productifs sur le long terme, parce qu’ils manquent de


contrôle et aggravent la situation. Ils essaient d’éviter le conflit,
perdent leur sang-froid, et, devenant sournois et manipulateurs,
finissent par s’en prendre à quelqu’un. Le stratège, lui, agit tout
autrement. Il vise des objectifs à long terme, sait différencier les
combats inutiles de ceux qui sont inévitables, apprend à contrôler et
à canaliser ses émotions. S’il est obligé de se battre, il manœuvre
subtilement, il est invisible. Il préserve ainsi ce calme de façade
qu’affectionne tant le politiquement correct d’aujourd’hui.

Ce modèle de combat rationnel nous vient des guerres organisées,


où l’art de la stratégie a été inventé et élaboré. À l’origine, la guerre
n’avait rien de stratégique. Les batailles entre tribus étaient brutales
et consistaient en une sorte de rituel de violence où chaque individu
devait faire preuve d’héroïsme. Mais alors que les tribus se sont
étendues dans l’espace et constituées en États, il est apparu que la
guerre coûtait cher, et que ce gaspillage, même pour le vainqueur,
menait à l’autodestruction. Il fallait rationaliser tout cela.

Le terme « stratège » provient de l’ancien mot grec stratêgos qui


signifie littéralement « chef d’armée ». La « stratégie » désignait
alors l’art de la tactique, du commandement et de la gestion de
l’effort de guerre : le stratêgos était celui qui choisissait le type de
formation à déployer, le champ de bataille, les manœuvres qui
conduiraient à la victoire. Ces connaissances évoluant, les chefs
militaires apprirent que, plus ils réfléchissaient et planifiaient la
guerre, plus ils avaient de chances de la remporter. Des stratégies
novatrices pouvaient leur permettre de battre des armées bien
supérieures, comme ce fut le cas lorsqu’Alexandre le Grand affronta
les Perses. Face à ces adversaires habiles qui faisaient preuve de
tant de stratégie, la pression est montée : pour garder l’avantage, un
général devait être encore meilleur stratège, plus fin et plus
intelligent que celui d’en face. Avec le temps, l’art du
commandement s’est perfectionné à mesure que nombre de
stratégies voyaient le jour.

Si le terme de « stratégie » est d’origine grecque, le concept, quant à


lui, est apparu dans toutes les cultures et à toutes les époques. De
la xvi

P R É FA C E

Chine antique à l’Europe moderne, les militaires ont établi de solides


Allons, mon fils chéri,
principes régissant la gestion des aléas de la guerre, la planification
souviens-toi de ta prudence,

de ton habileté, afin de ne

d’une stratégie et l’organisation de l’armée. La contre-attaque, le


contour-pas laisser échapper le prix.

nement par les flancs, l’encerclement et diverses autres manœuvres

- Le bûcheron doit plus à

militaires ont été utilisés par les armées de Gengis Khan, de


Napoléon son adresse qu’à sa force.

et de Shaka Zulu. Ces principes et stratégies constituent un


ensemble, C’est par la prudence

une sorte de sagesse militaire universelle, un lot de schémas


adaptables qu’un pilote dirige sur le sombre Océan un navire

à différentes situations, augmentant considérablement les chances


de agité par les vents, et c’est

victoire.

aussi par son habileté que

Le plus grand stratège de tous les temps était sans doute Sun Zi, à
l’écuyer doit l’emporter

l’époque de la Chine antique, auteur de L’Art de la guerre. Ce grand


clas-sur son rival. Celui qui

se confie imprudemment à

sique, probablement rédigé au IVe siècle av. J.-C., rassemble les


bases de son char et à ses coursiers,
presque tous les principes et schémas stratégiques développés par
la suite erre çà et là dans la

au fil des siècles. Mais ce qui les relie, et qui constitue pour Sun Zi le
véri-plaine : ses chevaux

table art de la guerre, c’est la volonté de gagner sans répandre le


sang. En s’égarent dans la lice,

jouant sur les faiblesses psychologiques de l’ennemi, en le menant


en et il ne lui est plus possible

de les retenir. Mais celui

situation précaire, en favorisant frustration et confusion, un bon


stratège qui agit avec soin, quoique

arrive à briser mentalement l’armée adverse, avant qu’elle ne rende


conduisant des chevaux

concrètement les armes. La victoire coûte ainsi beaucoup moins


cher. inférieurs, regarde sans Et l’État qui a vaincu en sacrifiant peu
de vies et de ressources est celui cesse la borne, tourne

auprès, tient les rênes

qui prospère. Certes, la plupart des guerres ne sont pas conduites


de d’une main sûre et observe

façon si rationnelle mais, dans l’histoire, les campagnes qui ont suivi
ce celui qui le devance pour

principe (Scipion l’Africain en Espagne, Napoléon Bonaparte à Ulm,


le surpasser.

T. E. Lawrence dans le désert pendant la Première Guerre mondiale)


se Homère,

l’iliade, traduction
distinguent des autres et sont devenues des modèles.

eugène bareste, 1843

La guerre n’est pas un domaine à part, séparé du reste de la vie en


société. C’est un concept éminemment humain, où s’expriment le
meilleur et le pire de notre nature. C’est aussi le reflet des tendances
qui balaient les sociétés. L’évolution actuelle vers les stratégies non
conventionnelles (les guerres dites « sales ») – guérilla ou terrorisme
– traduit une évolution similaire de notre société, où tout peut arriver,
où tout est permis. Les stratégies qui mènent à la victoire,
conventionnelles ou non, sont basées sur des principes intemporels
de psychologie. Les grands échecs militaires ont beaucoup à nous
apprendre sur la bêtise humaine et les limites de la force brute.
Rationaliser, stabiliser ses émotions, s’évertuer à gagner avec un
minimum de pertes : cette stratégie, idéale au combat, trouve de
multiples applications dans nos batailles du quotidien.

Aveuglés par le politiquement correct, beaucoup répondront qu’une


guerre est par principe barbare, que c’est une relique du violent
passé des hommes et qu’il faut la dépasser pour de bon. Promouvoir
l’art de la guerre en société, diront-ils, revient à s’opposer au progrès
et à favoriser conflit et dissension. N’y en a-t-il pas déjà assez ? Cet
argument est très séduisant, mais pas du tout sensé. Dans la
société et dans le monde en général, les plus agressifs sont toujours
ceux qui obtiennent ce qu’ils veulent, quoi qu’il arrive. Il faut être
vigilant et savoir se défendre contre de tels individus. Les civilités ne
sont d’aucune utilité si nous devons P R É FA C E

xvii

Qu’il [le Yogi] s’élève donc

courber l’échine devant les plus malins et les plus forts. Le pacifisme
face et qu’il ne s’abaisse pas car

aux requins : la voilà, l’éternelle tragédie.


l’esprit de l’homme est

Le Mahatma Gandhi, qui a fait de la non-violence l’arme suprême du


tantôt son allié, tantôt son

ennemi : Il est l’allié de

changement social, n’avait qu’un seul but : bouter hors de l’Inde ces
celui qui s’est vaincu soi-Anglais, ces colons qui avaient paralysé le
pays pendant plusieurs siècles.

même ; mais, par inimitié

Les Anglais étaient des dirigeants intelligents. Gandhi avait compris


que, pour ce qui n’est pas

pour que la non-violence soit efficace, il fallait qu’elle soit


extrêmement stra-spirituel, l’esprit peut agir

tégique, requérant plus de réflexion et d’organisation. Il est allé


suffisam-en ennemi.

Anonyme,

ment loin pour que la non-violence devienne une nouvelle façon de


faire la la bhagavad-gîtâ

guerre. Quelle que soit la valeur que l’on prône, y compris la paix et
le paci-

(le chant du

bienheureux),

fisme, il faut vouloir se battre pour cela, viser le résultat, et non


simplement poème épique indien

cette bonne conscience réconfortante qu’apportent de tels idéaux.


Dès lors traduit du sanscrit par
E.-L. Burnouf, Librairie

que vous voulez des résultats, vous êtes dans le domaine de la


stratégie.

de l’art indépendant,

Guerre et stratégie ont une logique inexorable : quoi que vous


désiriez, il Paris, 1861

faut vous battre pour l’obtenir et vous en donner les moyens.

D’autres vous diront que la guerre et la stratégie sont affaires


d’hommes, en particulier les plus agressifs ou ceux qui
appartiennent à l’élite dirigeante. Ils vous diront que l’étude de la
guerre et de la stratégie est machiste, élitiste et répressive, un
moyen pour le pouvoir de se perpétuer lui-même. Cet argument est
un dangereux non-sens. À l’origine, la stratégie était effectivement
réservée à une élite : un général, ses officiers, le roi, une poignée de
courtisans. Les soldats n’étaient pas au fait de la stratégie, qui ne les
aurait pas aidés sur le champ de bataille. Il n’était pas prudent, en
outre, de leur donner les moyens d’organiser une mutinerie ou une
rébellion. À l’époque de la colonisation, ce principe a été poussé à
son comble : les indigènes des colonies européennes étaient
engagés dans l’armée et faisaient le travail de la police, mais même
ceux qui avaient gravi les échelons les plus hauts de la hiérarchie
militaire étaient soigneusement maintenus à l’écart des réunions
stratégiques ; il était trop risqué de les mettre au courant. Mais il est
absurde, aujourd’hui, d’abandonner la stratégie et la connaissance
militaire aux mains des élites, qui n’en seront que plus puissantes. Si
la stratégie est l’art d’obtenir des résultats et de mettre en pratique
des idées, alors elle devrait être étendue au plus grand nombre,
surtout à ceux que l’on a traditionnellement maintenus à l’écart du
pouvoir, et notamment les femmes. Dans la plupart des mythologies,
les dieux de la guerre sont des femmes, comme l’Athéna de
l’Antiquité grecque. Une femme qui ne s’intéresse ni à la stratégie ni
à la guerre est victime d’un conditionnement social, voire politique, et
non d’un déterminisme biologique.
Plutôt que de résister à la nécessité stratégique et aux vertus de la
guerre rationnelle, ou de penser que c’est indigne de vous, il vaut
bien mieux s’y confronter. Cela facilite la vie sur le long terme, la
rend plus paisible et productive : vous saurez jouer le jeu et gagner
sans violence.

L’ignorer ne conduit qu’à la confusion et à l’échec.

Voici six idées fondamentales à mettre en œuvre au quotidien pour


devenir un bon stratège.

xviii

P R É FA C E

Regardez les choses telles qu’elles sont, et non telles que vos
émotions Minerve ou Pallas

vous les font percevoir. En stratégie, il faut considérer ses


réactions Sous le premier nom, elle émotionnelles comme une
maladie à traiter. La peur vous fera surestimer est la Déesse de la
Sagesse,

l’ennemi et agir de façon disproportionnée. La colère et l’impatience


vous des Sciences et des Arts ;

sous le second, celle de la

feront réagir brutalement, sans songer aux conséquences. La


suffisance, Guerre. Minerve sortit

surtout après plusieurs succès, vous emmènera trop loin, trop vite.

toute armée du cerveau de

L’amour vous rendra aveugle aux manœuvres perfides de ceux qui


sont Jupiter. Pacifique à la fois
censés être de votre côté. Les gradations les plus subtiles de ces
émotions et belliqueuse, elle chérissait

l’olivier autant que le

déterminent votre façon de voir les choses. La seule solution est de


recon-laurier. Neptune lui

naître que l’influence de l’émotion est inévitable, d’en prendre


conscience disputa l’honneur de

quand elle arrive et de savoir la compenser. Lorsque vous


réussissez, donner un nom à la

redoublez de prudence. Lorsque vous êtes en colère, ne prenez


aucune nouvelle ville de Cécrops ;

décision. Inquiet, sachez que vous allez exagérer les dangers


auxquels il crut l’emporter sur elle,

en faisant sortir de la terre,

vous faites face. La guerre demande le plus grand réalisme, elle


demande avec son trident, un superbe

de voir les choses telles qu’elles sont. Plus vous limitez et


compensez vos coursier. Minerve d’un

réactions émotionnelles, plus vous vous rapprocherez de cet idéal.

coup de sa lance, en fit

naître l’arbre de la paix

tout en fleurs ; et Cécropie

Jugez les gens sur leurs actions. La maîtrise de l’art de la guerre


ne se fut nommée Athènes, du
mesure pas à l’éloquence avec laquelle on explique un échec
militaire.

nom grec de la savante

Tout ce que l’histoire retient, c’est qu’un général a conduit ses


troupes à Déesse. Ses favoris, ses

la défaite et gaspillé des vies. Il vous faut appliquer cette idée à votre
vie véritables héros sont les

quotidienne, en jugeant les gens sur leurs résultats, sur des faits
mesu-héros pacifiques.

Joseph Brunel,

rables, des manœuvres dont ils se sont servis pour gagner le


pouvoir. Ce cours de mythologie,

que les gens disent d’eux-mêmes n’a pas d’importance : rien n’est
plus Tournachon-Molin,

Lyon, 1807

facile que de parler. Regardez plutôt ce qu’ils ont accompli : les faits
ne mentent pas. Appliquez donc cette logique à vous-même.
Analysez vos échecs pour comprendre à quoi ils sont dus. C’est
votre stratégie qui était mauvaise, et non pas votre adversaire qui
était injuste et responsable de votre échec. Vous seul portez la
responsabilité de la part de négatif et de positif dans votre vie.
Parallèlement, surveillez les manœuvres stratégiques des uns et des
autres autour de vous. Les gens qui vous accusent d’être injuste, par
exemple, qui essaient de vous culpabiliser et vous font de grands
sermons sur la justice et la moralité, tentent tout simplement de
prendre l’avantage.

Ne comptez que sur vous-même. En quête de réussite, les gens


ont tendance à se reposer sur des choses simples ou qui semblent
avoir fonctionné auparavant. Il peut s’agir d’accumuler des
richesses, des ressources, un grand nombre d’alliés ou les dernières
technologies en date, avec tous les avantages que cela apporte.
Tout ceci reste de l’ordre du matériel et du mécanique. Mais la vraie
stratégie, elle, est psychologique : c’est une question d’intelligence,
pas de force brute. Tout ce que vous possédez peut vous être
enlevé, et le sera probablement un jour ou l’autre. Les richesses
fondent, le dernier gadget devient obsolète, les alliés retournent leur
veste. Mais si votre esprit est armé de l’art de la guerre, aucune
force ne pourra vous l’enlever. En pleine situation de crise, vous P R
É FA C E

xix

Minerve, la déesse aux

saurez trouver la bonne solution. En ayant à votre disposition d’émi-


yeux d’azur, prend la

nentes stratégies, vous donnerez à vos manœuvres une force


irrésistible.

parole et dit : « Fils de

Comme le disait Sun Zi, « se rendre invincible dépend de soi ».

Tydée, Diomède, ami cher

à mon cœur, garde-toi de

craindre le dieu Mars et les

Vénérez Athéna, et non Arès. En mythologie grecque, la plus


intelli-autres divinités de

gente des immortelles était la déesse Métis. Pour la garder sous sa


coupe, l’Olympe : je te soutiens et
Zeus l’épousa et l’avala tout entière, en espérant par là même
absorber sa je te protège. Dirige tes

sagesse. Métis était enceinte de la déesse Athéna, qui naquit ainsi


du front coursiers contre le dieu de la

guerre ; frappe-le de près et

de son père, Zeus. Digne fille de ses parents, elle avait l’intelligence
de cesse de trembler devant cet

Métis et la combativité de Zeus. Elle était vénérée par les Grecs en


tant immortel impétueux et

que déesse de la stratégie guerrière, son être humain favori étant le


mali-farouche, fléau redoutable,

cieux Ulysse. Arès était le dieu de la guerre sous sa forme la plus


brutale toujours inconstant, devant

Mars, enfin, qui me promit

et la plus directe. Les Grecs méprisaient Arès et lui préféraient


Athéna, naguère, ainsi qu’à Junon,

qui se battait avec une plus grande subtilité. À la guerre, votre intérêt
n’est de combattre les Troyens et

pas dans la violence, la brutalité, le gaspillage des vies et des


ressources, de porter secours aux

mais dans la rationalité et le pragmatisme, avec, idéalement, une


victoire Argiens. Maintenant il se

conquise sans que le sang ne coule. Des Arès, on en croise tous les
jours : trouve au milieu de nos

ennemis et ne se souvient
ils sont stupides et faciles à duper. Avec la sagesse d’Athéna, vous
retour-plus de ses promesses. »…

nez la violence et l’agressivité de ces personnes contre elles-


mêmes, fai-Bientôt le dieu de la guerre

sant de leur propre brutalité la cause de leur chute. Comme Athéna,


vous atteint l’Olympe, séjour

aurez toujours un train d’avance, et serez donc imprévisible. Votre


but est des immortels. Il s’assied,

triste, affligé, près du fils de

d’allier guerre et philosophie, lutte et sagesse en un mélange


invincible.

Saturne ; il lui montre le

sang divin qui coule de sa

Prenez du recul. À la guerre, la stratégie est l’art de commander


une blessure, et, dans sa

opération militaire du début à la fin. La tactique est l’art de gérer


l’armée douleur profonde, il laisse

et les aléas immédiats du champ de bataille. Dans la vie de tous les


jours, échapper ces paroles :

« Jupiter, n’es-tu pas

nous sommes pour la plupart de plus ou moins bons tacticiens, mais


cer-indigné de voir de

tainement pas de vrais stratèges. Embourbés dans les conflits du


quoti-semblables forfaits ? Certes,
dien, nous ne pensons qu’au moyen d’obtenir ce que nous voulons
dans les dieux ont toujours

la bataille en cours. Il nous est bien plus inhabituel et difficile de


penser souffert de cruelles douleurs

en voulant favoriser les

en termes de stratégie. Vous croyez être un bon stratège, mais il y a


de faibles humains ! »

fortes chances pour que vous soyez plutôt dans le domaine de la


tactique.

Jupiter, le dieu qui

Pour acquérir ce pouvoir que seule la stratégie peut vous offrir, il faut
rassemble les nuages, lui

savoir prendre du recul, observer de loin le champ de bataille, viser


des lance des regards courroucés

objectifs à long terme, planifier toute une campagne et vous libérer


du et lui répond aussitôt :

« Divinité inconstante, ne

schéma routinier dans lequel les batailles de la vie vous ont


enfermé.

viens pas ici te plaindre ;

Gardez vos objectifs en tête : il vous sera beaucoup plus facile de


décider car de tous les habitants de

quand combattre et quand prendre la fuite. Parce que plus


rationnelles, l’Olympe, c’est toi que je
les décisions tactiques seront beaucoup plus simples à prendre au
quoti-hais le plus ! Tu n’aimes

que la discorde, la guerre et

dien. Les tacticiens sont lourds et ancrés dans le court terme ; les
stratèges ses fureurs ! Tu as bien le

sont lestes et voient loin.

caractère inflexible et

indomptable de ta mère,

Faites de votre guerre un combat intérieur. Tous les jours, il faut


se Junon, que j’ai peine à

battre – c’est la réalité de la vie. Mais la plus grande bataille de


toutes, réprimer moi-même par mes

paroles ! Les maux que tu

c’est celle que vous menez contre vous-même : vos faiblesses, vos
émo-endures aujourd’hui sont

tions, votre manque de recul. Vous devez vous déclarer la guerre.


En tant xx

P R É FA C E

que guerrier de la vie, accueillez chaque combat, chaque conflit


comme le fruit de ses conseils.

un moyen de faire vos preuves, d’améliorer vos capacités, de


gagner en Mais je ne veux pas que

tu souffres de plus longues


courage, en confiance et en expérience. Au lieu de réprimer vos
doutes douleurs, puisque tu es de

et vos peurs, affrontez-les et combattez-les. Recherchez les défis,


allez à la ma race et que je suis ton

bataille. Forgez-vous un esprit guerrier : seule une pratique


constante père. Ah ! Si tu devais le

peut vous y aider.

jour à un autre dieu, tu

serais enseveli depuis

longtemps dans des abîmes

Stratégie, les 33 lois de la guerre est un condensé de la sagesse


séculaire des plus profonds encore que

leçons et principes de l’art de la guerre. Ce livre est fait pour vous


armer ceux où j’ai précipité les

de connaissances pratiques qui vous donneront les moyens de


garder Titans ! »

l’avantage face aux guerriers qui vous assaillent tous les jours.

Il dit, et commande à Péon

de guérir le dieu de la

Chaque chapitre porte sur un problème spécifique auquel nous


guerre. Péon applique sur sommes régulièrement confrontés.
Comment se battre avec une armée la blessure des remèdes qui

sous-motivée ? Peut-on éviter de gaspiller de l’énergie en


combattant sur dissipent les douleurs et
plusieurs fronts ? Comment réduire le gouffre entre ce que l’on avait
soudain il guérit Mars, qui

prévu et la réalité ? Comment se tirer d’un piège ? Vous pouvez lire


le n’est pas un faible mortel. –

De même que le suc du

chapitre qui concerne votre problème du moment. Mais, mieux


encore, figuier, en troublant la

lisez les 33 lois stratégiques, appropriez-les vous, faites-en les


armes de blanche liqueur du lait,

votre arsenal mental. Même lorsque vous tenterez d’éviter le


combat, l’épaissit sous la main

beaucoup de ces stratégies vous seront utiles pour apprendre à


vous qui l’agite : de même les

remèdes de Péon épaississent

défendre et à déterminer de quoi l’autre est capable. Quoi qu’il en


soit, le sang de la blessure de

ce ne sont pas des doctrines ou des formules à appliquer, mais des


points Mars et guérissent aussitôt

de repère pour se lancer dans le combat, des graines qui, bien


plantées, le dieu de la guerre. La

feront germer en vous le stratège qui y sommeille.

divine Hébé baigne le corps

Les stratégies elles-mêmes sont tirées des écrits et des hauts faits
de du fils de Junon ; elle le

couvre de vêtements
grands généraux de l’histoire (Alexandre le Grand, Hannibal, Gengis
magnifiques, et bientôt il

Khan, Napoléon Bonaparte, Shaka Zulu, William Tecumseh


Sherman, s’assied plein de majesté

Erwin Rommel, Võ Nguyên Giáp) et de grands stratèges (Sun Zi,


auprès de Jupiter son père.

Miyamoto Musashi, Carl von Clausewitz, Charles Ardant du Picq,


Junon, reine d’Argos,

et Minerve, protectrice

T. E. Lawrence, le colonel John R. Boyd). Ce large éventail va des


strad’Alalcomène, retournent

tégies basiques aux stratégies non conventionnelles, « sales », des


temps dans le palais du grand

modernes. Le livre est divisé en cinq parties : la guerre contre soi-


même Jupiter après avoir arrêté

(préparer son esprit au combat) ; la guerre organisée (structurer et


préle carnage envoyé par Mars

parer son armée) ; la guerre défensive ; la guerre offensive ; la


guerre le fléau des hommes.

Homère,

non conventionnelle (ou « guerre sale »). Chaque chapitre est


illustré l’iliade, traduction

d’exemples historiques tirés des grands combats de l’histoire, mais


aussi Eugène Bareste, 1843

de la politique (Margaret Thatcher), de la culture (Alfred Hitchcock),


des sports (Mohamed Ali), du monde des affaires (John D.
Rockefeller) : cela Contre la guerre, on

montre bien le lien étroit qui relie le domaine de la guerre à la vie de


tous peut dire qu’elle rend le

les jours. Ces stratégies peuvent être appliquées à des combats de


tous vainqueur stupide et le

niveaux : la guerre organisée, la concurrence en affaires, la politique


d’un vaincu perfide. En faveur

groupe, et même les relations individuelles.

de la guerre, on peut dire

Finalement, la stratégie est un art qui exige non seulement une


qu’elle a beau produire ces

deux effets, elle rend les

manière de penser différente, mais aussi une autre approche de la


vie en deux partis plus barbares

général. Un gouffre sépare trop souvent nos idées et connaissances


d’un et donc plus naturels.

côté, et nos expériences quotidiennes de l’autre. Nous intégrons des


La guerre est un temps

P R É FA C E

xxi

d’hibernation pour la

informations futiles qui occupent de l’espace mental sans servir


aucune-culture, l’humanité en sort
ment. Nous lisons des livres divertissants, mais sans aucun rapport
avec plus forte pour le meilleur

notre quotidien. Nous avons d’éminentes idées que nous ne mettons


pas et pour le pire.

en pratique. Mais nous avons aussi beaucoup d’expériences


potentielle-Friedrich Nietzsche,

1844-1900

ment enrichissantes que nous n’analysons pas suffisamment, dont


on ne s’inspire pas, dont on ne tire aucune leçon. La stratégie
maintient les deux domaines en contact permanent : c’est la
connaissance pratique Sans la guerre, l’homme

sous sa forme la plus haute. Les événements de la vie courante


n’ont se vautre dans le confort

aucun sens si vous ne les analysez pas de manière approfondie ; les


idées et l’aisance, il perd son

aptitude à avoir des pensées

contenues dans les livres vous sont inutiles si elles ne trouvent pas
et des sentiments élevés, il

d’application au quotidien. En stratégie, la vie est comme un jeu


auquel devient cynique et sombre

on se prête. Ce jeu est très excitant, mais demande aussi beaucoup


dans la barbarie.

d’attention et de sérieux. Les enjeux sont énormes. Ce que vous


savez Féodor Dostoïovski

(1821-1881)
doit être mis en pratique et chaque action doit vous apprendre
quelque chose. La stratégie devient alors un défi sans cesse
renouvelé, et la source constante du plaisir que l’on éprouve à
surmonter les difficultés et à C’est la nature qui a dicté

résoudre les problèmes.

cette règle : celui qui est

incapable de se défendre

lui-même ne doit pas être

défendu.

Ralph Waldo Emerson

(1803-1882)

Dans ce monde où les dés sont pipés, il faut avoir un tempérament


de fer, une armure à l’épreuve des coups du sort et des armes pour
tracer son chemin contre les autres. La vie est une longue bataille,
un combat de tous les instants. Voltaire a bien raison de dire que, si
nous réussissons, c’est à la pointe de l’épée, et que, quand nous
mourrons, nous aurons encore l’épée à la main.

ARTHUR SCHOPENHAUER, Pensées et Fragments, 1851

xxii

P R E FA C E

PARTIE
I
LAGUERRECONTRE

SOI-MÊME

La guerre et le conflit se conduisent et se gagnent par la stratégie.


Visualisez-la comme une série de lignes et de flèches indiquant un
but : obtenir un certain statut, se débarrasser d’un obstacle,
encercler et détruire un ennemi. Mais avant que de diriger ces
flèches vers ses adversaires, il faut commencer par les diriger vers
soi.

Le mental est le point de départ de toute guerre et de toute stratégie.


Un esprit facilement débordé par ses émotions, ancré dans le passé
et non dans le présent, ne sachant pas être lucide dans l’urgence,
sera forcément incapable de mettre en place des stratégies
efficaces.

Pour devenir bon stratège, trois étapes doivent être franchies.


D’abord, il faut prendre conscience des faiblesses et des défauts qui,
parfois, prennent le dessus sur le mental et pervertissent les facultés
; ensuite, se déclarer la guerre à soi-même pour avancer ; enfin, se
battre sans relâche contre ses ennemis en appliquant des stratégies
bien précises.

Les quatre chapitres suivants vous feront prendre conscience des


désordres qui perturbent encore

probablement votre esprit, et ils vous arment de

stratégies spécifiques pour les éliminer. Ces chapitres sont des


flèches à diriger contre vous-même. Une fois que vous les aurez
bien assimilés, dans la théorie comme dans la pratique, ils serviront
à vous corriger dans tous les combats à venir afin de libérer le grand
stratège qui sommeille en vous.
1

DÉCLAREZ LA GUERRE

À VOS ENNEMIS :

LA STRATÉGIE DE LA POLARITÉ

La vie est un combat sans fin, et vous ne pouvez vous battre


efficacement sans identifier vos ennemis. Ils sont généralement
subtils et fuyants, déguisent leurs intentions, font semblant d’être de
votre côté. Vous avez besoin de clarté. Apprenez à débusquer vos
ennemis, contraignez-les à se révéler par des signaux et des
schémas qui mettront au jour leur hostilité. Ensuite, une fois que
vous les aurez bien cernés, déclarez-leur intérieurement la guerre.
Comme deux aimants opposés créent le mouvement, vos ennemis –
vos opposés – vous fournissent un but et une direction. Parce qu’ils
sont sur votre chemin, parce qu’ils représentent tout ce que vous
détestez, parce qu’ils vous font obstacle, vos ennemis sont source
d’énergie. Ne soyez pas naïf : avec certains d’entre eux, il ne peut y
avoir aucun compromis, aucun terrain d’entente.

D’après ces réflexions, il se

L’ENNEMI INTÉRIEUR

lève et appelle d’abord les

Au printemps de l’an 401 av. J.-C., Xénophon, gentilhomme


campagnard chefs de loches de la section

de trente ans vivant à proximité d’Athènes, reçut une invitation


surpre-de Proxène. Quand ils

furent assemblés, il leur dit :


nante : un ami recrutait des soldats grecs pour devenir mercenaires
au

« Braves chefs, je ne puis ni

service de Cyrus, le frère du roi perse Artaxerxès. Xénophon fut


invité à dormir (et sans doute, vous

se joindre à eux. La requête était pour le moins étonnante : les


Grecs et ne dormiez pas plus que

les Perses avaient longtemps été ennemis jurés ; d’ailleurs, quatre-


vingts moi), ni rester plus

ans plus tôt, la Perse avait tenté de conquérir la Grèce. Mais les
Grecs, longtemps couché, ayant

devant les yeux la triste

combattants chevronnés, avaient commencé à proposer leurs


services au situation où nous sommes

plus offrant, et cela faisait l’affaire de Cyrus qui souhaitait avant tout
don-réduits ; car il est évident

ner une bonne leçon à quelques cités rebelles au sein de l’empire


perse.

que nos ennemis n’ont

Les mercenaires grecs représentaient le soutien parfait pour


renforcer sa voulu être en guerre ouverte

avec nous qu’après avoir cru

grande armée.

s’y être bien préparés, et


Xénophon n’était pas un soldat, il vivait de ses rentes. Il avait
jusque-personne de nous ne

là mené une vie douillette, à élever des chiens et des chevaux, et se


rens’occupe des moyens de les

dait de temps à autre à Athènes pour parler philosophie avec son


ami repousser vigoureusement.

Socrate. Toutefois, il avait soif d’aventures et avait là l’occasion de


ren-Quel sort pensons-nous qui

nous attende, si nous

contrer le célèbre Cyrus, d’apprendre à se battre et de voir la Perse.


Peut-perdons courage et tombons

être, quand tout cela serait terminé, écrirait-il un livre. Il n’allait pas
s’endans les mains du roi, de ce

gager en tant que mercenaire (il était trop riche pour cela), mais
comme prince inhumain qui, ne

philosophe et historien. Après avoir consulté l’oracle de Delphes, il


trouvant pas sa cruauté

assouvie par la mort de son

accepta l’invitation.

propre frère, en a mutilé le

Quelque 10 000 soldats grecs rejoignirent l’expédition punitive de


cadavre, a fait couper la tête

Cyrus, pour former ce que l’on appela plus tard « l’expédition des
Dix et la main de Cyrus, et les
Mille ». Le groupe des mercenaires était hétéroclite : ils venaient de
toute a exposées en spectacle au

la Grèce, pour l’argent autant que pour l’aventure. Ainsi furent-ils


satis-haut d’une pique ? Quels

supplices réserve-t-il, croyez-

faits pour un temps, mais, quelques mois plus tard, une fois qu’il les
eût vous, pour nous, dont

menés au plus profond de la Perse, Cyrus leur avoua son but caché
: il personne n’épouse ici les

marchait en réalité sur Babylone et organisait une guerre civile pour


intérêts, et qui avons pris les

détrôner son frère et prendre la couronne. Mécontents d’avoir été


dupés, armes pour le faire tomber

du trône dans l’esclavage ou

les Grecs se fâchèrent et se plaignirent, mais Cyrus leur offrit


suffisam-même pour lui ôter, si nous

ment d’argent pour acheter leur silence et leur obéissance.

pouvions, la vie ? Ne nous

Les armées de Cyrus et d’Artaxerxès se rencontrèrent dans la plaine


fera-t-il pas subir les plus

de Counaxa, non loin de Babylone. Dès le début de la bataille, Cyrus


fut honteuses tortures ? Ne

tué, ce qui mit rapidement un terme à la guerre. La position des


Grecs cherchera-t-il pas tous les

moyens d’inspirer au reste


devint alors très précaire : ils avaient combattu du côté des perdants
pendes mortels une terreur qui

dant la guerre civile, étaient loin de chez eux et encerclés par des
Perses les détourne de porter la

hostiles. Toutefois, on leur fit savoir très vite qu’Artaxerxès ne leur


vou-guerre au sein de ses États ?

lait aucun mal. Son unique souhait était qu’ils quittent le pays le plus
vite Il faut donc tout tenter pour

ne pas tomber en son

possible. Il leur envoya même un émissaire, le général et futur


satrape pouvoir. Tant qu’a duré le

Tissapherne, pour les approvisionner et les escorter jusqu’en Grèce.


Ainsi, traité, je n’ai cessé de

conduits par Tissapherne et l’armée perse, les mercenaires


entamèrent plaindre les Grecs et

leur long périple de retour – ils avaient 2 500 kilomètres à parcourir.

d’envier le bonheur

Quelques jours après s’être mis en route, les Grecs eurent de


nouveaux d’Artaxerxès et des Perses.

Je considérais l’immensité

sujets d’inquiétude : les provisions fournies par les Perses étaient


insuffi-et la fertilité du pays que

santes et la route que Tissapherne leur faisait prendre posait


problème.

4
S T R AT É G I E 1

Pouvaient-ils vraiment faire confiance aux Perses ? Ils


commencèrent à possédaient nos ennemis,

en débattre entre eux.

l’abondance dans laquelle ils

nageaient. Que d’esclaves !

Le commandant grec Cléarque exprima les inquiétudes de ses


hommes Que de bétail ! Que d’or

à Tissapherne, qui se montra compréhensif : Cléarque devait


amener ses et d’habits magnifiques !

capitaines pour une rencontre en terrain neutre, les Grecs


exprimeraient Tournant ensuite mes

leurs griefs et les deux parties pourraient parvenir à un accord.


Cléarque regards sur notre armée, je

accepta et revint le jour suivant avec ses officiers, à l’heure et au lieu


voyais qu’aucun de ces biens

n’était à nous sans l’acheter.

convenus. Là, un important contingent de Perses les encerclèrent et


les Je savais qu’il ne restait plus

arrêtèrent. Ils furent décapités le jour même.

de quoi payer qu’à peu de

Un homme parvint à s’échapper et à prévenir les Grecs de la


traîtrise nos soldats, et que nos
des Perses. Ce soir-là, le camp grec fut une véritable désolation : les
uns serments nous empêchaient

tous de nous fournir du

se querellaient, tandis que les autres s’effondraient sur le sol, ivres


morts.

nécessaire, autrement que

Certains pensèrent à fuir mais, sans leurs chefs, ils étaient perdus.

l’argent à la main. Souvent,

Cette nuit-là, Xénophon, qui s’était tenu à l’écart pendant toute l’ex-
d’après ces considérations,

pédition, fit un rêve : un éclair envoyé par Zeus foudroyait la maison


de notre traité m’effrayait plus

son père. Il se réveilla en sueur. Soudain, cela lui sauta aux yeux :
les que ne m’effraie aujourd’hui

la guerre. Puisque la

Grecs avaient la mort aux trousses et restaient pourtant là, à tourner


en convention est rompue par le

rond, à se désespérer, à geindre et à se plaindre. Le problème se


trouvait fait des Perses, il me semble

dans leurs têtes. Se battant pour de l’argent plutôt que pour une
bonne qu’ils ont mis fin en même

cause, incapables de distinguer l’ami de l’ennemi, ils s’étaient


perdus. Ce temps, et aux outrages qu’il

nous fallait essuyer d’eux,


n’étaient pas seulement des montagnes et des fleuves, ni même
l’armée et aux soupçons continuels

perse, qui les séparaient de chez eux, mais la confusion qui régnait
dans dans lesquels il nous fallait

leurs esprits. Xénophon était trop fier pour mourir ainsi. Ce n’était
pas vivre. Tous les biens dont

un militaire, mais il connaissait la philosophie et les hommes, et


pensait ils jouissaient ne sont pas

sincèrement que, si les Grecs se concentraient sur leurs ennemis, ils


plus à eux, désormais,

qu’ils ne sont à nous.

seraient beaucoup plus alertes et créatifs. S’ils se focalisaient sur


l’inqua-Comme les prix des Jeux

lifiable trahison des Perses, ils se mettraient en colère et cette colère


les de la Grèce déposés entre

motiverait. Ils devaient cesser de se comporter en mercenaires


passifs et les prétendants, ils

redevenir les célèbres Grecs, les adversaires de ces païens de


Perses. Ils appartiendront aux plus

courageux. Les dieux sont

avaient besoin de clarté et d’un but.

les arbitres de ce combat,

Xénophon décida d’être cet éclair de Zeus, qui réveillerait les


hommes et sans doute, car ils sont
et éclairerait leur route. Il réunit tous les survivants et exposa son
plan : justes, ils se déclareront pour

« Nous allons déclarer la guerre aux Perses sans pourparlers ; plus


ques-nous. Les Barbares les ont

tion de négocier ou de débattre. Nous n’allons plus perdre de temps


à offensés par leurs parjures,

et nous, lorsque nous nous

nous disputer et à nous accuser les uns les autres ; toute notre
énergie sommes vus entourés de tant

devra être consacrée à la lutte contre les Perses. Nous allons être
invend’objets de tentation, nous

tifs, inspirés par nos ancêtres qui ont combattu à Marathon une
armée nous sommes sévèrement

beaucoup plus importante. Nous brûlerons notre convoi, quitterons


l’en-abstenus de rien prendre par

respect pour nos serments et

droit et nous déplacerons vite. Pas un instant nous ne baisserons la


garde pour les Immortels. Je crois

ni n’oublierons les dangers autour de nous. Ce sera nous ou eux, la


vie donc que nous pouvons

ou la mort, le bien ou le mal. Quiconque se permettra de grands


discours marcher au combat avec

pour nous troubler, nous le déclarerons trop stupide et lâche pour


être de plus d’assurance que nos

notre côté, et nous le chasserons. Laissons les Perses faire de nous


des ennemis. Nous avons
d’ailleurs plus qu’eux

hommes sans pitié. Nous n’aurons qu’une idée en tête : rentrer


vivants. »

l’habitude et la force de

Les officiers savaient que Xénophon avait raison. Lorsque, le jour


sui-supporter le froid, le chaud,

vant, un envoyé perse vint les voir, se présentant comme un


ambassadeur la fatigue, et grâce au ciel,

S T R AT É G I E 1

nos âmes sont d’une

entre eux et Artaxerxès, il fut, suivant les conseils de Xénophon,


rapide-meilleure trempe. Les

ment et brutalement chassé. Dorénavant, c’était la guerre et rien


d’autre.

Barbares seront plus faciles

Excités par l’action, les Grecs élurent leurs chefs, entre autres que
nous à blesser et à tuer

si les dieux nous accordent

Xénophon, et entamèrent le retour vers leur patrie. Ne pouvant


compter comme ci-devant la victoire.

que sur leurs propres moyens, ils apprirent rapidement à s’adapter


au ter-Mais peut-être d’autres
rain, à éviter les batailles, à se déplacer de nuit. Ils esquivèrent les
Perses et Grecs que nous ont-ils en ce

les semèrent en franchissant un col décisif avant d’être rattrapés.


Dès lors, moment la même pensée ?

avant qu’ils n’atteignent la Grèce, il leur restait à affronter beaucoup


de triN’attendons pas, je vous en

conjure par les Immortels,

bus ennemies, mais les redoutables Perses étaient maintenant


derrière eux.

qu’ils viennent nous

Au bout de plusieurs années, presque tous rentrèrent vivants en


Grèce.

trouver, et que ce soient eux

qui nous exhortent à une

Interprétation

défense honorable ;

commençons les premiers à

La vie est une lutte permanente, et vous vous retrouverez


constamment marcher dans le chemin de

dans des situations délicates, des relations destructrices, des


engagements l’honneur et entraînons-y les

risqués. Votre façon d’affronter ces difficultés déterminera votre


destin.

autres. Montrez-vous les


Comme le disait Xénophon, qu’importent les rivières, les montagnes,
les plus braves des chefs grecs ;

autres : le seul obstacle, c’est vous-même. Si vous êtes égaré et


confus, si montrez-vous plus dignes

d’être généraux que nos

vous perdez votre but, si vous ne faites pas la différence entre l’ami
et généraux eux-mêmes. Si

l’ennemi, vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même.

vous voulez courir à cette

Soyez en permanence sur le pied de guerre. Tout dépend de votre


gloire, j’ai dessein de vous

état d’esprit et de votre façon de voir le monde. Un changement de


pers-suivre ; si vous m’ordonnez

de vous y conduire, je ne

pective peut transformer un mercenaire passif et brouillon en un


combat-prétexte point mon âge pour

tant motivé et créatif.

m’en dispenser. Je crois au

Nous sommes déterminés par nos relations avec les autres. Enfant,
contraire que la vigueur de

on se développe une identité en se distinguant des autres, parfois au


point la jeunesse ne me rend que

de les rejeter en se rebellant. Plus vous êtes capable de reconnaître


ce que plus capable de repousser les
maux qui me menacent. »

vous ne voulez pas être, mieux votre identité et votre but sont alors
définis.

Ainsi parla Xénophon.

Sans cette polarité, sans un ennemi à combattre, vous êtes aussi


perdu Xénophon,

que les mercenaires grecs. Trompé par les manipulations des


autres, vous 426 ou 430-355,

anabase, « retraite des

hésitez au moment fatal et vous vous embrouillez dans des disputes


et des dix mille », traduit par

débats stériles.

La Luzerne, 1835

Concentrez-vous sur un ennemi. Cela peut être quelqu’un qui vous


barre le chemin, ou vous cause du tort, secrètement ou ouvertement
; ce La distinction spécifique

peut être quelqu’un qui vous a blessé ou qui s’est montré déloyal ;
ce peut du politique, à laquelle

être une valeur ou une idée que vous méprisez et que vous
percevez chez peuvent se ramener les actes

un individu ou un groupe. Ce peut être une abstraction : la bêtise, la


suf-et les mobiles politiques,

fisance, le matérialisme. N’écoutez pas les théoriciens qui vous


disent que c’est la discrimination de
la distinction entre un ami et un ennemi est primitive et obsolète. Ils
ne l’ami et de l’ennemi. Elle

fournit un principe

font que déguiser leur peur du conflit derrière une façade


chaleureuse. Ils d’identification qui a valeur

tentent de vous mettre hors course, de vous transmettre la mollesse


qui les de critère, et non une

afflige. L’esprit clair et motivé, vous pourrez vous permettre de vraies


ami-définition exhaustive ou

tiés et de vrais compromis. L’ennemi est l’étoile polaire qui vous


guide. En compréhensive.

suivant cette direction, vous pouvez enfin partir au combat.

CARL SCHMITT,

1888-1985, LA NOTION

DE POLITIQUE ET

Celui qui n’est pas avec moi est contre moi.

THÉORIE DU PARTISAN,

Flammarion, 2006

LUC, 11, 23

S T R AT É G I E 1

L’ENNEMI EXTÉRIEUR
Je suis de tempérament

Au début des années 1970, le système politique britannique s’était


installé guerrier. Attaquer est l’un

de mes instincts. Être

dans un schéma d’une impressionnante régularité : lorsque le parti


tra-ennemi, pouvoir être

vailliste gagnait une élection, la suivante était remportée par le parti


ennemi suppose une nature

conservateur, et inversement. Le pouvoir allait et venait, sagement,


entre forte, c’est en tout cas une

gens comme il faut. De fait, les deux partis avaient fini par se
ressembler.

possibilité qu’on trouve

Mais lorsque les conservateurs perdirent en 1974, certains en eurent


chez toutes les natures

fortes. Elles ont besoin

assez. Voulant changer les choses, ils demandèrent à Margaret


Thatcher de résistances, elles en

de prendre la tête du parti. Celui-ci était divisé cette année-là ;


Thatcher cherchent par conséquent…

en tira profit et gagna les élections au sein du parti.

La force de celui qui

Margaret Thatcher ne ressemblait à aucun autre politicien. Femme


attaque peut se mesurer à
la qualité de l’ennemi dont

dans un monde d’hommes, elle s’affirmait fièrement issue de la


petite il a besoin ; toute croissance

classe moyenne – elle était fille d’épicier – au sein du parti


traditionnel de se trahit par le choix d’un

l’aristocratie. Elle était vêtue avec soin, ressemblant plus à une


femme au adversaire puissant, ou

foyer qu’à une figure politique. Elle n’avait jamais eu un grand rôle
au d’un problème ardu : car

parti conservateur ; à vrai dire, elle était trop de droite pour cela.
Mais le un philosophe belliqueux

provoque aussi les

plus surprenant était son style : là où les autres politiciens se


montraient problèmes en combat

doux et conciliants, elle affrontait ouvertement ses adversaires, les


attaquant singulier. Il ne s’agit pas

directement. Elle aimait en découdre.

de vaincre les obstacles

La plupart des politiciens virent l’élection de Thatcher comme un de


façon générale, mais

seulement ceux contre

coup du hasard et ne s’attendaient pas à ce qu’elle dure sur la scène


poli-lesquels il faut déployer

tique. Au cours de ses premières années à la tête du parti, lorsque


les tra-toute sa force, sa souplesse
vaillistes étaient au pouvoir, elle ne fit pas grand-chose pour changer
leur et sa science des armes,

opinion. Elle vilipendait le système socialiste qui, selon elle, avait


étouffé ceux qui se présentent

tout sens de l’initiative et était responsable du déclin de l’économie


britan-à force égale…

Friedrich Nietzsche,

nique. En période de détente, elle critiqua vivement l’Union


soviétique.

1844-1900, ecce homo

Puis, pendant l’hiver 1978-1979, plusieurs syndicats publics se


mirent en grève. Thatcher partit au combat, accusant le parti
travailliste et le Premier ministre, James Callaghan, d’en être
responsables. C’étaient des discours crus, incisifs, parfaits pour la
une du soir – mais pas vraiment pour gagner des élections. Il fallait
être doux avec les électeurs, les rassurer, et non les effrayer. C’est
en tout cas ce que l’on pensait à l’époque.

En 1979, le parti travailliste appela à une élection générale. Thatcher


ne lâchait pas prise ; cette élection était pour elle une croisade
contre le socialisme, et la dernière chance pour la Grande-Bretagne
de se moderniser. Callaghan était la caricature du gentil politicien,
mais avait Thatcher dans son collimateur. Il n’éprouvait que du
mépris pour cette ménagère reconvertie en politicienne, et lui
retourna le feu : il était d’accord pour dire que cette élection était
critique car, si Thatcher la gagnait, l’économie britannique irait droit
au crash. Cette stratégie connut une certaine efficacité : Thatcher
effrayait beaucoup d’électeurs et les sondages la classaient en
dessous de Callaghan. Pourtant, parallèlement, sa rhétorique et les
réponses de Callaghan polarisèrent l’électorat et l’on put enfin faire
une vraie différence entre les deux partis. Ayant réussi à diviser le
public entre gauche et droite, elle fonça dans la brèche, attirant
l’attention des derniers indécis. Elle gagna largement.

S T R AT É G I E 1

[Salvador Dalí] ne perdit

Thatcher avait conquis l’électorat, mais désormais, en tant que pas


de temps avec ceux qui

Premier ministre, il allait falloir baisser d’un ton, panser les plaies :
n’étaient pas d’accord avec

d’après les sondages, c’était ce dont les Anglais avaient


désespérément ses principes ; il porta la

guerre dans le camp ennemi

besoin. Mais Thatcher, évidemment, fit le contraire et adopta des


coupes en écrivant des lettres

budgétaires encore plus importantes que celles annoncées durant


sa cam-d’insultes aux nombreux

pagne. Comme ses politiques étaient dépassées, l’économie vacilla


effec-amis qu’il s’était faits à la

tivement, ainsi que l’avait prédit Callaghan, et l’on vit décoller le


nombre Residencia, et les traita de

de chômeurs. Les hommes du parti de Thatcher, ceux qui l’avaient


cau-porcs. Il se comparait

gaiement à un taureau

tionnée pendant des années, mirent publiquement en cause ses


capacités.
malin qui esquive les cow-

Ces hommes, qu’elle traitait de poules mouillées, étaient les plus


respec-boys ; il s’amusa beaucoup à

tés du parti conservateur. C’était la panique totale : elle conduisait le


pays ébranler et à scandaliser toute

vers un désastre économique sans précédent qui allait leur coûter


leur l’intelligentsia catalane digne

de ce nom. Dalí commençait

carrière. La réponse de Thatcher fut sans appel : elle se débarrassa


d’eux à brûler ses vaisseaux avec

immédiatement. Elle n’hésitait pas à bousculer les gens : le nombre


de ses un zèle incendiaire…

ennemis augmentait chaque jour et ses résultats dans les sondages


dégrin-

« Nous [Dalí et le metteur

golaient. L’élection suivante allait pour sûr avoir raison d’elle.

en scène Luis Buñuel] avons

Cependant, en 1982, de l’autre côté de l’Atlantique, la junte militaire


décidé d’envoyer une lettre

d’injures à l’un des hommes

au pouvoir en Argentine, cherchant à détourner l’attention de la


popula-les plus célèbres

tion de tous ses problèmes, envahit les îles Malouines, possession


britan-d’Espagne », révéla plus
nique que l’Argentine avait toujours plus ou moins réclamée. Les
militaires tard Dalí à son biographe

de la junte étaient certains que le gouvernement britannique leur


aban-Alain Bosquet. « Notre but

était purement subversif…

donnerait ces îles, perdues et reculées. Mais Thatcher n’hésita pas


un seul Nous étions tous les deux

instant : malgré la distance (13 000 kilomètres), elle envoya une


force fortement influencés par

navale aux Malouines. Les dirigeants du parti travailliste poussèrent


de Nietzsche… Nous

hauts cris et dénoncèrent une guerre coûteuse et inutile. Beaucoup


de tombâmes sur deux noms,

conservateurs étaient terrifiés : si cette tentative pour récupérer les


îles le compositeur Manuel de

Falla et le poète Juan

Malouines échouait, le parti serait ruiné. Thatcher était plus seule


que Ramón Jiménez. Nous

jamais. Mais désormais, les gens voyaient ses qualités, autrefois si


insup-tirâmes au sort et Jiménez

portables, sous un nouveau jour : son obstination devenait du


courage, gagna… Nous rédigeâmes

de la noblesse. Comparée aux hommes carriéristes, indécis et


couards qui alors une lettre féroce et

déchaînée, d’une violence


l’entouraient, Thatcher paraissait confiante et décidée.

incomparable, et

Les Britanniques réussirent à récupérer les Malouines ; pour


l’envoyâmes à Juan Ramón

Thatcher, ce fut une grande victoire. Brusquement, les problèmes


écono-Jiménez. Elle disait : “Cher

miques et sociaux furent oubliés. Thatcher dominait désormais la


scène et distingué ami, nous

et écrasa le parti travailliste aux deux élections suivantes.

croyons de notre devoir de

vous informer de façon

purement désintéressée que

Interprétation

nous trouvons vos travaux

Margaret Thatcher avait un profil totalement atypique : une femme


issue profondément répugnants à

de la classe moyenne et ultralibérale, la Grande-Bretagne n’avait


jamais cause de leur immoralité,

leur hystérie, leur

vu ça. Souvent, quand on est étranger, on cherche à s’intégrer, mais


on y arbitraire…” Jiménez en

perd son identité, ce qui fait sa différence, ce qui fait aussi que l’on
se fait fut profondément blessé… »
remarquer. Si Thatcher était devenue comme ces hommes autour
d’elle, Meredith

elle aurait simplement été remplacée par un autre. Mais son instinct
Etherington-Smith,

the persistence of

lui dictait de rester en dehors. En fait, elle poussa le concept à son


memory: a biography

paroxysme : elle s’imposait comme une femme seule contre une


armée of dalí, 1992

d’hommes.

S T R AT É G I E 1

À chaque étape, pour obtenir le contraste frappant qu’elle souhaitait,


L’hostilité d’un membre

Thatcher pointait du doigt un adversaire : les socialistes, les « poules


mouil-vis-à-vis d’un associé

n’est pas un facteur social

lées », les Argentins. Sans ces ennemis, elle n’aurait pu avoir cette
image de purement négatif, ne serait-femme déterminée, puissante,
patriote. Thatcher ne cherchait pas la popu-ce que parce qu’elle
seule

larité, éphémère et superficielle. Les experts sont souvent obsédés


par les peut rendre possible la

sondages d’opinion, mais, dans la tête des gens – ce qui, pour un


politi-vie aux côtés de gens
cien, est un véritable champ de bataille –, mieux vaut être
remarquable parfaitement insupportables.

Si nous n’avions pas le

qu’aimable. Tant pis si certains vous détestent ; on ne peut pas


plaire à pouvoir ni le droit de nous

tout le monde. Vos ennemis, ceux à qui vous vous opposez de front,
vous rebeller contre la tyrannie,

aideront à vous forger une base stable. Inutile de se perdre au


centre, là l’arbitraire, les sautes

où se pressent les masses : dans la foule, on n’a pas la place de se


battre.

d’humeur et le manque

de tact, nous ne pourrions

Divisez les gens, excluez-en certains et faites de l’espace pour la


bataille.

supporter d’entretenir la

Dans la vie, tout concourt à vous pousser au centre, en politique


moindre relation avec des

comme ailleurs. Le centre est le domaine du compromis. Bien sûr, il


faut gens dont le caractère nous

savoir s’entendre avec les autres, mais ce n’est pas sans danger. En
cher-fait souffrir. Nous serions

chant toujours la conciliation, on oublie qui l’on est et l’on se noie


dans acculés à des mesures

désespérées ; ces dernières


la mêlée. Considérez-vous au contraire comme un combattant, seul,
mettraient un terme

encerclé par vos ennemis. Cette lutte constante vous garde fort et
en à la relation mais ne

alerte. Elle aide à définir ce en quoi vous croyez, pour vous comme
pour constitueraient pas, sans

les autres. N’hésitez pas à contrer radicalement les gens : sans


antago-doute, un « conflit ».

Non seulement parce que

nisme, pas de bataille, et sans bataille, pas de victoire. Ne vous


laissez pas l’oppression en général

piéger par le besoin d’être aimé : mieux vaut être respecté, voire
craint.

empire si elle est subie avec

La victoire sur vos ennemis vous apportera une plus durable


popularité.

calme et sans protestation,

mais aussi parce que

l’opposition nous donne

Les hommes sages, prévoyants, intrépides et durs au travail une


satisfaction intérieure,

avaient toujours leurs sabres pendus à leur côté, ils ne présumaient


une distraction, un

jamais que l’ennemi ne viendrait pas, ils étaient toujours prêts à


soulagement… En nous
tout événement, ils se rendaient invincibles et, s’ils rencontraient
opposant, nous avons le

l’ennemi, ils n’avaient pas besoin d’attendre du secours pour


sentiment de ne pas être

complètement le jouet des

se mesurer avec lui.

circonstances.

SUN ZI (IVe siècle av. J.-C.), L’Art de la guerre Georg Simmel,

1858-1918

LES CLEFS DE LA GUERRE

De nos jours, on n’a guère l’habitude d’être ouvertement hostile. Les


règles du combat – en société, en politique, sur le champ de bataille
– ont changé et cela doit faire évoluer votre perception de l’ennemi.
Un ennemi direct est aujourd’hui rare, et c’est d’ailleurs une
bénédiction. Les gens ne s’attaquent plus ouvertement à vous, ne
montrent plus leurs intentions, leur instinct destructeur ; ils agissent
par en dessous, indirectement.

Quoique la société soit plus compétitive que jamais, toute forme


d’agressivité directe est découragée et les gens ont appris à agir en
secret, à se montrer astucieux et à attaquer sans prévenir.
Beaucoup se servent de l’amitié comme d’un moyen pour masquer
leurs instincts agressifs : ils se rapprochent de vous pour mieux vous
nuire (un ami sait mieux que quiconque comment vous blesser). Ou
bien encore, sans même parler S T R AT É G I E 1

Au fur et à mesure que


d’amitié, ils proposent de l’aide ou du soutien : ils semblent être de
votre l’on remonte les grands

côté, mais au final, ils agissent suivant leurs propres intérêts, à vos
dépens.

fleuves [de Bornéo], on

Il y a ceux aussi qui maîtrisent la guerre psychologique, jouant les


victimes, rencontre des tribus de plus

en plus belliqueuses. Dans

vous culpabilisant d’on ne sait trop quoi. Le champ de bataille


grouille de les régions côtières, il s’agit

ce type de guerriers, intelligents, fuyants et insaisissables.

de paisibles villages qui ne

Le mot « ennemi », du latin inimicus – le « non-ami » –, a été


diabolisé combattent jamais, sauf

et politisé. Votre première tâche en tant que stratège est d’élargir le


concept pour se défendre – avec peu

d’ennemi, d’y inclure tous ceux qui travaillent contre vous, qui
contrarient de succès d’ailleurs – tandis

que dans le centre, où les

vos projets, même subtilement (parfois, l’indifférence est une arme


plus cours d’eau prennent leur

efficace que l’agression, parce qu’elle cache l’hostilité). Sans devenir


para-source, existent de

noïaque, vous devez comprendre que certaines personnes vous


veulent du nombreuses tribus
mal et agissent en conséquence. Identifiez-les, et il vous sera
beaucoup plus excessivement combatives

dont les raids ont

facile de manœuvrer. Il y a deux possibilités : rester passif et


attendre, ou constamment terrorisé les

passer à l’action, de manière agressive ou défensive, pour éviter le


pire.

villages établis sur le cours

Vous pouvez même essayer de faire un ami d’un ennemi. Mais quoi
qu’il inférieur des fleuves. On

arrive, ne soyez jamais la victime naïve. Il ne faut pas être celui qui
bat tou-pourrait penser que les

jours en retraite face aux attaques adverses. Armez-vous de


prudence, et ne paisibles habitants des

zones côtières présentent

baissez jamais complètement la garde, même avec vos amis.

des qualités morales

Les gens sont en général assez doués pour cacher leur hostilité,
mais supérieures à celles de leurs

ils émettent souvent des signaux qui les trahissent. L’un des plus
proches voisins plus combatifs.

amis et conseillers du chef du parti communiste chinois Mao


Zedong, Lin Bien au contraire : à

pratiquement tous les


Biao, était un membre important du Politburo et successeur éventuel
de égards, ce sont les tribus

Mao. Pourtant, à la fin des années 1960 et au début des années


1970, Mao guerrières qui l’emportent.

décela un changement chez son ami : il était devenu plus que


chaleureux.

Leurs maisons sont mieux

Tout le monde vouait un culte à Mao, mais les louanges de Lin


étaient construites, plus grandes et

d’une ferveur embarrassante. Pour Mao, pas de doute, quelque


chose plus propres ; leur moralité

domestique est supérieure ;

sonnait faux. Il surveilla Lin de près et en arriva à la conclusion qu’il


com-ils sont physiquement et

plotait pour prendre le pouvoir, ou du moins s’en rapprocher. Et Mao


mentalement plus forts,

avait raison : Lin complotait assidûment. Il ne s’agit pas, bien sûr, de


plus courageux et plus

mésestimer tout geste amical, mais de les remarquer. Notez tout


change-actifs, et enfin, d’une façon

générale, plus dignes de

ment dans les comportements émotionnels : un enthousiasme


inhabituel, confiance. Par-dessus tout,

un nouveau désir de se confier, des flatteries excessives, la


proposition la structure de leur société
d’une alliance qui, finalement, ne vous sert pas spécialement. Fiez-
vous à est plus solide et plus

votre instinct : si un comportement vous paraît suspect, c’est qu’il


l’est.

efficace, car le respect

Peut-être n’est-ce rien, mais mieux vaut être prudent.

qu’ils ont de leurs chefs et

l’obéissance qu’ils leur

Vous pouvez attendre sagement et guetter le moindre signe pour


témoignent ainsi que la

confirmer vos soupçons, ou bien vous pouvez travailler activement à


loyauté vis-à-vis de leur

démasquer vos ennemis – « qui frappe les buissons en fait sortir les
ser-village sont beaucoup plus

pents », comme dit le proverbe chinois. L’Ancien Testament raconte


que forts ; chaque homme

s’identifie à l’ensemble du

David soupçonnait son beau-père, le roi Saül, de vouloir sa mort.

groupe, il assume et exécute

Comment l’avait-il découvert ? Il confia ses soupçons au fils de Saül,


loyalement tous les devoirs

Jonathan, son meilleur ami. Devant son incrédulité, David suggéra


un collectifs qui lui incombent.
test. Il était attendu à la cour pour un banquet. Il n’irait pas.
Jonathan, William McDougall,

lui, transmettrait au roi son excuse, acceptable, sans plus. Le plan


réussit 1871-1938

à merveille ; Saül, hors de lui, s’exclama : « Maintenant, fais-le saisir,


et qu’on me l’amène, car il mérite la mort. »

10

S T R AT É G I E 1

Le test de David fonctionna parce qu’il était ambigu. Son excuse


Cela est justement la

pour ne pas assister au banquet pouvait en effet être accueillie de


diverses liberté, car si je suis

dépendant je me rapporte

manières : si Saül n’avait eu aucune mauvaise intention envers


David, il à autre chose que je ne suis

n’aurait interprété l’absence de son gendre, au pire, que comme de


pas ; je ne puis exister sans

l’égoïsme ; mais il haïssait David en secret, et interpréta donc cela


comme quelque chose hors de moi ;

de l’effronterie, ce qui le mit hors de lui. Suivez l’exemple de David :


faites je suis libre quand je suis

ou dites quelque chose qui pourra être compris de différentes


façons. Les en moi.

Georg Hegel,
intentions de votre adversaire détermineront l’interprétation qu’il en
1770-1831,

fera : il vous croira superficiellement poli, un peu froid, voire


insultant.

leçon sur la

philosophie de

Un ami se posera certes des questions, mais laissera passer. Un


ennemi l’histoire

secret réagira par la colère. Une quelconque émotion, et vous


saurez que, sous la surface, c’est l’ébullition.

Souvent, la meilleure façon de pousser les gens à se révéler est de


provoquer tensions et disputes. Le producteur hollywoodien Harry
Cohn, président d’Universal Pictures, se servait de cette stratégie
pour découvrir la véritable opinion de ceux avec qui il travaillait et qui
refusaient d’exprimer franchement leur position : il attaquait
violemment leur travail, ou, lors d’une discussion, s’adressait à eux
de manière excessive, offensive. Il provoquait les directeurs et les
scénaristes ; bien souvent, ceux-ci balançaient alors leur prudence
habituelle par-dessus les moulins et dévoilaient leurs véritables
pensées.

Il faut bien comprendre que les gens ont tendance à se montrer


vagues et fuyants parce que c’est beaucoup plus prudent que d’agir
ouvertement. Si vous êtes le patron, ils imiteront vos idées. Ce n’est
souvent que pure flatterie. Poussez-les à bout ; les gens sont
généralement plus sincères quand ils sont en colère. Si vous
provoquez une dispute avec quelqu’un et que celui-ci continue à être
d’accord avec vous, vous avez peut-être affaire à un caméléon, un
genre particulièrement dangereux.

Méfiez-vous des gens qui se cachent derrière une façade d’idées


floues et impartiales : c’est forcément faux. Une question acérée,
une accusation méchante les feront réagir et prendre position.

Avec un ennemi potentiel, il est parfois préférable d’être moins


direct, mais subtil et sournois comme lui. En 1519, Hernando Cortés
arriva au Mexique avec sa bande d’aventuriers : cinq cents hommes,
dont certains d’une loyauté discutable. Au cours de l’expédition,
lorsque Cortés relevait un acte répréhensible de la part de ses
hommes, il ne se mettait jamais en colère. Il feignait de s’en
accommoder, d’accepter, voire d’approuver ce qu’ils avaient fait. Le
croyant faible ou bien de leur côté, ils faisaient alors un pas de plus.
Cortés avait ainsi ce qu’il voulait : un signe clair, pour lui comme
pour les autres, qu’ils étaient des traîtres. Il pouvait alors les isoler et
les détruire. Adoptez cette méthode : si les amis ou les partisans que
vous soupçonnez manifestent une vague hostilité ou se positionnent
contre vos intérêts, résistez à la tentation de réagir, de dire non, de
vous mettre en colère ou même de poser des questions. Laissez
faire et fermez les yeux, du moins en apparence. Vos ennemis,
confiants, ne tarderont pas à aller plus loin. Une fois que vous les
aurez bien en vue, vous pourrez attaquer.

S T R AT É G I E 1

11

Peu après mon arrivée chez

Souvent, l’ennemi est d’autant plus difficile à identifier qu’il est Mme
Auld, elle eut la

important : une organisation ou une personne masquée derrière un


bonté de commencer à

réseau compliqué. Votre but est de viser une partie du groupe, un


leader, m’enseigner l’alphabet.

Après quoi, elle m’aida à


un porte-parole, un membre important du cercle des initiés. C’est
ainsi épeler des mots de deux ou

que l’activiste Saul Alinsky s’attaqua aux corporations et à la bureau-


trois lettres. J’en étais à ce

cratie. Dans sa campagne des années 1960 pour détruire le


système des point-là de mes progrès,

écoles publiques à Chicago, il visa le superintendant des écoles,


sachant quand M. Auld découvrit

que celui-ci retournerait les accusations contre ses supérieurs. En


atta-ce qui se passait, et

s’opposa à ce que

quant sans relâche, il fit connaître le problème, et l’homme ne put


plus se Mme Auld m’en enseignât

cacher. Au final, ceux qui le soutenaient durent lui venir en aide,


s’expo-davantage, en lui disant,

sant ainsi eux-mêmes. Comme Alinsky, ne visez jamais un ennemi


vague, entre autres choses, qu’il

abstrait. Pour se battre, il faut une véritable motivation, impossible à


était défendu aussi bien que

dangereux d’enseigner à lire

avoir si votre ennemi demeure invisible. Personnalisez la lutte, les


yeux à un esclave. Je me sers de

dans les yeux.

ses propres expressions :

Le danger est partout. Il y a toujours des personnes hostiles et des


« Plus on donne à un

relations destructrices. La seule façon de sortir de cette dynamique


néga-esclave, dit-il, plus il veut

tive est de l’affronter. Si vous réprimez votre colère, si vous évitez


l’en-avoir. Laissez lui prendre

un pied, il en aura bientôt

nemi et cherchez un terrain d’entente, vous allez droit dans le mur.


Vous pris quatre. Un nègre ne

prendrez l’habitude de fuir le conflit et finirez par perdre le goût du


com-doit rien savoir, si ce n’est

bat. La culpabilité est totalement inutile : ce n’est pas de votre faute


si obéir à son maître, et faire

vous avez des ennemis. Se sentir trompé ou victime ne sert à rien.


Dans ce qu’on lui commande. Le

savoir gâterait le meilleur

les deux cas, vous ne regardez que vous-même et vos sentiments.


Au lieu nègre du monde. Or, si

d’intérioriser une telle situation, extériorisez-la et faites front. C’est la


vous enseigniez à lire à ce

seule porte de sortie.

nègre (ajouta-t-il, en

Le pédopsychiatre Jean Piaget voit le conflit comme une étape indis-


parlant de moi), il n’y

pensable du développement mental. L’enfant, dans le conflit avec


ses pairs, aurait plus moyen de le
maîtriser. Il ne serait plus

puis avec ses parents, apprend à s’adapter au monde et développe


des stra-propre à être esclave. Il

tégies pour gérer ses problèmes. Les enfants qui cherchent à éviter
le conflit deviendrait tout de suite

à tout prix ou qui ont des parents trop protecteurs deviennent


socialement indisciplinable et ne serait

et mentalement handicapés. C’est vrai aussi pour les adultes : c’est


dans le d’aucune valeur pour son

maître. Quant à lui-même,

conflit avec l’autre que l’on apprend ce qui marche, ce qui ne marche
pas le savoir ne pourrait lui

et comment se protéger. Inutile de refuser l’idée d’avoir des ennemis


; c’est faire aucun bien, et lui

inévitable, alors autant faire face. Le conflit est une thérapie.

ferait certainement beaucoup

Les ennemis apportent beaucoup d’avantages. D’abord, ils vous de


mal. Il le rendrait

motivent et concentrent vos efforts. L’artiste Salvador Dalí découvrit


mécontent de son sort et

malheureux. » Ces paroles-

assez tôt qu’il ne supportait pas certains traits de caractère : le


confor-là pénétrèrent profondément

misme, le romantisme, la piété. À chaque étape de sa vie, il trouva


dans mon cœur. Elles y
quelqu’un qui incarnait ces anti-idéaux ; un ennemi sur lequel se
déchar-éveillèrent des sentiments

ger. D’abord, ce fut le poète Federico García Lorca, un romantique ;


puis, qui dormaient en moi, et

elles firent naître une suite

André Breton, le très célèbre initiateur du mouvement surréaliste.


Avec de pensées entièrement

des ennemis contre lesquels se rebeller, Dalí prit confiance en lui et


en ses nouvelles. C’était une

capacités.

révélation inattendue et

L’ennemi est aussi une aune à laquelle se mesurer, sur le plan


person-spéciale, qui expliquait des

nel et relationnel. Les samouraïs japonais n’avaient d’estime pour


leurs choses obscures et

mystérieuses, contre

sabres qu’après avoir combattu les meilleurs guerriers. Il a fallu Joe


Frazier lesquelles mon jeune esprit

pour faire de Mohamed Ali un vrai combattant. Un ennemi difficile


tirera 12

S T R AT É G I E 1

le meilleur de vous-même. Même dans la défaite, c’est la taille de


l’adver-avait lutté, mais avait lutté

saire qui vous grandit. Mieux vaut perdre contre un grand adversaire
que en vain. Je comprenais
alors ce qui avait été pour

d’écraser un minable. Vous attirerez sympathie et respect, autant de


sou-moi une difficulté fort

tien pour le prochain combat. Lorsqu’on est attaqué, c’est bon signe
: c’est embarrassante. Je veux

qu’on a suffisamment d’importance pour être une cible. Savourez


l’attendire le pouvoir que

tion que vous attirez, ainsi que l’occasion qui vous est donnée de
faire vos possédait l’homme blanc

preuves. Nous avons tous des pulsions agressives qu’il nous faut
répri-de rendre esclave l’homme

noir. Cette découverte était

mer ; l’ennemi vous permet de les extérioriser. Vous avez au moins à


mes yeux une conquête

quelqu’un sur qui déverser votre agressivité sans culpabilité.

importante, à laquelle

Pendant les périodes de troubles, les dirigeants ont toujours trouvé


j’attachais le plus haut

utile d’avoir un ennemi pour distraire le public des vraies difficultés.

prix. Dès cet instant, je

comprenais le sentier qui

Utiliser vos ennemis pour rallier vos troupes vous permet de les
polariser mène de l’esclavage à la
au maximum : elles se battront avec d’autant plus de courage si
elles se liberté. C’était justement

sentent un peu détestées. Exagérez les différences qui vous


opposent à ce qui me manquait, et

l’ennemi ; tracez des frontières nettes. Xénophon, par exemple, ne fit


cette précieuse explication

aucun effort pour être équitable ; il ne dit pas que les Perses avaient
des m’arriva au moment le plus

inattendu. Si, d’un côté,

qualités ou qu’ils avaient beaucoup apporté à la civilisation. Il les


traita de j’étais triste à la pensée de

barbares, l’antithèse des Grecs. Il dénonça leur trahison et déclara


que perdre l’aide de ma bonne

cette culture du mal ne pouvait être bénie des dieux. Il en est de


même maîtresse, de l’autre, je me

pour vous : visez la victoire, pas la justice ou l’équilibre. La


rhétorique de réjouissais en songeant à la

révélation inestimable que,

la guerre vous servira à intensifier les enjeux et à stimuler les


esprits.

par l’effet du hasard, je

À la guerre, on a besoin de place pour manœuvrer. À l’étroit, on


devais à mon maître.

étouffe. Vos ennemis vous permettent de diversifier vos options.


Vous Quoique convaincu de la
pouvez ainsi les monter les uns contre les autres, vous rapprocher
de l’un difficulté d’apprendre sans

pour attaquer l’autre, etc. Sans ennemis, vous n’avez rien ni


personne maître, ce fut avec le plus

vif espoir, et avec une

contre qui évoluer et vous perdez le sens de vos limites, aussi loin
que résolution bien arrêtée, que

vous alliez. Très tôt, Jules César fit de Pompée son ennemi. Par des
je me décidai à apprendre

manœuvres et des calculs mûrement réfléchis, il se positionna


fermement à lire, quelque peine que

à l’encontre de Pompée. Quand enfin la guerre éclata entre les deux


cela dût me coûter. Le ton décisif avec lequel il avait

hommes, César était à son apogée. Mais une fois qu’il eût battu
Pompée, parlé, et avait tâché de

il n’eut pas d’autre rival pour lui succéder : il perdit tout sens de la
persuader sa femme des

mesure et se déifia lui-même. Sa victoire contre Pompée signa sa


perte.

fâcheuses conséquences

Vos ennemis vous apprennent le réalisme et l’humilité.

qui pourraient résulter de

N’oubliez pas : il y aura toujours des gens pour être plus agressifs,
l’instruction qu’elle voulait

me donner, ne pouvait
plus retors, plus impitoyables que vous. Ils croiseront inévitablement
votre manquer de m’assurer

route. Et vous, vous aurez tendance à vouloir négocier, trouver des


com-qu’il était profondément

promis. C’est parce que de tels individus sont souvent très


séduisants ; ils convaincu des vérités qu’il

connaissent la valeur stratégique du charme et des pourparlers,


mais leur avait énoncées. C’était la

meilleure manière possible

avidité n’a pas de limites et ils tentent simplement de vous désarmer.


Face de me persuader que je

à certaines personnes, il faut savoir s’endurcir, reconnaître qu’il ne


peut y pouvais compter avec la

avoir ni terrain d’entente ni espoir de conciliation. Pour votre


adversaire, plus grande confiance

votre désir de compromis est une arme. Apprenez à démasquer ces


dan-sur les résultats qui

gereux ennemis en étudiant leur passé : prises de pouvoir,


enrichissements proviendraient

inévitablement de

soudains, trahisons inattendues. Une fois que vous soupçonnez un


l’imprudence de

Napoléon dans votre entourage, ne baissez pas la garde et ne faites


m’enseigner à lire.

confiance à personne. Vous êtes votre seul et unique défenseur.


Ce qu’il craignait le plus,

S T R AT É G I E 1

13

je le désirais le plus. Ce

Image:

qu’il aimait le plus, je le

haïssais le plus. Ce qui

La Terre. L’ennemi est

était pour lui un grand

le sol sous vos pieds. Il vous

mal, qu’il fallait éviter avec

oppose une gravité qui vous main-

soin, était pour moi un

tient en place, une force de résis-

grand bien, qu’il était à

tance. Enracinez-vous profondément

propos de chercher avec

diligence.

dans cette terre pour gagner en puis-

Frederick Douglass,
sance et en fermeté. Sans cet ennemi

1818-1895,

à piétiner, à fouler aux pieds,

la vie de frederick

douglass, esclave

vous serez désorienté et per-

américain, écrite

drez tout sens de la

par lui-même,

traduit de l’anglais par

mesure.

S. K. Parkes, Pagnerre

éditeurs, Paris, 1848

Autorité : Si tu tables sur la sécurité et refuses de regarder le


danger en face, si tu n’as pas assez de cervelle pour t’inquiéter à
l’approche de l’ennemi, tu es comme l’hirondelle qui niche sous une
tente, le poisson qui nage dans une mar-mite : tu ne dureras pas
jusqu’au soir. (Chuko Liang, 181-234) A CONTRARIO

Guettez et utilisez vos ennemis, mais en connaissance de cause.


Vous recherchez la clarté, pas la paranoïa. Beaucoup de tyrans sont
tombés à force de voir des ennemis partout. Ils perdent contact avec
la réalité et s’embrouillent dans les émotions que leur paranoïa
éveille. En surveillant des ennemis potentiels, vous êtes simplement
prudent. Gardez vos soupçons pour vous ; s’ils sont faux, personne
n’en saura rien. Il faut aussi faire attention à ne pas diviser les gens
jusqu’à un point de non-retour.

Margaret Thatcher, habituellement brillante à ce jeu, finit par en


perdre le contrôle : elle se créa trop d’ennemis et conserva la même
tactique, y compris dans des situations qui auraient demandé de
battre en retraite.

Franklin D. Roosevelt était un maître à ce jeu-là, veillant toujours à


marquer une frontière nette entre ses ennemis et lui. Une fois que la
ligne était suffisamment claire, il faisait marche arrière et jouait le
négociateur, un pacificateur qui, parfois, était bien obligé de
combattre. Même si cette impression était fausse, elle était très
efficace.

14

S T R AT É G I E 6

N’AYEZ JAMAIS UNE

GUERRE DE RETARD :

LA STRATÉGIE DE LA GUÉRILLA

PSYCHOLOGIQUE

En général, ce qui vous empêche d’avancer, c’est le poids du passé,


des attachements inutiles, la répétition de formules éculées et le
souvenir d’anciennes victoires et défaites. Vous devez faire
consciemment la guerre au passé et vous obliger à réagir dans le
présent. Soyez impitoyable avec vous-même : pas question de
répéter les mêmes méthodes. Vous devez parfois vous forcer à
prendre une nouvelle direction, même si cela comporte un risque.
Ce que vous perdrez en confort et en sécurité, vous le gagnerez en
effet de surprise, avantage considérable pour la victoire.
Battez-vous comme un maquisard, sans lignes de défense statiques
ni citadelles exposées : tout doit être fluide et mobile.

15

Ce caractère de contingence,

LA GUERRE AU PASSÉ

propre à l’action de guerre,

Personne n’a atteint le pouvoir aussi rapidement que Napoléon fait


la difficulté et la

Bonaparte (1769-1821). En 1793, ce capitaine de l’armée


révolutionnaire grandeur de la conception.

Sous une apparence de

française devint général de brigade. En 1796, il fut nommé à la tête


de sommaire simplicité, elle

l’armée d’Italie contre les Autrichiens, qu’il écrasa cette même


année, offre à l’esprit humain le

puis de nouveau trois ans plus tard. Il fut premier consul en 1801, et
plus ardu des problèmes

empereur en 1804. En 1805, il infligea une cuisante défaite aux


armées car, pour le résoudre, il lui

russe et autrichienne lors de la bataille d’Austerlitz.

faut sortir des voies

ordinaires, forcer sa propre

Pour beaucoup, Napoléon était plus qu’un grand général : c’était un


nature. C’est qu’en effet,
génie, un dieu de la guerre. Tout le monde, cependant, n’était pas
impres-l’intelligence dont la nature

sionné : certains généraux prussiens préféraient résumer la situation


en est de saisir et de considérer

disant qu’il avait eu beaucoup de chance. Là où Napoléon avait été


dur le constant, le fixe, le

défini, fuit le mobile,

et agressif, croyaient-ils, ses adversaires s’étaient surtout montrés


timides l’instable, le divers.

et faibles. S’il affrontait les Prussiens, l’imposture éclaterait au grand


jour.

Bergson nous peint, en

Friedrich Ludwig (1746-1818), prince de Hohenlohe-Ingelfingen,


même temps qu’il

faisait partie de ceux-là. Hohenlohe descendait d’une des familles


aristo-l’analyse, le malaise de

cratiques les plus anciennes d’Allemagne, qui comptait un nombre


incall’intelligence lorsqu’elle

prend contact avec la réalité

culable de médailles militaires. Il avait commencé sa carrière jeune,


servi mouvante : « Nous sentons

sous Frédéric le Grand (1712-1786), l’homme qui avait fait de la


Prusse bien qu’aucune des

une grande puissance. Hohenlohe avait gravi les échelons et était


devenu catégories de notre pensée
général à cinquante ans, ce qui était jeune pour un Prussien.

ne s’applique exactement

aux choses de la vie. En

Pour Hohenlohe, toute réussite ne dépendait que de questions


d’orga-vain, nous poussons le

nisation, de discipline et de stratégie. Les Prussiens étaient


l’incarnation vivant dans tel ou tel de

même de toutes ces qualités. Ils s’entraînaient sans relâche pour


atteindre nos cadres ; tous les cadres

une précision mécanique ; leurs hommes étaient de véritables


machines. Les craquent ; ils sont trop

généraux prussiens avaient attentivement étudié les victoires de


Frédéric étroits, trop rigides surtout

pour ce que nous voudrions

le Grand ; selon eux, la guerre était une affaire de mathématiques,


l’applica-y mettre. Notre

tion de principes universels et intemporels. Aussi, Napoléon était


pour eux raisonnement, si sûr de lui

une tête brûlée corse, menant une armée de brutes indisciplinées.


Plus quand il circule à travers les

savants et plus intelligents, ils n’en feraient qu’une bouchée. Les


Français choses inertes, se sent mal à

l’aise sur ce nouveau

allaient paniquer et se disperser face à la discipline prussienne. Le


mythe de terrain. »
Napoléon serait ruiné et l’Europe pourrait enfin retrouver la paix.

Charles de Gaulle,

En août 1806, Hohenlohe et ses généraux eurent finalement ce


qu’ils le fil de l’épée,

voulaient : le roi Frédéric-Guillaume III de Prusse, lassé des


promesses non Plon, Paris, 1971

tenues de Napoléon, décida de lui laisser six semaines avant de lui


déclarer la guerre une bonne fois pour toutes. Pendant ce laps de
temps, il demanda à ses généraux de lui apporter un plan pour
écraser le Français.

Hohenlohe ne pouvait être plus heureux. Cette campagne serait


l’apogée de sa carrière. Cela faisait des années qu’il rêvait à la façon
dont il allait battre Napoléon ; il présenta son plan à la première
réunion stratégique des généraux : l’armée évoluerait avec
précision, de façon à se placer dans un angle parfait pour attaquer
les Français alors que ceux-ci s’enfonceraient dans le sud de la
Prusse. Une attaque en formation oblique – la tactique favorite de
Frédéric le Grand – serait un choc terrible. Les autres généraux,
tous au moins sexagénaires, présentèrent leurs plans, mais ce
n’étaient que de simples variantes des tactiques de Frédéric le
Grand. La 16

S T R AT É G I E 2

discussion tourna à la dispute ; plusieurs semaines s’écoulèrent. Le


roi En réalité, Jomini violente

finit par trancher et décida d’une stratégie qui mit tout le monde
d’accord.

outrageusement les hauts

faits de Napoléon. Il les


Un vent d’allégresse balaya le pays : enfin, on allait revivre les glo-
enferme dans un système de

rieuses années de Frédéric le Grand. Les généraux réalisèrent que


conceptions souvent tout à

Napoléon connaissait leurs plans – il avait d’excellents espions –,


mais les fait arbitraires qu’il attribue

Prussiens estimaient avoir l’avantage. Une fois leur machine de


guerre en à Napoléon, et il perd ainsi

marche, rien ne pouvait l’arrêter.

de vue ce qui en réalité fait

surtout la grandeur de ce

Le 5 octobre, quelques jours avant que le roi ne déclare la guerre,


les général : la hardiesse

Prussiens eurent vent de nouvelles troublantes. Une mission de


recon-absolue de ses actes où, se

naissance avait découvert que des divisions de l’armée


napoléonienne, moquant de toute théorie,

qu’ils croyaient dispersées, se dirigeaient vers l’est, avaient fusionné


et se il cherche seulement à

s’adapter le mieux possible

massaient dans le sud du pays. Le capitaine qui conduisait la


mission rap-à chaque situation.

porta que les soldats français marchaient avec des sacs sur le dos :
là où Friedrich von
les Prussiens se servaient de convois d’approvisionnement
excessivement Bernhardi,

lents, les Français portaient leurs propres provisions et se


déplaçaient à 1849-1930, la guerre

d’aujourd’hui,

une vitesse et avec une mobilité surprenantes.

traduit par M. Étard

sous la direction du

Avant que les généraux n’eussent le temps d’adapter leur plan,


l’armée lieutenant-colonel

napoléonienne obliqua vers le nord, droit sur Berlin, au cœur de la


Prusse.

J. Collin, Chapelot,

Paris, 1913

Les généraux hésitèrent, tergiversèrent, déplacèrent leurs troupes


de-ci, de-là, ne sachant où attaquer. La panique s’installa. Le roi
ordonna finalement que l’on batte en retraite : les troupes se
rassembleraient au nord et attaqueraient Napoléon par le flanc,
tandis qu’il avancerait sur Berlin. Hohenlohe serait en charge de
l’arrière pour protéger la retraite prussienne.

Le 14 octobre, près de la ville d’Iéna, Hohenlohe se trouva enfin face


à l’ennemi qu’il rêvait d’affronter depuis tant d’années. Les forces
étaient d’un nombre égal, mais là où les Français étaient
indisciplinés et désordonnés, Hohenlohe guidait ses troupes en
ordre serré, comme un chef d’orchestre. La bataille s’engagea et se
poursuivit jusqu’à ce que les Français prennent le village de
Vierzehnheiligen.
Hohenlohe ordonna à ses troupes de reprendre le village. Dans un
rituel datant de Frédéric le Grand, un tambour-major battit la
cadence et les soldats prussiens, couleurs au vent, reformèrent leurs
positions en un parfait ordre de parade, se préparant à avancer.
Mais ils se trouvaient dans une plaine balayée par les vents, tandis
que les hommes de Napoléon étaient postés derrière des murets de
jardins et sur les toits des maisons.

Les Prussiens se sentaient comme un jeu de quilles face aux tireurs


français. Troublé, Hohenlohe arrêta ses soldats et les fit à nouveau
changer de formation. Les tambours se remirent en marche. Les
Prussiens se déplaçaient avec une précision parfaite, un vrai plaisir
pour les yeux ; mais les Français continuaient de tirer et décimaient
les lignes prussiennes.

Hohenlohe n’avait jamais vu une armée pareille. Les soldats français


étaient de vrais démons. Contrairement à ses soldats disciplinés, ils
bougeaient chacun selon leur envie, mais il y avait de l’ordre dans ce
chaos.

Soudain, comme sortis de nulle part, ils chargèrent des deux côtés,
menaçant d’encercler les Prussiens. Le prince battit en retraite. La
bataille d’Iéna était terminée.

S T R AT É G I E 2

17

de la chauve-souris

Comme un château de cartes, l’ordre prussien s’effondra, les forte-et


de la belette

resses tombant les unes après les autres. Le roi fuit à l’est.
Quelques jours Une Chauve-Souris étant

plus tard, plus rien ne restait de l’armée prussienne autrefois toute-


puissante.
tombée à terre fut prise par

une Belette, et, sur le point

d’être mise à mort, elle la

Interprétation

suppliait de l’épargner. La

Le problème qu’eurent les Prussiens en 1806 était simple : ils


avaient cin-Belette répondit qu’elle ne

quante ans de retard. Les généraux étaient âgés ; incapables de


réagir pouvait la relâcher, étant de

rapidement, ils répétaient des schémas qui avaient fonctionné,


autrefois.

sa nature ennemie de tous

les volatiles. L’autre

Leur armée n’avait aucune mobilité et leurs soldats n’étaient que des
affirma qu’elle était non

automates à la parade. Pourtant, les généraux prussiens avaient eu


de pas un oiseau, mais une

nombreux signes avant-coureurs de ce désastre : l’armée n’avait


guère été souris et fut ainsi remise en

brillante au cours de leurs derniers combats, de nombreux officiers


liberté. Plus tard elle tomba

avaient prêché la réforme et, surtout, ils avaient eu dix ans pour
étudier une seconde fois et fut prise

par une autre Belette. Elle


Napoléon – ses stratégies innovantes et la vitesse avec laquelle il
menait lui demanda de ne pas la

son armée droit sur l’ennemi. Ils avaient la réalité sous les yeux,
mais dévorer, et comme la

choisirent de l’ignorer. En fait, ils étaient convaincus que Napoléon


lui-Belette lui répondait qu’elle

même ne pourrait renverser une armée telle que la leur.

était l’ennemie de tous les

rats, elle affirma qu’elle

On pourrait penser qu’il ne s’agit que d’une histoire parmi tant n’était
pas un rat, mais

d’autres, certes intéressante. Pourtant, nous en suivons tous les


tristes une Chauve-Souris et elle

pas. Les individus comme les États sont souvent bloqués par leur
incapa-fut une deuxième fois

cité à voir la réalité, à se confronter aux choses telles qu’elles sont.


En relâchée. Voilà comment en

vieillissant, on s’ancre dans le passé. Les habitudes prennent le


dessus.

changeant deux fois de nom

elle assura son salut. Cette

Une méthode qui a fait ses preuves autrefois devient une doctrine,
une fable montre que nous non

carapace qui protège du temps présent. La répétition remplace la


créati-plus nous ne devons pas
vité. On a rarement conscience d’agir ainsi, parce qu’il est presque
impos-nous tenir aux mêmes

sible d’avoir du recul sur son propre mental. Puis, un jeune


Napoléon moyens, attendu que ceux

qui se transforment selon

croise notre route, quelqu’un qui ne respecte pas la tradition, qui se


bat les circonstances échappent

différemment. Ce n’est qu’alors que l’on réalise que notre façon de


penser souvent au danger.

et de réagir est totalement dépassée.

Ésope, fables,

Vos succès antérieurs ne sont jamais pleinement acquis. Ce sont


peut-vie siècle av. J.-C.,

traduit par Émile

être même vos plus gros obstacles : chaque bataille, chaque guerre
est Chambry, Paris, 1927

différente, il ne faut pas croire que ce qui a fonctionné hier


fonctionnera aujourd’hui. Il faut savoir se détacher du passé et
s’adapter à la réalité. Si vous vous battez comme la dernière fois, ce
sera peut-être la dernière fois que vous vous battrez.

Si, en 1806, les généraux prussiens, le prince Louis à Saalfeld,


Tauentzien sur le Dornberg près d’Iéna, Grawert devant Kapellendorf
et Rüchel derrière, se jetèrent tous dans le gouffre béant de
l’anéantissement en utilisant l’ordre oblique de Frédéric le Grand, ce
n’était pas simplement un style qui s’était survécu, mais la pauvreté
intellectuelle la plus criante à laquelle ait jamais conduit le
schématisme, qui parvint ainsi à détruire l’armée de Hohenlohe,
comme jamais une armée ne s’autodétruisit sur un champ de
bataille.

CARL VON CLAUSEWITZ (1780-1831), Théorie de la Grande


Guerre 18

S T R AT É G I E 2

LA GUERRE AU PRÉSENT

Je ne lis jamais de traités

Miyamoto Musashi était un samouraï qui, du haut de ses vingt et un


ans, de stratégie… Quand on

combat, on ne prend pas

avait déjà fait parler de lui, et surtout de son sabre. En 1605, il fut de
livres avec soi.

provoqué en duel. Son adversaire, un jeune homme du nom de Mao


Zedong,

Matashichiro, venait de la famille Yoshioka, un clan connu pour son


1893-1976

maniement du sabre. Plus tôt dans l’année, Musashi avait déjà battu
en duel le père de Matashichiro, Genzaemon. Quelques jours plus
tard, il avait tué le jeune frère de Genzaemon dans un autre duel. La
famille Lorsque, au cours d’un

Yoshioka avait soif de vengeance.

combat qui reste à l’état de

Les amis de Musashi pressentirent le piège dans le défi de mêlée,


rien n’avance plus,
Matashichiro et proposèrent de l’accompagner ; Musashi refusa.
Lors de abandonnez vos idées

ses précédents combats contre les Yoshioka, il les avait déstabilisés


en premières, rénovez-vous en

arrivant avec plusieurs heures de retard. Cette fois, il vint beaucoup


plus tout et prenez un nouveau

rythme. Ainsi découvrez

tôt et se cacha dans les arbres. Matashichiro arriva, accompagné


d’une le chemin de la victoire.

véritable petite armée. Musashi serait « largement en retard, comme


d’ha-Chaque fois que vous

bitude, dit l’un d’eux, mais cela ne marche plus avec nous ! » Sûrs
d’eux, jugez qu’entre votre

les hommes de Matashichiro s’allongèrent et se cachèrent dans


l’herbe.

adversaire et vous tout

grince, changez d’intentions

Soudain, Musashi bondit de derrière son arbre et cria : « J’ai


suffisam-immédiatement et parvenez

ment attendu. Dégaine ton sabre ! » D’un seul coup, il tua


Matashichiro, à la victoire en recherchant

puis se positionna dans un certain angle par rapport aux autres


hommes.

d’autres moyens
Ils se redressèrent d’un coup, pris par surprise, et, au lieu de
l’encercler, avantageux pour vous.

se tinrent alignés. Musashi n’eut qu’à balayer la ligne et tua les


hommes Il est très important de

savoir se rénover dans la

les uns après les autres en quelques secondes.

tactique de masse. Ceux

Musashi passait désormais pour l’un des plus grands hommes


d’épée qui sont perspicaces dans

du Japon. Il parcourut le pays à la recherche de défis intéressants.


Un la tactique peuvent juger

jour, il entendit parler d’un guerrier encore invaincu, nommé Baiken,


qui facilement l’instant de cette

rénovation. Réfléchissez-y

se battait au kusarigama, une arme composée d’une longue chaîne


de bien.

métal avec, à l’une de ses extrémités, une boule métallique, et à


l’autre, Miyamoto Musashi,

une lame courte en forme de faucille. Musashi voulut voir cette arme
en 1584-1645,

action, mais Baiken refusa : la seule façon de la voir, c’était de


l’affronter traité des cinq roues

en duel.

Encore une fois, les amis de Musashi lui conseillèrent la prudence :


ils le supplièrent de faire marche arrière. Personne n’avait jamais
vaincu Baiken, dont l’arme était imbattable : faisant tournoyer en l’air
la boule de métal pour créer de la vitesse, il forçait sa victime à
reculer par une charge implacable, puis lui lançait la boule au
visage. Lorsque l’adversaire essayait de repousser l’attaque au
moyen de son sabre, Baiken profitait de ce bref instant pour le
frapper au cou avec la faucille.

Musashi ne fit aucun cas des avertissements de ses amis, et défia


Baiken. Il arriva avec deux sabres, un long et un court. Baiken
n’avait jamais vu ça. Au lieu de laisser Baiken charger le premier,
Musashi attaqua, le poussant sur les talons. Baiken hésita à lancer
la boule, car son adversaire pouvait parer le coup avec un sabre et
le frapper de l’autre.

Alors qu’il cherchait une solution, Musashi le déséquilibra d’un coup


de sabre court puis, l’instant suivant, le frappa de son long sabre, le
transperçant de part en part et tuant ainsi le maître invaincu.

S T R AT É G I E 2

19

Il est morbide d’être obsédé

Quelques années plus tard, Musashi entendit parler d’un grand par
la pensée de vaincre.

samouraï du nom de Sasaki Ganryu, qui se battait avec un très long


Il est également morbide

sabre, une arme de toute beauté, qu’il appelait sa « perche à sécher


». Ce d’être obsédé par la

pensée de se servir de sa

combat serait pour Musashi le test ultime. Ganryu releva le défi : le


duel connaissance du métier des

aurait lieu sur une petite île voisine de la maison du samouraï.


armes. Ainsi que d’être

Le matin du duel, il y avait foule sur l’île. C’était un combat – et sur-


obsédé par la pensée

tout des combattants – sans précédent. Ganryu arriva à l’heure,


mais d’utiliser tout ce que l’on a

Musashi était en retard, très en retard. Une heure passa, puis deux.

appris, d’être obsédé par la

pensée d’attaquer. Il est

Ganryu était furieux. Enfin, on signala un bateau à l’approche. Son


pas-également morbide d’être

sager était à demi allongé, presque endormi, et taillait rêveusement


une obsédé et de se bloquer sur

longue rame de bois. C’était Musashi. Il semblait perdu dans ses


pensées la pensée de se débarrasser

et contemplait les nuages. Lorsque le bateau accosta, au lieu du


bandeau de la moindre de ses

maladies. Une maladie ici,

de tissu rituel, il s’empara d’une serviette sale qui traînait là et la


noua c’est un esprit obsédé qui

autour de sa tête. Il bondit du bateau, la rame à la main ; elle était


plus ne se repose que sur une

longue que la fameuse perche de Ganryu. Cet homme étrange


arrivait au chose. Parce que toutes ces

combat le plus important de sa vie avec un bout de bois au lieu d’un


maladies sont dans ton
sabre et une serviette au lieu d’un bandeau.

esprit, il faut que tu te

débarrasses de toutes pour

Ganryu l’interpella : « Es-tu effrayé au point de ne pas tenir ta


promettre ton esprit en ordre.

messe d’arriver à l’heure ? » Musashi ne dit rien, mais s’approcha


encore.

Takuan, 1573-1645,

Ganryu dégaina son magnifique sabre et, de colère, jeta le fourreau


sur Japon

le sable. Musashi sourit : « Sasaki, tu as déjà perdu. – Moi ? Perdu ?

Impossible ! – Quel vainqueur sur terre abandonnerait son fourreau


à la mer ? » rétorqua Musashi.

Cette remarque énigmatique fit sortir Ganryu de ses gonds.

Il n’y a que deux espèces

Enfin, Musashi chargea, visant de son bâton les yeux de l’ennemi.

de plans de campagne, les

Ganryu leva vivement son sabre pour frapper la tête de Musashi,


mais bons et les mauvais. Les

bons échouent presque

ne parvint qu’à couper son bandeau en deux. Il n’avait jusqu’ici


jamais toujours par des
raté un seul coup. Au même moment, Musashi abaissa son sabre de
bois circonstances imprévues

et frappa Ganryu aux pieds. Les spectateurs étaient sidérés. Alors


que qui font souvent réussir

Ganryu vacillait, Musashi le tua d’un seul coup sur la tête. Puis il
s’inclina les mauvais.

poliment face aux spectateurs, remonta dans son bateau et partit


aussi Napoléon Bonaparte,

1769-1821,

calmement qu’il était arrivé.

correspondance

À partir de ce jour, Musashi fut considéré comme un homme d’épée


sans égal.

Interprétation

Si Miyamoto Musashi, l’auteur du Traité des cinq roues, gagna tous


ses duels, c’est pour une seule et bonne raison : à chaque fois, il
savait s’adapter à la stratégie de son adversaire et aux
circonstances du moment. Avec Matashichiro, il décida qu’il fallait
arriver en avance, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. S’il sut
vaincre tout un groupe de combattants, c’est parce qu’il les prit par
surprise, bondissant sur ses pieds alors qu’ils étaient allongés. Puis,
une fois leur chef tué, il se plaça de manière à les obliger à le
charger de face, au lieu de l’encercler, ce qui aurait été beaucoup
trop dangereux. Pour ce qui est de Baiken, il le surprit simplement
en se servant de deux sabres, envahissant ainsi son espace et ne lui
laissant pas le temps 20

S T R AT É G I E 2
de réagir intelligemment face à cette situation inattendue. Quant à
Ganryu, L’augmentation. Dans la

il se débrouilla pour humilier et mettre en colère cet homme imbu de


lui-dialectique des contraires,

après la décroissance (le

même : le sabre de bois, l’attitude nonchalante, la serviette sale, la


remarque Yang se transformant en

énigmatique, et, enfin, le fait de l’avoir visé aux yeux.

Yin ) de la « diminution »

Les adversaires de Musashi s’appuyaient sur une technique


brillante, (diminuer en bas pour

des sabres superbes et des armes inhabituelles. Au lieu de réagir


sur le augmenter en haut), voici

moment, ils se reposaient sur leur entraînement, sur la technologie,


bref, la croissance (le Yin se

transformant en Yang )

sur tout ce qui avait déjà marché. Musashi, qui avait compris très
jeune de l’« augmentation »

l’essence de la stratégie, faisait de cette rigidité l’instrument de leur


perte.

(diminuer en haut pour

Son but premier était d’identifier et d’accomplir la manœuvre qui sur-


augmenter en bas). Cet

prendrait le plus cet adversaire-là en particulier. Puis, il s’ancrait


dans le hexagramme offre des
avantages (autre sens de

moment présent : ayant réussi à surprendre son adversaire, il


observait Yi ) : il est utile de se

attentivement, puis répondait par une autre action, souvent


improvisée, diriger et il est bon

qui faisait du déséquilibre une défaite.

d’affronter les périls en

En vous préparant à la guerre, il faut vous débarrasser des mythes


et traversant les grandes eaux.

des idées préconçues. La stratégie, ce n’est pas d’apprendre une


série Le vent et le tonnerre :

augmentation. Ainsi le

d’enchaînements ou d’idées à suivre comme une recette de cuisine ;


il Sage considère le bien

n’existe pas de formules magiques qui conduisent à la victoire. Les


idées qu’il accroît et le mal

que vous glanez nourrissent votre terreau : elles sont là, ce sont des
possi-qu’il corrige. À l’image

bilités et elles inspireront une direction ou une réponse sur le vif.


Laissez d’une « augmentation »

réciproque, le Vent se

tomber tous vos fétiches – livres, techniques, formules, armes – et


devenez déchaîne et la Foudre

votre propre stratège.


éclate. De même, l’homme

sage agrandit ce qui est

Et quand j’ai remporté une bataille, je ne répète pas ma tactique,


bien et réforme ce qui est

mal. L’augmentation est

mais je réponds aux circonstances selon une variété infinie de voies.

une amélioration et un

SUN ZI (IVe siècle av. J.-C.)

épanouissement.

yi king, texte et

interprétation, vers

viiie siècle av. J.-C.,

LES CLEFS DE LA GUERRE

traduit par Daniel

Souvent, en se repassant le film d’une mauvaise expérience, on se


répète Giraud, Bartillat,

Paris, 2003

que si l’on avait dit ceci ou fait cela, l’issue en aurait été autre.
Beaucoup de généraux ont perdu leur sang-froid au cœur de la
bataille puis, en y repensant, ont trouvé la tactique, la manœuvre qui
aurait tout changé.

Même le prince Hohenlohe, des années plus tard, comprit comment


il Ma politique, c’est de ne
avait saboté la reprise de Vierzehnheiligen. Mais le problème n’est
pas tant pas avoir de politique.

que l’on pense trop tard à la bonne solution. Non, le problème est
que l’on Abraham Lincoln,

s’imagine qu’on ne la connaissait pas : « Si seulement on avait su, si


1809-1865

seulement on y avait mieux réfléchi… » C’est précisément


l’approche à ne pas avoir. On finit toujours par s’égarer quand on
n’est pas dans le moment présent, quand on se laisse distraire par
les circonstances. On n’écoute que soi, on ne réagit qu’à des choses
qui appartiennent au passé, en appliquant des théories et des idées
depuis longtemps digérées, mais qui n’ont rien à voir avec la
situation présente. Les livres, les théories et les intellectuels ne font
qu’aggraver le problème.

Les plus grands généraux, les stratèges les plus créatifs se


distinguent, non par leur grande culture, mais par leur capacité à
balayer toute idée S T R AT É G I E 2

21

Si l’on pose sur l’eau une

préconçue pour se concentrer sur le moment présent. On laisse


ainsi toute calebasse vide et qu’on la

sa place à la créativité et l’on peut saisir les occasions qui se


présentent.

touche, elle s’écarte. On

La culture, l’expérience et la théorie ont leurs limites : aucune d’entre


elles peut s’y prendre de toutes

les façons possibles, elle ne


ne peut préparer au chaos de la vie, aux possibilités infinies de
chaque restera pas au même

instant. Le grand théoricien de la guerre Carl von Clausewitz


désignait endroit. L’esprit d’une

par le terme de « friction » la différence entre ce que nous planifions


et ce personne qui a atteint le

qui se produit réellement. Cette friction étant inévitable, notre esprit


doit stade ultime ne reste pas en

être capable d’admettre le changement et de s’adapter à l’imprévu.

repos sur quoi que ce soit,

ne serait-ce qu’une seconde.

Quand on sait s’acclimater aux circonstances changeantes, nos


réactions Il est comme une calebasse

sont beaucoup plus en adéquation avec la réalité. À l’inverse, quand


on vide sur l’eau, que l’on

se perd dans des théories préétablies et des expériences déjà


vécues, bien déplace chaque fois qu’on

souvent notre réaction n’en est que plus décalée.

la touche.

Certes, il n’est pas inutile d’analyser les erreurs passées, mais il est
Takuan, 1573-1645,

Japon

beaucoup plus efficace de développer sa capacité à penser sur le


vif. Il y aura ainsi, a posteriori, beaucoup moins d’erreurs à
disséquer.
L’esprit est comme le courant d’une rivière : plus il coule vite, plus il
est dans le présent et répond aux changements. Il se vivifie et se
ressource en énergie. Les idées préconçues, les expériences
passées, traumatismes ou réussites, sont les galets et la boue de
cette rivière, qui s’installent, s’ancrent et finissent par endiguer le flot.
La rivière s’arrête de couler et stagne. Il vous faut absolument, en
permanence, abattre cette digue.

La première étape consiste à prendre conscience du processus et


de la nécessité de le combattre. La seconde étape va vous
permettre d’adopter quelques tactiques qui vous aideront à rétablir le
flot.

Réexaminez tous vos principes et croyances. Lorsqu’on


demandait à Napoléon quels principes de guerre il suivait, il
répondait toujours qu’il n’en avait aucun. Son génie résidait
précisément dans cette capacité à s’adapter aux circonstances, à
tirer le meilleur de ce qu’il recevait – c’était l’opportuniste suprême.
De même, votre seul principe doit être de n’en avoir aucun. C’est
courir à sa perte que d’adopter une position rigide en croyant que la
stratégie a des lois gravées dans le marbre et des règles
intemporelles. Bien sûr, les études historiques et stratégiques
élargissent votre vision du monde, mais il ne faut surtout pas les
ériger en dogmes. Soyez impitoyable avec le passé, avec la
tradition, avec la coutume. Déclarez la guerre aux vaches sacrées et
au conformisme de votre éducation.

D’ailleurs, l’éducation est souvent un problème. Au cours de la


Seconde Guerre mondiale, les Britanniques combattirent les
Allemands dans les déserts d’Afrique du Nord, où ils étaient bien
entraînés à l’utilisation des chars. Ils avaient même été littéralement
gavés de théories à ce sujet. Plus tard, ils furent rejoints par les
troupes américaines, beaucoup moins habituées à ces tactiques.
Pourtant, bientôt, les Américains combattirent avec une efficacité
égale, voire supérieure au style britannique ; ils avaient adapté leur
mobilité à ce nouveau terrain qu’était le désert. Selon le maréchal
Erwin Rommel lui-même, chef de l’armée allemande en Afrique du
Nord, « les Américains […] profitèrent beaucoup plus que les 22

S T R AT É G I E 2

Britanniques de leur expérience en Afrique, ce qui confirme le


proverbe La défaite est amère.

qui dit que l’éducation est largement plus facile que la rééducation ».

Amère pour le simple

soldat, mais trois fois

Rommel voulait dire par là que l’éducation balaie les principes


ancrés plus pour le général. Le

dans l’esprit. Au cœur du combat, un esprit entraîné risque de


prendre du soldat peut se consoler en

retard en s’attachant à ce qu’il a appris et non à ce qui se passe


pendant la songeant que, en tout état

bataille. Quand on est confronté à une situation nouvelle, mieux vaut


soude cause, il a fait son

vent se dire que l’on ne sait rien et qu’il faut tout réapprendre.
Débarrassez-devoir fidèlement et

ponctuellement. Son chef,

vous de tout ce que vous pensez savoir, même de vos principes les
plus en revanche, a échoué s’il

chers ; libérez de l’espace mental et laissez-vous éduquer par votre


expé-n’a pas remporté la victoire.

rience présente : c’est la meilleure des écoles. Vous développerez


ainsi vos Cela était son devoir de le
propres stratégies au lieu de dépendre des livres et des théories des
autres.

faire. Rien ne saurait s’y

comparer. Il repassera en

esprit tous les événements

Effacez les souvenirs de la guerre précédente. Votre précédent


combat de la campagne. « À tel

reste un danger, même si vous en êtes sorti vainqueur. Il est encore


frais moment, songera-t-il, je me

dans votre esprit. Si vous avez gagné, vous aurez tendance à


répéter les suis trompé ; à tel autre,

mêmes stratégies, car le succès rend les gens paresseux et


suffisants ; si j’ai écouté mes peurs alors

que j’aurais dû être

vous avez perdu, vous serez peut-être indécis et nerveux. N’y


pensez pas ; courageux ; là, j’aurais

vous n’avez pas encore la distance et le détachement nécessaires.


Faites le dû attendre pour me

maximum pour effacer cette expérience de votre esprit. Pendant la


guerre regrouper, au lieu de

du Vietnam, le grand général nord-vietnamien Võ Nguyên Giáp


n’avait frapper étourdiment ;

à tel moment, j’ai omis de

qu’une règle : après une victoire, il parvenait à se convaincre que


cela saisir l’opportunité qui se
avait été en fait un échec. Il ne buvait pas pour fêter la victoire et ne
répé-présentait à moi. » Il se

tait jamais la même stratégie la fois suivante. Il considérait chaque


situation rappellera les soldats qu’il a

dans toute sa nouveauté.

lancés dans un assaut qui a

Ted Williams, peut-être le plus grand batteur de base-ball de l’his-


échoué, et qui ne sont pas

revenus. Il se rappellera le

toire, s’appliquait à toujours oublier son dernier point. Quelque génial


regard de ces hommes qui

qu’ait été son coup, il était derrière lui, appartenait au passé. On ne


joue lui faisaient confiance. « Je

jamais deux fois de la même façon, y compris contre le même


lanceur, et les ai trahis, se dira-t-il,

Williams voulait avoir l’esprit libre. Il n’attendait pas le point suivant


et j’ai trahi mon pays ! »

Et il se verra tel qu’il est :

pour oublier ; à peine était-il de retour sur le terrain qu’il se


concentrait un général battu. À l’heure

sur le déroulement du jeu. La meilleure façon de faire place nette du


sombre, il se rongera de

passé et d’oublier le dernier combat est de se concentrer sur ce qui


arrive questions sur la vraie

ici et maintenant.
nature de l’homme et du

commandement. Et là,

qu’il n’aille pas plus loin !

L’esprit en mouvement. Chez les enfants, l’esprit ne s’arrête


jamais, ils Car s’il doit de nouveau

sont ouverts à toute nouvelle expérience et absorbent un maximum


de emmener des hommes à la

choses. Ils apprennent vite, parce que le monde qui les entoure les
pas-bataille, il faut qu’il se

sionne. Et lorsqu’ils sont frustrés ou énervés, ils trouvent une


nouvelle débarrasse de tout regret,

qu’il les piétine, car ils

façon d’obtenir ce qu’ils veulent et oublient vite le problème à la


première empiètent sur sa volonté et

nouveauté venue.

sa confiance en soi. Il doit

Tous les grands stratèges – Alexandre le Grand, Napoléon,


repousser farouchement ses

Musashi – se comportaient un peu comme des enfants. La raison en


est attaques contre lui-même,

simple : les stratèges de haut niveau voient les choses telles qu’elles
sont.

et éradiquer les doutes,

fruits de l’échec. Il doit


Ils sont particulièrement sensibles aux dangers et aux opportunités.
Dans les oublier et ne garder

la vie, rien n’est immobile ; pour s’adapter aux circonstances et aux


évolu-à l’esprit que les leçons

tions d’une situation, il faut avoir l’esprit très libre. Les grands
stratèges qu’enseigne la défaite ;

S T R AT É G I E 2

23

et celles-ci sont plus

ne réagissent pas en fonction d’idées préconçues ; ils répondent aux


nombreuses que les leçons

circonstances présentes, comme les enfants. Leur esprit est toujours


en qu’enseigne la victoire.

mouvement, ils sont tout le temps excités et curieux. Ils oublient


facile-William Slim,

1897-1970,

ment le passé : le présent est bien trop intéressant.

defeat into victory

Le philosophe grec Aristote définissait la vie par le mouvement. Ce


qui ne bouge pas est mort. Ce qui a de la vitesse et de la mobilité a
plus de possibilités, plus de vie. Nous commençons tous avec
l’esprit vif d’un Napoléon, mais, en vieillissant, avons tendance à
passer du côté des Prussiens. Vous pensez peut-être que ce que
vous aimeriez retrouver de votre jeunesse est votre forme physique,
votre insouciance, mais ce dont vous avez réellement besoin, c’est
de votre liberté d’esprit. Lorsque vous vous surprenez à ne penser
qu’à une seule et même idée, à en être obsédé, forcez-vous à
passer à autre chose. Distrayez-vous avec de la nouveauté, comme
un enfant, laissez-vous impressionner par quelque chose de
nouveau, qui mérite votre concentration. Ne perdez pas de temps
sur des choses que vous ne pouvez ni changer ni influencer.
Avancez.

Soyez dans l’air du temps. L’histoire militaire est ponctuée de


batailles où le passé affronta le futur dans une lutte sans espoir. Ce
fut le cas par exemple au VIIe siècle, lorsque les Perses et les
Byzantins affrontèrent les armées invincibles de l’Islam, avec leurs
nouvelles formes de combat dans le désert ; ce fut aussi le cas dans
la première moitié du XIIIe siècle, lorsque les Mongols firent preuve
d’une mobilité meurtrière pour submerger les lourdes armées russes
et européennes. De même en 1806, lorsque Napoléon écrasa les
Prussiens à Iéna. À chaque fois, l’armée victorieuse développa un
mode de combat qui optimisait une nouvelle forme de technologie ou
un nouvel ordre social.

Vous pouvez reproduire cet effet, à plus petite échelle, en vous


adaptant à l’air du temps. Le pressentir et l’anticiper demande du
travail et de l’observation, ainsi qu’une certaine flexibilité pour
s’adapter à ces tendances. En vieillissant, il faut régulièrement
changer de style. À l’âge d’or d’Hollywood, la plupart des actrices
avaient des carrières très courtes.

Mais Joan Crawford a combattu le système et s’est débrouillée pour


faire une très longue carrière en changeant régulièrement son style,
de la sirène à la femme fatale en passant par la cult queen. Au lieu
de faire preuve d’un sentimentalisme déplacé en se cramponnant à
des modes dépassées, elle s’est montrée capable de sentir les
nouvelles tendances et de les suivre. En vous adaptant et en
changeant constamment de style, vous éviterez les embûches des
guerres précédentes. Juste au moment où les gens croiront vous
connaître, vous serez un autre.

Changez la donne. Le grand romancier russe Fedor Dostoïevski


souffrait d’épilepsie. Avant chaque crise, il était dans un état second,
merveilleux, ayant l’impression d’être en accord parfait avec la
réalité, de percevoir le monde exactement tel qu’il était. Par la suite,
il était totalement déprimé, comme si cette vision se fondait dans les
habitudes et la routine 24

S T R AT É G I E 2

du quotidien. Pour retrouver alors son intime proximité avec le réel, il


se Le fait de savoir que l’on

précipitait au casino le plus proche et jouait tout son argent. Et ce


réel-là est dans une certaine

condition, un certain état,

le submergeait ; le confort et la routine s’étaient évanouis, ses


schémas est déjà un processus de

éculés s’étaient brisés. Il fallait tout repenser, aller puiser à nouveau


à la libération ; mais un homme

source de sa créativité. C’était pour lui la meilleure façon de se


rappro-qui n’est pas conscient

cher de ce moment d’extase qui précédait les crises d’épilepsie.

de sa condition, de son

La méthode de Dostoïevski était un peu extrême, mais il faut parfois


combat, essaie d’être

quelque chose d’autre que

se secouer, se libérer du passé. En allant à contre-courant de ce que


vous ce qu’il est, ce qui conduit

faites communément, en vous plaçant dans des circonstances


inhabituelles à une habitude. Gardons
ou en repartant de zéro. Dans ces situations, l’esprit doit gérer une
nouvelle à l’esprit que nous voulons

réalité, et c’est comme s’il revenait à la vie. Le changement est


inquiétant, examiner ce qui est,

observer exactement ce qui

mais il est aussi vivifiant, exaltant.

est vraiment et en être

À force, une relation finit par lasser parce qu’elle est perpétuellement
conscient, sans lui donner

prévisible. Vous réagissez toujours de la même façon, les autres font


de le moindre biais, sans lui

même ; et ainsi de suite, indéfiniment. Mais si vous réagissez d’une


façon donner une interprétation.

nouvelle, vous brisez cette dynamique. Faites-le suffisamment


souvent Il faut un esprit

extraordinairement délié et

pour que vos relations ne s’embourgeoisent pas et qu’elles s’ouvrent


à de un cœur extraordinairement

nouvelles possibilités.

malléable pour être

conscient de ce qui est et

Votre esprit est comme une armée. Il doit s’adapter à la complexité


et le suivre ; parce que ce qui

est bouge constamment,


au chaos de la guerre moderne en devenant plus fluide et plus
souple. À

subit en permanence une

son comble, ce nouveau type de guerre devient la guérilla, qui


exploite le transformation et si l’esprit

chaos en faisant du désordre et de l’imprévu une stratégie en soi.


L’armée est fixé à une croyance, à

de guérilla ne s’immobilise jamais pour défendre un lieu ou une ville ;


elle une connaissance, il cesse sa

gagne en se déplaçant en permanence, en ayant toujours un train


d’avance.

quête, il cesse de suivre le

vif mouvement de ce qui

Impossible pour l’ennemi d’avoir une cible quelconque, puisqu’il n’y


a pas est. Ce qui est n’est pas

de schéma précis. L’armée de guérilla ne répète jamais la même


tactique.

statique, assurément ; il

Elle réagit en fonction de la situation, du moment, du terrain où se


déroule bouge continuellement

le combat. Il n’y a pas de front, pas de lignes de communication ou


de ravi-comme vous le verrez

si vous l’observez très

taillement, pas de convoi. L’armée de guérilla n’est que mobilité.


attentivement. Pour le

Ceci doit être votre nouveau modèle. Pas question d’avoir une
tactique suivre, vous avez besoin

rigide ; ne laissez pas votre esprit s’installer et s’immobiliser,


défendre d’un esprit très rapide et

un espace ou une idée en répétant les mêmes manœuvres


automatisées.

d’un cœur souple : deux

Étudiez le problème sous des angles différents, en fonction de la


situation qualités déniées à qui a

l’esprit statique, fixé dans

dans laquelle vous êtes. En restant toujours en mouvement, vous


n’offrez une croyance, un préjugé,

aucune cible à vos ennemis. Prenez part au chaos du monde et


exploitez-le une identification ; et un

au lieu d’en être le spectateur passif.

cœur et un esprit qui sont

secs ne peuvent suivre

facilement, avec vivacité

Image : L’eau.

ce qui est.

Elle adapte sa forme

Jiddu Krishnamurti,
1895-1986

au flux, écarte les rochers

de son chemin, polit

les galets, ne s’arrête pas,

ne prend jamais la même

forme. Plus elle est

rapide, plus elle est claire.

S T R AT É G I E 2

25

Autorité : Certains de nos généraux

ont échoué parce qu’ils ont voulu tout

résoudre d’après le manuel. Ils savaient

que Frédéric avait fait telle chose à un

endroit et Napoléon à tel autre endroit. Ils

pensaient toujours à ce que Napoléon

ferait… Je ne sous-estime pas la valeur de la

science militaire, mais qui fait la guerre

en obéissant de façon servile à des règles

toutes faites échouera… La guerre se renouvelle

sans cesse. (Ulysses S.


Grant, 1822-1885)

A CONTRARIO

Ne jamais avoir une guerre de retard. Quand vous, vous tâchez de


vous défaire de cette fâcheuse tendance, sachez que votre ennemi
agit de même ; il apprend du présent et s’y adapte. Les pires
désastres militaires de l’histoire sont moins liés à un manque de
créativité qu’à la certitude de savoir comment l’adversaire va réagir.
Lorsque Saddam Hussein, dictateur en Irak, envahit le Koweït en
1990, il croyait les États-Unis toujours en convalescence après le «
syndrome du Vietnam » ; le traumatisme des pertes pendant la
guerre du Vietnam avait été très violent. Il pensait qu’ils éviteraient la
guerre ou qu’ils se battraient comme précé-demment, préférant la
stratégie aérienne à la voie terrestre. Il n’a pas réalisé que l’armée
américaine était déjà prête pour un nouveau type de guerre. Il ne
faut jamais oublier que, si le perdant est parfois trop traumatisé pour
se battre de nouveau, il peut aussi apprendre de ses expériences et
évoluer. Mieux vaut être trop prudent que pas assez ; tenez-vous
prêt.

Ne laissez jamais l’ennemi vous surprendre.

26

S T R AT É G I E 2

AU CŒUR DE LA TEMPÊTE,

GARDEZ LA TÊTE FROIDE :

LA STRATÉGIE DE L’ÉQUILIBRE

Dans le feu de l’action, on a tendance à perdre la tête.

Vous êtes confronté à beaucoup de choses en même temps


– contretemps imprévus, doutes et critiques de la part de vos alliés.
Il est alors dangereux de répondre en se laissant guider par ses
émotions, par la peur, l’angoisse ou la frustration. Il est pourtant vital
de garder la tête froide, de ne pas perdre ses moyens quelles que
soient les circonstances. Aux tiraillements émotionnels de l’instant,
vous devez opposer une résistance active : restez ferme, confiant et
agressif quoi qu’il arrive. Endurcissez-vous en vous exposant à
l’adversité. Apprenez à vous détacher du chaos du champ de
bataille. Laissez les autres perdre leur sang-froid ; que votre solidité
vous garde hors de leur emprise et vous permette de maintenir le
cap.

27

La présence d’esprit joue

LA TACTIQUE HYPERAGRESSIVE

un rôle essentiel au

Le vice-amiral lord Horatio Nelson (1758-1805) avait pour ainsi dire


tout royaume de l’imprévu

vécu. Il avait perdu son œil droit au cours du siège de Calvi et son
bras qu’est la guerre, car elle

n’est rien d’autre qu’une

droit lors de la bataille de Ténériffe. Il avait battu les Espagnols au


cap capacité supérieure à

Saint-Vincent en 1797 et contrecarré la campagne égyptienne de


dompter l’imprévisible. On

Napoléon en infligeant un échec cuisant à sa flotte lors de la bataille


du admire la présence d’esprit

Nil l’année suivante. Mais aucune de ses victoires ne l’avait préparé


à dans une repartie à une
faire face aux problèmes que lui causèrent ses propres collègues de
la interpellation inattendue,

comme on admire le moyen

marine britannique avant la guerre contre le Danemark en février


1801.

improvisé dans l’instant

Nelson, héros le plus célèbre de toute l’Angleterre, semblait s’impo-


pour conjurer un danger

ser pour prendre la tête de la flotte. Mais l’amirauté choisit sir Hyde
soudain. La repartie et le

Parker, et Nelson comme son second. Cette guerre était délicate : il


s’agis-plan n’ont pas du tout

besoin d’être originaux :

sait de forcer les rebelles danois à collaborer au blocus de la France.

il suffit qu’ils touchent

Nelson, très fier, avait le sang chaud. Il haïssait Napoléon, et s’il


allait trop juste… L’expression de

loin contre les Danois, l’Angleterre courait à l’incident diplomatique.


Sir

« présence d’esprit » décrit

Hyde était un homme plus âgé, plus stable et moins agressif, qui
ferait ce parfaitement la promptitude

qu’on lui demanderait, et rien de plus.

et la justesse de l’aide
qu’apporte l’intelligence.

Nelson avala la couleuvre et accepta ce poste de second, mais il


voyait Carl von Clausewitz,

déjà venir les problèmes. Il savait qu’il fallait agir immédiatement : il


ne fal-1780-1831, de la guerre

lait pas laisser aux Danois le temps de construire leurs défenses ; la


flotte devait donc se mettre en route le plus tôt possible. Les navires
étaient déjà prêts à prendre la mer, mais la devise de Parker était : «
Chaque chose en L’homme peut perdre

son temps. » Ce n’était pas un homme pressé. Nelson détestait sa


noncha-davantage de vie par

lance et brûlait de passer à l’action : il relut les rapports des


renseignements, la pensée que par une

étudia les cartes et proposa un plan de bataille détaillé. Il écrivit à


Parker blessure béante.

pour le presser de prendre l’initiative. Il fut superbement ignoré.

Thomas Hardy,

1840-1928

Enfin, le 11 mars, la flotte britannique hissa les voiles. Mais au lieu


de se diriger vers Copenhague, Parker jeta l’ancre au nord du port
de la ville et convoqua ses capitaines en réunion. Il expliqua que,
selon les rapports des services secrets, les Danois avaient une
défense très complète pour protéger Copenhague. Des navires
étaient à l’ancre au port, le nord et le sud étaient protégés par des
forts, et l’artillerie mobile ne ferait qu’une bouchée de la flotte
britannique. Comment les combattre sans endurer de terribles pertes
? En outre, certains pilotes, connaissant les côtes autour de
Copenhague, avaient prévenu qu’elles étaient dangereuses, criblées
de bancs de sable et de vents difficiles à gérer. Ils courraient de
grands risques s’ils s’aventuraient le long de ces côtes difficiles sous
un feu nourri. Peut-être valait-il mieux attendre que les Danois
quittent le port pour les combattre au large.

Nelson faisait un effort considérable sur lui-même pour se contrôler.

Mais il finit par perdre patience, arpentant la salle de long en large,


son moignon s’agitant au rythme de ses pas alors qu’il pestait. «
Aucune guerre, déclara-t-il, n’a jamais été gagnée en patientant. »
Les défenses danoises paraissaient peut-être redoutables à des «
novices », mais il avait mis en place des semaines plus tôt une
stratégie : il attaquerait le sud, l’approche la plus facile, pendant que
Parker et le gros de la flotte 28

S T R AT É G I E 3

resteraient au nord de la ville. Nelson serait assez mobile pour avoir


Ainsi, Grant était seul : raison de l’artillerie danoise. Il avait étudié les
cartes : les bancs de sable ses plus fidèles lieutenants

l’adjuraient de changer

ne présentaient aucun danger. Il était plus important de passer à


l’action ses projets tandis que ses

que de se tracasser à cause du vent.

supérieurs, stupéfaits par

Le discours de Nelson motiva les capitaines de Parker. Il était de loin


cette témérité, brûlaient

le chef qui avait le plus de succès, et sa confiance était


communicative. Sir de le rappeler à l’ordre.

Hyde lui-même fut impressionné, et son plan fut approuvé.

Des militaires célèbres et


des civils haut placés

Le matin suivant, une ligne de navires conduite par Nelson fit voile
condamnaient à l’avance

vers Copenhague et la bataille commença. Les armes danoises,


proches une campagne qui leur

des Britanniques, firent beaucoup de dégâts. Nelson allait et venait


sur le semblait aussi dénuée

pont du vaisseau amiral, le HMS Elephant, admonestant ses


hommes. Il d’espoir que de précédent.

S’il échouait, le pays

était survolté. Un tir traversa le grand mât, juste à côté de lui. « C’est
une tomberait d’accord avec

tâche difficile que nous accomplissons là, et ce jour pourrait être


notre le gouvernement et les

dernier à chaque instant, dit-il à un colonel un peu secoué par le


bruit.

généraux. Grant savait

Mais notez bien que je ne céderais ma place pour rien au monde. »

tout cela et mesurait le

Parker suivit la bataille depuis sa position, plus au nord. Il regrettait


danger, mais il était

aussi invulnérable aux

d’avoir accepté le plan de Nelson. Il était responsable de cette


campagne inquiétudes de l’ambition
et, maintenant, une défaite ruinerait sa carrière. Après quatre heures
de qu’aux faiblesses de

bombardements intensifs, il en eut assez : la flotte se faisait pilonner


sans l’amitié, et même aux

pour autant prendre l’avantage. Nelson n’avait jamais su s’arrêter.


Parker angoisses du patriotisme.

Cette confiance tranquille

décida qu’il était temps de hisser le code 39, l’ordre de battre en


retraite.

en lui-même ne

Les premiers vaisseaux à le voir devaient passer le signal sur toute


la l’abandonna jamais ; elle

ligne. Une fois le message reçu, il n’y avait rien d’autre à faire que
de se équivalait presque à un

replier. La bataille était finie.

sentiment de fatalité.

À bord de l’ Elephant, un lieutenant vint transmettre le message à


Ayant acquis une

conviction sur un point

Nelson. Le vice-amiral l’ignora. Continuant à écraser les défenses


danoises, exigeant une décision sans

il finit par appeler un officier.

retour, il ne revenait jamais

« Le code 16 est-il toujours hissé ? »


en arrière et ne s’inquiétait

Le code 16 était son préféré ; il signifiait « serrer l’ennemi au plus


même pas. Il demeurait

d’une fidélité absolue à

près ». L’officier confirma qu’il était toujours hissé.

lui-même et à ses projets.

« Eh bien, veillez à ce qu’il le reste », dit Nelson.

Cette confiance en soi

Quelques minutes plus tard, alors que le pavillon de Parker flottait


implicite et totale n’avait

toujours dans le vent, Nelson se tourna vers son capitaine de


pavillon.

pourtant rien à voir ni

« Vous savez, Foley, je n’ai qu’un œil. J’ai bien le droit d’être aveugle
avec la vanité ni avec

l’enthousiasme ; c’était

quelquefois. »

simplement une question de

Puis, portant sa longue-vue à son œil aveugle, il déclara calmement


: conscience et de conviction

« Vraiment, je ne vois pas ce pavillon. »

qui lui donnait la force


Partagés entre l’obéissance à Parker ou à Nelson, les capitaines
finirent dans laquelle il croyait ;

qui était une force en soi

par choisir Nelson. Tant pis, ils risquaient leurs carrières en même
temps et qui conduisait les autres

que la sienne. Mais bientôt, les défenses danoises se fissurèrent ;


certains à lui faire confiance,

des bateaux à l’ancre au port capitulèrent et les bombardements


ralen-puisqu’il était le premier

tirent. Moins d’une heure après que Parker a ordonné d’arrêter la à


le faire.

bataille, les Danois se rendaient.

Adam Badeau,

military history of

Le lendemain, Parker félicita Nelson sans grand enthousiasme. Il ne


ulysses s. grant, 1868

fit aucune remarque sur sa désobéissance. Il espérait que toute


l’affaire, y compris son manque de courage, serait jetée aux
oubliettes.

S T R AT É G I E 3

29

Il était une fois un homme

Interprétation

que l’on aurait pu appeler


Lorsque l’amirauté confia cette mission à sir Hyde, elle commit une
erreur le « généralissime des

militaire classique : laisser la conduite de la bataille à un homme


prudent voleurs ». Il répondait au

nom de Hakamadare.

et méthodique. En temps de paix, de tels hommes paraissent posés,


et C’était un formidable

forts, mais leur sang-froid cache souvent une faiblesse : s’ils sont si
minu-gaillard, le contraire d’un

tieux, c’est parce que l’idée de commettre une erreur les terrifie, pour
eux imbécile. Il avait le pied

et pour leur carrière. On ne peut s’en rendre compte avant de les


avoir léger, la main leste et

vus dans le feu de l’action ; brusquement, ils sont paralysés et


incapables l’esprit délié ; c’était un

comploteur-né. Bref, nul ne

d’une quelconque décision. Ils voient des problèmes partout et


baissent les pouvait se comparer à lui.

bras au premier revers. Ils abandonnent, poussés par la peur et non


par Sa profession consistait à

l’impatience. Ces moments d’hésitation signent bien souvent leur


défaite.

dépouiller les gens de leurs

Lord Nelson fonctionnait de façon diamétralement opposée. Menu,


de possessions quand ils ne s’y
attendaient pas. Une fois,

constitution délicate, il avait compensé sa faiblesse physique par


une déter-vers le dixième mois de

mination sans faille. Il s’était forcé à devenir plus résolu que


quiconque l’année, il avait besoin de

autour de lui. Dès l’instant où il entrait dans la bataille, il lâchait ses


pul-vêtements et décida de s’en

sions agressives. Lorsque d’autres amiraux s’inquiétaient de détails


comme procurer. Il alla en des

le vent ou les changements de position de l’ennemi, lui se


concentrait sur lieux propices et se

promena en observant. Vers

son plan. Avant la bataille, il étudiait sa stratégie et celle de son


adversaire minuit, alors que les gens

avec plus de minutie que n’importe qui. Cette connaissance parfaite


per-étaient rentrés dormir et

mettait à Nelson de sentir le moment où les ennemis allaient


craquer. Mais que tout était calme, il

une fois dans la bataille, il n’était plus question d’hésitation ni de


prudence.

aperçut à la clarté brumeuse

de la lune un homme vêtu

En gardant la tête froide, on compense une faiblesse mentale, cette


de façon somptueuse qui
tendance à se laisser déborder et à perdre de vue le but principal de
la flânait sur un boulevard.

victoire. La pire des faiblesses est de perdre confiance, de douter et


de L’homme avait un riche

n’en devenir que trop prudent. C’est inutile ; cet excès de prudence
n’est pantalon probablement tenu

que l’écran qui masque l’angoisse du conflit et de l’erreur. Il faut au


par des bretelles et un

magnifique habit de chasse

contraire contrebalancer les faiblesses en redoublant de


détermination et qui le couvrait avec

de confiance.

élégance. Il était seul et

En période de troubles et de tempêtes, il faut vous forcer à être tou-


jouait de la flûte. Il ne

jours plus déterminé. Faites appel à vos instincts agressifs pour ne


pas semblait pas pressé de se

rendre où que ce soit.

vous laisser aller à trop de prudence ou d’inertie. Quelle que soit


l’erreur

« Tiens, songea

commise, il est toujours possible de la rectifier en étant plus


énergique.

Hakamadare, voilà un
Le temps de la prudence, c’est celui de la préparation ; une fois que
la loustic qui se présente à

bataille a commencé, il n’est plus question d’avoir des doutes.


Ignorez les seule fin de me donner ses

couards qui tremblent et qui battent en retraite au moindre revers.

vêtements. » En d’autres

heures, il l’aurait

Exultez dans l’attaque. Ce dynamisme vous portera.

joyeusement rattrapé et

rossé, et dépouillé de ses

Les sens impriment sur l’esprit une marque plus forte que la pen-
vêtements. Mais cette fois-

sée rationnelle… Même celui qui a échafaudé une opération et la ci,


inexplicablement, il eut

le sentiment que cet homme

voit en cours d’exécution peut parfaitement perdre confiance dans


faisait peur ; il le suivit sur

son jugement précédent… La guerre a l’art de cacher la scène avec


plusieurs centaines de

un spectacle cruellement marqué par des apparitions terrifiantes.

mètres. L’homme n’avait

Dès que ces obstacles sont écartés et que l’horizon est dégagé, les
pas l’air de songer que
événements confirmeront la conviction initiale : tel est l’abîme qui
quelqu’un le suivait. Bien

au contraire, il continuait à

sépare la prévision de l’exécution.

jouer de la flûte avec un

CARL VON CLAUSEWITZ (1780-1831), Théorie de la Grande


Guerre 30

S T R AT É G I E 3

LA TACTIQUE DU BOUDDHA BIENHEUREUX

calme qui semblait parfait.

La première fois que l’on voyait à l’œuvre le metteur en scène Alfred

« Mettons-le à l’épreuve »,

se dit Hakamadare. Et il

Hitchcock (1899-1980), on ne pouvait manquer d’être surpris. La


plupart courut jusqu’à l’homme en

des réalisateurs sont des boules de nerfs, hurlent sur le personnel et


faisant tout le tapage qu’il

aboient des ordres. Hitchcock s’asseyait dans son fauteuil, les yeux
pouvait. Mais l’autre n’eut mi-clos. Il somnolait parfois. Sur le plateau
de L’Inconnu du Nord-Express, pas l’air de s’alarmer le

en 1951, l’acteur Farley Granger en fut troublé et pensa que


Hitchcock moins du monde. Il se

retourna simplement pour


était en colère ou énervé. Il lui demanda s’il y avait un problème : «
Oh, l’observer, sans cesser

répondit Hitchcock ensommeillé, je m’ennuie tellement. » Les


plaintes du de jouer de la flûte.

personnel, les colères des acteurs, rien ne pouvait le décontenancer.


Il Hakamadare, incapable

bâillait, s’installait plus confortablement dans sa chaise et ignorait


tout de lui sauter dessus, prit

ses jambes à son cou.

simplement le problème. « Hitchcock… ne semblait pas du tout nous


diri-Il essaya ainsi à plusieurs

ger, dit l’actrice Margaret Lockwood. Il somnolait, dodelinait de la


tête, reprises, mais l’homme

avec son sourire énigmatique de Bouddha. »

demeurait impassible.

Les collègues de Hitchcock avaient du mal à comprendre comment il


Hakamadare comprit qu’il

pouvait être si calme et si détaché avec un métier aussi stressant.


Certains avait affaire à quelqu’un

d’extraordinaire. Quand

pensaient que c’était une question de tempérament : Hitchcock était


un ils eurent ainsi parcouru

animal à sang froid. D’autres se disaient que c’était un truc, une


façade.

un bon kilomètre,
Rares étaient ceux qui connaissaient la vérité : avant le début du
tournage, Hakamadare songea qu’il

Hitchcock s’était préparé avec une minutie et une méticulosité telles


que ne pouvait continuer de la

sorte ; il sortit son sabre

rien de mal ne pouvait se passer. Tout était sous son contrôle : pas
d’ac-et courut vers sa victime.

trice hystérique, pas de directeur artistique névrosé, pas de


producteur Cette fois, l’individu

fouineur pour interférer dans ses plans. Il s’était construit une telle
sécu-s’arrêta de jouer de la flûte,

rité qu’il pouvait se permettre de s’allonger pour faire un somme.

se tourna vers lui et dit :

Hitchcock commençait toujours par une idée – tirée d’un roman ou

« Que diable manigances-

tu ? » Hakamadare

de sa propre imagination. Il visualisait les scènes comme s’il avait


déjà le n’aurait pas eu plus peur

film en tête. Il cherchait ensuite un auteur, lequel comprenait assez


vite si un démon ou un dieu

que son travail allait être un peu particulier. Au lieu de prendre une
idée l’avait attaqué alors qu’il se

à peine ébauchée et d’en faire un véritable scénario, l’auteur n’était


là que trouvait seul. Pour quelque
raison incompréhensible, il

pour poser sur le papier le rêve enfermé dans le cerveau de


Hitchcock. Il perdit courage. Submergé

devait se contenter de faire des personnages de chair et de sang et,


bien par une terreur mortelle, il

sûr, d’écrire les dialogues, mais pas beaucoup plus. Lorsque


Hitchcock tomba malgré lui à genoux,

commença à travailler avec l’auteur Samuel Taylor pour les


premières réu-et se mit à quatre pattes.

nions sur le film Sueurs froides (1958), ses descriptions étaient


parfois telle-

« Qu’est-ce que tu

fabriques ? » répéta

ment réalistes ou tellement intenses qu’on aurait pu croire qu’il les


avait l’homme. Hakamadare

vécues ou rêvées. Une telle précision lui permit ainsi de toujours


éviter de avait le sentiment qu’il

sérieux conflits avec ses collaborateurs. Taylor comprit bien vite que,
était à présent incapable de

même s’il écrivait le scénario, cela resterait une création de


Hitchcock.

s’enfuir, même s’il l’avait

voulu. « J’essaie de vous

Une fois le scénario terminé, Hitchcock le transformait en script très


dévaliser, avoua-t-il tout
détaillé. La position des caméras, l’éclairage, l’angle de prise de vue
et les à trac. Je m’appelle

dimensions du plateau : tout était indiqué en détail. La plupart des


réali-Hakamadare. – J’ai

sateurs se laissent une certaine marge et tournent, par exemple, une


entendu parler d’un homme

même scène sous des angles différents pour avoir par la suite
plusieurs qui porte ce nom, oui.

Un être étrange et

options. Ce n’était pas le cas de Hitchcock : le script contenait tout le


dangereux, paraît-il »,

film, point par point. Il savait très exactement ce qu’il voulait et l’avait
répondit l’homme. Et il

intégralement noté. Lorsqu’un producteur ou un acteur essayaient


ordonna simplement à

S T R AT É G I E 3

31

Hakamadare : « Viens

d’ajouter ou de changer une scène, Hitchcock restait tout à fait poli


et avec moi. » Et il continua

faisait semblant d’écouter, mais n’y prêtait pas la moindre attention.

son chemin en jouant de

Rien n’était laissé au hasard. Pour la construction des décors (assez


nouveau de la flûte.
Hakamadare le suivit,

élaborés dans un film comme Fenêtre sur cour), Hitchcock


présentait au complètement perplexe,

chef décorateur des schémas précis, des plans d’architecte, des


listes d’ac-terrorisé par le fait qu’il

cessoires incroyablement détaillées. Il supervisait chaque aspect de


la s’agissait d’un homme

construction du décor. Il accordait une attention particulière aux vête-


sortant de l’ordinaire. Le

ments des actrices principales : d’après Edith Head, costumière sur


plu-voleur avait l’impression

d’être possédé par un

sieurs films de Hitchcock, notamment pour Le crime était presque


parfait en démon ou par un dieu.

1954, « il y avait une explication au choix de chaque couleur, de


chaque Finalement, le flûtiste

coupe de vêtement. Il était absolument certain de tout ce qu’il


demandait.

franchit un portail devant

Pour telle scène, il la voyait [Grace Kelly] en gris pâle, pour une
autre en une vaste maison. Il retira

ses chaussures, pénétra dans

mousseline blanche, pour une autre encore en doré. C’était vraiment


la la véranda et disparut à
matérialisation en studio d’un rêve. » Lorsque l’actrice Kim Novak
refusa l’intérieur. « Ce doit être le

de porter une veste grise dans Sueurs froides parce que cela lui
donnait un propriétaire de la maison »,

teint blafard, Hitchcock lui répondit qu’elle devait avoir l’air d’une
songea Hakamadare.

femme mystérieuse qui venait d’émerger du brouillard de San


Francisco.

L’homme revint et lui fit

signe d’approcher. Il lui

Que répondre à cela ? Elle mit la veste.

donna un vêtement coupé

Les acteurs de Hitchcock aimaient travailler avec lui, même si c’était


dans une solide étoffe de

un peu particulier. Certains des grands d’Hollywood – Joseph


Cotten, coton et lui dit : « Si tu as

Grace Kelly, Cary Grant, Ingrid Bergman – dirent même de lui qu’il
était besoin de quelque chose

dans ce genre à l’avenir,

l’un des réalisateurs les plus faciles à vivre : sa nonchalance était


commu-viens me le dire. Si tu

nicative et ses scripts étaient préparés avec tellement de soin que


l’acteur tombes sur quelqu’un qui

n’avait qu’à jouer, et c’était tout. Tout marchait à la perfection.


Comme ne connaît pas tes
l’a dit James Stewart sur le tournage de L’homme qui en savait trop
(1956) : intentions, tu risques de te

« Là, nous sommes dans les mains d’un expert. Vous pouvez vous
reposer faire mal. » Hakamadare

apprit par la suite que la

sur lui. Faites ce qu’il vous dit et tout ira bien. »

maison appartenait au

Comme Hitchcock s’installait sur le plateau, à demi endormi, les


gouverneur de Settsu,

acteurs et toute l’équipe ne voyaient les choses que par le petit bout
de la Fujiwara no Yasumasa.

lorgnette. Ils n’avaient aucune idée de la façon dont les scènes


s’emboî-Plus tard encore, quand il

fut arrêté, il aurait dit :

taient dans sa tête. Lorsque Taylor vit Sueurs froides pour la


première fois, il

« C’était un homme

eut l’impression d’être dans le rêve d’un autre. Le film reproduisait à


la per-tellement étrange… il était

fection l’idée que Hitchcock lui avait expliquée plusieurs mois


auparavant.

terrifiant ! » Yasumasa

n’était pas guerrier par

Interprétation
tradition familiale, il était

fils de Munetada. Et

Le premier film réalisé par Hitchcock fut Le Jardin du plaisir, film


muet de pourtant, il n’était en rien

1925. Rien ne se déroula normalement. Hitchcock détestait le


désordre inférieur à quiconque ayant

et le chaos : les imprévus, l’équipe paniquée, bref, la moindre perte


de embrassé le métier des

contrôle le rendait fou. De ce jour, il décida que chaque film serait


une armes par tradition de

famille. Il avait un esprit

véritable opération militaire. Les producteurs, les acteurs et l’équipe


de fort, des mains habiles et

tournage n’auraient tout simplement plus les moyens de contrecarrer


sa une force effrayante. Il

création. Il mit lui-même au point chaque aspect de la production du


avait également l’esprit

film : la construction du plateau, l’éclairage, les détails techniques


des délié et s’entendait à faire

caméras et des lentilles, la bande-son. Il supervisait chaque étape


de la des plans. Ainsi, la cour

impériale elle-même n’avait

réalisation du film. Rien ne pouvait se mettre entre ce qu’il avait


prévu et pas craint de lui confier une

le résultat final à l’écran.


32

S T R AT É G I E 3

Il semble qu’un tel degré de minutie et de préparation n’ait rien à voir


charge réservée à un

avec le sang-froid, alors que c’en est précisément le summum. Cela


veut dire guerrier. Par conséquent,

tout le monde le craignait

entrer dans la bataille (ou sur un tournage, dans le cas de Hitchcock)


prêt beaucoup et se sentait

et détendu. Le moindre imprévu a déjà une parade ; toutes les


alternatives intimidé devant lui.

possibles ont été envisagées et vous êtes prêt à y faire face. Les
choses ainsi Hiroaki Sato,

planifiées, vous ne vous laisserez jamais surprendre. Quand votre


entourage legends of the

samurai, 1995

vous accable de doutes, de questions angoissées et d’idées inutiles,


il vous suffit de hocher la tête et de faire semblant d’écouter, mais en
réalité, ignorez-les : vous, vous savez ce que vous voulez. Votre
attitude décontractée finira par leur faire comprendre qu’il faut vous
faire confiance.

On se laisse facilement déborder par les imprévus d’une bataille,


lorsqu’un nombre incalculable de personnes vous demandent ou
vous disent quoi faire. La pression est telle que l’on perd aisément
de vue le but et le plan à suivre. Soudain, l’arbre cache la forêt. Le
sang-froid est cette capacité à se détacher, à observer le champ de
bataille dans son intégralité, l’image tout entière, avec clarté. Les
grands généraux ont cette qualité. Mais pour atteindre cette distance
mentale, il faut envisager tous les détails en amont. Laissez les
autres s’imaginer que ce détachement bouddhique vous vient d’une
source mystérieuse. Ils n’y comprennent rien, et c’est tant mieux
pour vous.

Pour l’amour de Dieu, ressaisissez-vous et cessez de tout voir en


noir : le premier pas en arrière fait une impression détestable sur
l’armée, le second est dangereux et le troisième l’entraîne à sa
perte.

FRÉDÉRIC LE GRAND (1712-1786), lettre à un général LES CLEFS


DE LA GUERRE

Nous autres, êtres humains, aimons à penser que nous sommes des
créatures rationnelles. On s’imagine que ce qui nous distingue de
l’animal est cette capacité à penser et à raisonner. Mais ce n’est
qu’en partie vrai : notre différence avec les animaux tient aussi à
notre capacité à rire, à pleurer, à ressentir toutes sortes d’émotions.
L’être humain est autant doué de raison que de sentiments ; et
même s’il nous plaît de croire que nous maîtrisons nos actes par la
raison et la pensée, ce sont bien souvent les émotions qui dictent
notre comportement.

La routine, qui aide, en apparence, à garder le contrôle sur les


choses, entretient cette illusion de rationalité. Ancré dans le
quotidien, l’esprit semble fort. Mais en situation d’hostilité s’efface
toute trace de rationalité ; on réagit à la pression par la peur,
l’impatience, la confusion. De telles circonstances révèlent les
créatures sensibles que nous sommes : que nous subissions
l’attaque d’un ennemi connu ou d’un traître imprévisible, la réaction
est avant tout liée à des sentiments de colère, de tris-tesse, de
trahison. Ce n’est qu’au prix d’un effort surhumain que l’on parvient à
se raisonner et à reprendre le contrôle de ses émotions.

Votre raison est plus faible que vos émotions. Mais vous ne pouvez
apprendre à connaître cette faiblesse qu’en situation d’hostilité,
précisément S T R AT É G I E 3
33

Ainsi donc, quand un

au moment où il vous faut être fort. Pas besoin d’être très intellectuel
ou général possède de l’esprit

cultivé pour affronter une bataille. Ce qui renforce votre raison et


aide à pour voir, juger et

contrôler vos émotions, c’est une discipline de fer.

combiner, du caractère pour

exécuter ; quand à ces

Cette discipline, personne ne peut l’apprendre à votre place ; aucun


qualités il joint la

livre ne vous la transmettra. Comme tout, elle ne s’acquiert que par


la connaissance des hommes,

pratique et les expériences, parfois douloureuses. Pour apprendre à


gardes passions qui les

der son calme, il faut avoir vécu des situations où l’on risque de le
perdre.

conduisent, des secrets

Les personnages historiques qui sont connus pour leur sang-froid


mouvements de leur cœur,

que tant de causes

– Alexandre le Grand, Ulysses S. Grant, Winston Churchill – l’ont


développent à la guerre ;
acquis dans l’adversité, en essayant, en se trompant. Ils avaient de
telles quand d’ailleurs le danger,

responsabilités qu’ils n’avaient guère d’autres choix. Même si ces


hommes loin de le priver de ses

étaient particulièrement forts, ils ont beaucoup travaillé pour acquérir


facultés, ne fait que les

accroître et leur donner une

cette qualité.

nouvelle énergie ; quand

Les idées suivantes sont basées sur l’expérience de victoires dure-


enfin il aime ses soldats, en

ment méritées. Ces idées sont des exercices, des façons de vous
endurcir, est aimé et s’occupe de leur

pour contrôler vos émotions.

conservation, de leurs

intérêts, de leur bien-être,

comme un père de famille,

Exposez-vous aux conflits. George S. Patton venait d’une famille


améri-alors il réunit toutes les

caine connue pour ses exploits militaires. Son arbre généalogique


comptait qualités qui promettent

de nombreux généraux et colonels qui s’étaient battus et étaient


morts le succès. Je dis
pendant la Révolution américaine et la guerre de Sécession. Élevé
dans

« promettent », et non

« assurent » ; car la guerre

le culte de cet héroïsme, il suivit leurs pas et embrassa la carrière


militaire.

a des chances si variées, elle

Mais Patton était aussi un jeune homme sensible et n’avait qu’une


grande est soumise à tant de

angoisse : celle de perdre courage au cœur du combat et de ruiner


l’honneur hasards, qu’il n’y a jamais

de son nom.

rien de certain avant

C’est en 1918 qu’il connut sa première bataille, à l’âge de trente-


deux l’événement accompli.

Maréchal Marmont,

ans, lors de l’offensive alliée sur l’Argonne pendant la Première


Guerre duc de Raguse,

mondiale. Il était à la tête d’une division blindée. Il était parvenu à


mener de l’esprit des

institutions militaires,

une troupe d’infanterie sur une petite colline dominant une ville
stratégique, Librairie militaire,
mais le feu soutenu des Allemands les força à s’abriter. Bientôt, il
comprit Paris, 1840

qu’ils étaient piégés : s’ils battaient en retraite, ils seraient exposés


aux balles allemandes sur le flanc de la colline ; s’ils avançaient, ils
fonçaient droit sur les mitrailleuses. « Tant qu’à mourir, pensa
Patton, autant mourir debout face à l’ennemi. » Pourtant, au moment
où il allait donner l’ordre de charger, la peur le paralysa. Il tremblait
de tout son corps, ses jambes étaient en coton. Comme en
confirmation de ses pires angoisses, il avait perdu tout courage.

À cet instant, en regardant les nuages massés au-delà des lignes


allemandes, Patton eut une vision : il vit ses illustres ancêtres, en
uniforme, qui le regardaient d’un air sévère. Ils semblaient l’inviter à
venir rejoindre leur compagnie, celle des héros de guerre morts pour
leur pays.

Paradoxalement, la vision de ces hommes apaisa le jeune Patton ;


appelant des volontaires à le suivre, il cria : « Aujourd’hui, un autre
Patton mourra ! » Ses forces lui étaient revenues ; il se leva et
chargea droit vers les Allemands. Quelques secondes plus tard,
touché à la cuisse, il s’effondra.

Mais il survécut.

34

S T R AT É G I E 3

Depuis ce moment, même après avoir été fait général, Patton mettait
Un renard n’avait jamais

un point d’honneur à aller visiter le front, s’exposant inutilement au


vu de lion. Or le hasard le mit un jour en face de ce

danger. Il n’avait de cesse de se tester. Cette vision de ses ancêtres


était fauve. Comme il le voyait
restée comme un stimulus permanent, un défi à son honneur. Il lui
était pour la première fois, il

chaque fois un peu plus facile d’affronter ses peurs. Les autres
généraux eut une telle frayeur qu’il

comme ses hommes se disaient que personne n’avait plus de sang-


froid faillit en mourir. L’ayant

que lui. Mais ils ignoraient combien cette force de caractère lui avait
rencontré une deuxième

fois, il eut peur encore, mais

demandé de travail et de volonté.

pas autant que la première

L’histoire de Patton nous enseigne deux choses. D’abord, qu’il est


fois. Mais à la troisième fois

nécessaire de se confronter à ses peurs, d’y faire face plutôt que de


les igno-qu’il le vit, il s’enhardit

rer ou de les enfouir. Rien de plus déstabilisant pour le sang-froid


que la jusqu’à s’en approcher

et à causer avec lui.

peur ; elle se nourrit d’inconnu lorsque l’imagination se laisse aller.


En vous obligeant à affronter vos peurs, vous vous y habituez et
votre angoisse dimi-Cette fable montre que

l’accoutumance adoucit

nue. Et lorsque vous réaliserez que vous avez été capable de


surmonter cette même les choses effrayantes.
angoisse, vous reprendrez confiance. Plus vous serez confronté à
des conflits Ésope, fables, vie siècle

et situations délicates, plus votre esprit sera rompu aux batailles.

av. J.-C., traduit par

Émile Chambry,

Deuxièmement, l’expérience de Patton démontre l’importance fon-


Paris, 1927

damentale du sens de l’honneur et de la fierté. En s’abandonnant à


la peur, en perdant son sang-froid, on se ternit soi-même, on ternit
sa réputation, mais aussi son entreprise, sa famille, son groupe.
Rien de pire Un vieux proverbe dit :

pour la communauté. Le groupe, même minuscule, est une véritable


« Décidez-vous en raison de vivre : les gens vous regardent, vous
jugent, comptent sur vous.

l’espace de sept souffles. »

Si vous perdez votre sang-froid, vous perdez la face.

Le Seigneur Takanobu

Ryuzoti fit un jour cette

remarque : « Si un homme

Ne comptez que sur vous-même. Rien de pire que de se sentir


dépen-hésite trop longtemps à

dant des autres. Cela rend vulnérable à toutes sortes d’émotions – la


trahi-prendre une décision,

son, la déception, la frustration. C’est un désastre pour l’équilibre


mental.
il s’endort. »

Au début de la guerre de Sécession, le général Ulysses S. Grant,


com-Le Seigneur Naoshige dit

mandant en chef des armées nordistes, sentit son autorité lui


échapper.

aussi : « Si on s’élance sans

vigueur, sept sur dix des

Les informations transmises par ses subordonnés étaient


imprécises, ses actions entreprises tournent

capitaines ne suivaient ses ordres qu’à moitié, ses généraux


critiquaient court. Il est extrêmement

ses plans. Grant était d’un naturel stoïque, mais cette perte
d’autorité fut difficile de prendre des

un coup dur pour sa confiance en lui ; il se mit à boire.

décisions en état d’agitation.

Par contre, si sans s’occuper

Pour la campagne de Vicksburg, en 1862-1863, Grant avait appris la


des conséquences mineures,

leçon. Il étudia lui-même le terrain. Il parcourut les rapports des


services on aborde les problèmes avec

secrets. Il précisa ses ordres ; ses capitaines ne pouvaient plus les


esquiver.

l’esprit aiguisé comme un


Et une fois sa décision prise, il se faisait confiance et affichait le
mépris rasoir, on trouve toujours la le plus complet pour les doutes
des autres. Il ne se reposa plus que sur solution en moins de temps
qu’il n’en faut pour souffler

lui-même. Dorénavant, plus question d’être pris par surprise ; il


pouvait sept fois. »

garder son sang-froid.

Il faut considérer les

Il est indispensable de compter sur soi-même. Pour ne plus


dépendre problèmes avec calme

des autres et des soi-disant experts, il faut bien sûr améliorer ses
propres et détermination.

capacités et faire confiance à son propre jugement. On a trop


tendance à Jocho Yamamoto,

hagakure, le livre

surestimer les capacités des autres (après tout, ils se donnent


beaucoup de secret des samouraïs,

mal pour faire croire qu’ils savent ce qu’ils font) et à sous-estimer les
siennes.

Guy Trédaniel éditeur,

1999

Pour compenser cela, reposez-vous sur vous-même, et non sur


autrui.

S T R AT É G I E 3

35
Jules César a possédé au

Attention, cela ne veut pas dire qu’il faut s’encombrer de détails insi-
suprême degré l’art de

gnifiants. Il faut distinguer les petits problèmes qui ne méritent pas


votre rendre l’action efficace.

attention des questions essentielles auxquelles il faut se consacrer.

À maintes reprises, il a

transformé à son avantage

des situations où, pour lui

Apprenez à rire de la bêtise des autres. John Churchill, duc de et


ses troupes, l’échec

Marlborough, est l’un des généraux les plus célèbres de l’histoire.


Génie de semblait inévitable. Un

la tactique et de la stratégie, il était connu pour son sang-froid


prodigieux.

jour, par exemple, victime

Au début du XVIIIe siècle, Churchill fut l’initiateur de l’alliance de la


d’une crise d’épilepsie, il

tomba face contre terre au

Grande-Bretagne avec les Hollandais et les Allemands contre la


France.

moment précis où il mettait

Les autres généraux étaient timides, indécis, étroits d’esprit. Les


plans le pied sur le sol d’Afrique
téméraires du duc les effrayaient ; ils voyaient des dangers partout,
se pour y affronter les troupes

décourageaient au moindre revers et s’accrochaient aux intérêts de


leur de Pompée. Mauvais

présage ! La frayeur

pays au détriment de ceux de l’alliance. Ils n’avaient aucune notion


de s’empara des troupes qui

long terme, aucune patience ; c’étaient des idiots.

s’apprêtaient à débarquer.

Le duc, courtisan subtil et homme d’expérience, ne se confrontait


Devinant ce qui se passait,

jamais directement à ses collègues ; il ne tentait pas de les


convaincre à César transforma sa chute

tout prix. Il les traitait plutôt comme des enfants, en les rassurant tout
en en un geste libre, celui d’un

général sûr de sa victoire,

ignorant leurs plans. De temps en temps, il leur jetait un os à ronger


en qui se jette par terre pour

acceptant une suggestion mineure ou en faisant semblant de


s’inquiéter prendre possession de la

d’un danger qu’ils imaginaient. Mais il ne se mettait jamais en colère


; il terre convoitée en

ne voulait pas mettre son sang-froid en péril et risquer cette


campagne l’embrassant. Et il

conduisit ses troupes à la


décisive pour une poignée d’abrutis. Il se forçait à rester patient et
débon-victoire.

naire. Il savait rire de leur bêtise.

l’encyclopédie de

Vous ne pouvez être sur tous les fronts et combattre tout le monde.
Le l’agora, dossier

temps et l’énergie sont des ressources limitées ; il faut savoir les


préserver.

cybernétique

L’épuisement et la frustration sont les pires ennemis du sang-froid.


Le monde est plein d’imbéciles rongés d’impatience, des girouettes
qui ne savent pas voir plus loin que le bout de leur nez. On les
rencontre partout : Nous pensons être plus près

le patron indécis, le collègue sournois, le subordonné hystérique.

de la vérité en supposant

Lorsqu’on travaille avec des idiots, inutile de les combattre. Traitez-


les que ce que nous appelons

maîtrise de soi , c’est-à-

comme des enfants ou des animaux domestiques ; il vous en faut


plus pour dire la faculté d’obéir à

déstabiliser votre équilibre mental. Détachez-vous-en. Et, en riant


intérieu-l’entendement même sous

rement de leurs bêtises, laissez-les développer quelques idées


inoffensives.

les coups des plus violentes


Savoir rester calme et enjoué avec les sots est une compétence
primordiale.

émotions, est ancrée dans le

caractère proprement dit. Il

intervient en effet un autre

Surmontez la panique en vous concentrant sur des tâches


simples. Le sentiment qui, chez les

seigneur Yamanouchi, aristocrate japonais du XVIIIe siècle,


demanda un caractères forts, offre un

jour à son maître du thé de l’accompagner en visite à Edo (la future


contrepoids seul qui assure

Tokyo) où il devait séjourner quelque temps. Il tenait à vanter auprès


de la prédominance de la

raison. Ce contrepoids n’est

ses amis courtisans les talents de son serviteur pour le rituel de la


céré-autre chose que le sentiment

monie du thé. Toutefois, si ce serviteur connaissait tout de la


cérémonie de la dignité humaine, la

du thé, il ne savait pas grand-chose d’autre : c’était un homme


tranquille.

plus noble fierté, cette

Mais il était vêtu à la manière d’un samouraï, comme son rang


l’exigeait.

aspiration profonde de
l’âme à se comporter en

Un jour, alors que le maître du thé déambulait dans cette grande


ville, toutes circonstances

il fut défié par un samouraï qui le provoqua en duel. Le maître du thé


comme un être doué

n’était pas un homme d’épée et essaya de le lui faire comprendre,


mais 36

S T R AT É G I E 3

l’homme ne voulut rien entendre ; refuser le duel aurait été


déshonorant de discernement et

tant pour sa famille que pour le seigneur Yamanouchi. Il était obligé


d’ac-d’entendement . Nous

dirions qu’une âme forte

cepter, même s’il était sûr d’en mourir. Il le fit donc, demandant
simple-est celle qui ne perd pas

ment à ce que le duel soit reporté au lendemain. Le samouraï


accepta.

son équilibre même

Paniqué, le maître du thé se précipita vers la salle d’armes la plus


dans les plus violentes proche. S’il devait mourir, autant mourir dans
les règles de l’art. En général, tourmentes .

pour voir un professeur, il fallait une lettre de recommandation et


plusieurs Carl von Clausewitz,

1780-1831,
jours d’attente ; mais le maître du thé insista tellement et avait l’air si
terri-de la guerre, traduit

fié qu’on lui accorda un entretien. Le maître d’armes écouta son


histoire.

par Valentin Vivier dans

anthologie mondiale

Il se montra compatissant : il accepta d’apprendre à son pauvre visi-


de la stratégie, Robert

teur l’art de mourir, mais avant, il voulait qu’il lui serve le thé. Le
maître Laffont, 1996.

du thé accomplit le rituel, à sa manière calme et concentrée. À la fin,


le maître d’armes cria de joie : « Inutile pour vous d’apprendre quoi
que ce soit ! L’état d’esprit que vous avez maintenant est celui que
vous devez garder face à n’importe quel samouraï. En duel,
imaginez-vous en train de servir le thé. Enlevez votre veste, pliez-la
soigneusement et posez Ce courage en pareille

votre éventail dessus, comme vous le faites toujours. » Une fois ce


rituel occasion c’est le courage

d’esprit fondé sur les

accompli, il n’avait plus qu’à dégainer son sabre dans le même état
d’esprit.

grandes connoissances ; c’est

Là, il serait prêt à mourir.

celui que rien n’abat, qui

Le maître du thé écouta soigneusement ce qu’on lui dit. Le jour sui-


fait les grands hommes, et
vant, il se rendit sur les lieux du duel et le samouraï qui l’avait défié
ne put qui leur produit tant de

ressources ; au lieu que

s’empêcher de remarquer l’expression calme et digne de son


adversaire ceux dont le courage n’est

lorsqu’il ôta sa veste. Peut-être, pensa tout à coup le samouraï, que


ce maître pas conduit par la science

du thé maladroit était en fait un homme d’épée habile. Il s’inclina,


s’excusa de la guerre, quoiqu’ils

de son comportement le jour précédent et prit la poudre


d’escampette.

entreprennent aussi

En situation de danger, l’imagination a tendance à prendre le dessus


hardiment d’entrer en

action, et qu’ils y montrent

et à vous inventer une ribambelle de raisons d’avoir peur. Vous


devez une grande fermeté,

contrôler votre imagination, chose plus facile à dire qu’à faire. La


meil-néanmoins quand le combat

leure façon de vous calmer et de reprendre le dessus est de


concentrer ou la bataille ne se passe

toute votre attention sur quelque chose de simple, un rituel apaisant,


une pas aussi heureusement

qu’ils s’en étoient flattés,


tâche répétitive que vous connaissez bien. Ainsi, vous vous mettez
dans et que l’on vient à leur

la tournure d’esprit qui convient à la résolution d’un problème. Un


esprit demander des ordres pour

concentré ne peut se laisser déborder par l’angoisse et l’imagination.


Une remédier aux endroits où

fois que votre équilibre mental est stabilisé, il est plus facile de faire
face.

l’affaire va mal, ils ne

Aux premiers signes d’inquiétude, pratiquez cette technique jusqu’à


ce savent que dire, ils perdent

la tête, tout est alors à

que cela devienne une habitude. Il est impératif de savoir contrôler


son l’abandon. Cependant

imagination en situation de danger.

en pareille occasion, et

presqu’en toutes, l’armée

Prenez confiance en vous. L’intimidation est l’une des pires


menaces a plus besoin de la tête

du chef que de son bras :

pour votre sang-froid, et elle n’est pas facile à combattre.

ce chef qui ne sait que

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Joseph Staline réunit


Dmitri répondre à ceux qui lui
Chostakovitch et quelques-uns de ses pairs, auxquels il avait
demandé un parlent, les regarde ixement

nouvel hymne national. Rien de plus terrifiant qu’une réunion avec


pour savoir d’eux-mêmes

Staline ; un faux pas et c’était l’échafaud. Il fixait son interlocuteur


jusqu’à ce qu’il devroit faire pour

se tirer du mauvais pas

ce que celui-ci peine à déglutir. Comme souvent, cette réunion-ci


tourna où il se voit engagé

mal : le dictateur se mit à critiquer l’un des compositeurs pour son


mauvais inconsidérément,

S T R AT É G I E 3

37

ou bien il va se mettre à la

arrangement. Tétanisé de peur, le musicien reconnut avoir


embauché un tête des troupes, charger,

arrangeur qui avait fait du mauvais travail. Il creusait là plusieurs


tombes : et quelquefois se faire

assurément, le malheureux arrangeur allait y passer, et le


compositeur tuer de désespoir.

qui l’avait recruté paierait aussi. Quid des autres compositeurs et de


Jacques-François de

Chastenet, marquis

Chostakovitch ? Staline pouvait être impitoyable quand il sentait la


peur.
de Puységur, art de

Chostakovitch en avait assez entendu : c’était stupide, dit-il, d’en


voula guerre, par principes

et par règles,

loir à l’arrangeur qui n’avait fait que suivre des ordres. Il changea
ensuite Charles-Antoine

subtilement de sujet : un compositeur devait-il faire lui-même ses


orches-Jombert, Paris, 1749

trations ? Et Staline, qu’en pensait-il ? Toujours à l’affût d’une


occasion de prouver son intelligence, Staline mordit à l’hameçon. Le
pire était passé.

Chostakovitch réussit à garder son calme pour plusieurs raisons.

D’abord, au lieu de laisser Staline l’intimider, il s’obligea à voir


l’homme vulnérable derrière le dictateur : gros et petit, laid, dépourvu
de toute imagination. Le dictateur n’était qu’une façade, un signe
pathétique de son propre sentiment d’insécurité. Ensuite,
Chostakovitch lui fit face, en parlant normalement et sans détour.
Par son comportement, le compositeur fit comprendre qu’il n’était
pas le moins du monde intimidé, et Staline détestait la peur. Si l’on
était serein sans être agressif ou insolent, il vous laissait
généralement tranquille.

Pour garder confiance en vous, il faut vous dire que la personne en


face est un être humain, mortel lui aussi ; c’est forcément vrai. Voyez
la personne, et non le mythe. Imaginez-la enfant, pétrie d’angoisses.
Cela vous permettra de ne pas perdre pied.

Travaillez votre Fingerspitzengefühl (« sensation du bout des


doigts »).
Le sang-froid ne dépend pas seulement de votre capacité à réfléchir
en situation difficile, mais aussi de la vitesse à laquelle vous
réfléchissez. Il est peu recommandé d’attendre vingt-quatre heures
pour prendre une décision. La « vitesse » désigne ici la rapidité avec
laquelle on réagit aux circonstances et l’on prend des décisions
efficaces. On parle souvent d’une sorte d’intuition, que les
Allemands appellent Fingerspitzengefühl (« sensation du bout des
doigts »). Erwin Rommel, qui était à la tête des divisions blindées
allemandes en Afrique du Nord pendant la Seconde Guerre
mondiale, était très doué pour cela. Il savait quand les Alliés
attaqueraient, et où. Ce sixième sens lui permit à plusieurs reprises
de choisir la meilleure position au combat. Au début de la bataille, il
pressentait la stratégie de l’ennemi avant même qu’elle ne soit
dévoilée.

Pour ses hommes, Rommel était un génie de la guerre ; son esprit


était plus rapide que celui de n’importe qui. Mais Rommel avait
beaucoup travaillé pour améliorer cette rapidité et cette intuition. Il
commença par se procurer toutes les informations possibles et
imaginables sur l’ennemi, du détail de l’artillerie jusqu’au
tempérament du général adverse.

Puis il devint expert en technologie des chars blindés, pour en tirer le


meilleur parti. Enfin, non content d’avoir appris par cœur les cartes
du désert nord-africain, il le survola au péril de sa vie afin d’avoir une
vue panoramique du champ de bataille. Et, surtout, il avait une
relation 38

S T R AT É G I E 3

personnelle avec chacun de ses hommes. Il savait dans quel état


d’esprit La notion de Hara est,

ils étaient et ce qu’il pouvait attendre d’eux.

sous des vocables divers, au

centre de la préoccupation
Rommel ne se contentait pas d’étudier ses hommes, ses chars, le
ter-de toutes les philosophies

rain et l’ennemi ; il se mit à leur place, comprit les motivations qui les
de l’Extrême-Orient, des

poussaient, ce qui les forçait à avancer. Il pouvait ainsi arriver sur le


procédés de méditation

champ de bataille sans avoir à réfléchir consciemment. Ce qui se


passait, (accompagnés, notamment

il le pressentait, il l’avait au bout des doigts. Il avait le


Fingerspitzengefühl.

en Bouddhisme Zen, de

respiration basse, ventrale)

Que vous ayez ou non le génie d’un Rommel, il est tout à fait
possible ainsi que de tous types de

d’améliorer votre temps de réaction et vos intuitions. La


connaissance du comportements, de ceux de

terrain est une information capitale qui vous donne un avantage


décisif.

la vie quotidienne à ceux

Lorsqu’on connaît ses hommes et son matériel, de l’intérieur et non


de auxquels il faut avoir

recours dans des

l’extérieur, on est à même de pressentir la tournure que vont prendre


les circonstances plus
choses. Forcez-vous à vous décider rapidement en faisant confiance
à exceptionnelles, par

votre intuition. Votre esprit avancera dans une sorte de Blitzkrieg –


guerre exemple au cours d’un

éclair – mentale, terrassant les adversaires avant qu’ils n’aient pu


com-combat. Hara est donc au

prendre ce qui leur arrivait.

cœur de l’attention d’un

pratiquant d’art martial

classique ( Budo ), dont

Pour finir, vous ne devez surtout pas penser que le sang-froid est
une l’unité du corps et de qualité qui ne vaut qu’en période troublée,
dont on ne se sert que de l’esprit, dans le feu de

temps à autre. Cela se travaille tous les jours. La confiance, le


courage et l’action, ne peut être

réalisée que par une

l’indépendance d’esprit sont aussi importants en temps de paix


qu’en conscience aiguë de la source

temps de guerre. Franklin D. Roosevelt a fait preuve d’une force de


d’où procède l’énergie

caractère ahurissante, non seulement pendant la Grande


Dépression et nécessaire à une efficacité

au cours de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi dans la gestion


des parfaite.
situations quotidiennes – avec sa famille, ses ministres, et même
avec son

[…] La conscience du

principe de l’unité des

corps, torturé par la polio. L’instinct guerrier se développe au


quotidien.

forces corporelles et de

Lorsqu’une crise survient, vous êtes déjà calme et préparé. Le sang-


froid, l’énergie psychique, par

c’est comme le vélo : une fois qu’on l’a appris, on ne l’oublie pas.

la respiration servant de

catalyseur à une sorte

d’alchimie interne déjà

décrite par le Dao-jiao

chinois, a fini par devenir

Image :

une des notions principales

et omniprésentes de toute

Le vent. Le tour-

la civilisation japonaise,

billon d’événements inat-


et toujours plus ou moins

tendus, les doutes et les critiques

consciemment présente

sont comme une énorme tempête. Elle peut

à l’époque moderne.

venir de n’importe où et il n’y a aucun endroit où se Gabrielle


Habersetzer

et Roland

réfugier, aucune façon de prévoir dans quelle direction le vent va


Habersetzer,

souffler. Changez de direction comme une girouette à chaque


nouvelle encyclopédie des arts

martiaux de l’extrême-

rafale, et vous passerez par-dessus bord. Un bon pilote ne perd pas


orient, Amphora, 2004

de temps à s’inquiéter de ce qu’il ne peut contrôler. Il se concentre


sur lui-même, sur la fermeté de sa

main, sur le trajet prévu et, surtout, sur

sa détermination à arriver à

bon port, quoi qu’il

advienne.

S T R AT É G I E 3
39

Autorité : Une grande partie du

courage, c’est d’avoir déjà eu le

courage de faire la même chose.

(Ralph Waldo Emerson, 1803-1882)

A CONTRARIO

Il n’est jamais bon de perdre son calme, mais on peut se servir de


ces moments pour en tirer des leçons. Il faut être capable de se jeter
dans le cœur de la bataille tout en gardant du recul. Observez vos
faiblesses pour mieux les compenser. Quelqu’un qui n’a jamais
perdu son sang-froid est à plaindre : un jour, il sera pris par surprise,
et la chute sera dure. Tous les grands généraux, de Jules César à
Patton, ont un jour connu un moment de faiblesse, mais ont ensuite
eu la force de reprendre le dessus.

Plus vous aurez perdu le contrôle, mieux vous saurez le reprendre.

En situation délicate, vous devez tout faire pour garder votre sang-
froid, mais le faire perdre à votre ennemi. Vous savez ce qui vous
rend fou de rage : infligez-le-lui. Obligez-le à passer à l’action avant
qu’il ne soit prêt. Surprenez-le, il n’y a rien de plus déstabilisant.
Trouvez ses faiblesses et faites-le sortir de ses gonds en mettant les
pieds dans le plat. Plus il s’énerve, moins il sera efficace.

40

S T R AT É G I E 3

CRÉEZ UN SENTIMENT

D’URGENCE ET DE DÉSESPOIR :
LA STRATÉGIE DU

DERNIER CARRÉ

Vous êtes votre pire ennemi. Vous perdez un temps précieux à rêver
de l’avenir au lieu de vous impliquer dans le présent. Si rien ne vous
paraît urgent, vous ne vous investissez pas à fond dans ce que vous
faites. La seule façon de changer cela, c’est de passer à l’action et
d’être soumis à une pression extérieure. Mettez-vous dans des
situations où vous avez trop à perdre pour gaspiller du temps ou des
ressources ; si vous ne pouvez vous permettre de perdre, vous ne
perdrez pas. Coupez les liens qui vous attachent au passé. Jetez-
vous dans l’inconnu, là où vous ne pourrez compter que sur vos
propres talents et votre propre énergie. Formez le dernier carré,
c’est la dernière manœuvre de résistance d'une armée entièrement
cernée.

41

Cortés se jeta à la côte avec

LA TACTIQUE DU NON-RETOUR

ses dix vaisseaux. Certes,

En 1504, un jeune Espagnol ambitieux du nom d’Hernando Cortés


Cuba existait toujours sur

abandonna ses études de droit à l’âge de dix-neuf ans pour voguer


vers la mer bleue, avec ses

fermes, ses vaches et ses

les colonies de son pays dans le Nouveau Monde. Il fit une première
dociles Indiens ; mais le

escale à Saint-Domingue (l’île qui comprend aujourd’hui Haïti et la


chemin de Cuba ne passait
République dominicaine) et une deuxième à Cuba. Il entendit parler
plus par les vagues bleues

d’une terre plus à l’ouest appelée le Mexique – un empire d’or,


dominé sous le soleil, la molle

par les Aztèques depuis une magnifique capitale, Tenochtitlán.


Cortés langueur tropicale, l’oubli

du danger et des défis ; le

n’eut plus qu’une idée en tête : conquérir le Mexique et y faire


fortune.

chemin de Cuba passait à

Pendant dix ans, il gravit progressivement les échelons jusqu’à


deve-présent par la cour de

nir secrétaire du gouverneur espagnol à Cuba, puis trésorier du roi


sur Montezuma, laquelle

l’île. Mais il ne faisait qu’attendre son heure. Il rongea son frein


quand devait être conquise par la

ruse, par la force ou par les

l’Espagne envoya d’autres hommes au Mexique. Beaucoup n’en


revinrent deux ; au mépris d’une

jamais.

mer d’Indiens belliqueux

Enfin, en 1518, le gouverneur de Cuba, Diego Velázquez, nomma


qui dévoraient leurs

Cortés à la tête d’une expédition dont la mission était de découvrir


ce qui prisonniers et se revêtaient
était arrivé aux explorateurs précédents, de trouver l’or et de jeter les
de leur peau en guise de

trophée ; d’un signe de la

bases d’une conquête du pays. Velázquez voulait mener cette


conquête main du chef, les cinq cents

lui-même : il cherchait pour cette expédition un homme sur lequel il


hommes avaient coupé ce

aurait tout contrôle. Il eut très vite des doutes au sujet de Cortés ; cet
flux de souvenirs et

homme était intelligent, peut-être un peu trop. Cortés entendit dire


que d’espoirs vitaux qui liaient

leurs âmes à l’île mère ; sur

le gouverneur n’était plus vraiment sûr de vouloir l’envoyer au


Mexique.

un signe de sa main, leurs

Il décida de ne pas laisser à Velázquez le temps de confirmer ses


doutes ; dos s’étaient voûtés, ils

il parvint à quitter furtivement Cuba en pleine nuit, avec onze


navires.

avaient perdu tout sens de

À Dieu vat ! il s’en expliquerait au gouverneur plus tard.

l’existence. Dorénavant,

L’expédition atteignit la côte est du Mexique en mars 1519. Durant


les pour eux, toute vie était
droit devant, dans la

quelques mois qui suivirent, Cortés mit en œuvre ses plans : il


trouva la direction de ces pics

ville de Veracruz, fit alliance avec des tribus locales qui détestaient
les menaçants qui se dressaient

Aztèques et entra en contact avec l’empereur aztèque lui-même,


dont la gigantesques à l’horizon,

capitale se trouvait à 400 kilomètres à l’intérieur des terres. Mais un


pro-comme pour interdire l’accès

à ce qui n’était plus à

blème tourmentait le conquistador : sur les 500 soldats qui avaient


quitté présent une simple

Cuba avec lui, une poignée avait été placée là par Velázquez pour
faire de ambition mais leur seul

l’espionnage et le dénoncer en cas d’abus. Ces fidèles de Velázquez


accu-objectif possible : Mexico,

sèrent Cortés de mal gérer l’or qu’il avait collecté. Lorsqu’il parut
évident la ville puissante et

qu’il comptait conquérir le Mexique lui-même, ils répandirent la


rumeur mystérieuse qui se cachait

derrière les tribus

qu’il était fou, accusation plus que crédible pour quelqu’un qui ne
dispo-belligérantes.

sait que de 500 hommes pour affronter un demi-million d’Aztèques,


guer-Salvador de
riers féroces connus pour manger la chair de leurs prisonniers et
porter Madariaga, hernán

cortés: conqueror of

leurs scalps en trophées. Un homme doué d’un minimum de bon


sens mexico, 1942

aurait pris l’or et serait retourné à Cuba pour revenir plus tard avec
une véritable armée. Pourquoi s’obstiner sur cette terre
inhospitalière, avec toutes ces maladies, sans aucun confort
matériel, alors même qu’ils étaient en sous-nombre ? Pourquoi ne
pas retourner à Cuba, là où il y avait des fermes, des femmes, bref,
les éléments indispensables à une vie paradisiaque ?

Cortés géra comme il put ces trouble-fête, en acheta certains,


surveilla les autres. Entre-temps, il travaillait à consolider un lien
étroit avec 42

S T R AT É G I E 4

le reste de ses hommes, afin que les rétifs restent inoffensifs. Tout
allait Il y a quelque chose

bien jusqu’à cette nuit du 30 juillet où Cortés fut réveillé en sursaut


par à la guerre qui pénètre

si profondément en vous

un marin espagnol ; se jetant à ses pieds, l’homme avoua qu’il avait


par-que la mort cesse d’être

ticipé à un complot pour voler un navire et partir le soir même à


Cuba.

l’ennemi ; c’est simplement

Les conspirateurs voulaient rapporter à Velázquez que Cortés


comptait l’un des protagonistes d’un
s’approprier la conquête du Mexique.

jeu dont on ne souhaite

Ce dernier comprit que c’était là le moment décisif de sa mission. Il


lui pas qu’il finisse.

John Trotti, USMC,

aurait été facile d’écraser la conspiration, mais il y en aurait eu


d’autres.

phantom over vietnam,

Ces hommes étaient endurcis, ils ne pensaient qu’à l’or, à Cuba, à


leurs 1984

familles, à tout sauf à risquer leur peau pour combattre les Aztèques.
Il ne pouvait conquérir un empire avec des hommes divisés et
indignes de confiance, mais comment les motiver et les concentrer
autour de cette lourde tâche ? Après réflexion, il prit une ferme
décision. Il fit emprisonner les conspirateurs et pendre les deux
meneurs. Puis il soudoya ses pilotes afin qu’ils percent les coques
de tous les navires. Il expliqua que des vers les avaient mangées et
que les bateaux n’étaient plus en état de naviguer.

Cortés fit semblant d’en être catastrophé. Il ordonna que l’on sauve
tout ce qui pouvait l’être, puis qu’on laisse couler les coques. Les
pilotes obéirent, mais ils n’avaient pas foré assez de trous et seuls
cinq navires coulèrent. L’histoire des vers était assez plausible et les
soldats acceptèrent la nouvelle sans broncher. Mais, quelques jours
après, d’autres bateaux furent coulés et un seul resta à flot. Il fut
donc clair pour eux que c’était bien Cortés qui avait tout manigancé.
Il organisa une assemblée, mais les marins n’étaient pas d’humeur à
badiner.

Il n’était plus temps de faire dans la subtilité. Cortés harangua ses


hommes. D’accord, il était responsable du désastre. D’accord, c’est
lui qui avait tout organisé. Mais maintenant, plus moyen de faire
demi-tour.

Certes, ils pouvaient le pendre, mais ils étaient encerclés d’Indiens


hostiles et n’avaient plus de bateaux. Divisés, sans meneur, ils
courraient à leur perte. La seule solution était de le suivre à
Tenochtitlán. Ce n’est qu’en conquérant les Aztèques, en devenant
seigneurs du Mexique qu’ils pourraient rejoindre Cuba vivants. Pour
atteindre Tenochtitlán, il faudrait qu’ils se battent de toutes leurs
forces. Il faudrait qu’ils soient unis et solidaires ; la moindre faille les
conduirait à la défaite et à une mort atroce.

La situation était désespérée, mais si les hommes se battaient


comme des lions, Cortés leur garantissait la victoire. L’armée était
petite, certes, mais la gloire et les richesses n’en seraient que plus
importantes. Les lâches pouvaient toujours repartir avec le dernier
bateau.

Tout le monde accepta et l’on tira à terre le dernier navire. Les mois
suivants, Cortés tint son armée à distance de Veracruz et de la côte.
Leur attention était centrée sur Tenochtitlán, le cœur de l’empire
aztèque. Plus de récriminations, de mesquineries, d’avarice : ils
avaient compris qu’ils étaient en danger. Les conquistadors se
battirent comme des braves.

Quelque deux ans après la destruction des navires espagnols, et


avec l’aide de ses alliés indiens, l’armée de Cortés assiégea la ville
de Tenochtitlán et prit possession de l’empire aztèque.

S T R AT É G I E 4

43

La mort est notre éternel

Interprétation

compagnon, déclara Don


La nuit du complot, Cortés dut réfléchir très vite. D’où venait le pro-
Juan avec un sérieux

blème ? Ce n’étaient ni les espions de Velázquez, ni l’hostilité


aztèque, ni évident. […] Tout ce que

j’accomplis, je le décide et

encore les rumeurs incroyables qui circulaient à son sujet. La cause


du j’en prends l’entière

problème, c’était ses propres hommes et les bateaux à l’ancre au


port. Ses responsabilité. La plus

soldats étaient divisés. Ils n’avaient pas en tête les buts qu’il fallait :
ils simple des choses que

pensaient à leurs femmes, à leurs rêves d’or, à leurs projets d’avenir.


Et j’entreprends, par exemple

puis, après tout, ils avaient une solution de repli : si cette histoire de
t’emmener pour une marche

dans le désert, peut

conquête tournait mal, ils pourraient toujours rentrer à la maison.


Ces parfaitement signifier ma

bateaux au port étaient plus qu’un simple moyen de transport : ils


repré-mort. La mort me traque.

sentaient Cuba, la liberté de repartir, la possibilité de se faire


envoyer des Par conséquent je n’ai ni le

renforts… tellement de raisons de ne pas se battre.

temps du doute ni celui du

remords. Si je dois mourir


Ces bateaux, c’était un véritable soutien, un plan B, une possibilité
parce que je t’ai conduit

de retraite si les choses tournaient mal. Lorsque Cortés eut identifié


le dans le désert, alors que je

problème, la solution fut évidente : il suffisait de détruire les bateaux.


En meure. Toi, à l’opposé, tu

mettant ses hommes en situation désespérée, il les forcerait à se


battre as l’impression d’être

avec beaucoup plus de hargne.

immortel, et les décisions

d’un immortel peuvent

Ce sentiment d’urgence est lié à un profond ancrage dans le


présent.

s’annuler, être regrettées,

Au lieu de rêver de renforts ou d’espérer un avenir meilleur, vous


devez faire l’objet du doute. Mon

faire face. Si vous perdez, c’est la mort. Les gens qui savent
s’investir ami, dans un monde où la

pleinement dans les problèmes présents sont très intimidants : ils se


mort est un chasseur il

n’y a de temps ni pour le

concentrent avec une intensité telle qu’ils paraissent beaucoup plus


forts regret ni pour le doute.

qu’ils ne le sont en réalité. Ce sentiment d’urgence décuple leur


puissance Il y a seulement le temps
et leur énergie. Cortés réussit ce tour de force d’avoir une armée de
de décider.

500 hommes qui semblait en compter le double.

Carlos Castaneda,

Comme Cortés, vous devez repérer la cause du problème. Ce ne


sont le voyage à ixtlan :

les leçons de don

pas les gens autour de vous ; c’est vous, et l’état d’esprit dans lequel
vous juan, traduit par Marcel

Kahn, Éditions

vous battez. Vous gardez dans un recoin de votre tête une porte de
sortie, Gallimard, 1988

une béquille, un plan B. Peut-être est-ce cet ami fortuné sur lequel
vous pouvez compter en cas de découvert ; ou bien toutes ces
nouvelles perspectives qui se profilent à l’horizon ; ou encore ce
poste tranquille ou cette relation réconfortante qui sera toujours là,
même en cas d’échec. Comme les hommes de Cortés, que leurs
bateaux rassuraient, nous avons tendance à nous sécuriser – mais à
dire vrai, c’est un fléau. Cela nous empêche d’être tout entiers dans
la lutte. Quand vous avez une solution de repli, vous ne vous
investissez jamais complètement : c’est le meilleur moyen de ne pas
obtenir ce que vous voulez. Parfois, il faut couler ses bateaux, les
brûler, de manière à ne pas se laisser le choix : c’est la réussite ou la
mort. Essayez vous aussi de brûler vos vaisseaux, de vous
débarrasser de votre filet de sécurité. Parfois, il faut être désespéré
pour bien se battre.

Les chefs d’armées de l’Antiquité connaissaient bien la puissance de


la nécessité, qui inspire aux soldats le courage du désespoir.
Ils ne négligeaient rien pour soumettre leurs hommes à ce genre de
pression.

NICOLAS MACHIAVEL (1469-1527)

44

S T R AT É G I E 4

LA TACTIQUE DE LA MORT AUX TROUSSES

Le Seigneur Naoshige

En 1845, Fedor Dostoïevski n’avait que vingt-quatre ans lorsqu’il


cham-avait coutume de dire :

« La voie du Samouraï

boula le monde littéraire russe en publiant son premier roman, Les


Pauvres est la passion de la mort.

Gens. Très vite, il devint la coqueluche de Saint-Pétersbourg, mais


au fond, Même dix hommes sont

tout cela lui semblait vide et un peu superficiel. Il dériva vers


l’extrême incapables d’ébranler un

gauche et participa à des réunions de groupes socialistes et


radicaux. L’un être animé d’une telle

d’eux était dirigé par le très charismatique Mikhail Petrashevsky.

conviction. » On ne peut

accomplir de grands exploits

Trois ans plus tard, en 1848, la révolution embrasa l’Europe. Inspirés


quand on est dans une
par ce qui se passait à l’Ouest, les radicaux russes comme
Petrashevsky disposition d’esprit

parlèrent de faire de même. Mais ils avaient été infiltrés par des
agents du normale.

tsar Nicolas Ier : des rapports circulaient sur les propos tenus sous
le toit Il faut devenir fanatique

et développer la passion

de Petrashevsky. On l’accusa entre autres d’encourager les paysans


à la de la mort.

révolte. Dostoïevski ne cachait pas qu’il était favorable à la fin du


ser-Jocho Yamamoto,

vage, et, le 23 avril 1849, il fut arrêté avec vingt-trois autres


membres de 1659-1720, hagakure,

la bande de Petrashevsky.

le livre secret des

samouraïs, Guy

Au bout de huit mois d’emprisonnement, ils furent réveillés un froid


Trédaniel Éditeur, 1999

matin d’hiver et apprirent qu’ils allaient enfin connaître leurs


sentences.

En général, pour ce type de crime, la peine se résumait à quelques


mois d’exil ; enfin, se dirent-ils, leur supplice touchait à sa fin.

Ils furent jetés sans ménagement dans des carrioles et conduits


ainsi à travers les rues glaciales de Saint-Pétersbourg. Lorsqu’ils
débouchèrent sur la place Semyonovsky, ils furent accueillis par un
prêtre. Derrière lui, plusieurs rangs de soldats. Et derrière les
soldats, des milliers de spectateurs. On les poussa vers une estrade
couverte d’un tissu noir, dressée au centre de la place. Sur l’estrade,
on comptait trois poteaux et, sur le côté, ils entrevirent des cercueils
empilés sur des chariots.

Dostoïevski n’en croyait pas ses yeux. « Ce n’est pas possible, ils ne
comptent pas nous exécuter », murmura-t-il à son voisin. Ils furent
conduits aux potences et placés sur deux rangs. Il faisait
incroyablement froid et les prisonniers avaient encore sur le dos les
vêtements légers qu’ils portaient lors de leur arrestation en avril. Un
roulement de tambour déchira le silence de la place. Un officier
s’avança et leur lut leurs sentences : « Tous les accusés sont jugés
coupables de troubles à l’ordre national. Ils sont en conséquence
condamnés à la peine de mort par fusillade. » Ébahis, les
prisonniers en restèrent cois.

Tandis que l’officier faisait la lecture des sentences individuelles,


Dostoïevski fut ébloui par la flèche dorée d’une église que le soleil
faisait scintiller. La lumière disparut lorsqu’un nuage passa et la
pensée lui vint que lui aussi allait passer à l’obscurité, et pour
toujours. Puis il se dit ceci :

« Si je ne meurs pas, si je ne suis pas tué, ma vie semblera soudain


infinie, une éternité tout entière, chaque minute sera un siècle. Je
profiterai de chaque instant, je ne gaspillerai plus une seule seconde
de ma vie. »

Les prisonniers reçurent des chemises à capuchon. Le prêtre vint


entendre leurs confessions et leur donner l’extrême-onction. Ils se
dirent adieu. Les trois premiers condamnés furent ligotés aux
poteaux et l’on abaissa leurs capuchons. Dostoïevski se tenait juste
derrière, dans le S T R AT É G I E 4

45

On le sait depuis
groupe suivant. Les soldats épaulèrent, visèrent… quand un attelage
longtemps, bien sûr : ce

déboula sur la place. Un homme en sortit avec une enveloppe. À la


toute peut être un redoutable

dernière minute, le tsar avait commué leurs sentences.

adversaire que l’homme

entraîné dans la discipline

Plus tard ce matin-là, Dostoïevski entendit sa nouvelle condamna-


qui a abandonné tout désir

tion : quatre ans de travaux forcés en Sibérie, puis un enrôlement


imposé ou tout espoir de survie et

dans l’armée. Peu affecté, il écrivit à son frère : « Lorsque je regarde


dern’a gardé qu’un seul but,

rière moi et que je pense à tout le temps que j’ai perdu dans l’erreur
et la destruction de son

l’oisiveté… mon cœur saigne. La vie est un cadeau… Chaque


minute ennemi ; ce peut être un

combattant vraiment

aurait pu être une éternité de bonheur ! Si jeunesse savait !


Maintenant, formidable qui n’offre ni ne

ma vie va changer ; maintenant, c’est une nouvelle naissance. »

demande pas de quartier

Quelques jours plus tard, il eut les bras et les jambes chargés de
fers dès lors que son arme a
de cinq kilos – qu’il devait garder jusqu’à la fin de sa peine – et fut
envoyé quitté le fourreau. Ainsi,

un homme d’apparence

en Sibérie. Pendant ces quatre années, il endura les pires conditions


d’em-ordinaire, mais contraint

prisonnement. On lui interdit d’écrire ; il rédigeait ses romans dans


sa par les circonstances plus

tête et les apprenait par cœur. Enfin, en 1857, alors qu’il était encore
au que par sa profession à faire

service de l’armée, on l’autorisa à publier son travail. Là où,


quelques un choix désespéré, peut

années plus tôt, il se torturait sur une page, passait la matinée à


rêvasser, s’avérer dangereux même

pour un maître d’armes

il écrivait maintenant sans relâche. On le croisait dans les rues de


Saint-accompli. Un exemple

Pétersbourg, murmurant des fragments de dialogues, absorbé dans


la célèbre est celui d’un maître

construction de ses intrigues et de ses personnages. Sa nouvelle


devise d’armes auquel un

était : « Faire le plus possible dans le moins de temps possible. »

supérieur avait demandé de

lui remettre un domestique

Certains s’apitoyèrent sur son sort. Mais cela le mettait en colère : il


coupable d’un crime puni
était content d’avoir vécu cette expérience et n’en tirait aucune
amer-de mort. Ce maître

tume. Sans ce jour de décembre 1849, disait-il, il aurait gâché sa


vie.

d’armes, désireux de mettre

Jusqu’à sa mort, en 1881, il continua d’écrire frénétiquement,


publiant à l’épreuve sa théorie

roman sur roman – Crime et Châtiment, Les Possédés, Les Frères


Karamazov –, concernant le pouvoir d’une

situation que l’on appelle

comme si chacun devait être le dernier.

désespérée, défia en duel le

condamné. Sachant

Interprétation

l’irrévocabilité de sa

Très vite après leur arrestation, le tsar Nicolas avait déjà décidé
d’envoyer sentence, le domestique

savait que l’issue lui

les radicaux de Petrashevsky aux travaux forcés. Mais il voulait


d’abord importait peu et prouva

leur donner une bonne leçon et mit donc sur pied cette cruelle mise
en pendant le duel qu’un

scène de condamnation à mort jusque dans ses moindres détails : le


prêtre, escrimeur consommé et
les capuchons, les cercueils, le pardon de dernière minute. Il s’était
dit maître dans l’art des armes

que cela leur apprendrait l’humilité. D’ailleurs, les événements de ce


jour peut être mis en grande

difficulté par un homme

rendirent fous certains des prisonniers. Mais pour Dostoïevski, ce fut


qui, ayant accepté

différent : jusque-là, il avait traversé sa vie comme un vagabond,


avec le l’imminence de la mort,

sentiment d’être perdu, de ne savoir quoi faire de son temps. C’était


un peut pousser sa stratégie à

homme extrêmement sensible : ce jour-là, il vit la mort de très près.


Et la la limite et même au-delà

sans hésitation ni autre

« grâce » fut une véritable renaissance.

considération pour le

Dostoïevski fut marqué pour le restant de ses jours. Jusqu’à la fin de


distraire. Le domestique

sa vie, il repensa à ce moment et au serment qu’il avait fait de ne


plus combattit en fait comme un

jamais perdre de temps. Lorsqu’il se sentait devenir trop sûr de lui,


possédé, forçant le maître à

trop suffisant, il allait au casino et dépensait tout son argent. Les


dettes battre en retraite jusqu’à

presque avoir le dos au


et la pauvreté étaient pour lui une sorte de mort symbolique qui le
mur. En fin de compte,

renvoyait au gouffre, si proche, de la mort. Il était donc obligé


d’écrire, 46

S T R AT É G I E 4

mais différemment des autres romanciers qui menaient des carrières


le maître d’armes fut obligé tranquilles, se prélassaient dans les
salons, goûtaient les délices des lectures de l’abattre dans un effort

suprême, contraint lui-

et d’une vie de frivolité. Dostoïevski écrivait comme si sa vie était en


jeu, même à une manœuvre

dans l’urgence et avec une grande gravité.

de désespoir qui lui donna

La mort est un mystère insondable, trop grand, trop effrayant, et l’on


l’alliance totale du courage,

fait tout pour ne pas y penser. La société refuse de considérer la


mort de l’habileté et de la

comme faisant partie de la vie et jette dessus un voile pudique. Cette


détermination.

Oscar Ratti et Adele

distance est d’un confort certain, mais elle a un coût terrible,


entretenant Westbrook, secrets of

l’illusion d’un temps sans limites ; alors, inconscients, nous ne


prenons the samurai, 1973

pas la vie avec sérieux. Tous, nous fuyons cette réalité.


Pour être un guerrier, il vous faut renverser cette dynamique : vous
devez embrasser et non fuir l’idée de la mort. Vos jours sont
comptés.

Voulez-vous les vivre partiellement ou pleinement ? De cruelles


mises en scène élaborées par un tsar seront inutiles ; la mort n’en
aura pas besoin pour vous rattraper. Imaginez-la à vos trousses, ne
vous laissant aucune issue ; il n’y a pas d’issue. Cette idée rendra
tous vos actes plus sûrs et plus forts. Ce coup de dés est peut-être
le dernier : faites en sorte qu’il compte.

Faire un choix judicieux dans une situation où les chances de vivre


ou de mourir s’équilibrent est quasiment impossible. Nous préfé-rons
tous vivre et il est tout à fait naturel que l’être humain se trouve
toujours de bonnes raisons pour continuer à vivre. […]

Quand un Samouraï est constamment prêt à mourir, il a acquis la


maîtrise de la Voie et il peut sans relâche consacrer sa vie entière à
son Seigneur.

JOCHO YAMAMOTO (1659-17), Hagakure, le livre secret des


samouraïs LES CLEFS DE LA GUERRE

Quand on a un choix à faire, on est souvent un peu perdu. Face à


plusieurs possibilités, on ne sait laquelle choisir, car aucune en elle-
même n’est nécessaire. Cette liberté est un fardeau – que faire
aujourd’hui, où aller ? Les schémas quotidiens et la routine nous
préservent de cette désorientation, mais il y a toujours l’idée
obsédante que l’on pourrait faire beaucoup plus. On perd trop de
temps. Un jour ou l’autre, on ressent tous un sentiment d’urgence,
souvent venu de l’extérieur : retard dans le travail, trop de
responsabilités, etc. Là, tout change : plus de liberté, il faut
impérativement faire ceci, régler cela. Et alors, surprise : enfin, on se
sent vivre, chaque geste trouve un sens, il devient nécessaire. Mais
la routine reprend invariablement le dessus et ce sentiment
d’urgence s’évanouit ; on ne sait guère comment le retrouver.
Depuis que les armées existent, les dirigeants se posent la question
: comment rendre des soldats plus motivés, plus agressifs, plus
âpres au combat ? Certains généraux s’en sont remis à leurs talents
d’orateurs et les meilleurs remportèrent un certain succès. Mais il y a
plus de deux mille ans, le stratège chinois Sun Zi pensait déjà que le
plus enthousiaste S T R AT É G I E 4

47

Profitant de l’occasion, ils

des discours reste une expérience trop passive pour avoir un effet
durable.

commencèrent à interroger

Sun Zi préférait l’idée du « lieu de mort » : c’est lorsqu’une armée est


Han Hsin : « D’après

dans une situation géographique telle que, face à une montagne, un


L’Art de la guerre , il faut

aller au combat avec les

fleuve ou une forêt, il n’y a pas d’issue. Sans sortie de secours,


disait Sun reliefs à sa droite ou derrière

Zi, une armée se bat avec trois fois plus de hargne, parce qu’elle voit
la soi et les plans d’eau devant

mort en face. Il incitait les soldats à se mettre dans de telles


situations soi ou à sa gauche,

pour les obliger à se battre de toutes leurs forces. C’est ce que fit
Cortés exposèrent-ils. Mais

au Mexique, car c’était la seule façon de transmettre à ses hommes


le feu aujourd’hui, vous avez
ordonné de nous mettre en

sacré. L’être humain est poussé par la nécessité : il ne change que


s’il y rang le dos au fleuve et

est contraint. Et il ne se bat de toute son âme que si sa vie en


dépend.

affirmé : “Nous allons

Le lieu de mort est un phénomène psychologique valable bien au-


battre Chao et festoyer

delà du champ de bataille : il s’agit de circonstances dans lesquelles


vous ensemble !” Nous étions

hostiles à cette idée, et

êtes enfermé, sans choix possible. Vous êtes soumis à une forte
pression, pourtant cela s’est terminé

sans aucun moyen de battre en retraite. Et le temps manque.


L’échec, par une victoire. De quelle

sorte de mort psychique, vous guette. Vous devez agir ou en subir


les stratégie s’agissait-il ? –

conséquences.

C’est aussi dans L’Art de

L’être humain dépend totalement de son environnement : il répond la


guerre , répondit Han

Hsin. Simplement, vous ne

instinctivement aux circonstances et aux individus qui l’entourent. Si


la vous en êtes pas aperçus.
situation est tranquille, détendue, si les gens sont agréables et
chaleureux, Est-ce que L’Art de la

la tension naturelle s’évanouit. Si l’environnement cesse d’être un


défi guerre ne dit pas : “Mets-permanent, on finit même,
inconsciemment, par s’ennuyer et se lasser.

les dans une position fatale

et ils s’en sortiront, place-les

Mais en vous mettant dans des situations à haut risque, dans un lieu
de dans un endroit désespéré et

mort psychologique, vous renversez la dynamique. Votre corps


répond ils survivront” ? En outre,

au danger par un sursaut d’énergie et de concentration. Vous n’avez


plus je n’avais pas à ma

le choix ; vous devez agir, et sans perdre de temps.

disposition des troupes

L’astuce est de se servir de temps en temps de cet effet, de s’y


entraîner, entraînées que j’avais déjà

commandées. J’ai été

comme une piqûre de rappel. Les cinq recommandations suivantes


contraint, comme on dit, de

ont pour but de vous mettre en situation de lieu de mort


psychologique.

rassembler des hommes sur

Les lire et y penser ne suffira pas ; il faudra les mettre en pratique et


la place du marché et de me
les traduire en actes. Elles vous serviront à vous mettre sous
pression.

servir d’eux pour le combat.

En pareille circonstance, si

À vous d’en régler l’intensité selon vos besoins.

je ne les avais pas mis dans

une situation désespérée où

Mettez tous vos œufs dans le même panier. En 1937, Lindon B.


Johnson, chaque homme est obligé de

alors âgé de vingt-huit ans et directeur de la National Youth


Administration défendre chèrement sa vie,

du Texas, dut faire face à un dilemme. Le congressiste texan James


si je les avais laissés rester

dans un endroit tranquille,

Buchanan venait de mourir. L’électorat texan étant particulièrement


fidèle, ils se seraient tous

un siège ne se libérait que tous les dix ou vingt ans. Et Johnson


voulait être débandés. À quoi

au Congrès à trente ans ; il n’avait pas dix ans à perdre. Mais il était
encore m’auraient-ils alors servi ?

très jeune et inconnu dans l’ancien district de Buchanan, le dixième.


Il allait

– Parbleu, s’exclamèrent

les généraux admiratifs,


devoir affronter des poids lourds de la politique qui avaient déjà la
nous n’aurions jamais

confiance des électeurs. Pourquoi se battre pour une cause aussi


désespé-pensé à ça. »

rée ? Non seulement cette campagne serait une perte d’argent, mais
égale-Sema T’sien,

ment une humiliation terrible. Si Johnson perdait maintenant, cela


risquait vers 145 av. J.-C.-vers

86 av. J.-C.,

de compromettre ses ambitions à long terme.

records of the

Johnson pesa le pour et le contre, puis décida de se présenter. Au


historian

cours des semaines suivantes, il fit campagne avec ardeur : il alla


visiter 48

S T R AT É G I E 4

les moindres villages, serrer la main du fermier le plus insignifiant, il


tint Des possibilités illimitées

des réunions dans des épiceries et rencontra des gens qui, pour la
prene sont pas ce qui convient

à l’homme. Sa vie ne ferait

mière fois de leur vie, parlaient à un candidat. Il utilisa tous les


moyens alors que se fondre dans

existants et en inventa de nouveaux : du meeting à l’ancienne au


barbe-l’indéfini. Pour devenir
cue, en passant par le spot publicitaire accrocheur à la radio. Il
travailla fort, il a besoin des limites

dur, nuit et jour. À la fin de la campagne, il fut hospitalisé pour une


librement établies que

appendicite, mais surtout parce qu’il était épuisé. Pour l’Amérique,


ce fut constitue le devoir. Ce

n’est qu’en s’entourant

pourtant un véritable chamboulement politique dont il sortit


vainqueur.

de limites et en se fixant

En mettant tout son avenir en jeu, Johnson s’est placé dans une
situa-librement pour répondre au

tion de « lieu de mort ». Il trouva en lui des ressources d’énergie


insoup-commandement du devoir

çonnées. On tente souvent plusieurs choses à la fois en se disant


qu’il y que l’individu acquiert

sa signification en tant

en aura bien une qui marchera. Mais dans une telle situation, on
n’est pas qu’esprit libre.

concentré, on ne met pas toute son énergie en œuvre. Mieux vaut


tout yi king, le livre des

donner sur un seul grand défi, même si certains pensent que c’est
stu-mutations, vers

pide. Lorsque l’avenir est en jeu, on ne peut pas se permettre


l’échec.
viiie siècle av. J.-C.,

traduit et adapté par

C’est le meilleur chemin vers la victoire.

Étienne Perrot de la

traduction allemande du

Père Richard Wilhelm,

Passez à l’action avant d’être prêt. En 49 av. J.-C., une poignée


de séna-1967

teurs romains, alliés de Pompée et craignant le pouvoir grandissant


de Jules César, ordonnèrent au grand général de disperser son
armée, sous peine d’être considéré comme traître à la république.
Lorsque César reçut le décret, il se trouvait dans le sud de la Gaule,
avec à peine 5 000 hommes.

Le reste de ses légions se trouvait beaucoup plus au nord, où il avait


fait campagne. Bien entendu, il n’avait nullement l’intention d’obéir
au décret La mort n’est rien ; mais

– cela aurait été du suicide –, mais il faudrait attendre des semaines


avant vivre vaincu et sans gloire,

que la plus grande partie de l’armée ne puisse le rejoindre.


Incapable de c’est mourir tous les jours.

patienter, il lança alors à ses capitaines le fameux alea jacta est (« le


sort en Napoléon Bonaparte,

est jeté »), et traversa le Rubicon avec ses 5 000 hommes. Le fleuve
1769-1821

marquait la frontière entre la Gaule et l’Italie. C’était donc une


déclaration de guerre à Rome. Désormais, aucun retour en arrière
n’était plus possible.

C’était la victoire ou la mort. César était obligé de rassembler ses


forces, de ne pas perdre un seul homme, d’agir dans l’urgence et de
se montrer aussi créatif que possible. Il marcha sur Rome. En
prenant l’initiative, il parvint à effrayer les sénateurs et força Pompée
à prendre la fuite.

On se casse rarement la

On attend toujours trop longtemps pour agir, surtout lorsqu’il n’y a


jambe tant que l’on s’élève

pas vraiment de pression extérieure. Parfois, il vaut mieux prendre


l’ini-péniblement dans la vie,

tiative avant que d’être prêt, forcer le passage et traverser le


Rubicon.

mais le danger est plus

grand lorsque l’on

Non seulement vous prendrez votre adversaire par surprise, mais,


en commence à prendre les

outre, vous aurez à utiliser toutes vos ressources. Une fois que vous
êtes choses par leur côté facile

pleinement engagé, il n’y a pas de demi-tour possible. Sous la


pression, et à choisir les chemins

vous serez plus créatif. Exercez-vous ainsi et vous développerez


votre agréables.

capacité à penser et à réagir vite.

Friedrich Nietzsche,
1844-1900, opinions

et sentences mêlées

Partez à l’aventure. L’actrice Joan Crawford devait toute sa carrière


au studio hollywoodien MGM : ils l’avaient découverte, en avaient
fait une vedette et lui avaient forgé son image. Pourtant, au début
des années 1940, S T R AT É G I E 4

49

Soyez résigné à la mort ;

Crawford en eut assez. Tout était trop confortable. La MGM lui


donnait et la mort et la vie vous

toujours le même genre de rôles, il n’y avait plus rien d’excitant. En


1943, en seront plus douces.

Crawford commit l’impensable et rompit son contrat avec le studio.

Raisonnez ainsi avec la

vie : si je te perds, je perds

Les conséquences auraient pu en être terribles. À l’époque, dans les


une chose à laquelle des

milieux du cinéma, ça ne se faisait pas. Et, en effet, lorsqu’elle signa


avec fous peuvent seuls tenir ;

la Warner Brothers, comme on pouvait s’y attendre, on lui offrit les tu


es un souffle, asservi

mêmes rôles médiocres. Elle les refusa. Bien partie pour être
remerciée, à toutes les influences

elle trouva de justesse ce qu’elle avait toujours cherché : le premier


rôle climatériques, et qui, dans
la demeure où tu résides,

dans Le Roman de Mildred Pierce. Mais ce n’était pas gagné : il ne


lui avait entretient l’affliction. Tu

même pas été proposé. Elle parvint à voir le réalisateur, Michael


Curtiz, n’es que le jouet de la

réussit à le faire changer d’avis et obtint le rôle. Elle réalisa la perfor-


mort : car tu t’évertues à

mance de sa vie, gagna son seul oscar de meilleure actrice et


relança sa l’éviter dans ta fuite, et tu

ne fais que courir à elle.

carrière du même coup.

Tu n’es pas noble : car

En quittant la MGM, Crawford avait pris un risque considérable. Si


toutes les jouissances que tu

elle ne réussissait pas chez la Warner Brothers, sa carrière était


ruinée.

enfantes ont pour nourrice

Mais elle aimait les défis. Menacée, sur la corde raide, elle débordait
la bassesse. Tu n’es point

d’énergie et donnait le meilleur d’elle-même. Comme Crawford, vous


vaillante : car tu crains

le mol et grêle aiguillon

devez parfois partir à l’aventure, laisser derrière vous les relations


stables d’un pauvre reptile. Ton
et confortables, et vous détacher complètement du passé. En ne
vous lais-meilleur repos est le

sant aucune porte de sortie, vous serez bien plus motivé pour que
vos sommeil, et tu le provoques

tentatives aboutissent. Tout quitter pour l’inconnu, c’est à la fois une


souvent : pourtant tu as

une peur grossière de ta

petite mort et la claque suffisante pour vous ramener à la vie.

mort qui n’est rien de plus.

William Shakespeare,

Jouez « seul contre tous ». Comparé à un sport comme le football,


le 1564-1616, mesure pour

base-ball est assez lent et peu agressif. Pour le batteur Ted


Williams, mesure, traduit par

François-Victor Hugo,

c’était un problème : il ne jouait bien que lorsqu’il était en colère,


lorsqu’il 1865

avait l’impression que le monde entier lui en voulait. Sur le terrain, il


avait du mal à se mettre dans cet état d’esprit, mais, très vite, il
découvrit une arme secrète : la presse. Il prit l’habitude d’insulter les
journalistes sportifs, en refusant de coopérer avec eux ou en les
agressant verbalement. Évidemment, les journalistes lui retournèrent
la faveur et écrivirent des articles incendiaires sur le joueur, mettant
son talent en doute et pointant du doigt la moindre faille de son jeu.
Pourtant, ce n’était que lorsqu’il était ainsi aiguillonné dans la presse
que Williams donnait le meilleur de lui-même. Son jeu était parfait,
comme pour leur prouver qu’ils avaient tort. En 1957, après un an de
querelle avec les journaux, il fit peut-être sa meilleure saison et
gagna un titre à l’âge déjà avancé, pour un sportif, de quarante ans.
Comme l’écrivit un journaliste : « La haine semble activer ses
réflexes comme l’adrénaline stimule le cœur. C’est son carburant. »

Pour Williams, l’animosité de la presse, et donc du public, était une


pression constante qu’il lisait, entendait et ressentait. Ils le
détestaient, ils doutaient de lui, ils voulaient le voir échouer ? Eh
bien, il allait leur montrer. Et il leur montra. Un esprit combatif doit
être mis au défi, et la colère et la haine sont parfois indispensables
pour l’alimenter. Vous ne pouvez pas vous installer confortablement
en attendant que l’autre vous agresse.

Il faut le provoquer, l’irriter. Encerclé par une multitude de gens qui


vous 50

S T R AT É G I E 4

détestent, vous vous battrez beaucoup mieux. La haine est un


sentiment Messieurs, la vie est bien

très puissant. Chaque bataille met en jeu votre réputation et votre


nom.

courte ; si courte qu’elle

soit, passée sans honneur

Vos ennemis se repaîtront de votre échec. Servez-vous de cette


pression elle serait trop longue, dût-pour vous acculer à vous battre
comme un lion.

elle, marchant sur l’aiguille

du cadran, finir toujours

Restez sur le qui-vive. Napoléon possédait beaucoup de qualités


qui en arrivant au terme de
firent de lui l’un des plus grands généraux de l’histoire, mais c’est
son l’heure. Si nous vivons,

nous vivrons pour marcher

énergie qui lui fit gravir les échelons et le maintint au sommet. En


temps sur la tête des rois : si nous

de guerre, il travaillait de dix-huit à vingt heures par jour. Il se privait


de mourons, il est beau de

sommeil des jours durant, cela ne diminuant en rien ses capacités. Il


tra-mourir quand des princes

vaillait dans son bain, au théâtre, pendant un dîner. Il gardait un œil


sur meurent avec nous !

chaque détail, faisait des milliers de kilomètres à cheval sans se


plaindre.

William Shakespeare,

1564-1616, henri iv,

Certes, Napoléon avait une endurance extraordinaire, mais ce n’était


1re partie, traduit par

pas tout : il ne s’autorisait jamais le moindre repos, la moindre


satisfac-M. Guizot, Librairie

Académique, Didier

tion. En 1796, pour son premier poste à responsabilités, il mena les


troupes et Cie, Paris, 1863

françaises à une superbe victoire en Italie. Il enchaîna directement


avec une autre campagne, en Égypte cette fois. Puis, insatisfait de
la tournure que prenait la guerre et mécontent de son manque de
pouvoir pour les affaires militaires, il retourna en France et
manœuvra pour devenir Premier consul. Ceci fait, il repartit
immédiatement pour une deuxième campagne en Italie. Il continua
ainsi, toujours vers de nouvelles guerres, vers de nouveaux défis,
qui exigeaient qu’il puise en permanence dans son énergie
débordante. S’il n’allait pas au-devant de la crise, il dépérissait.

La fatigue est souvent liée à l’ennui. Lorsqu’il n’y a aucun défi à


relever, une léthargie mentale et physique s’installe. « Parfois, la
mort n’est causée que par un manque d’énergie », dit une fois
Napoléon. Et le manque d’énergie vient du manque de défis,
lorsqu’on a fait moins que ce dont on était capable. Osez prendre
des risques : votre esprit et votre corps répondront par un sursaut
d’énergie. Faites-en une pratique permanente, ne vous laissez pas
un instant de repos. Bientôt, ce « lieu de mort » sera indispensable ;
vous ne pourrez vivre sans. Échappant de justesse à la mort, les
soldats ressentent une excitation qu’ils recherchent ensuite toute
leur vie. Face à la mort, l’existence prend tout son sens. Les risques
que vous affrontez, les défis que vous relevez sont des morts
symboliques qui aiguisent votre goût de la vie.

Image:

Le feu. Seul, il n’a

aucune puissance

: il

dépend de son environne-

ment. Donnez-lui de l’air, du

bois sec, un peu de vent pour atti-

ser les flammes, et le voilà qui gagne

une force terrifiante, devient brûlant,

se nourrissant de lui-même et consu-


mant tout sur son passage. On ne

peut laisser se perdre une

telle énergie.

S T R AT É G I E 4

51

Autorité : Si vous êtes dans un lieu de mort, cherchez l’occasion de


combattre. J’appelle « lieu de mort » ces sortes d’endroits où l’on n’a
aucune ressource, où l’on dépérit insensiblement par l’intempé-rie
de l’air, où les provisions se consument peu à peu sans l’espoir d’en
pouvoir faire de nouvelles ; où les maladies, commençant à se
propager dans l’armée,

semblent devoir y faire bientôt de grands ravages. Si vous vous


trouvez dans de telles circonstances,

hâtez-vous de livrer quelque combat. Je vous

réponds que vos troupes n’oublieront rien pour bien se battre. Mourir
de la main des ennemis leur paraîtra quelque chose de bien doux au
prix de tous les maux qu’ils voient prêts à fondre sur eux et à les
accabler. (Sun Zi, IVe siècle av. J.-C., L’Art de la guerre) A
CONTRARIO

Si le sentiment de n’avoir rien à perdre vous motive, c’est


certainement la même chose pour les autres. Il faut donc éviter tout
conflit avec ceux qui sont précisément dans cet état d’esprit. Peut-
être certaines personnes vivent-elles dans des conditions terribles
ou ont, pour une raison quelconque, un comportement suicidaire.
Dans tous les cas, elles sont désespérées. Et les gens désespérés
donneront tout dans un combat. C’est un énorme avantage. Déjà
abattus par la vie, ils n’ont plus rien à perdre. Pas vous. Ne vous
frottez pas à eux.
À l’inverse, vous aurez toujours l’avantage sur des ennemis dont le
moral n’est pas bon. Peut-être se battent-ils pour une cause qu’ils
savent injuste ou menée par un leader qu’ils ne respectent pas.
Trouvez un moyen de les enfoncer plus bas encore. Des troupes
démoralisées rendent les armes au moindre revers. Une
démonstration de force suffit à réduire leur combativité à zéro.

Affaiblissez la vigilance de l’adversaire, faites-lui croire qu’il a tout


son temps ; lorsque vous apparaissez brusquement à la frontière, il
est somnolent et facile à maîtriser. Tandis que vous affûtez votre
esprit combatif, faites tout pour abattre celui de l’ennemi.

52

S T R AT É G I E 4

PARTIE
II
LAGUERREEN

ÉQUIPE

Vos idées les plus brillantes, vos stratégies les plus novatrices ne
servent à rien si le groupe que vous dirigez et dont vous dépendez
pour l’exécution de vos plans est irresponsable et improductif, et que
tous ses membres donnent la priorité à leurs intérêts personnels.

Il faut tirer les leçons de la guerre : la structure d’une armée –


hiérarchie et relations entre les parties constituant le tout – fait toute
l’efficacité de la stratégie.

Lorsqu’il est question de guerre, le but premier est que la structure


même de votre armée soit rapide et mobile. Il ne peut donc y avoir
qu’une autorité au sommet, pour éviter la confusion et les
tergiversations d’un commandement divisé. Il faut donner aux
soldats l’idée d’un but commun à atteindre, ainsi qu’une

certaine marge de manœuvre pour qu’ils puissent

parvenir à ce but ; ce ne sont pas des automates, ils sont capables


de réagir à des événements sur le champ de bataille. Il est
également nécessaire de les motiver, créer

un esprit de corps qui les entraîne dans une dynamique positive.


Avec des troupes organisées de la sorte, un général s’adapte aux
circonstances plus vite que son ennemi et gagne ainsi sur lui un
avantage décisif.

Ce modèle militaire est très adaptable ; on peut

l’appliquer à tous les groupes. Pour cela, il n’est besoin que d’une
chose : avant de formuler une quelconque stratégie ou de passer à
l’action, comprenez la structure du groupe. Il sera toujours temps de
la modifier par la suite pour l’adapter à vos objectifs. Les trois
chapitres à venir traitent de cette question et proposent plusieurs
possibilités stratégiques, des modèles d’organisation à suivre et le
détail des erreurs à ne pas commettre.

ÉVITEZ LES PIÈGES

DU POUVOIR PARTAGÉ :

LA STRATÉGIE

DU COMMANDEMENT CONTRÔLÉ

Le problème d’un groupe, quel qu’il soit, c’est que chaque individu a
ses propres priorités. Si vous êtes trop autoritaire, ils vous en
veulent et se rebellent en silence. Si, à l’inverse, vous être trop
laxiste, ils ne pensent qu’à eux-mêmes et n’en font qu’à leur tête. Il
faut donc établir une voie hiérarchique au sein de laquelle les gens
ne se sentent pas brimés par votre influence, mais suivent le
mouvement que vous impulsez. Pour cela, il faut placer les bonnes
personnes aux bons endroits, celles qui insuffleront l’esprit de vos
idées sans être pour autant des automates. Donnez des ordres
clairs et stimulants, en centrant l’attention sur l’équipe, et non sur
son chef. Chaque membre de l’équipe doit être investi dans son
travail, mais évitez à tout prix de partager le commandement, de
tomber dans les pièges des décisions collectives. Donnez-vous
l’image d’un parangon de justice, mais ne renoncez jamais à la
centralisation du pouvoir.

55

Nous appellerons ici

LE MAILLON FAIBLE
incidemment l’attention

La Première Guerre mondiale éclata en août 1914. Avant la fin de


l’ansur la différence qui ne

née, les Anglais et les Français se retrouvèrent dans une impasse,


face aux peut manquer de se

produire entre la consistance

Allemands, sur tout le front occidental. Cependant, sur le front


oriental, d’une armée conduite par

l’Allemagne avait quelques difficultés avec les Russes, alliés de un


chef unique sous une

l’Angleterre et de la France. Pour les dirigeants militaires


britanniques, il seule et même bannière, et

devenait vital de trouver une nouvelle stratégie. Le nouveau plan,


appuyé celle d’une force armée

par l’amirauté en la personne de Winston Churchill et ses collègues,


était coalisée composée de

contingents de nationalités

d’attaquer Gallipoli, la péninsule turque du détroit des Dardanelles.

diverses, et dont, souvent,

La Turquie était alliée à l’Allemagne et les Dardanelles étaient la


porte les différentes bases

d’entrée de Constantinople, la capitale turque (aujourd’hui Istanbul).


Si d’opérations se trouvent

les Alliés pouvaient prendre Gallipoli, la route était toute tracée vers
extrêmement éloignées les
unes des autres. Dans le

Constantinople, et la Turquie serait obligée de rendre les armes. De


plus, premier cas, la cohésion et

s’ils arrivaient à prendre des bases en Turquie et dans les Balkans,


l’unité peuvent être portées

les Alliés pourraient attaquer l’Allemagne depuis le sud-est, l’obliger


à à leur plus haut degré,

diviser ses armées et donc à dégarnir ses défenses du front


occidental. Ils dans le second, l’unité

auraient aussi une ligne directe de ravitaillement en Russie. Gagner


à n’existera souvent que dans

l’objectif politique commun,

Gallipoli, c’était renverser le cours de la guerre.

et la connexion, toujours

Ce plan fut approuvé et, en mars 1915, le général sir Ian Hamilton
faible, sera, parfois, tout

fut nommé à la tête de cette opération. À soixante-deux ans,


Hamilton à fait illusoire.

était un stratège et un commandant expérimenté. Churchill et lui


étaient Carl von Clausewitz,

théorie de la grande

sûrs que leurs forces, qui comprenaient des Australiens et des Néo-
guerre, traduit par

Zélandais, écraseraient les Turcs. Les ordres de Churchill n’étaient


guère le lieutenant-colonel
de Vatry, L. Baudoin,

compliqués : il fallait prendre Constantinople. Il laissait le général


s’occu-Paris, 1886

per des détails.

Selon le plan d’Hamilton, les troupes alliées devaient débarquer à


trois endroits sur la pointe sud-ouest de la péninsule de Gallipoli,
sécuriser les plages, puis se déplacer vers le nord. Ils débarquèrent
le 27 avril.

Mais dès le début, ce fut la confusion : les cartes de l’armée


manquaient totalement de précision, les troupes n’avaient pas
débarqué au bon endroit, les plages étaient beaucoup plus étroites
que prévu. Et surtout, les Turcs se battaient avec un répondant
inattendu. À la fin du premier jour, la plupart des 70 000 hommes
avaient débarqué mais ne pouvaient avancer au-delà des plages, où
les Turcs les assiégèrent plusieurs semaines durant. C’était une
impasse de plus ; Gallipoli tournait au désastre.

La bataille semblait perdue, lorsqu’en juin, Churchill persuada le


gouvernement d’envoyer des renforts. Hamilton mit au point un
nouveau plan. Il enverrait 20 000 hommes débarquer dans la baie
de Suvla, à une trentaine de kilomètres au nord. C’était une cible
facile : un grand port, un terrain aisé et dégagé, défendu par une
poignée de Turcs. S’ils arrivaient par là, les Turcs seraient contraints
de diviser leurs forces, libé-rant les armées alliées au sud. On
sortirait enfin de l’impasse et les Alliés pourraient prendre Gallipoli.

Hamilton accepta à contrecœur que le Britannique le plus


expérimenté, le général sir Frederick Stopford, dirige l’opération
Suvla. Sous ses ordres, le général Frederick Hammersley conduirait
la 11e division.

56

S T R AT É G I E 5
Aucun de ces hommes n’était très apprécié d’Hamilton. Stopford,
professeur militaire de soixante et un ans, n’avait jamais conduit de
troupes à la guerre et pensait qu’il n’y avait qu’un moyen de gagner
une bataille : la bonne vieille artillerie lourde. En outre, sa santé
n’était guère reluisante. Quant à Hammersley, il avait fait une
dépression nerveuse l’année précédente.

Hamilton avait un style de commandement bien à lui : il expliquait à


ses officiers le but de l’opération, mais les laissait gérer les détails.

C’était un vrai gentleman, toujours poli et raffiné. Lors de l’une des


premières réunions, par exemple, Stopford proposa des
changements pour le débarquement, afin de réduire les risques.
Hamilton accepta poliment.

Cependant, il avait une requête. Lorsque les Turcs apprendraient


qu’ils étaient passés par Suvla, ils enverraient des renforts. Dès que
les Alliés auraient débarqué, Hamilton voulait qu’ils se dirigent
immédiatement vers des collines – six kilomètres à l’intérieur des
terres – appelées Tekke Tepe. Il fallait absolument qu’ils arrivent là
avant les Turcs. De Tekke Tepe, les Alliés domineraient la péninsule.
Ce n’était pas compliqué, mais Hamilton, pour ne pas vexer ses
subordonnés, l’exprima dans les termes les plus flous. Et surtout, il
ne précisa aucun horaire. En fait, il fut si vague que Stopford comprit
tout de travers. Au lieu de rejoindre Tekke Tepe « le plus tôt possible
», Stopford crut qu’il devait avancer vers les collines « si possible ».
Ce fut l’ordre qu’il transmit à Hammersley. Et Hammersley, inquiet de
toute l’opération, transmit un ordre encore moins urgent et encore
plus vague à ses propres hommes.

De plus, malgré le respect qu’il avait pour Stopford, Hamilton rejeta


une requête du général : il refusa de fournir plus d’artillerie pour
abattre les Turcs. À Suvla, les troupes de Stopford seraient dix fois
plus nombreuses que l’ennemi, répondit Hamilton, inutile de
s’embarrasser.

L’attaque débuta au matin du 7 août. Une fois encore, ce fut la


confusion dès le début : les changements effectués par Stopford
dans les plans de débarquement avaient tout embrouillé. Tandis que
les officiers atteignaient le rivage, ils commencèrent à se disputer,
incertains de leurs positions et de leurs objectifs. Ils envoyèrent des
messagers pour demander les ordres : avancer ? consolider ?
Hammersley ne répondit pas. Stopford était resté à bord d’un bateau
sur la côte, d’où il contrôlait le champ de bataille. Mais il était
impossible de le joindre pour obtenir des ordres.

Hamilton se trouvait sur une île encore plus lointaine. La journée fut
perdue en disputes et en vaines tentatives de communication.

Le matin suivant, Hamilton comprit enfin que quelque chose n’allait


pas du tout. Après une reconnaissance aérienne, il se rendit compte
que Suvla était restée vide, sans défense. La route vers Tekke Tepe
était ouverte, les troupes n’avaient qu’à se mettre en marche, mais
elles ne bougeaient pas. Hamilton décida d’aller lui-même au front.
Lorsqu’il atteignit le navire de Stopford, tard dans l’après-midi, il
trouva un général très content de lui : la totalité des 20 000 hommes
avait débarqué.

Non, il n’avait pas encore donné l’ordre d’avancer vers les collines ;
sans S T R AT É G I E 5

57

Une armée est comme un

artillerie, il craignait que les Turcs ne contre-attaquent et avait besoin


de cheval : elle reflète le

quelques jours pour consolider ses positions et apporter du ravitaille-


caractère et l’humeur du

ment. Hamilton serra les dents pour se contrôler : une heure avant, il
cavalier. Si celui-ci ressent

malaise et incertitude, cela


avait appris que des renforts turcs étaient en route vers Suvla. Les
Alliés se transmet par les rênes et

devaient sécuriser Tekke Tepe le soir même ; mais Stopford ne


voulait le cheval souffre de malaise

pas se déplacer de nuit. Trop dangereux. Hamilton prit sur lui, garda
son et d’incertitude.

sang-froid et s’excusa poliment.

Colonel John W.

Au bord de la crise de nerfs, il décida d’aller voir Hammersley à


Thomason, Jr., lone

star preacher, 1941

Suvla. À sa grande consternation, il trouva ses hommes allongés sur


la plage, en vacances. Il finit par dénicher Hammersley qui était tout
au bout de la baie et dirigeait la construction d’un abri temporaire.
Lorsqu’il lui demanda pourquoi il n’avait pas encore sécurisé les
collines, Hammersley répondit qu’il avait envoyé quelques brigades,
mais que celles-ci s’étaient heurtées à des tirs turcs. Ses colonels lui
avaient dit qu’ils ne pouvaient avancer plus sans instructions. La
communication entre Hammersley, Stopford et les colonels sur le
terrain était extrêmement lente et, lorsqu’on avait enfin réussi à
joindre Stopford, il avait répondu à Hammersley de se montrer
prudent, de laisser ses hommes se reposer et d’attendre le
lendemain pour avancer. Pour Hamilton, ce fut la goutte d’eau qui fit
déborder le vase : enfin, c’était trop fort, une poignée de Turcs
armés de trois pétoires empêchait une armée de 20 000 hommes de
faire six kilomètres ! Le lendemain matin, ce serait trop tard ; les
renforts turcs étaient proches. Malgré la nuit tombante, Hamilton
ordonna à Hammersley d’envoyer immédiatement des troupes à
Tekke Tepe. Ce fut la course.

Hamilton retourna à son navire au port pour observer la situation.


Au lever du soleil, il regarda le champ de bataille à travers ses
jumelles.

Il constata avec horreur que les troupes alliées étaient en repli. Les
forces turques étaient arrivées à Tekke Tepe une demi-heure avant
eux. Au cours des jours suivants, les Turcs repoussèrent les Alliés à
Suvla et les coincèrent sur la plage. Quatre mois plus tard, les Alliés
abandonnèrent Gallipoli et évacuèrent leurs troupes.

Interprétation

En préparant l’opération Suvla, Hamilton avait pensé à tout. Il avait


compris qu’il fallait prendre les Turcs par surprise, en fourvoyant
quant au lieu du débarquement. Il mit en place toute la logistique
d’une attaque amphibie complexe. Ayant identifié le lieu le plus
important, Tekke Tepe, d’où les Alliés pourraient prendre Gallipoli, il
avait mis au point une excellente stratégie, qui devait, en théorie, les
mener tout droit vers la victoire. Il s’était même efforcé d’avoir des
solutions de secours en cas d’imprévu, ce qui arrive toujours lors
d’une bataille. Mais il oublia l’essentiel : la voie hiérarchique et le
système de communication par lesquels les ordres, les informations
et les décisions feraient l’aller-retour. Pour garder le contrôle de la
situation et veiller à l’exécution de sa stratégie, il était absolument
nécessaire que ces circuits fonctionnent à la perfection.

58

S T R AT É G I E 5

Stopford et Hammersley étaient les premiers maillons de cette


chaîne. Les deux hommes étaient totalement terrifiés et Hamilton ne
put s’adapter à leurs faiblesses : son ordre de se mettre en marche
vers Tekke Tepe était tout ce qu’il y avait de plus poli et distingué ;
Stopford et Hammersley étaient libres de l’interpréter à leur guise,
selon ce que leur dictaient leurs angoisses. Pour eux, Tekke Tepe
n’était un but envisageable qu’après sécurisation des plages.
Les colonels chargés de prendre Tekke Tepe étaient les maillons
suivants de la chaîne. Ils ne pouvaient communiquer avec Hamilton
sur son île ou avec Stopford sur son bateau et Hammersley était trop
débordé pour véritablement les diriger. Ils étaient eux-mêmes
terrifiés de prendre l’initiative et peut-être de ruiner un plan qu’ils
n’avaient jamais compris.

À chaque pas, des heures de tergiversations. En dessous des


colonels, il y avait les officiers et les soldats qui, sans
commandement, étaient totalement perdus. Le premier ordre était
trop vague ; à l’exécution, cela ne donnait que confusion et léthargie.
La victoire dépendait de la vitesse à laquelle l’information descendait
et remontait la voie hiérarchique, pour qu’Hamilton comprenne ce
qu’il se passait et s’adapte plus facilement à l’ennemi. Mais la chaîne
était brisée et ils perdirent Gallipoli.

Face à un tel échec, lorsqu’une opportunité en or nous glisse entre


les doigts, on a toujours tendance à chercher un coupable. On
rejette la faute sur des officiers incompétents, une technologie
obsolète, une intelligence médiocre. Mais c’est faire les choses à
l’envers ; cela ne règle rien et ne prépare pas de futures victoires. La
vérité, c’est que tout vient d’en haut.

Victoire ou défaite, cela dépend du commandement et de la voie


hiérarchique que vous avez mise au point. Si les ordres sont vagues
et flottants, le temps qu’ils atteignent les exécutants, ils perdent le
peu de sens qu’ils avaient au départ. Lorsque les gens ne sont pas
encadrés, ils révèlent immédiatement leur égoïsme naturel. Ils
interprètent les ordres à leur façon et agissent selon leur propre
intérêt. À moins d’adapter votre style de commandement aux
faiblesses des gens que vous commandez, vous finirez forcément
par rompre la chaîne de commandement. Les informations vous
parviendront goutte à goutte. Une structure hiérarchique digne de ce
nom n’est pas un don du ciel ; c’est à vous de la mettre en place et
de la surveiller. Sans cela, c’est à vos risques et périls.

Tels chefs, tels subordonnés : c’est la règle.


XÉNOPHON (430 ?-355 ? av. J.-C.)

LA TÉLÉCOMMANDE

À la fin des années 1930, le général américain George C. Marshall


(1880-1958) prêchait la nécessité d’une réforme de l’armée. Il y avait
trop peu d’hommes, ils étaient mal entraînés et la doctrine alors
utilisée n’était pas adaptée aux nouvelles technologies – les
problèmes étaient infinis. En 1939, le président Franklin D.
Roosevelt devait choisir son nouveau chef S T R AT É G I E 5

59

À quoi mènera l’exécution

d’état-major. C’était un poste critique : la Seconde Guerre mondiale


d’un projet que le général

venait d’éclater en Europe et Roosevelt pressentait que les États-


Unis en chef ne comprendra qu’à

auraient à s’en mêler. Il savait que l’armée avait besoin de réformes.


Il demi, puisqu’il ne sera pas

sa propre pensée ?

écarta les généraux expérimentés et respectés pour désigner


Marshall.

J’ai fait par moi-même une

Pour Marshall, c’était un vrai cadeau empoisonné dans la mesure où


terrible expérience de ce

le ministère de la Guerre était en situation désespérée. La plupart


des pitoyable rôle de souffleur

généraux étaient d’une vanité monstrueuse et avaient le pouvoir


d’impo-d’un quartier général, et
ser leurs vues. Les officiers les plus anciens, au lieu de prendre
tranquil-personne peut-être ne

pourrait mieux que moi

lement leur retraite, demandaient des postes dans ce ministère,


avides de l’apprécier à sa juste valeur.

pouvoir et faisant tout pour garder leurs fiefs. Il y régnait une


véritable C’est surtout au milieu

pagaille : enjeux féodaux, gaspillages, manque de communication…

d’un conseil de guerre que

Comment Marshall pouvait-il espérer réorganiser l’armée et la


préparer ce rôle doit être absurde, et

plus le conseil sera

à une guerre mondiale s’il n’en avait pas le contrôle ? Comment


rétablir nombreux et composé de

ordre et efficacité dans ce ministère ?

hautes dignités militaires,

Une dizaine d’années plus tôt, Marshall avait servi comme comman-
plus il sera difficile d’y faire

dant adjoint de l’école d’infanterie à Fort Benning, en Géorgie. Il y


avait triompher la vérité et la

entraîné de nombreux officiers. Au cours des quelques années qu’il


y raison pour peu qu’il y ait

de dissidence.
passa, il s’était constitué un carnet dans lequel il avait noté le nom
des Qu’aurait fait un conseil

jeunes gens prometteurs. Très vite après être devenu chef d’état-
major, de guerre dans lequel

Marshall envoya à la retraite les officiers les plus âgés du ministère


de la Napoléon eût proposé, en

Guerre pour les remplacer par ces jeunes brillants qu’il avait lui-
même qualité de conseiller, le

mouvement d’Arcole, le

entraînés. Ces officiers étaient ambitieux, et ils partageaient son


désir de plan de Rivoli, la marche

réforme ; Marshall les avait encouragés à donner leur avis et à faire


par le Saint-Bernard, le

preuve d’initiative. On comptait parmi eux des noms tels que Omar
mouvement d’Ulm, celui

Bradley et Mark Clark, qui allaient devenir des personnages clés de


la sur Géra et Iéna ? Les

Seconde Guerre mondiale. Mais nul n’eut plus d’importance que


celui timides auraient trouvé ces

opérations téméraires

auquel Marshall consacra le plus de temps : son protégé, Dwight


jusqu’à la folie ; d’autres y

D. Eisenhower.

auraient vu mille difficultés


Leur rencontre eut lieu quelques jours après Pearl Harbor, lorsque
d’exécution ; tous les

Marshall demanda à Eisenhower, alors colonel, de lui rendre un


rapport eussent repoussées. Si au

contraire le conseil les eût

sur la stratégie à tenir en Extrême-Orient. À la lecture de ce rapport,


acceptées, et qu’un autre

Marshall constata qu’Eisenhower partageait ses idées sur la


conduite que Napoléon les eût

d’une guerre. Au cours des mois suivants, il garda Eisenhower au


minis-conduites, n’auraient-elles

tère de la Guerre et le surveilla de près : les deux hommes se


voyaient pas certainement échoué ?

tous les jours. Eisenhower eut le temps de s’imprégner du style de


com-Baron Antoine-Henri

de Jomini,

mandement de Marshall et de sa façon d’opérer. Marshall testa sa


1779-1869, précis de

patience en le gardant à Washington au lieu de l’envoyer se battre,


l’art de la guerre,

Anselin et G. Laguionie,

comme il le désirait ardemment. Le colonel réussit le test. Comme


Paris, 1838

Marshall, c’était un homme d’un naturel sociable, une force


tranquille.
En juillet 1942, alors que les Américains se préparaient à entrer en
guerre aux côtés des Anglais en Afrique du Nord, Marshall surprit
tout le monde en nommant Eisenhower commandant en chef des
forces américaines en Europe. Entre-temps, ce dernier était devenu
général, mais il était encore relativement inconnu et, au cours de ses
premiers mois, les Américains n’ayant pas particulièrement brillé en
Afrique du Nord, les Anglais réclamèrent qu’il soit remplacé. Mais
Marshall le gardait sous 60

S T R AT É G I E 5

son aile, l’encourageait et le conseillait. Il lui recommanda d’ailleurs


de se

« Tous les Grecs ne

trouver lui-même un protégé, comme Marshall l’avait fait avec lui. Ce


peuvent commander ici ; il

est dangereux même qu’il y

serait une sorte d’adjoint, un alter ego, qui verrait les choses comme
lui et ait tant de chefs. N’ayons

lui servirait d’intermédiaire avec ses subordonnés. Marshall pensait


au donc qu’un seul prince,

général Bradley, qu’il connaissait bien. Eisenhower accepta l’idée et


qu’un seul roi, celui à qui

reproduisit lui-même la structure que Marshall avait établie au


départe-le fils du prudent Saturne

ment de la Guerre. Une fois que Bradley fut en place, Marshall put
laisser confia le sceptre et les lois

pour nous gouverner. »

Eisenhower diriger les choses seul.


Ainsi, en agissant avec

Marshall installa ses protégés à des postes clés du département de


la autorité, il dirige l’armée.

Guerre afin qu’ils diffusent sa manière de penser. Pour se faciliter la


Les soldats, de nouveau

tâche, il prit des mesures draconiennes et fit diminuer le gaspillage ;


le s’éloignant des navires et

des tentes, se précipitent en

nombre d’adjoints qui venaient au rapport passa de soixante à six.

tumulte vers l’assemblée,

Marshall avait l’excès en horreur ; il était connu dans le


gouvernement comme lorsque les Hots

de Roosevelt pour sa capacité à synthétiser en quelques pages une


situa-de la mer retentissante

tion complexe. Les six hommes qu’il avait autour de lui comprirent
très frémissent contre un vaste

vite qu’un rapport trop long, ne serait-ce que d’une page, ne serait
pas lu.

rivage, et que l’Océan

résonne avec fracas.

Il écoutait leurs exposés avec une grande attention, mais dès qu’ils
s’éloi-Homère, l’iliade,

gnaient un peu du sujet ou n’étaient pas assez concis, il détournait le


traduit par Eugène
regard, ennuyé et désintéressé. Ils craignaient beaucoup cette
expression-Bareste, 1843

là : sans prononcer un seul mot, Marshall leur faisait comprendre


qu’il était mécontent et qu’il était temps pour eux de partir. Ses six
adjoints finirent par penser comme lui et par demander à ceux qui
travaillaient pour eux la même efficacité. La vitesse de circulation de
l’information en avait été quadruplée.

Marshall avait une grande autorité naturelle, mais il ne criait pas et


n’affrontait jamais ses hommes directement. Il avait le don de faire
passer ses ordres implicitement – un talent encore plus efficace
depuis qu’il avait amené ses officiers à penser exactement comme
lui. Le général Leslie R. Groves, directeur militaire du projet de
développement de la bombe atomique, arriva un jour dans le bureau
de Marshall pour lui faire signer un chèque de cent millions de
dollars. Il trouva le chef d’état-major sous des montagnes de
paperasse ; il attendit donc que Marshall ait fini de comparer des
documents et de prendre des notes. Enfin, Marshall posa son stylo,
examina la demande de cent millions de dollars, la signa et la rendit
à Groves sans un mot. Le général le remercia et tournait les talons
lorsque Marshall dit enfin : « Cela vous intéressera peut-être de
savoir ce que je faisais : un chèque de 3,52 dollars pour les graines
de ma pelouse. »

Les milliers d’hommes qui travaillaient sous les ordres de Marshall,


au département de la Guerre ou ailleurs sur le terrain, n’avaient pas
besoin de le voir en personne pour sentir sa présence. Ils la
ressentaient dans les rapports laconiques mais perspicaces qu’ils
recevaient de ses adjoints, dans la rapidité des réponses à leurs
questions et dans l’efficacité de l’esprit d’équipe au sein du
ministère. Ils la ressentaient aussi dans les ordres d’un homme
comme Eisenhower, qui s’était pleinement approprié la diplomatie et
l’efficacité de Marshall. En peu d’années, Marshall S T R AT É G I E
5

61
Les sources d’information à

avait totalement réformé le ministère de la Guerre et l’armée


américaine.

la disposition de Napoléon

Rares sont ceux qui ont véritablement compris comment il y était


étaient les rapports colligés

parvenu.

et présentés par l’état-major

d’une part et le bureau

statistique d’autre part.

Interprétation

Malheureusement, ces

Lorsque Marshall fut nommé chef d’état-major, il savait qu’il aurait


rapports avaient tendance à

besoin de beaucoup de sang-froid. Évidemment, il aurait pu être


tenté de devenir de moins en moins

se battre contre tout et tout le monde, dans tous les domaines : les
géné-précis au fur et à mesure

qu’ils gravissaient l’échelle

raux récalcitrants, les querelles politiques, le gaspillage… Mais


Marshall hiérarchique ; plus

était trop intelligent pour céder à cette tentation. Il y aurait d’abord eu


nombreuses étaient les
trop de combats à mener, et cela l’aurait épuisé. Il se serait énervé,
aurait étapes qu’ils franchissaient

perdu du temps et aurait probablement fini par succomber à une


crise et plus normalisée la forme

qu’ils adoptaient. Et pire,

cardiaque. En essayant de contrôler tout le ministère, il se serait en


outre le danger qu’ils deviennent

laissé absorber par de petits problèmes et aurait perdu son recul sur
les si stéréotypés (et peut-être

choses. Pour finir, il serait devenu un tyran. La seule façon de


vaincre ce édulcorés ou simplement

monstre à plusieurs têtes était justement de s’effacer un peu, et


Marshall déformés par tant de

le savait. Il fallait déléguer ; tout contrôler, mais avec suffisamment


de résumés) au point de perdre

pratiquement tout sens.

légèreté pour que personne ne se sente étouffé.

Pour se garder de ce danger

La clef de la stratégie de Marshall résidait dans l’habitude qu’il avait


et conserver la vigilance de

de former puis de placer ses protégés. Ses hommes étaient en


quelque ses subordonnés, un chef a

sorte ses clones, qui agissaient pour lui, dans l’esprit de ses
réformes, lui besoin d’avoir en

supplément une sorte de


faisant gagner du temps tout en donnant de lui l’image d’un
dirigeant, et longue-vue – l’image est

non d’un manipulateur. Certes, ses réformes furent rudes, mais une
fois bonne – qu’il peut diriger à

qu’il eut apposé son sceau sur le département, l’on se rendit compte
du son gré sur n’importe quelle

gain d’efficacité que cela représentait : moins de gens à gérer, moins


de partie des forces ennemies,

rapports inutiles à lire, moins de temps perdu à tous les niveaux.


Une fois du terrain ou de sa propre

armée, en sorte d’y trouver

ce nettoyage accompli, Marshall avait eu les moyens de guider la


une information pas

machine d’une main de velours. Les dinosaures politiques qui,


avant, seulement moins structurée

représentaient un obstacle, étaient à la retraite ou conquis par ce


nouvel que celle transmise par la

esprit d’équipe. Beaucoup s’amusaient de ce style indirect de


communi-voie normale, mais

également adaptée à son

cation, mais c’était un moyen extrêmement efficace d’affirmer son


autorité.

besoin précis du moment.

Cela pouvait prêter à sourire qu’un homme tel que Marshall


s’arrache Dans l’idéal, le système
les cheveux sur une note de jardinage, mais il faisait ainsi
comprendre que ordinaire de comptes rendus

si le moindre centime était perdu, il le saurait immédiatement.

doit dire au chef quelles

Tout comme le ministère que l’on confia à Marshall, le monde d’au-


questions il faut poser et sa

longue-vue braquée devrait

jourd’hui est complexe et chaotique. Il est plus difficile que jamais de


lui permettre de répondre à

parvenir à garder le contrôle sur une structure hiérarchisée. On ne


peut ces questions. C’était ces

ni tout gérer ni surveiller tout le monde. Cela ne sert à rien que vous
deux systèmes mis

soyez considéré comme un dictateur, mais si vous renoncez et que


vous ensemble entre les mains

magistrales de Napoléon

abandonnez le contrôle de la chaîne de commandement, le chaos


s’installe.

qui se recoupaient l’un

La solution, Marshall nous la donne : agissez à distance, comme au


l’autre et rendirent possible

moyen d’une télécommande. Entourez-vous d’adjoints qui partagent


une révolution dans son

votre vision des choses, mais qui sont capables de penser par eux-
mêmes système de commandement.
et d’agir comme vous l’auriez fait à leur place. Au lieu de perdre du
Martin Van Creveld,

command in war, 1985

temps en négociations avec chaque individu difficile, faites germer


un esprit de camaraderie qui sera beaucoup plus efficace.
Rationalisez 62

S T R AT É G I E 5

l’organisation, diminuez les dépenses – au niveau du personnel, des


rapports inutiles, des réunions sans intérêt. Moins vous passerez de
temps sur des détails, mieux vous pourrez vous concentrer sur un
plan d’ensemble, en affirmant votre autorité de façon indirecte. Les
gens suivront votre impulsion sans se sentir brimés. C’est le contrôle
absolu.

La folie est quelque chose de rare chez l’individu ; elle est la règle
pour les groupes, les partis, les peuples, les époques.

FRIEDRICH NIETZSCHE (1844-1900)

LES CLEFS DE LA GUERRE

Aujourd’hui plus que jamais, un commandement efficace demande


de l’adresse et de la vivacité. La raison en est simple : les gens sont
de plus en plus méfiants vis-à-vis de l’autorité. Parallèlement, la
majorité d’entre nous se considère comme une autorité dans un
domaine – des officiers, et non des fantassins. Éprouvant le besoin
de s’affirmer, les gens ont tendance à faire passer leurs intérêts
individuels avant ceux du groupe.

L’esprit d’équipe est fragile et il suffit d’un rien pour le fissurer.

Ces tendances affectent les leaders sans qu’ils ne s’en rendent


compte.
À entendre certains, il faudrait donner plus de pouvoir au groupe :
pour flatter les valeurs de la démocratie, les dirigeants demandent
l’avis de tout le personnel, confient la prise de décision au plus grand
nombre, laissent leurs subordonnés choisir une stratégie
d’ensemble. Sans même le réaliser, ces dirigeants autorisent le
politiquement correct à les envahir au point de violer l’une des règles
les plus importantes de la guerre et du commandement : la
centralisation du pouvoir. Avant qu’il ne soit trop tard, il faut
apprendre les leçons de la guerre : un commandement divisé est le
plus court chemin vers un désastre, la cause des défaites militaires
les plus sanglantes de l’histoire.

On pourrait citer en exemple la bataille de Cannes en 216 av. J.-C.

entre les Romains et les Carthaginois, conduits par Hannibal. Les


Romains étaient deux fois plus nombreux que les Carthaginois, mais
ils furent anéantis par un encerclement stratégique parfait. Bien sûr,
Hannibal était un génie militaire, mais les Romains endossèrent la
responsabilité de leur propre défaite : deux personnes se
partageaient le commandement de l’armée. Et les deux dirigeants,
n’étant pas du même avis sur la stratégie à conduire, se battirent
autant entre eux que contre Hannibal, ce qui les conduisit au
désastre.

Presque deux mille ans plus tard, Frédéric le Grand, roi de Prusse et
chef des armées, vainquit l’alliance de cinq grandes puissances
liguées contre lui lors de la guerre de Sept Ans, notamment parce
que ses décisions étaient beaucoup plus rapides que celles de
l’alliance, dont les pays devaient toujours se consulter avant le
moindre mouvement. Lors de la Seconde Guerre mondiale, le
général Marshall, conscient du danger d’un commandement divisé,
insista pour qu’il n’y ait qu’un dirigeant à la tête S T R AT É G I E 5

63

Monsieur le Général
des armées alliées. S’il n’y était pas parvenu, Eisenhower n’aurait
pas Bertrand, vous partirez

réussi sa mission en Europe. Et lors de la guerre du Vietnam, tout le


pou-dans la journée de demain ;

voir reposait entre les mains du général nord-vietnamien Võ Nguyên


vous irez à Worms, vous

passerez là le Rhin. Vous

Giáp, ce qui lui donna un avantage considérable sur les Américains,


dont vous assurerez que toutes

la stratégie était bâtie de bric et de broc par bon nombre de


politiciens et les mesures sont prises pour

de généraux.

le passage de ma Garde à

En groupe, les gens réfléchissent et agissent souvent de façon


illogique Mayence. Vous irez à

et inefficace ; c’est pourquoi un commandement ne peut être


partagé.

Cassel, et vous vous

assurerez qu’on travaille

En groupe, les individus sont immédiatement politiques : ils parlent


et à mettre cette place en état,

opèrent en fonction de l’image qu’ils vont donner au sein du groupe,


et et que tous les ordres sont

non dans l’intérêt de leur cause. Leur but est de plaire et de se


vendre, arrivés pour
non de gagner. Là où un individu est courageux et créatif, un groupe
se l’approvisionner.

Vous irez, avec les

montre souvent pusillanime. La nécessité de parvenir à un


compromis précautions convenables,

pour que chaque vanité y trouve son compte étouffe toute créativité.

voir la forteresse de Hanau.

Le groupe a son propre esprit, et cet esprit est prudent, lent et sans
Peut-on s’en emparer par

imagination, voire irrationnel.

un coup de main ou non ?

Il faut donc jouer le jeu, et tout faire pour préserver la concentration


Si cela est prudent, vous

irez voir la forteresse de

du pouvoir. Gardez les rênes ; la stratégie globale ne doit venir que


de Marburg. Vous continuerez

vous, et de vous seul. En même temps, sachez brouiller les pistes :


travail-votre route sur Cassel

lez en coulisses, donnez au groupe l’impression que chacun prend


part à (Hesse). Vous serez censé

toutes vos décisions. Demandez leur avis aux gens, piochez leurs
bonnes avoir des lettres pour mon

chargé d’affaires ; vous


idées et contournez délicatement les mauvaises. Si nécessaire,
faites des aurez bien soin de vérifier

changements mineurs dans la stratégie pour apaiser les plus


inquiets.

avant qu’il y est.

Mais l’essentiel est de faire confiance à votre vision des choses. Une
Il y a plusieurs petites

décision de groupe est dangereuse. La règle d’or d’un


commandement places autour de Francfort ;

efficace est de ne jamais le partager.

vous vous en informerez.

Vous ne voyagerez point

L’autorité est un art qui se travaille. Souvent, la meilleure façon de


de nuit de Francfort à

saper votre propre autorité est de trop secouer les gens. Pour
comman-Cassel, et vous tiendrez

der, il ne s’agit pas d’aboyer des ordres, c’est plus subtil que cela.

note de tout ce qui peut

Au début de sa carrière, le grand réalisateur suédois Ingmar


m’intéresser.

De Cassel vous prendrez

Bergman se laissait souvent submerger par ses émotions. Il avait


une idée la route qui mène droit sur
très précise des films qu’il voulait faire, mais la réalisation en était
telle-Cologne, toujours de jour.

ment pénible et la pression tellement forte qu’il s’en prenait


violemment Vous observerez le système

au personnel, hurlant les ordres et les agressant parce qu’il n’y


trouvait des localités du pays entre

pas son compte. Certains lui en voulurent ; d’autres devinrent des


auto-Wesel, Mayence, Cassel et

Cologne. Combien y a-t-il

mates soumis. À chaque nouveau film, Bergman recommençait avec


une de routes et de grandes

nouvelle équipe, ce qui n’arrangeait rien. Mais il finit par réunir les
meil-communications ? Vous

leurs cameramen, directeurs artistiques et acteurs suédois, des gens


qui prendrez là aussi des

partageaient ses goûts et en qui il avait toute confiance. Il put enfin


relâ-renseignements sur les

chemins de Cassel à

cher un peu les rênes. Avec des acteurs comme Max von Sydow, il
n’avait Gotha, de Cassel à

qu’à suggérer ce qu’il avait en tête pour que ce dernier l’incarne à la


Göttingen, de Cassel à

perfection. Désormais, pour asseoir son autorité, il lui suffisait de


laisser Paderborn. Qu’est-ce que

faire les choses.


c’est que la place de

L’étape critique est d’arriver à réunir une équipe qui partage vos buts
Cassel ? Est-elle armée et

de résistance ? Jetez un

et vos valeurs. Cette équipe vous offre beaucoup d’avantages : elle


ras-coup d’œil sur les troupes

semble des personnes motivées ayant le sens de l’initiative, elle bâtit


de 64

S T R AT É G I E 5

vous l’image d’un dirigeant juste et démocratique, et, surtout, elle


repré-de l’Électeur, sur leur

sente un gain d’énergie considérable. Vous avez ainsi plus de temps


à situation actuelle, sur leur

artillerie, leur milice, leurs

consacrer à la stratégie d’ensemble.

places fortes. De Cologne

Pour mettre au point cette équipe, il s’agit de trouver des gens qui
vous viendrez me rejoindre

pallient vos défauts, qui ont les talents qui vous manquent. Lors de
la à Mayence ; vous passerez

guerre de Sécession américaine, le président Abraham Lincoln avait


sa sur la rive droite et vous

stratégie pour combattre au Sud, mais aucun bagage militaire. Ses


géné-jetterez un œil sur la
nature du pays de

raux le méprisaient. Et puis, quel est l’intérêt d’une stratégie qu’on


ne Düsseldorf, de Wesel et de

peut appliquer ? Mais Lincoln trouva bientôt son partenaire idéal en


la Cassel. Le 29 septembre

personne du général Ulysses S. Grant, qui pensait comme lui qu’il


valait je serai à Mayence, où

mieux se montrer offensif et qui, de plus, n’avait pas une vanité


démesurée.

j’ai besoin que vous me

rapportiez votre

Quand Lincoln découvrit Grant, il s’appuya sur lui, le mit aux


commandes reconnaissance. Vous

et lui confia la conduite de la guerre.

recueillerez à Cassel des

Cela dit, attention de ne pas vous laisser séduire par la culture et


l’in-renseignements de toute

telligence. Il est aussi primordial que les personnes que vous


choisissez espèce sur tout le système

aient un tempérament adapté au travail en équipe et soient capables


de du pays. Vous sentez

combien il est important

prendre des responsabilités et de se montrer indépendantes. C’est


la de vous le mettre bien raison pour laquelle Marshall a longtemps
testé Eisenhower. Peut-être en tête, non seulement pour
n’avez-vous pas de temps à perdre, mais ne choisissez jamais
quelqu’un le début de la campagne,

simplement pour son brillant CV. Voyez au-delà et jaugez sa


personnalité.

mais encore pour les suites.

Reposez-vous sur l’équipe que vous avez créée, mais n’en devenez
pas

« lettre de napoléon

au général bertrand,

l’esclave et ne lui donnez pas trop d’importance. Franklin D.


Roosevelt 21 septembre 1806 »

avait son tristement célèbre brain trust, des conseillers et des


membres de cabinet dont il dépendait pour leurs idées et opinions.
Mais il ne les laissait jamais véritablement prendre de décisions et
les empêcha de gagner trop de pouvoir au sein de l’administration.
Ils étaient des outils qui amélioraient ses propres capacités et lui
faisaient gagner du temps. Il avait compris que la concentration du
pouvoir était indispensable et il ne fut jamais tenté de violer ce
principe fondamental.

Le rôle principal d’une telle structure est de faire circuler l’information


des tranchées au commandement le plus vite possible, afin que l’on
s’adapte rapidement aux circonstances. Pour que l’information
circule efficacement, la chaîne doit être courte et rationalisée.
Pourtant, même ainsi, l’information est trop souvent diluée ; les
détails révélateurs sont banalisés à mesure qu’ils passent d’échelon
en échelon. Certains se permettront d’interpréter l’information et de
filtrer ce qui vous parvient.

Pour une connaissance directe, il faut parfois aller soi-même sur le


terrain. De temps à autre, Marshall se rendait incognito sur une base
pour constater par lui-même si ses réformes avaient été
correctement mises en place. Il lisait aussi le courrier des soldats.
Mais aujourd’hui où tout devient complexe, cela vous prendrait
malheureusement trop de temps.

L’historien militaire Martin van Creveld parle de l’indispensable

« longue-vue » : des individus à différents points de la chaîne, un


peu partout, qui vous donnent directement des informations du
champ de bataille. Ces personnes – un réseau d’amis, des alliés,
des espions – permettent de contourner la chaîne habituelle, trop
lente. Napoléon était S T R AT É G I E 5

65

maître à ce jeu-là : il avait mis en place une sorte de brigade de


l’ombre, de jeunes officiers de tous les domaines, choisis pour leur
loyauté, leur énergie et leur intelligence. Au moment clé, il les
envoyait sur le front ou dans une garnison, voire chez l’ennemi (sous
couvert de diplomatie), avec des instructions secrètes pour obtenir
des informations que le réseau normal ne pouvait lui apporter. D’une
manière générale, il faut cultiver ces longues-vues et en disposer un
peu partout dans le groupe. Elles vous donneront de la souplesse
dans les opérations, de la marge de manœuvre là où
l’environnement est habituellement rigide.

Dans cette chaîne de commandement, les bêtes politiques sont le


plus grand risque. Ces personnes sont inévitables et poussent
comme de la mauvaise herbe dans n’importe quelle organisation.
Non seulement elles ne pensent qu’à elles-mêmes, mais elles
n’agissent qu’en fonction de leurs propres intérêts et ruinent l’esprit
de groupe que vous avez péniblement fait mûrir. Elles interprètent
les ordres comme cela les arrange, trouvent la faille dans n’importe
quelle ambiguïté et fissurent la chaîne de commandement.

Il faut s’en débarrasser avant même qu’elles ne s’installent. En


montant votre équipe, observez attentivement le parcours des
candidats. Sont-ils plutôt remuants ? Passent-ils souvent d’un
endroit à un autre ? Si c’est le cas, cela témoigne d’une incapacité à
s’investir dans un groupe. Soyez aussi sur vos gardes lorsqu’une
personne partage exactement vos idées : elle vous imite pour vous
séduire. Ce genre d’individus était monnaie courante à la cour
d’Élisabeth Ire d’Angleterre. Elle avait trouvé la bonne solution : elle
ne disait rien. Sur quelque sujet que ce soit, personne en dehors de
son cercle le plus intime ne savait ce qu’elle pensait. Du coup,
impossible de la caresser dans le sens du poil ni de cacher ses
intentions derrière de fausses opinions. Voilà qui était très sage de
sa part.

L’autre solution est d’isoler les taupes politiques, de ne pas leur


laisser le loisir de manœuvrer au sein du groupe. Marshall y parvint
en créant un esprit d’équipe très fort ; ceux qui n’étaient pas dedans
se trahissaient immédiatement. Dans tous les cas, ne vous montrez
pas naïf. Après avoir repéré les taupes, il faut agir vite pour les
empêcher de se construire un réseau qui saura mettre à mal votre
autorité.

Enfin, prêtez une attention particulière aux ordres en eux-mêmes,


dans le fond comme dans la forme. Un ordre vague ne vaut rien. Au
moment où il est transmis, il est forcément modifié, et l’équipe qui le
reçoit n’apprend rien, bien au contraire. Il faut absolument être clair
et savoir ce que l’on veut avant de donner un ordre. Mais attention,
si celui-ci est trop précis, trop spécifique, il encourage les exécutants
à se conduire comme des automates, à cesser de penser par eux-
mêmes, et c’est une erreur. Il faut savoir trouver un juste milieu.

Napoléon est une fois de plus un exemple à suivre. Ses ordres


regor-geaient de détails savoureux qui faisaient comprendre à ses
officiers sa façon de réfléchir, tout en leur en laissant la liberté
d’interprétation. Il énonçait les diverses éventualités possibles, leur
suggérant ainsi la manière d’adapter ses instructions en cas de
nécessité, et, surtout, il les 66

S T R AT É G I E 5
motivait. La forme communiquait ses idées autant que le fond. Un
ordre bien formulé est infiniment plus puissant que le même ordre,
mal formulé ; l’exécutant ne se sent plus le laquais qui obéit à un
lointain empereur, mais le valeureux soldat au service d’une grande
cause. Un ordre terne, guindé, n’encourage pas une exécution
précise et rapide. À l’inverse, des instructions claires, concises et
motivantes poussent les troupes au combat.

Image : Les rênes. Un cheval sans bride ne sert à rien, mais il est
tout autant inutile de trop tirer sur les rênes, dans un vain effort pour
contrôler l’animal. Il faut lâcher la bride, tenir les rênes avec
souplesse, de manière à ce que le cheval ne perçoive aucune
pression, mais qu’il

sente le moindre changement de tension

et y obéisse. C’est un art difficile

àmaîtriser.

Autorité : Un mauvais général vaut mieux que deux bons.


(Napoléon Bonaparte, 1769-1821)

A CONTRARIO

On ne tire rien de bon d’un commandement divisé. Si un jour, on


vous en propose un, déclinez, car ce sera un échec et vous en serez
tenu pour responsable. Mieux vaut prendre un poste moins élevé et
laisser la place à quelqu’un d’autre.

Toutefois, il vous faut prendre avantage de cela chez votre


adversaire.

Ne soyez pas intimidé par une alliance contre vous. Si vos


opposants partagent le commandement, s’ils sont régis par un
comité, vous avez un avantage considérable sur eux. Suivez
l’exemple de Napoléon et trouvez-vous des ennemis qui
fonctionnent ainsi. La victoire vous est acquise.
S T R AT É G I E 5

67

DIVISEZ VOS FORCES :

LA STRATÉGIE DU CHAOS CONTRÔLÉ

Rapidité et faculté d’adaptation sont des compétences cruciales pour


mener une guerre. Pour vaincre, il faut être capable de se déplacer
avec souplesse et de prendre ses décisions plus vite que l’ennemi.
Mais, à l’heure actuelle, ce n’est pas évident à mettre en œuvre.
Nous avons à notre disposition plus d’information que jamais, ce qui
rend l’interprétation et la prise de décision beaucoup plus difficiles.
Nous avons davantage de personnes à diriger, celles-ci sont bien
souvent éparpillées un peu partout et nous devons faire face à plus
d’incertitudes. Appuyez-vous sur l’exemple de Napoléon, le plus
grand stratège de l’histoire militaire : sans une organisation souple,
pas de rapidité ni d’adaptabilité. Divisez vos forces en groupes
indépendants qui agissent et prennent des décisions de manière
autonome. Ainsi, rien ne pourra arrêter vos hommes ; une fois qu’ils
ont compris la mission qui leur est demandée, vous pouvez leur faire
confiance.

69

Enfin, un point essentiel à

UN DÉSORDRE CALCULÉ

considérer est le fait que le

En 1800, lorsque Napoléon battit l’Autriche à Marengo, il prit le


contrôle système révolutionnaire de

de l’Italie du Nord et força les Autrichiens à signer un traité qui


recon-commandement employé
par Napoléon n’était pas

naissait les avancées territoriales de la France, ici comme en


Belgique. Les le résultat d’un progrès

cinq années suivantes furent pacifiques, mais c’était un équilibre


fragile.

technique, comme l’on

Napoléon se couronna empereur de France et de nombreux grands


pourrait s’y attendre,

d’Europe soupçonnaient ce petit parvenu corse de n’avoir point de


limites.

mais simplement d’une

Karl Mack, membre influent de la vieille aristocratie militaire autri-


supériorité dans

l’organisation et la doctrine.

chienne et intendant général de l’armée, prêchait une guerre


préventive Les moyens techniques à la

contre la France ; selon lui, l’Autriche devait se doter d’une armée


suffi-disposition de l’Empereur

samment importante pour s’assurer la victoire. Il déclara à ses


collègues : n’étaient en rien plus

« À la guerre, le but est de vaincre l’ennemi et non d’éviter d’être


sophistiqués que ceux de

ses adversaires ; il s’en

vaincu. »
distinguait par le fait qu’il

Mack et ses partisans gagnèrent de l’influence et, en avril 1805,


possédait l’audace et

l’Autriche, l’Angleterre et la Russie signèrent un traité d’alliance pour


l’ingéniosité nécessaires

combattre la France et l’obliger à redécouper ses frontières. Cet été-


là, ils pour transcender les limites

échafaudèrent un plan : 95 000 soldats autrichiens attaqueraient les


de la technique qui

s’étaient imposées aux chefs

Français en Italie du Nord pour se venger de l’humiliante défaite de


1800.

de guerre pendant des

Puis, d’autres troupes comprenant 23 000 hommes sécuriseraient le


Tyrol, millénaires. Les adversaires

entre l’Italie et l’Autriche. Ensuite, Mack conduirait 70 000 hommes


de Napoléon cherchaient à

vers l’ouest, longerait le Danube pour atteindre la Bavière afin que la


conserver le contrôle et à

minimiser l’incertitude en

région, en position stratégique, ne puisse s’allier avec la France.


Une gardant leurs forces

fois installés en Bavière, Mack et son armée attendraient l’arrivée de


étroitement concentrées ;
75 000 Russes. Les deux armées se rejoindraient alors et cet
énorme Napoléon avait fait le

rouleau compresseur marcherait vers la France. Pendant ce temps,


les choix contraire en

Anglais attaqueraient par la mer. Chaque zone serait ensuite


renforcée réorganisant et en

décentralisant son armée en

pour aboutir à un nombre total de 500 000 hommes – la plus vaste


armée sorte de permettre à chacune

jamais rassemblée en Europe. Napoléon, aussi malin qu’il était, ne


pour-de ses parties de fonctionner

rait pas réunir un nombre d’hommes équivalent.

de façon indépendante pour

À la mi-septembre, Mack mit en œuvre son plan et suivit le Danube


un temps limité, et par

conséquent de supporter un

vers Ulm, au cœur de la Bavière. Quelle ne fut pas sa satisfaction


quand degré élevé d’incertitude.

il y installa son camp ! Mack avait le désordre et l’incertitude en


horreur.

Au lieu de laisser les

Il essayait toujours de penser à tout, d’arriver avec un plan précis et


de moyens techniques à sa

veiller à ce que chacun s’y tienne exactement ; il parlait de « guerre


méca-disposition lui imposer une
nique ». Pour lui, le plan était parfait, rien ne lui avait échappé.
Napoléon méthode de stratégie et le

fonctionnement du

était fait comme un rat.

commandement, Napoléon

Quelques années plus tôt, Mack avait été fait prisonnier et contraint
tira profit des limites

de passer trois ans en France, où il avait eu tout le loisir d’étudier le


style mêmes imposées par

de Napoléon. Il avait compris que sa stratégie fétiche était d’obliger


l’en-la technique.

nemi à diviser ses forces ; cette fois, il était pris à son propre jeu :
avec les Martin van Creveld,

command in war, 1985

troubles en Italie, Napoléon ne pouvait envoyer plus de 70 000


hommes en Bavière. Dès qu’il franchirait le Rhin, les Autrichiens le
sauraient et ralentiraient sa marche ; son armée mettrait au moins
deux mois à atteindre Ulm et le Danube. Entre-temps, les
Autrichiens allaient faire la jonction avec les Russes et pénétreraient
en France par l’Alsace. Mack avait rarement été aussi sûr de lui. Il
savourait d’avance le plaisir qu’il 70

S T R AT É G I E 6

aurait à piéger Napoléon, cet homme qu’il haïssait de toutes ses


forces, tant Nous voyons que notre

pour ce qu’il était que pour ce qu’il représentait : une armée


indisciplinée, attention est attirée de
façon répétée sur ce

une révolution dans toute l’Europe, une menace permanente. Mack


que l’on pourrait pensait que les Russes ne pourraient pas arriver à
Ulm avant un moment.

appeler la « dimension

Cependant, dès la fin du mois de septembre, il sentit que quelque


organisationnelle de la

chose n’allait pas. À l’ouest d’Ulm s’étendait la Forêt-Noire, entre


son camp stratégie ». Les institutions

et la frontière française. Brusquement, des éclaireurs lui


annoncèrent militaires et les États qui

les suscitent évaluent

qu’une armée française traversait la forêt dans sa direction. Mack


n’en périodiquement leurs

revenait pas : il était évident que Napoléon allait franchir le Rhin et


propres capacités à faire face passer en Allemagne beaucoup plus
au nord : il y rencontrerait beaucoup à des menaces militaires.

moins d’obstacles et serait quasiment impossible à arrêter. Une fois


de Mais quand ils se

soumettent à ce processus,

plus, il se comportait de manière totalement inattendue, conduisant


son ils ont tendance à ne

armée sur les chemins de la Forêt-Noire, droit vers Mack. Même si


ce prendre en compte que des

n’était qu’une feinte, ce dernier devait absolument défendre sa


position : éléments quantifiables :
il envoya une partie de son armée de l’ouest vers la Forêt-Noire pour
le nombre de soldats, la

contenir l’avancée française le temps que les Russes lui viennent en


aide.

quantité de munitions, le

taux de fonctionnement

Quelques jours plus tard, il était en pleine confusion. Les Français


des principaux

continuaient à progresser dans la Forêt-Noire et leur cavalerie était


déjà équipements, la quantité

bien avancée. Mack apprit également qu’une importante force


française d’outils de transport, etc.

se trouvait quelque part au nord. Les rapports étaient contradictoires


: Mais pour faire face à ces

défis, il est rare qu’ils

certains disaient que l’armée était à Stuttgart, à une centaine de


kilomètres jettent un regard critique

au nord-ouest d’Ulm ; d’autres rapportaient qu’elle était plus à l’est,


plus sur le fonctionnement de

au nord ou plus proche, vers le Danube. Mack n’avait aucune


informa-leur organisation en tant

tion précise, puisque la cavalerie française qui avait traversé la


Forêt-que telle et surtout celle

Noire bloquait tout accès vers le nord. Le général autrichien était


dans la du haut commandement.
Pourtant, comme le

pire des situations : il ne savait pas. Cela l’empêchait de penser


claire-suggère, entre autres,

ment. Il finit par ordonner le retour de toutes ses troupes à Ulm d’où
il le cas de Pearl Harbor,

concentrerait ses forces. Peut-être Napoléon voulait-il s’y battre. Au


moins, c’est dans les insuffisances

Mack aurait une force équivalente à la sienne.

des institutions que se

développe la source des

Au début du mois d’octobre, les éclaireurs autrichiens surent enfin


ce malheurs.

qui se passait réellement ; c’était un véritable cauchemar. L’armée


fran-Eliot A. Cohen

çaise avait traversé le Danube à l’est d’Ulm, bloquant ainsi Mack s’il
et John Gooch,

avait voulu retourner en Autriche, et empêchant le passage des


Russes.

military misfortunes:

the anatomy of failure

Une autre armée s’était implantée dans le sud, l’empêchant de


passer en in war, 1990

Italie. Comment 70 000 soldats pouvaient-ils être aussi dispersés ?


Et aussi mobiles ? Gagné par la panique, Mack envoya des
éclaireurs dans toutes les directions. Le 11 octobre, ses hommes
mirent le doigt sur une faille au nord-est, les forces françaises y
étaient très peu nombreuses. Là, Mack pourrait forcer le passage,
briser le siège. Il se prépara à se mettre en marche. Mais deux jours
plus tard, alors qu’il allait donner le signal du départ, ses éclaireurs
lui rapportèrent qu’une grosse armée française était apparue dans la
nuit, bloquant ainsi la route vers le nord-est.

Le 20 octobre, apprenant que les Russes avaient décidé de ne pas


venir à son secours, Mack se rendit. Plus de 60 000 soldats
autrichiens furent faits prisonniers sans qu’une goutte de sang ne
soit versée. Ce fut l’une des victoires les moins sanglantes de
l’histoire.

S T R AT É G I E 6

71

Sur le plan historique,

Au cours des mois suivants, l’armée napoléonienne obliqua à l’est il


est largement prouvé

pour faire face aux Russes et à quelques Autrichiens, culminant


avec que les armées le plus

une splendide victoire à Austerlitz. Pendant ce temps, Mack


dépérissait régulièrement victorieuses

ne transformaient pas leurs

dans une prison autrichienne, condamné à deux ans


d’emprisonnement soldats en automates, ne

pour cette lamentable défaite. Il s’y tortura le cerveau, certains dirent


cherchaient pas à tout

même qu’il y laissa la raison : où avait-il fauté ? Comment une telle


contrôler par le sommet et
armée avait-elle pu surgir de nulle part à l’est, et l’engloutir ainsi ? Il
laissaient aux échelons

n’avait jamais rien vu de pareil et passa le restant de ses jours à


essayer intermédiaires de la

hiérarchie une liberté

de comprendre.

d’initiative considérable.

Avec des exemples comme

Interprétation

les centurions et les tribuns

On ne peut juger le général Mack trop durement, car les armées


françaises militaires romains, les

maréchaux de Napoléon,

qui l’affrontèrent à l’automne 1805 représentaient une véritable


révoles chefs de l’armée de

lution dans l’histoire militaire. Depuis des milliers d’années, on se


battait Moltke, les détachements

de la même façon : un commandant conduisait une grande armée


unie d’élite de Ludendorff,

contre un adversaire plus ou moins équivalent. Jamais il ne la


divisait en chacun s’appliquant à un

petites unités, car cela revenait à violer le sacro-saint principe selon


lequel stade différent de progrès

technique, on voit comment


les forces devaient rester concentrées. En outre, des groupes
dispersés les choses se passaient au

étaient plus difficiles à surveiller ; on en aurait perdu trop facilement


le sein des forces militaires les

contrôle durant la bataille.

plus brillantes de l’histoire.

Napoléon bouscula toutes ces convenances. Pendant les années de


paix Martin van Creveld,

command in war, 1985

entre 1800 et 1805, il réorganisa l’armée française, rassemblant


différentes forces pour former la Grande Armée, qui comptait 210
000 hommes. Il la divisa en plusieurs corps, chacun doté de sa
cavalerie, de son infanterie, de son artillerie, etc., et chacun conduit
par un maréchal, souvent La philosophie de

un jeune officier qui avait déjà fait ses preuves. Chaque unité, qui
comp-commandement de Patton

était la suivante : « Ne

tait entre 15 000 et 30 000 hommes, constituait une armée


miniature, dites jamais aux gens

conduite par un Napoléon miniature.

comment il faut faire.

L’avantage de ce système était la rapidité avec laquelle chaque


Dites-leur ce qu’ils ont à

groupe se déplaçait. Napoléon confiait des missions aux maréchaux,


faire et ils vous
surprendront par leur

puis les laissait les accomplir par eux-mêmes. On ne perdait pas de


ingéniosité. »

temps à transmettre les ordres, et de petites unités, moins chargées,


Carlo D’Este, patton:

étaient beaucoup plus rapides. Au lieu d’une seule armée se


déplaçant en a genius for war, 1995

ligne droite, Napoléon dispersait et rassemblait sans cesse ses


hommes, ce qui déstabilisait complètement l’ennemi.

Ce fut le monstre que le général Mack eut à affronter en septembre


1805. Tandis que quelques unités étaient envoyées en Italie du Nord
pour contrer le projet d’invasion autrichien, sept unités s’étaient
dispersées à l’est, en Allemagne. Une force de réserve, et
notamment une cavalerie, fut envoyée dans la Forêt-Noire, attirant
Mack vers l’ouest – le mettant ainsi dans une situation telle qu’il ne
comprenait plus ce qui se passait au nord et devenait donc une proie
facile.

Napoléon avait compris la psychologie de Mack et savait que cette


apparence de désordre et d’incohérence le paralyserait. Entre-
temps, partant de Stuttgart, sept unités tournèrent au sud, vers le
Danube, pour barrer toutes les issues encore ouvertes à Mack. Un
jeune maréchal, 72

S T R AT É G I E 6

apprenant qu’un passage au nord-est n’était pas défendu, n’attendit


pas Les phalanges, épaisses

les ordres de Napoléon et parvint à renforcer cette faille. Où qu’il


aille, et sombres, hérissées de

boucliers et de lances, et
Mack se heurtait à une unité suffisamment importante pour le
bloquer, formées de jeunes guerriers

tandis que le reste de l’armée resserrait le cercle, telle une meute de


nourris par Jupiter,

coyotes autour d’un lapin.

marchent avec les deux

L’avenir appartient à ceux qui savent se faire souples, rapides et


Ajax au combat meurtrier.

imprévisibles. Un leader a tendance à vouloir tout contrôler, à


coordon-En les voyant, le puissant

Agamemnon leur adresse

ner le moindre mouvement. Cela ne fait que le rattacher au passé et


à des ces rapides paroles :

stratégies désuètes, beaucoup trop lentes. Il faut une grande force


de

« Ajax, chefs des Grecs

caractère pour laisser place au chaos et à l’incertitude, pour lâcher


un peu revêtus d’airain, je ne vous

la bride. En décentralisant l’armée et en la divisant en équipes, vous


encouragerai plus (car je

n’ai nullement besoin de

gagnerez en mobilité ce que vous perdez en contrôle. Et la mobilité,


c’est vous exciter) ; déjà vous-le meilleur multiplicateur de force qui
soit. Cela vous permet de disper-mêmes vous enflammez
ser ou de rassembler votre armée, d’avoir des schémas stratégiques
com-votre peuple pour qu’il

plexes au lieu d’avancer en ligne droite. Vous désorientez


l’adversaire, ce combatte vaillamment.

qui lui fait perdre beaucoup de temps. Donnez aux différents corps
une Que Jupiter, Minerve et

Apollon déposent dans le

mission claire, qui a sa place dans votre stratégie globale, puis


laissez-les cœur de tous nos guerriers

la mener à bien comme ils l’entendent. Une petite équipe est plus
rapide, un tel courage, et bientôt

plus créative, plus adaptable ; les officiers et les soldats y sont plus
enga-tombera la ville de Priam,

gés. Au final, cette fluidité vous apportera beaucoup plus de pouvoir


et conquise et renversée par

nos mains ! »

de contrôle qu’une domination totale mais mesquine.

Homère, l’iliade,

vers ixe siècle av. J.-C.,

Séparés pour vivre, unis pour combattre.

traduit par Eugène

Bareste, 1843

NAPOLÉON BONAPARTE (1769-1821)


LES CLEFS DE LA GUERRE

Aujourd’hui, tout le monde recherche la formule magique qui apporte


succès et pouvoir. Les gens ne veulent pas penser par eux-mêmes ;
ils veulent simplement qu’on leur donne une recette à suivre. C’est
ce qui attire le plus en stratégie. Dans leur esprit, la stratégie
consiste en une série d’étapes à franchir en direction d’un but. Et ils
attendent qu’un expert ou un gourou leur explique comment franchir
ces étapes. Certains qu’il suffit d’imiter, ils cherchent à savoir très
précisément comment s’y sont pris ces grands qui ont réussi. Leur
attitude dans la vie est aussi mécanique que leur façon de penser.

Pour vous distinguer de ces foules, vous devez vous débarrasser


d’un malentendu très répandu : l’essence de la stratégie n’est pas
d’accomplir un plan brillant étape par étape, mais de vous mettre
dans des situations où vous avez plus de possibilités que votre
ennemi. Au lieu de vous accrocher désespérément à l’option A
comme la seule valable, la vraie stratégie est de savoir vous
positionner de telle façon que vous avez le choix entre A, B ou C, en
fonction des circonstances. C’est toute la profondeur de la stratégie,
qui est le contraire d’une pensée stéréotypée.

Sun Zi exprimait la même chose, quoique différemment : en


stratégie, le but est ce qu’il appelait le shih, une position de force
potentielle ; S T R AT É G I E 6

73

Ce fut pendant la période

c’est celle du rocher en haut de la colline, celle de la corde tendue


de l’arc.

d’introspection et

Pour engendrer une force considérable, il suffit de lâcher la corde,


de d’évaluation de l’après-donner une pichenette au rocher. La
flèche ou le rocher peuvent aller guerre que les concepts
militaires fondamentaux de

dans n’importe quelle direction ; cela dépend de la position de


l’ennemi.

Scharnhorst et Gneisenau

L’important est donc moins de suivre une démarche préétablie que


de se réunirent en une doctrine

vous mettre en situation de shih et d’avoir le choix.

clairement définie,

Napoléon ne connaissait probablement pas le concept du shih de


Sun compréhensible et comprise

Zi, mais il a prouvé qu’il le maîtrisait parfaitement. Lorsqu’il


positionna par tous les officiers de

l’armée. C’était le concept

ses sept armées dans un schéma apparemment désordonné le long


du de l’ Auftragstaktik , c’est-Rhin, et qu’il laissa ses forces de
réserve dans la Forêt-Noire, il était en à-dire des tactiques de

shih. Où qu’il aille, quoi qu’il fasse, Mack était coincé, les Autrichiens
mission. Moltke lui-même

étaient perdus. Napoléon avait toutes sortes d’options, alors que


Mack ajouta la phrase suivante

au brouillon du nouveau

n’en avait que très peu et toutes vouées à l’échec.

manuel tactique destiné


Napoléon tendait toujours vers sa propre version du shih, qu’il aux
officiers supérieurs :

perfectionna lors de la campagne de 1805. Obsédé par la structure


et

« Une situation favorable

l’organisation, il inventa le système des corps, faisant de la flexibilité


la ne sera jamais exploitée

base même de son armée. La leçon qu’il nous donne est simple :
une si les chefs attendent les

ordres. Du plus haut

organisation rigide, centralisée, vous enferme dans des stratégies


linéaires ; officier d’état-major au plus

une armée fluide et segmentée permet la déclinaison de toutes


sortes de humble soldat, tous doivent

plans, des possibilités infinies pour atteindre le shih. La structure,


c’est la être toujours conscients du

stratégie, et probablement le choix stratégique le plus important que


vous fait que l’omission et

l’inactivité sont pires que

ayez à faire. Même lorsque vous vous voyez confier le


commandement se tromper de solutions

d’un groupe déjà bien organisé, analysez sa structure et modifiez-la


pour rapides. » Rien ne saurait

qu’elle réponde à vos attentes. Montrez-vous créatif ; le but, c’est


d’être mieux résumer les vues et
fluide. Ainsi, vous devenez l’héritier direct de Napoléon autant que
de la le comportement de l’état-plus grande machine de guerre des
temps modernes, l’armée prussienne major allemand et de

l’armée, dont il coordonnait

(et plus tard, l’armée allemande).

l’action, davantage que le

Peu après avoir subi une défaite cuisante face à Napoléon lors de la
concept des tactiques de

bataille d’Iéna en 1806 (voir chapitre 2), les dirigeants prussiens


firent un mission : la responsabilité

examen de conscience. Ils durent reconnaître qu’ils étaient enfermés


dans de chaque officier allemand

et de chaque subalterne…

des logiques complètement dépassées ; leur façon d’agir était


beaucoup de faire sans se poser de

trop rigide. Enfin, les réformateurs militaires comme Carl von


questions ni avoir de doutes

Clausewitz furent pris au sérieux et obtinrent du pouvoir. Ils prirent


une ce que la situation exigeait,

décision unique dans l’histoire : ils institutionnalisèrent leur succès


en telle qu’il la voyait. Cela

créant une structure militaire supérieure.

signifiait qu’il devait agir

sans attendre les ordres, si


Le cœur de cette idée révolutionnaire était la création d’un corps
l’action lui semblait

général, constitué d’une poignée d’officiers entraînés et qui avaient


fait nécessaire. Cela signifiait

des études de stratégie, de tactique et de commandement. Il arrive


aussi qu’il devait désobéir

qu’un roi, un premier ministre ou même un général soit incompétent


aux ordres si ceux-ci

semblaient inadaptés à la

en affaires militaires ; ce groupe d’officiers brillants et surentraînés


en situation. Pour bien faire

compenserait les faiblesses. La structure de ce corps ne serait pas


figée : comprendre qu’une action

chaque nouveau dirigeant pourrait en modifier la taille et le


fonctionne-contraire aux ordres n’était

ment pour s’adapter aux besoins de l’époque. Après chaque


campagne pas considérée comme une

ou chaque entraînement, chacun s’autoévaluerait pour estimer la


qua-désobéissance ni un manque

de discipline, les officiers

lité de sa performance. Une section à part fut créée pour ces


examens allemands se mirent à

et pour l’étude de l’histoire militaire. Le personnel apprendrait de ses


74

S T R AT É G I E 6
erreurs et de celles des autres. Ce serait un travail permanent, sans
rapporter l’une des

cesse renouvelé.

anecdotes favorites de

Moltke à propos d’un

La réforme la plus importante fut le développement de l’


Auftragstaktik incident survenu lors de

(tactique de commandement par missions). En allemand, il existe


deux l’une de ses visites au

mots pour traduire « ordre » : Auftrag et Befehl. Le Befehl est un


ordre qu’il quartier général du prince

faut respecter à la lettre. L’ Auftrag est beaucoup plus général : c’est


un but, Frédéric-Charles. Un major

une directive à suivre dans l’esprit, mais non à la lettre. L’


Auftragstaktik –

reçut de vives remontrances

du prince pour une erreur

inspirée par leur pire ennemi, Napoléon, et la liberté qu’il donna à


ses tactique, et il présenta

maréchaux – fut la règle d’or de cette équipe d’officiers. On leur


apprit la comme une excuse le fait

philosophie allemande de la guerre : la rapidité, le passage à


l’attaque, etc.

qu’il n’avait fait qu’obéir


Puis, ils s’exercèrent pour apprendre à penser par eux-mêmes, à
prendre aux ordres ; il avait rappelé

au prince qu’on avait

des décisions en accord avec cet état d’esprit et adaptées aux


circonstances enseigné aux officiers

du moment. Lorsqu’ils partaient se battre à la tête d’une unité, on


leur prussiens qu’un ordre d’un

assignait une mission à accomplir, rien de plus. Ils étaient jugés sur
leurs supérieur valait un ordre

résultats, et non sur la façon dont ils les avaient obtenus.

du roi. Frédéric-Charles

Hormis quelques interruptions, ce modèle resta en place de 1808 à


se hâta de rétorquer :

« Sa Majesté vous a fait

la fin de la Seconde Guerre mondiale. Durant cette période, les


nommer major, car elle

Allemands volèrent de victoire en victoire, notamment contre les


Alliés était convaincue que vous

lors de la Première Guerre mondiale, et malgré les désastres de la


guerre sauriez discerner quand il

de tranchées. Ils connurent leur apogée avec la victoire militaire la


plus faut ne pas obéir à ses

ordres. » Ce simple épisode

écrasante de l’histoire moderne : l’invasion de la France et des


Pays-Bas fixa la ligne de conduite
en 1940, cette Blitzkrieg (guerre éclair) où l’armée allemande
encercla les de toutes les générations

défenses françaises immobiles. La structure de leur armée ainsi que


suivantes d’officiers

l’usage de l’ Auftragstaktik leur donnèrent de nombreuses options et


une allemands.

force potentielle largement supérieure.

Colonel T. N. Dupuy,

a genius for war:

Cela devrait être le modèle de n’importe quel groupe se voulant the


german army

mobile et bon stratège. La structure de l’équipe en elle-même était


and general staff,

1807-1945

fluide, permettant aux dirigeants de l’adapter à leurs besoins. Elle


était également en révision permanente, pouvant ainsi évoluer en
fonction des leçons apprises. En outre, toute l’armée suivait la même
transformation : les officiers entraînaient les officiers subalternes, et
ainsi de suite. La plus petite unité baignait dans la même philosophie
que le reste du groupe. Enfin, plutôt que des ordres rigides, ils
préféraient donner des directives, l’ Auftragstaktik. En incitant les
officiers et les soldats à s’impliquer et à se montrer créatifs, cette
tactique décuplait leurs capacités ainsi que la rapidité décisionnelle.
La mobilité était un élément constitutif du système.

La clef de l’ Auftragstaktik est l’esprit de groupe. Elle se construit


autour d’une cause commune, ou de la certitude que l’ennemi est
fondamentalement mauvais. Elle détermine aussi la forme de guerre
– défensive, mobile, très agressive – la mieux adaptée aux
circonstances. Il vous faut rassembler le groupe autour de la même
conviction. Puis, par des entraînements et des exercices forçant la
créativité, vous renforcez cette conviction, qui finit par devenir le
ciment du groupe. Et lorsque les unités partent en mission, vous
pouvez alors avoir pleinement confiance en elles autant que dans
votre capacité à les coordonner.

S T R AT É G I E 6

75

[Tom] Yawkey avait

Les hordes mongoles conduites par Gengis Khan lors de la pre-


trente ans quand il acheta

mière moitié du XIIIe siècle étaient peut-être les précurseurs des


unités les Red Sox, club en

napoléoniennes. Gengis, qui croyait profondément en la supériorité


des faillite totale qui n’avait

gagné que 43 jeux la

Mongols, était un maître de la mobilité dans l’art de la guerre. Ses


forces, saison précédente et ne

segmentées en petites unités, se dispersaient puis se concentraient


en réunissait en moyenne que

schémas compliqués. Les armées qui les affrontaient étaient


déstabilisées 2 365 spectateurs payants.

par ce désordre et incapables de savoir d’où pourrait venir l’attaque,


tandis Ce club [de football

que les armées de Gengis se battaient avec une coordination


admirable.
américain] devint son jouet.

Comme il aimait ses

Les soldats mongols savaient exactement, sans qu’on le leur dise,


ce joueurs, il les gâta au point

qu’il fallait faire et quand il fallait le faire. On les croyait possédés par
de les pourrir. Comme il

le diable ; telle était la seule explication que pouvaient y trouver leurs


les pourrissait, il leur

victimes.

adressait les éloges les plus

délirants… Lors d’une

Pourtant, cette coordination meurtrière était le fruit d’un entraîne-


conversation célèbre, Bobby

ment très rigoureux. En temps de paix, chaque hiver, Gengis partait


Doerr demanda à Tommy

pour la Grande Chasse, une opération de trois mois qui dispersait


toute Henrich pourquoi les Red

l’armée mongole sur une longue ligne de 130 kilomètres, dans les
steppes Sox étaient incapables de

d’Asie centrale et dans ce qui est aujourd’hui la Mongolie. À des


centaines battre les Yankees lors des

grands matchs. « Est-ce que

de kilomètres de là, un drapeau fiché dans le sol marquait la fin de la


nous n’étions pas assez
chasse. La ligne avançait, chassant devant elle tous les animaux qui
bons ? demanda Doerr. –

se trouvaient sur son passage. Progressivement, dans un ballet


d’une Ce n’était pas qu’ils

chorégraphie complexe, les extrémités de la ligne se recourbaient


pour n’étaient pas assez bons,

répondit Henrich. Votre

former un cercle et en piéger les animaux à l’intérieur. Le drapeau


mar-propriétaire avait trop de

quait le centre du cercle. Le cercle se resserrait et l’on tuait les


animaux ; bontés pour vous. Les Red

les plus dangereux, les tigres, étaient gardés pour la fin. Cette
Grande Sox n’avaient pas eu

Chasse exerçait la capacité des Mongols à communiquer à distance


par besoin d’accéder aux World

signaux, à coordonner précisément leurs mouvements, à s’adapter


aux Series pour rouler en

Cadillac. Les Yankees,

circonstances du terrain et à agir sans attendre d’ordres. Leur


courage si. » [Le club des Red

même était mis à l’épreuve, car on leur permettait d’affronter les


tigres.

Sox] fonctionnait comme

Par la chasse, par une sorte de jeu, Gengis leur faisait appliquer sa
philo-un club d’amateurs… alors
sophie, faisait croître la solidarité et la confiance entre ses hommes
et qu’il avait en face de lui

l’organisation la plus

renforçait leur discipline.

professionnelle et la plus

Pour unifier vos troupes, il vous faut trouver des exercices qui raffer-
coriace de tous les temps.

missent leur confiance et les poussent à mieux se connaître. Vous


verrez Ed Linn,

alors vos hommes développer une communication implicite, ainsi


qu’une hitter: the life and

turmoils of ted

fine intuition de la décision à prendre. Vous ne perdrez plus de


temps en williams, 1993

transmissions interminables de messages ou d’ordres, ni en


surveillance rapprochée du champ de bataille. Et tant mieux si ces
exercices, à l’instar de la Grande Chasse, peuvent être pris comme
un jeu.

Au cours des années 1940 et 1950, deux grandes équipes de base-


ball s’affrontèrent : les Red Sox de Boston, rassemblés autour de
Ted Williams, et les Yankees de New York avec leur grand batteur,
Joe DiMaggio. Le propriétaire des Red Sox, Tom Yawkey, se faisait
une obligation de pouponner ses joueurs, de leur offrir un cadre de
vie agréable et de renforcer leurs liens d’amitié. Une équipe
heureuse jouait nécessairement mieux, selon lui. Pour cela, il allait
boire avec ses hommes, jouait aux cartes avec eux, les installait
dans de beaux hôtels.

76
S T R AT É G I E 6

Il se piquait aussi de management, veillant à améliorer en


permanence Le désordre maximum

le quotidien de ses joueurs.

constituait réellement en

fait l’équilibre de cette

Chez les Yankees, ce n’était pas exactement la même chose : disci-


armée.

pline et victoire étaient leurs maîtres mots. Il ne fallait pas tout


mélanger.

T. E. Lawrence,

Les joueurs séparaient les affaires du reste ; ils savaient qu’ils


seraient encyclopædia

jugés sur leurs résultats. Le manager était libre de ses choix. Les
Yankees britannica, article

« guérilla », 14e éd.,

jouaient pour maintenir l’équipe à la hauteur de sa réputation ; rien


ne 1926, traduit par

Catherine Ter-Sarkissian

les effrayait plus que la défaite.

dans anthologie

Durant ces deux décennies, les joueurs des Red Sox se disputèrent
mondiale de la
stratégie, Robert

entre eux, formèrent des clans. Ils geignaient au moindre revers. Ils
ne Laffont, 1996

gagnèrent qu’un seul fanion. Les Yankees étaient solidaires et


motivés ; ils gagnèrent treize fanions et dix coupes du monde. La
leçon à en tirer est simple : ne confondez pas une atmosphère
plaisante et cosy avec la cohésion qui fait l’esprit d’équipe. Rien de
tel que de chouchouter ses hommes et de faire comme si nous
étions tous égaux pour ruiner la discipline et favoriser les clans. La
victoire forgera des liens autrement plus forts que ceux d’une amitié
de surface, tissés dans l’alcool et la débauche.

La victoire vient de la discipline, de l’entraînement et de l’exigence.

Il vous faut enfin structurer le groupe en fonction des forces et des


faiblesses de vos hommes, ainsi qu’en fonction de leur
appartenance sociale. Pour cela, vous devrez être à leur écoute et
les comprendre, mais aussi comprendre le monde dans lequel ils
évoluent.

Pendant la guerre de Sécession américaine, les généraux nordistes


eurent quelques difficultés avec leurs hommes, tous issus de milieux
populaires. Contrairement aux troupes disciplinées et bien
entraînées de la Confédération, beaucoup de soldats du Nord
avaient été enrôlés de force : c’étaient des pionniers, des hommes
rudes, fiers, libres. Certains généraux essayèrent désespérément de
leur inculquer quelques bases élémentaires de discipline, mais la
majorité s’y cassa les dents. D’autres se concentrèrent plutôt sur la
stratégie cartographique, tandis que leurs armées persistaient à
obtenir de lamentables résultats.

Le général William Tecumseh Sherman proposa quelque chose de


différent : il changea l’organisation de son armée pour l’adapter aux
personnalités de ses hommes. Il fit une armée plus démocratique,
encouragea l’initiative chez ses officiers, les laissant se vêtir comme
ils le souhaitaient. Il assouplit la discipline formelle au bénéfice du
moral et de l’esprit de groupe. Comme la plupart des colons, ces
hommes étaient des nomades, ils avaient besoin de mobilité. Il
exploita donc ce besoin et maintint son armée en perpétuel
mouvement, marchant toujours plus vite que ses ennemis. De toutes
les armées de l’Union, celle de Sherman fut la plus redoutée et la
plus efficace.

Tout comme Sherman, ne vous battez pas contre les particularités


de vos hommes. Mieux vaut savoir en tirer avantage ; c’est une
façon d’augmenter votre propre force. Soyez créatif, adaptez la
structure du groupe à vos besoins et gardez l’esprit aussi souple et
modulable que l’armée que vous dirigez.

S T R AT É G I E 6

77

Image:

La toile d’araignée. La

plupart des animaux attaquent

en ligne droite. L’araignée tisse une

toile, adaptée au lieu où elle se trouve

et selon un schéma précis, simple ou

complexe. Une fois la toile tissée, tout le

travail est fait. Pas besoin de chasser ;

l’araignée n’a plus qu’à attendre le

prochain innocent qui tombera

dans ses filets à peine


visibles.

Autorité : Déplacez-vous quand

un calme semblable à

vous êtes à votre avantage, et

celui qui règne au milieu

créez des changements de

des plus épaisses forêts.

situation en dispersant et

Lorsque, au contraire, il

concentrant les forces. Dans

s’agira de faire des mouve-

les occasions où il s’agira

ments et du bruit, imitez le

d’être tranquille, qu’il

fracas du tonnerre. (Sun Zi,

règne dans votre camp

IVe siècle av. J.-C., L’Art de la guerre) A CONTRARIO

Dans la mesure où la structure de l’armée doit être adaptée aux


individus qui la composent, cette règle absolue de la décentralisation
est elle-même flexible : certaines personnes répondent mieux à une
autorité ferme.
Même si vous préférez laisser de la marge à vos hommes, il y aura
des moments où il faudra serrer la vis et restreindre les libertés. Un
bon stratège ne grave rien dans le marbre ; il réorganise son armée
lorsque les circonstances l’exigent.

78

S T R AT É G I E 6

TRANSFORMEZ LA GUERRE

EN UNE CROISADE :

LA STRATÉGIE DU MORAL

Pour que vos hommes restent motivés et gardent le moral, le secret


est de les obliger à penser moins à eux et davantage au groupe. Ils
doivent s’investir pour la défense d’une cause, dans une croisade
contre l’ennemi abhorré. Leur survie dépend du succès de l’armée
tout entière. Dans un groupe où les hommes ont de vrais liens, où ils
sont vraiment solidaires, les humeurs et les émotions sont tellement
communicatives qu’il est facile de répandre l’enthousiasme.

Conduisez-les au front : il faut que vos hommes vous voient dans les
tranchées vous sacrifier pour la cause commune. Cela créera une
émulation saine, ainsi que le désir de vous plaire. Les compliments
comme les réprimandes doivent être rares mais porteurs de sens.
N’oubliez pas : même mal équipée, une armée motivée peut faire
merveille.

79

On ne peut rien faire avec

L’ART DE GÉRER SES HOMMES

une armée d’amalgame


L’homme est naturellement égoïste. Quelle que soit sa situation, il
pense composée de cent personnes

d’abord à son intérêt personnel : comment cela m’affectera-t-il, moi ?

par-ci, cent personnes

par-là. […] Ce qu’on peut

Comment cela m’aidera-t-il, moi ? Parallèlement, il faut pourtant


savoir réaliser avec quatre mille

déguiser cet égoïsme et faire croire ainsi que l’on est altruiste et
désinté-hommes unis et solidaires,

ressé. Cet indécrottable égoïsme ainsi que l’habitude que nous


avons de on ne pourra le faire avec

le masquer sont véritablement problématiques pour un leader. Vous


vous quarante ou même quatre

figurez que les gens travaillent pour vous avec un enthousiasme


sincère, cent mille hommes divisés

et tiraillés par les conflits

qu’ils sont véritablement engagés ; en tout cas, c’est ce qu’ils disent


et internes.

c’est ce qu’ils laissent à penser. Puis, progressivement, vous


comprenez Mohammad B. Mansur

que telle ou telle personne utilise sa position dans le groupe pour


servir B. Saîd Mahârakshah,

Fakhr Madaresse, adâb

ses intérêts personnels. Et un beau jour, vous vous réveillez à la tête


al-harb va al-shodjâa,
d’une armée d’affreux individualistes, d’intrigants malhonnêtes.

notes de A. Soheyli

Khonsari, Eqbâl, 1967

C’est généralement à ce moment-là que vous réalisez l’importance


primordiale du moral des troupes – et la nécessité de trouver un
moyen de les motiver et d’en faire un groupe cohérent. Vous allez
peut-être déployer des trésors d’imagination, les supplier, leur
promettre monts et merveilles ? Tout cela pour découvrir qu’ils vous
utilisent et que cela ne fait que renforcer leur égoïsme. La punition et
la discipline ? Ils vous en veulent et restent sur la défensive. Les
grands discours, les activités de groupe ? Les hommes sont
cyniques aujourd’hui, ils verront clair dans votre jeu.

En réalité, le problème ne vient pas de ce que vous faites, mais du


fait que vous le fassiez trop tard. Vous commencez à réaliser
l’importance du moral et de la solidarité quand c’est déjà un
problème, alors qu’il faudrait s’en préoccuper bien avant. Toute
l’erreur est là. Observez l’histoire des grands leaders militaires : pour
que les soldats travaillent ensemble et gardent le moral, il faut qu’ils
se sentent appartenir à un groupe et que celui-ci se batte pour une
cause juste. Cela les distrait de leurs propres intérêts et satisfait un
besoin viscéral que nous avons tous d’appartenir à quelque chose
de plus grand. Plus ils pensent au groupe, moins ils pensent à eux-
mêmes. Ainsi, leur réussite ne peut se distinguer de celle du groupe
; leurs intérêts propres finissent par coïncider avec l’intérêt commun.
Dans ce genre d’armée, les hommes savent que leur égoïsme les en
exclura. Ils s’accordent donc petit à petit à la conscience
communautaire.

La bonne humeur est contagieuse : intégrez des gens dans un


groupe animé, solidaire ; ils s’adapteront tout de suite. S’ils se
rebellent et se montrent égocentriques, ils seront immédiatement
mis à l’écart et stigmatisés. Vous devez amorcer cette dynamique
dès que vous prenez la tête du groupe ; elle ne peut venir que d’en
haut, c’est-à-dire de vous.
En langage militaire, pour désigner cet esprit d’équipe, cette
dynamique, on parle du « moral des troupes ». Les grands généraux
de l’histoire, Alexandre le Grand, Hannibal, Napoléon, savaient
transmettre cette énergie qui, plus qu’importante, constitue parfois
un élément véritablement décisif, une question de vie ou de mort. En
parlant de guerre, Napoléon disait que le moral des troupes est trois
fois plus important que leur forme physique. Il voulait dire par là que
le moral des hommes 80

S T R AT É G I E 7

décide souvent de l’issue de la bataille : avec des hommes motivés,


il Il y a toujours des pouvait battre une armée trois fois plus
nombreuse.

moments où la place du

chef n’est pas à l’arrière

Pour mettre en place une bonne dynamique de groupe et éviter que


avec l’état-major mais en

leur moral ne soit sapé, voici huit étapes indispensables, tirées des
écrits première ligne avec les

et des expériences de maîtres de la guerre. Suivez-en le maximum,


car soldats. Il est absurde

aucune n’est moins importante que les autres.

de dire que le moral des

hommes est simplement

l’affaire du chef de

Étape 1 : Unifiez vos soldats autour d’une cause. Faites qu’ils


se battent bataillon. Plus haut est
pour une idée. Aujourd’hui plus que jamais, les hommes ont soif de
le grade et plus fort est

croire en quelque chose. Ils ressentent un vide qu’ils essaient de


combler l’impact de l’exemple

de différentes manières, que ce soit par la drogue ou par des idéaux


personnel. Les hommes tendent à ne pas ressentir

religieux. Vous pouvez tirer avantage de cela en les rassemblant


autour de proximité avec un chef

d’une cause dont vous les convaincrez qu’elle vaut la peine d’être
défen-dont ils savent qu’il est

due. Ralliez vos hommes autour d’un même et juste dessein, et vous
installé quelque part au

obtiendrez une force motivée.

quartier général. Ce qu’ils

La cause en elle-même importe peu, mais elle doit avoir une


certaine veulent, c’est ce que l’on

pourrait appeler une sorte

durabilité : il doit s’agir d’une question actuelle, importante pour


l’avenir, de contact physique avec

qui mérite que l’on lutte. N’hésitez pas à recouvrir le tout d’un vernis
lui. Dans les moments spirituel. Le mieux reste d’avoir un ennemi qui
canalise la haine de de panique, d’épuisement tous vos hommes : il
permet au groupe de se positionner face à lui en et de
désorganisation, ou

quand on a exigé d’eux


opposition radicale. Ignorez ce point, et vous vous retrouverez avec
une quelque chose sortant de

armée de mercenaires sur les bras. Vous mériterez alors le sort qui
attend l’ordinaire, l’exemple

généralement ce type d’armées.

personnel du chef fait

merveille, surtout si celui-ci

Étape 2 : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles. » Les hommes ne


peuvent a eu l’intelligence de se

créer une sorte d’aura.

rester motivés si leurs besoins matériels ne sont pas assouvis.


Lorsqu’ils se Maréchal Erwin

sentent exploités, leur égoïsme naturel reprend le dessus et met en


péril l’es-Rommel, 1891-1944

prit de groupe. Servez-vous d’une cause, philosophique, politique ou


spirituelle, pour les réunir, mais il faut aussi répondre à leurs
besoins. Inutile de les gâter ni de les surpayer ; il suffit qu’ils aient le
sentiment qu’on les choie, qu’on s’occupe d’eux, qu’on pense à leur
confort. Ce sera alors d’autant plus facile de leur demander de
fournir un gros effort le moment venu.

Étape 3 : Allez au front. L’enthousiasme que suscite une cause finit


toujours par s’estomper. Ce déclin est souvent d’autant plus rapide
que les troupes ont le sentiment que leurs leaders parlent beaucoup
mais n’agissent pas. Dès le début, vos hommes doivent vous voir au
front, partager avec eux les risques et les sacrifices, ayant cette
cause à cœur autant qu’eux. Au lieu de les pousser par-derrière,
courez devant : ils courront avec vous.

É
Étape 4 : Concentrez leur ch’i. Selon une croyance chinoise, il
existe en chaque être vivant une énergie, le ch’i. Chaque groupe a
son niveau de ch’i, physique et psychologique. Un bon leader
comprend cette énergie et sait s’en servir.

L’oisiveté tue le ch’i. Lorsqu’un soldat ne fait rien, sa motivation


dégringole. Le doute s’installe, les intérêts individuels prennent le
dessus.

S T R AT É G I E 7

81

Pendant l’époque des

Mais l’extrême inverse est aussi destructeur : en étant sur la


défensive, à Printemps et des

l’affût des moindres faits et gestes de l’ennemi, le ch’i diminue


également.

Automnes, l’état de Qi fut

Gardez vos hommes en activité, dirigés vers un but ; donnez-leur


une envahi par ses voisins Jin et

Yan. Les envahisseurs

orientation. Inutile qu’ils attendent la prochaine attaque en restant


sur le commencèrent par écraser les

qui-vive : ce n’est qu’en les propulsant vers l’avant qu’ils resteront


moti-troupes de Qi. Un des

vés et qu’ils auront l’envie de se battre. L’agressivité concentre le


ch’i ; un grands féodaux de la cour

ch’i bien concentré est un énorme potentiel de force.


de Qi recommanda au

souverain de Qi un certain

Tian Rangju, grand

Étape 5 : Jouez sur les émotions. Pour motiver les troupes, le


registre des spécialiste des arts

émotions et des sentiments est beaucoup plus efficace que celui de


la rai-martiaux. C’est à lui,

son. Cependant, les gens sont naturellement méfiants ; si d’emblée


vous connu plus tard sous le

faites appel aux émotions par un discours dithyrambique, par


exemple, ils nom de Sima Rangju,

qu’est attribué le célèbre

risquent de se refermer et de vous traiter de grossier manipulateur.


Pour livre de préceptes militaires

faire appel aux émotions, il faut préparer un peu le terrain, abaisser


les L’Art de la guerre de

défenses, créer un véritable esprit de groupe en distrayant vos


hommes, en Sima … Le souverain

les inscrivant dans une histoire commune. Dès lors que leur
carapace s’est convoqua Rangju pour

un peu fissurée, vous pouvez les approcher directement, les faire


passer discuter avec lui de

questions militaires. Il fut

facilement du rire à la colère ou à la haine. Les bons leaders ont un


certain vivement intéressé par le
sens du théâtre : ils savent quand et comment parler à leurs
hommes.

discours que tenait

Rangju ; il le nomma

Étape 6 : Une main de fer dans un gant de velours. Pour bien


gérer général et lui confia une

armée pour qu’il résiste à

ses troupes, il faut que récompenses et punitions s’équilibrent


raisonnal’agression des forces de

blement. Trop de récompenses, et vous fabriquez des armées


d’enfants Yan et de Jin. Rangju lui

gâtés, qui croient que tout leur est dû ; trop de punitions, et vos
hommes dit : « Je suis d’humble

seront complètement découragés. Il faut trouver le juste équilibre.


Que extraction, et pourtant votre

votre gentillesse se fasse rare : une simple remarque sympathique


ou un Majesté m’a fait sortir du

rang et m’a placé au-dessus

geste de bonté auront alors beaucoup plus de sens. De même,


évitez de de grands personnages. Les

vous mettre en colère trop souvent : votre dureté doit surtout être
une soldats n’ont vis-à-vis de

exigence de qualité que quelques rares élus peuvent atteindre. Cela


favo-moi nulle loyauté, aux
rise l’esprit d’émulation. Vos hommes entreront en compétition pour
yeux des gens du peuple, je

suis un inconnu. Comme

vous plaire. Amenez-les à se battre pour décrocher un mot gentil.

on ne parle pas de moi,

mon autorité est fragile. Je

Étape 7 : Construisez des légendes. Les armées qui ont le


meilleur moral demande à ce qu’un de vos

sont celles qui ont déjà fait leurs preuves. Lorsque des hommes se
sont ministres préférés, un

battus ensemble plusieurs fois, ils construisent une sorte de


mythologie personnage honoré par

l’État, soit nommé régent

du groupe, basée sur leurs victoires précédentes. Cela devient une


ques-de l’armée. » Le souverain

tion d’honneur : il faut se montrer à la hauteur de la tradition et de la


accéda à sa demande et

réputation acquises. Celui qui en est indigne se couvre de honte.


Pour nomma un noble régent.

construire cette légende, vos hommes doivent se battre un


maximum.

Rangju se retira et donna

rendez-vous au noble pour


Mieux vaut donc commencer par des défis faciles à relever, pour leur
le lendemain à midi, au

donner confiance. Seules les victoires peuvent véritablement souder


un quartier général de l’armée.

groupe. Inventez des symboles et des slogans pour consolider cette


Et Rangju rentra en toute

légende. Les soldats seront fiers de cette identité.

hâte et installa un sablier et

une clepsydre pour attendre

le nouveau régent. Or

Étape 8 : Soyez sans pitié avec les rabat-joie. Le moindre


empêcheur de celui-ci était un aristocrate

tourner en rond suffit à semer la zizanie, voire la panique, au sein du


82

S T R AT É G I E 7

groupe. Dès que possible, il vous faut l’isoler et vous en débarrasser.


Tous plein d’orgueil et de

les groupes contiennent une poignée de personnes plus motivées et


morgue ; il crut qu’en

qualité de régent, il

mieux disciplinées que les autres : ce sont vos meilleurs hommes.

dirigeait sa propre armée.

Apprenez à les identifier pour les encourager et en faire des


exemples. Ils Par fierté et arrogance,
serviront de contrepoids face aux mauvais éléments.

il ne vit nulle nécessité

de se dépêcher, malgré la

Si désormais le nombre doit décider de la victoire, tu as raison de


promesse faite à Rangju,

craindre, et le péril est pour nous extrême ; mais si le succès des le


grand maître des arts

martiaux. Les parents et

batailles dépend encore, comme nous l’avons éprouvé, de la valeur


proches collaborateurs du

des troupes, tu peux, sans te faire illusion, marcher avec assurance.

noble donnèrent une fête

XÉNOPHON (430 ?-355 ? av. J.-C.)

pour célébrer son départ et

il s’attarda à boire en leur

compagnie. Le lendemain à

EXEMPLES HISTORIQUES

midi, le nouveau régent ne

se présenta pas au quartier

1. Oliver Cromwell (1599-1658) était un gentilhomme campagnard


qui général. Rangju démonta le
coulait des jours paisibles au cœur de l’Angleterre, dans le cadran
solaire et vida l’eau

de la clepsydre. Il réunit

Cambridgeshire. Au début des années 1630, il sombra dans une


pro-toutes ses troupes et les mit

fonde dépression ; il devint obsédé par l’idée de la mort. Au plus dur


de au courant de son accord

la crise, il se convertit au puritanisme. Ce fut un véritable tournant


dans avec le régent. Dans la

sa vie : il dit avoir expérimenté une communion cœur à cœur avec


Dieu.

soirée, le noble se présenta

enfin. Rangju lui

Dès lors, il crut en la Providence – l’idée selon laquelle tout arrive


pour demanda : « Pourquoi êtes-une bonne cause, chaque
événement ayant une place dans le plan divin.

vous en retard ? – Mes

Alors qu’il avait toujours été plus ou moins déprimé et indécis, il


brûlait proches parents, qui sont

maintenant d’une énergie nouvelle : il était sûr d’être élu de Dieu.

de hauts personnages, ont

Cromwell finit par devenir membre du Parlement et se fit le porte-


organisé pour moi une

soirée d’adieu, c’est


parole du peuple, rempli d’amertume face à l’aristocratie. Mais selon
lui, pourquoi je me suis attardé.

le plan de Dieu à son égard était encore plus grand : il rêvait de


croisa-

– Le jour où un chef

des. En 1642, le Parlement, engagé dans une lutte âpre contre


Charles Ier, militaire reçoit ses ordres,

vota la décision de cesser de financer le roi jusqu’à ce qu’il accepte


de rétorqua Rangju, il oublie

sa propre maison. Quand

limiter ses propres pouvoirs. Lorsque Charles refusa, la guerre civile


une promesse est faite à

éclata entre les cavaliers (les royalistes, qui portaient les cheveux
longs) l’approche de la bataille,

et les têtes rondes (les rebelles, baptisés ainsi à cause de leurs


cheveux on oublie sa propre famille.

courts). Les plus ardents défenseurs du Parlement étaient les


puritains, tel Quand résonne le tambour

Cromwell qui considérait cette guerre contre le roi comme sa chance


– plus de guerre, on oublie jusqu’à

son propre corps. Voici que

que sa chance, sa vocation.

des États hostiles ont

Même si Cromwell n’avait aucun antécédent militaire, il monta au


envahi notre territoire, le
pied levé une troupe de soixante cavaliers originaires, comme lui, du
tumulte règne dans notre

Cambridgeshire. Son but était de les intégrer à un plus grand


régiment, nation ; les soldats aux

frontières risquent leur vie ;

d’avoir une expérience militaire en combattant sous un autre


comman-le souverain lui-même ne

dant, pour prouver petit à petit sa valeur. Il était sûr de vaincre, la


défaite peut ni se reposer ni goûter

était impossible : après tout, Dieu était de leur côté et tous ses
hommes des mets délicats ; la vie

croyaient, comme lui, en une cause qui rendrait l’Angleterre plus


pieuse.

des gens du peuple dépend

Malgré son manque d’expérience, Cromwell était une sorte de génie


de vous : comment pouvez-vous songer à des fêtes

visionnaire : il imagina un nouveau style de guerre avec, comme fer


d’adieu ? » Rangju de lance, une cavalerie rapide et mobile.
Pendant les premiers mois de convoqua l’officier chargé de la
guerre, il se révéla un leader courageux et efficace. On lui confia le
la discipline militaire et lui

S T R AT É G I E 7

83

demanda : « Selon la loi

commandement d’autres troupes, mais il comprit très vite qu’il avait


large-militaire, qu’advient-il à
ment surestimé la combativité de ses propres hommes. Cromwell
menait quelqu’un qui arrive en

des charges et parvenait à percer les lignes ennemies, puis ses


hommes, à retard à un rendez-vous

fixé ? – On est censé,

son grand dégoût, rompaient les rangs pour se livrer à un pillage


barbare.

répondit l’officier, le

Il essayait parfois de doser et de réserver les forces de son armée


pour les décapiter. » Terrifié,

réinvestir dans la suite de la bataille, mais le seul ordre qu’ils


écoutaient l’aristocrate dépêcha une

était celui d’avancer. La retraite était toujours désordonnée. Les


hommes estafette pour raconter

de Cromwell se donnaient une image et un prestige de croisés mais,


sur l’affaire au souverain et

l’implorer de venir à son

le champ de bataille, ils se comportaient comme des mercenaires


qui se aide. Mais le méprisant

battaient pour l’argent et pour l’aventure. Ils ne servaient à rien.

noble fut exécuté avant

En 1643, Cromwell fut fait colonel de son propre régiment. Il estima


même le retour du messager

que le temps de la rupture était venu. Dorénavant, il ne recruterait


que et son exécution fut
annoncée à l’armée. Les

des hommes d’un certain profil : comme lui, ils devraient avoir vécu
une soldats se mirent à trembler

expérience mystique forte. Il les sondait, testait la profondeur de leur


foi.

de peur. Finalement, le

Faisant fi de traditions millénaires, il engagea des roturiers, et non


des souverain envoya un

aristocrates. Comme il l’écrivit à un ami : « Je préfère avoir un


capitaine émissaire porteur d’une

cul-terreux qui sait pourquoi il se bat et qui aime sa cause plutôt


qu’un lettre qui réhabilitait le

noble : il s’agissait après

homme qui n’est rien d’autre que ce que vous appelez un


gentleman. »

tout du nouveau régent de

Cromwell priait et chantait des psaumes avec ses recrues. Pour les
discil’armée. L’émissaire

pliner, il leur apprit à envisager leurs propres actes comme


appartenant traversa tout le camp au

au plan divin et, chose inhabituelle à l’époque, il prenait soin d’eux,


galop de son cheval, porteur

du message du souverain.

s’assurait qu’ils étaient bien nourris, vêtus et payés en temps et en


heure.
« Quand un général est sur

Les hommes de Cromwell constituaient maintenant une armée avec


le champ de bataille,

laquelle il fallait compter. Ils se déplaçaient en formation serrée,


chantant déclara Rangju, il y a des

des psaumes à pleins poumons. En approchant les forces royalistes,


ils se ordres qu’il ne prend pas

séparaient et partaient au trot, contrairement aux autres troupes qui


char-du souverain. » Il dit aussi

à l’officier disciplinaire :

geaient, têtes baissées, en désordre. Même en combat rapproché,


les hom-

« Une règle interdit de

mes de Cromwell maintenaient l’ordre et battaient en retraite avec


autant traverser le camp au galop ;

de discipline que lors de la charge. Ils étaient sûrs que Dieu était
avec et c’est pourtant ce que

eux : ils n’avaient pas peur de la mort. Ils marchaient droit vers
l’ennemi, vient de faire l’émissaire.

Que doit-on faire de lui ?

sous les balles, sans ciller. Cromwell avait réussi à tenir parfaitement

– Il devrait normalement,

sa cavalerie : il la manœuvrait avec une flexibilité infinie. Ses troupes


répondit l’officier, être
gagnèrent bataille sur bataille.

exécuté. » L’émissaire fut

En 1645, Cromwell fut nommé lieutenant général de la cavalerie de


la pétrifié mais Rangju

New Model Army. La même année, lors de la bataille de Naseby, son


régi-trancha : « Il n’est pas

convenable de tuer un

ment joua un rôle déterminant dans la victoire des têtes rondes.


Quelques émissaire du souverain. »

jours plus tard, cette même cavalerie acheva les forces royalistes à
Et il fit exécuter à la place

Langport, mettant un terme définitif à la première étape de la guerre


civile.

de l’émissaire deux de

ses officiers d’ordonnance.

Cela aussi fut annoncé à

Interprétation

l’armée. Rangju renvoya

La réussite de Cromwell, considéré comme l’un des plus grands


leaders l’émissaire faire son rapport

militaires de l’histoire, est d’autant plus remarquable qu’il a tout


appris au souverain, et partit en

sur le terrain. Pendant la deuxième période de la guerre civile, il prit


le campagne avec l’armée.
commandement des armées des têtes rondes puis, après avoir
définitive-Quand les soldats

installèrent le camp,

ment battu le roi Charles et après l’avoir fait exécuter, il devint lord
pro-Rangju s’occupa

tecteur d’Angleterre. Même s’il était en avance sur son temps, dans
sa 84

S T R AT É G I E 7

conception d’un art de la guerre mobile, Cromwell n’était pas un


brillant personnellement de faire

stratège ni un tacticien. Son succès tient surtout au moral et à la


discipline creuser les puits, construire

les fourneaux, préparer

de sa cavalerie ; il avait choisi des hommes de qualité, de vrais


croyants, nourriture et boisson et

qui étaient naturellement ouverts à son influence et prêts à se


soumettre prendre soin des malades.

à sa discipline. À chaque nouvelle victoire, ils lui étaient toujours plus


Il partagea avec les soldats

dévoués. Il pouvait tout leur demander.

le ravitaillement de l’état-

Il est donc impératif que vous preniez soin de vos hommes, depuis
le major, et mangea

personnellement les mêmes


recrutement jusqu’au choix de la cause. Beaucoup feront semblant
de rations que la troupe. Il se

partager vos convictions, mais vous constaterez à la première


bataille que montra particulièrement

tout ce qu’ils cherchaient, c’était un travail. De tels mercenaires sont


plus indulgent pour les hommes

encombrants qu’autre chose. Pour véritablement se battre, il faut


des fatigués et affaiblis. Au

bout de trois jours, Rangju

gens convaincus ; la culture et les CV brillants comptent moins que


le fit faire le rassemblement.

tempérament et le sens du sacrifice. En apprenant à bien recruter


vos Même ceux qui étaient

hommes, vous aurez une équipe déjà sensible à votre influence, ce


qui malades voulurent en être,

améliorera grandement la discipline comme le moral. Cette poignée


dans leur hâte de se battre

d’hommes répandra votre bonne parole et maintiendra la cohésion


de pour Rangju. Quand les

armées de Jin et de Yan

toute l’armée. Autant que possible dans ce monde laïc, la bataille


doit être apprirent tout cela, ils

une expérience religieuse, un élan mystique qui transcende le


présent.

quittèrent le territoire de
Qi. Rangju lança ses

2. En 1931, le jeune Lyndon B. Johnson, alors âgé de vingt-trois


ans, se vit troupes à leur poursuite et

les attaqua. Finalement,

offrir le poste de ses rêves : secrétaire de Richard Kleberg, nouveau


député il reconquit les territoires

du Quatorzième district du Texas. Johnson était alors professeur,


mais il perdus et revint à la tête

avait déjà pris part à plusieurs campagnes politiques et ne cachait


pas son de l’armée victorieuse.

ambition. Ses étudiants de Sam Houston High, un lycée à Houston


au mastering the art of

war: zhuge liang’s and

Texas, pensaient qu’il les oublierait très vite. Toutefois, à la grande


surprise liu ji’s commentaries

de deux d’entre eux, L. E. Jones et Gene Latimer, il ne se contenta


pas on the classic by sun-tzu, traduit par Thomas

de garder contact : il leur écrivit régulièrement de Washington. Six


mois Cleary, 1989

plus tard, leur surprise fut plus grande encore : Johnson leur
proposait de venir travailler avec lui à Washington en tant
qu’assistants. C’était au pire de la dépression, les offres d’emploi se
faisaient rares, surtout sur des postes aussi prometteurs. Les deux
jeunes gens sautèrent sur l’occasion. Ils ne se doutaient pas de ce
qui les attendait.

Leurs salaires étaient ridicules et ils comprirent vite que Johnson


comptait bien les pousser au-delà de leurs limites. Ils travaillaient
dix-huit à vingt heures par jour, essentiellement pour répondre au
courrier des électeurs :

« Le patron a le don, ou plutôt le génie, de tirer le maximum de ceux


qui l’entourent », écrivit Latimer plus tard. « Il disait : “Gene, on dirait
que L. E. est un peu plus rapide que vous, aujourd’hui.” Et je
travaillais plus vite. “L. E., il vous rattrape.” Et bientôt, nous
martelions la machine à écrire à qui mieux mieux pendant des
heures, le plus vite possible. »

Jones n’était pas du genre soumis ; pourtant, il travailla très dur pour
Johnson. Son patron semblait destiné à accomplir de grandes
choses : on lisait sur son visage qu’il atteindrait les plus hauts
sommets et qu’il entraî-nerait l’ambitieux Jones derrière lui. Pour
Johnson, la moindre broutille devenait une vraie croisade, et Jones
eut le sentiment d’y participer : il entrait dans l’Histoire.

S T R AT É G I E 7

85

les loups et les chiens

Ce qui motiva fondamentalement Jones comme Latimer à travailler


en guerre

si dur, c’est avant tout que Johnson travaillait encore plus dur
qu’eux.

Entre les loups et les chiens

Lorsque Jones, les yeux bouffis de sommeil, arrivait au bureau à


cinq la haine se déchaîna un

heures du matin, les lumières étaient allumées et Johnson était déjà


jour. Les chiens élurent

pour général un chien grec.


plongé dans le travail. Et il était toujours le dernier à partir. Jamais il
ne Or celui-ci ne se pressait

demanda à ses employés de faire quelque chose qu’il n’aurait pu


accompas d’engager la bataille,

plir lui-même. Il était d’une énergie débordante, sans limites,


contagieuse.

malgré les violentes menaces

À côté d’un tel homme, impossible de paresser.

des loups. « Savez-vous,

leur dit-il, pourquoi je

Johnson était non seulement très exigeant, mais, en outre, il avait la


temporise ; c’est que

critique acerbe. Pourtant, de temps à autre, il accordait à Jones et


Latimer toujours il convient de

une faveur ou un remerciement pour une petite chose, dont ils


n’auraient délibérer avant d’agir.

jamais pensé qu’il la remarquerait. Pour de tels instants, les deux


jeunes Vous autres, vous êtes tous

gens oubliaient vite l’ingratitude de leur travail. Pour Johnson, ils de


même race et de même

couleur ; mais nos soldats à

auraient décroché la lune.

nous ont des mœurs très


De fait, Johnson gravit rapidement les échelons, gagnant d’abord
variées et chacun a son

de l’influence sous l’autorité de Clayberg. Il finit par attirer l’attention


pays dont il est fier.

du président Franklin D. Roosevelt lui-même. En 1935, Roosevelt


Même la couleur n’est pas

uniforme et pareille pour

nomma Johnson directeur, pour le Texas, de la récente National


Youth tous : les uns sont noirs,

Administration. Johnson commença alors à élargir son équipe au-


delà de les autres roux, d’autres

ses deux assistants dévoués ; il se constitua une armée de fidèles et


leur blancs ou cendrés.

obtint des postes à Washington. La dynamique qu’il avait instaurée


avec Comment pourrais-je

Jones et Latimer se répétait à plus grande échelle : les assistants


rivali-mener à la guerre des gens

qui ne sont pas d’accord

saient de zèle pour mendier son attention, lui plaire et se montrer à


la et qui sont dissemblables

hauteur, dignes de ses combats.

en tout ? »

En 1937, à la mort brutale du député James Buchanan, le siège du


Dans toutes les armées,
Dixième district du Texas se trouva vide. Malgré le peu de chances
qu’il c’est l’unité de volonté et

de pensée qui assure la

avait au départ (il était encore méconnu et beaucoup trop jeune),


Johnson victoire sur les ennemis.

décida de faire campagne et fit appel à tous ses fidèles, tous les
acolytes Ésope, fables,

qu’il avait dans le Texas, qui étaient devenus chauffeurs,


scrutateurs, vie siècle av. J.-C.,

porte-parole, cuisiniers, infirmiers, etc. ; bref, tous ceux dont il avait


traduit par

Émile Chambry, besoin. Au cours des six brèves semaines de


campagne, les hommes de Paris, 1927

Johnson parcoururent tout le Dixième district en long, en large et en


travers. Et toujours, devant eux, Johnson lui-même faisait
campagne, comme si sa vie en dépendait. Un par un, Johnson et
son équipe rassemblèrent des électeurs des quatre coins du district
et, enfin, ce fut l’une des grandes surprises de l’histoire politique
américaine : Johnson gagna l’élection. Par la suite, sa carrière,
d’abord en tant que sénateur, puis en tant que président des États-
Unis, fit oublier les fondements de sa première grande victoire :
l’armée de disciples dévoués et infatigables qu’il avait rassemblés au
cours des cinq années précédentes.

Interprétation

Lyndon Johnson était un jeune homme considérablement ambitieux.

Il n’avait ni capital financier ni capital social, comme dirait le


sociologue Bourdieu, mais il avait mieux encore : il comprenait la
psychologie humaine. Pour être influent dans le monde, il vous faut
une base de pouvoir : 86

S T R AT É G I E 7

pour cela, tout l’or possible ne remplacera pas les êtres humains,
une Hannibal est bien

armée de serviteurs dévoués. Ils feront pour vous des choses que
l’argent certainement le plus grand

général de l’Antiquité par

ne peut acheter.

son admirable intelligence

Mais il n’est pas évident de se constituer de tels alliés. Les hommes


du moral du combat, du

sont méfiants et contradictoires. Si vous les poussez trop, ils vous en


veulent ; moral du soldat, soit sien,

si vous les dorlotez, vous en faites des enfants gâtés. Johnson sut
éviter soit ennemi, du fond que

ces pièges en faisant en sorte que son équipe soit toujours en quête
de son l’on peut en faire dans les

différentes péripéties d’une

approbation. Pour cela, il fallait qu’il soit le premier à se battre. Il


travail-guerre, d’une campagne,

lait plus que tout le monde et ses hommes en étaient les premiers
d’une action. Ses soldats

témoins : s’ils n’étaient pas à la hauteur, ils se sentaient coupables


et ne sont pas meilleurs que
égoïstes. Un leader qui travaille dur crée l’émulation chez ses
hommes, les soldats romains ; ils

sont moins bien armés,

qui font alors tout pour être meilleurs encore que les autres. En
montrant moitié moins nombreux ;

l’exemple, par le temps et l’ardeur qu’il consacrait à son travail,


Johnson cependant il est toujours

gagna leur respect. Une fois celui-ci acquis, la critique – même dure
– est vainqueur, parce que ses

motivante : rien de pire que de décevoir quelqu’un que l’on admire.


Et moyens sont avant tout des

le plus simple des compliments abattait les dernières résistances.

moyens moraux, et que

toujours, sans parler de

Le moral est contagieux. C’est à vous, en tant que leader, de donner


l’absolue confiance de son

le ton. Si vous demandez à vos hommes des sacrifices que vous ne


vou-monde, il a la ressource,

lez pas faire (en déléguant tout), ils vous en tiendront rigueur et
devien-quand il commande une

dront passifs. Si vous êtes trop obligeant, que vous vous inquiétez
de leur armée bien à lui, de mettre

par une combinaison

confort outre mesure, la tension s’évanouira et vous vous


retrouverez quelconque l’ascendant
face à des enfants qui se plaignent au premier coup de pression, à
la moral de son côté.

première surcharge de travail. Rien de tel que de donner l’exemple


pour Colonel Charles

amorcer la bonne dynamique et construire un esprit de groupe.


Lorsque Ardant du Picq,

1821-1870, « études

vos hommes constatent de leurs propres yeux votre dévouement à


une sur le combat »,

cause, ils s’associent à votre énergie et à votre sens du sacrifice.


Quelques dans anthologie des

classiques militaires

critiques de temps en temps ne feront que les motiver un peu plus à


vous français

plaire, à être à la hauteur. Au lieu d’avoir sans cesse à les solliciter,


ce sont vos hommes qui se plieront en quatre pour vous.

3. En 218 av. J.-C., au mois de mai, le grand général Hannibal de


Carthage, dans l’actuelle Tunisie, conçut un plan de la plus grande
audace : il voulait conduire une armée à travers l’Espagne et la
Gaule et rejoindre l’Italie du Nord en passant par les Alpes. Son but
était de battre les légions romaines sur leur propre sol afin de calmer
une fois pour toutes les ambitions expansionnistes de Rome.

Évidemment, les Alpes représentaient un obstacle majeur à


l’avancée d’une armée. Personne, d’ailleurs, ne s’était encore risqué
à les traverser avec autant d’hommes. Pourtant, en décembre de
cette même année, au prix de bien des épreuves, Hannibal atteignit
le Nord de l’Italie et prit les Romains par surprise ; la région n’était
absolument pas défendue. Mais il y eut un prix à payer : sur une
armée de 102 000 hommes, seuls 26 000

survécurent, et ces derniers étaient épuisés, affamés et démoralisés.


Pire encore, ils n’eurent pas le temps de se reposer, car une armée
romaine était en marche et avait déjà traversé le Pô, à quelques
kilomètres du camp carthaginois. À la veille de sa première bataille
contre les terribles S T R AT É G I E 7

87

Quatre braves, qui ne se

légions romaines, Hannibal devait absolument réveiller ses hommes


connaissent pas, n’iront

épuisés. Il décida de les distraire : toute l’armée fut rassemblée et on


leur point franchement à

amena un groupe de prisonniers, auxquels on expliqua que celui qui


parl’attaque d’un lion. Quatre

moins braves, mais se

viendrait à réchapper d’un combat à mort pourrait gagner sa liberté


ainsi connaissant bien, sûrs de

qu’une place dans l’armée carthaginoise. Les prisonniers


acceptèrent et le leur solidarité et par suite

spectacle fut aussi grandiose que sanglant. Les soldats eurent de


quoi de leur appui mutuel, iront

oublier leurs malheurs.

résolument. Toute la

Lorsque le combat des gladiateurs fut terminé, Hannibal prit la


parole.
science des organisations

d’armées est là.

« Si le concours a été si beau, dit-il, c’est parce que les prisonniers


se sont Colonel Charles

battus avec rage. Le plus faible des hommes, lorsque sa vie est en
jeu, Ardant du Picq,

devient le lion le plus féroce ; mais ces prisonniers avaient une autre
rai-1821-1870, « études sur

le combat », dans

son de se battre : on leur a donné l’occasion de rejoindre l’armée


carthagi-anthologie des

noise, de passer de l’état pitoyable de prisonnier à celui de soldat


libre au classiques militaires

français

service d’une grande cause, contre ces maudits Romains. Vous,


soldats, dit Hannibal, êtes exactement dans la même position. Vous
allez combattre un ennemi beaucoup plus fort. Vous êtes loin de
chez vous, en territoire hostile, et vous n’avez aucune échappatoire :
vous aussi êtes prisonniers, Ainsi les Danaens

d’une certaine manière. C’est la liberté ou l’esclavage, la victoire ou


la mort.

attendent les Troyens de

pied ferme et ne songent

Mais battez-vous comme ces hommes se sont battus, et vous


vaincrez. »
point à fuir. Le fils d’Atrée

Le combat comme le discours enthousiasmèrent les soldats


d’Hannibal.

marche parmi les rangs

Le lendemain, ils se battirent avec fureur et eurent raison des


Romains.

des Grecs et donne ces

S’ensuivit alors une longue série de victoires sur les légions


romaines.

ordres à ses guerriers :

Presque deux ans plus tard, Carthaginois et Romains se battirent


une

« Amis, leur crie-t-il,

soyez hommes ; montrez

nouvelle fois, à Cannes. Juste avant la bataille, lorsque les deux


armées enfin un courage intrépide

furent en vue l’une de l’autre, les Carthaginois constatèrent qu’ils


étaient et respectez-vous les uns

largement en sous-nombre. Un frisson traversa les rangs, un silence


les autres dans ces mêlées

s’abattit sur l’armée. Un officier carthaginois, du nom de Gisgo, se


fraya sanglantes ! Lorsque les

guerriers s’honorent
un passage à travers les hommes, en direction des lignes romaines.
Il s’ar-mutuellement, ils échappent

rêta devant Hannibal et lui fit remarquer cette disparité d’une voix
che-en plus grand nombre au

vrotante. « Il y a une chose, Gisgo, que tu n’as pas remarquée,


répondit trépas ; mais ceux qui

Hannibal : ils sont beaucoup plus nombreux, certes. Mais parmi eux,
pas fuient honteusement, ne

un seul ne se nomme Gisgo. »

peuvent acquérir ni gloire

ni salut ! »

Gisgo éclata de rire, et ceux qui les entouraient firent de même. Le


Homère, l’iliade,

mot passa dans tous les rangs, faisant évacuer la tension. Non, les
vers ixe siècle av. J.-C.,

Romains n’avaient pas de Gisgo. Seuls les Carthaginois l’avaient, et


seuls traduit par Eugène

Bareste, 1843

les Carthaginois avaient Hannibal. Un leader capable de rire à un tel


moment avait forcément confiance en lui. Ce leader, c’était Hannibal,
et ils avaient eux-mêmes raison d’avoir confiance.

Alors que les Carthaginois transpiraient à grosses gouttes quelques


instants plus tôt, ils étaient maintenant pleinement sûrs d’eux. Ce
jour-là, à Cannes, ce fut l’une des victoires les plus sanglantes de
l’histoire. Et Carthage écrasa Rome.

Interprétation
Hannibal avait le don d’enthousiasmer les foules. Là où d’autres
faisaient des discours interminables, il savait que compter
uniquement sur les 88

S T R AT É G I E 7

mots ne pouvait que conduire à la catastrophe : un discours ne fait


qu’ef-Il cessa brusquement de se

fleurer la surface. Un leader doit prendre ses hommes aux tripes,


faire soucier de son propre sort,

et oublia de regarder en face

bouillir leur sang, entrer dans leur esprit, changer leur humeur.
Hannibal le visage menaçant du

savait moduler les émotions de ses hommes, il savait les détendre,


les cal-destin. Il cessa d’être un

mer, les sortir de leurs problèmes pour renforcer la fraternité qui les
liait.

homme et devint comme

Ce n’était qu’alors qu’il les secouait avec un discours qui les


ramenait à le membre d’un corps.

leur triste réalité et influençait leurs émotions.

Il perçut que ce dont il

faisait partie – un

À Cannes, il suffit d’une plaisanterie : au lieu d’essayer à tout prix de


régiment, une armée, une

convaincre ses hommes qu’il avait confiance, Hannibal le leur


prouva.
cause ou une patrie – était

Lorsqu’ils rirent ensemble de la boutade au sujet de Gisgo, un lien


s’éta-en crise. Il était solidaire

blit entre eux, car ils en comprirent le sens profond. Pas besoin de
dis-d’une personnalité

collective, dominée par

cours. Hannibal savait que ce type de changement, aussi subtil soit-


il, dans un unique désir. Pendant

l’humeur de ses hommes ferait la différence entre la victoire et la


défaite.

quelques moments, il fut

Comme Hannibal, vous devez viser indirectement les émotions des


incapable de fuir, de même

gens : faites-les rire ou pleurer, que cela ait à voir ou non avec le
problème qu’un doigt ne saurait

dont il est question. Les émotions sont communicatives. Elles


rassemblent soulever une révolution

contre la main à laquelle

les gens et créent un lien entre eux. Ils sont alors faciles à
manipuler, il appartient… Il avait en à transporter d’une émotion à
l’autre. Les concours d’éloquence sont permanence conscience de
la irritants ; les hommes savent lire à travers les lignes. Pour les
motiver, il présence de ses camarades

faut être plus subtil. En avançant implicitement, en faisant appel à


leurs autour de lui. Il ressentait

que la subtile fraternité des


émotions, vous toucherez le cœur au lieu de rester en surface.

armes est plus puissante

que la cause pour laquelle

4. Dans les années 1930 et 1940, les Green Bay Packers étaient la il
se battait. C’était une meilleure équipe de football professionnel
américain, mais à la fin fraternité mystérieuse, née des années
1950, c’était la dernière du classement. Que s’était-il passé au milieu
de la fumée et

des périls mortels.

entre-temps ? L’équipe comptait pourtant de très bons joueurs,


comme Stephen Crane,

Paul Hornung, qualifié de « All-American » (titre décerné aux


meilleurs 1871-1900, the red

sportifs des universités américaines). Les propriétaires bichonnaient


badge of courage

leur équipe et embauchaient sans cesse de nouveaux entraîneurs et


de nouveaux joueurs, mais rien ne put ralentir leur chute. Les
joueurs se donnaient pourtant du mal, car ils détestaient perdre. Et,
de fait, ils n’étaient pas si mauvais que cela ; ils frôlaient la victoire la
plupart du temps. Que faire ?

En 1958, les Packers touchèrent le fond. Lors de la saison de 1959,


ils firent comme à l’accoutumée : ils prirent un nouvel entraîneur et
directeur général, Vince Lombardi. Les joueurs ne savaient pas
grand-chose de lui, à part qu’il avait été assistant entraîneur des
New York Giants.

Lorsque les joueurs se réunirent pour la première fois autour de leur


nouvel entraîneur, ils s’attendaient au laïus habituel : c’est l’année du
grand tournant, ça ne va pas se passer comme ça, je vais vous en
faire baver. Ils ne furent pas déçus. Calme mais ferme, Lombardi
leur expliqua les nouvelles règles et sa ligne de conduite. Mais
quelques joueurs y remarquèrent une différence : Lombardi respirait
la confiance ; pas de cris, pas d’ordres vociférés. Sa façon de parler
et sa voix donnaient l’impression que les Packers étaient déjà une
excellente équipe ; il n’y avait plus qu’à rester à la hauteur. Idiot ou
visionnaire ?

S T R AT É G I E 7

89

Retournons, chers amis,

Les entraînements commencèrent. Dans la pratique, ils ne


différaient retournons à la brèche, ou

pas vraiment des saisons passées, mais dans l’esprit, c’était


totalement comblons-la de nos cadavres

autre chose ; ils le sentaient. L’entraînement était plus court mais


tellement anglais. Dans la paix rien

ne sied à un homme

plus intense qu’il en frôlait parfois la torture. Lombardi leur


demandait comme le calme modeste et

de répéter à l’infini le même geste simple. Contrairement aux autres


l’humilité. Mais quand la

entraîneurs, il expliquait ce qu’il leur faisait faire : c’était un système


bourrasque de la guerre

moins complexe, basé non pas sur la nouveauté et la surprise, mais


sur souffle à nos oreilles, alors

une exécution basique et efficace. Les joueurs devaient se


concentrer imitez l’action du tigre,
roidissez les muscles,

intensément ; à la moindre erreur, ils condamnaient toute l’équipe à


faire surexcitez le sang, déguisez

des tours de terrain supplémentaires. Les exercices changeaient


tout le la sérénité naturelle en furie

temps, les joueurs ne s’ennuyaient jamais et ne pouvaient à aucun


farouche ; puis donnez à

moment relâcher leur concentration.

l’œil une expression

terrible ; faites-le saillir par

Les entraîneurs précédents choyaient particulièrement les joueurs


les l’embrasure de la tête

plus connus. Ces derniers prenaient tout le monde de haut,


quittaient comme le canon de bronze

l’entraînement plus tôt et veillaient tard. Les autres membres de


l’équipe que le sourcil ombrage,

devaient l’accepter ; cela faisait partie de l’ordre des choses. Mais au


effrayant comme un roc

fond, cette injustice suscitait du mécontentement. Lombardi, lui, ne


fai-déchiqueté qui se projette

en surplomb sur sa base

sait aucun favoritisme : à ses yeux, il n’était pas question de


célébrité.

minée par les lames de


« Notre entraîneur, Lombardi, est très juste, dit le plaqueur Henry
l’Océan furieux et

Jordan. Il nous traite tous de la même manière. Comme des chiens.


» Et dévastateur. Enfin montrez

les joueurs aimaient ça. Ils éprouvaient un certain plaisir à voir


Hornung les dents, et dilatez les

narines, retenez

se faire hurler dessus comme les autres.

énergiquement l’haleine, et

Lombardi les assaillait de critiques : elles finirent par leur rentrer


donnez à toutes vos forces

dans le crâne. Il avait l’air de connaître leurs points faibles, leurs


angoisses.

leur pleine extension… En

Par exemple, comment savait-il que Jordan détestait


particulièrement être avant, en avant, nobles

critiqué devant les autres ? Pour le motiver, Lombardi exploita cette


peur Anglais qui devez votre

sang à des pères aguerris, à

des réprimandes publiques. « On essayait toujours de lui [Lombardi]

des pères qui, comme

montrer qu’il avait tort, expliqua un joueur. C’était sa façon de


marcher. »

autant d’Alexandres ont,


Les entraînements s’intensifièrent. Les joueurs n’avaient jamais tra-
dans ces contrées, combattu

vaillé aussi dur. Et pourtant, ils se surprirent à arriver tôt et à repartir


du matin au soir et n’ont

rengainé leurs épées que

tard. Au premier tournoi de la saison, ils étaient prêts à parer à


n’importe faute de résistance. Ne

quelle éventualité. Ils en avaient assez de s’entraîner et étaient ravis


de déshonorez pas vos mères ;

passer enfin aux choses sérieuses ; à leur grande surprise, tout ce


travail prouvez aujourd’hui que

s’avéra extrêmement utile. Ils étaient mieux préparés que l’autre


équipe vous êtes vraiment les

et moins fatigués pour la dernière manche. Ils gagnèrent leurs trois


enfants de ceux que vous

appelez vos pères ! Soyez

premiers jeux. Face à ce succès inattendu, leur confiance et leur


moral l’exemple des hommes d’un

décollèrent.

sang plus grossier, et

Les Packers finirent l’année avec un score de 7-5, résultat


incroyable apprenez-leur à guerroyer.

après l’année 1958 qui s’était honteusement achevée sur un 1-10-1.


Après Et vous, braves milices,

dont les membres ont été


une saison avec Lombardi, ils étaient devenus l’équipe la plus unie
des formés en Angleterre,

sports professionnels. Aucun joueur ne voulait la quitter. En 1960, ils


montrez-nous ici la valeur

parvinrent au championnat de la NFL ( National Football League) et


le de votre terroir ; faites-nous

gagnèrent pour la première fois en 1961. Ce fut le début d’une


longue jurer que vous êtes dignes

série. Pendant toutes ces années, plusieurs membres de l’équipe


essayè-de votre race. Ce dont je

ne doute pas ; car il n’est

rent d’expliquer comment Lombardi avait réussi ce tour de force,


mais aucun de vous, si humble

aucun ne sut véritablement le verbaliser.

90

S T R AT É G I E 7

Interprétation

et si chétif qu’il soit, qui

Lorsque Vince Lombardi reprit les Packers, il identifia


immédiatement le n’ait un noble lustre dans

les yeux. Je vous vois

problème : l’équipe souffrait d’un défaitisme typiquement adolescent.

comme des lévriers en


Nos chers ados se donnent souvent des airs pour paraître à la fois
rebelles laisse, bondissant

et nonchalants. C’est un moyen de rester immobile : en essayant de


faire d’impatience. Le gibier est

mieux, le risque d’échouer augmente, ce qu’ils ne peuvent


supporter. levé, suivez votre ardeur ; Ils revoient donc leurs
ambitions à la baisse et placent leur fierté dans et, en vous élançant,
criez :

« Dieu pour Harry,

l’indolence et la médiocrité. Il est moins douloureux de perdre


lorsque l’Angleterre et Saint

l’on a tout fait pour.

Georges ! »

Un groupe se retrouve souvent dans cet état d’esprit sans même en


William Shakespeare,

avoir conscience. Il suffit de quelques revers, de quelques individus


un 1564-1616, henri v,

traduit par François-

peu immatures, et l’on réduit ses attentes, le défaitisme s’installe. Le


lea-Victor Hugo, Librairie

der qui essaie de changer les choses de manière directe, abrupte,


en Pagnerre, Paris, 1873

criant, en se montrant exigeant, en imposant l’ordre, entre dans cette


dynamique d’adolescent et en renforce la stupide rébellion.

Lombardi était un meneur d’hommes génial et voyait clair dans la


psychologie des gens. Pour lui, les équipes de la Ligue nationale de
football étaient à peu près toutes aussi talentueuses les unes que
les autres. La différence se faisait sur l’état d’esprit et le moral. Il
suffisait de renverser la nonchalance des Packers pour qu’ils
gagnent, ce qui remonterait leur moral et amènerait ainsi d’autres
victoires. Lombardi savait qu’il fallait opérer indirectement, les obliger
à changer sans qu’ils ne s’en rendent compte. Il commença par se
montrer très confiant, en leur parlant comme s’il était évident qu’ils
étaient des génies du sport qui n’avaient simplement pas eu de
chance. Ils intégrèrent cette idée, inconsciemment.

Lors des entraînements, Lombardi ne se montrait pas


excessivement exigeant : cela aurait donné à ses hommes un
sentiment d’insécurité. Au lieu de cela, il changea l’état d’esprit des
entraînements eux-mêmes en en faisant des instants calmes,
intenses, sérieux et professionnels. C’est parce que l’on croit en
l’éventualité d’une victoire que l’on va avoir le cran de la décrocher.
Lombardi transforma cette équipe en poussant ses joueurs à
prendre conscience de toutes leurs possibilités. On ne pouvait plus
se contenter d’accumuler les défaites.

Tout groupe a une personnalité collective qui s’enracine avec le


temps ; parfois, cette personnalité est défaillante ou immature. Ce
n’est pas facile de la faire évoluer : on préfère toujours ce que l’on
connaît, même si cela fonctionne mal. Si vous vous retrouvez à la
tête d’un tel groupe, il ne faut pas entrer dans cette dynamique
négative. En annon-çant vos intentions et en vous montrant
autoritaire, vous mettez les gens sur la défensive, dans un registre
très puéril. Comme Lombardi, il vous faut jouer le parent malin, et
demander beaucoup. Poussez-les à travailler et à se comporter
comme des adultes. Cela modifiera progressivement l’esprit de
groupe. Il faut insister sur l’efficacité : tout le monde peut être
efficace, ce n’est pas une question de talent. Cela apporte le succès,
lequel remonte forcément le moral. Une fois la personnalité du
groupe transformée, tout le reste se mettra en place.

S T R AT É G I E 7

91
Le prince dont le pouvoir

5. En avril 1796, le jeune Napoléon Bonaparte, alors âgé de vingt-six


ans, n’a pour appui que des

fut nommé commandant des forces françaises en Italie pour


combattre troupes mercenaires ne sera

les Autrichiens. Pour de nombreux officiers, c’était d’un ridicule


presque jamais ni assuré ni

tranquille ; car de telles

comique : leur nouveau chef était beaucoup trop petit, trop jeune,
troupes sont désunies,

trop inexpérimenté et même trop mal vêtu pour jouer au « général ».


En ambitieuses, sans discipline,

outre, ses soldats étaient mal payés, mal nourris et de moins en


moins infidèles, hardies envers les

convaincus de la cause pour laquelle ils combattaient, à savoir la


amis, lâches contre les

Révolution française. Lors des premières semaines de la campagne,


ennemis ; et elles n’ont ni

crainte de Dieu, ni probité

Napoléon fit son possible pour les faire combattre avec plus de
vigueur, à l’égard des hommes. Le

mais ceux-ci lui opposèrent une franche résistance.

prince ne tardera d’être

Le 10 mai, Napoléon et ses hommes, épuisés, arrivèrent au pont de


ruiné qu’autant qu’on
Lodi, sur l’Adda. Malgré les problèmes qu’il avait avec ses troupes, il
différera de l’attaquer.

Pendant la paix, il sera

poussa les Autrichiens à battre en retraite ; mais le pont était un


endroit dépouillé par ces mêmes

stratégique, leurs ennemis l’avaient sécurisé des deux côtés avec de


nom-troupes ; pendant la guerre,

breux hommes et une bonne artillerie. S’emparer du pont coûterait


cher.

il le sera par l’ennemi.

Soudain, les soldats français virent Napoléon s’élancer, suicidaire,


pour La raison en est que de

mener l’attaque. Il fit un discours brûlant puis lâcha ses grenadiers


sur les pareils soldats servent sans

aucune affection, et ne sont

lignes autrichiennes aux cris de « Vive la République ! ».


Enthousiasmés, engagés à porter les armes

les hommes suivirent.

que par une légère solde ;

Les Français prirent le pont. Du jour de cette opération mineure, les


motif sans doute incapable

hommes virent Napoléon d’un autre œil. Mus par une


reconnaissance de les déterminer à mourir

pour celui qui les emploie.


admirative de son courage, ils le baptisèrent « Le Petit Caporal ».

Nicolas Machiavel,

L’histoire de Napoléon face à l’ennemi au pont de Lodi se répandit.

le prince, 1513,

Comme la campagne progressait et que Napoléon remportait


victoire sur Union générale

d’éditions, Paris, 1962

victoire, un fort lien d’affection se développa entre les hommes et


leur général.

Entre deux batailles, Napoléon se promenait parfois dans le camp


pour se mêler à ses hommes. Il avait gravi les échelons tout seul – il
avait été simple artilleur autrefois. Cela lui permettait de leur parler
comme aucun autre général. Il connaissait chaque nom, chaque
histoire, celle de chaque cicatrice. Il traitait certains d’entre eux avec
une familiarité décon-certante, leur pinçant amicalement le lobe de
l’oreille.

Ses hommes ne le voyaient pas souvent, mais lorsqu’il apparaissait,


c’était comme une décharge électrique qui les traversait, et pas
seulement pour une question de présence ; il savait exactement à
quel moment se montrer, juste avant une grande bataille ou lorsque
le moral des troupes s’effondrait pour une raison ou pour une autre.
Dans ces moments-là, il leur disait qu’ensemble, ils faisaient
l’Histoire. Lorsqu’une escouade était sur le point de charger ou en
difficulté, il s’y précipitait et criait : « Le 38e : je vous connais !
Prenez-moi ce village ! Chargez ! » Ses hommes n’avaient pas le
sentiment d’obéir à des ordres. Ils étaient acteurs de l’Histoire.

Napoléon se mettait rarement en colère. Mais quand c’était le cas,


plus encore que simplement coupables ou gênés, ses hommes
étaient véritablement effondrés. À la fin de la première campagne
d’Italie, les troupes autrichiennes avaient forcé quelques troupes
napoléoniennes à 92

S T R AT É G I E 7

s’humilier en battant en retraite. Ils n’avaient aucune excuse.


Napoléon Si tu veux être aimé de tes

se rendit dans leur camp. « Soldats, je ne suis pas content de vous


», dit-soldats, épargne leur sang

et ne les conduis pas au

il, ses grands yeux gris bouillonnant de colère. « Vous n’avez montré
ni carnage.

discipline, ni bravoure, ni persévérance ; vous vous êtes laissé


chasser des Frédéric le Grand,

positions où une poignée de braves aurait pu stopper une armée.


Soldats 1712-1786

du 39e et du 85e, vous n’êtes pas des soldats français. Général,


chef de l’état-major, faites écrire sur les drapeaux : ils ne sont plus
de l’armée d’Italie . » Les hommes étaient abasourdis. Certains
pleuraient, d’autres suppliaient et demandaient grâce. Ils se
repentirent de leurs faiblesses et en furent métamorphosés : le 39e
et le 85e se distinguèrent par la suite comme jamais auparavant.

Quelques années plus tard, au cours d’une difficile campagne contre


les Autrichiens en Bavière, les Français remportèrent une bataille
particulièrement ardue. Le matin suivant, Napoléon passa en revue
le 13e régiment d’artillerie légère qui avait joué un rôle clé dans la
bataille. Il demanda au colonel le nom de son officier le plus
courageux. Le colonel réfléchit un instant. « Monsieur, c’est le
tambour-major. »
Napoléon demanda à voir immédiatement le jeune musicien, qui
arriva aussitôt, les jambes flageolantes. Napoléon parla
suffisamment fort pour que tout le monde entende : « On dit de vous
que vous êtes le plus courageux du régiment. Je vous fais chevalier
de la Légion d’honneur et baron de l’Empire. Vous recevrez une
pension de quatre mille francs. »

Les soldats s’en étranglèrent de surprise. Napoléon était connu pour


ses promotions opportunes et son culte du mérite ; le plus petit
artilleur, s’il faisait ses preuves, pouvait se voir promu maréchal.
Mais un tambour-major, baron du jour au lendemain ? C’était au-delà
de tout ce que l’on pouvait imaginer. La nouvelle se répandit
rapidement et fouetta le sang de tous les hommes, surtout des
nouveaux conscrits, ceux qui avaient le mal du pays et qui étaient
déprimés.

Ainsi, tout au long de ses campagnes, parfois longues et sanglantes,


et même après ses défaites les plus cuisantes (l’âpre hiver de
Russie, l’exil à Elbe et le dernier acte à Waterloo), les hommes de
Napoléon restèrent dévoués corps et âme à leur « Petit Caporal ».

Interprétation

Napoléon fut le plus grand meneur d’hommes de l’histoire : il a


rassemblé des millions de jeunes gens inexpérimentés, indisciplinés,
désordonnés, brusquement libérés par la Révolution française, et les
façonna pour en faire l’une des machines de guerre les plus
puissantes jamais vues jusque-là. Leur moral était d’autant plus
remarquable qu’on leur faisait traverser des épreuves extrêmement
rudes. Napoléon se servit de toutes les astuces possibles pour
construire cette armée. Il les unit autour d’une cause, évoquant
d’abord les idées de la Révolution française pour ensuite glorifier
l’Empire. Il les traitait bien, sans les gâter. Il fit appel à leur soif de
gloire et de reconnaissance, et non à leur cupidité. Il restait en
première ligne, prouvant quotidiennement son courage. Il les gardait
en S T R AT É G I E 7

93
mouvement, toujours en quête de victoires. Ses hommes lui étaient
très attachés ; il pouvait jouer sur leurs émotions. Plus que soldats
d’une armée, ces hommes étaient le corps d’un mythe, unis sous le
symbole légendaire de l’aigle.

De toutes les techniques napoléoniennes, aucune ne fut plus


efficace que son usage des punitions et des récompenses,
minutieusement choisies pour un impact maximal. Les reproches
personnels étaient rares, mais lorsqu’il était en colère, lorsqu’il
punissait, c’était dévastateur : sa victime se sentait humiliée, bannie.
Comme exilée du cocon familial, elle faisait tout pour regagner les
faveurs du général, puis pour ne jamais lui redonner l’occasion de se
mettre en colère. Les promotions, les félicitations et les
récompenses étaient tout aussi rares, et lorsqu’il y en avait, elles
étaient méritées ; ce n’était pas le fruit d’un calcul politique. Les
soldats faisaient tout pour ne jamais déplaire à l’Empereur et pour
gagner sa reconnaissance : ils étaient pris dans son tourbillon, le
suivaient avec dévouement et sans relâche.

Retenez la leçon : pour tenir un groupe, il faut maintenir ses


hommes en suspens. Commencez par établir un lien entre vos
soldats et vous. Ils vous respectent, vous admirent et vous craignent
un peu. Pour renforcer ce lien, restez légèrement en retrait, parez-
vous d’une sorte d’aura : vos rapports doivent être chaleureux, mais
un peu distants. Une fois le lien établi, montrez-vous moins souvent.
Les louanges comme les punitions seront rares également, mais
inattendues, pour des erreurs ou des victoires qui peuvent paraître
mineures, mais qui sont symboliques. Attention : une fois que les
gens savent ce qui vous plaît et vous déplaît, ils deviennent de
gentils toutous faisant leur possible pour vous être agréables. Il faut
qu’ils restent sur la corde raide, qu’ils pensent à vous en
permanence et veuillent vous satisfaire sans jamais savoir
exactement comment s’y prendre. Une fois qu’ils sont piégés, vous
les tenez sous votre coupe. La motivation en sera alors automatique.

Image:

Le courant marin.
Le flux et le reflux sont si

puissants que personne ne

peut y faire obstacle ni y résister.

Comme la lune, vous êtes la

force qui dirige ce courant,

qui emporte tout sur

son chemin.

94

S T R AT É G I E 7

Autorité : Les troupes bien disciplinées résistent quand elles sont


encerclées ; elles redoublent d’efforts dans les extrémités, elles
affrontent les dangers sans crainte, elles se battent jusqu’à la mort
quand il n’y a pas d’alternative, et obéissent implicitement. Si celles
que vous commandez ne sont pas telles, c’est votre faute ; vous ne
méritez pas d’être à leur tête. (Sun Zi, IVe siècle av. J.-C.) A
CONTRARIO

Si l’enthousiasme est contagieux, l’inverse l’est aussi : la peur


comme le mécontentement se répandent dans une équipe comme le
feu sur des brindilles. La seule façon de le gérer est de l’étouffer
avant que cela ne tourne à la panique et à la rébellion.

En 58 av. J.-C., lors de la guerre des Gaules, Jules César se


préparait à combattre le général germanique Arioviste. Des rumeurs
circulaient au sujet de la férocité et du nombre des forces adverses ;
l’armée était paniquée, au bord de la mutinerie. César agit sans
tarder : d’abord, il fit arrêter les colporteurs de rumeurs. Puis, il
s’adressa lui-même à ses soldats, leur rappelant le courage de leurs
ancêtres qui avaient combattu et vaincu les Germains. Si leurs
descendants étaient des faibles, tant pis pour eux, ils n’étaient pas
dignes de se battre ; apparemment, seule la Xe légion résistait à la
panique. Il ne partirait qu’avec elle. Alors que César s’apprêtait à
marcher avec les téméraires de la Xe légion, le reste des hommes,
couverts de honte, supplièrent Jules César de leur pardonner et de
les laisser combattre. Un peu hésitant, il finit par accepter et son
armée, qui s’était montrée si lâche, se battit comme une meute de
lions.

Dans ce genre de situation, vous devez agir comme César et


renverser le flux de panique. Surtout, évitez de perdre du temps et
occupez-vous du groupe dans son ensemble. Les gens qui
répandent la panique ou la rébellion deviennent comme fous et
perdent progressivement tout contact avec la réalité. Faites appel à
leur fierté et à leur dignité, afin qu’ils regrettent ce moment de
faiblesse et de folie. Rappelez-leur ce qu’ils ont déjà accompli et
montrez-leur combien ils font honte à leur idéal. Cela les réveillera et
renversera la dynamique.

S T R AT É G I E 7

95

PARTIE
III
LAGUERRE

DÉFENSIVE

Être sur la défensive n’est pas signe de faiblesse ; au contraire, c’est


le comble de la sagesse stratégique, une façon extrêmement
efficace de faire la guerre. Ses exigences sont simples : d’abord,
vous devez utiliser vos ressources au maximum, vous battre en
faisant preuve d’économie et seulement dans des batailles
nécessaires.

Il vous faut ensuite savoir comment et quand battre en retraite et


duper l’ennemi afin de le pousser à l’erreur.

Enfin, il vous suffit d’attendre patiemment qu’il soit épuisé avant de


lancer la contre-attaque.

Dans un monde où l’agressivité directe est fort mal perçue, vous


tirez un avantage décisif du fait de savoir vous battre défensivement,
en laissant l’autre faire le premier pas pour profiter de ses erreurs et
le détruire.

Ainsi, vous ne perdez ni temps ni énergie, et restez prêt pour la


prochaine bataille. Cela vous assurera une longue et brillante
carrière.

Pour se battre ainsi, il faut savoir tromper l’ennemi.

En paraissant plus faible que vous ne l’êtes réellement, vous


poussez l’adversaire à mal gérer son attaque ; si, à l’inverse, vous
vous montrez plus fort, par une action imprudente par exemple, cela
peut suffire à dissuader l’ennemi de vous assaillir. En guerre
défensive, vous usez de vos faiblesses et de vos limites comme d’un
levier pour atteindre le pouvoir et la victoire.
Dans les quatre chapitres suivants, vous apprendrez les bases de la
guerre défensive : l’économie de moyens, la contre-attaque,
l’intimidation et la force de dissuasion, ainsi que l’art de battre en
retraite et de faire face calmement à une attaque frontale.

CHOISISSEZ VOS BATAILLES

AVEC PRÉCAUTION :

LA STRATÉGIE DE L’ÉCONOMIE

Nous avons tous nos limites : les talents, comme l’énergie, ne vont
que jusqu’à un certain point. Franchir ces limites, c’est se mettre en
danger. Parfois, lorsque l’on nous fait miroiter une récompense hors
du commun, la tentation est grande d’aller trop loin, pour finir épuisé
et, surtout, vulnérable. Vous devez connaître vos limites et savoir
choisir vos batailles. Pensez aux coûts implicites d’une guerre : le
temps perdu, les tractations diplomatiques gaspillées, l’ennemi qui
voudra se venger. Il vaut mieux parfois attendre, affaiblir son
adversaire dans l’ombre au lieu de l’affronter directement. Si la
bataille ne peut être évitée, mieux vaut faire en sorte d’en choisir les
conditions. Visez la faiblesse de l’ennemi ; faites en sorte que la
guerre lui revienne cher et qu’elle ne vous coûte rien. En apprenant
l’économie, vous saurez affronter l’adversaire le plus puissant.

99

Dans l’exploitation d’un

L’EFFET DE SPIRALE

théâtre d’opérations, comme

En 281 av. J.-C., une guerre éclata entre Rome et la cité de Tarente,
sur en toutes choses, la stratégie
la côte est de l’Italie. À l’origine, Tarente était une colonie grecque de
la exige d’économiser ses

forces. Mieux l’on arrive à

cité de Sparte : ses citoyens parlaient grec, se considéraient de


culture se contenter de peu, mieux

spartiate et traitaient les cités italiennes de barbares. Pendant ce


temps, cela vaut ; il faut savoir

Rome émergeait lentement, encore empêtrée dans des guerres


contre les gérer et, à la guerre comme

cités voisines.

au commerce, ce n’est pas

Les Romains, prudents, n’étaient guère enthousiastes à l’idée d’af-


une simple question de

pingrerie.

fronter Tarente. À l’époque, c’était la cité la plus riche d’Italie. Elle


avait Carl von Clausewitz,

les moyens d’acheter des alliés pour une guerre contre Rome. Elle
était 1780-1831

aussi trop loin dans le sud-est pour représenter une menace


immédiate.

Mais les Tarentins avaient coulé des navires romains venus s’abriter
dans leur port, assassiné l’amiral de la flotte et, lorsque Rome avait
essayé de négocier un accord, ses ambassadeurs furent renvoyés
sous les insultes.

L’honneur de Rome était en jeu : il fallait se préparer à la guerre.


Tarente se trouvait en situation périlleuse : c’était une cité riche, mais
qui n’avait pas de véritable armée. Ses citoyens s’étaient habitués
au luxe.

La solution était donc de faire appel à une armée grecque qui se


battrait pour les Tarentins. Les Spartiates ayant d’autres soucis,
Tarente fit donc appel au roi Pyrrhus d’Épire (319-272 av. J.-C.), le
plus grand guerrier grec depuis Alexandre le Grand.

L’Épire était un petit royaume au centre-ouest de la Grèce. C’était


une terre pauvre, peu peuplée, au sol aride. Mais Pyrrhus, élevé
dans le mythe d’Achille – dont il prétendait descendre – et dans celui
d’Alexandre le Grand, un lointain cousin, était déterminé à suivre les
traces de ses illustres aïeux. Il voulait étendre l’Épire afin de créer
son propre empire.

Jeune homme, il avait servi dans l’armée de grands militaires, tel


Ptolémée, général d’Alexandre, qui régnait maintenant sur l’Égypte.

Pyrrhus avait rapidement prouvé sa valeur en tant que guerrier et


leader.

Au combat, il était connu pour mener des charges dangereuses et


avait été surnommé « l’Aigle ». De retour en Épire, il avait rassemblé
une petite armée, très bien entraînée, et réussi à vaincre à plusieurs
reprises la grande armée macédonienne.

Pyrrhus commençait à se faire une réputation, mais il était difficile


pour un petit pays comme le sien d’entrer dans un rapport de force
avec des voisins grecs beaucoup plus puissants, comme la
Macédoine, Sparte et Athènes. L’offre des Tarentins était donc
tentante : d’abord, ils promettaient de l’argent, ainsi qu’une grande
armée d’États alliés. Ensuite, s’il arrivait à vaincre Rome, il se
rendrait maître de l’Italie. De là, il pourrait prendre la Sicile, puis
Carthage en Afrique du Nord. Alexandre avait étendu son empire à
l’est ; Pyrrhus voulait faire de même à l’ouest et dominer la
Méditerranée. Il accepta l’offre.
Au printemps de l’année 280 av. J.-C., Pyrrhus prit la mer avec la
plus vaste armée grecque que l’Italie ait jamais vue : 20 000
fantassins, 3 000 cavaliers, 2 000 archers et éléphants. Mais arrivé à
Tarente, il comprit qu’on lui avait menti : non seulement les Tarentins
n’avaient pas 100

S T R AT É G I E 8

d’armée, mais ils n’avaient fait aucun effort pour en constituer une,
laissant Pyrrhus s’en charger. Il ne perdit pas un instant : il mit en
place une dictature militaire et rassembla une armée de Tarentins
qu’il envoya aussitôt à l’entraînement.

Cette arrivée de Pyrrhus à Tarente inquiéta les Romains, qui


connaissaient sa réputation de stratège et de combattant. Ils
décidèrent de ne pas lui laisser le temps de se retourner : ils
envoyèrent une armée, forçant Pyrrhus à faire face avec ses
moyens. Les deux armées s’affrontèrent près de la ville d’Héraclée.
Pyrrhus et ses troupes étaient en sous-nombre, mais alors que la
défaite paraissait inévitable, il sortit son arme secrète : les éléphants.
Ils étaient énormes, leurs barrissements étaient étour-dissants et les
archers qui les montaient tiraient à volonté. Jamais les Romains
n’avaient vu d’éléphants dans une bataille ; ils paniquèrent et
refluèrent en désordre. Les légions romaines, connues pour leur
discipline, battirent honteusement en retraite.

« L’Aigle » avait remporté une grande victoire. Le récit de cet exploit


traversa toute la péninsule italienne : c’était bien la réincarnation
d’Alexandre le Grand. Les autres cités lui envoyèrent des renforts,
qui excédaient même le nombre d’hommes morts lors de la bataille
d’Héraclée. Mais Pyrrhus était inquiet. Il avait perdu de très bons
soldats et des généraux importants. Et, surtout, la force et la
discipline des légions romaines l’avaient impressionné – il n’avait
jamais combattu de tels adversaires. Il tenta de négocier un accord
pacifique avec les Romains en leur proposant de partager la
péninsule. Parallèlement, il marcha vers Rome pour presser les
négociations et faire comprendre aux Romains que s’ils ne signaient
pas l’accord, il faudrait de nouveau l’affronter.
La défaite d’Héraclée fut un véritable choc pour les Romains, qui
n’étaient pourtant pas faciles à intimider et qui ne prenaient pas les
choses à la légère. Immédiatement après la bataille, l’armée
annonça qu’elle recrutait : des jeunes gens affluèrent en rangs
serrés. Rome rejeta fièrement l’offre d’accord. Partager l’Italie ?
Jamais.

Les deux armées s’affrontèrent à nouveau près de la ville


d’Ausculum, à proximité de Rome, au printemps de l’an 279 av. J.-C.

Cette fois, le nombre d’hommes était à peu près équivalent des deux
côtés. Le premier jour, le combat fit rage, et les Romains crurent
avoir le dessus mais, le lendemain, Pyrrhus, en fin stratège, parvint
à attirer les légions romaines sur un terrain qui lui convenait mieux et
il reprit l’avantage. Comme la dernière fois, à la fin de la journée, il
conduisit lui-même la charge contre les légions romaines, éléphants
en tête. Les Romains s’éparpillèrent et Pyrrhus sortit vainqueur une
nouvelle fois.

Le roi Pyrrhus avait atteint des sommets, mais il était morose. Un


mauvais pressentiment l’étreignait. De son côté aussi, les pertes
étaient terribles. Ses généraux avaient été décimés et lui-même était
grièvement blessé. Les Romains paraissaient inépuisables et
gardaient un moral d’acier malgré cette seconde défaite. Lorsqu’on
le félicitait pour la victoire S T R AT É G I E 8

101

d’Ausculum, il répondait : « Encore une victoire comme celle-là, et


nous sommes perdus ! »

Cependant, Pyrrhus était déjà ruiné. Les pertes d’Ausculum étaient


trop importantes pour être immédiatement comblées et les forces qui
lui restaient étaient trop peu nombreuses pour envisager une
troisième bataille. La campagne d’Italie était donc finie.

Interprétation
La renommée du roi Pyrrhus et de sa légendaire lamentation après
la bataille d’Ausculum est à l’origine de l’expression française « une
victoire à la Pyrrhus », qui désigne une victoire équivalente à une
défaite parce qu’elle a coûté trop cher. Le vainqueur est trop épuisé
pour exploiter son succès, trop vulnérable pour se battre encore.
Effectivement, après la

« victoire » d’Ausculum, Pyrrhus alla de désastre en désastre, son


armée étant trop faible pour combattre ses ennemis de plus en plus
nombreux.

Il mourut prématurément sur le champ de bataille, mettant un point


final au rêve de pouvoir du petit royaume d’Épire.

Pyrrhus aurait pu éviter cette spirale infernale. Un peu de réflexion


l’aurait mis en garde. D’abord contre la discipline féroce des
Romains, puis contre la décadence et le mensonge des Tarentins.
Sachant cela, il aurait dû prendre plus de temps pour mettre en
place une armée, ou bien carrément tout annuler. Lorsqu’il vit qu’il
avait été trompé, il aurait pu tourner les talons ; et même après
Héraclée, il était encore temps de consolider ses forces, ou de battre
en retraite et de partir tant que c’était possible. L’issue en aurait été
différente. Mais Pyrrhus ne savait pas s’arrêter ; l’idée était trop
alléchante. Pourquoi s’inquiéter des coûts ?

Il panserait ses plaies plus tard. Une bataille de plus, une victoire
supplémentaire, et le tour serait joué.

Les victoires à la Pyrrhus sont beaucoup plus répandues que l’on ne


pense. Bien sûr, il est normal d’être enthousiasmé par des
perspectives d’aventure et, si le but est très séduisant, on ne voit
que ce que l’on veut voir : plus de gains, moins de difficultés qu’en
réalité. Au fur et à mesure que l’on progresse, il devient de plus en
plus ardu de prendre du recul et d’évaluer rationnellement la
situation. Dans de telles circonstances, le prix de la guerre ne fait
pas qu’augmenter ; il explose, hors de contrôle.
Si les choses tournent mal, c’est l’épuisement, les erreurs
s’enchaînent, les problèmes s’accumulent, occasionnant d’autres
coûts. Quelle que soit la victoire, elle n’a plus aucun sens.

Soyez vigilant : c’est lorsque vous êtes le plus désireux d’atteindre


votre but qu’il faut vous montrer le plus prudent. Réfléchissez à tous
les coûts cachés : les négociations diplomatiques stériles, la soif de
vengeance de l’ennemi, le temps que tout cela va prendre, votre
dette envers vos alliés. Vous pouvez toujours attendre un petit peu,
essayer quelque chose qui convienne mieux à vos ressources.
L’histoire est jonchée des cadavres de ceux qui n’y avaient pas
suffisamment réfléchi. Épargnez-vous les batailles inutiles
d’aujourd’hui pour mieux vous battre demain.

102

S T R AT É G I E 8

Les coffres du prince que vous servez s’épuiseront, vos armes per-
Tels étaient nos Anciens :

dues par la rouille vous seront inutiles, l’ardeur de vos soldats se


rien ne leur était plus aisé

que de vaincre ; aussi ne

ralentira, leur courage et leurs forces s’évanouiront, les provisions


croyaient-ils pas que les

se consumeront, et peut-être même vous trouverez-vous réduit aux


vains titres de vaillants,

plus fâcheuses extrémités.

de héros, d’invincibles

fussent un tribut d’éloges


Instruits du pitoyable état où vous serez alors, vos ennemis sorti-
qu’ils eussent mérité. Ils

n’attribuaient leur succès

ront tout frais, fondront sur vous, et vous tailleront en pièces.

qu’au soin extrême qu’ils

Quoique jusqu’à ce jour vous ayez joui d’une grande réputation,


avaient eu d’éviter jusqu’à

désormais vous aurez perdu la face.

la plus petite faute.

Éviter jusqu’à la plus

UN ZI (IVe siècle av. J.-C.), L’Art de la guerre petite faute veut dire
que,

quoiqu’il fasse, il s’assure

la victoire ; il conquiert un

FORCES ET FAIBLESSES

ennemi qui a déjà subi

Lorsque la reine Élisabeth Ire (1533-1603) monta sur le trône


d’Angleterre la défaite ; dans les plans

en 1558, ce n’était pas vraiment un cadeau : la guerre civile avait


rendu le jamais un déplacement

inutile, dans la stratégie


pays exsangue et les finances étaient dans un état déplorable.
Élisabeth jamais un pas de fait en

avait besoin d’une longue période de paix pour reconstruire des


bases vain. Le commandant

solides, notamment en économie : un gouvernement riche est un


gouver-habile prend une position

nement qui a le choix. L’Angleterre, petite île aux ressources


limitées, ne telle qu’il ne peut subir

une défaite ; il ne manque

pouvait se mesurer à la France ni à l’Espagne, grandes puissances


aucune circonstance propre

d’Europe. Il fallait d’abord reprendre des forces au moyen du


commerce à lui garantir la maîtrise

et de l’économie.

de son ennemi.

Pas à pas, pendant vingt ans, Élisabeth tira l’Angleterre de son Sun
Zi, ive siècle

marasme. Mais soudain, à la fin des années 1570, le pays se


retrouva en av. J.-C., l’art de la

guerre, traduit par Père

situation très précaire : une guerre imminente contre l’Espagne


menaçait Joseph-Marie Amiot, sj.

de ruiner tous les efforts fournis durant les dernières décennies. Le


roi d’Espagne, Philippe II, était un fervent catholique qui s’était
donné pour mission de stopper la propagation du protestantisme.
Les Pays-Bas (la Hollande et la Belgique d’aujourd’hui)
appartenaient à l’Espagne, mais une rébellion protestante grondait.
Philippe partit en guerre contre les rebelles, déterminé à les écraser.
Son but ultime était de restaurer le catholicisme en Angleterre. Dans
son plan, il prévoyait de faire assassiner Élisabeth et de la remplacer
par sa demi-sœur catholique, Marie Stuart, reine d’Écosse. Si son
plan échouait, une stratégie à long terme prévoyait de mettre en
place une immense armada de navires pour envahir l’Angleterre.

Philippe II ne cachait pas ses intentions : les ministres d’Élisabeth


savaient que la guerre était inévitable. Ils lui conseillèrent d’envoyer
une armée aux Pays-Bas pour forcer Philippe II à y envoyer ses
hommes au lieu d’attaquer l’Angleterre. Mais Élisabeth n’aimait
guère cette idée ; elle enverrait quelques troupes pour éviter un
désastre militaire aux rebelles protestants, mais elle n’irait pas plus
loin. Elle voulait à tout prix éviter la guerre : entretenir une armée
coûtait cher et, par ailleurs, la guerre susciterait des dépenses
imprévues et menacerait la stabilité précaire qu’elle avait réussi à
rétablir. Si le conflit avec l’Espagne était vraiment inévitable, S T R
AT É G I E 8

103

[Achille] avait neuf ans

Élisabeth imposerait ses propres conditions : elle voulait ruiner


l’Espagne quand le devin Calchas

sans ruiner l’Angleterre.

prédit que lui seul prendrait

Élisabeth ignora ses ministres et fit tout pour rester en paix avec
Troie. Thétis, qui savait

qu’il y trouverait la mort,

les Espagnols. Elle refusa de provoquer Philippe II. Cela lui laissa le
temps s’efforça de le soustraire à ce
d’amasser des fonds pour financer la marine anglaise.
Parallèlement, elle s’ef-péril en le cachant sous un

força de torpiller l’économie espagnole, qu’elle considérait comme


l’unique déguisement féminin chez

point faible du pays. L’énorme empire d’Espagne au Nouveau


Monde était le roi Lycomède, à Scyros.

une vraie force, mais cet empire était aussi très loin. Pour l’entretenir
et en Mais les Grecs, aidés par

Ulysse, le découvrirent par

tirer des profits, Philippe dépendait entièrement de ses navires, une


vaste une ruse ingénieuse […].

flotte qu’il avait financée au moyen d’emprunts considérables à des Il


est alors emmené par les

banquiers italiens. Son crédit auprès de ces banques dépendait lui-


même de Grecs, n’ayant pu échapper

la sécurité de ses bateaux, qui rapportaient l’or du Nouveau Monde.

à son destin. On sait

quelle vaillance il déploya

L’Espagne était très puissante, mais c’était un géant aux pieds


d’argile.

sous les murs d’Ilion ; il

C’est pourquoi la reine Élisabeth envoya son meilleur capitaine, sir


tua de sa main en combat

Francis Drake, sur les navires espagnols qui transportaient l’or. Il


avait singulier le valeureux
pour mission de faire croire qu’il agissait seul, en pirate et non en
corsaire, Hector. Mais lui-même

pour son propre profit. Personne ne devait se douter de son lien


avec la périt, avant la prise de la

ville, soit percé au talon

reine. À chaque navire qu’il capturait, le taux d’intérêt des emprunts


de d’une flèche d’Apollon,

Philippe II grimpait en raison de la menace qui pesait sur ses navires


et soit traîtreusement frappé

qui inquiétait les banquiers italiens. Philippe avait espéré pouvoir


engager par Pâris.

la guerre contre l’Angleterre en 1582 ; à cour d’argent, il dut la


repousser.

Félix Guirand et Joël

Schmidt, mythes et

Élisabeth avait gagné un peu de temps.

mythologie,

Parallèlement, au grand dam de son ministre des Finances, le roi


Larousse, Paris, 1996

d’Espagne refusa de revoir à la baisse la taille de l’armada. Elle


serait plus longue à construire, certes, mais il suffirait d’emprunter un
peu plus. Son combat contre l’Angleterre était une croisade
religieuse : de simples questions financières n’allaient pas l’arrêter.

Tout en travaillant à la ruine de Philippe II d’Espagne, Élisabeth


investit une part de ses maigres ressources dans la mise en place
d’un réseau d’espionnage : elle créa le service de renseignements le
plus sophistiqué d’Europe. Ses agents en Espagne l’informaient de
tous les faits et gestes de Philippe II. Elle savait exactement le
nombre de navires qui composeraient l’armada, ainsi que la date à
laquelle elle se mettrait en route. Elle put donc repousser jusqu’à la
dernière minute le moment où elle rassemblerait son armée, ce qui
représentait une économie considérable.

L’Armada espagnole fut enfin prête pour l’été 1588. Elle comptait
128 navires, dont vingt grands galions et un nombre considérable de
marins et de soldats. Elle rassemblait autant de bâtiments que la
flotte anglaise tout entière ; cela avait coûté une fortune. L’Armada
quitta Lisbonne la deuxième semaine de juillet. Mais les espions
d’Élisabeth l’avaient informée des plans de Philippe et elle envoya
une flotte de navires anglais plus petits et plus mobiles pour harceler
l’Armada tandis qu’elle longeait les côtes françaises. Ils coulèrent les
bateaux de ravitaillement ; ce fut un joli désordre. Comme le
racontait le commandant de la flotte anglaise, lord Howard
d’Effingham : « Leur flotte est considérable et très puissante ; et
pourtant, on ne cesse de lui arracher plume après plume. »

104

S T R AT É G I E 8

Enfin, l’Armada jeta l’ancre dans le port de Calais où les armées


espa-Les limites sont pénibles,

gnoles des Pays-Bas devaient les rejoindre. Les Anglais, déterminés


à les mais elles conduisent à la

réussite. En économisant

empêcher de se réunir, rassemblèrent huit larges navires, les


chargèrent dans la vie courante, on

de substances inflammables et les lancèrent sur la flotte espagnole,


dont se prépare à affronter les
les bateaux étaient ancrés les uns à côté des autres dans le port.
Alors que moments de pénurie.

les navires britanniques approchaient du port toutes voiles dehors,


leurs En faisant retraite, on

équipages y mirent le feu et évacuèrent. Le stratagème fonctionna à


mers’épargne l’humiliation.

Des limites sont également

veille : ce fut un indescriptible chaos ; des dizaines de navires


espagnols indispensables à l’harmonie

flambèrent. D’autres prirent la fuite en désordre et entrèrent en


collision des conditions de l’univers.

les uns avec les autres. Dans leur hâte à regagner le large, ils
perdirent La nature a des limites

tout contrôle de la situation.

précises pour l’été et pour

l’hiver, pour le jour et pour

La perte des navires et du ravitaillement de Calais ruina la discipline


la nuit, et ce sont ces

des Espagnols autant que leur moral : on annula l’invasion. Pour se


limites qui donnent son prémunir d’autres attaques sur le chemin du
retour vers l’Espagne, les sens à l’année. De même,

navires restants mirent le cap non vers le Sud, mais vers le Nord, en
l’économie, en fixant des prévoyant de faire un détour par l’Écosse
et l’Irlande. Les Anglais ne se limites précises aux

dépenses, assure la
donnèrent pas la peine de les pourchasser : ils savaient que le
mauvais conservation des biens et

temps ferait tout le travail. Lorsque l’Armada revint en Espagne, elle


avait empêche que les hommes

perdu 44 navires, et la majorité de ceux qui restaient était trop


endom-ne subissent des dommages.

magée pour naviguer. Les deux tiers des marins et des soldats
étaient yi king, le livre des

mutations, vers

morts en mer. L’Angleterre avait tiré son épingle du jeu en ne


perdant viiie siècle av. J.-C.,

aucun navire ; seule une centaine d’hommes avait péri au combat.

traduit et adapté par

Étienne Perrot de la

C’était une glorieuse victoire, mais Élisabeth ne perdit pas de temps


traduction allemande du

à se congratuler. Pour faire des économies, elle renvoya tous les


soldats Père Richard Wilhelm

chez eux. Elle ignora superbement les conseillers qui la pressaient


de consommer ce triomphe en attaquant les Espagnols aux Pays-
Bas. Son ambition n’était pas démesurée : elle voulait simplement
épuiser les ressources et les finances de Philippe II d’Espagne, le
forcer à abandonner son rêve de reconquête catholique et instaurer
un équilibre des pouvoirs en Europe. Et ce fut effectivement sa plus
grande victoire, car l’Espagne ne se remit jamais du désastre
financier de l’Armada et abandonna rapidement ses desseins en
Angleterre.
Interprétation

La défaite de l’Armada espagnole fut la plus coûteuse de l’histoire


militaire : une puissance secondaire, qui avait eu du mal à
rassembler une armée digne de ce nom, fut capable de tenir en
échec le plus grand empire de son temps. Cette victoire fut rendue
possible par l’application d’un axiome militaire basique : attaquer les
points faibles de l’adversaire avec vos propres points forts. Les
points forts de l’Angleterre étaient sa marine réduite mais très mobile
et son réseau de services secrets très sophistiqué. En revanche, elle
ne pouvait guère compter ni sur ses ressources en hommes et en
artillerie, ni sur son économie. Quant à l’Espagne, ses points forts
étaient son énorme richesse, sa vaste armée et sa flotte ; mais ses
finances, malgré leur abondance, étaient instables, et ses bateaux
étaient beaucoup trop lourds et trop lents.

S T R AT É G I E 8

105

En tout cela – choix de la

Élisabeth refusa de combattre sur les conditions imposées par les


nourriture, choix du lieu

Espagnols. Elle garda son armée hors jeu. Mais elle visa le point
faible de et du climat, choix de sa

l’Espagne avec ses propres atouts : l’Angleterre harcela les galions


espa-récréation – on suit les

ordres donnés par un

gnols avec de petits bateaux, sema le désordre dans les finances du


pays instinct de conservation

et parvint à enrayer la machine de guerre. Élisabeth garda le


contrôle de dont la manifestation la
la situation en se montrant économe tout en obligeant l’Espagne à
un plus nette est celle de

effort de guerre considérable. Vint alors le moment où Philippe II ne


l’instinct défensif. Fermer

pouvait qu’échouer : si l’Armada coulait, c’était la ruine pour des


décen-les yeux sur bien des

choses, s’abstenir de les

nies. Et même s’il gagnait, la victoire coûterait tellement cher qu’il se


écouter, ne pas les laisser

ruinerait pareillement à vouloir l’exploiter sur le sol anglais.

venir à soi, c’est le premier

Aucune personne, aucun groupe n’est complètement fort ni totale-


commandement de la

ment faible. Chaque armée, aussi invincible qu’elle paraisse,


possède une sagesse, la première façon

de prouver qu’on n’est pas

faille, un talon d’Achille inexploité, vulnérable. Le nombre lui-même


peut un hasard mais une

devenir faiblesse. À l’inverse, le plus faible des groupes possède


nécessai-nécessité. Le mot qu’on

rement un potentiel, une force cachée. À la guerre, votre but n’est


pas emploie couramment pour

d’amasser des stocks d’armes, ni d’augmenter votre force de frappe


pour désigner cet instinct de
pulvériser l’ennemi. C’est du gaspillage qui coûte cher et qui ne vous
pro-défense c’est celui de

« goût ». Son impératif ne

tège pas de la guérilla. Rendre coup pour coup, s’affronter


directement commande pas seulement

n’a pas de sens. Il vous faut d’abord identifier les points faibles de
l’en-de dire « non » quand le

nemi : des problèmes de politique interne, un moral moyen, des


finances

« oui » serait une marque

précaires, un gouvernement trop centralisé, un leader


mégalomane…

de « désintéressement »,

mais encore de dire « non »

Alors, tout en conservant vos points faibles, tout en réservant vos


forces le moins souvent possible.

pour le long terme, vous pouvez frapper le talon d’Achille encore et


encore.

Éloignons-nous, séparons-

Exposer les points faibles de l’adversaire le démoralise et engendre


de nous de ce qui nous

nouvelles faiblesses. Par l’étude minutieuse des points forts et des


points obligerait à répéter le

faibles, il n’aura suffi que d’un lance-pierres à David pour abattre


« non » sans cesse. Rien de

plus raisonnable : car, si

Goliath.

petites qu’elles soient, les

dépenses de force défensive,

L’abondance me rend pauvre.

quand elles deviennent la

OVIDE (43 av. J.-C.-17 apr. J.-C.)

règle habituelle, amènent

une pauvreté extrême et

parfaitement superflue.

Nos grandes dépenses sont

LES CLEFS DE LA GUERRE

faites de la répétition des

La réalité peut se définir comme étant l’ensemble des limites


auxquelles petites. La défensive, la

sont forcément soumis tous les êtres vivants, la dernière de ces


limites faction constante constituent

– qu’on ne s’y trompe

étant la mort. Nous avons tous un capital d’énergie limité ; ainsi, nos
pas – une vraie
capacités physiques sont dépendantes des ressources alimentaires
dont dilapidation, un vain

nous disposons. Un animal vit soumis à ces contraintes : il n’essaie


pas gaspillage des forces. En

de voler plus haut, de courir plus vite qu’il ne le peut, ou de dépenser


prolongeant l’état précaire

que représente la défensive

trop d’énergie à amasser de la nourriture, ce qui l’épuiserait et le


rendrait on s’affaiblit facilement au

vulnérable en cas d’attaque. Il essaie simplement de faire le


maximum point de ne plus pouvoir se

avec les moyens dont il dispose. Un chat, par exemple, est


instinctive-défendre. […] Une autre

ment économe de ses mouvements : aucun effort n’est inutile. De


même, mesure de sagesse et de

les personnes pauvres sont très sensibles à ces limites : elles


doivent tirer tactique défensive consiste à

réagir le plus rarement

le maximum de ce qu’elles ont et se montrent très inventives. La


néces-possible, à se soustraire aux

sité est un puissant moteur de créativité.

106

S T R AT É G I E 8

Le problème de notre société d’abondance est que l’on perd la


notion situations, aux conditions
de ces limites. Confortablement à l’abri de la mort, les mois et les
années qui vous condamneraient

à suspendre en quelque

s’écoulent sans que l’on y songe. On s’imagine que l’on a un temps


infini sorte votre initiative et

devant soi, et cela nous éloigne progressivement de la réalité ; on


croit dis-votre « liberté » pour

poser d’une énergie inépuisable, on pense qu’il suffit de s’obstiner


un peu devenir un simple réactif.

pour obtenir ce que l’on veut. Plus rien n’a de limites : la bonne
volonté Friedrich Nietzsche,

ecce homo, 1844-1900

de ses amis, les rêves de richesse et de gloire. Quelques cours,


quelques livres, et l’on croit pouvoir développer des talents et des
dons au point de totalement se métamorphoser. La technologie fait
l’impossible.

Dans nos rêves, l’abondance nous rend riches, car les rêves n’ont
pas de limites. Dans la réalité, cette même abondance nous
appauvrit. Elle fait de nous des gens mous et décadents, ennuyés et
ennuyeux, ayant besoin de stimuli toujours plus violents, toujours
plus fréquents pour se sentir exister. Dans la vie, il faut être un
guerrier, et cela demande d’être réaliste. Tandis que certains se
complaisent dans le fantasme, les vrais guerriers trouvent leur
bonheur dans la réalité, en se heurtant à leurs limites, en tirant le
maximum de ce qu’ils ont. Comme le chat, ils cherchent l’économie
maximale de mouvements et d’énergie, la façon de frapper le plus
fort avec le moins d’effort. Ils savent que leurs jours sont comptés,
qu’ils peuvent mourir demain ; cela les ancre dans le réel. Il est des
choses qu’ils ne pourront jamais faire, des talents qu’ils n’auront
jamais, des rêves de grandeur qu’ils n’atteindront pas ; mais cela n’a
guère d’importance. Un guerrier se concentre sur ce qu’il a, sur les
points forts qu’il possède et sur sa façon de s’en servir. Il sait ralentir,
récupérer, se retrancher, et finit par battre son adversaire. Il joue sur
le long terme.

Pendant les dernières années de la présence française en Indochine


et durant la guerre du Vietnam, le leader militaire des insurgés
vietnamiens était le général Võ Nguyên Giáp. D’abord contre les
Français, puis contre les Américains, il avait combattu des ennemis
beaucoup plus riches, mieux armés et mieux entraînés. Sa propre
armée se résumait à un ramassis hétéroclite de paysans : ils
n’avaient pour eux que leur moral et leur sens du devoir. Giáp n’avait
pas de camions de ravitaillement et son réseau de communications
datait du XIXe siècle. À sa place, un autre général aurait tenté de
rattraper son retard, d’autant que Giáp en avait eu l’opportunité. La
Chine lui avait en effet proposé des camions, des radios, des armes
et même des camps d’entraînement. Il refusa, car il y voyait un piège
: il ne craignait pas seulement de dépenser ses maigres ressources ;
il était également convaincu que, sur le long terme, ce genre d’aide
ne ferait d’eux qu’une version affaiblie de leurs propres ennemis. Il
choisit donc de faire le maximum avec ce dont il disposait, et tira
avantage des faiblesses de son armée.

Il savait que, pour l’armée de l’air américaine, un camion est une


cible d’autant plus facile qu’elle est extrêmement voyante. Il fallait
donc se rabattre sur un moyen de ravitaillement invisible. Le général
vietnamien se servit donc de son réseau de coolies paysans et leur
fit transporter le ravitaillement. Lorsqu’ils coupaient une rivière, ils la
traversaient sur des S T R AT É G I E 8

107

ponts de corde suspendus à la surface de l’eau. Jusqu’à la fin de la


guerre, les Américains ne comprirent pas comment les Nord-
Vietnamiens étaient parvenus à se ravitailler.

Parallèlement, Giáp développa une tactique de guérilla qui


chambou-lait complètement les lignes de ravitaillement américaines.
Pour se battre, déplacer leurs troupes et se réapprovisionner, les
Américains se servaient d’hélicoptères : ils étaient donc
extrêmement mobiles. Mais la guerre devant aussi se faire au sol,
Giáp fit preuve d’une immense créativité : il se servit de la jungle
pour neutraliser les forces aériennes américaines, désorienter les
soldats au sol et camoufler ses propres troupes. Il était bien sûr
inenvisageable qu’il gagne une bataille rangée contre l’artillerie de
pointe américaine : il concentra donc ses efforts sur des attaques
spectaculaires, symboliques et donc démoralisantes qui
déstabiliseraient l’Américain de base assis devant son poste de
télévision et lui prouve-raient la futilité et l’injustice de cette guerre.
Avec le peu de moyens qu’il avait, il arrivait à frapper très fort.

Les armées qui semblent supérieures en termes de financement, de


ressources et de force de frappe sont, en général, prévisibles. Elles
se reposent sur leurs équipements, et non sur une stratégie
intelligente. Leur puissance technique encourage une certaine
paresse intellectuelle.

Lorsqu’un problème survient, leur réflexe est d’amasser plus encore


que ce qu’elles n’ont déjà. Mais ce ne sont pas vos possessions qui
vous apporteront la victoire, c’est la façon dont vous vous en
servirez. Lorsque vous avez peu de moyens, vous êtes
naturellement plus inventif. Cette créativité vous donne un avantage
sur l’ennemi qui, lui, dépend de la technologie : vous apprenez
mieux, vous êtes plus adaptable et finissez par vaincre. Lorsque les
ressources sont limitées, vous n’avez pas le choix, vous devez les
exploiter au maximum. Le temps est votre allié.

Si vous avez moins de moyens que votre ennemi, ne désespérez


pas.

En vous montrant économe, vous pouvez renverser la situation. Si


vos moyens sont identiques, mieux vaut passer du temps à en
étudier la gestion plutôt que de dépenser votre argent à augmenter
votre arsenal. Si, enfin et surtout, vous êtes mieux armé que votre
ennemi, il est plus important que jamais d’économiser vos
ressources. Comme disait Pablo Picasso : « Même riche, il faut être
pauvre. » Les pauvres sont plus inventifs et, souvent, profitent mieux
de ce qu’ils possèdent parce qu’ils en connaissent la valeur et les
limites. En bon stratège, vous devez parfois ignorer votre propre
force pour vous obliger à tirer le maximum de ce que vous avez.
Même si la technologie est de votre côté, battez-vous comme un
paysan.

Ce n’est pas pour autant que vous devez totalement abandonner les
armes ou ne pas vous en servir. Au cours de l’opération Tempête du
désert (la campagne américaine contre l’Irak en 1991), les stratèges
américains se sont servis de leur supériorité technologique, surtout
aérienne, mais n’ont pas misé leur victoire dessus. Ils avaient tiré les
leçons de la débâcle au Vietnam, vingt ans plus tôt, et leurs
manœuvres se montrèrent 108

S T R AT É G I E 8

subtiles, trompeuses, jouant sur la mobilité de petites unités. Cette


Toute limitation a sa combinaison d’une excellente technologie et
d’une créativité longtemps valeur. Mais lorsque cette

limitation exige un effort

absente s’avéra extrêmement efficace.

persistant, elle est liée à

À la guerre, l’objectif importe autant que les moyens : un général


peut une trop grande dépense

bien avoir le meilleur plan du monde pour atteindre son but, s’il n’a
pas d’énergie. Si par contre

les moyens de l’accomplir, son plan ne vaudra rien. Les plus grands
géné-la limitation est quelque

raux de l’histoire militaire ont appris à d’abord examiner les moyens


dont chose de naturel, comme
par exemple la propriété

ils disposaient avant de développer une stratégie autour de ces


outils : qu’a l’eau de couler vers c’est notamment ce qui fit
d’Hannibal un grand stratège. Il commençait le bas, cela conduit par
étudier la donne : l’état de son armée et de l’armée ennemie, leurs
nécessairement au succès, ressources respectives d’infanterie et de
cavalerie, le terrain, le moral des parce qu’une telle attitude

signifie une économie de

troupes, la météo. C’était là les fondations de son plan d’attaque,


mais force. L’énergie qui,

aussi du but qu’il se fixait pour telle ou telle bataille. Au lieu de


s’enfermer autrement, s’épuise en un

dans un mode de combat unique, comme de trop nombreux


généraux, il vain combat avec l’objet,

adaptait ses buts à ses moyens. Cette stratégie lui fut toujours
bénéfique.

profite intégralement à

La prochaine fois que vous aurez à préparer une campagne, tentez


l’affaire dont on s’occupe,

et le succès ne peut pas

cette expérience : mettez de côté vos plans sur la comète, vos


rêveries et ne pas venir.

vos buts habituels ; n’écrivez aucune stratégie. Passez du temps à


exami-yi king, le livre des

ner les moyens dont vous disposez, les outils et le matériel avec
lesquels mutations, vers
viiie siècle av. J.-C.,

vous allez devoir travailler. Voilà qui vous aidera à enraciner vos
plans traduit et adapté par

dans la réalité, et non dans le fantasme. Étudiez vos propres atouts,


vos Étienne Perrot de la

traduction allemande du

avantages politiques potentiels, le moral des troupes et tout ce que


vous Père Richard Wilhelm

pouvez en faire. Ce n’est qu’ensuite que vous pourrez vous fixer un


but réaliste. Non seulement vos stratégies seront plus justes, mais
elles seront aussi plus créatives et plus efficaces. Si vous faites les
choses à l’envers, que vous rêvez de ce que vous désirez pour
ensuite plaquer la réalité sur vos rêves, vous allez droit vers la
défaite.

Attention, « économe » ne signifie pas « avare » – autant d’armées


ont péché par excès de largesse que par excès d’avarice. Lorsque
l’Angleterre attaqua la Turquie pendant la Première Guerre
mondiale, espérant la mettre hors d’état de nuire avant d’assaillir
l’Allemagne par l’est, les Anglais commencèrent par envoyer une
flotte vers le détroit des Dardanelles pour prendre la capitale,
Constantinople. La flotte eut de bons résultats mais, au bout de
quelques semaines, plusieurs bateaux furent coulés et les
Britanniques dénombrèrent beaucoup plus de morts que prévu ; la
campagne s’avérait coûteuse. Ils rappelèrent donc leur flotte,
choisissant plutôt d’envoyer les troupes vers la péninsule de Gallipoli
afin de se battre sur terre. Cela paraissait plus sûr et moins coûteux.
Mais ce fut un fiasco qui se prolongea pendant des mois et coûta
des milliers de vies pour finalement aboutir à une honteuse défaite.
Des années plus tard, on découvrit des documents turcs qui
révélaient que la flotte britannique avait été en fait sur le point de
réussir : un jour ou deux de plus et ils remportaient la victoire, et
prenaient Constantinople ; le cours de la guerre en aurait été
changé. Mais les Britanniques s’étaient montrés avares ; au dernier
moment, ils s’étaient retirés, trop inquiets des dépenses engendrées.
Avoir voulu trop économiser leur coûta finalement bien cher.

S T R AT É G I E 8

109

Une économie juste ne signifie pas que vous deviez absolument thé-
sauriser. Ce n’est pas l’économie mais l’avarice qui est dangereuse
pour la guerre. Être économe revient à trouver le bon compromis, le
niveau à partir duquel vos coups portent, mais sans vous ruiner. À
être trop économe, vous vous ruinez plus encore et, la guerre
s’éternisant, vos coûts grimpent, sans pour autant vous donner les
moyens de porter le coup fatal.

À la guerre, il est plusieurs tactiques qui se prêtent à l’économie. Il y


a premièrement la supercherie, qui ne coûte pas grand-chose et
s’avère parfois redoutable. Au cours de la Seconde Guerre
mondiale, les Alliés se servirent d’une série de duperies visant à
faire croire aux Allemands qu’ils allaient être attaqués en plusieurs
points, ce qui les fit se disperser.

La campagne de Russie de Hitler fut donc affaiblie par la fausse


nécessité de laisser des troupes en France et aux Balkans afin de
prévenir une éventuelle attaque… qui ne vint jamais. Ce type de
stratégie est très efficace lorsque l’on dispose de peu de moyens
matériels. Il faut cependant se montrer fin stratège, donner de
fausses informations et faire de la propagande pour rendre la guerre
impopulaire dans le camp ennemi.

Deuxièmement, choisissez des ennemis que vous êtes en mesure


de battre : évitez ceux qui n’ont rien à perdre ; ils s’acharneront
contre vous quoi qu’il en coûte. Au XIXe siècle, Otto von Bismarck
développa la puissance militaire de la Prusse aux dépens de faibles
adversaires, comme les Danois. Les victoires faciles remontent le
moral, forgent une réputation, donnent de l’énergie et, surtout, ne
sont pas très coûteuses.
Parfois, les choses ne se passent pas exactement comme prévu :
une bataille qui s’annonçait facile peut se compliquer sans que l’on
s’y attende.

On ne peut pas tout planifier. Il est donc important non seulement de


choisir ses batailles, mais aussi de savoir reconnaître la défaite et se
retirer. En 1971, les boxeurs Mohamed Ali et Joe Frazier, tous deux
au sommet de leur carrière, se rencontrèrent au championnat du
monde des poids lourds. Ce fut un match éreintant, l’un des plus
célèbres de l’histoire de la boxe : Frazier gagna sur décision de
l’arbitre après avoir mis Ali quasiment K.-O. au quinzième round.
Mais les deux hommes souffrirent énormément de ce combat : ils
avaient tous deux placé bon nombre de coups au but. Voulant
prendre sa revanche, Ali gagna un deuxième combat en 1974 après
quinze rounds éreintants, et une fois de plus la victoire fut attribuée
par l’arbitre. Aucun des boxeurs n’était content et chacun désirait
une victoire plus éclatante : ils combattirent donc à nouveau en
1975, à Manille, pour ce que l’on appela le Thrilla in Manila. Cette
fois, Ali gagna au quatorzième round. Mais aucun des deux hommes
ne fut plus jamais le même. Ces trois combats les avaient épuisés et
avaient raccourci leur carrière. Fierté et colère avaient pris le pas sur
la raison. Évitez de tels pièges. Il faut savoir s’arrêter. La frustration
et l’orgueil ne justifient pas le combat. Les enjeux en sont trop
importants.

En fait, en matière de relations humaines, rien n’est stable. Avec le


temps, soit vos efforts s’affaibliront – une sorte de friction s’installera,
en raison d’événements extérieurs inattendus ou par votre propre
faute –, 110

S T R AT É G I E 8

soit votre élan vous permettra d’avancer encore un peu. Le


gaspillage engendre la tension, sape l’énergie comme le moral.
Vous vous ralentissez vous-même. À l’inverse, en vous battant avec
économie, vous créez de l’énergie. Cherchez le degré qui vous
convient, l’équilibre entre ce dont vous êtes capable et la tâche à
accomplir. Lorsque le but n’est ni au-dessus ni en dessous de vos
talents, mais exactement à votre niveau, vous ne finissez ni épuisé,
ni ennuyé, ni déprimé. C’est là la source d’une créativité et d’une
énergie nouvelles. Et pour trouver ce juste niveau, il faut vous battre
avec économie : moins d’obstacles sur votre chemin pour plus
d’énergie. Étrangement, c’est en tenant compte de ses limites qu’on
les repousse ; tirez le maximum de ce que vous avez, et vous
obtiendrez plus.

Image : Le nageur. L’eau oppose une certaine résistance : vous ne


pouvez la traverser comme l’air. Certains nageurs se débattent dans
l’eau, forcent pour créer de la vitesse ; mais ils ne font que des
vagues, un obstacle de plus. D’autres sont trop délicats, et se
déplacent à peine.

Un bon nageur est économe de ses mouvements, mais repousse


l’eau avec douceur, justesse et mesure. Il sait exploiter son poids
pour avancer au plus vite et couvrir de longues distances à un
rythme régulier.

Autorité : La valeur d’une chose réside

parfois moins dans ce que l’on obtient

grâce à elle que dans ce qu’il en coûte pour

l’obtenir. (Friedrich Nietzsche, 1844-1900)

A CONTRARIO

Il n’y a aucune bonne raison de ne pas se montrer économe mais,


bien sûr, il faut forcer l’adversaire à gaspiller autant que possible.
C’est la tactique du raid, qui le force à gâcher de l’énergie en vous
pourchassant.

Faites-lui croire qu’une grosse attaque vous détruira, puis faites


échouer cette attaque en prolongeant la guerre : il perdra du temps
et des ressources. Un adversaire frustré qui gaspille son énergie en
frappant là où cela n’atteint pas finit toujours par commettre des
erreurs et révéler des faiblesses.

S T R AT É G I E 8

111

RENVERSEZ LA TENDANCE :

LA STRATÉGIE

DE LA CONTRE-ATTAQUE

Faire le premier pas, avoir l’initiative du combat, c’est souvent se


mettre en position de faiblesse : on expose sa stratégie et on limite
ses options. Préférez le pouvoir de l’immobilité et du silence, et
obligez l’ennemi à entamer la marche : pour la contre-attaque, vous
aurez le choix et garderez toutes les cartes en main. Si l’adversaire
est agressif, appâtez-le et poussez-le à une attaque sévère qui
l’affaiblira. Il faut apprendre à vous servir de son impatience et de sa
volonté de vous abattre afin de le déstabiliser et de le faire tomber.
Dans un moment difficile, il ne faut pas désespérer et fuir : la
situation peut se retourner à tout moment. Apprenez à vous tenir en
retrait et à attendre le bon moment pour lancer une contre-attaque
inattendue : votre faiblesse deviendra force.

113

La technique du « selon

L’AGRESSION DÉGUISÉE

son bon plaisir » exige de

En septembre 1805, Napoléon Bonaparte fit face à la première


grande déterminer en premier lieu
crise de sa carrière : l’Autriche et la Russie s’étaient alliées contre
lui. Au ce que l’ennemi croit et ce

qu’il veut ; ensuite de faire

sud, les troupes autrichiennes attaquaient les soldats français qui


occu-semblant de se conformer à

paient l’Italie du Nord ; à l’est, le général autrichien Karl Mack


conduises attentes et ses désirs

sait de nombreuses troupes en Bavière. Une armée russe


considérable, jusqu’à ce que la situation

menée par le général Mikhail Kutusov, était en chemin pour rejoindre


puisse être exploitée.

celle de Mack. Ces forces alliées, une fois réunies et élargies, se


dirige-Définition : quand

l’ennemi veut quelque chose

raient ensuite vers la France. À l’est de Vienne, des troupes russes


et et qu’on le lui accorde, on

autrichiennes attendaient l’ordre de départ. L’armée de Napoléon


était appelle cette méthode

deux fois moins nombreuse.

« selon son bon plaisir »…

Le plan de Napoléon était d’essayer de battre chaque armée de l’al-


En général, le fait de

s’opposer à quelque chose

liance une par une avant qu’elles ne se rejoignent, au moyen de


petites contribue à le rigidifier ; il
unités mobiles. Il envoya des troupes pour stabiliser la situation en
Italie vaut mieux s’y soumettre

et se dirigea vers la Bavière avant que Kutusov n’y arrive. Il infligea


une de façon à pousser l’ennemi

défaite cuisante à Mack près de la ville d’Ulm, sans qu’aucun coup


de feu à la faute. S’il veut

ne soit tiré ou presque (voir chapitre 6). Cette victoire fut un véritable
avancer, il faut se montrer

totalement souple et faire

chef-d’œuvre militaire, mais pour qu’elle soit complète, Napoléon


devait preuve de faiblesse afin de

rattraper Kutusov avant qu’il ne fût rejoint par des renforts russes ou
l’amener à avancer. Si

autrichiens. Napoléon envoya donc le gros des troupes vers l’est, en


l’ennemi souhaite se retirer,

direction de Vienne, en espérant piéger les forces russes qui


battaient en il faut se disperser et lui

ménager un chemin pour

retraite. Mais la poursuite s’enlisa : la météo était mauvaise et les


troupes s’enfuir. Si l’ennemi se fie

françaises fatiguées ; les maréchaux commirent plusieurs erreurs et,


sur-à un front compact, il faut

tout, Kutusov se montrait plus rusé dans la retraite que dans


l’attaque. Il établir ses propres lignes à

parvint à éviter les Français et rejoignit la ville d’Olmütz, au nord-est


de grande distance et s’installer
Vienne, où le reste des troupes austro-russes attendaient.

dans une position défensive

massive, d’où l’on

Les puissances de l’alliance avaient réussi à renverser la donne :


observera son arrogance.

Napoléon se retrouva brusquement en situation très précaire. La


mobi-Si l’ennemi se veut

lité était son point fort, mais la petite taille des unités les rendait
indivi-impressionnant, il faut se

duellement très vulnérables : elles étaient plus efficaces lorsqu’elles


montrer respectueux jusqu’à

l’abjection, tout en faisant

étaient proches les unes des autres, pour se soutenir. Maintenant,


elles des plans substantiels dans

étaient dispersées de Munich à Vienne, que Napoléon avait prise


après l’attente qu’il se relâche. Il

sa victoire sur Mack à Ulm. Ses hommes étaient affamés, fatigués et


à faut le conduire à avancer

court de vivres. Les Autrichiens qui combattaient les Français au


nord de tout en couvrant cette

l’Italie battaient en retraite mais, ce faisant, ils se dirigeaient vers le


nord-avance, faire mine de le

libérer et le capturer. Il faut

est, menaçant Napoléon sur le flanc sud. Au nord, les Prussiens,


consta-exploiter son arrogance,
tant que Napoléon était en difficulté, songeaient à rejoindre l’alliance.

faire fonds sur sa

S’ils le faisaient, ils sèmeraient la panique sur les routes de


ravitaillement négligence.

et de communication napoléoniennes. Les deux armées venant du


nord Texte de la dynastie

Ming, xviie siècle, cité

et du sud avaient les moyens de l’écraser.

par Ralph D. Sawyer

Les options qui se présentaient à Napoléon étaient


castastrophiques.

dans the tao of

spycraft

S’il continuait à poursuivre Kutusov, ses troupes en seraient encore


plus éparpillées. De plus, les Russes et les Autrichiens étaient
maintenant forts de 90 000 hommes, idéalement localisés à Olmütz.
Mais s’il restait sur place, il serait progressivement encerclé par les
armées ennemies. La seule solution semblait être de battre en
retraite : c’est ce que ses généraux lui 114

S T R AT É G I E 9

conseillaient. Mais c’était déjà la mi-novembre et le temps se


dégradait ; La transition rapide et

l’ennemi le savait en position de faiblesse, et cela risquait de lui


coûter puissante à la contre-attaque – l’éclair que lance
cher. En outre, faire marche arrière maintenant, c’était rendre inutile
la la lame dégainée – est

magnifique victoire d’Ulm. Il ne pouvait faire cela à ses hommes.


Cela le moment le plus brillant

encouragerait les Prussiens à rejoindre l’alliance, et l’ennemi


anglais, le de la défense.

voyant si vulnérable, pourrait décider d’envahir la France. Quel que


soit Carl von Clausewitz,

1780-1831

le chemin qu’il choisirait, il allait droit au désastre. Il réfléchit


plusieurs jours, ignorant ses conseillers pour s’absorber dans les
cartes militaires.

Entre-temps, à Olmütz, les dirigeants autrichiens et russes,


notamment l’empereur autrichien François Ier et le jeune tsar
Alexandre Ier, observaient les mouvements de Napoléon avec une
curiosité et une excitation croissantes. Ils l’avaient mené exactement
là où ils le souhaitaient : ils tenaient l’occasion de se venger de
l’humiliation d’Ulm.

Le 25 novembre, des éclaireurs de l’alliance rapportèrent que


Napoléon avait déplacé une grande partie de son armée à Austerlitz,
entre Vienne et Olmütz. Il semblait que ses troupes occupaient le
plateau de Pratzen, position qui pouvait indiquer la préparation d’une
bataille.

Mais Napoléon n’avait que 50 000 hommes avec lui, soit presque
deux fois moins que les troupes ennemies. Comment pouvait-il
espérer une victoire ? Grand seigneur, François Ier proposa un
armistice le 27 novembre. Napoléon était un être exceptionnel et il le
savait : même acculé de la sorte, il y avait un risque à le combattre ;
à la vérité, l’empereur autrichien essayait aussi de gagner du temps
pour finir d’encercler l’armée française, mais aucun général de
l’alliance ne pensa un instant que Napoléon tomberait dans ce
piège.

Toutefois, à leur grande surprise, Napoléon sembla pressé de


trouver un accord. Le tsar et les généraux comprirent soudain : il
paniquait, se raccrochait désespérément à une lueur d’espoir. Cette
confusion sembla se confirmer presque immédiatement, le 29
novembre, lorsque Napoléon abandonna le plateau de Pratzen, se
dirigeant vers l’ouest en reposition-nant sans cesse sa cavalerie :
apparemment, il était complètement perdu.

Le lendemain, il demanda un rendez-vous avec le tsar en personne.

Celui-ci envoya un émissaire, qui rapporta que Napoléon n’avait pu


masquer son doute et son affolement. Il était au bord de la crise de
nerfs, paniqué, éperdu. Les conditions de l’armistice transmises par
l’émissaire étaient très dures et, même si Napoléon ne les avait pas
acceptées, il avait écouté, bien concentré, presque intimidé. Le
jeune tsar buvait du petit-lait. Enfin, après avoir tant attendu, il allait
mettre la main sur ce fameux Napoléon.

En abandonnant le plateau de Pratzen, Napoléon donnait à penser


qu’il était en position vulnérable. Ses lignes au sud étaient faibles et
la route vers Vienne, au sud-ouest, pour battre en retraite, était très
exposée.

Une armée alliée pouvait prendre le plateau de Pratzen sans


difficulté, pivoter au sud pour percer le point faible des lignes
napoléoniennes, puis leur barrer le passage avant de revenir au
nord pour les encercler et les anéantir. Pourquoi attendre ? Une telle
occasion ne se représenterait S T R AT É G I E 9

115

[À la bataille d’Hastings,

jamais. Le tsar Alexandre et ses généraux les plus jeunes


persuadèrent en 1066,] Guillaume eut
l’empereur autrichien hésitant et lancèrent l’attaque.

une inspiration soudaine

Le mouvement commença au matin du 2 décembre. Alors que deux


dictée par la catastrophe qui

avait frappé les Anglais au

petites divisions se dirigeaient vers les Français depuis le nord, afin


de les beau milieu du premier

immobiliser, une vague de soldats russes et autrichiens avança vers


le pla-conflit. Il décida d’essayer

teau de Pratzen et le prit avant de se diriger vers le sud, le point


faible des un subterfuge : feindre de

lignes françaises. Les soldats rencontrèrent une certaine résistance,


mais prendre la fuite. Ce

ils étaient en surnombre ; ils n’eurent aucun mal à passer, puis à


prendre stratagème n’était pas

inconnu des Bretons et des

les lieux clés qui leur permettaient de se rediriger vers le nord pour
encer-Normands des époques

cler Napoléon. Mais à neuf heures du matin, tandis que les dernières
précédentes. Sur son ordre,

troupes de l’alliance (quelque 60 000 hommes en tout) avaient pris


le une partie considérable

plateau et se dirigeaient vers le sud, les commandants alliés


apprirent que des attaquants tourna

brusquement les talons et se


quelque chose d’inattendu se préparait : une grosse troupe
française, qui retira dans un désordre

leur était invisible par-delà le plateau, se dirigeait droit vers l’est, vers
la apparent. Les Anglais

ville de Pratzen et le centre des lignes alliées.

crurent – avec davantage

Kutusov comprit immédiatement le danger : les alliés avaient avancé


de raison que la fois

tellement d’hommes vers le point faible des lignes françaises que


leur précédente – que l’ennemi

était vraiment en fuite et,

propre centre n’était plus défendu. Il essaya de faire faire demi-tour


aux pour la deuxième fois, une

dernières troupes qui allaient vers le sud, mais il était trop tard. À
onze partie importante de leurs

heures, les Français avaient repris le plateau. Pire encore, d’autres


troupes forces quitta la ligne de

venaient du sud-ouest pour renforcer leurs positions au sud et


empêcher combat et se précipita à la

poursuite des bataillons qui

les armées de l’alliance d’encercler les Français. La situation s’était


totale-faisaient retraite. Lorsqu’ils

ment inversée. À partir de la ville de Pratzen, les Français


attaquaient furent bien engagés dans la
maintenant le centre des lignes de l’alliance et se déplaçaient
rapidement descente, Guillaume répéta

pour couper la retraite de l’ennemi vers le sud.

sa manœuvre précédente.

Les différentes parties de l’armée de l’alliance – au nord, au centre


et La partie intacte de son

armée se rua sur les flancs

au sud – étaient maintenant complètement coupées les unes des


autres.

des poursuivants alors que

Les Russes essayèrent de fuir encore plus au sud, mais des milliers
d’entre ceux qui avaient feint de se

eux périrent dans les lacs gelés et les marécages. À dix-sept heures,
c’était débander faisaient demi-la débâcle complète et l’on appela à
la trêve. L’armée austro-russe avait tour et les attaquaient face

à face. Le résultat était joué

perdu beaucoup d’hommes, bien plus que les Français. La défaite


était d’avance : les hommes du

tellement cuisante que l’alliance fut rompue ; la guerre était finie.


D’une fyrd qui attaquaient en

certaine manière, Napoléon avait tiré sa victoire de la défaite.


Austerlitz désordre furent taillés en

fut le plus grand triomphe de sa carrière.

pièces et quelques rares


seulement réussirent à se

réfugier auprès de leurs

Interprétation

camarades sur les hauteurs.

Lors de la crise qui conduisit à la bataille d’Austerlitz, les conseillers


et les Sir Charles Oman,

maréchaux de Napoléon ne pensaient qu’à battre en retraite. Il est


par-history of the art of

war in the middle

fois préférable, croyaient-ils, d’assumer la défaite et de préparer la


ages, 1898

défense. Le tsar et ses alliés étaient en face, ils avaient réussi à


affaiblir Napoléon. Qu’ils l’encerclent ou l’attaquent immédiatement,
ils avaient de toute façon l’offensive.

Napoléon, lui, était le juste équilibre entre les deux, meilleur stratège
aussi bien que ses propres conseillers et maréchaux que du tsar et
des généraux de l’alliance. Sa pensée était beaucoup plus fluide et
large que la leur : il ne concevait pas la guerre en termes,
mutuellement exclusifs, 116

S T R AT É G I E 9

de défense et d’attaque. Dans son esprit, les deux étaient


inextricable-Utilise la patience, préserve

ment liés : une position défensive était le meilleur moyen de


masquer une tes forces, et use l’ennemi.

Amène l’ennemi dans une


manœuvre offensive, une contre-attaque ; de même, une manœuvre
impasse sans même le

offensive était souvent la plus efficace pour défendre une faible


position.

combattre, car il est une

Ce que Napoléon mit en place à Austerlitz n’était ni une retraite ni loi


universelle de la nature une attaque, mais une manœuvre beaucoup
plus subtile et créative : il qui veut qu’un élément

fusionna les deux notions pour créer le piège parfait.

hyperactif perde son énergie

avec le temps, tandis qu’un

Après s’être emparé de Vienne, Napoléon commença par avancer


élément passif pourra

sur Austerlitz, prenant apparemment l’initiative. Cela prit les


Autrichiens préserver et développer sa

et les Russes par surprise, même s’ils étaient encore largement en


sur-force. En termes militaires,

nombre. Mais ensuite, il recula et se mit en position de défense. Puis


il on doit éviter l’engagement

avec un ennemi irrésistible

eut l’air d’hésiter entre offensive et défensive, donnant l’impression


d’une jusqu’à ce que la force de

grande confusion. Lors de sa rencontre avec l’émissaire du tsar, il se


mon-celui-ci s’épuise dans
tra très troublé, dans sa stratégie comme dans ses émotions. C’était
là une l’excitation. Celui qui

très bonne mise en scène de Napoléon, qui visait à le faire paraître


faible attaque a certes le choix

et vulnérable, invitant l’ennemi à l’attaque.

de la bataille et l’avantage

de l’initiative. Mais cette

Ses manœuvres réussirent : Napoléon leurra les alliés qui,


renonçant stratégie insiste sur les

à toute prudence, l’attaquèrent ouvertement et se mirent en danger.


Leur avantages de la défense.

défense, à Olmütz, était tellement forte et dominante que, pour les


mettre En prenant une position

en position de faiblesse, il n’avait pas le choix : il fallait les obliger à


se que l’attaquant ne peut

contourner et en s’assurant

déplacer. C’est précisément ce que Napoléon parvint à faire. Et au


lieu de de réserves suffisantes, le

se défendre contre leur violente attaque, il passa ensuite à


l’offensive, la défenseur a l’opportunité

contre-attaque. Il altérait ainsi la dynamique de combat, dans


l’espace de préserver ses forces en

autant que dans les esprits. Pousser l’armée attaquante à se mettre


brus-attendant que l’ennemi
quement sur la défensive, c’est en enrayer toute la mécanique. De
fait, les s’épuise jusqu’à avoir

perdu sa supériorité. C’est

troupes de l’alliance paniquèrent et battirent en retraite sur les lacs


gelés alors pour le défenseur le

que Napoléon avait depuis longtemps désignés comme leurs


tombeaux.

moment opportun pour

La majorité d’entre nous ne sait être que d’un seul mode à la fois :
contre-attaquer et

l’offensive ou la défensive. Soit l’on passe à l’attaque, chargeant


dans un l’emporter. Ce stratagème

s’applique également à la

dernier effort désespéré pour atteindre son but, soit l’on évite
frénétique-vie privée, où il convient

ment le conflit et, quand on n’a plus le choix, on repousse l’ennemi


du d’occuper en permanence

mieux que l’on peut. Mais il faut savoir qu’aucune approche n’est
efficace un ennemi, de lui causer

si elle exclut l’autre. Si l’attaque devient une règle, on se crée des


enne-un maximum de soucis, et

mis ; on risque de perdre le contrôle et de le regretter plus tard. Si


l’on d’attendre que la fatigue

l’affaiblisse.
fait primer la défensive, on prend la mauvaise habitude de rester
dans le prepasien, no 17,

son coin. Dans les deux cas, on est trop prévisible.

octobre 2005

La troisième option, la voie napoléonienne, est la meilleure. Quand


vous paraissez vulnérable, sur la défensive, l’adversaire finit par ne
plus se méfier et abaisse sa garde. Lorsque vous sentez sa
faiblesse, que vous voyez une ouverture, alors passez à l’attaque.
L’agression doit être contrôlée et votre faiblesse, une astuce pour
déguiser vos intentions. En situation de danger, lorsque ceux qui
vous entourent vous croient faible et prêt à capituler, c’est le moment
de saisir votre chance. En vous faisant passer pour plus faible que
vous ne l’êtes, vous poussez l’ennemi à attaquer sans prendre de
précautions. C’est alors le moment de passer à l’attaque en prenant
l’adversaire par surprise, lorsqu’il s’y attend le moins. Pour garder un
coup S T R AT É G I E 9

117

Ces deux principes

d’avance sur vos ennemis, il vous faut donc trouver un équilibre


entre offen-d’application fondamentaux

sive et défensive. Les pires coups sont ceux auxquels on ne s’attend


pas.

sont expressément liés

à la valeur tactique assignée

à la personnalité d’un

Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstances


adversaire dans le cadre
où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c’est dans les occa-
d’un combat. D’après le

sions où tout est à craindre qu’il ne faut rien craindre ; c’est principe
d’application

lorsqu’on est environné de tous les dangers qu’il n’en faut redou-
unilatéral, la personnalité

ter aucun ; c’est lorsqu’on est sans aucune ressource qu’il faut de
l’adversaire est

considérée comme la cible

compter sur toutes ; c’est lorsqu’on est surpris qu’il faut principale de
l’attaque ou

surprendre l’ennemi lui-même.

de la contre-attaque, dans

SUN ZI (IVe siècle av. J.-C.), L’Art de la guerre le dessein de


parvenir à son

assujettissement total ou

partiel. Selon le principe

d’application bilatéral en

JIU-JITSU

revanche, la personnalité

En 1920, le gouverneur de l’Ohio, James Cox, fut désigné par le


parti de l’adversaire n’est pas

démocrate comme candidat à la succession du président Woodrow


Wilson.
considérée comme une

Au même moment, le parti choisit le jeune Franklin D. Roosevelt,


âgé simple cible mais également

(et d’après certains maîtres

de trente-huit ans, comme candidat à la vice-présidence. Sous


Wilson, du bujutsu principalement)

Roosevelt avait été sous-secrétaire d’État au ministère de la Marine.


Mais, comme un instrument,

plus important, c’était le cousin de Theodore Roosevelt, encore très


popu-c’est-à-dire comme l’agent

laire après son mandat présidentiel de la première décennie du


siècle.

involontaire mais

néanmoins utile de son

Warren G. Harding était le candidat républicain ; la campagne fut


propre assujettissement…

éreintante. Les républicains avaient beaucoup d’argent ; ils évitaient


de C’est le principe

parler de vrais problèmes et jouaient de l’image populaire de


Harding.

d’application bilatéral qui

Cox et Roosevelt répondirent aux républicains par une offensive


vigou-représente sans doute une

reuse, basant leur campagne sur une question précise chère à


Wilson : la différence tactique entre le
bujutsu japonais et les arts

place des États-Unis dans la Société des Nations qui, espérait-il,


apporte-martiaux occidentaux.

rait la paix et la prospérité. Roosevelt fit campagne à travers tout le


pays, Lafcadio Hearn par

donnant discours sur discours, afin de concurrencer la richesse des


répu-exemple considère ce

blicains par son seul travail. Mais la campagne fut un désastre :


Harding principe comme « une idée

exclusivement orientale »

gagna l’élection et remporta l’une des victoires les plus écrasantes


de quand il demande : « Quel

l’histoire électorale américaine.

cerveau occidental aurait pu

L’année suivante, Roosevelt fut frappé par la polio et perdit l’usage


élaborer cet étrange

de ses jambes. Survenant juste après la désastreuse campagne de


1920, enseignement : ne jamais

cette maladie marqua un tournant dans sa vie : il se rendit soudain


contrer la force par la force,

mais se contenter de diriger

compte de sa fragilité physique et de la proximité de la mort. Il prit le


et d’utiliser la puissance

temps de faire un examen de conscience. Le monde de la politique


était de l’attaque, renverser
brutal et violent. Pour gagner une élection, les gens étaient capables
de l’ennemi uniquement

tout, prêts à toutes sortes d’attaques personnelles. Pour survivre, il


fallait par sa propre force ; le

vaincre exclusivement par

se montrer sans scrupule et subir la pression. Cette approche ne


plaisait ses propres efforts ? »

pas à Roosevelt ; physiquement, il n’était plus en mesure d’y


répondre. Il (Smith, 128)… Takuan

décida de se forger un style politique différent, bien à lui, qui le


distingue-a notamment appliqué cela

rait des autres et lui ferait garder l’avantage.

à l’art de l’escrime ; il se

En 1932, après avoir été gouverneur de New York, Roosevelt fut


can-réfère à la valeur stratégique

du principe bilatéral

didat démocrate à la présidentielle contre le républicain Herbert


Hoover.

dans une stratégie de

Le pays était plongé dans la crise depuis 1929 et Hoover semblait


incapable 118

S T R AT É G I E 9

de la gérer. Étant donné la faiblesse de ses sondages, il lui était


difficile de contre-attaque contre
rester sur la défensive. Comme les démocrates en 1920, il passa
vigoureu-l’adversaire quand il

conseille à son élève de

sement à l’attaque, traitant Roosevelt de socialiste – ce qui, déjà à


l’époque,

« se servir de son attaque

était la pire des insultes aux États-Unis. En retour, Roosevelt


parcourut en la retournant contre lui-tout le pays, expliquant
comment il comptait sortir l’Amérique de la crise.

même. Alors son sabre avec

Il ne donnait guère de détails, ne répondait pas directement aux


attaques lequel il avait l’intention

de Hoover. Mais il irradiait de confiance et d’intelligence. À l’inverse,


de te tuer devient le tien

et l’arme s’abat sur

Hoover paraissait violent et agressif. La crise l’aurait probablement


fait l’adversaire lui-même.

perdre de toute façon, mais la claque fut beaucoup plus douloureuse


que Dans le Zen, on appelle

prévue : à la surprise générale, la victoire de Roosevelt fut


écrasante.

cela “s’emparer de la lance

Au cours des semaines suivant l’élection, Roosevelt se cacha le plus


de l’ennemi et s’en servir

pour le tuer” ». (Suzuki,


possible du public. Ses ennemis de droite se servirent de cette
absence 96). Les écoles antiques

pour l’attaquer, faisant courir le bruit qu’il n’était de fait pas prêt pour
les de jiu-jitsu étaient très

responsabilités qu’il avait briguées. Les critiques se firent acerbes et


agres-compréhensives sur ce

sives. Cependant, lors de son intronisation, Roosevelt fit un discours


thème… Le jiu-jitsu,

enthousiaste. Durant les premiers mois de son mandat, connu sous


le littéralement « l’art du

mou », comme son nom

nom des « Cent Jours », il surprit tout le monde en passant de


l’inactivité l’indique, est fondé sur le

complète à une offensive puissante, modifiant complètement la


législa-principe d’opposer mollesse

tion : les gens avaient enfin l’impression que quelqu’un prenait le


pays en et élasticité à la dureté et

main. Les critiques se turent.

à la raideur. Son secret

consiste à garder son corps

Les années suivantes, ce même schéma se répéta à plusieurs


reprises.

plein de ki , avec de

Roosevelt opposait une résistance calme à ses adversaires : la Cour


l’élasticité dans les
suprême détournait ses programmes ; ses ennemis de tous bords (le
séna-membres, et dans le fait

teur Huey Long et le leader travailliste John L. Lewis à gauche ; le


père d’être toujours vigilant

Charles Coughlin et les riches hommes d’affaires à droite) publiaient


pour retourner la force

de son adversaire à son

d’hostiles pamphlets dans la presse. Roosevelt se faisait alors plus


discret, avantage avec un emploi

disparaissant des feux de la rampe. Pendant ses absences, les


attaques minimal de sa propre force

atteignaient des sommets. Ses conseillers paniquaient, mais


Roosevelt ne musculaire.

faisait qu’attendre son heure. Il savait que les Américains finiraient


par se Oscar Ratti et Adele

Westbrook, secrets of

lasser de ces accusations, d’autant qu’elles n’étaient qu’unilatérales,


the samurai, 1973

puisqu’il refusait de répondre. Puis, souvent un mois ou deux avant


les élections, il passait à l’attaque, défendait ses idées et attaquait
ses adversaires avec une brutalité et une vigueur qui les
surprenaient toujours. Ce calendrier distrayait aussi le public et lui
faisait gagner son attention.

Pendant les périodes de silence, les attaques se faisaient toujours


plus nombreuses et plus violentes, mais elles ne représentaient pour
lui que les armes dont il se servirait le moment venu pour ridiculiser
ses adversaires hystériques. L’exemple le plus célèbre est celui de
1944, lorsque le candidat républicain Thomas Dewey lança une
série d’attaques personnelles contre Roosevelt, salissant sa femme,
ses fils et critiquant même son chien, le terrier écossais Fala, auquel
Dewey reprochait d’être soigné aux frais du contribuable. Roosevelt
répondit lors d’un discours de campagne.

« Les dirigeants républicains ne se sont pas contentés d’attaquer ma


personne et mes proches, mais ils s’en prennent maintenant à mon
petit chien, Fala. Celui-ci, contrairement aux membres de S T R AT
ÉGIE9

119

L’armée doit préférer

ma famille, a très mal vécu la chose. Il a appris que, d’après un


l’immobilité au

auteur républicain très imaginatif, je l’aurais abandonné sur une


mouvement. Tant qu’elle

des îles Aléoutiennes, et que je l’aurais fait récupérer par un ne


bouge pas, sa formation

reste cachée mais elle se

contre-torpilleur au prix de deux, trois, huit voire vingt millions


dévoile dès qu’elle fait

de dollars pour le contribuable américain ! Son sang d’Écossais


mouvement. Quand un

n’a fait qu’un tour. Ce n’est plus le même chien, désormais. J’ai
mouvement irréfléchi

l’habitude d’entendre sur mon compte des tas de choses malveil-


conduit à révéler la

lantes, mais je pense être en droit de m’élever avec vigueur


formation de l’armée,
celle-ci tombera aux mains

contre des propos diffamatoires visant mon chien. »

de l’ennemi. S’ils restaient

sans bouger, le tigre et la

Ce discours se révéla aussi efficace que drôle. Comment ses adver-


panthère ne tomberaient

saires pouvaient-ils y répondre ? Chaque année, ils s’épuisaient à


l’atta-pas dans la trappe, le

chevreuil ne se jetterait pas

quer, gagnant des points lorsque cela leur était inutile, et encaissant
dans le piège, les oiseaux

défaite sur défaite face à lui aux élections.

ne seraient pas happés par

le filet et le poisson et les

Interprétation

tortues ne se prendraient

Roosevelt ne supportait pas de se sentir acculé, de ne pas avoir le


choix.

pas à l’hameçon. Tous ces

animaux deviennent la

C’était lié à sa nature très souple : il préférait s’adapter aux


circonstances, victime de l’homme à cause
changer de direction sans effort, au gré des choses. Mais cela venait
aussi de leurs mouvements. C’est

des limites physiques que sa maladie lui imposait : il détestait se


sentir pourquoi le sage chérit

ainsi entravé, impuissant. Très vite, lorsque Roosevelt fit campagne,


l’immobilité. En restant

immobile, il peut chasser la

comme tout le monde, de façon agressive, défendant son cas et


attaquant témérité et profiter de la

ses adversaires, il se sentit totalement ligoté. L’expérience lui apprit


le pou-témérité de l’ennemi.

voir du silence. Il finit donc par laisser ses adversaires faire le


premier pas : Quand l’ennemi dévoile

en attaquant ou en détaillant leurs positions, ils se mettaient en


danger, lui une formation vulnérable,

permettant par la suite de se servir contre eux de leurs propres


mots.

le sage peut saisir la chance

de soumettre l’ennemi.

Silencieux face aux attaques, il irritait ses adversaires jusqu’à ce


qu’ils On lit dans Le Livre

aillent trop loin : rien de plus rageant que de se fâcher contre


quelqu’un de maître Weiliao :

et de n’avoir aucune réponse. Ses adversaires finissaient toujours


par deve-
« L’armée arrive à la

nir violents et irrationnels, ce qui ne leur faisait pas gagner de voix.


Une victoire par l’immobilité. »

Oui, il ne faut pas que

fois que leur propre agressivité les avait mis en situation de


vulnérabilité, l’armée bouge sans grande

Roosevelt n’avait plus qu’à réapparaître pour porter le coup fatal.

réflexion, il faut encore

Le style de Roosevelt a souvent été comparé au jiu-jitsu, l’art martial


moins qu’elle se lance dans

japonais. Dans cet art, le combattant bat ses adversaires par le


calme et des actions imprudentes.

la patience, en les poussant à faire le premier geste d’agression.


Lorsqu’ils the wiles of war:

36 military strategies

frappent ou attrapent le combattant, ce dernier va dans leur sens et


se sert from ancient china,

contre eux de leur propre force. S’il parvient à se décaler au bon


moment, traduit par Sun Haichen,

1991

cette force qui est la leur les déséquilibre : ils tombent ou, du moins,
s’exposent à une contre-attaque. Leur agression est leur faiblesse,
car elle les oblige à une offensive ouverte qui expose leur stratégie
et qu’il leur est difficile d’arrêter.
En politique, le jiu-jitsu est aussi très efficace. Il vous donne les
moyens de vous battre sans avoir l’air agressif. Cela économise de
l’énergie, car votre adversaire se fatigue alors que vous, vous restez
en dehors du combat. Cela vous laisse surtout le bénéfice du choix,
vous permettant de construire sur ce que l’ennemi vous donne.

120

S T R AT É G I E 9

Une agression est souvent trompeuse, elle cache une faiblesse.

Généralement, l’agresseur ne peut pas contrôler ses émotions. Il ne


sait pas attendre le bon moment, ni tenter différentes approches, et
se demande sans cesse comment surprendre son adversaire. À la
première offensive, il semble fort, mais l’attaque se poursuit, et les
faiblesses sous-jacentes apparaissent et le doute s’installe. Il est
facile de céder à l’impatience et de faire le premier geste, mais le
retrait nous rend bien plus forts tandis que nous attendons
patiemment que l’autre lance le jeu. Cette force intérieure est
souvent plus puissante que n’importe quelle agression.

Le temps joue en votre faveur. Les contre-attaques doivent être


rapides et soudaines, tel le chat qui s’approche en silence avant de
bondir brutalement sur sa proie. Adoptez le jiu-jitsu dans tout ce que
vous faites, c’est la meilleure façon de répondre aux agressions du
quotidien, de faire face aux circonstances. Laissez les événements
survenir et économisez du temps et de l’énergie pour le bref instant
où la contre-attaque jaillira.

L’attente stratégique consiste à retarder les opérations jusqu’à ce


que la désintégration morale de l’ennemi rende à la fois possible et
facile de porter le coup décisif.

LÉNINE (1870-1924)

LES CLEFS DE LA GUERRE


Il y a des milliers d’années, au tout début de l’histoire militaire,
différentes cultures de par le monde firent la même découverte en
matière de stratégie : dans une bataille, le camp sur la défensive finit
toujours par gagner. Il existe plusieurs explications à cela. Tout
d’abord, une fois que l’agresseur attaque, il ne peut plus surprendre ;
le camp sur la défensive voit la stratégie à laquelle il a affaire et peut
ainsi se protéger en conséquence. Ensuite, si le camp attaqué
parvient à parer la manœuvre, l’agresseur se retrouve en mauvaise
posture : son armée est épuisée et désorganisée, car il faut plus
d’énergie pour prendre une terre que pour la défendre. Si l’attaqué
réussit à tirer avantage de cette faiblesse pour contre-attaquer, il
peut forcer l’agresseur à battre en retraite.

L’art de la contre-attaque fut développé sur la base de ces observa-


tions. Le principe fondamental est de laisser l’ennemi faire le premier
pas, de le pousser à attaquer afin qu’il dépense son énergie et
déséquilibre ses lignes, pour ensuite tirer parti de sa faiblesse et de
son désordre. Cet art fut affiné par des théoriciens de la guerre
comme Sun Zi, et pratiqué à la perfection par des dirigeants tels que
Philippe de Macédoine.

La contre-attaque constitue, en fait, l’origine de la stratégie moderne.

C’est le premier véritable exemple d’une approche indirecte, en


rupture totale avec la pensée militaire traditionnelle : au lieu d’être
brutale et directe, la contre-attaque est subtile ; c’est une feinte. Elle
se sert de l’énergie et de l’agressivité de l’ennemi pour le faire
tomber. Bien que ce soit S T R AT É G I E 9

121

Dans la tactique de masse

l’une des stratégies les plus anciennes et les plus élémentaires de


l’art de (bataille), la conjecture se

la guerre, elle n’en est pas moins l’une des plus efficaces, et elle a
prouvé décompose en : sentir le
son adaptabilité au monde moderne. Ce fut ainsi le choix de
Napoléon degré de vitalité des

adversaires, deviner les

Bonaparte, de T. E. Lawrence, d’Erwin Rommel et de Mao Zedong.

intentions des troupes

Le principe de la contre-attaque s’applique continuellement en situa-


ennemies, savoir saisir les

tion de compétition ou de conflit, car il se base sur la réalité


universelle conditions offertes sur le

de la nature humaine. Nous sommes profondément impatients. Il


nous moment et savoir tirer les

est pénible d’attendre ; tous nos désirs doivent être comblés le plus
vite conjectures se rapportant

aux ennemis, savoir choisir

possible. C’est une faiblesse terrible dans la mesure où, quelle que
soit quelle attaque nos troupes

la situation, l’on réfléchit rarement assez. En chargeant tête baissée,


on devront effectuer. D’où la

restreint les choix possibles et l’on se met en mauvaise posture. À


l’incertitude d’obtenir la

verse, la patience, surtout à la guerre, est bien souvent le meilleur


des victoire sur la base de la

tactique. Il est important

alliés : elle vous laisse le temps de humer l’air, de voir venir les
occasions de combattre en sachant
offensives, de choisir le moment où la contre-attaque surprendra le
plus.

prendre l’initiative.

Une personne capable d’attendre sereinement le bon moment pour Il


en va de même pour

passer à l’action a toujours un avantage sur ceux qui cèdent à leur la


tactique individuelle.

impatience naturelle.

Il faut comprendre l’école

à laquelle appartient

Pour maîtriser l’art de la contre-attaque, il faut commencer par


l’adversaire, juger de son

apprendre à vous maîtriser vous-même ; pas question de vous


laisser caractère, discerner ses

déborder par vos émotions en situation de conflit. Lorsque le grand


points faibles de ses points

joueur de base-ball américain Ted Williams participait aux plus


grands forts. Utiliser des moyens

d’assaut différents de ceux

championnats avec les Boston Red Sox, il commençait par regarder


que l’adversaire attend.

autour de lui. Il appartenait à une élite, celle des meilleurs batteurs


du Sentir les hauts et les bas

pays. Ils avaient tous une excellente vue, des réflexes rapides et des
bras dans la cadence de
musculeux, mais rares étaient ceux qui savaient contrôler leur
impatience l’adversaire, et connaître

au jeu ; les lanceurs comptaient sur cette faiblesse et les poussaient


ainsi ses rythmes. Ainsi, il est

important de prendre

à rater leurs tirs. Williams sut s’en distinguer, ce qui fit peut-être de
lui le l’initiative.

plus grand batteur de l’histoire du base-ball. Il sut se montrer patient


et Si votre intelligence est

apprit à pratiquer un genre de contre-attaque du batteur : il attendait,


et forte, vous ne sauriez

attendait encore et toujours le meilleur lancer. Les bons lanceurs


savent manquer de conjecturer

toutes choses. Si vous

faire sortir de leurs gonds les batteurs, mais Williams ne se laissait


jamais obtenez la liberté de

faire. Quoi qu’il arrive, il attendait le bon lancer. Il arrivait en fait à


manœuvrer dans la

retourner la situation : c’était toujours le lanceur, et non Williams, qui


tactique, vous devinerez

finissait par s’impatienter et rater ses lancers.

bien toutes les intentions

La patience démultiplie les alternatives. Au lieu de vous épuiser sur


de votre adversaire d’où

vous tirerez plusieurs


de petits combats, vous apprenez à sauvegarder votre énergie pour
le bon moyens d’avoir la victoire.

moment, à bénéficier des erreurs des autres et à avoir les idées


claires en Méditez bien là-dessus.

situation difficile. Vous verrez l’occasion d’une contre-attaque là où


les Miyamoto Musashi,

autres ne songeraient qu’à battre en retraite ou rendre les armes.

1584-1645, traité des

cinq roues

La clef d’une bonne contre-attaque est de rester calme lorsque votre


adversaire s’emporte. Le Japon du XVIe siècle vit émerger un
nouveau type de combat, appelé le shinkage : l’homme d’épée
entame le combat en reproduisant chaque geste de l’adversaire, en
copiant chaque pas, chaque clin d’œil, chaque mouvement, chaque
tic. Bien évidemment, l’adversaire enrage très vite. Il n’arrive pas à
saisir la tactique du samouraï shinkage, il ne comprend pas ce que
veut son adversaire. Il finit par perdre patience 122

S T R AT É G I E 9

et attaquer, baissant sa garde. Le samouraï shinkage pare


facilement L’autre progrès fut une idée

l’offensive et contre-attaque en portant le coup fatal.

de son père. Le jour où

parut le sondage de

Les samouraïs shinkage pensaient que, pour garder l’avantage dans


un l’ Express , Lyndon
combat à mort, il fallait être passif, et non agressif. En imitant les
gestes Johnson en fut très abattu ;

de l’ennemi, ils arrivaient à en comprendre la stratégie et la façon de


pen-il se trouvait chez ses

ser. Ce n’est qu’en demeurant calmes et observateurs – patients, en


fait –

parents à Johnson City et,

qu’ils voyaient arriver le moment de l’attaque adverse, par un


mouve-après des heures de

campagne, il parlait avec

ment imperceptible des yeux ou des mains. Plus l’adversaire était


irrité, ses parents, son frère, son

plus il devenait agressif envers le samouraï shinkage : cela


contribuait à le oncle Tom, sa cousine

déséquilibrer et à le rendre vulnérable. Un samouraï shinkage était


prati-Ava Johnson Cox et le

quement imbattable.

fils de celle-ci, William,

surnommé « Bouchon ».

L’une des plus puissantes méthodes de contre-attaque est d’imiter


les Il leur expliqua que tous

gens, de leur rendre la pareille. Dans la vie de tous les jours, par
l’imita-les dirigeants étaient contre

tion de l’autre et la passivité, cette tactique permet de charmer les


gens, lui ; il avait plusieurs
de les flatter, de manière à ce qu’ils abaissent leurs défenses et
deviennent grands meetings de prévus

vulnérables. Cela peut aussi les irriter et les décontenancer. Leurs


pensées et il n’était pas parvenu

à convaincre un seul

sont les vôtres, vous vous nourrissez d’eux tel un vampire, et cette
passi-personnage connu de le

vité de façade masque le contrôle que vous avez sur eux. À


l’inverse, vos présenter. Ava se souvient

adversaires n’apprennent rien de vous, car vous êtes opaque. La


contre-

– et ce souvenir a été

attaque sera donc une pleine surprise.

évoqué par le frère de

Lyndon – que « son papa

Cette stratégie est particulièrement efficace, notamment contre ceux


lui a dit : “Si tu ne peux

que l’on peut appeler les « barbares », ces gens particulièrement


agressifs pas y arriver comme ça,

de nature. Vous ne devez pas les craindre. Ce type de tempérament


est pourquoi ne pas faire le

une faiblesse, facile à déstabiliser et à duper. L’astuce consiste à les


aiguil-contraire ? – Quel

lonner en paraissant faible ou stupide, tout en leur faisant miroiter


une contraire ? a demandé
Lyndon.” » Et son papa le

victoire facile.

lui expliqua. Sam Johnson

Pendant la période des Royaumes combattants en Chine, au IVe


siècle dit qu’il y avait une

av. J.-C., l’État de Qi se trouva menacé par les puissantes armées


de l’État tactique capable de faire

de Wei. Le général de Qi demanda conseil au grand stratège Sun


Pin, travailler pour Lyndon les

dirigeants de l’opposition.

descendant de Sun Zi lui-même, qui lui apprit que le général de Wei


La même tactique, insista

n’avait pas très haute opinion des armées de Qi et traitait leurs


soldats de Sam, pouvait faire

lâches. Sun Pin expliqua que c’était là la clef de la victoire. Il


proposa un retourner en sa faveur les

plan : entrer en territoire Wei avec une grande armée et allumer des
sondages des journaux de milliers de feux de camp. Le lendemain,
on éteindrait la moitié des feux, l’adversaire. Elle pouvait

même se débarrasser du

et la même chose le jour suivant. Le général de Qi fit confiance à


Sun Pin problème de son jeune âge

et accepta.

et en faire une force, et non


Bien sûr, le général de Wei surveillait attentivement l’invasion et une
faiblesse. Il dit à son

remarqua le nombre décroissant de feux de camp. Partant du


principe fils : « Si les dirigeants

sont contre toi, arrête

que les soldats de Qi étaient lâches, que penser d’autre, sinon qu’ils
déser-d’essayer de le dissimuler.

taient ? Il avancerait donc avec sa cavalerie et écraserait cette


armée de Souligne-le… de façon

couards ; ensuite, l’infanterie suivrait, et ils marcheraient sur le


royaume spectaculaire. Si tu es le

de Qi. Sun Pin, apprenant l’arrivée de la cavalerie de Wei, calcula la


dernier dans les sondages,

vitesse à laquelle ils avançaient, puis se replia et positionna l’armée


de Qi souligne-le… de façon

spectaculaire. Si tu es

dans un passage étroit dans les montagnes. Il fit abattre un gros


arbre, plus jeune que les autres

enlever son écorce et inscrire sur la bûche : « Le général de Wei


mourra candidats, souligne-le. »

sur cet arbre. » Il fit installer le tronc sur le chemin de l’armée de Wei
et Lyndon demanda à son

S T R AT É G I E 9

123

père ce qu’il voulait dire, et


cacha des archers des deux côtés du passage. Au milieu de la nuit,
le son père le lui dit. Puisque

général de Wei, à la tête de sa cavalerie, atteignit le tronc qui leur


barrait aucun dirigeant ne voulait

la route. Il distingua quelque chose sur la bûche ; il demanda qu’on


introduire Lyndon, dit

Sam, il fallait qu’il arrête

allume une torche pour qu’il puisse lire. La lumière de la torche était
le de chercher de médiocres

signal et le leurre : les archers de Qi firent pleuvoir les flèches sur la


cava-ersatz adultes, et se fasse

lerie prise en embuscade. Le général de Wei, réalisant qu’il avait été


au contraire présenter par

piégé, se suicida.

un enfant exceptionnel. Et

Sun Pin basa toute sa stratégie sur sa connaissance du


tempérament cet enfant ne devait pas le

présenter comme un adulte

du général de Wei, violent et arrogant. Il se servit de ses défauts,


encou-l’aurait fait mais avec un

ragea l’avidité et l’agressivité de son ennemi, manipulant ainsi le


général.

poème, un magnifique

Vous aussi devez chercher le talon d’Achille de votre ennemi,


l’émotion poème… Et quand
qu’il ne sait contrôler, afin de l’attiser. Il vous suffira de peu d’efforts
pour Lyndon demanda quel

enfant choisir, Sam sourit

le rendre vulnérable à une contre-attaque.

et désigna le fils d’Ava.

De nos jours, le thérapeute familial Jay Haley a observé que, pour À


cette époque, les bons

bon nombre de personnalités difficiles, l’expression de leurs


émotions cavaliers avaient un

est une stratégie, une façon de manipuler leur entourage. Ils


s’autorisent immense prestige et

à se montrer pathologiquement invivables. Si vous essayez de les


arrê-

« Bouchon » Cox, à l’âge

de huit ans, s’était déjà

ter en vous mettant en colère, vous rentrez dans leur jeu. Ils vous
pous-taillé une réputation pour

sent à pénétrer l’émotionnel pour capter votre attention. Si, à


l’inverse, ses exploits en selle, sa

vous laissez la personne perdre tout contrôle, vous êtes en situation


de vivacité à ligoter un

pouvoir. Mieux : si vous encouragez ce type de comportement, si


vous chevreau ; il avait raflé les

prix pour enfants dans


acceptez la paranoïa et que vous la poussez plus loin encore, alors
vous plusieurs rodéos récents ;

entretiendrez cette dynamique qui vous est profitable. Or, ce n’est


pas c’était le meilleur jeune

ce que ces personnes attendent, ni ne veulent, car elles se


retrouvent en cow-boy de toute la région

train de faire ce que vous voulez, et non plus ce qu’elles désiraient.


C’est de Hill Country, comme

la stratégie du jiu-jitsu : se servir de l’énergie de l’ennemi contre lui-


disaient les gens.

« Bouchon en est capable »,

même. On gagne généralement du pouvoir en incitant les gens à


suivre affirma Sam. Et le

leurs penchants naturels, à se laisser aller à leurs névroses et à leur


avi-lendemain, Sam lui montra

dité ; c’est beaucoup plus efficace qu’une résistance active. Il n’y a


que toute la journée comment

deux solutions : soit ils s’attirent des ennuis, soit ils se retrouvent
com-faire. « Il voulait vraiment

que Bouchon crie “des

plètement perdus. Dans les deux cas, c’est toujours dans votre
intérêt.

milliers de gens”, évoque

Lorsque vous êtes en situation délicate, le piège à éviter est de trop


Ava. Il voulait que mon
réagir. Vous aurez une certaine tendance à exagérer la force de
l’ennemi, fils claque des mains chaque

à vous voir plus faible que vous ne l’êtes en réalité. Le principe clé
de la fois qu’il prononçait ces

contre-attaque est de ne jamais désespérer. Quelle que soit la force


de mots. Je revois l’oncle Sam

claquant la main sur la

l’ennemi, il a des faiblesses sur lesquelles il faut baser votre contre-


table de la cuisine pour

attaque. Votre propre faiblesse peut devenir une force ; par quelque
montrer à Bouchon

manœuvre intelligente, la situation se retourne en un instant. C’est


ainsi comment faire. » Et ce soir-qu’il vous faut considérer tout
problème et tout obstacle.

là, lors d’un meeting à

Henly, dans le comté de

Un ennemi base toujours sa puissance sur une force ou un avantage


Hays, Lyndon Johnson

donné. Il peut s’agir de l’argent, des ressources, de la taille de son


armée déclara au public : « On

ou de celle de son pays ; plus subtilement, ce peut être aussi le


moral de ses me trouve bien jeune pour

troupes ou sa réputation. De toute manière, quelle qu’elle soit, cette


force être candidat. Eh bien, j’ai

est une faiblesse potentielle, tout simplement parce qu’il compte


dessus : un directeur de campagne
encore plus jeune que

neutralisez-la et il sera beaucoup plus vulnérable. Le but est de le


mettre moi. » Et il fit monter

dans une situation telle qu’il ne puisse plus se servir de cet


avantage.

124

S T R AT É G I E 9

En 480 av. J.-C., lorsque le roi perse Xerxès envahit la Grèce, la


taille Bouchon sur le podium et

de son armée, et surtout de sa marine, représentait un avantage


considé-Bouchon, claquant dans

ses mains, récita un poème

rable. Mais le général athénien Thémistocle parvint à faire de cette


force d’Edgar A. Guest intitulé

une faiblesse : il attira la flotte perse dans le détroit de l’île de


Salamine.

« C’était impossible » :

Dans ces eaux agitées et difficiles, la taille de la flotte, qui était à la


base Il y a des milliers de

un avantage, devint un vrai cauchemar : impossible de manœuvrer.


gens pour te dire que Les Grecs contre-attaquèrent et détruisirent
les navires, mettant fin à tout c’est impossible,

Il y a des milliers de

projet d’invasion de Xerxès.


gens pour te prédire

Si votre adversaire pratique un style de combat particulièrement


l’échec ; efficace, le meilleur moyen de le neutraliser est de
l’apprendre, pour Il y a des milliers de

l’adapter à vos propres buts. Au

gens pour te montrer

XIXe siècle, les Apaches du Sud-Ouest

du doigt un par un,

américain parvinrent, pendant des années, à échapper aux troupes


améLes dangers qui

ricaines par une tactique de guérilla parfaitement adaptée au terrain.

t’attendent.

Impossible d’en venir à bout, jusqu’à ce que le général George


Crook Mais boucle ta ceinture

embauche des Apaches mécontents qui lui enseignèrent leur


manière de avec un petit sourire,

combattre et qu’il utilisa comme éclaireurs. Crook adapta son style


de Enlève ta veste et lance-toi ;

combat et parvint ainsi à neutraliser les Apaches et à les vaincre.

Attelle-toi à la tâche en

De même que vous annihilez les points forts de l’ennemi, vous


devez chantonnant.

parvenir à tirer des forces de vos faiblesses. Si vous n’avez que peu
C’est impossible et tu y
d’hommes par exemple, faites-en des troupes mobiles et servez-
vous de arriveras.

cette mobilité pour contre-attaquer. Votre réputation est moins bonne


que Robert A. Caro,

the path to power:

celle de votre adversaire ? Tant mieux, vous n’avez rien à perdre.

the years of lyndon

Traînez-le dans la boue : cela finira par le plomber et il coulera à


votre johnson, 1990

niveau. Il y a toujours moyen de tirer avantage de ses faiblesses.

Il est inévitable d’être en conflit avec les gens ; il vous faut vous
défendre, et parfois prendre l’initiative de l’attaque. Mais le
politiquement correct d’aujourd’hui rend toute offensive inacceptable
: en prenant l’initiative, vous vous attirez l’opprobre général, vous
ruinez votre réputation, vous vous retrouvez isolé et vous faites des
ennemis. La contre-attaque est la réponse à cela. Laissez
l’adversaire faire les premiers pas, puis jouez les victimes. Sans
manipulation ouverte de votre part, vous contrôlez votre adversaire.
Poussez-le à vous attaquer violemment ; lorsque cela se soldera
pour lui par une catastrophe, il n’aura plus qu’à s’en mordre les
doigts et sera fustigé de toutes parts. Vous sauvez les apparences
tout en gagnant sur le terrain. Rares sont les stratégies aussi
efficaces.

Image : Le taureau. Il est énorme, son regard terrifiant et ses cornes


mortelles. Que l’on attaque ou que l’on fuie, on est soumis aux
mêmes dangers. La seule solution est de lui faire face et de le
laisser charger votre cape rouge : il n’a rien à frapper, ses cornes
sont inutiles. Irritez-le, mettez-le en colère – sa charge est furieuse, il
se fatiguera vite. Il finira par se lasser et vous aurez gagné, taillant
en pièces cette bête terrifiante.
S T R AT É G I E 9

125

La situation est telle que

les forces hostiles avancent,

favorisées par l’époque.

Dans ce cas la retraite est

l’attitude correcte, et c’est

précisément par elle que

l’on parvient au succès.

Autorité : Tout l’art de la guerre consiste dans Celui-ci consiste en


ce que

une défensive bien raisonnée, extrêmement

l’on peut se retirer de la

circonspecte, et dans une offensive audacieuse

façon correcte. La retraite ne

et rapide. (Napoléon Bonaparte, 1769-1821)

doit pas être confondue avec

la fuite qui est un simple

sauve-qui-peut. La retraite

est un signe de force. On

ne doit pas laisser passer le


bon moment tant qu’on

demeure en possession de sa

force et de sa position. On

sait alors interpréter en

temps voulu les signes de

A CONTRARIO

l’époque et se préparer à

La stratégie de la contre-attaque ne peut être utilisée dans toutes les


une retraite provisoire au

lieu d’engager un combat

situations : parfois, il vaut mieux prendre l’initiative et garder le


contrôle désespéré à la vie ou à la

en mettant l’adversaire sur la défensive avant qu’il n’ait eu le temps


de mort. Ainsi l’on

réfléchir. Pour vous décider, vous devez observer la situation de


près.

n’abandonne pas purement

Si l’ennemi est trop intelligent pour perdre patience et vous attaquer,


ou et simplement le champ de

si vous avez trop à perdre en attendant, prenez les devants. Il est en


bataille à l’adversaire, mais

on lui rend l’avance difficile


outre préférable de varier vos tactiques et d’avoir plus d’un tour dans
en manifestant encore de la

votre sac. Si vos ennemis savent que vous attendez toujours pour
contre-résistance en des points

attaquer, c’est justement le moment de les surprendre en faisant le


isolés. De cette manière on

premier pas. Brouillez les pistes. Quelle que soit la situation, restez
prépare déjà la contre-imprévisible.

offensive dans la retraite.

Comprendre la loi d’une

telle retraite active n’est pas

aisé. La signification que

recèle un tel moment est

importante.

yi king, le livre des

mutations, vers

viiie siècle av. J.-C.,

traduit et adapté par

Étienne Perrot de la

traduction allemande du

Père Richard Wilhelm

126
S T R AT É G I E 9

10

CRÉEZ UNE PRÉSENCE

MENAÇANTE :

LA STRATÉGIE DE LA DISSUASION

Le meilleur moyen de repousser un agresseur est d’éviter la


première attaque. Pour cela, vous devez avoir l’air plus dangereux
que vous ne l’êtes en réalité. Forgez-vous une réputation : vous êtes
un peu cinglé, par exemple. Vous combattre ? Cela n’en vaut pas la
peine.

Ou encore : vous avez la vengeance amère. Etc. Pour vous créer


cette réputation, vous devez la rendre crédible par quelques actes
violents. Il vaut parfois mieux laisser planer le doute : si votre
adversaire n’est pas sûr de ce qu’un affrontement avec vous peut lui
coûter, il ne cherchera pas à le savoir. Jouez sur les peurs et les
angoisses innées des autres pour qu’ils y réfléchissent à deux fois.

127

Le pouvoir n’est pas ce

INTIMIDATION

que vous possédez mais

Un jour ou l’autre, vous vous retrouverez face à des ennemis encore


plus ce que votre adversaire

agressifs que vous, des gens sans foi ni loi déterminés à obtenir ce
qu’ils s’imagine que vous

possédez.
veulent quoi qu’il leur en coûte. Il serait stupide de vouloir les
combattre fron-Saul D. Alinsky,

talement. Ils sont doués pour la guerre et n’ont aucun scrupule ;


vous avez rules for radicals,

toutes les chances de perdre. Mais vous irez aussi droit dans le mur
si vous 1972

tâchez de détourner le problème en donnant à l’adversaire une


partie de ce qu’il veut, en essayant de lui plaire et de l’apaiser :
montrer votre faiblesse, c’est l’inviter à l’attaque. Toutefois, ce n’est
pas non plus une solution que de vous rendre sans vous battre et
d’offrir à l’adversaire une victoire facile qui vous fera grincer des
dents. Cela peut devenir une mauvaise habitude.

Au lieu de vouloir éviter le conflit ou de vous plaindre de l’injustice


qui fait loi en cette vallée de larmes, considérez cette alternative
suivie depuis des siècles par des dirigeants militaires et des
stratèges confrontés à des voisins violents et avides : l’intimidation.
Cet art de la dissuasion se base sur trois éléments de la nature
humaine. Premièrement, les gens tendent à attaquer lorsque
l’adversaire est faible et vulnérable.

Deuxièmement, ils ne sont jamais vraiment certains de la faiblesse


effective de l’adversaire ; cela dépend des signaux émis, et du
comportement passé et présent. Enfin, ils recherchent les victoires
faciles, rapides, et sans trop de pertes. C’est pourquoi ils guettent
les faibles proies.

La stratégie de la dissuasion consiste simplement à renverser cette


dynamique, à modifier l’image faible et naïve que vous donnez de
vous-même, et à faire comprendre que la bataille contre vous n’est
pas gagnée d’avance. Pour cela, il suffit en général de poser un acte
fort qui brouille les pistes et laisse entendre à l’agresseur qu’il a pu
se tromper : peut-être êtes-vous effectivement vulnérable, mais ce
n’est pas si sûr. Il suffit de masquer votre faiblesse pour déstabiliser
l’adversaire. Un acte est beaucoup plus impressionnant que de
grands discours ou des menaces à n’en plus finir : il suffit de rendre
coup pour coup, même de façon symbolique, pour faire comprendre
que vous n’êtes pas un plaisantin. Les proies faciles sont
suffisamment nombreuses et vulnérables vulnérables pour que votre
agresseur batte en retraite et s’attaque à quelqu’un d’autre.

Ce mode de combat défensif est applicable aux batailles du


quotidien. Il est parfois aussi désastreux d’essayer d’apaiser les
gens que de les combattre ; la stratégie de la dissuasion fait peur,
vous protège d’une attaque et vous économise de l’argent autant
que de l’énergie. Pour dissuader un adversaire, il faut savoir tromper
son monde, manipuler les apparences et l’image que l’on donne de
soi, autant de talents applicables à tous les aspects de la guerre du
quotidien. Au final, si vous pratiquez correctement cet art, vous
pouvez parvenir à vous construire la réputation de quelqu’un de dur
et de digne de respect, qu’il faut craindre. Les obstructionnistes qui
aiment à saper un travail s’y reprendront à deux fois avant de
s’attaquer à vous.

Voici ci-dessous les cinq méthodes de base de la dissuasion et de


l’intimidation. Elles sont toutes valables pour l’offensive, mais sont
128

S T R AT É G I E 10

particulièrement efficaces en cas de défense, lorsque vous êtes en


L’orgueil peut être comparé situation de vulnérabilité, sur le point
d’être attaqué. Elles sont tirées des à la lame d’un sabre.

Elle doit être aiguisée

expériences et des écrits des maîtres en ce domaine.

puis réintroduite dans le

fourreau. De temps en
Créez un effet de surprise par une manœuvre hardie. Le meilleur
temps, elle en est tirée,

moyen de cacher ses faiblesses et de leurrer l’ennemi afin qu’il ne


passe brandie, puis nettoyée

pas à l’attaque est de prendre le risque de le surprendre. Peut-être


vous pour être remise dans le

fourreau. Si le sabre d’un

croyait-il vulnérable mais, désormais, le voilà face à quelqu’un de


coura-Samouraï est toujours tiré,

geux et de confiant. Cela aura deux effets positifs : d’une part, il


pensera s’il est tout le temps levé,

que votre manœuvre s’appuie sur des certitudes bien réelles –


comment les gens le craindront et il

imaginer que vous soyez assez fou pour être aussi intrépide sans en
avoir aura de la peine à se faire

des amis. Si au contraire,

les moyens ? – et d’autre part, il verra en vous des forces et des


périls il ne sort jamais de son

qu’il n’avait pas imaginés.

fourreau, la lame se ternira

et se couvrira de rouille et

Renversez la menace. Si vos adversaires vous considèrent comme


les gens ne craindront plus

quelqu’un qu’il faut bousculer, renversez la situation par un acte


soudain, celui qui la porte.
Jocho Yamamoto,

mais sans en faire trop, afin de leur faire peur. Faites peser une
menace 1659-1720, hagakure,

sur quelque chose d’important pour eux. Frappez au talon d’Achille,


en le livre secret des

samouraïs, traduit par

sorte que cela fasse mal. Si cela les met en rage et les pousse à
attaquer, M. F. Duvauchelle, Guy

prenez de la distance avant de frapper à nouveau, quand ils ne s’y


Trédaniel éditeur, 1999

attendent pas. Il faut montrer que vous n’avez pas peur et que vous
êtes capable d’une brutalité insoupçonnée. Inutile d’aller trop loin ; il
suffit d’impressionner. Le but est de faire parvenir un message de
menace et de faire comprendre à l’ennemi que vous êtes capable du
pire.

Montrez-vous imprévisible et irrationnel. Votre acte doit suggérer


des tendances suicidaires, comme si vous n’aviez rien à perdre.
Vous êtes prêt à tirer vos ennemis avec vous vers le fond, en
détruisant leur réputation au passage (c’est particulièrement efficace
avec ceux qui ont beaucoup à perdre, des gens puissants de bonne
réputation). Cela risque de coûter cher de vous combattre. Le conflit
paraîtra brusquement beaucoup moins attirant. Attention : vous
n’agissez pas sous le coup de l’émotion, ce serait une faiblesse.
Vous insinuez simplement que vous êtes un peu irrationnel et que, la
fois suivante, vous serez capable de n’importe quoi.

Un adversaire fou est terrifiant : personne ne veut combattre


quelqu’un d’imprévisible et qui n’a rien à perdre.

Jouez sur la paranoïa naturelle des gens. Au lieu de menacer


ouvertement votre adversaire, il vous faut agir indirectement, pour le
faire réfléchir.

Il faudra peut-être avoir recours à un intermédiaire pour lui


transmettre un message – par exemple, rapporter une histoire
troublante qui lui donnera une idée de ce dont vous êtes capable.
Ou alors, laissez-vous espionner « sans faire exprès », pour qu’il
apprenne des choses inquiétantes.

Il est beaucoup plus efficace de faire croire à un ennemi qu’il a


découvert ce que vous tramez contre lui que de le lui dire
ouvertement : une menace directe, il faudra bien l’exécuter un jour ;
mais c’est autre chose S T R AT É G I E 10

129

Tenter le sort, c’est… créer

que de laisser entendre que vous complotez dans l’ombre. La


menace délibérément un risque

doit être voilée, incertaine : c’est alors que l’imagination s’emballe et


identifiable, mais que l’on

qu’une attaque paraît véritablement dangereuse.

ne maîtrise pas dans sa

totalité. C’est une tactique

qui consiste à laisser

Parez-vous d’une réputation effrayante. Vous pouvez jouer sur


plu-volontairement la situation

sieurs tableaux : faites-vous passer pour difficile, borné, violent,


redouta-vous échapper en espérant

blement efficace… Face à une image pareille, les gens reculent


avant que son caractère aléatoire
même d’avancer, vous considèrent avec un respect teinté de crainte.

sera insupportable pour

l’adversaire et l’amènera

Pourquoi lutter contre quelqu’un qui a prouvé sa dureté et son âpreté


?

à négocier. Cela signifie

quelqu’un d’intelligent et d’impitoyable ? Pour vous forger cette


image, il harceler et intimider

faudra vous montrer un peu dur, mais viendra le moment où la


réputal’ennemi en l’exposant à

tion seule suffira à dissuader. C’est une arme d’attaque qui pousse
les un risque partagé ; cela

consiste à le dissuader en

gens à se soumettre avant même de vous avoir rencontré. Dans


tous les lui montrant que, s’il fait

cas, vous devez veiller à votre réputation, ne montrer aucune


incohé-le mouvement contraire, il

rence. La moindre faille la rendrait totalement inutile.

risque de nous déséquilibrer

et de nous faire basculer

Blesser les dix doigts est moins efficace que d’en couper un seul.

dans le gouffre, en

l’entraînant avec nous,


MAO ZEDONG (1893-1976)

que nous le voulions

ou pas.

Avinash K. Dixit et

LA DISSUASION ET L’INTIMIDATION :

Barry J. Nalebuff,

thinking strategically,

MISE EN PRATIQUE

1991

1. En mars 1862, moins d’un an après le début de la guerre de


Sécession, la situation des Confédérés n’était guère reluisante : ils
avaient perdu une série de batailles importantes, leurs généraux se
chamaillaient entre eux, les troupes n’avaient pas le moral et il n’y
avait plus de nouvelles recrues.

Comptant profiter de la faiblesse des Sudistes, le général George B.


McClellan marcha donc vers la côte de Virginie à la tête d’une
grande armée. Il prévoyait ensuite de se diriger vers Richmond, à
l’ouest, la capitale du Sud. Les troupes confédérées étaient
suffisamment nombreuses dans la région pour repousser l’armée de
McClellan pendant un mois ou deux, mais des espions du Sud
rapportèrent que les troupes de l’Union, stationnées près de
Washington, étaient sur le point d’être transférées pour marcher vers
Richmond. Si ces troupes rejoignaient McClellan, ainsi que Abraham
Lincoln lui-même l’avait promis, ils réussiraient à prendre Richmond.
Et si cette ville tombait, tout le Sud serait obligé de se rendre.

Le général confédéré Stonewall Jackson était basé dans la vallée de


la Shenandoah, en Virginie. Il dirigeait 3 600 hommes, une troupe
hétéroclite de rebelles qu’il avait recrutés et entraînés. Il était
responsable de la défense de cette vallée fertile contre les troupes
de l’Union présentes dans la région. Mais en réfléchissant aux
combats qui l’attendaient, il élabora un plan beaucoup plus vaste.
Jackson avait fait ses études à West Point avec McClellan ; il savait
que, sous ses dehors bravaches et impertinents, il était timide et
angoissé. Il avait toujours peur de faire une 130

S T R AT É G I E 10

erreur. McClellan avait 90 000 hommes prêts à marcher sur


Richmond : Enfin, le 21 juillet 1861,

c’était quasiment le double des forces confédérées. Mais Jackson


savait on livra la grande bataille

qui tira son nom d’un petit

que, pour se battre, McClellan attendrait d’avoir encore plus


d’hommes ; cours d’eau appelé Bull’s

il n’attaquerait pas avant l’arrivée des renforts promis par Lincoln.

Run, bataille qui se

Lincoln, cependant, n’enverrait pas de forces à cet endroit s’il


estimait termina par un désastre

qu’elles étaient plus utiles ailleurs. La vallée de la Shenandoah était


au pour l’armée du Nord,

sud-ouest de Washington. Si Jackson pouvait troubler la situation ici,


cela commandée par le général

McDowell. Les généraux

couperait court aux plans de l’Union et permettrait peut-être aux


Sudistes Johnson et Beauregard

d’échapper au désastre.
étaient à la tête des

Le 22 mars, les espions de Jackson lui rapportèrent que les deux


Confédérés.

tiers de l’armée de l’Union, qui étaient en attente dans la vallée de la


Le général Beauregard

avait successivement

Shenandoah sous le commandement du général Nathaniel Banks,


s’ap-abandonné Fairfax, Court

prêtaient à se diriger vers l’est pour rejoindre McClellan. Bientôt, une


House et Centreville,

armée près de Washington, menée par le général Irvin McDowell,


allait mais ce n’était là qu’une

elle aussi marcher sur Richmond. Jackson ne perdit pas de temps : il


ruse de guerre pour attirer

conduisit rapidement ses troupes vers le nord pour attaquer les


soldats de le général McDowell dans

un piège. En effet, depuis

l’Union restés dans la vallée, près de Kernstown. La bataille fut


terrible trois mois, cette position,

et, à la fin de la journée, les soldats de Jackson furent obligés de


battre en prise par l’armée confédérée

retraite. Ils maudissaient amèrement le jour où ils s’étaient engagés :


en près de la rivière Bull’s Run,

sous-nombre de moitié, ils avaient souffert de pertes terribles. Mais


avait été fortifiée par les
Sudistes, et 66 000 hommes

Jackson, impossible à cerner, semblait étrangement satisfait.

y étaient réunis.

Quelques jours plus tard, il reçut la nouvelle qu’il attendait : Lincoln


Le général commandant les

avait ordonné à Banks de ramener son armée dans la vallée, et à


troupes du Nord avait

McDowell de rester là où il était. La bataille de Kernstown avait


suffisam-divisé son armée, forte

ment attiré son attention pour l’inquiéter ; pas beaucoup, mais assez.

seulement de

33 000 hommes, en trois

Lincoln ne savait pas de quoi Jackson était capable ; il n’avait


aucune idée corps. Il attaqua les

non plus de la taille de son armée. Il voulait avant tout pacifier la


vallée Confédérés de front et

de la Shenandoah. Ce n’est qu’ensuite qu’il enverrait Banks et sur


les deux flancs.

McDowell. McClellan fut obligé de se plier à cette logique. Même s’il


Les troupes du Sud

formaient un triangle dont

avait suffisamment d’hommes pour marcher sur Richmond sans plus


le sommet se trouvait au tarder, il voulait attendre les renforts qui lui
assureraient la victoire.
Bull’s Run et la base à

Après Kernstown, Jackson se retira dans le sud, loin de Banks, et


Manassas. Les ailes

garda un profil bas pendant quelques semaines. Au début du mois


de désarmées se déployaient

mai, pensant que la vallée de la Shenandoah avait été sécurisée,


Lincoln en ligne continue, allant

de l’une à l’autre de ces

envoya McDowell sur Richmond et Banks se prépara à le rejoindre.

deux positions.

Encore une fois, Jackson était prêt : il mena ses troupes de façon
surpre-Malgré l’infériorité du

nante, d’abord à l’est, vers McDowell, puis à l’ouest, vers la vallée.


Ses nombre, le succès de la

hommes eux-mêmes ne comprenaient pas la stratégie de leur chef.

bataille, pendant les

premières heures, semblait

Troublé par ces étranges manœuvres, Lincoln imagina, sans avoir le


devoir appartenir au Nord.

moyen d’en être sûr, que Jackson se dirigeait vers McDowell pour le
com-À deux heures, les

battre. Il arrêta encore une fois McDowell dans sa marche vers le


Sud, Confédérés battus sur tous
garda la moitié de l’armée de Banks dans la vallée et envoya l’autre
moitié les points envoyèrent au

aider McDowell à se défendre contre Jackson.

général McDowell un

parlementaire, à qui il fut

Brusquement, les plans de l’Union, qui semblaient parfaits, étaient


répondu que l’on ne

ruinés : les troupes étaient trop dispersées pour se soutenir. Jackson


pouvait accepter qu’une

n’avait plus qu’à porter le coup de grâce : il rejoignit d’autres


divisions reddition sans conditions.

S T R AT É G I E 10

131

En ce moment arrivait par

confédérées de la région et, le 24 mai, marcha vers l’armée de


l’Union le chemin de fer de

qui restait dans la vallée, désormais divisée et dangereusement


diminuée.

Richmond le président

Jackson manœuvra sur le flanc et envoya ses hommes vers le nord,


Jefferson Davis, qui prit le

commandement du centre.

en direction du fleuve Potomac. Cette poursuite fit souffler un vent


de Presque au même instant,
panique sur Washington : ce général, maintenant terrifiant, était à la
tête le général confédéré Johnson

de forces qui semblaient avoir doublé en une nuit et qui se


dirigeaient venait du côté opposé,

vers la capitale.

amenant avec lui 25 000

Edwin Stanton, ministre de la Guerre, télégraphia aux gouverneurs


hommes de troupes fraîches.

La bataille commença avec

du Nord pour les alerter de la menace, afin qu’ils réunissent des


troupes plus d’acharnement que

et défendent la cité. Des renforts arrivèrent rapidement pour stopper


jamais. L’armée du Nord

cette avancée des Confédérés. Parallèlement, Lincoln, déterminé à


neu-fit encore des prodiges de

traliser Jackson une fois pour toutes, ordonna à la moitié de l’armée


de valeur. Fatiguée par les

marches forcées des jours

McDowell de se joindre à eux pour éliminer ce fléau, tandis que


l’autre précédents, par les efforts

moitié retournerait à Washington pour sécuriser la capitale.


McClellan inouïs qu’elle venait de

n’avait d’autre choix que d’obéir.

faire pour conserver


Une nouvelle fois, Jackson se replia, mais son plan avait désormais
l’avantage sur un ennemi

fonctionné à merveille. En trois mois, avec une poignée de 3 600


hommes, bien supérieur en nombre,

démoralisée par les renforts

il avait éparpillé 60 000 ennemis, gagné du temps pour coordonner


la arrivant aux Confédérés,

défense de Richmond et totalement inversé le cours de la guerre.

elle se vit dans la nécessité

de battre en retraite.

Interprétation

Malheureusement, une

sorte de panique se répandit

L’histoire de Stonewall Jackson dans la vallée de la Shenandoah est


dans l’armée ; elle fut

l’exemple d’une vérité universelle : à la guerre, et dans la vie en


général, causée par les fourgons de

l’essentiel ne se situe pas forcément dans le nombre d’hommes ni


dans les bagages qui se mirent à fuir

ressources dont vous disposez, mais dans l’image que vous donnez
à l’en-précipitamment et en

nemi. S’il vous croit faible et vulnérable, il est agressif, ce qui risque
de désordre. Ils causèrent un

tel bruit que les troupes à


vous mettre en grande difficulté. S’il a brusquement l’impression
d’être en portée d’entendre rompirent

face de quelqu’un de fort, d’imprévisible ou qui a des ressources


cachées, leurs rangs et coururent

il bat en retraite et mûrit sa décision. Le fait de l’obliger à changer


ses pêle-mêle dans toutes les

plans et à se montrer plus prudent peut altérer le cours même de la


guerre.

directions, entraînant avec

elles l’armée entière.

Il y a toujours des choses que vous ne contrôlez pas ; il n’est pas


toujours À la suite de cette bataille,

possible de rassembler une grande armée et de combler toutes vos


lacunes, le commandement fut retiré

mais gardez le contrôle de l’image que vous donnez de vous.

au général McDowell et

Jackson modifia d’abord l’opinion que l’armée de l’Union se faisait


donné au général

de lui par son attaque audacieuse de Kernstown, qui poussa Lincoln


et McClellan, qui s’occupa

activement de la

McClellan à penser que ses troupes étaient plus nombreuses qu’en


réa-réorganisation de l’armée

lité ; pour eux, nul général ne serait assez fou pour n’envoyer que
pour laquelle Abraham
3 600 hommes contre l’armée de l’Union. Si Jackson était plus fort
que Lincoln fit un appel de

prévu, ils avaient besoin de renforts dans la vallée de la


Shenandoah, ce 500 000 hommes.

Dans d’autres endroits, les

qui diminuait les troupes disponibles pour attaquer Richmond.


Jackson Fédéraux éprouvaient de

adopta ensuite un comportement incohérent, faisant croire qu’il avait


non nouvelles défaites. Dans le

seulement de nombreuses troupes, mais aussi un plan


machiavélique.

Missouri, les soldats, après

Lincoln et McClellan, perplexes, s’arrêtèrent, bloqués, et divisèrent


leurs la mort du général Lyon,

forces pour parer à tous les dangers. Pour finir, Jackson lança une
prennent la fuite dans

toutes les directions ; à

seconde attaque audacieuse. Il n’avait pas assez d’hommes pour


représen-Ball’s Bluff les Unionistes

ter une véritable menace pour Washington, mais Lincoln ne pouvait


pas 132

S T R AT É G I E 10

le savoir. En vrai magicien, Jackson épouvanta la capitale avec une


armée sont culbutés, dans le

ridiculement petite.
Potomac, par l’armée placée

sous le commandement

Pour contrôler l’image que les gens ont de vous, vous devez jouer
sur de Jackson ; enfin, dans

les apparences, les induire en erreur. Comme Jackson, le mieux est


d’être le Maryland, la présence

audacieux, imprévisible et incohérent, et d’agir avec témérité en


situation seule de nombreuses

de faiblesse ou de danger. Cela distrait l’adversaire, qui ne voit plus


les troupes nordistes réussit à

failles et craint de n’avoir pas été assez prudent. En outre, lorsque


votre comprimer les populations ;

mais l’attention est toujours

ennemi ne comprend pas votre comportement, vous n’en paraissez


que et surtout portée sur la

plus puissant. Vous intriguez et inquiétez, vous inspirez le respect.


C’est Virginie, où les deux

le plus sûr moyen de déstabiliser les adversaires. Maintenus à


distance, armées sont en présence,

ils seront incapables de voir à quel point ils ont été bluffés, et les
agres-et où, pense-t-on, un

engagement plus sérieux

seurs se retireront. L’apparence que vous donnez à voir, celle de


encore que ne l’a été la

quelqu’un avec qui on ne plaisante pas, devient alors réalité.


bataille de Bull’s Run ne

peut tarder à avoir lieu.

2. Édouard Ier d’Angleterre était, au XIIIe siècle, un roi guerrier


déterminé Achille Arnaud,

récit de la guerre

à conquérir toutes les îles britanniques. Il commença par forcer les


d’amérique,

Gallois à se soumettre. Cela fait, son attention fut attirée par


l’Écosse : il Charlieu frères et

Huillery, 1865

fit le siège de villes et de châteaux et réduisit en cendres ceux qui


avaient osé lui résister. Il redoubla de brutalité contre les Écossais,
qui se battaient comme des lions ; parmi eux, le célèbre sir William
Wallace. Il les pourchassa et les fit torturer et exécuter en place
publique.

Un seul seigneur écossais échappait encore à Édouard : Robert de


Brus (1274-1329), comte de Carrick, qui avait trouvé refuge dans
son château reculé, dans le Nord de l’Écosse. Édouard captura donc
la famille et les amis du rebelle, assassina les hommes et
emprisonna les femmes dans des cages. Brus resta terré dans son
château. En 1306, il se couronna lui-même roi d’Écosse ; il était prêt
à tout pour se venger d’Édouard et bouter les Anglais hors du pays.
Apprenant cela, Édouard redoubla de détermination pour enfin en
finir avec ces guerres d’Écosse.

Mais il mourut en 1307, laissant sa tâche inachevée.

Son fils, Édouard II, n’était pas assoiffé de sang comme son père.

Édouard Ier lui avait laissé une île sécurisée. Le nouveau roi ne
s’inquiétait guère de l’Écosse : l’Angleterre était beaucoup plus riche,
ses armées bien équipées, bien nourries, bien payées et
expérimentées. Les dernières guerres avaient fait des Anglais les
soldats les plus redoutés d’Europe.

Édouard II était libre de partir en guerre quand il le voulait contre les


Écossais, dont les armes et les armures ne valaient pas grand-
chose. Il était tout à fait certain de pouvoir maîtriser Robert de Brus.

Quelques mois à peine après le couronnement d’Édouard II, Brus


reprit aux Anglais quelques châteaux écossais et les détruisit.

Lorsqu’Édouard envoya des troupes, Brus refusa le combat et trouva


refuge dans la forêt avec sa petite armée. Édouard envoya des
renforts pour sécuriser les places anglaises en Écosse et pour se
venger de Brus, mais les soldats écossais se mirent brusquement à
faire des incursions en Angleterre. Très mobiles, ces pirates à cheval
dévastèrent le nord des campagnes anglaises, brûlèrent les récoltes
et massacrèrent le bétail. La S T R AT É G I E 10

133

Une fois que vous

guerre en Écosse finissait par coûter cher : les soldats furent


rappelés.

connaissez la Voie de la

Mais Édouard n’avait pas dit son dernier mot : quelques années plus
tactique, soyez comme un

tard, il retenta sa chance.

rocher. Soyez intouchable

et immuable en toutes

Une armée anglaise s’introduisit assez loin en Écosse, mais une fois
choses. L’explication ne
encore, en guise de réponse, des soldats écossais entrèrent de
même en peut en être que verbale.

Angleterre, semant la terreur dans les propriétés et les fermes.


Même sur J’ai exprimé plus haut ce à

ses propres terres en Écosse, l’armée de Brus brûla les récoltes de


la quoi j’ai pensé sans cesse

paysannerie afin d’affamer les Anglais qui s’y trouvaient. Comme


précé-au cours des exercices

d’escrime de notre école.

demment, ceux-ci s’épuisèrent à pourchasser Brus, en vain : les


Écossais C’est la première fois que

refusaient systématiquement de se battre. Installés dans leur camp,


les j’écris tous ces avantages,

soldats anglais entendaient les cornemuses et les cors écossais en


pleine c’est pourquoi ils sont

nuit, ce qui les empêchait de dormir. Affamés, épuisés, à bout de


nerfs, exposés sans ordre et que

chaque explication ne

ils se replièrent finalement au nord de l’Angleterre, pour ne trouver


que ressort pas clairement.

des terres dévastées. Le moral des troupes s’effondra. Personne ne


voulait Néanmoins ce livre sera

plus combattre l’Écosse. Les châteaux tombaient aux mains de


Robert de une sorte d’index pour

Brus les uns après les autres.


ceux qui voudront étudier

En 1314, les Écossais engagèrent finalement un combat direct avec


cette Voie.

Depuis ma jeunesse je me

les Anglais, lors de la bataille de Bannockburn, et les battirent à


plates suis consacré à la Voie de

coutures. Ce fut une défaite terriblement humiliante pour Édouard II,


qui la tactique, j’ai discipliné

jura de se venger. En 1322, il décida d’en finir une fois pour toutes
avec mes mains, j’ai éduqué

Brus au moyen d’une campagne féroce, digne de son père. Il


organisa et mon corps, et étudié les

différents aspects de l’esprit

mena lui-même la plus grande armée jamais réunie pour combattre


les dans les arts martiaux en

Écossais rebelles. Édouard parvint jusqu’au château d’Édimbourg.


Là, il général et dans l’escrime en

envoya des hommes chercher du ravitaillement dans la campagne :


ils particulier. Or, lorsque je

revinrent avec un taureau famélique et un chariot vide. La dysenterie


prête attention aux autres

décima les troupes anglaises. Édouard fut forcé de reculer et,


lorsqu’il écoles, certaines ne

consistent qu’en paroles,


atteignit enfin le nord de l’Angleterre, il constata que les Écossais
avaient d’autres encore ne

une fois de plus rasé les champs, plus férocement que jamais. La
faim et la s’occupent que de l’aspect

maladie eurent raison des derniers soldats qui restaient. Cette


campagne extérieur. Aucune n’a

fut un tel désastre qu’une rébellion éclata parmi les vassaux


d’Édouard : d’esprit authentique.

Malgré ces idées qu’elles

il s’enfuit, mais fut rattrapé et exécuté en 1327.

ont, je pense qu’elles

L’année suivante, le fils d’Édouard II, Édouard III, négocia un


disciplinent tout de même

accord de paix avec les Écossais : il leur donna leur indépendance


et tout le corps et l’esprit.

reconnut la légitimité de Robert de Brus, roi d’Écosse.

Cependant, toutes

deviennent des malades de

la Voie qui ne pourront

Interprétation

plus jamais se débarrasser

Les Anglais pensaient pouvoir prendre l’Écosse en toute impunité,


dès de cette mauvaise influence
qu’ils le voulaient. Les Écossais étaient mal équipés, leurs dirigeants
très première. Elles sont la

divisés : face à de telles faiblesses, comment auraient-ils pu se


défendre source du pourrissement de

la vraie Voie de la tactique

d’une conquête anglaise ? Robert de Brus essaya de parer


l’imparable et et provoquent son déclin.

inventa une nouvelle stratégie. Lorsque les Anglais attaquèrent, il


refusa L’escrime a pour but de

la confrontation ; il aurait irrémédiablement perdu. Il frappa indirecte-


nous mener à la vraie Voie

ment, mais sur des points sensibles, et fit subir aux Anglais ce que
ces et à la victoire dans le

derniers faisaient subir aux Écossais : la ruine du pays. Il continua à


combat. Ce but est

immuable. Si vous obtenez

leur rendre œil pour œil et dent pour dent jusqu’à ce que les Anglais
com-l’intelligence de la tactique

prennent qu’à chaque fois qu’ils attaqueraient l’Écosse, ils en


paieraient 134

S T R AT É G I E 10

le prix : ils perdaient des terres fertiles, étaient constamment


harcelés de notre école et si vous et combattaient dans d’atroces
conditions. Les Anglais perdirent ainsi pratiquez sans faillir,

je ne doute pas que vous


progressivement le goût de la bataille et finirent par se rendre.

emporterez la victoire.

L’essence de la stratégie de la dissuasion est la suivante : lorsqu’un


Miyamoto Musashi,

adversaire vous attaque ou vous menace, vous devez lui faire


comprendre 1584-1645,

qu’il souffrira en retour. Il est peut-être plus fort et capable de


vaincre, traité des cinq roues

mais vous lui ferez payer très cher chacune de ses victoires. Au lieu
de l’affronter directement, frappez un point sensible. Il doit
comprendre qu’il souffrira à chacune de ses attaques, même
relativement peu. Pour qu’il cesse d’être harcelé, il devra cesser de
vous harceler. Vous êtes la guêpe qui lui tourne autour : mieux vaut
qu’il prenne la fuite et vous laisse en paix.

3. Par un matin de l’année 1474, le roi Louis XI (1423-1483) –


surnommé « l’Universelle Araigne » pour ses manières d’intrigant et
de comploteur – se lança dans une diatribe véhémente à l’encontre
du duc de Milan. Les courtisans présents ce jour de janvier
écoutèrent, ébahis, ce roi d’habitude prudent et silencieux, étaler
ainsi ses soupçons : même si le père du duc avait été un ami, on ne
pouvait faire confiance au fils ; il travaillait contre la France et violait
le traité signé par les deux pays. Le roi monologua longuement :
peut-être faudra-t-il passer à l’action pour calmer ce présomptueux.
Du coin de l’œil, les courtisans aperçurent, consternés, un inconnu
qui s’éclipsait discrètement. C’était Christophe de Bollate,
ambassadeur de Milan en France. Bollate avait été chaleureusement
accueilli par le roi plus tôt dans la matinée, puis s’était effacé ; Louis
avait probablement oublié qu’il était là. Avec cette diatribe du roi, la
France courait droit à l’incident diplomatique.

Plus tard dans la journée, Louis invita Bollate dans ses


appartements privés et, paressant dans son lit, entama aimablement
la conversation.

Comme la discussion dérivait vers la politique, le roi se déclara


partisan du duc de Milan : il était prêt à tout pour l’aider à étendre
son pouvoir.

Puis il demanda : « Dites-moi, Christophe, vous a-t-on rapporté ce


que j’ai dit ce matin en conseil ? Avouez-moi la vérité, n’y a-t-il pas
eu un courtisan pour vous le dire ? » Bollate reconnut qu’il se
trouvait lui-même dans la pièce pendant le violent discours du roi et
qu’il avait tout entendu de ses propres oreilles. Il ajouta que,
contrairement à ce que le roi avait eu l’air de croire, le duc de Milan
était un fidèle allié de la France. Louis répondit qu’il avait eu des
doutes au sujet du duc et avait des raisons d’être en colère ; mais il
changea immédiatement de sujet pour passer à une conversation
plus légère, et Bollate finit par prendre congé.

Le lendemain, le souverain envoya trois conseillers voir Bollate.

Était-il bien installé dans ses appartements ? Était-il satisfait du


traitement qu’il recevait ? Y avait-il quelque chose à faire qui
améliorerait son séjour à la cour de France ? Ils voulurent aussi
savoir s’il transmettrait les mots du roi au duc. Car le roi, dirent-ils,
considérait Bollate comme un ami, un confident ; il lui avait
pratiquement livré son cœur. Tout cela n’avait guère d’importance, et
Bollate ferait mieux de tout oublier.

S T R AT É G I E 10

135

Pendant les années trente,

Évidemment, ni les conseillers, ni les courtisans, ni Bollate ne la


diplomatie de l’Italie

savaient que le roi avait délibérément monté l’affaire. Louis était


certain mussolinienne était
que cet ambassadeur perfide, qui n’était pas un ami, et encore
moins un fortement appuyée par une

agitation belliqueuse et le

confident, rapporterait en détail tout ce qui avait été dit. Il savait que
le mirage d’une formidable

duc était un traître et le roi voulait le mettre en garde de façon


détournée.

puissance militaire : une

Visiblement, le message était passé : le duc de Milan fut loyal au


royaume armée de « huit millions de

de France pendant de longues années.

baïonnettes », dont les

défilés étaient des spectacles

grandioses de bersaglieri

Interprétation

au pas de course et de

L’Universelle Araigne savait prendre de l’avance. Dans ce cas-là, il


avait colonnes motorisées

compris que, s’il parlait à l’ambassadeur de ses inquiétudes au sujet


du grondantes ; une armée de

duc en termes choisis et diplomatiques, ses mots n’auraient aucun


poids : l’air hautement respectée ne

serait-ce que pour ses raids


ils auraient sonné comme des pleurnicheries de fillette. Et, à
l’inverse, s’il au pôle Nord et en

exprimait ouvertement sa colère à l’ambassadeur, il aurait eu l’air de


perdre Amérique du Sud ; et une

son sang-froid. Un coup direct est facile à parer : le duc aurait


murmuré marine capable d’acquérir

quelques phrases pour le rassurer, mais rien ne l’aurait empêché de


le beaucoup de bâtiments

trahir. En faisant peser une menace indirecte sur le duc, Louis XI fit
impressionnants en raison

de de la minceur des

passer le message de façon beaucoup plus efficace. La colère du roi


de budgets gaspillés en essais

France était d’autant plus inquiétante que le duc n’était pas censé la
d’artillerie et en croisières

connaître : cela signifiait qu’il projetait quelque chose et ne souhaitait


pas d’entraînement. Avec sa

que cela arrive aux oreilles du duc. Il fit parvenir son message de
manière police militaire au sein de

laquelle la mise en scène

implicite afin que le duc se sente menacé et modère ses intentions.

l’emportait sur les exigences

Lorsqu’on est soumis à une attaque, on est tenté de s’échauffer, de


sordides de la préparation
supplier les agresseurs d’arrêter et de proférer les pires menaces
s’ils de la guerre, Mussolini

continuent. C’est se mettre en position de faiblesse : on révèle ses


peurs sacrifia la véritable

comme ses intentions, et les mots dissuadent rarement l’adversaire.


Il est puissance au profit

d’images mille fois

beaucoup plus efficace d’envoyer un message par une tierce


personne ou agrandies de la force

de le révéler par une manœuvre indirecte. Ainsi, vous signalez à


votre modique qui était la

ennemi que vous êtes déjà passé à l’acte sans qu’il le sache. La
menace sienne. Mais les résultats

doit rester voilée : si l’adversaire ne peut savoir vos véritables


intentions, de la pression morale due

à ces images étaient

il lui faudra imaginer le reste. Il comprendra que vous êtes


calculateur et tangibles : la Grande-fin stratège, et cela aura l’effet
d’une douche froide. Il n’aura plus guère Bretagne et la France
furent

envie de savoir de quoi vous êtes capable.

dissuadées d’intervenir

pendant la conquête

4. Au début des années 1950, John Boyd (1927-1997) se distingua


en tant italienne de l’Éthiopie, son
intervention en Espagne

que pilote de chasse lors de la guerre de Corée. Au milieu de la


décennie, et sa soumission de

il était l’instructeur de vol le plus respecté de la Nellis Air Force


Base, dans l’Albanie ; et nul n’osa

le Nevada. Il était pratiquement imbattable en combat aérien,


tellement s’opposer au fait que

bon qu’on lui demanda de réécrire le manuel de tactique du pilote de


l’Italie revendique la

position d’une grande

chasse. Il avait développé un style qui démoralisait et terrorisait


l’ennemi ; puissance – ses intérêts

il savait se mettre dans la tête de son adversaire et altérer sa


réactivité.

devaient être pris en compte

Boyd était un homme intelligent et courageux. Mais, aussi nombreux


que de façon concrète, par

fussent ses entraînements, ses talents et ses combats à mort avec


l’ennemi, exemple en donnant à ses

rien ne l’avait préparé aux trahisons, aux manœuvres politiques et


aux banques des licences pour

la Bulgarie, la Hongrie,

luttes intestines du Pentagone, où il fut nommé en 1966 pour


contribuer la Roumanie et la

à la mise au point d’un nouvel avion de chasse ultraléger.


136

S T R AT É G I E 10

Le major Boyd s’aperçut vite que les bureaucrates du Pentagone


Yougoslavie. Pendant

étaient plus intéressés par leur carrière que par la défense de leur
pays.

ces années d’illusion,

Mussolini trompa ainsi

Ils s’attachaient plus à satisfaire un entrepreneur qu’à mettre au


point son monde (et lui-même) le meilleur des avions de chasse ;
l’équipement technologique qu’ils se jusqu’en juin 1940 où, sur

procuraient n’était souvent pas approprié. En bon pilote, Boyd s’était


un coup de tête, il oublia

entraîné à considérer chaque situation comme une sorte de bataille :


cette sa considérable prudence

fois encore, il décida de transférer ses talents de combattant dans la


pour céder à la tentation d’avoir part aux dépouilles

jungle du Pentagone. Il intimiderait, découragerait et finirait par


vaincre de l’effondrement de la

ses adversaires.

France.

Boyd pensait qu’un avion de chasse aérodynamique, du type de


celui Edward N. Luttwak,

qu’il était en train de mettre au point, pourrait battre n’importe quel


strategy: the logic of
war and peace, 1987

avion au monde. Mais les entrepreneurs détestaient ce modèle, car


il était peu coûteux ; il n’employait pas la technologie qu’ils
essayaient de développer. En outre, les collègues de Boyd au
Pentagone avaient leurs propres projets en tête. Tous étaient en
concurrence sur le même budget : ils étaient prêts à tout pour
saboter ou modifier le projet de Boyd.

Il développa sa stratégie de défense : extérieurement, il semblait un


peu idiot. Il ne portait que des costumes miteux, fumait des cigares
infects et avait l’air un peu sauvage. Il ressemblait à n’importe quel
pilote de chasse, un peu nerveux, promu trop vite et trop tôt. Mais
derrière ces apparences trompeuses, il contrôlait le moindre détail. Il
s’assura d’en savoir plus que ses adversaires : il était capable de
citer des statistiques, des études et des théories d’ingénierie pour
soutenir son projet et pointer du doigt les failles de ceux des autres.
Les entrepreneurs arrivaient aux réunions avec des plans mirifiques
développés par leurs meilleurs ingénieurs ; ils faisaient un discours
enthousiaste qui épatait les généraux.

Boyd écoutait poliment, prenait l’air impressionné puis, soudain,


sans prévenir, passait à l’attaque : là, il démontait leurs merveilleux
projets, soulignait les incohérences et dénonçait la tromperie. Et plus
ils protes-taient, plus Boyd réduisait leurs plans à néant.

Surpassés par un homme qu’ils avaient grossièrement sous-estimé,


les entrepreneurs quittaient souvent les réunions en jurant de se
venger.

Mais que faire ? Il avait déjà mis leurs projets à terre et ridiculisé
leurs propositions. Ils avaient été démasqués et en avaient perdu
toute crédibilité. Il fallait accepter cette défaite. Ils apprirent à éviter
Boyd : au lieu d’essayer de le saboter, ils espéraient qu’il se
saboterait tout seul.

En 1974, Boyd et son équipe finirent le projet du nouvel avion de


chasse sur lequel ils avaient travaillé. Il était à peu près sûr qu’il
serait approuvé. Mais la stratégie de Boyd comprenait la mise en
place d’un réseau d’alliés dans différents départements du
Pentagone, et ces hommes lui rapportèrent qu’il y avait quelques
généraux trois étoiles qui le haïssaient et qui avaient prévu de faire
échouer le projet. Ils le laisseraient obtenir les différentes
approbations nécessaires mais, à la réunion finale, ils saboteraient
le projet comme ils l’avaient toujours voulu. Et puisque ce projet était
monté si haut, on ne pourrait pas les accuser de ne pas lui avoir
laissé sa chance.

S T R AT É G I E 10

137

En plus de son réseau d’alliés, Boyd s’était toujours assuré d’avoir


un protecteur puissant. Ce n’était pas compliqué à trouver : dans un
environnement politique comme le Pentagone, il y a toujours un
général ou de puissants officiels dégoûtés par le système ; ils étaient
ravis d’être les protecteurs secrets de Boyd. Pour l’occasion, celui-ci
en appela à son protecteur le plus puissant, le ministre de la
Défense James Schlesinger. Ce dernier approuva personnellement
le projet. Lors de la réunion avec les généraux, qui buvaient du petit-
lait à l’idée de se débarrasser enfin de lui, Boyd déclara : «
Messieurs, le ministre de la Défense m’autorise à vous informer que
cette réunion n’a pas pour but de prendre une décision.

C’est une simple réunion d’information. » Il précisa que le projet


avait déjà été approuvé. Il le présenta donc, longuement, prenant un
malin plaisir à remuer le couteau dans la plaie. Il voulait les humilier
et leur montrer à qui ils avaient affaire.

Sa formation de pilote de chasse avait incité Boyd à prendre de


l’avance sur ses adversaires : il fallait les surprendre par une
manœuvre inattendue et paralysante. Il sut adapter cette stratégie
aux querelles bureaucratiques du Pentagone. Lorsqu’un général lui
donnait un ordre dans le but évident de ruiner les plans de son avion
de chasse ultraléger, il souriait, opinait du chef et disait : «
Messieurs, je serais ravi de suivre cet ordre. Mais j’ai besoin d’une
demande écrite. » Or, les généraux préféraient largement donner
leurs ordres de vive voix, pour se couvrir au cas où les choses
tourneraient mal. Pris au dépourvu, ils n’avaient pas le choix : il
fallait laisser tomber l’ordre ou faire une demande écrite qui, si elle
était publiée, les ridiculiserait. Ils étaient piégés.

Après quelques années aux côtés de Boyd, les généraux et leurs


sous-fifres apprirent à l’éviter, lui et ses abominables cigares, ses
sophismes et ses tactiques sournoises. Désormais tranquille, il
mena à bien ses plans pour le F-15 et le F-16, ce malgré les
lourdeurs administratives du Pentagone : l’aviation américaine est
encore marquée de son empreinte, car il mit ainsi au point les deux
avions de chasse les plus célèbres et les plus efficaces.

Interprétation

Boyd comprit très vite que son projet n’était guère populaire et qu’il
devait être prêt à rencontrer des obstacles et des opposants sur son
chemin. S’il décidait de combattre tout le monde, chaque
entrepreneur et chaque général, il mourrait d’épuisement. Boyd était
un stratège de haut vol : ses théories jouèrent un rôle majeur lors de
l’opération Tempête du désert contre l’Irak, en 1991. Un stratège ne
rend jamais coup pour coup : il sonde les faiblesses de l’ennemi. Un
système colossal comme le Pentagone a forcément ses failles. Boyd
sut les localiser.

Ceux qui le côtoyaient là-bas voulaient à tout prix plaire et être


aimés. C’étaient des politiciens, soucieux avant tout de leur
réputation ; en outre, ils étaient très occupés et n’avaient pas de
temps à perdre. La stratégie de Boyd était simple : sur le long terme,
il allait se construire la 138

S T R AT É G I E 10

réputation de quelqu’un de difficile, voire de méchant. Un problème


avec Boyd signifiait un combat public et sale qui souillait une
réputation et faisait perdre du temps, ce qui n’est jamais bon en
politique. Boyd se transforma ainsi en une sorte de porc-épic. Aucun
animal ne veut s’approcher d’une créature qui cause tant de
dommages, aussi petite soit-elle ; même les tigres la laissent en
paix. Une fois en paix, Boyd gagna donc du pouvoir et vécut assez
longtemps pour voir voler les F-15 et F-16.

Boyd savait que la réputation est une clef qui ouvre de nombreuses
portes. La vôtre n’est peut-être pas assez impressionnante ; après
tout, il faut s’adapter aux circonstances, faire de la politique, avoir
l’air gentil et accommodant. En général, cela fonctionne, mais en
période de danger, il n’est pas bon d’avoir l’air trop aimable : cela
sous-entend que vous pouvez être malmené, découragé, manipulé.
Si vous n’avez jamais rendu un coup auparavant, aucune menace
ne sera crédible. Il est très important que les gens sachent que, si
nécessaire, vous savez vous montrer méchant et sournois.
Quelques démonstrations claires et violentes suffiront. Une fois que
les gens vous considéreront comme un vrai dur, ils n’approche-ront
plus sans crainte. Et comme le disait Machiavel, mieux vaut être
craint qu’aimé.

Image:

Le porc-épic. Il a l’air un peu

bête, un peu lent ; on dirait une proie

facile. Mais lorsqu’il est menacé ou attaqué, il

dresse ses piquants. Si on le touche, on est sûr d’être blessé, et


lorsqu’on essaie d’extraire les piquants, ils ne s’enfoncent que plus
profondément dans la chair. Ceux qui ont déjà eu affaire à un porc-
épic apprennent à ne jamais recommencer. Et même sans en avoir
fait l’expérience, la plupart des gens savent l’éviter et le laisser
tranquille.

Autorité : Ainsi, outre l’avantage que vous aurez de faire savoir


promptement toutes vos volontés à votre armée entière, dans le
même moment, vous aurez
encore celui de lasser votre ennemi, en le rendant attentif à tout ce
qu’il croit que vous voulez entreprendre, de lui faire naître des
doutes continuels sur la conduite que vous devez tenir, et de lui
inspirer d’éternelles frayeurs. (Sun Zi, IVe siècle av. J.-C.) S T R AT
É G I E 10

139

A CONTRARIO

Le but d’une stratégie de dissuasion est de décourager l’attaque ;


une action ou une présence menaçante sont en général suffisantes.
Toutefois, dans certaines situations, on atteint le même objectif en
faisant l’idiot et le modeste. Donnez-vous l’air inoffensif, battu
d’avance, et les gens vous laissent parfois tranquille. Une image de
benêt peut vous faire gagner du temps. C’est ainsi que Claude
survécut au monde traître et violent de la politique romaine et qu’il
parvint au trône impérial : il avait l’air trop inoffensif pour que l’on
s’en inquiète. Mais cette stratégie demande de la patience et n’est
pas sans risque : vous serez l’agneau parmi les loups.

En général, il faut toujours garder ses tentatives d’intimidation sous


contrôle. Ne vous laissez pas emporter par l’ivresse que vous donne
le pouvoir de faire peur : c’est une défense en temps de danger, pas
un moyen d’attaque. Sur le long terme, à trop effrayer les gens, vous
vous créez des ennemis, et si vous n’étoffez pas votre réputation de
quelques belles victoires, vous perdrez toute crédibilité. Si votre
adversaire est suffisamment en colère pour décider de jouer le
même jeu que vous, vous risquez d’entrer dans une escalade de
violence et une guerre de représailles. Cette stratégie est à
employer avec précaution.

140

S T R AT É G I E 10

11
TROQUEZ L’ESPACE

CONTRE LE TEMPS :

LA STRATÉGIE DU REPLI

Battre en retraite face à un ennemi solide est un signe de force, et


non de faiblesse. En résistant à la tentation de répondre à
l’agression par l’agression, vous gagnez un temps précieux : celui de
récupérer, de réfléchir, de prendre du recul. Laissez l’ennemi
avancer, le temps importe plus que l’espace. En refusant le combat,
vous mettez votre adversaire en rage et nourrissez son arrogance.
Bientôt, il ira trop loin et commettra des erreurs. Le temps est un
révélateur : l’autre apparaîtra imprudent et vous, sage.

Parfois, on peut accomplir beaucoup en ne faisant rien.

141

RECULER POUR MIEUX SAUTER

Au début des années 1930, Mao Zedong (1893-1976) était l’étoile


montante du Parti communiste chinois. Une guerre civile venait
d’éclater entre communistes et nationalistes ; Mao était à la tête de
la lutte contre les nationalistes : il usait de tactiques de guérilla pour
les battre encore et encore, même si les communistes étaient
clairement en sous-nombre. Il était aussi président du gouvernement
communiste chinois naissant et ses essais provocants de stratégie
et de philosophie étaient largement diffusés.

Une lutte de pouvoir émergea au sein du parti communiste : un


groupe d’intellectuels formés en Union Soviétique, connu sous le
nom des « 28 Bolcheviks », essaya de prendre le pouvoir. Ils
méprisaient Mao : son goût de la guérilla était pour eux un signe de
timidité et de faiblesse ; ils considéraient que la révolution paysanne
était une idée dépassée.
Ils défendaient une guerre frontale. Ils voulaient combattre
directement les nationalistes pour prendre le contrôle des régions et
des cités stratégiques, comme les communistes l’avaient fait en
Russie. Les 28B isolèrent progressivement Mao, qui se retrouva à
l’écart du pouvoir politique et militaire. En 1934, ils l’assignèrent à
résidence dans une ferme du Hunan.

Les amis et camarades de Mao comprirent qu’il était tombé en


profonde disgrâce. Mais, pire encore que la chute elle-même, ils
n’arrivaient pas à accepter l’apparente soumission de Mao : en effet,
il ne chercha pas à rassembler du soutien pour contre-attaquer, il
cessa de publier et disparu complètement de la circulation. Peut-être
les 28B avaient-ils raison : Mao était un lâche.

La même année, les nationalistes, menés par le général Tchang Kai-


shek, lancèrent une nouvelle campagne pour venir à bout des
communistes. Leur plan était d’encercler l’Armée rouge dans ses
bastions et d’en exterminer tous les soldats jusqu’au dernier : la
victoire était proche. Les 28B combattirent bravement pour garder
les quelques cités et régions qu’ils tenaient encore. Mais les
nationalistes étaient bien plus nombreux, mieux équipés, et ils
disposaient de conseillers militaires allemands pour les aider.

Ils prirent ville après ville et encerclèrent lentement les communistes.

Des milliers de soldats désertèrent l’Armée rouge, mais ceux qui


restaient, environ 100 000, parvinrent à percer le siège nationaliste
pour se diriger vers le nord-ouest. Mao les rejoignit dans leur fuite. Il
commença enfin à prendre la parole pour mettre en cause la
stratégie des 28B. Il critiqua cette retraite en ligne droite, qui rendait
la poursuite trop facile. Ils étaient trop lents, trop encombrés par des
documents, des dossiers et toutes sortes de papiers emportés de
leurs anciens bureaux. Ils se comportaient comme si l’armée tout
entière, déplaçant son camp, prévoyait simplement de poursuivre le
combat contre les nationalistes de la même façon qu’auparavant,
pour leur arracher des villes et du terrain. Mao persistait à dire que
cette nouvelle marche ne devait pas être une simple retraite
momenta-née vers des terres plus sûres, mais une opération de plus
grande enver-gure. Tout le parti devait être repensé : au lieu de
copier les bolcheviks, il 142

S T R AT É G I E 1 1

fallait réinventer une révolution chinoise propre, basée sur la


paysannerie, Six à la quatrième place

le groupe de population le plus important en Chine. Ils avaient


besoin de signifie :

L’armée bat en retraite.

temps et de liberté pour attaquer. Mao pensait qu’il fallait se diriger


vers le Pas de blâme.

sud-ouest, aux confins de la Chine, là où l’ennemi ne pouvait les


atteindre.

Lorsqu’on se trouve en face

Les officiers de l’Armée rouge se rangèrent à son avis : ses


tactiques d’un ennemi supérieur avec

de guérilla avaient auparavant prouvé leur efficacité, tandis que la


straté-lequel le combat est sans

gie des 28B était un échec cuisant. Ils adoptèrent ses idées. Ils
voyagèrent espoir, une retraite en bon

ordre est l’unique attitude

légers, ne se déplacèrent que la nuit, feintèrent pour brouiller les


pistes.

juste, car elle préserve

Partout où ils allaient, des paysans ralliaient leur cause. D’une


certaine l’armée du dommage et
manière, Mao était devenu le dirigeant de facto de l’armée. Avec
cent fois de la désintégration. Ce

moins d’hommes, l’Armée rouge parvint quand même à échapper


aux n’est nullement un signe

de courage ou de force que

nationalistes et, en octobre 1935, elle atteignit le fin fond de la


province de vouloir engager à tout

du Shanxi, où elle fut en sécurité.

prix un combat sans espoir.

Après avoir traversé vingt-quatre fleuves et dix-huit chaînes de mon-


yi king, le livre des

tagnes, et après avoir frôlé le désastre, l’armée arriva au bout de sa


mutations, vers

viiie siècle av. J.-C.,

« Longue Marche ». Elle ne comptait plus que 6 000 soldats, mais


un traduit et adapté par

nouveau parti avait été bâti, celui que Mao souhaitait dès le début :
un Étienne Perrot de la

traduction allemande du

groupe de radicaux dévoués qui croyaient en la révolution paysanne


et Père Richard Wilhelm

en la guérilla. En sécurité dans la province du Shanxi, ce nouveau


parti épuré put prendre le temps de récupérer, puis de faire de
nouveaux disciples. En 1949, les communistes battirent les
nationalistes une fois pour toutes et les condamnèrent à l’exil hors
de la Chine continentale.
Interprétation

Mao était né et avait été élevé dans une ferme ; il avait connu la vie
à la dure. Un fermier doit apprendre la patience, s’adapter au rythme
des saisons et aux caprices de la météo. Des milliers d’années
auparavant, la religion taoïste avait émergé de ce mode de vie
difficile. L’un des concepts clés du taoïsme est celui du wei wu :
l’idée de l’action par l’inaction, du contrôle sans contrôle, de la
fermeté par la douceur. Le wei wu induit l’idée qu’en luttant contre
les circonstances, en restant dans le combat, vous ne faites que
reculer, que créer des obstacles et des difficultés. Il est parfois
préférable de faire profil bas, de rentrer sous sa carapace et de
laisser l’hiver passer. C’est ainsi que vous pouvez prendre le temps
de vous retrouver et de raffermir votre identité.

Élevé dans une ferme, Mao s’était approprié ces idées et les
appliquait constamment à la politique et à la guerre. En période de
danger, lorsque l’ennemi était trop fort, il n’avait pas honte de battre
en retraite, même s’il savait que beaucoup l’interpréteraient comme
un signe de faiblesse. Il savait que seul le temps ferait apparaître les
failles de la stratégie ennemie. Il mettait ce temps à profit pour
réfléchir sur lui-même et prendre du recul sur la situation. Il fit de
cette période de retraite dans le Hunan, non pas une humiliation
négative, mais une excellente stratégie.

De même, il se servit de la Longue Marche pour forger la nouvelle


identité du parti communiste, créant une nouvelle forme de ferveur
politique.

Une fois l’hiver passé, il émergea : ses ennemis tombèrent sous le


poids S T R AT É G I E 1 1

143

de leurs propres faiblesses face à un Mao renforcé par cette période


de retraite.
La guerre est trompeuse : vous pensez parfois être fort et vous
croyez avancer contre l’ennemi, mais le temps prouve que vous
marchez vers le pire des dangers. Vous ne pouvez jamais vraiment y
voir clair, puisque l’immersion dans le présent vous empêche de
prendre le recul nécessaire.

Le mieux à faire est de vous débarrasser de ces schémas de


pensée convenus et paresseux. Il n’est pas toujours bon d’avancer ;
le temps du repli n’est pas une faiblesse. En période troublée, la
meilleure stratégie est bien souvent de refuser le combat : en fuyant
l’ennemi, vous ne perdez rien de précieux et gagnez le temps de
vous retrouver, de repenser vos idées, d’éliminer les importuns pour
ne garder que les convaincus. Le temps devient votre allié. En ne
faisant rien ouvertement, vous gagnez en force intérieure, qui sera
un pouvoir considérable quand viendra le moment d’agir.

La stratégie est la science de l’emploi du temps et de l’espace.

Je suis, pour mon compte, moins avare de l’espace que du temps :


pour l’espace, nous pouvons toujours le regagner.

Le temps perdu, jamais.

NAPOLÉON BONAPARTE (1769-1821)

LES CLEFS DE LA GUERRE

Le problème majeur en stratégie, et dans la vie en général, c’est que


chacun est unique, ayant une personnalité qui lui est propre. De
même, chaque situation est singulière, et aucune ne se répète
jamais vraiment. Mais on a souvent du mal à prendre conscience de
ce qui nous rend différents, de qui nous sommes vraiment. Nos
idées viennent de livres, de professeurs, d’influences multiples. Nos
réactions aux événements sont polluées par la routine, machinales,
quand il faudrait s’adapter aux particularités de chaque circonstance.
De la même façon, dans notre rapport à autrui, nous nous laissons
aisément contaminer par son rythme et son humeur.
Tout cela crée une sorte de brouillard : il est difficile de considérer
les éléments tels qu’ils sont quand on ne se connaît pas soi-même.

En tant que stratège, votre mission est simple : il s’agit de


comprendre ce qui vous différencie des autres, de vous appréhender
vous-même, d’être sûr de vos positions et de connaître l’ennemi le
mieux possible.

Vous devez garder du recul sur les événements et considérer les


faits tels quels. Pris dans le tourbillon de la vie, ce n’est pas chose
aisée ; on ne peut avoir la force de le faire qu’en sachant quand et
comment se retirer.

Si l’on ne cesse d’avancer, d’attaquer, de répondre à chaud, on n’a


pas le temps de prendre du recul. Les stratégies qui en découlent
sont faibles, mécaniques, ancrées dans le passé ou dans la théorie.
On singe ce qui a déjà été fait au lieu de créer du neuf. Il faut
apprendre à se retirer régulièrement pour se retrouver soi-même et
se détacher d’influences parasites.

144

S T R AT É G I E 1 1

Le meilleur moment pour le faire, c’est souvent au cœur même de la


dif-Les opportunités changent

ficulté et du danger.

sans cesse. Ceux qui

arrivent trop tôt sont allés

Cette période de repli comporte une symbolique religieuse,


mystique.

trop loin, et ceux qui


Ce n’est qu’en s’échappant dans le désert que Moïse et le peuple
juif arrivent trop tard ne

consolidèrent leur identité et devinrent une force politique et sociale


rattraperont jamais leur

majeure. Pendant quarante jours, Jésus vécut dans le désert ;


Mahomet, retard. De même que le

de même, s’exila de La Mecque à un moment de grand danger et se


mit soleil et la lune poursuivent

leur route, le temps ne

en retraite. Avec une poignée de ses disciples les plus fervents, il


profita s’entend pas bien avec

de cette période pour créer des liens, comprendre qui ils étaient et
ce les gens. Par conséquent,

pourquoi ils se battaient – en bref, ils laissèrent le temps faire son


œuvre.

les sages accordent moins

Ce n’est qu’après cette période que la petite troupe de croyants


réappa-de valeur à d’énormes

joyaux qu’à un peu de

rut pour conquérir La Mecque ainsi que toute la péninsule arabique


et, temps. Le temps est difficile

plus tard, après la mort du prophète, battre les Byzantins et l’empire


à trouver et facile à perdre.

perse, et étendre l’Islam sur de vastes territoires. Jusqu’à Hadès


dans huainanzi,
L’Odyssée, chaque mythologie a son héros retiré en quête de lui-
même.

Chine, iie siècle av. J.-C.

Si Moïse était resté en Égypte pour se battre, l’histoire du peuple juif


se serait probablement arrêtée là. Si Mahomet avait affronté ses
ennemis à La Mecque, il aurait été écrasé et aussitôt oublié. Lorsque
vous vous battez contre quelqu’un de plus puissant que vous, vous
avez plus à perdre que vos biens et votre territoire : vous perdez
aussi votre capacité à réfléchir, à garder du recul ; vous finissez par
vous laisser entièrement submerger par les émotions et la violence
de l’agresseur. Mieux vaut fuir et mettre ce temps à profit pour vous
replier sur vous-même. Si l’ennemi avance et gagne du terrain, tant
pis ; il faut savoir prendre le temps de récupérer pour renverser la
situation le moment venu. Savoir se retirer n’est pas une faiblesse,
mais une force ; c’est le sommet de la sagesse stratégique.

Le but de cette stratégie de repli est de refuser le combat quel qu’il


soit, physique ou psychologique. C’est une défense, pour se
protéger, mais aussi une stratégie positive : un agresseur qui ne
peut combattre se met en colère ; il est donc plus facile à
déstabiliser.

Au cours de la Première Guerre mondiale, l’Angleterre et


l’Allemagne s’affrontèrent notamment en Afrique de l’Est, où les
deux nations possédaient des colonies. En 1915, le général anglais
Jan Smuts se mit en marche contre une armée allemande beaucoup
plus réduite, dans l’Afrique orientale allemande, conduite par le
colonel Paul von Lettow-Vorbeck. Smuts espérait une victoire rapide
: dès qu’il en aurait terminé avec l’Afrique, il pourrait aller au cœur du
conflit, en Europe. Mais von Lettow-Vorbeck refusa le combat et se
retira vers le sud. Smuts se lança à sa poursuite.

Plusieurs fois, Smuts pensa avoir réussi à bloquer von Lettow-


Vorbeck, pour finir par se rendre compte que les troupes allemandes
avaient reculé quelques heures plus tôt. Comme attiré par un
aimant, Smuts poursuivit von Lettow-Vorbeck contre vents et
marées, à travers les montagnes et les forêts. Les lignes anglaises
de ravitaillement faisaient des centaines de kilomètres ; les soldats
anglais étaient maintenant S T R AT É G I E 1 1

145

vulnérables au harcèlement de leurs adversaires, ce qui sapa leur


moral.

Embourbée dans ces jungles pestilentielles, le temps passant,


l’armée de Smuts fut décimée par la faim et la maladie avant même
d’avoir pu réellement combattre. À la fin de la guerre, von Lettow-
Vorbeck avait réussi à jouer au chat et à la souris pendant quatre
ans ; ce petit jeu avait épuisé les forces anglaises sans qu’elles
n’obtiennent rien en retour.

Smuts était un dirigeant obstiné, dur et agressif, qui aimait le champ


de bataille. Von Lettow-Vorbeck joua de ce trait de caractère : il
refusa la confrontation directe, mais demeura assez proche pour lui
faire miroiter une belle bataille et pousser les Anglais à s’enfoncer
plus loin dans la jungle. Excédé, Smuts tomba dans le piège. Von
Lettow-Vorbeck usa habilement des vastes espaces et du climat
inhospitalier de l’Afrique pour détruire les Anglais.

Face à l’agression, la plupart des gens rentrent eux-mêmes dans


une dynamique agressive. Il est très difficile de se contenir. En
refusant totalement le combat et en vous éloignant du danger
immédiat, vous faites preuve d’une grande maîtrise et vous gagnez
là un réel avantage. L’ennemi désespère de vous faire réagir et cela
le rend ivre de rage. Battez en retraite, troquez l’espace pour du du
temps. Restez calme et posé. Laissez l’adversaire prendre tout
l’espace qu’il veut ; comme les Allemands, piégez-le dans l’inaction.
Il finira par se disperser et commettre des erreurs. Vous avez le
temps de votre côté, car vous ne le gaspillez pas en batailles
inutiles.

Comme chacun sait, une guerre est toujours pleine de surprises,


d’événements imprévus qui risquent de ralentir, voire de ruiner le
meilleur des plans. Carl von Clausewitz appelait ça la « friction ».
Toute guerre est l’illustration de la loi de Murphy énonçant que si
quelque chose peut mal tourner, alors cette chose finira
infailliblement par mal tourner. En évitant le combat, vous échangez
de l’espace contre du temps et tirez profit de cette loi de Murphy.
C’est ce que fit von Lettow-Vorbeck : il fit de Smuts une victime de la
loi de Murphy, se laissant le temps d’éviter le pire.

Pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763), Frédéric le Grand de


Prusse dut affronter sur l’ensemble de ses frontières les armées
autrichiennes, françaises et russes, toutes déterminées à le
massacrer.

Préférant généralement l’attaque, Frédéric misa cette fois sur la


défense, manœuvrant pour gagner du temps et passer entre les
mailles du filet dans lequel ses ennemis tentaient de l’enfermer. Les
années passèrent et il parvint à éviter le désastre, même si ce fut
parfois de justesse. Puis, brutalement, la tsarine Élisabeth de Russie
mourut. Elle détestait amèrement Frédéric, mais son neveu et
successeur, le tsar Pierre III, était un jeune homme qui avait l’esprit
de contradiction : il n’avait guère aimé sa tante et vouait une
admiration sans bornes à Frédéric le Grand. Non seulement il retira
ses armées de la guerre mais, surtout, il s’allia avec la Prusse. La
guerre de Sept Ans était finie : le miracle dont Frédéric avait besoin
s’était finalement produit. S’il avait essayé de combattre ou rendu les
armes au pire moment, il aurait tout perdu. Mais sa manœuvre pour
146

S T R AT É G I E 1 1

gagner du temps lui permit de profiter, aux dépens de ses ennemis,


de la loi de Murphy.

Certes, la guerre est une question d’espace, et elle prend place en


un lieu déterminé : les généraux s’appuient sur des cartes pour
construire des stratégies élaborées en fonction d’un certain terrain.
Mais on oublie trop souvent que le temps importe autant que le
territoire : un bon stratège sait s’en servir, car cela donne une autre
dimension à l’attaque comme à la défense. Pour cela, vous devez
cesser de concevoir le temps comme une abstraction : dans le réel,
dès l’instant où vous naissez, le temps est la seule chose que vous
possédez vraiment. C’est là votre unique matière première. On peut
vous enlever tous vos biens mais, à moins de vous assassiner, le
plus puissant des agresseurs ne peut vous ôter le temps. Même en
prison, il vous appartient si vous savez le mettre à profit. Vous
engager dans une bataille que vous n’avez pas choisie, c’est plus
qu’une erreur, c’est de la stupidité au plus haut point. Le temps
perdu ne se rattrape jamais.

Image : Les sables du désert.

Dans le désert, rien ne sert ni ne

nourrit une guerre : il n’y a que

du sable et de vides immensités.

Retirez-vous-y pour réfléchir

et y voir clair. Là-

bas, le temps

s’étire;

c’est ce dont

vous avez besoin.

Soumis à une attaque,

repliez-vous dans le désert et atti-

rez vos ennemis là où ils perdront

tout sens du temps et de l’espace,


tombant ainsi sous votre coupe.

Autorité : Laissez les ennemis fatiguer, attendez qu’ils soient ou en


désordre ou dans une très grande sécurité ; vous pourrez sortir alors
et fondre sur eux avec avantage. (Sun Zi, IVe siècle av. J.-C.) S T R
AT É G I E 1 1

147

A CONTRARIO

Lorsqu’un ennemi vous attaque avec des forces beaucoup plus


nombreuses, vous préférerez parfois faire face plutôt que de vous
replier. Vous allez droit au martyre, ce que vous espérez peut-être,
mais sachez que le martyre est également une stratégie, fort
ancienne de surcroît. Elle fait de vous un symbole, un point de
ralliement pour les générations présentes et à venir. Cette stratégie
réussira si vous êtes assez connu pour que votre défaite ait une
portée symbolique ; il faut que les circonstances soulignent la
justesse de votre combat autant que les mauvaises intentions de
l’ennemi. Ce sacrifice doit être unique : trop de martyres, trop
longtemps, en détruiront les effets. En cas d’extrême faiblesse, si
l’adversaire est vraiment trop fort, le martyre peut servir à montrer
que, malgré tout, le combat continue, afin que les troupes gardent le
moral. Mais en général, c’est une arme dangereuse qui risque de ne
blesser que vous, car ses effets sont trop puissants pour être
contrôlés. Il faut parfois des siècles avant que cela ne fonctionne.
Même si, symboliquement, ce peut être un succès, un bon stratège
cherchera à l’éviter. Il vaut toujours mieux battre en retraite.

Attention toutefois, le repli n’est pas une fin en soi : un jour ou


l’autre, vous devrez faire face et vous battre. Si vous ne le faites pas,
ce sera un aveu de faiblesse et l’ennemi finira alors par gagner. On
ne peut éviter le conflit en permanence : la retraite n’est jamais que
temporaire.

148
S T R AT É G I E 1 1

PARTIE
IV
LAGUERRE

OFFENSIVE

À la guerre comme dans la vie, les pires dangers

viennent de l’inattendu : l’ennemi ne réagit pas comme prévu, un


événement extérieur vient contrarier vos plans, les circonstances
diffèrent totalement de celles escomptées. En stratégie, ce décalage
entre ce que l’on veut et ce qui finit par arriver s’appelle la « friction
».

L’idée fondatrice de la guerre offensive conventionnelle est assez


simple : en attaquant le premier, en visant le talon d’Achille de
l’adversaire et en gardant l’initiative, vous restez maître de la
situation. Il n’y a de place pour aucune friction lorsque vous prenez
l’initiative : vos manœuvres déstabilisent l’ennemi et introduisent des
frictions de son côté, ce qui finit par l’anéantir complètement.

C’est la forme de guerre la plus pratiquée par les meilleurs généraux


de l’histoire. Le secret de leur succès est un mélange parfait
d’intelligence stratégique et d’audace. La stratégie fait pleinement
partie de la

planification : il s’agit de se fixer un but final, de trouver les moyens


de l’atteindre, afin d’aboutir à un plan extrêmement détaillé. Il faut
donc penser en termes de campagne, et non de batailles isolées.
Pour ce faire, il faut connaître les forces et les faiblesses de
l’adversaire, afin d’ajuster son tir et de viser juste. Plus le plan est
détaillé, plus vous êtes en confiance lorsqu’il faudra partir vous
battre ; les imprévus seront faciles à gérer. Lors de l’attaque en elle-
même, vous devez frapper avec une force et une audace qui
effraient l’ennemi, une énergie à laquelle il ne peut résister.
Les onze chapitres à venir vous initieront à cette forme suprême de
l’art de la guerre. Ils vous aideront à insérer vos désirs et vos buts
dans un plan plus large appelé la « grande stratégie ». Vous
apprendrez à considérer l’ennemi avec objectivité et à percer ses
secrets. Vous comprendrez comment un plan solide

permet de se montrer souple dans l’attaque et comment certaines


manœuvres (le contournement par le flanc, l’encerclement) et
certains styles d’attaque (cibler les centres de gravité, pousser
l’ennemi à se mettre en position de faiblesse), qui vous assurent la
victoire à la guerre, sont applicables à la vie courante. Enfin, vous
apprendrez comment mettre un terme à une campagne.

Sans une conclusion ferme qui rejoint vos ambitions d’ensemble,


tout le travail effectué aura été inutile.

Maîtrisez les différents éléments de la guerre offensive, et celle que


vous menez au quotidien n’en sera que plus puissante.

12

PERDEZ DES BATAILLES,

MAIS GAGNEZ LA GUERRE :

LA GRANDE STRATÉGIE

Vous êtes entouré de stratèges avides de pouvoir, prêts à tout pour


réussir, souvent à vos dépens. Lorsque vous vous battez contre de
tels individus au quotidien, vous perdez l’essentiel de vue : la victoire
finale, le but espéré, le poste de pouvoir visé. La grande stratégie
est l’art de voir au-delà de la prochaine bataille et de calculer plus
loin. Elle demande de se concentrer sur ce but ultime et de tout faire
pour l’atteindre. Dans la grande stratégie, vous devez tenir compte
des ramifications politiques et des conséquences à long terme de
vos actes. Au lieu de réagir sur le vif, vous apprenez à contrôler vos
actions avec plus de profondeur, de subtilité et d’efficacité. Laissez
les autres se perdre dans les batailles mesquines de la vie courante
et se féliciter de leurs petites victoires. La grande stratégie est
l’unique voie vers la plus belle des récompenses : avoir le dernier
mot.

151

Être prêt, tout est là. La

LA GRANDE CAMPAGNE

résolution est inséparable

Élevé à la cour de Macédoine, Alexandre (356-322 av. J.-C.) était un


de la prévoyance.

jeune homme un peu étrange. Il appréciait les distractions


habituelles des Lorsqu’on est attentif et

réfléchi, il n’est pas besoin

jeunes gens, les chevaux et la guerre ; il avait combattu aux côtés


de son de s’émouvoir et de

père, le roi Philippe II, et prouvé son courage. Mais il aimait aussi la
phis’effrayer. Lorsqu’on est

losophie et la littérature. Son précepteur, le grand Aristote, lui avait


constamment vigilant tant

appris l’amour de la politique et de la science, l’art de considérer le


qu’il n’y a pas encore de

monde avec autant d’objectivité que possible. Sa mère, Olympie,


était danger, on est armé lorsque

le danger s’approche et l’on

une mystique un peu superstitieuse qui avait eu des visions à la


naissance n’a pas à craindre.
d’Alexandre : elle croyait fermement qu’un jour, son fils dominerait le
L’homme noble est sur ses

monde. L’enfance d’Alexandre fut bercée par le récit de ces visions.


Sa gardes devant ce qui n’est

mère lui raconta l’histoire d’Achille, dont elle prétendait descendre.

pas encore en vue et attentif

à ce que l’on n’entend pas

Alexandre vouait un véritable culte à sa mère (et détestait son père),


et encore ; c’est pourquoi il

prit ces prophéties très au sérieux. Très jeune, il se considérait plus


digne demeure au milieu des

qu’un fils de roi.

difficultés comme s’il n’y

Alexandre fut élevé pour prendre la succession de Philippe ; les


avait pas de difficultés. Si

terres dont il devait hériter s’étaient considérablement étendues au


cours quelqu’un cultive son

caractère, les hommes

du règne de son père. Au fil du temps, celui-ci avait fait de l’armée


macé-s’attachent spontanément à

donienne la meilleure de toute la Grèce. Il avait battu Thèbes et


Athènes lui. Si la raison triomphe,

et unifié toutes les cités-États (à l’exception de Sparte) sous la ligue


les passions se retirent
hellénique, qu’il commandait. C’était un dirigeant fin mais autoritaire.

d’elles-mêmes.

En 336 av. J.-C., un aristocrate mécontent l’assassina. La


Macédoine yi king, le livre des

mutations, vers

devint alors une cible facile, et Athènes quitta la ligue. Les autres
cités-viiie siècle av. J.-C.,

États suivirent. Les tribus du Nord menaçaient le pays d’invasion. Le


traduit et adapté par

Étienne Perrot de la

petit empire de Philippe était au bord de la ruine.

traduction allemande du

Lorsque Alexandre monta sur le trône, il n’avait que vingt ans : Père
Richard Wilhelm

beaucoup de conseillers pensaient qu’il était trop jeune. En outre, les


circonstances ne se prêtaient guère à l’apprentissage des subtilités
du gouvernement. Les généraux et les dirigeants politiques
macédoniens allaient devoir le prendre sous leurs ailes. Ils lui
conseillèrent d’agir lentement, de consolider ses positions par
rapport à l’armée et à la Macédoine, puis de réformer graduellement
la ligue, par tous les moyens possibles. C’est ce que Philippe aurait
fait. Mais Alexandre fit la sourde oreille : apparemment, il avait
d’autres projets. Sans laisser à ses ennemis le temps de s’organiser,
il leva une armée, se dirigea vers le sud et reconquit Thèbes en une
série de frappes foudroyantes. Puis il marcha sur Athènes qui,
effrayée, se répandit en excuses et supplia pour être réintégrée à la
ligue.
Alexandre accepta. Le jeune prince excentrique se révélait être un
roi audacieux et imprévisible : il attaquait quand on ne s’y attendait
pas, mais avait également fait preuve d’une grande clémence envers
Athènes.

Il était difficile à cerner, mais ses premières manœuvres lui


gagnèrent de nombreux admirateurs. La suite fut encore plus
étrange et audacieuse : au lieu de travailler à consolider ses gains et
cette ligue si fragile, il déclara la guerre à l’empire perse, le pire
ennemi des Grecs. Quelque 150 ans plus tôt, les Perses avaient
tenté d’envahir la Grèce. Ils avaient presque réussi et en rêvaient
encore. C’était une menace constante avec laquelle 152

S T R AT É G I E 1 2

la Grèce devait toujours compter : son commerce maritime était


ligoté d’un singe et d’un

renard

par la puissante marine perse.

En 334 av. J.-C., Alexandre conduisit une armée de 35 000 Grecs en


Dans une Assemblée

générale des Animaux,

Asie mineure, en passant par le détroit des Dardanelles : ils


atteignirent le Singe sauta avec tant

la partie occidentale de la Perse. Lors de leur première rencontre


avec de légèreté et tant

l’ennemi, à la bataille du Granique, les Grecs déroutèrent


complètement d’adresse, qu’ils l’élurent

les Perses. Les généraux d’Alexandre ne purent qu’admirer son


courage : pour leur Roi, avec
l’approbation de toute

il était sur le point de conquérir la Perse, réalisant la prophétie de sa


mère l’Assemblée. Le Renard,

en un temps record. Ce succès était dû à sa rapidité et à son sens


de l’ini-qui ne put regarder son

tiative. Maintenant, soldats et généraux attendaient de piquer droit


vers élévation sans envie, ayant

l’est, au cœur de la Perse, pour battre l’armée ennemie, qui semblait


éton-aperçu dans une fosse de

namment faible.

la viande cachée sous des

filets, mena le Singe sur le

Une fois encore, Alexandre surprit tout le monde en décidant de


bord de la fosse, lui disant

faire brusquement ce qu’il n’avait jamais fait : attendre. Cela n’aurait


sur-qu’il avait rencontré un

pris personne lorsqu’il venait d’arriver au pouvoir, mais maintenant, il


trésor, et que c’était au

donnait aux Perses le temps de récupérer et de se réapprovisionner.

Roi à s’en saisir, parce

que la Loi le lui attribuait.

Alexandre mena son armée vers le sud et non vers l’est, longeant
les côtes Le Renard exhorta donc
d’Asie mineure, et libéra plusieurs villes du joug perse. Il zigzagua
vers le Singe à s’emparer

l’est puis vers le sud, à travers la Phénicie puis l’Égypte, remportant


de promptement de ce trésor.

nombreuses petites victoires contre des garnisons perses affaiblies.


Les Le Singe étant entré

Égyptiens détestaient les Perses et accueillirent Alexandre en


libérateur. inconsidérément dans la fosse, fut attrapé au piège

Il put donc se servir de leurs réserves de blé considérables pour


nourrir qu’il n’avait pas aperçu.

son armée et stabiliser l’économie tout en privant la Perse de


ressources Se voyant pris de la sorte,

qui lui étaient précieuses.

il reprocha au Renard sa

Plus les Grecs s’éloignaient de chez eux et plus la marine perse était
perfidie. « Monsieur le

Singe, lui répliqua le

menaçante : elle pouvait débarquer une armée à peu près n’importe


où Renard, puisque vous êtes

sur les côtes de la Méditerranée et attaquer Alexandre par le flanc


ou par si peu avisé, comment

l’arrière. Avant qu’il ne parte, beaucoup avaient conseillé au général


de prétendez-vous avoir

mettre en place une marine grecque pour combattre les Perses sur
mer l’empire sur tous les autres
comme sur terre. Alexandre, encore une fois, avait fait la sourde
oreille.

Animaux ? »

Ésope, fables,

Au lieu de cela, en traversant l’Asie mineure puis les côtes de


Phénicie, il vie siècle av. J.-C.,

se contenta de prendre les principaux ports perses et de rendre leur


traduit par Émile

Chambry, Paris, 1927

marine totalement inutile.

Ces petites victoires faisaient partie d’un plan beaucoup plus vaste.

Pourtant, elles auraient été insignifiantes si les Grecs n’avaient pas


été capables de battre les Perses sur le champ de bataille – et
Alexandre semblait s’efforcer de rendre cette victoire de plus en plus
ardue. Le roi Perse, Darius, concentrait ses forces à l’est du Tigre.
Elles étaient nombreuses et bien placées : il suffirait de cueillir
Alexandre lorsqu’il aurait traversé le fleuve. Alexandre avait-il perdu
le goût de la bataille ? Les cultures perses et égyptiennes l’auraient-
elles amolli ? Cela en avait tout l’air : il se drapait de vêtements
perses et avait adopté les coutumes égyptiennes.

Il vouait même un culte aux dieux perses.

Alors que l’armée perse se rabattait à l’est du Tigre, de vastes


territoires de l’empire perse tombaient sous contrôle grec.
Maintenant, Alexandre passait plus de temps à la politique qu’à la
guerre, veillant à S T R AT É G I E 1 2

153

Au point de vue de la
gouverner ces régions avec justice. Il décida de se servir du système
perse connaissance, toutes les

déjà en place et conserva la même structure bureaucratique. L’impôt


resta opinions erronées sur la

le même que celui prélevé par Darius. Il ne changea que les aspects
les guerre proviennent de

l’idéalisme et du

plus durs et les plus impopulaires des lois perses. Très vite, la
rumeur se mécanisme. Ceux qui

répandit que le roi grec était un homme généreux et doux avec ses
nou-partagent ces opinions

veaux sujets. Les villes se rendirent les unes après les autres sans
une abordent la question de la

bataille, trop heureuses d’appartenir à l’immense empire


d’Alexandre, guerre d’une façon

qui traversait la Grèce et la Perse. C’était un facteur d’unité, un dieu


subjective et unilatérale. Ils

se livrent à un bavardage

omnipotent et bienveillant.

dénué de tout fondement et

Enfin, en 331 av. J.-C., Alexandre marcha vers le gros des troupes
entièrement subjectiviste, ou

perses à Arbèles. Ses généraux n’avaient pas compris que la Perse,


sans bien, considérant seulement
son armée, ses riches terres d’Égypte et le soutien de ses sujets,
était un côté des faits, leur état

à un moment donné,

déjà perdue. La victoire d’Alexandre à la bataille d’Arbèles confirma


exagèrent de façon tout

une victoire qu’il avait déjà remportée plusieurs mois auparavant : il


était aussi subjective ce côté, cette

à la tête de l’empire perse. La prophétie de sa mère s’était réalisée :


situation temporaire, les

il contrôlait la majeure partie du monde connu.

prenant pour le tout.

Cependant, il y a erreurs et

erreurs. Les unes, qui ont

Interprétation

un caractère fondamental et

Les manœuvres d’Alexandre le Grand surprenaient toujours son


entou-donc permanent, sont

rage : elles ne s’appuyaient apparemment sur aucune logique,


aucun plan, difficiles à redresser ; les

aucune cohérence. Ce n’est qu’ a posteriori que les Grecs purent


avoir une autres, qui ont un caractère

accidentel, donc temporaire,

vue d’ensemble et considérer la grandeur de sa réussite. Ils


n’avaient pas sont faciles à corriger. Mais,
compris sur le moment, parce qu’Alexandre avait inventé une
nouvelle les unes et les autres étant

façon de penser et d’agir dans le monde : l’art de la grande stratégie.

des erreurs, il est

Dans la grande stratégie, il s’agit de regarder au-delà de l’instant


indispensable de les corriger

présent, plus loin que les petites batailles et les piètres intérêts. Vous
toutes. C’est pourquoi il

n’est possible d’arriver à

vous concentrez sur un but ultime. Vous devez pour cela résister à la
des conclusions justes qu’en

tentation d’une réaction à chaud : chaque action est déterminée par


un luttant contre les tendances

but supérieur, et non par l’action précédente. Vous pensez en


termes de idéalistes et mécanistes dans

campagne, et non de batailles individuelles.

la question de la guerre et

en examinant cette question

Alexandre devait ce nouveau style de stratégie à sa mère et à


Aristote.

objectivement et sous tous

Sa mère lui avait transmis cette idée de destinée, de mission : il était


fait ses aspects.
pour diriger le monde. Dès l’âge de trois ans, il savait le rôle qu’il
tiendrait Mao Zedong,

à trente ans. D’Aristote, il apprit la force de contrôler ses émotions,


de se 1893-1976

de la guerre

détacher de ses passions et de réfléchir aux conséquences de ses


actes.

prolongée,

Reprenez les manœuvres en zigzag d’Alexandre, et vous compren-


mai 1938

drez mieux la cohérence de la grande stratégie. Ses frappes éclairs


contre Thèbes puis contre la Perse eurent une grande importance
psychologique sur ses soldats et ceux qui le critiquaient. Rien de
plus apaisant pour une armée qu’une bataille : la croisade imprévue
d’Alexandre contre l’ennemi perse avait été le meilleur moyen d’unir
les Grecs. Toutefois, une fois en Perse, la précipitation aurait été
une erreur de stratégie. S’il avait continué à avancer, il aurait
contrôlé trop de territoires en trop peu de temps : cela aurait épuisé
ses ressources et aurait créé un vide de pouvoir dont les ennemis
auraient aisément pu profiter. Mieux valait prendre le temps, faire
avec ce qui existait déjà, gagner les cœurs et les esprits. Au lieu de
154

S T R AT É G I E 1 2

perdre de l’argent à rassembler une flotte, le plus simple était de


détruire Il y a cependant beaucoup

celle des Perses. Pour se donner les moyens d’une campagne


longue, il de différences entre l’Orient

et l’Occident sur le plan


fallait commencer par s’emparer des riches terres d’Égypte : aucune
du patrimoine culturel, des

action d’Alexandre n’était gratuite. Ceux qui le virent réussir de la


sorte, valeurs et des manières de

d’une manière totalement imprévisible, firent de lui un dieu vivant. Sa


penser. Selon la pensée

capacité à prévoir l’avenir l’avait élevé bien au-dessus des mortels.

orientale, on commence

Pour devenir un grand stratège du quotidien, suivez cet exemple.

avec le tout, on prend tout

comme un tout et l’on

D’abord, clarifiez votre vie, déchiffrez votre propre énigme en


détermi-progresse grâce à une

nant ce à quoi vous êtes destiné, la direction vers laquelle vos


talents vous synthèse combinatoire,

poussent. Visualisez votre but. Comme le recommandait Aristote,


vous complète et intuitive.

devez contrôler vos émotions et vous entraîner à penser plus loin : «


Telle Dans la pensée occidentale

en revanche, on commence

action me conduira vers mon but, telle autre ne mènera nulle part. »

avec les parties, on divise

Guidé par de tels critères, vous gagnerez un temps considérable.


un problème complexe en

Au diable les conventions qui vous dictent ce qu’il faut faire et ce


parties que l’on traite une

qu’il ne faut pas faire. C’est parfois utile, mais ce n’est pas une règle
géné-par une, en insistant sur

rale qu’il faut appliquer à vos objectifs et à votre destin. Il faut avant
tout l’analyse logique. Ainsi,

la pensée militaire

être patient et voir loin, considérer une guerre comme un ensemble,


et traditionnelle occidentale

non comme une somme de batailles. Le chemin vers votre but est
peut-incline à une approche

être tortueux, vos actions incohérentes, mais tant mieux : moins les
militaire directe, en mettant

autres vous comprennent, plus il est facile de les manipuler, de les


duper l’accent sur l’utilisation

des forces armées.

et de les séduire. En suivant ce chemin, vous gagnez un calme


olympien, Cao Shan,

un recul qui vous distingue des autres mortels : les rêveurs qui
n’accom-ed., the strategic

plissent rien et les nerveux qui n’accomplissent que de petites


choses.

advantage: sun zi &

western approaches
to war, 1997

Je répéterai seulement qu’il est d’une absolue nécessité qu’un


prince possède l’amitié de son peuple, et que, s’il ne l’a pas, toute
ressource lui manque dans l’adversité.

NICOLAS MACHIAVEL (1469-1527)

LA GUERRE TOTALE

En 1967, les dirigeants de l’effort de guerre américain au Vietnam


reprirent enfin espoir. Au terme d’une série d’opérations, ils avaient
déniché et tué bon nombre de Viêt-congs – ces soldats nord-
vietnamiens qui s’étaient infiltrés au Sud-Vietnam et avaient pris le
contrôle des campagnes. Ces guérilleros étaient insaisissables, mais
les Américains leur avaient infligé de lourdes pertes au cours des
quelques batailles qu’ils avaient réussi à mener durant l’année. Le
gouvernement sud-vietnamien, soutenu par les Américains, était
apparemment stable, ce qui était un avantage au regard des
populations civiles. Au Nord, des raids avaient décimé la flotte
aérienne du Nord-Vietnam et sérieusement endommagé ses
terrains.

Même si d’importantes manifestations pacifistes avaient commencé


aux États-Unis, les sondages montraient que la majorité soutenait
encore la guerre et croyait en une fin rapide des combats.

Les Viêt-congs et les Nord-Vietnamiens ne s’étaient guère montrés


brillants dans les batailles face à face, contre la force de frappe et la
S T R AT É G I E 1 2

155

technologie américaines : il fallait donc les obliger à venir se battre.


Ce serait le pivot de la guerre. Fin 1967, les services secrets
indiquèrent que les Nord-Vietnamiens étaient tout prêts à tomber
dans ce piège : leur commandant, le général Võ Nguyên Giáp,
prévoyait une offensive majeure contre un avant-poste américain à
Khe Sanh. Apparemment, il comptait rejouer la victoire magnifique
de la bataille de Diên Biên Phu en 1954, au terme de laquelle
l’armée française avait été obligée de se rendre et de quitter
définitivement le Vietnam.

Khe Sanh était un avant-poste stratégique. La ville était située à un


peu plus d’une vingtaine de kilomètres de la zone démilitarisée qui
séparait le Nord du Sud-Vietnam. Elle se trouvait aussi à une petite
dizaine de kilomètres de la frontière laotienne, à proximité de la
fameuse piste Hô Chi Minh, la route de ravitaillement nord-
vietnamienne vers les Viêt-congs du Sud. Le général William C.
Westmoreland, commandant en chef des forces américaines, se
servait de Khe Sanh pour surveiller l’activité ennemie au nord et à
l’ouest. Diên Biên Phu avait eu le même rôle pour les Français et
Giáp avait réussi à l’isoler et à la détruire. Westmoreland ne
permettrait jamais à Giáp de répéter cet exploit. Il fit construire des
pistes d’atterrissage soigneusement gardées autour de Khe Sanh
pour exploiter à fond ses hélicoptères et contrôler les airs. Il appela
en renfort un nombre substantiel de troupes du Sud, au cas où. Il fit
aussi venir 6 000 marines de plus pour renforcer l’avant-poste. Mais
pas question de décourager une attaque ouverte sur Khe Sanh : en
combat direct, l’ennemi n’avait quasiment aucune chance.

Dans les premières semaines de 1968, le monde entier eut les yeux
rivés sur Khe Sanh. La Maison-Blanche ainsi que les médias
américains étaient certains que la bataille décisive de la guerre se
jouait maintenant.

Finalement, à l’aube du 21 janvier 1968, l’armée nord-vietnamienne


lança l’assaut. Comme les deux armées se retranchaient, la bataille
tourna au siège.

Peu après le début des combats, les Vietnamiens s’apprêtaient à


célébrer la nouvelle année lunaire, une fête appelée le Têt. C’était
une période de festivités et, en période de guerre, il était de tradition
de demander une trêve. Cette année n’avait pas de raison d’être
différente des autres : les deux parties furent d’accord pour arrêter
les combats pendant le Têt. Pourtant, très tôt le matin du 31 janvier,
premier jour de la nouvelle année, des rapports affluèrent du Sud-
Vietnam : pratiquement toutes les villes principales ainsi que les
bases américaines les plus importantes avaient été attaquées par
les Viêt-congs. Un général américain, en épinglant les sites attaqués
sur une carte, la compara à un flipper, une ampoule sur chaque
attaque.

Des quartiers de Saigon elle-même avaient été envahis par les


soldats ennemis dont certains parvinrent à percer les murs de
l’ambassade des États-Unis, symbole majeur de la présence
américaine au Vietnam. Les marines reprirent le contrôle de
l’ambassade au prix d’un combat sanglant, qui fut largement diffusé
par les télévisions américaines. Les Viêt-congs s’en prirent aussi à la
station radio de la ville, au palais présidentiel et à la 156

S T R AT É G I E 1 2

résidence personnelle de Westmoreland, dans la base aérienne de


Tan Son La vérité naît de la défaite

Nhut. Les combats de rue firent bientôt rage au sein de la capitale.

des instincts et de

l’ignorance, ô Bhârata ;

En dehors de Saigon, les cités de province furent assiégées. Le


sym-l’instinct, de la défaite de

bole le plus fort fut la prise par les Nord-Vietnamiens de la ville de


Hue, l’ignorance et de la vérité ;

ancienne capitale vietnamienne, cité sainte pour les bouddhistes.


Les l’ignorance, de la défaite de

insurgés parvinrent à prendre le contrôle de toute la ville.

la vérité et de l’instinct.
Entre-temps, les attaques sur Khe Sanh se succédaient.
Westmoreland Lorsque dans ce corps la

lumière de la science

aurait été bien en peine de dire quelle en était la cible : les batailles
au Sud pénètre par toutes les

étaient-elles un moyen d’obliger les forces américaines à quitter Khe


Sanh portes, la vérité alors

ou était-ce une autre feinte ? En quelques semaines, les Américains


reprirent est dans sa maturité.

le dessus dans le Sud-Vietnam, récupérant Saigon et leurs bases


aériennes.

L’ardeur à entreprendre

les œuvres et à y procéder,

Les sièges de Hue et de Khe Sanh durèrent un peu plus longtemps,


mais l’inquiétude, le vif désir

l’artillerie massive et les bombardements aériens finirent par


décourager naissent de l’instinct

les insurgés, et rasèrent des quartiers entiers de la ville de Hue.

parvenu à sa maturité.

À la fin de ce que l’on appela plus tard « l’offensive du Têt »,


L’aveuglement, la lenteur,

Westmoreland la compara à la bataille des Ardennes, à la fin de la la


stupidité, l’erreur naissent,

fils de Kuru, de l’obscurité


Seconde Guerre mondiale. Les Allemands avaient réussi à
surprendre les parvenue à sa maturité.

Alliés en faisant une incursion violente dans l’Est de la France. Au


cours Lorsque, dans l’âge mûr de

des premiers jours, ils avaient avancé rapidement, semant la


panique, mais la vérité, un mortel arrive à

une fois que les Alliés s’étaient repris, ils étaient parvenus à
repousser les la dissolution de son corps,

il se rend à la demeure sans

Allemands – et il apparut que cette bataille avait sonné le glas de


l’armée tache des clairvoyants.

allemande. Westmoreland déclara que c’était la même chose pour


l’armée Celui qui meurt dans la

nord-vietnamienne à Khe Sanh et pour les Viêt-congs au Sud : ils


avaient passion renaît parmi des

souffert de terribles pertes, beaucoup plus que les Américains ; toute


êtres poussés par la passion l’infrastructure viêt-cong était ruinée. Ils
ne s’en remettraient jamais. À la d’agir. Si l’on meurt dans

l’obscurité de l’âme, on

longue, l’ennemi avait fini par se dévoiler, pour se faire massacrer.

renaît dans la matrice

Les Américains pensaient que le Têt avait été une grossière erreur
d’une race stupide.

tactique de la part des Nord-Vietnamiens. Mais petit à petit, une


autre Le fruit d’une bonne action
idée fit son chemin : le drame de l’ambassade américaine, le siège
de Hue est appelé pur et vrai ;

le fruit de la passion est

et les attaques sur les bases aériennes avaient scotché des millions
le malheur ; celui de

d’Américains à leurs postes de télévision. Jusque-là, les Viêt-congs


avaient l’obscurité est l’ignorance.

opéré à la campagne, invisibles du public américain. Là, pour la


première De la vérité naît la science ;

fois, on les voyait dans des villes importantes et ils avaient semé le
trouble de l’instinct, l’ardeur

et la destruction. On avait dit aux Américains que la guerre touchait


à avide ; de l’obscurité naissent la stupidité,

sa fin et qu’ils allaient gagner ; ces images prouvaient le contraire.

l’erreur et l’ignorance aussi.

Brusquement, le but de cette guerre n’était plus si évident. Comment


le Les hommes de vérité vont

Sud-Vietnam pouvait-il rester stable face à un ennemi omniprésent ?

en haut ; les passionnés,

Comment les Américains pourraient-ils un jour prétendre à une


victoire dans une région moyenne ;

les hommes de ténèbres, qui

complète ? On ne voyait plus le bout du tunnel.

demeurent dans la condition


Les sondages d’opinion aux États-Unis marquèrent un véritable
infime, vont en bas.

tournant contre la guerre. Des manifestations pacifistes eurent lieu


dans Anonyme, la bhagavad-tout le pays. Les conseillers militaires
du président Lyndon Johnson, qui gîtâ (« le chant du

bienheureux »), poème

lui avaient répété que le Sud-Vietnam était sous contrôle, durent


confes-épique indien traduit

ser qu’ils n’étaient plus aussi optimistes. Lors des élections primaires
du sanscrit par

E.-L. Burnouf, Librairie

démocrates du New Hampshire, au mois de mars, Johnson fut


ébranlé de l’art indépendant,

par une défaite contre le sénateur Eugene McCarthy, qui avait


rassemblé Paris, 1861

S T R AT É G I E 1 2

157

À ces mots la déesse aux

le mouvement pacifiste. Peu de temps après, Johnson annonça qu’il


ne se yeux d’azur sourit et

présenterait pas aux élections présidentielles à venir et qu’il allait


désen-caresse de sa main le divin

gager doucement les forces américaines basées au Vietnam.

Ulysse. Tout à coup elle


paraît sous les traits d’une

L’offensive du Têt fut bel et bien le pivot de la guerre du Vietnam,


femme belle, majestueuse

mais pas dans le sens où Westmoreland et son équipe l’avaient


prévu.

et savante dans les travaux

les plus délicats ; puis elle

Interprétation

adresse au héros ces rapides

Dans l’esprit des stratèges américains, le succès de la guerre


dépendait paroles :

« Certes il serait adroit et

des militaires. Dotés d’une grande armée et d’une artillerie de pointe,


ils ingénieux celui qui, par

décimeraient les Viêt-congs et prendraient le contrôle de la


campagne, astuce, l’emporterait sur toi,

afin d’assurer la stabilité du gouvernement sud-vietnamien. Une fois


le quand même ce serait un

Sud stabilisé, le Nord-Vietnam abandonnerait la lutte.

dieu ! Homme incorrigible,

toujours fertile en

Mais les Nord-Vietnamiens ne voyaient pas les choses de cette


façon.
stratagèmes, tu ne

De nature et d’expérience, ils avaient une vision beaucoup plus large


du renonceras donc jamais à

conflit. Ils examinèrent la situation politique au Sud, où les


Américains tes ruses, tu ne te lasseras

brimaient les paysans. De leur côté, les Nord-Vietnamiens avaient


tout donc pas, même au sein de

fait pour rallier les paysans à leur cause et avaient réuni une armée
de ta patrie, de recourir à ces

trompeuses paroles qui te

millions de sympathisants silencieux. Comment les Américains pou-


sont chères depuis ton

vaient-ils sécuriser le Sud s’ils n’avaient pas réussi à gagner les


cœurs et enfance ! Mais cessons de

les esprits des fermiers vietnamiens ? Les Nord-Vietnamiens


surveillaient tels discours, puisque l’un

aussi la scène politique américaine où, en 1968, une élection


présiden-et l’autre nous connaissons

également tous ces

tielle devait avoir lieu. Ils savaient que la culture américaine


soutenait subterfuges. Toi, tu

la guerre, mais aussi qu’il existait des failles. La guerre du Vietnam


fut la l’emportes sur les autres

première guerre télévisée de l’histoire : les militaires essayaient de


contrô-hommes par tes conseils
ler l’information qui filtrait, mais les images parlaient d’elles-mêmes.

et par tes paroles ; moi,

Les Nord-Vietnamiens balayèrent le pays, élargissant sans cesse


leurs parmi les dieux, je suis

honorée par mon esprit et

horizons pour analyser la guerre dans un contexte plus global. Ils en


par mes ruses. »

tirèrent la plus brillante des stratégies : l’offensive du Têt. Au moyen


de leur Homère, l’odyssée,

armée de paysans sympathisants dans le Sud, ils parvinrent à


infiltrer tout vers ixe siècle av. J.-C.

traduit par Eugène

le pays, faisant passer des armes et du ravitaillement en


contrebande pen-Bareste, 1842

dant la fête du Têt. Leurs cibles étaient militaires mais aussi


médiatiques : les attaques de Saigon, base de la plupart des médias
américains (notamment du journaliste de la CBS Walter Cronkite,
présent sur le terrain), furent spectaculaires. Hue et Khe Sanh
étaient aussi des villes couvertes par des reporters américains. Ils
s’en prirent également à des lieux symboliques, comme
l’ambassade, le palais, les bases aériennes, qui attireraient
immédiatement l’attention des médias. Sur un écran de télévision,
cela créerait sans aucun doute l’impression aussi trompeuse que
tragique que les Viêt-congs étaient partout et que les raids aériens et
les programmes de pacification américains ne servaient à rien. En
fait, l’offensive du Têt visait moins des cibles militaires que le public
américain assis devant son télévi-seur. Une fois que les masses
auraient perdu la foi, en période d’élection, la guerre serait finie. Les
Nord-Vietnamiens n’avaient même pas besoin de gagner une
bataille sur le terrain et, de fait, ils n’y parvinrent jamais.

Mais en étendant leur vision au-delà du champ de bataille


vietnamien, à la politique et à la culture, ils finirent par gagner la
guerre.

158

S T R AT É G I E 1 2

On a souvent tendance à regarder ce qu’il y a sous notre nez, à


prendre le chemin le plus direct vers nos buts, pour gagner la guerre
en remportant autant de batailles que possible. C’est une pensée
étroite, trop ancrée dans le présent, une stratégie insignifiante. Un
événement n’arrive jamais seul ; il est toujours relié à un réseau
d’autres événements inscrits dans un contexte plus large. Ce
contexte inclut des personnes affectées par vos actions en dehors
du cercle de votre entourage immédiat : le public, le monde entier. Il
inclut des politiques, car tous les choix de la vie moderne sont
politiques. Il inclut la culture, les médias, l’image que vous donnez.
Dans une grande stratégie, il faut élargir au maximum votre champ
de vision, dans toutes les directions, sans vous contenter d’essayer
de prédire l’avenir, mais en étudiant le monde autour de vous, mieux
que l’ennemi. C’est ainsi que vous affinerez vos stratégies et qu’elles
deviendront impossibles à contrecarrer. Car vous serez en mesure
d’établir des liens insoupçonnés entre les événements, entre les
batailles, entre un fait culturel et un fait politique. Vous conduirez la
guerre sur un terrain que vos ennemis ne connaissent pas, les
prenant par surprise.

Seule la grande stratégie aboutit à de grandes victoires.

La guerre n’est qu’un prolongement de la politique par d’autres


moyens.

CARL VON CLAUSEWITZ (1780-1831)


LES CLEFS DE LA GUERRE

Il y a des milliers d’années, l’être humain se mit debout, se


distinguant ainsi de l’animal, et partit sans se retourner. Au sens
figuré, la clef de cette évolution réside dans le pouvoir visionnaire de
l’être humain : le langage, et la capacité à raisonner qu’il offre, lui a
permis de mieux appréhender le monde qui l’entoure. Pour se
protéger du prédateur, un animal ne dépend que de ses sens et de
son instinct : il ne réfléchit pas à l’après, à ce qu’il y a au-delà de la
forêt. Mais l’homme sait faire une carte de cette forêt, étudier les
habitudes des animaux dangereux et de la nature elle-même, pour
constituer une connaissance cartésienne et rigoureuse de son
environnement. Il sait appréhender un danger avant d’y faire face.
Cette conception des choses est abstraite : là où l’animal est
enfermé dans le présent, l’homme est capable de se retourner sur le
passé et d’entrevoir l’avenir. Son champ de vision est donc
beaucoup plus large dans l’espace et dans le temps, et c’est ainsi
qu’il en vint à dominer le monde.

Pourtant, à un moment donné de cette évolution rationnelle, nous


avons stoppé notre progression. Malgré tous les progrès accomplis,
une part de l’homme demeure irrésistiblement animale, et cet animal
en nous ne réagit qu’à l’environnement le plus immédiat ; il est
incapable de se projeter au-delà. Cette ambivalence pose problème
: les deux parts contradictoires en l’homme, celle de la raison et celle
de l’instinct, se battent constamment et rendent chaque action
difficile. L’homme sait raisonner et établir un plan S T R AT É G I E 1
2

159

Puis apercevant Ulysse,

pour atteindre un but, mais dans le feu de l’action, il se laisse


submerger le vieillard interroge une

par ses émotions et perd tout recul. Il use de son intelligence pour
établir seconde fois Hélène :
diverses stratégies et obtenir ce qu’il veut, mais ne sait s’arrêter pour

« Dis-moi donc aussi, chère

enfant, le nom de cet autre

s’assurer d’avoir bien besoin de ce qu’il convoite et des


conséquences guerrier, plus petit

qu’entraînera sa quête. La vision large et objective que l’intelligence


donne qu’Agamemnon, fils

à l’homme est souvent éclipsée par des réactions animales,


instinctives, qui d’Atrée, mais dont les

constituent malgré tout la part la plus forte de sa nature.

épaules et la poitrine ont

Les Grecs de l’Antiquité étaient plus proches que nous du passage à


une plus grande largeur.

Ses armes reposent sur la

la raison. Pour eux, cette dualité de la nature humaine constituait


une terre fertile ; et lui, comme

véritable tragédie dans la mesure où cela limitait leur vision des


choses.

un bélier, parcourt les rangs

Dans les tragédies grecques comme Œdipe roi, le protagoniste croit


détenir des soldats ; je le compare

la vérité et suffisamment connaître le monde pour y agir, mais sa


percep-au bélier, à l’épaisse toison,

qui marche au milieu d’un


tion des choses est biaisée par ses émotions et ses désirs. Il n’a
qu’une immense troupeau de brebis

perception partielle de la vie, de ses actes et de son identité : il agit


impru-blanches. »

demment, et cela le fait souffrir. Lorsque Œdipe comprend enfin le


rôle Hélène, issue de Jupiter,

essentiel qu’il a joué dans ses propres malheurs, il s’arrache les


yeux : lui répond :

c’est là le symbole de ses limites tragiques. Il peut voir le monde,


mais il

« C’est le fils de Laërte, le

sage Ulysse ; il fut nourri

ne se voit plus lui-même.

dans l’île âpre d’Ithaque,

Cependant, les Grecs reconnaissaient le potentiel d’évolution de la


et ses ruses sont

nature humaine. Ils croyaient qu’au-delà de la sphère des mortels,


les inépuisables et ses conseils

dieux vivaient sur le mont Olympe et qu’ils y avaient une vision


parfaite pleins de sagesse. »

Le prudent Anténor

du monde, du passé et de l’avenir. Selon leurs théories, la race


humaine l’interrompt tout à coup

se tient à mi-chemin entre le mont Olympe et le monde animal : elle


est en ces termes :
composée d’animalité autant que de divinité. Les gens capables de
voir

« Ô femme, tout ce que tu

plus loin que les autres, de contrôler leur animalité et de réfléchir à


leurs dis est vrai ; car déjà le

actes, réalisent leur nature humaine de la façon la plus parfaite,


parce divin Ulysse et le vaillant

Ménélas sont venus ici

qu’ils savent user de cette raison qui distingue l’homme de l’animal.


En comme ambassadeurs à

opposition à la bêtise humaine (la vision limitée dont il était question


plus cause de toi. Je leur donnai

haut), les Grecs imaginaient un idéal humain de prudence : Ulysse


en l’hospitalité ; je les reçus en

était le symbole – il réfléchissait toujours avant d’agir. Après avoir


visité amis dans mon palais, et

j’appris à connaître leur

Hadès et le pays des morts, il resta lié à l’histoire de ses ancêtres et


au caractère et leurs sages

passé. C’était un homme curieux, avide de connaissances et


capable de conseils. Quand tous deux

considérer les actions humaines – les siennes comme celles des


autres –

se mêlaient aux Troyens


d’un œil objectif, et d’en saisir les conséquences. En d’autres
termes, assemblés, Ménélas était

comme les dieux, mais dans une moindre mesure, il savait lire
l’avenir.

d’une taille plus élevée ;

mais, s’ils s’asseyaient,

Ulysse, le vrai réaliste, le visionnaire, était un personnage de


l’épopée Ulysse semblait être le plus

d’Homère, mais il en existe des versions bien réelles : l’homme


politique majestueux. Lorsqu’au

et dirigeant militaire Thémistocle, par exemple, ainsi qu’Alexandre le


milieu de tous, ils se

Grand atteignirent des sommets dans la juste combinaison de


l’action et mettaient à haranguer,

Ménélas était bref : il

de l’intelligence, selon Aristote.

parlait peu, mais

L’homme prudent peut paraître froid, comme si sa raison lui ôtait


clairement, avec concision,

toute notion de plaisir. C’est loin d’être le cas. Comme les dieux de
et jamais il ne s’écartait de

l’Olympe, il a le recul et le détachement, la capacité de rire, qui vont


avec son sujet, quoiqu’il fût le

la vraie lumière de l’esprit. À ses yeux, tout est léger : c’est ce que
plus jeune. Le prudent
Ulysse, lui, se levait, et

Nietzsche appelle « l’esprit apollinien » (seuls ceux qui ne voient pas


plus tout à coup il restait

loin que le bout de leur nez ont l’impression de porter d’énormes 160

S T R AT É G I E 1 2

fardeaux). Alexandre, grand stratège et homme d’action, était aussi


immobile, les yeux baissés,

connu pour son amour de la fête. Ulysse aimait l’aventure, et


personne les regards attachés à la

terre ; il tenait son sceptre

n’expérimenta le plaisir autant que lui. Il était simplement plus


raison-en repos, sans l’agiter

nable, plus équilibré, moins vulnérable face à ses propres émotions


et ses d’aucun côté comme un

propres humeurs, et laissait derrière lui moins de tragédies et de


troubles.

être inhabile : on aurait dit

Cet individu calme, détaché, rationnel, clairvoyant, que les Grecs


qua-un homme saisi de colère

lifiaient de « prudent », est ce que nous appellerons un « grand


stratège ».

ou privé de raison. Mais

lorsqu’il laissait échapper


Nous sommes tous plus ou moins stratèges : naturellement, chacun
de sa poitrine une voix

souhaite contrôler sa vie, avoir du pouvoir et obtenir ce qu’il


souhaite, sonore, et que ses paroles

consciemment ou non. On met en place des stratégies, mais elles


sont se précipitaient comme la

souvent linéaires et dépendent d’événements extérieurs ;


généralement, neige qui tombe en flocons

durant les hivers, alors

elles n’aboutissent pas à cause de réactions trop à chaud. Un


stratège personne n’eût osé se

intelligent peut aller très loin, mais rares sont ceux qui ne font pas
d’er-comparer à Ulysse ; et

reurs. Lorsqu’ils réussissent, ils en font trop et ne réfléchissent plus ;


s’ils nous, en le contemplant,

essuient des échecs – sur toute une vie, c’est inévitable – ils se
laissent ce n’était point l’extérieur

décourager. Ce qui distingue un grand stratège, c’est sa capacité à


lire de ce héros que nous

admirions. »

profondément en l’autre comme en lui-même, à comprendre et à


tirer les Homère, l’iliade,

leçons du passé pour mieux pressentir l’avenir, même s’il ne peut


être vers ixe siècle av. J.-C,

véritablement prédit. Il voit plus clair, et cette lumière lui permet


d’établir traduit par Eugène
Bareste, 1843

des stratégies sur de longues périodes, si longues que son


entourage ne réalise même pas qu’il existe une stratégie. Il vise la
racine du problème, et non ses symptômes, et sait cibler ses
frappes. Pour devenir un grand stratège, vous devez suivre le
chemin d’Ulysse et vous élever à la condition divine. Une stratégie
est véritablement intelligente lorsqu’elle se situe au plus haut niveau.
Vous avez fait un bond qualitatif.

Dans un monde où les gens sont de moins en moins capables de


réfléchir aux conséquences de leurs actes et se comportent d’une
manière plus instinctive que jamais, la pratique d’une grande
stratégie vous élèvera instantanément au-dessus des foules.

Pour devenir un grand stratège, inutile de passer des années à


étudier ni de chercher à vous transformer radicalement. Vous devez
tout simplement apprendre à vous servir au mieux de ce que vous
possédez

– votre esprit, votre raison, votre regard. La grande stratégie est un


concept militaire qui propose des solutions à des problèmes de
guerre.

L’étude de son évolution historique donne la clef de ce qui peut


changer votre quotidien.

Au tout début de l’histoire de la guerre, un dirigeant ou un général


qui avait compris la nature de la stratégie et la manière de s’en servir
avait du pouvoir. Il gagnait des batailles, bâtissait un empire ou
savait tout au moins défendre sa cité ou son État. C’est là que se
posèrent les premiers problèmes stratégiques. Plus que tout autre
fait social, la guerre sème la panique dans le cœur de l’homme et
éveille l’animal qui sommeille en lui. Lorsqu’il prépare une guerre, un
roi se repose sur sa connaissance du terrain et des forces ennemies
ainsi que des siennes. Son succès dépend de sa capacité à savoir
observer ces choses. Mais cette luci-dité est souvent biaisée. Il doit
gérer ses émotions, ses désirs ; cela risque S T R AT É G I E 1 2
161

Oublier ses objectifs.

de lui faire perdre de vue son but ultime. À trop vouloir gagner, il
risque

– Chemin faisant, il nous

de sous-estimer la force de l’ennemi ou de surestimer la sienne.


Lorsque arrive couramment d’oublier

le roi Xerxès de Perse envahit la Grèce en 480 av. J.-C., il pensait


maîtri-notre but. On choisit en

général une profession et on

ser le plan idéal. Mais il y avait beaucoup d’éléments dont il n’avait


pas commence à l’exercer en

tenu compte, et ce fut un désastre.

visant un certain but, puis

D’autres dirigeants ne savent pas gérer l’ivresse de la victoire et ne


on continue à l’exercer

peuvent plus s’arrêter : ils soulèvent des haines et des désirs de


ven-comme une fin en soi. De

geance terribles, finissent par se faire attaquer de tous côtés et sont


tous nos actes de stupidité,

l’oubli de nos objectifs est le

détruits – ce fut le cas de l’empire assyrien, dont la capitale, Ninive,


est à plus fréquent.
jamais enfouie sous les sables. Dans un cas comme celui-ci, une
victoire Friedrich Nietzsche,

sur le champ de bataille est un danger de plus, qui expose le


conquérant 1844-1900

à un cercle vicieux d’attaques et de contre-attaques.

Dans l’Antiquité, des stratèges et des historiens, de Sun Zi à


Thucydide, comprirent la nature autodestructrice de la guerre et
cher-chèrent un moyen de rationaliser les différentes manières de se
battre. Pour ce faire, il faut commencer par considérer les
conséquences possibles d’une bataille. Si vous gagnez, cela vous
sera-t-il véritablement bénéfique ?

Pour répondre à cette question, il faut voir au-delà, car les batailles
risquent de s’enchaîner les unes après les autres. On en tira le
concept de campagne, où le stratège se fixe un but réaliste et
prépare en conséquence plusieurs étapes visant à l’atteindre. Une
bataille isolée n’a de sens que par rapport à un contexte. Il arrive
parfois de perdre délibérément une bataille afin de vaincre plus tard.
La victoire la plus importante est celle de la stratégie dans son
ensemble, le seul but à atteindre étant le dernier.

L’élaboration de ce type de stratégie représenta une avancée


remarquable. Les stratèges se mirent à réfléchir comme des joueurs
d’échecs qui, au lieu de se focaliser sur le prochain mouvement et
de ne réagir qu’à la précédente action, établissent une stratégie
englobant tout le plateau et se servent de leurs pions pour protéger
les pièces les plus importantes. Ce concept de campagne donna à la
stratégie une nouvelle profondeur.

L’utilisation des cartes se développa.

Le stratège devait alors apprendre à penser à tout avant de lancer


une campagne ; il fallait connaître le monde. L’ennemi n’était qu’une
partie du tableau : le stratège devait anticiper les réactions de ses
alliés et des États voisins. Le moindre faux pas ruinerait tout le plan.
Il fallait aussi prévoir la pacification après la guerre, savoir si l’armée
tiendrait sur le long terme, sans trop lui en demander. Il fallait en fait
se montrer réaliste.

L’esprit stratégique dut s’élargir afin de prendre en compte tous ces


critères avant de lancer la toute première attaque.

Cette nouvelle étape fit faire des progrès considérables à la


stratégie.

Une victoire sur le champ de bataille ne poussait plus un général à


pécher par excès de confiance, une défaite ne l’abattait plus.
Lorsqu’il arrivait quelque chose d’inattendu (et il faut toujours
s’attendre à l’inattendu, à la guerre), la solution improvisée restait en
cohérence avec le but final. Ses émotions individuelles soumises à
la pensée stratégique, il conservait le contrôle du déroulement de
toute la campagne. Il gardait la tête froide au 162

S T R AT É G I E 1 2

cœur de la bataille. Il ne se laissait pas enfermer dans des schémas


auto-Ce qui est calme est aisé

destructeurs qui avaient anéanti tant d’armées et d’États.

à maintenir ; ce qui n’a

pas encore paru est aisé à

Le terme de « grande stratégie » est récent, mais le principe de


cam-prévenir ; ce qui est faible

pagne existe, sous des formes diverses, depuis l’Antiquité. On


l’observe est aisé à briser ; ce qui est

par exemple dans la conquête de la Perse par Alexandre, le contrôle


d’im-menu est aisé à disperser.
menses territoires par de petites armées romaines et byzantines, les
cam-Arrêtez le mal avant qu’il

pagnes disciplinées des Mongols, la victoire d’Élisabeth Ire sur


l’Armada n’existe ; calmez le

désordre avant qu’il

espagnole, les combats du duc de Marlborough contre les


Habsbourg.

n’éclate. Un arbre d’une

Plus proche de nous, il y a l’exemple du Nord-Vietnam qui vainquit


grande circonférence est né

d’abord la France, puis les États-Unis (sans une seule bataille) : ce


sont là d’une racine aussi déliée

des cas d’école de grande stratégie.

qu’un cheveu ; une tour

de neuf étages est sortie

L’histoire militaire montre que la clef de la grande stratégie, ce qui la


d’une poignée de terre ;

distingue de la « stratégie de comptoir », c’est la capacité à anticiper.


Les un voyage de mille lis a

grands stratèges, avant de passer à l’action, réfléchissent et tentent


de pla-commencé par un pas !

nifier sur le long terme. Cette planification n’est pas seulement une
ques-Lao Zi,

vers 551-479 av. J.-C.,


tion d’accumulation de connaissances et d’informations ; elle exige
un tao te ching,

regard lucide et objectif sur le monde, une réflexion instruite et


posée en traduit par Stanislas

Julien

termes militaires, le passage par des étapes subtiles et indirectes qui


ne se révèlent pas comme telles immédiatement. Ce genre de
planification leurre et déstabilise l’ennemi ; mais, en outre, elle
apaise, confère du recul et une capacité d’adaptation, sans pour
autant perdre son but de vue. Les émotions sont plus faciles à
contrôler ; le stratège est lucide et voit clair.

La grande stratégie est le summum de la rationalité.

Elle possède quatre grands principes, illustrés ci-dessous par les


exemples historiques des meilleurs stratèges. Appropriez-vous ces
principes, et meilleurs en seront les résultats.

Concentrez-vous sur votre but ultime, votre destinée. Pour


devenir un vrai stratège, la première étape, celle qui détermine
toutes les autres, est de partir de l’idée d’un but clair et détaillé,
ancré dans la réalité.

On s’imagine toujours que l’on suit un certain plan, que l’on essaie
d’atteindre les objectifs que l’on se fixe. Mais c’est se mentir à soi-
même : nous avons tous des désirs, mais pas de buts. Notre
sensibilité nous envahit d’ambitions vagues : on recherche la gloire,
le succès, la sécurité, toutes sortes de choses très vastes et très
abstraites. Ce flou déséquilibre les plans et les rend impossibles à
réaliser. Pour vous distinguer des autres, comme les grands
stratèges de l’histoire l’ont fait, vous devez vous fixer des buts
précis, détaillés et ciblés. Ressassez-les tous les jours, imaginez ce
que vous ressentirez à les atteindre, ce que cela fera. C’est une loi
psychologique : visualiser votre but vous permettra de le concrétiser.
Pour Napoléon, il était indispensable d’avoir des objectifs clairs. Il se
représentait le but à atteindre jusque dans ses moindres détails ; au
tout début de la campagne, il en voyait déjà précisément la dernière
bataille.

En examinant la carte avec ses aides de camp, il indiquait l’endroit


exact où elle se déroulerait. Ridicule prédiction ? Cela y ressemble,
puisque tout est sujet au hasard et que l’ennemi peut toujours vous
surprendre, d’autant S T R AT É G I E 1 2

163

du renard et du

que les cartes à l’époque de Napoléon n’étaient guère fiables. Et


pourtant, sanglier

sa prédiction se réalisait toujours. Il visualisait également les consé-


Un Sanglier aiguisait ses

quences de sa campagne : la signature d’un traité, les conditions, la


mine défenses contre le tronc d’un

dépitée du tsar russe ou de l’empereur autrichien et les dispositions


dans arbre. « À quoi bon, lui dit

un Renard, te préparer au

lesquelles cette situation le mettrait lui-même pour la campagne


suivante.

combat, quand tu ne vois

Malgré son jeune âge et son absence d’éducation, Lyndon ni Chien


ni Chasseur ? –

B. Johnson fut très tôt déterminé à devenir président. Le rêve tourna


à Hé, dois-je attendre,
l’obsession : il se voyait président, se pavanant sur les scènes
internationales.

répliqua l’autre, que je les

aie en queue, pour songer à

Au cours de sa carrière, il ne prit pas une seule décision sans


penser à ce tenir mes armes en état,

but ultime. En 1957, alors qu’il était encore sénateur du Texas, il


soutint quand ils ne me donneront

activement la lutte pour les droits civiques. Cela le desservit au


niveau pas le temps d’y penser ? »

régional, mais le rendit célèbre à l’échelle nationale : risquant son


poste, Ésope, fables,

vie siècle av. J.-C.

un sénateur du Sud avait enfin osé élever la voix. L’attitude de


Johnson traduit par

attira l’attention du président John F. Kennedy qui, lors de la


campagne Émile Chambry,

Paris, 1927

de 1960, lui demanda d’être vice-président : c’était le marchepied


vers la présidence.

Un tel objectif, clair et sur le long terme, donne un sens à chacun de


vos actes, importants ou non. Les décisions majeures deviennent
beaucoup plus faciles à prendre. Si une perspective alléchante
s’ouvre à vous et vous détourne de ce but, vous saurez y résister. Il
vous sera également bien plus aisé d’accepter de sacrifier un pion,
et même de perdre une bataille, si cela sert un but plus important
encore. Vos yeux doivent rester braqués sur la victoire finale, et rien
d’autre.

Ces objectifs doivent cependant s’inscrire dans la réalité. S’ils ne


sont pas réalistes, impossibles à atteindre, vous risquez le
découragement et le défaitisme. Mais à l’inverse, si votre but ne
reflète aucune ambition, il vous sera difficile de rester motivé. Il ne
faut pas avoir peur de vous montrer audacieux. Vous devez trouver
dans votre vie ce qu’Alexandre le Grand appelait la « destinée », ce
que Friedrich Nietzsche appelait la « volonté de puissance » – cette
vocation vers laquelle vos penchants, vos talents, vos désirs et vos
capacités vous poussent. Elle vous inspire et vous guide.

La nature du but que vous vous fixez est essentielle : certaines


cibles, une fois atteintes, sont nocives sur le long terme. L’objectif
d’une véritable grande stratégie est de poser les bases d’une
expansion future, de vous protéger et d’assurer votre pouvoir.
Lorsque Israël attaqua le désert du Sinaï lors de la guerre des Six-
Jours en 1967, c’était dans le but de créer une sorte de zone tampon
à la frontière avec l’Égypte. Dans le fond, cela signifiait surtout plus
de territoires à surveiller et à contrôler. La brutalité de cette invasion
créa une franche hostilité parmi la population égyptienne. Le Sinaï
était vulnérable à une attaque surprise ; cela finit par se produire lors
de la guerre du Kippour en 1973. Il peut être très tentant de
s’accrocher à de tels morceaux de désert, mais il faut veiller avant
tout à sa sécurité : en termes de grande stratégie, c’était
probablement une erreur. Il est parfois difficile de savoir quels effets
auront certaines victoires sur le long terme, mais en les examinant
sérieusement et avec réalisme, vous éliminerez presque à coup sûr
tout risque de faux pas.

164

S T R AT É G I E 1 2

Élargissez votre perspective. La grande stratégie est une question


de vision des choses : il faut voir plus loin que l’ennemi dans
l’espace et dans le temps. Ce procédé va à l’encontre de ce que
nous avons appris : l’être humain ne vit et n’ancre sa conscience
que dans le présent, et chaque expérience subjective, chaque désir
intérieur rétrécissent l’étendue de ces perceptions ; ce sont les
barreaux invisibles de sa prison. Votre tâche, en tant que grand
stratège, est de vous faire violence pour élargir votre perspective,
observer le monde autour de vous, voir les choses telles qu’elles
sont et telles qu’elles risquent de devenir, et non telles que vous
voudriez les voir. Chaque événement a une cause, il est lié à une
chaîne, un jeu de dominos. Vous devez creuser au plus profond de
la réalité, sans vous arrêter à la surface des choses. Il faut
s’approcher au maximum de l’objectivité afin d’améliorer ses
stratégies et de se faciliter la tâche.

Pour aller en ce sens, vous devez systématiquement tenter de


percevoir le monde par le regard des autres – et cela inclut celui de
votre ennemi – avant de vous engager dans une guerre. Les a priori
culturels de chacun sont un obstacle majeur à une vision objective
des choses. Voir par le regard de l’autre n’est pas une question de
politesse ou d’empa-thie ; cela rend simplement vos stratégies plus
efficaces. Au cours de la guerre du Vietnam, les Nord-Vietnamiens
étudièrent intensivement le contexte culturel américain. Ils
observèrent les changements de tendance au sein de l’opinion
publique et s’attachèrent à comprendre le système politique ainsi
que les effets sociaux de la télévision. Il s’avéra, à l’inverse, que les
stratèges américains ne connaissaient rien à la culture vietnamienne
ni à ses tendances politiques : peu leur importait que l’opinion
publique soutienne le Nord ou le Sud. Aveuglés par l’obsession de
stopper la propagation du communisme, ils négligèrent les questions
d’influences culturelles et religieuses dans leur façon de combattre
les Nord-Vietnamiens. Ce fut une bévue considérable qui leur coûta
très cher.

Le grand stratège a toujours une antenne qui prend la température


politique de n’importe quelle situation. La politique est l’art de
promouvoir et de protéger ses intérêts. Bien sûr, beaucoup pensent
que c’est une question de factions et de partis, mais chaque individu
est, entre autres, une créature politique cherchant à sécuriser sa
propre position. Votre comportement dans le monde a toujours des
conséquences politiques qui seront analysées en termes
d’avantages ou d’inconvénients par d’autres individus. Il est
rarement sage de gagner une bataille si cela exige de sacrifier des
alliés politiques et de se créer des ennemis mortels.

Vous devez bâtir votre grande stratégie en tenant compte de la


politique, dans l’idée de vous faire des alliés, afin de créer et de
raffermir une base solide. Lors de la guerre civile romaine en 49 av.
J.-C., Jules César affronta Pompée, qui était le dirigeant militaire le
plus expérimenté de son temps. César eut le dessus en
manœuvrant selon l’opinion publique romaine. Il n’avait pas le
soutien du sénat, mais il eut celui de la plèbe.

César était un homme politique brillant, ce qu’Aristote aurait appelé


un

« animal politique ». Il avait une conception très fine de la


psychologie du S T R AT É G I E 1 2

165

Cela est entièrement dans

public : il en comprenait parfaitement les intérêts et bâtissait ses


stratégies l’ordre des choses, car

en conséquence. Être un bon politique, c’est comprendre les gens et


donc on ne peut prendre aucune

savoir se mettre à leur place.

décision importante à la

guerre sans tenir compte des

rapports politiques, et c’est


Coupez le mal à la racine. Dans une société dominée par les
apparences, se tromper du tout au tout

il n’est pas toujours évident de distinguer la véritable source d’un


d’attribuer les insuccès à

problème. Pour mettre au point une grande stratégie visant à abattre


un l’influence que la politique

ennemi, vous devez savoir ce qui le motive ou quelle est l’origine de


son exerce sur la direction. Ce

n’est pas cette influence qui

pouvoir. Trop de guerres et de batailles s’éternisent parce qu’aucun


des est alors mauvaise, en effet,

deux partis ne sait viser les bases de l’adversaire. En tant que grand
mais bien la politique elle-stratège, élargissez votre champ de vision
et apprenez à scruter l’arrière même, car tant que cette

des façades ; réfléchissez, creusez, ne vous arrêtez pas aux


apparences.

dernière reste ce qu’elle doit

être, c’est-à-dire tant que

Vous devez découvrir la racine du mal avant d’établir une stratégie


pour ses vues sont rationnelles,

l’éradiquer et finaliser ainsi la guerre ou le conflit.

elle ne peut que

Lorsque le général carthaginois Hannibal envahit l’Italie en 218 av.


J.-C., favorablement agir sur
plusieurs généraux romains firent tout pour le chasser ou l’abattre,
mais la manière dont la guerre

aucun n’y parvint. Un général romain, que l’on appela plus tard
Scipion est conduite.

En somme, la politique

l’Africain, considéra la situation sous un autre angle : le problème, ce


ne peut exercer d’influence

n’était pas Hannibal lui-même, ni sa base en Espagne, ni sa


capacité à s’ap-nuisible que lorsqu’elle se

provisionner par voie de mer depuis Carthage. Non, le véritable


problème promet, de certains moyens

était Carthage elle-même. La ville tout entière vouait une haine


tenace à et de certaines dispositions

militaires, des résultats

Rome et les deux cités étaient engagées depuis longtemps déjà


dans une qu’ils ne peuvent produire.

lutte de pouvoir sans fin. Au lieu de s’en prendre à Hannibal, génie


mili-De même qu’une personne

taire, en campagne en Italie, Scipion envahit Carthage, forçant ainsi


qui ne possède pas bien une

Hannibal à quitter l’Italie pour défendre sa patrie. L’attaque de


Carthage langue étrangère emploie

était plus qu’une simple feinte pour attirer Hannibal : c’était une
véritable parfois des expressions qui

ne rendent pas exactement


invasion. La stratégie de Scipion fonctionna à merveille : non
seulement sa pensée, la politique peut

il vainquit Hannibal, mais il détruisit Carthage, la rivale, anéantissant


à aussi, dans ces conditions,

tout jamais ses rêves de domination sur Rome.

ordonner des choses qui ne

Il est indispensable de comprendre l’origine des choses afin


d’identifier répondent pas à ses

intentions.

les dangers à peine germés, pour les étouffer avant qu’ils


n’échappent à C’est un cas qui s’est très

tout contrôle. Un grand stratège sait qu’il vaut mieux prévenir que
guérir.

fréquemment présenté et qui

fait bien voir qu’ une

Empruntez les chemins de traverse. En stratégie, le pire danger


est de certaine entente des

perdre l’initiative et de se retrouver obligé de réagir à ce que fait


l’adver-choses de la guerre est

indispensable à la

saire. Bien entendu, pour éviter cela, il faut avoir un plan, mais un
plan direction politique des

subtil. Il faut savoir emprunter les chemins de traverse. Vous gagnez


un États .
avantage considérable lorsque votre adversaire ne peut comprendre
le Qu’on ne croie pas

but que vous cherchez à atteindre en accomplissant telle ou telle


action.

cependant que nous nous

contredisions ici, et que

Votre première action doit donc être une mise en scène, un coup de
nous prétendions que,

théâtre visant à faire réagir l’adversaire et à l’obliger à révéler sa


straté-lorsque le souverain ne

gie. En le frappant directement, vous le mettez en position


défensive, ce met pas lui-même en

qui lui permettra peut-être de parer votre coup suivant. Mais s’il ne
com-mouvement tous les rouages

prend pas le but de votre manœuvre, ou qu’il se trompe quant à ce


but, du gouvernement, il faille

les qualités d’un ministre

il est sans défense, totalement aveugle. Il faut arriver à garder le


contrôle de la Guerre assidu, d’un

de vos émotions et prévoir vos propres actions.

166

S T R AT É G I E 1 2

Le metteur en scène Alfred Hitchcock fit de cette stratégie un


principe ingénieur militaire distingué
de vie. Chaque action faisait partie d’un plan soigneusement prévu,
qu’il ou d’un véritable général

de campagne pour faire le

suivait étape par étape. Il voulait faire un film qui reflétait exactement
meilleur ministre d’État,

l’idée qu’il en avait, sans les influences des acteurs, producteurs et


autres ou, en d’autres termes,

membres de l’équipe qui s’y ajouteraient progressivement. Il


contrôlait le que pour remplir ces hautes

scénario dans ses moindres détails : le producteur n’avait aucune


marge fonctions il faille avant tout

de manœuvre. Et si ce dernier essayait de se mêler du tournage,


Hitchcock être versé dans les sciences

militaires. Nous sommes

avait sur le plateau une caméra vide, sans film. Il faisait semblant de
t très éloigné de penser ainsi,

ourner les scènes que le producteur voulait, lui laissant croire qu’il
gardait et, pour nous, les qualités

les rênes sans mettre en péril le résultat final. C’était la même chose
avec principales sont ici

les acteurs : au lieu de leur demander de jouer telle ou telle émotion,


l’élévation de l’esprit, la profondeur des vues et la

il la leur faisait ressentir – la peur, la colère, le désir – en les traitant


en puissance du caractère ;

conséquence sur le plateau. Son plan se déroulait toujours sans


accroc.
quant aux connaissances

Lorsque vous vous placez à l’échelle de la campagne et non de la


militaires, on y pourvoit

bataille, le premier pas est crucial. Il doit être léger et indirect, difficile
à d’une manière ou de

décrypter. Les bombardements japonais sur Pearl Harbor au cours


de la l’autre. La France n’a

jamais été plus mal

Seconde Guerre mondiale furent une surprise dévastatrice, mais


comme conseillée militairement

première action, ce fut une catastrophe. Les Japonais avaient abattu


leurs et politiquement que sous

cartes beaucoup trop vite : l’opinion américaine se souleva comme


un la direction des frères de

seul homme dans une vague de colère. Cela décida les Américains
à aller Belle-Isle et du duc de

Choiseul qui, tous trois,

jusqu’au bout de cette guerre, d’autant qu’ils en avaient les moyens


mili-étaient cependant de bons

taires. La première étape est donc essentielle. Elle donne le tempo,


déter-soldats.

mine l’état d’esprit de l’adversaire et vous met sur les rails : mieux
vaut Carl von Clausewitz,

pour vous qu’ils aillent dans la bonne direction.

1780-1831,
théorie de la grande

guerre, traduit par le

Selon le théoricien militaire Carl von Clausewitz, la guerre prolonge


le lieutenant-colonel de

Vatry, L. Baudoin,

politique, mais en usant d’autres moyens. Il voulait dire par là que


chaque Paris, 1886

nation a ses buts – la sécurité, le développement, la prospérité –,


généralement poursuivis par des moyens politiques. Mais lorsqu’une
autre nation ou qu’une force interne contrecarre cette politique, il en
résulte inévitablement une guerre. La guerre n’est pas
exclusivement une question de champ de bataille ni de conquête de
territoire ; c’est la poursuite d’une politique qui ne peut être réalisée
par d’autres moyens que par la force.

Cependant, lorsqu’on perd une guerre, tout le monde accuse les


militaires. On s’en prend aux généraux, aux politiciens qui ont
déclaré la guerre. Pendant et après la guerre du Vietnam, par
exemple, certains cri-tiquèrent le fait que l’effort de guerre du
gouvernement n’eût pas été total. Plus souvent encore, les analyses
militaires a posteriori étudient les batailles et critiquent les officiers.
Bien sûr, c’est le militaire qui planifie la guerre et qui combat, mais
même alors, la grande stratégie reste le fond du problème. Selon
von Clausewitz, une erreur de guerre est toujours une erreur
politique : le but et la politique qui en découlait étaient irréalistes,
inadéquats, et omettaient des éléments importants.

C’est la philosophie du grand stratège. Lorsque quelque chose se


déroule mal, il est naturel de chercher un coupable à accuser.
Laissez ce S T R AT É G I E 1 2

167
genre de bêtises aux autres, qui se font mener par le bout du nez,
qui ne voient que ce qui est visible à leurs yeux. Vous voyez les faits
différemment. Si quelque chose ne va pas, en affaires, en politique
ou dans la vie en général, remontez à la politique qui est à la source.
La cible n’était pas la bonne.

Cela signifie aussi que vous êtes responsable de vos propres


malheurs.

En étant plus prudent, plus sage, plus lucide, vous auriez pu éviter le
danger.

Lorsque les choses ne vont pas, il vous faut donc faire un examen
de conscience. Inutile de dramatiser, de vous culpabiliser et de vous
flageller ; il s’agit simplement de vous lancer dans la prochaine
campagne avec confiance et clairvoyance.

Image : Le

sommet de la colline.

En bas, sur le champ de

bataille, tout n’est que

fumée, cris, confusion. À peine

peut-on distinguer l’ami de l’en-

nemi, savoir qui a le dessus, prévoir

les actions de l’adversaire. Le général

doit se positionner au-dessus du combat, au

sommet de la colline, où tout devient plus clair et plus évident. Là, il


voit au-delà du champ de bataille, le mouvement des réserves, le
camp de l’adversaire, la tournure que vont prendre les choses. Ce
n’est que du sommet de la colline que le général peut véritablement
diriger la guerre.

Autorité : C’est une erreur commune en partant à la guerre de


prendre le problème à l’envers : on commence par faire mouvement
puis, quand le désastre est là, on se met à débattre. (Thucydide,
entre 460 et 455 av. J.-C. vers 400 av. J.-C.) A CONTRARIO

La grande stratégie induit souvent deux dangers que vous devez


connaître et combattre. D’abord, le succès qu’elle vous apporte au
cours des premières campagnes peut avoir le même effet qu’une
victoire facile pour un général. Dans l’ivresse de la victoire, on perd
vite le sens des réalités et des proportions dont dépend l’avenir. De
très grands stratèges 168

S T R AT É G I E 1 2

tels Jules César et Napoléon ont ainsi été victimes de leur succès :
ils ont quitté le réel, croyant leur instinct totalement infaillible. Une
victoire éclatante représente une épée de Damoclès au-dessus de
votre tête. En vieillissant, allant de campagne en campagne, vous
devez apprendre à avoir du recul et à garder le contrôle sur vos
émotions, ainsi qu’un certain réalisme.

Ensuite, le détachement nécessaire à la grande stratégie est tel que


vous ne savez plus passer à l’action. Comprenant trop bien le
monde, vous considérez trop de critères et devenez aussi indécis
qu’un Hamlet.

Quels que soient les progrès accomplis, il reste toujours une part
animale en chacun et c’est cet animal qui fait jaillir la stratégie,
l’anime et la motive. Sans le désir de combattre, sans un potentiel de
violence qui bouillonne, il est impossible d’affronter le danger.

Les personnages semblables à Ulysse savent gérer cette dualité de


la nature humaine. Ils prévoient autant que possible et demeurent
lucides, mais lorsqu’il faut avancer, ils savent avancer. Apprenez à
maîtriser vos émotions, sans les nier, mais en utilisant tout leur
potentiel.

S T R AT É G I E 1 2

169

13

CONNAISSEZ VOTRE ENNEMI :

LA STRATÉGIE DU RENSEIGNEMENT

Moins que l’armée proprement dite, l’esprit qui la guide est la


véritable cible de la stratégie. Si vous comprenez comment
fonctionne la personne qui dirige l’armée, vous possédez la clef pour
la tromper et la contrôler. Entraînez-vous à décrypter les gens, à
tenir compte des signaux inconscients qu’ils émettent et qui révèlent
leurs pensées et leurs intentions. Une façade amicale permet
souvent d’approcher la personne de près et de lui soutirer toutes
sortes d’informations. Attention à ne pas projeter sur elle vos propres
émotions et habitudes ; il faut penser comme elle pense. En mettant
le doigt sur ses faiblesses psychologiques, vous pèserez sur un
levier capable de la déséquilibrer.

171

Connais ton ennemi et

LA STRATÉGIE DU MIROIR

connais-toi toi-même ;

En juin 1838, lord Auckland, gouverneur général des Indes


britanniques, eussiez-vous cent guerres

rassembla ses collaborateurs pour discuter d’une éventuelle


invasion de à soutenir,
cent fois vous serez

l’Afghanistan. Auckland et ses collègues britanniques s’inquiétaient


beau-victorieux.

coup de l’influence croissante de la Russie dans cette partie du


monde.

SUN ZI,

Les Russes avaient déjà rallié la Perse à leur cause ; ils essayaient
main-IVe siècle av. J.-C., L’ART

tenant de faire la même chose avec l’Afghanistan. S’ils y


parvenaient, les DE LA GUERRE, traduit

par le Père Joseph-Marie

Britanniques en Inde seraient totalement isolés de l’Ouest et donc


beau-Amiot, sj.

coup plus vulnérables aux incursions russes. Au lieu d’essayer de


vaincre les Russes et de négocier une alliance avec le dirigeant
afghan Dost Quant au second danger

d’être attiré dans une

Mahomed, Auckland proposa une solution qui lui paraissait


beaucoup embuscade par les ruses de

plus sûre : envahir l’Afghanistan et installer un nouveau dirigeant – le


l’ennemi, il faut, pour le

shah Soojah, ancien dirigeant afghan limogé lors d’un coup d’État
vingt-prévenir, ne croire que

cinq ans plus tôt –, qui serait ainsi redevable à la couronne


britannique.
difficilement ce qui ne vous

paraît pas vraisemblable. Si

William Macnaghten, chef de cabinet du gouvernement de Calcutta,


par exemple, l’ennemi vous

avait alors quarante-cinq ans. Présent à l’assemblée ce jour-là, il fut


abandonne quelque butin à

enthousiasmé par l’idée de l’invasion : si l’Afghanistan s’alliait à la


faire, croyez que l’hameçon

Grande-Bretagne, cela sécuriserait les intérêts britanniques dans la


région est caché sous cette amorce.

et aiderait même à étendre leur influence. Et il y avait peu de


chances Si, supérieur en nombre, il

recule devant une troupe

pour que cette invasion échoue. L’armée britannique n’aurait aucun


pro-inférieure, si au contraire,

blème à se débarrasser de quelques tribus afghanes arriérées : elle


serait il envoie des forces très

considérée comme venant libérer les Afghans du joug russe et


apporte-faibles contre des forces

rait au pays l’influence civilisatrice de la culture anglaise. Aussitôt


que le considérables ; s’il prend

subitement la fuite sans

shah Soojah serait au pouvoir, l’armée quitterait les lieux, afin que
l’in-raison, dans tous ces cas
fluence britannique, passant par le nouveau shah, reste invisible aux
yeux craignez un piège, et ne

des civils. Lorsque l’on demanda son avis à Macnaghten au sujet de


cette croyez jamais que l’ennemi

invasion, son discours fut tellement dithyrambique que non


seulement ne sait pas ce qu’il fait.

lord Auckland décida de passer à l’action, mais qu’en plus il nomma


Pour avoir moins à

redouter de ses ruses, pour

Macnaghten envoyé de la reine à Kaboul, la capitale afghane : il


était mieux prévenir tout danger,

promu premier représentant britannique en Afghanistan.

mettez-vous d’autant

En août 1839, l’armée britannique atteignit Kaboul sans grande diffi-


plus sur vos gardes qu’il

culté. Dost Mahomed s’enfuit vers les montagnes et le shah reprit la


cité.

annonce plus de faiblesse et

moins de prévoyance…

Pour la population locale, ce fut un étrange spectacle : le shah


Soojah, Ayez une juste crainte de

depuis longtemps oublié, semblait vieux et soumis à côté de


Macnaghten, l’ennemi, faites vos

qui se pavanait dans tout Kaboul vêtu de son uniforme coloré et de


son dispositions en conséquence.
chapeau à corne orné de plumes d’autruche. Que faisaient donc ces
gens Nicolas Machiavel,

ici ? Quels étaient leurs projets ?

1469-1527,

l’art de la guerre,

Lorsque le shah fut installé sur le trône, Macnaghten dut revoir la


œuvres complètes,

situation. Il fut informé que Dost Mahomed rassemblait une armée


dans Garnier frères, Paris,

1867

les montagnes du Nord du pays. Entre-temps, au Sud, il semblait


que les Britanniques avaient froissé des chefs tribaux en pillant leurs
terres pour se nourrir. Ces derniers manifestaient leur
mécontentement. Il était aussi clair que le shah n’était guère
populaire, à tel point que Macnaghten ne pouvait se permettre de le
laisser en place alors qu’il était responsable des intérêts britanniques
dans le pays. Macnaghten fut donc obligé de maintenir l’armée
britannique en Afghanistan jusqu’à ce que la situation se stabilise.

172

S T R AT É G I E 1 3

Le temps passait et la mission des militaires présents en


Afghanistan le lion vieilli et

le renard

s’avérait plus longue que prévue. Macnaghten décida d’autoriser les


officiers et les soldats à faire venir leurs familles, pour alléger un peu
Un lion devenu vieux, et dès lors incapable de se
leur quotidien. Les femmes et les enfants arrivèrent, suivis de leurs
procurer de la nourriture

domestiques indiens. Macnaghten commit ici une erreur de taille : il


crut par la force, jugea qu’il

que l’arrivée des familles des soldats les humaniserait aux yeux de
la fallait le faire par adresse.

population locale. Cela ne fit qu’alarmer les Afghans. Les


Britanniques Il se rendit donc dans une

caverne et s’y coucha,

prévoyaient donc une occupation permanente ? Où que l’on pose le


contrefaisant le malade ;

regard, on trouvait des représentants des intérêts britanniques qui et


ainsi, quand les parlaient fort, buvaient du vin, se rendaient au
théâtre et fréquentaient animaux vinrent le visiter,

des courses de chevaux – étranges plaisirs qu’ils avaient importés


dans le il les saisit et les dévora.

pays. Maintenant, leurs familles elles-mêmes faisaient comme chez


elles.

Or beaucoup avaient déjà

péri, quand le renard,

Progressivement, la haine de l’Anglais s’installa.

ayant deviné son artifice,

À ceux qui mettaient Macnaghten en garde contre cela, il opposait


se présenta, et s’arrêtant à
toujours la même réponse : tout serait oublié et pardonné lorsque
l’armée distance de la caverne,

quitterait l’Afghanistan. Les Afghans étaient des enfants, des petites


s’informa comment il allait.

« Mal », dit le lion, qui

choses sensibles. Lorsqu’ils se rendraient compte des avantages de


la lui demanda pourquoi il civilisation britannique, ils seraient
débordants de reconnaissance. n’entrait pas. « Moi, dit Mais une
question troublait tout de même l’émissaire de la couronne : le le
renard, je serais entré,

gouvernement britannique n’était guère satisfait du coût croissant de


si je ne voyais beaucoup

cette occupation. Macnaghten devait intervenir pour réduire les


dépenses : de traces d’animaux qui

entrent, mais d’animal

il savait par quoi commencer.

qui sorte, aucune. »

La plupart des routes de commerce qui traversaient les montagnes


Ainsi les hommes judicieux

afghanes étaient tenues par les tribus ghilzai qui, malgré les
multiples prévoient à certains indices

changements de gouvernement, avaient conservé leurs droits sur le


fran-les dangers, et les évitent.

chissement des cols de montagne : tout le monde leur payait une


taxe afin Ésope, fables,

vie siècle av. J.-C.,


qu’ils les laissent ouverts. Macnaghten décida de réduire cette taxe
de traduit par

moitié. En réaction, les Ghilzai bloquèrent les cols et tous leurs


sympathi-Émile Chambry,

Paris, 1927

sants se rebellèrent. Macnaghten, pris par surprise, tenta de


réprimer les rébellions mais ne les prit pas assez au sérieux.
Quelques officiers inquiets lui recommandèrent d’être plus ferme,
mais il n’en tint pas compte, leur reprochant de réagir de manière
excessive. Et l’armée britannique prolongeait son séjour
indéfiniment.

La situation se détériora vite. En octobre 1841, un gang attaqua la


demeure d’un fonctionnaire britannique et l’assassina. Les chefs
locaux de Kaboul se mirent à conspirer pour évincer leurs
homologues britanniques. Le shah Soojah fut pris de panique.
Depuis des mois, il suppliait Macnaghten de le laisser capturer et
tuer ses principaux rivaux, comme l’avaient toujours fait les
dirigeants afghans pour sécuriser leurs positions. Macnaghten,
hautain, lui avait répondu qu’un pays civilisé n’utilise pas le meurtre
pour résoudre ses problèmes politiques. Mais le shah savait que les
Afghans respectaient plus la force et l’autorité que les valeurs dites «
civilisées ». Pour eux, son incapacité à atteindre ses ennemis faisait
de lui un homme faible et un dirigeant incompétent, ce qui le laissait
seul, encerclé d’ennemis. Macnaghten avait fait la sourde oreille.

S T R AT É G I E 1 3

173

Appât. – « Tout homme

La rébellion s’étendit et ce dernier dut se rendre à l’évidence : il a


son prix » – cela n’est
n’avait pas assez d’hommes pour faire face à un soulèvement
général.

pas vrai. Mais il peut se

Mais pourquoi paniquer ? Les Afghans et leurs dirigeants étaient


naïfs, il trouver pour chacun un

appât auquel il doit

reprendrait le dessus par quelque manœuvre rusée. Macnaghten


négocia mordre. C’est ainsi qu’on

donc publiquement un accord selon lequel les troupes et les citoyens


brin’a besoin, pour gagner

tanniques quitteraient l’Afghanistan, tandis que les Afghans


fourniraient beaucoup de personnes à

le ravitaillement nécessaire. En secret, il informa quelques chefs


impor-une cause, que de donner à

tants qu’il comptait nommer l’un d’eux vizir et lui donner beaucoup
d’ar-cette cause le vernis de la

philanthropie, de la

gent, en échange de quoi celui-ci réprimerait la rébellion et


autoriserait noblesse, de la bienfaisance,

les Anglais à rester.

du sacrifice – et à quelle

Le chef des Ghilzai de l’Est, Akbar Khan, répondit à l’offre et, le


cause ne peut-on pas le

23 décembre 1841, Macnaghten se rendit à une réunion secrète


pour donner ! – C’est le bonbon
et la friandise de leurs

concrétiser son accord avec lui. Après un échange poli de


salutations, âmes ; d’autres en ont

Akbar demanda à Macnaghten s’il souhaitait sceller la duperie qu’ils


d’autres.

avaient planifiée. Surexcité à l’idée d’avoir réussi ce retournement de


Friedrich Nietzsche,

situation, Macnaghten répondit avec enthousiasme que oui. Sans un


1844-1900,

humain, trop humain,

mot, Akbar fit signe à ses hommes de s’emparer de Macnaghten et


de le œuvres i,

jeter en prison : il n’avait jamais eu l’intention de trahir les autres


chefs.

Robert Laffont,

« Bouquins », 1990

Sur le chemin, une foule se forma autour de l’Anglais infortuné.

L’attroupement tourna à l’émeute : l’Anglais paya pour des années


d’humiliation, et fut mis en pièces. Ses membres et sa tête furent
promenés dans les rues de Kaboul et son torse fut pendu à un
crochet à viande au milieu du bazar.

En quelques jours, tout s’effondra. Les troupes britanniques


restantes (4 500 hommes, 12 000 personnes en comptant les
familles) furent obligées d’accepter un retrait immédiat, malgré la
rigueur de l’hiver. D’après les accords, les Afghans devaient au
moins fournir le ravitaillement, mais ils ne tinrent pas leur promesse.
Certains que les Anglais ne partiraient pas s’ils n’y étaient pas
vraiment obligés, ils les harcelèrent jusqu’à la frontière. Civils et
soldats périrent dans la neige.

Le 13 janvier, les forces britanniques postées au fort de Jalalabad


aperçurent un cheval qui se débattait devant les portes. Son
cavalier, à demi mort, le docteur William Brydon, était l’unique
survivant de l’armée britannique qui avait envahi l’Afghanistan.

Interprétation

Macnaghten aurait pu prévoir la catastrophe qui l’attendait bien


avant le début de toute l’histoire. Les Anglais et les Indiens qui
connaissaient l’Afghanistan auraient pu lui dire que le peuple afghan
est l’un des plus fiers et indépendants qui soient. Pour eux, la vision
de troupes étrangères marchant sur Kaboul constituait une
humiliation impardonnable.

Ce n’était pas un peuple avide de paix, de prospérité, de


concessions. Ils considéraient que la guerre et le conflit étaient une
situation plus saine que la paix.

Macnaghten possédait toutes ces informations, mais refusait de les


voir. Il projeta sur les Afghans ses valeurs anglaises qu’il croyait, à
tort, 174

S T R AT É G I E 1 3

universelles. Aveuglé par son narcissisme, il se trompa dans toutes


ses inter-Un certain Yang Hu fut

prétations. L’armée britannique à Kaboul, les taxes des Ghilzai, les


rébel-contraint plusieurs fois à

l’exil car, chaque fois qu’il

lions prises à la légère : toute sa stratégie était exactement à


l’opposé de ce accédait au pouvoir, il se
qu’il aurait fallu faire. Le jour où, au sens propre, il perdit la tête, il
com-montrait avide et déloyal.

mit l’erreur ultime, imaginant que l’argent et la cupidité des hommes


suffi-Confucius, en constatant

raient à acheter la loyauté d’un peuple qu’il avait personnellement


humilié.

cette répétition de son

Un tel aveuglement et un tel narcissisme ne sont pas choses rares ;


on comportement, prédit avec

raison que Yang Hu aurait

en croise tous les jours. On a tendance à voir en l’autre un reflet de


ses une fin ignominieuse.

désirs et de ses valeurs. On a du mal à comprendre en quoi il est


différent D’une façon plus générale,

et l’on se retrouve surpris lorsqu’il ne réagit pas comme prévu. Sans


le vou-Mencius déclara

loir, on blesse et on aliène les gens, puis on les accuse des ravages
consécu-ultérieurement : « Un

homme qui cesse ses efforts

tifs sans jamais remettre en question notre incapacité à les


comprendre.

au moment où il ne le

Si vous laissez votre propre narcissisme s’interposer entre vous et


les devrait pas les abandonnera
autres, vous vous méprendrez sur eux et vos stratégies échoueront.
Vous n’importe où. Un homme

devez en tenir compte et vous battre pour analyser autrui en toute


objec-qui se montre avare vis-à-

tivité. Chaque individu est comme une culture étrangère. Il faut


s’habi-vis de ceux avec lesquels il

devrait être généreux sera

tuer à sa façon de penser, non pour des questions de sensibilité,


mais par avare partout. » Étant

nécessité stratégique. Ce n’est qu’en connaissant son ennemi que


l’on donné que l’homme

peut espérer le vaincre un jour.

acquiert en général ses

habitudes de bonne heure,

sa fin peut par conséquent

Soyez docile en sorte qu’il vous fasse confiance, et vous apprendrez


être prédite dès le milieu

sa véritable situation. Acceptez ses idées et épousez ses intérêts de


sa vie : « Un homme

comme si vous étiez des frères jumeaux. Une fois que vous savez
encore haï à quarante ans,

tout, empiétez subtilement sur son pouvoir. Ainsi quand arrivera le le


sera jusqu’à la fin. »

jour ultime, ce sera comme si le Ciel lui-même le détruisait.


Ralph D. Sawyer,

the tao of spycraft,

TAI KUNG, Six Secret Teachings, environ IVe siècle av. J.-C.

1998

EMBRASSER POUR MIEUX ÉTRANGLER

En 1805, Napoléon Bonaparte infligea deux cuisantes défaites à


l’Autriche à Ulm et Austerlitz. Lors du traité qui s’ensuivit, il pilla
l’empire austro-hongrois et prit le contrôle de ses terres italiennes et
allemandes. Pour Napoléon, cela faisait partie du jeu. Son ultime but
était de faire de l’Autriche un vassal faible et soumis, mais qui lui
donnerait du poids dans les cours d’Europe : l’Autriche était une
force centrale en politique européenne. L’un des éléments de sa
stratégie fut de demander un nouvel ambassadeur d’Autriche en
France : après avoir tenu ce rôle à la cour prussienne de Berlin, le
prince Klemens von Metternich arriva à Paris.

Metternich, qui avait trente-deux ans à l’époque, descendait d’une


des plus vieilles familles d’Europe. Il parlait un français parfait, ne
cachait pas son conservatisme en politique, était un parangon de
savoir-vivre et d’élégance et, surtout, un coureur de jupons invétéré.
La présence de cette caricature d’aristocrate donnerait de l’éclat à la
cour impériale que Napoléon était en train de mettre en place. Mieux
encore, si Napoléon parvenait à se lier d’amitié avec un homme
aussi puissant (l’Empereur S T R AT É G I E 1 3

175

La coordination pose moins

savait se montrer très séduisant lors d’entretiens privés), cela


l’aiderait de problèmes quand les
considérablement à assujettir l’Autriche. La faiblesse de Metternich
pour dirigeants politiques jouent

les femmes était à ses yeux la solution.

personnellement un rôle

actif dans l’effort de

Les deux hommes se rencontrèrent pour la première fois en août


1806, renseignement. Quand il

lorsque Metternich vint lui présenter ses lettres de créance.


Napoléon se était chef de la majorité au

montra assez distant. Il s’était vêtu pour l’occasion mais garda son
cha-Sénat, Lyndon Johnson

peau, ce qui, en son temps, était assez cavalier. Après le discours


de entretenait un réseau de

Metternich, court mais ampoulé, Napoléon se mit à déambuler dans


la renseignements étendu,

avec des sources dans tout

pièce comme il en avait l’habitude en pérorant sur la politique, pour


bien Washington. Il arriva une

lui faire comprendre qu’il était le plus puissant. Il adorait se tenir


debout et fois dans les années

se mettre en scène pendant que son « public » le regardait, assis. Il


tint à se cinquante que Johnson se

montrer explicite et concis ; il voulait faire comprendre à cet


aristocrate de plaigne auprès d’un

journaliste que celui-ci


Metternich qu’il n’était pas le premier péquenot corse venu dont il
pourrait dénonçait toujours les

se jouer. À la fin de l’entretien, il était certain d’avoir atteint son but.

divisions internes du parti

Au cours des mois suivants, Napoléon et Metternich eurent de nom-


démocrate sans jamais

breux entretiens du même acabit. L’Empereur voulait séduire le


prince, parler des factions du parti

mais ce fut l’inverse qui se produisit : Metternich savait écouter, faire


des républicain au Sénat. Il en

montra des preuves :

commentaires pertinents et complimentait parfois Napoléon sur ses


stra-compte rendu d’une

tégies. Intérieurement, Napoléon exultait : enfin un homme capable


réunion particulière récente

d’apprécier pleinement son génie. Il finit par s’attacher à sa présence


et au cours de laquelle ce

leurs discussions sur la politique européenne furent de plus en plus


journaliste et plusieurs de

ses collègues avaient été

sincères. Ils devinrent en quelque sorte des amis.

mis au courant des

Espérant tirer avantage de la faiblesse de Metternich pour les


divisions du parti
femmes, Napoléon demanda à sa sœur, Caroline Murat, d’avoir une
républicain par le sénateur

aventure avec le prince autrichien. Il apprit ainsi quelques ragots, et


elle Thurston Morton,

lui raconta, par exemple, que Metternich avait beaucoup de respect


pour républicain du Kentucky.

Rowland Evans et Robert

lui. En retour, elle dit à Metternich que Napoléon était malheureux en


Novak se souviennent :

ménage avec l’impératrice Joséphine, qui ne pouvait concevoir


d’enfant,

« Son système de

et qu’il songeait au divorce. Napoléon n’eut pas l’air contrarié que


renseignements était une

Metternich apprenne de telles choses sur sa vie privée.

merveille d’efficacité. Il en

était même effrayant. »

En 1809, voulant se venger de sa cuisante défaite à Austerlitz,


Même une fois à la

l’Autriche déclara la guerre à la France. Napoléon était ravi de cette


occa-Maison-Blanche, Johnson

sion de vaincre les Autrichiens avec plus d’éclat encore que la fois
précé-était convaincu de l’utilité

dente. La lutte fut difficile, mais les Français gagnèrent une fois de
plus, du renseignement politique
et Napoléon imposa à l’Autriche des conditions humiliantes,
annexant de première main. D’après

son conseiller Harry

une grande partie de l’empire austro-hongrois. L’armée autrichienne


McPherson, « je pense

fut démantelée, son gouvernement remanié et Metternich, l’ami de


qu’il téléphonait à

Napoléon, fut nommé ministre des Affaires étrangères, exactement


beaucoup de gens et je

comme l’Empereur le voulait.

pouvais généralement

compter sur son appel à la

Quelques mois plus tard, Napoléon fut délicieusement surpris


lorsque fin de l’après-midi, après

l’empereur autrichien lui offrit en mariage sa fille aînée,


l’archiduchesse sa sieste. Il commençait en

Marie-Louise. L’Empereur savait que l’aristocratie autrichienne le


mépri-général par les mots :

sait : c’était forcément l’œuvre de Metternich. Une alliance par


mariage

“Que savez-vous ?” »

avec l’Autriche était un tour de force stratégique et Napoléon


accepta McPherson lui donnait

alors les dernières nouvelles


de bon gré, divorçant d’abord de Joséphine pour épouser Marie-
Louise recueillies auprès des

en 1810.

176

S T R AT É G I E 1 3

Metternich accompagna l’archiduchesse à Paris pour le mariage ; sa


journalistes et des hommes

relation avec Napoléon était plus chaleureuse que jamais. Ce


mariage fai-politiques.

sait de Napoléon le membre de l’une des plus grandes familles


d’Europe, John J. Pitney, Jr.,

the art of political

ce qui ne pouvait que ravir le Corse qu’il était. Il avait enfin gagné la
légi-warfare, 2000

timité dynastique dont il avait toujours rêvé. Il s’ouvrit plus


intimement que jamais au prince. Il était enchanté de la nouvelle
impératrice, un esprit brillant. Il lui livra tout de ses plans pour son
empire en Europe.

Dans tous les arts

En 1812, Napoléon envahit la Russie. Metternich lui formula une


martiaux, dans tous les arts

requête : la création d’une armée de 30 000 soldats autrichiens à la


dis-du spectacle et davantage

position de Napoléon. En échange, Napoléon laisserait l’Autriche


recons-encore dans toutes les
truire sa force militaire. Napoléon n’y vit aucun mal ; il était allié à
formes du comportement

l’Autriche par le mariage et son réarmement lui serait utile.

humain, les postures et les

mouvements de l’homme

Quelques mois plus tard, l’invasion de la Russie avait tourné au sont


fondés sur les

désastre et Napoléon fut obligé de battre en retraite, son armée


étant déci-mouvements de son

mée. Metternich offrit ses services comme médiateur entre la France


et esprit… Dans le style

les autres puissances d’Europe. Située en son centre, l’Autriche


avait déjà d’escrime Kage , l’homme

d’épée lit dans l’esprit

rendu ce service par le passé et, de toute façon, Napoléon n’avait


plus de son adversaire à travers

guère le choix : il avait besoin de temps pour se remettre. Même si le


rôle ses postures et ses

de médiateur de l’Autriche permettait à celle-ci d’affirmer à nouveau


son mouvements… Quel esprit

indépendance, Napoléon avait peu à craindre de sa belle-famille.

peut pénétrer celui de son

Au printemps 1813, les négociations échouèrent et une nouvelle


adversaire ? C’est l’esprit
qui a été entraîné et cultivé

guerre était sur le point d’éclater entre une France ruinée et l’alliance
jusqu’à en arriver à un très puissante de la Russie, de la Prusse, de
l’Angleterre et de la Suède.

détachement complet, une

Entre-temps, l’armée autrichienne s’était reconstruite : Napoléon


devait liberté absolue. Il est aussi

absolument mettre la main dessus, mais ses espions lui rapportèrent


que limpide qu’un miroir

qui peut réfléchir les

Metternich avait conclu des accords secrets avec l’alliance. C’était


sûre-mouvements qui se

ment une ruse : comment l’empereur autrichien pourrait-il partir en


déroulent dans l’esprit de

campagne contre son propre gendre ? Mais en quelques semaines,


ce fut son adversaire… Quand

officiel : si la France refusait la paix, l’Autriche abandonnerait son


rôle un homme est face à face

de médiateur pour rejoindre l’alliance.

avec son adversaire, son

esprit ne doit pas se

Napoléon n’en croyait pas ses oreilles. Il partit à Dresde pour y


dévoiler par l’intermédiaire

retrouver Metternich, le 26 juin. À l’instant où il vit le prince, il eut un


de ses mouvements. C’est
choc : son air amical et nonchalant avait totalement disparu. D’un
ton au contraire son esprit qui

détaché, Metternich l’informa que la France devait accepter l’accord


qui doit refléter celui de son

adversaire comme l’eau

la réduisait à ses frontières naturelles. L’Autriche était dans


l’obligation de reflète la lune.

défendre ses intérêts ainsi que la stabilité de l’Europe. L’Empereur


com-Makoto Sugawara,

prit soudain : depuis le début, Metternich s’était joué de lui, se


servant lives of master

de leurs liens amicaux pour l’aveugler quant aux dangers du


réarmement swordsmen, 1988

de l’Autriche et de son indépendance. « Ainsi, c’était une folie que


d’épouser l’archiduchesse d’Autriche ? » explosa Napoléon. « Si Sa
Majesté veut mon avis, répondit Metternich, je répondrais en toute
innocence que Napoléon, le conquérant, a commis une erreur. »

Napoléon refusa d’accepter cet accord forcé. L’Autriche quitta donc


sa neutralité pour rejoindre l’alliance et en devenir le dirigeant. Avec
l’Autriche à sa tête, l’alliance vainquit Napoléon en avril 1814 et
l’exila sur l’île d’Elbe.

S T R AT É G I E 1 3

177

Quand Munenori se vit

Interprétation

accorder une audience par le


Napoléon était très fier de sa capacité à lire dans les esprits. Mais,
dans shogun, il s’assit et posa les

ce cas, il se laissa piéger par un homme plus doué que lui à ce jeu-
là.

mains sur le tatami comme

un vassal le fait toujours

Metternich opérait de la façon suivante : il étudiait tranquillement son


afin de montrer son respect

ennemi derrière son sourire, ses manières élégantes et ses


apparences vis-à-vis de son suzerain.

décontractées invitant à la confidence. Lors de sa toute première


rencon-Soudain, Iemitsu dégaina

tre avec Napoléon, il vit un homme qui avait désespérément besoin


d’im-son sabre contre Munenori

pressionner : Metternich avait observé que ce nain de Napoléon


marchait qui ne se doutait de rien…

et tomba brutalement sur le

sur la pointe des pieds pour paraître plus grand et qu’il s’échinait à
effa-dos. Munenori avait perçu

cer son accent corse. Leurs rencontres suivantes ne firent que


confirmer l’intention du shogun avant

cette impression d’un homme qui avait un besoin obsessionnel


d’être que celui-ci n’ait fait un

accepté par l’aristocratie européenne. L’Empereur manquait


d’assurance.
geste et, à l’instant de

l’attaque, lui avait donné

Une fois ces informations en main, Metternich s’en servit pour met-
un coup dans les jambes.

tre en place la stratégie appropriée : il lui offrit sur un plateau


d’argent Makoto Sugawara,

d’entrer dans une grande famille d’Autriche. Pour un Corse, les liens
lives of master

familiaux étaient d’une importance capitale, et cela empêcha


Napoléon swordsmen, 1988

de voir la réalité : pour des aristocrates comme Metternich et


l’empereur autrichien, les liens familiaux n’étaient rien face à la
survie de la dynastie elle-même.

Le génie de Metternich fut d’identifier la cible parfaite de cette


stratégie : il ne fallait pas viser les armées napoléoniennes – que
l’Autriche ne pouvait rêver de battre – mais l’esprit de l’Empereur. Le
prince comprit que même les hommes les plus puissants restent des
êtres humains et ont leurs faiblesses. En entrant dans l’intimité de
l’Empereur, en se montrant déférent, presque soumis, Metternich mit
le doigt sur ses failles et le frappa là où aucune armée n’aurait pu le
faire. Ils devinrent intimes par la sœur de l’empereur, Caroline, ainsi
que par l’archiduchesse Marie-Louise. Ils passèrent de longues
heures à parler. Là, rien ne fut alors plus facile que de l’embrasser
pour mieux l’étrangler.

Votre véritable ennemi est le mental de votre adversaire. Son armée,


ses ressources, son intelligence, tout cela n’est rien si vous ne
pouvez sonder la faiblesse, le talon d’Achille par lequel vous pourrez
facilement le duper, le distraire, le manipuler. N’importe qui peut
battre l’armée la plus puissante du monde en déstabilisant son chef.
La meilleure façon de mettre le doigt sur les faiblesses du leader est
de s’en rapprocher le plus possible. Derrière une façade amicale,
presque servile, vous pouvez observer l’ennemi de près, le pousser
à s’ouvrir et à se révéler. Ce n’est qu’ainsi que vous parviendrez à
vous mettre à sa place, à penser comme lui. Une fois que vous
découvrez sa vulnérabilité (un tempérament incontrôlable, une
faiblesse pour le sexe opposé, un sentiment d’insécurité tenace),
vous avez l’outil pour le détruire.

La guerre n’est pas un acte de volonté qui s’applique à de la matière


inanimée, comme c’est le cas des arts mécaniques… C’est au
contraire un acte de volonté qui s’applique à un être vivant qui réagit.

CARL VON CLAUSEWITZ (1780-1831)

178

S T R AT É G I E 1 3

LES CLEFS DE LA GUERRE

D’après moi, il y a deux

Ni la richesse, ni la technologie, ni même l’intelligence ne sont des


sources sortes d’yeux : une sorte

qui regarde simplement les

fiables de pouvoir. Le véritable pouvoir vient de la connaissance que


choses et l’autre qui voit

vous avez de votre entourage, de la capacité à lire dans les esprits


comme à travers les choses leur

dans un livre. Ce n’est qu’ainsi que vous pourrez distinguer l’ami de


véritable nature. Les l’ennemi, et voir les anguilles sous roche. Cela
vous permet d’anticiper premiers ne doivent pas être
les traquenards, de percer à jour les stratégies de l’adversaire, de
prendre tendus [en sorte d’observer

autant qu’il est possible] ;

des mesures défensives. Si l’ennemi vous est transparent, il révèle


les les derniers doivent être

émotions qu’il contrôle le moins. Armé de ces informations, rien ne


sera forts [en sorte de discerner

plus facile pour vous que de le faire culbuter dans votre piège pour
le clairement dans l’esprit de

détruire.

l’adversaire]. Parfois, un

homme parvient à lire

Ce type d’informations est un objectif militaire en soi depuis l’aube


de l’esprit d’un autre dans ses

l’histoire. C’est pourquoi les services de renseignement ont été


inventés.

yeux. En escrime, cela ne

Mais un espion n’est guère fiable : il filtre l’information avec ses


propres fait rien si on laisse lire

systèmes d’interprétation, ses préjugés. Il est exactement entre les


deux sa volonté dans ses yeux,

forces et cela l’oblige à être indépendant : il est alors difficile à


contrôler et mais il ne faut jamais y

laisser voir son esprit.


risque de retourner sa veste du jour au lendemain. Il ne peut
rapporter Ce sujet doit être envisagé

toutes les nuances exprimées par l’ennemi, le ton de sa voix, son


regard.

avec soin et étudié avec

Au final, un rapport d’espionnage ne signifie pas grand-chose à


moins que diligence.

vous ne soyez un expert en psychologie et en comportements


humains.

Miyamoto Musashi,

1584-1645

Sans ce talent, vous pouvez interpréter tout et son contraire.

Les leaders qui se sont servis au mieux de ces renseignements

– Hannibal, Jules César, le prince de Metternich, Winston Churchill


et Lyndon Johnson pendant sa carrière au Sénat – étaient avant tout
de La colère comme

grands observateurs de la nature humaine ; ils savaient décrypter


les espion. – La colère épuise

hommes. Ces génies politiques ont affiné leur talent par une
observation l’âme jusqu’à la lie, en

précise. Ce n’est qu’à cette condition qu’un service d’espionnage


peut se sorte que le fond paraît à

montrer réellement efficace.

la lumière. C’est pourquoi,


Pour commencer, vous devez vous débarrasser de l’idée selon si
l’on n’arrive pas à voir

clair d’une autre façon,

laquelle chaque individu est un mystère impénétrable que seule une


for-il faut s’entendre à faire

mule magique peut arriver à percer. Si l’individu est mystérieux, c’est


que mettre en colère son

la plupart d’entre nous apprennent à dissimuler leurs sentiments et


leurs entourage, ses partisans

intentions dès leur plus jeune âge. Exposer ses sentiments et ses
projets à et ses adversaires, pour

apprendre ce que l’on

tous nous rend vulnérable, et en disant tout haut ce que l’on pense
tout pense et ce qui se fait

bas, on risque d’offenser inutilement de nombreuses personnes. En


gran-secrètement contre vous.

dissant, on apprend donc à masquer ses pensées jusqu’à ce que


cela Friedrich Nietzsche,

devienne une seconde nature.

1844-1900,

« le voyageur et son

Cette culture de la dissimulation rend les systèmes de


renseignement ombre », humain, trop

certes difficiles, mais pas impossibles. Quelqu’un qui lutte pour


cacher ce humain, traduit par
Henri Albert, Société

qui se trame en lui émet malgré tout des signaux inconscients. Il est
épui-du Mercure de France,

sant, en société, de porter un masque permanent. Rien n’est plus


repo-1902

sant que de se montrer enfin tel que l’on est. Nous désirons tous
nous livrer, jusqu’à nos secrets les plus noirs. Et même si l’on se bat
pour étouffer cette aspiration, on s’expose inconsciemment par un
lapsus, un ton de voix, une façon de s’habiller, un tic, un acte
manqué, un regard qui dément des paroles, une chose que l’on dit
sous le coup de l’ivresse.

S T R AT É G I E 1 3

179

David s’enfuit des Nayoth

Jour et nuit, les gens émettent des signaux qui révèlent leurs
intentions de Rama, et vint dire

et leurs désirs secrets. L’on passe souvent à côté par défaut


d’attention. La devant Jonathan : « Qu’ai-raison en est simple :
chacun vit dans son monde, écoute son monologue je fait, quelle est
ma faute

et quel est mon péché vis-à-

intérieur, reste obsédé par lui-même et par son propre ego. Comme
William vis de ton père pour qu’il

Macnaghten, nous avons tous tendance à considérer l’autre comme


un en veuille à ma vie ? »

reflet de nous-mêmes. Lorsque vous cesserez de vous concentrer


sur votre Jonathan lui répondit :
seul intérêt personnel et que, détaché de vos propres désirs, vous
considére-

« Ce serait abominable !

rez l’autre tel qu’il est, vous serez capable de décrypter ces signaux.

Tu ne mourras pas.

Voyons, mon père ne fait

Les samouraïs japonais accordaient beaucoup d’importance à cette


absolument rien sans m’en

capacité de lire en l’autre ; l’école shinkage s’y est spécialisée. L’un


des pre-avertir. Pourquoi donc

miers maîtres de l’école, au XVIIe siècle, était le samouraï Yagyu


m’aurait-il caché cette

Munenori. Un après-midi de printemps, alors qu’il était déjà assez


âgé, affaire ? C’est impossible. »

David dit encore avec

Munenori partit se promener dans ses jardins pour admirer la


floraison serment : « Ton père sait

des cerisiers. Il était accompagné de son page et garde du corps,


qui mar-très bien que je suis en

chait derrière lui, le sabre au clair, comme le voulait la coutume.

faveur auprès de toi. Il s’est

Munenori s’arrêta brusquement. Il avait eu le sentiment d’un danger.


Il dit : “Que Jonathan n’en
regarda autour de lui, mais rien ne confirma cette impression. Il fut
sache rien, afin qu’il n’ait

pas de peine.” Mais par la

cependant suffisamment troublé pour rentrer chez lui immédiatement


et vie du Seigneur et par ta

s’asseoir dos à un mur, afin de parer à toute attaque surprise.

propre vie, il n’y a qu’un

Comme Munenori s’installait, son page lui demanda la raison de ce


pas entre moi et la mort ! »

brusque retour. Le samouraï lui avoua qu’alors qu’il admirait les


cerisiers, Jonathan dit à David :

« Ce que tu désires, je le

il avait eu l’impression soudaine d’un danger imminent, d’un ennemi


sur ferai pour toi. » David dit

le point d’attaquer. Ce qui le troublait maintenant, c’était que le


danger ait à Jonathan : « Voici

été apparemment imaginaire – il avait dû halluciner. Pour anticiper


une demain la nouvelle lune, et

attaque, un samouraï se repose entièrement sur son instinct. Si


Munenori moi, je devrai m’asseoir

avait perdu ce pouvoir, sa carrière de guerrier aurait été terminée.

auprès du roi pour manger.

Mais tu me laisseras partir


Le page se jeta alors aux pieds de son maître et se confessa : alors
que et je me cacherai dans la

Munenori déambulait dans le jardin, le page avait pensé que, s’il


avait voulu campagne jusqu’au soir,

attaquer son maître alors que celui-ci était perdu dans la


contemplation pour la troisième fois. Si

des cerisiers, pas même ce maître talentueux n’aurait pu parer son


attaque.

ton père remarque mon

absence, tu lui diras :

Munenori n’avait aucunement perdu son talent, bien au contraire ;


son

“David a insisté pour avoir

incomparable sensibilité aux émotions et aux pensées des gens qui


l’entou-la permission de faire un

raient lui avait permis de ressentir des émotions venues de


quelqu’un placé saut à Bethléem, sa ville,

derrière lui, comme un cheval sent l’énergie de son cavalier ou un


chien les car on y célèbre le sacrifice

mouvements de son maître. L’animal possède cette sensibilité parce


qu’il y annuel pour tout le clan.”

Si le roi dit : “C’est

voue toute son attention. De même, l’école shinkage apprenait aux


guerriers bien !”, alors ton serviteur
à vider leur esprit, à se centrer sur le moment comme des animaux,
est tranquille. Mais s’il se

sans se laisser distraire par la moindre pensée. Cela permettait au


samouraï met en colère, sache qu’il a

shinkage d’interpréter le plus petit frémissement d’épaule ou de main


de décidé ma perte. » […]

Jonathan dit à David :

l’adversaire. Il lui suffisait de regarder l’autre dans les yeux pour voir

« Viens, sortons dans la

venir le coup, ou bien de remarquer l’agitation nerveuse de ses


jambes qui campagne ! » Ils sortirent

indiquait sa peur ou son trouble. Un maître tel que Munenori


parvenait donc tous les deux dans la

même à lire dans l’esprit de quelqu’un qu’il ne voyait pas.

campagne. […] Et David

L’école shinkage apprenait à ses élèves à se débarrasser de leur


propre se cacha dans la campagne.

La nouvelle lune arriva,

ego, à se laisser temporairement submerger par l’esprit d’autrui ; le


et le roi s’assit à table pour

prince de Metternich possédait ce talent. Vous serez étonné de voir


à quel 180

S T R AT É G I E 1 3
point vous pouvez en apprendre des gens lorsque vous parvenez à
inter-le repas. Le roi s’assit sur

rompre votre monologue intérieur, à vider votre esprit, à vous ancrer


dans son siège, comme les autres

fois, sur le siège placé contre

le moment présent. Les détails que vous voyez alors sont des
informations le mur ; Jonathan s’assit en

de première main qui donnent une idée très précise des faiblesses
et des face de lui et Avner s’assit

désirs de l’autre. Prêtez une attention particulière aux yeux : il faut


une à côté de Saül. La place de

considérable maîtrise de soi pour cacher ce que dit un regard.

David resta vide. Saül ne

D’après le lanceur de base-ball Bob Lemon, le très célèbre Ted dit


rien ce jour-là, car il

se disait : « C’est un

Williams était « le seul batteur capable de lire en vous comme dans


un accident. Il n’est pas pur.

livre ». Dans la lutte entre le lanceur et le batteur, le lanceur a


l’avantage C’est certain. » Or le

de savoir comment il va lancer. Le batteur émet des hypothèses,


essaie de lendemain de la nouvelle

deviner, et ne tombe juste qu’une fois sur trois ou quatre. Mais


Williams lune, le second jour, la

place de David resta


bousculait ces statistiques.

vide. Saül dit à son fils

Il ne s’agissait ni d’intuition ni de magie ; sa méthode était simple. Il


Jonathan : « Pourquoi

avait étudié à fond les lanceurs, avait observé leurs schémas


pendant une le fils de Jessé n’est-il

partie, une saison, une carrière. Il interrogeait les lanceurs de sa


propre venu au repas ni hier ni

équipe sur leur façon de jouer, essayant de comprendre leur


manière de aujourd’hui ? » Jonathan

répondit à Saül : « David

penser. Sur le terrain, il vidait totalement son esprit pour se


concentrer a insisté pour aller jusqu’à

sur le lanceur, notant le moindre mouvement de son bras ou de sa


prise Bethléem. Il m’a dit :

sur la batte ; n’importe quoi qui révélerait ses intentions. Ses


résultats

“Laisse-moi partir, je t’en

étaient incroyables : Williams s’introduisait véritablement dans


l’esprit prie, car nous avons un

sacrifice de famille dans

du lanceur et parvenait à anticiper la trajectoire de la balle. Parfois, il


se la ville”, et : “Mon frère

voyait même comme une autre personne – un lanceur qui essaierait


de lui-même me l’a ordonné.
battre le grand Ted Williams. Comme Williams le démontra, pour
imiter Donc, si tu m’es favorable,

et deviner les pensées de vos ennemis, vous devez vous informer


sur eux, permets-moi de m’échapper

analyser leurs comportements passés, leurs habitudes, afin d’être


sensible pour aller voir mes frères.”

C’est pourquoi il n’est pas

aux signaux qu’ils émettent le jour J.

venu à la table du roi. »

Il est bien sûr indispensable que l’ennemi ignore que vous l’observez
Saül se mit en colère contre

d’aussi près. Des manières amicales, comme celles du prince


Metternich Jonathan et il lui dit :

avec Napoléon, déguiseront vos intentions. Ne posez pas trop de


questions ;

« Fils d’une dévoyée ! Je

sais bien que tu prends

le but est d’encourager implicitement les gens à se détendre et à se


confier, parti pour le fils de Jessé, à

afin d’accroître lentement votre emprise sur eux sans qu’ils s’en
aperçoivent.

ta honte et à la honte du

Toutes ces informations sont cependant inutiles si vous ne savez les


sexe de ta mère ! Car aussi
interpréter et distinguer la réalité des apparences. Vous devez
apprendre à longtemps que le fils de

reconnaître différents types de profils psychologiques. Soyez attentif,


par Jessé vivra sur la terre,

tu ne pourras t’affermir

exemple, au phénomène du masque contraire : lorsque quelqu’un


mani-et ta royauté non plus.

feste, voire revendique, un trait de caractère, c’est souvent une


couverture.

Maintenant, fais-le saisir,

Il y a aussi le profil mielleux, flatteur, qui cache parfois une hostilité


et de et qu’on me l’amène, car il

mauvaises intentions ; le taureau agressif, qui souvent dissimule son


insé-mérite la mort. » Jonathan

répondit à son père Saül et

curité ; le moralisateur, qui ne vous parle que de ses vertus pour


mieux lui dit : « Pourquoi serait-cacher ses vices. Tous essaient de
se voiler la face et de vous jeter de la il mis à mort ? Qu’a-t-il

poudre aux yeux ; ils tentent de se convaincre autant que vous qu’ils
n’ont fait ? » Saül jeta la lance

pas peur de ce qu’ils sont, de cet opposé tapi sous la surface.

contre lui pour le frapper.

Il est généralement plus facile d’observer les gens en action, surtout


Jonathan sut alors que

c’était chose décidée de la


en situation de crise. Dans ces moments-là, ils révèlent leurs
faiblesses ou part de son père de mettre

ont tant de mal à les cacher qu’elles apparaissent tout de même.


Vous à mort David. Jonathan,

pouvez les y pousser par des actes apparemment sans importance,


mais en colère, se leva de table,

S T R AT É G I E 1 3

181

et il ne mangea rien en ce

qui nécessitent une réponse : montrez-vous un peu provocant pour


voir second jour de la nouvelle

comment ils réagissent. Pousser les gens à bout les oblige à se


révéler.

lune, car il avait de la

Souvent, ils laissent échapper des confidences ou endossent un


masque peine au sujet de David,

car son père l’avait insulté.

qui devient trop évident.

1 samuel, 1-11, 24-34,

Pour comprendre quelqu’un, il est indispensable d’en évaluer les


capa-Traduction œcuménique

cités de résistance. Sans cela, vous risquez souvent de mal le juger,


de le de la Bible
surestimer ou sous-estimer, en fonction de votre propre confiance en
vous.

Face à un ennemi, vous devez savoir si la lutte sera âpre ou non.


Quelqu’un qui dissimule sa lâcheté et son manque de confiance en
lui peut lâcher prise après un seul coup violent ; quelqu’un de
désespéré et qui n’a rien à perdre se battra jusqu’au bout. Les
Mongols commençaient leurs campagnes par une bataille dont
l’unique but était de tester la force et la motivation de l’adversaire. Ils
n’affrontaient jamais un ennemi dont ils n’avaient pas auparavant
évalué le moral. Cette première bataille offrait en outre Le mobile de
l’attaque.

l’avantage non négligeable d’en révéler la stratégie et le mode de


pensée.

– On n’attaque pas

La qualité des informations que vous rassemblez sur l’ennemi


importe seulement l’autre pour lui

nuire et le dominer, mais

plus que la quantité. Un seul détail essentiel est parfois la clef de la


victoire.

peut-être aussi pour

Lorsque le général carthaginois Hannibal se rendit compte que son


adver-mesurer sa force.

saire romain était arrogant et soupe au lait, il joua au faible,


poussant Friedrich Nietzsche,

l’autre à attaquer. Plus récemment, lorsque Churchill réalisa que


Hitler 1844-1900,

humain, trop humain


avait des tendances paranoïaques et des comportements
irrationnels à la moindre menace, le Premier ministre anglais sut
immédiatement comment déséquilibrer le Führer : en montant une
fausse attaque aux Balkans, par exemple, il pousserait Hitler à voir
des menaces surgir de toutes parts et à disperser ses troupes, ce
qui constituerait une erreur militaire critique.

En 1988, Lee Atwater était stratège politique dans l’équipe de


George Bush père, alors en campagne pour devenir candidat
républicain des présidentielles. Il apprit que le principal rival de
Bush, le sénateur Robert Dole, avait un caractère de cochon, que
son entourage avait un L’an passé, au cours d’une

réunion, un homme exposa

mal fou à contrôler. Atwater mit en place de nombreux stratagèmes


pour son point de vue et affirma

pousser Dole hors de ses gonds. Le public américain ne voudrait


certai-qu’il était résolu à tuer

nement pas d’un président en colère, d’autant qu’un homme hors de


lui l’animateur de la réunion si

est incapable d’une pensée cohérente. Il est facile de déséquilibrer


et son avis n’était pas adopté.

Sa motion fut acceptée.

manipuler un esprit perturbé.

Quand toutes les

Bien sûr, l’observation, même de première main, a ses limites. Un


ser-procédures furent terminées,

vice d’espionnage vous permettra d’étendre votre champ de vision,


surtout il dit : « Ils ont donné
si vous apprenez à interpréter les informations qu’il rapporte. Mais
un leur assentiment bien trop

réseau informel reste la meilleure option : un groupe d’alliés recrutés


au fil rapidement. Je pense qu’ils

sont faibles et ne sont pas

des ans qui seront vos yeux et vos oreilles. Faites-vous des amis
parmi les dignes d’être les conseillers

personnes qui entourent votre rival ; un seul ami bien placé vous
sera plus du maître. »

utile qu’une poignée d’espions. Napoléon possédait un service


d’espion-Jocho Yamamoto,

nage sans égal à l’époque, mais ses meilleures informations


venaient de ses 1659-1720,

hagakure, le livre

amis, qu’il avait placés dans les cercles diplomatiques de toute


l’Europe.

secret des samouraïs,

Cherchez des espions internes, des mécontents dans le camp


ennemi traduit par

M. F. Duvauchelle, Guy

qui ont des intérêts à défendre. Amenez-les dans votre camp et ils
vous Trédaniel éditeur, 1999

donneront de meilleures informations que n’importe quel infiltré que


182

S T R AT É G I E 1 3
vous aurez envoyé. Embauchez des personnes rejetées par
l’adversaire ; Le colonel John Cremony

elles sont les mieux placées pour connaître sa façon de penser. La


parlait de leur capacité à

« disparaître » quand il

« taupe » républicaine du président Bill Clinton était son conseiller


Dick écrivait qu’un « Apache

Morris, qui avait travaillé pour les gens du camp adverse pendant
des peut cacher son corps

années et connaissait donc leurs faiblesses, personnelles et


organisation-basané au milieu de l’herbe

nelles. Un conseil : ne vous reposez jamais sur un seul espion, une


seule verte, derrière des taillis

source d’informations, aussi bons soient-ils. Vous courez le risque


d’être marron ou des rochers

gris, avec tant d’adresse

abusé ou de n’avoir que des renseignements biaisés.

et de jugement qu’il faut

La plupart des gens laissent généralement derrière eux des écrits,


des beaucoup d’expérience

articles, des interviews qui sont aussi révélateurs que ce que vous
pouvez pour le déceler, ne serait-ce

apprendre d’un espion. Bien avant la Seconde Guerre mondiale,


Adolf qu’à une distance de trois

ou quatre mètres ».
Hitler rédigea Mein Kampf, l’expression directe de sa pensée et de
ses Il remarquait qu’ils

intentions, et bien sûr de sa psychologie. Ses généraux Erwin


Rommel et

« épient pendant des jours,

Heinz Guderian écrivirent aussi au sujet de la Blitzkrieg, ce nouveau


type observent chacun de vos

de guerre qu’ils préparaient. Les gens révèlent beaucoup d’eux-


mêmes mouvements, repèrent

dans leurs écrits, volontairement (après tout, s’ils écrivent, c’est pour
chacun de vos actes ; ils notent avec précision la

s’expliquer) ou involontairement, si l’on sait lire entre les lignes.

composition de votre

Finalement, vous devez garder en tête que l’ennemi en face de vous


caravane et tous les biens

n’est pas un objet inanimé qui répondra mécaniquement à une


stratégie que vous transportez.

donnée. Au contraire, il est en constante évolution et s’adapte à


chacune Il ne faut pas imaginer une

seconde que leurs attaques

de vos réactions. Lui aussi fait preuve de créativité, d’inventivité,


sont faites sur l’inspiration

apprend de ses erreurs et de vos victoires. Les informations que


vous d’un moment par des
avez sur lui ne sont donc pas statiques. Gardez vos renseignements
à jour groupes rencontrés par

et, surtout, ne misez jamais sur le fait qu’il réagira deux fois de la
même accident. Bien au

manière. Chaque défaite est une leçon sévère et un adversaire battu


contraire ! Elles sont

toujours le résultat d’une

aujourd’hui se montrera probablement beaucoup plus sage demain.


Vous longue surveillance, d’une

devez en tenir compte dans vos stratégies ; votre connaissance de


l’ennemi attente patiente, d’une

doit être profonde, mais aussi pertinente.

observation soigneuse et

rigoureuse et d’un débat

en conseil lourd

Autorité : Un grand

d’inquiétude ».

général doit savoir l’art

Norman Bancroft-

Hunt, warriors:

des changements. S’il s’en

warfare and the native


tient à une connaissance

american indian, 1995

vague de certains princi-

pes, à une application

routinière des règles de

l’art, si ses méthodes

de commandement sont

dépourvues de souplesse,

Image : L’ombre. Chacun a une ombre, un moi secret, une part s’il
examine les situations

obscure. Cette ombre se compose de tout ce que les gens


conformément à quelques

essaient de cacher aux yeux du monde, leurs faiblesses, leurs


schémas, s’il prend ses

désirs secrets, leurs intentions égoïstes. De loin, cette ombre est


résolutions d’une manière

invisible ; pour la voir apparaître, vous devez vous rapprocher,


mécanique, il ne mérite

physiquement mais surtout psychologiquement. Elle apparaîtra pas


de commander. (Sun

progressivement en relief. Suivez à la trace votre cible, qui ne Zi, IVe


siècle av. J.-C.)

remarquera pas combien vous en aurez appris de son ombre.


S T R AT É G I E 1 3

183

En principe, je dois stipuler

A CONTRARIO

que l’existence des agents

Même en essayant d’en apprendre sur vos ennemis, vous devez


rester secrets ne doit pas être

insaisissable. Il est facile de duper quelqu’un en ne lui présentant


que des tolérée car elle tend à

augmenter les indéniables

apparences. Surprenez votre adversaire de temps à autre, jetez-lui


une dangers du mal contre

pépite, un secret inventé qui n’a rien à voir avec ce que vous êtes
vrai-lequel on se sert d’eux. Il

ment. Sachez que lui aussi vous scrute : vous ne devez rien lui livrer,
ou est courant qu’un espion

alors que du faux. Ainsi, il ne pourra se défendre contre vous, car les
fabrique de fausses

informations qu’il aura amassées seront inutiles.

informations. Mais dans

le domaine de l’action

politique et révolutionnaire,

qui se fonde en partie sur


la violence, l’espion

professionnel a tout loisir

d’inventer les faits eux-

mêmes et cela propagera le

double mal de l’émulation

d’un côté et, de l’autre, de

la panique, de la législation

bâclée et de la haine,

ennemie de toute réflexion.

Joseph Conrad,

1857-1924,

the secret agent

184

S T R AT É G I E 1 3

14

BALAYEZ LES RÉSISTANCES PAR

LA VITESSE ET LA SURPRISE :

LA STRATÉGIE DE LA BLITZKRIEG

Dans un monde où règnent indécision et prudence, la vitesse est un


atout majeur. En frappant le premier, avant que votre adversaire n’ait
eu le temps de réfléchir ou de s’y préparer, vous le déstabilisez,
l’inquiétez et l’induisez en erreur. Étape suivante : une manœuvre
souple et brutale, qui renforcera panique et confusion. Cette
stratégie sera particulièrement efficace si vous la faites précéder
d’une accalmie, d’un piège, de sorte que votre attaque surprise
prenne l’ennemi au dépourvu, sur le vif. La frappe doit être sèche et
d’une violence implacable. Vitesse et fermeté vous assureront
respect, crainte, et bien sûr un avantage décisif.

185

Il faut que vous soyez près

LA RUPTURE DE RYTHME

lorsque l’ennemi vous croit

En 1218, Muhammad II, shah de Khwarizm, reçut trois


ambassadeurs bien loin ; que vous ayez

envoyés par Gengis Khan, l’empereur mongol. Les visiteurs avaient


un avantage réel lorsque

l’ennemi croit vous avoir

apporté de somptueux présents et, mieux encore, l’offre d’un traité


qui occasionné quelques pertes ;

allierait les deux puissances pour rouvrir la très lucrative route de la


Soie que vous soyez occupé de

reliant l’Europe à la Chine. L’empire du shah était immense,


comprenant quelque utile travail

notamment l’Iran d’aujourd’hui et une bonne partie de l’Afghanistan.


Sa lorsqu’il vous croit enseveli

capitale, Samarcande, était un véritable symbole de pouvoir, d’une


dans le repos, et que vous
usiez de toute sorte de

richesse fabuleuse. La réouverture du commerce sur la route de la


Soie ne diligence lorsqu’il ne croit

ferait qu’ajouter à ces richesses. Puisque les Mongols le


reconnaissaient et apercevoir dans vous que de

s’inclinaient devant sa supériorité, le shah accepta de signer le traité.

la lenteur : c’est ainsi

Quelques mois plus tard, une caravane mongole arriva dans la cité
qu’en lui donnant le

change, vous l’endormirez

d’Otrar, située dans une province du nord-est de l’empire du shah.


Elle lui-même pour pouvoir

était là pour acheter des produits de luxe à destination de la cour


mon-l’attaquer lorsqu’il y

gole. Le gouverneur d’Otrar soupçonna les caravaniers


d’espionnage. Il pensera le moins, et sans

les fit assassiner et saisit les biens qu’ils avaient apportés pour le
troc.

qu’il ait le temps de se

Ayant eu vent de cet outrage, Gengis Khan envoya un


ambassadeur, reconnaître.

SUN ZI,

escorté de deux soldats, pour obtenir des excuses. Cette requête,


qui pré-IVe SIÈCLE AV. J.-C.,
supposait que les deux empires étaient égaux, mit le shah très en
colère.

L’ART DE LA GUERRE,

traduit par le Père

Il fit couper la tête de l’ambassadeur et la renvoya à Gengis Khan.

Joseph-Marie Amiot, sj.

La guerre était déclarée.

Muhammad II n’était guère inquiet : son armée, encadrée par une


cavalerie turque surentraînée, comptait plus de 400 000 hommes, au
moins le double de celle de l’ennemi. Avec une guerre contre les
Mongols, s’il parvenait à les battre, ce qui ne faisait aucun doute, le
shah pourrait enfin mettre la main sur leurs territoires. Il supposa
qu’ils attaqueraient par la Transoxiane, province la plus orientale de
l’empire qui était bordée à l’est par le fleuve Syr-Daria, long de plus
de 800 kilomètres, au nord par le désert du Kizil Kum et à l’ouest par
le fleuve Amou-Daria. Samarcande et Boukhara, les deux plus
importantes cités de l’empire, se trouvaient aussi en Transoxiane
intérieure. Le shah décida d’installer un cordon de soldats le long du
Syr-Daria, que les Mongols devraient traverser pour pénétrer
l’empire. Bien entendu, ils ne pourraient passer par le nord (nul
n’avait jamais traversé ce désert) et une route par le sud
constituerait un trop long détour. Il garda donc l’essentiel de son
armée en Transoxiane intérieure, d’où il pourrait envoyer des
renforts si nécessaire. Sa position défensive était imprenable, son
armée en surnombre. Que les Mongols y viennent, il n’en ferait
qu’une bouchée.

Au cours de l’été 1219, des éclaireurs rapportèrent que les Mongols


approchaient par le sud du Syr-Daria en traversant la vallée de la
Fergana. Le shah envoya de nombreuses troupes sous le
commandement de son fils, Jalal ad-Din, pour en finir avec l’ennemi.
Après une lutte sans merci, les Mongols battirent en retraite. Jalal
ad-Din raconta à son père que l’armée mongole n’était pas aussi
brave qu’on voulait bien le dire.

Les hommes avaient l’air épuisés, leurs chevaux mourants et nul ne


semblait motivé pour combattre. Désormais certain que les Mongols
ne 186

S T R AT É G I E 1 4

feraient pas le poids face à son armée, le shah renforça ses troupes
au sud du Syr-Daria et se contenta d’attendre.

Quelques mois plus tard, au nord, un bataillon mongol apparut sans


prévenir et attaqua la cité d’Otrar. Le gouverneur qui avait outragé
les commerçants mongols fut fait prisonnier. Les Mongols le mirent à
mort en lui versant de l’argent en fusion dans les yeux et les oreilles.
Stupéfait de voir la vitesse à laquelle ils avaient rejoint Otrar, le shah
décida de déplacer ses troupes vers le nord. Certes, se disait-il, ces
barbares se déplacent vite, mais nul ne pourrait vaincre une armée
aussi nombreuse que la sienne.

Mais, très vite, deux armées mongoles filèrent vers le sud, depuis
Otrar, en longeant le Syr-Daria. L’une, sous le commandement du
général Jochi, attaqua les villes clés le long du fleuve, tandis que
l’autre, sous le commandement du général Jebe, disparut
mystérieusement vers le sud. L’armée de Jochi se répandit comme
des millions de criquets sur les collines et les plaines qui bordaient le
fleuve. Le shah y envoya une bonne partie de son armée, gardant
quelques réserves à Samarcande.

Les troupes de Jochi n’étaient guère nombreuses, 20 000 hommes


au maximum ; mais ces unités très mobiles frappaient coup sur coup
sans prévenir, semant la panique et la désolation.

Les rapports du front donnèrent au shah une idée de ces étranges


guerriers venant de l’est. Leur armée n’était faite que de cavaliers.
Chaque Mongol montait un cheval, suivi par plusieurs juments sans
cavalier ; et lorsque sa monture était fatiguée, il en changeait. Ces
chevaux étaient légers et rapides. Les Mongols n’étaient pas
encombrés de caravanes de ravitaillement ; ils portaient leur
nourriture avec eux, buvaient le lait et le sang des juments, les
tuaient et les mangeaient lorsqu’elles s’affaiblissaient. Ils se
déplaçaient deux fois plus vite que l’ennemi. Ils étaient tous d’une
habileté remarquable au tir : à la charge ou en retraite, leurs flèches
atteignaient toujours leurs cibles, leurs attaques étaient les plus
redoutables que le shah ait jamais vues. Les unités communiquaient
entre elles à distance au moyen de drapeaux et de torches. Cela
leur donnait une coordination et une précision impossibles à prévoir
ni même à égaler.

Ce harcèlement permanent épuisa les troupes du shah. Toujours


sans prévenir, l’armée dirigée par le général Jebe, qui avait disparu
vers le sud, réapparut soudainement, se dirigeant vers le nord-ouest,
en pleine Transoxiane, à une vitesse ahurissante. Le shah dépêcha
ses dernières troupes vers le sud, une armée de 50 000 hommes,
pour arrêter Jebe. Il n’était pas encore inquiet : ses hommes avaient
fait la preuve de leur supériorité en bataille rangée dans la vallée de
la Fergana.

Mais cette fois, les choses furent différentes. Les Mongols


possédaient d’étranges armes : les flèches étaient trempées dans du
goudron brûlant qui provoquait un écran de fumée derrière lequel
des cavaliers rapides comme l’éclair avançaient, ouvrant des
brèches dans les lignes de l’armée du shah afin que la cavalerie plus
lourdement armée progresse.

S T R AT É G I E 1 4

187

Des chariots allaient et venaient derrière les lignes mongoles pour


les ravitailler en permanence. Les Mongols criblaient le ciel de
flèches, créant ainsi une pression insoutenable. Ils portaient des
chemises de soie épaisse. Si une flèche parvenait à percer la
chemise, elle atteignait rarement la chair et pouvait être extraite
facilement d’un coup sec, tout cela en galopant sans relâche.
L’armée de Jebe ne fit qu’une bouchée des forces du shah.

Muhammad II n’avait plus qu’une seule solution : fuir vers l’ouest et


se retrancher pour prendre le temps de reconstruire doucement son
armée. Alors qu’il s’y préparait, l’incroyable se produisit : une armée
conduite par Gengis Khan lui-même apparut aux portes de la cité de
Boukhara, à l’ouest de Samarcande. Mais d’où venaient-ils ? Ils
n’avaient pas pu traverser le désert du Kizil Kum par le nord. Cette
apparition était presque surréaliste, comme si le diable en personne
les avait transportés jusque-là. Très vite, Boukhara tomba et
Samarcande suivit en quelques jours. Les soldats désertèrent, les
généraux cédèrent à la panique. Le shah, craignant pour sa vie, prit
la fuite avec une poignée de soldats. Les Mongols le poursuivirent
sans relâche. Quelques mois plus tard, on le retrouva sur une petite
île de la mer Caspienne, abandonné de tous, vêtu de haillons et
mendiant pour se nourrir. L’empereur le plus riche d’Orient finit par
mourir de faim.

Interprétation

Lorsque Gengis Khan prit la tête du peuple mongol, il héritait là


sûrement de l’armée la plus rapide de la planète. Mais cette rapidité
n’avait pas été exploitée, et ils n’en avaient tiré aucun exploit
militaire. Les Mongols se battaient à cheval comme nul autre, mais
ils étaient beaucoup trop indisciplinés pour mettre cet avantage à
profit et coordonner une attaque de grande ampleur. Le génie de
Gengis Khan fut de transformer cette énergie et cette vitesse
chaotiques en une stratégie organisée et disciplinée.

C’était l’application de la stratégie chinoise de la rupture de rythme :


telle une danse, les pas s’enchaînent à diverses allures – lent-lent-
vite-vite.

Le premier pas, lent, faisait l’objet d’une préparation méticuleuse


avant toute campagne. Ainsi, en planifiant leur attaque contre le
shah, les Mongols apprirent d’un guide qu’il existait une chaîne
d’oasis à travers le désert du Kizil Kum. L’homme fut capturé et
conduisit plus tard l’armée de Gengis Khan à travers ce territoire
interdit. Le deuxième pas lent était un leurre qui incitait l’ennemi à
baisser sa garde, à se reposer sur ses lauriers. Lors de la bataille de
la vallée de la Fergana, les Mongols perdirent délibérément pour
encourager la suffisance du shah. Puis ce fut le premier pas rapide :
attirer l’attention de l’ennemi par une attaque frontale brusque (les
raids de Jebe le long du Syr-Daria). Le dernier pas rapide, venu de
nulle part, fut encore plus soudain et désarmant – la brusque
apparition de Gengis Khan aux portes de Boukhara demeure l’une
des plus grandes surprises militaires de l’histoire. En maître de l’art
de la guerre psychologique, Gengis Khan avait compris que les
hommes 188

S T R AT É G I E 1 4

sont surtout effrayés par l’inconnu et l’imprévisible. Le caractère subi


de tchen/l’éveilleur,

l’ébranlement,

ses attaques rendait leur vitesse doublement dévastatrice, semant


panique le tonnerre

et confusion.

L’hexagramme Tchen

Le monde d’aujourd’hui valorise beaucoup la vitesse : c’est un but


est le fils aîné qui prend le

en soi que d’être plus rapide que son adversaire. Mais bien souvent,
les commandement avec énergie

gens ne sont pas rapides : ils sont pressés. Ils agissent et réagissent
fréné-et puissance. Un trait yang

apparaît sous deux traits


tiquement aux événements, ce qui les induit systématiquement en
erreur yin et exerce une puissante

et leur fait perdre du temps sur le long terme. Pour vous dissocier de
la poussée vers le haut. Ce

masse, vous devez être d’une vitesse implacable dans le cadre


d’une stra-mouvement est si violent

tégie organisée. D’abord, avant toute action, préparez-vous


soigneuse-qu’il suscite l’effroi. Il a

ment et repérez les faiblesses de l’ennemi. Ensuite, faites en sorte


que pour image le tonnerre qui

jaillit de la terre et dont

votre adversaire vous sous-estime, afin qu’il abaisse sa garde.


Frappez l’ébranlement provoque

brusquement, et il sera paralysé. Frappez une seconde fois ; la


panique crainte et tremblement.

sera telle qu’il ne saura pressentir votre attaque. Le dernier coup, le


coup inattendu, est celui qui marque le plus.

L’ÉBRANLEMENT

apporte le succès.

L’ébranlement survient :

Ces détachements invisibles sont à la fois moins exposés à la sur-


Oh ! Oh !

prise et plus redoutables, car savoir qu’il y a quelque part un Paroles


rieuses : Ha ! Ha !
poste, mais en ignorer la position et la force, cela ôte toute
L’ébranlement sème l’effroi

sur une distance de cent

confiance à l’ennemi ; tous les lieux deviennent forcément milles.

suspects ; si, au contraire, les postes sont à découvert, il voit yi king,


le livre des

nettement ce qu’il doit craindre et ce qu’il peut tenter.

mutations, vers

viiie av. J.-C., traduit et

ÉNOPHON (430 ?-355 ? av. J.-C.)

adapté par Étienne

Perrot de la traduction

allemande du Père

Richard Wilhelm

LES CLEFS DE LA GUERRE

En mai 1940, l’armée allemande réussit l’invasion de la France, des


Pays-Bas, de la Belgique et du Luxembourg par une tactique
novatrice : la Blitzkrieg. Évoluant à une vitesse inouïe, les Allemands
coordonnèrent leurs tanks et leurs avions dans une attaque qui
couronna l’une des victoires militaires les plus rapides et les plus
dévastatrices de l’histoire.

Le succès de la Blitzkrieg fut en grande partie dû à l’immobilité des


Alliés, à leurs défenses rigides, semblables à celles du shah contre
les Mongols.

Lorsque les Allemands parvinrent à percer une brèche dans cette


défense, les Alliés ne surent réagir à temps. Les Allemands
avançaient à une telle vitesse que nul ne put comprendre ce qui
arrivait. Le temps que les Alliés décident d’une contre-stratégie, il
était déjà trop tard, et la situation n’était plus la même. Les
Allemands avaient toujours un coup d’avance.

Aujourd’hui plus que jamais, on se retrouve quotidiennement


confronté à des personnes prudentes, sur la défensive, statiques. La
raison en est simple : le rythme de la vie augmente de façon
exponentielle, saturé de distractions, d’ennuis, d’interruptions. La
plupart d’entre nous répondent spontanément par le repli, en
érigeant des murs psychologiques pour se protéger des dures
réalités de la vie moderne. Les gens détestent ce sentiment d’être
dans l’urgence et sont terrifiés à l’idée de commettre une erreur.
Inconsciemment, ils essaient de ralentir les choses : ils mettent du S
T R AT É G I E 1 4

189

Mais le génie d’Ali était de

temps à se décider, sont incapables de s’engager et font de la


prudence prendre ses limites et d’en

une religion.

faire des vertus. Procédons

La tactique de la Blitzkrieg, adaptée aux combats du quotidien, est la


par étapes. Je ne vois aucun

ancien poids lourd dont la

parfaite stratégie de notre époque. Quand les autres autour de vous


force de frappe ne soit pas
demeurent immobiles et sur la défensive, vous les surprenez par
une supérieure à celle d’Ali. Et

action soudaine et ferme, vous les forcez à agir avant qu’ils ne


soient pourtant, sur ses vingt

prêts. Ils ne peuvent répondre, comme toujours, et restent prudents


et premiers combats, Ali – qui

évasifs. Acculés, leurs nerfs lâchent et ils réagissent sans réfléchir.


Vous s’appelait alors Cassius

Clay – n’enregistra que des

avez ouvert une brèche dans leurs défenses, et si vous maintenez la


pres-victoires, dont dix-sept par

sion et que vous continuez à frapper là où ils ne s’y attendent pas,


vous K.-O. … Alors, en quoi

les entraînez alors dans un cercle vicieux qui les pousse à l’erreur,
ce qui consiste le mystère Ali ?

accroît leur confusion, et ainsi de suite.

Pourquoi un homme dont

tous les spécialistes

Beaucoup de ceux qui se sont servis de la Blitzkrieg sur le champ de


conviennent qu’il n’avait

bataille l’ont appliquée au quotidien. Jules César, maître de la


vitesse et pas de force de frappe

de la surprise, en est l’exemple parfait. Alors que personne ne s’y


atten-mettait-il K.-O. ses
dait, il lui arrivait de faire alliance avec l’ennemi juré d’un sénateur
pour adversaires ? Il lui arriva

forcer ce dernier à revoir ses positions tout en évitant une


dangereuse même un jour, la première

fois où il défendit son titre,

confrontation. De la même manière, il pouvait inopinément


pardonner à de mettre K.-O. son

un homme qui l’avait directement attaqué. Surpris, l’homme devenait


le adversaire, Sonny Liston,

plus fidèle de ses alliés. Cette réputation d’imprévisibilité fit que les
gens dès le premier coup. Ses

de son entourage redoublèrent de prudence ; il lui fut alors d’autant


plus secrets sont la vitesse et le

choix du moment. Clay

facile de les prendre au dépourvu.

alias Ali avait la capacité

Cette stratégie fonctionne à merveille auprès des personnes les plus


de frapper avec une vitesse

hésitantes, celles qui craignent de se tromper. De la même façon, si


vous extrême, mais surtout au

faites face à un ennemi dont le commandement est divisé ou dont


les élé-bon moment, avant que

ments ne sont guère solidaires, une attaque rapide et brutale


élargira les son adversaire ne soit

capable de faire fonctionner


fissures et provoquera probablement un effondrement interne.
Napoléon son sens de boxeur qui sait

Bonaparte avait inventé la Blitzkrieg avant l’heure, et lui dut une


bonne ce qui va arriver. Et quand

part de son succès. Il s’en servit contre les armées alliées, divisées
par des cela arrive, l’homme qui est

querelles entre stratèges. Une fois que son armée eut pénétré les
défenses frappé ne voit pas venir le

coup. Par conséquent, le

adverses, la tension éclata et l’alliance s’effondra d’elle-même.

cerveau de cet homme est

Henry Kissinger prouva que la stratégie de la Blitzkrieg était tout


aussi incapable de se préparer à

efficace en diplomatie. L’ancien secrétaire d’État américain prenait


tou-recevoir l’impact. Ses yeux

jours tout son temps au commencement de négociations


diplomatiques, ne sont pas en mesure

tournant autour du pot, laissant la partie adverse perplexe face à un


badi-d’envoyer aux autres

parties du corps un message

nage sans intérêt. Lorsque le terme d’une négociation approchait, il


avan-disant qu’il va y avoir un

çait brutalement une liste de requêtes. La partie adverse n’avait plus


le choc. Et nous en tirons
temps de réfléchir et était alors bien plus susceptible d’accepter, de
perdre donc une conclusion

son sang-froid ou de commettre des erreurs. C’était la version


Kissinger frappante : le coup qui met

K.-O. n’est pas le coup le

de la rupture de rythme.

plus violent mais celui que

Pour leur première percée en France au cours de la Seconde


Guerre l’on ne voit pas venir.

mondiale, les Allemands passèrent par la forêt des Ardennes, au


sud de José Torres et Bert

la Belgique. Cette forêt, que l’on croyait impénétrable par des tanks,
Randolph Sugar, sting

like a bee, 1971

n’était guère surveillée. En utilisant ce point faible, les Allemands


instau-rèrent une dynamique fulgurante basée sur la vitesse et la
surprise. Pour lancer une Blitzkrieg, vous devez d’abord viser le
point faible de l’ennemi.

190

S T R AT É G I E 1 4

La dynamique impulsée au mouvement sera d’autant plus


importante Veni, vidi, vici.

que vous ne rencontrerez pas de résistance.

(« Je suis venu, j’ai vu,


j’ai vaincu. »)

Le succès de ce type de stratégie repose sur trois éléments : la


mobilité Jules César,

du groupe (généralement, plus il est petit, meilleur il sera) étant


souvent le 100-44 av. J.-C.

plus ), la coordination parfaite entre les unités et la capacité de


transmettre les ordres rapidement le long de la chaîne de
commandement. Pour cela, ne comptez pas seulement sur la
technologie. Au cours de la guerre du Vietnam, l’armée américaine
fut certainement entravée par ses moyens de communication
ultrasophistiqués ; lorsque les informations à traiter sont trop
nombreuses, on perd du temps. Les Nord-Vietnamiens, qui se
reposaient sur un excellent réseau d’espions et d’informateurs, et
non sur la technique, prirent leurs décisions plus rapidement, ce qui
fit d’eux une armée beaucoup plus maniable au sol.

Peu après son élection à la Maison-Blanche en 1932, Franklin D.

Roosevelt disparut de la scène publique. La récession était à son


comble et, pour beaucoup d’Américains, la disparition de leur
nouveau président n’était guère rassurante. Mais dès son
investiture, Roosevelt passa à la vitesse supérieure avec un
discours enthousiaste qui montra qu’il avait pris le temps de réfléchir
sur les problèmes de son pays. Durant les semaines qui suivirent, le
Congrès connut un véritable tourbillon, avec un déferle-ment de
projets de lois audacieux. L’intensité de ce nouveau commandement
était d’autant plus sensible que l’on ne s’y attendait pas du tout.

L’énergie provoquée par cette stratégie permit à Roosevelt de


convaincre le public qu’il savait de quoi il parlait et qu’il conduisait
son pays dans la bonne direction. Il fut donc soutenu dans toutes
ses politiques, inspira confiance et redressa l’économie.

La vitesse n’est donc pas seulement une arme puissante contre


l’ennemi ; c’est aussi le moyen de renforcer l’influence positive que
l’on a sur son entourage. Frédéric le Grand lui-même avait déjà
remarqué qu’une armée qui se déplace rapidement a un meilleur
moral. La rapidité donne un sentiment de vitalité. En outre, lorsque
vous allez vite, vous et votre armée avez moins le temps de
commettre des erreurs. Enfin, cela crée aussi un effet de masse : les
gens admirent votre audace et finissent par décider de suivre votre
mouvement. Comme Roosevelt, faites de chaque action un coup de
théâtre : un moment de silence, vide, en suspens, avant une entrée
en scène époustouflante.

Image : L’orage. Le ciel est

calme, il n’y a plus un souffle

de vent, tout est tranquille,

apaisant. Puis, venus de nulle

part, des éclairs déchirent le

ciel, le vent se lève… Le ciel

explose. C’est parce qu’il est sou-

dain qu’unorage est terrifiant.

S T R AT É G I E 1 4

191

Autorité : Il faut être lent dans la

délibération et vif dans l’exécution.

(Napoléon Bonaparte, 1769-1821)

A CONTRARIO
La lenteur est parfois très utile, surtout pour induire l’adversaire en
erreur. Paraître délibérément lent, parfois même un peu benêt,
endort votre adversaire. Une fois qu’il a baissé sa garde, une frappe
inattendue suffira à le mettre K.-O. Il faut donc savoir être rapide ou
lent, selon les circonstances, et contrôler ces atouts pour ne pas en
être le jouet.

En règle générale, face à un ennemi rapide, la seule véritable


défense est d’être aussi rapide que lui, si ce n’est plus. Seule la
vitesse neutralise la vitesse. Une défense rigide, comme celle du
shah contre les Mongols, sera trop facile à briser par un adversaire
preste et mobile.

192

S T R AT É G I E 1 4

15

CONTRÔLEZ LA DYNAMIQUE :

LA STRATÉGIE DE LA MANIPULATION

Les gens s’efforceront toujours de vous contrôler, de vous pousser à


agir dans leur intérêt, à fonctionner selon leurs critères. Le seul
moyen de garder la main est de pratiquer un pouvoir plus intelligent
et plus fin. Au lieu de vouloir contrôler chaque mouvement de votre
adversaire, vous devez vous attacher à définir la nature de la
relation qui vous lie.

Le conflit doit avoir lieu en terrain connu, sur des enjeux et à un


rythme qui vous conviennent. Apprenez à maîtriser les pensées de
l’autre, à influer sur ses émotions afin de le pousser à l’erreur. Si
nécessaire, laissez-lui croire qu’il a le contrôle pour qu’il se détende
et baisse sa garde. Si vous maîtrisez le conflit et que l’ennemi va
dans la direction que vous souhaitez, vous dominerez chacune de
ses actions.
193

« Presser l’oreiller de

L’ART DE L’ULTIME CONTRÔLE

l’adversaire » signifie

Toute relation contient un enjeu de pouvoir. La nature humaine


déteste l’empêcher de relever sa

le sentiment d’impuissance et lutte systématiquement pour obtenir


tête. Dans un combat de

la tactique, il est mauvais

l’avantage sur l'autre. Lorsque deux personnes ou deux groupes


interd’être manœuvré par un

agissent, leurs relations se redéfinissent constamment pour


déterminer adversaire et d’agir en

qui contrôle ceci ou cela. La lutte de pouvoir est inévitable. En tant


que retard. Il faut vouloir par

stratège, votre tâche est double : d’abord, identifier cette lutte dans
tous tous les moyens manœuvrer

les aspects de la vie, sans vous laisser embobiner par ceux qui
proclament notre adversaire selon notre

volonté.

que ça ne les intéresse pas ; ce sont les plus manipulateurs.


Ensuite, il faut En conséquence, comme

apprendre à maîtriser les plans de l’adversaire autant que les vôtres


vous-même, votre
dans une direction et un but précis. Cet art du contrôle fut cultivé par
les adversaire en a aussi

généraux et les stratèges les plus créatifs tout au long de l’histoire.

l’intention. On ne peut y

parvenir sans avoir au

La guerre est avant tout un combat pour le contrôle des actions du


préalable saisi ses

camp adverse. Les génies militaires comme Hannibal, Napoléon ou


Erwin intentions. Dans la

Rommel ont découvert que, pour prendre le contrôle, il faut arriver à


tactique, on arrête tous les

décider du rythme, de la direction et de la forme de la guerre en elle-


même.

coups que s’apprête à porter

Cela signifie obliger l’autre à se battre à votre cadence, l’attirer sur


un l’adversaire, on déjoue

toutes les fentes qu’il se

terrain qu’il ne connaît pas et qui vous convient, et le faire jouer


selon vos prépare à exécuter, et on

propres règles. Cela signifie surtout avoir le contrôle des schémas


de pensée sait se dégager avant qu’il

de l’adversaire et adapter vos manœuvres à ses faiblesses


psychologiques.

n’effectue une prise. Tout


Un bon stratège sait qu’il est impossible de prédire exactement com-
cela est contenu dans

l’expression « presser

ment l’ennemi répondra à telle ou telle action. Inutile d’essayer : cela


ne l’oreiller de l’adversaire ».

contribuera qu’à vous frustrer et vous épuiser. À la guerre et dans la


vie, Lorsque nous sommes face

les éléments à prendre en considération sont trop nombreux. Mais si


le à un adversaire, il faut

stratège parvient à contrôler l’humeur et l’état d’esprit de


l’adversaire, que, basés sur notre

peu importe la façon dont ce dernier réagit. Si le stratège réussit à le


pani-tactique authentique, nous

sachions déceler le plus petit

quer, à l’effrayer, à le rendre agressif, à le mettre en colère, il


contrôlera bourgeon qui germe dans sa

ses actions à grande échelle et le piégera mentalement avant de le


vaincre tête avant qu’il ne passe à

physiquement.

son exécution. Si votre

Le contrôle peut être agressif autant que passif. Il peut s’agir d’une
adversaire s’apprête à vous

porter un coup, pressez la

percée frontale contre l’ennemi, l’obligeant à reculer et à perdre


l’initia-tête de la lettre « c », et ne
tive. Mais c’est aussi parfois faire le mort afin d’endormir sa vigilance
le laissez pas continuer.

avant de le surprendre par une attaque foudroyante. Un orfèvre de la


C’est cela « presser l’oreiller

manipulation sait se servir de ces deux modes, dans une stratégie


dévas-de l’adversaire ». Si votre

tatrice : frapper, reculer, appâter, détruire.

adversaire passe à l’assaut,

pressez la tête de la lettre

Cet art s’applique à toutes les batailles de la vie quotidienne.

« a », si votre adversaire

Beaucoup ont inconsciemment tendance à jouer le jeu de la


domination, s’apprête à bondir, pressez

à se laisser tenter à contrôler quelqu’un dans le moindre de ses


mouve-la tête de la lettre « b », et

ments. À trop vouloir de pouvoir, ils s’épuisent, commettent des


erreurs, si votre adversaire s’apprête

à vous pourfendre, pressez

repoussent l’autre et finissent par perdre l’emprise sur la situation. Si


la tête de la lettre « p ».

vous savez appréhender cet art, vous saurez rester créatif pour
influencer Tout revient au même.

et tenir votre adversaire sous votre coupe. En apprenant à influer sur


Lorsqu’un adversaire
l’humeur de l’autre, sur son rythme naturel, sur les enjeux pour
lesquels s’active contre nous, il faut

il va lutter, vous saurez toujours le faire réagir afin qu’il s’intègre à la


le laisser procéder aux actes

inutiles et réprimer ses actes

dynamique que vous aurez choisie. Même s’il comprend qu’il est
sous utiles afin de l’empêcher

votre emprise, il est impuissant à en sortir, ou, mieux encore, il se


dirige 194

S T R AT É G I E 1 5

droit dans la direction que vous lui avez imposée sans même en
avoir de continuer. C’est très

conscience. C’est là l’ultime contrôle.

important dans la tactique.

Mais si vous êtes

En voici les quatre principes de base.

uniquement préoccupé de

toujours réprimer les actes

Talonnez l’ennemi. Avant que l’ennemi ne fasse le premier geste,


avant de l’adversaire, c’est déjà

que le hasard ou l’inattendu ne ruinent vos plans, vous devez


attaquer le

« après coup ». L’essentiel


premier et prendre l’initiative. Ensuite, maintenez la pression,
exploitez est que vos actions quelles

qu’elles soient suivent la

cet avantage éphémère au maximum. Inutile d’attendre les


occasions, il Voie de la tactique et que

faut les susciter. Si, au départ, vous êtes en situation de faiblesse, le


fait vous comprimiez au fur

de prendre les devants vous remettra au moins sur un pied d’égalité


avec et à mesure les germes

l’adversaire. Maintenir votre ennemi sur la défensive, dans la


réaction d’intention qui naissent

plutôt que dans l’action, aura un effet démoralisant.

dans le cerveau de

l’adversaire. Rendez-les

inutiles et ainsi manœuvrez

Déplacez le champ de bataille. Naturellement, l’adversaire veut


com-votre adversaire. C’est ce

battre sur un terrain qui lui est familier. Ce que l’on appelle ici le «
ter-que les experts de la

rain », c’est la somme de tous ces détails qui font une bataille : le
moment, tactique sont capables de

le lieu, la cause, les belligérants, etc. En déplaçant l’ennemi dans un


faire. On y parvient en se

forgeant. Réfléchissez bien


espace et une situation qui lui sont étrangers, vous prenez le
contrôle de sur ce « presser l’oreiller

la dynamique. Sans même réaliser ce qui se passe, l’adversaire se


de l’adversaire ».

retrouve à combattre selon vos conditions, et non les siennes.

Miyamoto Musashi,

1584-1645,

Poussez-le à la faute. Votre ennemi mise tout sur une stratégie qui
doit traité des cinq roues

tourner à son avantage et qui a déjà fonctionné par le passé. Votre


tâche est double : lutter de façon à ce qu’il ne puisse mettre en
action sa stratégie ni user de sa force, et créer, à partir de cela, une
frustration le poussant à commettre des erreurs. Ne lui laissez pas le
temps de faire quoi que Je pense comme Frédéric

ce soit ; jouez sur ses faiblesses affectives, ce qui l’irrite au plus haut
point.

[le Grand], il faut toujours

Cela suffit parfois à le piéger. Moins que vos actions, ce sont ses
faux pas attaquer le premier.

qui vous donnent le contrôle de la situation.

Napoléon Bonaparte,

1769-1821

Instaurez un contrôle passif. La forme ultime de la domination est


de parvenir à faire croire à l’autre qu’il garde le contrôle. Il est certain
de tenir les rênes ; il est donc moins susceptible de vous résister ou
de se mettre en position de défense. Pour créer cette impression,
vous devez vous servir de l’énergie de l’ennemi et, très
progressivement, faites-le diverger dans la direction de votre choix.
C’est souvent le meilleur moyen de contrôler un adversaire agressif
ou passif-agressif.

Qui excelle dans l’art de la guerre subjugue les hommes et ne se


laisse pas subjuguer par eux.

SUN ZI (IVe siècle av. J.-C.)

EXEMPLES HISTORIQUES

1. Fin 1940, les forces britanniques au Moyen-Orient avaient réussi


à sécuriser leurs positions en Égypte et à récupérer une bonne
partie de la S T R AT É G I E 1 5

195

Libye que l’Italie, alliée de l’Allemagne, avait prise très tôt au début
de la Seconde Guerre mondiale. Les Britanniques s’étaient rendus
maîtres de l’importante ville côtière de Benghazi et prévoyaient
d’avancer plus à l’ouest, vers Tripoli, afin de chasser les Italiens du
pays une bonne fois pour toutes. Mais subitement, les troupes furent
stoppées dans leur avancée. Le général Archibald Wavell,
commandant en chef des forces britanniques au Moyen-Orient,
combattait sur trop de fronts en même temps.

Comme les Italiens avaient prouvé leur inefficacité dans la guerre du


désert, les Britanniques pensèrent qu’ils pouvaient s’en tenir à la
création d’une ligne défensive en Libye, afin de renforcer leurs
troupes en Égypte, puis de lancer une offensive majeure contre les
Italiens en avril de l’année suivante.

Ils apprirent cependant qu’une force blindée allemande était arrivée


à Tripoli en février 1941, sous le commandement du général Erwin
Rommel. Cela ne modifia en rien les plans britanniques. Rommel
s’était certes montré brillant lors de la Blitzkrieg en France l’année
précédente.
Mais là, la situation était différente, car il était soumis à l’autorité
italienne et à son incompétence, dépendant de son ravitaillement, et
ses forces étaient trop petites pour inquiéter les Britanniques. En
outre, les rapports des services secrets révélèrent que Hitler l’avait
envoyé ici avec l’ordre de s’en tenir à bloquer les Anglais dans leur
avancée vers Tripoli.

Mais sans prévenir, à la fin du mois de mars 1941, les panzers de


Rommel se mirent en branle vers l’est. Le général allemand avait
divisé sa petite troupe en colonnes et les avait lancées dans de
multiples directions contre la ligne de défense britannique :
impossible de savoir quelles étaient ses intentions. Ses colonnes de
tanks avançaient à une vitesse inouïe ; elles se déplaçaient la nuit,
phares éteints, et prenaient systématiquement l’ennemi par surprise,
surgissant brusquement sur le côté ou par l’arrière.

Leurs lignes percées, les Anglais furent obligés de reculer de plus en


plus à l’est. Pour Wavell, qui suivait les événements depuis Le Caire,
ce fut un choc autant qu’une humiliation : Rommel avait réussi à
semer la panique avec une poignée de tanks et très peu de
ravitaillement. En quelques semaines, les Allemands étaient à la
frontière égyptienne.

Cette nouvelle façon de combattre, initiée par Rommel, était


dévastatrice. Il se servait du désert comme d’un océan. Malgré les
problèmes de ravitaillement et les soucis techniques causés par le
terrain, ses tanks ne s’arrêtaient jamais. Les Britanniques ne
pouvaient relâcher leur garde un seul instant ; mentalement, c’était
épuisant. Ses mouvements, désordonnés au premier abord, avaient
toujours un but. Si Rommel voulait prendre une ville en particulier, il
marchait dans la direction opposée, faisait un large détour et
attaquait là où on ne l’attendait pas. Il avait fait venir une armada de
camions qui soulevait assez de poussière et de sable pour que les
Anglais n’y voient rien, et qui donnait l’impression de troupes
beaucoup plus importantes qu’elles ne l’étaient en réalité lors de la
confrontation finale.
Rommel était toujours en première ligne, risquant sa vie pour rester
en mesure d’évaluer la situation heure par heure, redirigeant ses
colonnes 196

S T R AT É G I E 1 5

de blindés avant que les Britanniques n’aient le temps de


comprendre sa À intelligence égale, la

stratégie. Sa tactique, à l’opposé de celle des Britanniques, était


impitoyable.

timidité causera mille fois

plus de dommages que

Au lieu d’avancer frontalement pour percer les lignes ennemies, la


hardiesse.

il envoyait les tanks les moins efficaces afin qu’ils battent en retraite
au Carl von Clausewitz,

premier contact ; les Britanniques mordaient immanquablement à


1780-1831

l’hameçon, se lançaient à leur poursuite et soulevaient tant de sable


qu’ils ne se rendaient pas compte qu’ils se précipitaient droit vers
une ligne de canons antichars allemands. Après avoir pris un
nombre conséquent de tanks britanniques, Rommel avançait encore
et semait à nouveau la panique derrière les lignes ennemies.

Constamment sur la défensive, contraints de prendre des décisions


rapides en réaction aux mouvements désordonnés de Rommel, les
Britanniques enchaînèrent les erreurs. Ils ne savaient où il allait
apparaître, dans quelle direction il se dirigeait : ils dispersèrent leurs
forces sur des espaces beaucoup trop vastes. À la fin, quand le bruit
se répandit qu’une colonne de chars allemands approchait, Rommel
en tête, les Britanniques abandonnèrent leurs positions, même s’ils
étaient beaucoup plus nombreux. La seule chose qui finit par
stopper Rommel fut l’obsession de Hitler pour la Russie ; ce dernier
lui coupa les vivres et les suppléments de troupes dont Rommel
avait besoin pour conquérir l’Égypte.

Interprétation

Rommel analysa la situation qui se présentait à lui de la façon


suivante : l’ennemi avait une position solide à l’est, qui irait en se
renforçant avec l’arrivée de ravitaillement et d’hommes venus
d’Égypte. Ses troupes étaient beaucoup plus réduites : plus il
attendrait, moins elles serviraient.

Il prit donc l’initiative de désobéir à Hitler, risquant sa carrière pour


une vérité qu’il avait apprise avec la Blitzkrieg en France : frapper le
premier altère toute la dynamique de la guerre. Si l’ennemi est plus
fort, il est agacé et découragé de se voir mis sur la défensive. De
plus, si ses troupes sont nombreuses mais non préparées à
l’attaque, il lui sera très difficile d’organiser une retraite en bon ordre.

Pour mettre sa stratégie en œuvre, Rommel devait semer la panique


chez l’ennemi. Dans la confusion qui suivait, les Allemands
paraissaient beaucoup plus puissants qu’ils ne l’étaient en réalité. La
vitesse, la mobilité et la surprise devenaient des buts en soi pour
créer le chaos. Lorsque l’ennemi se sent talonné, une manœuvre
trompeuse – partir dans un sens et attaquer de l’autre – est deux fois
plus efficace. Et si vous le maintenez sous pression, l’ennemi qui bat
en retraite et qui n’a pas le temps de réfléchir commettra erreur sur
erreur. Au final, la clef du succès de Rommel était de prendre
l’initiative par une manœuvre audacieuse, puis d’exploiter au
maximum cet avantage temporaire.

Dans le monde d’aujourd’hui, tout vous incite à rester sur la


défensive. Au travail, vos supérieurs veulent s’accaparer toute la
gloire et découragent vos initiatives. Les gens vous poussent et vous
attaquent, vous obligeant à réagir et à vous protéger constamment.
On vous rappelle S T R AT É G I E 1 5
197

Ils tombent avec bruit dans

sans cesse vos limites, tous les rêves que vous n’accomplirez pas.
On vous le Xanthe, et le fleuve et

fait culpabiliser. Et vous finissez par y croire, par vous inscrire dans
ce ses rivages retentissent. Au

schéma. Vous devez impérativement vous libérer de ce sentiment.


En milieu de ce tumulte, les

Troyens nagent de toutes

affrontant les risques, en attaquant avant que l’autre ne soit prêt, en


pre-parts, emportés par les flots.

nant l’initiative, vous créez vos propres circonstances plutôt que


d’attendre Comme on voit des nuées

simplement ce que la vie va vous donner. Votre premier mouvement


de sauterelles s’envoler et se

altère toute la situation, dont vous prenez alors le contrôle. Les gens
réfugier près d’un fleuve

agissent en fonction de ce premier mouvement et font de vous


quelqu’un pour échapper à un violent

incendie ; mais si la

de plus puissant que vous ne l’êtes réellement. Le respect et la


crainte que flamme s’élève tout

vous inspirez se transforment en force agressive, et votre réputation


s’en à coup et les atteint, elles
ressent. Comme Rommel, vous devez avoir une touche de folie :
prêt à s’ensevelissent sous les

désorienter et à embrouiller pour vous protéger, prêt à avancer


toujours eaux : de même les soldats

et les coursiers poursuivis

plus, quoi qu’il arrive. Attendre sur la défensive ou être acteur de


votre par Achille s’ensevelissent

stratégie, cela ne dépend que de vous.

dans les gouffres profonds et

retentissants du Xanthe.

2. En 1932, la Paramount Pictures, prise dans l’engouement général


pour Le fils de Pélée laisse sur

les films de gangsters, lança la production de Nuit après nuit. À


l’affiche, il le rivage sa lance appuyée

contre un tamaris ; et,

y avait George Raft, acteur révélé peu de temps auparavant dans


Scarface.

semblable à un génie, il

Raft était l’acteur parfait pour un rôle de gangster. Mais le scénario


de s’élance armé de son épée

Nuit après nuit se voulait aussi comique. Le producteur, William Le


Baron, en méditant au fond de son

craignait qu’aucun acteur ne soit suffisamment subtil pour faire


ressortir âme un affreux carnage, et
il frappe tous ceux qu’il

cet effet. Raft, ayant entendu parler de ce problème, lui suggéra de


donner rencontre. On entend

le rôle principal à Mae West.

aussitôt les cris lamentables

Mae West était une célébrité du vaudeville et de Broadway ; elle de


ceux qu’immole son

jouait dans les pièces qu’elle avait elle-même écrites. Elle s’était fait
la redoutable glaive, et l’on

réputation d’une blonde impertinente, agressive, dévastatrice. Les


pro-voit l’onde se rougir de

sang. De même que de

ducteurs d’Hollywood avaient déjà pensé à elle, mais elle avait un


côté petits poissons fuient à

trop grivois. Et en 1932, elle avait trente-neuf ans ; autant dire que,
pour l’approche d’un énorme

une actrice américaine, elle était un peu ronde et trop âgée pour
tenir dauphin et se pressent en

une tête d’affiche. Néanmoins, Le Baron était prêt à prendre ce


risque tremblant dans les retraites

cachées d’un port

pour donner du relief au film. Elle ferait sensation, susciterait une


bonne tranquille, car le monstre

publicité, puis il la renverrait à Broadway, d’où elle venait. La


Paramount dévore tous les poissons
lui proposa un contrat de deux mois, à 5 000 dollars la semaine, ce
qui qu’il peut saisir : de même

était fort généreux pour l’époque. West accepta avec enthousiasme.

les Troyens fuient en

Au début, elle fut un peu difficile. On lui avait demandé de perdre


nageant dans les eaux du

fleuve impétueux et se

quelques kilos, mais elle détestait les régimes et abandonna très


vite. Elle blottissent dans les cavités

préféra se faire teindre les cheveux en blond platine, totalement


indécent.

des rochers.

Elle détestait le scénario ; les dialogues étaient plats, son


personnage Homère,

n’avait aucun intérêt. Il fallait le réécrire et West offrit ses services


d’auvers ive siècle av. J.-C.,

l’iliade, traduit par

teur. Les gens d’Hollywood avaient l’habitude de gérer les actrices


diffi-Eugène Bareste, 1843

ciles et possédaient une panoplie de tactiques pour les canaliser,


surtout celles qui demandaient que l’on réécrive leurs répliques.
Mais il était totalement inhabituel qu’une actrice propose de réécrire
elle-même son propre texte. Déconcertés par cette requête, même
venant de quelqu’un qui avait déjà écrit pour Broadway, les gens du
studio lui opposèrent un refus catégorique ; accepter sa demande
aurait provoqué un scandale à 198
S T R AT É G I E 1 5

Hollywood. Elle contre-attaqua en refusant tout bonnement de


démarrer le tournage si on ne la laissait pas réécrire ses dialogues.

Le patron de la Paramount, Adolph Zukor, avait assisté aux essais


de tournage de Mae West et en avait été transporté. Ce rôle était fait
pour elle. Zukor demanda donc à un cadre du studio de la sortir pour
son anniversaire ; il fallait la cajoler et la flatter afin qu’ils puissent
commencer le film. Une fois les caméras en route, il était sûr de
trouver un moyen de la calmer. Mais au dîner, West sortit un chèque
de son sac à main et le tendit au cadre. Il s’agissait de 20 000
dollars, la somme qu’elle avait gagnée jusque-là. Elle rendait l’argent
au studio et, remerciant poliment la Paramount de cette belle
occasion, dit qu’elle repartait pour New York le lendemain matin.

Zukor, immédiatement informé, en fut totalement déstabilisé. West


semblait prête à perdre une somme substantielle, à risquer une
poursuite en justice pour rupture de contrat et avait juré ses grands
dieux qu’elle ne travaillerait plus jamais pour Hollywood. Zukor relut
le scénario ; peut-être avait-elle raison, les dialogues étaient
mauvais. Elle préférait perdre de l’argent et ruiner sa carrière plutôt
que d’accepter un mauvais rôle ! Il décida de lui proposer un
compromis : elle réécrirait ses propres dialogues et ils tourneraient
deux versions du film, la sienne et celle du studio. Cela coûterait un
peu plus cher, mais au moins, ils auraient Mae West. Si sa version
était meilleure, ce dont Zukor doutait, cela ne ferait qu’améliorer le
film ; si elle ne l’était pas, ils garderaient la version originale. La
Paramount n’avait rien à perdre.

West accepta et le tournage put enfin commencer. Mais il y avait


quelqu’un qui n’appréciait pas du tout la tournure que prenaient les
événements : le réalisateur Archie L. Mayo, le plus gros CV
d’Hollywood.

Non seulement Mae West avait réécrit ses scènes à sa convenance,


mais en plus elle insistait pour modifier la façon même de tourner. Ils
se que-rellèrent sans cesse, jusqu’au jour où Mae West refusa
d’aller plus loin.

Elle avait demandé à ce que l’on rajoute une scène où on la voyait


disparaître dans les escaliers après avoir lancé l’une de ses
répliques cinglantes.

Cela devait laisser au public le temps de rire. Mayo pensait que la


scène était inutile et refusa de la tourner. West quitta le plateau. Tout
s’arrêta.

L’équipe du studio reconnut que ses modifications avaient amélioré


le film ; ils encouragèrent le réalisateur à la laisser faire et à tourner
la scène.

Ils pourraient toujours changer tout ça plus tard.

Le tournage reprit. Alison Skipworth, l’autre actrice, avait la forte


impression que West déterminait le rythme de ses scènes,
s’accaparait la caméra, lui volait la vedette. Lorsqu’elle protesta en
accusant West de prendre la direction du tournage, on lui dit de ne
pas s’inquiéter, que tout serait arrangé au montage.

Mais lorsqu’on y vint, West avait tellement imprimé sa patte et son


rythme aux scènes qu’aucune modification de montage ne pouvait
rien y changer ; son autorité et son sens de l’à-propos étaient
indiscutables. Elle avait réussi à modifier le film tout entier.

S T R AT É G I E 1 5

199

Celui-ci sortit en octobre 1932. Les critiques étaient mitigées, mais


quasiment toutes s’accordaient à dire qu’une nouvelle star était née.

L’aura sexuelle et l’esprit de Mae West fascinaient les hommes.


Même si elle n’avait que quelques scènes, c’était de celles-ci dont le
public se souvenait. Les répliques qu’elle avait écrites – « J’ai perdu
ma réputation jeune, mais cela ne m’a jamais manqué » – devinrent
mythiques. Comme Raft l’admit plus tard, « Mae West crevait l’écran
».

Très vite, le public en redemanda ; la Paramount, qui traversait une


période délicate financièrement, ne pouvait ignorer cette demande.

À quarante ans, plus potelée que jamais, West signa un contrat à


durée indéterminée et toucha le plus gros salaire du studio. Dans
son film suivant, Lady Lou, d’après Diamond Lil, pièce de théâtre
qu’elle avait écrite, elle eut carte blanche. Jamais aucune actrice, ni
aucun acteur d’ailleurs, n’avait réussi à se faire un tel nom en si peu
de temps.

Interprétation

Lorsque Mae West arriva à Hollywood, elle partait de très loin. Elle
était âgée, fanée. Le réalisateur et son équipe ne cherchaient qu’à
l’utiliser pour animer une ou deux scènes un peu ternes, puis la
renvoyer immédiatement à New York. Elle n’aurait aucun pouvoir ; si
elle essayait de les entourlouper, elle retournerait bien vite d’où elle
venait. À Hollywood, les actrices se battaient pour avoir un rôle et
elles étaient exploitées ; ils n’auraient aucun mal à lui trouver une
remplaçante. Le génie de Mae West, sa stratégie, fut de déplacer le
conflit, lentement mais sûrement, là où elle le voulait, en terrain
connu.

Elle commença par jouer la bombe sexuelle blonde, pour se mettre


dans la poche les hommes de la Paramount. Son essai de tournage
les accrocha : elle était difficile, certes, mais quelle actrice ne l’était
pas ? Ensuite, elle demanda à réécrire son texte et, face à un refus
plus que prévisible, elle augmenta la pression en répliquant qu’elle
ne changerait pas d’avis. Le moment clé fut celui où elle rendit
l’argent qu’elle avait déjà reçu : cela déplaça subtilement le centre
d’intérêt de la petite lutte entre une actrice et son réalisateur vers le
script. Face à une actrice prête à perdre autant, Zukor finit par être
convaincu que le problème venait du scénario. Après ce compromis,
West passa à l’étape suivante, et prit le contrôle du domaine
technique en intervenant sur les angles de tournage, le rythme des
scènes, etc. Elle faisait maintenant partie de la réalisation ; elle
tenait les rênes de la bataille. C’était un autre compromis, qui devint
aussi une autre victoire.

Au lieu de combattre l’équipe du studio selon leurs conditions, West


avait réussi à les attirer doucement sur un terrain qui n’était pas le
leur ; ils n’avaient guère l’habitude de se battre contre une actrice qui
voulait réécrire et réaliser le film. Dans une telle situation, contre une
femme intelligente et séduisante, l’équipe de la Paramount était
perdue et désarmée.

Vos ennemis chercheront toujours à combattre sur un terrain auquel


ils sont habitués, afin d’user au mieux de leurs forces. En leur
cédant, vous finirez toujours par vous rendre à leurs conditions.
Votre but doit être de 200

S T R AT É G I E 1 5

déplacer progressivement le conflit. Vous acceptez la bataille mais


en modi-Il le faut reconnaître, il est

fiez la nature. Si c’est une question d’argent, faites-en une question


de des prérogatives que la

hardiesse seule confère

morale. Si votre adversaire veut combattre au sujet d’un problème


particu-à la guerre. Elle déjoue

lier, réécrivez l’histoire afin qu’elle englobe quelque chose de plus


large et les calculs des grandeurs

de plus complexe à appréhender. S’il veut ralentir le rythme,


accélérez-le.

de temps et d’espace, et,


Vous ne devez pas laisser votre ennemi se mettre à l’aise, se battre
comme il partout où elle se montre

en a l’habitude. Un adversaire attiré sur un terrain inconnu perd le


contrôle supérieure, elle augmente

le résultat obtenu de tout ce

de la dynamique. Une fois qu’elle lui a échappé, il est prêt à faire des
com-qu’elle arrache à la faiblesse

promis, à battre en retraite, commet des erreurs et signe sa propre


mort.

de l’adversaire. Elle est

donc vraiment une force

3. Au début de l’année 1864, la guerre de Sécession était dans une


créatrice, ce qui, d’ailleurs,

est facile à prouver

impasse. L’armée de Virginie du Nord, sous le commandement de


philosophiquement.

Robert E. Lee, avait réussi à maintenir les forces de l’Union à


distance Chaque fois qu’elle

de Richmond, capitale des États confédérés. À l’ouest, les


Confédérés rencontre l’hésitation,

avaient mis en place une défense imprenable sur la ville de Dalton,


en celle-ci témoignant d’un

Géorgie, qui bloquait toute avancée de l’Union sur Atlanta, cité


indus-commencement de perte

d’équilibre, la hardiesse
trielle clé du Sud. Le président Abraham Lincoln, qui était à nouveau
a nécessairement pour soi

candidat aux présidentielles cette année-là, était très inquiet pour


son suc-la vraisemblance du succès,

cès si la situation demeurait ainsi bloquée. Il décida de nommer


Ulysses et c’est uniquement quand

S. Grant commandant de l’ensemble des forces de l’Union. C’était


un elle se heurte à la prudence

avisée, qu’elle peut avoir

homme qui saurait aller à l’offensive.

le dessous, en ce que cette

La première décision de Grant fut de prendre comme second le


géné-dernière a son genre de

ral William Tecumseh Sherman et de le mettre à la tête des forces


de hardiesse propre, et sait

l’Union en Géorgie. Lorsque Sherman arriva à son poste, il réalisa


que néanmoins partout rester

toute tentative de prendre Dalton était vouée à l’échec. Le chef des


forte et puissante. Ce

sont là, toutefois, des

Confédérés, le général John Johnston, était imbattable en stratégie


de circonstances qui ne se

défense. Avec les montagnes derrière lui et une solide position à


l’avant, présentent que bien
Johnston n’avait plus qu’à rester là et attendre. Un siège serait trop
long, rarement dans la réalité.

une attaque frontale trop coûteuse. La situation semblait


désespérée.

[…] Plus le grade s’élève,

et plus il devient nécessaire

À défaut de pouvoir prendre la ville de Dalton, Sherman décida de


que, guidée par un esprit

s’attaquer au moral de Johnston, afin d’insinuer la peur dans l’esprit


d’un supérieur et perdant tout

homme connu pour son conservatisme et sa prudence. En mai


1864, instinct de passion aveugle,

Sherman envoya les trois quarts de son armée pour une attaque
directe la hardiesse n’agisse qu’à

sur Dalton. Une fois que l’attention de Johnston fut concentrée sur
cette bon escient et vers un but

nettement entrevu.

attaque, Sherman fit passer l’armée du Tennessee derrière les


montagnes, Carl von Clausewitz,

à proximité de la ville de Resaca, à environ vingt-cinq kilomètres au


sud 1780-1831,

de Dalton, afin de bloquer la seule retraite et la seule voie de


ravitaille-théorie de la grande

guerre, traduit par le


ment de Johnston. Terrifié à la perspective de ce blocus, Johnston
n’eut lieutenant-colonel de

d’autre choix que celui d’abandonner sa position à Dalton. Mais il


décida Vatry, L. Baudoin,

Paris, 1886

qu’il n’entrerait pas dans le jeu de Sherman : il se replia sur une


autre position défensive extrêmement sécurisée, invitant de nouveau
son adversaire à attaquer directement. Cela devint une sorte de
danse : Sherman faisait semblant d’aller dans une direction, divisait
son armée pour encercler Johnston, qui continuait à reculer… vers
Atlanta.

Le président des États confédérés, Jefferson Davis, exaspéré par le


refus de combattre de Johnston, le remplaça par le général John
Hood.

S T R AT É G I E 1 5

201

Un des Géants révoltés

Sherman savait que Hood était un militaire agressif, parfois


imprudent.

contre les dieux de

Il savait aussi qu’il n’avait ni le temps ni les hommes nécessaires


pour l’Olympe, Alcyonée,

faire le siège d’Atlanta : Lincoln avait besoin d’une victoire rapide.


Pour combattit Héraclès aux

champs Phlégréens, en
menacer les défenses d’Atlanta, il décida donc d’envoyer des
détache-Macédoine. Mais chaque

ments, qu’il fit volontairement petits et faibles. Hood ne put résister à


la fois que le Géant tombait

tentation de laisser le gros de ses hommes dans la ville et passa à


l’attaque, sur la Terre qui lui avait

pour finalement se jeter dans une embûche. Cela se reproduisit


plusieurs donné naissance, il se

fois et, à chaque défaite, l’armée de Hood s’amenuisait. Le moral de


ses relevait aussitôt. Héraclès le

transporta sur ses épaules

hommes se détériora rapidement.

dans un autre pays et le

Désormais, face à des hommes épuisés et qui s’attendaient au pire,


tua d’un coup de flèche.

Sherman changea de stratégie. À la fin du mois d’août, il conduisit


son Félix Guirand et

armée vers le sud-est, au-delà d’Atlanta, abandonnant ses lignes de


ravi-Joël Schmidt, mythes

et mythologie,

taillement. Pour Hood, cela ne pouvait signifier qu’une chose :


Sherman Larousse, Paris, 1996

avait renoncé à l’idée de prendre la cité industrielle. La ville entière


fut en liesse. Mais Sherman avait fait en sorte que ce départ
coïncide avec la moisson du maïs. Ses hommes étaient bien nourris,
Hood ne se doutait de rien : il emprunta la dernière voie de chemin
de fer encore ouverte vers Atlanta et attaqua la ville par surprise.
Hood fut obligé d’abandonner.

C’était la grande victoire qui assurerait la réélection de Lincoln.

Vint enfin la manœuvre la plus surprenante de Sherman. Il divisa


ses troupes en quatre colonnes et, s’éloignant complètement de ses
routes de ravitaillement, marcha à l’est, d’Atlanta vers Savannah et
la mer. Ses soldats vivaient de ressources naturelles, détruisant tout
sur leur passage.

Maintenant qu’ils n’étaient plus encombrés par les chariots de


ravitaillement, ils se déplaçaient à une vitesse incroyable. Les quatre
colonnes parallèles étaient suffisamment éloignées les unes des
autres pour que les Sudistes ne puissent comprendre vers où elles
se dirigeaient. La colonne la plus au sud semblait aller vers Macon,
celle du nord vers Augusta. Les forces confédérées luttèrent
péniblement pour sécuriser les deux villes, laissant le centre exposé
– et c’était l’endroit exact que Sherman visait.

Il put atteindre Savannah sans avoir à combattre, les Sudistes


restant partagés entre les « cornes du dilemme », comme il les
appelait.

Les effets de cette marche furent dévastateurs. Pour les soldats


confédérés qui se battaient encore en Virginie, la ruine de la
Géorgie, où beaucoup avaient laissé femmes et enfants, était un
coup terrible porté à leur moral. La marche de Sherman détruisit les
espérances de tout le Sud.

Lentement mais sûrement, les Sudistes perdirent toute envie de se


battre : Sherman avait gagné.

Interprétation

Dans tous les conflits, c’est souvent le camp le plus faible qui
contrôle en réalité la dynamique. Dans le cas présent, le Sud
contrôlait les stratégies à petite et à grande échelle. À l’échelle
locale, les Confédérés s’étaient retranchés sur une position
défensive, en Géorgie comme en Virginie.

Pour le Nord, la tentation était de se battre selon les conditions


posées par l’ennemi, de lancer division sur division contre ces
positions, mais 202

S T R AT É G I E 1 5

avec un coût humain élevé et peu de chances d’avancée. Pour le


Sud, il était avantageux de faire durer l’impasse, au moins jusqu’aux
élections présidentielles. Après, on pourrait pacifier la situation par
des négociations. Le Sud donnait le rythme du conflit, lent et
laborieux, et contrôlait les enjeux.

Comme Sherman put le constater, le véritable but de ce conflit n’était


pas de prendre une ville ou de gagner une bataille contre les
Confédérés.

Selon lui, la seule façon de gagner cette guerre était de reprendre le


contrôle de la dynamique. Au lieu d’opter pour des attaques brutales
et frontales contre les villes de Dalton ou d’Atlanta, ce qui aurait
arrangé les Sudistes, il opéra indirectement. Il effraya le timide
Johnston pour qu’il abandonne ses places fortes et poussa
l’impétueux Hood à des attaques stériles, jouant dans les deux cas
sur la psychologie de ses adversaires. En mettant constamment son
ennemi en position de dilemme, où rester là était aussi dangereux
que d’avancer, il reprit le contrôle de la situation sans avoir à
gaspiller de vies. Plus important encore, sa marche destructrice
prouva aux Confédérés que la longueur de ce conflit était une
catastrophe ; il reprit le contrôle de la guerre à grande échelle. Pour
les Confédérés, il était suicidaire de continuer à se battre.

À la guerre comme dans la vie, la pire des dynamiques est celle de


l’immobilité, de l’impasse. Quoi que vous fassiez, vous nourrissez la
stagnation. Quand cela arrive, s’installe alors une sorte de paralysie
mentale.
Vous perdez toute capacité à réagir ou à voir les choses sous un
autre angle. À ce point-là, tout est perdu. Lorsque vous tombez dans
une telle dynamique, face à un adversaire retranché, sur la
défensive ou piégé dans une attitude réactive, et non active, vous
devez vous montrer aussi créatif que le général Sherman. Secouez
délibérément le rythme lourd de cette valse lente que l’adversaire
mène par des comportements irrationnels.

Jetez-vous en terrain inconnu pour surprendre l’ennemi, comme le fit


Sherman en se débarrassant de son ravitaillement. Vite une fois,
lentement l’autre fois. Une grosse rupture de rythme suffit à faire
bouger les choses, à forcer l’ennemi à se comporter différemment.
Le plus léger changement est une occasion de reprendre le contrôle.
Il suffit souvent d’injecter un peu de nouveauté et de mobilité pour
déséquilibrer l’esprit d’un adversaire rigide, cantonné sur ses
positions.

4. En 1833, M. Thomas Auld, esclavagiste propriétaire d’une


plantation dans le Maryland, sur la côte est des États-Unis, fit revenir
sur ses terres son esclave Frederick Douglass, âgé de quinze ans à
l’époque et originaire de Baltimore, où il venait de passer sept ans
au service du frère de Thomas Auld. Douglass devait maintenant
travailler dans les champs de la plantation. Mais la vie à la ville
l’avait beaucoup changé et, à son grand regret, il dut le dissimuler à
son maître, non sans difficulté. À Baltimore, il avait appris, seul et en
secret, à lire et à écrire, ce qu’aucun esclave n’avait le droit de faire,
car c’était déjà trop de liberté. Sur la plantation, Douglass essaya
d’alphabétiser autant d’esclaves que possible ; ses efforts S T R AT
ÉGIE15

203

Le combat avec M. Covey

furent étouffés dans l’œuf. Mais le pire était l’attitude frondeuse qu’il
fut une circonstance
avait développée, que l’esclavagiste taxait d’effronterie. Douglass
répon-décisive, et pour ainsi dire

dait à Auld, remettait ses ordres en question et se livrait à toutes


sortes le tournant de ma vie

d’esclave. Il ralluma en moi

de trafics pour obtenir un peu plus de nourriture ; en effet, Auld était


la flamme mourante de

connu pour affamer ses esclaves.

l’amour de la liberté, et

Un beau matin, Auld informa Douglass qu’il l’envoyait pour un an


ranima dans mon cœur le

auprès de M. Edward Covey, un fermier des environs qui s’était fait


la sentiment de ma dignité

réputation d’un « briseur de jeunes nègres » expérimenté. Les


planteurs d’homme. Il fit revenir cette

confiance en moi-même qui

lui envoyaient leurs esclaves difficiles, qui travaillaient gratuitement


avait disparu, et m’inspira

jusqu’à ce que Covey ait étouffé en eux les derniers relents de


rébellion.

de nouveau la résolution

Covey fut particulièrement dur avec Douglass. Au bout de quelques


d’être libre. Le transport de

mois, il avait réussi à le casser, tant physiquement que


psychologique-joie que mon triomphe
m’avait causé était une

ment. Douglass ne voulait plus lire de livres ni discuter avec ses


frères ample compensation à tout

esclaves. Pendant les jours de repos, il s’allongeait sous un arbre,


épuisé, ce qui pouvait s’ensuivre, à

et dormait pour échapper au désespoir.

la mort même. Il n’y a que

Un jour brûlant d’août 1834, Douglass fit un malaise et s’évanouit.

l’esclave qui a repoussé par

Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit Covey sautiller autour de lui, baguette
à la force le bras sanglant de

son oppresseur, qui puisse

la main, en lui ordonnant de se remettre au travail. Mais Douglass


était comprendre la profonde

trop éreinté pour se lever. Covey le frappa à la tête, ouvrant une


large satisfaction que j’éprouvais.

plaie. Il lui donna encore quelques coups de pied, mais Douglass ne


pouCe que je sentais ne

vait plus bouger. Covey finit par tourner les talons, bien décidé à ne
pas ressemblait à rien de ce que

j’avais senti auparavant.

en rester là.

C’était comme une


Laborieusement, Douglass parvint à se remettre debout, tituba vers
glorieuse résurrection du

les bois et réussit miraculeusement à regagner la plantation d’Auld.


Là, il tombeau de l’esclavage au

supplia son maître de le reprendre, dénonçant la cruauté de Covey.


Auld ciel de la liberté. Mon

resta de marbre : Douglass pouvait passer la nuit ici, mais devrait


rentrer énergie, longtemps abattue,

se releva, ma lâcheté

à la ferme dès le lendemain.

disparut, une audace qui

De retour vers la ferme, Douglass s’attendait au pire. Il se disait allait


jusqu’à la

qu’il ferait de son mieux pour obéir à Covey et survivre les quelques
provocation, prit sa place,

semaines qu’il lui restait. En arrivant à l’écurie où il était censé


travailler et ma résolution fut

définitivement arrêtée. À

ce jour-là, il commença ses tâches lorsque, venu de nulle part,


comme un partir de ce moment-là, je

serpent, Covey surgit, armé d’une corde. Il la lança sur Douglass,


pouvais bien être un esclave

essayant de piéger l’une de ses jambes dans un nœud coulant pour


le quant à la forme , mais je
ligoter au sol. Cette correction allait clairement couronner toutes les
ne pouvais plus être un

précédentes.

esclave en réalité . Je

n’hésitai pas à donner à

Risquant le tout pour le tout, Douglass repoussa Covey et, sans le


entendre que tout homme

frapper, l’empêcha de lui mettre la corde autour de la jambe. À cet


ins-blanc qui se proposerait de

tant, un déclic se produisit dans sa tête. Tout le ressentiment


accumulé au me fustiger aurait aussi à

cours des derniers mois remonta brusquement. Il n’avait plus peur.

me tuer. Dès lors il ne

m’arriva plus d’être fouetté

Covey en viendrait peut-être à le tuer, mais au moins, il ne se


laisserait dans les règles, et pourtant

pas faire.

je restai esclave pendant

Brusquement, un cousin de Covey arriva ; Douglass, pris au piège,


quatre ans de plus. J’eus à

commit l’impensable : il décocha un coup-de-poing à ce dernier et


l’envoya soutenir plusieurs combats,

par terre. En ce temps-là, un Noir qui frappait un Blanc était à peu


près il est vrai, mais je ne reçus
jamais un seul coup

sûr d’être pendu dans la semaine. Mais Douglass était comme


enragé.

de fouet.

Il se retourna vers Covey. Le combat dura deux heures jusqu’à ce


que 204

S T R AT É G I E 1 5

le fermier, couvert de sang, éreinté, le souffle coupé, abandonne la


lutte Frederick Douglass,

1818-1895,

et rampe jusque chez lui.

la vie de frederick

Douglass était persuadé que, maintenant, Covey allait revenir armé


douglass, esclave

américain, écrite

d’un fusil ou d’une arme quelconque pour le tuer. Mais cela n’arriva
par lui-même,

jamais. Progressivement, Douglass comprit : le tuer ou le punir trop


sévè-traduit de l’anglais par

S. K. Parkes, Pagnerre

rement ferait courir un trop grand risque à Covey. Le bruit se


répandrait éditeurs, Paris, 1848

qu’il n’avait pas réussi à mater ce nègre et qu’il avait dû avoir


recours à une arme à feu suite à l’échec de ses tactiques. Tout cela
ruinerait sa réputation dans la région et au-delà ; il ne pouvait se le
permettre. Mieux valait laisser ce sauvage de seize ans tranquille
que de risquer une réaction imprévisible, ce dont Douglass s’était
montré capable. Il préféra le laisser se calmer et s’en aller
tranquillement lorsqu’il aurait fait son temps.

Jusqu’à la fin de son séjour chez lui, le fermier ne leva plus la main
sur l’esclave. Douglass avait remarqué que les esclavagistes «
préféraient fouetter les plus faibles ». Il avait appris sa leçon : plus
jamais il ne se sou-mettrait. Ce genre de faiblesse ne faisait
qu’encourager les tyrans à aller toujours plus loin. Il choisissait
désormais de risquer la mort et de rendre coup pour coup.

Interprétation

Plus tard, Douglass parvint à s’échapper vers le nord et devint un


leader du mouvement abolitionniste. Dans son ouvrage, La vie de
Frederick Douglass, esclave américain, écrite par lui-même,
Douglass écrivit : « Le combat avec M. Covey fut une circonstance
décisive, et pour ainsi dire le tournant de ma vie d’esclave. Il ralluma
en moi la flamme mourante de l’amour de la liberté, et ranima dans
mon cœur le sentiment de ma dignité d’homme. […] À partir de ce
moment-là, je pouvais bien être un esclave quant à la forme, mais je
ne pouvais plus être un esclave en réalité. »

Il soutint pour le restant de ses jours l’idée suivante : en cessant


d’avoir peur des conséquences, Douglass parvint à atteindre un très
haut niveau de contrôle de sa situation, physique comme
psychologique. Il n’avait plus peur, il osait enfin agir, que ce soit en
se battant ouvertement ou en ayant recours à la ruse. D’esclave
soumis, il devint un homme de pouvoir, libre de ses choix, ce qui lui
permit d’accéder à la vraie liberté quand ce fut le moment.

Pour contrôler la dynamique, vous devez avant tout vous contrôler


vous-même. Vous mettre en colère, sortir de vos gonds ne
contribuera qu’à limiter vos opportunités. Dans le conflit, la peur
sape tout. Avant même de commencer, elle vous fait reculer et laisse
l’initiative à l’ennemi.
L’adversaire peut alors se servir de cette peur pour garder la main
sur vous, pour vous maintenir sur la défensive. Les tyrans, les
dominateurs sentent votre anxiété, et cela ne les rend que plus
tyranniques. Avant toute chose, vous devez oublier votre peur – de
la mort, des conséquences d’une témérité excessive, de l’image que
vous donnez aux autres.

Ce simple pas offre un large éventail de possibilités. Et c’est au final


celui qui a le plus d’opportunités qui a le plus de pouvoir.

S T R AT É G I E 1 5

205

Ce n’est pas la même chose

5. Au début de sa carrière, le psychiatre américain Milton H.


Erickson quand un combattant se

(1901-1980) remarqua que ses patients se montraient très créatifs


déplace parce qu’il le veut

lorsqu’il s’agissait de réussir à contrôler la relation entre patient et


théra-et quand il le fait parce

qu’il est obligé de le faire.

peute. Ils faisaient de la rétention d’informations, refusaient


l’hypnose Joe Frazier, 1944

(qui était l’une des techniques favorites d’Erickson) ; ils remettaient


en question les compétences du thérapeute, lui demandaient de
parler plus, baissaient les bras face à leurs blocages et méprisaient
le processus thérapeutique. Toutes ces tentatives pour prendre le
contrôle reflétaient précisément leurs problèmes dans la vie
courante : ils recouraient à des jeux de domination inconscients et
passifs, tout en niant, à eux-mêmes comme aux autres, le fait qu’ils
étaient engagés dans de tels jeux. Au fil des ans, Erickson
développa ce qu’il appela sa « technique d’utilisation » : il se servait
de l’agressivité latente du patient, de ses manipulations pour
l’orienter vers le processus de guérison.

Erickson avait souvent affaire à des patients que des tierces


personnes

– un partenaire, un parent – avaient forcés à venir. Les patients


étaient donc pleins de ressentiment et se vengeaient en refusant
délibérément de délivrer des informations nécessaires au processus
thérapeutique.

Erickson commençait par leur dire que c’était normal et même sain
de ne pas vouloir tout dire à son thérapeute. Il insistait même pour
qu’ils ne donnent pas les informations les plus sensibles. Les
patients se sentaient alors piégés : en gardant leurs secrets, ils
obéissaient au thérapeute, ce qui était exactement l’inverse de ce
qu’ils souhaitaient faire. En général, dès la deuxième séance, ils
s’ouvraient, se rebellaient en révélant tout d’eux-mêmes.

Lors de sa première visite, un patient se mit à arpenter


anxieusement la pièce à vive allure. En refusant de s’asseoir et de
se détendre, il rendait impossible l’hypnose aussi bien que le reste
du travail. Erickson lui demanda : « Voulez-vous bien coopérer avec
moi tout en continuant à faire les cent pas comme vous le faites
maintenant ? » Le patient accéda à cette étrange requête. Puis
Erickson lui demanda s’il pouvait le diriger, lui dire dans quel sens
arpenter la pièce et à quelle allure. L’autre n’y voyait pas
d’inconvénient. Quelques minutes plus tard, Erickson se mit à
hésiter en donnant ses directions ; le patient devait donc attendre
pour savoir où il devait aller. Après que cela se soit produit plusieurs
fois, Erickson finit par lui dire de s’asseoir sur une chaise, et
l’hypnose put enfin commencer.

D’autres patients n’hésitaient pas à ironiser sur la thérapie. Avec


eux, Erickson essayait une méthode qui échouait délibérément, puis
il s’excu-sait d’avoir utilisé cette technique. Il parlait alors de ses
propres doutes, de toutes les fois où il avait échoué. Erickson savait
que ce genre de personnes avait besoin de prendre l’avantage sur le
thérapeute ; une fois qu’elles étaient sûres d’être les plus fortes,
elles s’ouvraient inconsciemment et entraient en état d’hypnose sans
difficulté.

Un jour, une femme vint voir Erickson en se plaignant de son mari


qui, sous prétexte d’être soi-disant cardiaque, la maintenait
constamment 206

S T R AT É G I E 1 5

en alerte et la dominait de toutes les façons possibles. Les médecins


ne lui avaient trouvé aucun problème, mais il semblait véritablement
faible et croyait toujours qu’il était au bord de l’infarctus. La femme
se sentait tout à la fois inquiète, coupable et en colère. Erickson lui
conseilla de continuer à se montrer compatissante, mais la
prochaine fois que son mari évoquerait une crise cardiaque, elle
devrait lui dire gentiment qu’il fallait qu’elle range la maison. Puis,
elle y placerait un peu partout des brochures collectées chez des
entrepreneurs de pompes funèbres. S’il recommençait, elle devrait
s’installer devant le bureau du salon, et se mettre à recalculer les
montants de la police de son assurance-vie. Au début, cela rendit
son mari furieux mais, bientôt, il eut peur de ces brochures et du
bruit de la calculette. Il cessa de parler de son cœur et fut bien
obligé de communiquer avec sa femme plus simplement et
sereinement.

Interprétation

Dans certaines relations, vous avez parfois le sentiment tenace que


l’autre a pris le contrôle de la dynamique sans que vous ne sachiez
ni quand ni comment. Vous avez juste l’impression de ne pouvoir
l’atteindre ni influencer l’évolution de votre relation. Chaque
mouvement ne fait que nourrir le pouvoir de l’autre. C’est simple :
votre interlocuteur a agi de façon subtile et insidieuse, d’autant plus
efficace qu’elle est inconsciente et passive. Certains prennent le
contrôle en se montrant déprimés, angoissés, débordés de travail :
ils se posent en victimes d’une injustice constante. Rien n’est de leur
faute. Ils demandent de l’attention et si vous ne leur en donnez pas,
ils vous font culpabiliser. Ils sont insaisissables, impossibles à
combattre parce qu’ils donnent l’impression de ne rien contrôler.
Mais ils sont plus décidés que vous et habiles à le masquer. En
vérité, vous vous retrouvez impuissant, confondu par ces tactiques
de guérilla.

Pour retourner cette dynamique, vous devez avant tout reconnaître


que la personne est beaucoup moins impuissante qu’elle ne veut le
laisser croire. Ces personnes ont également besoin de sentir que
tout se passe selon leurs conditions ; elles sont déstabilisées lorsque
ce n’est plus le cas.

Vous ne devez jamais nourrir cette rébellion en luttant ouvertement,


en vous plaignant, en essayant de les orienter dans une seule
direction. Elles se sentiront menacées, victimes, et cela leur donnera
l’envie de se venger.

Entrez plutôt dans leur système de contrôle, en vous servant de la


technique d’Erickson. Montrez-vous compatissant, mais faites-leur
comprendre que quoi qu’elles fassent, c’est à vous qu’elles
obéissent. Cela les déstabilisera plus que tout. Même si elles se
rebellent, c’est vous qui l’aurez voulu. La dynamique s’inverse
subtilement et vous aurez enfin la place d’insinuer un changement.
De même, si l’autre personne se sert d’une faiblesse comme d’une
arme (la tactique de la crise cardiaque), rendez la menace stérile en
allant plus loin, en parodiant cette même faiblesse. La seule façon
de battre un adversaire passif est de le surpasser dans l’art du
contrôle sous-jacent.

S T R AT É G I E 1 5

207

Image : Le boxeur. Un bon lutteur ne

compte ni sur ses poings puissants ni


sur ses réflexes rapides. Il crée le rythme

qui lui convient, avance et recule à son

propre tempo. Il

contrôle le ring,

balade l’ad-

versaire au

centre ou

dans les cor-

des. Ce der-

nier perd le

contrôle du

temps et de l’es-

pace, il est frustré, poussé à l’erreur, désta-

bilisé mentalement puis physiquement. Le

vainqueur ne gagne pas avec ses poings,

mais en prenant le contrôle du ring.

Autorité : Les meilleures batailles sont celles qu’on force l’ennemi à


recevoir, car c’est une règle constatée qu’il faut obliger l’ennemi à
faire ce qu’il n’avait pas envie de faire ; et comme votre intérêt est
diamétralement opposé au sien, il vous faut vouloir ce que l’ennemi
ne veut pas. (Frédéric le Grand, 1712-1786) A CONTRARIO
Cette stratégie est valable en toutes circonstances. Tout effort pour
avoir l’air de ne pas contrôler la situation, pour refuser d’influencer
une relation, est en fait une forme de contrôle. En laissant le pouvoir
à l’autre, vous gagnez une autorité passive qui pourra toujours vous
servir plus tard.

Vous êtes donc celui qui choisit la personne qui a le contrôle de la


relation en l’abandonnant à l’autre partie. Il n’y a pas d’échappatoire
à cette dynamique de manipulation. Ceux qui prétendent ne pas
vouloir de ce jeu sont les plus insidieux de tous.

208

S T R AT É G I E 1 5

16

VISEZ LÀ OÙ CELA FAIT MAL :

LA STRATÉGIE DU CENTRE DE GRAVITÉ

Tout pouvoir provient d’une source spécifique. Lorsque vous étudiez


vos rivaux, grattez sous la surface pour dénicher cette source, ce
pivot, ce centre de gravité qui fait tenir toute la structure. Il peut
s’agir de leur richesse, de leur popularité, d’un poste clé, d’une
stratégie gagnante. Si vous parvenez à toucher ce point central,
vous êtes sûr de faire des dégâts considérables. Trouvez ce que
l’adversaire chérit et protège le plus – c’est là que vous devez
frapper.

209

L’homme dépend de sa

LE COLOSSE AUX PIEDS D’ARGILE

gorge pour son flux


En 210 av. J.-C., le jeune général romain Publius Scipion le Jeune,
sur-respiratoire et l’entretien

nommé plus tard Scipion l’Africain, fut envoyé dans le nord-est de de


sa vie. Quand sa gorge

est étranglée, ses cinq

l’Espagne avec une mission simple : tenir l’Èbre contre les


redoutables organes des sens perdent

armées carthaginoises qui menaçaient de le traverser pour prendre


le leur sensibilité et ne

contrôle de la péninsule. C’était la première véritable mission de


Scipion.

fonctionnent plus

Alors qu’il examinait le fleuve pour mettre sa stratégie au point, il


ressentit normalement. Il n’est plus

un étrange mélange d’émotions.

capable d’étendre ses

membres, il devient

Huit ans plus tôt, le grand général carthaginois Hannibal avait tra-
engourdi et se paralyse. Par

versé ce fleuve pour aller droit vers le nord. Il était entré en Gaule
puis, conséquent, l’homme ne

prenant les Romains de court, il avait traversé les Alpes pour


atteindre peut que rarement survivre.

l’Italie. Scipion, qui n’avait que dix-huit ans à l’époque, s’était battu
aux Donc, quand les étendards
de l’ennemi viennent en

côtés de son père, un général, lors des premières batailles contre


Hannibal vue et que le grondement

sur le sol d’Italie. Il avait pu constater de ses propres yeux le génie


mili-de ses tambours de guerre

taire du célèbre Nord-Africain : Hannibal avait brillamment déplacé


sa se fait entendre, il faut

petite armée, usé magistralement de sa cavalerie et fait preuve


d’une créa-d’abord s’assurer de la

tivité inépuisable pour constamment surprendre les Romains et, à


terme, position de son dos et de

sa gorge. Et alors on peut

leur infliger une série de défaites humiliantes, qui culmina avec


l’anéantis-l’attaquer dans le dos et

sement des légions romaines lors de la bataille de Cannes en 216


av. J.-C.

l’étrangler à la gorge. C’est

Scipion savait donc pertinemment qu’il ne pouvait jouer au plus


malin une excellente stratégie pour

avec Hannibal. À l’époque, Rome elle-même avait semblé


condamnée.

écraser l’ennemi.

Scipion avait aussi été très marqué par deux événements qui
avaient the wiles of war:

36 military strategies
suivi la bataille de Cannes. D’abord, un général romain du nom de
from ancient china,

Fabius avait finalement mis au point une stratégie pour tenir


Hannibal à traduit par Sun Haichen,

1991

distance. Il avait gardé ses légions dans les collines et évité


l’affrontement direct ; Fabius s’était contenté de raids qui avaient
épuisé les Carthaginois, lesquels se battaient loin de chez eux, là où
se trouve l’actuelle Tunisie. La campagne avait porté ses fruits. Mais
pour Scipion, il semblait qu’elle avait été tout aussi épuisante pour
les Romains, qui s’étaient battus longtemps et avaient encore
l’ennemi à leurs portes. En outre, dans la mesure où le plan n’avait
pas complètement anéanti Hannibal, cela restait un échec.

Ensuite, un an après l’invasion d’Hannibal, les Romains avaient


envoyé le père de Scipion en Espagne pour raser les bases
carthaginoises.

En effet, Carthage possédait depuis longtemps des colonies en


Espagne et tirait de nombreuses richesses des mines qui s’y
trouvaient. L’Espagne constituait un terrain d’entraînement pour ses
soldats ainsi qu’une base pour une guerre éventuelle contre Rome.
Pendant six ans, le père de Scipion avait combattu les Carthaginois
en péninsule ibérique, mais la campagne s’était achevée par une
défaite et par sa mort en 211 av. J.-C.

Alors que Scipion étudiait les rapports de la situation au-delà de


l’Èbre, un plan se fit jour dans son esprit : d’une seule frappe subtile,
il vengerait la mort de son père survenue un an auparavant,
démontrerait l’efficacité d’une stratégie qu’il pensait meilleure que
celle de Fabius et contribuerait à l’éventuelle chute d’Hannibal et
même de Carthage. Sur la côte sud s’étendait la Nouvelle Carthage
(Carthagène aujourd’hui), 210

S T R AT É G I E 1 6
capitale des Carthaginois en Espagne. Ils y entreposaient leurs
richesses, Iemitsu, le troisième

leur matériel militaire et les otages qu’ils avaient pris dans différentes
tribus shogun, était passionné

de combats au sabre.

hispaniques et qu’ils gardaient en guise de rançon en cas de


rébellion. Il organisa une réunion Les armées carthaginoises, deux
fois plus nombreuses que les armées pour permettre à ses

romaines, étaient alors éparpillées dans le pays pour conquérir les


tribus hommes d’épée les plus

espagnoles. Elles étaient toutes à plusieurs jours de marche de la


brillants de montrer leur

Nouvelle Carthage. Scipion apprit que leurs commandants ne


cessaient talent. Il repéra parmi

les spectateurs un maître

de se quereller pour des questions de pouvoir et d’argent. Pendant


ce d’équitation nommé Suwa

temps, la Nouvelle Carthage n’était défendue que par mille hommes.

Bunkuro et, sans réfléchir,

Désobéissant à l’ordre qui lui commandait de rester sur l’Èbre, il lui


demanda de prendre

Scipion avança vers le sud en bateau et frappa la Nouvelle


Carthage.

part aux combats. Bunkuro

répondit en disant qu’il


Cette ville fortifiée était connue pour être imprenable, mais il avait
prévu serait ravi de le faire à

que son attaque se déroulerait à marée basse. Ses hommes purent


aisé-condition que ce soit à

ment escalader les murs et prirent la ville. D’une seule frappe,


Scipion cheval, précisant qu’il était

avait totalement renversé la situation. Maintenant, les Romains


possé-capable de battre quiconque

daient un lieu central en Espagne : ils avaient les richesses et le


ravitaille-à cheval. Iemitsu fut

enchanté de demander

ment dont dépendaient les Carthaginois d’Espagne et, surtout, ils


avaient à ses hommes d’épée de

les otages, dont ils pourraient se servir pour semer la révolte parmi
les combattre Bunkuro dans

tribus conquises. Au cours des années suivantes, Scipion exploita


cette le style qu’il préférait. En

position et prit progressivement le contrôle de l’Espagne.

fait, la fanfaronnade de

Bunkuro n’était pas vaine.

En 205 av. J.-C., Scipion retourna à Rome en héros, mais Hannibal


La plupart des hommes

restait une menace en Italie intérieure. Scipion voulait maintenant se


battre d’épée étaient incapables de
en Afrique, contre Carthage elle-même. C’était la seule façon de
sortir tenir un sabre sur un cheval

Hannibal d’Italie et d’effacer définitivement la menace carthaginoise.

qui caracole et Bunkuro

Mais Fabius était encore en charge de la stratégie romaine et


personne ne battit facilement tous ceux

qui osèrent le défier à

voyait l’intérêt de combattre si loin d’Hannibal et de Rome. Toutefois,


cheval. Agacé, Iemitsu

Scipion avait du prestige et le sénat romain finit par lui confier une
ordonna à Munenori

armée, petite et de pauvre qualité, pour cette campagne.

d’essayer à son tour. Bien

Scipion ne perdit pas de temps à défendre son projet. Il conclut une


que simple spectateur en

cette occasion, Munenori

alliance avec Massinissa, roi des Massyles, tribu voisine de


Carthage.

obéit tout de suite et sauta

Massinissa lui fournirait une cavalerie nombreuse et bien entraînée.


Au en selle. Comme son cheval

printemps de l’an 204 av. J.-C., Scipion fit voile vers l’Afrique et
arriva trottait vers celui de
près d’Utique, non loin de Carthage. D’abord surpris, les
Carthaginois Bunkuro, Munenori

ne tardèrent pas à se reprendre et piégèrent les troupes de Scipion


dans l’arrêta brusquement et

frappa d’un coup de son

une péninsule hors de la ville. La situation se présentait plutôt mal.

sabre en bois le museau

Quand bien même Scipion parvenait, d’une façon ou d’une autre, à


du cheval de Bunkuro.

dépasser les lignes ennemies qui lui faisaient obstacle, il se


retrouverait au L’animal décocha une

cœur du territoire carthaginois et ne serait pas en mesure de


reprendre le ruade et tandis que le

célèbre cavalier essayait

contrôle de la situation. Il lui était de toute façon impossible de


dépasser de recouvrer son équilibre,

les lignes carthaginoises. Piégé, il finirait par ne plus avoir de


ravitaille-Munenori le frappa de

ment et serait obligé de se rendre. Scipion essaya de négocier une


paix et plein fouet et le fit tomber

en profita pour espionner l’armée carthaginoise.

de cheval.

Ses ambassadeurs lui rapportèrent que l’ennemi avait deux camps,


the sword and the
mind, traduit par

l’un pour sa propre armée et l’autre pour ses principaux alliés, les
Hiroaki Sato, 1985

Numides. Ce dernier camp était mal organisé et consistait plutôt en


un ramassis de huttes de roseaux. Le camp carthaginois était plus
ordonné S T R AT É G I E 1 6

211

Antée, ce géant

mais fait du même matériau excessivement inflammable. Au cours


des monstrueux de la

semaines qui suivirent, Scipion parut indécis, rompant les


négociations, mythologie grecque, fils de

les reprenant, laissant les Carthaginois perplexes. Enfin, une nuit, il


lança Gaia et de Poséidon, vivait

dans le désert de Libye.

une attaque sur le camp numide et y mit le feu. Le brasier se


répandit Il s’y nourrissait de lions.

rapidement et les soldats africains paniquèrent, s’éparpillant dans


toutes Il attaquait sans distinction

les directions. Réveillés par le tintamarre, les Carthaginois ouvrirent


les tous les voyageurs et les

portes de leur propre camp pour aller à la rescousse de leurs alliés.


Les tuait sans pitié, car il avait

Romains profitèrent alors de la confusion pour s’introduire dans le


camp promis à son père Poséidon
de lui élever un temple avec

et y propager l’incendie. L’ennemi perdit ce jour-là la moitié de son


des crânes humains.

armée ; le reste se replia vers la Numidie et Carthage.

Héraclès, en quête des

Brusquement, l’arrière-pays carthaginois était grand ouvert à l’armée


pommes d’or des

de Scipion. Il prit ville après ville, comme Hannibal l’avait fait en


Italie.

Hespérides, le rencontra sur

sa route et, à trois reprises,

Il laissa un contingent au port de Tunis, en vue des murailles de le


terrassa. Mais, chaque

Carthage. Maintenant, c’était au tour des Carthaginois de paniquer


et fois que le géant touchait le

Hannibal, leur plus grand général, fut immédiatement rappelé. En


202

sol, Gaia lui rendait des

av. J.-C., après seize ans de lutte aux portes de Rome, Hannibal fut
obligé forces nouvelles. Ayant

de quitter l’Italie.

découvert le secret de cette

vigueur miraculeuse,
Il arriva avec son armée au sud de Carthage et mit au point une
Héraclès souleva de terre

stratégie pour mettre Scipion en échec. Mais le général romain battit


en son adversaire et, de ses

retraite à l’ouest, dans la vallée du Bagradas, l’une des plus fertiles


du ter-mains puissantes, l’étouffa.

ritoire carthaginois, sa base économique. Là, Scipion laissa son


armée se Félix Guirand et Joël

Schmidt, mythes et

déchaîner et tout dévaster sur son passage. Hannibal aurait préféré


se mythologie, Larousse,

battre près de Carthage, où il pouvait s’abriter et trouver des


renforts.

Paris, 1996

Pourtant, il dut poursuivre Scipion avant qu’il n’anéantisse toutes les


richesses dont dépendait la ville. Mais Scipion continuait à battre en
retraite, refusant l’affrontement jusqu’à piéger Hannibal dans la ville
de Zama, qu’il avait sécurisée. Hannibal fut obligé de camper sur
place, sans eau. Les deux armées se rencontrèrent enfin. Épuisés
par cette course-poursuite, leur cavalerie neutralisée par Massinissa,
les Carthaginois furent battus à plates coutures, et n’ayant plus les
moyens de battre en retraite, Hannibal dut se rendre. Carthage
essaya de négocier la paix, mais fut contrainte de se soumettre aux
conditions de Scipion et du Sénat. La ville devint vassale de Rome.
L’époque où Carthage menaçait Rome et possédait la moitié de la
Méditerranée était bel et bien finie.

Interprétation
La différence entre un bon et un mauvais général n’est pas dans
leurs stratégies ou leurs manœuvres, mais dans leur perception de
la situation. Ils ne voient pas le problème de la même manière.
Libéré de l’étau des conventions, un bon général adopte tout
naturellement la bonne stratégie.

Les Romains étaient éblouis par le génie stratégique d’Hannibal. Ils


étaient tellement effrayés que les seules stratégies qu’ils pouvaient
mettre en place étaient de retarder ou d’éviter l’affrontement. Scipion
l’Africain, quant à lui, voyait les choses différemment. À chaque
mouvement, il s’attachait à observer le pivot de la force
carthaginoise, et non son armée ni même son dirigeant. Il avait
compris que la force militaire ne vient pas 212

S T R AT É G I E 1 6

de l’armée en elle-même, mais de ses bases, des choses qui la


soutiennent Les fils d’Israël crièrent vers

et la rendent possible : l’argent, le ravitaillement, le soutien de


l’opinion le Seigneur, leur Dieu, car

leur esprit était découragé

publique, les alliés. Il identifia ces sources et les élimina une par
une.

parce que tous leurs

Le premier pas de Scipion fut de prendre en compte le fait que le


centre ennemis les avaient

de gravité d’Hannibal se situait en Espagne, et non en Italie. Là-bas,


il y encerclés et qu’ils ne

avait la Nouvelle Carthage, position clé s’il en était. La prise de la


Nouvelle pouvaient s’échapper du
Carthage fut le pivot de la guerre. Hannibal, privé de sa principale
base mili-milieu d’eux. Tout le camp

d’Assour, leurs fantassins,

taire et de sa source de ravitaillement, serait contraint de s’appuyer


sur son leurs chars, leurs cavaliers,

autre base : Carthage elle-même, ses richesses et ses ressources.


Scipion restèrent autour d’eux

partit donc en Afrique. Piégé près d’Utique, il examina les sources


du pou-pendant trente-quatre jours.

voir ennemi et constata que ce pouvoir ne résidait pas dans les


armées Tous les habitants de

Béthulie virent s’épuiser

elles-mêmes, mais dans leurs positions géographiques : pour mettre


tous leurs récipients d’eau.

Carthage en situation vulnérable, il fallait les déplacer, sans perdre


[…] Leurs tout-petits d’hommes dans un affrontement direct.
L’incendie obligea ainsi les armées étaient abattus, les femmes

à fuir. Puis, au lieu de marcher directement sur Carthage – trésor qui


aurait et les jeunes gens étaient

attiré la plupart des généraux –, il frappa les fondements de la


richesse cartha-épuisés de soif et tombaient

sur les places de la ville

ginoise : les campagnes fertiles. Enfin, au lieu de poursuivre


Hannibal, il le et dans les passages des

fit courir lui-même. Il l’attira dans un espace où il n’aurait ni renforts


ni portes ; ils n’avaient plus
soutien. Maintenant que Scipion avait totalement déséquilibré les
aucun réconfort. […]

Carthaginois, leur défaite à Zama ne pouvait qu’être définitive.

Alors, après avoir cessé de

crier vers le Dieu d’Israël

Le pouvoir est trompeur. Si l’on se figure que l’ennemi est un boxeur,


et achevé toutes ces paroles,

on a tendance à se concentrer sur ses coups de poing. Mais, plus


que de elle se releva de sa

ses poings, il dépend de ses jambes ; lorsque celles-ci commencent


à fai-prosternation, appela sa

blir, le boxeur perd l’équilibre et ne peut échapper à son adversaire.


Il est suivante et descendit dans

beaucoup plus vulnérable, prend des coups et perd toute son


énergie pour la maison où elle passait les

jours de sabbat et de fêtes ;

finir K.-O. Face à un rival, ne vous laissez pas distraire par ses
attaques.

elle enleva le sac dont elle

C’est courir au gâchis que de se laisser entraîner dans un échange


de était revêtue, elle quitta ses

frappes. Le pouvoir dépend de l’équilibre et du soutien de la base ;


vous habits de veuve, elle lava

devez vous attacher à comprendre ce qui fait que l’ennemi tient


debout son corps avec de l’eau et
l’oignit d’une épaisse huile

et vous souvenir que cela peut aussi le faire tomber. Une personne,
parfumée ; elle peigna les

comme une armée, tire son pouvoir de trois ou quatre sources :


l’argent, cheveux de sa tête, elle y

la popularité, la tactique, ou quelque autre avantage particulier.


Lorsque mit un bandeau et revêtit

l’une de ces sources est neutralisée, l’ennemi doit s’appuyer sur les
ses habits de fête dont elle

autres ; si les autres sont elles aussi abattues, alors il est perdu.

se couvrait aux jours où

vivait son mari, Manassé ;

Affaiblissez les jambes du boxeur et s’il chancelle, titube, c’est le


moment elle prit des sandales aux

d’être sans pitié. Aucun pouvoir ne tient debout tout seul.

pieds, elle mit ses colliers,

ses bracelets, ses bagues, ses

Quand on prive une flèche de ses pennes, même si on lui laisse sa


boucles d’oreilles et toutes

ses parures et se fit très

tige et sa pointe, elle ne pénètre pas en profondeur.

élégante pour séduire les


CHIEH HSÜAN (début du XVIIe siècle), stratège sous la dynastie
Ming yeux des hommes qui la

verraient. […] Elles

marchèrent tout droit dans

LES CLEFS DE LA GUERRE

le vallon et un avant-poste

des Assyriens vint à sa

Il est naturel, à la guerre, de se focaliser sur les aspects pratiques du


rencontre. Ils la saisirent

conflit : la condition physique, l’équipement, le matériel. Le meilleur


des et l’interrogèrent :

stratèges commence par observer l’armée ennemie, sa force de


frappe, sa

« De quel côté es-tu ?

S T R AT É G I E 1 6

213

D’où viens-tu ? Où vas-

mobilité, ses ressources. La guerre est instinctive, affective, c’est un


tu ? » Elle répondit : « Je

espace de mise en danger physique ; de grands efforts sont


nécessaires suis une fille des Hébreux

pour voir plus loin et se poser les bonnes questions : qu’est-ce qui
fait que et je m’enfuis de chez eux
parce qu’ils sont sur le

l’ennemi se déplace ? D’où lui viennent cet élan et cette endurance ?


Qui point de vous être livrés en

guide ses actions ? D’où tire-t-il cette force ?

pâture. Pour moi, je viens

La plupart des gens considèrent la guerre comme une activité isolée,


voir Holopherne, le général

n’ayant aucun lien avec les autres domaines de la vie. En réalité, la


en chef de votre armée,

guerre est une forme de pouvoir, ce que Carl von Clausewitz


appelait la pour lui apporter des

paroles de vérité et je lui

« continuation de la politique par d’autres moyens » ; toutes les


formes de montrerai devant lui le

pouvoir ont les mêmes structures de base.

chemin qu’il doit suivre

La partie la plus visible du pouvoir, ce sont ses manifestations exté-


pour devenir le maître de

rieures, ce que les témoins constatent et ressentent. Une armée


comporte toute la région montagneuse

sans que manque à l’appel

un certain nombre d’hommes, une artillerie. Elle fait preuve de


discipline, ni homme ni âme qui
accomplit des manœuvres. Chaque individu trouve sa façon
d’exhiber sa vive. » Ayant écouté ses

position et son influence. Le pouvoir s’exprime naturellement par une


paroles et observé son

façade agressive, menaçante, solide et ferme. Mais c’est une façade


souvent visage – il leur paraissait

exagérée et trompeuse puisque, par essence, le pouvoir ne montre


pas ses admirable de beauté – les

hommes lui dirent : « […]

faiblesses. Sous ce masque, il y a le pilier sur lequel repose le


pouvoir – son Maintenant viens à sa

« centre de gravité ». Von Clausewitz le résume en parlant d’un «


certain tente. […] Quand tu te

centre de gravité, un centre de puissance et de mouvement dont tout


tiendras devant lui, n’aie

dépend ». C’est la colonne vertébrale qui tient le tout, le « nerf de la


guerre ».

pas peur en ton cœur, mais

répète tes paroles et il te

S’attaquer à ce centre de gravité, le neutraliser ou le détruire, c’est là


fera du bien. » […] Ses

l’ultime stratégie de guerre car, privée de cette colonne vertébrale,


de ce paroles plurent à

centre de gravité, toute la structure s’effondre. L’ennemi a beau avoir


les Holopherne et à tous ses
meilleurs généraux, les forces les plus conséquentes, comme
Hannibal et officiers ; ils admirèrent sa

ses troupes invincibles en Italie, sans le centre de gravité, les


armées ne sagesse et dirent : « Il n’y

a pas de femme pareille

peuvent se déplacer, n’ont ni puissance ni cohérence. Lorsque ce


centre est d’une extrémité de la terre

touché, les effets psychologiques en sont dévastateurs : l’ennemi est


totale-à l’autre pour la beauté du

ment déséquilibré, il panique. Si les généraux traditionnels


s’attachent aux visage et l’intelligence des

aspects physiques de l’armée ennemie et en cherchent les


faiblesses pour paroles. » […] Or, le

quatrième jour, Holopherne

les exploiter, les meilleurs stratèges, eux, voient plus loin et


cherchent la fit un banquet pour ses

faille de l’ensemble du système. Le centre de gravité de l’adversaire


est serviteurs seuls et il

l’endroit le plus vulnérable en cas d’attaque, son talon d’Achille. Le


frapper n’envoya d’invitation à

à cet endroit précis est la seule façon de mettre fin au conflit de


manière aucun de ses fonctionnaires.

économique et définitive.

Il dit à Bagoas, l’eunuque

préposé à toutes ses


La clef de cette stratégie est d’analyser la force ennemie afin de
trou-affaires : « Va persuader

ver ce centre de gravité. Il ne faut pas se laisser induire en erreur


par une cette femme hébraïque de

façade intimidante ou éblouissante, en confondant cette apparence


exté-venir auprès de nous et de

rieure avec une réalité objective. Vous devrez accomplir plusieurs


pas, un manger et boire avec nous.

[…] » Bagoas sortit de

à un, pour découvrir cette source de pouvoir, sous la surface.


Souvenez-devant Holopherne, il entra

vous de Scipion, qui constata d’abord qu’Hannibal dépendait de


l’Espagne, chez elle […]. Judith lui

puis que l’Espagne dépendait de Carthage, puis que Carthage


dépendait dit : « Qui suis-je pour

elle-même de son arrière-pays. Frappez la source de la richesse


carthagi-contredire mon seigneur ?

noise, comme le fit Scipion, et c’est toute la structure que vous


anéantirez.

Tout ce qui est agréable à

ses yeux, je me hâterai de

Pour trouver le centre de gravité d’un groupe, vous devez en com-le


faire et ce me sera une

prendre la constitution, la logique culturelle qui le conduit. Si vos


ennemis 214
S T R AT É G I E 1 6

sont des individus, vous devez percer à jour leur psychologie,


trouver ce joie jusqu’au jour de ma

qui les fait tenir, la cohérence de leur pensée et de leurs priorités.

mort. » Elle se leva, se

para de ses vêtements

Lorsqu’il mit au point la stratégie qui eut raison des États-Unis lors et
toutes ses parures

de la guerre du Vietnam, le général Võ Nguyên Giáp constata que le


féminines. […] Judith

véritable centre de gravité de la démocratie américaine se situait


dans le entra et s’étendit à terre ;

soutien politique des citoyens. Avec ce soutien, du même type que


celui le cœur d’Holopherne fut

obtenu par les militaires lors de la Seconde Guerre mondiale, le


pays pou-transporté par elle et son

âme fut agitée. Il fut saisi

vait conduire une guerre extrêmement efficace. Mais sans celui-ci,


l’effort du désir très fort de s’unir

fourni était réduit à néant. L’offensive du Têt en 1968 sapa ce


soutien de à elle. Il épiait le moment

l’opinion publique. Giáp avait compris la culture américaine,


suffisam-favorable pour la séduire

ment du moins pour viser la bonne cible.


depuis le jour où il l’avait

vue. Holopherne lui dit :

Plus l’ennemi est centralisé, plus le coup porté à son leader ou à son

« Bois et sois dans la joie

équipe dirigeante est décisif. Hernando Cortés put conquérir tout le


avec nous. » Judith lui dit :

Mexique avec une poignée de soldats en se contentant de capturer

« Je boirai donc, seigneur,

Moctezuma, l’empereur aztèque. Il était le centre autour duquel


l’empire parce que ma vie est

évoluait. Sans lui, la culture aztèque s’effondra comme un château


de honorée aujourd’hui plus qu’en aucun autre jour

cartes. Lorsque Napoléon envahit la Russie en 1812, il présuma


qu’en depuis ma naissance. »

prenant Moscou, la capitale, il forcerait les Russes à se rendre. Mais


le véri-

[…] Holopherne était en

table centre de gravité de cet État autoritaire était le tsar, déterminé


à pour-joie à cause d’elle et il but

suivre la guerre. La perte de Moscou ne fit que renforcer sa


détermination.

énormément de vin, plus

qu’il n’en avait jamais bu


Un ennemi plus décentralisé possédera plusieurs centres de gravité.

en un seul jour depuis qu’il

La clef pour le désorganiser est de couper la communication entre


ses était né. Quand il se fit

centres. C’est ce que fit le général Douglas MacArthur lors de sa


remar-tard, ses serviteurs se

quable campagne dans le Pacifique au cours de la Seconde Guerre


mon-pressèrent de partir. Bagoas

diale : il négligea certaines îles, mais prit les principales. Les


Japonais ferma la tente du dehors ;

il écarta les assistants de la

furent obligés de rester éparpillés sur un vaste territoire et ne


pouvaient présence de son seigneur et

donc plus communiquer entre eux. Il y a toujours un avantage à


couper ils allèrent se coucher. […]

les lignes de communication de vos ennemis ; si les parties ne


peuvent Judith seule fut laissée dans

communiquer avec le tout, le chaos s’installera très vite.

la tente avec Holopherne

effondré sur son lit car il

Le centre de gravité de votre ennemi peut être abstrait, comme une


était noyé dans le vin. […]

qualité, un concept, un talent dont il dépend : sa réputation, sa ruse,


son Alors, s’avançant vers la
imprévisibilité. De telles forces deviennent des points faibles si vous
les barre du lit qui était près

rendez peu attrayantes ou inutiles. En combattant les Scythes – une


tribu de la tête d’Holopherne,

réputée invincible – dans ce qui est l’Iran actuel, Alexandre le Grand


elle en retira son cimeterre

et, s’approchant du lit, elle

comprit que leur centre de gravité se trouvait dans l’incroyable


mobilité saisit la chevelure de sa

de leur cavalerie et dans leur style de combat fluide, presque


chaotique.

tête. […] Elle frappa deux

Il parvint à neutraliser la source de ce pouvoir en les forçant à se


battre fois sur son cou de toute

sur un territoire restreint sur lequel leur cavalerie et leurs tactiques


dés-sa vigueur et elle lui ôta la

tête. Puis elle fit rouler son

ordonnées ne leur étaient d’aucun secours. Alexandre les vainquit


sans corps hors de la couche et

aucune difficulté.

enleva la moustiquaire et

Pour trouver le centre de gravité de l’ennemi, vous devez faire abs-


remit la tête d’Holopherne

traction de votre propre tendance à croire que l’autre fonctionne


comme à sa suivante qui la mit
vous. Lorsque Salvador Dalí arriva aux États-Unis en 1940 pour
conqué-dans sa besace à provisions.

[…] Bagoas entra dans

rir le pays et y faire fortune, il se montra particulièrement habile.


Dans la chambre à coucher et le

l’univers artistique européen, l’artiste devait avant tout conquérir les


trouva mort sur l’escabeau, critiques et se faire un nom « sérieux ».
Mais aux États-Unis, ce type de la tête enlevée du corps.

S T R AT É G I E 1 6

215

Bagoas cria d’une voix

célébrité ne faisait qu’enfermer l’artiste dans un ghetto, un cercle


fermé.

forte avec des lamentations,

Le véritable centre de gravité était le monde des médias. Il fit la cour


aux des gémissements et des

journaux et accéda ainsi au public américain, qui fit de lui une star.

cris violents et il déchira

ses vêtements. Il entra dans

De même, lors de la guerre civile entre communistes et nationalistes


la tente où Judith logeait

chinois à la fin des années 1920 et au début des années 1930, la


plupart et ne la trouva pas. Il se
des communistes voulaient avant tout prendre les villes, comme
l’avaient précipita vers le peuple en

fait les bolcheviks en Russie. Mais Mao Zedong, extérieur au dogme


du criant : « Les esclaves se

parti communiste, fit preuve de recul et constata que le centre de


gravité sont révoltés ! Une seule

femme des Hébreux a mis

chinois se situait dans sa très nombreuse paysannerie. Il était


certain que, la honte dans la maison du

pour réussir la révolution, il fallait rallier les paysans à leur cause. Et


ce roi Nabuchodonosor. Car

fut le succès du communisme chinois. Tel est le pouvoir d’un centre


de voici qu’Holopherne est à

gravité que l’on pénètre.

terre, et il n’a plus de

tête. » Quand ils

Nous avons tous tendance à cacher nos sources de pouvoir. Ce que


entendirent ces mots, les

la majorité des gens prend pour le centre de gravité n’est bien


souvent chefs de l’armée d’Assour

qu’une façade. Mais parfois, c’est en la surprotégeant qu’un ennemi


déchirèrent leurs tuniques ;

révèle la source de son pouvoir. Lorsqu’il constata que l’adversaire


cher-leur âme fut extrêmement
chait à déplacer la guerre civile en Géorgie, le général Tecumseh
troublée, leur clameur et

leur grand cri s’élevèrent

Sherman se rendit compte que le Sud voulait à tout prix protéger


Atlanta au milieu du camp.

et ses environs. C’était le centre de gravité industriel du Sud.


Comme En entendant, ceux qui

Sherman, attaquez-vous à ce que l’ennemi protège le plus, ou bien


mena-étaient dans les tentes

cez-le afin qu’il disperse ses forces pour se défendre.

furent stupéfaits de ce qui

était arrivé. Tremblement

Quel que soit le groupe, le pouvoir et l’influence sont entre les mains
et crainte tombèrent sur

d’une poignée de personnes en coulisses. Ce type de pouvoir est


particu-eux ; aucun homme ne

lièrement efficace lorsqu’il reste dans l’ombre. Une fois que vous
avez resta plus à côté d’un

découvert cette coterie, il suffit parfois d’un peu de séduction.


Président autre ; mais se répandant

durant la Grande Dépression, Franklin Roosevelt eut à faire face sur


tous tous en même temps, ils

s’enfuirent par tous les

les fronts ; il ne savait plus par où commencer. Il décida finalement


que, chemins de la plaine et de
pour que ses réformes soient acceptées, il devait séduire le Congrès
où la région montagneuse.

seuls quelques leaders tenaient le véritable pouvoir. Il déploya tous


ses

[…] Alors les fils d’Israël,

charmes pour les rallier à sa cause. Ce fut l’un des secrets de son
succès.

tous les hommes capables

de combattre parmi eux, se

Tout groupe est guidé par un centre de commandes, un cerveau qui


répandirent sur eux. […]

traite l’information et prend les décisions les plus importantes. C’est


en En entendant cela, les fils

visant ce cerveau qu’il devient possible de disloquer toute l’armée


enned’Israël tombèrent sur eux,

mie. Avant chaque bataille, Alexandre le Grand examinait


l’organisation tous en même temps, et les

adverse pour localiser le plus précisément possible le centre de


comman-battirent jusqu’à Khoba.

JUDITH, 7-15,

dement avant de l’attaquer ou de l’isoler, afin que le cerveau ne


puisse Traduction œcuménique

plus communiquer avec ses membres.

de la Bible
Même dans un sport aussi physique que la boxe, Mohamed Ali mit
au point une stratégie pour battre son ennemi de toujours, Joe
Frazier, stratégie qui visait le mental, centre de gravité ultime de tout
individu.

Avant chaque combat, Ali lui lançait des piques, l’agaçait en le


traitant d’Oncle Tom, d’outil des médias blancs. Il continuait pendant
le combat et rendait Frazier fou de rage. Et, de fait, Frazier finit par
être obsédé par son rival, et ne pouvait penser à lui sans bouillir de
colère. Lorsqu’il eut enfin le contrôle du mental de Joe Frazier,
Mohamed Ali put aussi contrôler son corps.

216

S T R AT É G I E 1 6

Lors de n’importe quelle interaction avec les gens, entraînez-vous à


vous concentrer sur leur force, la source de leur pouvoir, leur soutien
le plus important. Cela vous permettra de mettre en place plusieurs
stratégies, d’étudier les différents angles d’attaque possibles, de
saper cette force de façon plus ou moins subtile. Rien ne paniquera
plus l’ennemi que de ne pouvoir se servir de ses atouts.

Image : Le mur. Vos

adversaires sont der-

rière un mur qui les

protège des étran-

gers et des intrus.

Inutile de foncer tête

baissée contre le

mur, ni de tenir un
siège. Vous devez

trouver les bases qui

le soutiennent et qui

le font tenir. Pour

qu’il s’effondre, il

vous faut creuser

en dessous et en

saper les fondations.

Autorité : C’est en cherchant avec constance le noyau de la


puissance ennemie, et en risquant tout pour tout gagner que l’on
peut vraiment abattre l’ennemi. (Carl

von Clausewitz, 1780-1831,

De la guerre)

A CONTRARIO

Toute créature vivante a son centre de gravité. Même le groupe le


plus décentralisé doit communiquer et défendre un réseau qui est
vulnérable à toute attaque. Cette loi est donc universelle.

S T R AT É G I E 1 6

217

17

DIVISEZ POUR MIEUX RÉGNER :

LA STRATÉGIE DE LA CONQUÊTE
PAR LA DIVISION

Lorsque vous observez votre ennemi, ne vous laissez pas intimider


par les apparences. Tentez plutôt d’examiner les différentes parties
qui forment le tout. En les éloignant les unes des autres, en semant
la zizanie et la division de l’intérieur, vous pourrez affaiblir, voire
anéantir le plus redoutable ennemi. En mettant au point votre
stratégie, travaillez les esprits pour semer le conflit. Étudiez les
articulations et les liens, ces détails qui rapprochent les individus en
un groupe ou qui rapprochent un groupe d’un autre. La division est
une faiblesse et les articulations sont la faille de toute structure.
Face à un ennemi ou à un conflit, divisez le tout en petites parties
aisément solubles.

219

En 1805, la Grande

LA POSITION CENTRALE

Armée et l’Empereur

Au début du mois d’août de l’an 490 av. J.-C., les citoyens d’Athènes
atteignent leur apogée.

apprirent qu’une flotte perse considérable approchait des côtes à


une Aucune des nombreuses

victoires remportées par la

petite quarantaine de kilomètres au nord, au large de la plaine


côtière de suite ne possédera l’aura

Marathon. Un vent de panique souffla sur la cité grecque. Tous les


des succès éclatants d’Ulm

Athéniens connaissaient les intentions perses : capturer la cité,


dissoudre et d’Austerlitz. […]
cette jeune démocratie et restaurer le tyran, Hippias, avant de
vendre les Dans toutes ses campagnes,

citoyens comme esclaves. Huit ans plus tôt, Athènes avait envoyé
des Napoléon recherche la

supériorité numérique sur

navires pour soutenir les cités grecques d’Asie mineure qui se


rebellaient ses ennemis. Si celle-ci ne

contre le roi Darius, à la tête de l’empire perse. Ils étaient rentrés


chez eux lui est pas acquise

après quelques batailles, constatant rapidement qu’ils étaient


inutiles, initialement, il tente de

mais ils avaient participé à l’incendie de la cité de Sardes. C’était un


l’obtenir au moment de la

bataille. Ses manœuvres

outrage impardonnable que Darius comptait venger.

peuvent être regroupées en

La situation d’Athènes semblait totalement désespérée. L’armée


perse deux grands ensembles : la

était gigantesque : elle comptait quelque 80 000 guerriers naviguant


sur des manœuvre sur les arrières et

centaines de navires ; ils possédaient une excellente cavalerie et les


meil-la manœuvre en position

leurs archers au monde. En face, Athènes n’avait qu’une infanterie


de centrale. Bien sûr, toutes

les deux font l’objet de


10 000 hommes. Elle avait envoyé des messagers à Sparte pour
demander multiples variantes en

des renforts, mais la cité célébrait la fête de la Lune, période de


trêve sacrée.

fonction des circonstances

Les Spartiates enverraient des troupes dès que possible, mais


Athènes ne propres à chaque opération

pouvait se permettre d’attendre une semaine ; il serait trop tard. En


outre, et il apparaît souvent

difficile de les appliquer à

un groupe de sympathisants perses au sein même de la cité, les


familles les la lettre. La campagne

plus aisées, attendait malgré la démocratie le retour d’Hippias et


tentait de d’Autriche de 1805

diviser la cité de l’intérieur. Non seulement les Athéniens allaient


devoir présente l’originalité de la

combattre les Perses seuls, mais en plus, ils devraient gérer des
problèmes plus parfaite exécution de

de dissensions internes qui les affaibliraient inévitablement.

l’une comme de l’autre.

À Ulm, Napoléon dispose

Les dirigeants de la démocratie athénienne se rassemblèrent pour


de la supériorité numérique

discuter des solutions dont ils disposaient ; le résultat ne fut guère


encou-sur l’armée autrichienne.
rageant. La majorité d’entre eux défendait l’idée de concentrer les
forces Il opte donc pour une

en dehors de la ville pour former un cordon défensif. Là, ils


pourraient manœuvre sur les arrières

de l’ennemi, en vue de

attendre les Perses et se battre en terrain connu. Mais l’armée perse


était couper ses lignes de

suffisamment importante pour encercler la ville par la mer comme


par la communication et sa seule

terre et faire blocus. L’un des dirigeants, Miltiade, fit une autre
proposi-voie de retraite. […]

tion : il suggéra de conduire toute l’armée athénienne à Marathon, à


un À Austerlitz, Napoléon

endroit où la route vers Athènes se réduisait à un passage étroit le


long manœuvre d’abord pour

s’assurer la position centrale

de la côte. Certes, Athènes ne serait plus protégée ; essayer de


bloquer sur le théâtre d’opération

l’avancée perse sur terre laisserait la côte exposée à une attaque


par la et décide de frapper avant

mer. Mais Miltiade s’appuya sur le fait que seule l’occupation de ce


pas-que les armées ennemies

sage éviterait un siège. Il avait combattu les Perses en Asie mineure


et ne puissent assurer leur

jonction. Lors de la
était le militaire athénien le plus expérimenté. Son plan fut approuvé.

bataille, il laisse l’ennemi

Quelques jours plus tard, 10 000 fantassins athéniens se mirent en


attaquer son flanc droit,

route vers le nord. Des esclaves portaient leurs lourdes armures,


des ânes volontairement dégarni.

et des mules transportaient le ravitaillement. Lorsqu’ils atteignirent le


Une fois le gros des

passage qui donnait sur la plaine de Marathon, ils eurent un coup au


assaillants engagés, il en

profite pour occuper

cœur : à perte de vue, la côte était couverte de tentes, de chevaux et


de la position centrale de

soldats perses. Leurs navires encombraient le rivage.

220

S T R AT É G I E 17

Pendant plusieurs jours, aucune armée ne se décida. Les Athéniens


la ligne de front, le plateau

n’avaient d’autre choix que de tenir leurs positions ; sans cavalerie,


en de Pratzen, puis pour se

rabattre sur leurs arrières

sous-nombre, comment combattre à Marathon ? S’ils patientaient


suffi-et les détruire. Ensuite,
samment, peut-être que Sparte enverrait des renforts. Mais
qu’attendaient il se retourne vers le reste

les Perses ?

de l’armée austro-russe

Au cours de la nuit précédant le 12 août, des éclaireurs grecs, qui


tra-et la met en déroute.

vaillaient apparemment pour les Perses, passèrent du côté athénien


et Jean-Philippe Liardet,

champs de bataille,

rapportèrent des nouvelles stupéfiantes : à la faveur de la nuit, les


Perses thématique no7,

s’étaient déplacés jusqu’à la baie de Phalère, près d’Athènes,


emportant la

« la manœuvre d’Ulm »

plus grande partie de la cavalerie et ne laissant à Marathon que 15


000 soldats. Ils comptaient prendre Athènes par la mer, puis
marcher sur le nord, prenant ainsi l’armée athénienne en étau à
Marathon.

Sur les onze commandants de l’armée athénienne, seul Miltiade


garda son calme, et parut même soulagé : c’était l’occasion qu’il
attendait.

Comme l’aube approchait, il défendit l’idée d’une attaque immédiate


sur l’armée perse à Marathon. Les autres n’étaient guère
enthousiastes : l’ennemi était toujours en surnombre, possédait une
bonne cavalerie et pléthore d’archers. Mieux valait attendre les
Spartiates, qui ne devaient plus tarder. Mais Miltiade comptait sur le
fait que les Perses avaient divisé leurs forces. Pour les avoir déjà
combattus, il savait que les fantassins grecs étaient plus disciplinés
et plus courageux. Les Perses n’étaient qu’à peine plus nombreux ;
la victoire était possible.

En outre, même s’ils avaient le vent avec eux, les navires perses
n’atteindraient pas la baie de Phalère avant dix ou douze heures. Là,
il leur faudrait encore du temps pour débarquer les troupes et les
chevaux.

Si l’armée athénienne gagnait rapidement à Marathon, elle aurait


juste le temps de retourner à Athènes pour défendre la cité dans la
foulée. Si l’on attendait trop, les renforts spartiates n’arriveraient
peut-être jamais. Les Perses les prendraient en étau et, pire encore,
leurs sympathisants à Athènes trahiraient probablement la ville et
ouvriraient ses portes aux barbares. C’était maintenant ou jamais.
Par un vote de six contre cinq, ils décidèrent d’attaquer à l’aube.

À six heures du matin, les Athéniens lancèrent la charge. Ils furent


accueillis par une pluie de flèches perses, mais se rapprochèrent
assez vite pour passer immédiatement au corps à corps. Comme
Miltiade l’avait prédit, les Athéniens eurent le dessus. Ils
repoussèrent les Perses jusqu’aux marécages qui bordaient le nord
de la plaine, où des milliers de soldats se noyèrent. Les eaux furent
rougies du sang ennemi. À neuf heures du matin, les Athéniens
avaient repris le contrôle de la plaine en ayant perdu moins de deux
cents hommes.

Bien qu’épuisés par cette bataille, les Athéniens n’avaient que sept
heures pour faire les quarante kilomètres qui les séparaient
d’Athènes et arrêter les Perses. Personne n’eut le temps de se
reposer ; ils coururent aussi vite que leurs pieds purent les porter,
chargés de leurs lourdes armures, mais poussés par l’idée de ce
danger immédiat qui menaçait leurs familles et leurs compatriotes. À
quatre heures de l’après-midi, le S T R AT É G I E 17

221

plus rapide d’entre eux avait atteint un point dominant la baie de


Phalère.
Les autres suivaient de près. Quelques minutes après leur arrivée, la
flotte perse entra dans la baie. Quelle ne fut pas leur surprise de voir
des milliers de soldats athéniens couverts de sang et de poussière,
épaule contre épaule, prêts à défendre leur terre !

Les Perses jetèrent l’ancre et attendirent quelques heures, puis


reprirent le large et retournèrent chez eux. Athènes était sauvée.

Interprétation

La victoire de Marathon et la course vers Athènes constituèrent


certainement l’un des moments clés de l’histoire athénienne. Si les
soldats n’étaient pas arrivés à temps, les Perses auraient pris la cité,
puis probablement toute la Grèce et, de là, se seraient répandus sur
toute la Méditerranée ; aucune puissance de l’époque n’aurait pu les
arrêter. Le cours de l’histoire en aurait été irrévocablement changé.

Le plan de Miltiade était très risqué mais basé sur des principes
intemporels. Lorsqu’un ennemi puissant attaque en force et menace
de vous empêcher d’avancer et de prendre l’initiative, vous devez
l’obliger à diviser ses forces pour les combattre unité par unité, « en
détail » comme disent les militaires.

La clef de la stratégie de Miltiade fut son intuition de situer le combat


à Marathon. En barrant la route vers Athènes, il occupait une
position primordiale au lieu de rester dans la périphérie du sud.
Toute l’armée bloquait le passage : les Perses auraient du mal à
passer au travers, ils risquaient de perdre beaucoup d’hommes ;
c’est pourquoi ils divisèrent leurs forces avant que des renforts
n’arrivent de Sparte. Une fois divisés, leur cavalerie éparpillée, ils
perdirent l’avantage de leur position centrale de laquelle ils auraient
pu dominer la guerre.

Pour les Athéniens, il était impératif de combattre d’abord la plus


petite des forces, celle qui était restée à Marathon. Cela fait, ayant
pris la position centrale, la route était libre vers Athènes, alors que
les envahisseurs devaient faire un détour par la côte. Premiers
arrivés à Phalère, les Athéniens ne laissèrent pas aux Perses le
temps ni la place de débarquer. Ces derniers auraient pu retourner à
Marathon, mais l’arrivée de ces soldats athéniens couverts de sang
leur indiqua qu’ils avaient déjà perdu une bataille : leur moral
s’effondra. La seule solution restait de battre en retraite.

Il y aura des moments où vous devrez faire face à un ennemi


puissant

– un adversaire destructeur qui aura juré votre perte ou une


montagne de problèmes qui vous paraîtront insurmontables. Il est
tout à fait naturel de se sentir intimidé par ces situations qui risquent
de vous paralyser ou de vous faire espérer, en vain, que le temps
apporte une solution. Mais c’est une loi de la guerre : lorsque vous
laissez une force supérieure venir vers vous, solide et solidaire, vous
diminuez vos chances de gagner ; une armée large et puissante en
mouvement prend de l’élan si elle n’est pas arrêtée. Vous vous
sentirez très vite débordé. Paradoxalement, le choix le plus sage est
de prendre un risque, d’aller à la rencontre de votre ennemi, 222

S T R AT É G I E 17

d’essayer de saper sa dynamique par la force ou en l’obligeant à se


diviser.

Pour cela, la meilleure solution est d’occuper le centre.

Pensez la bataille ou le conflit comme sur une sorte d’échiquier. Le


centre de l’échiquier est géographique, comme à Marathon, ou
psychologique – les leviers de pouvoir à l’intérieur d’un groupe, le
soutien d’un allié important, le trouble-fête dans l’œil du cyclone.
Prenez le centre de l’échiquier pour obliger l’ennemi à se diviser et à
tenter de vous frapper sur plusieurs fronts en même temps. Ces plus
petites unités sont maniables, malléables, et peuvent être alors plus
facilement vaincues ou forcées de se diviser à nouveau. Lorsqu’une
grande unité commence à se scinder, elle finit toujours par se déliter
intégralement.
Si votre armée est face à l’ennemi et que celui-ci paraît puissant,
tâchez d’attaquer sur un point précis. Si vous obtenez la victoire,
quittez ce point et passez au suivant, et ainsi de suite comme si
vous descendiez une route sinueuse.

MIYAMOTO MUSASHI (1584-1645)

FRAPPER LES ARTICULATIONS

Alors que Boston n’était encore qu’une colonie, Samuel Adams


(1722-1803) avait, dès sa jeunesse, un désir profond qui le guida
toute sa vie : les colonies américaines, pensait-il, devaient un jour
gagner leur totale indépendance vis-à-vis de l’Angleterre et établir un
gouvernement basé sur les écrits du philosophe anglais John Locke.
D’après ce dernier, un gouvernement se doit avant tout de respecter
la volonté de ses citoyens ; lorsque ce n’est pas le cas, ce
gouvernement n’a aucune légitimité. Adams avait hérité de son père
une brasserie, mais il n’avait aucun sens des affaires. Tandis que la
brasserie courait droit à la faillite, il passait son temps à écrire des
articles sur Locke et sur ses rêves d’indépendance. Il avait une
excellente plume, suffisamment pour que ses articles soient publiés,
mais ses idées n’étaient pas prises au sérieux : il était considéré
comme un doux rêveur qui n’avait pas vraiment les pieds sur terre. Il
avait cet éclat dans le regard qui faisait dire de lui qu’il avait une
araignée au plafond. Le problème était que les liens entre
l’Angleterre et l’Amérique restaient très étroits ; les colons (les
Anglais qui avaient fui l’Angleterre et qui deviendraient plus tard des
Américains) avaient certes des motifs de mécontentement, mais
personne ne parlait vraiment d’indépendance. Adams se mit à avoir
des accès de dépression ; la mission qu’il s’était donnée semblait
vaine et sans espoir.

Les Anglais avaient désespérément besoin d’argent et comptaient


beaucoup sur les colonies. En 1765, ils établirent le Stamp Act (droit
de timbre) : pour tout document légal, les hommes d’affaires
américains devaient fournir un timbre de la couronne d’Angleterre.
Les colons devenaient chatouilleux sur la question des taxes payées
à l’Angleterre ; le Stamp Act était une sorte de nouvelle taxe, et ça
ronchonnait dans les S T R AT É G I E 17

223

Le joueur d’échecs débutant

tavernes. Mais là encore, la majorité ne semblait pas s’en émouvoir


outre ne tarde pas à comprendre

mesure. Cependant, pour Adams, le Stamp Act était l’occasion qu’il


avait qu’il faut essayer de

toujours attendue. Il avait enfin une cible précise : il inonda les


journaux contrôler le centre de

l’échiquier. Cette prise de

des colonies d’éditoriaux enflammés contre cette loi. Sans même


consul-conscience peut se faire sous

ter les colonies, écrivait-il, l’Angleterre imposait un nouveau genre de


différentes formes dans des

taxe totalement illégitime, un premier pas vers la tyrannie.

situations qui sont bien loin

Ces éditoriaux étaient merveilleusement écrits. La critique était


auda-du jeu d’échecs. Il peut être

cieuse. Cela attira l’attention de beaucoup sur le Stamp Act et le


mécon-utile de chercher à identifier

dans une situation donnée

tentement se répandit. Adams n’avait jamais fait qu’écrire des


articles quel est le centre de
mais, maintenant que l’affaire avait mis le feu aux poudres, il fallait
l’échiquier, ou de réaliser

encourager le mouvement. Depuis plusieurs années déjà, il


fraternisait que le rôle du centre s’est

avec la classe laborieuse – les dockers et leurs semblables,


considérés déplacé vers le flanc ou de

comprendre qu’il n’y a pas

comme de la racaille par les gens bien élevés. Il rassembla ces


hommes en d’échiquier et pas de

une organisation qu’il baptisa « Les Fils de la liberté ». Le groupe


envahit topologie particulière…

les rues de Boston en scandant un slogan d’Adams : « Liberté,


propriété Tiha von Ghyzy,

et pas de timbres ! » Ils brûlèrent les effigies d’hommes politiques


qui Bolko von Oetinger

et Christopher

avaient promulgué le Stamp Act. Ils diffusèrent des tracts reprenant


les Bassford eds,

arguments d’Adams. Ils intimidèrent les futurs distributeurs de


timbres et clausewitz on

strategy, 2001

détruisirent même l’un de leurs bureaux. Adams voulait de l’éclat,


des flammes, faire du bruit pour répandre ses idées.

La dynamique était lancée et Adams ne voulait plus s’arrêter. Il


organisa une grève de tout l’État le jour où la loi fut votée. Les
magasins fermèrent, les tribunaux furent désertés. Puisque aucune
transaction ne serait possible dans le Massachusetts, aucun timbre
ne serait acheté. Le boycott remporta un franc succès.

Les articles, les manifestations et le boycott d’Adams firent


beaucoup de tapage en Angleterre. Les membres du Parlement
sympathisants des colons américains s’élevèrent contre cette loi. Le
roi George III, excédé, finit par révoquer l’acte en avril 1766. Pour les
Américains, c’était une première victoire. Mais les Anglais étaient
vexés de cette défaite et, l’année suivante, ils lancèrent une autre
série de taxes indirectes appelée

« le système Townshend », du nom du législateur Charles


Townshend.

Mais ils avaient clairement sous-estimé leurs ennemis, et Adams


remonta au créneau. Comme il l’avait fait pour le Stamp Act, il écrivit
un nombre incalculable d’articles sur la nature des taxes que les
Anglais essayaient de masquer, soulevant à nouveau les foules. Il
organisa de nouvelles manifestations avec Les Fils de la liberté,
lesquels furent plus menaçants et violents que jamais. Les Anglais
furent même obligés d’envoyer des troupes à Boston pour pacifier la
région. C’était le but d’Adams depuis le début : il avait réussi à faire
monter la tension.

Plusieurs échauffourées entre Les Fils de la liberté et les troupes


anglaises mirent les soldats à cran – les plus nerveux finirent par
tirer sans somma-tions et tuèrent plusieurs Bostoniens. Adams
appela cela « le Massacre de Boston » et mit ainsi le feu aux
poudres dans les colonies.

Avec les habitants de Boston, désormais bouillonnants de colère,


Adams organisa un autre boycott. Aucun citoyen du Massachusetts,
pas 224

S T R AT É G I E 17

même une prostituée, ne vendit quoi que ce soit à un soldat anglais.


Mais lui, connaissant leurs

Personne ne leur loua de logement. On les fuyait dans les rues et


les réflexions, leur dit : « Tout

royaume divisé contre lui-

tavernes ; on évitait même leurs regards. Cette mise à l’écart ruina le


même court à la ruine et les

moral des troupes anglaises. Isolés, montrés du doigt, beaucoup


d’entre maisons s’y écroulent l’une

eux désertèrent ou trouvèrent le moyen de retourner en Angleterre.

sur l’autre. Si Satan aussi

La nouvelle des tensions dans le Massachusetts se répandit aux est


divisé contre lui-même quatre coins du pays ; partout, les colons se
mirent à parler des exactions comment son royaume se

maintiendra-t-il ? »

anglaises à Boston, de leur usage de la force, des taxes cachées, de


l’atti-Luc, 11, 17,

tude condescendante des Anglais. Puis, en 1773, le Parlement vota


le Tea Traduction œcuménique

Act qui était, prétendaient-ils, une tentative inoffensive pour sauver


la de la Bible

Compagnie des Indes orientales en lui attribuant le monopole virtuel


de la vente du thé dans les colonies. La loi prévoyait aussi la levée
d’une taxe symbolique mais, même alors, cela faisait baisser le coût
du thé dans les colonies, puisque les intermédiaires – les
importateurs coloniaux –
n’avaient plus de raison d’être. Mais le Tea Act avait des effets
pervers, et Adams y vit l’occasion de porter le coup de grâce : la loi
allait ruiner de nombreux importateurs de thé des colonies ; elle
incluait en outre une nouvelle taxe cachée, une de plus. En échange
d’un thé moins cher, les Anglais foulaient aux pieds les principes de
la démocratie américaine.

Plus enflammé que jamais, Adams fit circuler des articles qui
rouvrirent les plaies du Stamp Act et du Massacre de Boston.

Lorsque les navires de la Compagnie des Indes orientales arrivèrent


à Boston à la fin de l’année, Adams participa à l’organisation d’un
boycott national du thé. Il n’y eut personne pour décharger les
cargos, aucun entrepôt n’accepta de stocker les denrées. Et par une
nuit du mois de décembre, après qu’Adams se fut adressé à la ville
lors d’un discours enfiévré sur le Tea Act, un groupe des Fils de la
liberté, déguisés en Indiens Mohawks et couverts de peinture,
déboula sur les quais en poussant des cris de guerre, grimpa sur les
bateaux et les détruisit après avoir jeté le thé par-dessus bord, tout
cela dans une ambiance de joyeux chahut.

Cette provocation, que l’on désigna plus tard sous le nom de la

« Boston Tea Party », fut le point de non-retour. Les Anglais ne


purent balayer l’affaire sous le tapis. Ils fermèrent le port de Boston
et imposèrent la loi martiale dans le Massachusetts. Il n’y avait plus
aucun doute : acculés par Adams, les Anglais se montrèrent aussi
tyranniques qu’il l’avait prédit. Bien entendu, leur présence militaire
dans le Massachusetts fut, comme on pouvait s’y attendre,
impopulaire, et il ne fallut que quelques mois pour que la violence
éclate. En avril 1775, les soldats anglais firent feu sur des miliciens
du Massachusetts, à Lexington. Ce fut l’étincelle qui embrasa tout :
Adams était parvenu à soulever une guerre.

Interprétation

Avant 1765, Adams avait travaillé dans l’idée que des arguments
logiques et raisonnés suffiraient à convaincre les colons de la
justesse de sa cause. Mais avec les années, les échecs
s’accumulèrent et il dut faire S T R AT É G I E 17

225

face à la réalité qui voulait que les colons fussent encore très
attachés à l’Angleterre, comme des enfants à leurs parents. La
liberté comptait moins que la protection qu’offrait l’Angleterre et le
sentiment d’appartenance dans cet environnement inconnu. Lorsque
Adams eut compris cela, il reformula ses objectifs : au lieu de
prêcher l’indépendance et les idées de John Locke, il fit tout pour
empoisonner les liens entre les colonies et l’Angleterre.
Progressivement, les enfants perdirent confiance en leurs parents :
ce n’était plus une protection, mais une domination ; ils étaient
exploités et ne profitaient pas du fruit de leur travail, accaparé par le
tyran anglais. Le lien des colonies avec l’Angleterre s’effrita et, enfin,
les arguments d’Adams pour l’indépendance furent entendus. Les
colons finirent par trouver leur identité, non pas en Angleterre, mais
en eux-mêmes.

Avec la campagne du Stamp Act, Adams découvrit la stratégie, le


pont entre ses idées et la réalité. Le but de ses écrits était
maintenant d’éveiller la colère populaire. Les manifestations qu’il
organisa visaient à créer et accroître le mécontentement des classes
moyennes et pauvres, éléments clés de la révolution à venir. Son
usage innovant du boycott avait pour but de faire enrager les Anglais
au point de les pousser à la violence. Leur réaction virulente
contrasta brillamment avec le pacifisme relatif des colons : ils
s’avéraient aussi tyranniques qu’Adams l’avait annoncé. Adams
travailla également à semer la zizanie parmi les Anglais ; leur unité
se délita. Le Stamp Act comme le Tea Act n’avaient en soi guère
d’importance, mais Adams s’en servit et en fit des chevaux de
bataille, ce qui creusa le fossé entre les deux parties.

Il faut savoir que les arguments purement logiques sont sans effet.

Personne ne réagit ; vous prêchez dans le désert. À la guerre, pour


attirer l’attention et influencer les foules, il faut d’abord les détacher
de ce qui les relie au passé, de ce qui les empêche d’évoluer. En
général, ces liens ne sont pas rationnels. En faisant appel aux
émotions profondes des masses, vous éclairerez le passé sous un
angle nouveau, comme une tyrannie ennuyeuse, dangereuse,
immorale. Ce n’est qu’ensuite que vous pourrez instiller de nouvelles
idées, modifier les perceptions, combattre de nouvelles causes,
créer de nouveaux liens. Pour rallier les foules à votre combat, vous
devez commencer par les séparer du passé. Une fois que vous avez
trouvé votre cible, vous devez déterminer les liens qui l’entravent, la
bloquent et l’empêchent d’avancer vers l’avenir.

L’articulation est le point faible de toute structure. Brisez-la pour


semer la division et rendre l’ensemble vulnérable au changement.
Divisez les esprits pour mieux les conquérir.

Faites croire à l’ennemi que le soutien lui manque… coupez,


dépassez, tournez, mille manières de persuader ses hommes de
l’isolement. Isolez pareillement ses escadrons, ses bataillons, ses
brigades, ses divisions, et à vous la victoire.

CHARLES ARDANT DU PICQ (1821-1870), Études sur le combat


226

S T R AT É G I E 17

LES CLEFS DE LA GUERRE

les trois bœufs

et le lion

Il y a des millions d’années, nos premiers ancêtres étaient


particulièrement faibles et vulnérables. Pour survivre dans
l’environnement hostile qui était Trois bœufs paissaient

toujours ensemble. Un
le leur, les animaux avaient la vitesse, des griffes et des crocs, une
fourrure lion voulait les dévorer ;

contre le froid et de multiples avantages qui les protégeaient. Les


hommes mais leur union l’en

n’avaient rien de tout cela et devaient se sentir terriblement seuls et


expo-empêchait. Alors il les

sés. L’unique façon de compenser de telles faiblesses était de se


constituer brouilla par des discours

perfides et les sépara

en groupes.

les uns des autres ; dès

Le groupe ou la tribu offrait une défense contre les prédateurs ainsi


lors, les trouvant isolés,

qu’une grande efficacité à la chasse. Dans un groupe, il y a toujours


il les dévora l’un après

quelqu’un pour surveiller vos arrières. Mais plus le groupe est


important, l’autre.

plus il est complexe ; c’est l’origine de la division du travail : de nom-


Si tu désires vraiment vivre

en sûreté, défie-toi de tes

breux individus purent ainsi se libérer des besoins immédiats liés à


la sur-ennemis, mais aie confiance

vie et consacrer leur temps et leur énergie à des tâches plus nobles.
Ces en tes amis, et conserve-les.
différents rôles se soutenaient et se renforçaient mutuellement : c’est
ainsi Ésope, fables,

que grandit la force de l’espèce humaine.

vie siècle av. J. -C.

traduit par Émile

Au fil des siècles, ces groupes s’élargirent et se complexifièrent plus


Chambry, Paris, 1927

encore pour former des sociétés. En apprenant à vivre dans les


villes et en colonies, l’homme découvrit qu’il pouvait échapper à ce
sentiment de danger immédiat qu’il avait toujours connu. La vie en
communauté lui offrait aussi une protection psychologique subtile
mais indispensable. Les hommes finirent donc par oublier la peur qui
les avait d’abord poussés à vivre en société. Seul un groupe,
l’armée, gardait cet instinct vivace.

Le mode de combat standard dans l’Antiquité était le corps à corps,


un drame effrayant au cours duquel tous les individus étaient
exposés à la mort qui pouvait frapper de tous côtés. Les dirigeants
militaires apprirent très tôt à organiser leurs armées en formations
serrées. Compter sur ses camarades pour ne pas battre en retraite
ni être exposé permettait au soldat d’affronter l’ennemi avec plus de
confiance. Les Romains poussèrent la stratégie jusqu’à placer les
plus jeunes et les plus impétueux aux premiers rangs, les meilleurs
combattants et les plus expérimentés à l’arrière, et les soldats
restants au milieu. Ceux qui étaient les plus faibles et les plus sujets
à la panique étaient donc entourés par les plus courageux et les plus
fiables : ils se sentaient en sécurité. Pas une seule armée n’entrait
dans la bataille avec autant de cohésion et de confiance que les
légions romaines.

Ayant étudié les stratégies antiques, le colonel et écrivain Ardant du


Picq, militaire du XIXe siècle, remarqua un phénomène particulier :
au cours des batailles les plus célèbres (la victoire d’Hannibal sur les
Romains à Cannes ou celle de Jules César sur Pompée à Pharsale,
par exemple), les pertes des deux parties étaient incroyablement
disproportionnées, quelques centaines chez les vainqueurs, et des
milliers chez les vaincus. Selon Ardent du Picq, dans ces cas-là, à
travers une subtile manœuvre, l’armée victorieuse avait réussi à
surprendre l’ennemi et à diviser ses rangs. Perdant leur cohésion et
leur solidarité, les soldats se retrouvaient isolés et paniqués, jetaient
leurs armes et fuyaient ; et un S T R AT É G I E 17

227

soldat qui tourne le dos à l’ennemi devient une cible idéale. Des
milliers d’hommes furent ainsi massacrés. Ces grandes victoires
étaient donc avant tout psychologiques. À Cannes, Hannibal était
clairement en sous-nombre, mais en mettant les Romains en
position de vulnérabilité, il sema la panique. Les soldats romains
fuirent en désordre, constituant autant de proies faciles.

C’est un phénomène universel : le soldat qui se sent abandonné par


Roosevelt… détestait être

ses pairs est renvoyé vers une intolérable terreur primitive. Il craint
de totalement lié à telle ou

telle personne. Il aimait

mourir seul. Beaucoup de génies militaires se sont servis de cette


peur être au centre de l’attention

dans leurs stratégies. Gengis Khan maîtrisait cet art à merveille,


usant de et de l’action et le système

la mobilité de sa cavalerie pour rompre les communications entre


ses faisait de lui le point focal

ennemis. Il isolait chaque petite unité qui était ainsi terrifiée,


vulnérable.
d’où irradiaient les lignes

principales d’action… La

L’un de ses principaux buts était d’instiller cette peur fondamentale.


Cette raison pour laquelle

stratégie de la division fut aussi très prisée, entre autres, par


Napoléon Roosevelt utilisait de telles

ainsi par les forces de guérilla de Mao Zedong.

méthodes consistait en un

La nature humaine n’a pas évolué. Au plus profond du citadin le plus


effort tenace pour garder la

civilisé persiste cette peur d’être seul, de n’être pas soutenu face au
dan-maîtrise de l’exécutif face

aux forces centrifuges du

ger. Aujourd’hui, les gens sont plus dispersés, la société est moins
soudée, système politique

mais cela ne fait que renforcer le besoin de chacun d’appartenir à un


américain. En confiant à

groupe, d’avoir un solide réseau d’alliés, de se sentir soutenu et


protégé une agence un pouvoir

de toutes parts. Sans ce sentiment, on en revient à l’état de


nourrisson, qui en contrebalançait un

autre, il rendait chaque

terrifié jusqu’à la paralysie par sa propre vulnérabilité. La stratégie


de la fonctionnaire plus
division n’a jamais été plus efficace qu’aujourd’hui : isolez l’individu
du dépendant de l’appui de

groupe afin qu’il se sente aliéné, seul, fragile, et vous l’affaiblirez


considé-la Maison-Blanche ;

rablement. Ce moment de faiblesse vous laissera alors le champ


libre le Président devenait

pour l’acculer, le séduire ou le forcer à battre en retraite.

effectivement l’allié et le

partenaire indispensable

Dans les années 1960, l’un des disciples de confiance les plus des
deux parties en cause.

proches de Mao était son ministre de la Défense, Lin Biao. Personne


Il atténua les tendances

n’était plus dithyrambique que lui à l’endroit du dirigeant chinois.


Mais bureaucratiques au profit

en 1970, Mao finit par douter de cette flatterie : Lin complotait pour
d’un véritable culte de la

personnalité ; il étouffa

devenir son successeur. Il était particulièrement dangereux parce


qu’en dans l’œuf toute tentative

tant que ministre de la Défense, il avait de nombreux alliés parmi les


de se liguer contre lui.

militaires.

Il utilisait pour ses desseins


Mao fit preuve d’une grande subtilité. En public, il continua à soute-le
vieux précepte de diviser

nir Lin, comme s’il le considérait lui-même comme son successeur.


Cela pour régner…

Curieusement, sa technique

calmait la méfiance naturelle du conspirateur. Mais, parallèlement,


Mao rappelait celle de Joseph

chassa ou rétrograda quelques-uns des alliés militaires les plus


fidèles de Staline dont un observateur

Lin. Le ministre de la Défense était très radical et avait des positions


attentif de ses méthodes

d’extrême gauche sur à peu près toutes les questions. Mao le


poussa à avait dit qu’il se servait

des superpositions des

proposer ses idées les plus radicales pour la restructuration de


l’armée, délégations de fonctions

sachant pertinemment qu’il n’aurait aucun succès. Le réseau d’alliés


de pour empêcher « telle

Lin parmi les hauts gradés se délita progressivement. Lorsque Lin


finit chaîne de commandement

par réaliser que Mao s’était joué de lui, il était déjà trop tard. Il avait
de prendre des décisions

perdu sa base de pouvoir. Excédé, effrayé, il tenta d’organiser un


coup majeures sans se heurter à

d’autres tentacules de
d’État, un acte désespéré qui le jeta dans la gueule du loup. En
1971, il l’appareil d’État et donc

mourut dans un accident d’avion plus que suspect.

228

S T R AT É G I E 17

Comme Mao l’avait compris, le pouvoir, surtout en politique, est faire


ressortir l’affaire en

plus une question de relations que de véritable talent. Dans un tel


haut lieu. » Roosevelt,

comme Staline, était un

contexte, une personne dont la carrière est en déclin est évitée de


tous.

administrateur politique,

Et quelqu’un qui se sent isolé tend à avoir des réactions


disproportion-en ce sens que son premier

nées et à tenter des actes désespérés, ce qui l’isole d’autant plus.


Mao objectif était le pouvoir –

s’appliqua donc à isoler son ministre de la Défense afin qu’il perde


tout bien qu’à des fins très

son réseau. S’il l’avait attaqué directement, il se serait enlisé dans


une différentes.

James MacGregor

lutte de pouvoir mesquine. En isolant le ministre de sa base, il le fit


appa-Burns,
raître faible, sur le déclin, ce qui était beaucoup plus efficace.

roosevelt: the lion

and the fox, 1956

Avant que vous ne lanciez une attaque directe sur votre ennemi, il
est toujours plus sage de l’affaiblir en divisant son camp autant que
possible.

Le fossé à creuser est celui qui sépare le gouvernement du peuple


ou les soldats des civils ; un leader n’est pas grand-chose s’il n’est
plus soutenu par la population. Travaillez donc à faire croire qu’il est
autoritaire ou déconnecté de la réalité populaire. Ou bien encore,
sapez-en les fondations, comme le président républicain Richard
Nixon le fit en 1972 en séduisant l’électorat des cols-bleus, qui votait
chaque fois démocrate : il divisa la base du camp adverse.
(D’ailleurs, depuis, les républicains ont toujours opéré la même
stratégie.) N’oubliez pas : une fois que l’ennemi est engagé dans un
processus de division, la rupture ira s’accélérant ; la division entraîne
la division. C’est un véritable cercle vicieux.

En 338 av. J.-C., Rome réussit à vaincre son ennemi le plus


dangereux du moment, la Ligue latine – confédération de cités
italiennes qui s’étaient alliées pour mettre un frein à l’expansion
romaine. Mais avec cette victoire, les Romains durent assumer une
nouvelle responsabilité : il fallait gouverner la région. S’ils écrasaient
les membres de la Ligue, ils laisseraient un vide de pouvoir, et la
route serait ouverte à un nouvel ennemi qui poserait une menace
encore plus importante. Et si Rome engloutissait les cités de la
Ligue, cela diluerait son pouvoir et son prestige ; il était en outre
impossible de protéger et de diriger véritablement un territoire aussi
vaste.

La solution des Romains, qu’ils désignèrent plus tard sous le nom de


divide et impera (« diviser pour régner »), fut la stratégie qui fonda
l’empire.
Ils ruinèrent la Ligue, mais ne traitèrent pas les différentes cités de la
même manière. Ils mirent en place un système au sein duquel
certaines cités furent totalement incorporées au territoire romain ;
leurs résidents avaient tous les avantages des citoyens romains.
D’autres cités furent privées de la plus grande partie de leur territoire
mais obtinrent une quasi-indépendance. D’autres encore furent
totalement conquises. Pas une de ces cités n’était suffisamment
puissante, à elle seule, pour oser défier Rome, qui put ainsi
conserver sa position centrale. Le dicton restait vrai : tous les
chemins menaient à Rome.

La clef du système était que si une cité indépendante faisait preuve


de suffisamment de loyauté à l’égard de Rome ou se battait
courageuse-ment pour la ville, elle avait des chances d’être intégrée
à l’empire. Les cités, maintenant séparées les unes des autres,
avaient plus intérêt à S T R AT É G I E 17

229

« N’allez pas croire que je

gagner les faveurs de Rome que celles d’un autre allié. Rome leur
offrait le sois venu apporter la paix

pouvoir, la richesse et la protection ; on ne pouvait s’en isoler sans


se mettre sur la terre ; je ne suis pas

en danger. Ainsi, les fiers membres de la Ligue latine commencèrent


à se venu apporter la paix mais

bien le glaive. Oui, je suis

battre pour flatter la cité antique.

venu séparer l’homme de

La stratégie de la division est la plus puissante lorsqu’il s’agit d’un


son père, la fille de sa
groupe, peu importe lequel. Elle est basée sur un principe clé :
quelles mère, la belle-fille de sa

que soient la taille et la nature d’un groupe, ses membres ont une
ten-belle-mère : on aura pour

dance naturelle à former des sous-groupes en fonction de leurs


intérêts ennemis des gens de sa

maison. Qui aime son père

personnels – le désir primitif de s’unir pour mieux combattre. Ces


sous-ou sa mère plus que moi

groupes sont des bases de pouvoir qui, si elles ne sont pas


surveillées, n’est pas digne de moi.

menacent l’intégrité du groupe dans son ensemble. La pire des


menaces Qui ne se charge pas de sa

pour un dirigeant est parfois la formation de partis et de factions


dans croix et ne me suit pas

n’est pas digne de moi. »

son propre camp, dans la mesure où ces factions donnent la priorité


à Matthieu, 11, 10, 34-36,

leurs propres intérêts sur ceux de la collectivité. La solution est alors


de Traduction œcuménique

diviser pour régner. Pour cela, vous devez vous positionner au


centre du de la Bible

pouvoir ; chaque membre du groupe doit savoir qu’il est en


compétition avec les autres pour obtenir votre approbation. Il y a
plus à gagner à plaire au chef qu’à former un contre-pouvoir au sein
du groupe.
Lorsque Élisabeth Ire monta sur le trône en 1558, l’Angleterre était
une nation divisée. La société était encore marquée par le système
féodal et comportait de nombreux centres de pouvoir ; la cour elle-
même était très segmentée. Pour y remédier, Élisabeth affaiblit la
noblesse en dressant délibérément les grandes familles les unes
contre les autres. Mais elle resta au centre et devint le symbole de
l’Angleterre elle-même, le pivot autour duquel la nation se
construisait. À la cour, elle s’assura de rester la seule à avoir plus de
pouvoir que les autres. Lorsqu’elle constata que Robert Dudley, puis
le comte d’Essex croyaient être ses favoris, elle s’empressa de se
débarrasser d’eux.

La tentation de s’attacher un favori est compréhensible, mais


dangereuse. Mieux vaut changer régulièrement de préféré, pour en
laisser tomber quelques-uns de temps en temps. Assemblez des
personnes d’opinions différentes et encouragez-les à s’affronter.
Vous pouvez toujours leur dire que c’est une forme saine et louable
de démocratie, mais l’effet majeur en est que, pendant que vos
subordonnés se battent pour se faire entendre, vous dirigez.

Le réalisateur Alfred Hitchcock devait faire face à des ennemis de


toutes sortes – les auteurs, les décorateurs, les acteurs, les
producteurs, les commerciaux ; bref, toutes les personnes
susceptibles de faire passer leur intérêt avant la qualité du film. Les
auteurs souhaitaient que leur talent littéraire soit reconnu, les
acteurs désiraient le haut de l’affiche, les producteurs et les
commerciaux, que le film se vende bien ; toute l’équipe avait des
intérêts divergents. Hitchcock, comme la reine Élisabeth, prit la
position centrale, divisant pour mieux régner à sa façon. Le rôle de
personnage public qu’il s’était construit faisait partie de cette
stratégie : il était toujours porte-parole des campagnes de publicité
pour ses films et mettait un point d’honneur à apparaître au moins
une fois dans le 230

S T R AT É G I E 17

tournage, comme un personnage remarquable, drôle et touchant. Il


était au centre de chacune des étapes de la production, avant et
après le tournage, depuis l’écriture du scénario jusqu’au montage
final. Il s’assurait aussi que tous les départements, même celui de la
production, restaient à l’écart de ce qu’il faisait ; il avait en tête
chaque détail du film, chaque cro-quis griffonné, chaque note. Nul ne
pouvait le contourner ; toutes les décisions passaient par lui. Par
exemple, avant de commencer un tournage, Hitchcock décidait lui-
même avec précision de la tenue de l’actrice principale. Si la
costumière voulait changer quoi que ce soit, il fallait qu’elle passe
par lui, ou alors elle risquait gros. Finalement, Hitchcock était comme
Rome : tous les chemins y menaient.

Au sein de votre groupe, des factions risquent d’émerger puisqu’un


expert dans son domaine n’aura pas forcément le réflexe de venir
vous expliquer ce qu’il fait. Mais attention : il ne voit qu’un seul détail
du tableau, tandis que vous êtes en charge de la production dans
son ensemble. En tant que leader, vous vous devez d’occuper le
centre. Tout doit passer par vous. Si une information est à retenir, ce
doit être à vous de le faire. C’est là diviser pour mieux régner : si les
différentes unités en charge de l’opération n’ont pas accès à toutes
les informations, elles devront passer par vous pour les obtenir. Il
n’est pas question de vous surcharger ; il s’agit simplement de
garder le contrôle de tout afin d’isoler tout rival potentiel.

Au cours des années 1950 et 1960, le général Edward Lansdale


était le principal expert américain de la contre-insurrection. Avec le
président des Philippines, Ramon Magsaysay, il avait mis au point
une stratégie pour réprimer le mouvement de guérilla Huk au début
des années 1950. La manœuvre était délicate, plus politique que
militaire ; pour Lansdale, la clef du succès résidait dans l’éradication
de la corruption gouvernementale et le renforcement de la cohésion
entre le peuple et son gouvernement par des opérations populaires.
Cela ôterait toute légitimité aux insurgés et, isolés, ils finiraient par
se déliter. Pour Lansdale, c’était une folie que d’imaginer que les
rebelles d’extrême gauche pouvaient être battus par la force ; en fait,
l’usage de la force jouerait même en leur faveur : ils s’érigeraient en
martyrs et gagneraient encore plus de soutien. Pour les insurgés,
seule la mise au ban de la société signifiait leur mort.
Considérez comme des insurgés les personnes de votre groupe qui
donnent la priorité à leurs propres intérêts. Ce sont des Cassius qui
tirent parti du mécontentement, sèment la zizanie et engendrent des
querelles intestines. Il est toujours possible de dissoudre ce type de
factions une fois que vous connaissez leur existence, mais il est
préférable de maintenir vos hommes satisfaits et contents, afin que
les insurgés n’aient rien à se mettre sous la dent. Amers et isolés, ils
s’évanouiront tout naturellement.

La stratégie du diviser pour régner est inestimable lorsqu’il s’agit


d’influencer verbalement les gens. Commencez par prendre le parti
de S T R AT É G I E 17

231

votre adversaire sur une question quelconque ; mettez-vous de son


côté.

Cela fait, induisez un doute sur tel ou tel argument en le détournant,


en le déformant. Cela sapera la résistance de l’adversaire et créera
un conflit interne sur une idée ou une conviction qu’il chérissait. Ce
conflit l’affaiblira et le rendra vulnérable à vos suggestions et à votre
influence.

Le célèbre samouraï japonais du XVIIe siècle, Miyamoto Musashi,


eut affaire plusieurs fois à des bandes de guerriers déterminés à le
tuer.

À sa place, n’importe qui aurait été effrayé, ou du moins aurait hésité


faiblesse fatale pour un samouraï. Un autre que lui aurait pu encore


réagir violemment, essayant de tuer d’une traite autant d’attaquants
que possible au risque de perdre le contrôle de la situation. Mais
Musashi était avant tout un excellent stratège : chaque combat était
résolu de la façon la plus rationnelle qui soit. Il se positionnait de
telle sorte que ses attaquants arrivent vers lui en ligne ou selon un
angle donné. Après avoir tué le premier, il liquidait toute la ligne. Loin
de se laisser déborder ou de gaspiller de l’énergie, il divisait la
bande en groupes. Il lui suffisait de tuer le premier en gardant sa
position pour tuer le suivant : son esprit n’était pas embrouillé par le
nombre des attaquants. Résultat : il gardait toute sa concentration et
son sang-froid en déséquilibrant ses adversaires ; c’était eux,
finalement, qui étaient les plus troublés et effrayés.

Que vous soyez cerné par de nombreux petits problèmes ou que


vous en affrontiez un seul conséquent, vous devez vous mettre dans
l’état d’esprit de Musashi. Si la complexité de la situation vous
trouble, que vous hésitez ou que vous foncez sans même réfléchir,
vous perdez le contrôle de votre mental, ce qui laisse toute latitude à
votre adversaire pour vous submerger. Segmentez toujours les
problèmes, placez-vous en position centrale, puis procédez par
étapes, en éliminant les obstacles un à un. Il est souvent plus sage
de commencer par le plus petit en maintenant le plus dangereux à
l’écart. En attaquant par le plus facile, vous vous inscrivez dans une
dynamique physique et psychologique positive qui vous donnera
l’énergie nécessaire pour surmonter les problèmes suivants.

Le plus important reste de vous montrer rapide face à vos


adversaires, comme les Athéniens le firent à Marathon. La stratégie
de l’autruche ne fera que multiplier vos problèmes et leur donnera
une ampleur parfois dramatique.

Image : Le nœud. Il est énorme,

tent, et le tout devient indémêla-

inextricable, apparemment impos-

ble. Au lieu d’essayer de les

sible à défaire. Cet énorme nœud

défaire un par un, dégainez votre

consiste en des milliers de petits,


sabre et tranchez le nœud d’un

entortillés, entremêlés. Avec le

seul coup. Alors, une fois divisé en

temps, d’autres nœuds s’y ajou-

deux, il se dénouera de lui-même.

232

S T R AT É G I E 17

Autorité : Lorsque les vassaux et les

feudataires avaient à faire la guerre

contre quelque grand prince, ils

s’unissaient entre eux, ils tâchaient de

troubler tout l’Univers, ils mettaient

dans leur parti le plus de monde qu’il

leur était possible, ils recherchaient

surtout l’amitié de leurs voisins, ils

l’achetaient même bien cher s’il le fal-

lait. Ils ne donnaient pas à l’ennemi le

temps de se reconnaître, encore moins

celui d’avoir recours à ses alliés et de

rassembler toutes ses forces, ils l’atta-


quaient lorsqu’il n’était pas encore en

état de défense ; aussi, s’ils faisaient le

siège d’une ville, ils s’en rendaient

maîtres à coup sûr. S’ils voulaient

conquérir une province, elle était à

eux ; quelques grands avantages

qu’ils se fussent d’abord procurés, ils

ne s’endormaient pas, ils ne laissaient

jamais leur armée s’amollir par l’oisi-

veté ou la débauche, ils entretenaient

une exacte discipline, ils punissaient

sévèrement, quand les cas l’exigeaient,

et ils donnaient libéralement des

récompenses, lorsque les occasions

le demandaient. (Sun Zi, IVe siècle

av. J.-C., L’Art de la guerre, traduit

par Père Joseph-Marie Amiot, sj.)

A CONTRARIO

Pour gagner en mobilité, il vous sera utile de diviser vos forces,


comme le fit Napoléon avec son système extrêmement flexible de
petites unités, qui lui permit d’attaquer sans prévenir sous plusieurs
angles en même temps. Mais pour que cela fonctionne, Napoléon
coordonnait ses troupes S T R AT É G I E 17

233

les enfants désunis du

avec une grande précision et contrôlait chacun de leurs mouvements


; le laboureur

but était toujours de les rassembler pour le coup de grâce. En


stratégie Les enfants d’un laboureur

de guérilla, un commandant disperse ses forces pour qu’elles soient


impos-vivaient en désaccord, Il

sibles à atteindre, mais pour ce faire, il faut aussi de la coordination :


une avait beau les exhorter :

ses paroles étaient

armée de guérilleros ne peut servir si les unités ne communiquent


impuissantes à les faire

pas entre elles. En général, la division de vos forces doit toujours


être changer de sentiments ;

temporaire, stratégique et contrôlée.

aussi résolut-il de leur

Lorsque vous vous attaquez à un groupe pour y semer la


dissension, donner une leçon en action.

Il leur dit de lui apporter

veillez à ne pas frapper trop fort ; vous risquez de provoquer l’effet


un fagot de baguettes.
inverse, c’est-à-dire que l’adversaire se solidarise face à un grand
danger.

Quand ils eurent exécuté

Ce fut l’erreur de Hitler lors des bombardements destinés à sortir


son ordre, tout d’abord il

l’Angleterre de la Seconde Guerre mondiale. Visant à démoraliser


les leur donna les baguettes en

Anglais, le London Blitz les rendit encore plus déterminés : ils étaient
prêts faisceau et leur dit de les

casser. Mais en dépit de

à endurer un danger immédiat pour vaincre sur le long terme. Cette


solitous leurs efforts, ils n’y

darité fut causée en partie par la brutalité de Hitler, et en partie par le


réussirent point. Alors il

phénomène d’une culture prête à se sacrifier pour un plus grand


bien.

délia le faisceau et leur

Enfin, dans un monde aussi divisé que le nôtre, le pouvoir vous vien-
donna les baguettes une à

une ; ils les cassèrent

dra de votre capacité à préserver un groupe uni et solidaire, et à


garder facilement. « Eh bien ! dit

l’esprit clair et concentré sur vos objectifs. Le meilleur moyen de


garder le père, vous aussi, mes
l’unité au sein d’un groupe est, certes, de susciter l’enthousiasme et
de enfants, si vous restez unis,

maintenir un bon moral mais, même conséquent, l’enthousiasme finit


par vous serez invincibles à vos

s’évanouir avec le temps, et si vous comptez trop dessus, vous


courez à ennemis ; mais si vous êtes

divisés, vous serez faciles

la catastrophe. La meilleure défense contre ceux qui veulent vous


diviser à vaincre. »

est la parfaite maîtrise de la pensée stratégique. Aucune armée,


aucun Cette fable montre

groupe ne se laisse diviser s’il connaît les intentions de l’ennemi et y


qu’autant la concorde est

répond intelligemment. Comme le découvrit Samuel Adams, la


stratégie supérieure en force, autant

la discorde est facile à

est votre seul sabre et votre seul bouclier.

vaincre.

Ésope, fables,

vie siècle av. J.-C.

traduit par

Émile Chambry,

Paris, 1927
234

S T R AT É G I E 17

18

ATTAQUEZ LE FLANC VULNÉRABLE

DE L’ADVERSAIRE :

LA STRATÉGIE DU PIVOTEMENT

Lorsque vous attaquez directement vos adversaires, vous renforcez


leur résistance et cela vous complique la tâche. Il vaut bien mieux
que vous détourniez l’attention de l’ennemi pour l’attaquer de côté, là
où il ne s’y attend pas. En le frappant sur un flanc fragile, vulnérable,
vous créez un choc, un moment de faiblesse que vous pourrez
exploiter. Poussez l’ennemi à prendre des risques, à exposer ses
points faibles, puis frappez un grand coup de côté. La seule façon de
faire bouger un adversaire borné est de l’approcher indirectement.

235

Trompant son adversaire,

ATTAQUER PAR LE FLANC

Bonaparte vient de passer

En 1793, Louis XVI et sa femme Marie-Antoinette furent décapités


sur le Pô à Plaisance et

ordre du gouvernement révolutionnaire. Or Marie-Antoinette était la


fille remonte vers Milan le long

de la rive droite de l’Adda.

de l’impératrice d’Autriche Marie-Thérèse, et en raison de la mort de


la
[…] Les premiers

reine, les Autrichiens devinrent les ennemis jurés de la France. Au


début grenadiers pénètrent dans

de l’an 1796, ils se préparèrent à envahir le pays depuis le nord de


l’Italie, la ville de Lodi, dont la

qu’ils contrôlaient à l’époque.

partie essentielle est sur la

En avril de cette même année, Napoléon Bonaparte, alors âgé de


vingt-rive droite de l’Adda. Les

Autrichiens repassent sur la

six ans, se vit confier le commandement de l’armée française en


Italie. Il rive gauche par le pont

était chargé d’une mission simple : empêcher les armées


autrichiennes de franchissant la rivière et

pénétrer en France. Sous Napoléon et pour la première fois depuis


la prennent position, se

Révolution, non seulement les Français parvinrent à tenir une


position croyant à l’abri. Bonaparte,

monté dans un clocher, a

défensive, mais ils réussirent en outre à prendre l’offensive,


repoussant les envoyé ses cavaliers chercher

Autrichiens vers l’est. Les Autrichiens furent doublement humiliés :


ils se un gué en amont pour

faisaient refouler par une armée de révolutionnaires et, de surcroît,


par un tourner l’ennemi. Les
général totalement inconnu, qui menait sa première campagne. Six
mois quelques canons légers

durant, l’Autriche envoya des armées combattre Napoléon, mais


chacune français sont vite démontés.

Le pont est en bois, sans

fut obligée de se replier sur la forteresse de Mantoue, jusqu’à ce


celle-ci soit parapets et long de plus de

finalement surpeuplée de soldats autrichiens.

150 mètres. Au bout de

Laissant des troupes à Mantoue pour tenir les Autrichiens en


respect, 100 mètres, il repose sur

Napoléon établit une base plus au nord, dans la ville stratégique de


un banc de sable assez

large. Vers six heures du

Vérone. Si les Autrichiens voulaient gagner la guerre, il faudrait


d’abord soir, Bonaparte tente un

qu’ils l’expulsent de Vérone et qu’ils libèrent les soldats qui


mouraient de coup d’audace en lançant

faim, piégés à Mantoue. Le temps pressait.

sur ce pont une colonne

En octobre 1796, on confia au baron Josef d’Alvinczy le


commanded’assaut qui va franchir

ment de 50 000 soldats autrichiens, avec la mission de débarrasser


l’obstacle à toute allure et
bousculer les Autrichiens.

Vérone des Français. Homme d’armes expérimenté et fin stratège,

[…] Les Autrichiens sont

Alvinczy étudia la campagne napoléonienne en Italie avec soin. Il dut


dispersés et en fuite. Les

reconnaître que le jeune général forçait le respect. Pour battre ce


brillant pertes sont relativement

militaire, les Autrichiens devraient se montrer plus flexibles, et


Alvinczy faibles. Les Autrichiens ont

eu 153 tués, 182 blessés et

pensait tenir la solution : il diviserait son armée en deux colonnes, la


pre-732 prisonniers. Les pertes

mière sous son commandement, l’autre sous celui du général russe


Paul françaises, plus légères

Davidovich. Les deux colonnes marcheraient séparément vers le


sud, encore, mais l’effet moral

convergeant en direction de Vérone. Parallèlement, Alvinczy


lancerait de la furia francese fut

une fausse campagne pour faire croire à Napoléon que l’armée de


considérable. Bonaparte va

pouvoir entrer ensuite dans

Davidovich était peu nombreuse (elle comptait en réalité 18 000


hommes) Milan et préparer sa

et que ce n’était qu’une simple force destinée à protéger les lignes


de com-marche vers Mantoue.
munication autrichiennes. Si Napoléon sous-estimait Davidovich, il
se

« lodi (bataille de),

montrerait moins résistant face au général russe et la voie vers


Vérone 10 mai 1796 ».

dictionnaire perrin

serait libre. Le plan d’Alvinczy consistait en fait à broyer Napoléon


entre des guerres et des

les mâchoires de ses deux armées.

batailles de l’histoire

de france, Perrin

Les Autrichiens arrivèrent dans le nord de l’Italie au début du mois


de novembre. À la grande joie d’Alvinczy, Napoléon sembla tomber
dans le piège : il envoya une poignée d’hommes contre Davidovich,
qui ne se fit pas prier pour leur administrer leur première réelle
défaite en Italie avant de continuer sa marche sur Vérone. Pendant
ce temps, Alvinczy 236

S T R AT É G I E 1 8

s’approchait de la ville par l’est. Il se délectait de sa stratégie en


étudiant ses cartes. Si Napoléon envoyait plus d’hommes pour
arrêter Davidovich, il affaiblirait les défenses de Vérone. Et s’il
essayait de bloquer l’entrée d’Alvinczy à l’est, cela l’affaiblirait contre
Davidovich. S’il faisait venir des renforts de ses troupes basées à
Mantoue, il libérerait 20 000 soldats autrichiens qui ne feraient
qu’une bouchée de lui en venant du sud. Alvinczy savait aussi que
les hommes de Napoléon étaient épuisés et affamés. Ils se battaient
sans relâche depuis six mois et avaient probablement atteint leurs
limites. Même ce petit génie de Napoléon ne pourrait s’en sortir.
Quelques jours plus tard, Alvinczy avança vers le village de
Caldiero, aux portes de Vérone. Il infligea une autre défaite aux
troupes françaises envoyées là pour l’arrêter. Après une kyrielle de
victoires, Napoléon avait perdu deux batailles d’affilée ;
apparemment, sa chance avait tourné.

Comme Alvinczy préparait son attaque finale sur Vérone, il reçut de


troublantes nouvelles : contre toute attente, Napoléon avait divisé
son armée à Vérone mais, au lieu d’envoyer ses troupes contre
Alvinczy ou Davidovich, il dirigeait une force considérable quelque
part vers le sud-est. Le lendemain, son armée fut signalée à
proximité d’Arcole. Si les Français traversaient le fleuve vers Arcole
et avançaient de quelques kilomètres au nord, ils couperaient les
lignes de communication d’Alvinczy et seraient en mesure de
prendre leurs dépôts de ravitaillement à Villa Nova. Il était plus
qu’inquiétant d’avoir derrière soi ces énormes troupes françaises.
Alvinczy fut obligé de laisser provisoirement Vérone de côté pour
renvoyer ses hommes vers l’est.

Il s’était retiré juste à temps et put arrêter les Français avant qu’ils ne
traversent le fleuve et n’attaquent Villa Nova. Deux jours durant, les
deux armées se battirent vaillamment pour le pont d’Arcole.
Napoléon lui-même conduisit plusieurs charges et y risqua sa vie.
Une partie des troupes qui tenaient Mantoue fut dispersée au nord
pour soutenir les Français à Arcole, mais l’armée d’Alvinczy s’inclina
; la bataille était dans une impasse.

Au troisième jour de combat, les soldats d’Alvinczy, dont les troupes


étaient notablement diminuées par les incessantes attaques
françaises, se préparaient à une autre bataille pour le pont lorsqu’ils
entendirent des trompettes retentir depuis le sud. Une force
française avait réussi à traverser le fleuve en aval du pont et se
dirigeait par le flanc vers les troupes autrichiennes à Arcole. Le son
des trompettes fut bientôt remplacé par les cris et le sifflement des
balles. Cette apparition surprise des Français sur leur flanc fut le
coup de grâce pour les soldats autrichiens à bout de force ; sans
même tenter d’évaluer la taille des troupes ennemies, ils paniquèrent
et prirent la fuite. Les Français traversèrent en masse. Alvinczy
rassembla ses hommes au mieux et se réfugia vers l’est. Mais la
bataille de Vérone était perdue, c’était la fin pour Mantoue.

D’une certaine manière, Napoléon avait réussi à arracher la victoire


d’une défaite. La bataille d’Arcole contribua à construire le mythe de
son invincibilité.

S T R AT É G I E 1 8

237

Interprétation

Napoléon n’était pas magicien. Sa victoire sur les Autrichiens en


Italie était en réalité d’une simplicité désarmante. Face à deux
armées qui convergeaient vers lui, il calcula rapidement qu’Alvinczy
était le danger le plus important. La bataille de Caldiero encouragea
les Autrichiens à penser que Vérone serait défendue par une
confrontation directe et frontale. Mais Napoléon divisa son armée et
envoya le plus gros des troupes menacer les ravitaillements
autrichiens, leurs lignes de communication et leurs portes de sortie.
Si Alvinczy avait ignoré la menace et continué d’avancer sur Vérone,
il se serait éloigné de sa base et se serait mis en grand danger ; s’il
était resté sur place, Napoléon l’aurait pris en étau entre deux
armées. En fait, Napoléon savait qu’Alvinczy serait obligé de battre
en retraite ; la menace était trop réelle. Une fois cela fait, Napoléon
reprenait l’initiative. À Arcole, le général français comprit que
l’ennemi était fatigué. Il envoya une petite unité traverser le fleuve
plus au sud afin de les approcher par le côté, avec l’ordre de faire un
maximum de tapage : trompettes, cris, coups de feu. Cette attaque,
aussi petite fût-elle, sema la panique et le chaos. La ruse fonctionna.

Cette manœuvre, que Napoléon avait baptisée la « manœuvre sur


les arrières », devint sa préférée. Son succès était basé sur deux
réalités : d’abord, les généraux aiment à placer leurs armées en
position de force frontale, qu’il s’agisse d’attaquer ou de défendre.
Napoléon jouait souvent de cette tendance en feignant d’attaquer
frontalement. Dans le feu de la bataille, il était impossible de
constater qu’il ne restait que la moitié de l’armée, tandis que l’autre
moitié arrivait par l’arrière ou par le flanc.

Ensuite, une armée menacée par le côté est inquiète et vulnérable et


doit manœuvrer pour faire face à l’ennemi. Ce temps de pivotement
est un temps de faiblesse et de confusion. Même en position de
force, comme l’armée d’Alvinczy à Vérone, elle perd sa cohésion et
son équilibre lors du pivotement.

Prenez exemple sur ce grand maître : il est rarement sage d’attaquer


de front. Les lignes ennemies sont serrées, concentrées et donc très
résistantes. À l’inverse, sur le flanc, elles sont beaucoup plus
vulnérables. Ce principe s’applique aux conflits et aux luttes de
toutes échelles.

Il est souvent possible de détecter le point vulnérable d’un


adversaire en procédant par élimination : la façade est ce qu’il
montre, la partie la plus solide. Ce peut être une personnalité
agressive, une façon de traiter les gens par le mépris. Il s’agit aussi
parfois d’un mécanisme de défense évident, une manière de tenir
les intrus à l’écart afin de protéger sa stabilité.

Ce peut être enfin une idée, une croyance, une façon de plaire. En
poussant les gens à exposer cette façade, à se montrer et à révéler
ce vers quoi ils tendent, on les pousse aussi à mettre à nu un flanc
vulnérable : des désirs inconscients, un sentiment d’insécurité béant,
des alliances précaires, des contraintes impondérables. Une fois que
ce flanc est ciblé, l’ennemi devra pivoter : il perd l’équilibre. Attaqué
par le côté, tout ennemi est faible.

Nul ne peut se défendre contre une manœuvre d’attaque par le


flanc.

238

S T R AT É G I E 1 8
L’opposition à la vérité est inévitable, et spécialement lorsque la Au
cours de cet examen,

vérité adopte la forme d’une idée neuve ; mais on peut réduire la une
impression se forma et

se fortifia peu à peu : il

résistance si l’on veut bien réfléchir, non seulement sur le but, mais
m’apparut que, au cours de

également sur la méthode d’approche. Évitez de lancer une attaque


tous les âges historiques, des

frontale contre une position établie depuis longtemps ; cherchez au


résultats décisifs avaient été

contraire à la tourner par un mouvement de flanc, de telle manière


rarement atteints dans les

qu’un côté plus vulnérable soit exposé au choc de la vérité.

guerres, sinon lorsqu’un des

deux partis avait approché

B. H. LIDDELL HART (1895-1970)

l’autre selon une voie

indirecte, c’est-à-dire calculée

de telle façon que cette

OCCUPER LE FLANC

approche indirecte l’assurât

de le mener sur un
Lorsqu’il était jeune homme, Jules César (100-44 av. J.-C.) fut
capturé par adversaire surpris et non

des pirates. Ils exigèrent une rançon de vingt talents. César éclata
de rire préparé à lui faire face.

en répliquant qu’un homme de son rang valait au moins cinquante


Le procédé indirect était

talents et se porta volontaire pour payer cette somme. On envoya


ses ordinairement de nature

hommes chercher l’argent et César demeura seul avec ces pirates


assoif-physique, mais également

et toujours psychologique.

fés de sang. Au cours des semaines qu’il passa avec eux, il prit part
à leurs En stratégie, le chemin

jeux et à leurs festivités, s’amusa avec eux, plaisantant en les


menaçant apparemment le plus long,

de les crucifier un jour ou l’autre.

parce que le plus détourné,

Amusés par ce jeune homme attachant et plein d’esprit, les pirates


se révèle souvent comme

étant le plus court pour

finirent par l’adopter quasiment comme l’un des leurs. Mais une fois
la atteindre le but.Dans la

rançon payée et César libéré, il se rua vers le port le plus proche,


affréta guerre comme dans la lutte,
quelques navires à ses frais puis revint vers les pirates. Il les surprit
dans s’efforcer de renverser

leur tanière. Au premier abord, ils l’accueillirent gaiement. César les


fit l’adversaire sans perdre

arrêter, reprit l’argent et, comme promis, les fit crucifier. Au cours des
soi-même l’équilibre

et sans quitter son propre

années qui suivirent, beaucoup devaient apprendre, à leur


ravissement point d’appui, conduit

ou à leur horreur, qu’avec César, on ne plaisantait pas.

inévitablement à

Mais César ne répondait pas systématiquement par des représailles.

l’épuisement, celui-ci

En 62 av. J.-C., lors d’une cérémonie religieuse qui se tenait chez


lui, un croissant en raison directe

des efforts que l’on déploie

jeune homme du nom de Publius Clodius fut surpris, travesti et


caché pour se maintenir. Avec une

parmi les femmes présentes. Il était l’amant de Pompeia, la propre


femme telle méthode le succès n’est

de César. C’était évidemment le pire des outrages, et César divorça


possible que si l’on dispose

immédiatement en déclarant que sa femme « devait être au-dessus


de tout d’une énorme marge de
soupçon ». Mais lorsque Clodius fut arrêté et jugé pour sacrilège,
César supériorité dans l’un

quelconque des domaines

se servit de son argent comme de son influence pour faire acquitter


le d’où procèdent les forces ;

jeune homme. Il fut récompensé au centuple quelques années plus


tard et, même ainsi, la victoire

lorsqu’il se préparait à quitter Rome pour la guerre des Gaules et


qu’il tend à perdre tout caractère

eut besoin de quelqu’un pour protéger ses intérêts en son absence.


Il se décisif. Dans la plupart des

campagnes, la dislocation de

servit du fidèle Clodius, paré désormais du titre de tribun. Ainsi,


celui-ci l’équilibre psychologique et

défendit avec ténacité les intérêts de César, faisant tant de tapage


au Sénat physique de l’ennemi fut

par ses manœuvres détestables que personne n’eut le temps ni


même l’indispensable prélude à

l’idée d’intriguer contre le général absent.

toute tentative pour

Les trois hommes les plus puissants de Rome étaient à l’époque


César, l’anéantir.

Crassus et Pompée. Craignant Pompée, général populaire et


renommé, B. H. Liddell Hart,

stratégie, traduit par


Crassus proposa une alliance secrète à César, qui refusa avec
mépris.

Lucien Poirier, Perrin,

1998 et 2007

Quelques années plus tard, César préféra approcher un Pompée


méfiant, S T R AT É G I E 1 8

239

qui voyait en lui un rival potentiel. Il lui suggéra de former une


alliance.

En retour, il promit de soutenir certaines de ses propositions


politiques, qui avaient été repoussées par le Sénat. Surpris, Pompée
accepta et Crassus, ne voulant pas être en reste, accepta de les
rejoindre pour former le premier triumvirat, qui devait diriger Rome
pendant plusieurs années.

En 53 av. J.-C., Crassus fut tué sur le champ de bataille en Syrie.


Très vite, une lutte de pouvoir se dessina entre Pompée et César. La
guerre civile semblait inévitable. Pompée avait le soutien du Sénat.
En 50 av. J.-C., le Sénat ordonna que César (qui se battait en Gaule
à l’époque) et Pompée envoient chacun une légion en Syrie pour y
soutenir l’armée romaine. Mais puisque Pompée avait déjà prêté une
de ses légions à César pour la guerre des Gaules, il suggéra
d’envoyer celle-ci en Syrie : ainsi, César perdait deux légions au lieu
d’une. Cela l’affaiblissait considérablement pour la guerre à venir.

César ne pipa mot. Il envoya les deux légions. Mais l’une d’elles,
comme il s’y était attendu, ne partit pas en Syrie et fut cantonnée
près de Rome, à la disposition de Pompée. Avant que les deux
légions ne partent, César paya généreusement chacun des soldats.
Il demanda aux officiers de répandre à Rome une rumeur selon
laquelle ses troupes en Gaule étaient épuisées et que, s’il fallait les
envoyer contre Pompée, elles changeraient de camp à peine les
Alpes franchies. Pompée tomba dans le panneau et, prévoyant des
désertions massives dans le camp adverse, ne s’inquiéta pas de
recruter d’autres soldats. Il devait amèrement le regretter plus tard.

Au mois de janvier de l’an 49 av. J.-C., César franchit le Rubicon, qui


séparait la Gaule de l’Italie : c’était un geste inattendu qui signait le
début de la guerre civile. Surpris par cette avancée, Pompée prit la
fuite avec ses légions vers la Grèce, d’où il prépara une importante
opération. Lorsque César se mit en route vers le sud, les partisans
de Pompée, abandonnés à Rome, furent terrifiés. En Gaule, César
avait la réputation d’être brutal vis-à-vis de ses ennemis : il rasait
des villes entières et massacrait leurs habitants. Pourtant, lorsque
César obtint les clefs de la ville de Corfinium et qu’il captura des
sénateurs et des militaires qui s’étaient battus pour Pompée, il ne
leur fit subir aucun châtiment. Il leur rendit le butin pillé dans la ville
par ses propres soldats. Cette preuve de clémence devint un modèle
de comportement avec les partisans de Pompée. Au final, ce ne
furent pas les hommes de César qui rallièrent Pompée, mais
l’inverse. La marche sur Rome fut donc rapide, et pas une goutte de
sang ne fut versée.

Ensuite, bien que Pompée eût établi une base en Grèce, César
décida de l’attaquer d’abord par le flanc : il visait l’importante armée
cantonnée en Espagne. Au cours de plusieurs mois de campagne, il
réussit à prendre le dessus sur ces troupes, conduites par les
généraux de Pompée, Afranius et Petreius. Il finit par les encercler et
les mettre en situation désespérée. Afranius et ses hommes, ayant
entendu parler de la clémence de César envers ses ennemis, lui
firent dire qu’ils étaient prêts à se rendre.

Mais Petreius, horrifié par cette trahison, informa ses troupes que
tout soldat qui rejoindrait le camp de César serait mis à mort sans
autre forme 240

S T R AT É G I E 1 8

de procès. Puis, déterminé à poursuivre la lutte, il conduisit ses


hommes au combat, mais César s’y refusa. La bataille n’eut pas lieu.
Finalement, à court de nourriture, les hommes de Pompée se
rendirent.

Cette fois, ils s’attendaient au pire, puisque César avait pris


connaissance des massacres qui avaient eu lieu. Pourtant il
pardonna à Petreius et à Afranius, et se contenta de dissoudre
l’armée, non sans fournir aux soldats la nourriture et l’argent
nécessaires pour leur retour à Rome.

Ayant eu vent de cette histoire, les cités espagnoles encore loyales


à Pompée changèrent de camp. En trois mois, César avait conquis
l’Espagne romaine par une habile diplomatie, sans verser une seule
goutte de sang.

Au cours des mois suivants, les soutiens politiques de Pompée à


Rome s’évaporèrent. Il ne lui restait plus que son armée. Un an plus
tard, sa défaite contre César à la bataille de Pharsale, dans le nord
de la Grèce, mit un point final à sa déchéance.

Interprétation

Très tôt dans sa carrière politique, César comprit qu’il existait de


nombreuses façons de conquérir un territoire et une population. La
plupart des gens avancent plus ou moins directement, tentant
simplement d’avoir le dessus sur l’adversaire. Mais à moins de tuer
l’ennemi, ce n’est là qu’une façon de renforcer un antagonisme qui
s’enracine et qui s’aggrave.

De tels ennemis sont fort dangereux.

César, quant à lui, découvrit une nouvelle façon de se battre, en


surprenant l’adversaire par une intelligente générosité. Désarmé,
l’ennemi devient allié ; le négatif, positif. Plus tard, si nécessaire,
lorsque l’ancien adversaire ne se méfie plus, il est toujours temps de
se venger, comme César le fit avec les pirates. Mais en vous
montrant doux et clément, vous faites souvent de votre ennemi l’allié
le plus fidèle. C’est ce qui arriva avec Publius Clodius qui, après
avoir été chassé de la demeure de César, devint son homme de
confiance le plus dévoué.

Lorsque la guerre civile éclata, César comprit qu’il s’agissait d’un


phénomène politique autant que militaire ; le pivot de l’affaire, c’était
le soutien du Sénat et du peuple romain. Sa clémence faisait partie
inté-grante d’une campagne destinée à désarmer l’ennemi autant
qu’à isoler Pompée. En fait, César s’appliqua tout le long à occuper
le flanc de l’ennemi. Au lieu de l’attaquer frontalement et d’engager
un combat face à face, il se mettait de son côté, soutenait ses
causes, le couvrait de cadeaux, le gâtait de compliments et de
faveurs. Une fois César de leur côté, politiquement et
psychologiquement, ses ennemis n’avaient plus de raison de se
battre contre lui, n’ayant plus rien à lui opposer. Au contact de
César, toute animosité s’évanouissait. Cette façon de combattre lui
permit de vaincre Pompée, pourtant militairement en position de
force.

La vie est une succession d’hostilités, ouvertes ou sous-jacentes. Le


conflit est inévitable ; jamais vous ne serez totalement en paix. Au
lieu de s’imaginer que l’on peut éviter ces luttes de pouvoir, il vaut
mieux les S T R AT É G I E 1 8

241

Votre douceur aura plus de

accepter et apprendre à les gérer pour réussir. Quel intérêt y a-t-il à


rem-force que votre force pour

porter des victoires mesquines, à maltraiter les gens si cela vous


crée des nous amener à la douceur.

ennemis silencieux qui finiront par se venger un jour ou l’autre ? Il


faut à William Shakespeare,

1564-1616,
tout prix apprendre à contrôler les pulsions qui vous poussent au
combat comme il vous plaira,

frontal. Empruntez plutôt des voies détournées. Désarmez l’ennemi


et faites-œuvres complètes de

w. shakespeare, traduit

en un allié ; il sera toujours temps plus tard de choisir à son égard


l’alliance par M. Guizot, Librairie

ou la vengeance. Mieux vaut se montrer charmant, doux et généreux


afin académique Didier et

Cie, Paris, 1863

de dégager la voie et d’économiser son énergie pour les luttes que


vous ne pourrez éviter. Trouvez le point faible de l’ennemi, le soutien
dont il a besoin, la douceur à laquelle il sera sensible, la générosité
qui le désar-mera. Dans ce monde politique, les voies du pouvoir
sont latérales.

Voyons si par la modération nous pouvons gagner tous les cœurs et


remporter une victoire durable ; car par la cruauté les autres ne sont
parvenus ni à échapper à la haine ni à consolider leur victoire de
façon significative… Voici une nouvelle méthode de conquête :
renforcer sa position par la bonté et la générosité.

JULES CÉSAR (100-44 AV. J.-C.)

LES CLEFS DE LA GUERRE

Les conflits et les luttes auxquels nous faisons face tous les jours
sont considérables, bien plus nombreux qu’à l’époque de nos
ancêtres. Sur une carte, les passages des armées sont indiqués par
des flèches. S’il fallait cartographier nos batailles du quotidien, nous
tracerions des milliers de flèches pour illustrer les manœuvres et les
trafics incessants – sans parler de celles qui nous visent
personnellement, de ces gens qui tentent de nous persuader de faire
ceci ou cela, d’aller dans telle direction, de nous plier à leur volonté,
à leur cause, etc.

Les luttes de pouvoir sont partout : notre univers relationnel est


engorgé d’agressions déguisées. Il faut donc faire preuve de
patience et se laisser le temps d’être indirect ; dans la course du
quotidien, pour influencer autrui, une approche subtile paraît souvent
trop difficile et trop longue : les gens ont tendance à aller droit au
but. Pour convaincre du bien-fondé de leurs idées, ils argumentent
et monologuent, parlent fort et haussent le ton. Ils partent dans tous
les sens, lancent des ordres, des actions, prononcent des discours.
Même les plus passifs qui connaissent l’art de la manipulation et de
la culpabilité se montrent relativement directs, et il suffit de les
observer un peu pour les démasquer.

Le résultat de tout ceci est donc double : nous sommes tous de plus
en plus sur la défensive, et résistants aux changements. Pour
maintenir la sérénité et la stabilité de nos vies, chacun s’enferme
dans un château fort protégé d’épaisses murailles. Et pourtant, nous
restons soumis à la brutalité croissante du quotidien. Toutes ces
flèches qui s’abattent sur nous en permanence sont autant
d’agaçantes piqûres : on a l’irrésistible envie de rendre les coups
reçus. Mais en réagissant à chaud, on se laisse emporter 242

S T R AT É G I E 1 8

dans des disputes et des batailles frontales. Il faut beaucoup


d’efforts pour Six à la cinquième place

sortir de ce cercle vicieux et voir les choses différemment.

signifie : La défense d’un

sanglier châtré. Fortune.

Posez-vous la question : quel est l’intérêt de se montrer direct et On


est ici parvenu
agressif si cela ne fait qu’augmenter la résistance de l’adversaire, et
ainsi indirectement à apprivoiser

l’ancrer dans ses opinions ? Certes, la franchise et l’honnêteté sont


un l’impétueuse poussée en

grand soulagement ; mais elles ne font qu’accroître l’antagonisme.


C’est avant. La défense d’un

une absurdité stratégique. À la guerre – sur un champ de bataille,


sans sanglier est dangereuse en

elle-même, mais quand la

parler des guerres du quotidien –, les batailles frontales sont de plus


en nature du sanglier est

plus rares. Les militaires ont fini par réaliser qu’une attaque directe
aug-modifiée, elle perd son

mentait la résistance de l’ennemi ; il est beaucoup plus efficace


d’agir de caractère nocif. C’est ainsi

façon détournée.

que, chez les hommes,

on ne doit pas combattre

Dans la société contemporaine, les vrais détenteurs du pouvoir sont


directement la nature

ceux qui ont acquis cette subtilité. Ils savent combien il est important
sauvage, mais en ôter d’approcher de biais, de déguiser ses
intentions, afin de pousser l’ennemi à les racines.

baisser sa garde et d’en frapper le point faible, au lieu de foncer tête


baissée.
yi king, le livre des

mutations, traduit et

Ils savent amadouer les gens pour les influencer, au lieu de les
malmener.

adapté par Étienne

Cela demande du travail et de la pratique, mais s’avère toujours


efficace à Perrot de la traduction

allemande du Père

long terme ; cela limite les conflits et permet de meilleurs résultats.

Richard Wilhelm

Pour attaquer par le flanc, il faut procéder par étapes. La première


ne doit révéler ni vos intentions ni votre ligne d’attaque. La «
manœuvre sur les arrières » de Napoléon est un modèle : frappez
d’abord de face, comme le fit Napoléon contre les Autrichiens à
Caldiero, pour attirer l’attention sur le front. Laissez l’ennemi venir à
vous pour un corps à corps ; alors seulement, l’attaquer par un autre
angle sera pour lui inattendu et difficilement parable.

Lors d’une réception à Paris en 1856, la foule n’avait d’yeux que


pour une nouvelle arrivante : la comtesse de Castiglione, aristocrate
italienne de dix-huit ans. Elle était d’une beauté sans pareille : son
port de reine faisait d’elle une statue vivante. L’empereur Napoléon
III, coureur de jupons notoire, ne put s’empêcher de la remarquer et
de se laisser fasciner, mais il s’en tint là ; il préférait les femmes au
sang chaud. Pourtant, lorsqu’il la revit au cours des mois suivants, il
ne put, malgré lui, rester indifférent à cette femme.

Lors des cérémonies à la cour, Napoléon et la comtesse


échangèrent des œillades et quelques mots de temps à autre. Mais
elle partait toujours avant qu’ils n’engagent véritablement la
conversation. Elle était chaque fois superbement vêtue et, bien
après la fin de la soirée, son image flottait encore dans l’esprit de
l’Empereur.

Elle ne semblait pas être particulièrement sensible à son charme et


se contentait d’être polie ; cela le rendit fou. Il se mit à la courtiser
assidûment, et l’emporta après des semaines d’acharnement. Mais,
même lorsqu’elle fut sa maîtresse, il la sentit toujours froide et
distante. Il devait en permanence lui courir après, toujours inquiet de
ses sentiments. Il était au comble de la jalousie à chaque soirée, car
elle attirait les hommes comme des aimants.

Leur liaison se poursuivit mais bientôt, l’Empereur se lassa de la


comtesse et passa à une autre maîtresse. Toutefois, elle continua à
l’obséder.

S T R AT É G I E 1 8

243

Après cette réunion, une

Au même moment, le roi du Piémont, Victor-Emmanuel, séjournait


histoire se répandit dans

à Paris chez la comtesse. À l’époque, l’Italie était divisée en


plusieurs les cercles dirigeants de

petits États, mais avec le soutien de la France, le pays allait bientôt


deve-Shanghai. Mao avait

convoqué Liu [Shaoqi] et

nir une nation unifiée. Victor-Emmanuel entretenait l’espoir secret


d’en Zhou [Enlai] et leur avait

devenir le premier roi. Lors de ses conversations avec Napoléon, la


composé la question :
tesse évoquait parfois le roi du Piémont, louant son caractère, son
amour

« Comment vous y

de la France et ses dons de meneur d’hommes. L’Empereur ne


pouvait prendriez-vous pour faire

qu’acquiescer : Victor-Emmanuel ferait un parfait roi d’Italie. Bientôt,


manger du poivre à un

chat ? » Liu répondit

Napoléon aborda la question avec ses conseillers, puis encouragea


vive-le premier : « Facile, affirma

ment la montée de Victor-Emmanuel sur le trône, comme si l’idée


venait le Numéro Deux. On

de lui : il parvint à ses fins. Mais il ignorait que son aventure avec la
com-demande à quelqu’un de

tesse avait été organisée par Victor-Emmanuel et son avisé


conseiller, le tenir le chat, je lui fourre le

poivre dans la bouche et

comte de Cavour. Ils avaient envoyé la comtesse à Paris pour


séduire j’enfonce avec une

Napoléon et lui instiller l’idée d’appuyer Victor-Emmanuel.

baguette. » Mao leva les

Toute l’aventure entre la comtesse et l’Empereur avait été planifiée


mains au ciel, horrifié par

avec la précision d’une campagne militaire. On avait choisi et prévu


cette solution made in
avec soin ses tenues de soirée, les regards furtifs, et jusqu’aux mots
Moscou. « N’utilisez

jamais la force. Tout doit

qu’elle utiliserait. Sa façon discrète de le piéger est un exemple


parfait être volontaire. » Zhou

d’attaque par le flanc, une séduisante « manœuvre sur les arrières


». La avait écouté attentivement.

beauté froide et les manières fascinantes de la comtesse attirèrent


irré-Mao demanda au Premier

sistiblement l’Empereur ; cela alla si loin qu’il fut convaincu d’être lui-
ministre comment il s’y

prendrait avec le chat.

même en position d’agresseur. Concentré sur cette attaque de


séduction

« J’affamerai l’animal,

frontale, il ne s’aperçut pas que la comtesse l’attaquait par le côté,


lui répondit cet homme habitué

suggérant subtilement l’idée de faire couronner Victor-Emmanuel.

à tenir en équilibre sur un

Si elle l’avait abordé plus directement ou si elle lui avait


explicitement fil. Puis, j’envelopperai le

proposé cette idée, non seulement elle aurait échoué, mais elle
aurait poivre dans une tranche

de viande. Si le chat est


probablement poussé l’Empereur à faire le contraire.
Irrémédiablement suffisamment affamé, il

entraîné par sa faiblesse pour les jolies femmes, il était vulnérable à


l’avalera tout rond. » Mao

cette attaque détournée.

n’approuva pas davantage

Ce type de manœuvre est un modèle de persuasion. Ne révélez


Zhou que Liu. « Il ne faut

pas user de tromperie : il

jamais vos intentions ni vos buts ; usez de vos charmes, de votre


conver-ne faut jamais tromper le

sation, faites preuve d’humour et de flatterie, n’importe quoi pour


peuple. » Alors, que ferait

détourner l’attention de votre cible. Elle se concentre ailleurs, son


flanc le Grand Timonier ?

est exposé : c’est le moment de faire des allusions discrètes ou de


suggérer

« Facile », répondit-il. Sur

de subtils changements de direction. Les portes s’ouvrent, les ponts-


levis ce point au moins, il était

d’accord avec Liu. « On

s’abaissent. L’ennemi est désarmé et vulnérable.

frotte soigneusement le
La vanité de vos ennemis est une sorte de front. S’ils attaquent sans
poivre sur le dos du chat.

que vous sachiez vraiment pourquoi, c’est souvent parce que vous
avez, Quand ça le brûle, le chat

sans le vouloir, menacé leur vanité, le sentiment de leur importance


dans l’enlèvera en le léchant et

sera ravi qu’on lui laisse

la société. Il faut s’efforcer de les sécuriser. Encore une fois, tous les
moyens faire ce travail. »

sont bons : flatterie, cadeaux, promotions, propositions d’alliances,


mises à Ross Terrill, mao:

égalité, appropriation de leurs idées et de leurs valeurs… Tout cela


ancre a biography, 1999

l’ennemi dans sa position d’attaque contre le monde, mais abaisse


sa garde vis-à-vis de vous. En sécurité, il est vulnérable à une
manœuvre par le flanc, qui sera particulièrement dévastatrice si
votre cible est quelque peu vaniteuse.

244

S T R AT É G I E 1 8

La manœuvre latérale est surtout efficace lorsque vous parvenez à


Vérité intérieure.

inciter l’ennemi à exposer son point faible. Cela veut dire l’induire en
Porc et poisson. Fortune.

Il est avantageux de

erreur, l’obliger à avancer de façon à ce que son front d’attaque soit


étroit traverser les grandes eaux.
et ses flancs étendus, la cible parfaite pour une attaque de côté.

La persévérance est

En 1519, Hernando Cortés débarqua une petite armée sur la côte


est avantageuse.

du Mexique pour réaliser son rêve de conquérir l’empire aztèque.


Mais Le porc et le poisson sont

il devait d’abord conquérir ses propres hommes, notamment un petit


les animaux les moins

spirituels et, par suite, les

groupe particulièrement virulent de partisans de Diego de


Velázquez, plus difficiles à influencer.

gouverneur de Cuba, qui avait envoyé Cortés en mission d’éclaireur.


Or, La force de la vérité

celui-ci comptait se réserver la conquête du Mexique. Les partisans


de intérieure doit avoir atteint

Velázquez mettaient des bâtons dans les roues de Cortés à chaque


étape, un degré élevé avant

d’étendre son action à des

complotant en permanence contre lui. La pomme de discorde était


l’or, êtres de ce genre. Lorsqu’on

que les Espagnols devaient amasser pour le renvoyer au roi


d’Espagne.

se trouve en face de tels

Cortés avait laissé ses hommes s’en servir pour acheter de la


nourriture.
hommes récalcitrants et

Les hommes de Velázquez tenaient à ce que cela cesse.

difficiles à influencer, tout

Cortés fit mine de céder et suggéra que les hommes de Velázquez


le secret du succès consiste

à trouver la voie menant

nomment un trésorier, ce qu’ils firent. L’homme confisqua l’or de tous


les jusqu’à eux. On doit

soldats. Naturellement, cette politique éveilla un vif mécontentement


commencer par acquérir une

chez ces derniers, qui affrontaient des dangers considérables et en


tiraient parfaite liberté intérieure

un maigre profit. Ils se plaignirent amèrement ; Cortés les renvoya


vers à l’égard de ses propres

préjugés. Il faut en quelque

ceux qui avaient instauré cette politique au nom du gouverneur de


Cuba.

sorte laisser la psyché de

Évidemment, il n’avait lui-même jamais approuvé cette décision.


Très l’autre agir sur soi sans

vite, les hommes de Velázquez furent haïs et Cortés, sous la


pression des prévention ; on se rend par

autres soldats, fit volontiers cesser cette collecte. Dès lors, les
conspira-là intérieurement proche
teurs ne parvinrent plus à susciter aucun enthousiasme. Ils étaient
seuls, de l’interlocuteur, on le

comprend et l’on reçoit

vulnérables et méprisés.

pouvoir sur lui, si bien que

Cortés fit souvent usage de cette stratégie pour gérer les


dissensions la force de notre personne,

et les trouble-fête. D’abord, il suivait leurs propositions, les


encourageant empruntant la porte ainsi

parfois à aller plus loin. En fait, il poussait ses ennemis à exposer un


flanc ouverte, acquiert de

l’influence sur l’autre.

fragile, où leurs idées égoïstes et impopulaires pourraient se révéler.


Cela Quand, de cette manière,

lui offrait une cible à viser.

on ne rencontre aucun

Souvent, lorsque les gens expriment leurs idées et leurs convictions,


obstacle qu’on ne puisse

ils se censurent eux-mêmes pour paraître plus conciliants et plus


souples surmonter, on peut

qu’ils ne le sont réellement. Si vous attaquez frontalement, vous


n’irez pas entreprendre même

les affaires les plus


bien loin, car vous n’avez pas de cible précise. Pour éviter cela, il
faut dangereuses, telles quela

d’abord pousser vos ennemis hors de leurs limites, afin de vous


créer une traversée de grandes aux,

cible digne de ce nom. Pour ce faire, mettez-vous en retrait, suivez


le et ces actions seront

mouvement, puis piégez-les au moment où ils sont totalement


décou-couronnées de succès.

verts. Une autre solution est de les pousser à bout, de leur en faire
dire yi king, le livre des

mutations, traduit et

plus qu’ils ne l’auraient voulu. Ils s’exposent, avancent un argument


adapté par Étienne

indéfendable ou adoptent une position ridicule. La clef est de ne


jamais Perrot de la traduction

allemande du Père

frapper trop tôt. Laissez à votre ennemi le temps d’apporter le bâton


pour Richard Wilhelm

se faire battre.

Au sein d’une société aussi politique que la nôtre, chacun dépend de


sa position sociale. Nous avons tous besoin de soutien, d’où qu’il
vienne. Ce fondement du pouvoir est un flanc fragile et exposé.

S T R AT É G I E 1 8

245

Le Livre des mutations


Franklin D. Roosevelt savait par exemple que la force et la faiblesse
d’un ( Yi King ) est souvent

politicien résident dans ses électeurs, qui ont le pouvoir de le réélire


ou considéré comme le comble

non aux prochaines élections. Ainsi, il savait toujours pousser un


séna-de l’adaptabilité et de la

souplesse orientales. Dans

teur à soutenir un projet de loi ou une nomination, quelles que soient


ses ce livre, le thème récurrent

opinions personnelles quant à cet enjeu majeur, en menaçant sa


popula-est l’observation de la vie et

rité auprès de ses pairs. Pour mettre l’ennemi en position de


faiblesse, l’abandon à celle-ci pour

rien de tel que de menacer son statut social et sa réputation : une


fois que survivre et croître. En effet,

vous contrôlez ce gouvernail, vous saurez toujours le faire aller dans


la le thème de cet ouvrage est

que tout ce qui existe peut

direction de votre choix.

être source de conflits, de

Attention cependant, ces manœuvres doivent rester subtiles et


dangers et en fin de compte

indirectes. En 1801, Napoléon offrit à la Russie l’occasion de devenir


pro-de violences si on s’y
tectrice de l’île de Malte, encore sous contrôle de la France. C’était,
pour oppose sous le mauvais

angle ou de la mauvaise

la Russie, l’opportunité d’avoir une base importante en


Méditerranée.

façon ; c’est-à-dire si on s’y

L’offre semblait généreuse, mais Napoléon savait que les Anglais


pren-heurte de façon frontale à

draient bientôt le contrôle de l’île, qu’ils convoitaient depuis


longtemps et son point de résistance

avaient les moyens de s’approprier : la marine française était trop


faible maximum, car cette

pour la garder. Les Anglais et les Russes étant alliés, l’île de Malte
allait approche rend le choc

potentiellement dévastateur.

brouiller cette alliance. Le seul but de Napoléon était de semer la


discorde.

De même, toutes les

La stratégie doit être en révision constante, pour s’affiner sans


cesse.

situations doivent être

Un adversaire qui ne voit pas où vous voulez en venir est en


situation de approchées sous le bon

faiblesse. Plus vous serez indirect, telle une boule de billard qui
percute angle et de la bonne façon,
c’est-à-dire à la source,

plusieurs bandes sous divers angles pour atteindre son but, plus
l’ennemi avant qu’elles ne puissent

aura de mal à se défendre. Lorsque c’est possible, calculez vos


coups en atteindre toute leur

fonction de cet objectif. C’est là le masque parfait pour votre attaque.

puissance, ou de côté, le

« vulnérable flanc du

tigre ».

Oscar Ratti et Adele

Westbrook, secrets of

the samurai, 1973

Image : Le homard. C’est une créature intimidante et énigmatique,


protégée par d’impressionnantes pinces, une carapace dure et une
queue puissante. Si vous l’attaquez directement, vous en paierez le
prix. Mais retournez-le avec un bâton pour exposer son flanc

tendre et vulnérable ; ses pinces ne lui

sont plus d’aucune utilité. Il est

à votre merci.

Autorité : N’attaquez pas de front les positions que vous pouvez


obtenir en les tournant. (Napoléon Bonaparte, 1769-1821) 246

S T R AT É G I E 1 8

A CONTRARIO
En politique, il est très efficace de se ranger du côté adverse, de
construire sa stratégie en suivant l’ennemi : le président Clinton
l’employa avec beaucoup de finesse dans ses négociations avec les
républicains. Dans cette situation, l’adversaire n’a plus de prise sur
vous, plus rien pour manœuvrer. Mais cela peut aussi vous coûter
cher si la situation se prolonge : l’opinion publique, talon d’Achille de
tout homme politique, ne distingue plus ce qui vous différencie de
l’autre camp. À long terme, c’est dangereux ; il vaut mieux user de la
stratégie de la polarité (voir chapitre 1), qui est alors bien plus
efficace. Attention à ne pas exposer votre propre flanc en attaquant
celui de l’adversaire.

S T R AT É G I E 1 8

247

19

ENVELOPPEZ L’ENNEMI :

LA STRATÉGIE DE L’ANNIHILATION

Pour vous attaquer ou se venger, les hommes sont prêts à se servir


de la moindre faille dans votre défense. N’en laissez paraître aucune
et votre adversaire n’aura aucune prise sur vous. Pour cela, le secret
est d’envelopper votre ennemi, de le cerner de tous côtés par une
pression insupportable, de polariser son attention et de lui interdire
tout accès au monde extérieur. L’attaque doit être imprévisible afin
de susciter chez l’autre un sentiment latent de vulnérabilité. Lorsque
vous sentez que votre adversaire s’affabilit et perd espoir, étranglez-
le en resserrant le nœud coulant. Le meilleur des encerclements est
bien sûr psychologique ; vous tenez l’adversaire par le mental.

249

D’après une légende, c’est

LES CORNES DU BUFFLE


Shaka qui a définitivement

Au mois de décembre 1878, les Anglais déclarèrent la guerre aux


Zoulous, changé la nature du combat

tribu guerrière de l’actuelle Afrique du Sud. Ils prétextèrent des


troubles dans la région en inventant

une lance lourde à lame

entre le Zoulouland et l’État anglais du Natal, mais leur véritable but


était large, conçue pour supporter

de détruire l’armée zouloue, dernière force autochtone qui menaçait


les les efforts du combat au

intérêts britanniques de la région, et d’absorber les territoires


zoulous corps à corps. Peut-être est-dans une confédération d’États
sous tutelle britannique. Le général anglais il vrai qu’il l’a fait. En

lord Chelmsford planifia d’envahir le Zoulouland avec trois colonnes,


tout cas, c’est à lui que

l’attribuent des sources

celle du milieu visant la capitale Ulundi, au cœur du royaume.

zouloues et des récits de

Les Anglais du Natal furent enthousiasmés par cette guerre et,


surtout, voyageurs et de

par les bénéfices qu’il y avait à tirer du Zoulouland. Mais le plus


enthou-fonctionnaires blancs au

siaste d’entre eux était certainement le colonel Anthony William


Durnford, XIXe siècle… Cette

innovation militaire a laissé


âgé de quarante-huit ans. Pendant toute sa carrière au service de
l’empire une trace dans le folklore

britannique, il avait été déplacé d’un poste quelconque à un autre


pour finir zoulou, sinon ailleurs, car

dans le Natal. Il n’avait pas une seule fois pris les armes durant
toutes ces Shaka a assurément amené

années. Il avait hâte de prouver son courage et sa valeur, mais


approchait les techniques de combat à

d’un âge où ses rêves de jeune homme ne pouvaient espérer être


accomplis.

un niveau sans précédent,

et d’innombrables anecdotes

Cette guerre imminente était l’occasion dont il avait toujours rêvé.

racontent ses prouesses de

Pressé de passer à l’action et d’éblouir ses supérieurs, Durnford se


porta guerrier : sans doute a-t-il

volontaire pour organiser la force d’élite des soldats autochtones du


Natal été un des grands génies

qui devaient se battre aux côtés des Anglais. Son offre fut acceptée
mais, militaires de son époque.

Abandonnant la tactique

alors que les Anglais envahissaient le Zoulouland au début du mois


de des escarmouches légères au

janvier 1879, il fut soudain écarté du champ de bataille. Lord


Chelmsford javelot, Shaka entraîna
ne lui faisait pas vraiment confiance : sa soif de gloire le rendait trop
impé-ses guerriers à avancer

tueux. En outre, pour quelqu’un qui n’avait aucune expérience du


champ rapidement en formation

de bataille, il était un peu âgé. Durnford et sa compagnie furent donc


can-compacte et à chercher le

corps à corps, renversant

tonnés à Rorke’s Drift, en Zoulouland occidental, pour assurer la


sécurité l’ennemi avec d’énormes

aux frontières avec le Natal. Amer mais consciencieux, Durnford


obéit.

boucliers de guerre, puis

Quelques jours après l’invasion, les Britanniques n’avaient toujours


le transperçant avec

pas réussi à localiser l’armée zouloue ; ils n’avaient aperçu que


quelques la formidable lance

en profitant de son

hommes çà et là. La tension montait. Le 21 janvier, Chelmsford


emmena déséquilibre. Si on ne le

avec lui la moitié de la colonne centrale, qui campait au pied de la


mon-jugeait qu’à ses résultats,

tagne Isandlwana, et partit vers l’est, à la recherche des Zoulous.


Quand la capacité de conquête

il aurait trouvé l’ennemi, il ferait venir le reste de son armée. Mais les
de Shaka a dû être
Zoulous, insaisissables, risquaient d’attaquer le camp en son
absence et spectaculaire. Dès 1824,

les Zoulous avaient éclipsé

les hommes de Rorke’s Drift étaient ses troupes les plus proches.
Ayant tous leurs rivaux et étendu

besoin de renforcer Isandlwana, il fit dire à Durnford de l’y rejoindre.


En leur influence sur une

tant que colonel, Durnford serait désormais le plus haut gradé du


camp, région ayant plusieurs fois

mais Chelmsford ne s’inquiéta pas de ses compétences en matière


de la surface de leur contrée

d’origine.

commandement ; dans son esprit, seule la bataille à venir comptait.

Ian Knight,

À l’aube du 22 janvier, Durnford reçut la nouvelle qu’il avait tou-the


anatomy of the

jours attendue. Masquant à grand-peine son excitation, il partit vers


l’est zulu army, 1995

avec ses 400 hommes, en direction d’Isandlwana. Il arriva au camp


vers dix heures du matin. Ayant étudié le terrain, il comprit pourquoi
Chelmsford s’y était établi : des kilomètres de prairies vallonnées
s’étendaient au sud et à l’est – quiconque venant de ces directions
serait visible 250

S T R AT É G I E 1 9

de loin. Au nord, il y avait la montagne, et au-delà, la plaine de


Nqutu.
La façon dont les Zoulous

Ce côté n’était pas vraiment sécurisé, mais des éclaireurs étaient


installés utilisaient soigneusement

le camouflage pour avancer

aux passages clés des plaines et des montagnes ; une attaque


venant de a été remarquée par les

ce point serait donc détectée à temps.

Britanniques plus d’une

Peu après son arrivée, Durnford apprit qu’une grosse force zouloue
fois. Un autre survivant

avait été repérée dans la plaine de Nqutu, se dirigeant vers l’est,


proba-anonyme d’Isandlwana

blement pour attaquer par l’arrière la colonne centrale de


Chelmsford.

remarqua que, au fur et

à mesure que les Zoulous

Ce dernier avait insisté pour que les 1 800 hommes d’Isandlwana


restent franchissaient la crête de

ensemble. En cas d’attaque, ils avaient une force de feu suffisante


pour Nyoni et arrivaient en vue

faire face à toute l’armée zouloue, tant qu’ils restaient concentrés et


du camp, ils « semblaient

ordonnés. Mais pour Durnford, il était plus important d’enfin mettre la


presque sortir de terre.
Des rochers et des buissons

main sur la principale force zouloue. Les soldats britanniques étaient


à sur les hauteurs au-dessus

cran, inquiets de ne pas savoir où l’ennemi se dissimulait. Les


Zoulous de nous s’élancèrent des

n’avaient pas de cavalerie et la plupart d’entre eux se battaient avec


des dizaines d’hommes,

lances. Une fois l’endroit où ils se cachaient découvert, le plus


difficile certains avec des fusils,

serait fait. L’artillerie et la discipline des soldats britanniques auraient


raid’autres avec des boucliers

et des sagaies. » Le

son d’eux. Durnford pensait que Chelmsford était trop prudent. Il


décida lieutenant Edward Hutton

de désobéir aux ordres et conduisit ses 400 hommes vers le nord-


est, du 60e régiment laissa une

parallèlement à la plaine de Nqutu, pour trouver les Zoulous.

description plus complète

Alors que Durnford quittait le camp, un éclaireur de la plaine de du


déploiement de l’armée

zouloue lors de l’attaque

Nqutu aperçut quelques Zoulous qui faisaient paître leur bétail à six
ou Gingindlovu : « De

sept kilomètres de là. Il partit au galop pour les rejoindre, mais les
sombres masses d’hommes,
Zoulous disparurent mystérieusement. Arrivant à l’endroit où il les
avait en bon ordre et avec une

vus, il arrêta son cheval juste à temps : en dessous de lui, il vit un


pro-discipline admirable, se

fond ravin, totalement invisible depuis la surface de la plaine. Au


fond du suivaient en rangs serrés,

courant à un rythme

ravin s’étalait – aussi loin qu’il regardât, dans toutes les directions –
une régulier à travers les hautes

foule immense de guerriers zoulous en tenue de combat, le regard


brû-herbes. Après avoir fait un

lant d’une intensité sinistre. Visiblement, ils étaient sur le point de


lancer mouvement tournant en

l’attaque. Médusé, le cavalier anglais resta quelques instants


paralysé par sorte de venir exactement

devant notre avant, la plus

la surprise. Lorsque des centaines de lances se pointèrent vers lui, il


finit grande partie des Zoulous

par faire demi-tour et s’enfuit à toute vitesse. Les Zoulous


émergèrent se scinda en trois lignes,

aussitôt du ravin et se lancèrent à sa poursuite.

en groupes de cinq à dix

Bientôt, les autres éclaireurs de la plaine eurent la même vision de


cau-hommes, et s’avança vers
chemar : des centaines de Zoulous barraient l’horizon. Ils étaient au
moins nous… Ils continuèrent

à avancer, toujours en

20 000. Même de loin, il était évident qu’ils se déplaçaient en


formation, les courant, jusqu’à environ

deux extrémités de la ligne s’avançant comme des cornes. Les


éclaireurs se 800 mètres de nous, et

ruèrent vers le camp pour prévenir que l’attaque zouloue avait


commencé.

ouvrirent le feu. Malgré

Lorsqu’il apprit la nouvelle, Durnford jeta un coup d’œil au faîte de la


l’agitation du moment, nous ne pouvions

colline qui les dominait : un flot de Zoulous en dégringolait le


versant. Il qu’admirer la façon parfaite

mit ses hommes en formation pour les repousser tout en battant en


retraite dont ces Zoulous menaient

vers le camp. Les Zoulous manœuvraient avec une précision inouïe.

leur échauffourée. Un

Durnford ne vit pas que la pointe de la corne gauche de l’armée


zouloue se groupe de cinq ou six

déplaçait dans les hautes herbes et contournait le camp, afin de


retrouver hommes se levait et se

précipitait à travers les

l’autre pointe et ainsi encercler complètement les Anglais.


longues herbes, en

Face à Durnford et ses hommes, les Zoulous semblaient sortir de


esquivant d’un côté et de

terre, émergeant en nombre des rochers et du sol. Un groupe de


cinq ou l’autre, tête basse, gardant

S T R AT É G I E 1 9

251

fusils et boucliers hors de

six d’entre eux chargeait soudainement au fusil ou à la lance, puis


dispa-notre vue. Ils plongeaient

raissait de nouveau. Lorsque les Anglais s’arrêtaient pour recharger


leurs alors dans les hautes herbes

armes, les Zoulous en profitaient pour s’approcher encore,


atteignant et rien ne pouvait laisser

deviner où ils se trouvaient,

parfois les lignes anglaises pour éviscérer un soldat britannique


dans un à l’exception de quelques

corps à corps sanglant. La lance transperçait l’homme dans un bruit


de bouffées de fumée. Et

succion intolérable.

alors ils avançaient de

Durnford parvint à ramener ses hommes au camp. Ils étaient encer-


nouveau… » La vitesse de
clés, mais tenaient leurs rangs serrés et tiraient sans relâche : ils
abattirent cette avance finale était

terrifiante. Quand les

des centaines de Zoulous et réussirent à les maintenir à distance.


C’était Britanniques reçurent

comme un exercice de tir. Comme l’avait prédit Durnford, la


supériorité l’ordre de cesser le feu et de

de leur force de frappe faisait la différence. Il jeta un coup d’œil


alentour ; se replier à Isandlwana, les

le combat était dans une impasse et ses soldats se défendaient avec


une Zoulous étaient cloués au

sol à quelque deux ou trois

confiance relative. Mais Durnford finit par remarquer un léger


ralentisse-cents mètres des positions

ment des fusillades. Les soldats commençaient à manquer de


munitions britanniques. Le lieutenant

et perdaient du temps à ouvrir de nouvelles caisses et recharger


leurs Curling, de l’artillerie,

armes. Les Zoulous en profitaient pour resserrer le cercle. Une


vague remarqua que, pendant le

d’angoisse balayait les troupes anglaises lorsque l’un d’entre eux se


faisait temps qu’il fallut à des

artilleurs expérimentés pour

empaler. Les Zoulous se battaient avec une détermination que les


Anglais mettre en train leurs
n’avaient jamais vue. Ils avançaient comme si les balles ne
pouvaient les canons, les Zoulous

atteindre, comme s’ils étaient en transe.

s’étaient précipités si

Soudain, les Zoulous sentirent poindre l’acmé du combat. Ils


entrecho-rapidement que l’un des

canonniers avait en fait été

quèrent leurs lances et leurs boucliers en lançant leur cri de guerre :


frappé d’un coup de

Usuthu ! Ce fut un vacarme terrifiant. À l’extrémité nord-est du camp,


un couteau alors qu’il montait

groupe de soldats britanniques céda à la panique à la vue de ces


sauvages sur le siège d’essieu. Un

déchaînés qui n’étaient plus qu’à quelques mètres, et qui se


rapprochaient ancien combattant zoulou

encore. Comme sur un signal, les Zoulous qui se trouvaient au


centre du de cette bataille, uMhoti du

uKhandempemvu, jugea la

cercle firent pleuvoir leurs lances sur les Anglais, tuant beaucoup de
soldats charge finale si rapide que

et semant la panique dans les rangs. Surgie de nulle part, une force
de

« comme une flamme, toute

réserve chargea, se déploya autour du cercle et doubla en un instant


le la force zouloue se leva et
nombre d’hommes. Durnford essaya de maintenir l’ordre, mais il
était trop se précipita sur eux ».

tard : en quelques secondes, ce fut le chaos. Et c’était chacun pour


soi.

Ian Knight,

the anatomy of the

Durnford se précipita dans la seule brèche du cercle et tenta de la


zulu army, 1995

maintenir ouverte pour que le reste de ses hommes puisse se replier


vers Rorke’s Drift. En quelques minutes à peine, il fut transpercé par
une lance zouloue. Et ce fut la fin de la bataille d’Isandlwana.
Quelques centaines d’hommes parvinrent à s’échapper par la
brèche pour laquelle Durnford était mort ; les autres, environ 1 400
hommes, furent tués.

Après une défaite aussi cuisante, les forces anglaises se retirèrent


rapidement du Zoulouland. Effectivement, la guerre était finie, mais
pas comme les Britanniques s’y attendaient.

Interprétation

Quelques mois après la défaite d’Isandlwana, les Anglais


organisèrent une invasion plus large et réussirent à vaincre les
Zoulous. Mais la leçon d’Isandlwana demeura dans les mémoires,
considérant surtout l’incroyable écart technologique qui séparait les
deux armées.

252

S T R AT É G I E 1 9

Le style de combat zoulou avait été mis au point plus tôt durant le À
l’aube, Hannibal, ayant
envoyé en avant les Baléares

XIXe siècle par le roi Shaka Zulu qui, dans les années 1820, avait
fait de et le reste des troupes

cette petite tribu perdue la première force militaire de la région.


Shaka légères, passa le fleuve,

inventa la lourde lance zouloue à large lame, la sagaie, qui fit des
ravages.

et il plaçait chaque corps, à

Il imposa à ses hommes une discipline rigoureuse, les entraînant à


avancer mesure qu’il avait traversé,

et à encercler l’ennemi avec une précision mécanique. Le thème du


cercle dans sa ligne de bataille ;

était récurrent dans la culture zouloue – c’est un symbole de l’unité


tri-les cavaliers gaulois et

espagnols près de la rive,

bale, un motif courant dans les arts et leur principal schéma de


combat.

à l’aile gauche, en face de

Les Zoulous étaient incapables de se battre longtemps, car ils


devaient la cavalerie romaine, l’aile

procéder à d’interminables rites de purification après avoir versé le


sang droite étant confiée aux

au combat. Au cours de ces rituels, ils étaient totalement vulnérables


: cavaliers numides, et le

centre de la ligne solidement


aucun Zoulou ne pouvait combattre de nouveau ou rejoindre sa tribu
s’il tenu par l’infanterie dont les

n’avait pas été purifié. L’armée zouloue, très vaste, était difficile à
main-Africains constituaient les

tenir sur le champ de bataille. Une fois mobilisée, elle devait donc
non deux ailes, tandis qu’entre

seulement battre l’ennemi, mais le battre jusqu’au dernier, afin


d’éliminer eux, au milieu, étaient les

la possibilité d’une contre-attaque pendant la période vulnérable de


puri-Gaulois et les Espagnols.

Les Africains, on les aurait

fication et la démobilisation. Pour une victoire complète, les Zoulous


pris pour des Romains, tant

inventèrent donc la technique de l’encerclement.

ils portaient des armes prises

Avant toute bataille, les Zoulous observaient le terrain en quête de à


la Trébie et surtout à

cachettes. Si l’on regarde au loin les plaines et les prairies d’Afrique


du Trasimène. Les Gaulois

et les Espagnols avaient

Sud, elles offrent une large visibilité, mais elles cachent aussi des
ravins de grands boucliers presque

et des fossés invisibles à distance. Même de près, les hautes herbes


et les de même forme, mais leurs
rochers forment une couverture parfaite. Les Zoulous savaient se
dépla-épées étaient inégales et

cer rapidement d’une cachette à l’autre. À force de courir dans les


prai-différentes : chez les

ries, ils avaient la plante des pieds aussi solide que du cuir. Ils
envoyaient Gaulois, très longues et sans

pointe ; chez l’Espagnol,

des éclaireurs pour distraire l’ennemi et détourner son attention des


mou-habitué à frapper de pointe

vements de la force principale.

plutôt que de taille, courtes,

Lorsqu’ils émergeaient de leurs cachettes et donnaient l’assaut, les


par là faciles à manier, et

Zoulous adoptaient une formation qu’ils appelaient « les cornes, le


torse pointues. Plus que l’attitude

de tous les autres

et les reins ». Le torse était la partie centrale de la ligne qui affrontait


combattants, celle des soldats

directement la force ennemie. Entre-temps, les cornes, situées aux


deux de ces deux peuples, et par

extrémités de la ligne, encerclaient l’ennemi par les côtés et par


l’arrière.

leur taille, et par leur aspect,

Souvent, l’extrémité d’une des cornes restait cachée dans les hautes
était terrible. Les Gaulois, herbes ; lorsqu’elle émergeait pour
compléter l’encerclement, cela créait au-dessus du nombril,

étaient nus ; les Espagnols

un choc psychologique violent. Les reins constituaient la force de


réserve s’étaient mis en ligne avec

maintenue à l’arrière : elle intervenait pour le coup de grâce. En


attendes tuniques de lin bordées

dant leur tour, ces hommes se tenaient dos à la bataille pour ne pas
être de pourpre, éblouissantes par

surexcités et intervenir trop tôt.

leur merveilleuse blancheur.

Le nombre total des

Plusieurs années après la bataille d’Isandlwana, une commission se


fantassins alors en ligne était

réunit et accusa Durnford d’être responsable de ce désastre. Mais


ce de quarante mille, et de dix

n’était pas de sa faute. Bien sûr, les Anglais s’étaient laissés


encercler, mais mille celui des cavaliers.

ils avaient réussi à former des lignes en bon ordre, s’étaient battus
avec Les généraux commandant

beaucoup d’intelligence et un grand courage. La cause de leur


échec fut les ailes étaient à gauche

Hasdrubal, à droite

la même que pour les autres ennemis des Zoulous : la terreur


suscitée par Marhabal ; le centre,
la précision de leurs mouvements, le sentiment d’être encerclés
dans un Hannibal lui-même le

espace qui ne cessait de se restreindre, les amis transpercés de


tous côtés commanda, avec son frère,

S T R AT É G I E 1 9

253

Magon. Le soleil, que les

par ces affreuses lances, les cris de guerre, les armes qui pleuvaient
au adversaires se fussent placés

moment où ils étaient le plus affaiblis, la vision cauchemardesque


des à dessein ou se trouvassent

forces de réserve se joignant d’un seul coup au cercle initial. Malgré


leur par hasard ainsi, était, fort

opportunément, de côté pour

large supériorité technologique, les Anglais se laissèrent abattre par


cette les deux lignes, les Romains

tactique de pression psychologique.

étant tournés vers le midi,

L’homme est une créature intelligente : face à un échec, à un revers,


les Carthaginois vers le

il trouve toujours le moyen de s’adapter, de contourner le problème.


Il nord ; mais le vent – les

cherche la faille dans le mur et finit souvent par la trouver ; il est


habitants de la région
l’appellent Vulturne –, se

débrouillard, volontaire, se laisse rarement abattre. L’histoire de la


guerre levant contre les Romains,

est jonchée d’anecdotes de ces ajustements et retournements


spectacu-et leur roulant au visage

laires, excepté dans une seule situation : l’encerclement. Physique


ou beaucoup de poussière, leur

psychologique, c’est la seule stratégie dont on ne peut se sortir.

ôtait la vue.

Le cri d’attaque poussé, on

Lorsqu’elle est bien maîtrisée, elle ne laisse aucune issue de


secours se courut sus avec les troupes

à votre adversaire, aucun espoir. Il est cerné, et le cercle se


resserre. Dans auxiliaires, et le combat fut

l’espace abstrait social et politique de la guerre, l’encerclement


consiste en engagé d’abord par

une manœuvre qui donne à l’adversaire le sentiment d’être attaqué


de l’infanterie légère ; ensuite

toutes parts, d’être acculé sans le moindre moyen de contre-


attaquer.

les cavaliers gaulois et

espagnols de l’aile gauche et

Encerclé, sa volonté est brisée. Comme les Zoulous, gardez une


force l’aile droite romaine se
en réserve, ces reins qui soutiendront vos cornes – vous frapperez
avec chargèrent, mais point du

lorsque vous sentirez augmenter les faiblesses de votre adversaire.


C’est tout comme dans les combats

le désespoir qui aura raison de lui.

ordinaires de cavalerie ; il

fallait en effet se charger de

front, car, sans laisser aucun

Il faut conduire l’adversaire à reconnaître sa défaite du fond espace


pour évoluer à

du cœur.

l’entour, d’un côté le fleuve,

MIYAMOTO MUSASHI (1584-1645)

de l’autre l’infanterie

enfermaient les cavaliers.

Dans les efforts qu’ils

faisaient, des deux côtés,

LES CLEFS DE LA GUERRE

droit devant eux, les

Il y a des milliers d’années, l’homme était un nomade errant parmi


les chevaux finissaient par être
déserts et les plaines, vivant de chasse et de cueillette. Puis il est
passé à immobilisés et serrés dans la

mêlée, les hommes,

la vie sédentaire et à la culture. Ce changement nous apporta le


confort s’empoignant à bras-le-et un contrôle renforcé du quotidien
mais, malgré tout, quelque chose en corps, se jetaient à bas de

nous reste nomade : nous associons nécessairement l’espace et la


possibi-cheval. C’était déjà, en

lité de nous déplacer à un sentiment de liberté. Pour le chat, un


espace grande partie, une lutte

clos et petit est synonyme de confort, mais pour l’être humain, il est
syno-d’infanterie. Toutefois ce

combat est plus violent que

nyme de suffocation. Au cours des siècles, ce réflexe est devenu


psycho-long ; repoussés, les cavaliers

logique : ne serait-ce qu’avoir le choix, avoir devant soi un avenir


avec romains tournent le dos.

des perspectives, nous fait ressentir cette sensation d’un espace


ouvert, Vers la fin du combat de

sans cloisons, sans entraves. Notre esprit ne s’épanouit


véritablement que cavalerie s’engagea la

bataille d’infanterie, d’abord

face à plusieurs options, lorsqu’il a toute place pour manœuvrer.

égale par les forces et par le


À l’inverse, rien de plus perturbant pour nous que l’encerclement
courage, tant que tinrent

psychologique qui, souvent, nous fait réagir outre mesure. Lorsqu’on


se ferme les rangs des Gaulois

retrouve encerclé par quelqu’un ou quelque chose qui restreint nos


choix et des Espagnols ; enfin les

et nous assiège, nous perdons le contrôle de nos émotions et


commettons Romains, par des efforts

longs et répétés de leur front

des erreurs qui aggravent plus encore la situation. Dans les grands
sièges rectiligne et de leurs lignes

militaires de l’histoire, le plus grand danger vient toujours de la


panique et 254

S T R AT É G I E 1 9

de la confusion qui règnent au sein de la ville assiégée. Sans


aucune visibi-épaisses, ébranlèrent le coin

lité, sans aucun contact avec le monde extérieur, les assiégés


perdent toute ennemi, trop mince et par là

peu solide, qui faisait saillie

prise sur la réalité. L’animal qui ne peut voir autour de lui est
condamné.

devant le front carthaginois.

Lorsque vous ne voyez autour de vous que des Zoulous qui se


rapprochent, Les ennemis une fois

vous finissez inévitablement par céder à panique et à la confusion.


ébranlés et se repliant

Les batailles du quotidien ne peuvent être considérées, non sur une


précipitamment, les

carte, mais dans un espace abstrait. Elles sont déterminées par la


capacité Romains les pressèrent, et,

continuant leur mouvement,

des gens à manœuvrer, à vous attaquer, à limiter votre pouvoir et à


vous furent entraînés d’abord,

prendre de court. Vos adversaires utiliseront le moindre espace libre


que par ces troupes dont la peur

vous leur laisserez, même si vous êtes le plus puissant et le plus


brillant ; précipitait la fuite, au centre

c’est pourquoi il est impératif de leur imposer l’encerclement. Limitez


leurs de la ligne ennemie, et

enfin, nul ne leur résistant,

possibilités d’action et bloquez leurs issues de secours. Comme les


habi-arrivèrent aux Africains des

tants d’une ville assiégée qui finissent toujours par perdre raison,
vos réserves, qui s’étaient établis

adversaires ne supporteront pas d’être ainsi psychologiquement


séquestrés.

à droite et à gauche de façon

Il y a bien des façons d’encercler l’ennemi, mais le plus simple est à


former deux ailes en
souvent de construire votre stratégie d’encerclement sur
l’exploitation retrait, le centre, où se

trouvaient les Gaulois et

maximale de votre meilleur atout.

les Espagnols, formant un

Dans sa lutte pour prendre le contrôle de l’industrie pétrolière amé-


peu saillie. Quand ce coin

ricaine en désarroi dans les années 1870, John D. Rockefeller,


fondateur saillant, repoussé, rectifia

et président de la Standard Oil, s’appliqua d’abord à s’arroger le


mono-la ligne ennemie, puis,

reculant toujours, arriva

pole des voies de chemin de fer, qui étaient à l’époque le principal


moyen même à en creuser le centre,

de transport du pétrole. Il acheta ensuite les oléoducs qui reliaient


les les Africains, qui déjà raffineries aux voies de chemin de fer. Les
raffineries indépendantes avaient formé le croissant, répliquèrent par
la création d’un oligopole, pour installer leurs propres voyant les
Romains se

oléoducs qui iraient de la Pennsylvanie à la côte, sans passer par


les précipiter sans précaution au centre, les tournèrent par

chemins de fer et les oléoducs de Rockefeller. Ce dernier tenta


d’acheter les ailes ; bientôt, en étirant

les terres où une entreprise, Tidewater, devait installer les oléoducs.


Mais celles-ci, ils enfermèrent leurs
ses adversaires parvinrent à le contourner et construisirent un
oléoduc en ennemis même par-derrière.

zigzag jusqu’à la mer.

Alors les Romains, après

ce premier combat sans

Rockefeller faisait face à un problème classique de la guerre : un


résultat, laissant les Gaulois

ennemi motivé se servait de la moindre faille dans ses défenses


pour se et les Espagnols qu’ils

soustraire à son contrôle, s’ajustant sans cesse et apprenant à le


combattre avaient massacrés pendant

au fur et à mesure. Il répondit par une manœuvre d’encerclement.

qu’ils montraient le dos,

Rockefeller commença tout d’abord par construire son propre


oléoduc commencent contre les

Africains un combat

jusqu’à la mer, plus gros que celui de la Tidewater. Ensuite, il acheta


des nouveau, inégal non

actions de la Tidewater, gagnant des intérêts dans l’entreprise et


s’appli-seulement parce qu’ils sont

quant à ruiner sa réputation et à semer la zizanie. Il initia une guerre


des encerclés, mais parce que,

prix, afin de saper la crédibilité de l’oléoduc de la Tidewater. Puis il


fatigués, ils luttent contre
des adversaires frais et pleins

racheta les raffineries avant qu’elles ne deviennent les clientes de la


d’ardeur.

Tidewater. En 1882, sa stratégie l’avait mené à ses fins : la


Tidewater fut Tite-Live, 59 av J.-C.-

obligée de signer un accord entérinant le contrôle de la Standard Oil


sur 17 apr. J.-C., histoire

le transport de pétrole. Désormais, l’entreprise dominait encore plus


romaine, publié

sous la direction de

qu’avant la guerre.

M. Nisard, Firmin-

Didot, Paris, 1869

La stratégie de Rockefeller fut de maintenir la pression sur tous les


fronts. Les producteurs de pétrole indépendants furent déboussolés :
ils ne pouvaient savoir à quel point il contrôlait le système, mais ils
se sentaient S T R AT É G I E 1 9

255

Ce soir-là, Ren Fu fit

dépassés. Lorsqu’ils abandonnèrent, ils avaient encore les moyens


financiers arrêter les soldats de

de s’en sortir, mais n’en avaient tout simplement plus le courage ni


l’espoir.

l’armée Song au bord du


L’encerclement de la Tidewater fut rendu possible par les immenses
fleuve Haoshui tandis que

Zhu Guan et Wu Ying

ressources dont Rockefeller disposait. Il s’en servit dans la pratique,


mais campaient sur un affluent

également sur le plan psychologique, pour donner l’impression d’être


un du fleuve, à quelque cinq

ennemi insatiable qui ne les laisserait jamais en paix. Il gagna grâce


à ses lis de distance. Les

ressources, mais aussi et surtout grâce à l’usage psychologique qu’il


en fit.

éclaireurs signalèrent que les

Pour encercler vos ennemis, ne lésinez pas sur les moyens. Si vous
forces Xia étaient inférieures

en nombre et avaient l’air

avez beaucoup d’hommes, servez-vous-en pour donner l’impression


passablement effrayées. À

qu’ils sont omniprésents. C’est ainsi que Toussaint Louverture mit fin
à cette nouvelle, Ren Fu

l’esclavage dans l’île d’Haïti à la fin du XVIIIe siècle, et qu’il libéra


l’île du perdit sa vigilance et se mit

joug français : il fit jouer l’effet de masse pour donner aux Blancs le
sen-à mépriser les hommes de

Xia. Il n’empêcha pas ses


timent qu’ils étaient encerclés par une force hostile. Aucune minorité
ne officiers et ses hommes de

supporte ce sentiment bien longtemps.

poursuivre l’armée Xia et

N’oubliez pas : le pouvoir de la stratégie d’encerclement est avant


tout de capturer ses provisions

psychologique. Faire en sorte que l’adversaire se sent e vulnérable


aux attaques abandonnées. Geng Fu lui

de tous côtés est aussi efficace que s’il était physiquement encerclé.

rappela que les hommes de

Xia s’étaient toujours

Au cours des XIe et XIIe siècles, la secte chiite ismaili vit se


développer montrés trompeurs et lui

un groupuscule, surnommé plus tard « Les Assassins », qui mit au


point conseilla de ramener la

une stratégie consistant à mettre à mort les leaders musulmans qui


discipline chez ses soldats et

avaient persécuté les ismaéliens. Leur méthode consistait à infiltrer


un de d’avancer lentement, en

formation normale. Il fallait

leurs Assassins au plus près de la cible, voire même à en faire


parfois son aussi envoyer des éclaireurs

garde du corps. Patients et efficaces, au fil des ans, les Assassins


instillèrent pour explorer les environs
la paranoïa parmi les musulmans des autres branches. Ils
craignaient tous et découvrir quel tour

d’être abattus n’importe quand, par n’importe qui. Aucun calife,


aucun préparait l’ennemi. Mais

vizir n’était en sécurité. Cette technique leur assurait une économie


maxi-Ren Fu ignora ce conseil.

Il se mit d’accord avec Zhu

male : au final, les Assassins n’avaient tué que quelques personnes,


mais Guan pour traquer

la menace qu’ils constituaient conféra aux ismaéliens un pouvoir


politique l’ennemi par des chemins

immense.

séparés et refaire leur

Il suffit de quelques coups portés au bon endroit et au bon moment


jonction le lendemain à

l’embouchure du fleuve

pour que vos ennemis se sentent extrêmement vulnérables. Soyez


éco-Haoshui. Les cavaliers Xia

nome : trop de coups vous forgent un corps, une personnalité à


laquelle feignirent la défaite et se

l’ennemi peut répondre et contre laquelle il va développer une


stratégie.

laissèrent entrevoir de temps

Mieux vaut rester évanescent, imprévisible. Votre encerclement


psycho-à autre à quatre ou cinq lis
logique n’en sera que plus complet et plus effrayant.

devant l’armée Song. Ren

Fu et Zhu Guan

Les meilleurs encerclements sont ceux qui ciblent les vulnérabilités


avancèrent à marche forcée

et les faiblesses intrinsèques de l’ennemi. Soyez attentif aux signes


d’arro-et finirent par arriver au

gance, d’agressivité, de fragilité psychologique. Lorsque Winston


nord de la ville de

Churchill eut remarqué la tendance paranoïaque d’Adolf Hitler, il


s’appli-Longgan. Là, les soldats

Xia s’évaporèrent hors de

qua à lui donner l’impression que l’Axe pouvait être attaqué de


toutes vue. Ren Fu réalisa enfin

parts : les Balkans, l’Italie, l’ouest de la France. Pourtant, les


ressources qu’il avait été trompé et

de Churchill étaient bien maigres ; il fallait se montrer très fin pour


réus-décida de faire sortir ses

sir ces attaques. Mais c’était suffisant : un homme comme Hitler ne


troupes de la région

pouvait tolérer l’idée d’être à ce point vulnérable. En 1942, ses


forces montagneuse.

Le lendemain, Ren Fu

s’étalaient sur toute l’Europe ; les astuces de Churchill les


dispersèrent emmena ses hommes vers
encore. Une simple feinte retint les forces allemandes d’envahir la
256

S T R AT É G I E 1 9

Russie ; cela leur coûta finalement très cher. Encouragez les


angoisses l’ouest, le long du fleuve des paranoïaques : ils se
mettront à imaginer des attaques auxquelles Haoshui. Ils sortirent
enfin

des monts Liupan et

vous n’avez même pas pensé. Leurs cerveaux enfiévrés termineront


continuèrent vers la ville de l’encerclement psychologique que vous
avez commencé.

Yangmulong. C’est alors

Lorsque le général carthaginois Hannibal préparait ce qui allait être


que Ren Fu reçut des

l’encerclement le plus dévastateur de l’histoire militaire (sa victoire à


la rapports d’une activité

bataille de Cannes en 216 av. J.-C.), ses espions lui rapportèrent


que le ennemie dans le voisinage.

Il fut obligé d’arrêter ses

général romain Varron était un homme impétueux, arrogant et


méprisant.

troupes à quelque cinq lis

Hannibal était en sous-nombre de moitié, mais il fit deux choix qui lui
de la ville et de les ranger

donnèrent la victoire. D’abord, il attira les Romains sur un petit


espace où en formation défensive.
leurs vastes armées ne pouvaient manœuvrer. Puis, il affaiblit le
centre de À ce moment, on découvrit

au bord de la route

ses propres lignes pour placer ses meilleures troupes et sa cavalerie


aux plusieurs grosses caisses

extrémités. Conduits par Varron, les Romains chargèrent au centre,


qui en bois solidement fermées ;

céda. Ils poussèrent au maximum. Puis, comme les Zoulous, qui


avaient on entendait à l’intérieur

encerclé les Britanniques entre leurs deux cornes, les extrémités des
lignes comme des bruissements

carthaginoises se rejoignirent pour encercler les Romains et les


écraser.

d’aile. Intrigué, Ren Fu

fit ouvrir les caisses. Tout

Les personnes d’un tempérament emporté, violent et hautain sont


d’un coup, des dizaines

particulièrement faciles à piéger dans une stratégie d’encerclement :


de pigeons s’envolèrent des

jouez l’idiot ou le faible, et l’adversaire fonce tête baissée, sans


s’arrêter caisses et s’élevèrent dans

pour réfléchir à ce qu’il fait. La moindre de ses faiblesses, le moindre


le ciel en faisant tinter des

grelots accrochés à leurs

désir frustré pourra donc nourrir votre encerclement.


pattes. Tous les soldats

C’est ainsi que les Iraniens encerclèrent l’administration du président


Song avaient le nez en

Ronald Reagan, en 1985 et 1986, dans ce qui devint l’affaire Iran-


Contra, l’air, stupéfaits, quand un

ou Irangate. Les États-Unis déclarèrent un embargo international sur


la grand nombre de soldats

vente d’armes à l’Iran. Pour combattre ce boycott, les Iraniens


pouvaient Xia se jetèrent sur eux de

toutes les directions, car ils

profiter de deux faiblesses de l’adversaire : d’abord, le Congrès avait


les avaient parfaitement

coupé les fonds que les États-Unis fournissaient aux Contras pour
com-encerclés. En entendant

battre le gouvernement sandiniste au Nicaragua, cause chère au


gouver-les clochettes des pigeons,

nement Reagan. Ensuite, l’administration était profondément


perturbée Yuanhao sut que l’armée

Song était tombée dans

par le nombre croissant d’Américains tenus en otages au Moyen-


Orient.

son embuscade. Il envoya

Jouant sur ces faiblesses, les Iraniens purent piéger les Américains
comme alors un vice-général avec
Hannibal le fit avec les Romains à la bataille de Cannes : ils
misèrent sur 50 000 hommes pour

la libération des otages et sur les fonds secrets des Contras en


échange encercler et attaquer la

d’armes.

bande de soldats conduite

par Zhu Guan, et il mena

Cela semblait trop beau pour résister, mais alors que les Américains
l’autre moitié de ses soldats

s’engageaient plus avant dans ce jeu de duplicité (négociations en


coulisses, en personne pour attaquer

réunions secrètes), ils virent leur marge de manœuvre se restreindre


consi-Ren Fu qu’il considérait

dérablement : les Iraniens demandaient plus en échange de moins.


Au comme un adversaire plus

coriace que Zhu Guan…

final, ils obtinrent des tonnes d’armes tandis que les Américains ne
purent Les soldats Song ne

leur soutirer qu’une poignée d’otages et trop peu d’argent pour faire
la dif-réussirent pas à rompre

férence au Nicaragua. Pire encore, les Iraniens parlèrent


ouvertement aux l’encerclement et furent

autres diplomates de ces tractations « secrètes », refermant ainsi le


piège en obligés de continuer à se
s’assurant que tout serait révélé au grand public. Pour les officiels
mêlés à battre dans la mêlée.

Beaucoup furent tués et

l’affaire, ce bourbier était sans issue. Soumis à une pression terrible


lorsque certains, désespérés, se

tout cela fut exposé au grand jour, leurs tentatives pour s’expliquer
ou pour jetèrent dans le précipice.

éluder la question ne firent qu’aggraver le problème.

Ren Fu lui-même fut bien

S T R AT É G I E 1 9

257

touché par une douzaine de

Pour attirer votre ennemi dans ce type de piège, essayez toujours de


flèches. Un de ses gardes le

lui faire croire qu’il garde le contrôle de la situation. Tant qu’il a


supplia de se rendre, ce qui

confiance, il avance. La plupart des Américains mêlés à l’affaire de


l’Iran-était peut-être la seule façon

de sauver sa vie et celle des

Contra étaient persuadés d’être les fines mouches qui piégeaient les
naïfs hommes qu’il lui restait.

Iraniens.

Mais Ren Fu soupira et


Enfin, veillez à ne pas encercler uniquement les forces de l’ennemi,
dit : « Je suis le général des

ou l’une de ses faiblesses spécifiques : tenez compte de l’ensemble


de sa Song et je paierai cette

stratégie, de son schéma tout entier. Cette forme ultime


d’encerclement défaite de ma vie. » À ces

mots, il brandit sa massue

requiert d’étudier d’abord la partie rigide et prévisible de la stratégie


et se battit férocement

adverse, pour construire en conséquence une nouvelle stratégie qui


pro-jusqu’au moment où il fut

jette l’ennemi dans un contexte différent, où son expérience passée


mortellement blessé au

devient inutile. Face aux armées musulmanes, russes, polonaises,


hon-visage par un coup de

lance. Alors, il se donna la

groises, et même face à l’ordre teutonique, les Mongols ne se


contentèrent mort en s’étranglant. Tout

pas de les battre : ils les anéantirent en inventant un style de guerre


l’état-major de Ren Fu

mobile, auquel les ennemis, englués dans des coutumes


ancestrales, ne mourut au combat et son

pouvaient résister. Ce type d’écart stratégique donne les clefs de la


vic-armée fut totalement

toire non seulement sur une bataille, mais également sur des
campagnes écrasée.
the wiles of war:

à grande échelle : c’est le but ultime de toute forme de guerre.

36 military strategies

from ancient china,

Image:

traduit par Sun Haichen,

1991

Le nœud coulant.

Une fois qu’il est en place,

il n’y a plus d’échappatoire,

plus d’es-

poir. À la

seule idée

d’y être

pris, l’en-

nemi

pani-

que, se débat. Ses efforts

pour s’en échapper ne

font que précipiter sa


mort.

Autorité : Mettez un singe en cage et il se transforme en cochon.

Non qu’il cesse d’être malin et rapide, mais il n’a plus le champ libre
pour exercer ses dons. ( Huainanzi, IIe siècle av. J.-C.) A
CONTRARIO

Le risque d’une stratégie d’encerclement est que, à moins d’être


parfaite, elle ne vous laisse en position vulnérable. Vous avez abattu
vos cartes.

L’ennemi sait que vous essayez de l’anéantir et, à moins que vous
ne frappiez un grand coup tout de suite, il fera tout, non seulement
pour se défendre, mais aussi pour vous anéantir lui-même : c’est
désormais son seul espoir de salut. Certaines armées qui ont raté
leur stratégie d’encerclement se sont fait elles-mêmes encercler.
N’usez donc de cette stratégie que lorsque vous avez des chances
raisonnables d’atteindre le but souhaité.

258

S T R AT É G I E 1 9

20

METTEZ VOTRE ADVERSAIRE

EN SITUATION DE FAIBLESSE :

LA STRATÉGIE DU FRUIT MÛR

Même si vous êtes le plus puissant de tous, les batailles


interminables sont épuisantes, coûtent cher et sont dépourvues
d’imagination. Un bon stratège préfère manœuvrer : avant même le
début de la bataille, il trouve le moyen de mettre son adversaire en
position de faiblesse de façon à ce que la victoire soit rapide et
facile. Obligez l’ennemi à prendre des directions qui semblent
séduisantes, mais qui sont des pièges et des voies sans issue. S’il
occupe une position de force, poussez-le à l’abandonner pour partir
à la chasse au dahu. Mettez-le face à des dilemmes : il a le choix,
mais aucune alternative n’est satisfaisante. Semez le chaos et le
désordre. Confus, frustré et en colère, votre adversaire est tel un
fruit pourrissant sur sa branche : à la plus légère brise, il ira
s’écraser au sol.

259

L’art de la guerre est

L’ART DE LA MANŒUVRE

comme celui de la chasse.

On identifie dans l’histoire militaire deux styles de guerres. Le plus


On prend la bête sauvage

ancien est la guerre d’usure : l’ennemi finit par se rendre parce que
vous en employant la

reconnaissance, les filets,

avez tué trop de ses hommes. Dans le cadre d’une guerre d’usure,
un les aguets, l’affût,

général réfléchit à la façon de submerger l’adversaire par le nombre,


ou l’encerclement et autres

bien livre bataille avec le type de formation ou la technologie militaire


qui stratagèmes plutôt que la

fera le plus de dégâts. Dans tous les cas, la victoire s’obtient en


épuisant force brutale. Il faudra agir

l’ennemi. Aujourd’hui encore, avec les prodigieuses technologies à


notre de même à la guerre, que

l’ennemi soit nombreux ou


disposition, la guerre d’usure reste remarquablement brutale, faisant
pas. Tenter simplement de

appel aux instincts les plus violents de l’être humain.

l’emporter sur lui en terrain

Au fil des siècles, et notamment en Chine ancienne, on mit au point


découvert, corps à corps et

une autre façon de se battre. Là, le but n’est pas de détruire


l’adversaire face à face, même si vous

semblez réussir, est une

pendant la lutte, mais de l’affaiblir et de le déséquilibrer avant qu’elle


ne entreprise fort risquée et

commence. Le leader manœuvre pour agacer l’autre, le plonger


dans la porteuse de sérieux

confusion et le mettre en situation délicate. Se battre en côte, le


soleil ou dommages. Sauf en cas

le vent de face, dans un espace exigu… Dans ce type de guerre,


une d’extrême urgence, il est

armée mobile est plus efficace qu’une armée nombreuse.

ridicule de tenter d’emporter

la victoire à un tel prix et

La philosophie de l’art de la manœuvre fut codifiée par Sun Zi dans


cela n’apporte que vaine

son Art de la guerre, rédigé pendant la période des Trois Royaumes,


entre gloire.
le Ve et le IIIe siècle av. J.-C. ; deux cents ans de combats où la
survie d’un L’empereur byzantin

État dépendait de son armée et de ses stratèges. Pour Sun Zi et ses


Maurice, 539-602,

strategikon, traduit par

contemporains, il était évident que les coûts de la guerre ne se


comptaient Catherine Ter-Sarkissian

pas seulement en nombre de vies : ils comprenaient les ressources,


les alliés politiques et le moral des soldats comme celui des civils.
Ces coûts augmentaient exponentiellement avec le temps jusqu’à ce
que même la plus guerrière des nations s’effondre d’épuisement.
Mais une manœuvre adroite arrache la victoire à un prix moindre. Un
ennemi placé en position de faiblesse succombe plus facilement à la
pression psychologique.

Avant que la bataille n’ait débuté, il commence déjà à s’effondrer, et


baisse même parfois les bras sans combattre.

Hors d’Asie, plusieurs stratèges ont fait un usage remarquable de ce


genre de guerre : Napoléon Bonaparte en est l’exemple type. Mais
de manière générale, la guerre d’usure est le style le plus ancré
dans les mentalités occidentales, de la Grèce antique à l’Amérique
moderne. Dans cette culture de l’usure, le but reste toujours
d’écraser problèmes et obstacles, tout ce qui entrave le passage.
Dans les médias, on insiste sur les grandes batailles, qu’il s’agisse
de politique ou d’art ; des situations statiques, manichéennes,
composées de gagnants et de perdants. Les gens sont
irrésistiblement attirés par l’émotion et le drame dans toute
confrontation. On ne s’intéresse pas aux nombreuses étapes qui ont
conduit à cette confrontation ; les histoires que l’on se transmet de
génération en génération et qui font la culture sont toutes orientées
de cette manière. La fin comporte toujours une morale. En outre,
tout le monde s’accorde à dire que c’est la façon la plus noble, la
plus honnête, la plus virile de combattre.
Plus que toute autre chose, l’art de la manœuvre est une autre façon
de penser. Là, l’important, c’est le processus, les étapes vers la
bataille et 260

S T R AT É G I E 2 0

la façon d’orienter chacune de ces étapes afin que la confrontation


soit moins chère et moins violente. Dans l’univers de la manœuvre,
rien n’est immobile. Les batailles en elles-mêmes sont des illusions,
des drames montés de toutes pièces, des étincelles qui parcourent
le flot des événements. Ce flot est fluide, dynamique, et altérable par
une stratégie bien pensée. Cette philosophie ne trouve ni honneur ni
moralité à gaspiller du temps, de l’énergie et des vies sur le champ
de bataille. On y considère la guerre d’usure comme un réflexe
primitif de paresse, une tendance à se battre instinctivement, sans
réfléchir.

Dans une société fondée sur le modèle de la guerre d’usure, vous


gagnez un avantage immédiat en vous convertissant à l’art de la
manœuvre.

Votre processus de pensée sera plus fluide, plus vivant, et vous


tirerez profit des tendances rigides et violentes des gens qui vous
entourent. En pensant avant tout à la situation générale et à la façon
de mettre les autres en situation de faiblesse plutôt qu’à la façon de
les combattre, vos batailles seront moins sanglantes. La vie est
longue, le conflit interminable : c’est donc là une stratégie bien plus
sage si vous envisagez une carrière durable et fructueuse. La
manipulation est tout aussi efficace que la guerre d’usure.

L’affaiblissement de vos ennemis, c’est comme attendre la


maturation du grain, à moissonner au bon moment.

Voici les quatre principes fondateurs de l’art de la manœuvre.

Pensez au plan B. L’art de la manœuvre repose sur la planification :


c’est là votre base. Trop rigide, vous n’aurez pas les moyens de
vous ajuster aux frictions et aux aléas inévitables de la guerre ; trop
flou, des imprévus risquent de vous submerger. Les plans parfaits se
fondent sur une analyse détaillée de la situation, qui vous permet de
choisir la meilleure voie ou la position idéale et d’avoir sous la main
plusieurs options possibles, des plans B, en fonction de la réaction
du camp adverse. Un plan B permet de contourner l’ennemi : vos
réactions à des circonstances évolutives sont plus rapides et plus
rationnelles.

Préservez votre marge de manœuvre. On ne peut être mobile et


manœuvrer librement si l’on s’enferme dans des espaces restreints
ou des situations closes. Tenez compte d’une nécessaire mobilité et
gardez plus d’options que votre ennemi ; c’est beaucoup plus
important que de tenir des territoires ou des biens. Vous avez besoin
d’espaces ouverts, et non de positions statiques et potentiellement
mortelles. Cela veut dire qu’il ne faut pas se surcharger de
responsabilités qui limiteront vos options. Ne vous enfermez pas
dans une position qui vous bloquera dans une impasse. Le besoin
d’espace est autant psychologique que physique : il faut avoir l’esprit
libre pour créer un plan utile et sensé.

Imposez à l’ennemi des dilemmes, et non des problèmes. La


plupart de vos adversaires sont intelligents et pleins de ressources.
Si vos manœuvres ne sont que des obstacles, ils parviendront à les
contourner tôt ou tard.

S T R AT É G I E 2 0

261

Les « obsédés des

Un dilemme, c’est différent : quoi qu’ils fassent, quelle que soit leur
réac-statistiques », comme les

tion (battre en retraite, avancer, rester sur place), ils sont en situation
de appelle Simpkin, ne
faiblesse. Chaque alternative est mauvaise : si vous vous déplacez
rapide-peuvent réfléchir au-delà de

la bataille et considèrent

ment d’un point à un autre, par exemple, vous pouvez forcer


l’ennemi que la seule façon – ou

soit à se battre avant d’être prêt, soit à se retirer. Il faut l’attirer dans
une tout au moins la plus

situation qui s’avérera être un piège.

souhaitable – de battre un

ennemi est de détruire des

Créez un maximum de désordre. Pour vaincre, votre ennemi a


besoin éléments chiffrables de

l’armée et notamment les

de comprendre ce que vous faites, de lire vos intentions. Le but de


votre instruments du combat

manœuvre est de lui rendre cette tâche impossible, de l’envoyer


dans une (blindés, soldats, canons,

chasse au dahu insensée, de créer une ambiguïté et un doute quant


à vos etc.). Si l’obsédé de

prochaines actions. Si l’adversaire ne parvient pas à vous


appréhender, statistiques envisage les

aspects immatériels de la

son système est déréglé ; ce désordre, débilitant et destructeur pour


guerre (moral, initiative,
l’ennemi, est alors sous votre contrôle.

effet de surprise), il n’y voit

qu’un paramètre du combat

Il faut plutôt subjuguer l’ennemi sans livrer bataille : ce sera là


permettant d’obtenir de

le cas où plus vous vous élèverez au-dessus du bon, plus vous


meilleurs résultats

statistiques. S’il apprend

approcherez de l’incomparable et de l’excellent.

quelque chose concernant la

SUN ZI (IVe siècle av. J.-C.)

manœuvre, il n’y voit

essentiellement que les

préliminaires de la bataille.

En d’autres mots, il ne

EXEMPLES HISTORIQUES

fait mouvement que pour

se battre. La théorie de

1. Le 10 novembre 1799, Napoléon accomplit le coup d’État qui le fit


pre-la manœuvre en revanche

mier consul : il avait quasiment les pleins pouvoirs. Dix années


durant, cherche à battre l’ennemi
la France avait été secouée par la Révolution et la guerre.
Maintenant par d’autres moyens que

la simple destruction de

que Napoléon avait les rênes, le plus important était d’établir la paix,
de ses effectifs. D’ailleurs,

donner le temps au pays de se remettre et à son dirigeant de


consolider l’application la plus haute

son pouvoir. Mais la pacification n’allait pas être une mince affaire.

et la plus pure de la théorie

L’Autriche était l’un des pires ennemis de la France. Elle possédait


de la manœuvre est de

devancer l’ennemi, c’est-à-

deux vastes armées prêtes à combattre Napoléon : l’une se situait à


l’est dire de le désarmer ou de le

du Rhin et l’autre dans le nord de l’Italie, sous le commandement du


neutraliser avant la bataille.

général Michael Melas. Visiblement, les Autrichiens prévoyaient une


Si ce n’est pas possible, la

campagne majeure. Il était trop dangereux d’attendre ; Napoléon dut


manœuvre cherche à

prendre l’initiative. Il lui fallait battre au moins l’une des deux armées
disloquer les forces

ennemies, c’est-à-dire à les

pour forcer l’Autriche à négocier la paix selon les conditions


françaises.
écarter des positions

Le seul atout de son jeu était que, quelques mois auparavant,


l’armée stratégiques ou, a

française avait pris le contrôle de la Suisse. Il y avait aussi des


troupes contrario , rendre ces

françaises postées dans le nord de l’Italie, que Napoléon avait pris


aux dernières inutiles et sans

objet du point de vue de la

Autrichiens quelques années plus tôt.

bataille. Si l’ennemi ne

Pour planifier la première véritable campagne qu’il dirigeait, peut être


devancé ni

Napoléon s’enferma dans son bureau pendant plusieurs jours. Son


disloqué, le praticien de la

secrétaire, Louis de Bourienne, se souvenait l’avoir vu à quatre


pattes, guerre de manœuvre

réfléchissant sur des cartes géantes représentant l’Allemagne, la


Suisse cherchera à empêcher

l’ennemi de fonctionner,

et l’Italie, épinglées à même le sol. Les bureaux étaient couverts de


mon-c’est-à-dire détruire ou

tagnes de rapports. Sur des centaines de notes rangées dans des


boîtes, 262

S T R AT É G I E 2 0
Napoléon avait calculé chaque réaction de l’ennemi pour chaque
mouve-neutraliser son centre de

ment. Par terre, il murmurait tout seul et retournait dans sa tête


chaque gravité, de préférence en

attaquant grâce aux points

attaque et chaque contre-attaque.

forts de ses alliés les points

À la fin du mois de mars 1800, Napoléon émergea de son bureau


faibles de l’ennemi.

avec un plan de campagne précis pour l’Italie du Nord ; ses


lieutenants Robert R. Leonhard,

furent médusés. Ils n’avaient jamais vu ça. À la mi-avril, une armée


fran-the art of maneuver,

1991

çaise sous le commandement du général Jean Moreau traverserait


le Rhin et repousserait l’armée autrichienne vers l’est, en Bavière.
Puis Napoléon conduirait 50 000 hommes, déjà en place en Suisse,
vers l’Italie du Nord, en traversant les Alpes par plusieurs cols.
Moreau enverrait alors l’une de ses divisions vers le sud pour suivre
Napoléon en Italie. Le mouvement de Moreau en Bavière et
l’étalement des divisions en Italie sèmeraient le trouble parmi les
stratèges autrichiens quant aux intentions de Napoléon.

Si l’armée autrichienne installée sur les rives du Rhin était


repoussée suffisamment à l’est, elle serait trop loin pour soutenir
celle stationnée en Italie du Nord.

Après la traversée des Alpes, Napoléon souhaitait concentrer ses


forces et rejoindre les divisions du général André Masséna, déjà en
place en Italie du Nord. Ensuite, le gros de ses troupes se dirigerait
vers la ville de Stradella, coupant les communications entre Melas,
dans le nord de l’Italie, et son commandement en Autriche. Une fois
les troupes de Melas isolées et l’armée française, extrêmement
mobile, à proximité, Napoléon aurait l’occasion de leur donner une
bonne leçon. En expliquant son plan à Bourienne, Napoléon
s’allongea sur une carte géante posée au sol ; il épingla un point à
proximité de la ville de Marengo, au centre de l’Italie.

« C’est là que nous combattrons », dit-il.

Quelques semaines plus tard, Napoléon commença à positionner


ses armées. Mais il reçut des nouvelles troublantes : Melas avait pris
les devants en attaquant l’armée de Masséna en Italie du Nord. Le
Français avait dû se replier sur Gênes, où les Autrichiens l’avaient
rapidement encerclé. Le danger était grand : si Masséna se rendait,
les Autrichiens auraient la voie libre vers le sud de la France. En
outre, Napoléon comptait sur l’armée de Masséna pour l’aider à
battre Melas. Pourtant, le Corse prit la nouvelle avec un calme
surprenant et se contenta de faire quelques ajustements : il transféra
plus d’hommes en Suisse et donna l’ordre à Masséna de tout faire
pour tenir au moins huit semaines afin de retenir Melas tandis que
Napoléon arriverait en Italie.

Une autre mauvaise nouvelle tomba une semaine plus tard. Après
avoir commencé à repousser les Autrichiens au-delà du Rhin,
Moreau refusa d’envoyer la division dont Napoléon avait besoin en
Italie : il ne pouvait s’en passer. Il envoya une division moins
nombreuse et moins expérimentée. L’armée française s’était déjà
lancée dans la dangereuse aventure de la traversée des Alpes.
Napoléon n’avait plus le choix et dut se contenter de ce que Moreau
lui envoyait.

Le 24 mai, Napoléon avait conduit son armée saine et sauve en


Italie.

Absorbé par le siège de Gênes, Melas avait ignoré les rapports des
mouve-S T R AT É G I E 2 0
263

L’art de la guerre est de

ments de l’armée française au nord. Napoléon s’avança vers Milan,


près de disposer ses troupes de

Stradella où, comme prévu, il coupa les communications


autrichiennes.

manière qu’elles soient

Dès lors, comme un chat guettant sa proie, il n’avait plus qu’à


attendre que partout à la fois. L’art du

placement des troupes est le

Melas remarque le piège auquel il était pris et tente de s’en sortir par
Milan.

grand art de la guerre.

Mais le 8 juin, une troisième mauvaise nouvelle s’abattit sur


NAPOLÉON Ier,

Napoléon : Masséna s’était rendu deux semaines avant la date


espérée.

1769-1821,

Napoléon devait donc composer avec beaucoup moins d’hommes


que PENSÉES POLITIQUES

ET SOCIALES,

prévu et Melas avait gagné une place forte à Gênes. Depuis le


début, la Lébovici, 1973
campagne avait été frappée d’erreurs et d’impondérables : les
Autrichiens qui attaquent plus tôt que prévu, Moreau qui désobéit,
Masséna coincé à Gênes et, surtout, qui rend les armes. Alors que
les lieutenants napoléoniens redoutaient le pire, Napoléon lui-même
gardait son calme et paraissait même étonnamment excité par ces
soudains revers de fortune.

Il y voyait là certaines opportunités, invisibles pour les autres. La


perte de Gênes, notamment, en était une de taille. Il modifia
rapidement son plan : au lieu d’attendre Melas à Milan, il dispersa
ses divisions en filant vers l’ouest.

Observant attentivement sa proie, Napoléon vit que Melas était


littéralement hypnotisé par les mouvements des divisions françaises
: fatale hésitation. Napoléon déplaça une division à l’ouest, à
Marengo, près des Autrichiens de Gênes, menaçant d’attaquer.
Soudain, au matin du 14 juin, ce furent les Autrichiens qui lancèrent
l’attaque avec une force surprenante. Cette fois, c’était Napoléon qui
avait commis une erreur : il ne prévoyait pas d’attaque autrichienne
avant plusieurs jours et ses divisions étaient trop dispersées pour
qu’il puisse compter dessus.

À Marengo, les troupes autrichiennes représentaient largement le


double des françaises. Il envoya des messages urgents dans toutes
les directions pour demander des renforts, puis se prépara à la
bataille, en espérant que sa petite troupe tiendrait.

Les heures s’écoulèrent sans un signe ami. Les lignes


napoléoniennes s’amincissaient ; à trois heures de l’après-midi, les
Autrichiens finirent par les percer, obligeant les Français à battre en
retraite. C’était le dernier revers de la campagne et pourtant,
Napoléon réussit encore à briller. Il parut encouragé par la façon
dont la retraite se déroulait, les Français s’éparpillant, les Autrichiens
à leur poursuite, sans discipline ni cohésion.

Galopant aux côtés des hommes qui s’étaient le plus éloignés, il les
rassembla et les prépara à la contre-attaque, leur promettant que les
renforts arriveraient au bout de quelques minutes ; il avait raison.
Des divisions françaises affluaient de toutes parts. Les Autrichiens,
entre-temps, avaient rompu les rangs et étaient totalement
désordonnés. Ils tombèrent des nues en voyant les forces françaises
qui s’abattaient sur eux. Ils s’arrêtèrent net.

Ce fut un massacre. À neuf heures du soir, les Français avaient


vaincu.

Comme Napoléon l’avait prévu sur sa carte, la rencontre et la


victoire avaient eu lieu à Marengo. Quelques mois plus tard, ils
signèrent un traité qui offrait enfin à la France la paix dont elle avait
tant besoin et qui dura presque quatre ans.

264

S T R AT É G I E 2 0

Interprétation

Il en doit être des troupes à

La victoire de Marengo est souvent attribuée à beaucoup de chance


et peu près comme d’une eau

courante. De même que

d’intuition. Mais c’est faux. Napoléon savait qu’un bon stratège sait
créer l’eau qui coule évite les

sa propre chance par la stratégie, la planification et la capacité de


s’adapter hauteurs et se hâte vers le

à la dynamique de la situation, du moment. Au lieu de se laisser


décou-pays plat, de même une

rager par des revers de fortune, Napoléon les incorpora à ses plans.

armée évite la force et


Lorsqu’il apprit que Masséna avait été obligé de se replier sur
Gênes, il frappe la faiblesse.

Si la source est élevée,

comprit que la lutte pour cette ville enfermerait Melas dans une
position la rivière ou le ruisseau

statique, laissant le temps à Napoléon d’amener ses hommes.


Lorsque coulent rapidement. Si

Moreau lui envoya une division plus faible que prévue, Napoléon put
la la source est presque de

faire passer par un col plus étroit, moins connu : les Autrichiens ne
pou-niveau, on s’aperçoit

à peine de quelque

vaient donc savoir combien d’hommes il avait sous la main. Lorsque


mouvement. S’il se trouve

Masséna se rendit avant l’heure, Napoléon réalisa que cela


encouragerait quelque vide, l’eau le

Melas à l’attaquer, surtout s’il se rapprochait. Et enfin, à Marengo, il


remplit d’elle-même dès

savait depuis le début que les premiers renforts arriveraient de toute


qu’elle trouve la moindre

façon après trois heures de l’après-midi. La poursuite effrénée et


désor-issue qui la favorise. S’il y

a des endroits trop pleins,

donnée dans laquelle se lancèrent les Autrichiens rendit la contre-


attaque l’eau cherche naturellement
dévastatrice.

à se décharger ailleurs.

Cette capacité à s’adapter et à manœuvrer sur le vif découle des


inno-Pour vous, si, en

vations stratégiques de Napoléon. D’abord, il passa des jours entiers


à parcourant les rangs de

votre armée, vous voyez

étudier les cartes afin d’en tirer une analyse détaillée. C’est ainsi
qu’il qu’il y a du vide, il faut

comprit, par exemple, qu’un positionnement à Stradella mettrait les


le remplir ; si vous trouvez

Autrichiens face à un dilemme et lui donnerait le choix. Puis, il prit en


du surabondant, il faut

compte toutes les éventualités : si l’ennemi attaquait par x, comment


réale diminuer ; si vous

gir ? Si la partie y du plan était déjouée, comment s’en remettre ? Le


plan apercevez du trop haut, il

faut l’abaisser ; s’il y a du

était fluide, lui donnait un nombre considérable d’options : il pouvait


trop bas, il faut le relever.

s’adapter à l’infini quelle que soit sa situation. Il avait anticipé tous


les L’eau, dans son cours, suit

problèmes possibles : à chaque fois, il avait une réponse sous la


main.

la situation du terrain dans


Son plan était à la fois extrêmement précis et souple ; même lorsqu’il
lequel elle coule ; de même,

votre armée doit s’adapter

commit une erreur, comme au début de la bataille de Marengo, ses


ajus-au terrain sur lequel elle se

tements rapides lui permirent de garder l’avantage sur les


Autrichiens.

meut. L’eau qui n’a point

Avant qu’ils ne sachent comment réagir, il était déjà ailleurs. Cette


liberté de pente ne saurait couler ;

de manœuvre dévastatrice est inséparable d’une planification


rigoureuse.

des troupes qui ne sont pas

Comprenez bien : dans la vie comme à la guerre, rien ne se passe


bien conduites ne sauraient

vaincre.

comme prévu. Les réactions des autres sont étranges, surprenantes,


votre Le général habile tirera

équipe se montre soudain d’une bêtise désarmante, etc. Si vous


vous parti des circonstances

heurtez à cette dynamique mouvante avec des plans rigides, si vous


ne même les plus dangereuses

pensez qu’à tenir une position statique, si vous vous reposez sur la
tech-et les plus critiques. Il

saura faire prendre la


nologie pour contrôler les frictions possibles, vous êtes voué à
l’échec. Les forme qu’il voudra, non

changements seront trop rapides pour que vous puissiez vous y


adapter seulement à l’armée qu’il

et, très vite, ce sera le chaos.

commande mais encore

Dans une société d’une complexité croissante, le type napoléonien


de à celle des ennemis.

planification et de manœuvre est la seule solution rationnelle. On


Sun Zi,

ive siècle av. J. -C.,

absorbe ainsi autant d’informations et de détails que possible ; on


analyse l’art de la guerre,

les situations en profondeur, pour anticiper les réactions de l’ennemi


et traduit par le Père

Joseph-Marie Amiot, sj.

les accidents qui peuvent survenir. C’est là l’unique façon de ne pas


se S T R AT É G I E 2 0

265

le roseau et l’olivier

perdre dans un labyrinthe d’analyses, mais au contraire de s’en


servir Le roseau et l’olivier

pour bâtir un plan à tiroirs fluide, qui laisse toujours une large marge
disputaient de leur
d’action. Les choses doivent rester souples et adaptables. Quel que
soit endurance, de leur force,

l’imprévu qui vous tombe dessus, restez orienté vers l’ennemi. Avec
cette de leur fermeté. L’olivier

politique, vous comprendrez la formule de Napoléon selon laquelle


la reprochait au roseau son

impuissance et sa facilité à

chance est avant tout votre propre création.

céder à tous les vents. Le

roseau garda le silence et ne

2. Alors que les républicains s’apprêtaient à choisir leur candidat à la


répondit mot. Or le vent

présidentielle de 1936, ils étaient déjà en bonne position. L’actuel ne


tarda pas à souffler avec

violence. Le roseau, secoué

Président, le démocrate Franklin D. Roosevelt, était certes populaire,


et courbé par les vents,

mais les États-Unis étaient encore embourbés dans la crise de 1929


et s’en tira facilement ; mais

son chômage. Le déficit budgétaire se creusait et bien des


programmes l’olivier, résistant aux

du New Deal rooseveltien s’avéraient inefficaces. Plus prometteur


encore, vents, fut cassé par leur

bon nombre d’Américains s’étaient pris d’une aversion pour la


personne violence.
Cette fable montre que

même du Président : beaucoup en étaient venus à le haïr, le jugeant


dic-ceux qui cèdent aux

tatorial, indigne de confiance, profondément socialiste (ce qui, faut-il


le circonstances et à la force

rappeler, est la pire des insultes dans la bouche d’un Américain),


voire ont l’avantage sur ceux qui

antipatriote.

rivalisent avec de plus

puissants.

Roosevelt était vulnérable, et les républicains tenaient absolument à


Ésope, fables,

gagner cette élection. Ils décidèrent de modérer leur rhétorique pour


vie siècle av. J. -C.,

mieux faire appel aux valeurs traditionnelles américaines. Ils


prétendirent traduit par

Émile Chambry, soutenir l’esprit du New Deal, mais non la personne


de Roosevelt ; ils Paris, 1927

promirent d’accomplir les réformes nécessaires, plus efficaces et


plus justes qu’avec l’actuel Président. Pour souligner l’unité du parti,
ils choisirent comme candidat Alf M. Landon, gouverneur du Texas.
C’était la caricature du parfait modéré. Ses discours étaient parfois
un peu ternes, mais il avait des airs très solides, très « classe
moyenne », c’était un candidat confortable ; les radicaux n’étaient
pas très à la mode. Il avait beaucoup soutenu le New Deal, mais
finalement, cela ne posait guère de problème, car le New Deal, en
soi, était populaire. Les républicains choisirent Landon parce qu’ils
pensaient qu’il était leur meilleure chance de battre Roosevelt.
C’était tout ce qui comptait.

Pour la cérémonie de nomination, les républicains avaient organisé


un spectacle western, avec des cow-boys et des cow-girls. Dans son
discours, Landon n’évoqua ni plan spécifique ni politique particulière
; il n’y était question que de lui et de ses valeurs typiquement
américaines.

Là où Roosevelt était associé au déclin et aux drames déplaisants


des États-Unis, il prétendait apporter la stabilité, il voulait rassurer.

Les républicains attendaient que Roosevelt réponde. Comme prévu,


il se donna l’air d’être au-dessus de la mêlée, apparaissant en public
un minimum pour donner une véritable image de président. Il ne
parlait que de généralités et se montrait optimiste. Après la
convention démocrate, il partit pour de longues vacances, laissant le
champ libre aux républicains, trop contents de pouvoir combler le
vide qu’il laissait : ils lancèrent la campagne de Landon, dont les
discours électoraux portaient sur des réformes mesurées,
rationnelles. Le contraste de tempérament et de 266

S T R AT É G I E 2 0

caractère entre Landon et Roosevelt était frappant et les chiffres


s’en ressentirent : Landon prit la tête des sondages.

Pressentant que l’élection serait serrée et qu’ils avaient là une


chance de gagner, les républicains durcirent leurs attaques : ils
accusèrent Roosevelt de pratiquer la lutte des classes et peignirent
un tableau sinistre du mandat suivant s’il était réélu. Les journaux
anti-Roosevelt publièrent des cascades d’éditoriaux l’attaquant
personnellement. Comme la critique enflait, les républicains
observaient le camp de Roosevelt, prêt à basculer, avec une
jubilation sans bornes. L’un des sondages avait donné Landon
largement en tête.
Roosevelt resta complètement muet jusqu’à la fin septembre,
environ six semaines avant l’élection. Là, à la surprise de tous, il
laissa tomber les airs nonchalants qu’il avait adoptés auparavant. Il
se positionna clairement à la gauche de Landon et joua du contraste
avec l’autre candidat. Il ironisa en citant les discours de son
adversaire qui soutenait le New Deal mais qui prétendait être
capable de mieux l’accomplir : pourquoi voter pour un homme qui
avait les mêmes idées, la même approche, mais aucune expérience
en la matière ? Au fil des jours, la voix de Roosevelt se fit de mieux
en mieux entendre ; ses gestes étaient plus animés, son ton quasi
biblique : il était David contre Goliath, ce Goliath qui voulait le retour
du pays à l’ère des monopoles et des requins de la finance.

À la grande horreur des républicains, les partisans de Roosevelt se


réveillèrent brusquement. Tous ceux que le New Deal avait aidés de
près ou de loin affluèrent, par dizaines de milliers ; leur réponse à
Roosevelt relevait d’une ferveur presque religieuse. Lors d’un
discours particulièrement virulent, Roosevelt catalogua les intérêts
financiers accumulés contre lui : « C’est la première fois de notre
histoire, conclut-il, que ces forces sont aussi unies face un candidat,
comme aujourd’hui. Elles sont parfaitement unanimes dans la haine
qu’elles me vouent ; et j’aime cette haine… J’aimerai qu’il soit dit
que, pendant mon second mandat, ces forces ont trouvé leur maître.
»

Landon sentit le vent tourner ; il attaqua plus durement et essaya de


se distancer du New Deal, qu’il avait prétendu soutenir quelques
semaines plus tôt ; rien n’y faisait, il s’enfonçait. Il avait changé de
cap trop tard, c’était trop clairement en réaction à son déclin. Le jour
de l’élection, Roosevelt gagna avec ce qui était à l’époque le
meilleur score de l’histoire américaine ; seuls deux États lui
échappèrent. Les républicains n’avaient plus que seize sièges au
Sénat. Plus encore que la victoire, c’est la vitesse à laquelle il
retourna la situation qui fut stupéfiante.

Interprétation
Roosevelt suivit de près la convention américaine. Il vit clairement la
ligne que les républicains allaient adopter dans les mois à venir : des
valeurs centristes, américaines, plus qu’une véritable politique.
C’était le moment de leur tendre le piège parfait en abandonnant la
scène. Pendant ces semaines-là, la position modérée de Landon
s’ancrerait dans l’opinion S T R AT É G I E 2 0

267

L a manière napoléonienne

publique, il n’hésiterait pas à aller de plus en plus loin. Dans le


même n’est ni dans la prévision

temps, les républicains les plus à droite attaqueraient


personnellement le intégrale, ni l’improvisation

Président. Roosevelt savait que les sondages allaient favoriser


Landon.

géniale : elle est dans

l’analyse scientifique de

Le public aurait son content de messages creux et d’attaques au


vitriol.

toutes les solutions possibles,

Fin septembre, sentant que c’était pour lui le bon moment, Roosevelt
la préparation des plus

revint soudainement sous les feux de la rampe et s’afficha très


explicite-probables et l’utilisation

ment à la gauche de Landon. C’était un choix stratégique, et non


idéo-de la meilleure au moment

voulu. […] Le génie


logique : il lui permettait de se distinguer plus nettement de son rival.
En de Napoléon apparaît dans

cette époque de crise économique, mieux valait avoir l’air résolu et


ferme ce que l’on appelle alors

pour s’opposer à un ennemi. Les attaques de la droite lui


fournissaient l’en-

« l’économie des forces »

nemi ; l’aspect embourgeoisé de Landon, par contraste, le faisait


apparaître (on emploierait maintenant

très solide. C’étaient deux avantages qui le conduisirent droit à la


victoire.

plutôt le terme de « gestion

des moyens ») : le dispositif

Landon était donc face à un dilemme : s’il continuait dans sa voie


employé est à la fois

centriste, il ennuierait le public et paraîtrait faible. S’il se déplaçait à


défensif et offensif, donc

droite, et c’est ce qu’il fit, il perdrait toute consistance et aurait l’air


dés-à utilisation universelle

espéré. C’était une très belle manœuvre de guerre : commencez par


pren-et variable. Cela permet

de s’opposer à toutes les

dre une position de force – c’était le cas de Roosevelt, déjà


président –

menaces prévisibles, avec


qui vous laisse plusieurs options et une large marge de manœuvre.

une masse principale et des

L’ennemi montre ensuite lui-même la direction. Une fois qu’il a pris


posi-masses secondaires assez

tion, laissez-le s’y ancrer, laissez-le le crier sur tous les toits et,
lorsqu’il est fortes pour permettre de

bien en place, placez-vous dans une position qui le gêne et ne lui


laisse résister assez longtemps

afin d’être soutenu mais

que de mauvaises options. Roosevelt attendit qu’il ne reste que six


semai-aussi d’être prêt à

nes dans la course à la présidentielle ; ainsi, les républicains


n’eurent pas l’offensive dès que la

le temps de s’adapter et son propre discours ne s’essouffla pas.

manifestation des intentions

Dans le monde d’aujourd’hui, tout est politique. L’art de la politique,


de l’ennemi le permettra.

Il faut bien remarquer que

c’est avant tout l’art du positionnement. Dans toute lutte, le meilleur


le dispositif est évolutif

moyen de prendre position est de s’inscrire en contraste avec


l’adversaire.

selon le déroulement des


Si vous ne vous appuyez que sur des discours pour construire ce
opérations et selon les

contraste, vous bâtissez sur du sable : les gens ne font pas


confiance aux nouvelles idées que

mots. Si vous êtes fort et compétent, inutile de le répéter. Laissez


l’adver-Napoléon peut en déduire.

saire parler et faire le premier pas. Une fois qu’il a pris position et
que

« Austerlitz

(bataille d’),

celle-ci s’est enracinée dans l’esprit des gens, le fruit est mûr. Vous
pou-2 décembre 1805 ».

dictionnaire perrin

vez alors créer le contraste en reprenant ses propres mots pour


afficher des guerres et des

votre différence, dans le ton, l’attitude, l’action. Soulignez ce


contraste.

batailles de l’histoire

de france, Perrin

Si l’adversaire se radicalise, surtout ne réagissez pas par la


modération, toujours signe de faiblesse ; dénoncez son instabilité,
ses tendances de révolutionnaire à la manque avide de pouvoir. Et
s’il réagit en modérant son discours, accusez-le d’être incohérent.
S’il reste dans la course, son message finira par s’affaiblir. Et si ses
attaques se font plus amères, vous n’aurez plus, une fois encore,
qu’à vous rire de son instabilité.
Cette stratégie est utile au quotidien : laissez les gens s’enfermer
dans une position que vous transformez en impasse. Ne dites jamais
que vous êtes fort, montrez-le, en faisant contraste avec un
adversaire modéré et falot.

3. Les Turcs entrèrent dans la Première Guerre mondiale aux côtés


de l’Allemagne. Leurs principaux ennemis au Moyen-Orient étaient
les 268

S T R AT É G I E 2 0

Anglais, basés en Égypte. En 1917, les Turcs débouchèrent dans


une impasse qui les favorisait : ils contrôlaient une portion
stratégique de près de 1 300 kilomètres de chemin de fer, qui reliait
la Syrie, au nord, et le Hejaz (la partie sud-ouest de l’Arabie) au sud.
Ce chemin de fer desser-vait notamment la ville d’Aqaba, sur la mer
Rouge, position turque de laquelle leurs armées pouvaient se
déplacer du nord au sud pour protéger la voie de communication.

Les Turcs avaient déjà réussi à battre les Anglais à Gallipoli (voir
chapitre 5) : cela leur donna un moral d’acier. Leurs dirigeants au
Moyen-Orient se sentaient en sécurité. Les Anglais avaient essayé
d’inciter les Arabes du Hejaz à la révolte contre les Turcs, espérant
qu’elle se répandrait vers le nord ; les Arabes avaient donc tenté
quelques raids çà et là, mais ils se battaient plus entre eux que
contre les Turcs. Clairement, les Anglais convoitaient Aqaba et
espéraient la prendre par la mer, grâce à leur puissante marine.
Mais derrière Aqaba se situait une chaîne de montagnes marquée
de profondes gorges. Les Turcs avaient fait de cette montagne une
forteresse. Les Anglais savaient que, même si leur marine arrivait à
prendre Aqaba, ils seraient incapables d’avancer vers l’intérieur des
terres et que cette bataille serait donc totalement inutile. Les Anglais
et les Turcs voyaient la situation de la même manière : le statu quo
perdura.

En juin 1917, les commandants turcs des forts qui gardaient Aqaba
reçurent des informations concernant d’étranges mouvements
ennemis dans les déserts syriens, au nord-est. D’après ce que l’on
disait, un officier de liaison britannique, âgé de vingt-neuf ans, du
nom de T. E. Lawrence, avait fait des centaines de kilomètres en
zone aride pour recruter une armée parmi les Howeitats, une tribu
bédouine connue pour se battre à dos de chameau. Les Turcs
envoyèrent des éclaireurs pour tenter d’en savoir plus. Ils ne
connaissaient pas ce Lawrence : il parlait arabe, ce qui était rare
pour un officier britannique à l’époque ; il s’était aisément intégré à la
population locale et s’habillait même comme les autochtones. Il
s’était lié d’amitié avec le chérif Fayçal, leader de la révolte arabe.
Était-il vraiment en train de lever une armée pour attaquer Aqaba ? Il
méritait qu’on le surveille, dans la mesure du possible. Puis la
rumeur se répandit que, imprudent, Lawrence avait confié à un chef
arabe, secrètement à la solde des Turcs, qu’il se dirigeait vers
Damas pour soulever la révolte arabe. C’était la plus grande peur
des Turcs : dans les zones plus peuplées du nord, ils seraient
incapables de gérer une révolte.

L’armée recrutée par Lawrence ne pouvait compter plus de 500


hommes, mais les Howeitats étaient d’excellents guerriers à dos de
chameau, courageux et mobiles. Les Turcs alertèrent leurs collègues
de Damas et envoyèrent des troupes pour abattre Lawrence. La
tâche n’était guère facilitée par la mobilité des Arabes et la vaste
étendue désertique qu’il fallait couvrir.

Au cours des semaines suivantes, les mouvements de l’Anglais


furent pour le moins déroutants : ses troupes n’allaient pas vers
Damas, mais au sud, vers la gare de Ma’an, qui était le garde-
manger d’Aqaba, à une S T R AT É G I E 2 0

269

Le guerrier et le politique,

soixantaine de kilomètres de là. Mais à peine Lawrence


apparaissait-il non plus que le joueur

dans la région de Ma’an, qu’il disparaissait, pour réapparaître à cent


cin-habile, ne font pas le
quante kilomètres au nord, pour une série de raids sur la ligne de
chemin hasard ; mais ils le

préparent, ils l’attirent,

de fer qui reliait Amman à Damas. Les Turcs étaient doublement


alar-et semblent presque le

més : ils envoyèrent une force de cavalerie de 400 hommes


d’Amman déterminer : non seulement

pour le retrouver.

ils savent ce que le sot et le

Pendant quelques jours, on ne vit plus trace de Lawrence. Entre-


poltron ignorent, je veux

temps, un soulèvement à quelques kilomètres au sud de Ma’an


surprit les dire, se servir du hasard

quand il arrive ; ils savent

Turcs. Une tribu arabe appelée les Dhumaniyeh avait pris le contrôle
de même profiter par leurs

la ville d’Abu el Lissal, sur la route qui reliait Ma’an à Aqaba. On


envoya précautions et leurs mesures

un bataillon turc pour reprendre la ville : ils trouvèrent le blockhaus


d’un tel ou tel hasard, ou

détruit ; les Arabes étaient partis. Puis, brusquement, les Turcs


ahuris de plusieurs tout à la fois :

si ce point arrive, ils

virent débouler, sortie de nulle part, l’armée howeitat de Lawrence


qui gagnent ; si c’est un autre,
émergeait au-dessus de la colline surplombant Abu el Lissal.

ils gagnent encore : un

Occupés par cette dramatique surprise, les Turcs avaient perdu la


même point souvent les

trace de Lawrence. Ayant rejoint les Dhumaniyeh, il avait piégé


l’armée fait gagner de plusieurs

turque à Abu el Lissal. Les Arabes dégringolèrent la colline avec une


pré-manières. Ces hommes

sages peuvent être loués de

cision et une rapidité terrifiantes : les Turcs gaspillèrent beaucoup


trop de leur bonne fortune comme

munitions en essayant de les atteindre. La chaleur de la mi-journée


eut de leur bonne conduite,

raison des fusiliers turcs. Les Arabes les laissèrent s’épuiser, puis ils
et le hasard doit être

chargèrent, Lawrence en tête. Les Turcs resserrèrent les rangs,


mais la récompensé en eux comme

la vertu.

cavalerie de chameaux les encercla par le flanc et par l’arrière : ce


fut un Jean de La Bruyère,

massacre. Trois cents soldats turcs furent tués et les autres faits
prisonniers.

1645-1696

Les commandants turcs d’Aqaba comprirent enfin le jeu de


Lawrence : les caractères,
Librairie d’Abel Ledoux,

il les avait coupés de la ligne de chemin de fer dont dépendait leur


ravitail-Paris, 1836

lement. En outre, au vu du succès des Howeitats, d’autres tribus


arabes des alentours d’Aqaba avaient rejoint Lawrence pour former
une puissante armée qui se fraya un passage dans les gorges
étroites menant à Aqaba.

Jamais les Turcs n’auraient imaginé qu’une armée viendrait de là ;


leurs fortifications étaient de l’autre côté de la ville, tournées vers la
mer et les Anglais. Les Arabes avaient la réputation d’être
impitoyables avec les ennemis récalcitrants ; les commandants des
forts à l’arrière d’Aqaba se rendirent les uns après les autres. Les
Turcs tentèrent d’envoyer une garnison de 300 hommes d’Aqaba
pour stopper ce désastre, mais ils furent rapidement encerclés par
un nombre croissant d’Arabes.

Le 6 juillet, les Turcs finirent par se rendre. Sous le choc, leurs


commandants virent l’armée hétéroclite de Lawrence se précipiter
vers la mer pour s’emparer de cette place que l’on croyait
imprenable. En une seule frappe, Lawrence avait complètement
modifié la donne au Moyen-Orient.

Interprétation

Ce combat entre la Grande-Bretagne et la Turquie au cours de la


Première Guerre mondiale illustre à merveille la différence entre la
guerre d’usure et l’art de la manœuvre. Avant la brillante frappe de
Lawrence, les Anglais, qui combattaient selon les règles de la guerre
d’usure, avaient poussé les Arabes à prendre les points clés de la
voie ferrée. Cette stratégie 270

S T R AT É G I E 2 0

avait joué en faveur des Turcs : ils n’avaient pas assez d’hommes
pour surveiller toute la ligne, mais chaque fois que les Arabes
attaquaient un endroit, les Turcs pouvaient rapidement déplacer
leurs troupes pour défendre ou reprendre la place, grâce à une force
de frappe nettement supérieure. Lawrence, qui n’était pas issu de
l’armée, mais qui était un homme plein de bon sens, cerna
immédiatement l’absurdité de la situation. La voie de chemin de fer
traversait des centaines de kilomètres carrés de désert
complètement vides. Les Arabes maîtrisaient la guerre à dos de
chameau depuis l’époque du prophète Mahomet ; l’immense espace
dont ils disposaient leur offrait des possibilités infinies de
manœuvres qui feraient surgir la menace de toutes parts. Ils
obligèrent les Turcs à se retrancher dans leurs forts. Paralysés, ils
souffriraient d’un manque de ravitaillement et seraient incapables de
défendre les alentours. La clef de la victoire fut de répandre la
révolte au nord vers Damas, au nord pour que les Arabes menacent
toute la ligne de chemin de fer. Mais pour cela, il fallait une base au
centre. Cette base, c’était Aqaba.

Les Britanniques, aussi obtus que les Turcs, ne pouvaient s’imaginer


une campagne menée par des Arabes avec à leur tête un officier de
liaison. Lawrence devait se débrouiller tout seul. Il décrivit une série
de larges boucles dans les immensités du désert ; les Turcs n’y
comprenaient rien. Sachant que ces derniers craignaient une
attaque sur Damas, il répandit le bruit que c’était son objectif : les
Turcs s’engouffrèrent dans le panneau et envoyèrent des troupes
dans une quête sans but. Puis, Lawrence se servit de leur incapacité
à imaginer une attaque arabe sur Aqaba depuis l’intérieur des terres
(incapacité qu’ils partageaient d’ailleurs avec ses propres
compatriotes) et les prit par surprise. La prise d’Aqaba fut un modèle
d’économie : Lawrence ne perdit que deux hommes. En
comparaison, la tentative britannique de prendre Gaza aux Turcs, la
même année, par une attaque frontale, fut catastrophique : 3 000
soldats anglais y perdirent la vie. La prise d’Aqaba constitua ainsi le
pivot qui permit aux Britanniques de battre les Turcs au Moyen-
Orient.

Lorsque l’ennemi ne peut discerner vos intentions, vous détenez le


plus grand des pouvoirs. Un adversaire qui ne sait pas ce que vous
voulez, ne sait pas non plus où ni comment se défendre. Une
attaque surprise suffit alors à le déséquilibrer et à le faire tomber.
Pour cela, il ne faut garder qu’un objectif en tête : maintenir le
suspense. L’ennemi tourne en rond pour tenter de vous poursuivre ;
vous annoncez une chose et faites son contraire ; vous menacez
une zone pour en attaquer une autre. Le désordre est à son comble.
Toutefois, pour se permettre cela, il faut avoir une vaste marge
d’action. Si vous êtes ligoté par des alliances, englué dans des
positions fermées, obligé de défendre un seul territoire, vous perdez
cette marge de manœuvre et devenez prévisible. Comme les
Anglais et les Turcs, vous vous déplacez en ligne droite, sur un
territoire connu, sans prêter un instant attention à l’immense désert
qui vous entoure. Les gens qui se battent ainsi méritent les batailles
sanglantes qu’ils finissent par affronter un jour ou l’autre.

S T R AT É G I E 2 0

271

Développant le thème de

4. Au début de l’année 1937, Harry Cohn, depuis longtemps patron


de la la maîtrise des ordres

Columbia Pictures, dut affronter une crise. Son meilleur réalisateur,


Frank opérationnels, Lind

Capra, venait de quitter le studio, et les affaires n’étaient guère


florissantes.

présente à son lecteur un

modèle de prise de décision

Cohn avait besoin d’un coup de pouce, et surtout de remplacer


Capra. Il appelé « cycle de Boyd »,
crut avoir trouvé la bonne formule avec une comédie, Cette Sacrée
Vérité d’après le nom d’un certain

( The Awful Truth), et un scénariste de trente-neuf ans du nom de


Leo colonel John Boyd. Ce

McCarey. Ce dernier avait mis en scène La Soupe aux canards (


Duck Soup) terme explicite la découverte

avec les Marx Brothers, ainsi que L’Extravagant Mister Ruggles (


Ruggles of du fait que la guerre se

décompose en un certain

Red Gap) avec Charles Laughton, deux comédies très différentes


mais qui nombre de cycles

avaient eu du succès. Cohn proposa Cette Sacrée Vérité à


McCarey.

d’observation,

McCarey fut assez direct : il déclara qu’il n’aimait pas le script, mais
d’orientation, de décision

qu’il était prêt à réaliser quand même le film pour 100 000 dollars, et
d’action. Le colonel

Boyd bâtit son modèle en

somme considérable en 1937. Cohn, qui était un peu le Mussolini du


étudiant les combats

cinéma (de fait, il avait un portrait du Duce dans son bureau),


fulmina en singuliers des avions de

entendant ça. McCarey se leva pour partir, mais comme il quittait la


chasse pendant la guerre de
pièce, il remarqua le piano qui se trouvait dans le bureau. McCarey
était Corée. Il était intrigué par

aussi un compositeur frustré. Il s’assit et se mit à jouer une musique


de le fait que les pilotes de

chasse américains étaient

film . Cohn avait un faible pour ce style de musique, et il fut enchanté


: régulièrement capables de

« Quelqu’un qui aime autant la musique est forcément doué, dit-il. Je


suis battre les meilleurs pilotes

prêt à débourser cette somme scandaleuse. Venez demain. »

ennemis en combat

Cohn allait regretter sa décision.

singulier. Son analyse des

chasseurs qui s’affrontaient

Trois vedettes étaient à l’affiche de Cette Sacrée Vérité : Cary Grant,


le conduisit à des

Irene Dunne et Ralph Bellamy. Aucun d’eux n’était satisfait du rôle


décrit découvertes étonnantes.

par le script ; ils ne voulaient pas vraiment tourner ce film et, plus le
Les chasseurs ennemis

temps passait, moins ils étaient contents. Les modifications du script


com-étaient en général meilleurs

mencèrent : McCarey avait apparemment mis au placard l’original et


que leurs homologues
américains en termes de

recommençait tout. Mais sa méthode était un peu particulière : il


s’instal-vitesse, de vitesse

lait dans sa voiture, garée sur Hollywood Boulevard, en compagnie


de la ascensionnelle et de

scénariste Viña Delmar, pour improviser des scènes avec elle. Plus
tard, maniabilité. Mais les

lorsque le tournage commença, il alla arpenter la plage et griffonna


les Américains avaient

l’avantage sous deux

détails de mise en scène du lendemain sur des morceaux de papier


kraft.

aspects critiques peu

Ses manières de réalisateur ne plaisaient guère aux acteurs. Un


jour, il perceptibles d’emblée.

demanda à Dunne si elle savait jouer du piano et à Bellamy s’il


savait D’abord, les commandes

chanter. Les deux répondirent que « pas vraiment » : McCarey


demanda hydrauliques de leurs

à Dunne de jouer Home on the Range du mieux qu’elle pouvait


pendant appareils leur permettaient

de passer plus vite d’une

que Bellamy chantait faux. Les acteurs n’apprécièrent guère cet


exercice manœuvre à la suivante.
fort humiliant, mais McCarey était aux anges et filma toute la scène.
Rien Ensuite, la disposition du

de tout cela n’était dans le script, mais ce fut gardé au montage.

cockpit offrait au pilote un

Parfois, les acteurs attendaient sur le plateau tandis que McCarey


champ de vision plus large.

Il en résultait que les

s’amusait avec le piano, avant d’arriver soudain avec une idée pour
ce pilotes américains pouvaient

qu’on allait tourner le jour même. Un matin, Cohn fit une visite impro-
observer plus rapidement la

visée sur le tournage et fut témoin de ses étranges façons. « Je vous


ai situation tactique instant

embauché pour faire une bonne comédie et humilier Frank Capra.


Mais par instant et s’y orienter

il sera bien le seul à rire en voyant ce film ! » Cohn était écœuré et


mit le plus vite. Ayant alors

décidé ce qu’ils pouvaient

tout par écrit. Il était chaque jour plus irrité mais aussi obligé,
contrac-faire, ils pouvaient

tuellement, de payer Dunne 40 000 dollars, que le film soit tourné ou


272

S T R AT É G I E 2 0

non. Il ne pouvait licencier McCarey maintenant sans s’attirer de


gros rapidement changer de
ennuis ; il ne pouvait pas non plus l’obliger à revenir au script
original, manœuvre. À chaque

combat, cette capacité à

puisque McCarey avait déjà commencé à tourner et qu’il était le


seul, passer rapidement à travers

semblait-il, à savoir où il allait.

la boucle observation

Néanmoins, les jours passant, les acteurs discernèrent une certaine

– orientation – décision

méthode dans l’excentricité de McCarey. Il faisait de très longues


prises

– action (le cycle de Boyd)

et les dirigeait assez peu : leur jeu n’en était que plus spontané et
plus donnait aux pilotes

américains un léger

vivant. Il paraissait nonchalant, mais il savait ce qu’il voulait et était


tou-avantage chronologique.

jours prêt à faire rejouer la moindre scène si l’expression des acteurs


ne Si l’on décompose un

lui convenait pas. Ses journées de tournage étaient courtes et


allaient combat aérien en une série

droit au but.

de cycles de Boyd, on
constate que les Américains

Un jour, après une longue absence, Cohn arriva sur le plateau pour
obtenaient à chaque cycle

trouver McCarey en train de servir à boire à toute l’équipe. Il était sur


le un gain de temps, au point

point d’exploser, lorsque le réalisateur lui annonça qu’ils étaient en


train que les actions de l’ennemi

de fêter la fin du tournage. Cohn était très agréablement surpris :


devenaient totalement

McCarey avait fini en avance et dépensé 200 000 dollars de moins


que inadaptées car la situation

avait changé entre-temps.

prévu. Puis, encore à sa surprise, le film se mit en place en salle de


mon-Par conséquent, les pilotes

tage, comme un étrange puzzle. Il était bon, très bon. Les auditoires
tests américains parvenaient à

s’esclaffèrent du début à la fin. Sorti sur les écrans en 1937, Cette


Sacrée prendre sur l’ennemi un

Vérité remporta un vif succès ; McCarey obtint même l’oscar du


meilleur cycle de Boyd d’avance,

c’est-à-dire à manœuvrer

réalisateur. Cohn avait trouvé son nouveau Frank Capra.

de façon favorable jusqu’à

Malheureusement, McCarey avait été marqué par les tendances être


en position de
tyranniques de son patron et, bien que Cohn lui fît des offres
alléchantes, l’abattre. Le colonel Boyd

McCarey ne travailla plus jamais pour la Columbia.

et d’autres chercheurs se

demandèrent alors si le

même cycle ne pouvait

Interprétation

pas s’appliquer à d’autres

Leo McCarey, qui comptait parmi les meilleurs réalisateurs de l’âge


d’or formes de combat.

d’Hollywood, était avant tout un auteur-compositeur frustré. Il ne


s’était Robert R. Leonhard,

spécialisé dans les comédies bouffonnes (c’est lui qui inventa le


couple the art of maneuver,

1991

Laurel et Hardy) que parce qu’il s’était avéré incapable de vivre de la


musique. Cette Sacrée Vérité est encore aujourd’hui l’une des
meilleures comédies jamais tournées, dans le style et la manière
qu’eut McCarey de jouer de son talent de musicien : il composait le
film dans sa tête, de cette façon lâche et logique qu’il avait d’écrire
une partition. Pour réaliser un film ainsi, il avait besoin de deux
éléments : une bonne marge de manœuvre, et des moyens pour
canaliser le chaos et la confusion dans un processus de création.

McCarey garda ses distances avec Cohn, les acteurs, les


scénaristes
– tous, en fait – autant qu’il le put. Il ne se laissait pas enfermer par
les idées d’autrui quant à la façon de tourner un film. Avec la liberté
que cela lui donnait, il improvisait, expérimentait, orientait à sa guise
n’importe quelle scène, mais gardait toujours tout sous contrôle.
Visiblement, il savait ce qu’il voulait et comment l’obtenir. Cette façon
inhabituelle de tourner un film était un défi de tous les jours : les
acteurs devaient répondre en créant leur propre énergie, et non en
répétant des mots appris par cœur. McCarey laissait le hasard
participer à la création sans pour autant se laisser déborder par le
désordre. La scène à laquelle il pensa lorsqu’il S T R AT É G I E 2 0

273

La mobilité est la capacité

apprit que ni Dunne ni Bellamy n’étaient doués pour la musique, par


de projeter de la puissance

exemple, parut vivante et spontanée à l’écran parce qu’elle l’était en


à distance ; c’est une des

réalité. Si elle avait été écrite, elle n’aurait pas été aussi drôle.

caractéristiques du bon

joueur d’échecs. Son but

Réaliser un film, ou un quelconque projet artistique, professionnel ou


est de permettre à chacune

scientifique, c’est mener une guerre. Il faut une certaine logique


stratégique de ses pièces d’exercer une

pour s’attaquer à un problème, façonner le projet, gérer les aléas et


la dis-pression sur un nombre

tance entre ce que l’on veut et ce que l’on a. Les réalisateurs et les
artistes maximum de cases au lieu
partent souvent avec de brillantes idées, mais leurs plannings
deviennent de rester enfermé dans un

coin, entouré par d’autres

une camisole de force, une prison ; ce sont des règles auxquelles il


faut se pièces. Par conséquent, le

conformer, et le processus en perd toute sa saveur : il n’y a plus rien


à maître d’échecs est heureux

explorer dans la création elle-même, le résultat est morne et


décevant. À

d’échanger des pions (dans

l’inverse, certains artistes partent d’une idée floue mais prometteuse


et sont des batailles d’infanterie, si

l’on veut) non parce qu’il

trop paresseux ou indisciplinés pour lui donner une forme


quelconque. Ils essaie d’user l’ennemi mais

se laissent trop aller et c’est la confusion qui prend le dessus.

parce qu’il sait qu’il peut

Dans ces cas-là, la solution est de planifier, d’avoir une idée claire
de projeter la puissance de ses

ce que l’on veut, puis de s’inscrire dans un espace ouvert, qui vous
laisse tours (forces mécanisées) au

plusieurs options à partir desquelles travailler. Ainsi, vous dirigez la


situa-bout d’une ligne ouverte.

Ainsi, le maître d’échecs se


tion tout en laissant la place au hasard et à la chance. Les militaires
comme bat pour bouger. C’est le

les artistes sont jugés sur la façon dont ils gèrent le chaos, et
l’acceptent en principe central de la théorie

se l’appropriant.

de la guerre de mouvement.

Robert R. Leonhard,

the art of maneuver,

5. La scène se passe dans les années 1540, au Japon, dans un


ferry bondé 1991

de fermiers, de marchands et d’artisans. Un jeune samouraï régalait


l’assemblée du récit de ses prouesses d’homme d’épée, maniant
avec beaucoup d’allure un sabre long d’un mètre pour appuyer ses
propos. Les autres passagers étaient quelque peu effrayés par le
jeune athlète et feignaient de s’intéresser à ses histoires pour ne pas
le froisser. Mais un autre homme, un peu plus âgé, s’installa sur le
côté, ignorant le jeune fanfaron. Apparemment, c’était aussi un
samouraï : il portait deux sabres.

Personne ne savait qu’il était l’un des plus grands hommes d’épée
de son temps, Tsukahara Bokuden. Il avait la cinquantaine et aimait
à voyager seul et incognito.

Bokuden était installé les yeux clos, apparemment en méditation.


Son immobilité et son silence finirent par vexer le jeune samouraï,
qui l’interpella : « Allons, vous n’aimez donc pas ce genre d’histoires
? Vous ne savez même pas manier un sabre, vieillard ? – Si,
répondit Bokuden, mais je ne manie le sabre qu’en des
circonstances qui s’y prêtent et ce n’est pas le cas.
– Une façon de se servir de son sabre sans se servir de son sabre,
en somme, répliqua le jeune samouraï. Ne dites pas n’importe quoi.
De quelle école venez-vous ? – On l’appelle Mutekatsu-ryu [style qui
prône la victoire sans sabre ni combat], répondit Bokuden. – Quoi ?
Mutekatsu-ryu ?

Allons, allons, trêve de sornettes. Comment vaincre sans combattre


Le jeune samouraï était fort irrité. Il demanda à Bokuden de faire une


démonstration et le provoqua en duel avec insistance. Bokuden s’y
refusa, sur cette embarcation bondée, mais il promit au samouraï de
lui faire une démonstration du style Mutekatsu-ryu sur la rive la plus
proche.

274

S T R AT É G I E 2 0

Il demanda au pilote de conduire le bateau vers une petite île non


loin de no 71. la victoire au

milieu de cent ennemis

là. Le jeune homme continua à gesticuler pour s’échauffer. Bokuden


resta assis, les yeux clos. Comme ils approchaient de l’île, le
duelliste, nerveux, Le prêtre Yozan,

28e professeur d’Enkakuji,

lui cria : « Allons ! Vous êtes un homme mort. Vous allez goûter au
tran-vint s’entretenir avec un

chant de mon sabre ! »

samouraï du nom de

Et il bondit sur la rive. Bokuden prit son temps ; le jeune samouraï


Ryozan, adepte du zen.
était hors de lui et se mit à l’insulter. Bokuden confia ses sabres au
pas-Le professeur lui dit :

« Vous vous mettez

seur, en déclarant : « Je suis de l’école de Mutekatsu-ryu. Je n’ai


pas besoin dans votre baignoire, tout

de sabre. »

nu de la tête aux pieds.

Sur ces mots, il s’empara de la longue rame du pilote et, prenant


Surviennent cent ennemis

appui sur la rive, il repoussa l’embarcation au large, loin de l’île. Le


en armure, avec des arcs et

samouraï se mit à hurler, lui demandant de revenir. Bokuden lui cria :


des sabres. Comment allez-vous les affronter ? Est-ce

« Voilà une victoire sans combat. Je te défie de te jeter à l’eau et de


nager que vous allez ramper à

jusqu’ici ! »

leurs pieds et implorer leur

Le bateau s’éloignant, les passagers voyaient le jeune samouraï,


aban-clémence ? Allez-vous

donné sur la rive, bondissant de tous côtés, faisant de grands


signes. Ses prouver votre haute

naissance en défendant

cris se perdirent dans le lointain. Tous éclatèrent de rire : Bokuden


avait chèrement votre vie ? Ou
fait là une démonstration brillante du style Mutekatsu-ryu.

bien, est-ce qu’un homme

qui pratique la Voie jouit-il

Interprétation

d’une grâce spéciale ? –

Dès l’instant où Bokuden entendit la voix du jeune arrogant, il sut


qu’il y Permettez-moi de vaincre,

répondit Ryozan, sans

aurait des problèmes. Sur ce bateau plein à craquer, un duel


conduirait au capituler et sans me

désastre, et c’était inutile ; il fallait se débarrasser du jeune homme


sans battre. »

combat et lui infliger une humiliante défaite. Il suffisait de faire


preuve d’un peu d’astuce. D’abord, il se tint tranquille : cela détourna
l’attention Épreuve

Surpris au milieu de cent

du jeune samouraï des passagers innocents et l’attira à Bokuden


comme ennemis, comment arriver

un aimant. Il déstabilisa son adversaire avec le nom d’une école qui


n’en à vaincre sans se rendre

était pas une, échauffant plus encore l’esprit simple du samouraï


avec un et sans combat ?

concept paradoxal. Agacé, le jeune homme essaya de faire face


avec de Trevor Leggett,
samurai zen: the

grands mots. Il était tellement en colère et hors de lui qu’il bondit


seul sur warrior koans, 1985

la rive sans même se rendre compte que c’était une manœuvre de


Mutekatsu-ryu. Bokuden était un samouraï qui parvenait toujours à
énerver son adversaire afin de gagner sans effort, par la manœuvre
et non par la force brute. C’était la démonstration parfaite de son art.

Le but de la manœuvre est de vous offrir des victoires faciles, en


induisant l’ennemi en erreur, afin qu’il abandonne ses positions de
force pour s’aventurer en terrain inconnu où il est déstabilisé. La
puissance de votre adversaire est inséparable de sa capacité à
garder la tête froide : c’est pourquoi vos manœuvres doivent viser à
le perturber et le griser. Si vous êtes trop direct, vous courez le
risque de révéler votre jeu. Il faut se montrer subtil, attirer l’ennemi à
soi par un comportement énigmatique, l’irriter par des actions et des
manières provocatrices avant de faire brusquement machine arrière.
Lorsque vous sentez que l’adversaire a perdu son sang-froid, que la
frustration et la colère augmentent, vous pouvez alors accroître le
rythme de vos manœuvres. Bien énervé, l’adversaire sautera du
bateau et s’isolera de lui-même, vous cédant une victoire facile.

S T R AT É G I E 2 0

275

Image:

La faucille.

C’est le plus simple

des outils. Il est épui-

sant de s’en servir

pour couper de hautes


herbes ou moissonner un

champ de blé encore vert.

Mais il suffit d’attendre

que les tiges devien-

nent dorées, raides et

sèches, et la plus

petite faucille fau-

che le blé sans

effort.

Autorité : Les batailles se gagnent par le carnage et la manœuvre.


Plus grand est le général

et plus il se sert de la manœuvre, moins il attend du carnage…


Toutes les batailles ou presque

considérées comme des chefs-d’œuvre de l’art

militaire sont le résultat de manœuvres met-

tant en jeu un expédient ou un procédé inno-

vant, un stratagème bizarre, vif et inattendu.

Dans ces batailles, les pertes du vainqueur

sont minces. (Winston Churchill, 1874-1965)

A CONTRARIO
Il n’y a ni intérêt ni gloire à chercher le combat pour le combat.
Toutefois, c’est parfois la composante stratégique d’une manœuvre.
Un encerclement soudain ou un puissant coup frontal lorsque
l’ennemi ne s’y attend pas peuvent être extrêmement efficaces.

Le seul danger de l’art de la manœuvre est de se laisser tellement


d’options que l’on s’y perd soi-même. Restez simple et limitez-vous
aux possibilités que vous contrôlez.

276

S T R AT É G I E 2 0

21

NÉGOCIEZ EN AVANÇANT :

LA STRATÉGIE DE LA GUERRE

DIPLOMATIQUE

Les hommes essaieront toujours d’obtenir par la négociation ce


qu’ils seraient incapables d’avoir par le combat ou la confrontation
directe. Ils invoqueront l’équité, la morale, pour se couvrir en
avançant leurs pions. Ne vous laissez pas piéger : la négociation
reste une manœuvre de pouvoir, un investissement politique. Vous
devez rester en position de force afin que la partie adverse ne
puisse profiter des pourparlers pour se jouer de vous. Avant et
pendant les négociations, continuez à faire progresser vos pions,
afin que votre opposant reste sous pression et soit obligé d’accepter
vos conditions. En obtenant beaucoup de votre adversaire, vous
pourrez vous permettre quelques concessions sans importance.
Construisez-vous la réputation de quelqu’un de dur et de ferme, afin
que les autres s’inquiètent avant même de vous rencontrer.

277

LA GUERRE PAR D’AUTRES MOYENS


Lorsque Sparte finit par vaincre Athènes pendant la guerre du
Péloponnèse, en 404 av. J.-C., ce fut le début d’une période de lent
déclin pour la grande cité-État. Au cours des décennies suivantes,
de nombreux citoyens, et notamment Démosthène, grand orateur, se
prirent à rêver d’un renouveau d’Athènes la Grande.

En 359 av. J.-C., Perdiccas, roi de Macédoine, fut tué sur le champ
de bataille. Sa succession fit l’objet d’une lutte de pouvoir. Pour
Athènes, la Macédoine était une terre barbare du nord, n’ayant
d’importance que par la proximité d’avant-postes athéniens qui
permettaient de sécuriser les routes d’approvisionnement de blé
d’Asie et les mines d’or locales.

Amphipolis était l’un de ces avant-postes : ancienne colonie


athénienne, elle était passée aux mains des Macédoniens. Les
politiciens d’Athènes émirent l’idée de soutenir l’un des prétendants
au trône de Macédoine, un certain Argus, par des navires et des
soldats. S’il gagnait, il serait redevable à Athènes et lui rendrait
l’importante ville d’Amphipolis.

Hélas, les Athéniens avaient parié sur le mauvais cheval : Philippe,


âgé de vingt-quatre ans et frère de Perdiccas, vainquit Argus sans
mal et devint roi. Mais à la surprise d’Athènes, Philippe ne profita
pas de cet avantage et, au contraire, fit marche arrière, renonçant à
toute prétention sur Amphipolis, à qui il rendit son indépendance. Il
relâcha sans rançon les soldats athéniens capturés lors de la
bataille. Il alla même jusqu’à évoquer l’idée d’une alliance avec
Athènes, ennemi pourtant récent. Lors de négociations secrètes, il
proposa enfin de reconquérir Amphipolis dans quelques années et
de la remettre à Athènes, en échange d’une autre cité qui était
encore sous contrôle athénien. L’offre était trop alléchante pour être
refusée.

Les délégués athéniens rapportèrent que Philippe était d’un naturel


aimable et que, sous ses dehors un peu brutaux, il ne cachait pas
son admiration pour la culture athénienne. D’ailleurs, il avait invité
les plus grands philosophes et artistes athéniens à résider dans sa
capitale. En un claquement de doigt, les Athéniens avaient
apparemment gagné un allié important au nord. Philippe envoya des
troupes combattre des tribus barbares à d’autres frontières, et la
paix fut rétablie entre les deux États.

Quelques années plus tard, alors qu’Athènes était tourmentée par


des luttes de pouvoir intestines, Philippe marcha sur Amphipolis et la
reprit.

Conformément à leurs accords, les Athéniens envoyèrent des


délégations pour négocier. Ils constatèrent, à leur grande surprise,
que Philippe ne leur rendit pas du tout la ville et qu’il se contenta de
vagues promesses.

Distraits par leurs querelles internes, les envoyés n’eurent d’autre


choix que d’accepter. Ayant mis la main sur Amphipolis, Philippe
avait un accès illimité aux mines d’or et aux riches forêts de la
région. Les Athéniens avaient été joués depuis le début.

Démosthène choisit ce moment pour élever la voix et vitupérer


contre ce fourbe de Philippe. Il souligna la menace qu’il représentait
pour toute la Grèce. L’orateur poussa les Athéniens à lever
rapidement une armée pour aller à la rencontre du traître, et rappela
leurs victoires passées 278

S T R AT É G I E 2 1

contre d’autres tyrans. Finalement, rien ne se passa, mais quelques


années plus tard, lorsque Philippe manœuvra pour prendre le
passage des Thermopyles, route étroite qui reliait le centre au sud
de la Grèce, Athènes finit par envoyer une armée pour défendre le
passage. Philippe battit en retraite et les Athéniens se congratulèrent
de cette victoire facile.

Les années suivantes, ils virent, non sans inquiétude, que Philippe
étendait ses terres au nord, à l’est et au centre de la Grèce. En 346
av. J.-C., il proposa soudain la négociation d’un traité avec Athènes.
On savait déjà qu’on ne pouvait lui faire confiance, et beaucoup
d’hommes de la cité-État s’étaient jurés de ne plus jamais avoir
affaire à lui. Mais, sans ce traité, c’était la guerre contre la
Macédoine à un moment où Athènes n’était absolument pas prête à
faire face à une telle situation. Et Philippe paraissait totalement
sincère dans son désir d’une alliance solide qui, au moins,
permettrait à Athènes de connaître une période de paix salutaire.

Malgré leur réserve, les Athéniens envoyèrent donc des


ambassadeurs en Macédoine pour signer un traité que l’on appela «
la paix de Philocrate ».

Athènes abandonnait ses droits sur Amphipolis pour assurer en


échange la sécurité de ses derniers avant-postes au nord.

Les ambassadeurs partirent satisfaits. Cependant, alors qu’ils


faisaient route vers Athènes, ils apprirent que Philippe avait pris les
Thermopyles.

Sommé de s’expliquer, Philippe répondit qu’il avait agi pour sécuriser


ses intérêts dans le centre de la Grèce ; une cité rivale le menaçait
provisoirement. Il abandonna rapidement les lieux. Mais les
Athéniens en avaient assez : ils avaient été humiliés. Philippe, sous
le couvert de négociations et de traités, avait sans cesse marqué
des points. Ce n’était pas un homme d’honneur. Il avait peut-être
abandonné les Thermopyles, mais peu importait : son territoire
s’agrandissait en permanence, puis il faisait semblant de se montrer
généreux en rendant quelques acquisitions qui finissaient toujours
par lui revenir de toute façon. En alliant la guerre et la diplomatie, il
avait fait de la Macédoine la puissance dominante de la Grèce.

Démosthène et ses disciples prenaient maintenant l’ascendant. La


paix de Philocrate était apparemment une erreur : tous ceux qui y
avaient participé furent renvoyés. Les Athéniens se mirent à faire du
remue-ménage, à l’est d’Amphipolis, pour y sécuriser des avant-
postes. Évidemment, cela déplut à la Macédoine. En 338 av. J.-C.,
ils firent alliance avec Thèbes pour préparer une grande guerre
contre Philippe. Les deux alliés rencontrèrent les Macédoniens à la
bataille de Chéronée, dans le centre de la Grèce.
Philippe vainquit pleinement, notamment grâce à son fils Alexandre.

À Athènes, ce fut la panique : les barbares du nord étaient aux


portes de la ville et menaçaient de la réduire en cendres. Mais
encore une fois, ils se trompaient : Philippe leur fit une offre de paix
plus que généreuse, leur promettant de ne pas envahir les terres
athéniennes. En échange, il prendrait les avant-postes qu’ils se
disputaient à l’est et Athènes deviendrait alliée de la Macédoine.
Pour preuve, Philippe relâcha ses derniers prisonniers athéniens
sans demander la moindre rançon. Il envoya aussi son fils
Alexandre, à la tête d’une délégation, à Athènes, afin de rapporter
les S T R AT É G I E 2 1

279

Lord Aberdeen,

cendres de tous les soldats athéniens morts à Chéronée.


Bouleversés de ambassadeur britannique

gratitude, les Athéniens accordèrent la citoyenneté à Alexandre et à


son en Autriche, s’avéra encore

père, et dressèrent même une statue de Philippe sur leur agora.

plus facile à manipuler.

Âgé d’à peine vingt-neuf

Plus tard dans l’année, Philippe convoqua un congrès de toutes les


ans, il parlait un français

cités-États grecques (à l’exception de Sparte, qui refusa d’y


participer) exécrable et ne faisait pas le

pour proposer de s’allier dans ce que l’on appellerait « la Ligue


hellénis-poids face à un diplomate
tique ». Pour la première fois, les cités-États grecques s’unissaient
en une blanchi sous le harnois

seule confédération. Peu après que les termes de l’alliance eurent


été comme le subtil Metternich.

La rigidité et la confiance

fixés, Philippe proposa de partir en guerre contre leurs ennemis de


tou-en soi du Britannique firent

jours, les Perses. La proposition remporta un franc succès, à


Athènes en de lui un jouet entre

premier lieu. Finalement, tout le monde avait oublié à quel point


Philippe les mains de Metternich.

avait été déloyal : on ne se souvenait que de sa générosité.

« Metternich se montre

extrêmement empressé vis-

En 336 av. J.-C., avant le début de la guerre contre la Perse,


Philippe à-vis de lord Aberdeen »,

fut assassiné. Alexandre devait reprendre la tête de la Ligue et s’en


servir signala Cathcart. Les

pour construire son empire. Athènes resta un allié fidèle de la


Macédoine, résultats ne se firent pas

son gage de stabilité au sein de la Ligue hellénistique.

attendre. Metternich avait

naguère décrit le rôle du

diplomate comme l’art de


Interprétation

passer pour une dupe sans

À un certain niveau, la guerre n’est pas bien compliquée : vous


manœuvrez en être une ; il fit de ses

votre armée pour vaincre l’ennemi en tuant ses soldats, en prenant


ses terres rapports avec l’ambitieux

ou en vous mettant suffisamment en sécurité pour vous proclamer


victo-Aberdeen un véritable cas

d’école. « N’allez pas

rieux. Il faut battre en retraite ici et là, mais votre intention reste
d’avancer imaginer que Metternich

au maximum. La négociation, elle, est toujours plus délicate. D’un


côté, il est un personnage

faut sécuriser ses intérêts existants et les faire fructifier le plus


possible ; de formidable », écrivit

l’autre, il faut négocier en toute bonne foi et faire des concessions


afin de Aberdeen à Castlereagh.

gagner la confiance de l’adversaire. Trouver le parfait équilibre est


tout un

« Vivant avec lui du matin

au soir… comment voulez-

art, quasiment impossible à atteindre, dans la mesure où l’on ne


peut jamais vous que je ne le connaisse

être certain que l’autre est véritablement honnête. Dans cette zone
entre pas ? Si c’était l’homme
guerre et paix, il est difficile de voir clair dans le jeu de l’adversaire ;
vous le plus subtil du monde, il

pouvez facilement vous tromper et vous installer dans une situation


où vos ne manquerait pas d’en

imposer vis-à-vis d’une

intérêts ne seront pas défendus.

personne peu familière de

Pour Philippe, la négociation n’était pas distincte de la guerre ; elle


en l’art de la tromperie, mais

était l’extension. La négociation comme la guerre font appel à l’art de


la tel n’est pas son caractère.

manœuvre, à la stratégie et à la tromperie ; elles vous demandent


de conti-Je vous le répète, il n’est

nuer à avancer, comme vous le feriez sur un champ de bataille.


C’est cette pas très intelligent. Il est

vaniteux… mais on peut

compréhension profonde de l’art de la négociation qui conduisit


Philippe à lui faire confiance… »

proposer de laisser Amphipolis indépendante, tout en promettant de


la céder Mélange de condescendance

plus tard à Athènes, promesse qu’il n’eut jamais l’intention de tenir.


Ce signe et de crédulité, Aberdeen

apparent d’ouverture lui fit gagner, avec la sympathie d’Athènes, le


temps mérita de la part de

Metternich le surnom
qu’il lui fallait ; il neutralisa ces intempestifs Athéniens pendant qu’il
se bat-ironique de « cher

tait ailleurs. La paix de Philocrate couvrit, de la même façon, ses


mouve-nigaud de la diplomatie ».

ments dans le centre du pays et déséquilibra les Athéniens. Il avait


décidé que Henry Kissinger,

son but ultime était d’unir toute la Grèce et de conduire une croisade
contre a world restored, 1957

la Perse ; il choisit Athènes, dotée d’une histoire particulièrement


noble, comme centre symbolique de la Ligue hellénistique. Pour
s’acheter la loyauté de la cité-État, il négocia des conditions de paix
particulièrement généreuses.

280

S T R AT É G I E 2 1

Philippe de Macédoine ne s’inquiéta jamais de ne pas tenir parole.

ORESTÈS.

Pourquoi faudrait-il servilement honorer ses promesses alors qu’il


savait Ô Pallas, tu as sauvé ma

que les Athéniens trouveraient toujours un prétexte pour étendre, à


ses maison, tu m’as rendu la

dépens, leurs avant-postes au nord ? La confiance n’est pas une


question terre de la patrie d’où

j’étais exilé !

d’éthique ; c’est une manœuvre de plus. Pour Philippe, la confiance


et LE CHŒUR DES
l’amitié étaient des produits en vente. Il les acheta à Athènes, plus
tard, EUMÉNIDES.

lorsqu’il fut puissant et qu’il eut enfin des choses à échanger.

Ah ! jeunes dieux, vous

Comme Philippe, considérez toute situation de négociation mettant


avez foulé aux pieds les

lois antiques, et vous avez

en jeu vos intérêts vitaux comme relevant de la pure manœuvre.


Lorsque arraché cet homme de mes

vous gagnez la confiance de quelqu’un, ce n’est pas une question


de mains ! Et moi, couverte

morale mais de stratégie : parfois cela vous est indispensable,


parfois non.

d’opprobre, méprisée,

Si tel est leur intérêt, les gens rompront leur parole et trouveront
toujours misérable, enflammée de

une excuse morale et légale pour s’en justifier, à leurs yeux comme
aux colère, ô douleur ! je vais

répandre goutte à goutte sur

yeux des autres.

le sol le poison de mon

Comme dans une bataille, placez-vous toujours en position de force


cœur terrible à cette terre.
lorsque vous négociez. Si vous êtes faible, usez des négociations
pour ATHÈNA.

gagner du temps, pour retarder le combat jusqu’à ce que vous soyez


prêt.

Croyez-moi, ne gémissez

pas aussi profondément.

Montrez-vous conciliant, non pour le plaisir d’être gentil, mais dans


le Vous n’êtes point vaincues.

cadre d’une stratégie. Une fois en position de force, prenez autant


que La cause a été jugée par

vous pouvez avant et pendant les négociations ; il sera toujours


temps suffrages égaux et sans

plus tard de rendre quelques parcelles de ce que vous aurez pris :


jouez offense pour vous ; mais les

les grands seigneurs. Ne vous inquiétez ni de votre réputation, ni du


fait témoignages de la volonté de

Zeus ont été manifestes.

de briser la confiance d’autrui. Vous verrez : c’est incroyable à quel


point Lui-même a dicté cet

les gens oublient vos promesses non tenues quand vous êtes en
position oracle : qu’Orestès, ayant

de force, capable d’offrir des choses qui servent leurs intérêts.

commis ce meurtre, ne

devait point en être châtié.


N’envoyez donc point à

Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque


cette terre votre colère

cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont
terrible ; ne vous irritez

déterminé à promettre n’existent plus : tel est le précepte à donner.

point, ne la frappez point

Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de
de stérilité, en y versant

goutte à goutte la bave des

bien ; mais comme ils sont méchants, et qu’assurément ils ne vous


daimones, implacable

tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la


rongeuse des semences. Moi,

vôtre ? Et d’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes


je vous fais la promesse

pour justifier l’inexécution de ce qu’il a promis ?

sacrée que vous aurez ici des

demeures, des temples et des

ICOLAS MACHIAVEL (1469-1527), Le Prince

autels ornés de splendides

offrandes, et que vous serez


grandement honorées par

DU JADE CONTRE DU VERRE TEINTÉ

les Athènaiens.

Au début de l’année 1821, le ministre des Affaires étrangères russe,


Capo Calme la violente colère des

flots noirs de ton cœur, et tu

d’Istria, reçut enfin la nouvelle qu’il attendait depuis longtemps : un


habiteras avec moi, et tu

groupuscule de patriotes grecs commençait à se rebeller contre les


Turcs seras pieusement honorée

(la Grèce appartenait alors à l’Empire ottoman), afin de les mettre à


la comme moi. Les riches

porte pour établir un gouvernement libéral. D’Istria, aristocrate grec,


prémices de ce pays te seront

rêvait depuis longtemps d’impliquer la Russie dans les affaires


grecques.

offertes, dans les sacrifices,

pour les enfantements et les

La Russie était alors une puissance militaire grandissante ; si elle


soute-noces ; et, désormais, tu me

nait la révolution et que les rebelles l’emportaient, elle gagnerait de


remercieras de mes paroles.

S T R AT É G I E 2 1

281
[…] La suite des temps

l’influence sur la Grèce indépendante et donc sur ses ports et sa


marine.

amènera des honneurs

Les Russes se considéraient aussi comme protecteurs de l’Église


grecque toujours plus grands pour

orthodoxe, car le tsar Alexandre Ier était un homme très pieux. Une
croi-les habitants de ma ville et

toi, tu auras une demeure

sade contre les Turcs musulmans satisfaisait sa conscience morale


autant glorieuse dans la cité

que les intérêts politiques russes. C’était trop beau pour être vrai.

d’Érékhtheus, et tu seras

Un seul obstacle s’opposait à la manœuvre de d’Istria : le prince ici,


dans les jours consacrés,

Klemens von Metternich, ministre des Affaires étrangères autrichien.

en vénération aux hommes

Quelques années auparavant, Metternich avait instauré une alliance


entre et aux femmes, plus que tu

ne le serais jamais partout

l’Autriche, la Prusse et la Russie : c’était la Sainte-Alliance. Son but


était ailleurs. Ne répands donc

de protéger les gouvernements de ces nations de la menace


révolution-point sur mes demeures le
naire et de maintenir la paix en Europe après la tornade des guerres
napo-poison rongeur de tes

léoniennes. Metternich s’était lié d’amitié avec Alexandre Ier. En


observant entrailles, funeste aux

enfantements, et brûlant

l’évolution des relations entre la Russie et la Grèce, il avait envoyé


au tsar d’une rage que le vin n’a

des dizaines de rapports expliquant que cette révolution appartenait


à une point excitée. N’inspire

conspiration d’échelle européenne qui visait à se débarrasser de


toutes les point la discorde aux

monarchies du continent. Si Alexandre soutenait la révolution


grecque, il habitants de ma ville, et

servirait les révolutionnaires et violerait la Sainte-Alliance.

qu’ils ne soient point

comme des coqs se déchirant

D’Istria n’était pas un idiot : il savait que Metternich voulait en réa-


entre eux. Qu’ils

lité empêcher la Russie d’étendre son influence sur la Méditerranée,


ce n’entreprennent que des

qui dérangerait l’Angleterre et déstabiliserait l’Europe, la pire crainte


de guerres étrangères, et non

Metternich. Pour d’Istria, la situation était simple : Metternich et lui


trop éloignées, par lesquelles

est éveillé le grand amour


étaient en compétition pour gagner de l’influence sur le tsar. D’Istria
avait de la gloire, car j’ai en

l’avantage : il voyait souvent le dirigeant russe et pouvait, en étant


horreur les combats

constamment à ses côtés, contrebalancer les arguments de


Metternich.

d’oiseaux domestiques. Il

Comme prévu, les Turcs intervinrent pour réprimer la rébellion grec-


convient que tu acceptes ce

que. Ils perpétrèrent de telles atrocités contre les Grecs qu’il


semblait qua-que je t’offre, afin qu’étant

bienveillante, tu sois

siment certain que le tsar interviendrait. Mais en février 1822, alors


que comblée de biens et

la révolution était à son comble, le tsar commit ce qui était, aux yeux
de d’honneurs et que tu

d’Istria, une erreur fatale : il accepta d’envoyer à Vienne un


émissaire possèdes ta part de cette

pour discuter de la crise avec Metternich. Le prince était


particulièrement terre très aimée des dieux !

LE CHŒUR DES

doué pour attirer les négociateurs jusqu’à Vienne, où il finissait


toujours EUMÉNIDES.

par les charmer et les convaincre. D’Istria sentait la situation lui


échap-Certes, je veux habiter avec
per. Il n’avait plus qu’une option : choisir l’émissaire qui partirait à
Pallas, et je ne dédaignerai

Vienne et lui donner des instructions très précises.

pas cette ville, asile des

D’Istria choisit un homme appelé Taticheff qui avait été ambassadeur


dieux, qu’honorent le tout-puissant Zeus et Arès,

de Russie en Espagne. C’était un négociateur habile et expérimenté.


Peu rempart des daimones, qui

avant de partir, il fut convoqué en réunion et écouta attentivement


les dan-protège les autels des

gers que d’Istria lui prédit : Metternich essaierait de le charmer et de


le Hellènes. Je lui souhaite,

séduire. Pour empêcher que le tsar n’intervienne, il proposerait de


négocier par des prédictions

bienveillantes, les fruits

un accord entre les Russes et les Turcs ; et, bien sûr, il convoquerait
une abondants, utiles à la vie,

conférence européenne pour discuter de la question. Cette astuce


était la qui germent dans la terre

préférée de Metternich : il arrivait toujours à dominer ces


conférences et à sous la lumière éclatante

en tirer ce qu’il voulait. Taticheff ne devait surtout pas succomber à


son de Hèlios.

charme. Il devait remettre à Metternich une note de d’Istria qui


expliquait Eschyle,
526-456 av. J.-C.,

que la Russie était en droit de voler au secours de chrétiens livrés


aux Turcs.

les euménides, traduit

À aucun prix il ne fallait accepter que la Russie participe à la


conférence.

par Leconte de Lisle

282

S T R AT É G I E 2 1

La veille de son départ pour Vienne, Taticheff fut surpris que le tsar
lui-même le fasse convoquer. Alexandre se montra nerveux et
contradictoire. Ignorant les instructions de d’Istria, il ordonna à
Taticheff de dire à Metternich qu’il souhaitait se conformer aux
exigences de l’Alliance tout en remplissant ses obligations morales à
l’égard de la Grèce.

Taticheff décida qu’il retarderait au maximum le moment de délivrer


ce message ; cela rendrait son travail beaucoup trop confus.

Lors de sa première réunion avec Metternich, à Vienne, Taticheff put


prendre la mesure du ministre autrichien. Il se fit de lui l’image de
quelqu’un d’artificiel, apparemment plus intéressé par les bals
costumés et les jeunes Viennoises que par la question grecque.
Metternich semblait distrait et mal informé ; le peu qu’il paraissait
savoir au sujet de la situation en Grèce trahissait une certaine
confusion. Taticheff lui lut la note de d’Istria qui lui était destinée.
Metternich lui demanda, comme ça, en passant, s’il avait aussi les
instructions du tsar. Pris au dépourvu, Taticheff ne put mentir. Son
seul espoir était maintenant que les instructions plutôt
contradictoires du souverain russe laisseraient le prince perplexe et
Taticheff avec un train d’avance.
Les jours suivants, Taticheff se délecta des plaisirs qu’offrait la belle
ville de Vienne. Puis il eut un autre rendez-vous avec Metternich, qui
lui demanda s’il pouvait commencer les négociations, basées sur les
instructions du tsar. Avant que Taticheff n’ait eu le temps de réfléchir,
Metternich lui demanda également quelles étaient les exigences de
la Russie. Cela semblait honnête, et Taticheff répondit que les
Russes voulaient faire de la Grèce un protectorat afin d’obtenir
l’approbation de l’Alliance pour y intervenir. Metternich s’opposa à
chaque proposition, répliquant que son gouvernement n’accepterait
jamais cela. Taticheff lui demanda de suggérer des alternatives.
Metternich se lança alors dans une discussion très théorique sur la
révolution, l’importance de la Sainte-Alliance ; il digressait sans fin.

Taticheff resta perplexe et pour le moins contrarié. Il avait voulu


s’approprier une position, mais ces discussions étaient trop
informelles, désordonnées. Perdu, il n’avait pas su les diriger dans la
direction qu’il souhaitait.

Quelques jours plus tard, Metternich rappela Taticheff. Il avait l’air


mal à l’aise, presque blessé : les Turcs, dit-il, venaient de lui envoyer
un message protestant du fait que les Russes avaient semé le
trouble en Grèce.

Ils lui demandaient d’informer le tsar leur détermination à se battre


jusqu’à la mort pour garder ce qui leur appartenait. Sur un ton très
solennel, il sous-entendit qu’il était mécontent du manque de
diplomatie des Turcs ; il déclara que ce n’était pas le rôle de son
pays de transmettre ce triste message au tsar. Il ajouta que
l’Autriche considérait la Russie comme son alliée la plus sûre, et la
soutiendrait pour résoudre cette crise. Enfin, si les Turcs refusaient
de céder, l’Autriche romprait ses relations avec eux.

Taticheff fut ému par cette démonstration soudaine de solidarité.

Finalement, les Russes s’étaient peut-être trompés sur le prince ;


peut-être était-il vraiment de leur côté. Craignant que d’Istria ne s’y
méprenne, Taticheff ne rapporta cette discussion qu’au tsar.
Quelques jours plus S T R AT É G I E 2 1
283

tard, Alexandre répondit que désormais, Taticheff ne devait s’en


remettre qu’à lui ; d’Istria était exclu des négociations.

Le rythme des réunions avec Metternich s’accéléra soudain. Les


deux hommes ne discutaient que des solutions diplomatiques à la
crise ; il ne fut plus question du droit de la Russie à intervenir
militairement en Grèce.

Enfin, Metternich invita le tsar à participer à une conférence sur la


question de Vérone, en Italie, quelques mois plus tard. Là, la Russie
pourrait mener le débat sur la meilleure façon de régler la question ;
elle serait au centre de l’attention, et toute l’Europe rendrait
hommage au tsar, faisant de lui le sauveur qui leur avait épargné la
révolution. Le tsar accepta avec enthousiasme.

De retour à Saint-Pétersbourg, d’Istria, en rage, vitupéra auprès de


qui voulait l’entendre mais, peu après le retour de Taticheff au pays,
le ministre des Affaires étrangères fut remercié pour de bon. À la
conférence sur Vérone, comme prévu, la crise en Grèce fut résolue
en des termes qui ne servaient que les intérêts autrichiens, comme il
l’avait prédit. Le tsar était la vedette de l’événement mais,
apparemment, il ne se soucia pas, ou n’avait pas remarqué le fait
qu’il avait signé là des documents empêchant complètement la
Russie d’intervenir de façon unilatérale dans les Balkans ; la Russie
concédait donc un droit auquel tous les dirigeants russes s’étaient
attachés depuis Pierre le Grand. Metternich avait gagné contre
d’Istria d’une façon encore plus éclatante que tout ce que l’ancien
ministre avait pu imaginer.

Interprétation

Le but de Metternich avait toujours été d’obtenir un accord qui


servirait avant tout les intérêts à long terme de l’Autriche. Selon lui,
ces intérêts ne concernaient pas seulement l’intervention de la
Russie en Grèce, mais aussi l’interdiction permanente et définitive
d’envoyer des troupes dans les Balkans, source d’instabilité
profonde en Europe. Metternich étudia les forces relatives des deux
côtés. Quelle prise avait-il sur la Russie ? Elle était très faible ; en
vérité, il n’était pas en position de force. Mais il avait un atout : ses
longues années d’études de la personnalité étrange du tsar.

Alexandre était un homme émotif, qui ne réagissait qu’en état


d’exaltation. Là, tout était alors prétexte à la croisade. Ainsi, au
début de la crise, Metternich instilla l’idée que, cette fois, la vraie
croisade n’était pas celle des chrétiens contre les Turcs, mais des
monarchies contre la révolution.

Metternich avait aussi compris que d’Istria était son principal ennemi
et qu’il faudrait creuser un fossé entre celui-ci et le tsar. Il demanda
donc que l’on envoie un émissaire à Vienne. Dans les négociations
en tête à tête, Metternich était quasiment imbattable. Avec Taticheff,
comme avec tant d’autres, il commença par apaiser les soupçons de
son adversaire en jouant le dandy, l’aristocrate fin de race un peu
superficiel. Puis il démarra les négociations et les fit dériver vers des
discussions abstraites, juridiques. Cela lui donnait l’air encore plus
stupide, confondait et irritait l’émissaire russe. Un négociateur agacé
et qui n’a pas les idées claires tend à commettre des erreurs,
comme de trop révéler son but, ce qui était 284

S T R AT É G I E 2 1

fatal. Il est aussi plus facilement séduit par de grandes


démonstrations d’amitié. Dans ce cas, Metternich se servit du
message turc pour en faire une petite tragédie qui devait révéler sa
plus grande sympathie pour l’adversaire. Cela finit de séduire
Taticheff et, à travers lui, le tsar.

À partir de là, ce fut un jeu d’enfant d’orienter les négociations


comme bon lui semblait. L’idée d’une conférence où le tsar serait à
l’honneur était évidemment très alléchante et semblait offrir une
chance à la Russie de gagner plus d’influence dans les affaires
européennes, ainsi qu’Alexandre en rêvait depuis longtemps. Dans
les faits, le résultat en fut l’exact opposé : Alexandre finit par signer
un document qui coupait complètement la Russie des Balkans, ce
qui était le but de Metternich depuis le début. Il savait à quel point
les gens sont facilement séduits par les apparences : le ministre
autrichien donna au tsar une apparence de pouvoir (il était le centre
de l’attention à la conférence), pendant que lui-même conservait les
rênes (le document était signé). C’est ce que les Chinois appellent «
donner à quelqu’un du verre teinté en échange de jade ».

Comme Metternich le prouva souvent, le succès d’une négociation


dépend de votre degré de préparation. Si vous arrivez avec une idée
vague de ce que vous voulez, vous vous retrouvez à changer
maintes fois de position selon ce que l’autre partie propose. Vous
finissez par dériver vers une issue qui vous semble convenable mais
qui, au final, ne sert pas vos intérêts. À moins d’analyser
attentivement les leviers dont vous disposez, vos manœuvres
risquent fort d’être contre-productives.

Avant tout, il faut ancrer profondément ses positions et ses idées en


déterminant sur le long terme des buts précis et des moyens pour
les atteindre. Cette clarté vous permettra de garder votre patience et
votre calme. Vous pourrez ainsi faire des concessions sans
importance qui vous donneront l’air généreux sans vous coûter trop
cher ni mettre en péril vos ultimes objectifs. Avant que les
négociations ne commencent, étudiez attentivement l’adversaire.
Découvrez ses faiblesses et ses désirs inas-souvis ; c’est un autre
moyen de pression. Vous pourrez en jouer pour le déstabiliser,
l’agacer, le séduire. Lorsque c’est possible, jouez à l’idiot : moins les
gens vous comprennent et savent où vous allez, plus vous avez de
marge pour manœuvrer et les coincer.

Chacun veut quelque chose sans avoir la moindre idée de la façon


de l’obtenir. Le côté vraiment étrange de la situation, c’est que
personne ne sait vraiment comment s’y prendre pour combler ses
désirs. Mais comme je sais ce que je veux, moi, et que je sais ce
dont les autres sont capables, je suis prêt à toute éventualité.

PRINCE KLEMENS VON METTERNICH (1773-1859)

LES CLEFS DE LA GUERRE


Le conflit et la confrontation sont en général des moments
désagréables qui font remonter des émotions que l’on préférerait
oublier. Pour s’épargner un S T R AT É G I E 2 1

285

tel déplaisir, les gens essaient de se montrer doux et conciliants


avec leur entourage, en espérant que cela suscitera le même
comportement chez l’autre. Mais l’expérience prouve trop souvent
que cette logique est fausse.

À force, les personnes que vous traitez avec douceur ne vous


respectent plus. À leurs yeux, vous devenez faible et exploitable. Ce
n’est pas en se montrant généreux que l’on gagne la gratitude
d’autrui ; bien au contraire, soit vous faites de l’autre un enfant gâté,
soit il vous en veut parce que, vexé, il perçoit votre comportement
comme de la simple charité.

Ceux qui croient, contre toute évidence, que la gentillesse attire en


retour la gentillesse sont voués à l’échec dans toutes les
négociations et, bien sûr, dans le grand jeu de la vie. Les gens ne
répondent gentiment et ne se montrent conciliants que lorsque c’est
dans leur intérêt ou qu’ils y sont obligés. Votre but est justement de
les y obliger en rendant tout combat impossible. Si vous relâchez la
pression et vous montrez conciliant pour gagner leur confiance, ce
n’est qu’une occasion pour eux de tergiverser, de vous tromper et de
tirer avantage de votre bonne volonté. Telle est la nature humaine.
Au cours des siècles, ceux qui ont combattu ont payé cher pour
l’apprendre.

Lorsque les nations violent ce principe, le résultat en est souvent


tragique. En juin 1951, par exemple, les militaires américains
interrompirent une offensive extrêmement efficace contre l’armée
chinoise de libération du peuple en Corée, parce que les Chinois et
les Nord-Coréens s’étaient dits prêts à négocier. Mais ils firent
traîner les discussions assez longtemps pour récupérer et solidifier
leurs défenses. Lorsque les négociations échouèrent et que la
guerre reprit, les Américains ne purent que constater qu’ils avaient
perdu l’avantage sur le terrain. Ce fut le même schéma lors de la
guerre du Vietnam et, dans une certaine mesure, lors de la guerre
du Golfe en 1991. Les Américains agirent avec la volonté de
minimiser les pertes, mais aussi pour être considérés comme les
sauveurs, les plus conciliants. Mais ils n’avaient pas compris que
l’ennemi ne tenait plus à négocier en toute bonne foi depuis belle
lurette. Si l’on se montre conciliant pour sauver des vies, on aboutit à
des guerres beaucoup plus longues, plus sanglantes, plus tragiques.
Si les États-Unis avaient continué à avancer en Corée en 1951, ils
auraient obligé les Coréens comme les Chinois à négocier selon
leurs propres conditions ; s’ils avaient poursuivi les bombardements
au Vietnam, ils auraient pu forcer les Nord-Vietnamiens à négocier
au lieu de tergiverser ; s’ils avaient continué leur marche sur Bagdad
en 1991, ils auraient obligé Saddam Hussein à négocier la paix,
auraient évité la guerre à venir et sauvé d’innombrables vies.

La leçon est simple : en continuant à avancer, en maintenant la


pression, vous forcez l’ennemi à répondre et à négocier. Si vous
avancez un peu plus chaque jour, toute tentative de l’ennemi pour
reporter les négociations ne fera que l’affaiblir. Vous faites preuve de
fermeté et de détermination, non pas par des gestes symboliques,
mais en frappant vraiment et fort.

Vous ne continuez pas à avancer dans le but de gagner du terrain


ou des biens, mais pour vous mettre en position de force et
remporter la guerre.

286

S T R AT É G I E 2 1

Une fois que vous avez poussé l’ennemi à négocier, vous avez la
possibilité de faire quelques concessions et de lui rendre un peu de
ce que vous avez pris.

Alors seulement, vous pouvez vous permettre d’être généreux et


conciliant.
Dans la vie, vous vous retrouverez parfois en position de faiblesse,
sans aucun moyen de pression. Il est alors encore plus important de
continuer à avancer. En faisant preuve de force et de résolution, en
maintenant la pression, vous cachez vos faiblesses et gagnez de
l’assurance.

En juin 1940, peu après que la Blitzkrieg allemande eut détruit la


défense française et que le Gouvernement se fut rendu, le général
Charles de Gaulle s’enfuit en Angleterre. Il espérait s’y installer en
tant que dirigeant de la France libre, gouvernement légitime en exil,
en opposition avec le gouvernement de Vichy dominé par les
Allemands qui tenaient la plus grande partie du pays. La balance ne
paraissait guère pencher en faveur de De Gaulle : il n’était pas
encore l’homme influent qu’il deviendra. Beaucoup de militaires et de
politiciens plus connus que lui auraient pu réclamer ce rôle ; il n’avait
aucun moyen de pression pour obliger les Alliés à le reconnaître en
tant que dirigeant de la France libre ; sans cette reconnaissance, il
n’avait aucun pouvoir.

Dès le début, de Gaulle avait décidé d’ignorer cela et de se


présenter comme le seul et unique capable de sauver la France
après cette honteuse capitulation. À travers les ondes radio, il diffusa
en France des discours enflammés. Il alla en Angleterre et aux
États-Unis, se présentant comme la nouvelle Jeanne d’Arc. Il se fit
des contacts indispensables au sein de la Résistance française.
Winston Churchill l’admirait, mais était souvent exaspéré par son
arrogance ; Franklin Roosevelt le méprisait. Plusieurs fois, les deux
dirigeants tentèrent de le persuader d’accepter de partager le
contrôle de la France libre. Sa réponse était toujours la même :
jamais. Il refusait d’accepter quoi que ce soit d’autre qu’un
gouvernement unique. Lors des négociations, il n’hésitait pas à se
montrer grossier, au point de quitter la table régulièrement afin de
bien montrer que, pour lui, c’était tout ou rien.

Churchill et Roosevelt maudirent de Gaulle et le jour où ils l’avaient


laissé prendre une telle position. Ils évoquèrent même l’idée de le
rétrograder et de le forcer à quitter les négociations. Mais ils
reculaient toujours et finissaient systématiquement par lui donner ce
qu’il voulait. Ils n’osaient risquer un scandale public en des temps où
cela desservirait beaucoup trop leurs relations avec le gouvernement
souterrain français. Cela reviendrait à rétrograder un homme que
l’opinion publique commençait à vénérer.

Comprenez bien : si vous êtes faible et demandez peu, vous


n’obtiendrez que peu. Mais si vous vous montrez ferme, fort, que
vous faites des demandes considérables, vous donnerez
l’impression inverse : les gens ne pourront s’empêcher de penser
que cette confiance est basée sur une réalité. Vous vous gagnerez
le respect des autres : c’est un moyen de pression. Une fois que
vous êtes capable de vous établir en position de force, vous pouvez
aller plus loin en refusant le compromis, en montrant que vous êtes
tout à fait capable de quitter la table des négociations, ce qui est une
forme efficace de coercition. L’adversaire se dira que vous bluffez, S
T R AT É G I E 2 1

287

mais assurez-le qu’il y aura un prix à payer : de la mauvaise


publicité, par exemple. Et si, au final, vous effectuez quelques
compromis, ce sera toujours beaucoup moins que ce à quoi il vous
aurait forcé s’il avait pu.

Le grand diplomate et écrivain anglais Harold Nicholson considérait


qu’il existe deux types de négociateurs : les guerriers et les
commerçants.

Les guerriers se servent des négociations pour gagner du temps et


raffermir leurs positions. Les commerçants partent du principe qu’il
est plus important d’établir la confiance, de modérer les requêtes de
chacun afin de parvenir à un accord satisfaisant. En diplomatie ou
en affaires, les problèmes commencent lorsque les commerçants
sont sûrs de traiter avec un commerçant, alors qu’ils sont face à un
guerrier.
Il est très utile de savoir dès le départ à quel type de négociateur
vous avez affaire. Ce n’est pas chose aisée. Les bons guerriers
savent se déguiser : au premier abord, ils paraissent sincères,
chaleureux. Ce n’est qu’après qu’ils révèlent leur nature guerrière,
lorsqu’il est trop tard. Dans un conflit avec un ennemi que vous
connaissez mal, il est toujours préférable de se protéger en étant
soi-même le guerrier : négociez en continuant d’avancer. Il sera
toujours temps plus tard de reculer un peu et d’arranger les choses
si vous êtes allé trop loin. Mais si vous devenez la proie du guerrier,
vous serez incapable de récupérer quoi que soit. Dans un monde où
les guerriers sont de plus en plus nombreux, il faut savoir dégainer
son sabre, même si cela n’est pas dans votre nature.

Image : Le bâton. Vous êtes poli, civilisé, mais l’adversaire voit


parfaitement que vous avez une arme dans les mains. Inutile de lui
faire ressentir le coup : il sait que le bâton est là, prêt à s’abattre sur
les têtes qui dépassent, que vous vous en êtes déjà servi et que ça
fait mal. Mieux vaut argumenter et négocier un accord, quel qu’en
soit le prix, que de prendre un coup.

Autorité : Ne nous considérons jamais comme vainqueurs avant le


lendemain de la bataille, ni comme vaincus jusqu’à quatre jours
après… Tenons toujours le sabre d’une main et le rameau d’olivier
de l’autre ; soyons toujours prêts à négocier, mais sans cesser
d’avancer. (Prince Klemens von Metternich, 1773-1859) A
CONTRARIO

Comme à la guerre, ne vous laissez pas emporter en cours de


négociation : il existe un grand danger à avancer trop loin, à trop
prendre, au point de se créer un ennemi amer qui voudra se venger.
Ce fut le cas avec les Alliés lors de la Première Guerre mondiale : ils
imposèrent de telles conditions en négociant la paix avec les
Allemands qu’ils posèrent eux-mêmes les bases de la Seconde
Guerre mondiale. Un siècle plus tôt, à l’inverse, lorsque Metternich
négocia, il avait en tête le but de ne pas frustrer l’ennemi. Dans toute
négociation, votre objectif n’est jamais de satisfaire votre avidité
propre ni de punir l’ennemi ; il s’agit de sécuriser vos intérêts. Sur le
long terme, un accord punitif ne servira qu’à vous mettre en danger.

288

S T R AT É G I E 2 1

22

SACHEZ POSER LE POINT FINAL :

LA STRATÉGIE DE SORTIE

Vous serez toujours jugé sur l’issue du conflit. Une conclusion


précipitée ou incomplète risque d’avoir des conséquences dans les
années à venir et peut ruiner votre réputation.

Savoir conclure avec art, c’est savoir à quel moment s’arrêter, sans
aller trop loin pour ne pas vous épuiser ni vous créer des ennemis
acharnés qui reviendront perpétuellement à la charge. Cela implique
également de terminer sur une bonne note, avec énergie et
élégance. Il ne s’agit pas seulement de gagner la guerre, mais de la
gagner bien : votre victoire doit vous laisser en forme pour le conflit
suivant. Le sommet de la sagesse stratégique, c’est d’éviter tout
conflit et toute lutte sans porte de sortie.

289

Si l’on tire au-dessus du

SANS ISSUE

but, on ne peut pas

Pour les membres les plus anciens du Politburo soviétique – le


secrétaire l’atteindre. Si l’oiseau ne

général Léonid Brejnev, le dirigeant du KGB Iouri Andropov et le


minis-veut pas gagner son nid,
mais vole toujours plus

tre de la Défense Dmitri Ustinov –, la fin des années 1960 et le début


haut, il tombe finalement

des années 1970 furent un véritable âge d’or. Ces hommes avaient
dans le filet du chasseur.

survécu au cauchemar des années staliniennes et au règne


maladroit de Celui qui, aux époques

Khrouchtchev. Enfin, ils avaient obtenu une certaine stabilité au sein


de exceptionnelles où

l’empire soviétique. Les États satellites d’Europe de l’Est se


montraient prédomine ce qui est petit,

ne sait pas se contenir,

dociles, surtout après la répression du soulèvement tchécoslovaque


en mais, agité, veut toujours

1968. L’ennemi juré, les États-Unis, avait été sévèrement secoué par
aller plus loin, celui-là

la guerre du Vietnam. Et, surtout, les Russes avaient réussi à


étendre s’attire le malheur de la

progressivement leur influence sur le tiers-monde. Un avenir brillant


part des dieux et des

hommes, car il s’éloigne

s’ouvrait à eux.

de l’ordre naturel.

Le pays clé des plans de l’expansion russe était l’Afghanistan, à sa


yi king, le livre des
frontière sud. Le pays était riche en gaz naturel et en minéraux. En
faire mutations, traduit et

un satellite soviétique, quel rêve ! Les Russes s’y insinuaient depuis


les adapté par Étienne

Perrot de la traduction

années 1950 : ils entraînèrent l’armée afghane, construisirent le


tunnel de allemande du Père

Richard Wilhelm

Salang qui reliait le nord de Kaboul à l’Union soviétique et tentèrent


de moderniser cette nation arriérée. Leur plan se déroula sans
accroc jusqu’au milieu des années 1970, lorsque le
fondamentalisme islamiste devint une véritable force politique en
Afghanistan. Pour les Russes, la menace était double : d’abord, les
fondamentalistes arriveraient au pouvoir et, considérant le
communisme comme une idéologie impie et donc détestable, se
couperaient des Soviétiques ; ensuite, la gangrène fondamentaliste
risquait de se répandre d’Afghanistan vers le sud de l’Union
soviétique, qui comptait une large population musulmane.

En 1978, pour éviter un tel scénario de cauchemar, Brejnev soutint


en secret un coup d’État qui amena le parti communiste afghan au
pouvoir. Mais les communistes afghans étaient désespérément
divisés et ce n’est qu’après une longue lutte de pouvoir qu’un
dirigeant émergea enfin : il s’agissait de Hafizullah Amin, qui n’avait
guère la confiance des Soviétiques. En outre, les communistes
n’étaient pas très populaires en Afghanistan et Amin eut recours à
des moyens excessivement brutaux pour maintenir son parti au
pouvoir. Cela ne fit que nourrir la cause fondamentaliste. Dans tout
le pays, des insurrections menées par les moudjahidine éclatèrent et
des milliers de soldats afghans quittèrent l’armée pour les rejoindre.

En décembre 1979, le gouvernement communiste d’Afghanistan


était au bord de la chute. En Russie, les anciens du Politburo
convoquèrent un sommet de crise. La perte de l’Afghanistan serait
une source d’instabilité et un coup terrible après tous les progrès qui
y avaient été faits. Ils accusèrent Amin de leurs problèmes : il fallait
s’en débarrasser. Ustinov proposa un plan : il s’agissait de répéter la
répression des rébellions en Europe de l’Est.

Il soutint l’idée d’une légère intervention soviétique pour sécuriser


Kaboul et le tunnel de Salang. Amin serait alors évincé et le
communiste Babrak Karmal prendrait sa place. L’armée soviétique
garderait profil bas et, afin 290

S T R AT É G I E 2 2

de la remplacer, l’armée afghane serait renforcée. En dix ans,


l’Afghanistan olitudinem faciunt pacem

serait modernisé et deviendrait petit à petit un membre stable du


bloc appellant. (« Ils sèment

la désolation et l’appellent

soviétique. Séduit par la paix et la prospérité, le peuple afghan


verrait enfin la paix. »)

les bénéfices innombrables du socialisme, et s’y rallierait.

Tacite,

Quelques jours après la réunion, Ustinov présenta son plan à son


vers 55 av. J.-C.-vers 120

chef d’état-major, Nikolai Orgakov. Lorsqu’on lui dit que l’armée


d’invasion ne dépasserait pas 75 000 hommes, Orgakov tomba des
nues : d’après lui, cette force était beaucoup trop faible pour
sécuriser les immensités montagneuses d’Afghanistan, un espace
très différent de l’Europe de l’Est. Mais Ustinov craignait qu’une
grosse force d’invasion n’entache l’image de l’Union soviétique dans
le tiers-monde et ne pré-Tout va bien qui finit
bien. La fin est la

sente une cible parfaite pour les insurgés. Orgakov lui rétorqua que
les couronne des

Afghans, bien que divisés, avaient la tradition de s’unir contre une


inva-Entreprises ; quelle que

sion ; ils étaient d’excellents combattants. Désavouant totalement le


plan, soit la carrière, c’est la fin

il déclara qu’il était préférable de trouver une solution politique à ce


qui en décide la gloire.

problème. Mais ses avertissements furent ignorés.

William Shakespeare,

1564-1616,

Le plan fut donc approuvé par le Politburo et, le 24 décembre, il fut


tout est bien qui finit

déclenché. Les forces de l’Armée rouge atterrirent à Kaboul, tandis


que bien, traduit par

François-Pierre-

d’autres descendirent par le tunnel de Salang. Amin fut


tranquillement Guillaume Guizot

déposé et exécuté tandis que Karmal était propulsé au pouvoir. Le


monde entier condamna l’action, mais les Soviétiques espéraient
que l’affaire s’essoufflerait rapidement, ici comme ailleurs.

En février 1980, Andropov rencontra Karmal et lui fit part de l’enjeu


que représentait le soutien du peuple afghan. Il lui présenta un plan
dans ce but et lui promit un soutien financier, ainsi que des experts.
Il lui dit qu’une fois les frontières sécurisées, l’armée afghane
reconstruite et le peuple content de son gouvernement, il pourrait
poliment demander aux Soviétiques de partir.

L’invasion elle-même fut plus aisée que les Soviétiques ne le


pensaient ; les leaders militaires purent déclarer avec assurance la
mission accomplie. Mais quelques semaines à peine après la visite
d’Andropov, ils durent revoir leur copie : les moudjahidine n’étaient
pas du tout intimidés par l’armée soviétique, contrairement aux
Européens de l’Est. En fait, depuis l’invasion, leur pouvoir ne cessait
de s’accroître : de nombreux Afghans et des étrangers de tout poil
les rejoignaient. Ustinov fit passer d’autres soldats en Afghanistan et
ordonna une série d’offensives dans les zones du pays qui abritaient
des moudjahidine. La première opération importante eut lieu en été,
lorsqu’ils entrèrent dans la vallée de Kunar avec de l’artillerie lourde,
rasant des villages entiers et forçant la population à fuir pour se
réfugier dans des camps au Pakistan. Une fois qu’ils eurent nettoyé
la région des rebelles, ils se retirèrent.

Quelques semaines plus tard, des rapports les avertirent que les
moudjahidine étaient tranquillement revenus dans la vallée de
Kunar.

Les Soviétiques n’avaient fait que renforcer l’amertume et la rage


des Afghans, facilitant plus encore le recrutement des moudjahidine.
Mais que faire d’autre ? S’ils laissaient les rebelles en paix, les
moudjahidine S T R AT É G I E 2 2

291

Dix mille musulmans

auraient le temps et la place de devenir plus dangereux, alors que


l’armée convergèrent vers

soviétique était trop petite pour occuper entièrement toutes ces


régions.

La Mecque en empruntant
Il fallait répéter ces opérations de coercition encore et encore, avec
tou-des vallées de montagnes.

Mahomet divisa sa force

jours plus de violence, pour tenter d’intimider les Afghans. Mais,


ainsi en quatre colonnes…

qu’Orgakov l’avait prédit, cela ne fit que les enhardir.

Mahomet ordonna

Entre-temps, Karmal lança des programmes d’alphabétisation,


d’amé-formellement de ne pas

lioration de la condition de la femme, de développement et de


moderni-avoir recours à la violence.

sation du pays ; tout cela pour supprimer le pouvoir des rebelles.


Mais les Sa propre tente fut plantée

sur une hauteur dominant

Afghans préféraient largement leur mode de vie traditionnel ; les


tenta-directement la ville. Huit

tives du parti communiste pour conforter son pouvoir eurent l’effet


opposé.

années plus tôt, il avait fui

Le plus inquiétant était que l’Afghanistan devint très vite un point de


La Mecque à la faveur de

fixation pour tous les États désireux d’affaiblir les Soviétiques. Les
États-l’obscurité et s’était terré

trois jours dans une grotte


Unis, notamment, y virent l’occasion de se venger de la Russie qui
avait du mont Thor, le mont

soutenu le Nord-Vietnam pendant la guerre du Vietnam. La CIA


fournit qu’il apercevait maintenant

des fonds et du matériel aux moudjahidine, dans le plus grand


secret. Au de sa tente de l’autre côté

Pakistan, pays voisin, cette invasion était un don du ciel pour le


président de la ville. À présent, il

Zia ul-Haq : propulsé au pouvoir quelques années plus tôt par un


coup avait 10 000 guerriers à

ses ordres et sa ville natale

d’État militaire et récemment condamné par la communauté


internatio-était exposée à ses pieds.

nale pour l’exécution sommaire de son Premier ministre, Zia y vit


l’occa-Après un bref repos, il

sion de regagner les faveurs des États-Unis comme des nations


arabes en remonta sur son chameau et

proposant son pays pour servir de base aux moudjahidine. Pour le


prési-entra en ville, toucha avec

vénération la pierre noire et

dent égyptien Anouar el-Sadate – qui avait récemment signé un


traité de effectua les sept tours rituels

paix controversé avec Israël –, c’était là une occasion en or de


s’assurer autour de la Kaaba…

le soutien des musulmans en envoyant des renforts.


Mahomet le conquérant ne

Les armées soviétiques étaient éparpillées dans une grande partie


du se montra pas vindicatif.

monde, surtout en Europe de l’Est : Ustinov refusa d’envoyer plus Il


proclama une amnistie

générale, dont furent

d’hommes. Il préféra armer les soldats présents d’une artillerie de


pointe exclues moins d’une

et chercha à fournir et renforcer l’armée afghane. Rien de tout cela


ne fut douzaine de personnes ;

efficace. Les moudjahidine arrivaient toujours à paralyser les


transports quatre seulement furent

soviétiques avec des embûches et avaient à leur disposition les


missiles effectivement exécutées.

Ikrima, le fils d’Abu Jahal,

Stinger, fournis par les Américains ; ils s’en servaient à la perfection.


Les s’enfuit au Yémen mais sa

années passèrent et le moral de l’armée soviétique dégringola. Les


soldats femme en appela à la

coincés dans leurs bases, immobiles, ressentaient fortement la


haine des clémence de l’apôtre, qui

populations locales et attendaient la prochaine attaque. La drogue et


accepta de lui pardonner…

l’alcool se répandirent.

L’occupation de La Mecque
par les musulmans se fit

Les coûts de la guerre explosaient, et l’opinion publique russe finit


donc pratiquement sans

par s’en agacer. Mais les gouvernants soviétiques ne pouvaient plus


recu-effusion de sang. L’ardent

ler : cela créerait un dangereux vide de pouvoir en Afghanistan et


serait Khalid ibn al Waleed tua

un coup terrible à leur réputation de superpuissance mondiale. Ils


restèrent quelques personnes à la

porte sud, ce que Mahomet

donc dans le pays, chaque année devant être la dernière. Les


anciens du lui reprocha vivement. Bien

Politburo mouraient les uns après les autres : Brejnev en 1982,


Andropov que l’apôtre ait été lui-et Ustinov en 1984. Les choses
n’avançaient pas.

même persécuté dans la

Mikhaïl Gorbatchev devint secrétaire général de l’Union soviétique


ville et en dépit du fait que

en 1985. Dès le début, il s’était opposé à la guerre : il commença à


rapa-beaucoup de ses adversaires

les plus acharnés y vivaient

trier les troupes d’Afghanistan. Les derniers soldats quittèrent le


pays au encore, il gagna tous les

début de l’année 1989. En tout, plus de 14 000 soldats russes


étaient 292
S T R AT É G I E 2 2

morts dans le conflit, mais les coûts collatéraux vis-à-vis de la fragile


éco-cœurs par sa clémence

nomie soviétique et de la confiance modérée du public furent encore


plus au jour de son triomphe.

Pareille générosité digne

graves. Quelques années plus tard, le système tout entier s’effondra.

d’un homme d’État

est particulièrement

Interprétation

remarquable parmi les

Le grand général allemand Erwin Rommel faisait la distinction entre


un Arabes, race qui a toujours

pari et un risque. Dans les deux cas, il existe une chance de gagner
et une aimé la vengeance. Son

succès fut le fruit de

chance de perdre, et celle de gagner est augmentée par l’audace de


l’action.

la politique et de la

La différence, lorsque l’on prend un risque, est qu’il est possible de


s’en diplomatie et non le

remettre en cas d’échec : votre réputation n’en souffre pas


longtemps, vos résultat d’une action
ressources ne sont pas épuisées et vous retrouvez votre position de
départ militaire. À une époque

de violence et de carnage,

en ayant subi des pertes acceptables. En prenant un pari, une


défaite il avait compris que les risque de vous entraîner dans une
série de problèmes, dans une spirale dont idées ont plus de pouvoir

vous finissez par perdre le contrôle. Trop de variables entrent en jeu


si les que la force.

choses tournent mal. Pire encore : dans un pari, si vous rencontrez


des dif-John Bagot Glubb,

the great arab

ficultés, il sera particulièrement difficile de vous en sortir ; les enjeux


sont conquests, 1963

trop importants, vous ne pouvez pas vous permettre de perdre. Vous


vous débattez donc, désespéré, ce qui aggrave généralement la
situation et vous fait couler au fond d’un trou dont il est impossible
de sortir. Les hommes se laissent entraîner dans des paris du fait de
leurs émotions : ils sont éblouis par la perspective des gains et cela
leur fait ignorer les conséquences d’une perte. Il est indispensable
de prendre des risques, mais imprudent de parier.

Si jamais vous vous en remettez, cela prendra plusieurs années.

L’invasion de l’Afghanistan est un exemple type de pari. Les


Soviétiques y ont été attirés par l’irrésistible envie de posséder un
État satellite dans la région. Éblouis par cette vision, ils ignorèrent la
réalité : les moudjahidine et les puissances externes avaient trop
d’enjeux dans la région pour permettre aux Soviétiques de partir en
ayant sécurisé le pays.
Ils ne maîtrisaient que peu de variables : ils ne pouvaient rien contre
les actions des États-Unis et du Pakistan, les frontières impossibles
à sécuriser, etc. Une armée d’occupation en Afghanistan était vouée
à se laisser enfermer dans un cercle vicieux : cette importante
présence militaire était haïe ; plus elle était haïe, plus il fallait la
renforcer, et ainsi de suite.

Pourtant, les Soviétiques foncèrent dans le mur tête baissée. Ils


réalisèrent trop tard que les enjeux avaient pris de l’importance : se
retirer, donc perdre, détruirait définitivement leur image. C’était en
outre laisser la place aux intérêts américains et à de possibles
insurrections aux frontières. Puisqu’ils n’avaient pas vraiment prévu
de rester sur place, ils n’avaient aucune stratégie de sortie. La
meilleure chose à faire restait d’arrêter les frais et de partir en
courant. Ce qui est pratiquement impossible lors d’un pari aussi fou,
puisqu’il relève de l’émotion et que, une fois les émotions engagées,
il est extrêmement difficile de battre en retraite.

La pire façon de conclure quoi que ce soit, qu’il s’agisse d’une


guerre, d’un conflit ou d’une relation, est d’arrêter lentement et donc
douloureusement. Les conséquences sont parfois extrêmement
lourdes : perte de confiance en soi, fuite inconsciente face aux
conflits qui se présenteront à S T R AT É G I E 2 2

293

Seulement je t’avertis, si tu

l’avenir, amertume et animosité latentes ; autant de pertes de temps


as quelque foi dans l’art

absurdes. Avant d’entreprendre une action quelconque, vous devez


donc que j’enseigne, si les vents

calculer précisément votre stratégie de sortie. Comment cet


engagement ravisseurs n’emportent pas

mes paroles à travers les


finira-t-il, et où en serez-vous ? Si les réponses à ces questions sont
vagues flots de la mer, de ne point

et pleines de « si », si la victoire est très attirante mais l’échec


dangereux, tenter l’aventure, à moins

vous êtes face à un pari. Vos émotions risquent de vous conduire


tout de la pousser à bout.

droit dans un bourbier dont vous aurez du mal à vous extraire.

Ovide, œuvres

Avant que cela n’arrive, il faut apprendre à se retenir. Et si vous


complètes, publié sous

la direction de

constatez l’erreur une fois qu’elle est commise, il n’existe que deux
soluM. Nisard,

J.-J. Dubochet et

tions rationnelles : mettre un terme au conflit dès que possible par


un Cie éditeurs, Paris, 1838

coup violent, en acceptant le prix à payer et en sachant que cela


vaut mieux qu’une mort lente et douloureuse ; ou alors tout arrêter et
battre en retraite. Ne laissez jamais votre fierté ou l’idée de votre
réputation En vérité, si l’on

vous embourber dans un tel marécage ; vous n’en souffrirez que


plus si approfondit l’étude des

expériences passées, on

vous persistez. Une défaite rapide est largement préférable à un


désastre aboutit à cette conclusion :
de plusieurs années. La sagesse exige de savoir s’arrêter.

les nations seraient souvent

parvenues plus près de leur

Aller trop loin est aussi mauvais que ne pas aller assez loin.

objet en profitant d’une

CONFUCIUS (551 ?-479 av. J.-C.)

éclaircie dans la lutte pour

discuter un accord, qu’en

continuant à se battre pour

arracher une « victoire ».

TERMINER COMME ON A COMMENCÉ

L’histoire révèle également

Jeune homme, Lyndon B. Johnson n’avait qu’un rêve : escalader


l’échelle que, dans de nombreux

cas, une paix bénéfique

politique et devenir président. Lorsqu’il eut vingt-cinq ans, son but


aurait pu être obtenue si les

semblait inaccessible. Son poste de secrétaire d’un député texan lui


avait hommes d’État des nations

permis de rencontrer le président Franklin D. Roosevelt et de lui faire


en guerre avaient montré
bonne impression. Il l’avait nommé directeur de la National Youth
une meilleure intelligence

Administration du Texas, poste plein d’avenir qui lui offrait un carnet


des données psychologiques

lors des « sondages » de

d’adresses irremplaçable. Mais les électeurs texans étaient très


fidèles et paix. Comme dans les

reconduisaient les députés pendant des décennies, généralement


jusqu’à disputes domestiques du

leur mort. Johnson devait absolument décrocher un siège au


Congrès.

type classique, chaque parti

S’il n’en obtenait pas un rapidement, il serait trop vieux pour espérer
craint de paraître céder ; si

bien que, lorsque l’un

gravir tous les échelons. Il était dévoré d’ambition.

d’entre eux montre quelque

Le 22 février 1937, ce fut soudain la chance de sa vie : le député


texan inclination à la conciliation,

James Buchanan mourut subitement. Le siège du Dixième district


texan celle-ci se formule

était libre : c’était une occasion rare et les poids lourds de la politique
habituellement dans un

texane se jetèrent dessus. Parmi ces candidats, on comptait Sam


Stone, langage trop dur ; et l’autre
tarde à répondre, en partie

juge de comté populaire, Shelton Polk, jeune procureur ambitieux à


par orgueil ou obstination,

Austin, et C. N. Avery, ancien directeur de campagne de Buchanan,


en partie parce qu’il

favori au départ. Avery avait le soutien de Tom Miller, maire d’Austin,


interprète cette démarche

principale ville du Dixième district. Avec le soutien de Miller, il


pouvait comme un signe de faiblesse

alors qu’elle peut témoigner

raisonnablement espérer gagner l’élection.

d’un simple retour au bon

Johnson était dans une situation terrible. S’il entrait dans la course,
sens. Ainsi, le moment

toutes les chances étaient contre lui : il était jeune, âgé d’à peine
vingt-décisif passe et le conflit

huit ans, inconnu, et n’avait qu’un petit réseau. Un échec ruinerait sa


continue, pour le plus

réputation et lui compliquerait encore la tâche pour son but à long


terme.

grand dommage de tous.

294

S T R AT É G I E 2 2
Mais s’il n’entrait pas dans la campagne, il lui faudrait attendre au
moins Rarement un tel

dix ans pour retenter sa chance. Ayant bien réfléchi et contre toute
pru-entêtement sert un bon

dessein lorsque les deux

dence, il se lança dans l’aventure.

parties sont liées l’une à

Sa première étape fut de rassembler les dizaines de jeunes qu’il


avait l’autre et doivent vivre sous

aidés et soutenus au fil des ans. Sa stratégie de campagne était


simple : il le même toit. Et ceci vaut

se distinguerait des autres candidats en se présentant comme le


partisan encore plus pour les guerres

le plus ardent de Roosevelt. Voter pour Johnson, ce serait voter pour


le modernes que pour les

conflits domestiques,

Président, architecte très populaire du New Deal. Et puisque


Johnson ne puisque l’industrialisation

pouvait espérer gagner Austin, il décida de diriger son armée de


volon-des nations a rendu

taires vers la campagne, les vallons peu peuplés du Texas. C’était la


zone inséparables leur prospérité

la plus pauvre du district ; rares étaient les candidats qui s’y


aventuraient.

et leur destin.
Johnson voulait rencontrer chaque fermier, chaque métayer, serrer
toutes B. H. Liddell Hart,

stratégie, traduit par

les mains, gagner les votes de ceux qui n’avaient jamais voté de leur
vie.

Lucien Poirier, Perrin,

C’était la stratégie désespérée d’un homme qui savait que c’était là


sa 1998 et 2007

seule chance de gagner.

Carroll Keach était l’un des partisans les plus fidèles de Johnson ; il
fut son chauffeur. Ensemble, les deux hommes parcoururent tous les
chemins, les pistes et les sentiers du district. À chaque fois qu’il
repérait une Il est plus sage de courir

ferme retirée, Johnson sortait de la voiture, frappait à la porte, se


présen-le risque de guerre en

tait aux paysans ébahis, écoutait avec attention leurs problèmes,


puis par-cherchant à sauver la paix

tait sur une poignée de main chaleureuse et un appel à voter. Il


organisa que de risquer l’épuisement

dans la guerre en cherchant

des meetings dans des bourgades qui n’avaient pour tout monument
à la terminer sur une

qu’une église et une station-service. Il faisait un discours, puis allait


victoire ; cette conclusion discuter avec les gens, tenant à passer au
moins quelques minutes avec va à l’encontre des mœurs,
chaque participant. Il était doté d’une incroyable mémoire des
visages et mais elle est confirmée

par l’expérience.

des noms : s’il rencontrait deux fois la même personne, il se


rappelait tout B. H. Liddell Hart,

ce qu’elle lui avait dit la première fois et impressionnait souvent les


étran-stratégie, traduit par

gers en se découvrant des amis communs. Il écoutait avec


beaucoup Lucien Poirier, Perrin, 1998 et 2007

d’attention et prenait garde à quitter les gens sur le sentiment qu’ils


se reverraient et que, s’il gagnait, il y aurait quelqu’un pour défendre
leurs intérêts à Washington. Comme s’il n’avait que ça à faire, il allait
discuter avec les habitants dans les bars, les épiceries et les
stations-service de tout le district. En partant, il achetait toujours
quelque chose : des bonbons, des gâteaux, etc. Ce geste était
systématiquement remarqué et apprécié.

Il savait nouer un lien véritable avec chacun.

Alors que la campagne se poursuivait, Johnson enchaînait les nuits


sans sommeil ; il était enroué, avait les yeux rouges. Tandis qu’il le
conduisait à travers tout le district, Keach était toujours frappé
d’entendre le candidat épuisé se répéter les informations qu’il venait
de recueillir, les impressions qu’il avait faites, ce qu’il aurait dû mieux
faire. Johnson ne voulait jamais avoir l’air désespéré ou
condescendant. Le plus important était la dernière poignée de main
et le dernier regard.

Les sondages étaient décevants : Johnson restait loin en arrière.


Mais il savait qu’il gagnait des votes qu’aucun sondage
n’enregistrait. De toute façon, il progressait lentement : la dernière
semaine, il était à la troisième place. Brusquement, les autres
candidats semblèrent en prendre S T R AT É G I E 2 2
295

Lorsque, de part et d’autre,

conscience. La campagne devint virulente : Johnson était attaqué


sur sa l’esprit suit une direction

jeunesse, son soutien sans mesure à Roosevelt, la moindre de ses


failles.

déterminée, d’un côté pour

Pour essayer de gagner quelques votes à Austin, Johnson s’afficha


contre arriver au but, de l’autre

pour gagner le port du

la machine politique que représentait Miller, qui le détestait et fit tout


pour salut, il peut facilement

saboter sa campagne. Johnson visita personnellement le maire à


plusieurs arriver que les motifs qui

reprises lors de la dernière semaine, pour négocier une sorte de


trêve. Mais sollicitent l’un des

Miller lisait clair dans son jeu. Il avait peut-être gagné les votes des
plus adversaires à s’arrêter et

pauvres du district, mais les autres candidats voyaient plus loin : ils
le l’autre à aller de l’avant ne

se fassent pas sentir dans

savaient capable de tout, ce jeunot aux dents longues et affûtées.


Comme toute leur force, et que, par

il s’élevait dans les sondages, il se faisait de plus en plus d’ennemis.


suite, emportée par le

L’élection représenta l’un des plus gros chocs politiques de l’histoire


mouvement l’attaque

américaine : Johnson gagna avec 3 000 voix d’avance sur le


second. Épuisé compromette l’équilibre en

dépassant sans s’en

par le rythme éreintant de toute la campagne, Johnson fut


hospitalisé. Mais apercevoir le point limite de

le lendemain de sa victoire, il était de retour au travail – il avait une


pénétration. Il peut même

dernière tâche à accomplir avant de s’y mettre. Depuis son lit


d’hôpital, il se faire que, malgré

dicta des lettres à tous les candidats rivaux. Il les félicita pour cette
belle l’épuisement de ses forces

campagne ; il parlait de sa victoire comme d’un coup de chance, un


vote physiques mais sollicitée par

les forces morales qui se

pour Roosevelt plus que pour lui. Lorsqu’il sut que Miller était en
visite à rencontrent de préférence en

Washington, Johnson demanda à ses relations de s’occuper de lui et


de le elle, et semblable en cela à

traiter comme un prince. Dès qu’il quitta l’hôpital, il rendit visite à


tous ses ces chevaux ardents qui

rivaux et fit preuve d’une humilité presque gênante. Il se lia même


d’amitié d’un seul coup de collier
font gravir une côte escarpée

avec le frère de Polk et le conduisit lui-même faire ses courses.

à la charge à laquelle ils

Quelque dix-huit mois plus tard, Johnson se représentait aux


élections ; sont attelés, l’attaque

ses ennemis les plus amers et ses adversaires d’antan étaient


devenus ses estime avoir moins de

partisans les plus fervents, donnant de l’argent et faisant campagne


en son dangers à aller de l’avant

nom. Même le maire, Miller, qui avait voué à Johnson une haine
sans qu’à s’arrêter.

Nous croyons avoir ainsi

relâche, le soutint pendant le restant de ses jours.

démontré, sans crainte d’être

contredit, comment

Interprétation

l’attaquant peut dépasser le

Pour la plupart d’entre nous, la fin de quelque chose, qu’il s’agisse


d’un point où, en s’arrêtant et en

passant à la défensive, il

projet, d’une campagne ou d’une tentative de persuasion, représente


une pourrait encore tenir tête à
sorte de mur : le travail est terminé, il est temps de faire ses comptes
et son adversaire et par

de tourner la page. Lyndon Johnson ne voyait pas les choses de


cette conséquent rester en

façon : ce n’était pas un mur, mais une porte qui conduisait à l’étape
sui-équilibre. Il est donc, de part

vante. Pour lui, le plus important n’était pas de vaincre, mais


d’arriver là et d’autre, très important de

savoir déterminer ce point

où il voulait, d’être prêt pour le prochain palier. Quel avantage y


avait-il dans le plan de campagne,

à gagner l’élection de 1937 si c’était pour perdre dix mois plus tard ?
Cela pour l’attaquant de peur

aurait été un revers dévastateur pour ses rêves de présidence. Si,


après qu’entreprenant plus qu’il ne

l’élection, il avait tranquillement savouré ce moment de triomphe, il


peut faire il ne s’endette

pour ainsi dire, et, pour le

aurait préparé son échec à l’élection suivante. Il s’était fait trop


d’enne-défenseur, afin de reconnaître

mis ; s’ils ne faisaient pas campagne contre lui en 1938, ils


s’arrangeraient et d’utiliser la faute si

pour semer le chaos pendant qu’il se trouvait à Washington.


Johnson l’adversaire s’y laisse tomber.

s’appliqua donc immédiatement à gagner la confiance et l’amitié de


ces Jetons maintenant un coup
hommes par son charme, par des gestes symboliques ou plus
simplement d’œil rétrospectif sur tous les

objets dont le général en

par un appel à leurs intérêts personnels. Il gardait un œil sur le futur


et chef a à tenir compte dans

sur le type de victoire qui le ferait avancer.

296

S T R AT É G I E 2 2

Johnson se servait de la même approche pour rallier des électeurs.

cette appréciation, et

Au lieu d’essayer de pousser les gens à voter pour lui par des
discours et n’oublions pas qu’il ne peut

juger de la valeur des plus

des phrases fantaisistes – il n’était pas bon orateur, de toute façon –,


il se importants d’entre eux

concentra sur le sentiment qu’il laissait aux gens. Il savait que la


persua-qu’en la déduisant d’une

sion relève avant tout de l’émotion : les mots, c’est bien joli, mais si
un foule de considérations et

politicien donne l’impression de ne pas être sincère, d’arracher de


force de rapports plus ou moins

les votes de ses électeurs, ces derniers se ferment et l’oublient.


Johnson éloignés. Ici il lui faut

en quelque sorte tout


s’attacha donc à établir un véritable lien émotionnel avec eux ; il
deviner ; deviner si l’armée

concluait toutes ses conversations par une poignée de main


chaleureuse ennemie gagnera en force et

et un regard droit dans les yeux, la voix vibrante. Cela scellait le lien.
Il en cohésion après le premier

partait en laissant le sentiment qu’on le reverrait. Personne ne le


soupçon-choc, ou si, semblable aux

flacons de verre de Bologne,

nait d’être arriviste. La fin de la conversation était en fait un début :


elle ne se réduira pas en

Johnson restait dans les esprits et cela se reflétait dans les urnes.

poussière au moindre

Comprenez bien : pour chaque nouveau projet, vous avez tendance


contact ; deviner quel

à penser en termes de victoire ou d’échec, de gagnant et de


perdant. C’est sera l’effet moral que

dangereux. Votre esprit s’arrête au lieu de voir plus loin. Les


émotions l’épuisement de certaines

ressources et l’interruption

prennent le dessus : une satisfaction béate en cas de victoire, une


amer-de certaines communications

tume profonde en cas d’échec. Vous devez avoir un regard plus


fluide et produiront sur l’état
plus stratégique sur l’ensemble du processus. Rien ne se finit jamais
vrai-militaire de l’adversaire ;

ment ; votre façon de terminer quelque chose influence et détermine


deviner si celui-ci se laissera

abattre par les coups qui lui

l’étape suivante. Certaines victoires sont négatives, elles ne mènent


nulle seront portés, ou si, comme

part ; de même, certaines défaites sont positives, agissent comme


un élec-le taureau blessé, il ne se

trochoc. Ce mode de pensée, plus souple, vous forcera à vous


attacher à relèvera pas plus furieux ;

la qualité de votre conclusion. Vous verrez vos adversaires sous un


nou-deviner, enfin, quelle

veau jour et pourrez constater que, souvent, mieux vaut se montrer


géné-influence les événements

exerceront sur les autres

reux et prendre un peu de recul pour en faire des alliés, en jouant


sur le puissances et quelles seront,

registre affectif. Gardez toujours un œil sur les suites de toute


rencontre, par suite, les alliances

en pensant au sentiment que vous laissez aux gens : ce sentiment


peut se politiques qui se formeront

transformer en désir de mieux vous connaître. Il faut comprendre


que ou se dénoueront. Le

général en chef ne peut


toute victoire et toute défaite sont temporaires et que ce qui importe,
c’est découvrir tout cela qu’à force

ce que l’on en fait. En pensant de la sorte, il vous sera beaucoup


plus de finesse, de tact et de

facile de rester tempéré à travers les milliers de batailles


quotidiennes. jugement ; mille détours La seule fin véritable est la
mort. Le reste n’est que transition.

se présentent à son esprit

et le peuvent égarer, et,

s’il ne se perd pas dans

Yasuda Ukyo fit le commentaire suivant à propos de la dernière


l’enchevêtrement, la

coupe de vin que l’on offre : « Seule la fin des choses est multiplicité
et la variété

importante. » Chaque vie devrait y ressembler. Lorsque les des


objets, il peut encore

invités partent, faire ses adieux avec regret est essentiel.

hésiter devant le danger

et la responsabilité.

JOCHO YAMAMOTO (1659-1720), Hagakure, le livre secret des


samouraïs C’est ainsi que le plus

grand nombre des généraux

aime mieux rester bien en

LES CLEFS DE LA GUERRE


deçà du but que d’en trop

Il existe trois types de personnes : d’abord, il y a les rêveurs et les


beaux approcher, et qu’un esprit

entreprenant et courageux

parleurs qui commencent leurs projets avec un enthousiasme


délirant.

le manque parfois en le

Mais cet enthousiasme s’effondre très vite lorsqu’ils sont confrontés


au dépassant. – Celui-là

monde réel et au travail qu’il faut fournir pour mener à bien un projet
seul réussit qui sait faire

S T R AT É G I E 2 2

297

de grandes choses avec de

quel qu’il soit. Ces personnes restent dans l’émotion, vivent dans le
faibles moyens.

moment ; elles perdent très vite l’intérêt qu’elles ont sur l’instant Carl
von Clausewitz,

lorsqu’on leur propose autre chose. Leur parcours est jonché de


projets 1780-1931,

théorie de la grande

semi-finis, dont beaucoup sont restés à l’état de belles paroles.

guerre, traduit par


Ensuite, il y a ceux qui achèvent toujours ce qu’ils ont commencé, le
lieutenant-colonel

de Vatry, L. Baudoin,

soit parce qu’ils y sont obligés, soit parce que c’est un effort à leur
por-Paris, 1886

tée. Mais ils passent la ligne d’arrivée avec un enthousiasme déjà


bien entamé ; ils n’ont plus l’énergie du début. C’est la fin de la
campagne.

Impatients de terminer, ils en bâclent la conclusion. L’entourage


reste sur On demanda un jour au

grand boxeur professionnel

sa faim : il n’y a rien de mémorable ni aucune résonance.

Jack Dempsey : « Pour

Ces deux types de personnes commencent chaque projet sans


savoir frapper un adversaire, est-ce

exactement comment le finir. À mesure que celui-ci avance, il diffère


que vous visez le menton

nécessairement de ce qu’elles avaient imaginé. Elles ne savent plus


com-ou le nez ? – Ni l’un ni

l’autre, répondit Dempsey,

ment s’en sortir et abandonnent ou en expédient la conclusion.

je vise l’occiput. »

Le troisième groupe comprend ceux qui connaissent cette loi de


base Cité dans the mind of
du pouvoir et de la stratégie : la conclusion, que ce soit d’un projet,
d’une war, Grant

campagne ou même d’une conversation, revêt une importance


démesu-T. Hammond, 2001

rée. C’est ce qui restera dans les esprits. Une guerre a beau
commencer en grande fanfare et rapporter beaucoup de victoires, si
elle se finit mal, c’est ce que les hommes en retiendront. Mesurant
l’importance et les conséquences d’une conclusion, les personnes
du troisième type savent que le problème n’est pas seulement de
finir ce que l’on a commencé, mais de bien le finir : avec de
l’énergie, l’esprit clair et en gardant un œil sur la suite, sur ce qui
marquera les gens. Ces personnes commencent toujours avec un
plan précis. Si un imprévu survient, et c’est toujours le cas, elles
savent rester patientes et rationnelles. Leur plan comprend la fin du
projet, mais aussi la suite. Elles savent créer des choses qui durent :
une paix solide, une œuvre d’art mémorable, une carrière longue et
fructueuse.

La raison pour laquelle nous avons tous du mal à conclure est assez
évidente : la fin est un moment où il faut particulièrement contrôler
ses émotions. Lorsqu’un âpre conflit s’achève, les deux parties
désirent ardemment la paix, attendent la trêve avec impatience. Si
l’on sort victorieux de ce conflit, on a tendance à succomber à des
rêves de grandeur ou à se laisser entraîner par l’avidité en cherchant
à obtenir plus que de raison. Si le conflit a été très dur, la colère
prend le dessus et conduit parfois à une expédition punitive violente.
Lorsque l’on perd, on reste brûlé par le désir de vengeance. Ce type
d’émotions ruine parfois tout le travail accompli pendant des mois,
voire des années. En stratégie, rien n’est plus difficile que de rester
concentré sur son but, la tête froide, du début à la fin, et même
après ; pourtant, rien n’est plus indispensable.

Napoléon Bonaparte est probablement le plus grand général que la


terre ait porté. Ses stratégies étaient des chefs-d’œuvre de
souplesse et de précision, planifiées du début à la fin. Mais après
avoir battu les Autrichiens à Austerlitz puis les Prussiens à Iéna, ses
deux plus grandes victoires, il imposa à ces nations des conditions
extrêmement difficiles pour en faire de faibles satellites de la France.
Ainsi, dans les années qui 298

S T R AT É G I E 2 2

ont suivi les deux traités, les deux pays ont mûri un désir croissant
de La victoire semble être

vengeance. Ils mirent en place des armées secrètes et attendirent le


jour achevée. Il ne demeure

plus qu’un restant de mal

où Napoléon serait vulnérable. Après sa désastreuse retraite de


Russie en qui doit être résolument

1812, ils fondirent sur lui avec une haine sans partage.

déraciné comme l’époque

Napoléon avait laissé s’ancrer des sentiments mesquins –


l’humiliation, le demande. Tout semble

le désir de vengeance, l’obéissance forcée – qui ont empoisonné sa


straté-parfaitement aisé, mais

gie. S’il était resté concentré sur ses intérêts à long terme, il aurait
compris c’est précisément en cela

que réside le danger. Si

qu’il était préférable d’affaiblir la Prusse comme l’Autriche


psychologique-l’on n’est pas sur ses

ment plus que physiquement. Il aurait fallu les séduire et les adoucir
par gardes, le mal réussit à se
des conditions apparemment généreuses, en faire des alliés
dévoués plus frayer subrepticement un

que d’amers vassaux. Beaucoup de Prussiens avaient d’abord


considéré passage et, dès qu’il s’est

échappé, de nouveaux

Napoléon comme un libérateur. Si l’allié était resté satisfait, il se


serait remis malheurs naissent des

de la débâcle de Russie et il n’y aurait pas eu de Waterloo.

germes qui avaient subsisté,

Retenez la leçon : des plans brillants et des conquêtes en série ne


suffi-car le mal ne meurt pas

sent pas. Vous n’êtes pas à l’abri de devenir victime de votre propre
succès, facilement.

de laisser la victoire vous emporter trop loin, de vous créer des


ennemis yi king, le livre des

mutations, traduit et

mortels en gagnant la bataille mais en perdant le jeu politique qui


s’ensuit.

adapté par Étienne

Il vous faut un troisième œil stratégique : la capacité de rester


concentré Perrot de la traduction

allemande du Père

sur l’avenir, en étant efficace au présent et en concluant vos actions


de Richard Wilhelm
façon à servir vos intérêts futurs. Ce troisième œil vous aidera à
contrebalancer les émotions qui pourrissent de l’intérieur toutes les
bonnes stratégies, notamment la colère et le désir de vengeance.

À la guerre, la question critique est de savoir quand s’arrêter, à quel


moment sortir et poser les dernières conditions. Si vous vous arrêtez
trop tôt, vous perdez ce que vous avez déjà gagné ; vous ne laissez
pas le conflit se développer pour voir où il mène. Si vous vous
arrêtez trop tard, vous sacrifiez vos gains ; vous vous épuisez à
vouloir plus que vous ne pouvez gérer, et vous vous créez un
ennemi âpre qui voudra se venger un jour ou l’autre. Le grand
philosophe de guerre Carl von Clausewitz a analysé ce problème en
parlant de ce qu’il appelait le « point culminant de la victoire », le
moment parfait pour finir une guerre. Pour identifier le point
culminant de la victoire, il faut connaître vos ressources, le moral de
vos soldats, savoir ce que vous pouvez gérer, identifier le moindre
relâchement de l’effort. Si vous passez à côté et continuez à vous
battre, vous subirez de nombreux effets secondaires indésirables :
l’épuisement, les escalades de violence, et pire encore.

Au tout début du XXe siècle, les Japonais voyaient la Russie faire


des avances à la Chine et à la Corée. En 1904, pour endiguer
l’expansion russe, ils conduisirent une attaque surprise sur la ville de
Port Arthur, tenue par les Russes sur la côte mandchoue. Étant
clairement plus petits et moins bien armés, ils espéraient qu’une
offensive rapide jouerait en leur faveur. La stratégie, mise en place
par le baron Gentaro Kodama, chef d’état-major adjoint, fut efficace :
en prenant l’initiative, les Japonais purent enfermer la flotte russe à
l’ancre à Port Arthur, tout en envoyant une armée en Corée. Cela
leur permit de battre les Russes lors de batailles clés sur terre
comme sur mer. La dynamique était clairement de leur côté.

S T R AT É G I E 2 2

299

La guerre éclair du
Cependant, en avril 1905, Kodama perçut un grand danger dans son
commandement central –

propre succès. La main-d’œuvre et les ressources du Japon étaient


très l’opération Tempête du

limitées ; du côté de la Russie, elles étaient abondantes. Kodama


convain-désert – était finie. On a

parlé d’un Blitz de cent

quit les dirigeants japonais de consolider leurs atouts et de


demander la heures mais, trois ans plus

paix. Le traité de Portsmouth, signé un an plus tard, accordait de


nom-tard, la guerre n’était

breux avantages à la Russie, mais consolidait la position japonaise :


les toujours pas finie. Gordon

Russes quittèrent donc la Mandchourie et la Corée, ainsi que Port


Brown, principal conseiller

Arthur. Si les Japonais s’étaient laissés entraîner par l’énergie de


leurs vic-de politique étrangère de

Schwarzkopf au

toires successives, ils auraient passé le point culminant de la victoire


et commandement central a

tous leurs gains auraient été balayés par une contre-attaque


inévitable.

avoué : « Nous n’avons

À l’inverse, les Américains conclurent trop tôt la guerre du Golfe de


jamais eu de plan pour en
1991, en laissant le gros de l’armée irakienne échapper à son
encercle-finir avec cette guerre. »

ment. Ils partirent en laissant en place un Saddam Hussein


suffisamment Michael R. Gordon et

le général Bernard

puissant pour écraser les insurrections chiites et kurdes qui avaient


éclaté E.Trainor,

après sa défaite au Koweït. Il s’accrocha au pouvoir. Les forces


alliées the general’s war:

the inside story of

n’allèrent pas plus loin pour ne pas se mettre à dos les nations
arabes et the conflict in the

par crainte d’un vide de pouvoir en Irak. Cet échec engendra


d’atroces gulf, 1995

violences sur le long terme.

Dites-vous que chacune de vos actions atteint à un moment donné


son instant de perfection, de réalisation complète. Votre but est de
terminer à ce moment-là, au sommet. Si vous succombez à la
fatigue, à l’ennui ou à l’impatience, vous vous arrêtez trop tôt.
L’avidité et la mégalomanie vous pousseront en revanche à aller trop
loin. Pour finir exactement au bon moment, il faut avoir des buts
précis, savoir ce que vous voulez.

Vous devez aussi connaître parfaitement vos ressources :


concrètement, jusqu’où pouvez-vous aller ? Ces informations vous
permettront d’avoir l’intuition de ce point culminant de la victoire.

Comme à la guerre, la conclusion d’une relation humaine demande


la même intuition. Une conversation ou une histoire trop longues
finissent toujours mal. Le pire des échecs est d’importuner les gens,
de vous rendre indésirable. Il faut les quitter et qu’ils aient envie de
vous revoir.

Pour cela, achevez la conversation ou la rencontre avant que l’autre


ne s’y attende. Si vous partez trop tôt, vous paraîtrez timide ou
grossier. En partant au bon moment, lorsque l’autre est enchanté, au
point culminant, vous laissez une impression extrêmement positive.
Les gens penseront encore à vous bien après votre départ. En
général, mieux vaut partir sur une note énergique et élégante.

La victoire comme la défaite sont ce que vous en faites : ce qui


compte, c’est votre façon de les gérer. Les défaites sont inévitables,
il faut apprendre à perdre bien, stratégiquement. D’abord, pensez à
votre propre état mental, votre façon psychologique de gérer une
défaite. Considérez-la comme un revers temporaire, qui va vous
réveiller et vous enseigner une bonne leçon. Même lorsqu’on perd, il
est possible de finir bien et avec un avantage : vous êtes préparé à
la prochaine offensive. Souvent, ceux qui réussissent trop baissent
leur garde et se montrent imprudents : accueillez la défaite comme
une occasion de vous rendre plus fort.

300

S T R AT É G I E 2 2

Savoir trouver la fin. Les

Ensuite, sachez que toute défaite est aussi l’occasion de vous


montrer maîtres de première qualité

positif. Restez digne, ne cédez ni à l’amertume ni à la colère. Au


début de se reconnaissent en ceci

son mandat de président, John F. Kennedy conduisit les États-Unis


au fiasco que, pour ce qui est grand

de la baie des Cochons, une invasion ratée de Cuba. Il endossa


l’entière comme pour ce qui est responsabilité de la débâcle, mais
ne perdit pas de temps à se répandre petit, ils savent trouver la fin
d’une façon parfaite,

en excuses. Il se mit au travail pour corriger ses erreurs et s’assurer


que ce soit la fin d’une que cela ne se reproduirait plus. Il garda son
assurance, se montrant plein mélodie ou d’une pensée,

de remords, mais restant fort et sûr de lui. Ainsi, il gagna le soutien


de que ce soit le cinquième

l’opinion publique et politique qui lui servit immensément par la suite.

acte d’une tragédie ou d’un

acte de gouvernement. Les

De plus, si la défaite est vraiment inévitable, mieux vaut souvent


som-musiciens de second ordre

brer avec panache. Même en perdant, vous terminez bien. Vos


troupes s’énervent toujours vers la gardent le moral, sont pleines
d’espoir pour l’avenir. Lors de la bataille fin et ne s’inclinent pas

d’Alamo en 1836, tous les Américains combattant l’armée mexicaine


mou-vers la mer avec un rythme

rurent. Mais c’étaient des héros, qui avaient refusé de se rendre.


Cette simple et tranquille comme

par exemple la montagne

bataille devint un cri de ralliement : « Souvenez-vous d’Alamo ! »


Une près de Portofino – là-bas

troupe américaine bien motivée, conduite par Sam Houston, finit par
battre où la baie de Gênes finit

les Mexicains une fois pour toutes. Il n’est pas nécessaire d’aller
jusqu’au de chanter sa mélodie.
martyre, mais une démonstration d’héroïsme et d’énergie peut faire
d’une Friedrich Nietzsche,

1844-1900,

défaite une victoire morale qui se réalisera bientôt. La vraie stratégie


le gai savoir, traduit par

consiste à planter les graines des victoires à venir dans la défaite


présente.

Henri Albert, éditions

de 1887

Enfin, dans la mesure où toute conclusion est la première étape de


la phase suivante, il est sage de finir sur une note ambivalente. Si
vous vous réconciliez avec l’ennemi après la lutte, sous-entendez
que vous gardez des doutes, que l’autre doit encore faire ses
preuves.

Lorsqu’une campagne ou un projet s’achève, laissez les gens dans


l’interrogation ; ils ne savent pas sur quoi vous allez enchaîner, leur
attention est en suspens. En finissant sur une touche de mystère et
d’ambiguïté, un signal trouble, un commentaire à double sens, un
léger doute, vous prenez subtilement l’avantage pour la bataille
suivante.

Image:

Le soleil. À la fin du

jour, lorsqu’il disparaît

derrière l’horizon, il laisse

derrière lui un ciel brillant,

parfois inoubliable. Son


retour est toujours

attendu.

Autorité : Vaincre n’est rien, il faut profiter du succès. (Napoléon


Bonaparte, 1769-1821) A CONTRARIO

Il n’est jamais bon de mal terminer. Il n’y a pas de contre-exemple à


cette stratégie.

S T R AT É G I E 2 2

301

PARTIE
V
LAGUERRENON

CONVENTIONNELLE

( O U G U E R R E SA L E )

Un bon général doit constamment chercher à avoir

l’avantage sur son adversaire. La meilleure façon reste celle de la


surprise : frapper l’ennemi au moyen d’une stratégie nouvelle qu’il
n’a jamais subie, totalement anticonventionnelle.

Toutefois, il est dans la nature de la guerre qu’avec le temps, toute


stratégie soit essayée et testée. La recherche de la nouveauté et de
l’anticonventionalité est donc nécessairement de plus en plus
extrême. Parallèlement, les codes moraux et éthiques qui
gouvernaient l’art de la guerre pendant des siècles se sont petit à
petit relâchés. Ces deux éléments ont inévitablement conduit à ce
que l’on appelle la « guerre sale », où tout peut arriver, jusqu’à la
mise à mort de milliers de civils innocents. La guerre sale est
politique, basée sur le mensonge, et avant tout manipulatrice. C’est
souvent le dernier recours des faibles et des désespérés, qui se
servent de tous les moyens disponibles pour arracher la victoire.

Cette dynamique du sale s’est infiltrée dans toute la société et la


culture au sens large. Qu’il s’agisse de politique, d’affaires ou de
social, le meilleur moyen de

battre son adversaire est de le surprendre, de l’attaquer sous un


angle nouveau. Les pressions croissantes de ces guerres
quotidiennes font que les stratégies sales sont inévitables. Les
hommes sont obligés d’être doubles : ils paraissent doux et gentils,
mais usent en coulisses de méthodes tortueuses et sournoises.
La guerre non conventionnelle a sa propre logique, ses propres
règles, qu’il faut bien intégrer. D’abord, rien ne reste nouveau très
longtemps. Lorsque votre succès dépend de votre capacité à
innover, vous devez renouveler vos idées en permanence pour aller
à l’encontre de la doxa du temps. En outre, il est particulièrement
ardu de lutter contre quelqu’un qui emploie des méthodes non

conventionnelles. Les moyens directs, classiques – la force et la


coercition –, ne fonctionnent pas. Pour le vaincre, vous devez utiliser
contre lui des méthodes indirectes, combattre le mal par le mal,
même s’il faut pour cela vous montrer aussi sale que votre
adversaire. Si vous essayez de rester propre par pure moralité, vous
irez droit à l’échec.

Les chapitres de cette partie vont vous initier à ces méthodes non
conventionnelles. Certaines le sont au sens strict : il est question de
duper votre adversaire et d’aller à l’encontre de ses attentes.
D’autres sont plus politiques et plus subtiles : faire de la moralité une
arme stratégique, appliquer les tactiques de guérilla à la vie
quotidienne, apprendre à vous servir des formes insidieuses
d’agression passive. Certaines de ces stratégies sont ouvertement
sales : détruire l’ennemi de l’intérieur, infliger terreur et panique. Ces
chapitres sont conçus pour vous donner une appréhension précise
de la psychologie diabolique de chaque stratégie, qui vous armera et
contribuera à bâtir votre défense.

23

ÉLABOREZ UN SAVANT MÉLANGE

DE VRAI ET DE FAUX :

LES STRATÉGIES DE PERCEPTION

Nul ne peut survivre sans voir ou comprendre ce qui se passe


alentour. Il vous faut donc empêcher vos ennemis de savoir ce qu’il
advient autour d’eux, y compris ce que vous faites. Déconcentrez-
les, cela affaiblit leur puissance stratégique. Les perceptions des
gens passent forcément par le filtre de leurs émotions : ils
interprètent le monde en fonction de ce qu’ils veulent voir.
Nourrissez leurs attentes, fabriquez-leur une réalité à la mesure de
leurs désirs, et ils se duperont tout seuls. Les meilleures illusions
sont celles qui reposent sur une ambiguïté, qui entremêlent réalité et
fiction au point qu’on ne puisse plus distinguer l’une de l’autre.
Lorsque vous contrôlez sa perception de la réalité, vous contrôlez
l’individu.

305

En temps de guerre, la

LE FAUX MIROIR

vérité est si précieuse qu’elle

Le 3 novembre 1943, Adolf Hitler fit distribuer un document à son


état-devrait toujours être

major : la directive 51. Le Führer y exposait sa certitude que les


Alliés protégée par un rempart

de mensonges.

envahiraient la France l’année suivante et il y expliquait comment les


Winston Churchill,

en empêcher. Pendant des années, Hitler s’était fié à ce type


d’intuition 1874-1965

pour prendre ses décisions stratégiques les plus importantes.


Maintes et maintes fois, son instinct l’avait servi. Les Alliés avaient
déjà tenté de lui faire croire que l’invasion de la France était
imminente, mais à chaque fois, Hitler avait vu clair dans leur jeu.
Cette fois, non seulement il était Une chose avait toujours

sûr que l’invasion allait avoir lieu, mais il croyait savoir exactement
où : été claire pour Dudley
par le Pas-de-Calais, la région la plus proche de la Grande-
Bretagne.

Clarke, et il a été prouvé

Le Pas-de-Calais comptait de nombreux ports, la région idéale pour


un peu plus tard combien il

était dommage qu’elle ne

débarquer les troupes alliées. C’était là aussi que Hitler avait prévu
fût pas aussi claire pour

de placer ses V-1 et V-2, bientôt opérationnels ; avec ces missiles à


pro-certains autres : on ne peut

pulsion automatique proches de Londres, il pourrait bombarder la


jamais convaincre par la

Grande-Bretagne jusqu’à ce qu’elle se soumette. Les Anglais


savaient tromperie un ennemi de

que des missiles étaient en préparation ; c’était une autre bonne


raison quoi que ce soit qui ne

corresponde pas à ses

d’envahir la France par le Pas-de-Calais, avant que Hitler n’entame


sa attentes, lesquelles sont en

campagne de bombardements.

général assez proches de ses

Dans la directive 51, Hitler avertissait ses officiers généraux de s’at-


espoirs. C’est uniquement

tendre à ce que les Alliés mènent une campagne de désinformation


en utilisant sa connaissance
de l’ennemi que l’on peut

majeure afin de les empêcher de connaître la date et le lieu


véritables de l’hypnotiser, non seulement

l’invasion. Les Allemands allaient devoir faire preuve de finesse pour


au point de penser quelque

arriver à repousser leurs ennemis. Malgré les récentes difficultés de


l’ef-chose, mais de faire ce que

fort de guerre allemand, Hitler était confiant : il réussirait. Quelques


vous voulez.

années plus tôt, il avait ordonné la construction du mur de


l’Atlantique, David Mure,

master of deception,

une ligne de bunkers qui bordait les côtes depuis la France jusqu’à
la 1980

Norvège. Il avait plus de dix millions d’hommes à sa disposition, dont


un million en France. L’industrie d’armement allemande produisait en
nombre croissant des armes toujours plus performantes. Hitler
contrôlait la plus grande partie de l’Europe : c’était un puits de
ressources considé-Mais lorsque la flotte

rable et un formidable espace de manœuvre.

ennemie, paraissant sur les

Enfin, pour envahir la France, les Alliés auraient besoin d’une


armada côtes de l’Attique, vers

le port de Phalère, eut

gigantesque. Une fois celle-ci rassemblée, ils ne pourraient plus la


cacher.
couvert tous les rivages des

Hitler avait à tous les niveaux de l’armée britannique des agents


infiltrés, environs, et que le roi lui-qui lui fournissaient des
informations de première main. Ils lui transmet-même se fut
approché de

traient le lieu et la date du débarquement. Les Alliés ne pouvaient le


sur-la mer avec son armée

prendre. Une fois qu’il les aurait battus sur les côtes françaises,
l’Angleterre de terre, les raisons de

Thémistocle s’effacèrent de

serait obligée de négocier la paix. Roosevelt allait très probablement


perdre tous les esprits ; et les

les élections présidentielles. Alors, Hitler pourrait concentrer


l’intégralité Péloponnésiens, tournant

de ses forces contre l’Union soviétique. En fait, l’invasion de la


France de nouveau leurs regards

représentait l’occasion majeure qu’il attendait pour gagner la guerre.

vers l’isthme, ne souffraient

pas même qu’on proposât

Le maréchal Gerd von Runstedt dirigeait les troupes allemandes en


aucun autre avis. Il fut

Europe occidentale. C’était le militaire le plus respecté d’Allemagne.


Pour donc résolu qu’on partirait

consolider ses défenses françaises, Hitler nomma le général Erwin


la nuit même, et l’ordre
Rommel commandant des forces des côtes françaises. Rommel
remodela 306

S T R AT É G I E 2 3

le mur de l’Atlantique à grand renfort de glacis et de champs de


mines.

en fut porté à tous les

Rommel et Runstedt demandèrent aussi plus de troupes pour


s’assurer capitaines. Thémistocle,

qui voyait avec douleur que

de pouvoir repousser les Alliés dès leur débarquement. Mais le


Führer les Grecs, en se dispersant

refusa.

chacun dans leurs villes,

Hitler avait depuis peu perdu confiance en ses plus hauts gradés.

allaient perdre tout

Depuis quelques années, il avait survécu à plusieurs tentatives


d’assassi-l’avantage que ces lieux

nat qui venaient de ses officiers les plus proches. Ses généraux
contredi-étroits leur donnaient,

imagina d’employer la ruse.

saient de plus en plus ses stratégies et il était persuadé qu’ils


avaient Pour cet effet, il se servit

saboté plusieurs batailles sur le front russe. Il considérait une partie


d’un prisonnier de guerre d’entre eux comme des incompétents ou
des traîtres. Il passa de moins nommé Sicinus : c’était un

en moins de temps avec ses officiers ; il s’enferma dans son nid


d’aigle de Perse de naissance, ami de

Thémistocle, et l’instituteur

Berchtesgaden, en Bavière, en compagnie de sa maîtresse Eva


Braun et de ses enfants. Il le dépêcha

de son chien bien-aimé, Blondi. Là, il se concentrait sur les cartes et


les secrètement au roi de Perse,

rapports des services secrets, déterminé à prendre lui-même les


décisions avec ordre de lui dire que

les plus importantes et à diriger en personne tout l’effort de guerre.

Thémistocle, général des

Ce fut l’origine d’un changement radical dans sa façon de penser :


au Athéniens, étant affectionné

à ses intérêts, lui faisait

lieu de faire confiance à son instinct et de prendre des décisions


rapides, il donner le premier l’avis

tentait maintenant de parer à chaque éventualité, de tout prévoir. Il


deve-que les Grecs pensaient à

nait bien moins réactif. Il pensait que Rommel et Runstedt, qui


avaient prendre la fuite ; qu’il lui

demandé plus de troupes en France, étaient beaucoup trop


prudents, au conseillait de ne pas les

laisser échapper, mais


bord de la panique. Il devait déjouer lui-même l’invasion alliée ; il
devait de les attaquer pendant

faire avec les faiblesses de ses généraux et déceler tout seul les
tromperies que l’absence de leur armée

de l’ennemi. Mais sa masse de travail fut inévitablement multipliée


par de terre les jetait dans le

dix, et il s’y épuisait. Il se mit à prendre des somnifères pour dormir,


et à trouble, et de profiter du

peu près n’importe quoi le jour pour rester sur le pied de guerre.

moment pour détruire leurs

forces navales. Cet avis

Hitler reçut au début de l’année 1944 une information capitale : un


combla de joie Xerxès, qui

agent infiltré en Turquie avait volé des documents secrets confirmant


que le prit pour une marque

les Alliés envahiraient la France dans l’année. Les documents


comprenaient d’intérêt de la part de

aussi les plans d’une invasion imminente des Balkans. Hitler y fut
particu-Thémistocle. Il fit porter

aussitôt à ses capitaines

lièrement sensible : les Balkans représentaient des ressources


inestimables l’ordre d’embarquer à loisir

pour l’Allemagne. S’il perdait là, il risquait de ne pas s’en relever. La


menace leurs troupes, mais de
d’une telle attaque interdisait tout transfert de troupes vers la France.
Les détacher tout de suite

agents infiltrés en Angleterre découvrirent aussi des plans d’invasion


de la du gros de la flotte

Norvège ; Hitler y renforça ses troupes pour écarter cette menace.

200 vaisseaux pour aller se

saisir de tous les passages,

En avril, plongé dans ses rapports de services secrets, Hitler était de


et environner les îles, afin

plus en plus excité : il commençait à discerner le plan d’organisation


de qu’il ne pût s’échapper

l’activité ennemie. Comme il le pensait, tout indiquait une invasion


par le un seul ennemi.

Pas-de-Calais. Un signe, en particulier, révélait tout : la formation


d’une Aristide, fils de

Lysimachus, qui s’aperçut

énorme armée au sud-est de l’Angleterre, sous le commandement


du géné-le premier de ce

ral George Patton. Cette armée, baptisée FUSAG (First United


States mouvement, se rendit

Army Group, ou « Premier Groupe de l’armée américaine »), était


claire-à la tente de Thémistocle,

ment positionnée en vue d’une traversée vers le Pas-de-Calais. De


tous les dont il n’était pas l’ami, et
généraux alliés, Patton était celui que Hitler craignait le plus. Il avait
fait ses qui, comme nous l’avons

dit, l’avait fait bannir

preuves en Afrique du Nord et en Sicile. Il était l’homme de


l’invasion.

d’Athènes par ses intrigues.

Hitler se procura plus d’informations sur l’armée de Patton. Des


Thémistocle étant allé à sa

avions de reconnaissance volant à haute altitude photographièrent


de rencontre, Aristide l’avertit

S T R AT É G I E 2 3

307

qu’ils étaient environnés

gigantesques camps militaires, des structures d’amarrage, des


milliers de par les Perses. Thémistocle,

blindés qui sillonnaient la campagne, ainsi qu’un pipeline qui


rejoignait qui connaissait sa probité,

la côte. Lorsqu’un général allemand, captif en Angleterre, fut


rapatrié, charmé de son retour, lui

découvrit ce qu’il avait fait

il aperçut une activité fourmillante dans la zone de la FUSAG sur son


par le moyen de Sicinus ; il

trajet de retour du camp d’internement à Londres. Des agents


suisses rap-le pria de l’aider à retenir
portèrent que toutes les cartes du Pas-de-Calais avaient
mystérieusement les Grecs, qui avaient

disparu. Les pièces de ce puzzle géant s’assemblaient petit à petit.

confiance en lui, et de les

Une question restait en suspens : quand les Alliés attaqueraient-ils ?

engager à combattre dans le

détroit. Aristide, après

Lorsque arriva le mois de mai, Hitler fut submergé de toutes sortes


d’in-avoir loué Thémistocle, va

formations contradictoires, de rapports, de rumeurs, de photos. Tout


cela trouver les généraux et les

embrouillait un esprit déjà tendu, mais deux informations semblèrent


cla-capitaines, et les exhorte

rifier la situation. D’abord, l’un de ses agents en Angleterre rapporta


que vivement à combattre. Ils

ne pouvaient pas croire

les Alliés attaqueraient la Normandie entre le 5 et le 7 juin. Mais les


encore qu’ils fussent

Allemands étaient à peu près sûrs que cet homme était un agent
double, enveloppés, lorsqu’une

et que ces éléments faisaient partie de la campagne de


désinformation des galère ténédienne,

Alliés. L’attaque interviendrait plus probablement à la fin du mois de


juin commandée par Panétius,
ou au début du mois de juillet, lorsque la météo serait plus stable.
Plus passa de leur côté, et leur

en confirma la nouvelle. La

tard dans le mois, plusieurs espions allemands jugés plus fiables


locali-colère et la nécessité les

sèrent sir Bernard Montgomery, général britannique, à Gibraltar puis


à décidèrent à combattre.

Alger. Montgomery serait certainement en charge d’une grande


partie de Plutarque,

l’invasion. S’il était si loin, c’est que l’invasion n’était pas imminente.

46-125,

vie de thémistocle,

Hitler passa la nuit du 5 juin penché sur ses cartes. Il doutait. Peut-
traduit par D. Ricard,

être s’était-il trompé ; peut-être les Alliés prévoyaient-ils depuis le


début Bernadotte Perrin,

1914-1916

d’envahir la Normandie. Il avait pourtant bien réfléchi à la question.

C’était la bataille décisive de sa vie, il ne pouvait se faire duper. Les


Anglais étaient malins ; les forces allemandes devaient rester
mobiles au cas où l’attaque aurait finalement lieu en Normandie. Il
ne pouvait se permettre de se fixer avant d’être sûr. Après avoir pris
connaissance des prévisions météorologiques sur la Manche pour
cette nuit-là – un orage était annoncé –, il prit son somnifère habituel
et alla se coucher.
Très tôt le matin suivant, Hitler fut réveillé par une nouvelle
ahurissante : une invasion massive était en cours dans le sud de la
Normandie.

Des troupes considérables avaient quitté l’Angleterre au milieu de la


nuit et des centaines de parachutistes avaient été lâchés le long des
côtes normandes. Alors que les heures s’écoulaient, les rapports se
précisèrent : les Alliés avaient débarqué sur les plages au sud-est de
Cherbourg. Le moment était critique. Si l’on dépêchait les forces
stationnées dans le Pas-de-Calais vers les plages de Normandie, les
Alliés seraient coincés et rejetés à la mer. C’était ce que
recommandaient Rommel et Runstedt, qui rongeaient leur frein en
attendant l’approbation de Hitler. Mais Hitler hésita toute la nuit et le
jour suivant. Puis, alors qu’il s’apprêtait à envoyer des renforts en
Normandie, il apprit que l’activité alliée s’était intensifiée dans la
zone de la FUSAG. La Normandie n’était-elle qu’une énorme
manœuvre de diversion ? S’il déplaçait ses troupes, Patton en
profiterait-il pour traverser la Manche et débarquer dans le Pas-de-
Calais ? Non, Hitler préféra attendre pour s’assurer que l’attaque
était 308

S T R AT É G I E 2 3

bien réelle. Les jours passèrent. Rommel et Runstedt enrageaient


face à En mai 1945, les Services

ces tergiversations.

alliés trouveront dans les

archives allemandes le texte

Il fallut plusieurs semaines à Hitler pour accepter que la Normandie


des deux cent cinquante

fût bien la véritable destination des Alliés. Mais il était trop tard. Ils
messages reçus avant le
avaient installé une tête de pont. En août, ils prirent complètement la
jour J. L’immense majorité

région, obligeant les Allemands à battre en retraite. Pour Hitler, ce


désastre indique juillet et le Pas-de-n’était qu’une nouvelle preuve de
l’incompétence de son entourage. Il Calais. Un seul donne à la

fois la date et le lieu exacts

n’eut pas même conscience d’avoir été trompé de bout en bout.

du Débarquement. Il

émane d’un colonel français

Interprétation

affecté à Alger. Cet officier

Il ne fut pas évident pour les Alliés de leurrer Hitler au sujet du


débarque-a effectivement travaillé

pour l’Abwehr, mais il a

ment en Normandie : le Führer était non seulement inquiet et


soupçon-été démasqué et retourné

neux de nature mais, en outre, il avait déjoué leurs précédentes


tentatives par les Alliés. Ils l’ont

pour l’induire en erreur et savait qu’ils recommenceraient. Comment


utilisé pour intoxiquer

pouvaient-ils dissimuler le véritable but d’une armée aussi grande


aux Berlin. Ils en ont usé

yeux d’un homme qui avait des raisons de croire qu’on essaierait de
le et abusé. Les Services
allemands, dix fois trompés

tromper et qui scrutait chacun de leurs mouvements ?

par lui, ne s’y laissent plus

Heureusement, les services secrets britanniques avaient pu fournir


prendre. Mais ils conservent

aux responsables du débarquement, et notamment au Premier


ministre, le contact, car il est toujours

Winston Churchill, des informations de première importance.


D’abord, intéressant de savoir ce que

l’ennemi cherche à vous

ils savaient que Hitler était devenu paranoïaque : il était isolé et


débordé faire croire. Avec une rare

de travail, son imagination était en surchauffe. Il se laissait aisément


sub-audace, et une perversité

merger par ses émotions, doutait de tout et de tout le monde.


Ensuite, ils d’esprit vraiment

savaient qu’il pensait que les Alliés envahiraient les Balkans avant la
admirable, les Alliés font

France, et que le débarquement en France aurait lieu dans le Pas-


de-annoncer par le colonel

que l’invasion aura lieu

Calais. Apparemment, il avait presque hâte que cela arrive pour


prouver en Normandie, le 5,

la supériorité de son talent en stratégie.


6 ou 7 juin. Pour les

Pour installer leur tête de pont, les Alliés devaient pousser Hitler à
Allemands, son message

disperser ses forces à travers l’Europe, afin de gagner un mince


délai.

apporte la preuve certaine

que le Débarquement aura

Pour cela, il fallait lui offrir plusieurs preuves qui abondaient dans
son lieu n’importe quand,

sens. Mais ces preuves ne devaient pas non plus consister en


autant de sauf le 5, 6 ou 7 juin ,

flèches pointant vers les Balkans et le Pas-de-Calais : il sentirait la


trom-n’importe où, sauf en

perie. Il fallait créer une illusion plus subtile, qui aurait le poids de la
réa-Normandie .

lité. Pour cela, il fallait mêler des vérités banales à de petits


mensonges.

Gilles Perrault,

le secret du jour j,

Si Hitler se mettait à croire qu’il avait raison, son esprit hyperactif


ferait Fayard, Paris, 1964

le reste. C’est ainsi que les Alliés réussirent à le piéger.

Dès la fin de l’année 1943, les Anglais avaient identifié tous les
agents allemands présents en Angleterre. Il fallut alors en faire des
agents doubles involontaires en leur fournissant de fausses
informations au sujet des plans pour l’attaque aux Balkans et en
Norvège, mais aussi sur le rassemblement d’une armée fictive
commandée par Patton, le général américain que Hitler craignait
tellement, en face du Pas-de-Calais. Cette armée, la FUSAG,
n’existait que sur de faux papiers et des messages radio qui
imitaient ceux d’une armée normale. On laissa ces agents voler des
documents de la FUSAG et intercepter des messages,
soigneusement concoctés à leur intention, mais désespérément
banals et S T R AT É G I E 2 3

309

Et Ravana se dit en lui-

bureaucratiques, beaucoup trop pour être faux. À l’aide de


professionnels même : « Toutes ces armes

du cinéma, les Alliés mirent en place tout un décor de caoutchouc,


de plas-sont dérisoires. Il faut

tique et de bois, que des avions allemands identifièrent comme un


gigan-vraiment que je passe aux

choses sérieuses. » Et il

tesque camp de tentes, d’avions et de tanks. Le général allemand


qui vit la invoqua une arme du nom

FUSAG de ses propres yeux avait été dupé quant à la direction


qu’ils de maya qui crée des

empruntaient. C’est à l’ouest du site imaginaire de la FUSAG qu’il


avait illusions et jette la confusion

croisé la véritable armée, qui se préparait pour l’invasion de la


Normandie.

chez l’ennemi. Grâce à


Comme la date de l’invasion approchait, les Alliés laissèrent aux des
incantations et des

adorations appropriées, il

Allemands des indices qui combinaient étroitement la vérité et la


fiction.

envoya cette arme et celle-ci

La date et le lieu exacts de l’invasion avaient été soufflés par un


agent créa l’illusion de ressusciter

auquel les Allemands ne faisaient plus du tout confiance : lorsqu’il


eut en toutes les armées et tous

main la seule information fiable de toute l’affaire, Hitler crut avoir


déjoué leurs chefs – Kumbakarna et

Indrajit et les autres – et les

un piège. Ainsi, même s’il y avait une fuite, Hitler ne saurait plus quoi
jeta de nouveau sur le

penser. Les Alliés savaient que Hitler apprendrait la disparition des


champ de bataille. Ainsi,

cartes du Pas-de-Calais et qu’il en tirerait ses propres conclusions.


Ce fut Rama se vit-il cerné avec des

la même chose pour les rumeurs sur Montgomery à Gibraltar : les


agents cris de bataille par tous ceux

allemands n’avaient vu là qu’un sosie, entraîné tout exprès à se tenir


qui, pensait-il, n’étaient

plus. Tous les hommes de


comme un général. Au final, le tableau que les Alliés présentèrent à
Hitler l’armée ennemie étaient là

était tellement réaliste qu’il continua à y croire jusqu’à la mi-juillet,


bien de nouveau, en armes. Ils

après le jour J. La subtilité des mensonges le conduisit à laisser ses


troupes semblaient s’abattre sur

dispersées : ce fut la clef de la réussite de l’invasion.

Rama avec des cris de

victoire. Cela était très

Dans notre société de compétition, le mensonge et la supercherie


déroutant et Rama demanda

sont des armes indispensables qui vous permettent de conserver


l’avan-à Matali, qu’il avait

tage en toutes circonstances. Elles vous serviront à distraire


l’adversaire, à ressuscité : « Que se passe-t-l’envoyer par monts et
par vaux. Il gaspillera un temps et des ressources il ? Comment se
fait-il que

précieux à se défendre d’attaques qui ne viendront jamais. Mais


attentous ces gens-là reviennent ?

Ils étaient morts ! » Matali

tion, votre idée de la supercherie est probablement fausse. Il ne


s’agit pas expliqua : « Dans ton

d’illusions sophistiquées ni de distractions tape-à-l’œil. Vos


adversaires identité originale, tu es le

sont trop malins pour tomber dans de tels panneaux. Non, il faut
imiter créateur des illusions de cet
la réalité. Cela peut être certes très travaillé, comme l’ont fait les
univers. Sache que Ravana

a créé des fantômes pour

Britanniques pour le débarquement, mais l’effet rendu doit être celui


t’égarer. Si tu te ressaisis,

d’une réalité subtilement distordue, et non totalement transformée.

tu peux les chasser

Pour imiter la réalité, il faut en saisir la nature. Celle-ci est avant tout
immédiatement. »

subjective : tous les éléments sont filtrés par nos émotions et nos
idées L’explication de Matali fut

préconçues, afin de nous faire voir ce que nous voulons voir. Votre
miroir d’un grand secours. Rama

invoqua sur-le-champ une

doit se conformer aux attentes et aux désirs de vos adversaires afin


de les arme appelée gnana , ce qui

endormir. Si les Alliés avaient voulu attaquer le Pas-de-Calais,


comme le signifie « sagesse » ou

soupçonnait Hitler, et qu’ils avaient essayé de le convaincre que


l’attaque

« perception ». C’était une

viendrait de Normandie, cela aurait été bien plus difficile que de


jouer arme très rare et il la lança.

Et toutes les armées


ainsi sur les présomptions déjà existantes du leader allemand. Votre
terrifiantes qui semblaient

miroir doit inclure des éléments visibles et vrais. Il faut en fait qu’il
soit être venues en si grandes

aussi banal que la vie elle-même. Il peut contenir des éléments


contra-masses, soudain

dictoires, comme ce fut le cas dans la grande illusion du


débarquement ; s’évaporèrent sans laisser

la réalité est souvent contradictoire. Au final, comme dans un


tableau de trace.

Valmiki, the ramayana,

d’Escher, il faut mélanger illusion et vérité au point de ne plus les


distinguer Inde, environ IVe siècle

l’une de l’autre : votre faux miroir devient réel.

av. J.-C.

310

S T R AT É G I E 2 3

Ce que nous souhaitons, croyons et pensons, nous imaginons que


Le véritable impact de

les autres le pensent aussi.

stratégie est le gaspillage de

ressources, l’apparition de

JULES CÉSAR (100-44 av. J.-C.)


prévisions suicidaires qui se

vérifient elles-mêmes et la

destruction de la vérité et de

LES CLEFS DE LA GUERRE

la confiance. Cela maximise

Au début de l’histoire de la guerre, les militaires étaient dans une


situation la confusion et le désordre et

détruit dans tout l’organisme

délicate : le succès de tout effort de guerre dépendait de la capacité


à en la résistance, l’adaptabilité,

connaître le plus possible sur l’adversaire, ses intentions, ses forces


et ses les valeurs de base et la

faiblesses. Évidemment, l’ennemi ne donnait jamais volontairement


ce capacité de réaction. Le

genre d’informations. En outre, il appartenait souvent à une culture


diffé-secret de pareilles stratégies,

d’après le colonel John

rente, réfléchissait et se comportait suivant d’autres schémas. Un


général Boyd, réside dans le fait d’y

ne pouvait jamais réellement savoir ce qui se passait dans l’esprit de


son intégrer moins de choses

homologue adverse. De l’extérieur, l’ennemi représentait une sorte


de fausses (par l’apparition
mystère impénétrable. Malgré cette méconnaissance de l’autre, les
géné-d’ordres erronés) et plus

raux fonçaient tête baissée et agissaient à tâtons, comme dans le


noir.

d’ambiguïtés (par un état

de confusion quant à la

La seule solution était de surveiller l’ennemi de près afin d’essayer


de réalité proprement dite).

comprendre, par des signes extérieurs, son mode d’organisation.


Les straL’idée est de mélanger

tèges comptaient par exemple le nombre de feux de camp chez


l’ennemi, pour l’adversaire la réalité

et l’évolution de ce nombre dans le temps. C’était une façon de


mesurer et la fiction afin de créer

l’équivoque : ce mélange

la taille de l’autre armée et son évolution : les renforts arrivaient ou


par-pose davantage de

taient, des soldats désertaient. Pour savoir vers où l’armée se


dirigeait ou problèmes, demande plus

si elle se préparait à la bataille, il fallait observer ses mouvements et


ses de temps à être éclairci et

changements de formation. On envoyait des agents et des espions


pour remet davantage de choses

décrire ces activités de l’intérieur. Un commandant qui avait collecté


suf-en question que la simple
dissémination de fausses

fisamment d’indices et qui les avait correctement déchiffrés les


assemblait informations. Je citerai pour

pour obtenir une image assez précise de ce qui se tramait.

exemple le cas d’un groupe

Tout leader savait qu’il était observé par son adversaire autant qu’il
l’ob-d’Allemands qui, après

servait lui-même. En étudiant ce jeu d’espionnage mutuel, certains


stratèges le débarquement en

Normandie, volèrent

éclairés, un peu partout dans le monde, eurent la même révélation :


pour-quelques Jeep et uniformes

quoi ne pas déformer délibérément les signaux qui servent de


repères à américains. Ils se mirent à l’ennemi ? Pourquoi ne pas
l’induire en erreur en jouant sur les apparences ? circuler dans la
campagne Si l’ennemi compte le nombre de feux de camp, comme
l’on compte les française en inversant tous

siens, pourquoi ne pas en allumer plus ou moins, pour fausser son


idée du les panneaux de circulation

afin d’égarer les Alliés au

nombre d’hommes qu’il aura à affronter ? S’il observe les moindres


mouve-fur et à mesure de leur

ments de l’armée, pourquoi ne pas modifier son organisation ou


carrément progression dans la région.

en mouvoir une partie dans une fausse direction ? Si l’ennemi a


envoyé des Les Américains ne tardèrent
espions et des agents, pourquoi ne pas leur délivrer de fausses
informations ?

pas à s’apercevoir que les

panneaux avaient été

Un ennemi qui croit connaître la taille de votre armée et vos


intentions et qui retournés, et se contentèrent

ignore qu’il a été joué va baser sa stratégie sur des renseignements


biaisés, simplement de faire le et donc se tromper dès l’origine. Il
déplacera des hommes pour combattre contraire de ce qu’ils

un ennemi qui n’est pas là. Il se battra contre des ombres.

indiquaient. Combien

De cette manière, les stratèges de l’Antiquité ont élaboré l’art de les


Allemands auraient été plus efficaces s’ils

l’illusion, qui s’est finalement appliqué bien au-delà du domaine


militaire, n’avaient changé que

en politique et dans les affaires sociales. L’essence de l’illusion


militaire certains panneaux, par est de contrefaire ce que l’on est et
ce que l’on vise, afin de contrôler la exemple entre un tiers et S T R
AT É G I E 2 3

311

la moitié : cela aurait

perception qu’a l’ennemi de la réalité. Ses actions en seront donc


faus-créé davantage

sées. C’est en réalité l’art de modifier les apparences : celui qui le


maîtrise de problèmes pour les
obtient un avantage décisif.

Américains. Le fait de

générer une ambiguïté

À la guerre, où les enjeux sont extrêmement importants, aucune


quant à l’exactitude de la

morale, aucun scrupule ne doit vous empêcher de vous servir de


cette signalétique et de prolonger

stratégie. C’est une arme de plus pour prendre l’avantage, comme


certains le laps de temps qu’il aurait

animaux se camouflent pour assurer leur survie. Refuser cette arme


équi-fallu pour la percer à jour

vaut à un désarmement unilatéral : vous donnez volontairement à


l’adver-aurait été beaucoup plus

efficace que de changer tous

saire un état des lieux clair, avantage qui, pour lui, pourra se
transformer les panneaux sans en

en victoire. Et, vous le savez, il n’y a aucun bénéfice à perdre une


guerre.

omettre un seul.

Les batailles du quotidien suivent la même dynamique. Nous


sommes Grant T. Hammond,

des créatures sociales, et notre bonheur, voire notre survie, dépend


de the mind of war, 2001

notre capacité à comprendre ce que les autres veulent et pensent.


Mais on ne peut pas s’insinuer dans l’esprit d’autrui : il faut déchiffrer
ses pensées Le Seigneur dit à Josué :

à partir de signaux externes, prendre en compte ses actions


passées

« Ne crains pas et ne te

comme autant d’indications de ce qu’il fera à l’avenir. Nous


examinons laisse pas abattre. Prends

ses paroles, ses attitudes, le ton de sa voix, certains actes qui


semblent avec toi tout le peuple sur

chargés de sens. Chaque acte commis en société est, d’une façon


ou pied de guerre ; lève-toi,

monte contre Aï. Vois, je

d’une autre, un indice. Parallèlement, il faut savoir que des milliers


de t’ai livré le roi de Aï, son

paires d’yeux vous scrutent en retour, cherchent à vous déchiffrer et


à peuple, sa ville et son pays.

connaître vos intentions.

Tu traiteras Aï et son roi

Les perceptions et les apparences sont l’enjeu d’une bataille sans


fin.

comme tu as traité Jéricho et

son roi ; cependant vous

Si l’autre connaît vos objectifs, parvient à prédire ce que vous allez


faire pourrez prendre pour vous
alors que vous ignorez tout de lui, il garde un avantage constant sur
vous comme butin ses dépouilles

et ne peut que l’exploiter. C’est pourquoi, en société, nous


apprenons et son bétail. Mets en place

tous, dès notre plus jeune âge, à donner le change : on dit aux
autres ce une embuscade contre la

qu’ils veulent entendre, on masque ses pensées, on détourne la


vérité.

ville, sur ses arrières. » Josué

se leva avec tout le peuple

Nous mentons tous pour faire bonne impression. Mais la plupart de


ces sur pied de guerre afin de

mensonges sont totalement inconscients.

monter contre Aï. Josué

Puisque les apparences sont essentielles et que le mensonge est


inévi-choisit 30 000 hommes, de

table, élevez votre jeu et faites du mensonge une stratégie


consciente et vaillants guerriers, et les

envoya de nuit. Il leur avait

subtile. Vous aurez besoin d’une grande maîtrise de vous-même


pour donné cet ordre : « Voyez !

masquer vos manœuvres, pour contrôler les gens en contrôlant les


perVous serez en embuscade

ceptions qu’ils ont de vous et l’interprétation qu’ils font de vos


messages.
contre cette ville, sur ses

C’est en ce sens que l’on a beaucoup à apprendre des militaires, qui


se arrières ; ne vous éloignez

basent sur des lois intemporelles de la psychologie, applicables à


l’infini pas trop de la ville et soyez

tous prêts. Moi et tout le

aux batailles du quotidien.

peuple qui est avec moi,

Pour maîtriser cet art, il faut en comprendre la nécessité et trouver


nous nous approcherons de

un certain plaisir créatif à manipuler les apparences, comme si vous


étiez la ville. Lorsqu’ils sortiront

le metteur en scène d’un film. Voici, ci-dessous, les six formes


principales à notre rencontre comme la

première fois, nous fuirons

de supercherie militaire, chacune ayant ses avantages propres.

devant eux, et ils sortiront

derrière nous jusqu’à ce que

La façade. C’est la forme la plus ancienne de supercherie militaire.


Elle nous les ayons attirés loin

consiste originellement à faire croire à l’ennemi que l’on est plus


faible de la ville, car ils se diront :

qu’en réalité. Une armée feint par exemple de battre en retraite et


piège
“Ils fuient devant nous

comme la première fois”,

l’ennemi, qui se rue à sa poursuite, dans une embûche. C’était la


tactique 312

S T R AT É G I E 2 3

favorite de Sun Zi. L’ apparence de la faiblesse éveille souvent


l’agressivité et nous fuirons devant eux.

de l’autre, qui abandonne toute stratégie et toute prudence, se laisse


Alors vous, vous surgirez

de l’embuscade et vous

dominer par ses émotions et passe à une attaque violente. Lorsque


occuperez la ville ; le

Napoléon se retrouva submergé, en position de vulnérabilité, avant


la Seigneur, votre Dieu,

bataille d’Austerlitz, il se montra délibérément paniqué, indécis et


effrayé.

la livre entre vos mains.

Les armées ennemies ont ainsi abandonné leurs positions de force


pour Quand vous tiendrez la

l’attaquer et se ruer dans un piège. Ce fut sa plus grande victoire.

ville, vous y mettrez le feu ;

vous agirez selon la parole

Le plus important reste de contrôler l’image que vous présentez au


du Seigneur. Voilà l’ordre
monde. Les hommes réagissent immédiatement à ce qu’ils voient, à
ce qui que je vous donne. » […]

leur apparaît en premier. Si vous avez l’air intelligent, manipulateur,


ils se Or, quand le roi de Aï vit

méfieront de vous, et il sera impossible de les induire en erreur.


Vous cela, lui et tout son peuple,

les hommes de la ville se

devez donc mentir et faire croire le contraire afin de désarmer les


plus levèrent en hâte et sortirent

soupçonneux. La meilleure façade est celle de la faiblesse : l’ennemi


se pour combattre Israël au

croit supérieur à vous et vous ignore donc (il est parfois très utile de
se carrefour face à la Araba,

faire ignorer). Il peut aussi choisir de tenter une action agressive au


mau-mais il ne savait pas qu’il y

vais moment. Lorsque c’est trop tard, une fois qu’il est engagé, il
com-avait une embuscade contre

lui sur les arrières de la

prend, à ses dépens, que vous n’êtes pas si faible que vous ne le
paraissiez.

ville. Josué et tout Israël se

Dans les batailles du quotidien, il est souvent sage de faire croire


aux firent battre devant eux et

autres qu’ils sont plus intelligents, plus forts et plus compétents que
vous.
s’enfuirent en direction du

Cela vous laisse une marge de manœuvre pour faire vos plans et les
désert. On ameuta toute la

population de la ville afin

manipuler. Vous pouvez également offrir l’image de quelqu’un de


ver-de les poursuivre. Ils

tueux, d’honnête et de droit ; c’est la couverture parfaite en politique.

poursuivirent donc Josué et

Ces qualités ne sont pas synonymes de faiblesse, mais dans cette


straté-furent attirés loin de la ville.

gie, elles ont la même fonction : l’ennemi ne se méfie plus. Attention


Dans Aï et Béthel, il ne

cependant, dans ce type de situation, votre façade ne doit pas se


lézarder.

resta pas un homme qui ne

fût sorti d’Israël ; ils avaient

Si l’on vous découvre hypocrite, vous dégringolerez quelques


échelons.

laissé la ville ouverte tandis

En général, comme le recommandaient les stratèges de la Chine


qu’ils poursuivaient Israël.

antique, votre façade doit présenter une image à l’opposé de ce que


vous

[…] Ceux de l’embuscade


êtes véritablement. Si vous êtes sur le point d’attaquer, donnez-vous
l’air surgirent en hâte de leur

position, coururent, entrèrent

ahuri ou trop détendu pour être prêt à vous battre. Soyez calme et
amical.

dans la ville et s’en

Vous maîtrisez l’image que vous donnez et vos adversaires


demeurent emparèrent, puis ils se

dans l’obscurité la plus complète.

hâtèrent d’y mettre le feu.

Les hommes de Aï se

L’appeau. Cette autre tactique remonte à l’Antiquité, et c’est


probable-retournèrent et regardèrent :

voici que la fumée de la

ment la plus employée dans le domaine militaire. Cela commença


comme ville montait vers le ciel ;

la solution d’un problème : si l’ennemi sait que vous allez attaquer le


personne ne trouva la force

point A, il y met toutes ses défenses et votre tâche est beaucoup


plus de fuir d’un côté ou de

ardue. Mais ce n’est pas chose aisée que de l’induire en erreur :


même si l’autre ; le peuple qui fuyait

vers le désert fit volte-face


vous lui masquez vos intentions avant la bataille et qu’il ne
concentre pas vers celui qui le poursuivait.

ses forces au point A, il mobilisera ses troupes dès qu’il verra votre
armée Josué et tout Israël virent

se mettre en route. La seule façon de parer à cela est de diriger


votre que ceux de l’embuscade

armée vers le point B ou, mieux, d’y envoyer une partie de vos
hommes s’étaient emparés de la ville

en gardant des troupes en réserve pour votre véritable objectif.


L’ennemi et la fumée montait de la

ville ; ils revinrent et

devra donc garder une partie de son armée pour défendre le point B.

frappèrent les hommes de Aï.

Opérez de même aux points C et D, et voilà l’ennemi obligé de se


disperser Josué, 8 : 1-9, 14-23,

sur de vastes espaces.

Traduction œcuménique

de la Bible

S T R AT É G I E 2 3

313

La clef de cette tactique est que, loin de s’appuyer sur des paroles,
des rumeurs ou des informations de seconde main, l’armée se
déplace réellement, son action est concrète. L’ennemi ne peut se
permettre de penser qu’il s’agit d’un piège : s’il se trompe, les
conséquences en seront désastreuses. Quoi qu’il arrive, il doit se
déplacer pour protéger le point B. On ne peut douter de la réalité du
mouvement d’une troupe, à cause du temps et de l’énergie que cela
implique. La tactique de l’appeau laisse donc l’ennemi dispersé et
totalement ignorant de vos plans : c’est le rêve ultime de tout
général.

Cette tactique est aussi extrêmement efficace dans la vie de tous les
jours, où il faut apprendre à dissimuler ses intentions. Pour que
l’adversaire ne défende pas les points que vous souhaitez attaquer,
référez-vous à ce modèle militaire et dirigez-vous ouvertement vers
un but qui ne vous intéresse pas. Votre appeau doit faire croire que
vous dépensez du temps et de l’énergie dans une direction donnée,
sans vous contenter pour cela d’émettre des signaux verbaux. Le
poids et la réalité d’une action poussent systématiquement les gens
à s’imaginer que c’est là votre but véritable. Ils sont distraits de votre
objectif réel ; leurs défenses sont faibles et dispersées.

Le camouflage. L’une des formes les plus terrifiantes de manœuvre


militaire est de parvenir à se fondre dans l’environnement de
l’ennemi. Les armées asiatiques modernes se sont fait une spécialité
de cet art : lors des batailles de Guadalcanal et d’Iwo Jima pendant
la Seconde Guerre mondiale, les soldats américains furent
abasourdis par la capacité de l’ennemi japonais à se confondre avec
les différents terrains dans le Pacifique.

Couverts d’herbes, de feuilles, de brindilles et de feuillages divers,


les Japonais se fondaient totalement dans la forêt ; mais cette forêt
semblait avancer sans cesse. Impossible de détecter l’ennemi avant
qu’il ne soit trop tard. Les Américains ne purent localiser les armes
japonaises : leurs canons étaient dissimulés dans des crevasses
rocheuses naturelles ou sous des feuillages abondants. De même,
les Nord-Vietnamiens étaient extrêmement doués pour le
camouflage, et s’aidaient de tunnels et de chambres souterraines ;
les hommes semblaient sortir du sol, n’importe où. Pire encore, dans
un autre genre de camouflage, ils se mêlaient à la population civile.
Pour contrôler la perception que l’ennemi a de vous, le plus simple
et le plus efficace est de rester caché jusqu’à ce qu’il soit piégé.
La stratégie du camouflage s’applique au quotidien de deux
manières.

D’abord, il est toujours préférable de se fondre dans le paysage


social, de savoir être invisible et transparent, à moins de vouloir
délibérément se faire remarquer. Lorsque vous parlez et agissez
comme tout le monde, en vous fondant dans le politiquement
correct, en imitant les systèmes de pensée communs, lorsque vous
vous mêlez à la foule, personne ne peut déceler quoi que ce soit de
particulier dans votre comportement. Les apparences sont
essentielles : habillez-vous, parlez comme un homme d’affaires, et
vous êtes forcément un homme d’affaires. Cela vous donne une
vaste marge pour manœuvrer sans être remarqué. Comme une
sauterelle sur une 314

S T R AT É G I E 2 3

feuille, on ne peut vous isoler de votre contexte ; c’est un excellent


système Le paroxysme de la

de défense en situation de faiblesse. Ensuite, si vous préparez


l’offensive en trahison. – Exprimer à un

complice l’odieux soupçon

commençant par vous fondre dans l’environnement de l’adversaire,


en ne que l’on va être trahi par

montrant aucun signe d’activité, votre attaque semblera sortie de


nulle lui et le faire précisément au

part : l’effet de surprise la rendra d’autant plus dévastatrice.

moment où l’on est en train

de le trahir est un chef-

Le modèle. D’après Machiavel, l’homme a tendance à penser en


termes d’œuvre de malice : cela
oblige l’autre à s’occuper de

de modèles. Il apprécie particulièrement de voir les événements se


dérou-lui-même et à se comporter

ler selon ses attentes, correspondant à un modèle ou à un schéma.


Quel pendant un certain temps

que soit leur contenu, les schémas sont réconfortants, car ils mettent
de façon très ouverte et de l’ordre dans le chaos. Cette habitude
mentale est le fondement idéal insoupçonnable, ce qui donne au
véritable traître

du mensonge et de l’illusion, par une stratégie que Machiavel


appelle une totale liberté d’action.

« l’accoutumance » : il s’agit de créer de toutes pièces un modèle


qui Friedrich Nietzsche, fait croire à votre ennemi que votre prochain
mouvement en suivra humain, trop humain, fidèlement le motif. Il est
satisfait : vous disposez ainsi de tout l’espace 1878

nécessaire pour le surprendre, rompre le schéma et le déstabiliser.

En 1967, lors de la guerre des Six-Jours, les Israéliens battirent


l’ennemi arabe de façon dévastatrice et extrêmement rapide. Ils
confir-mèrent ainsi leurs idées préconçues : les Arabes étaient des
hommes indisciplinés, dotés d’une artillerie dépassée et de
stratégies éculées. Six ans plus la vengeance d’ulysse

tard, le président égyptien Anouar el-Sadate exploita ces idées


toutes faites Voyant cela, Ulysse arrêta

en clamant que son armée n’était pas encore remise de sa défaite


de 1967

sa charrue, et, conduit à la

et qu’il était en rupture avec son protecteur soviétique. Lorsque


l’Égypte et guerre, en conçut une juste
la Syrie attaquèrent Israël lors de la fête de Yom Kippour en 1973,
les cause de douleur. Plus

Israéliens tombèrent des nues. Sadate avait réussi à tromper leur


méfiance.

tard, lorsque Ulysse,

envoyé au ravitaillement en

Cette tactique a des applications infinies. Une fois que l’adversaire


Thrace, n’eut rien rapporté,

sait que vous l’avez dupé, il s’attend à être encore dupé, mais pense
que il fut violemment pris à

vous essaierez quelque chose de différent. Il se dit que personne


n’est partie par Palamède, et

assez stupide pour répéter la même astuce avec la même cible.


C’est comme il disait qu’il justement le moment pour répéter votre
tactique, en vous appliquant n’avait pas été négligent, au point que
Palamède

toujours à aller à l’encontre des attentes de l’ennemi. Souvenez-


vous de lui-même, s’il y allait,

la nouvelle d’Edgar Allan Poe, La Lettre volée : la meilleure des


cachettes ne pourrait rien rapporter,

est la plus évidente, car c’est celle à laquelle personne ne songera.

Palamède partit et rapporta

une quantité infinie de

blé. L’inimitié d’Ulysse


La désinformation. Les hommes croient plus facilement ce qu’ils
voient s’accrut de cette jalousie,

de leurs propres yeux que ce dont ils entendent parler. De même, ils
et il donna à un prisonnier

croient plus facilement quelque chose qu’ils découvrent par eux-


mêmes une fausse lettre de Priam

que quelque chose qui leur est présenté. Si vous faites parvenir à
votre à Palamède, par laquelle il

ennemi une fausse information par une tierce personne, en territoire


neu-le remerciait de sa trahison,

et évoquait la somme

tre, il aura l’impression que c’est lui et lui seul qui découvre la vérité.
Plus d’or qu’il lui avait livrée.

vous parvenez à ce qu’il recherche l’information par lui-même, et


plus Il fit tuer le prisonnier

grande sera son erreur.

en chemin. La lettre fut

Lors de la Première Guerre mondiale, loin des champs de bataille


trouvée, et conformément à

l’usage militaire transmise

européens, les Anglais et les Allemands se battirent aussi pour


contrôler au roi, et lue devant les

l’Afrique de l’Est, où chacun possédait des colonies. L’homme en


charge chefs qu’on avait
des services secrets anglais dans la région était le colonel Richard
convoqués.

S T R AT É G I E 2 3

315

… Alors Ulysse, faisant

Meinhertzhagen ; son principal rival du côté allemand était un Arabe


semblant de défendre

instruit. Meinhertzhagen devait fournir de fausses informations aux


Palamède, dit que s’ils

Allemands ; il fit tout pour tromper cet Arabe, mais rien se semblait
croyaient que c’était vrai,

ils n’avaient qu’à chercher

efficace : les deux hommes étaient aussi doués l’un que l’autre.

dans sa tente. Ce fut fait,

Meinhertzhagen finit par tenter le tout pour le tout : il envoya une


lettre on trouva l’or qu’Ulysse

à son adversaire pour le remercier de ses services en tant qu’agent


avait fait cacher par des

double et des excellents renseignements qu’il avait fournis à


l’Angleterre.

esclaves corrompus, et

Il y joignit une importante somme d’argent et confia la lettre à son


agent Palamède fut tué par

lapidation.
le plus incompétent. Comme prévu, les Allemands capturèrent
l’agent et Servius,

trouvèrent la lettre. Sous la torture, l’agent leur assura que sa


mission ive siècle apr. J.-C.,

était bien vraie, parce qu’il le croyait : Meinhertzhagen ne l’avait pas


mis traduit par

Y. Ouvrard

dans la confidence. L’agent ne mentait pas, il était plus vrai que


nature.

Les Allemands fusillèrent l’Arabe qui travaillait pour eux.

Que vous sachiez mentir ou non, il est extrêmement difficile d’être


vraiment naturel. Nous avons tous tendance à forcer le trait, à être
trop honnêtes et sincères pour être crédibles. Voilà pourquoi il faut
répandre les mensonges parmi des gens qui ignorent la vérité, qui
croient en vos mensonges. Lorsque vous travaillez ainsi avec des
agents doubles, commencez toujours par leur donner de vraies
informations, afin d’établir la crédibilité des renseignements qu’ils
transmettent. Ils seront ensuite les messagers parfaits de vos
supercheries.

Des ombres parmi les ombres. Les manœuvres trompeuses sont


des ombres montées de toutes pièces : l’ennemi y répond comme si
elles étaient concrètes et réelles, ce qui est en soi une erreur.
Néanmoins, dans cet univers sophistiqué de compétition, les deux
parties connaissent le jeu ; un ennemi averti ne se jettera pas
forcément sur le premier leurre venu. Il faut donc jouer au plus fin,
créer des ombres parmi les ombres, afin que l’ennemi ne puisse plus
distinguer le réel de la fiction. Tout est ambigu et incertain, noyé
dans le brouillard, à un point tel que, même si vous êtes soupçonné
de mensonge, cela importe peu : on ne peut démêler la vérité du
mensonge et tout soupçon n’est qu’un doute de plus.
Entre-temps, alors qu’il se débat pour savoir où vous voulez en
venir, l’ennemi perd du temps et des ressources.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, dans les déserts d’Afrique


du Nord, le lieutenant anglais Dudley Clarke entreprit de manipuler
l’ennemi allemand. L’une de ses tactiques était de se servir
d’accessoires, de faux tanks et de faux armements, afin que les
Allemands ne puissent se faire une idée de la taille et de
l’emplacement de l’armée anglaise. Depuis les airs, ces armes
factices étaient plus vraies que nature. La meilleure astuce était le
faux avion en bois : Clarke en avait installé un peu partout des
rangées entières, sur de faux terrains d’atterrissage. Inquiet, un
jeune officier vint le trouver en lui expliquant qu’un rapport des
services secrets avait été intercepté : les Allemands avaient trouvé
le moyen de distinguer les faux avions des vrais. Ils cherchaient les
supports de bois qui soutenaient les ailes des faux avions (visibles
sur les agrandissements photo).

316

S T R AT É G I E 2 3

L’apparence et l’intention

L’officier en avait conclu qu’ils ne pouvaient plus se servir de ces


leurres.

prennent inévitablement les

Mais Clarke, l’un des plus grands génies du mensonge de guerre,


eut une gens au piège quand on

meilleure idée : il posa sous les ailes des vrais avions les mêmes
étais de s’en sert avec talent. Et

bois que sous les faux. Les Allemands savaient qu’on se moquait
d’eux, ceci, même si les gens se
mais n’étaient plus en mesure de découvrir la vérité. Clarke était
passé à doutent qu’il y a une

intention perfide qui se

la vitesse supérieure : l’ennemi ne pouvait plus distinguer le vrai du


faux cache derrière l’apparence.

et cela le désarma complètement.

Quand vous usez de

Lorsque vous essayez d’induire votre ennemi en erreur, il est


souvent stratagèmes, et que vos

préférable d’établir un leurre ambigu, subtil et difficile à déceler plutôt


adversaires s’y font prendre,

vous êtes gagnant parce

qu’une façade grossière, trop évidente, facile à discerner. Dans ce


dernier qu’ils prennent leurs

cas, l’ennemi prend l’avantage, surtout si vous continuez de croire


qu’il décisions en prenant votre

n’a rien vu, et vous voilà l’arroseur arrosé. En créant l’équivoque, le


flou, ruse pour argent comptant.

il n’y a aucune façade à abattre. L’ennemi est simplement rongé


d’incer-Quant à ceux qui ne s’en

titudes, perdu entre chien et loup où le vrai et le faux, le bien et le


mal se laissent pas conter, quand

vous observez qu’ils ne se

fondent et où il devient impossible de distinguer quoi que ce soit.


font pas prendre à un piège

simple, vous en disposez

un deuxième. Alors, même

si vos adversaires ne se sont

pas laissé prendre à votre

Image :

stratagème initial, cela

Le brouillard. Il rend

revient à ce qu’ils soient

indiscernables les formes et

tombés.

les couleurs. Apprenez à le

Yagyu Munenori,

1571-1646,

fabriquer : vous vous libérez du

family book on the art

regard intrusif de l’ennemi.

of war

Vous avez toute la place néces-

saire pour manœuvrer. Vous savez


où vous allez tandis que l’autre

ne voit plus rien et s’en-

fonce dans l’épais

brouillard.

Autorité : Celui qui excelle à combattre l’ennemi le trompe avec des


gestes inexplicables,

l’empêtre dans de faux renseignements, lui

fait baisser sa garde en paraissant plus faible

qu’il n’est en réalité… le rend sourd en

brouillant ses ordres et ses signaux, l’aveugle

en maquillant ses bannières et ses oriflam-

mes… déjoue ses plans de bataille en lui four-

nissant des faits déformés. (Tou Bi Fu Tan,

A Scholar’s Dilettante Remarks on War, XVIe siècle) S T R AT É G I


E23

317

A CONTRARIO

Il est extrêmement dangereux de se faire prendre la main dans le


sac. Si vous ignorez que vous êtes découvert, l’ennemi a soudain
beaucoup plus d’informations que vous, et c’est alors vous qui
devenez son jouet.

Démasqué aux yeux du public, votre réputation en souffrira


lourdement, ou pire encore : les espions sont sévèrement punis par
la loi. Vos supercheries doivent donc être menées dans la plus
grande prudence : employez le moins de personnes possible pour
éviter les fuites. Prévoyez toujours une sortie de secours, une
couverture qui vous protégera si cela tourne mal. Attention à ne pas
vous laisser entraîner par le pouvoir de la manipulation : il ne faut
s’en servir que dans le cadre strict d’une stratégie et en garder le
contrôle. Si l’on vous découvre manipulateur, montrez-vous direct et
honnête. Cela brouillera les pistes : on ne saura plus que croire et
votre honnêteté deviendra la meilleure des supercheries.

318

S T R AT É G I E 2 3

24

SOYEZ IMPRÉVISIBLE :

LA STRATÉGIE DU CONTRE-PIED

Les hommes s’attendent à ce que votre comportement s’inscrive


dans des conventions et des schémas qu’ils connaissent. En tant
que stratège, votre tâche est de sortir du champ du connu. Il suffit de
surprendre les gens pour qu’ils se laissent submerger par le chaos
et le désordre, qu’ils essaient pourtant désespérément d’éviter. Il
s’ensuit une confusion mentale profonde qui abat leurs défenses et
les rend vulnérables. Commencez par vous comporter de façon
ordinaire , afin qu’ils se fassent une certaine image de vous. Ensuite,
quand les voilà bien lancés sur cette fausse piste, c’est le moment
de les frapper par l’ extra ordinaire. L’effet de surprise démultiplie la
frayeur. Ne vous reposez jamais sur une stratégie stratégie originale
qui a déjà fonctionné : elle devient conventionnelle dès lors que vous
en usez pour la seconde fois. C’est parce qu’il est inattendu, que
l’ordinaire devient parfois extraordinaire.

319

LA GUERRE NON CONVENTIONNELLE


Il y a des milliers d’années, les dirigeants militaires, conscients des
enjeux considérables de la guerre, cherchaient tous les moyens
d’obtenir l’avantage sur le champ de bataille. Certains généraux,
particulièrement fins, inventèrent de nouvelles formations ou
innovèrent dans l’usage de l’infanterie ou de la cavalerie. Face à ces
nouvelles tactiques, l’ennemi ne pouvait anticiper. Surpris, il se
trouvait plongé dans la plus grande confusion.

Ainsi, une armée qui réussissait à prendre son adversaire par


surprise était quasiment sûre d’en tirer une victoire, voire plusieurs.

Cependant, l’ennemi travaillait dur à établir de nouvelles défenses


pour répondre à ces nouvelles stratégies, quelles qu’elles soient ; il y
arrivait souvent et rapidement. La stratégie qui avait donc eu tant de
succès et représentait la quintessence de l’innovation devenait
caduque et finalement conventionnelle. En outre, ainsi poussé à
inventer de nouvelles défenses pour parer à toute nouvelle attaque,
l’ennemi lui-même était obligé d’innover : à son tour d’introduire
quelque chose de surprenant et, souvent, d’atrocement efficace. Le
cycle continuait. La guerre a toujours été impitoyable ; rien ne reste
nouveau longtemps. Il faut innover ou mourir.

Au XVIIIe siècle, nulle tactique ne fut plus surprenante et novatrice


que celle du roi de Prusse, Frédéric le Grand. Pour arrêter son
ascension fulgurante, des théoriciens militaires français élaborèrent
des idées d’une nouveauté radicale qui furent finalement testées sur
le champ de bataille par Napoléon. En 1806, Napoléon écrasa les
Prussiens à Iéna : ceux-ci se servaient encore des tactiques
autrefois nouvelles de Frédéric le Grand, désormais totalement
dépassées. Cette défaite fut une profonde humiliation pour les
Prussiens ; ils devaient absolument se renouveler. Ils étudièrent
attentivement les victoires napoléoniennes, réadaptèrent ses
meilleures stratégies et les poussèrent plus loin, fondant les bases
d’une nouvelle armée. Celle-ci fut l’outil majeur de la défaite de
Napoléon à Waterloo et domina la pensée militaire pendant
plusieurs décennies.
La nécessité constante de se renouveler pour surprendre l’ennemi
avec une stratégie nouvelle et non conventionnelle a aujourd’hui
poussé les militaires du monde entier aux tactiques de la guerre dite
« sale ».

Divorçant des codes d’honneur et de moralité qui, par le passé,


entravaient dans une certaine mesure la marge d’action d’un
général, les armées modernes ont progressivement rejoint l’idée
selon laquelle tout est permis.

Les guérillas et les tactiques terroristes sont connues depuis


l’Antiquité ; aujourd’hui, elles se sont banalisées et font en outre
l’objet d’études stratégiques. La propagande, la désinformation, la
guerre psychologique, la tromperie et les esquives politiques sont
devenues les véritables outils de toute stratégie non conventionnelle.
Une contre-stratégie se construit toujours sur les mêmes moyens
que ceux employés par l’ennemi, donc souvent les plus sales. Cela
implique forcément de se mettre à son niveau, de combattre le mal
par le mal. Un ennemi sale s’adapte en se montrant plus sale
encore, et pénètre ainsi dans un interminable cercle vicieux.

320

S T R AT É G I E 2 4

Cette dynamique est, certes, particulièrement apparente dans les


ques-Tout ce qui est inattendu

tions militaires, mais elle s’est aussi répandue dans tous les aspects
des produit un bon effet à la

guerre, et cette surprise,

activités humaines. En politique ou en affaires, si votre adversaire ou


votre si elle est bien exécutée,

concurrent emploie une stratégie nouvelle, vous devez l’adapter à


vos doit vous valoir une victoire propres buts ou, mieux, en inventer
une encore plus efficace. Sa tactique complète.

autrefois nouvelle devient conventionnelle et finalement inutile. Notre


Frédéric le Grand,

1712-1786

société est extrêmement compétitive : l’un des deux camps finit


toujours par avoir recours à une stratégie sale, qui dépasse les
bornes de l’acceptable. Si, par souci de moralité ou par fierté, vous
refusez d’entrer dans cette spirale, vous perdez inévitablement
l’avantage. Vous êtes obligé de répondre et, très probablement, de
vous montrer aussi sale que l’adversaire.

Cette spirale domine le monde politique, celui des affaires mais


aussi celui de la culture, perpétuellement en quête de chocs, de
nouveautés pour capter l’attention et s’attirer quelques
applaudissements éphémères. Tous les moyens sont bons. La
vitesse de ce processus est exponentielle : dans le domaine des
arts, ce qui était totalement impensable il y a quelques années est
aujourd’hui d’une affligeante banalité et d’un conformisme absolu.

Ce que l’on considère comme non conventionnel évolue donc au fil


du temps, mais les lois qui rendent efficace cette non-
conventionalité, basée sur des principes élémentaires de
psychologie, sont intemporelles et universelles. On les retrouve tout
au long de l’histoire militaire. Il y a 2 500 ans, le grand stratège
chinois Sun Zi en exprima l’essence en distinguant les moyens
ordinaires et extraordinaires. Cette analyse est toujours d’actualité
concernant la guerre autant que la politique et la culture
contemporaines, propres ou sales. Une fois que vous avez compris
l’essence de la guerre non conventionnelle, vous voilà prêt à
l’appliquer à la vie quotidienne.

La guerre non conventionnelle comporte quatre grands principes,


glanés parmi les plus grands maîtres de cet art.
Sortez des sentiers battus. Les principes généraux de la guerre se
basent sur le passé : des canons de stratégie et de contre-stratégie
développés au cours des siècles. Le chaos de la guerre est
inquiétant et dangereux : les stratèges en viennent à se reposer sur
ces principes à défaut de quoi que ce soit d’autre. Ils analysent donc
des événements présents à travers le filtre des événements passés.
Mais les armées qui ont fait trembler la planète ont toujours trouvé le
moyen de sortir de ces canons, de dépasser les expériences
connues du camp adverse. Cela permet d’imposer désordre et
confusion à l’ennemi qui, désorienté par la nouveauté, s’effondre.

En tant que stratège, votre tâche est de bien connaître vos ennemis,
puis de vous servir de ces informations pour mettre au point une
stratégie allant au-delà de ce qu’ils ont déjà expérimenté. Ce qu’ils
ont pu lire ou entendre compte moins que ce qu’ils ont
personnellement vécu, ce qui a marqué leur parcours affectif et qui
détermine leurs réactions. Lorsque les Allemands envahirent la
France en 1940, les Français connaissaient la tactique de la
Blitzkrieg depuis l’invasion de la Pologne l’année précédente, mais
ils ne l’avaient jamais subie personnellement : ils furent dépassés.

S T R AT É G I E 2 4

321

« Bruit à l’est ; attaque à

Cependant, lorsqu’une stratégie a déjà été utilisée et qu’elle est


connue l’ouest. »

de l’ennemi, elle n’a plus le même effet la seconde fois.

Induit en erreur le

commandement adverse

et sème le doute dans


Faites de l’extraordinaire avec de l’ordinaire. Pour Sun Zi et ses
ses rangs.

contemporains de la Chine antique, un acte extraordinaire n’a que


peu À la guerre, on peut

d’impact sans un contexte tout à fait ordinaire. Il faut mêler les deux ;
obtenir l’effet de surprise

votre adversaire s’habitue à des manœuvres banales, quelconques,


à des aussi bien par la tromperie

schémas confortables dans lesquels il vous croit installé. Une fois


qu’il y que par la rapidité de

mouvement des troupes.

est habitué, surprenez-le par de l’extraordinaire, une démonstration


de Un proverbe chinois dit :

force d’un genre nouveau. Rendu imprévisible par le prévisible, ce


coup

« Il n’y a jamais trop de

n’en sera que plus efficace.

ruse durant la guerre. »

La manœuvre non conventionnelle qui confond l’ennemi n’a déjà


Cependant, cette stratégie

avertit qu’il faut s’assurer

plus d’effet au bout de la deuxième ou troisième fois. Un général


intelli-du manque de jugement

gent revient donc souvent à des stratégies ordinaires, déjà usitées,


et s’en de l’ennemi avant de faire
sert pour l’attaque décisive, puisque l’ennemi ne s’y attend plus.

des feintes de mouvement

L’ordinaire et l’extraordinaire ne sont ainsi efficaces que s’ils se


répondent pour le tromper. Un

mutuellement, en spirale. Cela s’applique à la culture autant qu’à la


commandant avec une

bonne présence d’esprit

guerre : pour qu’un produit culturel attire l’attention, il faut qu’il soit
connaît ses forces et ses

nouveau. Mais s’il n’entretient aucun rapport avec l’ordinaire, il n’est


faiblesses, il déploie donc

plus anticonventionnel, il est simplement étrange. Le seul moyen de


créer ses troupes en conséquence ;

de la surprise, de l’extraordinaire, c’est de le tirer du quotidien, de


l’ordi-il n’est ainsi pas susceptible

d’être dupé par les

naire. Le surréalisme se définit par cet entrelacement de l’ordinaire


et de mouvements trompeurs de

l’extraordinaire.

l’ennemi. Il peut même

feindre d’être trompé et

Soyez irrationnel à bon escient. Malgré les apparences, les


individus retourner ainsi les ruses de
comme la société qu’ils forment sont régis par le désordre et
l’irrational’ennemi contre lui. Par

conséquent, quand on veut

lité. C’est pourquoi nous tentons tous désespérément de maintenir


l’ordre, tromper l’ennemi, il faut

et sommes terrifiés par ces gens aux comportements ouvertement


avoir à l’esprit de semer la

irrationnels. Ils sont la preuve que nos barricades contre l’irrationnel


ne confusion chez lui.

fonctionnent pas. On ne peut prévoir leurs réactions et on les


maintient les 36 stratagèmes,

répertoire de

donc à une certaine distance pour, surtout, ne pas être mêlé à leur
désordre.

proverbes tactiques,

Mais ces personnes inspirent aussi la crainte et le respect, dans la


mesure ive siècle apr. J.-C.,

traduit par

où nous désirons tous secrètement accéder à ces tumultes


irrationnels qui Doc Mac, Jr.

bouillonnent au fond de nous. Dans l’Antiquité, le fou était considéré


comme possédé par les dieux ; il reste des résidus de cette pensée.
Les plus grands généraux avaient tous ce génie un peu fou.

Le secret est de maîtriser cette tendance. À l’occasion, vous pouvez


vous permettre d’agir délibérément de façon irrationnelle, mais sans
excès, sous peine de vous y enfermer. Dans tous les cas, vous
effraierez vos contemporains en vous montrant occasionnellement
fou, suffisamment pour déstabiliser tout le monde et inquiéter vos
adversaires. Mieux vaut agir un peu au hasard, comme si vous jetiez
les dés tous les matins pour décider de votre vie. Ce type de
comportement perturbe profondément l’esprit humain. Pour vous, ce
sera une sorte de thérapie, l’occasion de vous permettre d’être
irrationnel de temps à autre ; cela vous soulagera de l’oppressante
nécessité de toujours paraître normal.

322

S T R AT É G I E 2 4

Restez en mouvement. La nouveauté est souvent le domaine des


jeunes, qui n’aiment pas les conventions et prennent plaisir à les
transgresser. Le danger est que, en vieillissant, vous ayez besoin de
confort et de prévisibilité, et que vous perdiez tout goût pour
l’innovation et l’originalité. Ce fut la perte de Napoléon : il finit par se
reposer sur la taille de son armée et la supériorité de ses armes, et
non sur la nouveauté de ses stratégies et la fluidité de ses
manœuvres. Il avait perdu tout goût pour l’esprit stratégique et
succomba au poids croissant des années. Vous devez combattre ce
vieillissement psychologique plus que physique : un esprit qui
renouvelle en permanence ses stratégies, réinvente toujours des
manœuvres plus fluides, vous gardera jeune. Attachez-vous à briser
les habitudes que vous avez acquises, à agir différemment chaque
jour. Déclarez une guerre non conventionnelle à votre propre esprit.
Pour éviter de vous enraciner et de tomber dans le conventionnel, il
vous faut avancer en permanence.

Nul n’est brave au point de rester impavide face à l’inattendu.

JULES CÉSAR (100-44 av. J.-C.)

EXEMPLES HISTORIQUES

1. En 219 av. J.-C., Rome décida d’en finir avec Carthage ; celle-ci
ne cessait de semer le trouble en Espagne, où les deux ennemis
possédaient des colonies importantes. Les Romains déclarèrent la
guerre aux Carthaginois et se préparèrent à envoyer une armée en
Espagne, où les forces adverses étaient conduites par Hannibal,
général alors âgé de vingt-huit ans. Avant que les Romains
n’atteignent Hannibal, ils furent ébahis d’apprendre que celui-ci
venait à eux : il était déjà en route vers l’est et traversait la partie la
plus dangereuse des Alpes, dans le nord de l’Italie. Rome n’avait
jamais imaginé qu’un ennemi puisse venir de là : aucune garnison
ne défendait la région. Rome était menacée.

L’armée d’Hannibal était relativement restreinte : seuls 26 000


hommes avaient survécu à la traversée des Alpes. Les Romains et
leurs alliés pouvaient aligner quelque 750 000 hommes. Leurs
légions étaient parmi les plus disciplinées et les plus respectées du
monde et ils avaient déjà vaincu Carthage lors de la première guerre
punique, une vingtaine d’années auparavant. Mais une armée
étrangère en Italie représentait une vraie surprise, qui souleva
beaucoup d’émotion. Les Romains devaient donner une bonne leçon
à ces barbares effrontés.

Des légions firent rapidement mouvement vers le nord pour détruire


l’armée d’Hannibal. Après quelques escarmouches, une armée,
sous le commandement du consul romain Sempronius Longus,
s’apprêtait à rencontrer les Carthaginois au corps à corps sur les
rives du fleuve Trébie.

Sempronius était dévoré de haine autant que d’ambition : il


écraserait Hannibal et serait le sauveur de Rome. Mais le
comportement de son adversaire était bien étrange. Sa cavalerie
légère traversait le fleuve comme S T R AT É G I E 2 4

323

pour attaquer les Romains, puis battait en retraite : les Carthaginois


avaient-ils peur ? N’étaient-ils capables que de petites sorties ?
Sempronius finit par en avoir assez et se lança à leur poursuite. Afin
d’être sûr d’avoir suffisamment d’hommes pour vaincre, il fit
traverser le fleuve glacé à toute son armée : l’opération fut épuisante
et dura des heures. Finalement, les deux armées se retrouvèrent
face à face sur la rive ouest.

Au début, comme Sempronius l’avait prévu, ses légions fermes et


disciplinées parvinrent à faire face aux Carthaginois. Mais une aile
des lignes romaines était constituée de mercenaires gaulois.
Brusquement, les Carthaginois lâchèrent un troupeau d’éléphants
montés par des archers.

Les mercenaires n’avaient jamais vu ça : ils paniquèrent et lâchèrent


pied.

Au même moment, comme sortis de nulle part, 2 000 Carthaginois,


cachés dans la végétation qui bordait le fleuve, attaquèrent par
l’arrière.

Les Romains combattirent avec beaucoup de courage pour se sortir


de ce piège tendu par Hannibal, mais des milliers d’entre eux se
noyèrent dans les eaux glaciales de la Trébie.

Cette bataille fut un véritable désastre ; à Rome, l’émotion bascula


de l’indignation à l’angoisse. On envoya plusieurs légions pour
bloquer les principaux accès des Apennins, la chaîne de montagnes
qui traverse l’Italie centrale. Encore une fois, Hannibal fit le contraire
de ce que l’on attendait : il traversa les Apennins par un col difficile
et inhospitalier où le terrain était tellement hostile qu’aucune armée
n’y était jamais passée.

Après quatre jours de pénible traversée, Hannibal parvint à conduire


les Carthaginois en sécurité. Puis, lui tendant encore un piège, il
battit l’armée romaine près du lac Trasimène, dans l’actuelle région
de l’Ombrie.

La route de Rome était ouverte. Proche de la panique, la république


romaine, selon une tradition très ancienne, nomma un dictateur pour
la durée de la crise. Celui-ci, Fabius Maximus, fit construire des
remparts à toute allure et renforça l’armée romaine. Perplexe, il vit
Hannibal dépasser Rome et continuer vers le sud, en direction de
l’Apulie, région la plus fertile du pays que le Carthaginois dévasta
allègrement.

Déterminé à se concentrer sur la protection de Rome, Fabius mit au


point une nouvelle stratégie : il posta ses légions dans des régions
montagneuses impraticables à la cavalerie d’Hannibal et harcela les
Carthaginois par une campagne de guérilla, bloquant leur
ravitaillement pour les isoler en terre étrangère. Il évita toute bataille
rangée et mena une guerre d’usure. Mais, aux yeux de beaucoup de
Romains, cette stratégie était dés-honorante et indigne. Pire, ils
constatèrent que les raids d’Hannibal dans la campagne ne
touchaient jamais les propriétés de Fabius, à croire que les deux
hommes étaient de mèche. La popularité du dictateur dégringola.

Après avoir rasé l’Apulie, Hannibal arriva dans les plaines fertiles de
la Campanie, au sud de Rome : Fabius connaissait très bien le
terrain. Il n’avait d’autre choix que d’agir, sous peine d’être destitué.
Il mit un piège en place. Des armées romaines furent postées à
toutes les issues de la plaine. Elles étaient suffisamment proches les
unes des autres pour se prêter main-forte en cas de problème. Mais
Hannibal était entré en 324

S T R AT É G I E 2 4

Campanie par l’est, par le col d’Allifae. Fabius avait déjà remarqué
qu’il ne partait jamais par là où il était arrivé. Il laissa donc à Allifae
une garnison par prudence, mais renforça largement les autres
passages. Pour lui, la bête était en cage. Bientôt, Hannibal aurait
besoin de ravitaillement et serait forcé de quitter les lieux. Fabius
n’avait plus qu’à attendre.

Au cours des semaines suivantes, Hannibal envoya des cavaliers


vers le nord, peut-être pour tenter une percée dans cette direction. Il
pilla les fermes les plus riches de la région. Fabius voyait clair dans
son jeu : il essayait d’entraîner les Romains vers la bataille de son
choix. Mais Fabius était déterminé à se battre suivant ses propres
conditions, uniquement lorsque l’ennemi essaierait de sortir de sa
cage. De toute façon, il savait qu’Hannibal tenterait de sortir par l’est,
la seule direction vers laquelle les Romains n’avaient pas de
contrôle.

Une nuit, les soldats romains qui gardaient le passage d’Allifae


crurent avoir des hallucinations auditives et visuelles : une armée
gigantesque, au vu des innombrables torches, semblait se diriger
vers le passage, recouvrant les versants, au son de hurlements
démoniaques. Cette armée semblait terrifiante – bien plus vaste que
l’estimation qui en avait été faite. Craignant de se faire encercler, les
Romains quittèrent la garnison, abandonnant le passage, trop
effrayés pour jeter un coup d’œil en arrière.

Quelques heures plus tard, l’armée d’Hannibal arriva et parvint à


percer le cordon mis en place par Fabius.

Aucun dirigeant romain ne comprit ce qui s’était exactement produit


sur les versants des collines, cette nuit-là. L’année suivante, Fabius
fut démis. Le consul Terentius Varron brûlait de prendre sa revanche
sur la défaite d’Allifae. Les Carthaginois étaient installés près de
Cannes, dans le sud-est de l’Italie, à proximité de la ville actuelle de
Bari. Varron marcha droit sur eux et, alors que les deux armées se
mettaient en rangs pour se battre, il ne pouvait avoir que pleinement
confiance : le terrain était dégagé, l’ennemi parfaitement en vue ; il
ne pouvait y avoir de renforts cachés ni de surprise de dernière
minute. L’armée romaine comptait le double d’hommes de l’armée
carthaginoise.

La bataille commença. Au début, les Romains semblèrent avoir le


dessus : le centre de la ligne carthaginoise était étonnamment faible
et céda sans difficulté. Les Romains attaquèrent en force, espérant
briser la ligne ; ils n’eurent aucun mal à avancer. Cela fait, ils
constatèrent avec une terreur indicible, en regardant derrière eux,
que les deux extrémités de la ligne carthaginoise se déplaçaient
pour les encercler. Ils étaient pris au piège ; ce fut un massacre. La
bataille de Cannes fut la défaite la plus cuisante et la plus humiliante
de l’histoire de Rome.
La guerre contre Hannibal dura des années. Carthage ne lui envoya
jamais les renforts qui auraient pu changer le cours de l’histoire.
L’armée romaine, plus nombreuse et plus puissante, récupéra de
ses nombreuses défaites. Mais Hannibal s’était fait une réputation
terrifiante. Malgré leur nombre écrasant, les Romains avaient
tellement peur de lui qu’ils le fuyaient comme la peste.

S T R AT É G I E 2 4

325

« Traverser la mer sans que

Interprétation

le ciel le sache. »

Hannibal demeure, de toute l’Antiquité, le maître absolu de l’art du


non-Dissimule tes secrets

conventionnel. Lorsqu’il attaqua les Romains sur leurs propres


terres, il en évidence

afin qu’on ne les perce

n’avait pas en tête de prendre Rome ; c’eût été impossible. Ses


remparts pas à jour.

étaient solides, son peuple fier et solidaire dans la haine qu’il lui
vouait.

Donc, dans le but de

Son armée n’aurait pu y faire face. Non, son but était plutôt de
semer la traverser la mer sans que le

panique dans la péninsule italienne et de saper les alliances de


Rome avec ciel le sache, il faut se
les cités-États voisines. Affaiblie à domicile, Rome serait obligée de
lais-déplacer ostensiblement sur

la mer mais comme si on

ser Carthage tranquille et de mettre un terme à sa politique


d’expansion.

n’avait aucunement

Pour parvenir à semer la panique au moyen de la petite armée avec


l’intention de la traverser.

laquelle il avait traversé les Alpes, Hannibal devait surprendre à


chaque Chaque manœuvre

coup. Psychologue avant l’heure, il avait compris qu’un ennemi pris


par militaire a deux aspects :

le mouvement apparent

surprise perd toute discipline quand il se sent menacé. Lorsque le


chaos et l’intention de base. En

s’abat sur des personnes ou des groupes particulièrement rigides et


dissimulant les deux, on

ordonnés, comme les armées et le peuple romains, il est


doublement des-peut prendre l’ennemi

tructeur. Une surprise ne peut être mécanique, répétitive ou


routinière ; complètement par surprise.

en fait, c’est exactement l’inverse. Pour surprendre, il faut s’adapter,


se Mais un secret si idéal peut

rarement être atteint avec

montrer créatif et prendre un malin plaisir à jouer les illusionnistes.


les actuelles techniques de

Ainsi, Hannibal prenait-il toujours la route par où les Romains l’atten-


guerre. Dans la plupart des

daient le moins : celle des Alpes, par exemple, était considérée


comme cas, maintenir l’ennemi

totalement impraticable et n’était donc pas gardée. Après cet


épisode, les dans une complète

ignorance de nos propres

Romains essayèrent de se préparer à l’attendre sur la route la plus


difficile : opérations est moins aisé

pour les surprendre, il fallait donc passer par la voie la plus évidente,
comme que de « traverser la mer

à Allifae. Lors d’une bataille, Hannibal attirait l’attention de l’ennemi


par un sans que le ciel le

assaut frontal, comme cela se faisait dans l’Antiquité. Il provoquait


ensuite sache » . La seule

un coup de théâtre, avec un troupeau d’éléphants ou une force de


réserve alternative est de pousser

l’ennemi à négliger ou à

qui attaquait par l’arrière. Lors de ses raids dans la campagne aux
alentours mal interpréter l’intention

de Rome, il évita délibérément les propriétés de Fabius pour donner


l’im-de base de notre opération.

pression qu’ils collaboraient, et ainsi forcer le dictateur, gêné, à


passer à l’ac-Autrement dit, s’il est
tion : le Carthaginois se servit là, de façon tout à fait nouvelle, des
moyens hautement improbable que

l’ennemi reste ignorant de

politiques et extramilitaires. À Allifae, Hannibal attacha des fagots de


petit-nos actions, on pourra

bois aux cornes de centaines de bœufs. Les ayant allumés, il


poussa les ani-toutefois lui jouer des tours

maux, mugissant de terreur, sur les versants de la colline : ce fut une


image juste sous son nez.

d’horreur pour les sentinelles romaines, isolées dans l’obscurité et


terrifiées.

les 36 stratagèmes,

Lors de la bataille de Cannes, alors que les Romains s’attendaient,


répertoire de

proverbes tactiques,

cette fois, à une nouvelle astuce non conventionnelle, Hannibal


exécuta ive siècle apr. J.-C.,

traduit par

son stratagème à la lumière du jour, alignant son armée comme


n’im-Doc Mac, Jr.

porte qui à l’époque. Les troupes romaines étaient excitées par


l’intensité du moment et le désir de revanche. Il les laissa
délibérément avancer en son centre particulièrement faible, où elles
se concentrèrent. Puis, les extrémités carthaginoises, très mobiles,
se rejoignirent pour les prendre en tenaille. Les victoires
s’enchaînèrent ainsi les unes après les autres, chaque manœuvre
fleurissant de la précédente, en faisant constamment alterner la
surprise et le banal, l’implicite et l’évident.

Vous gagnerez un pouvoir considérable en adaptant la méthode


d’Hannibal à votre propre quotidien. Servez-vous de votre
connaissance 326

S T R AT É G I E 2 4

de la psychologie et de la pensée d’autrui pour calculer les


mouvements Le Chaos, là où naissent

auxquels il s’attend le moins. Là où il peut être surpris, c’est là qu’il


est les rêves brillants.

faible : on ne peut se défendre contre ce que l’on n’attend pas. Ainsi,


ne yi king, le livre des

mutations, traduit et

rencontrant aucune résistance sur votre chemin, vos victoires


renforce-adapté par Étienne

ront l’image de votre pouvoir. La petite armée d’Hannibal était, aux


yeux Perrot de la traduction

allemande du Père

des Romains, beaucoup plus nombreuse qu’en réalité. À l’inverse,


Richard Wilhelm

lorsqu’on attend de votre part une quelconque excentricité, montrez-


vous d’une banalité désarmante. Une fois que votre réputation est
celle de l’extraordinaire, votre adversaire est sur ses gardes : il
s’attend à être surpris, mais ne sait pas comment. Bientôt, vos
ennemis renonceront à vous combattre, effrayés par votre seule
réputation.
2. En 1962, Sonny Liston fut sacré champion du monde de boxe,
catégorie poids lourds, en battant Floyd Patterson. Peu après,
Cassius Clay, jeune virtuose du ring, écrasa un vétéran, Archie
Moore. Après le combat, Liston alla voir le jeune Clay, âgé de vingt
ans. Il passa un bras autour des épaules du jeune garçon, qui avait
dix ans de moins que lui, et lui dit : « Attention, petit, je vais avoir
besoin de toi. Mais je vais devoir te coller une raclée parce que j’ai
l’âge d’être ton père. » Liston était le meilleur boxeur du monde, dur
et acharné. Pour ceux qui s’y connaissaient, il était invincible. Mais
Liston avait reconnu en Clay un boxeur assez fou et hargneux pour
vouloir le battre. Mieux valait lui ficher un peu la trouille dès le
départ.

La menace n’eut aucun effet et, comme Liston l’avait pressenti, Clay
réclama bientôt à cor et à cri un duel avec le champion du monde. Il
clai-ronnait partout qu’il le battrait en huit rounds. À la télévision et à
la radio, il raillait son aîné : n’était-ce pas Liston qui avait peur de
combattre Cassius Clay ? Le champion du monde essaya d’ignorer
les piques du petit prodige : « S’ils organisent ce combat, dit-il, on
me mettra en tôle pour meurtre. » Pour lui, Clay était trop mignon,
trop peu viril pour être un champion poids lourds.

Le temps passa et les provocations de Clay finirent par exciter le


public : tout le monde voulait que Liston revienne sous les feux de la
rampe pour fermer son clapet à ce petit prétentieux. À la fin de
l’année 1963, les deux hommes signèrent pour un tournoi à Miami
Beach au mois de février.

Clay déclara ensuite aux journalistes : « Je n’ai pas peur de Liston.


C’est un vieillard. Je vais lui donner des leçons de conversation et
de boxe. Mais il va falloir surtout qu’il apprenne à tomber. » Comme
la date du combat approchait, Clay se montrait toujours plus
insultant et grossier.

Les journaux sportifs ne parlaient que du combat à venir. D’après la


plupart d’entre eux, Clay ne pourrait même pas marcher sur ses
deux jambes à la sortie. Certains redoutaient de le voir estropié à
vie.
« J’imagine qu’il est un peu tard pour dire à Clay de ne pas affronter
ce monstre, déclara le boxeur Rocky Marciano, mais je suis sûr qu’il
sera beaucoup plus réceptif une fois qu’il aura affronté Liston. » Ce
qui inquiétait le plus les experts, c’était le style particulier de Cassius
Clay.

S T R AT É G I E 2 4

327

Ce n’était pas la brute typique des poids lourds : il dansait sur place,
les bras le long du corps. Il se déplaçait rarement lorsqu’il lançait ses
coups de poing ; il ne jetait que les bras. Il bougeait constamment la
tête, comme s’il voulait épargner une droite à son joli minois. On
aurait dit qu’il hésitait à rentrer dans le combat, à se mettre dans la
bagarre et à rouer de coups son adversaire, ce qui était la façon la
plus commune de se battre chez les poids lourds. Clay préférait
sautiller sur place, comme s’il était sur la scène d’un opéra, et non
sur un ring de boxe. Il était trop petit pour être un poids lourd et ne
possédait visiblement pas cet instinct de tueur qui faisait les vrais
boxeurs. Il faisait la une des journaux.

À la pesée le matin du combat, tout le monde attendait les


fanfaronnades habituelles de Clay. Il surpassa toutes les attentes.
Alors que Liston gravissait les marches, Clay lui lança : « Eh,
connard, t’es vraiment qu’un crétin. Tu t’es fait avoir, abruti… T’es
vraiment trop laid… Je vais méchamment t’arranger la face, moi, tu
vas voir. » Clay bondissait, hur-lait, tout tremblant, les yeux
écarquillés, la voix chevrotante ; il paraissait possédé. Était-il effrayé
ou simplement fou ? Pour Liston, ce fut la goutte d’eau qui fit
déborder le vase. Il n’avait plus qu’une idée en tête : tuer Clay, et
qu’il se taise une bonne fois pour toutes.

Comme ils étaient face à face sur le ring quelques instants avant le
début du combat, Liston essaya de fixer Clay comme il avait fixé
tous ses adversaires, d’un regard noir. Mais contrairement aux
autres boxeurs, Clay soutint son regard. Sautillant sur place, il
répétait : « Maintenant, je te tiens, connard. » Le combat débuta.
Liston chargea sa proie, lançant un long coup dans le vide. Il
continua à charger, le visage déformé par la rage. Mais Clay évita
tous ses coups, se moquant de lui, gardant même les bras le long du
corps. C’était comme s’il anticipait tous les mouvements de Liston.
Et il lui retournait son regard : même après la fin du round, alors que
les deux hommes étaient dans leurs coins, il ne lâcha jamais son
adversaire des yeux.

Le second round fut en gros de la même teneur, à cette exception


près que Liston n’avait plus l’air meurtrier, mais frustré. Le rythme de
ce combat était bien plus rapide que lors de ses combats
précédents. Clay bougeait beaucoup, selon des schémas
incompréhensibles. Liston visait le menton, le ratait ou se faisait
contrer d’un coup-de-poing d’une rapidité fulgurante, qui le faisait
chanceler. À la fin du troisième round, il se laissa surprendre par une
rafale de coups qui lui ouvrit une large estafilade sous l’œil gauche.

Maintenant, Clay était dans le rôle de l’agresseur et Liston se


contentait d’essayer de survivre. Au sixième round, il prenait des
coups de tous côtés, il se faisait malmener ; il semblait faible et
triste. Lorsque résonna la cloche du début du septième round, le
champion du monde resta assis sur son tabouret, les yeux dans le
vague. Il refusait de se lever. Le combat était terminé. Le monde de
la boxe était bouleversé : voyons, c’était forcément une feinte. Où
Liston, qui avait eu l’air ensorcelé pendant tout le combat, mou et
épuisé, était-il sorti la veille ? Le monde entier dut attendre quinze
mois pour avoir sa réponse, jusqu’à ce que les deux boxeurs se
rencontrent à nouveau à Lewiston, dans le Maine, au mois de mai
1965.

328

S T R AT É G I E 2 4

Consumé de rage, Liston s’entraîna comme un démon pour cette


Qui étudie les tactiques
revanche. Au premier round, il fonça à l’attaque, mais semblait
inquiet. antiques et emploie l’armée conformément à leurs

Il poursuivit Clay, ou plutôt Mohamed Ali comme il se faisait appeler,


sur méthodes est comme celui

tout le ring, cherchant désespérément à l’atteindre. Il finit par lui


effleurer qui encolle les chevilles

le visage alors que celui-ci reculait mais, d’un geste tellement rapide
que d’une cithare et prétend

nul ne le vit venir, Ali contra avec un coup droit qui envoya Liston au
en jouer. Je ne saurai

tapis. Il y resta un moment, puis se remit péniblement debout, mais il


était citer un seul exemple de

réussite. La perspicacité du

trop tard. Il était resté K.-O. dix secondes et l’arbitre arrêta le


combat. La stratège consiste à pénétrer

foule s’indigna, aucun coup n’avait été porté. Mais Liston savait qu’il
en ce qu’il y a de subtil

était autrement. Cela n’avait peut-être pas été le coup le plus fort,
mais il dans le déroulement des

avait été pris par surprise avant de pouvoir se préparer et contracter


ses changements, et à faire la

distinction entre ce qui est

muscles. Venue de nulle part, cette frappe l’avait complètement


terrassé.

concordant et ce qui est


Liston continua la boxe pendant encore cinq ans, mais il n’était
opposé. Chaque fois que désormais plus le même homme.

l’on mobilise, il faut

d’abord employer des

Interprétation

espions pour savoir si

le général ennemi a du

Dès son plus jeune âge, Mohamed Ali tira un malin plaisir à se
démar-talent ou pas. Si au lieu

quer des autres. Il aimait attirer l’attention mais, surtout, il s’aimait tel
d’appliquer des tactiques,

qu’il était : étrange, indépendant. Lorsqu’il commença la boxe, à


l’âge de il ne se fie qu’au courage

douze ans, il refusait déjà de se battre comme les autres et méprisait


les pour se servir de l’armée,

on peut avoir recours aux

règles. Un boxeur conserve habituellement les poings à hauteur de


la tête méthodes antiques pour le

et du torse, prêt à parer les coups. Ali préférait garder les bras le
long du vaincre. Si en revanche, le

corps, invitant à l’attaque. Il sut très tôt qu’il était plus rapide que les
général ennemi est passé

autres. La meilleure façon de se servir de cette qualité était d’inviter


l’ad-maître dans l’utilisation des
versaire à s’approcher suffisamment pour lui décocher un coup
d’autant tactiques antiques, il faut

pour le vaincre faire appel

plus douloureux qu’il était rapide et proche. Il était aussi


particulièrement à des tactiques en

difficile à atteindre, ayant beaucoup travaillé ses jambes, plus que sa


force contradiction avec les

brute. Au lieu de reculer comme la plupart des boxeurs, un pied à la


fois, antiques méthodes.

Ali restait sur les orteils, sautillant sur place, en mouvement


constant, à Hsü Tung,

Chine, 976-1018

son propre rythme. Plus que tout autre boxeur, il était excessivement
mobile. Ne pouvant décocher un seul coup efficace, l’adversaire était
de plus en plus frustré. Plus il était frustré, plus il se rapprochait,
prenait des risques et s’exposait aux coups foudroyants qui
l’enverraient au tapis. Le style d’Ali était totalement contraire aux
habitudes de la boxe, mais c’est cette particularité qui le rendait si
difficile à vaincre.

Les tactiques peu communes d’Ali ne se limitaient pas aux combats.

Ses insupportables provocations et ses sarcasmes publics, que l’on


peut qualifier de guerre sale, visaient à faire enrager le champion, à
l’agacer, à l’emplir d’une haine meurtrière qui le conduirait à
s’approcher suffisamment pour se mettre en danger. Son
comportement lors de la pesée, qui paraissait complètement fou, fut
ensuite qualifié de chef-d’œuvre du genre. Le but était que Liston
soit inconsciemment sur la défensive, incertain de ce dont son
adversaire serait capable sur le ring. Lors du round d’ouverture,
comme lors de bon nombre de ses combats ultérieurs, Ali obligea
Liston à rester ainsi sur la défensive ; c’était une tactique ordinaire
face à un boxeur de ce calibre. Cela attirait Liston de plus en plus S
T R AT É G I E 2 4

329

La principale caractéristique

près ; c’est là qu’intervint le coup extraordinaire, fulgurant, venu de


nulle de la mode, c’est d’imposer

part. L’effet de surprise en doubla la force. Incapable d’atteindre Ali,


et d’accepter brusquement

déconcerté par ses pas de danse et son attitude inhabituelle, irrité


par ses une nouvelle règle ou norme

qui, une minute avant,

railleries, Liston commit faute sur faute. Et Ali s’en délecta.

relevait de l’exception ou de

Comprenez bien : enfant, adolescent, on nous apprend à nous la


lubie ; puis de la laisser

conformer à certains codes de comportement, à certains us. Nous


appre-choir dès qu’elle est devenue

nons que la différence se paie. Mais le coût de notre conformisme


est courante, la chose du

lourd : nous perdons le pouvoir de notre individualité, nous oublions


premier venu. Bref, la tâche

de la mode est d’entretenir

qu’il est possible de faire les choses à notre manière. Nous nous
battons un processus permanent de
comme tout le monde et devenons prévisibles, conventionnels.

standardisation en mettant

La seule façon d’être véritablement non conventionnel est de n’imiter


quelque chose de rare et de

personne, de se battre et de se comporter selon son propre rythme,


d’adap-nouveau à un niveau

général et universel, puis

ter ses stratégies à ses particularités propres et à aucune autre. Si


vous refu-de passer à une autre rareté

sez de suivre un schéma préétabli, personne ne pourra deviner le


vôtre.

ou nouveauté quand la

Vous êtes une individualité à part entière. Votre approche peu


orthodoxe première a cessé de l’être…

pourra exaspérer et troubler ; les émotifs sont des personnes


vulnérables L’art moderne exprime

sur lesquelles vous pouvez facilement exercer votre pouvoir. Si votre


parti-l’avant-garde comme son

propre moment extrême ou

cularisme est suffisamment authentique, il attirera l’attention autant


que le suprême ; il est l’enfant

respect, celui que les foules portent aux personnes extraordinaires.

d’une esthétique romantique

faite d’originalité et de
3. À la fin de l’année 1862, au cours de la guerre de Sécession, le
général nouveauté ; par conséquent,

cet art moderne peut

Ulysses S. Grant déploya de nombreux efforts pour prendre la


forteresse considérer comme étant la

confédérée de Vicksburg. Elle se situait à un point névralgique du


forme typique – et peut-être

Mississippi, l’artère vitale du Sud. Si l’armée de l’Union de Grant


prenait la seule – de laideur ce que

Vicksburg, elle prendrait le contrôle du fleuve et scinderait le Sud en


deux.

l’on peut appeler la beauté

S’il gagnait là, la guerre prendrait un tournant inattendu. En janvier


1863, ci-devant , la beauté de

l’Ancien Régime, l’ex-

le commandant de la forteresse, le général James Pemberton, était


plutôt beauté. L’art classique, par

confiant. Grant avait essayé à plusieurs reprises de prendre le fort


sous la méthode de l’imitation et

différents angles par le nord, mais n’avait essuyé que des échecs. Il
avait la pratique de la répétition,

apparemment épuisé toutes les possibilités et abandonné ses


efforts.

tend vers un idéal de

renouvellement dans le sens


La forteresse était bâtie au sommet d’un escarpement d’une soixan-
d’intégration et de

taine de mètres, sur la rive. Tous les bateaux qui passaient étaient
expo-perfection. Mais pour l’art

sés à son artillerie lourde. À l’ouest, il n’y avait que le fleuve et des
à-pics.

moderne en général et pour

Le nord, où Grant campait, était protégé par des marécages


théorique-l’avant-garde en particulier,

ment infranchissables. À quelques kilomètres à l’est se trouvait la


ville la seule erreur esthétique

irrémédiable et absolue est la

de Jackson, centre ferroviaire d’où le ravitaillement et les renforts


arri-création artistique

vaient sans peine. Jackson était totalement aux mains des Sudistes :
la traditionnelle, un art qui

Confédération contrôlait tout le corridor, nord et sud, sur la rive est


du s’imite et se répète lui-fleuve. Vicksburg semblait parfaitement
sécurisée et les échecs répétés de même. De l’aspiration

moderne tourmentée vers ce

Grant ne firent que conforter cette idée dans l’esprit de Pemberton.

que Remy de Gourmont

Qu’est-ce que le général nordiste pouvait faire de plus ? Il était en


outre appelait de façon si
dans une situation très délicate vis-à-vis du président Lincoln, qui
consi-suggestive « le beau inédit »

dérait cette campagne de Vicksburg comme un monstrueux


gaspillage découle cette fièvre

d’hommes et d’argent. Les journaux décrivaient Grant comme un


soif-d’expérimentation frénétique

qui est l’une des

fard incompétent. Il subissait une pression considérable et ne


pouvait se manifestations

permettre d’abandonner et de battre en retraite à Memphis, plus au


nord.

330

S T R AT É G I E 2 4

Mais Grant était têtu. Comme l’hiver s’installait, il essaya tout, et rien
caractéristiques de l’avant-ne marcha, jusqu’à ce que, lors de la nuit
sans lune du 16 avril, des éclaireurs garde. Son labeur assidu

est une éternelle toile de

confédérés rapportèrent qu’une flotte de l’Union, composée de


canonnières Pénélope dont le tissage est

et de bateaux de transport, tentait de passer Vicksburg tous feux


éteints. Les refait chaque jour et redéfait

canons tonnèrent, mais les bateaux s’en tirèrent à bon compte.


L’épisode se chaque nuit. Peut-être Ezra

reproduisit plusieurs fois durant les semaines suivantes.


Parallèlement, sur Pound faisait-il allusion
la rive ouest, les forces de l’Union se dirigeaient visiblement vers le
sud.

à la fois à la nécessité et

à la difficulté de pareille

C’était clair : Grant se servait des bateaux de transport qui avaient


réussi entreprise quand il définit

à dépasser Vicksburg pour traverser le Mississippi une cinquantaine


de jadis la beauté de l’art

kilomètres plus bas. Il allait donc attaquer la forteresse par le sud.

comme « un instant

Pemberton demanda des renforts, mais il n’était pas réellement


inquiet.

d’étonnement entre un

cliché et le suivant ». Par

Grant traversait le fleuve avec des milliers d’hommes, et après ?


Que pour-conséquent, le lien entre

rait-il faire de mieux ? S’il poussait vers le nord en direction de


Vicksburg, l’avant-garde et la mode est

la Confédération enverrait des armées de Jackson, du sud, pour le


prendre évident. La mode elle aussi

de côté et par l’arrière. Une telle défaite serait un désastre, car Grant
se est une toile de Pénélope,

trouverait complètement piégé. Il s’était lancé tête baissée dans une


entrela mode elle aussi passe par
des phases de nouveauté

prise désespérée. Pemberton attendit patiemment le prochain


mouvement.

et d’étrangeté, de surprise

Grant traversa effectivement le fleuve au sud de Vicksburg et, au


bout et de scandale, avant

de quelques jours, son armée se dirigea vers le nord-est : il visait la


ligne de d’abandonner les formes

chemin de fer qui reliait Vicksburg à Jackson. C’était de loin sa plus


grande nouvelles quand elles

deviennent des clichés, du

audace : s’il réussissait, il couperait les vivres à Vicksburg. Mais


l’armée de kitch, des stéréotypes. D’où

Grant, comme toutes les armées du monde, avait elle aussi besoin
de com-la profonde véracité du

muniquer et de se ravitailler. Ses lignes devaient être reliées à une


base, paradoxe de Baudelaire qui

quelque part sur la rive est du fleuve ; Grant s’était justement installé
aux attribue au génie la tâche

environs de la ville de Grand Gulf. Pemberton n’avait plus qu’à


envoyer de créer des stéréotypes. Et

il en découle, par le principe

des forces de Vicksburg pour détruire ou simplement menacer


Grand de contradiction inhérent au
Gulf, et mettre en danger les lignes de ravitaillement de Grant. Il
serait culte obsessionnel du génie

obligé de battre en retraite vers le sud, sous peine de perdre ses


vivres.

dans la culture moderne,

C’était un jeu d’échecs auquel il était impensable que Pemberton


perde.

que l’avant-garde est

condamnée à conquérir,

Ainsi, alors que l’armée de Grant se dirigeait à toute allure vers la


ligne à travers l’influence de

de chemin de fer reliant Jackson à Vicksburg, Pemberton se mit en


marche la mode, cette même

vers Grand Gulf. À la consternation de Pemberton, Grant l’ignora


complè-popularité qu’elle dédaignait

tement. Bien loin de s’inquiéter de cette menace à l’arrière, il alla


droit sur naguère… et cela est le

Jackson et prit la ville le 14 mai. Il ne se reposait pas sur ses lignes


de ravi-commencement de la fin.

En fait, ceci est bel et

taillement pour nourrir ses hommes : il pillait les riches fermes des
alentours.

bien le destin inévitable

Pire : il se déplaçait avec une telle rapidité et changeait de direction


avec tant et inexorable de tout
de fluidité que Pemberton ne pouvait même plus distinguer l’avant
de l’arrière mouvement : s’élever contre

ni du côté. Plutôt que de se battre pour défendre ses lignes de


communication la mode récemment devancée

d’une vieille avant-garde et

ou de ravitaillement, Grant avait réglé le problème : il n’en avait pas.


Personne mourir quand une mode

n’avait jamais vu une telle armée, qui contredisait à ce point les


règles de nouvelle, un mouvement

base de la guerre. Quelques jours plus tard, ayant pris le contrôle de


la ville nouveau ou une avant-garde

de Jackson, Grant conduisit ses troupes jusqu’à Vicksburg.


Pemberton rapa-nouvelle apparaissent.

tria ses hommes de Grand Gulf à toute allure, mais il était trop tard :
battu Renato Poggioli,

teoria dell’arte

à Champion Hill, il dut se réfugier dans sa forteresse où il fut


assiégé, avec d’avanguardia, 1962

son armée, par les forces de l’Union. Le 4 juillet, Pemberton se


rendit : la perte de Vicksburg fut un coup terrible dont le Sud ne
devait jamais se relever.

S T R AT É G I E 2 4

331

Je me suis forcé à me

Interprétation
contredire pour éviter de

L’être humain est, par nature, conventionnel. Si quelqu’un réussit


avec une me conformer à mon

stratégie ou une méthode particulière, celle-ci est rapidement


adoptée par propre goût.

ses pairs et érigée en principe, souvent au détriment de tous


lorsqu’elle est Marcel Duchamp,

1887-1968

appliquée à l’aveugle. Cette habitude est devenue un véritable


problème à la guerre, dans la mesure où c’est un domaine
dangereux ; les militaires sont souvent tentés de rester dans les
sentiers battus. Lorsque l’on se trouve en situation de danger, ce qui
a représenté une sécurité par le passé est étrangement attirant.
Ainsi, pendant des siècles, la règle fut qu’une armée doit avoir des
lignes de communication et de ravitaillement et que, dans une
bataille, elle doit avoir une formation présentant des flancs et un
front.

Napoléon avait déjà assoupli ces principes, mais ils restèrent


solidement ancrés dans la pensée militaire jusqu’à la guerre de
Sécession. Quelque quarante ans après la mort de Napoléon, des
officiers comme Pemberton ne pouvaient imaginer une armée
répondant à d’autres schémas que ceux-ci.

Il fallut beaucoup de courage à Grant pour sortir de ces conventions


et se couper de toute base, pour ne compter, pour vivre, que sur les
riches terres du bassin du Mississippi. Il lui fallut beaucoup de
courage également pour déplacer son armée sans former de front :
même ses propres généraux, notamment William Tecumseh
Sherman, le traitèrent de fou. Pemberton ne put comprendre cette
stratégie parce que Grant avait maintenu les apparences d’une
méthode ordinaire en établissant une base à Grand Gulf et en
formant un carré pour marcher vers la ligne de chemin de fer. Le
temps que Pemberton comprenne l’extraordinaire attaque de Grant,
il était perdu.

Aujourd’hui, avec le recul que nous avons, la stratégie de Grant peut


paraître évidente, mais Pemberton, lui, n’avait jamais rien vu de
semblable.

Nous avons naturellement tendance à suivre les conventions, à


donner du poids à ce qui a déjà fonctionné par le passé. Nous avons
tendance à ignorer des idées simples mais non conventionnelles qui
déstabiliseraient beaucoup l’adversaire. Il faut savoir un jour couper
les liens qui vous relient au passé et partir en roue libre. Certes, il
est dangereux et inconfortable de sauter sans filet, mais le pouvoir
que vous donne la surprise en vaut largement la peine. C’est
particulièrement important lorsque l’on est sur la défensive ou en
situation de faiblesse. Notre tendance naturelle nous pousse alors à
nous montrer conservateurs, ce qui ne fait que faciliter la tâche de
l’ennemi, qui anticipe sans problème et peut se servir de sa force
écrasante : vous n’êtes plus qu’un jouet entre ses mains. C’est
lorsque les vents vous sont contraires qu’il faut oublier les livres, les
leçons, la sagesse populaire, pour tout risquer du côté de l’inattendu.

4. La tribu des Ojibwé, qui vivait dans les plaines d’Amérique du


Nord, comprenait un corps d’élite connu sous le nom de «
Windigokan » (« qui ne fuient pas »). Seuls les hommes les plus
courageux, qui avaient traité le danger par le mépris sur le champ de
bataille, étaient admis parmi les Windigokan. Puisqu’ils avaient
prouvé qu’ils n’avaient pas peur de la mort, ils n’étaient plus des
vivants parmi les vivants : ils mangeaient et 332

S T R AT É G I E 2 4

dormaient à l’écart, et n’étaient tenus au respect d’aucune règle. Ils


Dans les tribus du Siouan,

étaient devenus des vivants, mais parmi les morts. Ils faisaient le
une vision analogue
transforme le guerrier en

contraire de ce qu’ils disaient : ils appelaient un jeune homme un


vieil-Heyoka : il se met à se

lard et lorsque l’un commandait à l’autre de s’immobiliser, cela


voulait conduire comme un clown à

dire qu’il lui demandait d’avancer. Pendant les périodes


d’abondance, ils la façon du Windigokan ,

étaient sombres et lugubres, gais et joyeux au plus froid de l’hiver.


Ce il prend de la toile de

comportement semblait certes burlesque, mais les Windigokan


étaient sac en guise de chemise

de guerre et s’enduit

terrifiants. Nul ne pouvait prévoir leurs agissements.

le corps de boue…

On disait des Windigokan qu’ils étaient possédés par des esprits


Psychologiquement, terribles, les dieux de la foudre et du tonnerre,
qui apparaissaient sous la le Heyoka avait une

forme d’oiseaux géants. Cela en faisait des êtres surnaturels. Sur le


champ importance immense, de

même que les personnages

de bataille, ils étaient inquiétants et imprévisibles, terriblement


effrayants similaires dans beaucoup

lors de leurs attaques surprise. On raconte qu’un jour, ils


commencèrent d’autres tribus. Pendant
par se rassembler devant la demeure du chef en hurlant : « Nous
n’allons les périodes de bonheur

pas faire la guerre ! Nous n’allons pas tuer les Sioux ! Nous n’allons
pas en et d’abondance, il ne

scalper quatre et laisser les autres s’échapper ! Nous irons de jour !


» Ils voyait que mélancolie et

désespoir ; on pouvait le

quittèrent le camp la nuit même, le corps enduit d’une épaisse


couche de convaincre d’amuser les

terre et peint d’éclaboussures étranges, le visage couvert d’un


terrifiant gens pendant des heures

masque doté d’un bec géant. Ils firent route dans l’obscurité, se
cognant les avec ses plaisanteries

uns aux autres – les masques n’offraient pas une grande visibilité –,
et arri-inoffensives : par exemple,

il se gavait de côtes de

vèrent en vue d’une fête de guerre sioux. Bien qu’en sous-nombre,


ils ne buffle tout en se plaignant

prirent pas la fuite. Au contraire, ils se mirent à danser au centre de


la fête qu’il n’y avait rien à

ennemie. À les voir aussi extravagants, aussi insensés, on les aurait


crus manger au camp, ou

possédés par des démons. Certains Sioux reculèrent, d’autres


s’approchè-déclarait qu’il était sale

rent, curieux et surpris. Le chef des Windigokan cria : « Ne tirez pas


! » Les et allait se laver dans un
bain de boue… Pourtant,

guerriers ojibwa sortirent alors les armes cachées sous leurs


guenilles, tuè-derrière ce visage affable

rent quatre Sioux et les scalpèrent. Puis ils partirent en dansant,


laissant du Heyoka, il y avait

l’ennemi paralysé de terreur par cette apparition, incapable de les


poursuivre.

toujours une peur latente

Après une telle action, les ennemis des Ojibwé, du plus loin qu’ils
qu’il ne soit possédé par

l’esprit du Iktomi et que,

voyaient venir un Windigokan, partaient à toutes jambes sans


demander par conséquent, il soit

leur reste.

imprévisible et

potentiellement dangereux.

Interprétation

Après tout, il était le seul

Ce qui rendait les Windigokan si effrayants, comme les forces de la


à oser défier les pouvoirs

surnaturels même si un

nature dont ils disaient tirer leur pouvoir, était qu’ils pouvaient se
mon-simple chien du camp était
trer destructeurs sans raison apparente. Leurs attaques surprise
n’avaient capable de l’épouvanter et

aucun but, n’étaient ordonnées par personne. Leurs apparitions


n’avaient qu’il s’enfuyait en hurlant

aucune raison d’être, ne ressemblaient à rien de connu, comme s’ils


de terreur si l’un d’eux

approchait trop près de

étaient tombés là par hasard. Ils erraient parfois dans l’obscurité


jusqu’à lui. Ainsi, il transformait

ce qu’ils tombent sur un ennemi. Leurs danses étaient insensées,


incon-en objet de risée les

cevables, inimaginables. Ils pouvaient se mettre brusquement à tuer


et prétentions de certains

scalper avant de s’arrêter soudainement, sans plus de raison. Au


sein guerriers mais, en même

d’une société tribale gouvernée par les codes les plus stricts, ils
représen-temps, soulignait le fait

que les pouvoirs qui

taient les esprits de la destruction et de l’irrationnel.

les guidaient et les

Lorsque vous ne vous pliez pas aux conventions, cela étonne et


vous protégeaient à la bataille

donne l’avantage, mais ne terrifie pas forcément. Pour susciter la


vraie peur, étaient d’une force telle

S T R AT É G I E 2 4
333

que seul un Heyoka

vous devez, comme les Windigokan, adopter cette méthode


aléatoire qui est pouvait s’y opposer.

au-delà de tout processus rationnel, comme si vous étiez possédé


par un Norman Bancroft-esprit de la nature. Attention toutefois : si
vous agissez ainsi en permanence, Hunt, warriors:

warfare and the native

vous vous enfermerez dans votre propre attitude. Adoptez cette


stratégie au american indian, 1995

bon endroit au bon moment, administrez l’irrationnel et l’aléatoire à


petites doses aux instants opportuns ; votre entourage ne saura plus
à quoi s’en tenir. Vous inspirerez la crainte et le respect, qui sont le
vrai pouvoir. Une apparence ordinaire épicée d’une touche de folie,
voilà qui choque et épouvante bien plus qu’un véritable fou.
N’oubliez pas : votre folie, comme celle d’Hamlet, doit être
stratégique. La vraie folie est bien trop prévisible.

5. En avril 1917, la Société des artistes indépendants de New York


préparait sa première exposition. Ce devait être une grande vitrine
de l’art moderne, la plus vaste jamais vue aux États-Unis.
L’exposition était ouverte à tout artiste appartenant à la société (la
contribution demandée n’était pas élevée) ; les réponses avaient été
nombreuses. Quelque 1 200 artistes exposèrent plus de 2 000
pièces.

Le conseil de direction de la société rassemblait des collectionneurs


comme Walter Arensberg, et des artistes comme Man Ray ou le
jeune Marcel Duchamp, Français de vingt-neuf ans qui vivait à New
York. C’était Duchamp qui, à la tête du comité de sélection, avait
décidé de faire de cette exposition un modèle de démocratie : les
œuvres étaient suspendues par ordre alphabétique, en commençant
par une lettre tirée au sort. Ainsi, des natures mortes cubistes
côtoyaient des paysages traditionnels, des photographies
d’amateurs ou l’œuvre obscène indispensable à toute exposition
d’art moderne. Les avis quant à cette organisation étaient très
partagés.

Quelques jours avant le vernissage de l’exposition, la société reçut


sa plus étrange œuvre : c’était un urinoir retourné, sur lequel on
pouvait lire les mots « R. MUTT 1917 », inscrits à la peinture noire
sur le rebord.

L’œuvre s’appelait Fontaine, et on la devait apparemment à un


certain M. Mutt ; l’inconnu y avait joint un chèque qui payait
l’adhésion. Lorsqu’il vit cette œuvre pour la première fois, le peintre
George Bellows, membre du comité de direction de la société,
poussa des hauts cris et s’exclama qu’il serait indécent de l’exposer.
Arensberg n’était pas d’accord : pour lui, la forme et la présentation
mêmes de l’objet en faisaient une œuvre d’art intéressante. « C’est
exactement le but de cette exposition, dit-il à Bellows, l’occasion
pour un artiste d’exposer ce qu’il veut, puisque c’est l’artiste qui
décide de ce qu’est l’art et personne d’autre. »

Bellows ne changea pas d’avis. Quelques heures avant l’ouverture


du vernissage, les organisateurs se rassemblèrent et votèrent à une
petite majorité de ne pas exposer l’œuvre. Arensberg et Duchamp
démission-nèrent immédiatement. Dans les articles de journaux qui
relataient la controverse, on parlait de la « polémique des W.-C. ».
Cela piqua la curiosité du grand public et un air de mystère se
répandit sur toute l’affaire.

Parallèlement, Duchamp faisait partie d’un groupe d’artistes qui


dirigeait un magazine appelé The Blind Man (« L’Aveugle »). Le
second numéro 334

S T R AT É G I E 2 4

du magazine publiait une photo de Fontaine, signée par le grand


photographe Alfred Stieglitz : il avait beaucoup travaillé les lumières ;
une sorte d’ombre tombait sur l’objet comme un voile, lui donnant
une apparence un peu mystique, en même temps que quelque
chose de vaguement sexuel, l’urinoir à l’envers ayant la forme d’un
vagin. The Blind Man publia un éditorial, « Le cas Richard Mutt », qui
défendait l’œuvre d’art et critiquait son exclusion de l’exposition : «
La fontaine de M. Mutt n’est pas immorale… Pas plus immorale
qu’une baignoire… Peu importe si M. Mutt l’a fabriquée de ses
propres mains ou pas. Il l’a CHOISIE.

Il s’est emparé d’un objet de la vie ordinaire, l’a déplacé en sorte que
son sens habituel disparaisse sous un nouveau titre et un nouveau
point de vue – donnant à l’objet un nouveau sens. »

Il apparut bientôt que le « créateur » de Fontaine n’était autre que


Duchamp en personne. Au fil des ans, l’œuvre acquit sa vie propre,
même si elle disparut mystérieusement du studio de Stieglitz et ne
fut jamais retrouvée. Pour quelque obscure raison, la photographie
et l’histoire de Fontaine inspirèrent au monde de l’art une réflexion
sur lui-même. L’œuvre seule avait eu ce pouvoir de choquer et
d’interpeller. En 1953, Duchamp autorisa la galerie Sidney Janis, à
New York, à exposer une réplique de Fontaine à l’entrée, un brin de
gui émergeant de l’objet. D’autres répliques apparurent dans les
galeries, lors de rétrospectives sur l’œuvre de Duchamp, et dans les
collections des musées. Fontaine devint un classique de
collectionneur.

Certaines répliques se sont vendues plus d’un million de dollars.

Il semble que chacun ne voit dans cette pièce que ce qu’il veut y
voir.

Dans un musée, elle choque le public : certains sont gênés par


l’urinoir lui-même, d’autres par le fait que l’on en ait fait un objet
d’art. Cette œuvre a fait couler beaucoup d’encre dans le milieu de
la critique artistique ; on en fit toutes sortes d’interprétations : avec
Fontaine, Duchamp urinait symboliquement sur le monde de l’art ; il
jouait avec la notion de sexe ; l’œuvre était un jeu de mots caché,
etc. Ce que certains organisateurs de l’exposition de 1917
considéraient comme un objet indécent, indigne d’être traité en
œuvre d’art, cet objet même devint l’œuvre la plus contro-versée, la
plus scandaleuse, mais aussi la plus analysée du XXe siècle.

Interprétation

Tout au long du XXe siècle, de nombreux artistes ont gagné leur


notoriété et leur influence en sortant des sentiers battus : les
dadaïstes, les surréalistes, Pablo Picasso, Salvador Dalí… la liste
est longue. Mais de tous ceux-là, c’est probablement Marcel
Duchamp qui eut le plus grand impact sur l’art moderne ; ce qu’il
appelait ses readymades étaient certainement ses œuvres les plus
importantes. Les readymades étaient des objets de tous les jours –
parfois exposés tels quels (un chasse-neige, un porte-bouteilles),
parfois légèrement modifiés (l’urinoir retourné, la reproduction de la
Joconde avec la moustache et le bouc) – « choisis » par l’artiste,
puis exposés dans une galerie ou un musée. Duchamp donnait la
priorité aux idées sur les images. Ses readymades, banals et
inintéressants en soi, inspiraient toutes S T R AT É G I E 2 4

335

sortes d’associations d’idées, de questions et d’interprétations : un


urinoir est un objet quotidien peu élégant, mais le fait de le présenter
comme œuvre d’art soulevait des colères, des irritations, des délires
tout à fait captivants.

Comprenez bien : à la guerre, comme dans les domaines de la


politique ou de la culture, ce qui est non conventionnel, qu’il s’agisse
des éléphants et des bœufs d’Hannibal ou de l’urinoir de Duchamp,
n’est jamais matériel

– en tout cas, ce n’est jamais simplement matériel. Le non-


conventionnel est une pure idée de l’esprit : quelque chose
surprend, ce n’est pas ce à quoi l’on s’attendait. On base
généralement ses attentes sur des conventions familières, des
clichés, des habitudes, un ordinaire. Beaucoup d’artistes, d’auteurs
et de producteurs de culture semblaient croire que le summum de
l’originalité était de créer des images, des textes ou toutes sortes
d’œuvres étranges, surprenantes ou choquantes, d’une façon ou
d’une autre.

Certes, ces œuvres étonnent, mais elles n’ont pas le pouvoir de


l’extraordinaire car elles ne sont pas contextualisées ; elles ne vont à
l’encontre d’aucune attente. Elles sont simplement étranges, et donc
vite oubliées.

Pour créer l’extraordinaire, n’oubliez pas : l’important, c’est le


processus mental, non l’image ou la manœuvre pour elle-même. Ce
qui choque et marque les esprits sont les œuvres et les idées qui
viennent d’un contexte ordinaire et banal en soi, et qui sont
inattendues, qui questionnent et contestent la nature profonde du
réel. En art tout particulièrement, le non-conventionnel n’est que
stratégie.

Image :

La charrue.

Le sol doit être pré-

paré. Les lames de la char-

rue remuent et aèrent la terre. Il

faut répéter le processus chaque année,

sinon les mauvaises herbes s’installent et étouffent le bon grain. De


cette terre labourée et ensemencée surgi-ront les plantes les plus
efflorescentes et les plus extraordinaires.

Autorité : Usez généralement des forces directes pour engager la


bataille, et des forces indirectes pour l’emporter. Les ressources de
ceux qui sont habiles dans l’utilisation des forces indirectes sont
aussi infinies que celles des Cieux et de la Terre, et aussi
inépuisables que le cours des grandes rivières. (Sun Zi, IVe siècle
av. J.-C.) A CONTRARIO

Il n’y a jamais aucun intérêt à attaquer l’ennemi de la façon à


laquelle il s’attend : il n’en résistera que mieux. À moins que vous ne
songiez au suicide, cette stratégie n’a pas d’exception.

336

S T R AT É G I E 2 4

25

OCCUPEZ LE TERRAIN

DE LA MORALITÉ :

LA STRATÉGIE DE LA VERTU

Dans un monde régi par la politique, la cause pour laquelle vous


combattez doit paraître plus juste que celle de votre ennemi. Vous
vous battez contre lui pour vaincre sur le plan moral ; en jetant le
doute sur ses motivations et en les dénigrant, vous réduisez le
nombre de ses partisans et prenez l’avantage. Visez les points
faibles de son image dans l’opinion publique, pointez du doigt ses
hypocrisies et ses mensonges. Ne partez pas du principe que la
justesse de votre cause est évidente ; faites-en la perpétuelle
publicité. Si vous êtes vous-même attaqué sur le plan moral par un
adversaire particulièrement malin, ne geignez pas ni ne vous mettez
en colère ; combattez le mal par le mal. Lorsque c’est possible,
placez-vous en victime, mettez-vous du côté de l’opprimé, du martyr.
Apprenez à vous servir de la culpabilité comme d’une arme morale.

337

L’OFFENSIVE MORALE

En 1513, Jean de Médicis, âgé de trente-sept ans et fils de l’illustre


Florentin Laurent de Médicis (dit « le Magnifique »), fut élu pape et
prit le nom de Léon X. L’Église qu’il dirigeait désormais était une
puissance européenne politique et économique, et Léon X –
amoureux de la poésie, du théâtre et de la peinture, comme
beaucoup de membres de sa famille –

voulait en faire un important mécénat. Les papes précédents avaient


entamé la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome, siège
éminent de l’Église catholique, mais elle n’était pas achevée. Léon X
voulait que cet énorme projet soit associé pour toujours à son nom.
Pour cela, il avait besoin de capitaux afin de financer les meilleurs
artistes de l’époque.

Ainsi, en 1517, Léon X lança une campagne de vente d’indulgences.

Aujourd’hui encore, les catholiques pratiquent la confession afin de


se faire pardonner leurs péchés par un prêtre, qui leur donne une
pénitence, sorte de punition matérielle. Il s’agit le plus souvent de
faire une prière ou de réciter un chapelet ; mais autrefois, les
pénitences étaient souvent sévères : il était question de jeûnes, de
pèlerinages ou encore de pièces sonnantes et trébuchantes ; on
appelait ces dernières « les indulgences ». Les gens de la noblesse
payaient parfois leurs indulgences en achetant une sainte relique à
leur église : c’était une grosse dépense censée réduire leur temps
de purgatoire après la mort. (Le purgatoire est une sorte d’entre-
deux pour ceux qui n’ont pas été suffisamment mauvais pour aller en
enfer, mais pas suffisamment bons pour qu’on leur ouvre les portes
du paradis. Ils sont obligés d’attendre.) Les moins riches payaient
une petite somme pour acheter le pardon de leurs péchés. Les
indulgences devinrent, sous Léon X, une source de revenus
indispensable à l’Église catholique.

Pour cette campagne un peu particulière, Léon X lâcha un escadron


d’experts en vente d’indulgences à travers l’Europe ; les caisses
commencèrent à se remplir. Il choisit, pour finir la construction de la
basilique, le grand artiste Raphaël, qui avait imaginé de construire
l’œuvre d’art la plus monumentale jamais vue, un legs marquant de
Léon X à l’humanité. Tout alla bien jusqu’au moment où, en octobre
1517, le pape apprit qu’un prêtre du nom de Martin Luther (1483-
1546), théologien allemand quelque peu ennuyeux, avait affiché aux
portes de l’église de Wittenberg un tract appelé Les Quatre-vingt-
quinze Thèses. Comme la majorité des documents importants de
l’époque, le texte était en latin, mais il avait été traduit en allemand,
imprimé et diffusé. En quelques semaines, toute l’Allemagne le lut.
Les Quatre-vingt-quinze Thèses était une dénonciation sans détour
de la pratique des indulgences. D’après Luther, c’était à Dieu, et non
à l’Église, de pardonner aux pécheurs ; un tel pardon ne pouvait
s’acheter. Le texte concluait que l’autorité ultime était les Écritures :
si le pape pouvait réfuter les arguments de Luther en citant les
Écritures, le prêtre se rétracterait avec plaisir.

Le pape ne lut même pas les écrits de Luther ; il préférait la poésie


aux discussions théologiques. Un prêtre allemand ne pouvait
représenter 338

S T R AT É G I E 2 5

une quelconque menace pour le système des indulgences, qui


finançait

[Le colonel John] Boyd

des projets importants. Mais Luther semblait remettre en question


l’auto-accordait une attention

particulière à la dimension

rité de l’Église au sens large et Léon X savait qu’une hérésie qui


n’est morale et à l’effort pour pas étouffée dans l’œuf peut vite se
muer en secte. Au cours des siècles attaquer un adversaire sur

précédents, l’Église avait eu recours à la force pour étouffer ce


genre le plan moral en montrant de déviances ; mieux valait réduire
Luther au silence avant qu’il ne soit l’écart qu’il y avait chez lui

trop tard.
entre ses croyances déclarées

et ses actes. L’élément

Léon X commença par la méthode douce, en demandant à un théo-


moral d’une grande

logien respecté, Sylvestre Mazzolini, plus connu sous le nom de


Prieras, stratégie est de se servir du

de rédiger une réponse officielle à Luther, laquelle, espérait-il,


l’effraierait levier moral pour dynamiser

suffisamment pour qu’il se soumette. Prieras déclara dans cette


lettre que sa force de conviction tout

en dénonçant les failles du

le pape était la plus haute autorité de l’Église, supérieure aux


Écritures système concurrent. Ce

elles-mêmes ; il décréta l’infaillibilité papale. Il cita différents textes


faisant, on doit influencer théologiques pour soutenir son
argumentation. Il attaqua Luther person-les adversaires potentiels

nellement, le traita de bâtard et questionna ses motivations : le


prêtre non déclarés et les allemand briguait peut-être l’épiscopat ?
Prieras conclut sur ces mots : adversaires actuels afin

de les attirer vers sa

« Qui déclare que l’Église de Rome est dans l’erreur avec les
indulgences philosophie et rendre ses

est un hérétique. » La mise en garde était on ne peut plus claire.

succès bienvenus à leurs


En ce temps-là, Léon X avait beaucoup à faire entre les troubles de
yeux.

l’empire ottoman et le projet de nouvelles croisades ; mais la


réponse de Grant T. Hammond,

the mind of war,

Luther à Prieras attira immédiatement son attention. Dans son texte,


john boyd and

Luther démontait impitoyablement les arguments de Prieras : selon


lui, american security,

2001

l’Église avait échoué et n’avait pu répondre en basant ses


arguments sur les Écritures. Si elle ne tirait pas sa légitimité de la
Bible, en ce qui concer-nait les indulgences et les excommunications
d’hérétiques, son autorité n’était pas spirituelle, mais matérielle,
politique et donc contestable. Luther publia son propre texte à la
suite de celui de Prieras, afin que chaque lecteur puisse en faire la
comparaison et tirer ses propres conclusions. Sa façon de reprendre
les mots de Prieras, son ton audacieux et moqueur, ainsi que l’usage
qu’il fit de la nouvelle technique que représentait l’impression pour
diffuser largement son message, tout cela était totalement nouveau
et très choquant pour tout le clergé. Ils avaient affaire à un homme
intelligent et dangereux. Pour Léon X, il était maintenant clair que le
combat entre Luther et l’Église de Rome serait une lutte à mort.

Le pape prit le temps de réfléchir au moyen de faire venir Luther à


Rome pour le condamner en tant qu’hérétique ; Luther profita de ce
répit pour accélérer sa campagne, continuant à publier des textes
toujours plus vitrioliques à un rythme alarmant. Dans une lettre
ouverte à la noblesse chrétienne de la nation germanique, il
dénonça l’autorité tyrannique de Rome qui brimait et intimidait le
peuple allemand depuis des siècles, et faisait des royaumes
d’Allemagne de véritables vassaux. L’Église, répétait-il, était un
pouvoir politique et non spirituel. Elle fabriquait des faux, mentait,
avait recours aux pires ruses pour servir ses intérêts. Dans La
Captivité de Babylone, il dénonçait le luxe dans lequel vivait le pape,
la débauche de la hiérarchie de l’Église et le mécénat d’un art
blasphé-matoire encouragé par le pape lui-même. Ce dernier était
allé jusqu’à S T R AT É G I E 2 5

339

L’idée centrale de la

faire jouer au Vatican une pièce immorale et paillarde de Machiavel,


manœuvre extérieure est

La Mandragore. Luther mettait en regard l’existence de vertu


prêchée par de s’assurer le maximum

l’Église et le véritable mode de vie de ses cardinaux. C’était le pape


et son de liberté d’action en

paralysant l’adversaire par

entourage, accusait-il, qui étaient les véritables hérétiques, pas lui ; il


alla mille liens de dissuasion,

même jusqu’à traiter le pape d’Antéchrist.

comme les Lilliputiens

Apparemment, la menace de Prieras avait poussé Luther à forcer le


avaient su enchaîner

trait. L’Église n’avait pas été suffisamment ferme, Léon X avait été
bien Gulliver. Naturellement

trop indulgent. Il était temps de passer aux choses sérieuses et de


faire

– comme dans toute


dissuasion – il s’agit d’une

cesser cette controverse. Léon X rédigea donc une bulle papale


menaçant manœuvre psychologique

Luther d’excommunication. Il envoya aussi des officiels en


Allemagne faisant concourir à ce même

pour négocier l’arrestation du prêtre et son emprisonnement. Mais


ceux-but les moyens politiques,

ci revinrent avec des nouvelles ahurissantes qui changeaient la


donne : économiques, diplomatiques

et militaires. Les procédés

en quelques années, depuis la publication des Quatre-vingt-quinze


Thèses, de dissuasion employés

Martin Luther, petit prêtre allemand inconnu, était devenu une


célébrité, vont du plus subtil au plus

une personnalité adulée dans tout le pays. Où qu’ils aillent, les


émissaires brutal : on fera jouer le

du pape étaient chahutés, hués, parfois menacés de lapidation. La


respect des formes légales

majorité des boutiques d’Allemagne affichait maintenant les portraits


du droit intérieur et

international, on fera valoir

d’un Luther auréolé. « Quatre-vingt-dix pour cent des Allemands


crient les valeurs morales et

“Longue vie à Luther” », raconta un officiel à Léon X. « Les dix pour


humanitaires et l’on
cent restant crient “Mort à Rome”. » Luther avait réussi à soulever le
res-cherchera à donner à

sentiment et la haine latents que le peuple vouait à l’Église


catholique. Sa l’adversaire une mauvaise

conscience dans la lutte en

réputation était impeccable : il était publié et lu de tous, mais refusait


de le faisant douter du bien-toucher les bénéfices de ses écrits,
pratiquant clairement la morale qu’il fondé de sa cause ; on

prêchait. Plus l’Église l’attaquait, plus il était populaire. Si l’on en


faisait créera ainsi l’opposition

un martyr, cela mettrait le feu aux poudres.

d’une partie de son opinion

Pourtant, en 1521, Léon X convoqua Luther dans la ville de Worms,


intérieure tandis qu’on

soulèvera, si on le peut,

devant la Diète impériale, assemblée des princes, nobles et clercs


alle-telle ou telle fraction de

mands organisée par le nouveau saint empereur romain


germanique, l’opinion internationale,

Charles Quint. Léon X espérait que les Allemands feraient eux-


mêmes le créant une véritable

sale travail. Charles Quint semblait tout prêt à se laisser convaincre :


coalition morale dans

laquelle on entraînera des


c’était une créature politique et il était inquiet de la révolte que Luther
sympathisants naïfs, séduits

semblait susciter. Il avait tout intérêt à ce que cela cesse. Lors de la


Diète, par des arguments adaptés

il demanda au prêtre de répéter ses enseignements. Mais Luther,


comme à leurs préjugés ; ce climat

d’habitude, refusa et, théâtral, déclara : « Rétracter quoi que ce soit,


je ne sera exploité à l’ONU par

puis ni ne veux ; car agir contre sa conscience, ce n’est ni sûr ni


honnête. »

exemple ou dans d’autres

réunions internationales,

L’empereur n’avait plus le choix. Luther fut condamné pour hérésie


et on mais il sera surtout

lui demanda de retourner à Wittenberg pour attendre le jugement


final.

employé comme une

Sur le chemin du retour, Luther fut enlevé et emmené au château de


menace destinée à empêcher

Warburg. L’enlèvement avait été planifié et exécuté par certains de


ses l’adversaire d’entreprendre

telle ou telle action.

disciples aristocrates ; il était en sécurité. Dans ce château, il put


attendre Général André

sous un nom d’emprunt que passe l’orage.


Beaufre, introduction

Léon X mourut la même année. Quelques mois après sa mort, les à


la stratégie, Armand

Colin, 1963

idées de Luther et les réformes qu’il avait demandées se répandirent


dans toute l’Allemagne. En 1526, un parti protestant fut officiellement
reconnu en divers endroits d’Europe. Ce fut la naissance de la
Réforme : le pouvoir sans faille de l’Église catholique tel que Léon X
en avait hérité était 340

S T R AT É G I E 2 5

irrémédiablement brisé. Ce prêtre inconnu, ce pédant d’une obscure


province d’Allemagne avait en somme gagné la guerre.

Interprétation

Avec Les Quatre-vingt-quinze Thèses, le but initial de Luther était de


discuter d’une question théologique : la relation, ou plutôt l’absence
de relation entre le véritable pardon divin et les indulgences papales.
La réponse de Prieras fut un déclic. Le pape et ses gens n’avaient
pas pu trouver dans la Bible la justification des indulgences. Il y avait
beaucoup d’autres choses qu’ils ne pouvaient justifier, comme par
exemple le pouvoir absolu du pape sur l’excommunication. Luther en
vint à croire que l’Église avait besoin d’une réforme drastique.

Mais cette réforme exigeait un véritable pouvoir politique. Si Luther


se contentait de dénoncer les scandales de l’Église depuis sa chaire
ou parmi ses confrères, il n’irait nulle part. Le pape et ses hommes
l’avaient attaqué personnellement, en questionnant ses motivations ;
à son tour, Luther passerait à l’attaque, combattant le mal par le mal.

Sa stratégie fut d’en faire une guerre publique, faisant de sa cause


morale une cause politique. Il y parvint en exploitant les nouvelles
techniques d’impression : ses textes, vigoureux et fermes, rédigés
dans une langue accessible aux masses, furent largement
distribués. Il choisit d’attaquer sur des points auxquels le peuple
allemand était particulièrement sensible : la décadence qui régnait
au Vatican, financée par la vente d’indulgences, les ingérences de
l’Église dans les affaires politiques de l’Allemagne, etc. Pire que tout,
Luther dénonça au grand jour les mensonges de l’Église. Ces
diverses tactiques lui permirent de susciter et d’alimenter une colère
toute morale qui se répandit comme une traînée de poudre,
détruisant à jamais l’image du pape, mais aussi celle de l’Église
catholique elle-même.

Luther savait que Léon X ne pourrait lui répondre par des arguments
bibliques. Il aurait forcément recours à la force ce qui, il le savait
aussi, ne ferait que le desservir aux yeux de l’opinion publique. Il
bouscula donc l’autorité papale par un langage et des propos
incendiaires et força Léon X à contre-attaquer violemment. Luther
avait toujours mené une vie exemplaire, mais il alla encore plus loin
en refusant de toucher le moindre bénéfice de ses écrits. Ce geste
devint l’emblème de sa vertu, et améliora encore son image. En
quelques courtes années, Luther s’était acquis tellement de soutien
parmi les foules que le pape ne pouvait le réduire au silence sans
provoquer une révolution. En faisant un usage public de sa vertu, il
l’avait transformée en stratégie gagnante. La Réforme fut l’une des
plus grandes victoires politiques de l’histoire.

Comprenez bien : on ne peut gagner de guerre sans le soutien


politique des masses ; mais ce soutien ne peut s’acquérir sans une
cause vertueuse et juste. Comme Luther l’avait compris, il faut
établir une véritable stratégie pour légitimer sa cause. D’abord, votre
adversaire doit être autoritaire, hypocrite et avide de pouvoir.
Servez-vous de tous les médias S T R AT É G I E 2 5

341

Comment un régime en

disponibles pour viser moralement ses points faibles. Votre langage


doit place peut-il en finir avec
être fort et simple, compréhensible par tous. Lorsque c’est possible,
don-une insurrection de

nez aux gens l’occasion d’exprimer une hostilité qu’ils ressentent


déjà.

guérilla ? [Le colonel John]

Boyd présente une série de

Reprenez les propos de l’adversaire pour que vos attaques semblent


justes, moyens : miner la cause

presque désintéressées. Vous créez ainsi un climat de moralité dans


lequel des insurgés et saper leur

l’ennemi s’englue. Poussez-le à une lourde contre-attaque qui


ralliera à cohésion grâce à un

votre cause plus de monde encore. Au lieu de vous vanter de votre


propre gouvernement intègre et

vertu, ce qui ne ferait que vous décrédibiliser et vous donnerait l’air


arro-compétent qui défend et sert

les besoins du peuple au

gant, prouvez-la par contraste entre les actions déraisonnables de


l’en-lieu de l’exploiter et de

nemi et vos propres croisades. Accusez-le du pire : il est avide de


pouvoir l’appauvrir au profit d’une

alors que vous, vous êtes totalement désintéressé.

élite rapace (si vous ne

Ne vous inquiétez pas des manipulations auxquelles il vous faudra


pouvez mener à bien ce
programme politique,

vous adonner pour remporter cette bataille morale. Si, aux yeux du
public, conseille Boyd, envisagez

votre cause est plus juste que celle de l’ennemi, personne ne se


souciera de changer de camp

des moyens que vous employez pour la défendre.

maintenant pour ne pas

faire partie ultérieurement

Il y a toujours des groupes d’hommes qui combattent d’autres des


convertis de la dernière

heure !). Prendre des

groupes au nom de la justice, de l’humanité, de l’ordre ou de la


initiatives politiques pour

paix. Quand on l’accuse d’immoralité et de cynisme, le spectateur


extirper la corruption et la

du phénomène politique reconnaît dans ces reproches une arme


châtier de façon visible.

politique utilisée concrètement pour le combat.

Choisir de nouveaux

dirigeants ayant à la fois

CARL SCHMITT (1888-1985)

des compétences reconnues

et une saine popularité.


Garantir qu’ils sont

LES CLEFS DE LA GUERRE

capables de faire justice,

Dans la plupart des cultures, la moralité (c’est-à-dire la définition du


bien d’éliminer les principaux

griefs et de rapprocher le

et du mal) est avant tout un moyen de distinguer un groupe d’un


autre.

gouvernement de son

Dans la Grèce antique, par exemple, le terme de « bon » était


associé à la soutien populaire.

noblesse, les hautes classes qui servaient l’État et prouvaient leur


valeur Grant T. Hammond,

sur le champ de bataille ; les mauvais, les vilains – la base,


égocentrique the mind of war, john

boyd and american

et couarde – étaient en général les basses classes. Un système


éthique s’est security, 2001

construit avec le temps, évoluant pour servir une fonction semblable,


mais plus sophistiquée : maintenir l’ordre social en séparant les
antiso-ciaux et les « méchants » des sociaux et des « bons ». Les
sociétés définissent ce qui est moral et ce qui ne l’est pas d’après
des valeurs qui leur sont utiles. Lorsque ces valeurs deviennent
caduques ou ne conviennent plus, le terrain de la moralité se
déplace et évolue.
Cependant, il existe des individus et des groupes qui usent de cette
moralité dans un but totalement différent : il ne s’agit plus de
maintenir l’ordre social, mais de gagner l’avantage en situation de
compétition, comme à la guerre, en politique ou en affaires. Entre
leurs mains, la moralité devient une arme qui sert à attirer l’attention
sur leur cause tout en masquant les actions, beaucoup moins nobles
mais inévitables, de toute lutte de pouvoir. Ils jouent sur
l’ambivalence du conflit et du pouvoir, exploitent les sentiments de
culpabilité à leurs fins. Ils se positionnent, par exemple, en victimes
d’une injustice, afin que leur adversaire paraisse 342

S T R AT É G I E 2 5

pernicieux et sans cœur. Ou bien encore, ils s’arrogent avec


détermina-Le monde n’est pas fait

tion le monopole de la moralité au point que les autres ont honte de


les d’anges mais d’angles,

les hommes y parlent de

contredire. Ils savent occuper le terrain moral et en tirent avantage et


principes moraux mais

pouvoir. « Vous n’avez pas le monopole du cœur, » lança


habilement agissent selon des principes

Giscard d’Estaing à Mitterand.

de pouvoir ; un monde où

On peut parler de ce genre de stratèges comme de « guerriers de la


l’on est toujours moral et

moralité ». Il en existe de deux types : les conscients et les


inconscients.

les ennemis immoraux.


Saul D. Alinsky,

Les guerriers de la moralité inconscients sont souvent motivés par


un 1909-1972,

sentiment de faiblesse. Ils ne sont pas très doués pour le véritable


jeu de rules for radicals

pouvoir et parviennent donc à leurs fins en culpabilisant l’autre et en


le faisant passer pour moralement inférieur. C’est un réflexe
inconscient.

Malgré leur fragilité apparente, ils sont individuellement dangereux


parce qu’ils semblent sincères et ont souvent une grande emprise
sur les émotions des gens. Les guerriers de la moralité conscients,
quant à eux, se servent de cette stratégie en toute connaissance de
cause. Ils sont dangereux à un niveau public, parce qu’ils savent
manipuler les médias pour s’approprier moralité et vertu. Luther était
un guerrier de la moralité conscient, mais il croyait profondément en
ce qu’il prêchait : il s’est servi de cette stratégie pour vaincre le pape.
D’une manière plus discutable, les guerriers de la moralité usent de
cette technique sans distinction, quelle que soit la cause qu’ils
choisissent de défendre.

En général, on combat les guerriers de la moralité par des stratégies


qui ont évolué au sein même de la guerre moderne. L’écrivain
militaire français André Beaufre a analysé cette manipulation de la
moralité en tant qu’arme dans le contexte de la guerre d’Algérie et
de la guerre d’Indochine. Les Algériens comme les Vietnamiens ont
lutté pour faire de ces conflits des guerres de libération, dont les
belligérants étaient une nation assoiffée de liberté et une puissance
impérialiste. Une fois que ce schéma fut diffusé dans les médias et
accepté par les opinions publiques française et américaine, les
insurgés purent alors se permettre de demander le soutien de la
communauté internationale. La France et les États-Unis s’en
trouvèrent donc exclus. Les insurgés firent directement appel à des
groupes ralliés, ouvertement ou non, à leur cause : ils parvinrent à
saper toute justification morale de la guerre. Parallèlement, ils
réussirent à masquer les sales manœuvres auxquelles ils avaient
eux-mêmes recours dans le cadre de tactiques de guérilla. Résultat :
aux yeux du monde, ils dominaient le combat moral, paralysant
pleinement la France comme les États-Unis. Les deux nations se
retrouvaient ainsi sur une sorte de champ de mines moral et
politique, et n’avaient plus les moyens de se battre convenablement.

Pour désigner cette manipulation stratégique de la moralité, Beaufre


parle de « manœuvre extérieure », car elle se situe hors du théâtre
de la guerre, hors de la stratégie de guerre même. Elle a lieu sur un
terrain abstrait, moral. Pour Beaufre, la France comme les États-
Unis ont commis l’erreur de céder ce terrain à l’ennemi. Il leur
semblait que leurs traditions démocratiques suffisaient à justifier
parfaitement leur guerre ; pour eux, S T R AT É G I E 2 5

343

Quand un État combat son

il n’y avait nul besoin de légitimer leurs actions. Il ne leur parut pas
ennemi politique au nom

nécessaire de se battre pour conquérir le terrain moral : ce fut là


toute de l’humanité, ce n’est pas

leur erreur. Aujourd’hui, il faut jouer le jeu des médias, savoir déjouer
les une guerre pour l’humanité

mais une guerre au sein

tentatives de l’ennemi pour vous faire passer pour des « méchants »


sans de laquelle un État donné

pour autant geindre ni l’accuser ; il faut mettre à jour ses mensonges


et cherche à usurper un

déplacer la guerre sur le terrain moral. Si vous abandonnez celui-ci à


l’en-concept universel pour
nemi, vous vous paralysez et réduisez considérablement votre
champ lutter contre un adversaire

d’action : dès lors, toute manipulation nécessaire consolidera la


mauvaise militaire. Cet État tente de

s’identifier lui-même avec

image que vous aurez acquise.

l’humanité aux dépens de

Ceci s’applique à toute sorte de conflits. Lorsque vos ennemis


tentent son adversaire ; de la même

de se présenter comme plus justes que vous, et donc plus moraux, il


faut façon, on peut détourner les

prendre cet argument pour ce qu’il est souvent : non pas un beau
geste concepts de paix, de justice,

de progrès et de civilisation

de moralité, une application saine du bien et du mal, mais une


stratégie en les revendiquant comme

intelligente, une manœuvre subtile. Il y a plusieurs façons de


détecter ce siens et en les niant chez

genre de manœuvre. D’abord, l’attaque morale vient souvent d’un


l’ennemi. Le concept

champ totalement différent qui n’a rien à voir avec ce que vous
croyez d’humanité est un outil

être l’objet même du conflit. On déterre brusquement quelque chose


que idéologique particulièrement

utile à l’expansion
vous avez accompli il y a longtemps, de façon à saper votre soutien
et à impérialiste et, sous sa

vous faire culpabiliser. Ensuite, l’attaque est ad hominem : vos


arguments forme éthique et

rationnels se heurtent à des arguments sensibles et personnels.


Votre humanitaire, c’est un agent

propre personne se trouve au centre du débat, et il n’est plus


question du spécifique de l’impérialisme

économique. On peut

problème en lui-même. L’adversaire met en cause vos motivations et


vous rappeler à ce propos une

donne le mauvais rôle.

expression légèrement

Lorsque vous réalisez que vous êtes attaqué par un guerrier moral
modifiée de Proudhon :

qui emploie une manœuvre externe, il est impératif que vous gardiez
le qui invoque le concept

contrôle de vos émotions. Si vous vous plaignez ou que vous


explosez, d’humanité, le fait dans

l’intention de tromper. Le

vous vous mettez sur la défensive, comme si vous aviez quelque


chose à fait de confisquer le mot

cacher. Le guerrier moral est un excellent stratège ; la seule réaction


effi-

« humanité », d’invoquer
cace est d’être aussi bon que lui. Même si vous savez que votre
cause est et de monopoliser ce terme

juste, vous ne pouvez partir du principe que tout le monde voit les
cho-a probablement des effets

incalculables, par exemple

ses de la même façon. Dans la société d’aujourd’hui, les apparences


et la nier à l’ennemi sa qualité

réputation font loi. Si vous les abandonnez à l’ennemi, vous lui


abandon-d’homme et déclarer

nez de fait une position de force. Une fois que le combat s’est
engagé sur qu’on le met au ban de

le terrain moral, luttez pour occuper ce terrain comme sur un


véritable l’humanité ; et par là

champ de bataille.

même, la guerre peut alors

sombrer dans l’inhumanité

Comme n’importe quel autre type de guerre, le conflit moral peut


être la plus extrême.

offensif ou défensif. Si vous êtes dans l’attaque, il s’agit de travailler


acti-Carl Schmitt,

vement à détruire la réputation de l’ennemi. Avant et pendant la


guerre de La notion du

politique,

l’Indépendance américaine, le grand propagandiste Samuel Adams


prit Calmann-Lévy, 1994
pour cible l’Angleterre, qui avait la réputation d’être juste, libérale et
civilisée. Il souilla l’image du pays en dénonçant son exploitation
infâme des ressources coloniales ainsi que l’exclusion du peuple
américain du processus démocratique. Les colons américains
avaient une très haute opinion des Anglais, mais l’implacable
campagne d’Adams en eut raison.

Pour parvenir à ses fins, Adams exagéra le trait, en relevant et souli-


gnant des cas où l’Angleterre avait effectivement eu la main lourde.
Ce 344

S T R AT É G I E 2 5

n’était guère une image objective des choses ; il passa


complètement sous silence toutes les fois où les Anglais s’étaient
comportés correctement au sein de leurs colonies. Son but n’était
pas d’être juste, mais de mettre le feu aux poudres, et il savait que
les colons américains ne se battraient pas pour une guerre injuste
tant qu’ils ne considéreraient pas les Anglais comme profondément
mauvais. Lorsque vous entreprenez de ruiner la réputation d’un
ennemi, il ne faut pas faire dans la subtilité.

Linguistiquement, vous devez trancher nettement entre les bons et


les méchants, parler en noir et blanc. Personne ne se bat pour des
nuances.

L’arme la plus efficace de votre arsenal moral est certainement de


mettre à jour les mensonges et les hypocrisies de vos adversaires.

Spontanément, les gens détestent les hypocrites. Mais attention,


cela ne fonctionnera que si le mensonge est grave ; il doit contredire
les valeurs dont l’ennemi se proclame le chantre. Rares sont ceux
qui relèveront une remarque ou un geste peu contradictoire. Mais un
ennemi qui affiche sur son étendard certaines valeurs et qui ne les
applique pas toujours dans la réalité est une cible idéale. C’est
notamment pour cela que les campagnes de propagande des
Algériens comme celles des Nord-Vietnamiens furent tellement
efficaces : ils parvinrent à mettre en lumière le gouffre qui séparait
les valeurs de liberté proclamées par la France et les États-Unis et
les actions que les deux pays entreprenaient, qui visaient à écraser
les mouvements indépendantistes. Les deux nations étaient
clairement hypocrites.

Si la lutte est totalement inévitable, faites en sorte que ce soit


l’ennemi qui la commence. En 1861, le président Abraham Lincoln
manœuvra avec beaucoup de subtilité pour que les Sudistes tirent
les premiers à Fort Sumter, et déclarent ainsi la guerre de
Sécession. Lincoln en fut aussitôt rangé du côté des justes et rallia
plusieurs Nordistes un peu hésitants. De même, si vous êtes dans le
camp de l’agresseur, il faut vous présenter en libérateur et non en
conquérant. Vous ne vous battez pas pour un territoire ou pour de
l’argent, mais pour libérer un peuple opprimé par un régime
corrompu. En général, au début d’un conflit potentiellement sale
dans lequel vous êtes sûr que l’ennemi est prêt à tout, mieux vaut
passer à l’attaque sur le terrain moral sans attendre. Il est plus facile
de ruiner la réputation de l’adversaire que de défendre la vôtre.
Rester en position d’attaquant est le meilleur moyen de distraire le
public de vos propres erreurs et faiblesses, inévitables à la guerre.
Si vous êtes physiquement et militairement plus faible que le camp
adverse, raison de plus pour avoir recours à une manœuvre externe.
Déplacez le combat sur le terrain de la moralité : là, vous pourrez
paralyser et abattre l’ennemi plus fort que vous.

La meilleure façon de se protéger d’un guerrier de la moralité est de


ne lui laisser aucune prise. Soyez à la hauteur de votre réputation,
pratiquez ce que vous prêchez, au moins publiquement, ralliez-vous
aux causes à la mode. L’ennemi tentera désespérément de ruiner
votre renommée, mais ses attaques lui reviendront en pleine face. Si
vous devez user de manœuvres sales qui ne sont pas cohérentes
avec votre position S T R AT É G I E 2 5

345

La malice victorieuse
ou votre image, utilisez un intermédiaire, un agent qui frappera à
votre s’appelle vertu… quand

place et dissimulera votre rôle dans l’affaire. Si c’est impossible,


réfléchissez elle se justifie par la

par avance à un plan de défense. Il faut à tout prix éviter les


occasions raison d’État.

d’être soupçonné d’hypocrisie.

Thomas Hobbes,

1588-1679

Attention, une tache à votre blanc manteau de vertu peut vite


devenir une plaie béante. En vous débattant pour réparer les dégâts,
vous ne ferez que médiatiser les doutes que l’incident a créés, ce
qui aggravera d’autant plus la situation. Soyez prudent : la meilleure
défense contre une attaque morale est de vous y préparer en
sachant que vous êtes vulnérable.

Lorsque Jules César traversa le Rubicon et lança la guerre civile


contre Pompée, il était extrêmement vulnérable : il pouvait à tout
moment être accusé de vouloir usurper l’autorité du Sénat romain
pour devenir dictateur. Il prépara préalablement sa défense en se
montrant particulièrement clément avec ses ennemis à Rome, en
faisant d’importantes réformes et en affichant le plus grand respect
envers la république. Il s’appropria certains des principes de ses
ennemis et parvint ainsi à déjouer leurs attaques morales.

La plupart du temps, l’on se bat pour ses propres intérêts : une


nation se met en guerre pour se protéger d’une invasion, d’un
ennemi potentiellement dangereux ou pour s’approprier le territoire
et les ressources du voisin. La décision de partir en guerre
comprend parfois un élément de moralité – c’est le cas de la guerre
sainte ou de la croisade, par exemple
– mais, même alors, les intérêts personnels priment. Tout le monde
cache, sous couvert de moralité, son avidité de terres, de richesses,
de pouvoir.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique s’allia aux


États-Unis et parvint à battre Hitler. Puis, ce fut la guerre froide. Les
intérêts américains ne rejoignaient plus ceux des Soviétiques.

Les guerres d’intérêt personnel s’achèvent lorsque le gagnant est


satisfait. Les guerres de moralité sont souvent plus longues et plus
sanglantes. Si l’ennemi représente le mal, l’infidèle, il faut l’écraser
totalement pour mettre fin au conflit. Ce type de guerre soulève des
émotions incontrôlables. La campagne de Luther contre Rome
suscita une telle haine que, plus tard, lors de l’invasion de la ville
sainte par les troupes de Charles Quint en 1527, les soldats
allemands se déchaînèrent pendant six mois contre les émissaires
de l’Église, commettant de nombreuses atrocités lors de ce que l’on
appela plus tard « le sac de Rome ».

Dans la vie comme à la guerre, lorsque vous êtes en conflit avec


une personne ou un groupe, il y a un objet au conflit, quelque chose
d’unique que les deux parties veulent s’approprier. Il s’agit d’argent,
de pouvoir, de statut, etc. Vos intérêts sont en jeu et il ne faut pas
culpabiliser en les défendant. Ce type de conflit est rarement très
sanglant ; la plupart des gens ont suffisamment de bon sens pour
comprendre qu’une guerre ne doit pas durer. Mais ceux qui se
battent pour une cause morale sont souvent les plus dangereux. Ils
ont soif de pouvoir et se targuent de vertu ; leurs motifs sont parfois
noirs et cachés, ils sont rarement désintéressés. Et même si vous
parvenez à vaincre, ou du moins à vous 346

S T R AT É G I E 2 5

défendre, mieux vaut rester discret. Faites le maximum pour éviter


une guerre de moralité ; le coût en est souvent très lourd.

Image : Les microbes. Une fois


qu’ils sont dans le corps et pas-

sent à l’attaque, ils se répandent

à toute vitesse. Vos tentatives

pour les détruire les rendent

souvent plus forts et

plus inexpugnables.

Pour vous en pré-

munir, la meilleure des défenses

est la prévention. Anticipez l’at-

taque et protégez-vous-en. Avec

ce type d’organismes, il faudra

combattre le mal par le mal.

Autorité : Le pivot de la guerre n’est qu’affaire de réputation et de


bon droit. Faites-vous une réputation irréprochable et ruinez celle de
l’ennemi ; pro-clamez votre vertu et dénoncez les vices de l’en-

nemi. Alors votre armée s’avancera avec un grand

élan, qui fera trembler le ciel et la terre. (Tou Bi Fu Tan, A Scholar’s


Dilettante Remarks on War, XVIe siècle) A CONTRARIO

Une attaque morale comporte un danger intrinsèque : si les gens


détectent vos intérêts cachés sous vos discours vertueux, ceux-ci
vont les dégoûter et les faire fuir. À moins d’être face à un ennemi
particulièrement brutal, servez-vous de cette stratégie avec finesse,
sans trop en faire.
Les conflits moraux sont des conflits publics : il faut en mesurer
continuellement les effets et se montrer attentif aux circonstances
pour accélérer ou ralentir le rythme.

S T R AT É G I E 2 5

347

26

MASQUEZ LA CIBLE :

LA STRATÉGIE DU VIDE

Pour la majorité des personnes, la sensation de vide, de silence,


d’isolement social est intolérable. Cette crainte, faiblesse si humaine,
est le terreau fertile d’une stratégie puissante : ne laissez à votre
ennemi aucune cible à viser, soyez dangereux mais insaisissable,
invisible.

Regardez-le battre la campagne sans vous trouver. C’est l’essence


même de l’art de la guérilla. Au lieu de vous livrer à un combat
frontal, lancez des piques irritantes et dommageables, des piqûres
d’épingle. Dans son incapacité à se servir de la force contre un
adversaire évanescent, l’ennemi finira par perdre les pédales et
s’épuiser.

Cette tactique de guérilla s’inscrit généralement dans une grande


cause politique, une guerre des peuples, dont l’apogée sera
inévitablement une révolution .

349

L’ILLUSION DU VIDE

En 1807, Napoléon Bonaparte signa un traité d’alliance avec le tsar


Alexandre Ier de Russie. Les deux grandes puissances militaires de
l’époque étaient désormais liées. Mais ce traité ne fit guère
l’unanimité à la cour de Russie : il permettait entre autres à
Napoléon d’avoir carte blanche en Pologne, pré carré des Russes.
Les aristocrates russes déployèrent toute leur influence auprès du
tsar pour qu’il fasse marche arrière. Très vite, Alexandre passa à
l’action en sachant pertinemment que cela déplairait aux Français.
En août 1811, Napoléon en eut assez. Il était temps de donner une
bonne leçon à ces présomptueux de Russes. Il planifia une invasion.
La conquête de ce large territoire à l’est le mettrait à la tête du plus
vaste empire de l’histoire.

Certains de ses ministres le mirent en garde contre les dangers


d’envahir un espace aussi grand, mais l’Empereur était pleinement
confiant.

L’armée russe était indisciplinée et la hiérarchie très divisée. Il y


avait en Lituanie deux forces pour bloquer une invasion venue de
l’ouest, mais les rapports des services secrets avaient informé la
France que ces forces n’étaient absolument pas prêtes. Napoléon
comptait passer au centre et les écraser. Il pensait s’assurer la
victoire en mobilisant une armée trois fois plus importante que la
plus grosse qu’il ait jamais menée : il conduirait 650 000 hommes en
Russie, dont 450 000 constitueraient la force principale. Les autres
sécuriseraient les lignes de communication et de ravitaillement. Avec
une armée de cette taille, il déferlerait sur les vastes espaces de
Russie, surpassant l’ennemi faible par son génie stratégique habituel
et par une force de frappe écrasante.

Napoléon était certes sûr de lui, mais pas inconscient. Comme


toujours, il étudia la situation sous tous ses angles. Il savait par
exemple que les routes de Russie étaient terriblement mauvaises,
qu’il ne pouvait compter sur le ravitaillement local, que le climat était
extrême et que les distances interdisaient tout encerclement :
l’ennemi aurait toujours une route de repli. Il étudia l’invasion ratée
de la Russie par le roi de Suède, Charles XII, en 1709, et anticipa
une éventuelle stratégie de la terre brûlée. Son armée devrait être la
plus autonome possible (les distances étaient beaucoup trop
longues pour entretenir des lignes de ravitaillement à travers toute
l’Europe) mais, étant donné sa taille, cela demandait une
organisation et une prévoyance considérables.

Pour le ravitaillement, Napoléon comptait sur de vastes silos


proches des frontières de la Russie, pleins de blé et de riz. Il savait
qu’il serait impossible de fournir assez de fourrage aux 150 000
chevaux de son armée : il décida donc d’attendre le mois de juin
pour passer à l’action. Là, les plaines de Russie seraient riches et
vertes. À la dernière minute, il apprit qu’il y aurait sur place très peu
de moulins pour moudre le blé et en faire de la farine. Il ajouta à la
liste déjà longue du matériel à emporter les outils et les matériaux
pour construire des moulins au fur et à mesure. Une fois qu’il eut
réglé ces questions logistiques et pensé sa stratégie en détail,
Napoléon décréta à ses ministres qu’ils pouvaient 350

S T R AT É G I E 2 6

miser sur une victoire complète en trois semaines. Napoléon ne


s’était La guerre de guérillas ne

jamais trompé.

consiste ni en menues

entreprises ni en celles

En juin 1812, la Grande Armée pénétra en Russie. Jusqu’ici,


Napoléon de première importance,

avait toujours prévu l’imprévu mais, cette fois, des difficultés


insurmon-car il ne s’agit pas de

tables s’enchaînèrent : pluie, mauvaises routes, été brûlant rendant


tout brûler un ou deux

déplacement pénible. En quelques jours à peine, plus de 10 000


chevaux entrepôts de céréales, ni
moururent, intoxiqués par du fourrage moisi. Le ravitaillement ne
circulait d’écraser des détachements,

ni de porter des coups

pas assez vite entre l’avant et l’arrière : les plus avancés étaient
obligés de directs au gros des forces

fouiller les campagnes russes, mais les paysans ne se montraient


guère coo-ennemies. Elle embrasse

pératifs. Les Russes refusaient catégoriquement de vendre le


moindre croû-et franchit l’ensemble des

ton de pain et ils préféraient brûler leur foin plutôt que de le laisser
aux lignes ennemies, des

arrières de l’armée adverse

Français. D’autres chevaux encore moururent lorsqu’ils furent


obligés de à la zone de territoire

se nourrir du chaume des toits des maisons, qui finissaient par


s’écrouler désignée au stationnement

sur eux. Les deux armées russes stationnées en Lituanie battirent


en des troupes, du

retraite trop vite pour être rattrapées et, sur leur chemin, elles
brûlèrent les ravitaillement et des

moissons et détruisirent tous les silos à grain. La dysenterie décima


les armes. La guerre de

guérillas bloque donc la

troupes françaises : 900 hommes périssaient chaque jour.

source de la force d’une


Cherchant à tout prix à affronter et détruire une partie au moins de
armée et sa survie et la

l’armée ennemie, Napoléon poussa à l’est. Il fut parfois à deux


doigts de livre à la merci de l’armée

rattraper celle du nord, mais ses hommes et leurs chevaux, épuisés,


ne se de guérillas, l’armée

ennemie étant affaiblie,

montrèrent pas assez rapides pour les rejoindre ou les encercler ;


les affamée, désarmée et privée

Russes réussissaient toujours à s’échapper. Vint le mois de juillet. Il


appa-des liens salutaires de

rut que les Russes parviendraient à réunir leurs deux armées à


Smolensk, l’autorité. C’est là la

à plus de 300 kilomètres à l’est du lieu où Napoléon comptait se


battre, guerre de guérillas au plein

et à quelque 450 kilomètres de Moscou. Napoléon fut obligé de


s’arrêter sens du terme. […] Ce

n’est pas encore tout.

pour repenser son plan.

À peine moins important

Des milliers de soldats français étaient morts de faim ou de maladie


que l’aspect matériel de ce

sans s’être battus une seule fois. L’armée s’étirait sur 800
kilomètres, genre d’opérations est son
constamment harcelée par des petites troupes de cavaliers
cosaques qui aspect moral. Remonter le

moral abattu des habitants

semaient la terreur au moyen de raids sanglants. Napoléon ne


pouvait des régions situées derrière

continuer cette interminable course-poursuite. Il décida d’emmener


ses l’ennemi ; décourager les

hommes à Smolensk et de s’y battre. C’était une ville sainte, qui


avait un agitateurs à mentalité de

poids symbolique considérable pour le peuple russe. Ce dernier


n’hésite-mercenaires d’aider

rait certainement pas à combattre pour la défendre plutôt que de la


lais-l’ennemi en s’emparant

d’un butin varié provenant

ser être détruite. Il savait que s’il pouvait affronter les Russes face à
face, de celui-ci et en le

il gagnerait.

distribuant aux habitants ;

Les Français se dirigèrent donc vers Smolensk. Ils y arrivèrent à la


stimuler le moral de sa

mi-août. Des 450 000 hommes, il n’en restait que 150 000, épuisés
par la propre armée par des

parades fréquentes de

chaleur écrasante. Enfin, comme Napoléon l’avait prévu, les Russes


s’y personnalités et de soldats
arrêtèrent, mais brièvement ; après quelques jours de combat, ils
battirent ennemis faits prisonniers

en retraite, laissant derrière eux une ville en cendres. Les Français


et par des livraisons de

n’avaient rien à piller, rien à manger. Napoléon ne comprenait plus


rien véhicules et de provisions,

à une logique qui lui semblait suicidaire. Apparemment, ils


préféraient un de vivres et même de

fusils ; et, outre tout cela,

pays anéanti à l’humiliation d’une défaite.

saisir et démoraliser les

Maintenant, il fallait décider ou non de marcher sur Moscou. Il


hommes des forces

aurait pu être sage d’attendre l’hiver à Smolensk, mais le tsar aurait


alors adverses, tels sont les

S T R AT É G I E 2 6

351

fruits d’une guerre de

eu le temps de rassembler une armée plus vaste, plus difficile à


battre par guérillas habilement

des forces françaises en piteux état. L’Empereur était certain que le


tsar conduite.

défendrait Moscou, cœur et âme de la Russie. Si Moscou tombait,


Denis Davidoff,
in Walter Laqueur,

Alexandre serait à genoux. Napoléon conduisit donc ses troupes


défaites the guerrilla reader.

plus loin encore vers l’est.

a historical

anthology,

Enfin, les Russes parurent se décider à affronter les Français face à


New American Library,

face. Le 7 septembre, les deux armées se rencontrèrent près du


village de 1977, traduit par

Catherine Ter-Sarkissian

Borodino, à environ 120 kilomètres de Moscou. Napoléon n’avait


plus suffisamment d’hommes et de chevaux pour tenter sa
manœuvre habituelle par le flanc : il fut obligé d’attaquer de face.
Les Russes se battirent avec beaucoup de courage, plus
violemment que toutes les armées que Napoléon avait affrontées.
Pourtant, après des heures de combat éreintant, les Russes battirent
de nouveau en retraite. La route de Moscou était libre. Mais l’armée
russe était quasiment intacte tandis que les forces napoléoniennes
avaient été décimées.

Sept jours plus tard, l’armée, dont il ne restait que 100 000 hommes,
entra dans une ville vide. Un maréchal écrivit à sa femme que
l’Empereur était « débordant de joie. “Les Russes, pense-t-il,
supplieront pour signer un traité de paix et je changerai la face du
monde.” »

Plusieurs années auparavant, lorsqu’il avait pris Vienne et Berlin, il


avait été accueilli en héros ; les dignitaires lui avaient remis eux-
mêmes les clefs de leurs villes. Mais Moscou était totalement vide.
Pas d’habitants, pas de nourriture. Un terrible incendie ravagea la
ville pendant cinq jours.

Toutes les sources d’eau avaient été détruites ; ce sabotage rendait


les lieux encore plus inhospitaliers.

Napoléon écrivit au tsar, offrant des conditions généreuses. Les


Russes parurent d’abord prêts à négocier, mais les semaines
s’écoulèrent et il apparut qu’ils faisaient durer les pourparlers pour
gagner du temps et reconstruire leur armée. L’hiver approchait.

Napoléon ne pouvait prendre le risque de rester à Moscou un jour de


plus. Les Russes seraient bientôt capables d’encercler ses forces
terriblement affaiblies. Le 19 octobre, il fit évacuer par son armée la
capitale russe. Il voulait gagner Smolensk au plus vite. Mais les
troupes de Cosaques indisciplinés qui l’avaient harcelé sur sa route
vers l’est s’étaient étoffées et formaient des divisions plus
importantes (il s’agissait maintenant de forces de guérilla de 500
hommes). Ils tuaient chaque jour toujours plus de soldats français.
Marchant dans un climat de terreur permanent, les hommes de
Napoléon dormaient mal. Des milliers d’entre eux succombèrent à la
fatigue et à la faim. Napoléon fut obligé de leur faire traverser le
champ de bataille cauchemardesque de Borodino, encore couvert
de cadavres français à demi dévorés par les loups. La neige se mit à
tomber : l’hiver russe s’installait. Les chevaux français moururent de
froid et tous les soldats durent mettre pied à terre et patau-ger dans
la neige. À leur arrivée à Smolensk, ils n’étaient plus que 40 000.

Le froid empirait. Ils ne pouvaient s’attarder à Smolensk. D’une


manœuvre adroite, Napoléon parvint à leur faire traverser la rivière
352

S T R AT É G I E 2 6

nommée Berezina, leur ouvrant une voie de retraite vers l’ouest. Au


début du mois de décembre, ayant eu vent d’un coup d’État manqué
en France, il laissa ses troupes derrière lui et partit pour Paris. Des
450 000 hommes qui l’avaient suivi, seuls quelque 25 000 prirent le
chemin du retour. Peu d’entre eux survécurent. Napoléon avait
miraculeusement réchappé de nombreuses guerres, mais il ne se
remit jamais de cette terrible défaite de Russie qui porta un coup
considérable à sa cavalerie et à son armée tout entière. La Russie
fut en quelque sorte son tombeau.

Interprétation

Avant que Napoléon n’envahisse la Russie, il avait déjà eu affaire à


plusieurs reprises au tsar Alexandre Ier. Celui-ci avait fini par bien le
connaître.

Il avait constaté que l’Empereur était un homme agressif, qui aimait


se battre même si toutes les chances étaient contre lui. Il avait
besoin de conflits pour prouver son génie. En refusant la bataille, le
tsar le frustre-rait et le promènerait dans le vide : des terres
immenses mais désertes, sans nourriture ni fourrage, des cités
fantômes où il n’y avait rien à piller, des négociations sans fin, des
semaines et des semaines d’inaction et, enfin, la mort de l’hiver ;
partout, le vide. Le climat difficile de la Russie sèmerait la désolation
dans le génie de Napoléon. Comme on l’a vu, la stratégie
d’Alexandre fonctionna à merveille. Napoléon devint fou de ne
pouvoir se battre au corps à corps. Quelques kilomètres plus à l’est,
toujours plus ; une grosse bataille, et il pourrait donner une bonne
leçon à cet ennemi couard. Ses émotions – l’irritation, la colère, la
perplexité –

eurent raison de son esprit de stratège. Comment avait-il pu


seulement croire, par exemple, que la chute de Moscou obligerait le
tsar à se rendre ?

L’armée d’Alexandre était intacte, les Français étaient terriblement


faibles et l’hiver approchait. L’esprit pourtant fin de l’Empereur
succomba au puissant appel du vide, qui l’égara complètement.

La stratégie du tsar sema également la panique parmi les soldats


français, pourtant connus pour leur discipline et leur combativité. Un
soldat peut endurer à peu près tout, excepté l’attente d’un corps à
corps qui ne vient jamais et une tension dont il ne peut être soulagé.
Les Français ne pouvaient véritablement se battre : ils étaient
victimes de raids incessants, de piqûres d’épingles venues de nulle
part, qui finirent par constituer une menace permanente, source de
panique. Lorsque des milliers de soldats mouraient de maladie, les
autres perdaient tout simplement l’envie de combattre.

La nature humaine ne supporte pas le vide. Nous détestons le


silence, l’inactivité, la solitude (peut-être est-ce lié à notre peur
latente du grand vide final, celui de la mort). Il faut emplir et occuper
les espaces vacants. En ne donnant aucune cible à l’adversaire, en
demeurant insaisissable, vous jouez de cette faiblesse. Lorsqu’ils ne
peuvent se battre ni même interagir d’une quelconque façon avec
l’ennemi, les gens donnent des coups dans le vide comme des fous
et perdent la moindre notion de S T R AT É G I E 2 6

353

C’est ce système que

stratégie. Ce sont les forces en retraite qui contrôlent la dynamique,


l’Espagne a employé contre

même si elles sont faibles.

nous. Cent cinquante à

Plus l’ennemi est important, mieux cette stratégie fonctionne : il deux


cents masses de

guérillas répandues dans

s’échine à vous rejoindre et sa taille fait de lui une cible idéale. Pour
le toute l’Espagne, avaient

déstabiliser au maximum, vos attaques doivent être petites mais


inces-fait le serment de tuer
santes, afin de maintenir en permanence colère et frustration à leur
plus chacune, trente ou quarante

haut degré. Le vide doit être total. Des négociations creuses, des
pour-Français par mois, cela

parlers qui ne vont nulle part, le temps qui s’écoule sans victoire ni
faisait six à huit mille

hommes par mois pour la

défaite. Dans un monde où tout va vite, où l’activité est


indispensable, totalité des bandes de

cette stratégie a sur les nerfs un pouvoir débilitant. L’ennemi qui ne


peut guérillas. L’ordre était de

frapper finit par s’effondrer.

ne jamais attaquer les

militaires voyageant en

corps, à moins d’avoir des

La plupart des guerres sont des guerres de contact : les deux forces
supérieures ; mais on

forces cherchent à en venir aux mains… La guerre arabe doit tirait


sur tous les fonds de

être une guerre de détachement : contenir l’ennemi par la l’ennemi,


les courriers et

menace muette du vaste désert inconnu, où l’on ne se dévoile


surtout les convois ; comme

qu’au moment de l’attaque… À partir de cette théorie tous les


habitants servaient
d’espions à leurs

se développa inconsciemment l’habitude de ne pas engager


concitoyens, on connaissait

l’ennemi du tout. Du fait de l’argument numérique, le jour du départ


et la force

il ne fallait offrir au soldat ennemi aucune cible.

des escortes, les bandes se

T. E. LAWRENCE, Les Sept Piliers de la sagesse, 1926

réunissaient pour être au

moins en nombre double ;

on connaissait bien le pays

et l’on attaquait avec

LES CLEFS DE LA GUERRE

impétuosité dans l’endroit

Au cours des siècles, l’organisation de la guerre – dans toutes ses


infinies le plus favorable ; le succès

variations, de la préhistoire aux temps modernes, de l’Asie au


monde couronnait souvent

l’entreprise ; mais toujours

occidental – a toujours suivi une certaine logique, universelle, qui


semble on tuait beaucoup de

inhérente au processus. Cette logique est la suivante : un dirigeant


décide monde et le but était
de conduire son pays à la guerre. Pour cela, il lève une armée. Le
but de rempli. Comme il y a

cette armée est de rencontrer l’armée ennemie et de vaincre lors


d’une douze mois dans l’année,

nous perdions environs

bataille décisive. L’ennemi sera donc obligé de se rendre et de


signer un quatre-vingt mille hommes

accord qui lui sera défavorable. Le stratège qui guide la campagne


tient par an, sans avoir eu de

compte d’un terrain spécifique, le théâtre de la guerre. Ce terrain est


le batailles rangées ; la guerre

plus souvent limité ; les manœuvres sur de vastes espaces


compromettent d’Espagne a duré sept ans ;

la possibilité de mettre un terme à la guerre. Le stratège travaille


donc sur c’est donc plus de cinq cent

mille hommes de tués

cet espace délimité et cherche à conduire son armée vers cette


bataille

[…] ; ajoutons-y les

décisive en prenant l’ennemi par surprise ou en le mettant en


position de batailles de Salamanque,

faiblesse dans un cul-de-sac, entre deux feux ou en contrebas. Afin


que de Tallaveyra, de Vittoria

ses forces restent assez puissantes pour porter le coup mortel, il les
et plusieurs autres perdues
par nos troupes ; les sièges

concentre et évite de les disperser. Une fois que la bataille a


commencé,

[…], l’attaque infructueuse

l’armée se forme naturellement avec un front et un arrière, qui la


protè-de Cadix, joignez encore

gent d’un éventuel encerclement. Elle possède aussi des lignes de


com-à cela l’invasion et

munication et de ravitaillement. Il faut parfois plusieurs batailles pour


l’évacuation du Portugal,

gagner une guerre, puisque chaque belligérant tente de conserver


les les fièvres et des diverses

maladies que la température

positions clés qui lui donnent le contrôle du terrain. Mais les


dirigeants a fait éprouver à nos

essaient toujours d’en finir au plus vite. Si la guerre est trop longue,
les 354

S T R AT É G I E 2 6

ressources de l’armée s’épuisent jusqu’au moment où plus personne


ne soldats, vous verrez qu’on

peut se battre. Il en va de même pour le moral des troupes.

pourrait encore ajouter

hardiment trois cent mille


Comme toute activité humaine, cet aspect positif et ordonné génère
hommes à ce nombre,

une zone d’ombre, en négatif, qui comporte sa propre logique et sa


pendant ces sept années.

propre forme de pouvoir. La zone d’ombre, c’est l’art de la guérilla.


Les D’après cet aperçu, on

rudiments de ce type de guerre sont apparus il y a des milliers


d’années, doit concevoir que le but

lorsque de petits États étaient envahis par leurs puissants voisins.


Pour principal de ce genre de

guerre est d’obtenir la

survivre, leurs armées devaient fuir l’envahisseur, car tout combat au


destruction insensible de

corps à corps aurait constitué un véritable suicide. Il apparut bientôt


que, l’ennemi, et comme la

lorsqu’elles parvenaient à fuir l’ennemi et à éviter le combat


suffisam-goutte d’eau finit à la

ment longtemps, la stratégie adverse finissait par en être ruinée


parce que longue par creuser la pierre,

il faut de la patience et

le plus faible ne se conformait pas à la logique normale de la guerre.

de la persévérance, suivre

L’étape suivante poussa le concept un peu plus loin : ces premiers


toujours le même système ;
guérilleros avaient appris la valeur, face à une armée concentrée, de
l’ennemi en souffrira plus troupes petites et dispersées, en
mouvement perpétuel, pour ne jamais à la longue que s’il perdait

former un front, ni un arrière, ni un côté cible. L’ennemi veut imposer


des batailles rangées.

Le Mière de Corvey,

des frontières au champ de bataille : il s’agit de repousser ces


frontières des partisans et des

en permanence, de disparaître dans la campagne, de forcer l’autre à


s’épar-corps irréguliers,

Paris, 1823

piller dans une course-poursuite vaine qui le rend vulnérable à des


raids et de petites attaques. L’ennemi cherche à en finir le plus
rapidement possible et continue donc sa poursuite. Le temps devient
une arme fondamentale, par laquelle l’ennemi se consume lui-même
et use tout son moral.

Ainsi, pendant des milliers d’années de tentatives et d’erreurs, l’art


de la guérilla s’est développé et raffiné. Les entraînements et la
pensée militaires traditionnels sont toujours construits autour d’une
bataille centrale, sur un terrain délimité, pour un temps restreint. L’art
de la guérilla prend l’exact contre-pied de ces principes : une armée
conventionnelle ne peut contre-attaquer, quelle que soit sa force.
Dans ce pays des ombres où aucune règle de combat ne fait loi,
toute armée conventionnelle est perdue.

Bien appliqué, l’art de la guérilla est pratiquement impossible à


déjouer.

Le terme de « guérilla » – « petite guerre », en espagnol – fait


référence à la guerre péninsulaire, de 1808 à 1814, qui débuta
lorsque Napoléon envahit l’Espagne. Dans un terrain montagneux et
inhospitalier, les Espagnols harcelèrent les Français, rendant
impossible tout usage de leur force de frappe et de leur artillerie.
Napoléon était tourmenté par un ennemi sans forme, sans front ni
arrière. Les Cosaques qui eurent raison de lui en Russie en 1812
avaient beaucoup appris des Espagnols et ainsi perfectionné leur
usage de la guérilla. Leur tactique de harcèlement fut beaucoup plus
dommageable pour l’armée française que n’importe quelle bataille
qu’aurait pu mener l’armée russe, désespérément incompétente.

Cette stratégie est aujourd’hui plus puissante et plus importante que


jamais pour plusieurs raisons : d’abord, avec les avancées
technologiques de l’armement militaire, une petite troupe peut
causer à elle seule des dommages conséquents. Ensuite, les
guerres napoléoniennes ont considérablement augmenté la taille
moyenne des armées conventionnelles, les rendant beaucoup plus
vulnérables aux tactiques de raids par des forces S T R AT É G I E 2
6

355

légères et mobiles. Enfin, la guérilla fut souvent choisie pour des


motifs politiques, avec beaucoup d’efficacité. Lorsque les
populations locales sont dévouées à une cause, un leader
révolutionnaire multiplie ses forces : le soutien des civils sabote la
puissance d’invasion de l’ennemi, fournit des espions sur lesquels
compter et fait des espaces ruraux un immense champ de bataille.

La force de la guérilla est avant tout psychologique. Dans une guerre


conventionnelle, tout converge vers un affrontement face à face des
deux armées. C’est ce vers quoi tendent toutes les stratégies et ce
vers quoi l’instinct martial pousse tous les belligérants, pour relâcher
la pression.

Le stratège de guérilla repousse indéfiniment cette attente et


engendre ainsi un sentiment d’intense frustration. Ce processus de
corrosion mentale se prolongeant, il finit par détruire l’ennemi.
Napoléon perdit face aux Russes parce que ses capacités de
réflexion stratégique furent anéanties : son mental succomba avant
son armée.

Parce qu’elle est psychologique, la stratégie de guérilla s’applique à


l’infini aux conflits sociaux. À la guerre comme dans la vie, toute
pensée et toute émotion aspirent à l’interaction avec autrui. Face à
quelqu’un qui se montre délibérément insaisissable, qui évite le
contact, nous sommes déconcertés. Que l’on veuille l’atteindre pour
discuter ou pour lui donner une bonne leçon, il attire inévitablement,
et c’est donc celui qui fuit qui contrôle la dynamique. Certains vont
même plus loin en prenant l’initiative d’attaques, elles-mêmes floues
et imprévisibles. Ce type d’adversaire exerce un pouvoir
obsessionnel sur nos esprits. Plus il s’obstine, plus on cède et plus
on combat selon ses conditions. Les avancées technologiques
facilitent toujours plus cette absence de corps à corps. L’usage des
médias comme façade et comme adjuvant renforce le pouvoir et
l’efficacité de ce mode de combat dans les arènes politique et
sociale. En ces périodes troubles, une campagne de type guérilla,
associée à une cause quelconque, est particulièrement utile pour
soulever tout un peuple contre de vastes entités, des grandes
entreprises, des puissances bien établies. Dans ce genre de combat
public, tout le monde veut se ranger du côté de la guérilla, parce que
ses combattants sont plus investis dans la lutte et ne sont pas que
des pions sur un échiquier.

Franklin Roosevelt pratiquait l’art de la guérilla. Il se battait en fuyant


: il refusait toujours de devenir la cible des républicains. Il se servait
des médias pour avoir l’air omniprésent et mener une guerre
populaire contre les intérêts financiers. Il réorganisa par exemple le
parti démocrate pour le décentraliser, le rendre plus mobile et plus
fluide dans le cadre de batailles locales. Pour Roosevelt, pourtant, la
guérilla n’était pas tant une stratégie cohérente qu’un style en soi.
Comme beaucoup, il avait pressenti plus que calculé le pouvoir d’un
comportement fuyant. Il se battait ainsi, et ainsi il gagnait. Mais pour
que cette stratégie fonctionne à plein, il s’agit d’en user de manière
consciente et rationnelle. La stratégie de guérilla est le revers de la
guerre mais possède sa propre logique, cachée mais rigoureuse. On
ne peut improviser une stratégie quelle qu’elle soit ; 356

S T R AT É G I E 2 6

il faut apprendre à réfléchir et à planifier d’une façon nouvelle, dans


la mobilité, l’espace et l’abstraction.

Les premiers éléments à prendre en compte, ce sont les


circonstances : votre campagne de guérilla doit y être parfaitement
adaptée. Ce type de combat est particulièrement efficace contre un
ennemi agressif mais intelligent, un Napoléon. Ces personnes ne
supportent pas l’absence d’affrontement. Elles vivent pour
manœuvrer, pour frapper, pour vaincre.

Si elles n’ont pas de cible, cela paralyse complètement leur mental


et leur combativité devient une faiblesse. Il est intéressant par
ailleurs de noter que cette stratégie fonctionne en amour comme à la
guerre et, là encore, Napoléon en fut victime. Par une séduction de
type guérilla, l’impératrice le contraignit à la poursuivre en lui faisant
miroiter des choses sans lui concéder la moindre prise véritable. Elle
fit de lui son esclave.

Cette stratégie du vide est également fort efficace sur des personnes
habituées à la guerre conventionnelle. Elles n’ont jamais
expérimenté cette absence de contact, qui immobilise totalement
leur puissance stratégique. De même, les gros appareils
bureaucratiques sont les cibles idéales d’une stratégie de guérilla :
ils ne sont capables de répondre que de la façon la plus classique.
Dans tous les cas, une tactique de guérilla s’applique toujours mieux
contre un grand adversaire, lent et tyrannique.

Lorsque vous avez décidé qu’une tactique de guérilla était


appropriée aux circonstances, étudiez l’armée dont vous allez vous
servir. Surtout, abandonnez l’idée d’une armée importante et
conventionnelle : l’essentiel est d’être fluide et capable de frapper
sous plusieurs angles à la fois.
L’unité de base est la cellule, petit groupe d’hommes et de femmes
très soudés, dévoués, motivés, que vous saupoudrerez partout. Ces
cellules pourront proliférer jusqu’au sein du camp ennemi. C’est ainsi
que Mao Zedong organisa son armée pour la Révolution chinoise,
en infiltrant les nationalistes, en sabotant les villes, en laissant planer
l’impression terrifiante que ses hommes étaient partout.

Lorsque le colonel John Boyd, de l’armée de l’air américaine, entra


au Pentagone à la fin des années 1960 pour participer au
programme de perfectionnement des avions de chasse à réaction, il
se trouva face à une bureaucratie réactionnaire dominée par des
intérêts plus commerciaux que militaires. Le Pentagone avait
désespérément besoin d’une réforme, mais une guerre
bureaucratique traditionnelle, une tentative pour convaincre
directement l’équipe de l’importance de cette réforme, aurait été une
entreprise totalement vaine. Boyd se serait simplement retrouvé
isolé et mis à l’écart du système. Il décida plutôt de mettre en place
une tactique de guérilla. La première étape, et la plus importante, fut
d’organiser des cellules au sein du Pentagone. Elles étaient petites,
difficiles à détecter et ne purent constituer des cibles pour les
réactionnaires lorsqu’ils réalisèrent qu’il s’agissait bel et bien d’un
combat. Boyd recruta ses hommes parmi les mécontents, ceux qui
en avaient assez de ce statu quo, notamment les jeunes. Ces
derniers sont toujours les plus réceptifs au changement et
apprécient ce genre de tactique.

S T R AT É G I E 2 6

357

Une fois ses cellules en place, Boyd recevait en permanence des


informations sur ce qui se passait au Pentagone, et pouvait ainsi
anticiper le moment et le contenu des attaques qu’il allait subir. Ces
cellules lui permettaient également de diffuser son influence via le
bouche à oreille, s’infiltrant au plus profond de l’appareil
bureaucratique. Le but principal est d’éviter les canaux formels de
l’organisation et la tendance à la concentration. Optez pour la
mobilité : votre armée doit rester clandes-tine et légère. Vous pouvez
aussi rattacher vos cellules à une armée régulière, comme les
Cosaques russes soutinrent le tsar. Ce mélange de conventionnel et
de non-conventionnel s’avéra très efficace.

Une fois vos cellules organisées, il vous faut trouver le moyen de


pousser l’ennemi à l’attaque. À la guerre, le plus facile est souvent
de battre en retraite, puis de harceler l’ennemi de petits raids et de
lui dresser des embuscades qui ne peuvent rester ignorées. Ce fut la
stratégie pratiquée par T. E. Lawrence en Arabie au cours de la
Première Guerre mondiale. Ce fut aussi celle de Jay Gould, génial
financier américain du XIXe siècle qui appliqua régulièrement la
tactique de la guérilla aux affaires et au quotidien. Son but était de
créer un maximum de désordre sur les marchés, désordre qu’il
pouvait donc anticiper et exploiter. L’un de ses principaux
adversaires était le très agressif et très puissant commo-dore
Cornelius Vanderbilt, auquel il disputa la compagnie ferroviaire Erie
Railroad à la fin des années 1860. Gould parvint à se montrer
présent tout en restant insaisissable ; il se fit des relations parmi les
députés de l’État de New York et fit passer des lois contraires aux
intérêts de Vanderbilt. Celui-ci, furieux, se lançait à la poursuite de
Gould pour contre-attaquer, mais l’autre était déjà passé à une autre
cible. Pour priver Vanderbilt de l’initiative stratégique, Gould
l’énervait au maximum, cha-touillait ses instincts compétitifs et
virulents, puis le menait par le bout du nez en ne lui laissant aucune
cible en vue.

Il savait aussi se servir des médias. Il publiait par exemple un article


qui attaquait Vanderbilt sans le nommer, le dépeignant comme un
affreux monopoliste. Vanderbilt, pour une question d’honneur,
répondait, mais cela ne faisait que médiatiser davantage l’accusation
qui le visait. En attendant, le nom de Gould n’apparaissait nulle part.
Dans le cas présent, les médias servaient à la fois d’écran de fumée
masquant les tactiques de guérilla, et d’outil à ces mêmes tactiques.
Servez-vous des médias pour aiguillonner vos ennemis. Cela les
oblige à dépenser leur énergie à se défendre, et vous, vous n’avez
plus qu’à assister au spectacle ou bien à chercher une nouvelle
proie à taquiner. Si l’ennemi n’a pas de véritable combat à mener, sa
frustration le poussera à commettre des erreurs coûteuses.

Dans les stratégies conventionnelles, la question du ravitaillement


est essentielle. En guérilla, vous exploitez vos ennemis au maximum
en vous ravitaillant par leurs ressources, leur énergie et leur pouvoir.
C’est ainsi que Mao approvisionna principalement son armée avec le
matériel et les vivres pris à l’ennemi. Gould commença par infiltrer le
cercle intime de Vanderbilt au titre de partenaire financier, puis se
servit des immenses 358

S T R AT É G I E 2 6

ressources de son adversaire pour en financer la destruction. Usez


des ressources ennemies : cela vous permettra de faire durer plus
longtemps la campagne. Il faut de toute façon savoir vivre
chichement pour obtenir ce que l’on veut sur le long terme.

Dans la majorité des conflits, le temps est un facteur qui se


conforme à la loi de Murphy : si une chose est susceptible de mal
tourner, elle finira infailliblement par mal tourner. Mais si votre armée
est petite et relativement autonome, elle court moins de risques de
dysfonctionnement. Et vous êtes ainsi certain que le temps joue
contre votre ennemi : il devient pour lui un véritable cauchemar. Le
moral dégringole, les ressources s’épuisent, et même les plus
grands stratèges, tel Napoléon, se retrouvent face à des problèmes
qu’ils n’avaient pas prévus. L’effet est exponentiel : comme des
obstacles inattendus surgissent, l’ennemi se met à faire des erreurs,
ce qui crée de nouveaux problèmes, et ainsi de suite.

En établissant votre stratégie, faites du temps votre arme offensive.

Que vos manœuvres tiennent l’ennemi à distance, mais qu’il


continue d’avancer, en pensant toujours qu’il est à une bataille de la
victoire.

Contentez-vous d’attendre qu’il se détériore lentement. Il rêve d’une


contre-attaque soudaine et bien assénée, il s’imagine déjouant le
piège que vous lui tendez et dont il se retirera avant que vous n’ayez
pu frapper. Laissez-lui croire qu’il est tout proche de la victoire.
Abandonnez-lui des positions clés jugées inexpugnables et
multipliez toujours plus vos coups d’épingle. Plus il est affaibli, plus
vous augmentez le rythme de vos attaques. Laissez-le espérer,
laissez-le croire que cela vaut encore le coup jusqu’à ce que le piège
soit bien en place. Ensuite, rompez le charme.

Tout comme vous vous servez du temps, contrairement aux


traditions, servez-vous aussi de l’espace. Attirez l’adversaire hors du
théâtre des opérations afin d’y mêler l’opinion publique
internationale, faites de cette guerre une question politique mondiale
; l’espace deviendra trop grand pour que l’ennemi puisse le défendre
tout entier. Lorsque votre tactique de guérilla consiste à jouer
l’opprimé, un soutien politique est indispensable. Plus votre combat
traîne en longueur, plus votre ennemi paraîtra moralement injuste et
politiquement isolé. Il faut toujours rattacher son combat à une cause
juste et digne.

Avec la tactique de la guérilla, il y a deux façons de gagner. La


première est d’augmenter la puissance de vos attaques alors que
l’ennemi s’affaiblit avant d’asséner le coup de grâce, comme les
Russes le firent avec Napoléon. L’autre méthode est de vous servir
de l’épuisement absolu de l’ennemi. Laissez-le abandonner, car pour
lui, cela ne vaudra plus la peine de se battre. La deuxième option est
la meilleure. Cela vous coûtera moins cher et préservera votre
image : l’ennemi est tombé seul.

Mais même une campagne de guérilla ne peut durer éternellement.


Au bout d’un moment, le temps joue également contre vous. Si vous
n’en voyez pas le bout, vous devez passer à l’attaque et en finir.
Lors de la guerre du Vietnam, les Nord-Vietnamiens attendirent trop
et cela leur coûta très cher. C’est pourquoi ils finirent par lancer
l’offensive du Têt S T R AT É G I E 2 6

359
en 1968, afin d’accélérer considérablement la détérioration de l’effort
de guerre américain.

L’essence de la guérilla est la fluidité. L’ennemi tentera chaque fois


de s’adapter à ce que vous faites, en essayant de trouver ses
marques sur ce terrain inconnu. Il faut être prêt au changement afin
de toujours agir à l’opposé des attentes de l’ennemi. Cela veut dire
que vous reviendrez parfois à la guerre conventionnelle en
concentrant votre armée pour attaquer ici ou là, avant de la
disperser à nouveau. Visez le désordre et l’inconnu. Attention : cette
guerre est avant tout psychologique. C’est au niveau stratégique que
vous refusez à l’ennemi la moindre prise, la moindre cible à pointer.
C’est son esprit qui ne peut vous saisir et c’est lui qui tombe le
premier.

Image : Le moustique. La plupart des animaux ont une tête, un dos


et des flancs que vous pouvez attaquer ou menacer. Mais le
moustique se résume à un bourdonnement insupportable à l’oreille,
qui semble venir de partout. Impossible de l’attraper, vous ne le
voyez pas. En revanche, votre épiderme, tendre et fragile, est la
cible idéale. Au bout d’un certain nombre de piqûres, vous finissez
par comprendre que la seule solution est d’arrêter de se battre, et de
s’éloigner le plus loin possible.

Autorité : Tout ce qui a une

forme peut être vaincu. Tout ce

qui prend une forme peut être

contrecarré. C’est pourquoi les

sages cachent leurs formes

dans le néant et laissent leurs

esprits s’envoler dans le vide.


(Huainanzi, IIe siècle av. J.-C.)

A CONTRARIO

Il est extrêmement difficile de contre-attaquer face à une stratégie de


guérilla, et c’est bien ce qui la rend aussi efficace. Si vous vous
retrouvez face à un tel adversaire et que vous vous servez de
méthodes conventionnelles, vous êtes un jouet entre ses mains.
Dans ce type de guerre, il ne sert à rien de gagner des batailles et
d’obtenir des territoires. La seule stratégie valable est de prendre le
contre-pied de la guérilla, d’en neutraliser les avantages. Il faut alors
refuser à l’adversaire le temps et l’espace dont il a besoin pour être
efficace. Il faut l’isoler, physiquement, politiquement et moralement.
Et, surtout, ne répondez jamais graduellement en lâchant vos forces
de manière progressive, comme le firent les États-Unis lors de la
guerre du Vietnam.

Avec un tel adversaire, votre seule chance de salut est de remporter


une victoire rapide et décisive. Si cela vous paraît impossible, mieux
vaut vous retirer tant qu’il est encore temps, avant de vous laisser
embourber dans une guerre interminable dans laquelle l’ennemi
tente de vous attirer.

360

S T R AT É G I E 2 6

27

DONNEZ L’ILLUSION DE TRAVAILLER

DANS L’INTÉRÊT DES AUTRES :

LA STRATÉGIE DE L’ALLIANCE

La meilleure façon de faire progresser vos intérêts en fournissant


peu d’efforts et sans répandre de sang est de vous créer un réseau
d’alliances en constante évolution. Servez-vous des autres pour
compenser vos faiblesses, faire le sale travail, combattre à votre
place ; dépensez leur énergie à vous propulser. Toute la finesse de
cet art consiste à savoir choisir ses alliés en fonction des besoins du
moment pour combler les fissures de votre position. Offrez-leur des
cadeaux, votre amitié, aidez-les si nécessaire – n’importe quoi pour
les aveugler et les rendre tributaires de vous. Parallèlement,
travaillez à dissoudre les alliances des autres, à affaiblir vos
ennemis en les isolant. Vous formerez ainsi des coalitions utiles tout
en restant libre de tout mauvais attachement.

361

le chien,

L’ALLIÉ PARFAIT

le coq et le renard

En 1467, Charles de Charolais, dit « le Téméraire », était âgé de


trente-Un chien et un coq ayant

quatre ans ; il apprit la nouvelle qu’il attendait secrètement depuis


long-fait société allaient par

temps : son père, duc de Bourgogne et connu sous le nom de


Philippe le chemins. Le soir venu, le

coq monta sur un arbre

Bon, venait de mourir. Charles lui succédait. Le père et le fils


s’étaient pour y dormir, et le chien

querellés des années durant. Philippe était un homme patient et


terre à se coucha au pied de l’arbre

terre. Au cours de son règne, il avait progressivement étendu le


territoire qui était creux. Or le coq
déjà considérable du duché de Bourgogne. Charles était plus
ambitieux ayant, suivant son

habitude, chanté avant le

et belliqueux. Les terres dont il héritait étaient immenses : elles


compre-jour, un renard l’entendit,

naient les Flandres, la Hollande, la Zélande et le Luxembourg, ainsi


que accourut et, s’arrêtant en

l’important duché de Bourgogne lui-même. En tant que duc, Charles


bas de l’arbre, le pria de

avait dorénavant le pouvoir et les moyens de réaliser la conquête


dont il descendre vers lui ; car il

avait toujours rêvé : l’Allemagne actuelle et les territoires plus à l’est.

désirait embrasser une bête

qui avait une si belle voix.

Cependant, deux obstacles entravaient sa route. Il y avait d’abord


les Le coq lui dit d’éveiller

cantons suisses indépendants à l’est de la Bourgogne. Charles


aurait à les d’abord le portier qui

incorporer par la force dans son territoire avant d’entrer dans le Sud
de dormait au pied de l’arbre :

l’Allemagne. Les Suisses étaient de fiers guerriers ; ils n’étaient pas


prêts il descendrait, quand celui-ci aurait ouvert. Alors,

à se laisser envahir sans se défendre. Mais dans les faits, ils


n’étaient pas comme le renard cherchait à
de taille à faire face à l’armée bourguignonne. Le second obstacle
était le parler au portier, le chien

roi de France, Louis XI, cousin de Charles et son rival de toujours.


La bondit brusquement et le

France était alors un État féodal composé de plusieurs duchés


comme mit en pièces.

la Bourgogne, tous vassaux du roi. Mais ces duchés étaient en


réalité Cette fable montre que les

gens sensés, quand leurs

des puissances indépendantes qui pouvaient s’allier entre elles si le


roi se ennemis les attaquent, leur

risquait à les provoquer. La Bourgogne était le duché le plus


puissant de donnent le change en les

tous et tout le monde savait que Louis XI rêvait de se l’approprier


pour adressant à de plus forts.

enfin faire de la France une puissance unie.

Ésope, fables,

vie siècle av. J. -C.,

Mais Charles était confiant ; il se savait supérieur à son cousin à la


traduit par

guerre comme en diplomatie. Après tout, Louis XI était un homme


Émile Chambry,

Paris, 1927

faible et doux. Comment expliquer autrement son étrange


engouement pour les cantons suisses ? Depuis le début de son
règne, Louis XI les avait assidûment courtisés, les traitant presque
comme des égaux de la France. Il y avait de nombreux États
autrement plus puissants avec lesquels il aurait pu faire alliance pour
gagner du pouvoir, mais il semblait obsédé par la Suisse. Peut-être
se sentait-il une affinité avec leur mode de vie simple. Pour un roi, il
avait des goûts plutôt frustes. Louis XI avait une aversion notoire
pour la guerre et préférait acheter la paix, même à un prix élevé, que
lever une armée.

Charles devait donc frapper tout de suite, avant que Louis XI ne se


réveille et ne commence à agir en véritable roi. Il établit donc un plan
à la mesure de ses ambitions : il se dirigerait d’abord vers l’Alsace,
entre la France et l’Allemagne, et s’approprierait les faibles
royaumes de la région.

Il s’allierait ensuite au grand roi guerrier d’Angleterre, Édouard IV,


qu’il persuaderait d’amener une armée à Calais. Ainsi, sa propre
armée rejoindrait les Anglais à Reims, où Édouard IV serait sacré roi
de France. Le duc et Édouard IV, alliés, ne feraient qu’une bouchée
de l’armée de Louis XI. Le duc pourrait ensuite se diriger vers l’est,
pour prendre les 362

S T R AT É G I E 27

cantons suisses, tandis qu’Édouard IV se dirigerait vers le sud.


Ensemble, Les actions auxquelles les

ils formeraient une puissance dominante en Europe.

princes sont contraints dans

les commencements de leur

En 1474, tout était en place. Édouard IV avait accepté le plan. Le


duc élévation sont également

se dirigea vers le nord du Rhin. Au tout début de ses manœuvres, il


apprit imposées aux républiques,
qu’une large armée suisse avait envahi son pays natal, la
Bourgogne.

jusqu’à ce qu’elles soient

Cette armée avait été financée par le roi Louis XI lui-même. Cet acte
était devenues puissantes et que

clairement un signal : Louis XI et les Suisses n’accepteraient aucune


inva-la force seule leur suffise

et comme Rome, en

sion des cantons, mais Charles avait suffisamment de troupes pour


chas-toute occasion, tint des

ser les Suisses de Bourgogne. Il n’était pas homme à se laisser


provoquer événements ou de son

de la sorte. Les deux alliés paieraient le prix de cette invasion


sauvage.

choix les moyens nécessaires

Au cours de l’été de l’an 1475, l’armée anglaise, la plus vaste jamais


à son agrandissement, elle

ne manqua pas non plus

rassemblée pour une invasion de la France, arriva à Calais sous le


com-de celui-là. Dans le

mandement personnel d’Édouard IV. Charles alla à sa rencontre


pour commencement, elle ne

finaliser leur plan et trinquer à leur réussite. Puis il retourna à ses


propres pouvait présenter à ses
troupes qui traversaient la Lorraine en prévision de la grande
alliance voisins un leurre plus

avec les forces anglaises à Reims.

puissant que celui dont

nous avons parlé plus haut,

Mais une nouvelle perturbante parvint aux oreilles de Charles : ses


et qui consistait à s’en faire

espions à la cour de France lui rapportèrent que Louis XI avait


entamé comme des associés ; nom

des négociations secrètes avec Édouard IV. Apparemment, il avait


spécieux sous lequel elle

convaincu le roi anglais que Charles se servait de lui et que l’on ne


pouvait en fit des esclaves, ainsi

que le démontrent les

lui faire confiance. Sachant que les finances anglaises étaient en


difficulté, Latins et les autres peuples

Louis XI lui avait proposé des conditions de paix généreuses,


comprenant qui l’environnaient.

notamment une importante pension annuelle versée directement au


roi D’abord elle se servit de et à sa cour. Il lui avait offert de grands
festins bien arrosés. Ainsi, au l’appui de leurs armées plus grand
désarroi du duc, Édouard IV céda, signa le traité et repartit pour
dompter les peuples

voisins et se faire regarder

outre-Manche avec ses hommes.


comme chef de la

À peine le duc avait-il appris ces nouvelles désastreuses que Louis


XI confédération. Après qu’elle

lui envoya des émissaires afin de négocier une trêve de long terme
entre les eut tous subjugués,

la France et la Bourgogne. C’était typique de ce roi : ses actes


étaient tota-elle s’éleva si haut qu’elle

put facilement abattre

lement irréfléchis et contradictoires. Que croyait-il ? S’il signait cette


trêve, quiconque aurait tenté de

le duc pourrait marcher sur les cantons suisses en toute confiance,


sachant lui résister. Les Latins ne

que la France n’interférerait pas. Peut-être le roi était-il guidé par sa


grande s’aperçurent enfin qu’ils

peur de la guerre ? Trop heureux, Charles signa la trêve sans


hésiter.

étaient tout à fait esclaves

Les Suisses étaient scandalisés : Louis XI était leur allié, et alors


que que lorsqu’ils virent les

Samnites, deux fois

le danger menaçait, il les abandonnait ! Mais ils avaient l’habitude de


se vaincus, forcés d’en venir

battre seuls ; il ne leur restait plus qu’à mobiliser chaque homme en


âge à un accord.

de combattre.
Nicolas Machiavel,

À la fin de l’hiver 1477, Charles le Téméraire, impatient de gagner,


1469-1527,

œuvres politiques

traversa le Jura vers l’est. Les Suisses l’attendaient de pied ferme


près de de machiavel,

la ville de Grandson. C’était la première fois que le duc se battait


contre traduit par

Jean-Vincent Périès,

les Suisses ; ce fut pour lui une surprise totale. La bataille


commença au Charpentier, Paris, 1851

son inquiétant des cors suisses, qui résonnaient dans les


montagnes, créant un tintamarre effrayant. Puis, des milliers de
soldats suisses dégringolèrent les versants et s’abattirent sur les
Bourguignons. Ils se déplaçaient avec une précision incroyable,
organisés en phalanges qui, hérissées d’énormes piques, étaient
semblables aux aiguilles d’un hérisson géant en S T R AT É G I E 27

363

Six à la troisième place

mouvement. Les flancs et les arrières étaient protégés par des


hallebar-signifie :

diers qui faisaient tournoyer leurs masses d’arme. C’était une vision
de Il rencontre un compagnon.

cauchemar. Pour briser les phalanges, le duc lança sa cavalerie en


plu-Tantôt il bat le tambour,

tantôt il s’arrête.
sieurs vagues, qui se firent massacrer les unes après les autres. Sa
lourde Tantôt il sanglote, tantôt

artillerie était difficile à déplacer en terrain montagneux. Les Suisses


se il chante.

battaient avec un extraordinaire courage et leurs formations étaient


Ici la source de force ne se

impossibles à percer.

trouve pas dans l’essence

Une force de réserve suisse, cachée dans les bois à droite des de la
personne, mais dans

les relations avec d’autres

Bourguignons, apparut soudain et attaqua. L’armée du duc se retira


en hommes. Si proches que

désordre. La bataille finit en massacre, auquel le duc échappa


miraculeu-nous soyons d’eux, si notre

sement.

centre de gravité dépend

Quelques mois plus tard, les Suisses passèrent à l’attaque et


entrèrent d’eux, il est inévitable que

nous soyons ballottés entre

en Lorraine. En janvier 1478, le Téméraire contre-attaqua avec des


la joie et le chagrin. Tantôt

forces affaiblies ; les Bourguignons furent de nouveau mis en


déroute et, être transporté au septième
cette fois, le duc n’eut pas autant de chance. Son corps fut retrouvé
sur ciel et pousser des cris de

le champ de bataille, le crâne fendu par une hallebarde suisse et le


corps joie, tantôt être accablé

percé de lances.

jusqu’à la mort, tel est le

destin de ceux qui sont

Au cours des mois qui suivirent la mort de Charles le Téméraire,


asservis à un accord

Louis XI absorba la Bourgogne, éliminant le principal obstacle féodal


à intérieur avec d’autres

une France unifiée. Sans le savoir, le duc avait largement contribué


au plan hommes qui les aiment.

de Louis XI, qui était de le détruire sans perdre un seul soldat


français.

yi king,

le livre des mutations,

traduit et adapté par

Interprétation

Étienne Perrot de la

traduction allemande du

Le roi Louis XI, surnommé « l’Universelle Araigne », était connu pour


Père Richard Wilhelm
les toiles dans lesquelles il prenait au piège ses adversaires. Son
génie était de toujours avoir une longueur d’avance et d’atteindre
ses buts par des voies détournées. La plus grande de ses ambitions
était de transformer la France, État féodal, en une grande puissance
unifiée. L’obstacle majeur était la Bourgogne. Il ne pouvait l’affronter
face à face : son armée était trop faible comparée à celle de Charles
le Téméraire, et il ne voulait pas prendre le risque de provoquer une
guerre civile. Avant son couronnement, Louis XI s’était donc
brièvement battu contre les Suisses et avait pu constater l’efficacité
brutale de leur système de phalanges et l’avantage qu’ils avaient en
terrain montagneux. Il les savait quasiment invincibles.

Louis XI mûrit donc le plan de pousser Charles à envahir ces


cantons, où sa machine militaire serait littéralement broyée.

Les fils de la toile de Louis XI étaient finement tissés. D’abord, il


passa des années à courtiser les Suisses, à forger des liens qui les
aveuglèrent quant à ses buts ultimes. Cette alliance brouilla les
idées de l’arrogant duc bourguignon, qui ne comprenait pas
comment Louis XI comptait se servir d’un tel allié. Le roi savait aussi
que, en poussant la Suisse à envahir la Bourgogne en 1474, cela
ferait enrager le duc au point qu’il perdrait toute patience et se
vengerait sans plus attendre.

Lorsque Édouard IV arriva à Calais, le roi avait prévu cette invasion


et y était préparé. Au lieu d’essayer de combattre ce puissant
adversaire, il s’appliqua à amadouer le roi anglais pour rompre son
alliance avec la 364

S T R AT É G I E 27

Bourgogne, en faisant appel à ses intérêts personnels : sans risquer


une le renard et le bouc

seule bataille loin de chez lui, Édouard IV recevrait des avantages


finan-Un renard étant tombé dans
ciers trop importants pour être refusés. Gardant une longueur
d’avance, un puits se vit forcé d’y

Louis XI savait que, quand il se serait approprié le riche duché de


rester. Or un bouc pressé

par la soif étant venu au

Bourgogne, il pourrait sans effort payer Édouard IV. Abandonné par


les même puits, aperçut le

Anglais, le Téméraire était isolé, mais toujours aussi déterminé à se


venger renard et lui demanda si

de cette invasion de la Bourgogne. C’est là que Louis XI tendit la


main au l’eau était bonne. Le

duc pour la signature d’un traité : il débarrassait ainsi Charles du


dernier renard, faisant contre

mauvaise fortune bon cœur,

obstacle qui l’empêchait de prendre les cantons suisses. Ce


nouveau traité fit un grand éloge de l’eau,

allait faire enrager ses amis suisses, mais qu’importait ? Louis XI


n’accor-affirmant qu’elle était

dait pas beaucoup d’importance à cette amitié ; avec ou sans lui, les
Suisses excellente, et il l’engagea à

défendraient leurs terres. Patient et déterminé, ne quittant pas des


yeux son descendre. Le bouc descendit

objectif, Louis XI se servait de ces alliances comme de machines de


guerre, à l’étourdie, n’écoutant que

son désir. Quand il eut


afin de laisser les autres écraser les ennemis pour lui.

étanché sa soif, il se consulta

Instinctivement, nous comprenons tous l’importance d’avoir des avec


le renard sur le moyen

alliés. Toutefois, nous agissons souvent sous le coup de l’émotion et


des de remonter. Le renard prit

sentiments, sans prendre le temps de réfléchir en stratèges : les


alliances la parole et dit : « J’ai un

moyen, pour peu que tu

à faire ne sont pas toujours celles que l’on croit. On commet souvent
désires notre salut commun.

l’erreur de penser que plus on a d’alliés, mieux c’est ; pourtant, la


qualité Veuille bien appuyer tes

importe plus que la quantité. Lorsqu’on a trop d’alliés, on court le


risque pieds de devant contre le

inutile de se laisser entraîner dans les guerres des autres. Mais à


l’inverse, mur et dresser tes cornes en

certains pensent parfois qu’il suffit d’un seul allié puissant ; attention,
ce l’air ; je remonterai par là,

après quoi je te reguinderai,

type d’allié se sert généralement de vous, puis vous jette lorsque


vous ne toi aussi. » Le bouc se prêta

lui êtes plus utile, comme Louis XI le fit avec les Suisses. Il n’est
jamais avec complaisance à sa
bon de ne dépendre que d’une personne. Enfin, on choisit parfois les
proposition, et le renard,

alliés les plus sympathiques, ceux dont on pense qu’ils resteront


loyaux.

grimpant lestement le long

des jambes, des épaules

Mais nos émotions nous égarent.

et des cornes de son

Les parfaits alliés sont ceux qui peuvent vous fournir quelque chose
compagnon, se trouva à

que vous ne pouvez obtenir seul. Ils ont les ressources dont vous
man-l’orifice du puits, et aussitôt

quez. Ils feront le sale travail, se battront à votre place. Comme les
s’éloigna. Comme le bouc

Suisses, ce ne sont pas toujours les plus évidents ou les plus


puissants.

lui reprochait de violer leurs

conventions, le renard se

Soyez créatif, cherchez des alliés à qui vous aussi, vous avez
quelque retourna et dit : « Hé !

chose à offrir, afin d’établir un lien d’intérêt mutuel. Si vous perdez ce


camarade, si tu avais autant

type d’alliés, vous n’en souffrirez guère, vous ne vous sentirez pas
trahi.
d’idées que de poils au

Ce sont des outils éphémères. Lorsque vous n’en avez plus besoin,
il n’y menton, tu ne serais pas

descendu avant d’avoir

a aucun mal à se détourner d’eux ou à s’en débarrasser.

examiné le moyen de

remonter. »

Les forces d’un puissant allié peuvent être utiles et C’est ainsi que
les

bonnes pour ceux qui font appel à elles… mais dangereuses


hommes sensés ne doivent

entreprendre aucune action,

pour ceux qui en dépendent.

avant d’en avoir examiné

NICOLAS MACHIAVEL, Le Prince, 1513

la fin.

Ésope, fables,

vie siècle av. J. -C.,

traduit par

LES FAUSSES ALLIANCES

Émile Chambry,
Murray Bowen était, dans les années 1960, professeur de
psychiatrie cli-Paris, 1927

nique à l’université de Georgetown et thérapeute familial


mondialement S T R AT É G I E 27

365

connu. En novembre 1966, en rentrant chez lui à Waverly, dans le


Tennessee, il dut faire face à une crise au sein de sa propre famille.
Ils faisaient partie des notables de Waverly depuis plusieurs
générations.

Murray était l’aîné d’une fratrie de cinq enfants. Le troisième enfant,


un garçon surnommé June, s’occupait des affaires familiales depuis
quelque temps. Toujours surmené, ayant le sentiment de n’être pas
reconnu, June exigeait une part majoritaire du gâteau. Le père le
soutenait, mais la mère était contre. Tous les membres de la famille
prenaient parti. La situation était tendue.

Au même moment, un deuil dans la belle-famille de June toucha


durement sa femme : elle en fut si déprimée que cela finit par
affecter la santé de June lui-même. La famille fut victime d’une
réaction en chaîne et la sœur de Murray, l’avant-dernière et la moins
stable, commença à ressentir des symptômes nerveux inquiétants.
Mais Murray avait surtout peur pour son père, qui avait le cœur
fragile. En tant que thérapeute familial, Murray Bowen avait déjà eu
l’occasion d’étudier un phénomène qu’il appelait la « vague d’anxiété
» : un événement périphérique déclencheur d’un ouragan affectif,
conduisant parfois à la mort du membre le plus âgé ou le plus
vulnérable de la famille. Bowen devait à tout prix trouver le moyen
de briser cette vague d’anxiété qui balayait sa propre famille.

Le problème était que Bowen traversait lui-même une crise


personnelle et professionnelle. Dans l’une de ses théories majeures,
il soutenait que chaque membre d’une famille est en bonne santé
dans la mesure où il parvient à se distinguer de sa fratrie et de ses
parents, à affirmer sa propre identité et à prendre personnellement
ses décisions tout en restant intégré et investi dans la famille.
D’après lui, c’est une tâche difficile pour quiconque. Une famille
fabrique une sorte d’ego collectif, un réseau affectif très serré. Il faut
beaucoup d’efforts et de tentatives pour prendre son autonomie hors
de ce système. Bowen savait que ce processus était indispensable
pour tous, mais plus encore pour un thérapeute familial, qui ne
pouvait convenablement aider ses patients s’il n’avait pas su lui-
même se différencier de sa propre famille. Il risquait de projeter ses
problèmes personnels dans sa vie professionnelle.

Et en effet, le professeur Murray Bowen, quinquagénaire qui avait


travaillé des années durant sur ses relations avec sa famille, se
retrouvait aspiré par la dynamique de groupe et régressait
affectivement, incapable de penser par lui-même chaque fois qu’il
rentrait dans le Tennessee. Cela le déprimait et le frustrait
profondément. Il décida de tenter une expérience radicale lors de
son prochain retour chez ses parents.

Fin janvier 1967, June Bowen reçut une longue lettre de son frère
Murray.

Les deux hommes ne s’étaient pas écrit depuis un certain temps.


June en voulait à son frère et l’évitait depuis plusieurs années parce
qu’il sentait que leur mère prenait toujours le parti de Murray. C’était
pourtant lui, June, qui s’occupait de l’entreprise familiale. Dans sa
lettre, Murray répéta plusieurs ragots qui circulaient dans la famille
au sujet de June, tout en lui disant que, 366

S T R AT É G I E 27

jugé trop « sensible », il n’était pas censé les apprendre. Murray


disait qu’il était fatigué de ces histoires, qu’il en avait assez qu’on lui
explique comment s’occuper de son frère. Il préférait, affirmait-il,
communiquer directement avec lui. Il termina la lettre en disant qu’il
n’était pas nécessaire qu’ils se croisent la prochaine fois qu’il
viendrait voir ses parents, puisqu’il lui avait dit tout ce qu’il avait à lui
dire. Et il signa : « Ton frère fouineur. »
Quand il reçut cette lettre, June fut hors de lui. Murray l’avait
délibérément exclu de la famille. Quelques jours plus tard, leur plus
jeune sœur reçut elle aussi une lettre de Murray, où il disait qu’il
avait entendu parler de sa dépression et qu’il avait demandé par
écrit à June de s’occuper d’elle jusqu’à ce que lui, Murray, arrive. Il
signa : « Ton frère inquiet. » Cette lettre irrita autant la sœur que
l’autre avait irrité June ; elle en avait assez qu’on la traite comme si
elle était malade, cela ne faisait qu’accroître son stress. Après un
court intervalle, Murray envoya une troisième lettre, cette fois-ci à sa
mère. Il évoqua les lettres qu’il avait écrites aux deux autres. Il
essayait de sortir la famille de la crise en attirant l’attention de tous
sur lui-même. Il disait qu’il souhaitait perturber son frère et qu’il avait
les moyens de le pousser encore plus loin si nécessaire mais,
prévint-il, il n’était jamais sage de livrer ses informations à « l’ennemi
», aussi sa mère devait-elle garder tout ça pour elle. Il signa : « Ton
fils stratège. » Croyant qu’il avait perdu la raison, sa mère brûla la
lettre.

Ces lettres firent beaucoup jaser dans la famille ; tout le monde se


jetait des accusations, disait ses angoisses et ses inquiétudes.
C’était la panique, mais June était l’œil du cyclone. Il montra la lettre
de Murray à sa mère, qui en fut très perturbée. June promit que
lorsque Murray serait là, non seulement il ne l’éviterait pas, mais il
l’affronterait face à face.

Murray arriva à Waverly au début du mois de février. Lors du second


soir de sa visite, à un dîner chez sa sœur, June arriva avec sa
femme. Le père et la mère des deux frères étaient également
présents.

L’entrevue dura deux heures, et tourna surtout autour de Murray, de


June et de leur mère. Ce fut une vraie dispute familiale. June,
furieux, menaça de traîner son frère en justice pour diffamation et
accusa sa mère de conspirer avec son favori. Lorsque Murray
confirma qu’il était de mèche avec sa mère, que tout cela avait été
planifié depuis bien des années, elle fut scandalisée, nia tout en bloc
et déclara qu’elle ne dirait plus jamais rien à Murray. June rapporta
ses propres ragots au sujet de son monsieur-je-sais-tout de frère ;
Murray répondit que c’était amusant, mais qu’il en connaissait de
bien meilleurs. Toute la conversation portait sur des questions
personnelles, et beaucoup d’émotions refoulées sortirent.

Mais Murray resta étrangement détaché. Il s’assura de ne pas


prendre parti. Personne n’était vraiment satisfait de ses réponses.

Le jour suivant, lorsque Murray arriva chez June, celui-ci fut


étonnamment heureux de le voir. Murray lui rapporta d’autres
cancans familiaux, notamment une conversation où on lui avait dit à
quel point June arrivait à gérer la situation au vu de tout le stress
qu’il subissait.

June, très touché, se mit à raconter ses problèmes à son frère : il


était très S T R AT É G I E 27

367

Je considérais la plupart des

inquiet pour leur sœur et se demandait même si elle n’était pas


attardée.

gens que je rencontrais

Plus tard, Murray se rendit chez sa sœur et lui rapporta ce que June
uniquement et

venait de lui dire. Elle était tout à fait capable de se prendre en


charge, exclusivement comme

susceptibles de devenir mes

répliqua-t-elle, et en avait vraiment assez que sa famille se montre


aussi porteurs dans le cadre des

intrusive. Il rendit ainsi visite à tous les membres de la famille. À


chaque voyages de mon ambition.
fois, lorsque quelqu’un commençait à cancaner ou tentait de mettre
Tous ou presque

Murray de son côté, celui-ci déjouait la tentative par un commentaire


s’épuisaient tôt ou tard à

neutre ou rapportait ces propos à la personne concernée.

la tâche. Incapables de

supporter les longs trajets

Lorsque Murray partit, tout le monde vint lui dire au revoir. La sœur
que je leur imposais à

semblait apaisée, tout comme le père. L’ambiance était


remarquablement marche forcée et par tous les

meilleure. Une semaine plus tard, la mère de Murray lui envoya une
temps, ils mouraient en

lettre qui se terminait ainsi : « Malgré tous ces hauts et ces bas, ton
der-chemin. J’en prenais

d’autres. Pour les attacher

nier séjour à la maison était de loin le meilleur. » Désormais, June


écrivait à mon service, je promettais

régulièrement à son frère. Le conflit au sujet de l’entreprise familiale


était de les conduire là où

désamorcé et réglé. Tout le monde attendait les visites de Murray,


bien j’allais moi-même, ce

qu’il continuât à tout déballer systématiquement sans se mouiller.

pinacle de gloire que les


Murray mit plus tard cet incident par écrit et l’inclut dans tous ses
grimpeurs désirent

désespérément atteindre…

enseignements sur la thérapie familiale. Ce fut pour lui le tournant de


sa Salvador Dalí,

carrière.

the secret life of

salvador dalí, 1942

Interprétation

La stratégie de Bowen dans l’expérience qu’il mena sur sa famille


était très simple : il fit en sorte qu’aucun membre de la famille ne
puisse lui faire prendre parti ni l’inclure dans une sorte d’alliance. Il
créa comme un tourbillon affectif pour sortir tout le monde de cette
impasse, en visant notamment June et leur mère, les forces
centrifuges de cette dynamique d’immobilisme. Il leur fit voir les
choses d’une façon nouvelle, en les poussant à parler de leurs
problèmes intimes au lieu de les éviter. Il prit sur lui pour rester
calme et rationnel, ravalant son envie de plaire à tous et de fuir la
confrontation.

Au cours de son expérience, Bowen ressentit un sentiment


merveilleux de légèreté, proche de l’euphorie. Pour la première fois
de sa vie, il se sentait connecté à sa famille sans être submergé par
les émotions. Il pouvait discuter, argumenter et plaisanter sans
régresser ni se forcer à être agréable.

Ce comportement avec sa famille lui facilita considérablement la vie.

Bowen nota également l’effet de ce comportement sur les autres.


Cela rompait d’abord un mode de communication devenu habituel :
June ne pouvait plus l’éviter, leur sœur n’intériorisait plus tous les
problèmes de la famille, la mère ne se servait plus de lui comme
d’une béquille. Puis ils furent tous attirés vers lui. Son refus de
prendre parti leur permettait de s’ouvrir pleinement. L’impasse dans
laquelle était la famille, les ragots et les secrets, les alliances non
dites furent brisés en un seul séjour. D’après Bowen, cela transforma
définitivement les choses.

Bowen appliqua cette théorie et sa pratique à un cercle plus large


que celui de la famille. Il songeait notamment à son environnement
professionnel, qui possédait un véritable ego familial et un système
affectif 368

S T R AT É G I E 27

qui le rongeaient à chaque fois qu’il s’y plongeait. Les gens le


forçaient le lion et l’onagre à des alliances dont il ne voulait pas,
critiquaient les collègues absents, Le lion et l’onagre

rendaient impossible tout détachement. Cela n’aurait rien résolu que


chassaient aux bêtes

d’éviter ces conversations ; il serait resté affecté par cette


dynamique de sauvages, le lion usant

de sa force, l’onagre de la

groupe en se montrant tout simplement incapable de la gérer. Mais il


vitesse de ses pieds. Quand

aurait également été frustrant pour lui d’écouter tout cela sans ouvrir
la ils eurent pris un certain

bouche. Bowen devait agir pour rompre la dynamique d’une façon


ou nombre de pièces, le lion

d’une autre. Il usa de la même tactique qu’avec sa famille, et cela fut


très partagea et fit trois parts

qu’il étala. « Je prendrai


efficace. Il sema le trouble tout en restant détaché et, comme en
famille, la première, dit-il, comme

il nota le pouvoir considérable que lui conférait cette autonomie.

étant le premier, puisque

Personne ne peut aller bien loin sans alliés. Ceci dit, il faut savoir je
suis roi ; la deuxième

reconnaître un vrai allié d’un faux. Une fausse alliance provient d’un
aussi, comme associé à part

besoin affectif immédiat. Vous devez alors donner quelque chose de


vous égale ; quant à la troisième,

celle-là te portera malheur,

et cela vous empêche de prendre vos propres décisions. Une bonne


alliance si tu ne te décides pas à

répond aux intérêts des deux parties, chacune palliant les faiblesses
de l’au-décamper. »

tre. Cela ne conduit pas à une perte d’identité au profit de celle du


groupe ; Il convient en toutes choses

il n’est pas question de s’inquiéter des problèmes affectifs des


autres. Vous de se mesurer à sa propre

force, et de ne point se lier

restez libre. Vous vous trouverez toujours dans des groupes


fusionnels, qui ni s’associer à de plus

vous obligent à toutes sortes de fausses alliances et font appel à vos


émo-puissants que soi.
tions. Il faut alors chercher une position de force et de pouvoir : il
s’agit de Ésope, fables,

savoir interagir avec l’autre en restant autonome. Vous devez


adroitement vie siècle av. J. -C.,

traduit par

éviter les fausses alliances en vous montrant provocant, ce qui


empêchera Émile Chambry,

les autres de vous piéger. Vous secouerez la dynamique en visant


les chefs Paris, 1927

et les trouble-fête. Une fois que vous êtes à même de rester


rationnel au sein du groupe, vous pouvez alors rejoindre une alliance
sans investissement affectif. En tant que membre du groupe mais
affectivement autonome, vous en deviendrez vite le centre
d’attention et de gravité.

Passez à l’action sous le couvert d’aider l’intérêt de quelqu’un


d’autre, mais en ne favorisant que votre intérêt au bout du compte…
C’est le parfait stratagème pour réaliser vos ambitions car l’avantage
que vous semblez offrir ne sert qu’à influencer la volonté de l’autre. Il
croira que ses intérêts sont bien servis alors qu’ils desservent les
vôtres.

BALTASAR GRACIÁN (1601-1658)

LES CLEFS DE LA GUERRE

Pour survivre et avancer dans la vie, nous sommes constamment


obligés d’utiliser les autres : obtenir des ressources, être protégé,
trouver une compétence que l’on ne possède pas. Mais le terme «
utiliser », en relations humaines, est très mal connoté. On se sent en
permanence tenu de rendre ses actions plus nobles qu’elles ne le
sont. On préfère parler d’entraide, de partenariat, d’amitié.
Mais ce n’est pas qu’une question de sémantique ; cette confusion
est dangereuse et risquée. Lorsque vous cherchez un allié, vous
avez un S T R AT É G I E 27

369

L’État de Jin, situé dans

intérêt, un besoin à combler. C’est une question pratique,


stratégique, ce qui est aujourd’hui

dont dépend votre succès. Si les émotions et les apparences


prennent le Shaanxi, augmentait

le dessus et vous dictent vos alliances, vous êtes en danger. L’art de


régulièrement sa force en

absorbant de petits voisins.

l’alliance relève de votre capacité à distinguer l’amitié de l’intérêt.

Il en avait deux dans le

Il faut tout d’abord comprendre que nous nous servons tous des
gens sud, Hu et Yu. Au

qui nous entourent (Bowen est allé jusqu’à se servir de sa propre


famille, printemps de la dix-au cours d’une expérience, pour
résoudre un problème professionnel).

neuvième année du roi Hui

Il n’y a aucune honte à cela, aucune culpabilité à avoir. De même,


ne le de Zhou (658 av. J.-C.),

le duc Xian de Jin

prenez pas personnellement lorsque vous réalisez que quelqu’un se


sert convoqua son ministre de
de vous : c’est une nécessité humaine et sociale. Une fois que vous
avez confiance Xun Xi et lui

compris cela, apprenez à faire ces alliances nécessaires et


stratégiques, à annonça son intention

vous unir à des personnes qui peuvent vous obtenir quelque chose
que d’attaquer Hu. « Nous

avons de faibles chances de

vous n’avez pas. Il faut que vous résistiez à la tentation de laisser


vos l’emporter, observa Xun Xi

émotions vous guider : vos besoins affectifs seront assouvis par


votre vie après un silence. Hu et Yu

personnelle ; il faut savoir les laisser derrière soi lorsqu’on entre


dans ont toujours été proches. Si

l’arène de la société. Les alliances qui vous seront le plus utiles sont
celles nous en attaquons un,

où les deux parties se rendent mutuellement service. Vous ne tirerez


rien l’autre viendra sûrement

à sa rescousse. Pris

de bon d’une alliance déterminée par les émotions, les amitiés ou


les liens séparément, aucun des

moraux. Montrez-vous stratégique dans vos alliances, cela vous


évitera deux ne tiendra devant

de tomber dans les filets où tant de gens se débattent.

nous, mais s’ils se


Ces alliances sont des tremplins vers votre but. Au cours de votre
coalisent, le résultat est loin

d’être acquis pour nous.

vie, vous bondirez d’un tremplin à un autre, en fonction de vos


besoins.

– Ne me dites pas que

Une fois arrivé en haut, vous devrez les laisser derrière vous. Ce
changenous n’avons pas de

ment permanent reposant sur l’utilisation de vos alliés, c’est ce que


l’on moyens de nous en sortir

appelle le « jeu d’alliances ».

avec ces deux petits

Bien des principes clés du jeu d’alliances ont été établis à l’époque
de États ! » lança le duc. Xun

Xi réfléchit un instant, puis

la Chine antique. Le pays était composé de nombreux États dont la


situa-répondit : « … J’ai en tête

tion variait sans cesse : faibles un jour, puissants le lendemain, puis


de nou-un plan qui nous permettra

veau faibles. La guerre était une affaire dangereuse, car un État qui
en de soumettre Hu et Yu.

envahissait un autre éveillait la méfiance de ses voisins et se


retrouvait D’abord, il nous faut faire

au duc de Yu des cadeaux


souvent perdant à long terme. À l’inverse, un État trop loyal vis-à-vis
d’un somptueux et lui demander

allié se trouvait entraîné dans des guerres dont il ne pouvait se


retirer et qui le libre passage pour aller

le conduisaient parfois à la ruine. Il était donc presque plus important


de attaquer Hu. » Le duc

savoir faire de bonnes alliances que de savoir se battre. Les


hommes d’État demanda : « Mais nous

qui maîtrisaient cet art étaient plus puissants que les dirigeants
militaires.

venons d’offrir des cadeaux

à Hu et nous avons signé

C’est par le jeu d’alliances que l’État de Chin put s’étendre progres-
avec eux un traité d’amitié.

sivement au cours de la période troublée de la guerre des Trois


Nous aurons du mal à faire

Royaumes, de 403 à 221 av. J.-C. L’État de Chin s’alliait à des États
loin-croire à Yu que c’est Hu

tains et attaquait ses voisins. L’État envahi ne pouvait compter sur


ses que nous voulons attaquer

et non lui-même. – Pas de

voisins puisqu’ils étaient alliés à celui de Chin. Si Chin devait


combattre problème, répondit Xun

un ennemi qui avait un allié important, il s’attachait d’abord à


dissoudre Xi. Nous pouvons
cette alliance, en semant la zizanie, en répandant des rumeurs, en
ache-ordonner secrètement à nos

tant l’un des deux partis. L’alliance finissait par se rompre, puis Chin
hommes sur la frontière de

envahissait les deux États, l’un après l’autre. Progressivement, il


avala lancer des raids sur

Hu. Quand les hommes de

ainsi tous les États voisins jusqu’à ce que, à la fin du IIIe siècle av.
J.-C., Hu viendront protester,

il parvint à unifier toute la Chine, ce qui n’était pas une mince affaire.

370

S T R AT É G I E 27

Pour jouer un bon jeu d’alliances, de nos jours comme du temps de


nous pouvons utiliser cela

la Chine antique, il faut être extrêmement réaliste, penser loin et


rester comme prétexte pour les

attaquer. Ainsi, Yu se

souple. L’allié d’aujourd’hui sera peut-être l’ennemi de demain. Il n’y


a convaincra de nos intentions

aucune place pour les sentiments. Si vous êtes faible mais


intelligent, vous affichées. » Le duc trouva

pouvez arriver à vous hisser en position de force en maniant


correcte-que c’était un bon plan.

ment vos alliances. L’approche inverse est d’avoir un unique allié


impor-Avant longtemps, des
tant et de s’y attacher ; la priorité est alors donnée à la confiance et
à la escarmouches éclatèrent

à la frontière sud de Jin,

valeur de la relation. Cela fonctionne en temps de paix, mais en


périodes dans Hu. Alors le duc

de troubles, malheureusement plus fréquentes, cela risque de vous


mettre demanda : « Maintenant,

dans l’embarras. Un jour ou l’autre, des divergences d’intérêts


émerge-nous tenons une bonne

ront et il sera alors difficile de vous détacher d’une relation où les


senti-raison pour convaincre

Yu de notre intention

ments auront pris une place trop importante. Mieux vaut miser sur le
d’attaquer Hu. Mais Yu

changement afin de garder un maximum de portes ouvertes, et


baser vos ne nous laissera pas le libre

alliances sur la nécessité, et non sur la loyauté et les valeurs


morales.

passage s’il n’y trouve pas

À l’âge d’or d’Hollywood, les actrices étaient tout en bas de l’échelle


son profit. Comment

du pouvoir. Leur carrière était très courte, la plus grande des stars
pou-suborner le duc de Yu ? »

Xun Xi répondit : « On
vait être remplacée, en quelques années seulement, par une plus
jeune.

sait que le duc de Yu est

Les actrices devaient rester fidèles à leur studio, avant de subir,


impuis-connu pour son avidité,

santes, leur mise à l’écart. Joan Crawford fut celle qui parvint à
renverser mais il ne se laissera pas

la tendance, en jouant à sa manière un jeu d’alliances. En 1933, par


convaincre, sauf si nous

lui offrons des cadeaux

exemple, elle rencontra le scénariste Joseph Mankiewicz, qui était


alors extrêmement précieux.

un timide jeune homme à l’aube d’une belle carrière. Crawford


remar-Pourquoi ne pas lui offrir

qua immédiatement son talent et trouva le moyen de se lier d’amitié


avec des chevaux de race de Qu

lui, à la plus grande surprise de ce dernier. Il lui écrivit neuf


scénarios, ce et du jade de Chuiji ? » Le

qui rallongea considérablement la carrière de la star.

duc fit grise mine : « Mais

ce sont mes trésors les plus

Crawford courtisait aussi les cameramen et les photographes, qui


pas-précieux. Je n’ai guère

saient du temps à travailler les éclairages et les prises de vues, à la


rendre envie de m’en séparer.
encore plus belle qu’elle n’était. Elle agissait de même avec les
producteurs

– Vos hésitations ne me

responsables de scénarios qu’elle convoitait. Crawford faisait


souvent surprennent pas, répondit

Xun Xi. Toutefois, nous

alliance avec de jeunes talents qui avaient besoin du soutien d’une


star.

avons toutes les chances

Puis elle rompait aimablement ou jetait tout simplement son contact


aux d’assujettir Hu quand

oubliettes lorsqu’il ne lui servait plus. Elle n’était pas non plus fidèle
à son celui-ci aura perdu le

studio, ni à qui que ce fût en réalité. Elle n’était fidèle qu’à elle-
même. Son bouclier de Yu. Une fois

approche froide et détachée de son réseau d’alliances lui permit


d’éviter le Hu conquis, Yu ne sera

pas capable de survivre

piège dans lequel la plupart des actrices se trouvaient enfermées.

seul. Par conséquent,

La clef pour jouer à ce jeu est d’identifier la personne la plus à même


le fait d’envoyer ces

de servir vos intérêts à un moment donné. Ce n’est pas forcément la


plus cadeaux au duc de Yu
puissante, celle qui paraît pouvoir vous aider le mieux. Vos alliances
doi-équivaut à mettre le jade en

dépôt dans votre demeure

vent répondre à un besoin particulier, combler une lacune spécifique.


Les extérieure et vos chevaux

grandes alliances entre deux grandes puissances sont généralement


les dans vos écuries

moins efficaces. L’armée de Louis XI était particulièrement faible :


les extérieures… » Quand

Suisses, même s’ils n’avaient qu’un rôle mineur sur la scène


politique Xun Xi fut reçu à la cour

européenne, étaient les alliés parfaits. Il les avait repérés depuis


longtemps de Yu et offrit les cadeaux,

les yeux du duc de Yu lui

et cultiva donc pendant de nombreuses années cette alliance à


laquelle ses sortirent de la tête. « Les

ennemis ne comprenaient rien. Lyndon Johnson, alors qu’il n’était


encore hommes de Hu ont

qu’un jeune et ambitieux assistant au Congrès à Washington, réalisa


qu’il fomenté maints troubles

S T R AT É G I E 27

371

à notre frontière, déclara

manquait des pouvoirs et des talents pouvant le conduire au


sommet.
Xun Xi. Pour protéger

Il apprit à s’entourer. Lorsqu’il réalisa l’importance de l’information au


notre peuple de la calamité

Congrès, il s’appliqua à s’allier aux personnes qui détenaient des


postes de la guerre, nous avons

fait preuve de la plus

clés, du haut en bas de l’échelle, sur la chaîne d’information. Il était


parti-grande modération et conclu

culièrement bon avec les vieux messieurs, qui appréciaient la


compagnie un traité de paix avec Hu.

d’un jeune homme vif et qui se complaisaient dans ce rôle paternel


et Néanmoins, l’impudent

protecteur. Progressivement, le petit enfant pauvre du Texas se


hissa au Hu a pris notre modération

sommet, uniquement porté par son excellent réseau d’alliances.

pour de la faiblesse et il

crée à présent de nouveaux

Les cyclistes de course pratiquent souvent la stratégie consistant à


rester troubles en lançant contre

juste derrière le meneur : celui-ci brise le vent pour vous et vous


ouvre la nous des accusations

voie. À la dernière minute, vous sprintez. C’est le summum de la


stratégie : blessantes. C’est pourquoi

laisser les autres ouvrir la route et gaspiller de l’énergie pour vous


servir.
mon seigneur et maître a

été contraint d’organiser

L’un des stratagèmes les plus efficaces du jeu d’alliances est de


commen-une expédition punitive

cer par feindre d’aider une personne ou une cause, pour servir vos
intérêts contre Hu et il m’a envoyé

par la suite. Vous en trouverez sans difficulté : ces personnes ont un


besoin demander la permission de

manifeste à combler, une faiblesse temporaire que vous pouvez les


aider à passer avec nos troupes sur

dépasser. Une fois qu’elles sont vos obligées, vous en faites ce que
vous vou-vos terres. Ainsi, nous

pouvons contourner notre

lez : vous vous mêlez de leurs affaires, vous usez de leur énergie.
L’émotion frontière avec Hu, qui est

que vous créez aveugle votre allié quant à vos intentions ultérieures.

solidement défendue, et

L’artiste Salvador Dalí était un adepte de cette tactique : si, par


lancer une attaque surprise

exemple, quelqu’un avait besoin d’argent, Dalí arrivait à sa


rescousse et à partir de ce point faible.

Quand nous aurons battu

organisait un bal ou un événement quelconque pour lever des fonds.


La les hommes de Hu, nous
personne dans le besoin ne pouvait résister : Dalí connaissait le
Tout-vous offrirons des trophées

Hollywood. Il trouvait toutes sortes d’aides pour organiser


l’événement.

magnifiques pour attester de

En 1941, lors de sa fameuse « Nuit en forêt surréaliste », à Pebble


Beach notre alliance et de notre

en Californie, dont les bénéfices devaient aller aux artistes affamés


d’une amitié mutuelle… »

Pendant l’été, les troupes

Europe déchirée par la guerre, Dalí fit venir une girafe vivante,
suffisam-de Jin attaquèrent Hu en

ment de pins pour recréer une véritable forêt, le plus grand lit du
monde, passant par Yu. Le duc de

une épave d’automobile et des milliers de paires de chaussures


dans Yu leva des troupes et se

lesquelles fut servi le premier plat. La fête fit beaucoup de bruit et


récolta joignit personnellement à

l’expédition. Ils battirent

une publicité considérable. Mais, comme souvent avec Dalí, les


dépenses l’armée Hu et capturèrent

excédèrent largement les recettes. Il ne resta rien pour les pauvres


artistes Xiayang, une des deux

européens affamés. Et étonnamment, toute la publicité profita à Dalí,


qui villes principales de Hu. Le
en sortit plus célèbre et avec de puissants alliés.

duc de Yu reçut sa part de

Une variation du jeu d’alliances est de jouer le médiateur, le pivot


butin et crut qu’il n’avait

rien à regretter… Pendant

autour duquel les autres puissances tournent. Tout en restant


indépen-l’automne de la vingt-

dant, vous contraignez les autres à se battre pour vous avoir de leur
côté.

deuxième année du règne

C’est ainsi que le prince Klemens von Metternich, ministre des


Affaires du roi Hui de Zhou (655

étrangères autrichien sous l’ère napoléonienne et bien après,


restaura av. J.-C.), le duc de Jin

dépêcha de nouveau un

l’Autriche en tant que puissance européenne. La situation


géographique émissaire pour demander

de l’Autriche l’y aida grandement : les États voisins avaient un


besoin une nouvelle fois à passer

vital de cet allié. Même durant le règne de Napoléon, alors que


l’Autriche par Yu pour attaquer Hu ;

était au plus mal et que Metternich devait caresser les Français dans
le de nouveau, le duc de Yu

sens du poil, il parvint à éviter des alliances trop étroites. Il n’allia


donna son accord… Le
huitième mois, le duc de

l’Autriche à la France par aucun traité officiel, mais ligota


affectivement Jin se mit en route avec

Napoléon en le faisant pénétrer dans la famille royale autrichienne.

372

S T R AT É G I E 27

Toutes les grandes puissances européennes restaient à portée de


main 600 chariots de guerre et

– l’Angleterre, la France, la Russie –, et toutes tournaient autour de


passa par Yu pour attaquer

Hu. Ils mirent le siège

l’Autriche, même si celle-ci n’était plus une grande puissance


militaire.

devant Shangyang, la

L’intérêt de cette variation est que, tout en gardant une position cen-
capitale de Hu… La ville

trale, vous gagnez un pouvoir considérable. En vous plaçant, par


exemple, résista près de quatre mois

à un point critique de la chaîne d’information, non seulement vous


savez puis tomba. Le duc de Hu

tout, mais en outre vous contrôlez l’information diffusée. Ou bien


vous prit la fuite et Hu disparut en tant qu’État féodal. Sur

produisez quelque chose d’indispensable pour les autres, qui les


rend dépen-le chemin du retour, les
dants de vous ; et vous voilà doté d’une influence certaine. Ou bien
enfin, troupes de Jin firent halte

vous jouez le médiateur dans un conflit que tout le monde veut


résoudre.

à Yu. Le duc de Yu vint

Quoi qu’il arrive, cette position centrale vous assure le pouvoir, tout
simple-à leur rencontre pour leur

souhaiter la bienvenue, et

ment parce que vous êtes à la fois indépendant, mais courtisé de


tous. Dès reçut le duc de Jin dans sa

lors que vous entrez dans une alliance durable, vous amputez votre
pouvoir.

capitale. Les troupes de

La clef du jeu d’alliances est de savoir manipuler les alliances des


autres Jin saisirent l’occasion

jusqu’à les détruire, d’apprendre à semer la zizanie parmi vos


adversaires afin pour envahir la ville.

qu’ils s’affrontent les uns les autres. Il est aussi essentiel de savoir
faire des Totalement prise par

surprise, l’armée Yu

alliances que de savoir briser celles des autres. Lorsque Hernando


Cortés n’offrit qu’une résistance

arriva au Mexique en 1519, il dut affronter des centaines de milliers


symbolique et le duc de Yu
d’Aztèques avec à peine 500 hommes. Mais il savait que beaucoup
de petites fut fait prisonnier. Le duc

tribus mexicaines en voulaient à l’empire aztèque. Il fissura donc


leurs allian-Xian de Jin fut enchanté

quand Xun Xi lui rendit

ces. Il raconta par exemple à un chef de tribu des histoires horribles


concer-les chevaux et les jades

nant l’empereur aztèque et, par la suite, le chef fit exécuter les
émissaires offerts en cadeau avec, aztèques qui lui rendirent visite.
Bien entendu, l’empereur n’apprécia guère par-dessus le marché,

et la tribu se retrouva isolée, en grand danger. Elle demanda donc la


protec-le duc de Yu capturé.

tion de Cortés. Ce dernier se servit beaucoup de cette version


négative du the wiles of war:

36 military strategies

jeu d’alliances jusqu’à ce que tous les alliés des Aztèques


deviennent les siens.

from ancient china,

Le but est ici de briser la confiance. Poussez l’un des deux partis à
traduit par Sun Haichen,

1991

soupçonner l’autre, répandez des rumeurs, insinuez des doutes sur


les motivations des gens, liez-vous à l’un pour rendre l’autre jaloux.
C’est là diviser pour mieux régner. Ainsi, vous créez un tourbillon
d’émotions, frappant d’un côté puis de l’autre, jusqu’à ce que les
alliances chancellent.
Tout le monde finit par se sentir menacé. Par la manipulation, vous
les obligez tous, petit à petit, à venir demander protection.

Si votre ennemi a beaucoup d’alliés, même importants, même


nombreux, ne vous inquiétez pas. Comme disait Napoléon : «
Donnez-moi des alliés à combattre. » À la guerre, les alliances ont
souvent des problèmes de commandement et d’autorité. Le
commandement divisé est le pire de tous : les dirigeants sont obligés
de débattre, de voter, de s’entendre et de s’accorder avant de
passer à l’action ; ils sont aussi rapides que des escargots.

Lorsque Napoléon se trouvait face à une grande alliance, ce qui lui


arriva souvent, il visait d’abord le maillon faible, le partenaire le plus
récent.

Lorsque celui-ci s’effondrait, toute l’alliance se délitait d’elle-même.


Napoléon recherchait les victoires rapides sur le terrain, même
petites, car nulle force n’est plus aisément découragée par une
défaite qu’une force alliée.

Enfin, méfiez-vous : on vous reprochera de jouer ce jeu d’alliances.

On vous traitera d’incapable, d’immoral, de perfide. Ces accusations


S T R AT É G I E 27

373

elles-mêmes font partie d’une stratégie. C’est une offensive morale


(voir chapitre 25). Pour défendre leurs propres intérêts, vos ennemis
tenteront de vous culpabiliser ou de saper votre réputation. Ne vous
laissez pas atteindre. Le seul véritable danger est que votre
réputation empêche finalement les autres de s’allier à vous. Mais
l’égoïsme fait loi. Si on vous a vu rendre des services à d’autres par
le passé et que vous êtes capable de faire la même chose
aujourd’hui, vous trouverez toujours des partenaires. En outre,
restez loyal et généreux tant que vous y trouvez votre compte. Et
lorsque l’on verra que vous ne vous laissez pas attirer par le leurre
d’une amitié et d’une fidélité permanentes, l’on vous respectera,
vous verrez.

Beaucoup seront intrigués et séduits par votre jeu réaliste et


intelligent.

Image : Les pierres du gué. Le courant est rapide et dangereux,


mais il faut bien

traverser à un moment ou à un autre.

Quelques pierres, désordonnées, peuvent

vous conduire de l’autre côté. Si vous

hésitez trop longtemps sur l’une d’elles,

vous perdez l’équilibre. Si vous allez trop

vite ou que vous en ratez une, vous glis-

sez. Vous devez sauter légèrement de l’une

à l’autre sans jamais vous retourner.

Autorité : Défiez-vous des alliances

sentimentales, où la conscience d’avoir

fait un beau geste est la seule compen-

sation en échange d’un noble sacrifice.

(Otto von Bismarck, 1815-1898)

A CONTRARIO

Lorsque vous vous prêtez à un jeu d’alliances, votre entourage fait


de même, et vous ne pouvez en vouloir à quiconque. Au contraire, il
faut rentrer dans ce jeu. Mais attention, il est certaines personnes
avec lesquelles l’alliance est dangereuse. On les reconnaît au
harcèlement dont elles sont capables : elles font le premier pas,
essaient de vous aveugler par des offres alléchantes et des
promesses merveilleuses. Pour que l’on ne se serve pas de vous
sans que vous n’ayez rien en retour, cherchez clairement les
bénéfices tangibles que vous tirerez de ce rapprochement. S’ils vous
semblent douteux ou difficiles à obtenir, réfléchissez-y à deux fois
avant de conclure l’alliance. Renseignez-vous sur les précédents
alliés de la personne, sur sa cupidité, ses rapports aux autre. Méfiez-
vous de ceux qui parlent bien, qui sont charmants, qui font de
grands discours sur l’amitié, la loyauté, l’altruisme : les plus beaux
parleurs sont ceux qui font appel à vos émotions.

Surveillez bien vos intérêts et ne vous laissez jamais distraire.

374

S T R AT É G I E 27

28

TENDEZ À VOS ENNEMIS

LA CORDE POUR SE PENDRE :

LA STRATÉGIE DE LA DOMINATION

Les pires dangers ne viennent pas de vos ennemis les plus évidents,
mais de ceux qui sont censés être de votre côté, ces collègues et
amis qui prétendent œuvrer pour la même cause que vous, mais qui
vous sabotent et volent vos idées dans leur intérêt personnel.
Pourtant, les règles de notre société veulent que l’on conserve les
apparences de la politesse et de l’amabilité ; il faut apprendre à
mettre ces personnes hors d’état de nuire sans pour autant vous
faire remarquer. Mettez ces rivaux sur la défensive, faites-les douter,
s’inquiéter. Appâtez-les par de subtils défis, que cela devienne une
obsession à laquelle ils accorderont trop d’importance et qui leur fera
commettre des erreurs. Pour vaincre, vous devez les isoler.

Poussez-les à se pendre en vous servant de leurs tendances


autodestructrices ; vous en sortirez blanc comme neige.

375

La vie humaine est un

L’ART DE L’INTIMIDATION

combat contre la malice

Au cours de votre vie, il vous faudra combattre sur deux fronts.


D’abord, de l’homme même.

le front externe, où vous ferez face à d’inévitables ennemis. Le


second, Baltasar Gracián,

1601-1658,

moins évident, le front interne, est celui des collègues et des


semblables, l’homme de cour,

de ceux qui complotent contre vous, qui privilégient leurs intérêts


per-traduit par

Amelot de La Houssaye,

sonnels aux dépens des vôtres. Le pire est que vous devrez souvent
vous Gérard Lebovici,

battre sur les deux fronts à la fois, affronter des ennemis externes
tout en Paris, 1990

veillant à la sécurité de votre position interne. C’est une lutte


éreintante.
La solution n’est bien sûr pas d’ignorer le problème interne (si c’est
ce que vous faites, il ne vous reste pas longtemps à vivre), ni de le
gérer frontalement, comme on le fait bien souvent, en se plaignant,
en se montrant agressif ou en formant des alliances défensives. Une
guerre interne est intrinsèquement non conventionnelle. Les gens
qui sont du même côté semblent, théoriquement, faire de leur mieux
pour donner l’illusion d’une bonne équipe œuvrant pour le bien
commun. Si vous vous plaignez d’eux ou que vous les attaquez, cela
détruira votre image et risque de vous isoler. Et malgré tout, ces
ambitieux continueront à opérer sournoisement, indirectement. Sous
des dehors charmants et coopératifs, ils sont fuyants et
manipulateurs.

Pour les combattre, il faut donc adopter un certain style de guerre


qui convient à ces batailles floues mais dangereuses que l’on mène
au quotidien. La stratégie non conventionnelle la plus adaptée à ce
genre de situation est celle qui consiste à faire perdre ses moyens à
l’adversaire.

Elle a été développée par les politiciens les plus rusés de l’histoire et
se base sur deux postulats assez simples : d’abord, vos rivaux
possèdent en eux les moyens de leur propre destruction. Ensuite, un
rival qui se sent attaqué ou inférieur, même subtilement, va se
défendre et se montrer effectivement inférieur, à son détriment.

Le tempérament de chacun se forge souvent autour d’une faiblesse,


une faille, des émotions incontrôlables. Des personnes qui se
sentent mal aimées, qui ont un complexe de supériorité, qui sont
maniaques, développent une personnalité de façade, un masque
dissimulant ces failles afin de paraître confiantes, agréables et
responsables aux yeux du monde extérieur. Mais ce masque est
comme la cicatrice d’une grosse blessure : si on la touche d’une
certaine façon, cela fait mal. Votre victime réagit de manière
totalement disproportionnée : elle se plaint, se renferme, se montre
paranoïaque ou exprime l’arrogance qu’elle tentait de masquer.
Pendant quelques instants, le masque est tombé.
Lorsque vous avez le sentiment que certains collègues pourraient
devenir dangereux, voire qu’ils complotent déjà quelque chose,
commencez par rassembler les informations que vous avez à leur
sujet. Observez leur comportement au quotidien, leur passé, leurs
erreurs, en quête de failles. Une fois ces informations en main, vous
êtes prêt pour le jeu de la domination.

Trouvez d’abord le moyen d’atteindre cette blessure cachée, afin de


générer le doute, l’insécurité et l’angoisse. Il peut s’agir d’un
commentaire anodin, d’une remarque ou d’un geste qui menace la
position qu’occupe 376

S T R AT É G I E 2 8

votre victime. Le but n’est pas de la mettre au défi ouvertement,


mais À elle seule, la définition de s’insinuer petit à petit dans sa tête,
afin qu’elle se sente attaquée complète de l’expression

« dominance

sans savoir ni pourquoi ni comment. Elle est vaguement troublée, un


psychologique » pourrait sentiment diffus d’infériorité s’installe.

remplir toute une

Poursuivez par des actions secondaires qui vont nourrir les doutes
de encyclopédie. N’est-ce pas

votre victime. Là, il est préférable de travailler caché, en vous


servant déjà fait d’ailleurs ? On d’autres gens, des médias, ou
simplement de la rumeur. Le but du jeu est dira très brièvement
qu’elle

désigne l’art de placer

étonnamment simple : une fois que vous avez fourni à votre victime
suffi-quelqu’un en position
samment de raisons de douter pour déclencher une réaction, vous
n’avez

« basse ». La position basse

plus qu’à reculer et laisser votre cible s’autodétruire. Évitez la


tentation se définit à son tour comme

d’exulter de joie ou de porter le coup fatal. Au contraire, montrez-


vous ami-la situation psychologique

d’un individu qui n’a pas

cal, proposez votre aide et vos conseils. Votre cible réagira de façon
déme-la position « haute » par

surée. Elle explosera et commettra des erreurs gênantes, en dira


trop sur rapport à l’autre. Pour

elle-même, ou bien sera excessivement méfiante, sur la défensive,


faisant formuler tout ceci en

tout, trop, pour plaire plus encore. Ses réactions en seront trop
excessives, langage courant – au

trop évidentes, l’empêchant ainsi de sécuriser sa position et de se


rassurer.

détriment relatif de la

rigueur scientifique – on

Les gens aussi inquiets se retrouvent généralement très vite isolés.

dira que toujours et dans

Lorsque vous en serez là, votre action de départ, surtout si elle


n’était toutes relations humaines
pas ouvertement agressive, sera complètement oubliée. Tout ce que
(comme chez les autres l’histoire retiendra sera l’humiliation et la
perte de contrôle de votre rival.

mammifères) vous

remarquerez un individu

Vous avez les mains propres, votre réputation est impeccable. Les
coups qui manœuvre afin de se

que votre rival a encaissés vous profitent ; vous avez pris l’avantage
et il trouver implicitement en

est à terre. Si vous aviez attaqué directement, cet avantage aurait


été éphé-position haute par rapport

mère, pour ne pas dire inexistant. Cela aurait menacé votre position
poli-à son partenaire. Cette

tique. Un rival qui souffre se serait attiré la sympathie que l’on a


toujours position « haute »

n’implique pas

pour les victimes, et vous auriez été pointé du doigt en tant que
respon-obligatoirement une

sable de ses malheurs. Mieux vaut le laisser s’effondrer tout seul.


Vous supériorité sociale ou

l’avez peut-être un petit peu aidé mais, après tout, il vous l’a permis
et, à économique. Nombre

ses yeux comme à ceux des autres, il est le seul responsable de sa


propre d’employés pratiquent

excellemment l’art de placer


déchéance. Cette défaite n’en sera que plus irritante, et donc
efficace.

leur patron en position

Faire perdre ses moyens à l’ennemi sans qu’il ne comprenne ce qui


basse. Ceci n’implique pas lui est arrivé ni ce que vous avez fait est
le summum de la guerre non non plus une supériorité

conventionnelle. Une fois que vous maîtriserez cet art, non


seulement vous culturelle […]. Les

combattrez plus aisément sur les deux fronts parallèles mais, en


outre, manœuvres destinées à bien tenir la position haute

l’ascension vers les plus hauts sommets vous sera grandement


facilitée.

peuvent être évidentes ou

au contraire très subtiles.

Ne dérangez jamais un ennemi qui est en train de se suicider.

Ainsi, celui qui demande

quelque chose n’est pas

APOLÉON BONAPARTE (1769-1821)

généralement en position

haute mais peut atteindre

celle-ci en indiquant

EXEMPLES HISTORIQUES
implicitement : « Ceci,

certainement, m’est dû. »

1. Ce n’est pas sans un soupçon d’envie que John A. McClernand


(1812-Jay Haley, stratégies

de la psychothérapie,

1900) suivait l’ascension de son ami et collègue Abraham Lincoln


vers la traduit par Jean-Claude

présidence des États-Unis. McClernand, avocat et député de


Springfield, Benoit, Érès, 2009

dans l’Illinois, avait les mêmes ambitions. Peu après le début de la


guerre S T R AT É G I E 2 8

377

de Sécession, en 1861, il démissionna de son poste au Congrès


pour accepter le grade de général dans l’armée de l’Union. Il n’avait
aucune expérience militaire, mais l’Union avait besoin de dirigeants
et, s’il faisait ses preuves sur le champ de bataille, son ascension
serait fulgurante. Pour lui, ce poste dans l’armée était la voie toute
tracée vers la présidence.

McClernand fut d’abord nommé à la tête d’une brigade dans le


Missouri, sous le commandement du général Ulysses S. Grant. En
un an, il fut promu général de corps d’armée, toujours sous Grant.
Mais ce n’était pas assez à son goût, il voulait que toute l’Amérique
profite de ses talents et qu’on lui confie une campagne pour faire ses
preuves. Grant lui avait parlé de ses projets concernant la prise d’un
fort à Vicksburg, sur le Mississippi. Pour Grant, la chute de
Vicksburg serait une victoire décisive. McClernand décida de
marcher sur Vicksburg et de faire croire que c’était sa propre
initiative. Cela serait le tremplin de sa carrière.
En septembre 1862, en permission à Washington, D.C., McClernand
rendit visite au président Lincoln. Il se dit épuisé d’être le cerveau de
l’armée de Grant. Il avait fait ses preuves sur le champ de bataille et
était meilleur stratège que Grant, qui s’aidait un peu trop de sa
bouteille de whisky. McClernand proposait de repartir dans l’Illinois,
où il était connu, pour y recruter une vaste armée. Puis il longerait le
Mississippi vers le sud pour atteindre Vicksburg et prendre le fort.

Techniquement, Vicksburg était le pré carré de Grant, mais Lincoln


craignait que le général ne soit pas capable de lancer une attaque
aussi audacieuse. Il emmena McClernand voir le ministre de la
Guerre, Edwin Stanton, lui aussi ancien avocat, qui se lamenta avec
eux des difficultés que l’on rencontre à trop se frotter à ces grossiers
militaires. Puis Stanton écouta attentivement le plan de McClernand
et l’approuva. En octobre, l’ancien député quitta Washington avec
des ordres confidentiels qui l’autorisaient à marcher sur Vicksburg.
Les ordres étaient un peu vagues et Grant n’en était pas informé,
mais McClernand était sûr qu’il décrocherait la victoire.

McClernand recruta très vite plus d’hommes qu’il ne l’avait promis à


Lincoln. Il envoya ses recrues à Memphis, dans le Tennessee, où il
prévoyait de les rejoindre pour marcher sur Vicksburg. Mais lorsqu’il
arriva à Memphis, à la fin du mois de décembre 1862, impossible de
mettre la main sur les milliers d’hommes qu’il y avait pourtant
envoyés. Un télégramme de Grant, qui l’attendait à Memphis depuis
dix jours, l’informait que le général comptait attaquer Vicksburg. Si
McClernand arrivait à temps, il conduirait l’attaque ; sinon, ses
hommes seraient menés par le général William Tecumseh Sherman.

McClernand blêmit de rage. De toute évidence, Grant avait fait


exprès de faire en sorte qu’il ne puisse arriver à temps pour mener
ses propres recrues au combat ; il avait probablement eu vent de
ses projets et tout manigancé depuis le début. Le télégramme poli
du général rendait cette histoire encore plus exaspérante. Très bien,
McClernand allait lui montrer ; il longerait le fleuve, rattraperait
Sherman, reprendrait ses hommes et pourrait enfin humilier Grant
en s’attribuant tout le mérite de la prise de Vicksburg.
378

S T R AT É G I E 2 8

McClernand parvint à rejoindre Sherman le 2 janvier 1863. Il prit


Comment prendre

immédiatement le commandement de l’armée. Il fit tout ce qu’il put


pour l’avantage sur

quelqu’un. – Comment

charmer Sherman qui, apprit-il, prévoyait d’attaquer d’abord les


avant-faire sentir à l’autre que

postes confédérés autour de Vicksburg, afin de faciliter l’approche


du quelque chose ne va pas,

fort. Cette idée était un don du ciel pour McClernand : il conduirait


ces même si c’est insignifiant.

raids, gagnerait des batailles sans l’aide de Grant et s’attirerait ainsi


quelL’homme-vie n’est jamais

ques lauriers. Personne ne trouverait rien à redire à ce qu’il conduise


la mufle lui-même : comment

il peut souvent, de façon

campagne finale sur Vicksburg elle-même. Il suivit le plan de


Sherman à simple et sûre, faire que

la lettre, et il eut raison : la campagne fut un succès.

l’autre se sente un goujat,

Alors qu’il jubilait, McClernand reçut un télégramme de Grant, et


pour longtemps.
complètement inattendu : il lui donnait l’ordre de tout arrêter et de
l’at-Stephen Potter,

the complete

tendre, il arrivait. Il était donc temps pour McClernand de sortir son


upmanship, 1950

atout, le Président : il écrivit à Lincoln lui-même en lui demandant


des ordres plus clairs qui lui donneraient explicitement le
commandement.

En vain. De vagues doutes commencèrent à troubler l’esprit jusque-


là serein de McClernand. Sherman et les autres officiers
paraissaient bien détendus ; il les avait probablement pris à
rebrousse-poil à un moment ou à un autre. Peut-être conspiraient-ils
avec Grant pour se débarrasser de lui.

Bientôt, Grant lui-même apparut avec le plan détaillé d’une


campagne contre Vicksburg, sous son commandement. McClernand
dirigerait une troupe qui resterait à l’avant-poste reculé d’Helena,
dans l’Arkansas.

Grant le traita avec la plus grande politesse, mais c’était un revers


terriblement humiliant.

McClernand explosa, écrivit lettre sur lettre à Lincoln et à Stanton


pour leur rappeler leur conversation à Washington et le soutien qu’ils
lui avaient promis. Il se plaignait amèrement de Grant. McClernand
ne décolérait pas et continuait à écrire. Il finit par recevoir une
réponse de Lincoln et tomba des nues, catastrophé, lorsqu’il comprit
que le Président s’était retourné contre lui. Lincoln écrivit en effet
que ses généraux se querellaient beaucoup trop. Pour la cause de
l’Union, McClernand devait obéir à Grant.

McClernand était anéanti. Il ne comprenait pas ce qu’il avait fait pour


mériter cela : où s’était-il trompé ? Amer et déçu, il continuait à servir
Grant, mais critiquait ses compétences jusque devant les
journalistes. En juin 1863, après bon nombre d’articles très négatifs
à son sujet, Grant finit par le congédier. La carrière militaire de
McClernand était terminée, et avec elle ses rêves de gloire.

Interprétation

Dès l’instant où il rencontra John McClernand, le général Grant sut


que cet homme lui apporterait des problèmes. McClernand était le
type d’homme qui ne pense qu’à sa carrière, qui s’approprie les
idées des autres, qui complote dans leur dos pour sa propre gloire.
Grant allait devoir se montrer prudent : McClernand était populaire,
c’était un char-meur. Lorsque Grant comprit que McClernand voulait
lui prendre la campagne de Vicksburg, il ne chercha pas à s’en
plaindre ni à lui parler, et préféra passer directement à l’action.

S T R AT É G I E 2 8

379

Il y a d’autres façons de

Il savait que McClernand était bouffi de suffisance. Il n’en serait que


pousser les gens à bout.

plus facile à mettre en colère. En prenant les recrues de son


subordonné Pendant la guerre du

qui, techniquement, étaient les siennes, tout en assurant ses arrières


avec Golfe, le président Bush

prononçait toujours le nom

le télégramme, Grant poussa McClernand à réagir de façon


excessive.

du dirigeant irakien en

Auprès des autres militaires, ce comportement d’insubordination


caracté-deux syllabes – « SAD-
risée serait très mal vu. Il apparaîtrait clairement à toute l’armée qu’il
se am » – ce qui signifie

servait de la guerre pour ses intérêts personnels. Lorsque


McClernand en gros « cireur de

eut repris à Sherman le commandement de ses troupes, Grant n’eut


plus chaussures ». À la

Chambre américaine des

qu’à attendre. Il savait qu’un homme aussi vaniteux et détestable se


ferait représentants, le fait de

haïr des autres officiers ; ceux-ci viendraient forcément se plaindre


de lui massacrer sciemment le nom

à Grant qui, en officier responsable, n’aurait qu’à transmettre les


plaintes d’un élu est une manière

à sa hiérarchie, sans se mouiller lui-même. Il traita McClernand avec


la éprouvée d’ébranler ses

adversaires et de bizuter

plus grande politesse, mais cela ne l’empêcha pas de déjouer ses


plans : les nouveaux. Lyndon

McClernand réagit de la pire façon possible, avec son avalanche de


Johnson était passé maître

lettres à Lincoln et à Stanton. Grant savait que Lincoln en avait plus


dans cette pratique.

qu’assez des petites querelles qui pourrissaient le haut


commandement de J. McIver Weatherford

l’Union. Grant travaillait tranquillement à perfectionner ses plans


pour raconte que, quand Johnson
était chef de la majorité au

prendre Vicksburg, tandis que McClernand se montrait mesquin et


colé-Sénat, il se servait de cette

rique. Les différences entre les deux hommes étaient plus


qu’évidentes.

méthode avec de jeunes élus

Une fois cette bataille remportée, il laissa McClernand se suicider


avec qui votaient mal : « Tout

ses plaintes inconsidérées à la presse.

en caressant le jeune

homme dans le sens du poil

Dans vos batailles du quotidien, vous rencontrerez souvent des et


en lui affirmant qu’il le

McClernands, des personnes apparemment charmantes mais


traîtresses.

comprenait, Johnson

Évitez de les affronter directement ; elles sont très douées en


politique.

écorchait son patronyme

Mais il peut être assez facile et très efficace de leur faire perdre les
pédales.

comme un avertissement de

Votre but est que vos rivaux mettent leur ambition et leur égocence
qui arriverait si son
manque de loyalisme

trisme en jeu. Pour cela, touchez là où ça fait mal : faites-leur douter


de leur persistait. »

popularité, de la sécurité de leur position, de leur avenir. Comme


Grant, John Pitney, Jr.,

contrariez leurs plans tout en restant très poli. Votre rival se sentira
attaqué the art of political

warfare, 2000

et humilié. Toutes les émotions répréhensibles qu’il s’acharne à


réprimer remonteront à la surface : il finira par exploser. Faites qu’il
sorte de ses gonds, qu’il perde son calme. Plus il en dit, plus il
s’isole, et plus il court à sa propre perte.

2. L’Académie française, fondée par le cardinal de Richelieu en


1635, est une institution dont la mission est de normaliser et de
perfectionner la langue française. Elle réunit quarante érudits qui ont
la charge de surveiller la langue. Lors de la fondation de l’Académie
fut instaurée une coutume selon laquelle, à la mort de l’un des
membres, lorsqu’un siège se libérerait, des volontaires poseraient
leur candidature. Mais lorsqu’un siège se libéra effectivement en
1694, Louis XIV décida contre toute attente de nommer l’évêque de
Noyon. Cette nomination n’était pas un pur hasard. L’évêque était un
érudit respecté, excellent orateur et écrivain doué.

Mais son principal trait de caractère était une vanité démesurée.

Le roi s’amusait de cette faiblesse, mais la plupart des courtisans la


380

S T R AT É G I E 2 8

trouvaient proprement insupportable : qu’il s’agisse de piété, de


culture quand donner un
conseil

ou de préséance, l’évêque avait une façon de se montrer suffisant,


de prendre tout le monde de haut, qui hérissait toute la cour.

À mon avis, le seul

moment où un joueur doit

Son rang lui accordait par exemple le privilège d’aller en carrosse


donner un conseil à son

jusqu’aux marches du Palais-Royal, tandis que la majorité des gens


devait adversaire, c’est quand

mettre pied à terre et marcher depuis le portail. Un jour, alors que


l’arche-il a sur lui un avantage

vêque de Paris marchait ainsi jusqu’au Palais, il vit passer l’évêque


de décisif, sans toutefois que

sa victoire soit assurée.

Noyon. De son carrosse, celui-ci lui adressa un salut et lui fit signe
d’ap-Au billard, disons quand

procher. L’archevêque s’attendait à ce qu’il descende et


l’accompagne à il le mène 65 à 30. La

pied jusqu’au Palais. Mais Noyon fit simplement ralentir son attelage
et plupart des méthodes

roula ainsi aux côtés de l’archevêque, le bras à la fenêtre, comme


s’il supportables s’avèrent

conduisait un chien en laisse, tout en pérorant. Puis, lorsqu’il


descendit de efficaces. Au billard par

exemple, on peut ressortir


son carrosse et que les deux hommes commencèrent à monter les
grands la vieille phrase. Le

escaliers, Noyon ignora superbement l’archevêque, avec une


indifférence dialogue sera à peu près

stupéfiante. Chaque courtisan avait une histoire de ce genre à


raconter. celui-ci : Ils nourrissaient tous de secrètes rancunes contre
l’évêque de Noyon.

JOUEUR. – Écoutez, puis-

je vous dire quelque chose ?

Toutefois, il était soutenu par le roi dans sa candidature à l’Académie


DÉBUTANT. – Quoi ?

française. Il ne pouvait être question de ne pas voter pour lui. Le roi


JOUEUR. – Détendez-insista pour que ses courtisans assistent à
l’intronisation de l’évêque, car vous.

c’était la première personne qu’il désignait comme membre de


l’illustre DÉBUTANT. – Que

institution. La coutume voulait que, lors de l’intronisation, le candidat


voulez-vous dire ?

JOUEUR. – Je veux dire…

fasse un discours, auquel le directeur de l’Académie devait


répondre.

Vous savez vous servir de

C’était à l’époque l’abbé de Caumartin, connu pour son audace et


son votre queue, mais vous

intelligence. L’abbé ne supportait pas l’évêque, notamment à cause


de ses vous vautrez tout le temps
manières particulièrement ampoulées. Caumartin conçut un plan
pour sur le billard. Regardez.

Placez-vous par rapport à

subtilement ridiculiser l’évêque de Noyon : sa réponse serait une


imita-la boule. Prenez votre ligne

tion parfaite du style de l’évêque, truffée de métaphores


alambiquées et de mire. Et frappez.

de louanges lourdes à l’égard du nouvel académicien. Pour ne


prendre Tranquille. Décontracté.

aucun risque, il fit relire son discours à l’évêque avant le jour J.


Noyon Ce n’est pas plus difficile

fut ravi. Il lut le texte avec beaucoup d’intérêt et alla jusqu’à le


corriger que ça.

Autrement dit, le conseil

pour le rendre encore plus pompeux et plus dithyrambique.

doit être assez vague pour

Le jour de l’intronisation, la salle de l’Académie était pleine des plus


ne servir à rien. Mais en

hauts dignitaires de la cour de France. Personne ne se serait risqué


à général, s’il est géré avec

déplaire au roi par son absence. L’évêque fit son apparition, gonflé
de son adresse, le simple fait de

donner un conseil suffit

importance, ravi de se montrer devant un public aussi prestigieux. Il


fit à rendre le joueur
un discours plus prétentieux, plus emphatique et plus pompeux que
pratiquement invincible.

jamais ; c’était d’un ennui extrême. Puis vint la réponse de l’abbé.


Son Stephen Potter,

discours débutait lentement, et l’assistance commençait à se tortiller


the complete upmanship, 1950

sur son siège. Mais il partit dans des envolées de plus en plus
appuyées, et chacun réalisa qu’il s’agissait en fait d’une fine parodie
du style de l’évêque. L’audacieuse satire de Caumartin captiva tout
le monde et, lorsqu’elle s’acheva, la foule éclata en
applaudissements chaleureux et sincères. Mais l’évêque, aveuglé
par son immense vanité, prit ces applaudissements au premier
degré et crut que c’était là une louange de plus à son endroit, que
tout le monde l’applaudissait lui. Lorsqu’il quitta les lieux, son orgueil
boursouflé dépassait toute mesure.

S T R AT É G I E 2 8

381

le lion,

Évidemment, l’évêque de Noyon parla de l’événement à tout un le


loup et le renard

chacun, ennuyant son monde à mourir. Mais il eut le malheur de s’en


Le lion devenu vieux était

vanter auprès de l’archevêque de Paris, qui n’avait jamais digéré


l’inci-couché, malade, dans son

dent du carrosse. Ce dernier n’y tint plus : il prit un malin plaisir à


expli-antre, et tous les animaux

étaient venus rendre visite à


quer à Noyon que le discours de l’abbé n’était qu’une moquerie et
que leur prince, à l’exception

toute la cour riait de lui. Noyon n’en crut pas ses oreilles : il se
précipita du renard. Alors le loup,

chez son ami et confesseur, le Père Lachaise, qui dut bien confirmer
les saisissant l’occasion

dires de l’archevêque de Paris.

favorable, accusa le renard

par-devant le lion : il

L’exaltation de l’évêque se transforma en la plus amère des rages.

n’avait, disait-il, aucun

Il se plaignit au roi et lui demanda de punir l’abbé. Mais Louis XIV

égard pour celui qui était

essaya d’esquiver le problème. Il ne tenait pas à faire de vagues.


L’évêque leur maître à tous, et c’est

de Noyon était fou de colère. Infiniment blessé dans son amour-


propre, pour cela qu’il n’était

il quitta la cour et retourna à son diocèse, où il se cloîtra de longues


même pas venu le visiter.

Sur ces entrefaites le renard

années durant, honteux et humilié.

arrivait lui aussi, et il

entendit les dernières


Interprétation

paroles du loup. Alors le

L’évêque de Noyon ne fut pas étranger à sa propre ruine. Sa vanité


l’avait lion poussa un rugissement

contre le renard. Mais

conduit à croire que son pouvoir n’avait pas de limites. Cette fatuité
celui-ci, ayant demandé un

l’avait empêché de remarquer combien il avait blessé de gens, mais


moment pour se justifier :

personne ne pouvait lui dire la vérité ni le remettre à sa place. L’abbé


se

« Et qui, dit-il, parmi tous

servit du seul moyen de le toucher véritablement : si sa parodie avait


été ceux qui sont ici réunis, t’a

trop évidente, cela n’aurait pas été drôle et l’évêque, en situation de


rendu un aussi grand

service que moi, qui suis

victime, se serait attiré la sympathie de l’assistance. Mais la subtilité


dia-allé partout demander aux

bolique du discours et la complicité involontaire de l’évêque de


Noyon médecins un remède pour te

lui-même rendirent la situation particulièrement cocasse. La cour rit


aux guérir, et qui l’ai trouvé ? »

éclats et la réaction de Noyon le ridiculisa encore davantage ; il finit


par Le lion lui enjoignit de
dire aussitôt quel était

plonger des sommets de la suffisance aux tréfonds de la honte et de


la ce remède. Le renard

colère. Lorsqu’il se rendit brutalement compte de l’image que l’on


avait répondit : « C’est

de lui, l’évêque perdit l’équilibre, et s’aliéna le roi lui-même, qui


s’était à d’écorcher vif un loup, et de

une époque amusé de sa vanité. Finalement, au grand soulagement


de te revêtir de sa peau toute

nombreuses personnes, il se sentit obligé de quitter la cour.

chaude. » Le loup fut

incontinent mis à mort, et

Les pires collègues et camarades sont les plus vaniteux, ceux qui se
le renard dit en riant :

croient tout permis, qui s’arrogent tous les droits. La meilleure façon
de

« Il ne faut pas exciter le

prendre l’avantage sur eux est de s’en moquer discrètement, de les


paro-maître à la malveillance,

dier avec subtilité. Alors que vous paraissez les complimenter en


imitant mais à la douceur. »

Cette fable montre qu’en

leur style ou leurs idées, vous êtes dans le second degré et cela les
dés-dressant des embûches à un
équilibre. Ces louanges et ces flatteries ne sont-elles pas un moyen
pour autre on se tend un piège

vous de les railler ? Y a-t-il une critique derrière tout ça ? Ils se


posent à soi-même.

la question, sont déstabilisés. Peut-être pensez-vous du mal d’eux ;


peut-Ésope, fables,

être que les autres également. Vous avez fait vaciller leur orgueil ; ils
ne vie siècle av. J. -C.,

traduit par

peuvent réagir à cela qu’avec démesure. Cette stratégie est


particulière-Émile Chambry,

Paris, 1927

ment efficace vis-à-vis de ceux qui se prennent pour de grands


intellectuels, avec lesquels une discussion normale ne peut aboutir.
En citant leurs propres mots et leurs propres idées, en les parodiant
de façon subtilement grotesque, vous neutralisez leur talent
d’orateurs et les conduisez à douter d’eux-mêmes.

382

S T R AT É G I E 2 8

3. Au milieu du XVIe siècle, un jeune samouraï dont l’histoire a


oublié le nom mit au point un nouveau style de combat : il maniait
deux sabres avec la même dextérité de la main droite et de la main
gauche. C’était une technique révolutionnaire et il était pressé d’en
tirer la célébrité qu’il méritait. Il décida de provoquer en duel le
samouraï le plus connu de son temps, Tsukahara Bokuden. Ce
dernier était d’âge moyen, semi-retraité.

Il répondit à la provocation en duel par une lettre : un samouraï


capable d’être aussi efficace de la main droite et de la main gauche
avait un injuste avantage. Le jeune samouraï ne comprenait pas ce
qu’il voulait dire. « Si vous pensez qu’il n’est pas loyal que je me
serve d’un sabre de ma main gauche, répondit-il, renoncez au duel.
» Mais Bokuden envoya dix autres lettres qui disaient toutes à peu
près la même chose, au sujet de cette fameuse main gauche.
Chaque lettre agaça un peu plus le jeune duelliste.

Mais enfin, Bokuden finit par accepter de se battre.

Au combat, le jeune samouraï se fiait habituellement à son instinct et


faisait preuve d’une grande célérité. Mais lorsque le duel commença,
il ne put s’empêcher de penser à sa main gauche et à l’inquiétude
qu’elle avait suscitée chez Bokuden. Il se surprit à réfléchir à la
façon dont il allait s’en servir : il se fendrait ainsi, pour entailler là.
Cette main gauche ne pouvait le trahir ; elle semblait possédée
d’une force propre. Soudain, sans que son adversaire ne s’y
attende, Bokuden le frappa au bras droit.

Le duel était fini. Le jeune samouraï guérit vite de ses blessures,


mais il était traumatisé à jamais : il ne pouvait plus compter sur son
instinct, il réfléchissait trop. Bien vite, il abandonna la voie du sabre.

En 1605, Genzaemon était à la tête de la très célèbre famille


Yoshioka de Kyoto, connue pour son art du sabre ; il fut provoqué en
duel de la façon la plus étrange de sa vie. Un samouraï inconnu de
vingt et un ans, répondant au nom de Miyamoto Musashi, vêtu de
loques crasseuses, le provoquait de façon si hautaine qu’on l’aurait
cru le plus célèbre des samouraïs. Genzaemon ne jugea pas utile de
prêter attention à ce gamin sorti du ruisseau ; un homme de sa
renommée ne pouvait pas passer sa vie à se battre avec n’importe
quel péquenot qui croisait son chemin.

Mais l’arrogance de Musashi finit par l’agacer. Genzaemon n’aurait


pas été fâché de lui donner une bonne leçon. Ils se donnèrent
rendez-vous à cinq heures du matin le lendemain, dans un champ
proche de la ville.

Genzaemon arriva à l’heure dite, accompagné de ses disciples.


Musashi n’était pas là. Une heure passa. Le jeune homme avait
peut-être pris peur et quitté la ville ? Genzaemon envoya l’un de ses
disciples quérir le jeune samouraï à l’auberge où on le savait
descendu. Le disciple fut bientôt de retour : il raconta que Musashi
dormait encore lorsqu’il était arrivé. Quand on le réveilla, il demanda
au disciple, un peu grossièrement, de transmettre ses salutations à
Genzaemon et de lui dire qu’il serait bientôt là. Genzaemon était
furieux, il se mit à faire les cent pas. Musashi traînait encore. Deux
heures s’écoulèrent avant qu’on ne le vît apparaître, traversant le
champ d’un pas nonchalant. Il portait un bandeau écarlate au lieu du
traditionnel bandeau blanc que portait Genzaemon.

S T R AT É G I E 2 8

383

Celui-ci hurla sur Musashi et chargea, impatient d’en avoir fini avec
cet insupportable rustre. Mais Musashi, donnant l’air de s’ennuyer,
para chaque coup l’un après l’autre. Les deux hommes furent
touchés au front.

Le bandeau blanc de Genzaemon fut rougi de sang alors que celui


de Musashi resta de la même couleur. Enfin, frustré et confus,
Genzaemon chargea pour la deuxième fois – pour se précipiter sur
le sabre de Musashi qui le toucha de nouveau à la tête et le laissa
au sol, inconscient.

Genzaemon s’en remit, mais il fut tellement humilié par cette défaite
qu’il quitta la voie du sabre et se fit prêtre jusqu’à la fin de ses jours.

Interprétation

Pour un samouraï, une défaite en duel était une humiliation publique


qui poussait souvent le perdant à se donner la mort. On comprend
donc les hommes de sabre qui travaillaient dur leur dextérité, la
fabrication de leur arme, leur technique, pour éviter ce dénouement.
Mais les plus grands samouraïs, comme Bokuden ou Musashi,
tiraient avantage de leur capacité à déstabiliser l’adversaire, à le
confondre. Celui-ci était souvent vaniteux, fier de sa technique et de
son style ; c’est un piège mortel lorsqu’il faut avant tout réagir sur le
moment. L’adversaire en venait à se concentrer sur des détails sans
importance, comme la main gauche ou le bandeau écarlate. Pour
déstabiliser un adversaire très traditionnel, ces fins stratèges
arrivaient en retard, par exemple ; l’autre en était très énervé et cela
troublait sa concentration. Son changement d’humeur ou de
concentration le conduisait alors irrémédiablement à commettre une
erreur. Lorsqu’il tentait de réparer cette erreur à chaud, c’était pour
en commettre une autre, jusqu’à ce que, hors de lui, il finisse par se
jeter sur le sabre de son rival.

Pour que l’ennemi perde les pédales, la meilleure technique est de


perturber son humeur et son état d’esprit. Si vous êtes trop direct, en
proférant une remarque insultante ou une menace claire, vous lui
faites comprendre qu’il est en danger et instaurez un esprit de
compétition.

Vous le poussez à donner le meilleur de lui-même. Il faut faire


précisément le contraire. Un commentaire plus subtil va
l’embarrasser, l’obséder : il va se perdre dans le labyrinthe de ses
propres questions. Une action apparemment innocente qui éveille
des émotions, telles que la frustration, la colère ou l’impatience, le
troublera également. Dans les deux cas, il se trompera de cible et
enchaînera les erreurs.

Cette technique est particulièrement efficace contre un adversaire


qui doit se donner en spectacle, prononcer un discours ou présenter
un projet : l’idée fixe que vous lui avez mise en tête ou la mauvaise
humeur que vous avez suscitée lui font perdre contact avec le
moment présent et perturbent sa maîtrise de lui-même. Si vous vous
y prenez bien, personne ne verra que vous y êtes pour quelque
chose, pas même le rival ainsi battu.

4. En janvier 1988, le sénateur du Kansas, Robert Dole, était bien


parti pour gagner les élections présidentielles. Son principal
adversaire républicain était George H. W. Bush, le vice-président en
exercice de 384
S T R AT É G I E 2 8

l’administration de Ronald Reagan. Lors de la réunion du comité Le


silence. – La façon la électoral de l’Iowa, premier test des primaires,
Bush avait manqué plus désagréable pour les

deux parties de répliquer

d’éclat et s’en était tiré bon troisième, derrière Dole et le


télévangéliste à une attaque polémique

Pat Robertson. La campagne agressive de Dole avait attiré


l’attention.

est de se montrer agacé

Il était dans une bonne dynamique et largement en tête.

et de garder le silence :

Cependant, cette grande victoire dans l’Iowa fut quelque peu ternie
car l’assaillant interprète

par une rumeur. Lee Atwater, chef de campagne de Bush, âgé de


trente-six en général le silence comme

un signe de mépris.

ans, avait répandu une histoire mettant en question l’intégrité de la


femme Friedrich Nietzsche,

du sénateur, l’ex-ministre des Transports, Elizabeth Dole. Le


sénateur était 1844-1900

en politique depuis bientôt trois décennies et avait appris à se


protéger.

Mais s’attaquer à sa femme, c’était dépasser les bornes. Ses


conseillers avaient toujours veillé à canaliser son fort caractère mais,
lorsque l’histoire fut rendue publique, il s’en prit violemment aux
journalistes. Atwater sauta sur l’occasion pour déclarer que « lui, il
peut passer tous les savons qu’il veut, mais si quelqu’un lui rend la
pareille, il fond en larmes ». Puis Atwater envoya à Dole une lettre
de dix pages qui énumérait toutes les erreurs commises par le
sénateur du Kansas dans sa campagne. Cette lettre fut également
publiée par les médias. Dole était fou de rage. Malgré sa victoire
dans l’Iowa, il ne pouvait supporter que l’on traîne ainsi sa femme
dans la boue.

Atwater et tous les petits amis de Bush allaient voir de quoi il était
capable.

Arriva le moment des primaires du New Hampshire. S’il parvenait à


décrocher la victoire, Dole serait sur de bons rails, et il était en tête
des sondages, mais cette fois, Bush fut plus convaincant et l’écart se
resserra.

Le week-end précédant le vote, les hommes de Bush publièrent des


caricatures de Dole en Janus, un homme à deux visages,
opportuniste, incapable de sincérité. Drôle, mordante, l’affiche était
de toute évidence de la main d’Atwater. Elle fut publiée pile au bon
moment, trop tard pour que Dole puisse répondre par une
publication du même genre. Bush fut propulsé en tête des sondages
et décrocha la victoire quelques jours plus tard.

Peu après la publication des résultats des primaires dans le New


Hampshire, le journaliste de la NBC Tom Brokaw interviewa Bush et
lui demanda s’il n’avait pas un message pour son rival. « Non, dit-il
dans un sourire, je lui souhaite simplement le meilleur. » Lorsque
Brokaw interviewa Dole, il lui posa la même question : « Ouais,
répondit Dole, renfrogné. Qu’il cesse de mentir au sujet de mes
déclarations. »

Les jours suivants, la réponse de Dole fut diffusée en boucle à la


télévision ; elle fit l’objet de grands débats dans les journaux. Elle
faisait de lui un mauvais perdant. La presse en rajouta : Dole était
bougon, il paraissait pleurnichard. Quelques semaines plus tard, il
fut écrasé en Caroline du Sud et battu à plates coutures lors des
primaires groupées du Sud. Il avait commis une erreur quelque part,
sa campagne était ruinée.

Il ne se doutait pas que tout avait commencé en Iowa.

Interprétation

Lee Atwater avait établi une typologie qui divisait les adultes de
l’espèce humaine en deux groupes : les rassis et les puérils. Les
rassis sont inflexibles S T R AT É G I E 2 8

385

J’appellerai glaciation une

et trop sérieux, ce qui les rend extrêmement vulnérables en


politique, série de gambits visant à

notamment à l’ère de la télévision. Dole se rangeait dans la


catégorie des provoquer un silence lourd,

très mûrs et Atwater dans la catégorie des puérils.

que vos adversaires

n’auront aucune envie de

Atwater n’eut pas beaucoup de mal à se rendre compte que Dole


était rompre. L’effet glaçant de

particulièrement sensible au fait que l’on s’attaque à sa femme.


Quand il ces gambits a parfois un

rappela les accusations dont elle avait fait l’objet dans l’Iowa,
Atwater put pouvoir immense : … Si

sans problème irriter profondément le sénateur. Il le maintint en


ébullition quelqu’un raconte une
par la lettre l’accusant de mener une campagne sale et augmenta la
histoire drôle, ne lui

répondez à aucun prix en

pression avec les affiches qui tournaient en dérision les déclarations


de lui racontant vous-même

Dole au sujet des électeurs du New Hampshire. C’était Atwater qui


l’avait une blague. Écoutez

provoqué et pourtant, toute l’attention des médias était braquée sur


la attentivement ; ne vous

mauvaise humeur de Dole et son attitude peu sportive. Atwater, qui


contentez pas de vous

abstenir de rire ou même

n’avait pas son pareil pour perturber un adversaire, n’avait plus qu’à
le de sourire mais restez sans

laisser s’enfoncer. Dole était de plus en plus amer, il ne fit


qu’aggraver sa réaction ; ne changez pas

propre situation et finit par un véritable suicide électoral.

d’expression, ne faites pas

Les personnes les plus faciles à déstabiliser sont les plus rigides.

le moindre mouvement. Le

Elles ne sont pas forcément sans charme ni sans humour, mais elles
ne narrateur de l’histoire drôle,

quelle que soit la nature de


supportent pas que l’on franchisse les barrières de ce qui est
acceptable.

celle-ci, aura brusquement

Lorsqu’elles sont la cible d’une attaque anarchique ou non


convention-l’impression que ce qu’il a

nelle, elles s’effondrent et se réfugient dans l’amertume et la


vindicte.

dit était de mauvais goût.

Elles y perdent toute crédibilité. Leur apparence calme d’adulte


réfléchi Poussez votre avantage. Si

c’est un inconnu et qu’il a

se lézarde et révèle une personnalité maussade et puérile.

fait rire aux dépens d’un

N’empêchez pas vos cibles de prendre les choses à cœur : plus


elles unijambiste, il n’est pas

protestent, se montrent amères et vous critiquent, plus elles ruinent


leur mauvais de faire semblant

propre réputation. Ces personnes oublient que la question centrale


est d’avoir une jambe de bois,

celle de l’image qu’elles donnent vis-à-vis de leur entourage ou,


dans le ou tout au moins une

claudication prononcée.

cadre d’une campagne politique, vis-à-vis de leur électorat.


Profondément Cela réduira certainement
inflexibles, il suffit de frapper légèrement, mais au bon endroit, pour
les au silence votre adversaire

pousser à commettre erreur sur erreur.

pour le reste de la soirée…

Si la personne est vraiment

pleine d’esprit et que

5. En 1939, Joan Crawford (1904-1977) persuada les réalisateurs de


l’atmosphère est au fou

Femmes de lui donner un rôle mineur : celui d’une vendeuse en


parfume-rire, il faut : a) commencer

rie de basse extraction, qui volait le mari d’une élégante, incarnée


par par rire avec les autres ;

Norma Shearer. Les deux femmes étaient tout autant rivales dans la
vraie b) recouvrer son sérieux ;

vie. Norma était mariée au producteur Irving Thalberg, qui se


débrouil-c) soupirer quand les rires

se sont tus : « Ah, si l’on

lait chaque fois pour lui donner les meilleurs rôles. Cela lui valut la
haine pouvait parler de quelque

de Joan, avec laquelle elle se montrait toujours très méprisante.


Thalberg chose d’intéressant… »

était mort en 1936 mais, à l’écœurement de Joan Crawford, le studio


Stephen Potter,

cajolait encore Norma. Tout Hollywood était au courant de leur


rivalité the complete
upmanship, 1950

et attendait un coup d’éclat. Mais Joan était professionnelle jusqu’au


bout des ongles et demeura tout à fait polie.

Dans Femmes, les personnages de Joan et Norma ne partageaient


qu’une scène : c’était l’apogée du film, lorsque Norma affronte enfin
Joan au sujet de son aventure avec son mari. Les répétitions se
déroulèrent sans accroc, ainsi que la scène en plan large où l’on
voyait les deux actrices ensemble. Puis ce fut le moment des gros
plans. Bien sûr, Norma Shearer 386

S T R AT É G I E 2 8

passa en premier. Joan s’installa dans un fauteuil derrière la caméra


pour Inévitablement, un patient

lui donner la réplique. Beaucoup d’acteurs demandaient à un


assistant ou en début d’analyse

commence par employer les

au metteur en scène de s’en charger pour pouvoir retourner dans


leur coups qui lui donnaient

loge, mais Joan insistait toujours pour le faire elle-même.

l’avantage dans ses

À l’époque du tournage, Joan tricotait une couverture. En donnant


relations antérieures.

la réplique, elle tricotait donc furieusement, et s’arrêtait pour laisser


En termes techniques,

Norma répondre. Elle ne la regardait jamais dans les yeux. Le


cliquetis cela se nomme :

conduites névrotiques.
intensif des aiguilles finit par insupporter Norma. Elle serra les dents
Le psychanalyste a appris

pour rester calme et murmura : « Joan, chérie, ton tricot me distrait.


»

à liquider ce type de

Joan fit mine de n’avoir rien entendu et continua à tricoter. Norma,


pour-manœuvres morbides.

tant connue pour son élégance, finit par perdre tout contrôle d’elle-Il
lui suffit, par exemple,

de répondre à côté de ce

même : elle se mit à hurler sur Joan, lui ordonnant de quitter le


plateau qu’exprime le patient.

sur-le-champ et de se retirer dans sa loge. Comme Joan tournait les


talons Celui-ci se met à douter

sans lui avoir jeté un seul regard, le réalisateur du film, George


Cukor, se de tout ce qu’il a appris

précipita à sa suite. Norma lui ordonna de revenir. Elle avait adopté


un dans ses relations passées.

ton amer et glacial qu’on ne lui avait jamais entendu et que personne
Il espère séduire l’analyste :

« Chacun doit être

n’oublierait ; cela ne lui ressemblait tellement pas. Quoique…

sincère », dit-il afin de

En 1962, Joan Crawford et Bette Davis étaient deux stars du grand


justifier sa propre voie.
écran, mais elles n’avaient jamais tourné ensemble ; elles finirent
par Celui qui suit la voie d’un partager l’affiche de Qu’est-il arrivé à
Baby Jane ? , de Robert Aldrich. Joan autre prend la position

basse. Alors l’analyste peut

et Bette ne s’aimaient pas particulièrement, mais Joan avait insisté


pour se contenter de se taire,

qu’elles jouent ensemble. Ce serait une bonne publicité qui


prolongerait manœuvre faible peut-être

leurs carrières respectives. De même, elles furent toutes deux


polies, mais en l’occurrence. Ou bien il

lorsque le film sortit, ce fut Bette, et non Joan, qui fut nominée pour
répondra : « Oh ? », ce l’oscar de la meilleure actrice. Pire, elle se
mit à pavoiser en déclarant à

« Oh » prononcé avec le

ton juste peut exprimer

qui voulait l’entendre qu’elle serait la première actrice à obtenir trois


ceci : « Vraiment !

oscars. Joan n’en avait qu’un.

Comment pouvez-vous

Lors de la cérémonie en question, Bette était au centre de toutes les


penser cela ? » Alors le

attentions. En coulisses, avant le début des festivités, elle fut tout


sucre patient non seulement

doute de sa propre
tout miel avec Joan. Après tout, elle pouvait se le permettre, c’était
sa affirmation, mais se soirée. Seules trois autres actrices avaient
été nominées et tout le monde demande aussi ce que

s’attendait à ce que Bette obtienne l’oscar. Joan fut également polie.


Mais l’analyste a bien pu vouloir

au cours de la cérémonie, alors que Bette se tenait en coulisses,


attendant dire avec ce « Oh ? ». Le

son heure de gloire, elle reçut un choc : elle avait perdu. C’est Anne
doute est, bien entendu, le

premier pas vers la position

Bancroft qui remportait l’oscar pour son rôle dans Miracle en


Alabama.

basse. Perdu, le patient

Pire, alors que Bette se levait pour aller chercher ce qu’elle croyait
être cherche l’appui de

son oscar, elle sentit une main sur son bras : « Excuse-moi »,
murmura l’analyste car nous

Joan. Elle passa devant Bette, abasourdie, pour aller recevoir l’oscar
au cherchons toujours l’appui

de qui nous domine. Ces

nom d’Anne Bancroft qui ne pouvait être présente ce soir-là. Bette


Davis manœuvres analytiques

croyait être la déesse de la soirée, mais Joan avait réussi à lui voler
la destinées à créer le doute

vedette. Ce fut un insupportable affront.


chez le patient sont mises

en place dès que possible.

Interprétation

L’analyste dira, par

exemple : « Je me demande

Les actrices d’Hollywood doivent avoir une bonne carapace et Joan


si cela est vraiment ce

Crawford en était l’exemple parfait : elle avait une capacité


incroyable à que vous ressentez ? »

encaisser et à gérer les insultes et les manques de respect. Mais


dès qu’elle L’emploi du vraiment

S T R AT É G I E 2 8

387

est de règle en pratique

en avait l’occasion, elle parvenait à se venger et à avoir le dernier


mot psychanalytique. Ce

pour humilier ses rivales. Joan savait qu’elle était considérée comme
une mot implique que les

garce, une femme dure et désagréable. C’était injuste, beaucoup de


motivations du patient ne

lui sont pas conscientes.

gens lui étaient redevables, mais elle s’en accommodait. Ce qui


l’agaçait, Lorsqu’un tel doute
c’était que Norma joue les saintes-nitouches alors qu’elle était en
réalité, s’installe, n’importe qui est

sous des dehors charmants, une véritable rosse. Joan en était


convaincue.

ébranlé et rejoint donc

Elle manœuvra donc pour obliger Norma à exposer cette facette de


sa la position basse.

personnalité. Tout Hollywood fut marqué par ces quelques instants


et Jay Haley, stratégies

de la psychothérapie,

Norma en fut humiliée à vie.

traduit par Jean-Claude

Avec Bette Davis, ce ne fut qu’une question de timing : Joan ruina


Benoit, Érès, 2009

l’heure de gloire que celle-ci attendait impatiemment depuis des


mois, sans prononcer une seule méchanceté. Joan savait que
Bancroft ne pourrait être là et avait appris par des fuites qu’elle
aurait l’oscar. Joan Crawford se porta donc volontaire pour accepter
le prix en son nom.

Vous aurez souvent envie de vous venger de ceux ou celles qui


vous auront humilié. Vous serez alors tenté d’y aller frontalement, de
dire quelque chose d’honnête mais de méchant, d’exprimer ce que
vous ressentez.

Mais les mots seront inefficaces. Une vulgaire prise de bec vous
abaissera au niveau de l’adversaire et vous laissera un arrière-goût
amer. La meilleure des vengeances est celle qui vous donne le
dernier mot, qui laisse à votre victime un sentiment d’infériorité flou
mais intense. Obligez-la à exposer une facette cachée et sombre de
sa personnalité, ruinez ses instants de gloire et clôturez votre
magistrale revanche en manœuvrant le dernier. Vous en tirerez la
double satisfaction d’en sortir les mains propres, tout en ayant infligé
à votre adversaire une blessure qui ne cica-trisera pas de sitôt.
Comme le dit l’adage : « La vengeance est un plat qui se mange
froid. »

Image :

Le masque. En société, chacun porte

un masque, donne à voir une image

agréable et attirante. Si d’aventure

une bousculade fait tomber le

masque, on voit apparaître un

visage beaucoup moins

plaisant, que personne

n’oubliera, même

s’il est aussitôt

caché.

Autorité : C’est souvent nous

qui donnons à nos rivaux les

outils de notre propre destruc-

tion. (Ésope, VIe siècle av. J.-C.)

388
S T R AT É G I E 2 8

A CONTRARIO

Il est parfois préférable d’être direct quand, par exemple, vous avez
l’occasion d’écraser vos ennemis par la tactique de l’encerclement.
Mais dans les relations du quotidien, la meilleure stratégie est
souvent de faire perdre ses moyens à l’adversaire. On a tendance à
croire qu’un affrontement ouvert a un effet thérapeutique, et il est
souvent tentant de jouer l’intimidation. Mais le bénéfice momentané
que vous tirerez d’une approche directe sera vite annulé par les
soupçons qu’un tel comportement aura éveillés dans votre
entourage ; vos collègues s’inquiéteront d’être un jour malmenés de
la même façon. Sur le long terme, il importe plus de rester agréable
et de sauver les apparences. Les bons courtisans sont toujours des
parangons de charme et de politesse ; ils cachent une main de fer
dans un gant de velours.

S T R AT É G I E 2 8

389

29

PROGRESSEZ À PETITS PAS :

LA STRATÉGIE DU FAIT ACCOMPLI

Si vous paraissez trop ambitieux, vous attisez l’animosité des autres.


Un arrivisme trop évident ou un succès trop rapide éveillent la
jalousie, la méfiance et le soupçon. Il est souvent préférable de
progresser à petits pas, de s’approprier de petits pans de terrain
sans éveiller le moindre soupçon. Restez sous le radar, et vos
mouvements leur seront invisibles. Lorsqu’ils s’en rendront compte, il
sera déjà trop tard ; le territoire vous reviendra, et ils seront devant le
fait accompli. Par la suite, vous pourrez toujours prétexter avoir agi
en état de légitime défense. Avant même qu’ils n’en aient
conscience, vous aurez conquis un empire.
391

LA CONQUÊTE PAR ÉTAPES

Le 17 juin 1940, Winston Churchill, Premier ministre d’Angleterre,


reçut la visite surprise du général Charles de Gaulle. Quelque cinq
semaines plus tôt, les Allemands avaient lancé la Blitzkrieg pour
envahir les Pays-Bas et la France. Ils avaient progressé si loin et à si
vive allure que l’armée s’était effondrée avec le gouvernement
français. Les autorités françaises avaient pris la fuite, en zone libre
ou dans les colonies françaises d’Afrique du Nord. Personne n’avait
songé à l’Angleterre, où s’était réfugié le général de Gaulle, en exil
solitaire pour y proposer ses services à la cause alliée.

Les deux hommes s’étaient déjà rencontrés lorsque de Gaulle avait


brièvement occupé le poste de sous-secrétaire d’État à la guerre
durant les quelques semaines qu’avait duré la Blitzkrieg. Churchill
avait admiré son courage et sa fermeté en un moment aussi difficile,
mais de Gaulle restait un personnage étrange. À cinquante ans, il
n’avait aucune distinction militaire et l’on ne pouvait guère le qualifier
de figure politique majeure. Mais il se comportait toujours comme s’il
était au centre des choses. Et maintenant, il était là, se présentant
comme celui qui pourrait sauver la France, alors qu’il n’était pas
vraiment le premier sur la liste de ceux auxquels on aurait pu penser.
Mais Churchill espérait qu’il pourrait manipuler de Gaulle à sa façon
et s’en servir pour la cause alliée.

Alors que de Gaulle était en Angleterre depuis quelques heures à


peine, l’armée française signa la paix avec les Allemands. D’après
l’accord conclu par les deux nations, les espaces encore non
occupés par l’armée allemande seraient dirigés par un
gouvernement français sympathisant de l’envahisseur et basé à
Vichy. Le même soir, de Gaulle présenta son plan à Churchill : il
voulait s’adresser à tous les Français fidèles à la France libre sur les
ondes de la BBC. Il voulait les soutenir et les motiver afin qu’ils ne
perdent pas courage. Il voulait aussi demander à tous ceux qui
étaient en Angleterre de le contacter. Churchill n’était guère
enthousiaste. Il ne voulait en aucun cas offenser le nouveau
gouvernement français, avec lequel il aurait probablement à traiter.
Mais de Gaulle jura ses grands dieux qu’il ne dirait rien que le
gouvernement de Vichy puisse mal interpréter. On lui accorda à la
dernière minute la permission de passer à l’antenne.

De Gaulle prononça le discours dont il avait convenu avec Churchill,


à ceci près qu’il conclut par la promesse d’être de retour sur les
ondes dès le lendemain. Churchill en tomba des nues. Mais une fois
la promesse faite, on ne pouvait empêcher de Gaulle de revenir ; il
fallait tout faire pour encourager les Français au cours de cette
période pour le moins difficile.

Lors de l’émission suivante, de Gaulle fut bien plus audacieux.

« Tous les officiers, soldats, marins, aviateurs français, où qu’ils se


trouvent, ont le devoir absolu de résister à l’ennemi… » Il alla même
jusqu’à demander aux généraux restés en France de désobéir à
l’envahisseur.

Ceux qui se joindraient à lui en Angleterre, disait-il, seraient citoyens


d’une nation sans territoire appelée « la France libre », et soldats
d’une 392

S T R AT É G I E 2 9

nouvelle armée nommée « les Forces françaises libres », fer de


lance d’une tsien/le développement

(le progrès graduel)

éventuelle armée de libération du territoire français.

Churchill, qui avait d’autres préoccupations et qui pensait que En


haut Souen :

Le Doux, le Vent.

de Gaulle n’avait guère de public, ignora les imprudences du général


et En bas Ken :
lui permit de continuer de passer à l’antenne – pour finalement se
rendre L’Immobilisation,

compte que chaque émission rendait la suivante plus indispensable


la Montagne.

encore. De Gaulle était en train de devenir une véritable célébrité. La


L’hexagramme se compose de Souen, le bois, la

piètre performance de l’armée et du gouvernement français pendant


la pénétration, en haut

Blitzkrieg avait été une honte internationale. Personne, depuis,


n’avait ou à l’extérieur, et

tenté de laver cette innommable tache, personne, excepté de


Gaulle. Sa de Ken, la montagne,

voix irradiait la confiance. Son visage noble et sa haute stature


s’étalaient l’immobilisation, en bas ou

dans les journaux et les actualités. Plus important encore, ses


appels à l’intérieur. Un arbre sur

une montagne se développe

avaient été entendus : en un mois, les quelques centaines de


soldats qui lentement et suivant un

composaient les Forces françaises libres devinrent bientôt des


milliers.

ordre et c’est pourquoi il se

Bientôt, de Gaulle prétendit conduire ses forces en Afrique centrale


dresse ensuite solidement

et équatoriale afin de libérer les colonies françaises du


gouvernement de enraciné. De là naît l’idée
d’un développement

Vichy. La région était partagée entre désert et forêt tropicale, et


éloignée progressant graduellement,

de la zone stratégique que constituait la rive sud de la Méditerranée,


mais pas à pas. Les propriétés

elle comptait quelques ports qui pourraient s’avérer utiles. Churchill


des trigrammes se

donna son aval à de Gaulle. Les Forces françaises reprirent le


Tchad, le rapportent également aux

Cameroun, le Congo français et le Gabon sans trop de peine.

mêmes notions : à

l’intérieur se trouve le repos

Lorsque de Gaulle revint en Angleterre à la fin de l’année 1940, qui


préserve des actions il contrôlait alors des milliers de kilomètres
carrés. Son armée comptait précipitées et à l’extérieur

presque 20 000 hommes et son audace avait captivé l’imagination


du la pénétration qui rend

public britannique. Ce n’était plus le général discret qui était venu se


réfu-possibles le développement

et le progrès.

gier à Londres quelques mois plus tôt ; l’on avait désormais affaire à
un yi king, le livre des

véritable leader politique et militaire. De Gaulle se montra à la


mesure mutations, traduit et de ce changement de statut : il se
permettait d’exiger de plus en plus de adapté par Étienne
Perrot de la traduction

choses des Anglais et se comportait de façon assez agressive.


Churchill se allemande du Père

mit à regretter de lui avoir tant lâché la bride.

Richard Wilhelm

L’année suivante, les services secrets britanniques découvrirent que


de Gaulle avait établi d’importants contacts au sein du mouvement –
de plus en plus important – de la Résistance française. La
Résistance, dominée par les communistes et les socialistes, était au
départ une structure hétéroclite relativement chaotique. De Gaulle
avait personnellement désigné un responsable au sein du
gouvernement socialiste d’avant-guerre, Jean Moulin, qui était arrivé
en Angleterre en octobre 1941 pour aider le général à unifier cette
force souterraine. De toutes les manœuvres de De Gaulle, c’était
celle dont les Alliés pouvaient profiter le plus directement ; une
résistance efficace n’avait pas de prix. Ainsi, c’est avec la
bénédiction de Churchill que Moulin fut parachuté dans le sud de la
France au début de l’année 1942.

À la fin de l’année, de Gaulle, de plus en plus confiant, avait froissé


de nombreuses personnes au sein des gouvernements et armées
alliés, notamment le président américain Franklin D. Roosevelt. Il fut
question de le remplacer par quelqu’un de plus souple. Les
Américains crurent S T R AT É G I E 2 9

393

avoir trouvé l’homme de la situation en la personne du général Henri


Giraud, un militaire des plus respectés en France et qui avait
accumulé bien plus de distinctions que de Gaulle. Churchill
approuva, et Giraud fut nommé commandant en chef des Forces
françaises d’Afrique du Nord. Sentant qu’il y avait anguille sous
roche, de Gaulle demanda un rendez-vous en tête à tête avec
Giraud pour évoquer la situation. Après bien des difficultés
bureaucratiques, il fut autorisé à se rendre à Alger au mois de mai
1943.

Les deux hommes se sautèrent à la gorge presque immédiatement,


chacun énonçant des exigences auxquelles l’autre ne pourrait
jamais se plier. Enfin, de Gaulle accepta un compromis : en
proposant un comité qui préparerait la gestion de la France d’après-
guerre, il rédigea un document qui nommait Giraud commandant en
chef des forces armées et coprésident de la France, avec de Gaulle.
En retour, de Gaulle obtint d’élargir ce comité et d’en évincer tous
ceux en relation avec Vichy.

Giraud fut satisfait et signa. Peu après, toutefois, Giraud dut quitter
Alger pour se rendre aux États-Unis et de Gaulle, en son absence,
en profita pour faire entrer au comité de nombreux résistants et
sympathisants gaullistes. À son retour, Giraud découvrit qu’il avait
été dépouillé de quasiment tout son pouvoir politique. Isolé au sein
d’un comité qu’il avait lui-même contribué à former, il n’avait plus
aucun moyen de se défendre. En quelques mois, de Gaulle fut
nommé unique président, puis commandant en chef. Et Giraud fut
discrètement évincé.

Ce n’est pas sans une inquiétude croissante que Roosevelt et


Churchill furent témoins de ces événements. Ils tentèrent
d’intervenir, de menacer, mais ils n’avaient aucun pouvoir véritable.
Ces émissions sur la BBC, qui avaient commencé à partir de rien,
étaient maintenant écoutées avidement par des millions de Français.
À travers Jean Moulin, de Gaulle avait acquis le contrôle quasi
complet de la Résistance française. S’ils rompaient avec lui, les
Alliés s’amputaient d’une force indispensable. En outre, le comité
que de Gaulle avait mis en place pour gouverner la France d’après-
guerre était maintenant reconnu par les gouvernements du monde
entier. Si l’on s’attaquait au général, ce serait un désastre
diplomatique lourdement nuisible à l’effort de guerre.

Ce général sorti de nulle part avait donc réussi à s’installer à la tête


d’une sorte d’empire auquel personne ne pouvait plus rien changer.
Interprétation

Quand le général de Gaulle prit la fuite en Angleterre, il n’avait


qu’une idée en tête : restaurer l’honneur de la France. Pour cela, il
comptait mettre en place une organisation militaire et politique qui
œuvrerait à la libération du pays. Il voulait que sa nation soit
considérée comme l’égale des autres Alliés, et non comme une
nation de vaincus dépendant d’autrui pour recouvrer sa liberté.

Si de Gaulle avait explicitement énoncé ses objectifs, on aurait


gentiment congédié ce fou dangereux aux ambitions délirantes. S’il
s’était trop 394

S T R AT É G I E 2 9

vite rapproché du pouvoir, ses intentions auraient été trop clairement


exposées. À l’inverse, il fit preuve de patience et, ne quittant jamais
son but des yeux, il avança, étape par étape. La première, qui est
toujours la plus importante, était de s’ouvrir une fenêtre médiatique
avec la première radiodiffusion sur la BBC. Après d’habiles
manœuvres, la série put se poursuivre. Là, exploitant son sens du
théâtre et sa voix de tribun, il s’inséra dans le quotidien des
Français. C’est ce qui lui permit de créer et de structurer le groupe
militaire que constituèrent les Forces françaises libres.

L’étape suivante était d’amener ces forces à prendre le contrôle de


territoires africains. La maîtrise d’une vaste ère géographique, fût-
elle isolée, lui offrait un pouvoir politique inattaquable. Puis il fit sa
place dans la Résistance et prit le pouvoir au sein d’un groupe qui
avait été un bastion communiste. Enfin, il créa et, progressivement,
prit le contrôle du comité qui devait gouverner la France libre de
l’avenir. Le fait qu’il procède ainsi, par étapes, fit que personne ne
sut vraiment de quoi il était capable jusqu’à ce qu’il l’accomplisse
pour de bon. Lorsque Churchill et Roosevelt comprirent à quel point
il s’était immiscé au sein de la Résistance, ainsi que dans les esprits
des opinions anglaise et américaine, en tant que dirigeant de la
France d’après-guerre, il était trop tard pour l’arrêter. Sa
prééminence était un fait accompli.
Il est difficile de faire sa place dans le monde, de se battre avec
suffisamment d’énergie pour obtenir ce que l’on veut sans pour
autant subir la jalousie ou l’antipathie de ceux qui vous considèrent
comme agressif, ambitieux et qui vous mettent des bâtons dans les
roues. La solution n’est pas de rabaisser vos ambitions, mais de les
déguiser. En ces temps où la politique est au cœur de toute
ascension sociale, l’approche par étapes est la plus appropriée, le
masque ultime de l’agression. Pour qu’elle fonctionne, il faut
conserver votre objectif bien en vue, connaître le domaine que vous
voulez conquérir, puis délimiter les petits espaces périphériques de
ce domaine par lesquels commencera votre conquête. Chaque
étape doit trouver sa cohérence dans une stratégie d’ensemble,
mais doit aussi être suffisamment petite pour que personne ne
devine cette stratégie d’ensemble.

Si vos étapes sont trop importantes, vous devrez assumer des


responsabilités pour lesquelles vous n’êtes pas prêt et serez
submergé d’ennuis.

Si vous allez trop vite, vous dévoilerez vos plans. Laissez le temps
déguiser vos intentions et vous donner l’apparence de la modestie.
Lorsque vos rivaux se réveilleront et verront ce que vous possédez
déjà, ils risqueront d’être eux-mêmes ravagés s’ils font obstacle à
votre avancée.

L’ambition peut ramper aussi bien que survoler.

EDMUND BURKE (1729-1797)

LES CLEFS DE LA GUERRE

À première vue, l’être humain semble désespérément violent et


agressif.

Comment justifier autrement l’interminable série de guerres qui


jalonne S T R AT É G I E 2 9

395
l’Histoire et se poursuit encore aujourd’hui ? Mais attention, ce n’est
là qu’un effet d’optique. Se détachant dramatiquement de la vie
quotidienne, nécessairement, la guerre et le conflit attirent
particulièrement l’attention.

C’est pourquoi on les remarque plus que d’autres faits sociaux. On


peut en dire de même des individus agressifs qui, au sein de l’arène
sociale, en veulent toujours plus.

En vérité, la plupart des gens sont d’un naturel conservateur. Ils


s’accrochent à ce qu’ils ont et sont terrifiés par les conséquences
imprévisibles d’un conflit. Ils détestent la confrontation et l’évitent à
tout prix.

C’est d’ailleurs pourquoi tant de gens ont recours à l’agression


passive pour obtenir ce qu’ils veulent. Lorsque vous tracez votre
voie dans la vie, n’oubliez jamais cette facette de la nature humaine.
C’est la base de toute stratégie du fait accompli.

Voici comment elle fonctionne : supposons que vous visez la


conquête d’un territoire pour assurer votre pouvoir et votre sécurité.
Vous vous en emparez sans préavis. Vos ennemis ont alors le choix
: ils décident soit de se battre, soit d’accepter cette perte et de vous
laisser en paix. Est-ce que le territoire dont vous vous êtes emparé
et votre initiative unilatérale valent le coût et le danger d’une guerre
? Cette perte territoriale est-elle plus coûteuse qu’un conflit, qui
s’aggravera forcément sur le long terme ? Prenez possession d’un
territoire de valeur, et l’ennemi aura à prendre dans tous les cas une
décision primordiale. Prenez possession d’un territoire périphérique,
petit, marginal, et il est quasiment impossible que votre adversaire
choisisse la guerre. Il a beaucoup plus de raisons de vous laisser
tranquille que de raisons de se battre pour un territoire insignifiant.
Vous aurez alors réussi à user du naturel conservateur de votre
ennemi, qui prend souvent le pas sur son instinct de conquérant.
Bientôt, il se retrouvera devant le fait accompli, un nouveau statu
quo qu’il renoncera à troubler.
Tôt ou tard, suivant la même logique, vous franchirez une nouvelle
étape et vous approprierez un territoire de plus. Votre rival, cette
fois, s’inquiétera. Il commencera à comprendre. Mais l’espace dont
vous vous êtes rendu maître est tout petit et, de nouveau, il se
demandera s’il vaut vraiment la peine de se battre. Il a bien renoncé
une première fois ; quelle serait l’utilité de se battre maintenant ?
Comme de Gaulle, exécutez votre stratégie du fait accompli avec
subtilité. Quand votre but deviendra évident, quand vos ennemis
regretteront leur pacifisme et songeront à se battre, vous aurez déjà
changé la donne : vous ne serez plus si petit ni vulnérable.
S’attaquer à vous leur demandera de jouer gros et les raisons
d’éviter le conflit seront nouvelles et bien plus conséquentes.
Grignotez peu à peu le territoire que vous briguez ; vous éviterez
d’éveiller colère, peur et méfiance. Vos adversaires n’auront pas la
motivation nécessaire pour surmonter leur peur naturelle du conflit.
Laissez couler du temps entre chaque étape : vous jouerez ainsi de
la faible capacité de concentration du camp opposé.

La clef de la stratégie du fait accompli est d’agir rapidement, sans


discuter. Si vous affichez vos intentions avant de passer à l’acte,
vous vous 396

S T R AT É G I E 2 9

exposez à un déluge de critiques, d’analyses et de questions : «


Comment Tous les schémas issus de

osez-vous prétendre à cela ? Contentez-vous de ce que vous avez !


» Le l’impatience et visant à

obtenir une victoire rapide

conservatisme naturel des gens les pousse toujours à préférer les


pour-ne pouvaient être que de

parlers à l’action. Pour éviter cela, saisissez-vous de votre cible sans


grossières erreurs… Il était
ambages, et la discussion est close. Aussi petite que soit cette
étape, vous nécessaire d’accumuler des

vous distinguez de la foule et vous attirez le respect et la crédibilité


d’autrui.

milliers de petites victoires

Lorsque Frédéric le Grand accéda au trône de Prusse en 1740, la


pour en faire un grand

succès.

Prusse était alors une puissance européenne mineure. Le père de


Frédéric Général Võ Nguyên

avait rassemblé une armée, à grands frais, mais ne s’en était jamais
vrai-Giáp, 1911-

ment servi. Il savait que, dès l’instant où il déciderait de se servir de


cette armée, les autres puissances européennes se ligueraient
contre lui, craignant une menace du statu quo. Frédéric, quoique
extrêmement ambitieux, comprenait ce qui avait toujours empêché
son père d’agir.

Néanmoins, l’année où il monta sur le trône, une opportunité se


présenta à lui. L’ennemi juré de la Prusse, l’Autriche, avait un
nouveau dirigeant, l’impératrice Marie-Thérèse. Beaucoup doutaient
de sa légitimité.

Frédéric décida de profiter de cette instabilité politique pour déplacer


son armée dans la petite province autrichienne de la Silésie. Marie-
Thérèse, pour justifier sa couronne et prouver sa fermeté, décida de
combattre pour la récupérer. La guerre dura plusieurs années, mais
Frédéric avait su choisir son moment. Lorsqu’il menaça de
s’emparer des territoires au-delà de la Silésie, l’impératrice signa la
paix.
Frédéric répéta cette stratégie à l’envi, envahissant çà et là de petits
carrés de territoire qui, pris séparément, ne valaient pas la peine que
l’on combatte, du moins relativement peu. Ainsi, avant que
quiconque ne l’ait remarqué, il fit de la Prusse une grande
puissance. S’il avait commencé par envahir un large territoire, il
aurait dévoilé toutes ses ambitions et se serait attiré les foudres
d’une alliance de puissances déterminées à maintenir le statu quo.
La clef de cette stratégie par petites étapes fut une occasion, un pur
hasard. L’Autriche traversait un moment difficile, et la Silésie était un
petit territoire mais, en se l’appropriant, la Prusse augmentait ses
ressources et se mettait en position pour d’autres conquêtes. Ces
deux éléments combinés permirent à Frédéric d’étendre
tranquillement ses possessions.

Notre problème, pour la plupart, est que nous avons de grands


rêves, de belles ambitions. Embourbés dans les émotions suscitées
par ces rêves et l’immensité de ces désirs, il nous est difficile de
nous concentrer sur les petites étapes, pénibles mais nécessaires,
qu’il faut franchir pour atteindre ces ambitions. Nous tendons à
penser en termes de pas de géant, qui nous conduiraient vers nos
objectifs. Mais dans l’univers social comme dans la nature, il faut,
pour construire quelque chose de vaste et de solide, apprendre la
lenteur. Ce n’est qu’en progressant à pas lents que l’on peut
surmonter cette impatience toute naturelle : cette stratégie oblige à
se concentrer sur les buts restreints et immédiats ; une première
étape, puis une seconde, et ainsi de suite pour se rapprocher de
l’ultime objectif. Cette stratégie nous oblige à penser en termes de
processus, en S T R AT É G I E 2 9

397

séquences d’étapes et d’actions qui, si elles sont minuscules, sont


incommensurablement bénéfiques sur le plan psychologique. On se
laisse facilement déborder par l’immensité de ses désirs ; en
agissant par étapes, tout semble plus réalisable. Rien n’est plus
thérapeutique que l’action.
En mettant cette stratégie au point, soyez attentif aux occasions qui
se présentent, aux moments de crise ainsi qu’aux faiblesses de
l’ennemi.

Mais attention, ne soyez pas tenté d’en profiter outre mesure : si


vous avez les yeux plus gros que le ventre, vous serez débordé par
les problèmes et découragé par votre incapacité à les affronter.

La stratégie du fait accompli est le meilleur moyen pour prendre le


contrôle d’un projet menacé par un commandement divisé. Dans la
plupart de ses films, Alfred Hitchcock affronta toujours les mêmes
problèmes et parvint à arracher progressivement le contrôle du film
au producteur, aux acteurs et au reste de l’équipe. Ses
escarmouches avec les scénaristes sont un exemple de la vie
courante ; il en est exactement de même à la guerre. Hitchcock
voulut toujours que sa vision du film soit exactement retranscrite
dans le script. Mais s’il avait été trop ferme avec l’auteur, il ne se
serait attiré que son ressentiment, pour un résultat final médiocre. Il
préférait donc agir lentement, en commençant par laisser l’auteur
travailler à sa guise à partir de ses notes, puis en demandant des
corrections qui rejoignaient son idée. Le contrôle qu’il avait sur le film
n’apparaissait que progressivement. Lorsqu’il était évident, l’auteur
était déjà investi affectivement dans le projet et, quoique frustré,
n’avait d’autre choix que de continuer. En parangon de patience,
Hitchcock savait masquer son pouvoir pendant longtemps afin que
producteurs, scénaristes et acteurs ne prennent la mesure de sa
domination qu’une fois le film achevé. Pour prendre le contrôle d’un
projet quel qu’il soit, vous devez faire du temps votre allié. Si vous
tenez trop fermement les rênes dès le début, vous sapez l’esprit de
groupe et éveillez la jalousie et le ressentiment. Donnez d’abord
l’illusion que vous travaillez tous en équipe ; puis grignotez
progressivement le pouvoir. Si, au cours du processus, vous
suscitez l’hostilité chez quelques personnes, ne vous inquiétez pas.
Cela signifie simplement qu’elles perdent le contrôle et qu’elles sont
donc susceptibles d’être manipulées.
Enfin, cette stratégie est irremplaçable dans le domaine politique
pour masquer vos intentions agressives. Mais pour que ces
intentions demeurent masquées, abstenez-vous d’aller trop loin.
Lorsque vous fran-chissez une étape, même dérisoire, montrez bien
que vous agissez en état de légitime défense. Il est souvent utile de
se faire passer pour l’opprimé et la victime. Faites croire à votre
adversaire que vos objectifs sont limités en laissant passer du temps
entre chaque étape. L’attention des gens sera vite détournée par
autre chose. Clamez haut et fort votre pacifisme.

Le summum de la sagesse est de grignoter une large parcelle si


vous en avez l’occasion, puis d’en rendre une partie. Les gens ne
verront que votre générosité et votre sens de la mesure, sans
prendre conscience des progrès considérables que vous aurez faits.

398

S T R AT É G I E 2 9

Image:

L’artichaut. À pre-

mière vue, il n’est guère

appétissant, voire repous-

sant, avec toutes ces feuilles

verdâtres. Vous n’obtenez la

récompense qu’en mangeant

une feuille après l’autre. Elles sont

de plus en plus tendres et goûteu-

ses, et vous finissez par attein-


dre la saveur ultime,

le cœur.

Autorité : En multipliant les petits succès, on amasse un trésor


après l’autre. Avec le temps, on devient riche sans comprendre
comment cela s’est fait. (Frédéric le Grand, 1712-1786) A
CONTRARIO

Si vous soupçonnez un adversaire d’agir étape par étape contre


vous, la seule stratégie est de contrer vigoureusement tout progrès
pour ne pas vous retrouver devant un fait accompli. Une réaction
rapide et ferme suffit généralement à décourager l’adversaire, qui a
probablement recours à cette stratégie parce qu’il est faible et ne
peut se permettre de combattre. S’il est tenace et ambitieux, à
l’instar de Frédéric le Grand, il est d’autant plus important de se
montrer ferme. Il serait dangereux de le laisser progresser : mieux
vaut l’étouffer dans l’œuf.

S T R AT É G I E 2 9

399

30

PÉNÉTREZ LES ESPRITS :

LES STRATÉGIES DE COMMUNICATION

La communication est, en quelque sorte, une guerre dont les


champs de bataille sont les esprits résistants et impénétrables de
ceux et celles que vous cherchez à influencer. Votre but est de
contourner, voire d’abattre leurs défenses afin de prendre le contrôle
de leur esprit. Sans cela, toutes vos tentatives pour communiquer ne
seront que vains bavardages.

Apprenez à infiltrer vos idées derrière les lignes ennemies, à faire


passer des messages subliminaux, à pousser les gens à penser
comme vous sans qu’ils ne s’en rendent compte.

Vous en tromperez certains en déguisant vos idées novatrices sous


une apparence ordinaire. Quant aux autres, les plus résistants, il
faudra les secouer avec un langage résolument provocant. Évitez à
tout prix un discours immobi-liste, moralisateur ou trop personnel.
Vos propos doivent encourager l’action, et non la contemplation
passive.

401

La façon la plus

LA COMMUNICATION VISCÉRALE

superficielle de vouloir

Lorsqu’on travaillait pour la première fois avec le réalisateur Alfred


exercer de l’influence sur

Hitchcock, on ne pouvait manquer d’être totalement déconcerté. Sur


le les autres est le pur

bavardage derrière lequel

plateau, il ne parlait guère, sauf pour se fendre de temps à autre


d’une il n’y a rien. Une telle

remarque fine et souvent ironique. Était-il délibérément cachottier ?


Ou excitation produite par les

juste calme ? Comment réaliser un film et avoir tant de personnes


sous mouvements des organes

ses ordres sans délivrer un flot d’informations et de directives


précises ?

de la parole demeure
Cette particularité de Hitchcock troublait beaucoup ses acteurs. La
nécessairement

insignifiante.

plupart d’entre eux avaient l’habitude qu’on les dorlote, qu’on discute
yi king, le livre des

des rôles qu’ils allaient jouer et du travail à accomplir pour se mettre


dans mutations, traduit et

la peau des personnages. Avec Hitchcock, rien de tout cela.


Pendant les adapté par Étienne

Perrot de la traduction

répétitions, il parlait très peu. Sur le plateau, les acteurs guettaient


son allemande du Père

approbation, mais Hitchcock prenait un air ennuyé ou faisait


carrément Richard Wilhelm

la sieste. D’après l’actrice Thelma Ritter, « si Hitchcock aimait ce que


vous faisiez, il ne disait rien. S’il n’aimait pas, il prenait un air
nauséeux à vous rendre malade ». Et pourtant, à sa façon, de
manière indirecte, il amenait les acteurs à faire exactement ce qu’il
voulait.

En 1935, lors du premier jour de tournage du film Les 39 Marches,


les deux principaux acteurs, Madeleine Carroll et Robert Donat,
arrivèrent sur le plateau un peu tendus. Ils s’apprêtaient à jouer une
des scènes les plus difficiles du film : d’après le scénario, ils ne se
connaissaient pas vraiment, mais s’étaient retrouvés menottés l’un à
l’autre plus tôt dans l’intrigue. Toujours menottés, ils prenaient la
fuite à travers la campagne écossaise (en réalité le plateau de
tournage) pour échapper aux méchants.
Hitchcock ne leur avait donné aucune indication quant à leur jeu.
Carroll était particulièrement agacée par le comportement du
réalisateur. Cette actrice anglaise, l’une des stars les plus élégantes
de son temps, avait passé la quasi-totalité de sa carrière à
Hollywood, où les réalisateurs la traitaient en princesse. Hitchcock,
quant à lui, était distant, difficile à cerner. Elle avait décidé de jouer
la scène drapée dans des airs de dignité offensée comme, croyait-
elle, une dame respectable aurait réagi en étant menottée à un
étranger. Pour se détendre, elle discuta abondamment avec Donat,
afin qu’ils soient tous deux sur la même longueur d’onde et prêts à
jouer ensemble.

Lorsque Hitchcock arriva sur le plateau, il expliqua la scène aux


deux acteurs, les menotta l’un à l’autre, puis leur fit faire une petite
visite du plateau. Ils passèrent sur un pont factice et découvrirent les
différents décors.

Mais au milieu de ce petit tour du propriétaire, on appela le


réalisateur pour un détail technique. Il promit de revenir
immédiatement et leur proposa de prendre une pause en attendant.
Il tâta ses poches à la recherche de la clef des menottes. Tiens,
étrange, il devait l’avoir perdue… Il partit précipitamment à la
recherche de la clef. Les heures s’écoulèrent. Donat et Carroll
étaient énervés, de plus en plus gênés. Ils avaient perdu le contrôle
des événements, ce qui n’arrive pas souvent à de telles stars du
grand écran. Alors que le moindre balayeur était libre d’aller et venir
et de vaquer à ses occupations, les deux acteurs étaient enchaînés
l’un à l’autre.

402

S T R AT É G I E 3 0

L’inconfort de cette intimité forcée rendait toute plaisanterie


impossible.

Quand on essaie de
Impossible même d’aller aux toilettes. C’était une profonde
humiliation.

communiquer et que l’on

n’arrive pas à trouver

Hitchcock revint dans l’après-midi, avec la clef. Le tournage put enfin


dans l’expérience de son

commencer, mais lorsque les acteurs se mirent au travail, ils eurent


du mal interlocuteur le point qu’il

à mettre de côté l’expérience de cette journée éprouvante. Il n’y


avait plus est capable de recevoir et de

trace de leur flegme habituel. Carroll avait depuis longtemps oublié


comprendre, alors, il faut toutes ses idées sur la façon de jouer cette
scène. Et pourtant, malgré sa créer cette expérience pour

lui. J’essayais d’expliquer

colère et celle de Donat, ils jouèrent avec une spontanéité


inattendue. Ils à deux formateurs en

savaient ce que c’était que d’être menottés l’un à l’autre, ils avaient
ressenti formation que les difficultés

cette gêne et n’avaient plus besoin de la feindre. Elle était véritable.

rencontrées dans leur village

Quatre ans plus tard, Hitchcock tourna Rebecca, avec Joan


Fontaine et provenaient du fait qu’ils

étaient sortis de l’expérience

Laurence Olivier. À vingt et un ans, Joan Fontaine avait obtenu là


son pre-de leur peuple ; et quand
mier rôle principal ; elle éprouvait un trac incommensurable à l’idée
de l’on sort de l’expérience

jouer aux côtés de Laurence Olivier, reconnu depuis longtemps


comme de quiconque, on ne

acteur de génie. Un autre réalisateur aurait tenté de la tranquilliser,


mais communique pas, on ne fait

Hitchcock fit exactement le contraire. Il lui rapporta délibérément les


can-que créer de la confusion.

C’étaient deux personnes

cans qui circulaient dans l’équipe. Les mauvaises langues, et elles


n’étaient intelligentes et désireuses

pas rares, disaient qu’elle ne serait pas à la hauteur et que, en


réalité, d’apprendre, ils

Olivier aurait voulu que l’on donne ce rôle à sa femme, Vivien Leigh.

m’affirmaient qu’ils

Fontaine était terrorisée, angoissée, et se sentait très seule. C’était


exacte-étaient d’accord et qu’ils

comprenaient, par leurs

ment le profil du rôle qu’elle jouait. Elle n’eut pas besoin de se mettre
dans mots comme par leurs

la peau du personnage, tout lui venant très spontanément. Sa


prestation mimiques. Mais je savais

magnifique dans Rebecca signa le lancement d’une carrière


brillante.

qu’en réalité ils ne


En 1947, Ann Todd, premier rôle féminin, jouait pour la première
comprenaient pas et que

fois à Hollywood, dans Le Procès Paradine. Elle était donc


excessivement donc, je n’étais pas en

train de communiquer. Je

tendue. Dans les minutes pesantes qui précédaient le fameux «


silence, on n’avais pas pénétré leur

tourne », Hitchcock lui racontait toujours une histoire salace qui la


faisait expérience. Donc, il fallait

s’étrangler de rire. Un jour qu’elle devait tourner une scène allongée


sur que je la leur donne.

un lit, vêtue d’une élégante chemise de nuit, Hitchcock bondit sur


elle en Saul D. Alinsky, rules

for radicals, 1971

criant : « Relax ! » Ce genre de bouffonneries l’aida beaucoup à


surpasser ses inhibitions et à être plus naturelle.

Sur le plateau, lorsque les acteurs et l’équipe de tournage étaient un


peu fatigués ou qu’ils manquaient de concentration et préféraient
discuter plutôt que de se mettre au travail, Hitchcock ne criait ni ne
se plaignait jamais. Il écrasait une ampoule d’un coup-de-poing ou
jetait sa tasse de thé contre un mur. Tout le monde reprenait ses
esprits et retournait au travail.

Clairement, Hitchcock n’avait aucune confiance dans le langage et


les explications. Pour communiquer, il préférait de loin le geste à la
parole. Il appliquait cette règle jusqu’à la forme et au contenu de ses
films.

Cela rendait le travail des scénaristes particulièrement ardu ; après


tout, leur métier était de mettre un film en mots. En réunion,
Hitchcock expliquait des idées qui l’intéressaient, des thèmes
comme la dualité des individus, le bon et le méchant qui sommeillent
en chacun, le fait que personne ne puisse être totalement innocent.
Les scénaristes noircissaient alors des pages entières de dialogues
pour exprimer ses idées avec beaucoup de finesse et d’élégance.
Elles finissaient à la poubelle et étaient S T R AT É G I E 3 0

403

Cyrus, ayant lu cette lettre,

résumées par des actions et des images. Dans Sueurs froides


(1958) et ne songea plus qu’à

Psychose (1960), par exemple, Hitchcock introduisit de nombreux


miroirs chercher les moyens les plus

dans les décors. Dans La Maison du docteur Edwardes (1945), on


trouve de sages pour engager les

Perses à se révolter. Après

nombreuses images de ski et autres lignes parallèles. Dans


L’Inconnu du y avoir bien réfléchi, voici

Nord-Express (1951), on découvre la scène du meurtre dans le reflet


d’une ce qu’il imagina de plus

paire de lunettes. Pour Hitchcock, ce genre d’image résumait mieux


que expédient, et il s’y tint.

la plus savante des phrases la dualité de l’âme humaine, mais sur le


Il écrivit une lettre conforme

papier, forcément, ces images manquaient un peu de naturel.

à ses vues, l’ouvrit dans

l’assemblée des Perses, et


Sur le plateau, les producteurs de Hitchcock tombaient des nues leur
en fit lecture. Elle

lorsqu’ils voyaient le réalisateur déplacer la caméra plutôt que les


acteurs portait qu’Astyages le

pour filmer ses scènes. Cela paraissait absurde, comme s’il préférait
l’aspect déclarait leur gouverneur.

technique de la réalisation aux dialogues et à la présence humaine.

« Maintenant donc, leur

dit-il, je vous commande de

Personne ne comprenait son obsession pour le son, la couleur, la


taille des vous rendre tous ici chacun

portraits à l’écran, la vitesse à laquelle les acteurs se déplaçaient. Il


était avec une faux. » Tels

apparemment plus attaché à tous ces détails qu’à l’histoire elle-


même.

furent les ordres de Cyrus.

C’est seulement lorsque le film était terminé que cette méthode si

[…] Lorsqu’ils se furent

surprenante prenait tout son sens. Le public réagissait aux films de


tous présentés armés de

faux, Cyrus, leur montrant

Hitchcock avec beaucoup plus d’enthousiasme qu’à ceux de


n’importe un certain canton de la
quel autre réalisateur. Les images, le rythme, les mouvements de
caméra Perse, d’environ dix-huit à

entraînaient le spectateur et le maintenaient en haleine. Un film de


vingt stades, entièrement

Hitchcock n’est pas une expérience de spectacle passive ; c’est un


acte en couvert de ronces et

d’épines, leur commanda de

soi, qui pénètre les esprits pour y demeurer.

l’essarter tout entier en un

jour. Ce travail achevé, il

Interprétation

leur ordonna de se baigner

Dans ses interviews, Hitchcock racontait souvent une anecdote de


son le lendemain, et de se

enfance : lorsqu’il avait environ six ans, son père, énervé par une
sottise rendre ensuite auprès de

lui. Cependant, ayant fait

qu’il avait faite, l’envoya au commissariat le plus proche avec un


billet.

mener au même endroit

Le policier de service lut le billet et enferma le petit Alfred dans une


cellule tous les troupeaux de son

en lui disant : « Voilà ce qu’on fait aux méchants garçons. » Il le


relâcha père, tant de chèvres que de
au bout de quelques minutes, mais l’expérience le marqua pour
toujours.

moutons et de bœufs, il les

fit tuer et apprêter. Outre

Si son père l’avait grondé, comme n’importe quel père l’aurait fait,
Alfred cela, il fit apporter du vin

Hitchcock se serait braqué et rebellé. Mais il le laissa seul, encerclé


de et les mets les plus exquis,

visages étrangers et sévères, dans une cellule sombre, avec des


odeurs pour régaler l’armée. Le

inconnues. Cela fut plus efficace que n’importe quelle vocifération.

lendemain, les Perses étant

Comme l’avait ainsi appris Hitchcock, pour donner une leçon à


arrivés, il les fit asseoir sur

l’herbe, et leur donna un

quelqu’un, pour véritablement modifier son comportement, il faut lui


grand festin. Le repas fini,

faire vivre l’expérience, viser ses émotions, imprimer des images


inou-Cyrus leur demanda

bliables qui marquent profondément la personne. À moins d’être


suprê-laquelle de ces deux

mement éloquent, il est impossible d’être aussi efficace par de


simples conditions leur paraissait

préférable, la présente, ou
mots. Il y a trop de gens qui parlent, qui essaient de vous persuader
de celle de la veille. Ils

ceci ou cela. Les mots deviennent un fond sonore, que l’on écoute
ou s’écrièrent qu’il y avait une

non, dont on se blinde progressivement.

grande différence entre l’une

Pour que la communication soit vraie et profonde, il faut ramener les


et l’autre : que le jour

gens en enfance, à une époque où ils étaient moins méfiants et plus


précédent ils avaient

éprouvé mille peines, au

sensibles aux sons, aux images, aux actes, à tout ce qui précède la
com-lieu qu’actuellement ils

munication verbale. Cela implique donc de parler un langage


d’actions, 404

S T R AT É G I E 3 0

lesquelles sont stratégiquement conçues pour modifier les humeurs


et les goûtaient toutes sortes

émotions, ce que les gens contrôlent le moins. C’est précisément ce


lande biens et de douceurs.

Cyrus saisit cette réponse

gage que Hitchcock apprit à manier tout au long de sa carrière. Ses


pour leur découvrir ses

acteurs, il les voulait le plus naturels et le plus spontanés possible ;


en fait, projets. « Perses, leur dit-il,
il ne leur demandait pas de jouer. Il aurait été absurde de leur dire
de se tel est maintenant l’état de

détendre ou d’être naturels. Cela n’aurait fait qu’amplifier leur


malaise et vos affaires : si vous voulez

les rendre encore plus méfiants qu’ils ne l’étaient déjà. Au lieu de ça,
m’obéir, vous jouirez de

ces biens, et d’une infinité

comme son père qui l’avait véritablement effrayé en l’envoyant dans


un d’autres encore, sans être

commissariat de Londres, il poussait ses acteurs à ressentir les


émotions du exposés à des travaux

film, qu’il s’agisse de frustration, de solitude ou de désinhibition. Bien


serviles. Si, au contraire,

évidemment, il n’avait jamais perdu la clef des menottes sur le


plateau vous ne voulez pas suivre

mes conseils, vous ne devez

des 39 Marches, comme Donat l’apprit plus tard ; c’était une


mascarade, attendre que des peines

une stratégie. Au lieu d’asséner aux acteurs d’insupportables


discours sans nombre, et pareilles

demeurant au final extérieurs à eux-mêmes, Hitchcock leur fit vivre


la à celles que vous souffrîtes

situation de leurs personnages de l’intérieur, afin qu’ils s’approprient


plei-hier. Devenez donc libres

nement leurs émotions. Cela se voyait à l’écran. Hitchcock n’essaya


en m’obéissant ; car il
semble que je sois né, par

jamais, non plus, de parler à son public. Il lui suffisait de compter sur
la un effet particulier de la

force visuelle du film pour que les spectateurs retombent en enfance


et bonté des dieux, pour

soient bouleversés par des images et des symboles forts.

vous faire jouir de ces

Lors des batailles du quotidien, vous devez absolument savoir com-


avantages : et d’ailleurs je

ne vous crois nullement

muniquer vos idées et modifier les comportements d’autrui. La


communi-inférieurs aux Mèdes, soit

cation est aussi une forme de guerre. Vos ennemis se méfient, ils
sont sur dans ce qui concerne la

la défensive, ils sont accrochés à leurs croyances et à leurs idées


précon-guerre, soit en toute autre

çues. Plus loin vous pénétrez dans leurs défenses, plus vous
occupez leur chose. Secouez donc au

espace mental, plus votre communication est efficace. La plupart


des gens plus tôt le joug sous lequel

Astyages vous tient

conduisent une sorte de guerre médiévale, en se servant de mots,


de sup-asservis. » Les Perses,

pliques et de soliloques comme autant de masses d’armes et de


gourdins qui depuis longtemps
pour assommer leurs ennemis. Mais une attitude aussi directe ne
peut étaient indignés de se

qu’endurcir la cible. Apprenez au contraire à vous battre


implicitement, de voir assujettis aux Mèdes,

ayant trouvé un chef,

façon non conventionnelle, biaisée, en poussant les gens à abattre


leurs saisirent avec plaisir

défenses et en touchant leur sensibilité, en leur faisant expérimenter


l’occasion de se mettre des émotions, en les éblouissant d’images,
de symboles et de signaux en liberté.

sensibles. Vous parvenez alors à leur faire retrouver l’enfance,


époque où Hérodote,

484-432 av. J. -C.,

ils étaient plus vulnérables, plus modelables ; l’idée que vous voulez
faire histoires,

passer pénètre loin derrière leurs défenses. Cette façon inhabituelle


de traduit par Pierre-Henri

Larcher, Charpentier,

combattre vous conférera un pouvoir tout aussi inhabituel.

Paris, 1850

Le prêtre Ryokan… demanda au maître zen Bukkan… de lui


expliquer les quatre mondes du Dharma… Bukkan dit : « Pour
expliquer les quatre mondes du Dharma, il n’y a pas besoin de
grands discours. » Il emplit de thé une tasse blanche, but et cassa la
tasse devant le prêtre en demandant : « Vous avez compris ? »
Le prêtre répondit : « Grâce à votre enseignement direct et
immédiat, je me suis introduit dans le royaume du Principe et de
l’Événement. »

TREVOR LEGGETT, Samurai Zen: The Warrior Koans, 1985

S T R AT É G I E 3 0

405

Plus sot encore est celui

LE GÉNIE

qui s’accroche à des mots

En 1498, Nicolas Machiavel, âgé de vingt-neuf ans, fut nommé


secrétaire à et à des phrases et essaie

la seconde chancellerie de Florence, qui était l’équivalent d’un


ministère des de parvenir ainsi à la

compréhension. C’est

Affaires étrangères. Ce choix était pour le moins surprenant :


Machiavel comme si l’on voulait

n’était pas de haute naissance, n’avait aucune expérience en


politique, pas frapper la lune avec un

de diplôme en droit ni une quelconque qualification professionnelle.


Mais il bâton, ou que l’on se gratte

connaissait quelqu’un au gouvernement de la cité qui l’appréciait et


avait la chaussure parce qu’on

entrevu son potentiel. Effectivement, au cours des années suivantes,


a le pied qui démange.
Cela n’a rien à voir avec

Machiavel se distingua de ses collègues à la chancellerie par son


énergie iné-la Vérité.

puisable, ses rapports incisifs sur les affaires politiques et ses


conseils remar-Maître Zen Mumon,

quables aux ambassadeurs et aux ministres. De prestigieuses


missions lui 1183-1260

furent confiées, qui le conduisirent à parcourir toute l’Europe pour


des questions diplomatiques. Il alla en Italie du Nord rencontrer
César Borgia et comprendre ses intentions à l’égard de Florence ; il
se rendit en France pour s’entretenir avec le roi Louis XII ; à Rome,
enfin, il rencontra le pape Jules II. Il était vraisemblablement à l’aube
d’une brillante carrière.

Toutefois, la vie professionnelle de Machiavel n’était pas un conte de


fées. Il se plaignit auprès de ses amis du salaire misérable que lui
offrait la chancellerie ; il leur raconta tout le mal qu’il se donnait en
négociations pour qu’au dernier moment, un vieillard de haute
naissance conclue la mission et ramasse tous les lauriers. Beaucoup
au-dessus de lui, disait-il, étaient paresseux et stupides, arrivés là en
vertu de leur naissance et de leurs relations. Il raconta aussi qu’il
apprenait l’art de communiquer avec ces personnes, de les utiliser
pour ne pas être utilisé lui-même.

Avant l’arrivée de Machiavel à la chancellerie, Florence avait été


dirigée par la famille de Médicis jusqu’en 1494, date à laquelle la
ville était devenue une république. En 1512, le pape Jules II leva une
armée chargée de prendre Florence de force, de renverser la
république et de restaurer les Médicis au pouvoir. Le plan réussit et
les Médicis revinrent, avec une lourde dette envers le pape.
Quelques semaines plus tard, Machiavel fut emprisonné sous le
vague prétexte d’avoir conspiré contre les Médicis. Il fut soumis à la
torture, mais refusa de parler, et il n’admit ni sa culpabilité ni celle de
qui que ce soit. Il sortit de prison en mars 1513
et, disgracié, se retira dans une petite ferme que possédait sa famille
à quelques kilomètres de la ville.

Machiavel avait un ami proche en la personne de Francesco Vettori,


qui était parvenu à résister aux changements de gouvernement et à
s’insinuer dans les bonnes grâces de la famille de Médicis. Au
printemps 1513, Vettori commença à recevoir des lettres dans
lesquelles Machiavel lui décrivait sa nouvelle vie. La nuit, il
s’enfermait pour étudier et tenait des conversations imaginaires avec
les grandes figures de l’histoire, afin de tenter de découvrir les
secrets de leur pouvoir. Il voulait diffuser toutes les choses qu’il avait
apprises au sujet de la politique et de l’art de gouverner.

En outre, il écrivit à Vettori qu’il rédigeait un opuscule intitulé De


principa-tibus – rebaptisé plus tard Le Prince – « où je plonge aussi
profond que je puis dans des idées sur ce sujet, je discute la nature
du pouvoir du prince, 406

S T R AT É G I E 3 0

quelles formes il prend, comment il s’acquiert, se maintient et se


perd ». Yoriyasu était un samouraï Il insistait sur le fait que les
connaissances et les conseils donnés dans cet agressif et
fanfaron… Au

printemps de 1341, il fut

ouvrage seraient plus utiles à un prince que la plus grande des


armées.

transféré de Kofu à

Peut-être Vettori pouvait-il le transmettre à l’un des Médicis, auquel


Kamakura ; là, il alla

Machiavel serait heureux de dédier son travail ? Il serait très utile à


cette rendre visite à maître
famille de « nouveaux princes ». Cela permettrait peut-être aussi de
redy-Toden, 45e enseignant au

namiser la carrière de l’auteur, déprimé par sa disgrâce en politique.

Kenchoji, pour lui poser

des questions sur le zen.

Vettori fit remettre l’essai à Laurent de Médicis, qui l’accepta avec Le


maître dit : « Le zen,

moins d’enthousiasme que les deux chiens de chasse qui lui furent
offerts c’est le fait de manifester

au même moment. En fait, même Vettori resta perplexe à la lecture


du directement la grande action

Prince : les conseils qu’il y trouva étaient parfois crûment violents et


dans les mille soucis de la

vie. Quand il s’agit de

immoraux, même si la langue n’était empreinte d’aucune passion et


loyauté pour un samouraï, plutôt prosaïque. Cela donnait un
mélange étrange et hors du commun.

il s’agit de loyauté pour le

Ce que l’auteur avait écrit était vrai, mais un peu trop audacieux.

zen. Le mot loyauté en

Machiavel fit aussi parvenir le manuscrit à d’autres amis qui, pas


plus que chinois est composé de deux

Vettori, ne surent quoi en faire. Peut-être était-ce une satire ? Tout le


caractères : centre et cœur.
Cela signifie : “Le seigneur

monde connaissait son mépris pour ces aristocrates puissants mais


bêtes.

au centre de l’homme”.

Machiavel écrivit bientôt un autre livre, connu plus tard sous le titre
Les Il ne doit y avoir nulle

Discours, un résumé des conversations avec ses amis depuis sa


disgrâce. Le passion désordonnée. Mais

livre rassemblait une série de méditations sur la politique et reprenait


cer-quand un vieux prêtre

comme moi observe les

tains des durs conseils de son œuvre précédente, mais plus orientés
vers la samouraïs d’aujourd’hui,

constitution d’une république que vers le gouvernement d’un seul


prince.

il en voit certains dont le

En quelques années, Machiavel revint en grâce et fut autorisé à


centre du cœur est orienté prendre part aux affaires florentines. Il
écrivit une pièce, La Mandragore vers la renommée et

qui, quoique scandaleuse, fut appréciée du pape et jouée au


Vatican. On l’argent, d’autres vers le

vin et la concupiscence,

lui demanda de rédiger une histoire de Florence. Le Prince et Les


Discours d’autres enfin vers le
ne furent pas publiés, mais circulèrent sous la forme de manuscrits
parmi pouvoir et l’ostentation.

les dirigeants et les politiciens italiens. Mais ils furent peu lus et,
lorsque Ils sont tous sur des pentes,

Machiavel mourut en 1527, l’ancien secrétaire de la république


semblait ils ne peuvent pas avoir le

cœur centré ; alors quelle

voué à retourner à l’obscurité d’où il était venu.

loyauté peuvent-ils avoir

Toutefois, après sa mort, ces deux œuvres, qui n’avaient jamais été
vis-à-vis de l’État ? Si

publiées, commencèrent à circuler hors d’Italie. En 1529, le rusé


Thomas vous, monsieur, êtes

Cromwell, ministre d’Henri VIII d’Angleterre, parvint à obtenir une


désireux de pratiquer le

copie du Prince et, contrairement au frivole Laurent de Médicis, le lut


avec zen, pratiquez d’abord la

loyauté, et ne vous laissez

une grande attention. Les anecdotes historiques du livre le rendaient


à pas aller à de mauvais

son goût vivant et distrayant. Sa langue neutre et prosaïque ne lui


parut désirs. » Le guerrier

pas bizarre, mais rafraîchissante. Mais plus encore, les conseils


immoraux rétorqua : « Notre loyauté,
qu’on y trouvait étaient indispensables : l’auteur expliquait non seule-
c’est de manifester la

grande action sur le champ

ment ce que doit faire un dirigeant pour rester au pouvoir, mais aussi
de bataille. Qu’avons-nous

comment présenter ses actions au peuple. Cromwell ne put


s’empêcher besoin des sermons d’un

d’instiller les conseils de Machiavel dans ceux qu’il donnait au roi.

prêtre ? » L’enseignant

Publié en plusieurs langues au cours des décennies suivant la mort


de répondit : « Vous,

Machiavel, Le Prince se répandit progressivement par-delà les


frontières. Les monsieur, êtes un héros en

ce qui concerne les querelles.

siècles passant, l’ouvrage acquit une vie propre, et double : il était


largement Quant à moi, je suis un

condamné parce qu’amoral mais, en privé, avidement dévoré par


toutes les gentilhomme de paix :

figures politiques de l’histoire. Le cardinal de Richelieu en fit une


sorte de nous n’avons rien à nous

S T R AT É G I E 3 0

407

dire. » Le samouraï sortit


bible politique. Napoléon le consulta souvent. Le président américain
John son sabre et dit : « La

Adams l’avait sur sa table de chevet. Avec l’aide de Voltaire, le roi de


Prusse loyauté est dans le sabre

Frédéric le Grand rédigea un tract intitulé L’Anti-Machiavel, mais il


n’eut du héros. Si vous ne savez

pas ça, vous ne devriez pas

aucun remords à mettre en pratique bon nombre d’idées du


Florentin.

parler de loyauté. – Le

Tandis que les livres de Machiavel atteignaient de plus en plus de


vieux prêtre que je suis,

personnes, son influence s’étendit au-delà de la politique. Les


philoso-répondit l’enseignant,

phes, de Bacon à Hegel, trouvèrent dans ses écrits la confirmation


de possède le très précieux

beaucoup de leurs propres théories. Les poètes romantiques, à


l’instar de sabre du roi de diamant et

si vous ne savez pas ça,

lord Byron, admirèrent l’énergie de son esprit. En Italie, en Irlande et


en vous ne devriez pas parler

Russie, les jeunes révolutionnaires découvrirent dans Les Discours


une de la source de la loyauté.

source d’inspiration, un appel aux armes et le projet d’une société


future.
– La loyauté de votre sabre

Au cours des siècles, des millions et des millions de lecteurs se sont


de diamant ! riposta le

samouraï. À quoi cela sert-

inspirés et servis de Machiavel et de ses conseils sur le pouvoir.


Mais, en il dans un véritable

réalité, n’est-ce pas plutôt Machiavel qui se servit d’eux ? Ses écrits
et sa combat ? » Le maître

correspondance avec ses amis, pour certains découverts bien


longtemps bondit et lança un cri

après sa mort, prouvent qu’il avait profondément médité sur le fait


même appelé katzu ; le samouraï

d’écrire et sur le pouvoir que cela lui donnerait au-delà de son


existence fut tellement choqué qu’il

en perdit connaissance. Au

lorsqu’il parviendrait, des siècles plus tard, à instiller ses idées


indirectement bout d’un moment,

et profondément dans l’esprit de ses lecteurs, les transformant en


disciples l’enseignant cria de

involontaires de sa philosophie immorale.

nouveau et le samouraï

reprit instantanément ses

esprits. « Alors, cette

Interprétation
loyauté dans le sabre du

Lorsqu’il se fut retiré dans sa ferme, Machiavel eut tout le temps et le


loisir héros ? Où est-elle ?

de réfléchir profondément aux questions qui l’intéressaient. Il


commença Parlez ! » Le samouraï,

par lentement formuler une philosophie politique qui mûrissait depuis


subjugué et plein de

longtemps dans son esprit. Pour Machiavel, le bien ultime était un


monde crainte, présenta ses

excuses et prit congé.

de changement, dynamique, au sein duquel les cités et les


républiques Trevor Leggett,

seraient agencées et se renouvelleraient mutuellement dans un


mouve-samurai zen:

ment et une évolution perpétuels. Les pires des maux étaient la


stagnation the warrior koans,

1985

et la suffisance. Les agents de ce changement salutaire étaient ceux


qu’il appelait les « nouveaux princes », des jeunes ambitieux mi-
lions, mi-renards, ennemis avoués ou non de l’ordre établi. Puis, il
analysa le processus par lequel les nouveaux princes atteignaient le
pouvoir et, bien souvent, le quittaient. Certains schémas étaient très
clairs : il fallait selon lui ménager les apparences, se servir des
systèmes de croyance de la société et parfois intenter des actions
délibérément immorales. Machiavel avait soif de répandre ses idées
et ses conseils. Le pouvoir qui lui avait été refusé en politique, il
décida de l’arracher par les livres : il voulait convertir ses lecteurs à
sa cause et c’étaient eux qui répandraient ses idées, volontairement
ou involontairement, au cours de leurs carrières. Machiavel savait
que les puissants n’aiment guère recevoir de conseils, surtout de
quelqu’un de rang inférieur. Il savait aussi que ceux qui n’étaient pas
au pouvoir risquaient d’être effrayés par les aspects dangereux de
sa philosophie, que beaucoup de ses lecteurs seraient attirés et
repoussés tout à la fois. Ceux qui n’ont pas de pouvoir le désirent,
mais ont peur de ce qu’il faut entreprendre pour le conquérir. Pour
séduire les méfiants et les hésitants, les 408

S T R AT É G I E 3 0

œuvres de Machiavel devaient obéir à une stratégie bien pensée,


être fines Après avoir fermé le col de

et implicites. Il mit ainsi au point des outils rhétoriques non


conventionnels la Chersonèse par un mur

qui la mettait à l’abri des

afin de percer les défenses de ses lecteurs.

incursions des Apsinthiens,

D’abord, il distilla des conseils indispensables, des idées concrètes


les Lampsacéniens furent

sur la façon de gagner le pouvoir, de le garder et de le protéger.


Cela les premiers que Miltiade

attire toutes sortes de lecteurs, car nous pensons tous d’abord à


notre attaqua. Mais ils le firent

propre intérêt. En outre, que le lecteur adhère ou non, il finit par


com-prisonnier dans une

embuscade qu’ils lui

prendre qu’il peut être dangereux pour lui d’ignorer ce livre et ses
idées.
dressèrent. Crésus, roi de

Ensuite, Machiavel illustra ses écrits et pensées d’anecdotes histo-


Lydie, dont il était aimé,

riques. Les gens apprécient particulièrement qu’on leur montre


comment ne l’eut pas plutôt appris,

devenir le nouveau César ou le nouveau Médicis et, surtout, ils


aiment qu’il envoya ordre à ceux

de Lampsaque de le

qu’on leur raconte des histoires. Un esprit captivé par une narration
relâcher, avec menaces de

abaisse ses défenses et est ouvert à toute suggestion. Les lecteurs


ne les détruire comme des

remarquent pas qu’en lisant ces histoires, ou plutôt en lisant la


version que pins, s’ils ne le faisaient

Machiavel en donne, savamment remaniée, ils absorbent des idées


et des pas. Les Lampsacéniens,

concepts. Machiavel citait aussi des auteurs classiques, en les


interprétant incertains, ne comprenaient

rien à la menace de ce

à sa guise. Des pensées et des conseils dangereux sont plus


acceptables prince ; mais un vieillard

s’ils sortent de la bouche de Tite-Live ou de Tacite.

qui en saisit enfin le sens,

Il usa enfin d’un style pur et sans fioritures afin de rendre le texte
quoique avec bien de la
vivant. Bien loin de ralentir et de s’arrêter, les esprits ont le désir
d’aller peine, leur en donna

l’explication. De tous les

au-delà de la pensée qui leur est exposée et de passer à l’action. La


vio-arbres, dit-il, le pin est le

lence des conseils est parfois déstabilisante, mais elle sort le lecteur
de sa seul qui, étant une fois

stupeur. Ce type de langage parle plus particulièrement aux jeunes,


ter-coupé, ne pousse plus de

reau fertile d’où sortent les nouveaux princes. Les récits restaient
ouverts, rejetons et périt tout à fait.

ils ne disaient jamais le comportement exact à adopter. Chacun doit


se ser-Sur cette menace, les

Lampsacéniens, qui

vir de ses propres idées, de ses propres expériences de pouvoir


pour les redoutaient la puissance

adapter et devenir complice et partenaire du texte. Ainsi, Machiavel


prit de Crésus, le remirent

l’autorité sur ses lecteurs, tout en déguisant la nature de sa


manipulation.

en liberté.

Comment résister à une menace que l’on ne voit pas ?

Hérodote,

484-432 av. J. -C.,


Les idées les plus brillantes, les théories qui pourraient révolutionner
histoires,

la face du monde ne sont rien si vous ne pouvez les énoncer


efficacement.

traduit par Pierre-Henri

Larcher, Charpentier,

Elles n’ont aucun pouvoir, aucune force, si elles ne pénètrent pas


dura-Paris, 1850

blement les esprits. Ne vous concentrez pas sur vous ni sur le


besoin que vous ressentez d’exprimer vos idées, mais plutôt sur le
public que vous visez, comme un militaire se concentre sur l’ennemi
qu’il veut vaincre.

Lorsque vous avez affaire à des gens qui, visiblement, s’ennuient ou


sont incapables de concentration, il faut savoir les distraire, faire
entrer vos idées par la fenêtre si la porte est fermée. Avec les
dirigeants politiques, il faut se montrer prudent et indirect, avoir
recours parfois à une tierce personne pour déguiser la source des
idées que vous essayez de répandre.

Avec les jeunes, montrez-vous plus violent ; de toute façon, votre


discours doit être vivant, entraînant. Ne vous arrêtez jamais sur
l’intelligence de votre lecteur. Votre but n’est pas de vous exprimer,
mais de gagner du pouvoir et de l’influence. Moins les gens se
concentreront sur la forme de communication que vous avez choisie,
moins ils comprendront à quel point vos idées dangereuses
s’enracinent dans leurs esprits.

S T R AT É G I E 3 0

409

En ce jour-là, Jésus sortit


Pendant un temps, je n’ai jamais dit ce que je croyais, ni cru ce que
de la maison et s’assit au

je disais. Et s’il m’arrive de dire ce que je pense, je le cache tou-bord


de la mer. De grandes

jours parmi tant de mensonges qu’il est difficile de l’en démêler.

foules se rassemblèrent près

NICOLAS MACHIAVEL, Lettre à Francesco Guicciardini, 1521

de lui, si bien qu’il monta

dans une barque où il

s’assit ; toute la foule se

tenait sur le rivage. Il leur

LES CLEFS DE LA GUERRE

dit beaucoup de choses en

Depuis bon nombre de siècles, nous sommes tous en quête de cette


for-paraboles. « Voici que le

semeur est sorti pour semer.

mule magique qui nous permettrait d’influencer nos semblables par


le Comme il semait, des

truchement de la parole. Bien évidemment, cette quête est vaine.


Les grains sont tombés au bord

mots ont des qualités étranges, paradoxales : lorsque vous donnez


des du chemin ; et les oiseaux
conseils, par exemple, quels que soient le ton et la forme que vous
adop-du ciel sont venus et ont

tez, vous sous-entendez que vous en savez plus que l’autre. Cela
atteint tout mangé. D’autres sont

tombés dans les endroits

la personne dans ses angoisses et ses faiblesses, et vos propos,


aussi bien-pierreux, où ils n’avaient

veillants soient-ils, poussent votre interlocuteur à se retrancher dans


les pas beaucoup de terre ; ils

habitudes que vous vouliez justement modifier. Une fois vos propos
dif-ont aussitôt levé parce

fusés et médiatisés, le public en fait ce qu’il veut, les interprète à sa


conve-qu’ils n’avaient pas de terre

en profondeur ; le soleil

nance, selon ses préjugés. Souvent, lorsque les gens semblent


écouter, étant monté, ils ont été

lorsqu’ils hochent la tête et paraissent convaincus, ils s’efforcent tout


sim-brûlés et, faute de racine,

plement de vous être agréables ou, pire, de se débarrasser de vous.


Il y a ils ont séché. D’autres sont

trop de mots ; nous sommes assaillis de messages et de slogans. Le


langage tombés dans les épines ; les

n’a donc plus vraiment de valeur durable.

épines ont monté et les ont

étouffés. D’autres sont


Cela ne signifie pas pour autant que les mots soient inutiles
lorsqu’on tombés dans la bonne terre

recherche le pouvoir ; il faut simplement savoir se montrer


stratégique et et ont donné du fruit, l’un

avoir quelques notions de psychologie fondamentale. Ce qui nous


cent, l’autre soixante,

change, ce qui modifie nos comportements, ce ne sont pas les mots


tom-l’autre trente. Entende qui

a des oreilles ! Entende

bés de la bouche d’autrui, mais nos expériences propres, ce qui


vient de qui a des oreilles ! » Les

l’intérieur et non de l’extérieur. Un événement qui vous secoue


affective-disciples s’approchèrent et

ment rompt avec les schémas habituels à travers lesquels vous


concevez lui dirent : « Pourquoi leur

le monde, et vous marque profondément. Lorsque vous lisez ou


entendez parles-tu en paraboles ? »

en conférence un grand professeur, vous vous interrogez sur ce que


vous Il répondit : « Parce qu’à

vous il est donné de

savez, vous méditez sur le problème dont il est question, et ce


processus connaître les mystères du

modifie votre façon de réfléchir. Les idées sont intériorisées et


ressenties en Royaume des Cieux,

tant qu’expériences personnelles. Les images des films pénètrent


les incons-tandis qu’à ceux-là ce n’est
cients et communiquent de façon préverbale, elles accèdent à notre
vie oni-pas donné. Car à celui qui

a, il sera donné, et il sera

rique. Seuls les événements et les idées qui se logent au plus


profond de dans la surabondance ;

l’être, qui s’enracinent dans les esprits, les pensées, les


expériences, ont le mais celui qui n’a pas,

pouvoir de changer nos actes de façon durable.

même ce qu’il a lui sera

Le personnage historique ayant le plus réfléchi sur la question de la


retiré. Voici pourquoi je

communication est très certainement Socrate, grand philosophe de


leur parle en paraboles :

parce qu’ils regardent sans

l’Antiquité athénienne. Son but était simple : il voulait faire


comprendre regarder et qu’ils entendent

aux gens que leur compréhension du monde était superficielle, pour


ne sans entendre ni

pas dire totalement erronée. S’il avait exprimé cela de manière


conven-comprendre ; et pour eux

tionnelle, explicite, il n’aurait fait qu’endurcir son auditoire et


renforcer s’accomplit la prophétie

d’Ésaïe, qui dit : Vous

sa vanité intellectuelle. Il y réfléchit et, après maints tâtonnements, il


mit aurez beau entendre,
au point une méthode. Il commençait toujours par mettre en place
une 410

S T R AT É G I E 3 0

sorte de piège : il discourait sur sa propre ignorance, expliquant à


son vous ne comprendrez

auditoire, majoritairement composé de jeunes gens, qu’il en savait


finale-pas ; vous aurez beau

regarder, vous ne verrez

ment très peu et que la prétendue sagesse dont ils avaient entendu
parler pas. »

n’était que pure légende. Il en profitait pour complimenter les jeunes


Matthieu 13 : 1-15,

gens, nourrissant à plaisir leur vanité en flattant leurs idées haut et


fort.

Traduction œcuménique

Puis, au cours d’une série de questions structurées en dialogue avec


un de la Bible

membre de son auditoire, il réduisait progressivement en miettes les


idées qu’il venait de louer. Il n’était jamais directement négatif, mais
ses questions faisaient entrevoir à son interlocuteur les
approximations et les erreurs de son raisonnement. C’était très
déstabilisant ; il venait de clamer ses lacunes et de louer ses
interlocuteurs, mais il était parvenu, malgré tout, à les faire douter de
ce qu’ils prétendaient savoir.

Ce type de dialogue imprégnait les esprits des cibles du philosophe


pendant plusieurs jours ; les jeunes gens se questionnaient seuls sur
leur idée du monde. Dans cet état d’esprit, ils étaient beaucoup plus
ouverts à la véritable connaissance, à quelque chose de vraiment
nouveau. Socrate faisait voler en éclats les préjugés de ses
interlocuteurs en adoptant ce qu’il appelait son rôle de « sage-
femme » dans ce processus d’accouchement intellectuel que
constituait la maïeutique. Il ne donnait pas ses idées directement,
mais aidait à faire surgir les doutes latents en chaque individu. Le
succès de la méthode socratique était stupéfiant : toute une
génération d’Athéniens succomba au charme du philosophe et fut
profondément transformée par ses enseignements. Le plus célèbre
de ses disciples fut bien entendu Platon, qui répandit les idées de
Socrate comme une parole sacrée.

Et l’influence de Platon sur la pensée occidentale devance de loin


celle de tout autre philosophe. La méthode de Socrate était un
modèle de stratégie.

Il commençait par se rabaisser et par flatter ses auditeurs, afin de


franchir leur méfiance naturelle en contournant discrètement leurs
défenses. Puis il les conduisait dans un labyrinthe philosophique
dont ils ne pouvaient sortir et au sein duquel tout ce qu’ils
connaissaient était remis en question.

Selon Alcibiade, l’un des jeunes gens avec lesquels Socrate discuta,
on ne pouvait jamais savoir ce qu’il pensait ou ce qu’il voulait dire ;
tout n’était que rhétorique et ironie. Ne sachant pas ce qu’il faisait,
c’étaient alors les questionnements et les doutes propres de
l’interlocuteur qui remontaient à la surface. Il modifiait votre
expérience du monde de l’intérieur.

Cette méthode est une sorte de communication en profondeur. En


règle générale, le discours normal, y compris les beaux écrits et l’art,
ne touche les gens qu’en surface. Vos tentatives pour communiquer
sont donc absorbées par le bruit ambiant qui vous emplit
quotidiennement les oreilles.

Même lorsque nous disons ou faisons quelque chose qui touche


quelqu’un et l’émeut, créant une sorte de connexion, c’est rarement
assez durable pour véritablement modifier la pensée et les
comportements. La plupart du temps, cette communication de
surface suffit ; on ne peut passer sa vie à se démener pour toucher
chaque personne que l’on rencontre, ce serait épuisant. Mais le
pouvoir d’atteindre profondément les cœurs, d’agir sur les esprits et
de changer les comportements est parfois indispensable.

S T R AT É G I E 3 0

411

L’ironie. – L’ironie n’a sa

Pour cela, il ne suffit pas de prêter attention au contenu de ce que


place que dans un cadre

vous communiquez, mais aussi à la façon de le communiquer, le


chemin didactique, un outil à la

par lequel vous conduisez les gens aux conclusions que vous
souhaitez, disposition du professeur

vis-à-vis de son élève quel

plutôt que la manière directe et verbale de délivrer le message. Vous


vou-qu’il soit : elle vise à

lez que l’un de vos proches change une mauvaise habitude ; le plus
effi-humilier et à faire honte

cace, au lieu d’essayer de le persuader qu’il serait bon d’arrêter, est


de lui en sorte de susciter une

montrer, par exemple en imitant son mauvais comportement, à quel


résolution salutaire et à

point cette habitude est désagréable pour les autres. Si vous


souhaitez aider inspirer le respect et la

reconnaissance que l’on


une personne à prendre confiance en elle et à gagner en estime de
soi, de peut avoir vis-à-vis d’un

simples félicitations n’auront qu’un effet superficiel. Si vous le


pouvez, médecin. Celui qui ironise

mieux vaut la pousser à accomplir quelque chose de tangible, afin


qu’elle joue à l’ignorant au point

fasse elle-même l’expérience de son propre succès. C’est l’unique


façon que l’élève avec lequel il

discute s’y trompe, acquiert

de lui donner véritablement confiance. Lorsque vous désirez faire


passer l’assurance qu’il a raison et

une idée importante, évitez les sermons interminables ; aidez plutôt


vos se découvre à tous égards ;

lecteurs ou vos auditeurs à faire le lien entre les pointillés et à


parvenir il abandonne toute

seuls à leurs propres conclusions. Faites en sorte qu’ils intériorisent


la circonspection et se révèle tel

pensée que vous cherchez à communiquer, afin que la conclusion


qu’il est… jusqu’au

moment où la lampe qu’il

paraisse venir d’eux et non de vous. La communication indirecte a le


braque sur le visage de son

pouvoir de s’insinuer loin derrière les défenses de chacun.

maître retourne son faisceau


Ce nouveau type de langage comprend un nouveau vocabulaire qui
contre lui de la façon la

va au-delà de la communication explicite. Le silence, par exemple,


peut plus humiliante. Quand

il n’y a pas cette relation

être très significatif. Lorsque l’on se tait, que l’on ne répond pas, on
en élève/maître, l’ironie n’est

dit long. Lorsque vous évitez un sujet que l’on s’attendrait à vous voir
qu’une source de

aborder, vous attirez l’attention sur cette ellipse, et c’est porteur de


ressentiment, une vulgaire

sens. De même, les détails – ce que Machiavel appelait les cose


piccole (« les affectation. L’écrivain

petites choses ») – d’un texte, d’un discours ou d’une œuvre d’art


ont une ironique fait ses choux gras

de ce genre d’hommes qui

puissance expressive non négligeable. Lorsque le célèbre avocat et


ora-souhaitent avec l’auteur se

teur romain Cicéron souhaitait dénigrer le tempérament d’une


personne sentir supérieurs à tous les

qu’il poursuivait, il ne faisait pas d’accusations directes ni de


discours autres et considèrent

emportés. Il relevait des détails de la vie de l’accusé : le luxe inouï


de sa l’auteur comme le porte-parole de leur présomption.

villa (payée par de l’argent sale ?), la débauche de ses orgies, ses
vête-De surcroît, l’habituation
ments, tous les signes qui montraient qu’il se considérait comme
supé-à l’ironie, comme

rieur au Romain moyen. Cicéron jetait ces détails en passant, mais


nul l’habituation au sarcasme,

n’avait besoin d’explications. Sans paraître forcer la main du jury, il


le gâte le caractère qu’il

conduisait vers une certaine conclusion.

empreint progressivement

d’un sentiment de

Il est potentiellement dangereux d’exprimer des idées à contre-cou-


supériorité malveillant et

rant de l’opinion publique et d’offenser le politiquement correct.


Mieux railleur : au bout du

vaut paraître se conformer aux normes, décalquer les idées


convenables.

compte, on finit par

Mais servez-vous de détails ici ou là pour faire passer un autre


message.

ressembler à un chien

hargneux qui a appris la

Si vous écrivez un roman, par exemple, mettez vos opinions


subversives manière de rire mais a

dans la bouche d’un méchant, mais qui s’exprime avec une telle
énergie oublié celle de mordre.
et une telle verve qu’il en devient plus intéressant que le héros lui-
même.

Friedrich Nietzsche,

Tout le monde ne saisira pas vos allusions et votre second degré,


mais Humain, trop humain,

1878

certains comprendront, du moins ceux qui ont un peu de jugement.


Ce type de message équivoque excitera votre public : les formes
d’expression indirectes comme le silence, les insinuations, les
doubles sens ou les 412

S T R AT É G I E 3 0

maladresses délibérées donnent aux gens l’impression qu’ils


participent, qu’ils découvrent par eux-mêmes le sens véritable de ce
qu’ils lisent ou entendent. Plus votre interlocuteur est investi dans le
processus de communication, plus il est réceptif à vos idées.

Lorsque vous mettez cette stratégie en pratique, évitez l’erreur


banale qui consiste à vouloir attirer l’attention en choquant ou en
étonnant.

L’attention que vous attirerez ainsi est superficielle ; elle ne durera


pas. Si vous choquez, vous vous aliénez de nombreuses personnes
et réduisez considérablement votre auditoire ; vous finirez par ne
prêcher qu’aux convertis. Comme le prouve l’exemple de Machiavel,
les moyens conventionnels sont plus efficaces sur le long terme,
dans la mesure où ils touchent plus de monde. Une fois que vous
tenez les gens, alors seulement faites passer votre véritable
message, même choquant, à travers les détails, entre les lignes.

À la guerre, on ne juge que sur le résultat. Si un général conduit son


armée à la défaite, qu’importent ses nobles intentions, qu’importent
les imprévus qui l’ont déstabilisé. Il a perdu, c’est inexcusable. L’une
des idées les plus révolutionnaires de Machiavel fut d’appliquer cette
rigueur à la politique : ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on dit ou
ce qu’on le souhaite, mais ce que l’on fait, le pouvoir que l’on a ou
pas. C’est ce que Machiavel appelait la « vérité effective », la réalité,
les faits, et non les mots ou théories. Ainsi, en étudiant la carrière
d’un pape, Machiavel examinait les alliances qu’il avait faites, les
richesses et les terres qu’il avait acquises, et non son tempérament
ou ses orientations théologiques. Les faits et les résultats ne
mentent pas. Vous devez apprendre à appliquer le même baro-
mètre à vos tentatives de communication, ainsi qu’à vos
interlocuteurs.

Supposons qu’un penseur écrive ou prône des idées qu’il considère


comme révolutionnaires et dont il espère qu’elles changeront le
monde et amélioreront le sort de l’humanité ; si personne ne l’écoute
vraiment, ce n’est pas un vrai révolutionnaire. La communication qui
ne produit aucun résultat, qui ne fait pas avancer la cause, n’est que
vain discours.

C’est l’exemple même du narcissisme des gens qui aiment à


s’écouter parler, qui se plaisent dans le rôle du croisé héroïque. La
vérité effective de ce qui est écrit ou dit est que les choses n’ont
absolument pas changé.

La question de toucher les gens et de modifier leurs opinions est


sérieuse, aussi sérieuse et stratégique que la guerre. Soyez très
exigeant envers vous-même et envers autrui. Si vous échouez dans
votre communication, ce n’est pas l’auditoire qui est ignorant, c’est
l’orateur qui est mauvais.

Image : Le stylet. Il est long, taillé

en pointe. Inutile de l’affûter, sa perfection

réside dans sa forme, il poignarde profondément et proprement. Que


l’on frappe au flanc, dans

le dos ou au cœur, il est fatal.


S T R AT É G I E 3 0

413

Autorité : Je suis incapable de don-

ner naissance à la sagesse. On m’ac-

cuse souvent – à raison – d’interroger

les autres à tort et à travers sans rien

dire d’intelligent à cause de mon

manque de sagesse. La raison, la

voilà : Dieu me contraint à jouer les

sages-femmes, et m’interdit de mettre

au monde. (Socrate, 470-399 av. J.-C.)

A CONTRARIO

Même en établissant votre propre stratégie de communication, vous


devez apprendre, parallèlement, à lire entre les lignes, à décoder les
messages cachés et les signaux inconscients dissimulés dans le
discours de ceux que vous côtoyez. Ainsi, lorsque quelqu’un vous
parle par généralités et emploie beaucoup de termes abstraits
comme « justice », « moralité » ou « liberté », etc., sans jamais
expliquer précisément le sujet dont il est question, il est probable
qu’il cache quelque chose. Les gens masquent les concessions
sales qu’ils sont contraints de faire par un rideau de belles paroles.
Lorsque vous entendez de tels propos, méfiez-vous.

Les gens qui se montrent mièvres, familiers, et qui vous assènent


des clichés et de l’argot à n’en plus pouvoir, essaient peut-être de
vous distraire de la faiblesse de leurs idées, de vous séduire par leur
sociabilité et leur sourire, et non de vous convaincre par des
arguments solides. De même, lorsque quelqu’un emploie un langage
prétentieux, fleuri, truffé de métaphores élaborées, c’est souvent
qu’il préfère s’écouter parler qu’atteindre véritablement le public par
une pensée profonde. De manière générale, prêtez attention à la
façon dont les gens s’expriment, et ne vous laissez pas tromper par
les apparences.

414

S T R AT É G I E 3 0

31

DÉTRUISEZ DE L’INTÉRIEUR :

LA STRATÉGIE DE LA CINQUIÈME

COLONNE

On ne peut véritablement se battre que contre un ennemi qui se


montre et que l’on voit. En infiltrant les rangs de l’adversaire, vous
œuvrez à sa perte de l’intérieur, il n’a aucune vraie cible à viser ;
vous avez l’avantage ultime.

De l’intérieur, vous pouvez apprendre quelles sont ses faiblesses, et


quels sont donc les moyens de semer la zizanie dans le camp
ennemi. Cachez vos intentions agressives. Pour obtenir l’objet de
votre convoitise, ne combattez pas ceux qui le possèdent, mais
joignez-vous à eux : vous pourrez alors vous approprier ce que vous
briguez ou attendre le bon moment pour un coup d’État. Aucune
structure n’est durable lorsqu’elle pourrit de l’intérieur.

415

L’ENNEMI INVISIBLE

Fin 1933, Adolf Hitler nomma le vice-amiral Wilhelm Canaris, âgé de


quarante-six ans, chef de l’Abwehr, le service de renseignements et
de contre-espionnage de l’état-major allemand. Hitler avait obtenu
les pleins pouvoirs peu de temps auparavant et, dans la stratégie
englobant ses futures conquêtes en Europe, il voulait que Canaris
fasse de l’Abwehr un service aussi efficace que son équivalent
anglais. Canaris n’était pas le premier auquel on aurait songé pour
ce poste. C’était un aristocrate, il n’était pas membre du parti nazi et
avait fait une carrière militaire plutôt banale jusque-là. Mais Hitler
voyait en lui des caractéristiques qui en feraient un espion de haut
niveau : très rusé, c’était un homme d’intrigues et de manipulations.
Il savait obtenir ce qu’il voulait. En outre, il ne serait redevable de sa
promotion qu’envers Hitler.

Au cours des années suivantes, Hitler n’eut que des raisons de se


réjouir de son choix. Canaris réorganisa l’Abwehr avec une grande
rigueur et dissémina ses réseaux d’espionnage à travers toute
l’Europe. En mai 1940, au début de la Seconde Guerre mondiale, il
dénicha des renseignements de première importance pour la
Blitzkrieg en France et aux Pays-Bas. Ainsi, l’été de la même année,
Hitler confia à Canaris la mission la plus importante qu’il ait jamais
eue : il était chargé de fournir les informations sur lesquelles se
baserait l’opération Otarie, qui prévoyait de conquérir l’Angleterre.
Après la Blitzkrieg et l’évacuation de l’armée alliée à Dunkerque, les
Anglais paraissaient excessivement vulnérables. Si Hitler parvenait à
les mettre K.-O. et à leur faire abandonner le combat, il aurait par la
suite toute latitude pour conquérir l’Europe.

Toutefois, quelques semaines après s’être mis au travail, Canaris


rapporta que les Allemands avaient sous-estimé la taille de l’armée
et de l’aviation anglaises. L’opération Otarie allait requérir des
ressources beaucoup plus importantes que le Führer ne l’avait
prévu. À moins que Hitler ne souhaite y consacrer beaucoup plus de
troupes, on risquait d’aller au désastre. Le dictateur en fut très déçu,
lui qui espérait se débarrasser de l’Angleterre d’un seul coup bien
arrangé. Mais inquiet d’une possible invasion russe, il ne souhaitait
pas consacrer trop d’hommes à l’opération Otarie, ni passer des
années à tenter d’assujettir les Anglais. Il s’en remit à Canaris et
abandonna donc le projet d’invasion.
Ce même été, le général Alfred Jodl présenta une brillante stratégie
pour affaiblir l’Angleterre d’une autre façon : en basant ses
opérations en Espagne, il envahirait l’île britannique de Gibraltar,
coupant ainsi les routes maritimes anglaises qui passaient par la
Méditerranée et le canal de Suez pour atteindre l’empire colonial
anglais en Inde. Ce serait un véritable désastre pour l’Angleterre.
Mais les Allemands devaient agir vite, avant que les Anglais ne
comprennent la menace. Enthousiasmé par cette nouvelle
opportunité de ruiner l’Angleterre de manière indirecte, Hitler
demanda une nouvelle fois à Canaris d’évaluer ce plan. Le chef de
l’Abwehr alla en Espagne, étudia la situation et revint avec un
rapport. Il expliqua que, dès lors que l’armée allemande entrerait en
Espagne, les 416

S T R AT É G I E 3 1

Anglais comprendraient leur stratégie et auraient le temps de


défendre Gibraltar. Le Führer aurait également besoin de la
coopération de Francisco Franco, dictateur espagnol, mais Canaris
ne pensait pas pouvoir compter sur lui. En bref, Gibraltar n’en valait
pas la peine.

Dans l’entourage de Hitler, nombreux étaient ceux qui pensaient que


la prise de Gibraltar était tout à fait réalisable et pourrait conduire
l’Allemagne vers une victoire facile et rapide. Choqués par le rapport
de Canaris, beaucoup s’élevèrent pour protester et émettre des
doutes sur les renseignements qu’il fournissait depuis le début. Sa
nature énigmatique

– il parlait peu et était assez mystérieux – ne faisait que confirmer


leurs soupçons. Fallait-il vraiment lui faire confiance ? Hitler écouta
ce que lui recommandait son entourage, mais une réunion avec le
généralissime Franco pour discuter du plan de Gibraltar corrobora
indirectement ce que Canaris avait expliqué. Franco faisait le
difficile, formulait toutes sortes de demandes extravagantes. Il était
impossible de travailler avec les Espagnols sans se heurter à de
nombreux problèmes logistiques.
Hitler se désintéressa rapidement du plan de Jodl.

Durant les années qui suivirent, de plus en plus de proches de Hitler


en vinrent à douter de la loyauté de Canaris envers le IIIe Reich.
Mais personne n’avait de preuves à avancer. Hitler lui-même avait
toute confiance dans le chef de l’Abwehr et continuait à le charger
de missions top secret. Ce fut notamment le cas au cours de l’été
1943, lorsque le maréchal Pietro Badoglio, ancien chef de l’état-
major italien, arrêta Benito Mussolini, dictateur italien et allié le plus
sûr de Hitler. Les Allemands craignaient que Badoglio n’entame des
pourparlers secrets avec le général Dwight D. Eisenhower, et que
l’Italie ne se rende. Ce serait un coup dévastateur pour l’Axe, mais
Hitler pouvait s’en prémunir, si nécessaire en envoyant une armée à
Rome pour arrêter Badoglio et occuper la capitale. Était-ce vraiment
utile ?

Les armées de Hitler étaient demandées ailleurs : Canaris fut


envoyé en Italie pour y évaluer la probabilité de capitulation. Il
rencontra son homologue italien, Cesare Amé, puis organisa une
entrevue entre les dirigeants des services secrets des deux pays.
Lors de cette rencontre, Amé jura ses grands dieux que Badoglio
n’avait aucune intention de trahir l’Allemagne. Le maréchal était
profondément loyal à la cause nazie. Amé fut très convaincant. Hitler
laissa donc le pays en paix. Mais quelques semaines plus tard,
Badoglio se rendit à Eisenhower et la flotte italienne, extrêmement
importante, passa aux mains des Alliés. Canaris avait été joué. Ou
bien était-ce lui qui s’était joué de Hitler ?

Le général Walter Schellenberg, chef de la branche étrangère des


services secrets SS, se mit à enquêter sur le fiasco de Badoglio et
découvrit, dans le service d’Amé, deux hommes qui avaient assisté
aux discussions entre leur chef et Canaris. Ils rapportèrent que
Canaris avait toujours su que Badoglio voulait se rendre et qu’ils
avaient collaboré pour duper Hitler. Cette fois, le chef de l’Abwehr
avait été pris la main dans le sac et en paierait le prix de sa vie.
Schellenberg rassembla un épais dossier qui S T R AT É G I E 3 1

417
expliquait les autres affaires dans lesquelles Canaris semblait avoir
fait acte de trahison. Il le soumit à Heinrich Himmler, chef des SS.
Celui demanda cependant à son subordonné de se tenir tranquille. Il
soumet-trait le dossier à Hitler en temps utile. Mais à la
consternation de Schellenberg, les mois passèrent et Himmler ne fit
rien, excepté laisser Canaris partir à la retraite avec les honneurs
militaires.

Peu après son départ, le journal de l’agent double tomba entre les
mains des SS. Il révélait que Canaris avait conspiré contre Hitler
depuis le début, lorsqu’il était arrivé au poste de chef de l’Abwehr. Il
était allé jusqu’à comploter l’assassinat du Führer et n’avait échoué
que par un malencontreux concours de circonstances. En avril 1945,
Canaris fut envoyé en camp de concentration, où il fut torturé et tué.

Interprétation

Wilhelm Canaris était un homme dévotement patriote et fort


conservateur. Lorsque le parti nazi accéda au pouvoir, dès le début,
il fut persuadé que Hitler conduirait son Allemagne bien-aimée vers
la destruction. Mais que faire ? Il n’était qu’un homme seul. S’il
s’élevait contre Hitler, nul n’entendrait parler de lui et il finirait
précocement assassiné. Canaris voulait des résultats. Il se tint donc
tranquille et, lorsqu’on lui offrit le poste de chef de l’Abwehr, il se jeta
sur l’occasion. Il patienta longuement afin de gagner la confiance de
ses chefs. Cela lui laissa aussi le temps de comprendre le
fonctionnement interne du gouvernement nazi. Parallèlement, il
constitua en secret un groupe de conspirateurs du même calibre, le
Schwarze Kapelle (« L’Orchestre noir »), qui trama plusieurs
complots visant à supprimer Hitler. De sa position à l’Abwehr,
Canaris avait les moyens, dans une certaine mesure, de protéger le
Schwarze Kapelle de toute enquête. Il put également rassembler
des renseignements sur les secrets les plus obscurs de nazis haut
placés, comme Himmler. Ces renseignements en main, il pouvait les
faire chanter : le moindre mouvement contre lui, et tout serait révélé,
leur réputation ruinée.
Lorsque l’opération Otarie lui fut confiée, Canaris arrangea le rapport
pour faire paraître l’Angleterre beaucoup plus puissante qu’elle ne
l’était. De même, lorsqu’il enquêta sur une possible invasion de
Gibraltar, il confia aux Espagnols, dans le plus grand secret, qu’une
coopération avec les Allemands les conduirait au désastre : ils ne
partiraient jamais.

D’où le comportement quelque peu incohérent de Franco avec Hitler.

Dans les deux cas, Canaris exploita l’impatience de ce dernier, qui


aimait les victoires faciles et rapides, afin de le décourager de toute
initiative pouvant modifier le cours de la guerre en sa faveur. Enfin,
dans le cas de Badoglio, Canaris avait compris le point faible de
Hitler, qui avait des angoisses paranoïaques sur la loyauté de ses
alliés. Il expliqua à Amé comment jouer sur cette faiblesse et prouver
la loyauté de l’Italie à la cause de l’Axe. Les résultats que Canaris
obtint en travaillant ainsi de l’intérieur furent stupéfiants : ce seul
homme sauva l’Angleterre, l’Espagne et l’Italie du désastre, et
changea irrévocablement le cours de la guerre.

418

S T R AT É G I E 3 1

Toutes les ressources de la machine de guerre allemande étaient à


sa disposition. Il put donc l’interrompre et la faire dérailler.

Comme le démontre l’histoire de Canaris, lorsque vous voulez


combattre ou détruire quelque chose, il est souvent préférable de
réprimer tout désir de clamer votre hostilité. Vous révéleriez votre
position ; l’ennemi connaîtrait alors vos intentions. Ce que vous
gagnez en publicité, et peut-être en soulagement pour l’avoir
verbalisé, vous le perdez en pouvoir effectif, surtout si l’ennemi est
puissant.

La meilleure stratégie est d’avoir l’air de rester du côté ennemi, de


vous introduire en son cœur. Là, vous aurez l’occasion de
rassembler des informations primordiales : vous saurez les
faiblesses qu’il faut attaquer, les preuves à charge que vous pouvez
publier. Là, manœuvrez subtilement, en diffusant de fausses
informations ou en encourageant l’ennemi à l’autodestruction. Vous
serez particulièrement efficace, beaucoup plus que si vous étiez
resté à l’extérieur. Le pouvoir de l’ennemi devient une force dont
vous pouvez user, une sorte de dépôt d’armes oublié que vous avez
à disposition. La plupart des gens ont bien du mal à imaginer que
quelqu’un d’amical, de chaleureux et d’enthousiaste puisse se
révéler traître. Vos intentions et vos manœuvres n’en seront que
plus faciles à dissimuler. Lorsque vous êtes invisible aux yeux de
l’ennemi, vos pouvoirs destructeurs n’ont plus de limites.

Parlez avec déférence, écoutez avec respect, suivez ses ordres et


soyez d’accord avec lui en tout point. Il n’imaginera jamais que vous
pouvez être en conflit avec lui. Nos mesures de trahison seront alors
déterminées.

TAI KUNG, Six Secret Teachings, environ IVe siècle av. J.-C.

LA PRISE DE POUVOIR AMICALE

Lors de l’été 1929, André Breton, âgé de trente-trois ans et leader du


mouvement surréaliste à Paris, assista à une projection privée du
film Un chien andalou réalisé par un Espagnol membre du groupe,
Luis Buñuel. Le premier plan montrait un homme ouvrant l’œil d’une
femme au couteau.

Breton s’exclama que c’était là le premier film surréaliste. Si Un


chien andalou fit tant de bruit, ce fut notamment parce qu’il avait mis
à contribution l’un des nouveaux artistes en vogue, Salvador Dalí,
ami et collaborateur de Buñuel. Le réalisateur confia à Breton tout le
bien qu’il pensait de son compatriote, dont les peintures étaient à
coup sûr, selon lui, surréalistes.

L’artiste avait une personnalité très particulière. Très vite, on se mit à


parler de Dalí et de sa méthode, qu’il appelait la « paranoïa-critique
» : il allait chercher au plus profond de ses rêves et de son
inconscient des images qu’il interprétait et peignait, quel qu’en soit le
contenu, avec une précision délirante. Dalí vivait encore en
Espagne, mais Breton vit apparaître son nom partout où il allait.
Puis, en novembre 1929, Dalí, alors âgé de vingt-cinq ans, obtint sa
première grande exposition dans une S T R AT É G I E 3 1

419

Dans tous ses voyages

galerie parisienne. Breton fut transporté par ce qu’il vit. Il écrivit plus
révolutionnaires et

tard : « C’est peut-être, avec Dalí, la première fois que s’ouvrent


toutes missionnaires, le chef des

grandes les fenêtres mentales. »

ismaéliens Nizari, Hasan,

avait cherché une forteresse

Pour Breton, la fin des années 1920 fut une période difficile. Le mou-
imprenable d’où mener la

vement qu’il avait fondé cinq ans plus tôt stagnait, ses membres se
chamail-résistance contre l’empire

laient sur des questions idéologiques qui l’ennuyaient à mourir. À


vrai dire, seldjoukide. Vers 1088, il

le surréalisme commençait à battre de l’aile et n’était plus guère


dans le jeta enfin son dévolu sur le

vent. Peut-être Dalí pouvait-il offrir, par ses œuvres, ses idées et son
tempé-château d’Alamut, construit

sur la crête étroite d’un


rament provocateur, le sang nouveau dont le mouvement avait
besoin, ce sommet, au cœur de

sang frais qui ferait reparler des surréalistes. Ayant tout ceci en tête,
Breton l’Elbourz, dans une région

invita donc Dalí à entrer dans le mouvement. L’Espagnol accepta de


bon connue sous le nom de

cœur. Dalí déménagea à Paris et s’y installa. Pendant quelques


années, la Rudbar. Le château

dominait une vallée cultivée

stratégie de Breton parut fonctionner. Le Tout-Paris ne parlait que


des fermée, longue de cinquante

tableaux scandaleux de Dalí. Ses expositions provoquèrent de


véritables kilomètres et large de cinq

émeutes. Brusquement, tout le monde s’intéressa à nouveau au


surréa-kilomètres au maximum, à

lisme, même les artistes les plus jeunes. Mais vers 1933, Breton se
mit à une altitude de près de 1

regretter amèrement d’avoir invité l’Espagnol. Il avait reçu des lettres


de 800 mètres au-dessus du

niveau de la mer. Il y avait

Dalí qui exprimait son intérêt pour Hitler en tant que source
d’inspiration dans la vallée plusieurs

paranoïaque. Seuls les surréalistes, estimait Dalí, étaient capables


de « dire villages dont les habitants

de jolies choses » au sujet de Hitler. Il décrivit même des rêves


érotiques étaient particulièrement
avec ce dernier. La nouvelle de l’engouement de Dalí pour le Führer
se ouverts à la pieuse ascèse de

Hasan. Le château était très

répandit dans le mouvement et fut un grand sujet de débat.


Beaucoup de difficile d’accès, il fallait

surréalistes étaient sympathisants du communisme et se dirent


dégoûtés emprunter les gorges de

par les nouvelles inspirations de l’artiste espagnol. En outre, pour ne


rien l’Alamut. Hasan eut

arranger, il réalisa un gigantesque tableau qui représentait Lénine


dans une recours à une stratégie

position grotesque, exposant des fesses surdimensionnées (larges


de étudiée pour s’emparer du

château ; celui-ci avait été

2,79 mètres) soutenues par des béquilles. Chez les surréalistes,


nombreux octroyé à son propriétaire

étaient les admirateurs de Lénine. Dalí était-il délibérément


provocateur ?

chiite, un certain Mahdi,

Lorsque Breton dit à Dalí qu’il n’aimait pas ses tableaux de fesses et
d’anus, par le sultan seldjoukide

une profusion délirante d’anus envahit soudain les tableaux de


l’artiste.

Malikshah. D’abord,

Hasan dépêcha sur les lieux


Au début de l’année 1934, Breton éclata et publia un papier, cosigné
son fidèle dai Husayn Qai-par plusieurs membres, proposant
l’expulsion de Dalí du mouvement ni et deux autres disciples

surréaliste. Le mouvement était totalement divisé entre les


admirateurs et pour convertir les villages

les détracteurs de Dalí. Enfin, on fit une réunion pour débattre du


voisins. Ainsi, beaucoup

problème. Dalí avait de la fièvre et mal à la gorge : il arriva vêtu


d’une d’habitants et de soldats

d’Alamut furent secrètement

demi-douzaine de couches de vêtements, un thermomètre dans la


bouche.

convertis à l’ismaélisme.

Comme Breton allait et venait dans la pièce, listant les raisons de


son Enfin, en septembre 1090,

exclusion, Dalí se mit à ôter et remettre son manteau, sa veste et


ses mul-Hasan en personne fut

tiples pulls pour, disait-il, réguler sa température. On avait bien du


mal à secrètement introduit au

château. Quand Mahdi

se concentrer sur ce que disait Breton.

comprit que Hasan s’était

On demanda enfin à Dalí de répondre. « J’ai peint Lénine comme


ainsi emparé discrètement de
Hitler à partir de rêves, dit-il en postillonnant à cause du
thermomètre sa forteresse, il la quitta sans

qu’il avait dans la bouche. Les fesses de Lénine n’avaient rien


d’insultant, tambour ni trompette…

c’était au contraire la meilleure preuve de ma fidélité au surréalisme.


» Il James Wasserman,

the templars and

continuait à ôter et remettre ses vêtements. « Tous les tabous sont


inter-the assassins, 2001

dits ou alors il faut établir une liste de ceux qu’il faut respecter. Si
c’est le 420

S T R AT É G I E 3 1

cas, que Breton reconnaisse que le royaume de la poésie surréaliste


n’est rien d’autre qu’un minuscule domaine où sont assignés à
résidence les coupables et les criminels, sous la surveillance de la
brigade des mœurs ou du parti communiste. »

Les membres du cercle étaient pour le moins perplexes : Dalí avait


fait de leur propre réunion une sorte de spectacle surréaliste, se
moquant de la prétendue liberté de création qu’ils prônaient, et s’en
faisant l’unique représentant. Il avait réussi à les faire rire. S’ils
votaient son exclusion, ils ne feraient que confirmer les accusations
qu’il venait de proférer. Ils décidèrent donc de lui laisser un temps de
répit, mais après cette réunion, le mouvement surréaliste était
clairement plus divisé que jamais.

À la fin de l’année, Dalí disparut à New York. À Paris, le bruit courut


qu’il avait complètement conquis le monde artistique américain et
avait fait du mouvement surréaliste une grande mode. Quelques
années plus tard, il émigra pour de bon aux États-Unis et fit même la
une du Times.
De New York, sa célébrité s’étendit par-delà les frontières, partout
dans le monde. Entre-temps, les surréalistes eux-mêmes
disparaissaient doucement de la scène, supplantés par d’autres
mouvements artistiques.

En 1939, Breton, dégoûté de n’avoir pas su garder le contrôle sur


Dalí, finit par bannir l’artiste espagnol du groupe, mais cela n’avait
plus guère d’importance. Dalí était devenu le symbole du
surréalisme et le resta longtemps après la mort du mouvement lui-
même.

Interprétation

Salvador Dalí était un personnage extrêmement ambitieux. Sous ses


dehors pour le moins excentriques, ses journaux montrent à quel
point il savait se montrer stratégique pour obtenir ce qu’il désirait. Au
début de sa carrière, alors qu’il se languissait en Espagne, il comprit
l’importance de Paris en tant que capitale culturelle, centre du
mouvement de l’art moderne. S’il voulait atteindre les sommets de la
gloire, il se devait d’y passer. Et s’il désirait se faire connaître à
Paris, il devait s’attacher à un mouvement quel qu’il soit, qui
justifierait son statut d’artiste d’avant-garde et lui ferait gratuitement
toute sa publicité. Étant donné la nature de ses travaux et de sa
méthode, la paranoïa-critique, le mouvement surréaliste lui
paraissait tout indiqué. Bien sûr, il fut aidé par le fait que son ami
Buñuel était déjà membre du groupe et l’amant de Gala, femme de
Paul Éluard, l’un des principaux auteurs et penseurs du surréalisme.

Via Buñuel, Gala et quelques autres (que Dalí appelait tantôt ses «
messagers », tantôt ses « porteurs »), il répandit stratégiquement
son nom à travers tout Paris et visa directement Breton. En vérité,
Dalí méprisait toute forme de groupe organisé et détestait
activement Breton. Mais le mouvement comme l’individu lui étaient
indispensables. Il s’inséra dans le groupe et suggéra qu’il était un
surréaliste avant la lettre : il parvint à se faire inviter dans le groupe
par Breton lui-même.
Dès lors, en tant que surréaliste officiel et membre du groupe à part
entière, Dalí put poursuivre son insidieux combat. Il commença par
donner S T R AT É G I E 3 1

421

au mouvement toutes les preuves de son loyalisme. Ce fut le biais


par lequel il passa plusieurs années à conquérir Paris avec ses
tableaux renversants. Les surréalistes lui étaient reconnaissants du
renouveau qu’il leur avait donné, mais en réalité, il se servait de
leurs noms et de leur présence pour sa carrière propre. Puis, une
fois que sa célébrité fut faite, il s’employa à dynamiter le groupe de
l’intérieur. Plus le mouvement surréaliste serait faible en interne,
mieux il pourrait le dominer publiquement. Dalí choisit délibérément
les images de Hitler et de Lénine, sachant pertinemment qu’elles en
dégoûteraient beaucoup au sein du groupe. La situation soulignerait
le côté tyrannique de Breton et scinderait le mouvement. Le «
spectacle » de Dalí lors de la réunion visant à l’expulser fut un chef-
d’œuvre de surréalisme en soi, mais aussi un coup stratégique porté
aux vestiges de l’unité du groupe. Enfin, lorsque le mouvement se
fut totalement délité, il détala à New York pour parfaire sa
renommée.

Il s’appropria le nom séducteur du surréalisme. L’histoire fit de lui le


membre le plus célèbre du mouvement, bien davantage que Breton.

Il est difficile de faire son chemin tout seul. Les alliances sont parfois
utiles mais, si vous débutez, il n’est pas évident de trouver les
personnes qui vous intéressent et que vous êtes susceptible
d’intéresser. Vous ne leur êtes pas forcément utile. La stratégie la
plus sage est souvent de rejoindre le groupe qui servira au mieux
vos intérêts à long terme ou celui avec lequel vous avez le plus
d’affinités. Au lieu d’essayer de conquérir ce groupe de l’extérieur,
ouvrez votre voie à l’intérieur. En tant que membre du groupe, vous
collecterez des informations capitales sur son fonctionnement, sur le
caractère des autres membres, leurs faiblesses et leur hypocrisie.
Tout cela vous servira pour mener votre combat depuis l’intérieur de
l’organisation. De là, il est bien plus simple de diviser et conquérir.
Votre avantage est que, contrairement aux autres membres, vous
n’avez aucun attachement sentimental au groupe. Vous n’avez fait
acte d’allégeance qu’à vous-même. Cela vous laissera toute la
liberté nécessaire pour manipuler et détruire, et vous distinguera aux
dépens des autres.

Si vous décidez de livrer la guerre en vue du triomphe total de votre


individualité, vous devez commencer par détruire inexorable-ment
ceux qui ont la plus grande affinité avec vous.

SALVADOR DALÍ (1904-1989)

LES CLEFS DE LA GUERRE

En stratégie traditionnelle, la forme de défense la plus répandue était


la forteresse ou la ville fortifiée. Les généraux et les militaires ont
passé des siècles à établir des stratégies visant à prendre de telles
structures. Le problème posé par la forteresse était simple : elle était
conçue pour être inexpugnable, pour décourager toute tentative de
siège, à moins que cela ne fût stratégiquement indispensable.
Contre une forteresse, la stratégie conventionnelle voulait que l’on
escalade les murs ou que l’on y ouvre 422

S T R AT É G I E 3 1

une brèche, en usant d’engins de siège et de béliers. Pour cela, il


fallait Attaquer ou reformer.

établir des « lignes de circonvallation et de contrevallation », qui


empê-

– Nous commettons

souvent l’erreur de nous

chaient le ravitaillement et les renforts d’entrer, et les assiégés de


sortir.

opposer activement à une


Les habitants de la cité s’affaiblissaient et dépérissaient, jusqu’à ce
qu’il tendance, à un parti ou à

devienne possible d’ouvrir une brèche dans les murs et de donner


l’assaut.

une époque parce que nous

Ces sièges étaient souvent longs et sanglants.

n’en avons vu que son côté

Cependant, au cours des siècles, certains stratèges éclairés


trouvèrent extérieur, sa déliquescence

ou les « défauts de ses

un autre moyen de faire tomber les murs. Leurs stratégies étaient


basées qualités » indissolublement

sur un postulat assez simple : la force apparente de la forteresse est


une liés ensemble ; peut-être

illusion car, derrière ces murs, les gens sont piégés, effrayés,
souvent parce que nous nous désespérés. Les dirigeants de la ville
sont bloqués et n’ont pas d’autre solu-sommes nous-mêmes

compromis avec eux à un

tion ; leur salut se situe dans l’architecture de leur forteresse. Faire


le siège degré significatif. Alors,

de ces murs, c’est confondre l’apparence de la force avec la force


ellenous leur tournons le dos et

même. Si ces murs cachent de grandes faiblesses, une stratégie


intelligente marchons dans la direction
voudrait qu’on les contourne et que l’on vise l’intérieur. Cela peut
être fait opposée ; mais il aurait été

concrètement en creusant des sapes par-dessous les murs afin d’en


miner meilleur de cultiver leurs

côtés bons et forts ou de les

la solidité. C’est une stratégie militaire conventionnelle. Mais la


meilleure développer en nous-mêmes.

voie, plus sinueuse encore, est d’infiltrer les assiégés ou de


collaborer avec Cela demande assurément

les mécontents qui sont partis. C’est ce que l’on appelle « l’ouverture
d’un un œil plus pénétrant et

front intérieur » : il s’agit de trouver un groupe, à l’intérieur, qui


travail-une inclination plus

favorable de faire progresser

lera pour vous et sèmera le mécontentement, afin de trahir et de


vous ce qui est imparfait et

livrer la forteresse, vous épargnant un siège long et pénible.

susceptible d’évoluer que

À la fin du mois de janvier 1968, les Nord-Vietnamiens lancèrent la


de faire semblant de ne pas

fameuse offensive du Têt contre les Sud-Vietnamiens et les armées


améri-voir ces imperfections et de

caines. Ils visaient entre autre Hué, l’ancienne capitale du Vietnam,


une cité s’installer dans le déni.

Friedrich Nietzsche,
de grande importance religieuse pour le peuple vietnamien. Au
centre de humain, trop humain,

Hué se situe un fort appelé la Citadelle. À l’intérieur de la Citadelle


se 1878

trouve l’enclos du palais impérial, le cœur et l’âme de la ville. La


Citadelle était protégée de murs très hauts, incroyablement épais et
complètement entourés de douves. En 1968, elle était gardée par
les soldats américains et leurs alliés. Pourtant, les Nord-Vietnamiens
parvinrent à prendre la Citadelle avec une rapidité remarquable. Ils
la tinrent plusieurs semaines, puis disparurent de Hué comme par
magie, après une contre-attaque massive des Américains.
Géographiquement ou stratégiquement, la Citadelle n’avait aucune
importance. Ce qui importait, c’était la prise de ce symbole pour
montrer au monde que l’invincibilité américaine n’était qu’un mythe.

La capture de la Citadelle fut un fait de guerre remarquable. Voici


comment les Nord-Vietnamiens réussirent. Plusieurs mois avant le
Têt, ils avaient commencé à infiltrer des hommes dans la ville et à
organiser ceux de leurs sympathisants qui vivaient déjà à Hué et
travaillaient à l’intérieur de la Citadelle. Ils parvinrent à obtenir les
plans détaillés de la forteresse, sur lesquels ils se fondèrent pour
creuser des tunnels élaborés sous les murs. Ils laissèrent aussi des
réserves d’armes à des endroits clés.

Pendant la fête du Têt, ils infiltrèrent d’autres hommes à l’intérieur de


la cité, déguisés en paysans. Les confédérés à l’intérieur de la
forteresse les aidèrent à passer certains postes de garde et ouvrirent
les portes. Fondus S T R AT É G I E 3 1

423

Pour ce qui est des sujets,

dans la population locale, ils devenaient impossibles à identifier.


Enfin, ce que le prince peut en
lorsqu’ils eurent localisé le centre de commandement à l’intérieur de
la craindre, lorsqu’il est

Citadelle, les Nord-Vietnamiens purent le prendre discrètement,


laissant tranquille au dehors, c’est

qu’ils ne conspirent

les gardiens des lieux incapables de communiquer les uns avec les
autres.

secrètement contre lui ;

Cela créa une terrible confusion et c’est ainsi que les défenses de la
mais, à cet égard, il est

Citadelle s’écroulèrent.

déjà bien garanti quand il a

Les Nord-Vietnamiens désignaient poétiquement cette stratégie


sous évité d’être haï et méprisé,

le nom de « l’éclosion du lotus ». Elle est ancrée dans la pensée


militaire et qu’il a fait en sorte

que le peuple soit content

asiatique et s’applique bien au-delà du champ de bataille. Au lieu de


se de lui.

concentrer sur le front effrayant de l’ennemi et de prendre des points


clés à Nicolas Machiavel,

la périphérie de la défense adverse afin d’ouvrir une brèche


(l’approche occi-1469-1527,

le prince,
dentale traditionnelle), la stratégie du lotus vise d’abord et avant tout
le traduit par

centre, ce cœur fragile et vulnérable. Le but est de faire passer dans


ce centre Jean-Vincent Périès

des soldats et des confédérés par tous les moyens possibles, et


d’attaquer ce cœur en premier afin de semer la panique. Plutôt que
de tenter de pénétrer frontalement les défenses, il s’agit de les
infiltrer, de s’y insinuer. On vise donc aussi les esprits des soldats et
officiers ennemis. Cela consiste à les agacer, à déstabiliser leur
capacité de raisonnement et à les affaiblir de l’intérieur. Comme un
lotus, tout se déplie en partant du centre de la cible.

Le principe de base est ici le suivant : il est plus facile de renverser


une structure – un mur, un groupe, un ennemi sur la défensive – de
l’intérieur. Lorsqu’une chose pourrit ou se délite en elle-même, elle
finit par céder sous son propre poids. Il est largement préférable de
procéder ainsi que de s’acharner contre les murs. Lorsque vous
attaquez un groupe, la stratégie du lotus commence par l’ouverture
d’un front intérieur. Vos alliés, depuis le cœur, vous fourniront des
renseignements précieux quant aux points faibles de l’ennemi. Ils le
saboteront en silence, sans que rien n’y paraisse. Ils sèmeront le
trouble et la dissension. Cette stratégie affaiblit l’ennemi au point que
vous n’aurez plus qu’un seul coup à lui porter, s’il ne s’effondre pas
de lui-même.

Une variante de la stratégie du lotus est de se lier d’amitié avec ses


adversaires, de gagner insidieusement les cœurs et les esprits. En
tant qu’ami de votre ennemi, vous en viendrez tout naturellement à
savoir quels sont ses besoins et insécurités, ces fragilités si
malaisées à masquer. Face à un ami, il ne se méfiera pas. Plus tard
même, lorsque vous révélerez vos intentions traîtresses, le souvenir
persistant de votre amitié le troublera encore et vous permettra de
poursuivre votre manipulation en jouant sur ses émotions, en le
poussant à des réactions excessives. Pour un effet plus immédiat,
vous pouvez tenter un acte soudain de gentillesse et de générosité
qui amènera les gens à baisser leurs défenses. C’est la stratégie du
cheval de Troie : pendant dix longues années, les Grecs assiégèrent
la ville de Troie, en vain. Le simple cadeau d’un cheval de bois leur
permit d’introduire quelques hommes dans la ville et d’ouvrir les
portes de l’intérieur.

La stratégie du lotus trouve toutes sortes d’applications. Lorsque


vous êtes confronté à un problème épineux, ne vous laissez pas
distraire ou décourager par son apparente complexité. Réfléchissez
aux moyens 424

S T R AT É G I E 3 1

d’atteindre le cœur, le centre à partir duquel s’épanouit le problème.


Peut-être y a-t-il, à sa source, une personne en particulier ; peut-être
s’agit-il de vous-même et de vos idées dépassées, ou encore de la
mauvaise organisation d’un groupe. Avec une bonne connaissance
du cœur du problème, vous avez les moyens de le résoudre de
l’intérieur. Votre première idée doit toujours être d’infiltrer ce centre,
par la pensée ou par l’action, et non de vous éloigner vers la
périphérie pour ne viser que les murs.

S’il y a, à l’intérieur, quelqu’un dont vous devez vous débarrasser ou


contrecarrer les plans, votre tendance naturelle sera de conspirer
avec d’autres de votre groupe qui ressentent la même chose. Dans
la plupart des conspirations, le but est une action à grande échelle
afin de renverser le dirigeant et de prendre le pouvoir. Attention
toutefois, car les enjeux sont importants et c’est pourquoi les
conspirations sont souvent ardues et dangereuses. La principale
faiblesse de toute conspiration est généralement humaine : plus il y
a de gens qui participent au complot, plus il y a de chances d’y
trouver un traître, qu’il soit délibéré ou accidentel.

Comme disait Benjamin Franklin : « Trois personnes peuvent garder


un secret si deux d’entre elles sont mortes. » Quelle que soit la
confiance que vous avez dans vos conjurés, vous ne serez jamais
certain de ce qu’ils ont en tête, des doutes qui les traversent, des
personnes qui les influencent.
Il y a donc quelques précautions à prendre. Réduisez au maximum
le nombre de conspirateurs. Ne révélez que les détails les plus
indispensables du complot. Moins ils en savent, moins ils parleront.
Révélez le planning de votre projet le plus tard possible, afin que
personne n’ait le temps de faire marche arrière. Puis, une fois le plan
exposé, tenez-vous-y. Rien n’inquiète plus un conspirateur que les
changements de dernière minute. Enfin, malgré toutes ces
précautions, gardez bien à l’esprit que la majorité des conspirations
échoue et que cet échec est souvent dû à des aléas. Même le
complot réussi qui aboutit à l’assassinat de Jules César ne conduisit
pas à la restauration de la république romaine, ainsi que le
souhaitaient les conspirateurs, mais à un régime antidémocratique
avec l’empire d’Auguste. Trop peu de conspirateurs, et vous n’aurez
pas la puissance nécessaire pour contrôler les conséquences ; trop
d’entre eux, et la conspiration sera dévoilée avant d’avoir été menée
à bien.

Pour détruire de l’intérieur, il faut apprendre la patience et la


modestie.

Résistez à l’envie d’une action à grande échelle, d’une sublime


tragédie.

Comme le montra Canaris, il suffit d’un peu de sable dans les


rouages pour détruire sur le long terme. C’est beaucoup moins
dangereux, car plus difficile à tracer. De l’intérieur, vous êtes en
mesure de faire échouer les plans de l’adversaire ou de le dissuader
de se montrer agressif. Ce sont de vraies victoires, même si votre
triomphe est secret ; remportez-en quelques-unes ainsi, et votre
ennemi s’effondrera de lui-même.

Enfin, dans toute guerre, le moral joue un rôle crucial. Il sera


toujours à votre avantage de miner celui des troupes ennemies. Les
Chinois parlent de « retirer le feu de sous le chaudron ». Vous
pouvez certes vous y employer de l’extérieur, par la propagande,
mais l’effet en est souvent S T R AT É G I E 3 1

425
inverse et renforce la cohésion des soldats comme des civils face à
une puissance ennemie qui tente de les diviser. Il est bien plus
efficace de trouver des sympathisants dans leurs rangs, qui
répandront le mécontentement comme la peste. Lorsque des soldats
voient le doute s’insinuer chez leurs voisins de chambrée au sujet de
la cause pour laquelle ils se battent, ils se laissent vite démoraliser
et sont tout près de déserter. Lorsque les dirigeants réagissent avec
excès à la menace en punissant les mécontents, ils jouent contre
leur camp, car ils se montrent injustes et sanguinaires. S’ils ignorent
le problème, celui-ci se propage. Et s’ils se mettent à voir des
ennemis partout, leur paranoïa finit par brouiller leur capacité de
réflexion. Servez-vous d’un front interne pour semer la dissension :
cela suffit souvent à vous donner l’avantage dont vous avez besoin
pour vaincre l’ennemi.

Image : Le termite. Au

cœur de la structure de

la maison,

le termite gri-

gnote silencieuse-

ment le bois, ses armées

creusent patiemment

poutres et supports. Son

travail est imperceptible,

mais le résultat n’en est

que trop remarquable.

Autorité : Quand vous saurez qu’une ville, quelque petite qu’elle


soit, est bien fortifiée et abondamment pourvue de munitions de
guerre et de bou-

che, gardez-vous bien d’en aller faire le siège… Il faut plutôt


subjuguer l’ennemi sans donner bataille : ce sera là le cas où plus
vous vous élèverez au-dessus du bon, plus vous approcherez de
l’incompara-

ble et de l’excellent. (Sun Zi, IVe siècle av. J.-C.) A CONTRARIO

Il y aura toujours, dans votre propre groupe, des mécontents


susceptibles de se retourner contre vous, de l’intérieur. La pire erreur
serait d’être paranoïaque, de soupçonner tout le monde et d’essayer
de surveiller les faits et gestes de chacun. Votre seule vraie
protection contre les conspirations et les sabotages est la
satisfaction de vos hommes, dévoués à leur travail et unis autour
d’une cause. Ils se surveilleront eux-mêmes et excluront
naturellement les dissidents qui tentent d’instiller le trouble. Les
cellules cancéreuses ne peuvent s’immiscer que dans un corps en
mauvaise santé.

426

S T R AT É G I E 3 1

32

DOMINEZ TOUT EN FEIGNANT

LA SOUMISSION :

LA STRATÉGIE DE LA RÉSISTANCE PASSIVE

Toute tentative pour soumettre quelqu’un à votre volonté est une


forme d’agression. Dans un monde où les considérations politiques
sont primordiales, la forme d’agression la plus efficace est celle qui
se cache derrière des apparences dociles, voire aimantes. Pour
appliquer la stratégie de la résistance passive, il faut caresser
l’adversaire dans le sens du poil, n’offrir aucune résistance visible.
Dans les faits, vous dominez la situation. Vous restez évasif, vous
paraissez désespéré, mais tout tourne autour de vous.

Certaines personnes sentiront de quoi vous êtes capable et cela les


mettra en colère. Ne vous inquiétez pas, assurez-vous simplement
que votre résistance soit suffisamment masquée pour que vous
puissiez aisément la nier.

En vous y prenant bien, l’adversaire culpabilisera de son accusation


gratuite. La résistance passive est une stratégie très commune ;
apprenez à vous défendre contre les nombreux agresseurs passifs
qui minent votre quotidien.

427

Gandhi et les siens

L’ARME DE LA CULPABILITÉ

déplorèrent de façon répétée

En décembre 1929, la poignée d’Anglais qui dirigeait l’Inde était


quelque l’incapacité de leur peuple à

peu nerveuse. Le Parti indien du Congrès, principal mouvement


indé-résister à l’injustice et à la

tyrannie de façon organisée,

pendantiste, venait de rompre les négociations alors que l’Angleterre


pro-efficace et violente. Son

posait de céder progressivement son autonomie au sous-continent.


Le expérience personnelle

Congrès ne demandait rien moins que l’indépendance immédiate et


était corroborée par les
totale. Pour cela, le Mahatma Gandhi avait décidé de mener une
campagne déclarations unanimes de

de désobéissance civile afin d’entamer la lutte. Gandhi, qui avait fait


ses tous les dirigeants de

l’Inde : le pays était

études de droit à Londres bien des années plus tôt, avait inventé
une incapable de faire

forme de résistance passive en 1906, lorsqu’il était avocat en Afrique


du physiquement la guerre à

Sud. En Inde, au début des années 1920, il avait déjà mené contre
les ses ennemis. Et ceci pour

Britanniques une telle campagne de désobéissance civile qui avait


fait de multiples raisons :

faiblesse, manque d’armes,

beaucoup de bruit et l’avait conduit en prison. Il était devenu


l’homme le le fait d’avoir été soumis

plus populaire du pays. Pour les Britanniques, ce n’était jamais facile


par la force et maint

d’avoir affaire à lui. Sous son apparence de frêle vieillard, il refusait


tout argument de nature

compromis et savait se montrer intransigeant.

similaire… Par rapport

Même si Gandhi croyait en la non-violence et la mettait en pratique


au problème du choix des

moyens à employer contre


avec la plus grande rigueur, les officiers coloniaux du Raj britannique
les Britanniques, on revient

étaient inquiets : en ces temps où l’économie anglaise était faible, ils


imagi-aux critères cités plus

naient Gandhi en train d’organiser le boycott des produits anglais,


sans haut : que la nature des

parler de manifestations massives dans les rues des grandes villes


indiennes, moyens et la façon de s’en

servir dépendent de manière

un vrai cauchemar pour la police.

significative de l’ennemi, de

L’homme en charge de la stratégie du Raj pour combattre le mouve-


la nature de l’opposition.

ment indépendantiste était le vice-roi de l’Inde, lord Edward Irwin.


Même Les adversaires de Gandhi

si Irwin avait la plus grande admiration pour la personne de Gandhi,


il avait ne se contentèrent pas de

décidé de réagir rapidement et fermement – il ne pouvait se


permettre rendre possible et efficace

la résistance passive, ils

de perdre le contrôle de la situation. Il attendit anxieusement de voir


ce l’attirèrent. L’ennemi de

qu’allait faire le Mahatma. Les semaines s’écoulèrent et finalement,


le Gandhi était une
2 mars, il reçut une lettre de Gandhi, désarmante d’honnêteté, qui lui
don-administration britannique,

nait les détails de la campagne de désobéissance civile qu’il


s’apprêtait à héritière d’une vieille

tradition libérale et

lancer. Cette campagne s’élevait contre la taxe sur le sel. Les


Britanniques aristocratique qui accordait

avaient le monopole de la production de sel en Inde, même si,


concrète-pas mal de liberté aux

ment, n’importe qui pouvait en ramasser sur la côte. Ils avaient


imposé une populations coloniales et

taxe relativement élevée sur ce produit de base. C’était une véritable


charge qui avait toujours réagi de

pour les plus pauvres du pays : le sel était leur seul condiment.
Gandhi préla même façon vis-à-vis des

leaders révolutionnaires : se

voyait de conduire une marche qui rassemblerait ses partisans


depuis son servir d’eux, les absorber,

ashram à proximité de Bombay (Mumbai aujourd’hui) jusqu’à la ville


les séduire ou les détruire

côtière de Dandi, où il ramasserait le sel abandonné par la mer sur


la plage par la flatterie ou la

et encouragerait tous les Indiens à faire de même. Tout cela pouvait


être corruption. Le genre

d’opposition qui tolérait la


évité, écrivait-il à Irwin, si le vice-roi révoquait immédiatement la
taxe.

tactique de la résistance

À la lecture de cette lettre, Irwin fut plutôt soulagé. Il imaginait


Gandhi, passive et finissait par

âgé de soixante ans, sa silhouette frêle appuyée sur une canne en


bambou, capituler devant elle.

à la tête de la foule hétéroclite rassemblée à son ashram. Elle


compterait Saul D. Alinsky,

moins de quatre-vingts personnes. Ils marcheraient 322 kilomètres


jusqu’à rules for radicals,

1971

la mer, où ils ramasseraient du sel dans le sable. Comparée à ce


qu’Irwin et ses hommes attendaient, la manifestation paraissait
ridiculement petite. Que 428

S T R AT É G I E 3 2

croyait-il ? Avait-il donc perdu la raison ? Certains membres du parti


du Congrès eux-mêmes étaient profondément déçus par ce choix.
Irwin devait Il est impossible de gagner

un match contre un

de toute façon repenser sa stratégie. Cela ne servirait à rien de


harceler ou adversaire qui laisse

d’arrêter le vieux sage et ses disciples (parmi lesquels on comptait


beaucoup tomber. Cette victoire

de femmes). Cela ferait très mauvaise impression. Mieux valait les


laisser même n’est pas une
tranquilles, éviter toute réaction musclée et laisser la crise
s’estomper d’elle-victoire. Chaque coup

même. Au final, l’inefficacité de cette campagne discréditerait


Gandhi et donné reste sans réponse.

Il ne vous reste que le

anéantirait son influence sur les foules indiennes ; les Anglais


n’auraient nul remords d’avoir frappé

besoin d’intervenir. Le mouvement d’indépendance serait divisé, ou


du et le sentiment déroutant

moins abattu, et l’Angleterre resterait en position de force sur le long


terme.

que cette absence de défense

Tandis qu’Irwin surveillait la préparation de la marche de Gandhi, il


est calculée.

était de plus en plus certain d’avoir choisi la bonne stratégie. Gandhi


Jay Haley, stratégies

de la psychothérapie,

avait fait de l’événement un fait quasi religieux, comme Bouddha lors


traduit par de sa marche pour atteindre la sagesse divine ou la
retraite de Rama dans Jean-Claude Benoit,

Érès, 2009

le Ramayana. Son vocabulaire était apocalyptique : « Nous entrons


dans une lutte à mort, une guerre sainte. » Apparemment, cela
parlait aux plus pauvres, qui commencèrent à affluer à l’ashram de
Gandhi pour l’écouter parler. Il fit appel à des équipes de tournage
du monde entier pour filmer la marche, comme si c’était un
événement historique considérable. Irwin lui-même était un homme
pieux et se considérait comme le représentant d’une nation civilisée,
craignant Dieu. Cela contribuerait à consolider l’image de
l’Angleterre de laisser en paix ce saint homme qui, après tout, se
contentait de marcher vers la mer.

Gandhi et ses disciples quittèrent leur ashram le 12 mars 1930.

Comme le groupe passait de village en village, il ne cessait de


croître.

Gandhi était un peu plus audacieux chaque jour. Il appela tous les
étudiants indiens à quitter leurs études pour venir le rejoindre. Des
milliers répondirent. Des foules considérables se rassemblaient sur
son chemin pour le regarder passer. Ses discours étaient toujours
plus enflammés.

Visiblement, il cherchait délibérément à se faire arrêter par les


Anglais.

Le 6 avril, il conduisit ses disciples à la mer pour un rite de


purification, puis ils ramassèrent du sel. La rumeur se répandit
comme une traînée de poudre dans toute l’Inde : Gandhi avait
enfreint la loi du sel.

Irwin suivit les événements avec une inquiétude croissante. Il lui


apparut que Gandhi l’avait dupé : au lieu de répondre vite et
fermement à cette innocente marche vers la mer, le vice-roi avait
laissé Gandhi en paix, lui permettant ainsi de gagner de l’énergie et
du pouvoir. Le symbolisme religieux qu’il avait mis dans cette
procession et qui paraissait au départ inoffensif avait en réalité attiré
les masses. La question du sel était devenue le symbole du
mécontentement envers les Anglais. Gandhi avait astucieusement
choisi un problème dont ces derniers ignoraient l’importance, mais
qui faisait vibrer tous les Indiens. Si Irwin avait réagi en arrêtant
Gandhi immédiatement, le mouvement se serait effondré. Là, il était
déjà trop tard : si on l’appréhendait maintenant, cela ne ferait que
jeter de l’huile sur le feu. Mais lui permettre de continuer seul serait
une preuve de faiblesse et lui laisserait l’initiative. Des
manifestations non S T R AT É G I E 3 2

429

Huang Ti, le légendaire

violentes furent organisées dans toutes les villes et tous les villages
empereur jaune, aurait été

d’Inde. Si les Anglais répondaient par la violence, ils s’aliéneraient


les le fondateur de la dynastie

Indiens les plus modérés. Quoi que fasse Irwin, il aggraverait la


situation.

Chou, sommet historique

de concorde et de

Il se tracassa, tint des réunions interminables, mais ne fit rien.

civilisation ; on lui attribue

Dans les jours suivants, la cause de Gandhi se répandit à travers le


le mérite d’avoir tiré

pays. Des milliers d’Indiens voyagèrent jusqu’aux côtes pour


ramasser l’harmonie du chaos,

du sel, comme le vieil homme l’avait fait. Dans les grandes villes, on
dompté les barbares et les

assista à des manifestations où l’on vendait ce sel ramassé


illégalement à bêtes sauvages, défriché les

forêts et les marécages et


un prix tout symbolique. D’une manifestation non violente à l’autre,
on inventé les « cinq sons

en vint au boycott des produits britanniques. Enfin, sous les ordres


harmonieux » ; il serait

d’Irwin, les Anglais réagirent à ces manifestations. Le 4 mai, ils


arrêtèrent arrivé à tout cela non grâce

Gandhi et le jetèrent en prison, où il demeura neuf mois sans


jugement.

à un carnage épique, mais

grâce à la supériorité de sa

L’arrestation de Gandhi fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres.

vertu, en s’adaptant et en

Le 21 mai, un groupe de 2 500 Indiens se dirigea calmement vers le


cédant aux conditions

Dharasana Salt Works du Gouvernement, défendu par des


gendarmes naturelles et à la volonté du

indiens armés et des officiers britanniques. Lorsque les marcheurs


avan-Ciel. Depuis cette époque,

cèrent vers l’usine, ils furent roués de coups avec des matraques de
métal.

le confucianisme rejette

comme impraticables les

Adeptes des méthodes pacifiques de Gandhi, les manifestants ne


tentèrent solutions militaires aux
pas de se défendre, se laissant démolir sans réagir. Ceux qui
n’avaient pas problèmes de l’homme. On

été frappés continuèrent de marcher jusqu’à ce que le dernier soit à


terre.

dit que l’héritier le plus

Cette scène terrible fit beaucoup de bruit dans la presse. Des


incidents remarquable de Huang Ti,

Ti Yao, est un homme qui

semblables eurent lieu dans toute l’Inde et détruisirent les dernières


était « naturellement et

attaches sentimentales que les Indiens avaient envers l’Angleterre.

sans effort » révérencieux,

Enfin, pour stopper cette spirale, Irwin fut obligé de négocier avec
courtois et intelligent. C’est

Gandhi et de céder le terrain sur plusieurs questions. C’était la


première néanmoins sous son règne

fois que cela arrivait à un vice-roi d’Angleterre. Même si la chute du


Raj que survint le déluge,

symbole de l’anomie par

ne devait intervenir qu’au bout de plusieurs années, la Marche pour


excellence, et que sa terre

le sel représentait véritablement le début de la fin. En 1947, les


Anglais faillit être inondée. Il lui

quittèrent finalement l’Inde sans s’être battus.


revint donc de se nommer

un successeur pour

sauvegarder l’ordre de son

Interprétation

fils. Ti Yao choisit pour

Gandhi était un stratège extrêmement astucieux : son apparence


frêle et son lui succéder l’homme le

image de sage conduisaient toujours ses adversaires à le sous-


estimer. La clef plus qualifié qui fût, le

de toute bonne stratégie est avant tout la connaissance de son


ennemi vénérable Shun : celui-ci

comme de soi-même. Gandhi, qui avait étudié à Londres,


connaissait bien avait prouvé en plusieurs

occasions sa capacité à

les Anglais. Il savait que c’était un peuple libéral, qui se considérait


comme harmoniser les affaires

le détenteur d’une forte tradition de liberté politique et de manières


civili-publiques grâce à sa

sées. Cette image, bien que pleine de contradictions comme le


prouva leur vertu… Shun à son tour

comportement brutal dans certaines de leurs colonies, revêtait une


grande choisit Yu le Sage, afin

de trouver une solution


importance pour les Anglais. En face, les Indiens avaient été
humiliés par de mettant fin à l’inondation.

nombreuses années de soumission à la couronne britannique. Ils


n’étaient Comme Yu refusait le vin

pas armés, n’avaient aucun moyen de lancer une insurrection ou


une gué-et se comportait toujours

rilla. S’ils se rebellaient dans la violence, comme d’autres colonies


l’avaient comme il le faut – il

fait, ils se feraient écraser par les Anglais, lesquels pourraient se


justifier par accompagnait la nature au

lieu de lui résister – les

la légitime défense. Leur image de nation civilisée n’en souffrirait


pas.

voies du Ciel (T’ien Tao)

L’usage de la non-violence, un idéal et une philosophie auxquels


Gandhi 430

S T R AT É G I E 3 2

était profondément attaché et qui avaient d’importantes racines en


Inde, lui furent révélées. Il

était la réponse parfaite à l’hésitation que les Anglais avaient


toujours à faire maîtrisa ultérieurement

les eaux du fleuve non

usage de la force. Profondément droits et moraux, ils ne pourraient


attaquer en luttant contre elles avec
des manifestants pacifiques sans remords. Ligotés par leur
sentiment de cul-un barrage, mais en leur

pabilité, les Anglais seraient paralysés et peineraient à prendre


l’initiative.

cédant et en dégageant pour

La Marche pour le sel est l’exemple parfait de l’intelligence straté-


elles un chenal plus large

gique de Gandhi. D’abord, il choisit délibérément une question que


les dans lequel elles pussent

courir. Sans Yu, dit-on,

Britanniques considéraient comme secondaire, voire risible. Ils


n’auraient qui personnifie là la sagesse

pas l’idée de réagir par la force à un problème d’importance aussi


minime.

et aussi bien Confucius que

Puis, en expliquant ce problème apparemment insignifiant dans sa


lettre à Lao-Zi, le prophète du

Irwin, Gandhi se permit de mettre en place la marche sans craindre


la taoïsme, nous serions tous

des poissons.

moindre répression. Il utilisa cette marge de manœuvre pour situer


l’évé-James A. Aho, religious

nement dans un contexte indien qui lui donnerait un retentissement


mythology and the
conséquent. Le symbolisme religieux qu’il y mit avait une autre
fonction : art of war, 1981

il paralysa les Anglais, qui étaient eux-mêmes, à leur façon, assez


pieux et profondément gênés à l’idée de réprimer un événement
religieux.

Finalement, comme tout bon leader, Gandhi s’arrangea pour que la


marche ait un fort retentissement médiatique et sut se servir de la
presse.

Lorsque cette marche prit de l’élan, il était trop tard pour l’arrêter :
Gandhi avait mis le feu aux poudres et les masses étaient
maintenant engagées dans le combat. Quoi que fasse Irwin, cela
aggraverait les choses. Non seulement la Marche pour le sel était
devenue le modèle des manifestations à venir, mais elle fut un
tournant dans la lutte pour l’indépendance de l’Inde.

Comme les Anglais, beaucoup de gens sont aujourd’hui partagés


lorsqu’ils ont le pouvoir et l’autorité. Ils ont besoin du pouvoir pour
survivre, mais ils ont aussi besoin de croire en leur propre bonté.
Dans ce contexte, l’usage de la violence fait apparaître méchant et
agressif. Si l’ennemi est plus fort que vous, vous êtes son jouet et
votre violence mérite une réponse violente. Le comble de la sagesse
stratégique est de toucher la culpabilité qui sommeille en chacun,
l’ambivalence latente, en vous donnant des allures inoffensives,
voire passives. Cela désarme et abat toute défense. Si vous passez
à l’action, que vous défiez l’adversaire et que vous lui résistez,
faites-le moralement, dans le calme et avec droi-ture. S’il ne peut se
contenir et répond par la violence, il culpabilisera et ruinera son
image. S’il hésite, vous avez la main et, ainsi, l’occasion de prendre
le contrôle de toute la dynamique guerrière. Il est quasiment
impossible de combattre quelqu’un qui refuse de se battre ou de
résister avec agressivité. Un tel adversaire est très déstabilisant. En
agissant ainsi, vous vous servez de la culpabilité comme d’une
arme. Dans ce monde politique, votre résistance passive et morale
paralyse l’ennemi.
J’étais partisan des pétitions, des délégations et des négociations
amicales. Mais tout cela a mal tourné : je sais que ce n’est pas la
manière de faire plier ce gouvernement. La sédition est devenue ma
religion : notre guerre est non violente.

MAHATMA GANDHI (1869-1947)

S T R AT É G I E 3 2

431

Le dévouement des soldats

LE POUVOIR PASSIF

[de Jules César] vis-à-vis

Au début de l’année 1820, une révolution éclata en Espagne.


Quelques de leur chef est affirmé tant

mois après, ce fut le tour de Naples, qui était à l’époque une cité-
État de fois qu’il doit

correspondre à la réalité.

appartenant à l’empire autrichien. Forcés d’accepter les


Constitutions libé-Sans cet attachement,

rales composées sur le modèle de celle qui avait été rédigée en


France César n’aurait jamais pu

quelque trente ans plus tôt, les rois des deux pays avaient des
raisons faire ce qu’il a fait. Une

d’être inquiets : Louis XVI, le roi de la Révolution, avait fini décapité


en fois, il étouffa une

1793. Entre-temps, les dirigeants des grandes puissances


européennes, mutinerie d’un mot : au
lieu de traiter ses hommes

l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, tremblaient à l’idée que ce


radicalisme comme des camarades

traverse les frontières. La situation n’était pas encore totalement


stabilisée d’armes comme c’était la

après la défaite de Napoléon. Tous voulaient se protéger et stopper


ce vent coutume, il les appela

révolutionnaire.

citoyens, c’est-à-dire civils.

Cela en dit long sur les

Au milieu de ce malaise général, le tsar Alexandre Ier de Russie


(1777-méthodes de César, cela

1825) proposa un remède que beaucoup croyaient pire que mal.


L’armée dépasse le bon usage d’un

russe était la plus vaste et la plus crainte d’Europe. Alexandre Ier


voulait mot choisi. L’heure était

l’envoyer en Espagne et à Naples pour écraser les deux rébellions.

grave pour lui. Il était à

En échange, il exigeait que les deux souverains mettent en place


des Rome après la défaite de

Pompée et sur le point de

réformes libérales afin d’accorder plus de libertés à leurs citoyens,


de les s’embarquer pour l’Afrique

satisfaire et de faire passer leurs envies révolutionnaires.


pour écraser une puissante

Pour Alexandre Ier, il ne s’agissait pas seulement d’un programme


armée levée là-bas par le

concret pour protéger les monarchies européennes. C’était aussi


une Sénat. Dans la Ville, il

était entouré d’ennemis

vaste croisade, un rêve qu’il nourrissait depuis le tout début de son


règne.

acharnés. Il dépendait

C’était un homme très pieux, qui considérait le monde de façon


mani-totalement de son armée, or

chéenne, en noir et blanc. Il souhaitait que les monarchies


européennes ses meilleures légions, sur

se réforment et créent une sorte de fraternité chrétienne de


dirigeants lesquelles reposait toute sa

sages et bienveillants, avec le tsar de Russie à leur tête. Même si


les confiance, venaient de se

mutiner. Elles avaient failli

puissants voyaient Alexandre Ier comme une sorte de fou, beaucoup


de tuer leurs officiers ; elles

libéraux et de révolutionnaires en Europe voyaient en lui un ami et


un marchaient sur Rome et

protecteur, le seul dirigeant sympathisant de leurs causes. La


rumeur cou-demandaient leur
rut qu’il avait même établi des contacts avec des hommes de
gauche et démobilisation ; elles ne

voulaient plus servir sous

qu’il avait comploté avec eux.

les ordres de César. Il les

Le tsar poursuivit son idée : il souhaitait organiser une conférence


convoqua et leur précisa

réunissant les puissances majeures d’Europe pour discuter l’avenir


de de venir avec leurs épées,

l’Espagne, de Naples et de tout le continent. Le ministre des Affaires


un ordre tout à fait

étrangères anglais, lord Castlereagh, écrivit lettre après lettre pour


tenter caractéristique de César.

Tout ce que l’on rapporte

de le dissuader d’organiser cette rencontre. Il n’est jamais bon de se


mêler de lui évoque cette

des affaires d’autrui, disait-il. Alexandre Ier devait avant tout quitter
indifférence au danger.

l’Angleterre pour mettre fin aux troubles en Espagne, son alliée,


pendant Quand ils furent face à

que l’Autriche ferait de même à Naples. D’autres ministres et


d’autres face, il demanda aux

hommes d’exposer leurs

dirigeants lui écrivirent aussi, prônant les mêmes arguments. Il fallait


griefs. Ils dirent tout ce
absolument faire front commun contre son idée. Pourtant un homme,
le qu’ils avaient fait pour lui,

prince Klemens von Metternich, ministre des Affaires étrangères


autri-combien ils avaient souffert

chien, répondit tout autre chose au tsar. C’était pour le moins


choquant.

et le peu qu’ils avaient reçu

Metternich était le ministre le plus puissant et le plus respecté


d’Europe.

pour cela en échange ;

ils exigeaient leur

C’était un homme pragmatique, un vrai réaliste qui savait prendre


son démobilisation. En retour,

temps avant d’agir ou d’impliquer l’Autriche dans une quelconque


aventure.

432

S T R AT É G I E 3 2

Il donnait toujours la priorité à la sécurité et à l’ordre. C’était un


conser-César leur adressa des mots

vateur, qui croyait en la vertu du statu quo. D’après lui, si un


changement tout à fait typiques de lui :

douceur, concision et

devait se faire, il devait se faire lentement. Mais Metternich était


aussi une précision. « Vous avez
énigme, un courtisan élégant qui parlait peu mais parvenait toujours
à ses raison, citoyens. Vous avez

fins. Dans ce cas, non seulement il soutint Alexandre Ier pour


demander travaillé dur et souffert

une conférence mais, en outre, il parut ouvert aux autres idées du


tsar.

beaucoup. Vous souhaitez

Peut-être avait-il changé d’opinion politique et effectué un virage à


gauche votre démobilisation. Je

vous l’accorde. Je vous

depuis quelque temps ? Dans tous les cas, il organisa lui-même la


confé-démobilise tous. Vous

rence au mois d’octobre de la même année, dans la ville


autrichienne de aurez votre récompense.

Troppau, aujourd’hui en République tchèque.

On ne dira jamais de moi

Alexandre Ier était aux anges : avec Metternich à ses côtés, il était
sûr que je me suis servi de vous

quand j’étais en danger et

d’atteindre tous ses objectifs. Lorsqu’il arriva à Troppau pour la


confé-que je me suis montré

rence, les représentants des autres puissances présentes lui


battirent car-ingrat une fois le danger

rément froid. Les Français et les Prussiens étaient distants.


Castlereagh passé. » Et ce fut tout.
avait même refusé de venir. Se sentant un peu seul, Alexandre Ier
se Les légionnaires qui

réjouit lorsque Metternich proposa qu’ils commencent par discuter


en l’écoutaient furent

complètement atterrés par

privé des idées du tsar. Pendant plusieurs jours, des heures durant,
ils sa décision. Ils s’écrièrent restèrent enfermés dans un cabinet. Le
tsar ne cessait de discourir.

qu’ils ne le quitteraient

Metternich écouta d’un air attentif, opinant du chef. Le tsar, dont les
jamais, implorèrent son

idées étaient un peu vagues, essaya d’expliquer sa vision de


l’Europe du pardon, le supplièrent de

les considérer de nouveau

mieux qu’il put, et la nécessité qu’il y avait à construire, au cours de


cette comme ses soldats. Derrière

conférence, une véritable unité morale entre les dirigeants. Son


incapacité les mots de César, il y

à exprimer des idées claires le frustra profondément.

avait sa personnalité ;

Après plusieurs jours de ces discussions, Metternich finit par avouer


celle-ci ne pourra jamais

au tsar que lui aussi voyait une véritable menace morale s’élever en
être reconstituée mais

il en perce quelque chose


Europe. Ces révolutions païennes étaient le fléau de l’époque ;
l’esprit à travers ces si courtes

radical des révolutionnaires, l’absence complète de compromis


condui-phrases : quelle force dans

raient l’Europe à la destruction et la livreraient aux mains de forces


sata-cette tranquillité face à la

niques. Lors de la conférence de Troppau, une mutinerie avait éclaté


désertion dans un moment

de grande nécessité ; quelle

dans un régiment de gardes russes. Metternich avertit le tsar que


c’était fierté pour s’abstenir de

là le premier symptôme d’un courant révolutionnaire qui balaierait la


toute supplication et de tout

Russie elle-même. Dieu merci, le tsar, un pilier de piété et de


moralité, reproche ; quelle tolérance

n’abandonnerait pas. Alexandre Ier devait être le porte-drapeau de


cette chez cet homme qui

croisade contre-révolutionnaire. Metternich expliqua que c’était pour


cela connaissait les hommes et

n’attendait rien d’eux.

qu’il avait été intéressé par les idées du tsar au sujet de Naples et de
Edith Hamilton,

l’Espagne, et qu’il les avait ainsi interprétées.

the roman way,


Le tsar fut transporté par l’enthousiasme de Metternich. Ensemble,
1932

ils feraient front contre les radicaux. Toutefois, leur conversation


n’avait nullement abouti à l’élaboration d’un plan pour une invasion
russe à Naples et en Espagne. En effet, Alexandre Ier supposait que
le moment n’était peut-être pas venu d’obliger les rois de ces pays à
réformer leurs gouvernements. Cela ne ferait qu’affaiblir les deux
monarques. Pour l’instant, il fallait s’attacher à stopper le flot
révolutionnaire. En réalité, le tsar se mit à se repentir de ses idées
les plus libérales et l’avoua à Metternich. La conférence se conclut
par une déclaration, pratiquement dictée par le tsar, constatant une
communauté de vues grandiose entre les S T R AT É G I E 3 2

433

Il arrive qu’on ait affaire à

puissances. On s’accorda sur le fait que ce serait les troupes


autrichien-des ennemis cachés, à des

nes, et non russes, qui redonneraient au roi de Naples tout son


pouvoir, influences insaisissables qui

puis quitteraient les lieux pour vaquer à leurs occupations.

restent blotties dans les

angles les plus obscurs et,

Lorsque Alexandre Ier fut retourné en Russie, Metternich lui écrivit


de là, exercent un effet de

pour le remercier d’avoir ouvert la voie. Le tsar répondit avec ferveur


: suggestion sur les êtres.

« Nous sommes engagés dans un combat contre le royaume de


Satan.
Dans de tels cas, il est

Des ambassadeurs ne peuvent suffire à accomplir cette tâche. Seuls


ceux nécessaire de poursuivre ces

que le Seigneur a placés à la tête des peuples peuvent, avec Sa


bénédic-éléments jusque dans les

recoins les plus secrets pour

tion, survivre au combat contre ces forces diaboliques. » En fait, le


tsar établir de quelles influences

voulait aller encore plus loin. Il était revenu à l’idée de conduire son il
s’agit […]. En raison

armée en Espagne pour y étouffer la révolution. Metternich lui


répondit précisément de leur caractère

que cela ne serait pas nécessaire et que les Anglais contrôlaient la


situa-anonyme, ces menées

requièrent une énergie

tion. Il pourrait en être question à la conférence de l’année suivante.

particulièrement inlassable

Au début de l’année 1821, une autre révolution éclata, cette fois


dans qui pourtant trouve sa

le Piémont, seul État italien échappant au contrôle de l’Autriche. Le


roi récompense. Car une fois

fut contraint d’abdiquer. Cette fois, Metternich accueillit avec


gratitude que de telles influences

l’intervention russe et 90 000 hommes servirent de réserve à l’armée


incontrôlables ont été mises
en lumière et stigmatisées,

autrichienne qui combattait dans le Piémont. La présence militaire


russe elles perdent leur pouvoir

à une telle proximité de leurs frontières refroidit les rebelles et leurs


sym-sur les hommes.

pathisants en Italie, tous les hommes de gauche qui considéraient le


tsar yi king,

comme leur ami et protecteur. Apparemment, il ne l’était plus.

le livre des mutations,

traduit et adapté par

L’armée autrichienne écrasa la révolution en quelques semaines. À


la Étienne Perrot de la

demande de Metternich, les Russes se retirèrent sans broncher. Le


tsar traduction allemande du

Père Richard Wilhelm

était très fier de son influence croissante en Europe mais, au final, il


allait dans la direction opposée à celle de ses plans de départ. Il
n’était plus le combattant du progrès et de la réforme, bien au
contraire. Alexandre Ier était devenu le gardien du statu quo, un
conservateur sur le modèle de Metternich lui-même. Son entourage
n’y comprenait plus rien.

Interprétation

Le prince de Metternich fut peut-être le praticien le plus efficace de


l’histoire de la résistance passive. Certains diplomates l’ont cru
prudent, voire faible, mais à la fin, comme par magie, il obtenait
toujours ce qu’il voulait. La clef de son succès fut sa capacité à
masquer son agression au point qu’elle soit invisible.
Metternich veillait toujours à bien prendre la mesure de son
adversaire.

Dans le cas du tsar Alexandre Ier, il avait affaire à un homme


gouverné par ses émotions et sujet à des sautes d’humeur
totalement incompréhensibles.

Mais le tsar, derrière son discours chrétien moralisateur, était aussi


agressif à sa façon, et ambitieux. Il brûlait de conduire une croisade.
Pour Metternich, il était aussi dangereux que Napoléon avait pu
l’être : sous prétexte de rendre service à l’Europe, un tel homme
était capable de faire aller et venir ses troupes à travers tout le
continent, semant la panique et le chaos.

L’idée d’entraver le chemin de la puissante armée d’Alexandre Ier


aurait été totalement suicidaire. Mais Metternich, rusé, savait que,
s’il essayait de persuader le tsar qu’il avait tort, il nourrirait ses
angoisses et le renforcerait 434

S T R AT É G I E 3 2

dans ses opinions de gauche, le poussant ainsi à prendre seul des


initiatives À l’époque, c’étaient la

dangereuses. Au contraire, il fallait le materner comme un enfant, en


cana-force et les armes qui

l’emportaient, mais à

lisant ses énergies vers la droite pour une campagne de résistance


passive.

présent, la ruse du renard

La partie passive était facile : Metternich se présenta comme est


partout en action, par

quelqu’un de docile, totalement en accord avec des idées dont il


était pour-conséquent il est difficile
tant à mille lieues. Il accepta par exemple la proposition d’un
congrès, de trouver ne serait-ce

même s’il y était personnellement opposé. Puis, lors de ses


discussions pri-qu’un homme fidèle

ou vertueux.

vées avec le tsar à Troppau, il commença par se contenter


d’écouter, puis ÉLISABETH Ire,

d’approuver avec enthousiasme. Le tsar croyait-il en la


démonstration de 1533-1603

l’unité morale ? Metternich aussi – même si ses propres politiques


avaient toujours été plus pratiques que morales ; c’était un maître de
la Realpolitik.

Il flattait le caractère du tsar – sa ferveur et sa piété, par exemple –


dont il se méfiait pourtant. Il encouragea le tsar à continuer dans
cette voie.

Une fois qu’il eut totalement désarmé Alexandre Ier et détourné ses
soupçons, Metternich passa parallèlement à la partie agressive de
son plan. À Troppau, il s’activa en coulisses pour isoler le tsar des
autres puissances, afin que le dirigeant russe soit totalement
dépendant de lui.

Ensuite, il eut l’idée brillante d’organiser ces longues heures de


réunions privées au cours desquelles il glissa subtilement au tsar
l’idée que la révolution est beaucoup plus dangereuse que le statu
quo, et il fit de la croisade chrétienne radicale russe une attaque
contre le libéralisme lui-même.

Enfin, il imita l’énergie d’Alexandre Ier, ses humeurs, sa ferveur, et


jusqu’à son vocabulaire ; il parvint à le pousser à envoyer des
hommes pour écraser la rébellion qui se soulevait dans le Piémont.
Cela marqua publiquement la tendance conservatrice d’Alexandre
Ier et lui aliéna tous les libéraux d’Europe. Dès lors, il ne pourrait
plus discourir en se prétendant vaguement de gauche ; il était passé
à l’action et avait ainsi révélé ses opinions. Le triomphe de
Metternich était complet.

Même si le terme de « résistance passive » est négativement


connoté pour beaucoup d’entre nous, une stratégie consciente de
résistance passive offre un pouvoir invisible et très puissant pour
manipuler les gens et mener des guerres personnelles. Comme
Metternich, vous devez opérer sur deux fronts à la fois. À l’extérieur,
vous êtes agréable, apparemment d’accord avec tout le monde,
plein d’enthousiasme et de bonne volonté, vous adaptant autant que
Protée lui-même. Attention, les gens sont aussi décidés que pervers.
Si vous vous opposez à eux frontalement ou essayez de changer
leurs idées, il y a de fortes chances pour que vous n’obteniez que
l’effet inverse. En vous montrant passif et docile, votre interlocuteur
n’a pas d’ennemi contre lequel se battre, rien contre quoi résister.
Suivez le courant de son énergie : vous gagnerez le pouvoir de le
canaliser et de le diriger dans la direction de votre choix. C’est
comme de canaliser une rivière plutôt que d’essayer de l’endiguer.
Entre-temps, la part agressive de votre stratégie prend forme tandis
que vous persuadez doucement les gens de changer d’idée avec
une énergie qui les poussera à agir en votre faveur. Leur incapacité
à comprendre ce que vous faites vous permet de comploter en
coulisses, de vérifier leurs progrès, de les isoler des autres et de les
pousser à des actes dangereux qui les S T R AT É G I E 3 2

435

Dans cet appendice visant

rendront dépendants de vous. Ils croient que vous êtes leur allié.
Derrière des à décrire la solution du

apparences plaisantes, dociles, voire faibles, vous tirez les ficelles.

problème de César, notre


intention n’était nullement

de retracer l’ascension

Le véritable succès de la politique de Metternich, ce fut de d’Octave


vers le pouvoir

liquider le libéralisme russe et de réussir une sorte de depuis le


moment où il

domination sur le rival le plus dangereux de l’Autriche est arrivé à


Rome pour

en faisant feinte de se soumettre à lui.

revendiquer son héritage

HENRY KISSINGER, A World Restored, 1957

jusqu’au jour où, en 31

av. J-C et avec l’aide de

Vipsanius Agrippa, il a

battu à Actium Antoine et

LES CLEFS DE LA GUERRE

Cléopâtre et est devenu le

Nous autres humains avons une capacité de raisonnement limitée.


Ces maître du monde romain.

En revanche, nous

limites sont à l’origine de problèmes infinis : lorsqu’on analyse des


évé-souhaitons décrire
nements qui nous sont arrivés ou des personnes que l’on a
rencontrées, brièvement la façon dont

on a tendance à opter pour l’interprétation la plus simple, la plus


facile à Octave a résolu le problème

concevoir. Telle relation est bonne ou mauvaise, telle personne


gentille ou de César et instauré une

méchante, ses intentions viles ou nobles. Un événement est positif


ou ère de paix qui allait durer

200 ans.

négatif, bénéfique ou néfaste. Nous sommes heureux ou


malheureux. En Quand il a considéré

réalité, rien dans la vie n’est aussi simple. Chaque individu a


forcément l’empire qu’il venait de

des qualités et des défauts, des forces et des faiblesses. Ses


intentions, gagner, et le caractère

lorsqu’il accomplit quelque chose, peuvent nous être simultanément


et hétérogène de ses peuples

et de ses gouvernements

profitables, et dommageables. Même l’événement le plus positif


com-locaux, il a compris

porte un revers. Et l’on se sent souvent à la fois triste et heureux.


Bien combien celui-là était trop

sûr, il est plus facile d’appréhender les choses de façon


manichéenne, vaste et trop complexe pour

mais cela ne reflète pas la réalité. Nous restons donc dans l’erreur,
sur un être dirigé par le conseil
malentendu constant. Il nous serait beaucoup plus bénéfique d’être
plus d’une cité-état, et qu’il

avait au contraire besoin,

nuancés, plus fins dans nos jugements des gens comme des faits.

sous une forme ou sous une

Cette tendance à voir le monde en noir et blanc explique l’efficacité


autre, de l’autorité d’un

démoniaque de la stratégie de la résistance passive. C’est pourquoi


de seul homme, autorité qu’il

nombreuses personnes l’utilisent, consciemment ou non. Par


définition, importait de rendre aussi

peu apparente que possible.

ceux qui pratiquent cette stratégie sont à la fois passifs et agressifs.

D’emblée Octave décida de

De l’extérieur, ils sont doux, amicaux, obéissants, parfois aimants.

respecter la constitution de

Parallèlement, ils complotent contre vous et vous nuisent. Leurs


agres-la République et de ne pas

sions sont souvent très subtiles, se résumant à de petits actes de


sabotage, envisager l’instauration

des remarques faites pour vous déstabiliser. Mais ces agressions


sont d’une monarchie…

En premier lieu,
aussi parfois ouvertement dangereuses.

en 28 av. J-C, il décida

Quand on est victime de ce genre de comportement, il nous est dif-


de décliner tous les

ficile de saisir à la fois les deux facettes en jeu. Bien sûr, il est aisé
de com-honneurs susceptibles de

prendre que quelqu’un soit agréable un jour et détestable le


lendemain ; rappeler aux Romains le

pouvoir royal ; il adopta le

on dira de lui qu’il est simplement lunatique. Mais être bon et


méchant titre de princeps (« premier

tout à la fois, c’est au-delà de notre entendement. Nous tendons à


prendes citoyens ») et donna à

dre pour argent comptant les apparences passives. On s’attache


facile-son régime le nom de

ment à quelqu’un d’agréable, qui n’est visiblement pas menaçant. Et


si principat. En second lieu,

l’on remarque que quelque chose ne tourne pas rond, que cette
personne il accepta toutes les vieilles

institutions : consuls,

tellement amicale se révèle hostile, nous tombons des nues. Cette


confusion tribuns, magistrats,

permet à l’agresseur passif de manipuler sa cible sans effort.

436
S T R AT É G I E 3 2

Il existe deux types de résistance passive. Le premier type est celui


de élections, etc. En troisième

la stratégie consciente telle qu’elle fut pratiquée par Metternich. Le


second lieu, au lieu d’ignorer le

sénat et d’en insulter les

type relève d’un comportement semi-conscient ou inconscient dont


les membres comme César, il

gens se servent en permanence pour les problèmes plus ou moins


impor-ne ménagea pas sa peine

tants du quotidien. Vous serez peut-être tenté de négliger ce second


type pour consulter et rassurer

d’agresseur passif, qui ne semble pas réaliser les conséquences de


son cette assemblée. En dernier

comportement ou qui paraît incapable de s’arrêter. Méfiez-vous : les


gens lieu, le 13 janvier 27 av.

J-C, il renonça à tous ses

savent souvent mieux ce qu’ils font que vous ne l’imaginez, et vous


ris-pouvoirs exceptionnels et

quez de vous faire piéger par des dehors inoffensifs et chaleureux.


Nous les mit à la disposition du

sommes généralement trop indulgents avec ce genre de personnes.

sénat et du peuple romains.

Pour mettre consciemment en pratique cette stratégie de résistance


Et quand les sénateurs
l’adjurèrent d’assumer ces

passive, vous devez vous concentrer sur l’image que vous donnez
de vous mêmes pouvoirs et de ne

à vos ennemis. Le plus important est qu’ils ne puissent jamais


déceler les pas abandonner l’unité

idées menaçantes que vous avez derrière la tête.

qu’il avait sauvée, il accéda

En 1802, l’île d’Haïti était une possession française, divisée par une
à leur demande et accepta

révolte des esclaves noirs sous la conduite de Toussaint Louverture.

d’endosser l’autorité

proconsulaire sur une

Cette année-là, une armée envoyée par Napoléon pour écraser la


rébel-zone élargie comportant

lion parvint à s’emparer de Toussaint Louverture et à le mettre dans


un l’Espagne, la Gaule,

bateau pour la France, où il mourrait finalement en prison. Parmi les


la Syrie, la Cilicie et

généraux les plus décorés de Toussaint Louverture se trouvait Jean-


Chypre, tandis que le

sénat conservait les autres

Jacques Dessalines, qui s’était rendu Français et qui, désormais,


servait provinces. Ainsi les
dans leur armée. Il les aida à prendre les isolats de révoltés et su se
faire apparence de souveraineté

apprécier d’eux. Mais tout cela n’était qu’une vaste tromperie. Alors
du sénat et du peuple que Dessalines écrasait ce qu’il restait de la
rébellion, il eut l’occasion de furent restaurées ; mais

mettre la main sur des armes qu’il volait aux Français et qu’il mit de
côté en réalité, étant donné

que la majorité des légions

jusqu’à constituer une artillerie assez importante. Il rassembla et


entraîna se trouvaient dans ses

une nouvelle armée rebelle dans les campagnes reculées où ses


missions provinces et qu’il régnait

le conduisaient. Puis, choisissant le moment où la fièvre jaune


décimait personnellement sur

l’armée française, il reprit les hostilités. En quelques années, il battit


les l’Égypte… la substance

du pouvoir politique

Français et libéra Haïti de l’emprise coloniale une fois pour toutes.

reposait entre ses mains.

La résistance passive telle qu’elle fut pratiquée par Dessalines est


très Trois jours plus tard, le

ancienne en stratégie militaire. C’est ce que l’on appelle « la fausse


capitu-sénat décréta de lui conférer

lation ». À la guerre, l’ennemi ne doit jamais pouvoir lire dans vos


pensées.
le titre d’Auguste.

L’image que vous offrez est la seule prise qu’il a sur vous. Les
signaux que J. F. C. Fuller,

Julius Caesar, 1965

vous émettez sont son seul moyen de déchiffrer ce que vous avez
en tête et prévoyez. En outre, la capitulation d’une armée est en
général suivie d’un flot d’émotions où tout le monde baisse sa garde.
Le vainqueur garde un œil sur les troupes vaincues mais, épuisé par
l’effort que cette victoire lui a coûté, il est tenté de se laisser un peu
aller. Un bon stratège choisit donc parfois la fausse capitulation et
annonce qu’il est battu, physiquement et psychologiquement. Dans
l’incapacité de décrypter les pensées du vaincu, l’ennemi prend cette
soumission pour argent comptant. Cette fausse capitulation laisse
ainsi tout loisir pour comploter de nouvelles hostilités.

À la guerre comme dans la vie, la stratégie de la fausse capitulation


repose sur une parfaite apparence de soumission. Dessalines n’a
pas seulement capitulé, il est allé jusqu’à passer dans le camp
ennemi. C’est ainsi S T R AT É G I E 3 2

437

Ce n’est pas un ennemi

que vous devez procéder pour que la stratégie fonctionne : mettez


en qui m’outrage, je le

exergue vos faiblesses, votre moral écrasé, votre désir de paix. Vous
jouez supporterais ; Ce n’est pas

sur les émotions pour détourner l’attention. Vous devez être bon
acteur.

mon adversaire qui s’élève

contre moi, Je me cacherais


Le moindre signe d’ambiguïté, et tout l’effet en est ruiné.

devant lui. C’est toi, que

En 1940, le président Franklin D. Roosevelt se trouva face à un


j’estimais mon égal, Toi,

dilemme. Il approchait de la fin de son second mandat, et jamais


dans l’his-mon confident et mon

toire politique des États-Unis un président américain ne s’était


présenté ami !… Il porte la main

trois fois. Mais Roosevelt avait encore beaucoup de choses à


accomplir. De sur ceux qui étaient en

paix avec lui, Il viole son

l’autre côté de l’Atlantique, l’Europe était embourbée dans une


guerre qui alliance ; Sa bouche est

finirait certainement par concerner les États-Unis. Sur place, le pays


traver-plus douce que la crème,

sait une période difficile et Roosevelt avait en tête des programmes


pour y mais la guerre est dans son

remédier. Mais s’il révélait son désir de faire un troisième mandat, il


s’atti-cœur ; ses paroles sont plus

onctueuses que l’huile,

rerait les foudres de tous, même au sein de son propre parti. On


l’avait déjà mais ce sont des épées

accusé d’avoir des tendances dictatoriales. Roosevelt décida donc


d’utiliser nues.

une stratégie de résistance passive pour obtenir ce qu’il voulait.


Psaumes,

Au cours des mois précédant la convention démocrate, pendant 55,


13-15, 20-21

lesquels les membres du parti s’apprêtaient à choisir leur candidat à


la présidentielle, Roosevelt répéta constamment qu’il n’était pas
intéressé par un troisième mandat. Il encouragea activement les
membres de son parti à trouver un candidat pour le remplacer. Mais
il surveillait aussi son langage, de façon à ne jamais dire
ouvertement qu’il ne poserait pas sa candidature. Il poussa
suffisamment de candidats à la nomination pour qu’il n’y ait aucun
favori. Ainsi, à l’ouverture de la convention, Roosevelt se retira et
son absence fut largement remarquée. Sans lui, la cérémonie n’avait
pas grand intérêt. On lui rapporta que des militants se mirent à
scander son nom pour le faire venir. Il se fit désirer un moment, puis
leur fit passer un message par son ami le sénateur Alben Barkley : «
Le Président n’a jamais eu et n’a pas aujourd’hui le désir ou le projet
de rester président, de se porter candidat ou d’être nommé par la
convention démocrate. » Il y eut un temps de silence. Puis le sol se
mit à trembler et tous les délégués scandèrent : « ON VEUT
ROOSEVELT ! » Le tapage dura une heure. Le lendemain, alors
qu’il fallait voter, ils se remirent à clamer : « ROOSEVELT ! » On
ajouta le nom du Président à la liste des candidats et il remporta une
victoire écrasante dès le premier tour.

Il ne faut jamais laisser paraître votre avidité de pouvoir, de richesse


ou de célébrité. Même si votre ambition vous conduit aux plus hauts
sommets, si vous avez les dents trop longues, vous ne serez pas
apprécié et cela finira par vous porter préjudice. Mieux vaut masquer
les manœuvres qui vous mènent au pouvoir, comme si on vous
l’avait donné sans que vous l’ayez demandé. La meilleure forme
d’agression est de paraître passif afin que les autres viennent à
vous.

Dans une stratégie de résistance passive, les menus actes de


sabotage subtil font merveille, dans la mesure où ils sont camouflés
par une façade amicale et avenante. C’est ainsi que le réalisateur
Alfred Hitchcock contourna David O. Selznick, le producteur un peu
trop intrusif qui modifiait le script à sa guise et venait sur le plateau
pour s’assurer que les choses 438

S T R AT É G I E 3 2

se déroulaient comme il le voulait. Lorsque cela arrivait, Hitchcock


s’arran-L’expression “tigre

geait pour que la caméra soit en panne ou pour tourner sans film.
Lorsque souriant” issue du

folklore chinois désigne une

Selznick visionnait les scènes, il était trop tard et un nouveau


tournage aurait personne au visage avenant

été beaucoup trop cher et compliqué à mettre en place. Le


réalisateur faisait et au cœur cruel : c’est un

toujours de grandes démonstrations d’amitié à Selznick et tombait


des nues archétype de la littérature

si la caméra ne fonctionnait pas ou si elle n’avait rien enregistré.

mondiale.

La résistance passive est très répandue au quotidien : vous devez


savoir the wiles of war,

traduit par

la manier, mais aussi vous en défendre. Servez-vous-en par tous les


moyens ; Sun Haichen, 1991

elle est trop efficace pour que vous la négligiez. Mais il faut
apprendre à gérer ces agresseurs passifs semi-conscients qui vous
entourent et mesurer de quoi ils sont capables avant qu’ils ne vous
pourrissent la vie. Il est indispensable de savoir vous défendre
contre ce type d’attaques biaisées.

D’abord, vous devez comprendre pourquoi la résistance passive est


omniprésente. Dans le monde d’aujourd’hui, l’expression d’une
critique directe ou d’un sentiment négatif à l’égard d’une personne
proche est très mal vue. Les gens ont tendance à prendre la
moindre critique de façon personnelle. En outre, l’on fuit et l’on évite
à tout prix toute forme de conflit. La pression sociale est énorme : il
faut être aimé et plaire au plus grand nombre. Pourtant, les pulsions
agressives, les sentiments négatifs et les pensées critiques font
partie de la nature humaine. Face à l’interdiction d’exprimer
ouvertement leurs sentiments, dans la crainte d’être méjugés, de
plus en plus de gens ont recours à une sorte de résistance passive
constante, cachée juste sous la surface.

La plupart du temps, leur comportement demeure relativement


inoffensif : ils sont toujours en retard, ou bien ils lancent des
flatteries masquant une remarque perfide, ou encore ils proposent
leur aide mais ne vont jamais jusqu’au bout. Mieux vaut ignorer ces
tactiques relativement courantes. Elles doivent vous glisser dessus
sans vous atteindre, car cela fait partie de la vie moderne. Vous avez
d’autres chats à fouetter.

Cependant, il existe des versions plus fortes et plus dangereuses de


la résistance passive, des actes de sabotage qui peuvent réellement
vous faire du mal. Il s’agit par exemple d’un collègue très chaleureux
qui dit dans votre dos des choses pouvant vous nuire. Ou alors,
vous faites confiance à quelqu’un qui pénètre votre intimité et vous
vole des objets de valeur. C’est aussi parfois un employé qui se
charge d’une mission importante, mais qui s’avère totalement
incompétent. Ces personnes sont dangereuses et excellent à éviter
toutes les accusations qui leur sont faites. Leur modus operandi est
de ne surtout pas dévoiler l’auteur de l’agression : ce n’est jamais de
leur faute. Ils se donnent le rôle du spectateur innocent, impuissant,
victime malgré lui de toute une dynamique. Ce refus d’endosser la
responsabilité de leurs actes est troublant : vous vous doutez bien
qu’ils ont fait quelque chose, mais vous ne pouvez le prouver ou,
pire, s’ils sont très doués, vous culpabilisez de les avoir accusés. Et
si, à bout de nerfs, vous explosez, vous en payez le prix : ils
souligneront votre réponse dure et agressive, démesurée, et
détourneront votre attention des manœuvres de résistance passive
qui vous ont préalablement mis S T R AT É G I E 3 2

439

Essayer de prendre le

en colère. La culpabilité que vous ressentez est le signe même du


pouvoir contrôle d’une situation

qu’ils ont gagné sur vous. D’ailleurs, c’est par la force des émotions
qu’il n’est pas pathologique.

soulève que l’on reconnaît la dangerosité d’un agresseur passif : ce


n’est Nous le faisons tous. Par

contre, celui qui essaie de

pas un ennui mineur, mais un grand trouble, une paranoïa, un


sentiment prendre le contrôle en

de pleine colère et d’insécurité.

déniant qu’il le fait

Pour combattre les agresseurs passifs, vous devez avant tout


travailler présente alors un

sur vous-même. Sachez identifier cette façon qu’ils ont de détourner


la symptôme comportemental

(symptomatic behavior) .

culpabilité. Bannissez-la de vous. Ces personnes sont souvent


doucereu-
[…] Quand quelqu’un

ses et flatteuses, vous attirent dans leur toile en usant de vos failles.
C’est limite le comportement

souvent votre propre faiblesse qui vous fait entrer dans une
dynamique d’une autre personne et

de résistance passive. Sachez-le.

en même temps dénie

Ensuite, une fois que vous avez réalisé avoir face à vous quelqu’un
cette attitude, la relation

devient bien particulière.

de dangereux, la meilleure chose à faire est de vous retirer, de sortir


cette Par exemple, lorsqu’une

personne de votre vie, ou du moins de ne pas vous emporter ni de


faire femme a besoin chaque

scandale. Tout cela ne ferait que jouer en sa faveur. Restez calme.


Si vous soir de la présence de

êtes engagé dans une relation que vous ne pouvez rompre avec un
tel son mari à la maison

en raison de ses accès

partenaire, la seule solution est de manœuvrer en sorte qu’il soit


suffisam-d’angoisse dans la

ment à l’aise pour exprimer tout sentiment négatif. Encouragez-le à


parler.

solitude, il ne peut
Ce n’est pas forcément facile à faire au début, mais cela calmera
son percevoir qu’elle le contrôle

besoin de se montrer sournois. Il est beaucoup plus facile de gérer


une ainsi puisque ce n’est

critique directe qu’un sabotage voilé.

pas elle qui le réclame

à la maison mais cette

L’Espagnol Hernando Cortés comptait dans l’armée qu’il avait


emme-angoisse, comportement

née au Mexique de nombreux agresseurs passifs. Ces hommes


avaient fait involontaire. Pour la

mine d’accepter de lui obéir, mais le trahissaient en secret. Cortés


ne les a même raison, il ne peut

jamais directement affrontés, ne les a jamais accusés, ne s’est


jamais pas non plus refuser un

tel contrôle.

emporté. Il a pris le temps d’identifier ces individus, de savoir de quoi


ils Jay Haley,

étaient capables. Il a ensuite combattu le mal par le mal, restant


amical, stratégies de la

mais travaillant en coulisses à les isoler et à les pousser à bout afin


qu’ils psychothérapie,

traduit par

se révèlent. Face à une résistance passive, la stratégie la plus


efficace est Jean-Claude Benoit,
souvent de se montrer aussi subtil et fourbe que l’agresseur afin de
neu-Érès, 2009

traliser son pouvoir. C’est également efficace avec les moins


dangereux, ceux qui sont perpétuellement en retard, par exemple :
imitez-les, et ils se rendront peut-être compte que leur
comportement est insupportable.

Dans tous les cas, ne laissez jamais à un agresseur passif le temps


ni l’espace d’agir. S’il parvient à s’enraciner, il trouvera vos points
faibles, les ficelles pour vous ligoter. Votre meilleure défense est
d’être attentif à toute forme de résistance passive autour de vous et
de vous garder libre de son influence insidieuse.

Image : La rivière.

Elle coule avec beaucoup de

force et, en temps de

crue, déborde et crée de

terribles inondations. Si

vous construisez un bar-

rage, vous ne faites que

refouler son énergie et

augmenter le risque. Déviez

plutôt son cours, cana-

lisez-la et utilisez la puis-

sance de son flot.

440
S T R AT É G I E 3 2

Autorité : Comme le goutte-à-goutte

use le roc, le faible et le mou vien-

nent à bout du dur et du solide. (Sun

Haichen, The Wiles of War: 36 Military

Strategies from Ancient China, 1991)

A CONTRARIO

L’opposé de la résistance passive est la passivité agressive : vous


présentez une apparence hostile tout en restant intérieurement
calme et immobile.

Cette stratégie n’a qu’un but d’intimidation : vous savez que vous
êtes plus faible que votre adversaire et tentez de le décourager en
présentant une façade impressionnante. Effrayé par cette
apparence, il ne pourra croire que vous n’avez aucune mauvaise
intention. En général, pour masquer votre stratégie, il est très
efficace de vous présenter comme l’exact opposé de ce que vous
êtes et de ce que vous voulez.

S T R AT É G I E 3 2

441

33

SEMEZ INCERTITUDE ET PANIQUE

PAR DES ACTES DE TERREUR :

LA STRATÉGIE DE LA RÉACTION

EN CHAÎNE
La terreur est l’ultime moyen de paralyser les personnes qui vous
résistent et de détruire leur capacité à planifier une stratégie. Un tel
pouvoir s’acquiert par des actes de violence sporadiques, qui créent
un climat de menace constant, une peur qui se répand dans toute la
sphère publique. Le but d’une campagne de terreur n’est pas de
gagner une victoire sur le champ de bataille, mais de provoquer un
maximum de chaos afin que l’adversaire, poussé au désespoir,
réagisse de façon absurde. Mélangés à la population, adaptant leurs
actes aux médias de masse, les stratèges de la terreur créent
l’illusion qu’ils sont omniprésents, et donc beaucoup plus puissants
qu’en réalité. C’est une guerre des nerfs. La victime d’une stratégie
de la terreur doit tout faire pour éviter de succomber à la peur et à la
colère. Pour planifier une contre-stratégie efficace, la victime doit
demeurer calme et équilibrée. Face à une campagne de terreur,
votre ligne de défense sera donc celle de la rationalité.

443

« Frères », disait un poème

ANATOMIE DE LA PANIQUE

ismaélien, « quand vient

À Ispahan, dans l’Iran d’aujourd’hui, vers la fin du XIe siècle, Nizam


al-l’heure du triomphe et que

Mulk était le puissant vizir du sultan Malik Shah, dirigeant du grand


la bonne fortune des deux

mondes est notre compagne,

empire islamique du moment. Nizam fut mis au courant de


l’existence un seul guerrier à pied est

d’une menace certes mineure, mais irritante. Dans le Nord de la


Perse capable de frapper le roi de
s’était développée une secte appelée « les ismaéliens nizarites »,
disciples terreur, même s’il possède

d’une religion qui mêlait le Coran à un fond de mysticisme. Leur


chef, le plus de cent mille

charismatique Hasan-i-Sabah, avait converti des milliers de fidèles


en cavaliers ».

Cité dans the assassins,

rébellion silencieuse contre les pressions politiques et religieuses


exercées Bernard Lewis,

par l’empire. L’influence de ces ismaéliens allait croissant. Le plus


1967

ennuyeux pour Nizam al-Mulk était le secret dans lequel ils opéraient
: il était impossible de savoir qui était converti à la secte et qui ne
l’était pas.

Ses membres cachaient parfaitement leur conversion.

Le vizir surveilla leurs activités de son mieux, jusqu’à ce que lui


parviennent des nouvelles qui le poussèrent à l’action. Au fil des
ans, semblait-il, des milliers d’ismaéliens convertis en secret avaient
réussi à infiltrer des châteaux importants et avaient fini par les
prendre au nom de Hasan-i-Sabah. Cela leur donnait le contrôle de
tout le nord de la Perse : ils avaient créé une sorte d’État
indépendant au sein de l’empire.

Nizam al-Mulk était un dirigeant bienveillant, mais il connaissait les


dangers qui pouvaient surgir d’une telle secte. Mieux valait balayer
tout cela au plus tôt pour ne pas avoir à affronter une révolution plus
tard. Ainsi, en 1092, le vizir convainquit le sultan d’envoyer deux
armées pour prendre les châteaux et éliminer une fois pour toutes
les ismaéliens nizarites.
Leurs châteaux étaient solidement défendus et les campagnes
alentour avaient apparemment sympathisé avec la secte. La guerre
déboucha dans une impasse et les armées du sultan furent obligées
de se retirer.

Nizam al-Mulk comptait sur une autre solution, par exemple une
force d’occupation dans la région ; mais quelques mois plus tard,
comme il se rendait d’Ispahan à Bagdad, un moine soufi approcha
du lit sur laquelle il était transporté, sortit une dague de son
vêtement et poignarda à mort le vizir. L’assassin s’avéra ismaélien,
déguisé en sage soufi. Il avoua à ses ravisseurs que c’était Hasan
lui-même qui lui avait confié cette mission.

La mort de Nizam al-Mulk fut suivie quelques semaines plus tard par
la mort naturelle de Malik Shah. Ce décès aurait de toute façon été
une tragédie, mais à plus forte raison, sans vizir pour gérer la
succession, l’empire s’enfonça dans une période d’anarchie qui dura
plusieurs années. En 1105, une certaine stabilité avait été rétablie et
les ismaéliens furent de nouveau au centre de l’attention. D’un seul
coup de poignard, ils avaient fait trembler tout l’empire. Ils devaient
être éliminés. Une nouvelle campagne, plus ferme et plus
vigoureuse, fut lancée contre la secte.

On apprit bientôt que l’assassinat de Nizam al-Mulk n’était pas un


simple acte de vengeance, comme on l’avait cru jusque-là. C’était
une véritable politique ismaélienne, une nouvelle façon, étrange et
terrifiante, de faire la guerre. Au cours des années suivantes, les
membres clés de l’administration du nouveau sultan, Muhammad
Tapar, furent assassinés d’après 444

S T R AT É G I E 3 3

le même rituel : le tueur émergeait d’une foule et portait un seul


coup, Les pertes auxquelles

mortel, avec une dague. La plupart du temps, cela survenait en


public, au nous sommes habitués
nous affectent moins

grand jour. D’autres fois, plus rarement, le tueur surprenait la victime


profondément.

dans son lit, l’ismaélien s’étant infiltré au sein de sa domesticité.

JUVÉNAL,

Une vague de terreur déferla sur toute la hiérarchie de l’empire. On


Ier-IIe SIÈCLE APR. J.-C.

ne pouvait démasquer les ismaéliens. Les adeptes de la secte


étaient patients, disciplinés et avaient appris l’art de garder pour eux
leurs croyances afin de se fondre où qu’ils soient. Et même lorsque
les assassins étaient pris et torturés, ils accusaient différentes
personnes appartenant au cercle le plus intime du sultan d’être des
espions payés par les ismaéliens ou des convertis secrets. Nul ne
pouvait savoir s’ils disaient la vérité, et une épée de Damoclès pesait
sur toutes les têtes.

Les vizirs, les juges et tous les membres du Gouvernement furent


obligés de se déplacer avec des gardes du corps. Beaucoup d’entre
eux se mirent à porter d’épaisses cottes de mailles, très
inconfortables. Dans certaines villes, nul ne pouvait sortir de chez
soi sans un permis. La population se mit à gronder : les ismaéliens
recrutaient de plus en plus.

Nombreux étaient ceux qui avaient perdu le sommeil et qui


n’arrivaient plus à faire confiance à leurs amis les plus proches. Des
rumeurs excentriques circulaient, lancées par les plus paranoïaques.
La hiérarchie de l’empire se déchira, certains prêchant la force pour
éliminer Hasan, d’autres expliquant que le dialogue était la seule
réponse possible.

Entre-temps, alors que l’empire tentait désespérément de se


débarrasser des ismaéliens, les assassinats continuaient,
demeurant totalement imprévisibles. Parfois, des mois entiers
s’écoulaient sans l’ombre d’un problème puis, soudain, deux
personnes étaient tuées dans la même semaine. Cela se produisait
sans rime ni raison ; aucun officiel en particulier n’était visé. Tous les
ministres débattaient sans fin du schéma que suivaient les
ismaéliens. La petite secte était parvenue à dominer leurs pensées
sans même qu’ils en aient conscience.

En 1120, Sanjar, le nouveau sultan, décida de passer fermement à


l’action et mit en place une campagne militaire pour prendre les
châteaux ismaéliens avec une force de frappe considérable. Il
transforma la région en camp militaire. Il multiplia les précautions
pour se protéger de tout assassinat, changeant de chambre
régulièrement et n’autorisant dans son entourage que ceux qu’il
connaissait bien. En veillant à sa propre sécurité, il pensait rester à
l’abri de la panique ambiante.

Alors que les préparations à la guerre suivaient leur cours, Hasan-i-


Sabah envoyait ambassadeur sur ambassadeur à Sanjar pour
négocier la fin des assassinats. Ils furent tous renvoyés.
Apparemment, la chance avait tourné : c’étaient maintenant les
ismaéliens qui avaient peur.

Peu avant que la campagne militaire ne soit lancée, le sultan


s’éveilla dans son lit un matin et trouva une dague plantée dans le
sol, à quelques dizaines de centimètres de sa poitrine. Comment
était-elle arrivée là ?

Que cela voulait-il dire ? En y réfléchissant, il se mit littéralement à


trembler de peur. C’était clairement un message. Il n’en parla à
personne, car S T R AT É G I E 3 3

445

à qui faire confiance ? Il suspectait même ses femmes. Il finit la


journée épuisé par la panique. Il reçut le soir même un message de
Hasan lui-même : « Si je ne voulais pas le bien du sultan, cette
dague, plantée dans le sol dur, aurait été plantée dans sa chair
molle. »
Cette fois, Sanjar en eut assez. Il ne pouvait envisager de passer
une autre journée comme celle-là. Il refusait de vivre constamment
tenaillé par la peur, l’esprit dévoré par l’incertitude et le soupçon.
Mieux valait, pensait-il, négocier avec ce démon. Il annula la
campagne militaire et fit la paix avec Hasan.

Au fil des ans, alors que le pouvoir politique des ismaéliens


grandissait et que la secte s’étendait en Syrie, ces assassins
devinrent un véritable mythe. Ils n’avaient jamais tenté de
s’échapper. Une fois leurs méfaits commis, ils étaient pris, torturés et
exécutés, mais il en apparaissait sans cesse d’autres, et rien ne
semblait pouvoir les empêcher d’accomplir leur sinistre tâche. Ils
semblaient possédés, totalement dévoués à leur cause. Certains les
appelèrent « hashshashin », du terme arabe « hashish », parce
qu’ils agissaient comme s’ils étaient drogués. Les croisés européens
en Terre Sainte entendirent parler de ces hashshashin démoniaques
et rapportèrent cette histoire.

C’est ainsi que se forma le terme d’« assassin », qui passa dans la
langue.

Interprétation

Hasan-i-Sabah n’avait qu’un but : obtenir pour sa secte un État


indépendant dans le Nord de la Perse, pour survivre et se
développer au sein de l’empire islamique. Étant donné son infériorité
numérique face au pouvoir déployé contre lui, il ne pouvait espérer
plus. Il mit donc au point une stratégie qui constitua véritablement la
première campagne terroriste organisée de l’histoire, avec un but
politique. Le plan de Hasan était en fait très simple. Dans le monde
islamique, un dirigeant qui avait su se faire respecter était investi
d’une autorité considérable. Cette autorité faisait de sa mort une
véritable tragédie, qui provoquait le chaos et l’anarchie. Hasan
décida donc de viser ces dirigeants, mais de façon aléatoire : il était
rigoureusement impossible de déceler la moindre logique dans ses
choix. La possibilité d’être la prochaine victime était beaucoup trop
perturbante pour la plupart des gens. En vérité, sortis des châteaux
qu’ils tenaient, les ismaéliens étaient faibles et vulnérables mais, en
infiltrant progressivement le cœur de l’administration du sultan,
Hasan parvint à créer l’illusion qu’ils étaient partout. De toute sa vie,
il ne commit finalement pas plus de cinquante assassinats. Et
pourtant, il gagna autant de pouvoir politique que s’il avait eu sous
ses ordres une armée considérable.

Ce pouvoir ne s’obtint pas seulement en effrayant les individus.

L’essentiel se situait dans les effets que produisaient les assassinats


sur l’ensemble du groupe social. Les dirigeants les plus faibles
étaient ceux qui succombaient à la paranoïa, et transmettaient des
doutes et des rumeurs qui finissaient par se répandre et
contaminaient ainsi les plus forts. Se produisait alors une réaction en
chaîne : des émotions jaillissant de toutes parts, de la colère au
désespoir, du haut en bas de la hiérarchie. Lorsqu’un groupe 446

S T R AT É G I E 3 3

d’individus est pris dans une telle panique, il perd totalement


l’équilibre, et la plus légère brise suffit à le faire basculer. Les plus
forts et les plus déterminés finirent eux aussi par être contaminés
par la peur, comme le sultan Sanjar. L’importance qu’il donnait à sa
sécurité et les contraintes auxquelles il se soumettait pour se
protéger révèlent qu’il était lui-même sous l’influence de cette
panique. Une dague posée sur le sol suffit à le faire plonger.

Nous sommes tous sensibles aux émotions de ceux qui nous


entourent.

Nous-mêmes avons parfois du mal à voir à quel point nous sommes


affectés par les humeurs qui traversent notre groupe. C’est ce qui
rend l’usage de la terreur si efficace et si dangereux : par quelques
actes de violence bien coordonnés, une poignée d’assassins fait
jaillir inquiétude et désespoir. Les membres les plus faibles du
groupe cible cèdent à la panique et diffusent les rumeurs et
l’angoisse qui submergent progressivement tous les autres. Les plus
forts répondent à une campagne de terreur par la colère et la
violence, mais ce n’est jamais qu’une autre façon d’être sous
l’emprise de la peur. Ils réagissent à chaud au lieu de penser avec
stratégie : c’est un signe de faiblesse, et non de force. Dans des
circonstances normales, un individu qui a peur retrouve son équilibre
mental au bout d’un certain temps, surtout s’il est entouré d’autres
personnes calmes. Mais au sein d’un groupe paniqué, c’est
quasiment impossible.

Tandis que l’imagination publique s’emballe, les assassins


deviennent plus nombreux, omnipotents, omniprésents. Comme
Hasan l’a prouvé, une poignée de terroristes peut tenir en otage un
empire tout entier par quelques coups bien portés à la psychologie
du groupe. Une fois que les dirigeants ont succombé à l’émotion, en
rendant les armes ou en lançant une contre-attaque déraisonnable,
la campagne de terreur est réussie.

La victoire s’obtient non par le nombre de ceux qui sont tués mais
par le nombre de ceux qui ont peur.

PROVERBE ARABE

LES CLEFS DE LA GUERRE

Notre vie quotidienne est semée de peurs de toutes sortes. Ces


peurs sont généralement liées à une cause bien spécifique : une
personne menaçante, un problème prêt à éclater, une maladie qui
rôde ou la mort elle-même.

Prisonniers que nous sommes des affres de la peur, notre volonté


est momentanément paralysée lorsque nous nous mettons à
imaginer toutes les horreurs qui pourraient nous arriver. Si ce
sentiment perdure ou est trop violent, la vie en devient
insupportable. Nous trouvons donc des moyens pour fuir ces
pensées et oublier nos peurs. On se tourne, par exemple, vers les
distractions du quotidien : le travail, la vie en société, les activités
entre amis. La religion et tous les systèmes de croyance, y compris
la foi en la technologie ou en la science, sont aussi sources d’espoir.
Ces distractions et croyances sont le sol sous nos pieds, ce qui nous
permet de tenir debout et d’avancer en surmontant la peur.
S T R AT É G I E 3 3

447

Six en haut signifie :

Toutefois, dans certaines circonstances, ce sol s’effondre et,


brusque-L’ébranlement apporte la

ment, il n’y a plus rien à quoi se raccrocher. On remarque, au fil de


l’his-ruine et les regards anxieux

toire, la folie qui a pu s’emparer des masses lors de certaines


catastrophes –

que l’on jette tout autour.

Aller de l’avant apporte

un tremblement de terre, une épidémie meurtrière, une guerre civile


l’infortune. Si cela n’a pas

sanglante. Dans ce type de situation, ce qui nous trouble le plus


n’est pas encore atteint notre corps,

l’événement horrible en soi ; nous avons en effet une fascinante


capacité à mais a commencé par

nous adapter et à dépasser les atrocités les plus improbables. Non,


ce qui toucher notre voisin,

nous trouble le plus, c’est l’incertitude de l’avenir, la crainte que des


choses il n’y a pas de blâme.

Les compagnons en

terribles n’arrivent et que l’on subisse bientôt une tragédie


imprévisible. C’est ont à raconter.
là ce qui met nos nerfs à rude épreuve. Impossible de contrecarrer
ces pen-Lorsque l’ébranlement

sées par des distractions ou par la foi. Nos esprits sont assiégés
d’idées irra-intérieur a atteint son plus

tionnelles, la peur devient chronique et intense ; elle se fait


imprécise, floue ; haut point d’intensité il

prive un homme de sa

elle se répand et se généralise. Au sein d’un groupe, la panique


s’installe.

faculté de réflexion et de sa

C’est là l’essence même de la terreur : une peur intense,


insurmonta-clarté de regard. Dans une

ble, que l’on ne peut canaliser et dont on ne peut se débarrasser


comme telle commotion il n’est

du reste. Il y a trop d’incertitudes, trop d’horreurs qui peuvent


survenir.

naturellement pas possible

Lors de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands bombardèrent


d’agir de façon considérée.

L’attitude juste est alors de

Londres : on appela cela le « Blitz ». Les psychologues


remarquèrent que, se tenir en repos jusqu’à ce

lorsque les bombardements étaient fréquents et réguliers, les


Londoniens qu’on ait retrouvé le calme
s’habituaient au bruit, à l’inconfort, aux morts et au sang. Mais
lorsqu’ils et la clarté. On ne peut

étaient irréguliers et sporadiques, la peur se muait en terreur. Les


habi-cependant y parvenir que si

l’on ne s’est pas encore

tants avaient beaucoup plus de mal à gérer l’incertitude du moment


où laissé gagner par

la prochaine explosion surviendrait.

l’excitation dont il est déjà

Une loi de la guerre et de la stratégie veut que, pour prendre l’avan-


possible d’observer les effets

tage, tout soit essayé et testé. C’est ainsi que des organismes et des
indi-fâcheux au sein de

vidus, constatant l’immense pouvoir que la terreur donne sur les


groupes l’entourage. Si l’on se retire

à temps de l’action, on

sociaux, ont fait de cette arme une stratégie. Les gens sont malins,
pleins demeure exempt de fautes

de ressources, adaptables. Pour les paralyser et détruire leur


capacité à et de dommages. Mais on

penser de manière raisonnée, il faut créer un climat d’incertitude, de


peut être sûr que les

confusion, de terreur insurmontable.

compagnons qui, pris dans


ce tourbillon, n’admettent

La terreur érigée en stratégie peut prendre la forme d’actes de des-


plus désormais les

truction pour l’exemple. Les Mongols maîtrisaient cet art à merveille.


Ils avertissements, ne seront

rasaient quelques villes ici ou là, avec une barbarie sans nom. La
légende pas satisfaits d’une pareille

terrifiante de la horde mongole se répandait rapidement. Dès qu’ils


conduite. On se bornera à

approchaient une ville, les habitants étaient submergés par la


panique et ne faire aucun cas d’une

telle attitude.

ne pouvaient qu’imaginer le pire. Dans la majorité des cas, la cité se


ren-yi king,

dait sans même se battre, ce qui était le but des Mongols depuis le
début.

le livre des mutations,

En effet, il s’agissait souvent d’une petite armée, isolée, qui ne


pouvait se traduit et adapté par

Étienne Perrot de la

permettre de longs sièges ni des guerres prolongées.

traduction allemande du

Il arrive aussi que l’on se serve de la stratégie de la terreur pour


Père Richard Wilhelm
atteindre des objectifs politiques, pour rassembler un groupe ou une
nation.

En 1792, la Révolution française échappa à tout contrôle. Des


armées étrangères s’apprêtaient à envahir la France, le pays était
désespérément divisé.

Les Montagnards, conduits par Robespierre, affrontèrent la menace


en se lançant dans une guerre contre les Girondins. Ce fut la
Terreur. Accusées de contre-révolution, des milliers de personnes
furent envoyées à la 448

S T R AT É G I E 3 3

guillotine. Nul ne savait qui serait le suivant. Même si les


Montagnards L’art de la guerre mongol

étaient relativement peu nombreux, le sentiment d’incertitude et de


panique était fondé sur la terreur

pure et simple. La défaite,

qu’ils réussirent à susciter paralysa toute volonté chez leurs


adversaires.

subie par la force ou la

Paradoxalement, la Terreur – qui est le premier exemple de l’usage


des négociation, se payait par termes « terrorisme » et « terroriste »
– apporta une certaine stabilité.

des massacres, des rapines

Même si la stratégie de la terreur peut être utilisée par de vastes et


des tortures… Tout

armées et des États constitués, dans la pratique, c’est souvent la


stratégie l’appareil de la terreur
était appliqué sans remords

de ceux qui sont en petit nombre. La raison en est simple : l’usage


de la pour saper la volonté de

terreur requiert généralement d’être prêt à sacrifier des civils


innocents résistance des victimes ;

au nom d’un plus grand bien, dans un cadre stratégique. Pendant


des concrètement, cette politique siècles, hormis de rares
exceptions comme les Mongols, les dirigeants consistant à terroriser
porta

des fruits à court terme.

militaires ne voulaient pas aller aussi loin. En outre, un État qui use
de Des armées entières se

cette stratégie contre sa propre population risque de perdre le


contrôle de débandèrent en petites

la situation et de créer un chaos dont il ne pourra se sortir. Les petits


unités terrifiées à la

groupes n’ont pas ce genre de problèmes. Ils savent n’avoir aucune


nouvelle de l’approche des

chance dans une guerre conventionnelle, ou même dans une


guérilla. La toumans … Beaucoup

d’ennemis furent paralysés

terreur est la stratégie de la dernière chance. Face à un ennemi


beaucoup avant même que l’armée

plus fort, ils sont souvent désespérés et se battent pour une cause
qui leur mongole passe leurs
tient vraiment à cœur. En comparaison, nulle considération éthique
ne frontières.

fait le poids. Le chaos fait partie de leur stratégie.

David Chandler,

the art of warfare

Pendant des siècles, le terrorisme fut limité par ses outils : le sabre,
le on land, 1974

couteau, le fusil, tous armes individuelles. Puis, au XIXe siècle, une


seule campagne produisit une innovation radicale, donnant
naissance au terrorisme tel qu’on le connaît aujourd’hui.

À la fin des années 1870, un groupe de radicaux russes,


majoritairement issus de l’intelligentsia, se mit à faire campagne
pour encourager une révolution paysanne. Ils finirent par réaliser
que leur cause était totalement désespérée : les paysans eux-
mêmes n’étaient pas prêts à se lancer dans ce genre d’action et,
surtout, le régime tsariste et ses forces répressives étaient beaucoup
trop puissants. Le tsar Alexandre II venait de lancer ce qu’on appela
« la Terreur blanche », l’écrasement brutal de toute forme de
dissidence. Il était quasiment impossible pour les radicaux d’opérer
au grand jour, encore moins de répandre leur influence. Mais s’ils ne
faisaient rien, la puissance du tsar ne cesserait de croître.

De ces radicaux émergea un groupe qui prêchait la guerre terroriste.

Il s’était baptisé « Narodnaya Volia », ou « Volonté du peuple ». Pour


que l’organisme demeure clandestin, ils étaient peu nombreux. Ils
s’habillaient discrètement afin de se fondre dans la foule. Ils se
mirent à confec-tionner des bombes. Une fois qu’ils eurent
assassiné un certain nombre de ministres du Gouvernement, le tsar
fut de facto assigné à résidence dans son palais. Fou de rage, il
n’eut plus qu’une idée en tête : trouver les terroristes et les mettre à
mort. Il y consacra toute son énergie, avec pour seul résultat que la
plus grande partie de son administration en fut paralysée.

En 1880, les radicaux parvinrent à poser une bombe au Palais


d’hiver, la résidence du tsar à Saint-Pétersbourg. Enfin, l’année
suivante, une autre bombe tua Alexandre II lui-même. Le
Gouvernement répondit S T R AT É G I E 3 3

449

Pour qu’une attaque à la

naturellement par une répression toujours plus dure, instituant une


bombe ait la moindre

sorte d’État policier. Malgré cela, en 1888, Alexandre Oulianov, frère


de influence sur l’opinion

Vladimir Lénine et membre de la Narodnaya Volia, manqua de


justesse publique, elle doit,

de nos jours, aller

l’assassinat du successeur d’Alexandre, le tsar Alexandre III.

plus loin dans l’intention

La capture et l’exécution d’Oulianov mirent un terme définitif aux que


la vengeance ou le

activités de la Narodnaya Volia, mais le groupe avait inspiré une


vague terrorisme. Elle doit viser la

d’attentats dans le monde entier, y compris les assassinats


anarchistes des destruction pure. Cela et

présidents américains James A. Garfield en 1881 et William


McKinley en cela seulement, sans le
plus léger soupçon d’aucun

1901. Avec la Narodnaya, tous les éléments du terrorisme furent dès


lors autre objectif. Vous autres

mis en place. Aux fusils, le groupe préférait les bombes, plus


tragiques, anarchistes ne devez laisser

plus effrayantes. Ils pensaient que s’ils tuaient suffisamment de


ministres aucun doute sur votre

du Gouvernement, jusqu’au tsar lui-même, le régime finirait par


s’effon-résolution de balayer la

société tout entière. […]

drer ou par avoir recours aux pires outils pour se défendre. Cette
répres-Mais que dire d’un acte

sion jouerait, sur le long terme, en faveur des radicaux, en suscitant


un de férocité destructrice

mécontentement qui finirait inévitablement en révolution. Entre-


temps, absurde au point d’être

la campagne d’attentats fut couverte par la presse, vantant


indirectement incompréhensible,

la cause des radicaux et leur attirant des sympathisants à travers le


inexplicable, presque

inimaginable, en fait :

monde entier. Ils appelaient cela « la propagande des faits ».

dément ? Seule la folie est

La Narodnaya Volia visait principalement le Gouvernement, mais


vraiment terrifiante, dans
tenait aussi à faire des victimes civiles. La chute du gouvernement
tsariste la mesure où l’on ne peut

valait bien quelques vies et, au final, les bombes terroristes étaient
moins l’apaiser ni par les menaces,

ni par la persuasion, ni par

meurtrières que leur alternative, la guerre civile. Au moins, la


Narodnaya les pots-de-vin. De plus, je

Volia montrerait au peuple russe que le Gouvernement n’était pas ce


bloc suis un homme civilisé. Je

monolithique de puissance intouchable pour lequel on le prenait ; il


était ne songerais jamais à vous

vulnérable. Les membres du groupe avaient compris que le régime


finirait commander d’organiser une

bien un jour ou l’autre par les liquider, mais ils étaient prêts à mourir
pour boucherie pure et simple,

même si j’en attendais les

leur cause.

meilleurs résultats. Mais

Les membres de la Narodnaya Volia savaient qu’ils pouvaient se


ser-d’une boucherie je n’attends

vir d’un événement relativement mineur – l’explosion d’une bombe –


pour pas le résultat désiré. Le

démarrer une réaction en chaîne : la peur dans l’administration


donne lieu meurtre est toujours un

moyen. C’est presque une


à une violente répression, ce qui fait de la publicité au groupe et
attire la institution. L’opération

sympathie des foules en renforçant l’impopularité du Gouvernement.


Cela doit s’attaquer à l’érudition,

joue en faveur du radicalisme, ce qui augmente la répression, et


ainsi de à la science. Et n’importe

suite, jusqu’à ce que le chaos soit total. La Narodnaya Volia était un


groupe quelle science ne ferait pas

faible et comptant peu de membres; cependant, des actes de


violence l’affaire. L’attaque doit

avoir toute la scandaleuse

simples mais tragiques lui donnèrent un pouvoir disproportionné


pour insanité d’un blasphème

semer la panique et l’incertitude, afin de créer les apparences de la


force gratuit. »

face à la police et au public. En réalité, sa petitesse et sa discrétion


lui confé-Joseph Conrad,

rèrent un atout considérable : l’encombrante force de milliers de


policiers 1857-1924,

l’agent secret,

dut, à grands frais, se mettre à la recherche d’une petite bande de


clan-traduit par Vladimir

destins qui avaient l’avantage de la mobilité, de la surprise et d’une


relative Volkoff, Librairie

générale française,
invisibilité. L’asymétrie des forces les rendait impossibles à
combattre, tout Paris, 1996

en leur donnant une image de martyrs héroïques.

Cette asymétrie poussa la guerre à son ultime extrémité : un


minuscule groupe de gens se battant contre une puissance
monstrueuse, faisant de leur taille et de leur désespoir des armes
puissantes. Dans tous les cas 450

S T R AT É G I E 3 3

de terrorisme, la force et l’efficacité du groupuscule proviennent de


ce que les terroristes ont largement moins à perdre que les armées
levées contre eux, et beaucoup à gagner par la terreur.

En fait, un terroriste, c’est celui qui grimpe tout en haut de la


montagne et qui lance une pierre pour déclencher l’avalanche. Si
rien ne se passe, il n’a pas perdu grand-chose, excepté peut-être sa
propre vie, qui compte pour rien. Si l’avalanche a lieu, c’est le
désordre et le chaos, et il gagne l’immense pouvoir d’influer sur les
événements. Le terroriste réagit souvent contre une situation
excessivement statique. Dans son désespoir, il parvient souvent à
briser le statu quo.

On ne peut juger la guerre d’après les seules catégories de la


victoire et de la défaite : chacun de ces états a des étapes et des
gradations. Dans l’histoire, rares sont les victoires qui furent totales
et sources d’une paix durable ; de même, rares sont les défaites
dont on ne se remet jamais. Ce qui rend le terrorisme aussi attractif,
surtout pour ceux qui, autrement, sont impuissants, c’est cette
capacité à changer quelque chose, à atteindre un but, aussi limité
soit-il.

On se sert du terrorisme avec une grande efficacité, par exemple


pour la publicité d’une cause. Ceci fait, la présence publique qui est
établie se transforme en pouvoir politique. Lorsque des terroristes
palestiniens détournèrent un avion d’El Al en 1968, ils attirèrent
l’attention des médias de masse du monde entier. Durant les années
qui suivirent, ils organisèrent d’autres actes terroristes, retransmis
par les télévisions, notamment la fameuse attaque de 1972 aux jeux
Olympiques de Munich.

Même si de tels actes leur attirèrent la haine de la majorité des pays


non arabes, ils étaient tout à fait prêts à assumer cela : tout ce qu’ils
voulaient, c’était que l’on parle d’eux, et que cela leur donne du
pouvoir. Ainsi que le notait l’écrivain Brian Jenkins : « Des insurgés
se sont battus en Angola, au Mozambique et en Guinée portugaise
pendant quatorze ans en se servant des tactiques habituelles de la
guérilla rurale. Le monde n’était pas au courant de leurs luttes,
tandis qu’un nombre approximati-vement égal de commandos
palestiniens, par des tactiques terroristes, sont devenus, en
quelques années, le principal souci politique mondial. »

Dans un monde dominé par les apparences, au sein duquel la valeur


de chacun est déterminée par sa présence publique, la solution du
terrorisme offre la possibilité d’une publicité spectaculaire et
immédiate : les terroristes adaptent d’ailleurs leurs attaques et le
degré de violence de celles-ci aux médias, notamment à la
télévision. Leurs offensives sont trop épouvantables, trop
fascinantes pour être ignorées. Les reporters comme les experts
peuvent crier au scandale, se montrer choqués et faire des mines
dégoûtées ; ils sont impuissants : leur métier est de répandre la
nouvelle et, ainsi, de répandre le virus qui aide les terroristes à
obtenir une telle publicité. Cet effet se fait ressentir parmi les petits,
les impuissants, rendant l’usage du terrorisme perversement attirant
pour la nouvelle génération.

Toutefois, malgré toutes ses forces, cette stratégie a aussi ses


limites, comme l’ont prouvé les nombreuses morts violentes de
beaucoup de S T R AT É G I E 3 3

451

Pendant la période Mei,


terroristes. Ceux qui veulent combattre cette stratégie doivent avoir à
la fin du xve siècle, le

conscience de cette limite et l’exploiter. La principale faiblesse est


que le château d’Odawara tomba

terrorisme n’a pas de vraies attaches avec le public ou avec une


quelcon-après un long siège. Il y

avait au château une

que base politique solide. Souvent isolés, vivant cachés, les


terroristes servante au service de Mori

tendent à perdre contact avec la réalité, à surestimer le pouvoir et la


Fujiyori, seigneur du

marge de manœuvre dont ils disposent. Leur usage de la violence


doit château ; elle s’enfuit avec

être réfléchi comme une stratégie pour réussir et leur éloignement


du un chat qu’elle avait depuis

public fait qu’il leur est quasiment impossible de garder un certain


sens des années. Ce chat devint

une bête sauvage dotée de

de la mesure. Les membres de la Narodnaya Volia avaient, quelque


part, pouvoirs surnaturels qui

compris les serfs russes. Mais les groupes terroristes plus récents
comme terrorisait les gens et allait

les Weathermen aux États-Unis et les Brigades rouges en Italie


étaient tel-jusqu’à s’attaquer aux

lement éloignés du public qu’ils touchaient aux limites de la folie.


Dans nouveau-nés du village.
Les fonctionnaires du lieu

le cas du terrorisme, une bonne stratégie de contre-attaque


comprend se joignirent à la

l’isolement des terroristes et leur rupture avec toute base politique.

population pour essayer de

Le terrorisme est souvent issu d’un sentiment de faiblesse et de dés-


l’attraper mais l’animal

espoir combiné à la dévotion à une cause, publique ou personnelle,


qui avait le pouvoir étrange

mérite que l’on inflige et que l’on endure tout type de souffrance. Au
sein d’apparaître et de

disparaître. Les hommes

d’un monde où le pouvoir semble aussi vaste et invulnérable, cette


strad’épée et les archers ne

tégie n’en est que plus attirante. C’est en ce sens que le terrorisme
peut purent rien trouver à

devenir une sorte de style, un mode de comportement qui s’est


infiltré attaquer. Hommes et

dans la société elle-même.

femmes vivaient ainsi dans

l’effroi jour et nuit. Au

Dans les années 1920 et 1930, le psychanalyste français Jacques


Lacan mois de décembre de la
se heurta aux sociétés médicales extrêmement conservatrices qui
domi-deuxième année d’Eish?

naient alors tous les aspects de la pratique psychanalytique. Lacan


comprit (1505), le prêtre Yakkoku

qu’il était vain de chercher à traiter de manière conventionnelle avec


ces monta sur une estrade à

autorités. Il développa un style que l’on pourrait qualifier de


terroriste. Les Hokokuji et dessina un

chat. Il montra son dessin

séances avec ses patients, par exemple, s’arrêtaient souvent


abruptement à l’assemblée et dit :

avant les cinquante minutes réglementaires ; elles duraient autant


que bon

« Comme je l’ai dessiné,

lui semblait et, parfois, ne dépassaient même pas les dix minutes.
Cette proje vais tuer ce chat en

vocation délibérée vis-à-vis du monde médical fit grand scandale et


engen-poussant un katzu, afin

que les cœurs des gens

dra une réaction en chaîne qui secoua la communauté


psychanalytique soient soulagés de leur

durant des années. (Ces séances étaient aussi terrorisantes pour les
patients, peur. » Il poussa son cri

qui ne savaient jamais quand Lacan y mettrait un terme et qui


étaient donc et déchira en morceaux le
forcés de se concentrer et de faire primer chaque instant, ce qui
était, selon dessin du chat. Le même

Lacan, extrêmement important.) S’étant ainsi fait une large publicité,


Lacan jour, un bûcheron qui

travaillait dans une vallée

continua d’attiser les foudres par de nouvelles provocations,


culminant par près de Takuma entendit

la création de sa propre école rivale et de sa société professionnelle.


Ses écrits un abominable

sont rédigés dans un style à l’image de la stratégie qu’il employait :


violent glapissement ; il guida un

et obscur. C’était comme s’il aimait à jeter de petites bombes dans le


monde groupe d’archers vers le

haut de la vallée : ils y

et qu’il profitait de la terreur et de l’attention qu’elles suscitaient.

trouvèrent le cadavre du

Les gens qui se sentent faibles et impuissants sont souvent tentés


chat monstrueux, de la

par la colère ou autres comportements irrationnels. Leur entourage


en taille d’un ourson, mort

demeure perpétuellement sur le qui-vive, ne sachant quand surgira


la sur un rocher. Le peuple

prochaine attaque. Ce genre de comportement, comme d’autres


formes crut que cela était le résultat

du katzu poussé par


plus graves de terrorisme, a parfois un effet paralysant sur ses
cibles, qui le prêtre.

ne savent comment résister. Puisque le moindre échange avec ce


type de 452

S T R AT É G I E 3 3

personnes est potentiellement très désagréable, pourquoi combattre,


pour-Tests

quoi ne pas abandonner ? Un tempérament violent, un acte


extravagant, (1) Comment le fait de

déchirer un dessin et de

une explosion sans mesure créent une illusion de pouvoir et


masquent les pousser un katzu peut-il

insécurités et les faiblesses. Si vous réagissez à une telle situation


par détruire un monstre

l’émotion, vous entrez dans le jeu de l’adversaire en favorisant le


chaos et vivant ?

l’attention dont il a besoin. Si vous devez gérer un conjoint ou un


patron (2) Ce chat malfaisant est

« terroriste », réagissez certes de manière déterminée, mais sans


passion.

en liberté parmi le peuple,

il ensorcelle et il tue.

C’est par cette réaction inattendue que vous saurez le surprendre.

Tuez-le vite avec un


Même si le terrorisme organisé a évolué et que les nouvelles techno-
katzu, et apportez-en

logies militaires ont augmenté sa violence, son essence n’a pas


changé ; la preuve.

les éléments développés par la Narodnaya Volia sont toujours


d’actualité.

Trevor Leggett,

samurai zen: the

Pourtant, beaucoup se demandent aujourd’hui si une nouvelle forme


de warrior koans,

terrorisme, plus violente, ne serait pas en cours de développement,


1985

surpassant largement sa version d’origine. Si les terroristes peuvent


se procurer des armes plus puissantes – disons biologiques ou
nucléaires –

et qu’ils ont le cran de les utiliser, leur force de frappe et le pouvoir


qu’elles leur apporteraient conféreraient au terrorisme une forme
inédite, apocalyptique. Mais peut-être un genre nouveau de
terrorisme a-t-il déjà émergé, un terrorisme qui n’a pas besoin de la
menace d’armes dites sales Si l’on a acquis la science

pour obtenir un résultat dévastateur.

intérieure de ce que sont la

Le 11 septembre 2001, une poignée de terroristes affiliés au mouve-


crainte et le tremblement,

ment islamiste d’al-Qaida mena l’action terroriste la plus meurtrière


de on est assuré contre les
commotions que pourraient

l’histoire, avec l’attaque des tours du World Trade Center à New


York et causer les influences

du Pentagone à proximité de Washington, D.C. Cette attaque


présente les extérieures. Même si le

caractéristiques du terrorisme classique : un groupe réduit doté de


moyens tonnerre gronde au point

très limités, se servant de la technologie américaine à sa disposition,


de semer l’effroi à cent

milles à la ronde, on

frappe un grand coup. On retrouve là l’habituel déséquilibre des


forces où demeure intérieurement

la petitesse devient un atout permettant au groupe de se fondre


dans la si plein de calme et de

masse et d’être quasiment impossible à détecter. La terreur


provoquée par vénération que l’on

l’événement lui-même créa une réaction de panique dont les États-


Unis ne n’interrompt pas les rites

se sont pas encore remis. Le drame et le symbole que représentait


une sacrificiels. Une telle gravité

profonde et intime sur

attaque des tours jumelles, et a fortiori du Pentagone, ont créé un


spectacle laquelle viennent ricocher,

atrocement fascinant qui permit aux terroristes d’obtenir une


couverture impuissants, les motifs
médiatique maximale, tout en démontrant tragiquement la
vulnérabilité extérieurs de crainte est

des États-Unis, pourtant décrits au cours de la décennie précédente


la disposition spirituelle

que doivent posséder les

comme l’unique superpuissance mondiale. Certains dans le monde


guides des hommes et

n’avaient jamais imaginé que les États-Unis pouvaient être touchés


aussi les souverains.

gravement et aussi rapidement, mais ils se délectaient d’avoir eu


tort.

yi king, le livre des

Beaucoup nient que le 11 septembre soit une nouvelle forme de ter-


mutations,

traduit et adapté par

rorisme. Ils expliquent que cette attaque ne fait date que par le
nombre Étienne Perrot de la

de victimes qu’elle a faites ; le changement en est quantitatif, et non


qua-traduction allemande du

Père Richard Wilhelm

litatif. Ces analystes poursuivent en expliquant que, comme toute


forme de terrorisme classique, al-Qaida est inévitablement voué à
l’échec : la contre-attaque américaine en Afghanistan a détruit ses
bases d’opération, et l’organisation terroriste est maintenant la cible
d’un gouvernement américain déterminé. L’invasion de l’Irak n’est
qu’une étape dans une S T R AT É G I E 3 3
453

« Il me semble que le

grande stratégie pour débarrasser la région du terrorisme en


général.

mystère est considéré comme

Mais il existe une autre façon d’interpréter l’événement, en gardant


en insoluble, par la raison

tête la réaction en chaîne, qui est toujours le but ultime du


terrorisme.

même qui devrait le faire

regarder comme facile à

L’impact économique du 11 septembre est difficile à mesurer, mais la


résoudre, je veux parler du

réaction en chaîne liée à l’attaque est, de toute façon, aussi


conséquente caractère excessif sous lequel

qu’incontestable : les dépenses en matière de sécurité se sont


considéra-il apparaît. Les gens de

blement alourdies, notamment en raison des fonds levés par les


nou-police sont confondus par

veaux programmes gouvernementaux. L’invasion de deux États en


guise l’absence apparente de

motifs légitimant, non le

de représailles eut également un coût militaire majeur. Toujours très


sen-meurtre en lui-même, mais
sibles au moindre mouvement de panique, les marchés financiers
ont l’atrocité du meurtre. […]

tremblé et la perte de confiance des consommateurs a provoqué un


fort Ils ont commis la très grosse

ralentissement économique ; certains secteurs ont été


particulièrement et très commune faute de

confondre l’extraordinaire

touchés, notamment ceux des voyages et du tourisme. Tout cela a


avec l’abstrus. Mais c’est

plombé l’économie internationale. L’attaque entraîna aussi des effets


poli-justement en suivant ces

tiques conséquents : les élections américaines de 2002 et 2004


furent clai-déviations du cours

rement déterminées par cet événement. Tandis que la réaction en


chaîne ordinaire de la nature que

se poursuivait, un fossé s’est creusé entre les États-Unis et ses


alliés euro-la raison trouvera son

chemin, si la chose est

péens. Le terrorisme vise souvent, en effet, et implicitement, à créer


des possible, et marchera vers

divisions au sein d’alliances ainsi que dans l’opinion publique, où


faucons la vérité. Dans les

et colombes s’alignent. Le 11 septembre a eu un impact évident et


défini-investigations du genre de

tif sur le mode de vie et les idéaux américains, conduisant


directement celle qui nous occupe, il ne
faut pas tant se demander

à une limitation des libertés civiles, qui sont pourtant la marque de


comment les choses se sont

fabrique du pays. Enfin, même si cela reste impossible à chiffrer,


l’attaque passées, qu’étudier en quoi

terroriste a ralenti, voire paralysé la culture américaine au sens


large.

elles se distinguent de tout

Les stratèges d’al-Qaida n’avaient peut-être pas imaginé cela ; nous


ce qui est arrivé jusqu’à

ne le saurons jamais. Mais le terrorisme est, par nature, un coup de


présent. Bref, la facilité

avec laquelle j’arriverai –

poker. Le terroriste espère toujours un effet maximum. Le but d’une


ou je suis déjà arrivé – à la

attaque est de créer autant de chaos, d’incertitude et de panique que


solution du mystère, est en

possible. En ce sens, les attentats du 11 septembre sont un véritable


raison directe de son

succès, dans la mesure où il s’agit bien d’un bond qualitatif en


termes de insolubilité apparente aux

yeux de la police. »

virulence. Ils n’ont peut-être pas été aussi matériellement destructifs


Edgar Allan Poe,
qu’une explosion nucléaire ou qu’une arme biologique, mais leurs
consé-1809-1849, double

quences dans le temps sont largement supérieures à celles de


n’importe assassinat dans la rue

morgue,

quelle attaque par le passé. Ce pouvoir est directement lié à la


nouvelle traduit par

organisation mondiale. Étant donné les interdépendances profondes


de Charles Baudelaire,

Michel Lévy Frères

tous les pays entre eux, qu’elles soient commerciales, politiques ou


cultu-éditeurs, Paris, 1869

relles, l’attaque d’un point névralgique du monde provoque une


réaction en chaîne à une échelle que l’on n’aurait pas pu imaginer il
y a quelques années encore. Un système de marchés
interconnectés qui dépend de l’ouverture des frontières et des
réseaux est considérablement vulnérable à une réaction en chaîne.
La panique qui frappait autrefois une foule ou une ville s’étend
aujourd’hui au monde entier, grâce aux médias de masse.

Ce serait une erreur d’interprétation de considérer que les attaques


du 11 septembre sont un échec parce qu’al-Qaida n’est parvenu ni à
évincer les États-Unis du Moyen-Orient, ni à initier une révolution
454

S T R AT É G I E 3 3

panislamique. On ne peut juger cette attaque d’après les standards


de la Nous n’avons plus aucune

guerre conventionnelle. Les terroristes ont généralement un but


extrême-idée de ce qu’est un calcul
symbolique, comme dans

ment ambitieux, mais ils savent très bien que leurs chances de
l’atteindre le poker ou le potlatch :

en un coup sont quasiment nulles. Ils se contentent donc de faire le


maxi-enjeu minimal, résultat

mum pour initier la réaction en chaîne. Leur pire ennemi est le statu
quo ; maximal. Exactement

ainsi, leur succès se mesure par l’impact de leurs actes au fil des
ans.

ce qu’ont obtenu les

Pour combattre le terrorisme – dans sa version classique ou dans la


terroristes dans l’attentat

de Manhattan, qui

nouvelle version qui se profile à l’horizon –, il est tentant d’avoir


recours illustrerait assez bien

à une solution militaire, en combattant la violence par la violence, en


la théorie du chaos : un

montrant à l’ennemi que votre volonté est intacte et que toute


attaque choc initial provoquant des

future lui coûtera très cher. Le problème est que les terroristes n’ont
en conséquences incalculables.

général rien à perdre. Pas vous. Une contre-attaque pourra les


déstabili-Jean Baudrillard,

l’esprit du terrorisme,
ser, mais ne les découragera pas. Cela risque même de les
encourager et Galilée, Paris, 2002

de leur attirer de nouvelles recrues. Les terroristes sont prêts à


passer des années à vous anéantir. Par une contre-attaque violente,
vous ne faites que prouver par une réponse affective votre
impatience, votre besoin de résultats immédiats, votre vulnérabilité.
Ce ne sont là que des signes de faiblesse, et non de force.

La disproportion des forces en présence lors d’une guerre terroriste


En général, la réaction

la plus efficace face

rend la solution militaire totalement inadéquate. Les terroristes sont


insai-à une provocation non

sissables, se dispersent ; ils sont liés, non pas physiquement, mais


par une conventionnelle est de ne

idée radicale, dans leur fanatisme. Comme le disait Napoléon


Bonaparte, rien faire : faites-en le

à bout de nerfs alors qu’il luttait contre les groupes nationalistes alle-
moins possible et adaptez-

mands qui avaient recours au terrorisme contre les Français : « On


ne vous par la ruse à ce cadre

nouveau. Ne faites de tort

peut détruire une secte par des boulets de canon. »

à personne. Reniez-vous

L’auteur français Raymond Aron définit le terrorisme comme un acte


vous-même, faites-en plutôt
de violence dont l’impact psychologique est beaucoup plus fort que
pas assez que trop. Ces l’impact physique. Toutefois, cet impact
psychologique finit par devenir préceptes sont désagréables

pour les Américains,

physique – la panique, le chaos, la division politique –, et c’est


précisé-lesquels ont envie de

ment ainsi que les terroristes paraissent plus puissants qui ne le sont
en déployer de vastes forces

réalité. Toute stratégie efficace de contre-attaque doit en tenir


compte.

rapidement, pour obtenir

Pour la gestion des conséquences d’une attaque terroriste, le plus


impor-une solution définitive et

tant est de stopper la réaction en chaîne psychologique. Et c’est aux


immédiate. Il faut que les dirigeants à Washington

dirigeants du pays ou du groupe attaqué de montrer l’exemple.

changent leurs vues. Moins

En 1944, alors qu’approchait la fin de la Seconde Guerre mondiale,


la peut être plus, les autres

ville de Londres fut soumise à une campagne de terreur par les


missiles de ne sont pas comme nous

croisière allemands V-1 et V-2. Hitler espérait que cet acte


désespéré et le fait de rendre le

monde propre et net n’en


sèmerait la zizanie et paralyserait assez l’opinion publique
britannique vaut pas la dépense.

pour l’empêcher de poursuivre la guerre. Plus de 6 000 personnes


furent J. Bowyer Bell,

tuées, des dizaines de milliers d’autres blessées et des millions de


foyers dragonwars, 1999

détruits ou endommagés. Mais le Premier ministre Winston Churchill


fit en sorte que le découragement et l’inquiétude ne s’installent pas
et tourna cette campagne de bombardement à son avantage. C’était
l’occasion de rassembler et d’unifier le peuple britannique. Par les
discours et les mesures politiques qu’il prit, il fit tout pour calmer la
panique. Au lieu d’attirer l’attention sur les attaques des V-1 et celles
des V-2, plus terribles S T R AT É G I E 3 3

455

Et c’est ce déchaînement

encore, il insista sur la nécessité de rester soudés et de ne pas


perdre incontrôlable de la

courage. Les Anglais ne laisseraient pas à l’Allemagne la


satisfaction de réversibilité qui est la

les voir s’incliner face à une telle campagne de terreur.

véritable victoire du

terrorisme. Victoire visible

En 1961, le président Charles de Gaulle fut confronté à une


campagne dans les ramifications et

de terreur d’extrême droite conduite par les forces françaises en


Algérie les infiltrations souterraines
et s’opposant à son plan de rendre à la colonie son indépendance. Il
usa de l’événement – non

d’une stratégie similaire à celle de Churchill : il apparut à la télévision


seulement dans la récession

pour dire que les Français ne pouvaient céder à une telle campagne,
que directe, économique,

politique, boursière et

le nombre de vies sacrifiées était relativement faible comparé à ce


qu’ils financière, de l’ensemble

avaient récemment subi lors de la Seconde Guerre mondiale, que


les du système, et dans la

terroristes étaient peu nombreux et que pour les battre, les Français
récession morale et

devaient s’unir, et non céder à la panique. Dans ces deux exemples


psychologique qui en

résulte, mais encore dans

historiques, un dirigeant eut sur le peuple une influence stabilisatrice


; il la récession du système

étouffa l’hystérie latente, alimentée par les médias, qui rongeait tout
le de valeurs, de toute

monde. La menace était bien réelle, Churchill comme de Gaulle


durent l’idéologie de liberté, de

le reconnaître. Ils prirent des mesures de sécurité. Mais le plus


important libre circulation, etc., qui

était de canaliser les émotions publiques, de les éloigner de la peur


et d’en faisait la fierté du monde
occidental, et dont il se

faire quelque chose de positif. Ces dirigeants se servirent des


attaques prévaut pour exercer son

comme de points de ralliement, les utilisèrent pour réunir un groupe


emprise sur le reste du

dispersé. C’est un point central, car la division est toujours l’un des
buts monde. Au point que

terroristes. Au lieu d’essayer d’organiser une formidable contre-


attaque, l’idée de liberté, idée neuve

et récente, est déjà en train

Churchill et de Gaulle conduisirent le public à prendre part à


l’élabora-de s’effacer des mœurs et

tion de la stratégie et firent des citoyens les participants actifs d’une


des consciences et que la

bataille contre les forces destructrices.

mondialisation libérale est

Lorsqu’il veille à éviter la réaction en chaîne psychologique consécu-


en passe de se réaliser

tive à une attaque, un dirigeant doit tout faire pour éviter une attaque
sous la forme exactement

inverse : celle d’une

ultérieure. Les terroristes frappent souvent sporadiquement, sans


schéma mondialisation policière,

particulier, d’une part parce que l’imprévu est toujours effrayant, et


d’autre d’un contrôle total, d’une
part parce qu’ils sont souvent trop faibles pour soutenir un effort
dans la terreur sécuritaire. La

durée. Il faut savoir prendre le temps de déraciner patiemment la


menace dérégulation finit dans un

maximum de contraintes et

terroriste. Plus qu’une force de frappe militaire, cela nécessite un


service de restrictions, équivalant

de renseignements efficace afin d’infiltrer les rangs ennemis (pour y


à celle d’une société

débusquer les dissidents), et afin d’assécher lentement mais


sûrement les fondamentaliste.

finances et les ressources dont le groupuscule a tant besoin.

Jean Baudrillard,

Dans le même temps, il est extrêmement important d’occuper le


terl’esprit du terrorisme,

Galilée, Paris, 2002

rain moral. En tant que victime de l’attaque, vous avez l’avantage,


mais vous risquez de le perdre si vous contre-attaquez trop
agressivement. Le terrain moral n’est pas un luxe, c’est une stratégie
primordiale. L’opinion publique internationale et les alliances que
vous avez avec d’autres nations vous seront indispensables pour
isoler les terroristes et les empêcher de semer le chaos. Pour cela, il
faut accepter de se battre plusieurs années durant, le plus souvent
en secret. Votre patience et votre refus de réagir irrationnellement
auront un effet dissuasif. Montrez votre détermination et faites-en
sentir le poids à l’ennemi, non pas en tempêtant dans l’arène
politique – ce n’est pas un signe de force –, mais en employant pour
le coincer des stratégies froidement réfléchies.
456

S T R AT É G I E 3 3

Dans un monde aux frontières ouvertes où tout est intimement lié et


interdépendant, il n’y aura jamais de sécurité parfaite. La question
est de savoir quel degré de menace est-on à même de tolérer. Les
plus solides peuvent gérer un certain volume d’insécurité. Le niveau
de panique et d’hystérie est un indicateur du degré de triomphe de
l’ennemi ; tout comme le degré de rigidité de la défense par laquelle
toute une société et une civilisation sont prises en otages par une
poignée d’hommes.

Image : Le raz-de-marée. Quelque part au

large, un tremblement de terre, un volcan, un glissement de terrain


déplace l’eau. Une vague de quelques centimètres se propage, croît
toujours plus à mesure que les fonds remontent. Elle gagne en
énergie et frappe la côte avec une force de destruction inouïe.

Autorité : Il n’est pire destin

que d’être continuellement sur

ses gardes, car cela signifie

avoir peur en permanence.

(Jules César, 100-44 av. J.-C.)

A CONTRARIO

L’opposé du terrorisme serait une guerre directe et symétrique, un


retour aux origines de la guerre, où il s’agirait de se battre face à
face, avec honnêteté, l’affrontement d’une force brute contre une
autre. C’est un mode de combat archaïque et une stratégie
totalement inutile aujourd’hui.

S T R AT É G I E 3 3
457

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282-284, 299, 372-373, 397,

Abu Jahal, 292

Andropov (Yuri), 290-292

432, 434, 436

Abwehr, 309, 416-418

Angleterre voir Grande-Bretagne

Avery (C. N.), 294

Académie française, 380-381

Anténor, 160

Aztèques, 42-43, 373

Achille, 100, 104, 106, 124, 129

Apaches, 125
Adams (John), 408

Apollon, 73, 104

Adams (Samuel), 223-226, 234,

Apulie (Italie), 324


B
244
Aqaba (bataille d’), 269-271

Ad-din (Jalal), 186

Arabes, 269-271, 293, 315, 451

Badeau (Adam), 29

Afghanistan, 172-174, 186,

Arcole (bataille d’), 60, 237, 238

Badoglio (Pietro), 417-418

290-293, 453

Ardant du Picq (Charles), xxv,

Baie des Cochons, 301

Afranius (Lucius), 240-241

87-88, 226-227

Baiken, 19-20

Afrique de l’Est, 145, 315

Ardennes (bataille des), 157

Balkans, 56, 110, 182, 256,

Agamemnon, 73, 160


Arès, xxiv, 282

284-285, 307, 309

Aho (James A.), 431

Argiens, xxiv

Bancroft (Anne), 387-388

Aï, 312, 313

Argos, xxv

Bancroft-Hunt (Norman), 183,

Ajax, 73

Arioviste, 95

335

Alalcomène, xxv

Aristote, 24, 152, 154-155, 165

Banks (Nathaniel), 131

Al-Qaida, 453, 454

Armada (Invincible), 103-106, 163

Bannockburn (bataille de), 134

Alamo (bataille d’), 301

Aron (Raymond), 455

Barbares, 5-6, 221, 278-279, 323,


Alcibiade, 411

Artistes indépendants (société

430

Alcyonée, 202

des), 334

Barkley (Alben), 438

Aldrich (Robert), 387

Ausculum (Italie), 101

Basilique Saint-Pierre, 338

Alexandre Ier de Russie,

Assassins, 256, 420, 444

Baudrillard (Jean), 455-456

115-116, 282-285, 350,

Assour, 213, 216

Beaufré (André), 340, 343

352-353, 432-435

Assyrie, 162, 213

Beauharnais (Joséphine de),

Alexandre II de Russie, 449-450

Astyages, 404-405
176

Alexandre III de Russie, 450

Artaxerxès, 4, 4, 6

Bell (J. Bowyer), 455

Alexandre le Grand, xxv, 23,

Athéna, 281

Bellamy (Ralph), 272, 274

34, 80, 90, 100-101, 152-

Athènes / Athéniens, 4, 100,

Bellows (George), 334

155, 160-161, 163-164,

152, 220-222, 232, 278-281,

Benghazi, 196

215-216, 279-280

307, 411

Bergman (Ingmar), 64

Algérie, 343, 345, 456

Atlanta (Géorgie), 201-203, 216

Bergman (Ingrid), 32

Ali (Mohamed), 12, 110, 190,


Atwater (Lee), 182, 385-386

Bergson (Henri), 16

216, 328-330

Auckland (Lord), 172

Bernhardi (Friedrich von), 17

Alinsky (Saul D.), 12, 128, 343,

Auguste, 425

Bertrand (Général), 64-65

404, 428

Auld (Thomas), 12, 203-204

Béthulie, 213

Allemagne, 71-72, 340, 418

Austerlitz (bataille d’), 16, 72,

Bhagavad-Gîtâ, xxii

Allifae, 325-326

115-117, 175-176, 220, 221,

Bismarck (Otto von), 110, 374

Alvinczy (Josef d’), 236,-238

268, 298, 313

Blitz, 234, 300, 448


461

Bokuden (Tsukahara), 274-275,

Carthage / Carthaginois, 63,

Cohn (Harry), 11, 272-273

383-384

87-88, 100, 166, 210-214,

Cologne, 64

Bollate (Christophe de), 135-136

254-255, 257, 323-326

Columbia Pictures, 272

Bonaparte, voir Napoléon Ier

Carthagène voir Nouvelle-

Confucius, 175, 294, 431

Borgia (César), 406

Carthage

Conrad (Joseph), 184, 450

Bornéo, 10

Cassel, 64

Corée, 136, 272, 286, 299-300

Borodino, 352
Castaneda (Carlos), 44

Cortés (Hernando), 11, 42-44,

Bosquet (Alain), 8

Castiglione (comtesse de), 243

42, 48, 215, 245, 373, 440

Boston (massacre de), 224-225

Castlereagh (Lord), 280, 432-433

Corvey (J. F. A. Le Mière de),

Boston Red Sox, 76, 122

Caumartin (abbé de), 381

355

Boston Tea Party, 225

Cavour (comte de), 244

Cotten (Joseph), 32

Boukhara, 186, 188

César (Jules), 13, 36, 40, 49, 95,

Coughlin (Charles), 119

Bourgogne, 362-365

165, 169, 179, 190, 191,

Cox (James), 118


Bourienne (Louis de), 262-263

227, 239-242, 311, 323, 346,

Cox (William), 123-124

Bowen (June), 366

409, 425, 432-433, 457

Crane (Stephen), 89

Bowen (Murray), 365-366,

Champion Hill (bataille de), 331

Crassus (Marcus Licinius),

368-370

Chandler (David G.), 449

239-240

Boyd (John), xxv, 136-139,

Chao, 48

Crawford (Joan), 24, 49-50, 371,

272-273, 311, 339, 342, Charles Ier d’Angleterre, 83-84

386-388

357-358

Charles le Téméraire, 362-365

Cremony (John), 183


Bradley (Omar), 60-61

Charles Quint, 340, 346

Crésus, 409

Braun (Eva), 307

Charles XII de Suède, 350

Creveld (Martin van), 62, 65,

Brejnev (Leonid), 290, 292

Chastenet (Jacques François de),

71-72

Breton (André), 12, 419-422

38

Cromwell (Oliver), 83-85

Brokaw (Tom), 385

Chéronée (bataille de), 279-280

Cromwell (Thomas), 407

Brunel (Joseph), xxiii

Chieh Hsüan, 213

Cronkite (Walter), 158

Bruyère (Jean de la), 270

Chin, 370
Crook (George), 125

Brydon (William), 174

Chine, 107, 123, 143, 145, 186,

Cuba, 42

Buchanan (James), 48, 86, 294

260, 299, 313, 322, 329,

Cukor (George), 387

Bulgarie, 136

370-371

Curtiz (Michael), 50

Bunkuro (Suwa), 211

Chostakovitch (Dimitri), 37-38

Cyrus, 4, 4, 404, 405

Buñuel (Luis), 8, 419, 421

Chuko Liang, 14

Burke (Edmond), 395

Churchill (John), 36

Burns (James MacGregor), 228

Churchill (Winston), 34, 56,


D
Bush (George H. W.), 182, 380,

179, 182, 256, 276, 287,

384-385

306, 309, 314, 392-395,

D’Este (Carlo), 72

Byzantin, 24, 145, 163, 260

455-456

Dalí (Savator), 8, 12, 215, 335,

Cicéron, 412

368, 372, 419-422

Citadelle (fort vietnamien),

Dalton, 201, 203


C
423-424
Danaens, 88

Clarke (Dudley), 306, 316-317

Danemark, 28

Caldiero, 237-238, 243

Clark (Mark), 60

Danube, 72

Callaghan (James), 7-8

Claude (Tiberius Claudius

Dardanelles, 56, 109, 153

Calchas, 104

Drusus), 140

Darius, 153-154, 220

Campanie, 324-325

Clausewitz (Carl von), xxv, 18,

David, 10-11, 106, 180-182, 267

Canaris (Wilhelm), 416-418,

22, 28, 30, 37, 56, 74, 100, Davidoff (Denis), 352
425

115, 146, 159, 167, 167,

Davidovich (Paul), 236-237

Cannes (bataille de), 63, 88,

178, 197, 201, 214, 217,

Davis (Bette), 387-388

210, 227-228, 257, 325-326

224, 298, 299

Davis (Jefferson), 132, 201

Cao Shan, 155

Clay (Cassius) voir Ali

Delmar (Viña), 272

Capra (Frank), 272-273

(Mohamed)

Dessalines (Jean-Jacques), 437

Caro (Robert), 125

Cléarque, 5

Dewey (Thomas), 119

Caroline du Sud, 385

Clinton (Bill), 183, 247


Dien Bien Phu (bataille de), 156

Carroll (Madeleine), 402-403

Clodius (Publius), 239, 241

DiMaggio (Joe), 76

462

INDEX

Diomède, xxiv

Essex (comte d’), 230

Gandhi (Mahatma), 428-431

Dixit (Avinashi), 130

États-Unis, 26, 60, 86, 118-119,

Ganryu (Sasaki), 20-21

Doerr (Bobby), 76

155-157, 163, 215, 257,

Garfield (James A.), 450

Dole (Elizabeth), 385

266, 286-287, 290,

Gaule, 49, 87, 210, 240

Dole (Robert), 182, 384-386

292-293, 301, 334, 343,


Gaules (guerre des), 95, 239-240

Dost Mahomed Khan, 172

345-346, 360, 377, 394,

Gaulle (Charles de), 16, 287,

Dostoïevski (Fedor), xxvi, 24-25,

421, 438, 452-454

392-394, 396, 456

45-47

Etherington-Smith (Meredith), 8

Gengis Khan, xxv, 76, 186, 188,

Douglass (Frederick), 14,

Euménides, 281

228

203-205, 204

Europe de l’Est, 290-292

Genzaemon, 19, 383-384

Drake (Francis), 104

Evans (Rowland), 176

George III d’Angleterre, 224

Duchamp (Marcel), 332,


Ghilzai, 173-175

334-336

Giants, 89

Dudley (Robert), 230


F
Giap (Vo Nguyen), xxv, 23, 64,

Dunne (Irene), 272, 274

107-108, 156, 215, 397

Dupuy (colonel T. N.), 75

Fabius Maximus, 210-211,

Gibraltar, 308, 310, 416-417

Durnford (Anthony William),

324-326

Giraud (Henri), 394

250-253

Fala, 119

Giscard d’Estaing (Valéry), 343

Düsseldorf, 64

Falla (Manuel de), 8

Gisgo, 88-89

Fayçal (Chérif), 269

Glubb (John Bagot), 293

Fils de la liberté, 224-225


Gneisenau, 74
E
Florence, 406-407

Golfe (guerre du), 286, 300, 380

Fontaine (Joan), 403

Goliath, 267

Écosse, 103, 105, 133-134

France, 28, 36, 51, 56, 70, 75,

Gooch (John), 71

Édouard Ier d’Angleterre,

103, 110, 114-115, 135-136,

Gorbatchev (Mikhail), 292

133-134

137, 157, 163, 167, 175-177,

Gordon (Michael R.), 300

Édouard II d’Angleterre,

189-190, 196-197, 236, 244,

Gotha, 64

133-134

246, 256, 262-264, 287,


Göttigen, 64

Édouard III d’Angleterre, 134

298, 306-307, 309, 321,

Gould (Jay), 358

Édouard IV d’Angleterre,

343, 345, 350, 353, 362-

Gourmont (Rémy de), 330

362-365

364, 372-373, 381, 392-395,

Gracian (Baltasar), 369, 376

Égypte / Égyptiens, 28, 51, 100,

406, 416, 432, 437, 448

Grande Armée (la), 72, 220, 351

145, 153-155, 164, 195-197,

France libre, 287, 392

Grande Chasse (la), 76

220, 269, 292, 315

Francfort, 64

Grande-Bretagne, 7-8, 36, 136,

Eisenhower (Dwight D.), 60-61,


Franco (Francisco), 417-418

172, 270, 306

64-65, 417

François Ier d’Autriche, 115

Granique (bataille du), 153

El Al, 451

Franklin (Benjamin), 425

Grant (Ulysses), 26, 29, 34-35,

Elbe, 93, 177

Frazier (Joe), 12, 110, 206, 216

65, 201, 330-332, 378-380

Élisabeth Ire d’Angleterre, 66,

Frédéric-Charles de Prusse, 75

Grant (Cary), 32, 272

103-106, 163, 230, 435

Frédéric II de Prusse, dit « le

Graves (Robert), 242, 367

Elisabeth Ire de Russie, 146

Grand », 16-18, 33, 63, 93,

Grèce / Grecs, 4-6, 13, 24, 61,


Éluard (Paul), 421

146, 191, 208, 320-321,

73, 86, 88, 100, 104, 104, Emerson (Ralph Waldo), xxvi, 40

397, 399, 408

125, 152-154, 160-162,

Épire, 100, 102

Frédéric-Guillaume III de Prusse,

212, 220-222, 240-242,

Erickson (Milton H.), 206-207

16

260, 278-284, 307-308,

Erie Railroad, 358

Fuji-yori (Mori), 452

342, 424

Ésope, 18, 35, 86, 153, 164, FUSAG (First United States

Green Bay Packers, 89

173, 227, 234, 266, 362, Army Group), 307-310

Groves (Leslie), 61

365, 369, 382, 388

Guadalcanal (bataille de), 314


Espagne, 8, 42, 87, 103-106, 136, Guderian (Heinz), 183

166, 210-211, 213-214,


G
Guerre mondiale (Seconde), voir

240-241, 241, 245, 282,

Seconde Guerre mondiale

323, 354-355, 416,

Gallipoli (bataille de), 56, 58-59,

Guerre mondiale (Première), voir

418-419, 421, 432-434

109, 269

Première Guerre mondiale

INDEX

463
H
Holopherne, 214, 215-216
J
Homère, xxv, 61, 73, 88, 158, Habersetzer (Gabrielle et

160, 161, 198

Jackson, 330-331

Roland), 40

Hongrie, 136

Jackson (Stonewall), 130-133

Hadès, 145

Hood (John), 201-203

Janis (galerie Sidney), 335

Haïti, 42, 256, 437

Hoover (Herbert), 118-119

Japon, 12, 19, 20, 36, 39, 118,

Hakamadare, 30-32

Hornung (Paul), 89-90

120, 122, 167, 180, 215,

Haley (Jay), 124, 377, 388, 429, Houston (Sam), 85, 301

232, 274, 299-300, 314

440
Howard (Lord), 104

Jebe (général), 187-188

Hamilton (Edith), 433

Howeitats, 269-270

Jenkins (Brian), 451

Hamilton (Ian), 56-59

Hsu Tung, 329

Jésus, 145, 410

Hammersley (Frederick), 56-59

Huainanzi, 145, 258, 360

Jiménez (Juan Ramón), 8

Hammond (Grant T.), 298, 312,

Huang Ti, 430

Job, 15

339, 342

Hué (bataille de), 157-158, 423

Jochi (Général), 187

Hanau, 64

Hussein (Saddam), 26, 286,

Jodl (Alfred), 416-417


Han Hsin, 48

300

Johnson (Général), 131-132

Hannibal, xxv, 63, 80, 87-89,

Hutton (Edward), 251

Johnson (Lyndon Baines), 48-49,

109, 166, 179, 182, 194,

85-87, 123- 125, 157-158,

210-214, 227-228, 253, 257,

164, 176,

323-326, 336
I
179, 294-297, 371, 380

Harding (Warren G.), 118

Johnson (Sam), 123

Hardy (Thomas), 28

Iemitsu, 178, 211

Johnston (John), 201, 203

Hasan i-Sabah, 444-446

Iéna (bataille d’), 17-18, 24, 60,

Jomini (Antoine-Henri de), 17,

Hasdrubal, 253

74, 298, 320

60

Head (Edith), 32

Ikrima, 292

Jonathan, 10, 180-181

Hearn (Lafcadio), 118

Iktomi, 333

Jones (L. E.), 85-86


Hébreux, 214, 216

Iliade (L’), 61, 73, 88, 161, 198

Jordan (Henry), 90

Hector, 104

Inde, 172, 225, 310, 416,

Josué (Livre de), 312-313

Hegel (Georg), 11, 408

428-431, 428

Judith (Livre de), 214-216

Hélène, 160

Indépendance américaine

Jules II (pape), 406

Henri VIII d’Angleterre, 407

(guerre de l’), 344

Junon, xxiv, xxv

Henrich (Tom), 76

Congrès (parti indien du),

Jupiter, xxiii, xxiv, 73, 160

Hera, 242

428-429
Juvénal, 445

Héraclée, 101-102

Indrajit, 310

Héraclès, 202, 212

Iran, 186, 215, 257, 258, 444

Hérodote, 405, 409

Irwin (Edward), 428-431


K
Hespérides, 212

Isandlwana (bataille de), 250,

Heyoka, 334, 335

252

Karmal (Babrak), 290-292

Himmler (Heinrich), 418

Islam, 24, 145, 290, 444, 446,

Keach (Carroll), 295

Hippias, 220

453, 455

Kelly (Grace), 32

Hitchcock (Alfred), 31-33, 167,

Ispahan voir Iran

Kennedy (John F.), 164, 301

230-231, 398, 402-405,

Israël, 164, 213, 216, 292, 313, Kernstown (bataille de), 131-132

438-439

315
Khalid ibn al Waleed, 292

Hitler (Adolf), 110, 182-183,

Istria (Capo d’), 281-284

Khan (Akbar), 174

196-197, 234, 256, 306-310,

Italie, 16, 49, 51, 70-72, 87,

Khe Sanh, 156-158

346, 416-418, 420, 422,

92-93, 100-102, 104, 114,

Khwarizm, 186

455

136, 166, 175, 196,

Kissinger (Henry), 190, 280,

Ho Chi Minh, 156

210-214, 229, 236, 238,

436

Hobbes (Thomas), 346

240, 243, 244, 256,

Kizil Kum, 188

Hohenlohe (Friedrich Ludwig),


262-263, 284, 323-326,

Kleberg (Richard), 85

16-18, 21

406-408, 417-418, 434,

Knight (Ian), 250, 252

Hollywood, 24, 32, 49, 198-200,

452

Kodama (Gentaro), 299-300

272-273, 371-372, 386-388,

Ithaque, 160

Koweit, 26, 300

402-403

Iwo Jima (bataille d’), 314

Krishnamurti (Jiddu), 25

464 I N DEX

Kumbakarna, 310
M
McClellan (George B.), 130-132

Kutusov (Mikhail), 114, 116

McClernand (John), 377-380

MacArthur (Douglas), 215

McDougall (William), 10

Macédoine, 100, 121, 152, 202,

McDowell (Irvin), 131-132, 132


L
278
McKinley (William), 450

Machiavel (Nicolas), 44, 92,

McPherson (Harry), 176

Lacan (Jacques), 452

139, 155, 172, 281, 315,

Mecque (La), 145

Laerte, 160

340, 363, 365, 406-410,

Mèdes, 405

Landon (Alf M.), 266-268

412-413, 424

Médicis (famille), 338, 406-407

Lansdale (Edward), 231

Mack (Karl), 70-72, 74, 114

Médicis (Laurent de), 338, 409

Lao-Zi, 431

Macnaghten (William), 172-174,


Meinhertzhagen (Richard), 316

Latimer (Gene), 85-86

180

Melas (Michael), 262-265

Lawrence (T. E.), xxv, 77, 122,

Madariaga (Salvador de), 42

Mencius, 175

269-271, 354, 358

Magon, 254

Ménélas, 160

Le Baron (William), 198

Magsaysay (Ramon), 231

Métis, 20

Lee (Robert E.), 201

Mahdi, 420

Metternich (Klemens von),

Leggett (Trevor), 275, 405, 408,

Mahomet, 145, 271, 292

175-181, 280, 282-285,

453
Malik Shah, 420, 444

288, 372, 432-437

Leigh (Vivien), 403

Malouines (îles), 8

Mexico, 42

Lemon (Bob), 181

Malte, 246

MGM, 49-50

Lénine (Vladimir), 121, 420,

Mankiewicz (Joseph), 371

Milan (duc de), 135-136, 236,

422, 450

Mantoue, 236, 237

264

Léon X (pape), 338-341

Mao Zedong, 10, 19, 122, 130,

Miller (Tom), 294, 296

Leonhard (Robert R.), 263,

142-144, 154, 216, 228-229,

Miltiade, 220-222, 409


273-274

244, 357-358

Minerve, xxiii, xxiv, 73

Lettow-Vorbeck (Paul von),

Marathon, 5, 220-223, 232

Mitterand (François), 343

145-146

Marburg, 64

Moïse, 145

Lewis (Bernard), 444

Marche du sel (la), 429-431

Moltke (Helmut), xx, 72, 75

Lewis (John L.), 119

Marciano (Rocky), 327

Mongols, 24, 76, 163, 182,

Liddell Hart (B. H.), 239, 239,

Marengo (bataille de), 70,

186-189, 192, 258, 448-449

295

263-265
Montgomery (Bernard), 308,

Lin Biao, 10, 228

Marhabal, 253

310

Lincoln (Abraham), 21, 65,

Marie-Antoinette, 236

Moreau (Jean), 263-265

130-132, 132, 201-202,

Marie-Louise d’Autriche, 176,

Morris (Dick), 183

330, 345, 377-380

178

Morton (Thurston), 176

Linn (Ed), 76

Marie-Thérèse d’Autriche, 236,

Moscou, 215, 244, 351-353

Liston (Sonny), 190, 327-330

397

Moulin (Jean), 393-394

Locke (John), 223, 226


Marie Stuart d’Écosse, 103

Moyen-Orient, 195-196, 257,

Lodi, 92, 236

Marlborough voir Churchill

268-271, 454

Lombardi (Vince), 89-91

(John)

Muhammad II, 186, 188

Long (Huey), 119

Mars, xxiv

Muhammad Tapar, 444

Longue Marche (la), 143

Marshall (George C.), 59-63,

Mumon, 406

Longus Sempronius, 323-324

65-66

Munenori (Yagyu), 178, 180,

Louis XI de France, 135-136,

Massinissa, 211-212

211, 317
362-365, 371

Masséna (André), 263-265

Munich, 114, 451

Louis XII de France, 406

Matali, 310

Murat (Caroline), 176, 178

Louis XIV de France, 380, 382

Matashichiro, 19-20

Mure (David), 306

Louis XVI de France, 236, 432

Matthieu (saint), 230, 411

Murphy (loi de), 146-147, 359

Luc (saint), 6

Maurice, 260

Musashi (Miyamoto), xxv,

Luddendorff, 72

Mayence, 64

19-21, 23, 122, 135,

Luther (Martin), 338-341, 343,

Mayo (Archie L.), 199


179, 195, 223, 232, 254,

346

Mazzolini (Silvestre) voir Prieras

383-384

Luttwak (Edward N.), 137

McCarey (Leo), 272-273

Mussolini (Benito), 136- 137,

Lycomède, 104

McCarthy (Eugene), 157

272, 417

INDEX

465
N
Olympiques (jeux), 451

Platon, 411

Oman (Charles), 116

Poe (Edgar), 315, 454

Nalebuff (Barry J.), 130

Orestès, 281

Poggioli (Renato), 331

Naoshige, 35, 45

Orgakov (Nicolaï), 291-292

Polk (Shelton), 294, 296

Naples, 432-434

Otarie (opération), 416, 418

Pologne, 321, 350

Napoléon Ier, xxv, 13, 16-18, 20,

Otrar, 186-187

Pompée, 13, 36, 49, 165, 227,

22-24, 26, 28, 49, 51, 57,

Ovide, 106, 294


239-241, 346, 432

60, 62, 65-67, 65, 69-75, Pompeia, 239

70, 80, 92-93, 114-117, 122,

Port Arthur, 299-300

126, 144, 163-164, 169,


P
Portsmouth (traité de), 300

175-178, 181-182, 190, 192,

Poséidon, 212

194, 195, 215, 220-221,

Paderborn, 64

Potter (Stephen), 379, 381, 386

228, 233, 236-238,

Pakistan, 291-293

Pratzen, 115-116, 221

236- 239, 240, 243, 246,

Palamède, 315-316

Première Guerre mondiale, 34,

260, 262-265, 268-269,

Palestiniens, 451

56, 75, 109, 145, 268, 270,

298-299, 301, 313, 320,

Pallas, 23

288, 315, 358


323, 332, 350 - 353,

Paramount, 198-200

Priam, 73, 315

355-357, 359, 372-373, 377,

Paris, 175, 177, 243-244, 419-422

Prieras, 339-341

408, 432, 434, 437, 455

Paris (archevêque de), 381-382

Protée, 435

Napoléon III, 243

Parker (Hyde), 28-29

Proxène, 4

Napoléoniennes (guerres), 92,

Patterson (Floyd), 327

Prusse, 16-17, 63, 110, 146, 177,

94, 114-115, 178, 264, 282,

Patton (Général George S.),

282, 299, 320, 397, 408, 432

320, 352, 355

34-35, 40, 72, 72, 307-309


Psaumes (livre des), 438

Narodnaya Volia, 449-450,

Pays-Bas, 75, 103, 105, 189,

Ptolémée, 100

452-453

392, 416

Puniques (guerres), 323

Naseby (bataille de), 84

Pearl Harbor, 60, 71, 167

Pyrrhus, 100-102

Natal, 250

Péloponnèse (guerre du), 278

National Youth Administration,

Pemberton (James), 330-332

48, 86, 294

Péninsulaire (guerre), 355

Q-R

Nelson (Horatio), 28-30

Pentagone, 136-138, 357, 453

Neptune, xxiii
Péon, xxiv

Qi, 82, 85, 123-124

Nouvelle-Carthage, 210-211

Perdiccas, 278

Raft (George), 198, 200

Novak (Robert), 176

Père Lachaise, 382

Rama, 310

New Deal, 266-267, 295

Perrault (Gilles), 309

Rangju (Sima), 82

Nicolas Ier de Russie, 45-46

Perse, 4-6, 13, 24, 125, 145,

Raphaël, 338

Nietzsche (Frédéric), xxvi, 7, 8,

152-155, 162-163, 172,

Ratti (Oscar), 47, 119, 246

49, 63, 107, 111, 160, 162, 220-222, 280, 307-308,

Ravanna, 310

164, 174, 179, 182, 301, 404-405, 444, 446


Reagan (Ronald), 257, 385

315, 385, 412, 423

Petrashevsky (Mikhail), 45-46

Réforme protestante, 340-341

Ninive, 162

Petreius, 240-241

Républicain (parti), 118-119,

Nixon (Richard), 229

Phalère, 222, 306

176, 182-183, 229, 247,

Nizam al-Mulk, 444

Pharsale (bataille de), 227, 241

266-268, 356, 384

Numidie, 212

Philippe II d’Espagne, 103-106

Résistance française, 287,

Philippe II de Macédoine, 121,

393-395

152, 278, 279-281

Révolution française, 34, 92-93,


O
Philippe III de Bourgogne, dit

236, 262, 432, 448

« le Bon », 362

Richelieu (cardinal de), 380, 407

Odawara (château d’), 452

Philippines, 231

Ritter (Thelma), 402

Œdipe, 160

Philocrate (paix de), 279-280

Robert de Brus, 133-134

Ojibwa, 333

Piaget (Jean), 12

Robespierre, 448

Olivier (Laurence), 403

Picasso (Pablo), 108, 335

Rockefeller (John D.), 255-256

Olmütz, 114-115, 117

Piémont, 244, 434-435


Romain (empire), 49, 63, 72,

Olympe, 160, 202

Pierre III de Russie, 146

87-88, 87, 100-102, 140,

Olympie, 152

Pitney (John J.), 177, 380

163, 165-166, 182, 210-212,

466

INDEX

227-229, 240-241, 253-255,

Seconde Guerre mondiale, 22,

195, 233, 260, 262, 265,

257, 323-327, 346, 412, 425,

37-39, 60, 63, 75, 110, 157,

313, 321-322, 336, 426

436-437

167, 183, 190, 196, 215,

Suvla (baie de), 56-58

Rome, 49, 87-88, 100-101, 106,

234, 288, 314, 316, 346,


Sydow (Max von), 64

166, 210-212, 229-231,

416, 448, 455-456

Syrie, 240, 269, 315, 437, 446

239-240, 323-326, 338-340,

Selznick (David O.), 438-439

346, 363, 406, 417, 432,

Sempronius, 323-324

436

Sept Ans (guerre de), 63, 146


T
Rommel (Erwin), xxv, 22-23,

Shah Soojah, 172-173

38-39, 81, 122, 183, 194,

Shaka, xxv, 250, 253

Tacite, 291, 409

196-198, 293, 306-309

Shakespeare (William), 50- 51,

Takanobu, 35

Roosevelt (Franklin D.), 14, 39,

91, 242, 291

Taoïsme, 143, 431

59-61, 65, 86, 118-120,

Shearer (Norma), 386

Tarente, 100-101

191, 216, 228- 229, 246,

Shenandoah (vallée de la),

Taticheff, 282-285

266-268, 287, 294-296,


130-132

Taylor (Samuel), 31-32

306, 356, 393-395, 438

Sherman (William), xxv, 77,

Tchang-Kai-shek, 142

Roosevelt (Theodore), 118

201-203, 216, 332, 378-380

Tea Act, 225-226

Rouge (armée), 142-143, 291

Shinkage, 122-123, 180

Tekke Tepe, 57-59

Rouge (mer), 269

Shun, 430

Tempête du désert (opération),

Rouges (brigades), 452

Simmel (Georg), 9

108, 138, 300

Roumanie, 136

Sinaï (désert du), 164

Tenochtitlan, 42-43
Rubicon, 49, 240, 346

Sioux, 333

Terreur, 448-449

Runstedt (Gerd von), 306-309

Six-Jours (guerre des), 164, 315

Terrill (Ross), 244

Russie, 56, 70, 93, 110, 114,

Skipworth (Alison), 199

Têt (offensive du), 156-158, 215,

142, 146, 172, 177, 197,

Slim (William), 24

359, 423

215-216, 246, 257, 281-285,

Smolensk, 351-352

Thermopyles, 279

290, 292, 299-300, 350-353,

Smuts (Jan), 145-146

Thalberg (Irving), 386

355, 373, 408, 432-434

Société des Nations, 118


Thatcher (Margaret), 7-9, 14

Ryosan, 275

Socrate, 4, 410-411, 414

Thèbes, 152, 154, 279

Soviétique (Union), 7, 142,

Themistocle, 125, 160, 306-308

290-292, 306, 346

Thétis, 104, 104


S
Sparte, 100, 152, 220-222, 278,

Thomason (John W.), 58

280

Thucydide, 162, 168

Sadat (Anouar el-), 292, 315

Staline (Joseph), 37, 38, 228,

Ti Yao, 430

Saïgon, 156-158

229

Tidewater, 255-256

Samarcande, 186-188

Stamp Act, 223-226

Tissapherne, 4-5

Samuel (livre de), 182

Standard Oil, 255

Titans, xxiv

Sanjar, 445-447

Stanton (Edwin), 132, 378-380


Tite-Live, 255, 409

Sardes, 220

Stewart (James), 32

Todd (Ann), 403

Sato (Hiroaki), 33, 211

Stieglitz (Alfred), 335

Toden, 407

Saturne, xxiv, 61

Stone (Sam), 294

Torres (José), 190

Saul, 10-11, 181

Stopford (Frederick), 56-59

Tou Bi Fu Tan, 317, 347

Sawyer (Ralph D.), 114, 175

Stuttgart, 71

Toussaint Louverture, 256, 437

Schamhorst, 74

Sugar (Bert Randolph), 190

Townshend (Charles), 224

Schlesinger (James), 138


Sugawara (Makoto), 177-178

Trainor (Bernard E.), 300

Schmitt (Carl), 6, 342, 344

Suisse, 262-263, 308, 362-365,

Transoxiane, 186-187

Schopenhauer (Arthur), xxvi, 26

371

Tripoli, 196

Schwarze Kapelle, 418

Sun Haichen, 120, 210, 258, Triumvirat (premier), 240

Scipion l’Africain, 166, 210-214

373, 439, 441

Troie, 104, 424

Scyros, 104

Sun Pin, 123-124

Troppau (conférence de), 433,

Scythes, 215

Sun Zi, xxv, 9, 21, 47, 48, 52,

435

Sécession (guerre de), 34-35, 65,


73-74, 78, 95, 103, 103,

Trotti (John), 43

77, 130, 201, 330, 332,

118, 121, 123, 139, 147,

Troyens, xxiv, 88, 160, 198

345, 378

155, 162, 172, 183, 186,

Tunis, 212

INDEX

467

Tunisie voir Carthage

Windigokan, 332-334, 333

Turquie, 56, 109, 270, 307

World Trade Center, 453

Tydée, xxiv

Worms, 64

U
X
Ulianov (Alexandre), 450

Xanthe, 198

Ulm (bataille d’), 60, 70-71, 114,

Xénophon, 4-6, 13, 59, 83, 189

115, 175, 220, 220-221

Xerxès Ier, 125, 162, 307

Ulysse, 104, 158, 160-161,

160- 161, 169, 315-316

Ustinov (Dimitri), 290-292


Y
Yakkoku, 452
V
Yamamoto (Jocho), 35, 45, 47,

129, 182, 297

Velázquez (Diego), 42-44, 245

Yamanouchi, 36-37

Vanderbilt (Cornelius), 358

Yang Hu, 175

Varron (Terentius), 257, 325

Yankees, 76-77, 76

Végèce, xix

Yawkey (Tom), 76, 76

Vérone (bataille de), 236-238,

Yom Kippour (guerre du), 164,

284

315

Vettori (Francesco), 406-407

Yoriyasu, 407

Vichy (gouvernement de), 287,

Yosan, 275
392-394

Yougoslavie, 136

Vicksburg (prise de), 35, 330-331,

Yu le Sage, 430

378-380

Victor-Emmanuel, 244

Vienne, 114-115, 117, 184,


Z
282-283, 352

Viêt-cong, 155-157

Zama, 212-213

Vietnam, 23, 26, 64, 107-108,

Zeus, 5, 281-282

155-158, 163, 165, 167,

Zia ul-Haq, 292

191, 215, 286, 290, 292,

Zoulous, 250-255, 251-252, 257

314, 343, 345, 359-360,

Zukor (Adolph), 199-200

423-424
W
Wallace (William), 133

Warner Brothers, 50

Wasserman (James), 420

Wavell (Archibald), 196

Wei, 123-124

Weisel, 64

West (Mae), 198-200

Westbrook (Adele), 47, 119, 246

Westmoreland (William C.),

156-158

Williams (Ted), 23, 50, 76, 76,

122, 181

Wilson (Woodrow), 118

468

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