La Vie Politique Dans Les Communes de 1872 À 1914

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Par François Zuccarelli

Ethiopiques numéro 12
Revue socialiste de culture négro-africaine
octobre 1977

Le 3 septembre 1870, le double nouveau du désastre de Sedan et la capture de l’Empereur Napoléon III
parvient à Paris. Le lendemain, la foule se rassemble devant l’Hôtel de ville et y proclame la République. Ainsi
débute une nouvelle période de l’histoire de France. En ce qui concerne la colonie du Sénégal, elle sera
marquée par une tentative d’application de la théorie de l’assimilation politique dans les quatre communes de
Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque. Les habitants de ces agglomérations seront appelés à élire leurs
représentants à la Chambre des députés et dans les instances locales. Le droit de vote favorise des
compétitions électorales souvent violentes, toujours acharnées.
A travers ces scrutins, il s’agit de rendre compte de l’histoire politique de la colonie du Sénégal. Une
recherche exhaustive nécessiterait des développements qui ne trouveraient pas leur place ici. Il s’agit, donc
d’une simple esquisse de la vie politique dans les quatre communes avec tous les inconvénients que suppose
cette schématisation.
Mais auparavant, il convient de présenter les aspects généraux de la vie politique sénégalaise de l’époque.

Conditions de la vie politique

C’est au nom de la politique d’assimilation, laquelle se fonde, selon Georges Hardy, sur ridée de « l’identité
permanente du type humain », que le Sénégal est doté d’institutions électives. Par Sénégal, cependant, il
convient d’entendre les seules agglomérations de Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque. Soit une population
d’environ 26.600 individus en 1870 [1].
Les organes de la France républicaine y sont introduits : un député, des conseils municipaux, le conseil
général.
La colonie a déjà envoyé un député en France, en 1790. Lamiral décide alors ses concitoyens à rédiger des
cahiers de doléances et se charge de les présenter devant les Etats Généraux. Mais, outre qu’il est désigné
par quelques notables, européens et mulâtres, il siège à l’Assemblée versaillaise sans titre, sans statut défini.
En 1848, une instruction du gouvernement provisoire, en date du 27 avril, accorde un représentant au
Sénégal. C’est Barthélémy Durand-Valentin qui est choisi le 31 octobre 1848 et réélu 1e 10 août 1849 par un
corps électoral très restreint. Ayant dû démissionner, il est remplacé par un autre mulâtre de Saint-Louis, John
Sleight (17 août 1851). Mais avant que ce dernier ait pu régler la question de son éligibilité, la représentation
parlementaire des colonies est supprimée par le décret - loi du 2 avril 1852 de Napoléon III [2]
Elle est rétablie par la IIIe République naissante (décret du 1er février 1871), puis à nouveau supprimée en

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1876, l’administration locale craignant l’influence du député. A la suite de pétitions des habitants des
communes, Jules Grévy consent à rendre aux électeurs sénégalais le droit de désigner un représentant au
Parlement (décret du 8 avril 1879). Ils le conserveront jusqu’en octobre 1958, sauf durant la période du régime
de Vichy.
Dès le temps des compagnies de monopole, l’habitude avait été prise de désigner un maire à Gorée et Saint-
Louis. Il s’agissait, en fait, d’une personnalité nommée et la commune n’existait pas en tant que personne
morale de droit public. Sur l’insistance du député Laffont de Fongauffier, et malgré la résistance du
gouverneur, un décret du 10 août 1872 crée les communes de Saint-Louis et de Gorée. La première est
constituée par l’île, les faubourgs de Guet Ndar, Ndar Toute et Sor auxquels on ajoute, en 1884, 1e village de
Gokhoumbaye. Elle a un maire, deux adjoints et quinze conseillers municipaux. Gorée a onze conseillers, un
maire, deux adjoints et un adjoint spécial pour Dakar qui lui est rattachée, [3].
Le décret du 12 juin 1880, en créant la commune de Rufisque, englobe au centre commercial proprement dit
les petites agglomérations de Diokoul, Mérina et Tiawlène.
Avec le maire et un adjoint, le conseil municipal est constitué de dix conseillers, chiffre qui sera porté à seize
par la suite. Enfin, le juin 1887, la commune de Dakar est séparée de celle de Gorée. Elle est dirigée par un
maire, un adjoint, douze (puis dix huit) conseillers.
A partir de la loi du 28 mars 1882, les maires et les adjoints ne sont plus nommés mais élus par des conseils
municipaux, eux-mêmes choisis au suffrage universel direct pour une durée de six ans et renouvelables par
moitié tous 1es trois ans. Par la suite, le décret du 26 juillet 1884 rend applicable à la colonie la loi du 5 avril
1884, ce qui est la véritable charte des communes françaises.
Le Conseil général du Sénégal a été institué, pour la première fois, par l’Ordonnance du 7 septembre 1840 [4].
Son corps électoral, d’une centaine de notables désignés par le gouverneur, est réparti en trois collèges : ceux
des négociants français, des négociants et propriétaires indigènes, des détaillants européens et indigènes. Il
est supprimé dans l’ensemble des colonies par la IIe République. Mais dès 1862 des pétitions sont adressées
au pouvoir central, en vue de son rétablissement. Elles émanent des négociants bordelais qui, par un organe
électif, espèrent restreindre les droits de l’administration sur la marche des affaires commerciales. En 1878,
les sociétés Maurel et Prom, Maurel frères Buhan et Teisseire, Devès et Chaumet s’adressent une nouvelle
fois au ministre de la Marine et des Colonies en faisant soutenir leur action par les Chambres de Commerce
de Bordeaux et de Marseille ainsi que par des parlementaires [5]. Elles obtiennent satisfaction. Le décret du 4
février 1879 prévoit une Assemblée de seize membres [6] élus au suffrage direct pour six ans et
renouvelables par moitié. Elle délibère notamment sur le budget de la colonie et, ce qui intéresse
particulièrement les négociants bordelais, sur l’assiette, les règles de perception, le montant des taxes et
contributions : locales, à l’exception des droits de douanes et d’octroi de mer.
Les éléments, caractéristiques de la vie politique sénégalaise sont relativement stables durant la période qui
va de 1871 à 1914.

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[1] Selon Béranger-Ferraud dans ses études sur la Sénégambie (Moniteur du Sénégal, 1873, p. 23) et
l’Annuaire du Sénégal de 1870, Saint-Louis compte 15.480 habitants en 1869, soit mille métropolitains,
deux mille mulâtres, onze à douze mille Sénégalais et six cents hommes de troupe. A Gorée la
population est de 3.243 habitants lors du recensement de 1866. On estime celle de Dakar et de
Rufisque à, respectivement, 3.350 et 4.550 habitants en 1870.

[2] Sur les députés et les maires du Sénégal avant 1872, voir : F. Zuccarelli : Les Maires de Saint-
Louis et de Gorée de 1816 à 1872, Bulletin IFAN, série B, n° 3, 1973, p. 551-573.

[3] Bull. adm. du Sénégal, 1872, p. 285.

[4] RA.S. 1818-1842, p. 597.

[5] Archives nationales, section FOM, dossier Sénégal VU ; 30 b.

[6] 10 conseillers pour Saint-Louis, 4 pour Gorée-Dakar et pour Rufisque. Par la suite, le nombre des
conseillers de Gorée-Dakar et de Rufisque est porté à 5 pour chacune de ces circonscriptions.

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Le premier d’entre eux est le « localisme », ou sentiment d’appartenir à une collectivité que la géographie
détache des grands courants de pensée et des événements mondiaux. Rappelons qu’en 1870 il faut quinze
jours de navigation maritime pour joindre Bordeaux à Dakar. Une nouvelle telle que la déchéance de
Napoléon III met plus d’un mois pour parvenir au Sénégal. Plus tard, le câble sous-marin accélère la
circulation de l’information, mais sous une forme télégraphique et avec cette concision qui ne laisse de place
qu’au fait brut. Pour ces raisons, les électeurs sénégalais se préoccupent essentiellement de ce qui les
concerne directement.
Aucune idéologie ne se manifeste dans la vie politique locale entièrement dominée par des soucis tels que la
récolte d’arachides, le chemin de fer, les droits douaniers, les infrastructures économiques. Ce faisant, le
corps électoral privilégie le groupe de pression constitué par les négociants bordelais qui monopolisent le
commerce d’importation et d’exportation.
Le localisme est particulièrement net lorsqu’on consulte la presse de l’époque, spécialement les deux
premiers journaux publiés en 1885 [1], puis le bimensuel qui parait de manière plus durable à partir de 1896,
l’Afrique occidentale. Lorsque l’affaire Dreyfus passionne et divise l’opinion publique métropolitaine, il n’y est
fait aucune allusion dans les publications et durant les campagnes électorales au Sénégal.
Ce particularisme nous semble être renforcé par l’existence d’un corps électoral restreint. Le droit de vote et
l’éligibilité sont accordés aux seuls habitants des quatre communes et avec des restrictions qui éliminent une
bonne part d’entre eux. Sur les listes électorales de 1871, on compte 4.277 inscrits au total. On passe à 8.710
électeurs en 1914. On voit les limites de la politique d’assimilation menée au Sénégal.
La qualité d’électeur est donnée aux citoyens français : c’est-à-dire aux originaires de la métropole et de la
colonie qui, par la naissance, sont soumis au statut civil français. La question de la liaison de la citoyenneté et
du statut civil va faire l’objet de nombreux débats jusqu’en 1914. Pour cette raison, le droit de vote donné aux
indigènes est très fragile. On n’en trouve pas de justification juridique. Comme il n’est ni possible, ni

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souhaitable de le leur contester, l’administration coloniale fait revivre un texte de circonstance, il s’agit d’une
instruction de 1848 dans laquelle il est prévu que « seront dispensés de toute preuve de naturalisation les
habitants indigènes du Sénégal... qui justifient d’une résidence de plus de cinq ans dans les dites
possessions ». Par possessions françaises, on va entendre les quatre communes. Quant à la résidence, elle
sera prouvée par l’inscription sur les rôles des impôts locaux ; puis par la déclaration de deux témoins.
Il faut attendre des arrêts de la Cour de Cassation en date du 24 juillet 1907, puis des 22 juillet 1908 et 16 avril
1909, pour sortir de cette situation floue et anormale. La haute juridiction affirme le principe que l’on peut avoir
la pleine capacité électorale tout en conservant un statut personnel, musulman par exemple. Pour autant, les
indigènes non naturalisés ne sont pas citoyens. Ils sont français et jouissent d’un droit électoral spécial et
localisé leur permettant de prendre part aux votes dans les quatre communes dont ils sont originaires.
Lorsque le décret du 5 janvier 1910 donne aux citoyens la possibilité de participer au scrutin pour les élections
générales, même s’ils ont leur résidence hors des communes, cette faculté n’est pas étendue aux indigènes.

Les strates de la société coloniale

Dans ce microcosme politique, les strates de la société coloniale sont visibles. Les indigènes sont
évidemment majoritaires. En 1908, ils sont environ 5.000 à être inscrits sur les listes électorales contre 3.400
européens et mulâtres. Entre les trois groupes raciaux, il devrait y avoir des comportements électoraux
différenciés et, théoriquement, antagonistes. En fait, l’apparition de centres de pression économique permet
d’atténuer les rivalités raciales tout en faisant surgir d’autres cloisonnements politiques à base d’intérêts
économiques divergents. Les facteurs d’intégration sont plus puissants que les antagonismes. Et des
groupes charnières jouent un rôle non négligeable en ce sens.
Pour être plus précis, il faut tenir compte de trois faits. Tout d’abord, nous sommes dans une période pré-
partisane au cours de laquelle la seule force politique agissante est le clan électoral. Autour d’un notable se
forme un rassemblement d’intérêts qui donne au chef un certain nombre de suffrage. Il en dispose soit à son
profit, soit à celui du candidat de choix. Dans ce type de société pré-étatique, la vertu sociale suprême n’est
pas le patrimoine ou l’engagement idéologique mais la loyauté envers le chef, et l’élection n’exprime rien
d’autre que l’homogénéité et force du groupe.
Le clanisme subsiste au Sénégal alors que les partis politiques se forment en Europe dans le même temps.
L’explication de ce phénomène de continuité semble résider dans les faibles dimensions d’un corps électoral
par ailleurs détaché des affrontements idéologiques et confiné dans son localisme. En France, des facteurs
divers entraînent le rapprochement des élus au sein des assemblées. C’est la constitution des groupes
parlementaires. Avec l’extension du suffrage universel, la nécessité se fait sentir d’un encadrement, à la
base, des nouveaux électeurs. Ce qui donne naissance aux comités électoraux locaux. Il suffit ensuite
qu’une coordination permanente s’instaure entre comités électoraux et que des liens réguliers les unissent
au groupe parlementaire, par affinités, politiques, pour que se crée le parti. C’est ainsi que naît, en 1901, le
parti républicain radical et radical-socialiste, le premier à être créé à l’échelon national. Quatre années plus

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tard (avril 1905), c’est au tour de la section française de la 2e Internationale Ouvrière de paraître sur la scène
politique, après l’unification des tendances.
Rien de tel au Sénégal, étant donné l’exiguïté du corps électoral et le manque d’empressement de celui-ci à
participer aux grands courants de la pensée contemporaine.
Pour ces raisons, le clan électoral est le seul élément organisé de la vie politique. Or, il rassemble des
individus en fonction, essentiellement, d’intérêts matériels, économiques. Le premier clan est celui des
négociants bordelais bientôt suivi par celui constitué par Gaspard Devès, mulâtre de Saint-Louis et dirigeant
d’une maison de commerce locale. Plus tard, face aux établissements d’import-export qui dominent la vie
économique de la colonie, se crée un clan de petits commerçants européens, mulâtres et indigènes dirigés
par Jules Sergent. C’est en ce sens que l’on peut dire que les protagonismes raciaux sont gommés par les
rivalités commerciales. C’est le deuxième fait que nous désirions mettre en évidence.
D’autant que, comme nous l’avons indiqué, il existe des sous-groupes charnières entre les originaires de la
métropole et ceux que l’on appelle les « enfants du pays ». Certains Européens, comme les Caminade,
pharmaciens de Saint-Louis, n’ont plus aucune racine dans l’hexagone, ils sont installés au Sénégal de père
en fils, sans esprit de retour. D’autres épousent des jeunes filles de la bonne société locale et font souche au
Sénégal. Il en est ainsi pour Jean Béziat, directeur de la société Maurel et Prom au chef-lieu, et marié à une
demoiselle Dodds. Son fils, Alexis, est plus proche des vieilles familles saint-louisiennes que des négociants
bordelais. Il faut ajouter que les sociétés commerciales utilisent les services des mulâtres et que ceux-ci,
privilégiés par l’administration en fonction de leur niveau d’instruction, sont majoritaires dans les bureaux des
services administratifs. Entre les originaires de la métropole et les mulâtres, on voit que les facteurs
d’antagonisme ne sont pas aussi nets et tranchés qu’on pourrait l’imaginer, à priori.
Dans tout ceci, et c’est le troisième point sur lequel il est nécessaire d’être précis, les Sénégalais de souche
ne jouent aucun rôle, sauf comme force de manœuvre. Nous sommes amenés ainsi à exposer brièvement le
jeu politique des clans électoraux.
Il est vrai que ce qui se passe au Sénégal est souvent « une parodie, une caricature de suffrage
universel » [2]. Les chefs d’entreprises, les maires, les personnages influents font inscrire sur les listes
électorales le plus de monde possible et nombre de ceux qui n’ont aucunement le droit d’être électeurs.
Cette pratique explique les abstentions massives qui sont constatées, la mobilité de la population aidant. La
majorité du corps électoral constitué de cette façon est formée d’indigènes illettrés. On les fait voter par
bandes conduites aux urnes par les grands électeurs : chefs de quartiers ou de villages. Pour qu’il ne se
perde aucune voix, le candidat se charge parfois du transport des électeurs. Le vote se fait à bulletins
ouverts. Ce sont donc les promesses de quelque menue monnaie ou même d’un verre d’eau sucrée qui
tiennent tout d’abord lieu de propagande. La fraude est favorisée par l’acculturation politique du plus grand
nombre.
Ces caractères généraux de la vie politique sénéga1aise étant posés, il convient d’entrer dans
l’événementiel. Pour plus de clarté, l’exposé qui suit est construit en fonction des mandats parlementaires

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des députés du Sénégal. De 1871 à 1876, l’élu est Laffont de Fongauffier ; de 1879 à 1889, lui succède
Jules Couchard (1893-1898). Viennent ensuite le Comte d’Agoult (1898) et François Carpot (1909 à 1914).

[1] LE REVEIL DU SENEGAL et LE PETIT SENEGALAIS appartiennent à la famille Devès de Saint-


Louis.

[2] Intervention du député d’Estournelles, J. O., débats parlementaires, Chambre des députés, 1898,
p. 2009.

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Laffont de Fongauffier (1871-1876)

Le 28 février 1871 est signé l’armistice conclu entre Jules Favre et Bismarck. Il doit permettre l’élection et la
réunion d’une assemblée nationale dont la première tâche sera de décider de la paix ou de la poursuite de la
guerre. Pour les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et du Sénégal, un décret du 1er
février 1871 prévoit que les gouverneurs convoqueront les électeurs dans les plus brefs délais. Le Sénégal
élira un député. Le gouverneur Vallière fixe le dimanche 26 mars comme jour du scrutin.
Les candidats sont nombreux : dix au total. Le général Faidherbe, héros du tout récent conflit, est présenté
malgré lui. Parmi les autres compétiteurs, on trouve le directeur de la Banque du Sénégal, Haurigot ; Bocandé
qui semble être un retraité ; Frédéric Carrère qui, vraisemblablement, est le magistrat auteur, avec Paul Holle,
de l’ouvrage sur la Sénégambie ; Alexandre Caminade, pharmacien à Saint-Louis ; Albert Teisseire, le
fondateur des établissements commerciaux bien connus, associé avec son beau-père, Jean-Evariste Buhan.
Un seul mulâtre tente sa chance : Jean-Jacques Crespin. Le premier à annoncer sa candidature est un officier
de marine, Laffont de Fongauffier.
C’est lui qui l’emporte en recevant 59 % des suffrages, soit 1.186 voix sur 1.980 suffrages exprimés. Il y a
4.277 inscrits et une participation de 43,95 % des citoyens.
Jean-Baptiste Laffont de Fongauffier est né le 21 août 1822 à Sagelat, petite commune de la Dordogne [1]. A
dix-neuf ans, il s’engage dans la marine royale, comme simple matelot. Sans nom (car il n’a fait qu’ajouter à
son patronyme l’appellation d’une propriété rachetée durant la Révolution), sans fortune, sans relations et
dans une période où la caste des officiers de marine est la plus fermée qui soit, il parvient néanmoins à gravir
les échelons de la hiérarchie. Second maître puis premier maître de timonerie, il est nommé enseigne de
vaisseau alors qu’il sert au Sénégal, en 1853. Affecté ensuite en Guyane, il connaît bien des déboires. Selon
ses supérieurs hiérarchiques, il est « difficultueux, brouillon, criard, disputeur ».De nombreux conflits
l’opposent à ses camarades. Tout ceci finit par ramener devant un conseil d’enquête qui lui retire son emploi.
Mais, six mois plus tard, en août 1860, il est réintégré. En août 1861, il devient lieutenant de vaisseau, grade
qu’il ne dépassera jamais. L’essentiel de sa carrière se déroule, désormais, au Sénégal. Il y commande divers
avisos jusqu’au moment de son élection.
Celle-ci ayant été validée le 5 mai 1871 [2], il s’inscrit à l’Union Républicaine, groupe parlementaire d’extrême

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gauche dont le chef de file est Gambetta. A diverses reprises, il intervient soit à la tribune de la Chambre, soit
auprès des services centraux. C’est à son insistance que l’on doit la création des communes de Gorée et de
Saint-Louis, obtenue contre l’avis des autorités locales. Il échoue, par contre, dans ses tentatives en vue de la
formation d’un conseil général et du remplacement des militaires par des civils à la tête de la colonie.
Lors des élections de 1876, le siège de député Sénégal est supprimé. Sans doute est-ce là une conséquence
des vives attaques que Laffont de Fongauffier a menées contre ses pairs, gouverneurs, commandants de
cercles ou directeurs du ministère de la Marine et des Colonies. Nommé par la suite receveur des finances à
Paris, il meurt le 14 décembre 1893. Il repose à Sagelat dont il était devenu le conseiller général.
Pendant la période 1872-1876, la compétition se transporte au plan communal. Elle est particulièrement active
au chef-lieu de la colonie. Deux listes s’y opposent, à l’occasion des scrutins du 20 octobre 1872 (annulé par
la suite) et du 8 décembre suivant par les élus, se trouvent deux Sénégalais d’origine : Abdoulaye Mar [3] et
Waly Bacre [4] Le premier maire est Auguste Bréchet, un« conseil-commissionné » faisant fonction d’avocat.
A Gorée, ce n’est pas la compétition qui est à craindre, mais bien au contraire le peu d’empressement du
corps électoral. Le maire de 1872 est ici Duréçu Potin [5]

Entre 1872 et 1875 de nombreuses élections complémentairees ont lieu, à la suite de démissions en
cascades. Lors du renouvellement triennal des conseils municipaux, Gaspard Devès [6] devient maire de
Saint-Louis, tandis que Potin demeure en fonctions à Gorée. Après le décès de ce dernier, son remplaçant est
Charles Chaussende, un commerçant. Chaussende et Devès conservent leur poste de maire, après les
élections de 1878.
Dès ce moment, deux clans électoraux se forment au chef-lieu. L’un, animé par Gaspard Devès, rassemble
plus spécialement les petits commerçants européens et mulâtres. L’autre est celui qui défend les intérêts des
négociants bordelais, avec Bourmeister et Descemet [7] à leur tête.

[1] Ministère de la Marine, Archives, dossier individuel de Laffont de Fongauffier.

[2] Chambre des députés, Annales, 1871, T. 2, p. 887.

[3] Abdoulaye Mar est, selon nos recherches, né en 1837 à Saint-Louis. Propriétaire, il est l’un des
principaux traitants de la ville. Il est élu conseiller municipal en décembre 1872, nommé 2e adjoint au
maire et réélu en 1878. Par la suite, il semble être devenu interprète du gouvernement

[4] Waly Bacre est traitant à Podor et membre de la chambre de commerce de Saint-Louis, conseiller
municipal de 1872 à 1882, il est également conseiller général de 1882 à 1897.

[5] La famille Potin est l’une des plus connues de Gorée. Elle doit descendre d’un négociant
bordelais, Claude Potin, qui, au début du XIXe siècle, faisait du commerce entre Saint-Louis et le Cap-
Vert, avec son neveu Duréçu. C’est lui qui. en 1817, se porte au secours de la Méduse, échouée à
Arguin. En 1840, il est chargé d’explorer le lac de Guiers avec Paul Holle et le pharmacien Huart. Quant
à Duréçu Potin il a été membre du conseil d’administration de Gorée en 1856. Il est propriétaire en l’île
et à Dakar. Il a épousé une autre mulâtresse, Antoinette Newton. Il devait mourir en 1877.

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[6] Gaspard, Pierre, Bruno Devès, né en 1826, est le fils de Bruno Devès et d’une Sénégalaise
d’origine. Tout d’abord correspondant d’une société bordelaise, il fonde bientôt la maison G. Devès et
Compagnie avec les biens laissés par son père. Cette entreprise commerciale étend vite ses activités
et, en 1900, elle disposait de 300 employés africains. Gaspard, administrateur de la Banque du
Sénégal, reste maire de Saint-Louis de 1875 à 1880. Il meurt à Saint-Louis le 20 septembre 1901.

[7] Auguste de Bourmeister est né en 1845 en Ile et Vilane. Il est marié à Anna Pécarrère qui
appartient à une vieille famille mulâtresse de Saint-Louis. Conseil-commissionné, il est l’une, des
personnalités politiques les plus en vue de la colonie. Il sera maire de 1882 à 1889. Louis Descemet est
un mulâtre de Saint-Louis. Selon le gouverneur de Lanneau, « Noirs et Blancs le considèrent comme le
chef des Sénégalais de naissance ». Il a été le secrétaire du général Faidherbe qui l’a chargé de
missions au Cayor. En association avec Omer Teisseire, il possède trois magasins au chef-lieu. Il est
longtemps président de la Chambre de commerce. Il sera président du Conseil général, de 1879 à
1891. Son fils, Louis Descemet sera maire de Saint-Louis de 1895 à 1909.

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Alfred Gasconi (1879-1889)

Le poste de député du Sénégal rétabli, les électeurs des quatre communes sont convoqués le 8 juin
1879.Trois candidats se présentent ; aux suffrages de leurs concitoyens. Le premier à se faire connaître est
Maréchal, trésorier-payeur. Dans la colonie depuis quinze ans, il y a pris sa retraite. Par ses attaches
familiales, il est proche du groupe des négociants bordelais. Jean-Jacques Crespin est déjà bien connu. Battu
en 1871, il tente à nouveau sa chance. Depuis décembre 1875, il est le deuxième adjoint au maire du chef-
lieu, Gaspard Devès. Il est très attaché à cette famille et l’une de ses filles a épousé un fils Devès. Le dernier,
Alfred Gasconi, est un nouveau venu.
Après une campagne électorale particulièrement calme, il y a ballottage au premier tour. Le 22 juin, 37,4 %
des inscrits prennent part au scrutin. Il y a 2.404 suffrages exprimés. Gasconi obtient 1.159 voix contre 1.134
à Maréchal et 111 à Crespin. Il est clair qu’avec l’appui du clergé, Gasconi a bénéficié du choix des mulâtres
et d’une bonne part de l’électorat d’origine métropolitaine non inféodé aux Bordelais.
Selon le Dictionnaire des Parlementaires français, Gasconi serait né à Saint-Louis le 21 novembre 1842. Pour
G. Wesley Johnson,- il serait d’origine métropolitaine ; alors qu’un autre chercheur, H. O. Idowu, qui a
consacré une remarquable thèse au Conseil général du Sénégal, pense qu’il s’agit d’un mulâtre [1].
Nous avons eu la bonne fortune de trouver l’acte de naissance d’Alfred Gasconi au registre de Saint-Louis. Il y
est inscrit le 22 novembre 1841. Son père, Sauveur, capitaine au long cours marseillais faisait la traite
annuelle de la gomme. Il rencontre à Saint-Louis Elisa Pleuriau et se fixe dans la colonie où il achète une
maison, rue Neville. Quant à Elisa, son acte de naissance du 10 juillet 1819 montre qu’elle est la fille d’Aimé
Benjamin Pleuriau, capitaine de frégate, qui a été l’intérimaire du colonel Schmaltz, lui-même gouverneur du
Sénégal de 1817 à 1820. Benjamin Fleuriau épouse « à la mode du pays » une métisse. Ceci est confirmé par
le registre de l’Etat-civil de 1841 qui, à fa date du 23 juillet, porte la mention du mariage de Sauveur Gasconi,
« Européen » et d’Elisa Fleuriau, « Indigène ». A l’époque, la mention d’indigène est encore réservée aux
« enfants du pays », les mulâtres. Ceci nous paraît régler la question de l’origine du nouveau député du

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Sénégal, né d’un père marseillais et d’une métisse de Saint-Louis.
Elisa meurt de façon tragique. Alors qu’enceinte de son septième enfant elle débarque sur la plage de Saint-
Louis, elle est enlevée par une vague. Alfred est élevé à Marseille. En 1866, il se porte volontaire pour servir
dans les troupes pontificales, alors attaquées par les nationalistes italiens. Il participe à la bataille de Mentana
et au siège de Rome et y gagne ses galons de sous-lieutenant. Il passe ensuite dans l’armée française et se
fait remarquer lors de la bataille du Mans, parmi les volontaires de l’Ouest. Démobilisé, il fait ses études de
droit, puis s’installe comme avocat, tout d’abord à Marseille, ensuite à Saint-Louis (1877). C’est alors qu’il est
élu contre le candidat des Bordelais.
Ceux-ci ne tardent pas à mettre Gasconi dans leur jeu et ils prennent leur revanche lors des premières
élections au Conseil général, le 28 septembre 1879. Les membres du négoce, mulâtres, européens et -
quelques Sénégalais emprisonnés dans cette coalition peuvent compter sur quatorze sièges, sur un total de
seize élus. Tous sont des adversaires déclarés de Gaspard Devès, le maire de Saint-Louis auquel les
opposent des rivalités commerciales. Si bien que, la municipalité du chef-lieu ayant besoin de la caution de
l’assemblée coloniale pour emprunter la somme nécessaire au financement de la conduite d’eau de Lampsar,
cette indispensable satisfaction lui est refusée. Gaspard Devès démissionne (24 juin 1880), bientôt suivi par
Jean-Jacques Crespin. C’est Charles Valantin qui devient maire, le 2 août. Il meurt quelques jours après. Une
commission spéciale doit être créée pour gérer les affaires municipales.
Le mandat de la Chambre des Députés vient à expiration en juillet 1881. Au Sénégal, les législatives sont
fixées au 18 septembre. Le député sortant, fort de l’appui des négociants bordelais,fait acte de candidature : il
est réélu au second tour, le 8 octobre, avec 1.561 voix contre 490 à Jean-Jacques Crespin [2]. La participation
électorale est d’un peu plus de 31 % des inscrits.
La même année, un autre fait important se produit dans la colonie. Les négociants bordelais, leurs amis et
clients ayant déjà la majorité au Conseil général, emportent le conseil municipal de Saint-Louis. Auguste de
Bourmeister devient maire [3].
Quelques mois auparavant, le 7 novembre 1880, les Rufisquois avaient été appelés à désigner leur premier
conseil municipal. Les négociants sont ici chez eux et ne vont cesser de l’être jusqu’en 1914. Joseph
Assémat, représentant d’une maison de commerce, est élu maire. Il démissionne en mars 1882 pour être
remplacé par Sicamois.
Pendant ce temps, la commune de Gorée-Dakar, incapable de trouver les ressources nécessaires à son
budget, traverse de graves difficultés. Sept élections y sont nécessaires en quatre ans. Le maire, François
Piécentin, démissionne lui-même en octobre 1881. Il est remplacé par Kerry-Sarrazin.
Les clans électoraux ont pris de la consistance. Autour de Gaspard Devès (jusqu’en 1884) puis de ses fils, se
groupent ceux qui combattent l’influence économico-politique des négociants bordelais. Les partisans de
Gasconi se constituant en groupe autonome disputant sa clientèle au clan des Devès. Lors des élections
municipales du 8 septembre 1884, les gasconistes l’emportent à Saint-Louis où le conseil est constitué par
une majorité de ceux que l’on appelle « les enfants du pays ». Bourmeister reste maire ainsi que Sicamois à
Rufisque.A Gorée-Dakar, c’est l’avocat de Montfort qui est élu.

9
Ainsi porté par ses partisans, Gasconi [4] est élu une troisième fois député du Sénégal, le 18 octobre 1885. Il
bat à nouveau Jean-Jacques Crespin. Bien qu’il reçoive l’aide agissante des négociants, il se préoccupe de
plus en plus des petits commerçants et des traitants, consolidant ainsi la majorité des mulâtres.
Lorsque le Conseil général est renouvelé pour moitié, en novembre 1885, les négociants se retirent de la lutte
à Saint-Louis et les gasconistes font élire cinq des leurs. Ils ne peuvent cependant pas éviter l’élection de
Justin Devès [5]. L’Assemblée coloniale jusque-là dominée par les Bordelais, est dès lors composée d’une
majorité de mulâtres qui occupent dix sièges sur seize. On y trouve un seul indigène : Waly Bacre.
De nouvelles élections au Conseil général ont lieu en 1888. Les gasconistes sont vainqueurs à Saint-Louis
tandis que les Bordelais se maintiennent à Gorée-Dakar et à Rufisque. Justin Devès est battu mais, son frère,
Hyacinthe, se fait élire dans le Sud. Les gasconistes maintiennent leur majorité.
Entre temps, le 6 mai 1888, a lieu le renouvellement des conseils municipaux. A Saint-Louis, la liste
gasconiste passe, avec à sa tête Bourmeister, le maire sortant. Sur dix-huit postes, onze reviennent à des
mulâtres. Rufisque, au contraire, reste aux Bordelais qui font élire Lamartiny comme maire. Dakar, érigée en
municipalité distincte le 17 juin 1887, a pour premier maire un commerçant, Alexandre Jean qui restera en
fonctions jusqu’en mai 1892. A Gorée, Charles de Montfort conserve son poste [6].

[1] G. W. Johson, The emergence of black polities in Sénégal, Stanford, University Press, 1962, p. 51
en note.

[2] Moniteur du Sénégal, 27 septembre et 11 Octobre 1881.

[3] Gouverneur à Ministre, n° 878 du 23 décembre 1881, AM.S. 2856.

[4] Alfred Gasconi vote les lois sur la liberté de la presse et la liberté de réunion. Il est membre du
groupe parlementaire de l’Union Républicaine dirigée par Gambetta, il intervient pour la construction
du chemin de fer du Soudan et montre son hostilité aux expéditions militaires en Afrique ; en quoi il
rejoint le sentiment des négociants bordelais. Battu aux élections législatives de 1889 et de 1895, il
échoue également au Conseil général. Il meurt en son domicile marseillais de la rue de Terrusse, le 8
février 1929.

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L’Amiral Vallon (1889-1893)

Les élections législatives du 6 octobre 1889 marquent un net changement de majorité. Gasconi, en
favorisant à outrance les mulâtres (par des bourses, des emplois...), a mécontenté une large part de
l’électorat. Les frères Devès décident, de leur côté, d’apporter leur concours et celui de leurs partisans à
l’Amiral Vallon, candidat des Bordelais. Après des tractations multiples, une candidature unique représente les
clans bordelais et des Devès. Face à cette coalition, Alfred Gasconi n’a aucune chance de succès. Il est battu
dans toutes les circonscriptions électorales et particulièrement à Saint-Louis. Il obtient 1.484 voix contre 1.773
à son adversaire [1] [2]

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Ces élections sont marquées par de nombreuses fraudes organisées par les agents de la commune
gasconiste de Saint-Louis. En conséquence le conseil municipal du chef-lieu est dissout le 6 avril 1890, la liste
du clan Devès, conduite par Jean-Jacques Crespin, est élue. Par un échange de bons procédés, les
négociants bordedelais ont fait voter pour leurs nouveaux amis.
Le nouveau député du Sénégal, Aristide Louis Vallon, est né le 26 juillet 1826 au Conquet, petite commune du
Finistère. Il est le fils d’un receveur des douanes. Après des études au collège Joinville de Brest, il entre à
l’Ecole Navale, en novembre 1840. Aspirant à seize ans, enseigne à vingt ans, il devient lieutenant de
vaisseau en 1853 et capitaine de frégate en 1863. Il participe aux expéditions de Crimée et de Chine, puis sert
au Sénégal, de 1856 à 1869, sur de petites unités tout d’abord, comme commandant de la flotille du fleuve et
enfin à la tête de la station navale de la côte occidentale d’Afrique. Durant la guerre contre la Prusse il
commande la place du Havre. Après avoir été nommé capitaine de vaisseau, en 1871, il est affecté aux ports
de l’Atlantique ou à des commandements à la mer, à bord des cuirassés Suffixal et Gauloise.
Le 18 juin 1882, voici Vallon de retour au Sénégal, mais comme gouverneur cette fois. Il en a gardé le
souvenir d’un pays qui se dirige comme un navire de la marine nationale. Mais les années ont passé et la vie
politique avec ses clans a totalement modifié les conditions du gouvernement. Faute de s’adapter, Vallon
échoue totalement. Il démissionne dès le mois d’octobre suivant son arrivée. Ce rapide abandon de la mission
qui lui a été confiée et cette perte de sang-froid sont mal appréciés par le ministère. Une commission
d’enquête, présidée par l’Amiral Courbet, est créée afin de juger le comportement de l’ancien gouverneur. Elle
estime qu’il est « vivement à regretter qu’un officier de marine donne ainsi l’exemple d’une défaillance,
heureusement fort rare dans le corps ». Ceci dit, tout est pardonné. Affecté à Brest, Vallon obtient le grade de
contre-amiral en janvier 1886 et quitte le service actif en octobre 1888.
Assez curieusement, cet officier qui jugeait, quelques années plus tôt, que le régime politique étendu au
Sénégal était « prématuré » et appelait les passions, se lance lui-même dans la compétition, à l’appel des
négociants bordelais. Il est vrai que les électeurs sénégalais avaient porté à la députation un homme qui allait
se préoccuper beaucoup plus de ses anciens subordonnés et de la marine en général que des intérêts de la
colonie [3] Il se désintéresse des compétitions électorales qui suivent.
A l’occasion d’élections municipales organisées à Saint-Louis, le 12 avril 1891 (celles de 1889 avaient été
annulées par le Conseil d’Etat), l’ancienne majorité gasconiste se reforme pour soutenir un avocat d’origine
métropolitaine, Jules Couchard. Dès lors l’électorat de ce dernier est constitué par les Européens, le petit
commerce et une fraction de mulâtres catholiques et traditionalistes. Jules Couchard devient maire.
Puis les électeurs doivent renouveler l’ensemble des conseils municipaux, les 1er et 8 mai 1892. Couchard est
réélu sans difficulté au chef-lieu. A Dakar, c’est l’ancien premier magistrat de Gorée, Marguerie de Montfort,
qui succède à Alexandre Jean. A Rufisque, la machine électorale des négociants se manifeste à nouveau : le
maire est le représentant des établissements Buhan et Teisseire (Joseph Gabard) tandis que l’adjoint est le
délégué de la C.F.A.O. Il en est de même à Gorée où le nouveau maire est Le Bègue de Germiny [4].

Jules Couchard (1893-1898)

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Les législatives suivantes ont lieu le 20 août 1893. Jean-Jacques Crespin semble devoir être patronné,
comme à l’habitude, par le clan Devès. Il se met donc sur les rangs. Mais des pourparlers ont lieu entre
l’ancien député Gasconi et Justin Devès, jusque là ennemis irréductibles. Il est clair que les Devès, désirent
voter de façon utile et réserver leurs suffrages à un candidat susceptible d’être élu et de représenter leurs
intérêts au sein de l’assemblée nationale. Ils l’ont déjà fait en 1889, mais Vallon n’a pas répondu à leurs
espoirs. Ils tentent à nouveau leur chance en misant sur Gasconi qui s’est tenu dans une prudente réserve
durant cinq ans. Le troisième à faire acte de candidature est le maire de Saint-Louis, Jules Couchard.
Au premier tour, sur 9.380 inscrits, il y a 3.104 votants. Couchard vient largement en tête avec 1.904 voix.
Crespin, qui n’a obtenu que 373 voix, se maintient néanmoins au second tour, alors que Gasconi abandonne.
Le 3 septembre, Jules Couchard est élu avec 1.904 voix contre 470 à Crespin. Manifestement, les partisans
de Gasconi se sont massivement abstenus [5].
Jules Couchard est né le 19 juillet 1848 à Sainte-Foy-la-Grande, dans la Gironde. Il est le fils d’un pasteur
protestant. On ignore tout de lui jusqu’à son arrivée au Sénégal, sans doute vers 1885. Il s’installe alors à
Saint-Louis, comme avocat. C’est un orateur de grand talent. Il s’exprime en phrases harmonieuses, en
termes choisis qui manifestent une pensée toujours logique. A la Chambre, il montre son hostilité envers les
expéditions militaires. Avec d’autres, il soutient que le négociant doit avoir le pas sur le soldat. Contrairement
à ses devanciers, il vient souvent dans la colonie et continue de diriger son clan électoral.
Lors d’élections partielles organisées à Saint-Louis en 1894, Jean-Jacques Crespin rejoint le camp Couchard
et devient ainsi le maire de cette commune. Pour peu de temps d’ailleurs, car il meurt le 3 janvier 1895. Il est
alors remplacé par Louis Descemet fils, mulâtre lui aussi [6].
Les élections pour le renouvellement du Conseil général, en novembre 1894, sont pour chacun des clans
saint-louisiens l’occasion de présenter des candidats dans toutes les circonscriptions électorales, ce qui est un
phénomène nouveau. L’alliance entre les Devès et Gasconi se maintient. Leurs listes sont néanmoins battues
par celles patronnées par Couchard qui atteint ainsi le sommet de la puissance. Mais à partir d’élections
complémentaires de novembre 1895, le déclin commence pour les couchardistes.
Il y a scission, en effet, dans ce clan, lorsqu’il s’agit de renouveler les conseils municipaux, en 1896. Louis
Descemet s’est constitué sa propre organisation. Il s’allie aux Devès et aux gasconistes. C’est ainsi qu’il se
maintient dans ses fonctions de maire.
Une nouvelle défaite vient frapper le clan Couchard, le 7 novembre 1897. Il s’agit du renouvellement partiel du
Conseil général. Une coalition composée de Louis Descemet et des Devès se reforme avec l’aide de
nouveaux venus dans la politique, les Carpot. Le député du Sénégal, après avoir perdu la municipalité de
Saint-Louis, perd sa majorité à l’assemblée coloniale. Ses chances étant ainsi diminuées, il ne se représente
pas à la députation.

[1] Il y a 9.471 inscrits et 3.266 votants.

[2] J. O. Sénégal, 17 octobre 1889.

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[3] Lors des élections législatives de 1893, l’Amiral Vallon préfère se présenter dans la première
circonscription du Finistère. Il y est élu. Il meurt à Paris en 1897.

[4] Joseph Le Bègue de Germiny est né au Sénégal, en 1851, de parents métropolitains. Il est
négociant à Gorée. Il reste maire de l’île jusqu’en 1914.

[5] J. O. Sénégal, 1893, p. 306.

[6] Louis Descemet est le fils de Louis, conseiller général et président de l’assemblée coloniale de
1879 à 1891.Il est le peiltit fils d’un conseiller général de 1831 à 1841 .Il est marié à Anna Duchesne.Il
est mulâtre, il est né à Saint-Louis et est représentant d’une maison de commerce. Il reste maire de
Saint- Louis de février 1895 à 1909.

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Hector d’Agoult (1898-1902)

La date du scrutin est fixée au 8 mai 1898. François Carpot, conseiller général et avocat à Saint-Louis,
sollicite les scrutins de ses concitoyens face à lui, le Comte d’Agoult présente sa candidature dans des
conditions qui n’ont pu être déterminées : sans doute sur les sollicitations des négociants bordelais. Après une
campagne électorale calme, d’Agoult est élu dès le premier tour. Il y a 9.244 inscrits et 5.413 votants, ce qui
est considérable pour la colonie. Sauf à Gorée, le candidat européen l’emporte partout de manière plus ou
moins large. La victoire, en fait, lui vient de Dakar où il obtient 608 voix contre 263 à Carpot. Celui-ci totalise
2.511 votes alors que 2.895 voix se sont portées sur son adversaire [1].
Le nouveau député est né le 9 mai 1860 à Paris. Son père, Foulques, appartient à la branche des d’Agoult qui
a émigré en Dauphiné tandis que sa mère est d’une vieille famille irlandaise, les O’Connor. Hector, Hugues,
Alphonse entrent à l’Ecole Navale en 1877. En 1881, il prend part à la campagne de Tunisie comme enseigne
de vaisseau et entre parmi les premiers dans la citadelle de Sfax. Il combat ensuite au Tonkin où il obtient le
grade de lieutenant de vaisseau. Après des séjours au Sénégal (en 1895) et au Niger, il démissionne de la
marine en 1897. Il s’agit d’un homme formé à une dure discipline et conscient de son titre de comte. Il apparaît
hautain, peu accessible, très éloigné du comportement général de ses électeurs. A ceux d’entre eux qui s’en
plaindront plus tard, il répondra simplement que l’on ne se refait pas et qu’il n’y a rien de volontaire dans son
apparente arrogance.
A la Chambre, il s’inscrit au groupe des républicains modérés, dits cependant « progressistes ». Ses
interventions sont rares et toujours concises. Après Couchard, il reprend le thème de la protection des
colonies africaines contre le régime des grandes concessions. Il semble s’être passablement désintéressé des
habitants des quatre communes. Lorsqu’en août 1901 un groupe de notables de Saint-Louis désire attirer
l’attention des autorités parisiennes sur certaines de leurs doléances, ils s’adressent au député de la Guyane,
Ursleur, parce que, disent-ils, ils sont « abandonnés par leur mandataire naturel » [2].
Si la représentation de la colonie à la Chambre des Députés lui échappe, l’alliance Descemet-Carpot maintient
ses positions locales et elle va dominer la vie politique de la colonie durant de nombreuses années [3] A

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Dakar, le pharmacien Marsat a organisé sa propre machine électorale : élu premier adjoint en 1896, conseiller
général en 1897, il devient maire en juillet 1898 et le reste en 1900. Son énergie débordante, ses promesses
aléatoires, son autoritarisme vont en faire l’une des figures les plus curieuses de l’histoire politique de la
colonie.
A travers les événements qui viennent d’être esquissés, on a pu constater la permanence du clan électoral. La
colonie reste dans un état pré-partisan. Vers la fin de l’époque évoquée, les responsables politiques se
rejoignent pourtant sur un point : ils prennent conscience de la force grandissante que représente l’électorat
d’origine sénégalaise. Alors que celui-ci était jusque-là représenté dans les conseils municipaux et à
l’Assemblée coloniale à titre purement symbolique, dans la municipalité élue à Dakar en 1898, il se trouve cinq
lébous. Sur la liste présentée à Saint-Louis pour les élections municipales partielles d’août 1899, sont portés
cinq sénégalais et un seul européen.
Il apparaît que cette influence croissante tient notamment à la formation d’un nouveau groupe social, celui des
jeunes cadres subalternes et moyens issus de l’école française. Encore peu nombreux ils trouvent cependant
des alliés parmi les rares libéraux que compte la colonie, tels Sabourauh et Louis Huchard. Ce dernier,
mulâtre originaire de Gorée, se fait reconnaître en donnant des articles au journal Le Réveil du Sénégal
(1886-1887). Puis en juillet 1896, il fait paraître le premier numéro de l’hebdomadaire l’Afrique occidentale.
Dans l’éditorial du 14 juillet, il s’élève déjà contre le monopole des compagnies commerciales. Il prend
résolument la défense des droits des indigènes, qu’ils soient ou non originaires des communes de plein
exercice. Ce polémiste semble annoncer déjà la nouvelle génération dite des Jeunes Sénégalais. Il leur
montre la voie : « Nous ne disons pas le Sénégal aux Sénégalais. Nous pensons que le Sénégal doit être à
tous les Français et notamment pour ceux nés au Sénégal » (19 septembre 1897). En se battant pour l’égalité,
Blaise Diagne, dix huit ans plus tard, ne dira pas autre chose.

[1] A.M.S. 20 G 10 et J. O. Sénégal, 1898. p. 189 et 1%.

[2] AM-FOM, Sénégal VII-71.

[3] Parmi les conseillers municipaux de Saint-Louis élus en juillet 1898 on trouve Ravane Boye qui
est né en 1848 à Leybar. C’est le descendant des anciens chefs de cette localité et de Sor. Il a été élevé
à l’école des otages de Saint-Louis (1857-1868). Nommé instituteur à Dakar, passe ensuite dans le
corps des interprètes. Il est bien connu pour avoir retracé l’histoire du Walo.

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L’unité des mulâtres : François Carpot, député

Lors des élections législatives de 1902, le comte d’Agoult, député sortant se représente. Mais il est
totalement discrédité auprès du corps électoral, si bien que les négociants bordelais suscitent la candidature
d’un certain Louis Dreyfus qui se dit « négociant, licencié en droit, sous-lieutenant de territoriale au 748
régiment d’infanterie de Saint-Brieuc, demeurant à Paris, 77, avenue des Champs Elysées ». Il déclare

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également n’avait aucun lien de parenté avec le capitaine Dreyfus. C’est la seule allusion faite à « l’affaire »
qui déchire la France. Le troisième candidat est un mulâtre de Saint-Louis, l’avocat François Carpot.
Durant la campagne électorale, on organise des réunions publiques. Certaines, pour la première fois au
Sénégal, sont contradictoires et déplacent une foule importante désireuse de participer aux débats de Dreyfus
et d’Agoult. Carpot représente les intérêts locaux, spécialement ceux des originaires de Saint-Louis. Il a
l’appui des notables indigènes du chef-lieu et du clergé. Les chefs lébous de Dakar se rallient également à lui
pour « ne pas donner leurs voix à un juif » précisent-ils [1]. C’est ainsi qu’il remporte facilement la victoire, le
27 avril 1902, dès le premier tour.
Il y a 9.485 inscrits et 5.219 votants, soit une participation électorale de 56 %. Avec 3.292 voix, François
Carpot rassemble 63 % des suffrages valablement exprimés. Dreyfus recueille 1.640 voix et le comte d’Agoult
281.
Pour la première fois depuis l’élection de Gasconi, les mulâtres ont réalisé leur unité et ont fait élire leur
candidat. Celui-ci est né le 11 mai 1862 à Saint-Louis, d’un père d’origine métropolitaine, aide-commissaire de
la marine et de Sophie Valantin appartenant à une vieille famille du pays. Comme ses frères, il obtient une
bourse d’études en France, ce qui lui permet de faire une licence en droit à Bordeaux. Il est reçu docteur en
droit à Paris. Après un bref passage au barreau de la capitale, il est nommé conseiller de préfecture en
Corrèze (1889). Revenu bientôt dans sa ville natale, en 1892, il s’y installe comme avocat et retrouve son frère
Théodore, conseiller municipal depuis 1884 et président du conseil général, qui l’introduit dans le clan
électoral de Louis Descemet. Après un échec en 1894, François est élu conseiller général en novembre 1897.
On se souvient qu’il s’est présenté à la députation en 1998.
A la Chambre des Députés, le nouveau représentant du Sénégal adhère au groupe radical et radical socialiste
et devient très vite membre du comité exécutif de ce parti. Il se montre actif dans son rôle de parlementaire,
tout en maintenant des liaisons avec le clan électoral qui se constitue autour de lui au Sénégal. Ses
déclarations à la tribune de da Chambre sont toujours brèves et portent sur des points précis comme s’il se
méfiait des idées générales.
A la fin de son mandat, en 1906, il décide de solliciter à nouveau la confiance des électeurs sénégalais. Sa
profession de foi indique notamment : « La France a, par delà les mers, un domaine suffisamment vaste.
L’heure est venue de songer à sa mise en valeur et à son organisation sur des bases rationnelles. Mais la
politique coloniale ne doit pas être une politique d’oppression et d’exploitation. Elle doit, au contraire, être une
politique d’association basée sur la justice et sur l’humanité. Nous devons donc respecter les mœurs et les
coutumes des indigènes ainsi que leur propriété et améliorer leur bien-être moral et matériel par une meilleure
répartition de l’impôt » [2].
Une nouvelle fois, François Carpot est le seul candidat des mulâtres et reçoit l’appui de nombre de petits
commerçants d’origine métropolitaine. Contre lui se présentent trois candidats demeurant à Dakar. Il s’agit
tout d’abord d’un chef de district du chemin de fer, Enguerrand de Marigny, également de Fernand Marsat et
d’Edmond Teisseire. Marsat, alors âgé de cinquante ans, est pharmacien. Par des procédés souvent peu
avouables, il est devenu le maire de Dakar en octobre 1898. Sa manière très particulière d’utiliser le budget

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communal au profit de ses amis et fidèles lieutenants oblige l’administration à le révoquer. Il laisse alors la
place à son premier adjoint, Edmond Teisseire. Celui-ci, né à Bordeaux en 1872, est le fils d’Albert Teisseire,
l’un des fondateurs de la société J.E. Buhan et A. Teisseire. Une fois devenu le premier magistrat de 1a ville, il
forge son propre clan électoral et s’oppose à Marsat qu’il bat tors des élections municipales du 1e mai 1904.
Les législatives de 1906 sont donc, pour les deux anciens amis, une manière de se départager.
Après une campagne électorale calme, le scrutin a lieu le 6 mai 1906. Il y a 10.900 inscrits et 5.710 votants.
François Carpot est élu au premier tour avec 2.857 voix contre 1.878 à Marsat et 857 à Teisseire. Marigny ne
compte que 22 suffrages [3].
Carpot revient donc à la Chambre des Députés pour un second mandat et, durant une année, il en est l’un des
secrétaires. Du 18 au 22 avril, 1908, il accompagne le Ministre des colonies, Milliers-Lacroix, en voyage officiel
au Sénégal.
Durant la période qui va de 1902 à 1906, l’unité des familles mulâtresses de Saint-Louis est assurée. Après le
succès de Carpot en 1902, les Bordelais s’abstiennent de participer aux élections au conseil général, le 22
novembre 1903. Si bien que « les enfants du pays » deviennent majoritaires dans l’assemblée coloniale dont
la présidence reste à Théodore Carpot. Louis Descemet conserve la mairie de Saint-Louis, à l’occasion des
élections du 1er mai 1904. Cependant, sous la pression du député qui désire être le représentant de tout le
Sénégal, un rapprochement se produit entre bordelais et mulâtres. Cette politique de réconciliation permet à
François Carpot de se faire réélire, en 1906, malgré la candidature de deux européens influents.

L’influence de Justin Devès et la montée de nouvelles forces politiques

A partir de novembre 1906, l’unité s’effrite, puis se disloque. Justin Devès, allié des Carpot et de Descemet
depuis 1902, reprend sa liberté d’action lors des élections au conseil général, en novembre 1906. Il est élu
maire de Saint-Louis en juin 1909 mettant fin à la longue carrière de Louis Descemet. La famille Devès
devient, dès lors, la nouvelle puissance politique avec laquelle il va falloir compter.
C’est une figure particulièrement haute en couleur que celle de Justin Devès. Il est, rappelons-le, le petit fils de
Bruno Devès, ce négociant bordelais en rupture avec sa famille pour cause de « mésalliance » ; il a épousé
une peule des environs de Dagana. Son père Gaspard a été maire de Saint-Louis et le fondateur d’une
société commerciale sans liens avec les bords de la Gironde. Justin, après des études secondaires en
France, rentre au Sénégal pour participer aux affaires familiales. Il succède à son père aussi bien dans celles-
ci qu’en politique, prenant la tête du clan électoral.
Aussitôt devenu maire de Saint-Louis, il se prend de querel1e avec son premier adjoint, Crespin, qui
démissionne. Il entreprend une guérilla constante avec l’administration locale. Il joue la carte du corps
électoral africain, sans doute par calcul politique, comme tous les autres notables ; mais aussi parce qu’il est
très proche du petit peuple des faubourgs et des rives du fleuve. Un peu plus tard, Galandou Diouf dira qu’il a
été fortement impressionné par Justin Devès pour l’avoir accompagné dans une campagne électorale. Cet
homme connaissait tout le monde dans les quartiers populeux du chef-lieu, appelait chacun par son nom,

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demandait des nouvelles des familles, se montrait accessible à tous [4].
Du côté sénégalais, les choses commencent à changer de façon imperceptible. L’élection de Galandou Diouf
comme conseiller général de Rufisque, en 1909, est symptomatique à cet égard. Sans doute n’est-il pas le
premier Africain à accéder à l’assemblée coloniale. Mais cette fois, ce sont les lébous de la presqu’île du Cap-
Vert qui ont donné leurs voix à un originaire de Saint-Louis, dépassant les rivalités soigneusement
entretenues par les maîtres de l’heure.
De plus, les jeunes diplômés sénégalais, travaillant dans l’administration et le commerce, ont tendance à se
regrouper et à échapper aux structures ethno-familiales qui se sont reconstituées en ville. Les chefs de
quartiers, grands électeurs des clans mulâtro-européens, perdent de leur influence sur cette nouvelle
catégorie sociale. C’est vers 1908 que se crée une association, l’Aurore de Saint-Louis, tout d’abord destinée
à des activités culturelles et artistiques. Dès le départ, elle comprend des hommes qui vont marquer l’histoire
du Sénégal dans l’entre-deux-guerres : Lamine Guèye, Amadou Duguay-Clédor, Aby Kane Diallo, Moustapha
Malick Gaye. Les discussions politiques prennent bientôt le pas sur les autres préoccupations. L’inspirateur du
groupe devient vite un notable illettré qui refuse toute assimilation culturelle : Thiécouta Diop. Dès 1912, ces
adolescents prennent le nom de Jeunes Sénégalais et, après 1914, celui du Parti des Jeunes Sénégalais. Il
s’agit en fait, de la première organisation politique de l’Ouest africain colonisé.
Le groupe participe aux luttes électorales en soutenant tout d’abord Justin Devès. Puis, il se constitue de
façon autonome et montre ainsi à la grande masse des Sénégalais des quatre communes qu’elle peut se
passer de ses habituels tuteurs politiques, mulâtres et bordelais. La propagande que font par la suite les
Jeunes Sénégalais autour des décrets de 1910 et de 1912 va être également une très importante contribution
à la prise de conscience de toute une population.
Le décret du 5 janvier 1910 fixe les conditions de l’électorat dans les territoires du Sénégal non érigés en
commune de plein exercice. Les électeurs qui habitent hors de Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque, ne
peuvent participer au vote. Le texte de 1910 vient leur donner ce droit lors des législatives. Mais le rapport de
présentation précise bien que ces dispositions ne s’appliquent « qu’aux seuls citoyens français, à l’exclusion
des indigènes non naturalisés » qui ne jouissent du droit électoral que dans les communes, à condition d’y
être nés. Or, la naturalisation nécessite l’abandon du statut personnel et l’option en faveur du statut civil
français, ce qui n’est guère concevable, à l’époque, pour des musulmans de stricte orthodoxie.
Puis est publié le décret du 16 août 1912 portant réorganisation de la justice indigène. Il va mettre en émoi les
habitants des quatre communes et spécialement les Jeunes Sénégalais. Sont justiciables des tribunaux de
cercles, « les individus originaires des possessions françaises de l’AOF qui n’ont pas dans leur pays d’origine
le statut de nationaux européens ». Cette définition comprend les originaires de Saint-Louis et autres
communes. Plus exactement, dès lors que ceux-ci sont domiciliés en dehors des communes ou qu’ils
commettent un délit en dehors de ces communes, ils deviennent justiciables des tribunaux de cercles. On peut
donc, notamment en matière de justice répressive, appliquer à des électeurs, le statut de l’indigénat.
L’affaire Mody Mbaye est exemplaire à cet égard [5]. L’intéressé, né à Saint-Louis en 1871, débute dans la vie
active comme moniteur d’enseignement. Puis il s’installe comme écrivain public et il devient le défenseur

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attitré des paysans du Baol contre les tracasseries administratives. Il se fait ensuite polémiste et s’en prend
particulièrement à l’administrateur du Sine-Saloum. En août 1913, il a l’imprudence de quitter les environs de
Thiès et de se mettre à portée de main de son adversaire. Lors d’un séjour à Kaolack, il est arrêté, traduit
devant Je tribunal indigène et condamné à quinze jours de prison. Mody Mbaye a de la ressource. Il alerte le
gouverneur général William - Ponty avec lequel il est en excellents termes. Il saisit la Ligue des Droits de
l’Homme, laquelle intervient auprès du Ministère. De son côté, Galandou Diouf interpelle le gouverneur Cor
devant le conseil général. Tout ceci produit ses effets et, à la veille des élections de 1914, le texte de 1912 est
remanié. Dans le rapport de présentation, le ministre des colonies Albert Lebrun reconnaît que les dispositions
antérieures ont « provoqué une certaine émotion chez les originaires des quatre communes qui s’étonnent de
ne plus être soumis, dès qu’ils ont quitté le territoire de leur commune, aux mêmes règles de droit qu’ils
étaient accoutumés à s’y voir appliquer ». Les électeurs sénégalais ont fait reculer le pouvoir colonial.
Nous devons cependant revenir en arrière pour rendre compte du scrutin de 1910.

[1] réunion du 25 avril 1902, AMS, 20 G12 ;

[2] Affiche au dossier 20 E 15, AMS.

[3] J.O.S. 1906, p. 284.

[4] Lamine Guèye, Itinéraire africain, Paris, 1966, p. 18-19.

[5] Dossier Modv Mbaye, AMS,. 13 E 77.

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Les élections législatives de 1910

Pour la troisième fois, François Carpot se soumet aux suffrages des électeurs du Sénégal. Sa popularité est
en baisse. Il doit notamment tenir compte de l’hostilité que lui manifestent les chefs de quartiers saint-louisiens
acquis à Justin Devès. Mais il bénéficie de la division de ses adversaires. Il s’agit de l’ancien député
Couchard, de Hyacinthe Devès, frère de Justin, du pharmacien dakarois Marsat et de Sabourault, avocat et
conseiller général.
Aucun incident ne marque la campagne électorale, ni le jour du scrutin, le 14 avril. Les résultats proclamés
sont les suivants : inscrits, 8.018 ; votants, 4.902 ; nuls, 222 ; Carpot, 1.037 ; Marsat, 1.187, Couchard, 1.407 ;
Sabourault, 889 ; Devès 120.
Il y a ballottage. Hyacinthe Devès se retire de la compétition sans dire mot, tandis que Sabourault demande à
ses amis de voter pour Carpot. Le deuxième tour a lieu le 8 mai 1910. Marsat reçoit quelques voix de plus et
passe à 1.582, tandis que Couchard en perd (1.364 voix). C’est François Carpot qui l’emporte avec 1.786
suffrages grâce aux partisans de Sabourault.

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Durant ce temps, l’animosité de l’administration locale contre le maire de Saint-Louis ne cesse d’augmenter.
Comme Justin Devès a manifestement commis des actes de pression et de corruption durant les élections
législatives de 1910, François Carpot dès sa réélection, sollicite une enquête administrative auprès du
ministère. Un inspecteur des colonies est envoyé dans la colonie et vérifie la comptabilité de la municipalité. Il
n’a aucun mal à découvrir nombre d’anomalies.
Il constate notamment que le maire a procédé, directement et sans délibération du conseil, à des ventes de
territoires municipaux ; que des achats sont faits en excédent des disponibilités budgétaires ; que les
dépenses de personnel sont augmentées de façon anormale ; qu’ainsi il a été créé un poste de « gardien des
cocotiers municipaux » sans grande signification pratique. Il remarque aussi que les dépenses faites au titre
des élections font apparaître de graves abus. Un arrêté du 9 juillet 1910 suspend donc Justin Devès de ses
fonctions de maire. Ceci est confirmé par un décret du 21 septembre portant révocation du premier magistrat
municipal. Mais, fidèle à son personnage, celui-ci se répand dans la ville et prétend qu’il a fait renverser le
Ministère Aristide Briand et qu’à l’annonce de sa venue en France, François Carpot s’est réfugié en Angleterre
pour se mettre à l’abri d’un juste courroux.
Remplacé par Couchard, Justin Devès prend sa revanche le 30 avril 1911. Avec une liste comprenant douze
Sénégalais, deux Européens et cinq Mulâtres, il est réélu conseiller municipal mais reste inéligible durant un
temps aux fonctions de maire. Il les retrouve après 1es élections du 5 mai 1912 qu’il emporte grâce au
concours des Jeunes Sénégalais.

Les élections législatives de 1914 : présentation générale

Il ne S’agit pas ici de rendre compte dans le détail des conditions du scrutin qui a marqué la prééminence
du corps électoral sénégalais. L’ouvrage très complet de Georges Wesley Johnson est déjà consacré à cet
événement [1]. Il s’agit simplement de mettre en lumière les éléments qui ont rendu possible l’élection du
premier député sénégalais. Dans cette perspective, il convient tout d’abord, de tenir compte de la personnalité
de Blaise Diagne. Bien que se voulant un authentique Sénégalais, il n’en demeure pas moins assimilé à la
culture française. De plus, le moment où il se présente à la députation correspond à celui où a lieu une
tentative de moralisation des mœurs politiques de la IIIe République. Cet élément joue un rôle important en
mettant en échec les habituelles manœuvres des clans.
L’irruption de Blaise Diagne dans la vie politique locale disloque les groupes électoraux. Ce candidat va attirer
à lui une importante part de la masse de manœuvre des clans mulâtro-européens, spécialement les lébous de
la presqu’île du Cap-Vert et les jeunes Sénégalais. Tout à leurs manœuvres habituelles, les clans sont surpris
dans leur division.

Blaise Diagne

La biographie du futur député s’ouvre par un certain nombre d’incertitudes. Elles tiennent à l’ancienneté des
faits qui varient dans la mémoire des témoins, ceci étant aggravé par toute une légende tissée autour de la

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personnalité attachante de Blaise Diagne. Il n’est pas de Sénégalais, âgé de plus de soixante ans qui ne parle
volontiers de Diagne, avec les accents d’une sincérité admirative, chacun apportant des éléments
contradictoires dans lesquels nous tenterons de voir clair.
La certitude réside dans la naissance de Blaise Diagne, le 13 octobre 1872, à Gorée, de Niokhor Diagne et de
Gnagna Preira, dite quelquefois Anthony. On s’accorde à penser que Niokhor vient de la Petite Côte d’un
milieu Sereer. En effet, Roland Diagne, fils du député, indique que son grand-père est né dans les environs de
Joal. C’est également la thèse retenue par Johnson.
Sur Gnagna Anthony Preira, l’accord se fait quant à son ascendance immédiate et plus ancienne. Dans le
quartier de Bargny-Guédj, à deux kilomètres de Rufisque, on assure qu’un certain Sarote Guèye et son
épouse Gougny Seck ont eu une fille, Ndiaré Seck qui est allée s’installer à Gorée dans son jeune âge. Elle
s’y marie et devient la mère de Gnagna.
Mais il est vraisemblable que le nom de Preira vienne de la Guinée portugaise. Ce qui confirme les dires d’un
vieux Goréen selon lequel le père de Gnagna serait mandjaque tandis que Roland Diagne pense qu’il venait
de l’île de Carabane, ancienne possession portugaise à l’embouchure de la Casamance. Il est également
probable que le nom d’Anthony est de patronyme de la famille dans laquelle elle était placée comme servante,
ce qui correspond à l’une des habitudes de l’épouse.
Niokhor, lui, a été cuisinier. Alassane Diagne prétend qu’il était patron d’un petit caboteur à voile faisant le
trafic entre l’île, la Petite Côte et la Gambie. Il se peut que les deux professions aient été exercées
successivement. Au cours de la campagne électorale de 1914, Blaise Diagne déclare : « On a sorti ma
généalogie. Oui, Je suis fils d’un cuisinier nègre et d’une pileuse de mil ». (réunion publique du 29 avril 1914).
Niokhor serait décédé le premier à une date que nous ignorons. Gnagna Preira aurait alors épousé un certain
Amady Ndiaye, Sarakolé du Soudan, matelot au port de commerce de Dakar. De cette union seraient issus
trois enfants : Sophie, Tamané et Mariama Ndiaye. Gnagna serait morte en 1920.
Blaise Diagne passe sa prime jeunesse à Gorée. On l’imagine dans les Petites rues sablonneuses et
ombreuses de l’île ou jouant dans les escarpements rocheux du castel. Sous ses yeux la majestueuse rade
qui s’étend jusqu’à la grande terre et que sillonnent les navires d’Europe et d’Amérique Latine. L’aventure se
propose ainsi journellement au petit Sénégalais à la condition qu’il accède tout d’abord à l’instruction
française.
On admet que l’enfant a été « adopté ». En fait, il était courant que les familles mulâtresses prennent chez
elles un enfant du pays comme compagnon de jeux de leurs propres fils et filles. Spécialement si, comme on
le pense, Gnagna et peut-être Niokhor étaient placés dans l’une d’elles comme domestiques. Point de
procédure selon le code civil dans tout cela.
Reste à déterminer la famille de ces bienfaiteurs de Blaise. Son fils Roland pense qu’il s’agit de celle de
Germain Crespin, modeste employé du gouvernement dont nous n’avons pas retrouvé la trace à Gorée.
Messieurs Johnson et Tierno Amath Mbengue avancent le nom d’Adolphe Crespin. Cette seconde version est
plus crédible. Vers 1879, Adolphe se trouvait bien comme délégué du service de l’intérieur dans le deuxième
arrondissement. Puis, en 1883, il est nommé sous-chef de bureau à la direction de l’intérieur à Saint-Louis,

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administration qui s’occupe précisément de l’enseignement. Ce qui expliquerait mieux les facilités assez
exceptionnelles données au jeune Sénégalais par la suite et sa venue au chef-lieu avec la famille Crespin.
Blaise Diagne est donc admis, vers 1879 ou 1880 à l’école des frères de Ploërmel de Gorée, la seule à
fonctionner alors dans l’île avec celle des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, réservée aux filles. Il en suit les
cours jusqu’au certificat d’études ; les frères François Joseph, Elis, Alvarez Marie et Florentius étant chargés
de dispenser leur savoir.
Ayant terminé, ses études primaires en 1881 ou 1882, il est envoyé comme boursier à Aix-en-Provence. Ce
qui est la marque d’une haute protection, mais aussi de mérites reconnus. Certains pensent qu’il suivit les
cours du lycée Mignet.

[1] Johnson, G.W., The Emergence of Black Politics in Senegal, The struggle for power in the four
communes, 1900-1920, Standford University Press, 1971.

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Madame Denise Bouche a montré qu’il fut interne à l’Institut Fabre, depuis lors disparu. Il y reste peu de
temps. Il est renvoyé au Sénégal avec les autres boursiers, pour des raisons qui ne sont pas connues [1].
Revenu à Saint-Louis, vraisemblablement chez ses protecteurs, les Crespin, il y finit ses études secondaires
en juillet 1890. A l’occasion de la distribution des prix, il joue dans Le Malade Imaginaire, présenté dans la
salle du Conseil général. Il est alors âgé de 18 ans et doit trouver sa voie dans la vie. C’est pour la fonction
publique qu’il opte.
Mais auparavant, selon Alassane Diagne qui est le seul à donner cette information, il épouse à Dakar en
1892, selon la coutume musulmane, une demoiselle Louise Diallo. Celle-ci appartient à une famille Saint-
Louisienne, son père, Ogo Diallo ayant pris néanmoins pour femme une métisse de Gorée, Gnagna Bouco. Le
narrateur affirme être né de cette union et ajoute, que Louise Diallo serait décédée en 1897.
Le jeune Sénégalais est engagé comme surnuméraire, le 1er janvier 1892. Sans doute après avoir été reçu à
un concours professionnel, il entre véritablement dans l’administration en qualité de commis de deuxième
classe des douanes, le 1er novembre suivant. Il va alors donner la mesure de ses capacités de travail et
d’assimilation, ainsi que de ses aptitudes à défendre ses points de vue.
Il sert tout d’abord au Dahomey, à Grand-Popo et à Ouidah. Il y est nommé commis de première classe le 1er
juin 1895. Ses qualités doivent être appréciées puisque durant un temps, il est chef par intérim du service des
douanes de Porto-Novo.
Dans son bulletin de note pour l’année 1897, il inscrit dans la rubrique des souhaits exprimés : « désirerait
servir avec avancement partout où l’administration le jugera nécessaire, excepté au Congo ». Pourquoi le
Congo ? Peut-être parce que la colonie sénégalaise y est nombreuse et se regroupe autour d’un exilé de
marque, Cheikh Amadou Bamba, le fondateur du Mouridisme, tenu au loin par l’autorité coloniale. Quoi qu’il
en soit, c’est justement au Congo qu’il est affecté le ler juillet 1897. Il débarque à Libreville, le 18 août suivant,
dans l’état d’esprit que l’on devine, et demande son intégration dans les cadres métropolitains. Sans doute

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pense-t-il ainsi échapper aux tracasseries. Mal lui en prend car il est ainsi noté par le gouverneur : « Comme
tous les Sénégalais, il trouve que le Congo est un pays de nègres, bon tout au plus pour des Européens.
Naturellement il demande à aller servir en France. Si on tarde à lui donner satisfaction, il aura une maladie de
foie qui nécessitera son envoi à Vichy ». Commencé dans ces conditions, ce séjour congolais se termine mal
pour le jeune fonctionnaire. Par décision du 19 août 1898, il est suspendu de ses fonctions pour une durée de
deux mois, pour « indiscipline et mauvaise volonté dans le service ». Le 7 novembre, il rentre au Sénégal,
pour un congé de six mois. A l’issue de ces vacances, il est affecté à la Réunion. C’est dans cette île qu’il
prend une importante décision destinée à marquer son existence : le 21 septembre 1899, il est initié franc-
maçon à la Loge « L’Amitié », Orient de Saint-Denis. Le 25 janvier suivant, il devient compagnon puis maître
le 27 octobre 1901.
La franc-maçonnerie lui procure un sentiment d’appartenance à une communauté universelle et égalitaire. En
août 1900, il mentionne au sujet d’une future affectation : « Je préférerais me trouver au milieu de frères qui
me donneraient la part d’affection que je m’efforcerais de leur rendre largement ». Les réunions en loge lui
permettent également de développer et de mettre au point ses idées sur l’égalité des races. Elles vont être au
centre de ses préoccupations et de celles des nouvelles élites sénégalaises de l’époque.
Le 27 juillet 1902, il est affecté à Tamatave, affilié aussitôt à la loge « L’Indépendance malgache », il s’y
heurte aussi au racisme que secrète l’administration coloniale. Il est vrai qu’il prête le flanc aux attaques
vénéneuses dont il est l’objet.
Les choses commencent fort bien pour Blaise Diagne dans la grande île. Son chef de service, de Rocca, le
qualifie « d’employé d’élite à tous égards ». Il est changé de centraliser la comptabilité douanière, les
statistiques commerciales du port et d’assurer le service des contributions indirectes. En 1904, de Rocca se
montre toujours élogieux, mais le gouverneur général Gallieni inscrit sur son bulletin de note : « M. Diagne
ferait un bon agent s’il n’était ombrageux et sournoisement frondeur ». Autrement dit, la haute administration
le tient à l’œil.
A la fin de l’année 1904, revenant d’un congé pris à La Réunion, il fait passer une demoiselle Chambrun pour
son épouse, puis pour sa pupille. Ceci pour obtenir une réduction sur le prix du voyage. S’étant mis dans ce
mauvais cas, il ergote de mille façons. Ce comportement lui vaut un blâme avec inscription à son dossier
administratif. Puis, affecté à Majunga « pour raison de service », il prétend qu’il s’agit là d’une sanction
déguisée et refuse de rejoindre son nouveau poste, « en raison de son état de santé ». Il est donc remis à la
disposition du Ministère des Finances. Le gouverneur général Augagneur fait savoir que Diagne est un bon
fonctionnaire, mais que « malheureusement il est doué à un degré incroyable d’un esprit d’intrigue, d’un désir
d’autorité, d’une susceptibilité dans la discussion de ses intérêts et d’explication de ses actes qui le rendent
dangereux ».
Le voici donc à Paris, en instance d’affectation. Il s’y lie d’amitié avec des personnalités politiques, notamment
avec Alexandre Isaac, sénateur de la Guadeloupe et avec Gratien Gandacé, député de la Martinique. Il y
épouse aussi une jeune fille originaire d’Orléans, Odette Villain (Avril 1909). Sans doute a-t-il fait sa
connaissance à Madagascar puisque leur premier fils, Adolphe, y est né le 13 octobre 1907. Puis c’est le

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départ pour la Guyane où le couple arrive le 29 août 1909. Johnson rapporte que son zèle intempestif le fait
s’engager dans plusieurs controverses avec ses supérieurs. Il applique à la lettre les règlements douaniers, au
grand dam des marchands locaux, habitués à plus de souplesse de la part des autres agents. On lui reproche
également de manquer de neutralité politique en servant de conseiller à la municipalité de Saint-Laurent. Fort
heureusement pour lui, il obtient la protection du Gouverneur Fernand Levecque. Pour lui accorder quelque
répit, celui-ci permet de retourner à Paris, sous prétexte de préparer le concours d’accès au cadre des
inspecteurs des douanes. En fait, Blaise Diagne publie des articles dans des journaux tels que l’Action et les
Annales Coloniales. Il y développe ses idées sur l’égalité par l’assimilation politique et engage une polémique
avec son vieil ennemi, le Gouverneur général Augagneur. A l’occasion, il prend la parole en public sur ces
questions.
Plutôt que de retourner en Guyane, il demande et obtient un congé de convalescence à prendre au Sénégal. Il
désire, en réalité, se lancer dans l’action politique, alors qu’approchent les élections législatives de 1914.
Auparavant, il dépêche dans son pays d’origine l’un de ses amis, François Pouye, goréen comme lui, avec
mission d’étudier la situation locale. Le rapport de Pouye n’est pas particulièrement optimiste. Selon lui, Blaise
Diagne ne pourrait compter que sur les électeurs de Gorée. Ailleurs, les candidats libéraux, mulâtres ou
français, sont déjà très actifs et la victoire de François Carpot ne fait de doute pour personne. Malgré ces
éléments défavorables, Blaise Diagne quitte Marseille le 31 janvier 1914. Il va tenter sa chance.

La moralisation des mœurs politiques

Un arrêté du 15 mars 1914 convoque les électeurs du Sénégal pour le 26 avril suivant. Dans le même
temps trois textes législatifs intéressant l’organisation du scrutin sont promulgués en Afrique occidentale. Il
s’agit tout d’abord, de la loi du 20 mars 1914, réglementant l’affiche électorale afin de maintenir les candidats
à égalité dans leur effort de propagande écrite. Mais la prolifération d’affiches étant peu à craindre au
Sénégal, ce texte n’y a qu’une porte limitée.
D’une plus grande importance, la loi du 29 juillet 1913 a pour objet d’assurer le secret et la liberté du vote.
Parmi d’autres dispositions intéressantes, elle prévoit que, désormais, l’électeur fait contrôler son identité, puis
prend une enveloppe et se retire dans un isoloir afin d’y effectuer son choix. Il est ainsi mis fin à la pratique du
vote collectif, de la pression directe et de la surveillance des grands électeurs sur leurs troupes. Celles-ci
peuvent d’ailleurs continuer à profiter de la générosité des candidats sans pour autant découvrir vers lequel
d’entre eux vont leurs sympathies et leurs choix.
Comme l’indiquera plus tard le Gouverneur général, dans tous les isoloirs on trouvera de « nombreux bulletins
apportés avec ostentation jusque dans la salle et qui ont été jetés au dernier moment derrière le rideau
protecteur, au profit « du bulletin caché le plus souvent dans les babouches, [2].

[1] Bouche Denise, l’Enseignement dans les territoires de l’Afrique occidentale française, thèse de
lettres, Paris I, 1974, p. 429.

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[2] Gouverneur général à Ministre, n° 1146 du janvier 1914, AMFOM,Sénégal VII,7 bis

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La division des clans mulâtro-européens

La multiplicité des candidatures va également favoriser l’entreprise de Blaise Diagne en dispersant les voix
alors que s’établit une nouvelle répartition des forces. En ce domaine, c’est l’escalade : trois candidats en
1902, quatre en 1906, sept en 1910, et en voici neuf pour le scrutin qui s’annonce. Les clans maintenant
traditionnels, ceux des Bordelais, des Frères Devès, celui conduit par Descemet et Carpot qui souvent liait des
alliances tactiques face à un danger commun, se trouvent morcelés, atomisés.
Eliminons tout de suite le fantaisiste, Casimir André. Surveillant auxiliaire des travaux publics, il est en service
au Sénégal depuis dix ans. La campagne électorale est pour lui un moyen de se faire mettre en congé et
d’organiser d’amples libations. Sa propagande tourne sur l’unique thème suivant : « Demain, venez chez moi,
je vous paierai le champagne ». Il recueillera deux voix, ce qui montre bien l’ingratitude des buveurs.
Les familles mulâtresses de Saint-Louis se trouvent divisées à l’extrême. Elles vont avoir à choisir entre trois
de leurs compatriotes, un quatrième candidat étant, au surplus proposé à leurs suffrages. François Carpot se
représente alors que ses amis son constamment battus à la mairie et au conseil général. Il se maintient
pourtant dans la compétition. Comme on sait que les affaires publiques avaient élevé entre les familles
Carpot, Descemet et Devès une haine profonde, solide et tenace, le seul fait que le député sortant se
représente incite Justin Devès à lui susciter un concurrent. Il le fait venir de France, preuve que les
motivations raciales ne sont pas primordiales dans les compétitions des clans.
Il s’agit d’Henri Heimburger, docteur en droit, avocat à la Cour d’Appel de Paris. Cet Alsacien servait depuis
plusieurs années les intérêts que les Devès lui confiaient. Il était leur homme de confiance, leur correspondant
et leur conseiller juridique dans la capitale. On lui offre maintenant, comme une juste compensation et avec
l’espoir de le tenir en main, le soin de représenter au Parlement un territoire dont il ignore tout.
Georges Crespin, autre mulâtre, bien que battu lors des législatives de 1910, récidive. Agé de quarante cinq
ans, avocat, conseiller général depuis 1903, il est en froid avec Justin Devès depuis plusieurs années. Sans
grandes illusions sur le résultat de la compétition, il va cependant enlever quelques voix à Carpot et
Heimburger.
Très certainement mulâtre lui aussi Louis Pellegrin est né au Sénégal. Il pourrait s’agir du fils d’un certain
André Pellegrin, lui-même né du mariage d’un traitant et de la dame Birame Djiguène. Ce serait alors le neveu
de Charles Pellegrin, commerçant, tout d’abord allié à Justin Devès qu’il a remplacé en tant que maire, en
1910, avant de passer au clan Descemet l’année suivante. Dans sa profession de foi, il indique qu’il a quitté
très jeune le Sénégal et a fait des études secondaires à Marseille. En 1896, il est de retour dans la colonie et
s’installe comme commerçant à Louga, sa famille ayant subi des revers de fortune.
Du côté des Européens, les Bordelais hésitent entre Carpot qui les a indisposés par ses tentatives libérales et
Heimburger qui a le tort d’être la créature de Justin Devès. Ils ont toutefois le choix entre trois autres candidats

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qui, à un titre ou à un autre, ne leur conviennent guère.
Fernand Marsat, pharmacien et ancien maire de Dakar dispose d’une puissante machine électorale. Il peut
tout d’abord compter sur les voix des petits commerçants, mais surtout sur celles des Lébous qui constituent
le fond de sa clientèle électorale. Certains Bordelais doivent lui être favorables puisque le maire qu’il a choisi
pour le remplacer, Emile Masson, est employé de la Société Maurel Frères. Lui aussi s’est présenté, en 1910,
aux législatives.
Plus effacé, le colonel d’artillerie Henry Pattey s’est rendu populaire dans certains quartiers de Saint-Louis en
y prenant de l’intérêt pour les africains. Est-ce un titre suffisant pour se présenter aux élections ? On peut se
demander quelle mouche a piqué ce militaire qui l’incite à se jeter dans une bataille perdue d’avance !
Le dernier candidat est Jean Théveniaud, administrateur en chef des colonies, ancien commandant du cercle
du Baol. Ilest connu pour ses attaches avec Jules Sergent, le représentant des petits colons et commerçants.
Il lui a prêté der l’argent pour lancer l’hebdomadaire « La Démocratie du Sénégal » que dirige le journaliste
Daramy d’Oxoby. En 1913, il est très proche des jeunes Sénégalais qui, déçus par le comportement de Justin
Devès, pensent qu’il est préférable de soutenir un libéral européen. Mais à la fin de la même année,
Théveniaud se prend de querelle avec d’Oxoby et retire ses fonds de « La Démocratie du Sénégal ».
Les petits colons, les jeunes Sénégalais et d’Oxoby lui-même se trouvent ainsi sans candidat qui puisse
refléter leurs vues et qui vive en bonne intelligence avec l’irascible polémiste. C’est à ce moment précis que
Blaise Diagne se trouve sur leur route. Face à tous les autres, face à leurs querelles sans grandeur, il apparaît
comme le représentant par excellence de l’électorat noir jusque-là délaissé, utilisé simplement comme masse
de manœuvre. Les clans électoraux et leurs candidats ne se rendent pas compte de cet élément nouveau : un
Sénégalais se présente, comme leurs égaux, à la députation. Ils trouvent la chose plaisante et ne tirant pas à
conséquence. Si bien qu’ils mènent leur campagne électorale comme à l’habitude, par pression sur les chefs
de groupes d’électeurs. Le Gouverneur Cor est également très éloigné de percevoir la situation politique avec
netteté. Au début de la campagne électorale, il donne les meilleures chances de succès à Carpot, Théveniaud
et Marsat. Quant à Blaise Diagne, « il n’a aucune chance de succès » [1].

[1] Gouverneur à Gouverneur général, 1er avril 1914, AMFOM, Sénégal VII, 81.

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L’habileté politique de Blaise Diagne

Les débuts politiques du fonctionnaire des douanes ne sont pas particulièrement spectaculaires. Pour lui,
toute la question est de disloquer les clientèles habituelles des clans électoraux préexistants. Déjà, citoyens et
originaires des quatre communes sont perplexes et dans l’expectative face à la multiplicité des candidatures !
Certains des électeurs sont hors de portée des efforts de propagande de Blaise Diagne. Bordelais et mulâtres
de Saint-Louis, dans l’ensemble, sont trop attachés à leurs prérogatives, à leurs positions sociale, politique et
économique pour les compromettre en votant en faveur d’un inconnu de race noire.

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Reste donc pour le candidat à se consacrer à ses compatriotes de façon à les débarrasser de leurs
automatismes électoraux et de leurs liens de sujétion à l’égard des grands électeurs qui les manipulent. Dès le
départ, il compose un état-major comprenant Galandou Diouf et Mody Mbaye. Le premier, conseiller général
de Rufisque, bien qu’originaire de Saint-Louis, l’introduit auprès des Lébous du Cap-Vert ; le second auprès
des jeunes Sénégalais. Il obtient l’appui de Daramy d’Oxoby. Impressionné par ses vues nouvelles et sa
personnalité, le journaliste met à sa disposition « La Démocratie du Sénégal » dont Blaise Diagne devient le
directeur politique.
Le succès repose également sur les thèmes de propagande utilisés. Blaise Diagne doit apparaître, aux yeux
de ses compatriotes dont il attend les suffrages, comme un Sénégalais authentique mais sachant parler et agir
comme un blanc ; par conséquent capable de les représenter au Parlement bien qu’étant l’un des leurs. Pour
ce faire, il peut développer les idées qui lui sont chères : l’égalité dos races, l’égalité des droits pour tous les
habitants des quatre communes.
Blaise Diagne utilise avec bonheur ces deux axes de propagande. Il parle le wolof comme ses auditeurs. Il est
l’un des leurs, « fils d’un cuisinier nègre et d’une pileuse de mil ». Mais en même temps, il est capable de les
défendre. Son instruction, son statut social, sont égaux à ceux des blancs. D’ailleurs, « la majorité électorale
est nègre, les intérêts à représenter sont indigènes ». On peut voir aussi ce qui se passe aux Antilles qui « ont
fait un bond de 20 siècles : elles ne se sont pas déshonorées en envoyant deux nègres à la Chambre ». Le
« manifeste du comité Blaise Diagne » résume bien le sens donné à la campagne électorale. On y lit : « Si
vous voulez avoir votre place au soleil, comme tout le monde, allez aux urnes non plus pour vous donner un
maître mais pour choisir un ami, un parent, un défenseur de tous les instants. Vos adversaires tremblent à la
seule idée de votre éveil politique et social.

Le résultat des élections de 1914

On connaît la suite. Dès le premier tour, le 26 avri1 1914, Blaise Diagne distance la foule des dix-neuf
concurrents. Il obtient 1.910 voix contre 671 à Carpot, 668 à Heimburger, 408 au libéral Théveniaud... Le
deuxième tour a lieu le 10 mai 1914. Trois candidats restent en compétition. Cette fois Blaise Diagne l’emporte
de justesse. Sur 5.156 suffrages valablement exprimés, il en reçoit 2.424 contre 2.249 à Heimburger et 472 à
Carpot. Onze voix se sont dispersées sur divers noms.
C’est à Dakar (avec 987 suffrages) et à Rufisque (avec 998 voix) que Blaise Diagne gagne ces élections, alors
qu’il est largement battu à Saint-Louis par Heimburger.

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