Eddy Firmin
Eddy Firmin
Eddy Firmin
MÉTHODE BOSSALE,
PAR
EDDY FIRMIN
Mai 2019
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Service des bibliothèques
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intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de
commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»
Il
REMERCIEMENTS
Ces sept années de thèse ont été un parcours de vie familiale. Ma femme Vanessa-
Flore, ma fille Ora-Laleen et ma belle-mère Claimita ont été des soutiens indéfectibles.
Je tiens à les remercier pour ces très belles années de recherche. À ma mère Flora, je
dis aussi merci pour son soutien depuis la Guadeloupe. Enfin, j'ai une pensée pour la
grande patience et la confiance que rn' ont accordées Yves et Stephen. Merci infiniment
à vous tous qui m'avez accompagné.
111
DÉDICACES
Je dédie cette thèse à ma femme Vanessa. Merci pour ton soutien et nos discussions
enflammées sur un sujet qui touche à la renaissance des peuples colonisés.
IV
AVANT-PROPOS
Cette thèse et la méthode dite bossale sont nées d'une plongée dans la mémoire
ancestrale des esclaves caribéens, de leurs rapports à l'art, au savoir et à la vie. Elle
procède d'une volonté de décolonisation de leur imaginaire et des codes esthétiques
rudoyés par un enseignement artistique entièrement occidental. S'établissant dans un
entre-deux, ma pratique n'est pas abordée comme une fin en soi, mais comme un
moyen de réparer la mémoire d'un peuple né du dedans de la colonisation. Cette thèse
est un voyage dans l'art, les sciences humaines, la vie. C'est avant tout une piste ouverte
pour la recherche décoloniale dont l'un des buts est de redonner dignité aux savoirs et
aux arts séculaires subaltemisés par la colonisation. Bien que cette proposition
s'adresse à tous, elle souhaite trouver un écho dans le cœur des minorités culturelles
oppressées et tout particulièrement dans celui des créateurs caribéens. Au demeurant,
ce qui est montré ici n'est qu'une des parties visibles de la recherche. L'objet livre,
Soukounyans, joint en annexe en version numérique permet d'élargir la compréhension
de la méthode proposée. Ainsi, exercice formel de thèse et objet livre confondent leurs
limites et débordent l'une et l'autre. Le premier articule le rapport entre la théorie, la
pratique et la décolonisation de l'imaginaire. Le second fait l'investigation libre de la
mémoire séculaire ainsi qu'un type de rapport au savoir désigné sous le terme de
« corpo-politique du savoir», l'ensemble produisant une vision stéréoscopique de ma
recherche.
à interroger une part de moi-même. Il n'y a pas d'extériorité à ces origines. Je parle
depuis un entre-deux de ces espaces. C'est-à-dire depuis un espace refusant la position
de victime assignée pour les peuples colonisés autant que 1'attitude arrogante du
dominant soutenue par des siècles de constructions intellectuelles.
VI
INTRODUCTION ........................................................................................................ 1
2.1 Les scènes de l'art décolonial et le phénomène BE.BOP: le corps archive ..... 44
2.2 Je-corps d'une corpo-politique du savoir au quotidien .................................... 55
2.2.1 Récit de vie en Caraibe française : en quoi consiste ma corpo-politique
du savoir? ....................................................................................................... 56
2.2.2 Je-corps d'Ora-Laleen ........................................................................... 63
2.3 Proposition de méthode bossale ........................................................................ 72
2.3.1Articulation et revue d'ensemble des modèles interprétatifs .................. 75
2.3.2 Bossale et récit-Atlas :poétique d'une ressemblance ............................ 76
2.3.3 Phase socle : le récit-Atlas ..................................................................... 79
2.3.3.1 Fondement du récit-Atlas : le lawond ............................................. 79
2.3 .3 .2 Déploiement de 1'imaginaire : lawond et table, un même .............. 81
2.3.3.3 Fonction du couple récit écrit/visuel. ....................... ....................... 84
2.3.3.3.1 Le récit, un rôle médiateur entre passé et présent: le manque 84
2.3.3.3.2 L'écrit, un moyen de collecte : les Pratiques Analytiques
Créatives (PAC) ..... ................................................................................. 89
2.3.4 Phase remédiation .................................................................................. 90
2.3.4.1 Codes articulant les remédiations ................................................... 91
2.3 .4.2 Code spontané ................................................................................. 91
2.3.4.3 Code script ...................................................................................... 92
2.3.4.4 Le code artistique ............................................................................ 94
2.3.5 L'analyse, des questionnements dirigés vers l'espace socioculturel ..... 96
2.3.5.1 Articulation du couple remédiation/analyse au regard des codes ... 96
2.3.6 Conclusion et limites de la méthode bossale ......................................... 97
3.1.2.3 Alphabet émotionnel pour une carte des corps-à-corps ................ 111
3.1.2.4 Les cartes heuristiques : un lawond de dissection ........................ 114
3 .1.3 Descriptif de la recherche et rappel ..................................................... Il 7
3.2 Résistances de soukounyan ............................................................................. 120
3.2.1 Collecte de données de terrain :Jean-Pierre le soukounyan ................ 123
3.2.2 Le code spontané dans l'exposition Résistances: en synthèse ......... .. . 129
3.3 Analyse/remédiation: du code spontané au code script ................................. 131
3.3.1 Analyse du code spontané : la résistance passive ................................ 132
3.3 .2 Définition du terme résistance : vers une résistance passive ............... 134
3.3.3 Résistance passive des esclaves selon l'histoire .................................. 135
3.3.4 Analyse du code de résistance passive dans le récit-Atlas .............. .... 136
3.3.5 Le sorcier Jean-Pierre : un maître de la parole-poison ........................ 139
3.3.6 Conclusion, identification d'un code script: l'indiscemabilité ........... 141
3.4 Analyse/remédiation : du code script au code artistique ................................ 144
3.4.1 Indiscemabilité dans les rythmes et les gestes : le cryptage ................ 145
3.4.2 Indiscemabilité et chant: l'éloquence ................................................. 148
3.4.3 Je-corps : Indiscemabilité, cryptage et éloquence .. ... .......................... 151
3.5 Remédiation libre ............................................................................................ 155
3.5.1 Ego portrait ou l'errance des oiseaux ................................................. 155
3.5.2 Réappropriation du code script de l'indiscemabilité ........................... 161
3.5.2.1 Dans le processus de création ....................................................... 161
3.6 L'exposition: une table de la monstration ...................................................... 165
3.6.1 Cryptage: alphabet émotionnel ........................................................... 168
3.6.2 L'éloquence .................................................. .. ...................................... 170
3.6.3 Tim-tim ... bwa sek ! ........................................................................... 176
RÉSUMÉ
Comment faire une pratique visuelle enracinee quand son imaginaire est
colonisé depuis ses racines esthétiques? La méthode bossale est proposée en réponse,
parce qu'elle se présente comme un procédé d'excavation des logiques de remédiation
séculaire. Elle propose un dispositif de décolonisation de l'imaginaire et de la pratique
visuelle en interrogeant d'une part, les politiques de savoirs favorisés par l'espace
culturel caribéen et en proposant d'autre part, des moyens de reverser ces logiques à la
pratique visuelle contemporaine. En s'inscrivant dans le champ des études
décoloniales, la méthode bossale affirme que les approches du savoir proposées par
l'Occident sont aussi de puissants outils de désapprentissage du savoir formé par le
colonisé, tout en interrogeant un art ancestral. Elle est axée sur le déploiement d'un
récit personnel en lien avec l'imaginaire collectif ancestral. Par un ensemble de récits
composés d'écrits et d'images, cette méthode autorise une fouille dans une épistémè
raturée par la colonisation, c'est-à-dire dans les procédés immatériels produisant les
codes fondamentaux culturels du langage, des systèmes de valeurs, de 1' art et du savoir.
Il s'agit d'explorer les logiques ancestrales de remédiation afin de les reverser dans la
pratique artistique par le biais de l'analyse historique et ethnographique. Elle emprunte
une part de la systémique du Gwoka (pratique d'art et de savoir propre aux îles de
Guadeloupe), de la notion de table proposée par Georges Didi-Huberman (2011) et du
concept de remédiation de Bol ter et Grusin (2000). La méthode bos sale est ainsi une
proposition frontalière en même temps qu'une pensée "décorporée". En effet, elle tient
compte d'unje-corps de la langue créole, c'est-à-dire d'une posture culturelle poussant
chacun à toujours penser son individualité avec son corps et celui de sa communauté.
Ainsi, ma pratique redirige une part des savoirs séculaires sur le corps, vers elle. Elle
met en évidence une posture de légitime défense contre les violences épistémiques et
raciales de l'histoire coloniale d'hier et d'aujourd'hui. Mon je-corps omniprésent dans
mes créations organise une pratique omnidirectionnelle et éclatée (vidéo, dessin,
sculpture, performance, graphisme, textualité etc.). Tout comme la pratique du Gwoka
à qui elle emprunte une très grande part de sa systémique, elle constitue une danse de
l'équilibre précaire. C'est une bamboula "sauvage" qui ne renie ni l'apport de
l'esthétique de l'Afrique ni celui de l'Occident. Au regard de cette dernière donnée,
1' exposition de recherche Égo portrait, ou l'errance des oiseaux met en pratique une
des logiques de remédiation du Gwoka : l'indiscernabilité. C'est-à-dire depuis un
X Ill
espace refusant la prostration victimaire prévue pour les peuples colonisés autant que
l'arrogance d'une domination soutenue par des siècles de constructions intellectuelles.
Inutile de tergiverser. .. Pour être considérée comme telle [une pratique d'art
contemporain], une œuvre doit s'inscrire dans une analyse formelle et
conceptuelle dont les développements sont définis par la critique occidentale et
doit totalement s'inscrire dans la logique de ces expressions. (Baj-Strobel, 1999,
p. 36)
1
Bien que cela ne reflète plus la pensée de certains conservateurs et acteurs de l'art actuel, le milieu de
l'art actuel, comme nous l'avons dit, n'est pas un espace uniforme. Cette proposition de Baj-Strobel,
émise il y a seulement 20 ans garde toute sa pertinence notamment vis-à-vis de certaines grandes
institutions françaises telles que Beaubourg, le Louvre, le Musée d'Orsay et bien d'autres. En effet,
comme je me propose de le montrer dans cette thèse, il subsiste une "color line" (un plafond de verre
racial et culturel) pour les artistes afro descendants des départements d'outremer qui depuis 4 siècles
sont français. Ceux-ci, individuellement ou collectivement n'accèdent jamais à ces hauts lieux de culture.
Ceci indique que l' histoire de l'art occidental et ses développements critiques ont encore un long chemin
à faire avant d'être en accord les autres logiques d' expression.
2
Au regard de ce cadre coercitif, comment m'émanciper d'une histoire de l'art qui n'est
qu'en partie mienne ? Comment créer les conditions favorables à l'émergence d'un
dialogue équitable ? Ce sont là les questionnements auxquels se propose de répondre
cette recherche. Ma pratique, par un déploiement de 1'imaginaire sur un objet livre et
par un cycle d'analyse et de remédiation, propose une voie pour la réparation d'un
imaginaire brisé: c'est la méthode dite bossale. Elle permet de se ressaisir des codes
obturés par la domination esthétique. Proposition appliquée instinctivement dans ma
pratique depuis une quinzaine d'années, cette recherche a permis de l'expliciter, de la
codifier et par ce fait même de la renforcer. L'exposition de recherche Ego portrait où
l'errance des oiseaux, tenue en février 2017, fut l'occasion de montrer les résultats de
la méthode ainsi que son application. Il s'agissait de s'emparer de logiques de
remédiation favorisées par l'espace culturel des Caraïbes.
Déroulé de thèse
Mes expériences de terrain et les silencieuses violences coloniales auxquelles j'ai fait
face lors de mon parcours de formation académique ont fait naître un besoin, celui de
la décolonisation de mon imaginaire et de ma pratique. La proposition de méthode
3
Le second chapitre est le cœur de cette recherche. Le ton se fait plus militant et respecte
un je-corps culturellement défini comme étant une manière de se penser avec son corps
et par une communauté de corps. Si s'énoncer depuis un je-corps consiste à dire son
"je", en même temps qu'un "nous" et inversement, saisir cette manière de se penser
débute par un regard sur la très jeune scène visuelle des études décoloniales. Cela
permet d'entrevoir les moyens qu'elle déploie pour questionner un certain rapport au
savoir que le théoricien des études décoloniales Walter Mignolo (2015) désigne sous
le terme de corpo-politique du savoir. Au regard de ces interrogations, un récit de vie
est proposé. Il a pour but d'expliquer dans le contexte quotidien ce en quoi consiste
cette politique du savoir ainsi que ce je-corps. Toutefois, le but que poursuit cette
immersion est de saisir les violences faites à mon corps, à celui de ma famille ainsi
qu'à celui de la communauté afro-descendante dans le seul milieu des arts visuels. Ce
contexte qui ouvre sur une lecture du contenu raciste de l'art d'hier et d'aujourd'hui
démontre une certaine urgence quant à la nécessité de proposer une décolonisation de
1'imaginaire. Ainsi, afin de dépasser les espaces de confrontations est proposée en fin
de deuxième chapitre la structure théorique de la méthode bossale. Enfin, le dernier
chapitre est entièrement dédié à ma pratique. Il consiste en une mise à l'épreuve de
cette méthode de décolonisation de l'imaginaire.
4
CHAPITRE I : PROBLÉMATIQUE
Point d'art. Point de poésie. Pas un germe. Pas une pousse. Ou bien la lèpre
hideuse des contrefaçons. En vérité terre stérile et muette... Mais il n'est plus
temps de parasiter le monde. C'est de le sauver plutôt qu'il s'agit.
(Césaire et Ménil, 1932 [ 1978])
2
Selon 1'historien Pétré-Grenouilleau (2004 ), les chiffres sont flous, mais ils oscillent entre 9,5 et 12
millions d'Africains. Environ 1 million d'esclaves seront déportés dans les Antilles françaises à elles
seules.
3
J'ai fait le choix de ne pas aborder la question du génocide total des peuples Caraïbes et Arawaks. Pas
parce qu'aujourd ' hui il n'y a plus de communauté, ni même d'individu descendants de ces peuples vivant
sur les territoires de Guadeloupe et Martinique, mais parce qu'il s'agit d'une histoire de legs très
complexe. Si cela renvoie pour une grande part à 1'archéologie précolombienne, évoquer cette présence
est lourd d'implications diverses qu ' il rn 'est difficile d'aborder dans le cadre de cette thèse. Par exemple,
cela pose les questions des traces sur le territoire (roches gravées) et des artéfacts matériels gardés dans
des musées (qui ne sont plus en contact avec l'imaginaire des résidents) ou encore des divers legs de ces
peuples à la langue créole. Plus encore cela pose la question de la survivance d'une part ces cultures,
elles-mêmes très complexe, dans la psyché antillaise. Ce sujet ne peut être abordé en un paragraphe, il
lui faudrait un chapitre pour donner à cette mémoire perdue toute son importance, d'autant plus que des
artistes tels que Pierre Chadru, Jocelyn Akwaba-Matignon ou Ricardo Ozier-Lafontaine se penchent sur
la question depuis des décennies.
5
miennes deviennent des prisons à ciel ouvert et une telle proximité permet au colon
d'avoir les yeux posés en permanence sur la nuque des esclaves. Comme l'écrit le
chantre de la Créolité Patrick Chamoiseau (1997), sur ces petites îles, 1'esclave résistant
n'a nulle part où fuir et « la mer devient geôlière [ ... ] la mer dresse comme un mur :
elle condamne au nouvel alentour, elle nomme cet autre destin, l'impose en cruauté»
(Chamoiseau, 1997, p. 158).
Subséquemment, il est possible de saisir à travers les mots de Césaire le besoin de faire
éclater cette geôle pour enfin habiter l'île et la mémoire raturée, grâce à la pratique des
arts. L' art tel que le propose Césaire n'est pas qu'un pur objet de Jouissance esthétique,
c'est un outil d'émancipation et d'affirmation identitaire. C'est une ogive culturelle
permettant de se défendre de la domination. Néanmoins, il faudra attendre quarante-
trois ans avant que Césaire ne passe de la parole aux actes, du moins pour les arts
visuels. Sur les cendres de l'École des Arts Appliqués créée en 1943, Césaire, alors
maire de Fort-de-France, favorisera l'émergence en 1984 de la première école d'art de
la Petite Caraïbe, aujourd'hui appelée 1'Institut Régional d'Arts Visuels de Martinique
(IRA V). Comme beaucoup d'écoles d'art, elle fut bâtie sur le modèle de
l'interdisciplinarité. Ainsi, je fus du convoi de ces premiers étudiants qui, goûtant à
l'interdisciplinarité édictée par l'Occident, s'essayaient graduellement à une pratique
plus enracinée. Depuis, la pratique des arts visuels s'est considérablement développée.
Des unités de recherches théoriques se sont structurées, notamment le Centre d'Études
et Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CÉREAP), une branche de
l'Association Internationale des Critiques d'Art subdivisée en deux groupes, l' AICA
Caraïbe et 1' AICA Caraïbe du Sud, cette dernière s'intéressant plus particulièrement à
mes îles de la Petite Caraïbe, ou encore plus récemment le Campus Caribéen des Arts.
De l'avis du fondateur du CÉREAP Dominique Berthet (2012), le milieu du XXe
siècle, par la voix de Césaire, marque le «point de départ [... ] d'un art cherchant ses
marques et sa singularité» (Berthet, 2012, p. 10).
6
4
Par exemple nous connaissons les pratiques visuelles de courtepointes des esclaves afro-américains.
Elles étaient à la fois des œuvres et des tactiques de résistance. Aussi ténues soient-elles, ces pratiques
laissent des empreintes dans la conscience collective, ce qui n'est pas le cas pour les Antilles françaises.
5
Les peuples Arawak et Caraïbe furent décimés dès les premières heures de la colonisation.
7
plus concrète, cette injonction interroge les moyens de réinscrire une pratique visuelle
en filiation d'un patrimoine immatériel. Entre ces deux pôles est posée ma pratique.
Elle s'organise en un faisceau d'interrelations entre poésie, peinture, sculpture, vidéo,
installation, scénographie, graphisme, performance, etc. Fait notable, elle ne cesse de
greffer d'autres disciplines au fur et à mesure de son avancée et de ses monstrations.
Un peu comme si mon corps devait se faire archive et bibliothèque de savoirs visuels.
Nous n'en finissons pas de disparaître, victimes d'un frottement des mondes.
Tassés sur la ligne d'émergence des volcans. Exemple banal de liquidation
absurde, dans l'horrible sans horreur d'une colonisation réussie.
(Glissant, 1997, p. 20)
Le contexte de ma formation académique vue sous 1' angle spécifique des rapports de
force entre colonisé et colonisateur interroge une perception des violences depuis les
sphères de l'imaginaire. Ce contexte de formation conduit à son tour à me questionner
sur les raisons pour lesquelles les propositions des ultramarins (notamment les afro
descendants de mes départements des outremers français) sont absentes des débats
artistiques ayant lieu dans les grandes institutions françaises. Cet ensemble présenté
dans les pages qui suivent construit les motifs de quête et mon choix de l'exil au
Québec.
Exemplaire conforme de cette« colonisation réussie »,Je commence dès l'âge de seize
ans une formation artistique. Du lycée aux études supérieures, mon parcours suivra la
voie des arts visuels. Diplômé en 1990 en lettres et arts, je reçois une formation propre
au système éducatif français. Ce premier enseignement de lycée m'offre une lecture de
l'art sans prise avec ma réalité quotidienne. Les grands mouvements de l'art et ses
artistes se situent dans un ailleurs flou (européen et américain). Aucune voix d'Afrique
ou d'Amérique du Sud ne me parvient. Le monde de l'art est sans nuance et
8
complètement blanc. Ce constat d'aujourd'hui est sur le moment ressenti comme une
dualité déchirante, car de manière évidente je visualise très nettement que mon altérité
ne participe en rien de cet univers. Cette éducation artistique du lycée fait un transfert
inéquitable et unilatéral de connaissances. Elle procède d'une violence coloniale que
mon jeune esprit d'adolescent se figure encore très mal. Pour citer Albert Memmi
(1973), à propos de l'éducation dans les colonies :
Si le transfert finit par s'opérer, il n'est pas sans danger : le maître et l'école
représentent un univers trop différent de l'univers familial. Dans les deux cas,
enfin, loin de préparer l'adolescent à se prendre totalement en main, l'école établit
en son sein une définitive dualité. (Memmi, 1973, p. 134)
En 2007 ,je me décide enfin à reprendre une formation en art à l'école supérieure d'art
du Havre, ESADHaR, afin d'obtenir un DNSEP en 2009 (Diplôme National Supérieur
d'Expression Plastique). Sous la direction de l'artiste Jean-Paul Albinet, un échange
s'établit entre le Havre et la Guadeloupe. Lors des fréquents va-et-vient qui dureront
9
presque un an et demi 6 , 1' artiste Albin et soutient et encourage une pensée de 1' art hors
des canons disciplinaires ou interdisciplinaires. Et pour cause : ce dernier fait partie du
trio Untel, connu pour l'œuvre de 1977 Vie quotidienne. Celle-ci reprenait et exposait
tel quelle rayonnage type d'un grand magasin de consommation. Cette exploration de
la limite entre art et vie quotidienne qui caractérise la pensée de 1'artiste signera une
amitié qui dure encore aujourd'hui. Ensemble, nous interrogeons le corps très présent
dans ma pratique ainsi que ma culture d'oralité. Un dialogue riche s'établit entre nous
deux, notamment sur les moyens et les méthodes à employer pour transférer certaines
logiques de l'oralité à la pratique visuelle. Mon besoin viscéral d'articuler le corps
réceptacle culturel (immatériel) avec la pratique visuelle (matérielle) devient une
urgence sous l'impulsion d ' Albinet. C'est d' ailleurs ce projet qui soutient mon
engagement doctoral. Mon choix se porte sur le Québec car je souhaite prendre mes
distances avec le système d'éducation français colonial. Si l'imaginaire de ma culture
naît du mariage forcé de l'Afrique à l'Occident, il y a une lutte entre ces deux parties.
La part d'oralité léguée par l'Afrique est déconstruite et subalternisée par les logiques
esthétiques proposées par ma part d'Occident. Mon corps et sa mémoire d'oralité
devient un lieu de refus: celui de l'écrasement d'une de mes deux composantes. Ce
refus est plus distinctement la nécessité de dépasser une donnée factuelle, qui n'est que
cette subaltemisation à l'excès. Il se concrétise par un fait discuté plus haut; celui
d'être issu d'un peuple sans image. C'est-à-dire un peuple qui éclot à la conscience de
lui-même, sans ce pilier central à l'expression de toutes les cultures humaines. Mais ce
refus relève non pas d'une fatalité consistant à se lamenter sur l'impensable de la
colonisation, mais d'une urgence : chercher les moyens formels et intellectuels de
réparer cet étai brisé. En conséquence, m'éveiller à cette nécessité par le biais de la
recherche est, avant tout, une aventure débouchant sur un espace peu exploré mais
porteur d'espoir. Néanmoins, ce n'est pas sur le seul espoir d'un projet de réfection de
mon imaginaire que s'établit cette quête. C'est avec le sentiment d'être un "réfugié
6
C'est une formation centrée autour de la validation de ma pratique artistique professionnelle.
10
artistique" que je commence cette aventure car le choix de 1' exil repose également sur
l'obstination du monde de l'art contemporain français à ignorer ma classe de praticien,
c'est-à-dire celle des créateurs ultramarins et/ou afro-descendants de la nation. Ainsi,
au cours de ces onze dernières années un ensemble de questionnements suivis de
constats valideront puis conforteront ma décision de mener ma recherche au Canada
plutôt qu'en France.
7
Réalisées un an plutôt à la résidence de céramique LLorens Artigas à Barcelone
8
https://www.youtube.com/watch?v=CzZZ3K3BUhQ
https://www .youtube.com/watch?v=kC7-8ZFWGFc
https://www .youtube.com/watch?v=9975qBwZsdw
https://www .youtube.com/watch?v=Jx4k9A-BkOU
https://www .youtube.com/watch?v=4ZO-JZF6YHE
https://www .youtube.com/watch?v=JmY7fm5Xg38
11
Pline L'Ancien, Mus ter présente 15 siècles plus tard un récit identique des habitants
des Indes (les Amériques à découvrir). Il y décrit visuellement Sciapodes (ou
Monocoles), Acéphales, Astomates et bien d'autres monstres humains 9 vivant de
l'autre côté des mers. Se saisissant de cet imaginaire sédimenté sur 1500 ans, cette
exposition formulait une déclaration qui pouvait s'énoncer peu ou prou comme suit. Il
y a un imaginaire dont nous sommes prisonniers et que nous devons dépasser. En
tenant ainsi une classe d'artistes hors du débat de l'art contemporain, les grands musées
reconduisent de manière institutionnelle une violence vieille comme 1'Europe. En effet,
leur pouvoir de transformation de 1'imaginaire collectif est grand, car ces espaces sont
des lieux de validation nationaux. Dès lors où ils reconnaissent des praticiens ou des
imaginaires, c'est une nation qui intègre des nouvelles données à son imaginaire
collectif. Accepter ou refuser l'imaginaire d'une population ne saurait être un acte
anodin, parce que les œuvres constitutives de l'histoire de l'art participent des plus
hautes valeurs des cultures occidentales. Cette déclaration qui ne devait pas avoir
d'écho m'amena cependant à porter un œil de plus en plus critique sur l'art dans mon
espace national et une série de constats confirmèrent ma volonté d'exil.
Le premier, et sans doute le plus révélateur, est qu'en 2009 le FNAC (Fonds National
d'Art Contemporain français) ne recense que quatre artistes des DROM (Alex Burke,
Thierry Alet, Serge Hélénon et Marc Latamie). Ainsi, sur près de 95 000 œuvres de
milliers d'artistes, seules neuf œuvres sont le fait de ces 4 artistes. Selon l'Association
des critiques d'arts de la Caraïbe (AICA Caraïbe du Sud) 10 , les chiffres grimpent: 11
œuvres et cinq artistes avec 1' arrivée de 1' artiste Ernest Breleur en 2015. Autrement dit,
9
Le premier est doté d'une unique jambe, ce qui le rend véloce et agile et les acéphales quant à eux ne
sont pas pourvues de tête, ce qui rend prompt à l'humeur sanguine. La version traduite par André Thevet
eut un grand effet sur mes questionnements . La description de leurs attributs sont « grande brutalité ,
bêtise et cruauté» (Muster, 1575, p.94). En somme, il était fait une description du sauvage à découvrir
en Amérique et en Afrique centrale.
10
Ernest Breleur dans la collection du FNAC, article consulté en ligne le 15 janvier 2017, à l'adresse:
https://aica-sc.net/20 15/05/03/ernest-breleur-dans-la-collection-du-fnac/
12
le fonds d'art, censé garder la mémoire et l'imaginaire national des pratiques visuelles
n'affiche que peu d'intérêt à dialoguer avec nos pratiques. D'ailleurs, au moment même
où je dépose cette thèse à l'UQAM, aucune exposition individuelle ou collective dans
l'un des hauts lieux de culture visuelle de France que sont le Louvre, le Château de
Versailles, le Musée d'Art Moderne de la ville de Paris ou encore le Centre national
d'art et de culture Georges Pompidou (Beaubourg) ne rendent compte du foisonnement
de praticiens (en majorité afro-descendants) issus de ses "colonies" françaises. Tout se
passe comme si nous n'existions pas. Ce faisant, il est possible de percevoir une forme
de ségrégation entre artistes de première classe et artistes de seconde classe frappés
d'inachèvement dû à leurs origines. Cette perception du moment s'établit aussi au
regard du fait, qu'ailleurs, l'amorce de dialogue de grands centres d'art avec une même
classe d'artistes est déjà commencée depuis des décennies. En effet, des expositions
individuelles et collectives telles que David Hammons : Rousing the Rubble, 1969-
1990 et African-American Artists - 1929-1945: Prints, Drawings, and Paintings qui
ont eu lieu respectivement en 1990 au MoMA (Museum of Modern Art) et en 2003 au
Metropolitan Museum of Art de New York viennent marquer mon regard sur la
question des disparités de traitement et la responsabilité des grandes institutions en la
matière-; S'il est clair que le sentiment d'être un "réfugié artistique" s'est construit dans
le temps, d'autres faits ont renforcé l'urgence de me déplacer sans fuir la question de
la réparation de mon pilier brisé. En retraçant le fil des événements, il apparaît que dès
2005 mon inconfort ne cessa de croitre. À cet instant de mon cheminement se déroulait
Africa Remix, au musée Beaubourg. Bien que cette exposition soit portée par le
Museum Kunstpalast (Düsseldorf), le Mori Art Museum (Tokyo) et la Hayward
Gallery (Londres), elle avait provoqué l'espoir d'un changement. Car cette exposition
a révolutionné les imaginaires tout en permettant une lente reconsidération de la
production du praticien africain. Mais pour les artistes autochtones originaires des ex-
colonies, la donnée resta quasiment inchangée. Sur la durée, la perception d'une
profonde incohérence dans les valeurs françaises me paraissait embraser le déni. En
13
Récemment, l'exposition de 2016 , The Color Line, devait pourvoir au ton frondeur de
cette thèse tout en validant mon exil québécois. Cette magnifique exposition, sous la
houlette du critique d'art Daniel Soutif questionne, entre autres choses, l'effroyable
racisme systémique de 1' art du XXe siècle vers une classe d'artistes américains dont la
11
Chef d'entreprise en communication visuelle je gagnais correctement ma vie. Parallèlement, j 'étais et
pense encore être un artiste reconnu par ses pairs antillais du milieu des arts visuels. Avec le recul, il
m'apparaît que l'abondance de ma vie m 'avait maintenu dans une sorte de pseudo révolte bourgeoise. Il
ne me manquait rien, pas même le frisson des voyages. Est-ce à dire que mon esprit était tordu par une
brutale quiétude? Peut-être ! Ce qui est certain, c 'est que ma venue sur le territoire québécois est un
arrachement à la torpeur ambiante. Si aujourd'hui, comme beaucoup d'immigrés et étudiants diplômés,
je suis un modeste ouvrier (d'encadrement d'art), ma révolte et mon combat contre les violences de l'art
ne souffrent d'aucune faille . Les sept années de recherche et d'insertion dans mon nouveau milieu social
sont certainement les plus riches , les plus dures mais aussi les plus libres de ma vie malgré ma faible
condition sociale.
12
L'agacement tournait à l'irritation quand il m'était objecté lors de discussions débridées que la France
s'ouvrait à nos imaginaires notamment avec les expositions Kréyol factory en 2009 à la grande Halle de
la Villette et la série, Latitude, de 2002 à 2009 à la Mairie de Paris. Si la qualité des commissariats
d'exposition (notamment avec l'excellente commissaire Régine Cuzin) et des artistes ne pouvaient être
remise en question, il m'était impossible de ne pas penser en terme d'histoire et de fonction des lieux.
En effet, la première est une de ces nouvelles périphéries culturelles bâties dans une ancienne halle où
des bestiaux ont été vendus à la criée pendant plus d'un siècle. Ce qui n'est pas sans créer un imbroglio
dans mon propre imaginaire sur 1' histoire car mes ancêtres ont été vendus dans des conditions similaires
(les dossiers de presse sur 1'événement ne mentionnent que très peu ce fait). La seconde est ironiquement
le plus grand hall de toutes les mairies de France. Les expositions Latitude étaient la version XXL de
ces halls de mairie, salles de quartier et lieux de culture réaffectés et secondaires auxquels notre sang
nous donnait droit.
14
seule faute est d'être nés noirs. Mais cette légitime inquiétude d'aborder un fait qui
dépasse les frontières géographiques demande, à juste titre, « une réévaluation des
artistes africains-américains » 13 comme le titre un article du chroniqueur Siegfried
Forster. Cependant, il est commis à 1' égard d'une classe analogue d'artistes français
une forme de« col or line »plus située. Comment expliquer autrement qu'il existe selon
l'ouvrage, La Peinture en Martinique, dirigé par Gerry L'Étang (2007), une création
qui lutte depuis près de 80 ans à la réparation de sa mémoire collective dans
1' indifférence générale ? Ainsi, cet exil est en ultime recours, un recul face à une
désaffection toxique qui étrangle ma détermination et érode la justesse de mon combat.
C'est une prise de distance avec l'étouffant attentisme consistant à adopter la molle
posture du : « il faut être patient». Mon refus s'établit sur cette expérience commune
à toute ma génération, c'est-à-dire celle d'une urgence anesthésiée par une rhétorique
de la patience. D'ailleurs la culture populaire des afro descendants de France en rend
compte avec une étonnante précision.
Le rappeur d'origine guadeloupéenne, Doc Gynéco, rend patent les espoirs déçus de
ma génération et une indicible violence qui dépasse le cadre des arts. Néanmoins me
placer depuis un ici québécois, c'est du même coup accepter que le débat dépasse
13
Consulté le 26 avril 2018 à l'adresse en ligne : http://www .rfi.fr/culture/20 161 007-the-color-1ine-
reeval uation -artistes-africains-americains-quai-bran 1y
15
largement la géographie des DROM, de la France ou de l'Europe car ici aussi les
artistes autochtones et afro-descendants de la nation canadienne sont en proie à des
écueils similaires, à cette différence près qu'il y a possibilité de dialogue. Du moins
c'est le pari qui a été formulé pour cet exil. En dehors de tout discours intelligible, ce
projet est avant tout une voie du cœur.
Comment faire une pratique visuelle quand sa culture et son fondement identitaire sont
dépossédés de toute pratique visuelle matérielle, quand toute continuité plastique fut
interdite par une terrible histoire esclavagiste ? Répondre à cette question a été avant
tout une interrogation sur le phénomène de la colonialité des savoirs car la langue du
colon, son système d'éducation, ses valeurs et ses manières d'appréhender le sensible
ont aussi déporté les imaginaires dominés dans son histoire de 1'art et ses codes
esthétiques. À ce titre, les Caraïbes et tout particulièrement les Antilles françaises
participent d'un système d'acculturation commencé il y a quatre siècles avec
l'esclavage et parachevé par le système éducatif français. Pour citer Frantz Fanon, la
société occidentale: « a brisé son ancien monde [au colonisé] sans lui en donner un
nouveau. Elle a détruit les bases tribales traditionnelles de son existence et barre la
route de l'avenir après avoir fermé la route du passé ... » (Fanon, 1952, p. 149).
Les artistes visuels nés sur les poussières d'îles de Guadeloupe et de Martinique,
participent d'une culture où les valeurs esthétiques ont été effacées avec une grande
efficacité, notamment à cause de la petitesse des îles et de leurs tutelles ininterrompues
14
à la France • C'est toute leur conception du sentir, du voir, de l'entendre, du goûter et
du toucher qui a été conditionnée par les dispositifs de connaissance sensible propres
14
La Guadeloupe et la Martinique font partie des rares îles des Caraïbes à n'avoir jamais été
indépendantes.
16
Comment écrire alors que ton imaginaire s'abreuve, du matin jusqu'aux rêves, à
des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes? Comment écrire
quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie ? Comment
écrire, dominé? (Chamoiseau, 1997, p. 17)
Cette nouvelle donnée du monde est pour Glissant la création d'une nouvelle humanité
qui ne peut ni ne saurait se barricader dans les certitudes. Elle s'avance frêle avec
comme seule arme sa voix et sa nudité. Elle bricole ainsi une identité du tremblement.
Seul le dialogue entre toutes leurs composantes et non l'annihilation de l'une d'elles
permet l'émergence de ce qu'il nomme une identité Tout-Monde. Ainsi, il s'agit de
trouver les ressources qui aideraient à identifier les lieux de confrontation et de violence
afin de les dépasser. Deux constats se font donc jour : le premier est que tout recours à
un fond matériel et une culture originelle m'est impossible et le second est qu'il me
faut identifier les lieux d'affrontement afin de les dépasser. En conséquence, il incombe
à l'artiste caribéen de se questionner sur les possibilités de sortir d'une logique de
domination.
17
Sur le plan théorique, cette recherche s'inscrit sans réserve dans les études décoloniales.
Celles-ci interrogent les phénomènes de subaltemisation des modèles de production
d'art et de savoir des colonisés. Découlant de la pensée postcoloniale, elle propose à
1' artiste décolonial de reconstruire son imaginaire et de se réapproprier des manières
d'aborder le savoir abîmé par la domination épistémique, « [de] convoquer, de
remémorer, de reconstruire le rapport avec ce qui a été perdu, ou avec ce qui a été
séparé ou marginalisé [ ... ] » (Vasquez, 2015, p. 178). Cet acte de décolonisation
18
s'adresse autant au colonisé qu'au colonisateur car il s'agit de créer les conditions où
colonisés et anciens colons créent les conditions nécessaires à une visibilité et à une
compréhension mutuelle. C'est en d'autres termes, une pensée frontalière militant pour
une équité vis-à-vis des rapports au savoir et à l'art. Mais comme indiqué plus haut, les
études décoloniales, à la différence des études postcoloniales, s'intéressent tout
particulièrement aux rapports de domination qui s'installent par le savoir. En d'autres
termes, elles interrogent la manière dont l'Occident a utilisé ses modèles épistémiques
comme outils de développement pour ses propres sociétés et comme arme de
subjugation envers les peuples colonisés.
Les études décoloniales, comme leur nom l'indique, sont un champ d'études
universitaires qui naît hors des universités occidentales (Amérique latine). Leur projet
épistémico-politique invite les artistes à se saisir de leurs socles épistémiques raturés
par l'Occident. Autrement dit, elles appellent à désobéir face à l'injonction de se référer
au cadre de pensée conçu par et pour l'Occident, l'objectif étant d'établir les conditions
d'un dialogue égalitaire entre différents rapports au savoir et non un dialogue unilatéral
qui s'opérerait depuis les nombreuses propositions épistémiques occidentales. La
singularité des études décoloniales et de ses auteurs (notamment vis-à-vis des études
postcoloniales) réside dans la volonté de mettre à jour d'autres modèles épistémiques,
plus situés et propre au Sud. Car en l'état de la recherche, ce sont les modèles
épistémiques de l'Occident qui servent à construire les voies qui restructurent le Sud.
Comme le dit l'adage créole "les outils du maître servent à construire la maison du
16
maître" . La pensée qu'elle propose éclaire la méthode bossale ainsi que la politique
qui l'anime. L'empreinte profonde sur mon travail est perceptible dans un des
textes produits pour le catalogue de 1' artiste François Piquet. En effet, pour concrétiser
notre collaboration,je me proposais déjà de« fourrer une main profonde dans le Gwoka
et l'Atlas» (Firmin, 2016, p.35), c'est-à-dire de mettre en dialogue deux organisations
16
Zouti majô paka bat majô 1
19
du savoir de manière égalitaire. L'une formée par l'esclave de mes îles et l'autre par
l'Occident. Cette commande de 2015 du Musée Schœlcher donne à lire la volonté de
dialogue entre deux artistes de cultures différentes (bretonne et antillaise). Il s'agit d'un
dialogue qui a pour but de ne pas se rendre aux extrêmes qu'est le « get out of my
shit ! 17 » des anciens colonisés à propos de leur patrimoine matériel et immatériel (y
compris épistémique) et 1'attitude souvent "condescendante" de la pensée occidentale
inféodant toute autre forme de construction de la connaissance à du folklore ou des
constructions intellectuelles primitives non maîtrisées. Nous nous rappellerons
l'engouement pour l'art nègre du début du XXe siècle considéré comme des œuvres
grossières (qui avaient pour qualité principale d'être produites par des sauvages libérés
du joug ci vilisationnel). Considérant qu' Africa Rem ix, qui se déroule en 2005 au musée
Beaubourg, marque les débuts d'une validation des pratiques africaines par le système
de l'art contemporain, on peut légitimement s'interroger sur la fin des préjugés.
Historiquement, ce courant s'enracine dans la pensée de la libération qui naît dans les
années 1970 en Amérique latine avec le philosophe Enrique Dussel. Par la suite, des
groupes de recherche universitaire se forment, d'abord en Colombie puis aux États-
Unis, lui conférant du même coup le statut de courant. L'un des plus importants groupes
étant Modernité/Colonialité 18 formé dans les années 1990. Nous pouvons encore
évoquer le travail du groupement interuniversitaire français RED (Réseau des Études
Décoloniales) qui, depuis 2014, mène un travail de diffusion et de réflexion. Ces
derniers interrogent les limites de la pensée postmoderne et étudient les formes
structurelles de colonialité économique, culturelle, politique et épistémique. Les
17
Catalogue, Carte de blanche an VI, François Piquet, Réparations édité en 2015. Phrase en référence
au « tu ne peux pas comprendre, tu n ' es pas » : noir, autochtone, gay, etc.
18
Ce groupe de penseurs d ' Amérique latine se forme au tournant du XXIe siècle . Ils interrogent la
possibilité d'un monde post-occidental. On y retrouve des penseurs tels qu ' Enrique Dusse], Santiago
Castro-G6mez, Nelson Maldonado-Torres , Anfbal Quijano, Ramon Grosfoguel et Walter Mignolo.
20
1 .3 .2 La pensée décoloniale
sur les acquis de supériorité pour les uns et de soumission pour les autres. Ainsi, créer
un espace frontalier où chacun peut s'imaginer, se réinventer commence par identifier
les lieux d'affrontement afin de les dépasser. Elle propose le terme décolonial en lieu
et place de postcolonial pour la raison que la décolonisation intérieure reste encore à
faire. La pensée décoloniale s'inscrit en continuité du champ des études postcoloniales.
Bien que la pensée de la libération soit antérieure à celle d'Edward W. Saïd (1980) et
que celui-ci ne soit que très peu interrogé, son impact est grand sur ces deux champs
d'études. C'est l'ouvrage de Saïd L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident qui crée
une brèche dans les champs d'études universitaires en alimentant un vif débat sur des
dispositifs épistémiques et discursifs autorisant la subalternation. Il révèle la manière
dont l'Occident fabrique un système de représentation et de validation
interépistémologique. Celui-ci construit de toutes pièces une altérité dépossédée d'elle-
même. Avec la discipline de l'Orientalisme, il met le doigt sur les entrelacs entre
science, société, art (littérature), culture et à priori, qui lui feront dire que « c'est le
cadre épistémologique particulier qui déterminait la perception de l'Orient[ ... ]» (Saïd,
1980, p. 254).
issue des traditions non occidentales» (Grosfoguel, 2006). Dans cette optique, ce
courant en appelle aux pensées du Sud, un Sud global, pluriel et riche de philosophies
et d'esthétiques diverses. Ce courant de pensée n'appelle pas uniquement à
"provincialiser" la construction intellectuelle de l'Europe et de l'Occident comme
écrivait Saïd deux décennies plus tôt mais à prendre conscience que le monde a produit
un foisonnement de philosophies hors du modèle « helléno-centrique » et «euro-
centrique ».
Emboîtant le pas à Dussel, Walter Mignolo (2011) affirme qu'il est urgent de libérer
les esprits. Il en appelle à la réappropriation de pratiques se revendiquant des traditions
car porteuses d'un savoir oblitéré ou subalternisé par l'Occident. Plus encore, Mignolo
est convaincu que l'art est un apport important à une décolonisation menant à un
« pluriversalisme ».Il pense d'ailleurs que la révolution est déjà en marche.
Bien que la pensée postmodeme occidentale affirme elle aussi que le saisissement d'un
19
La décolonisation esthétique, se libérant de l'aiesthesis des modèles esthétiques de l'Occident, est
déjà opérante dans toutes les sphères de la production de connaissance. Nous assistons à des
bouleversements épistémiques dans les espaces disciplinaires et dans les arts qui ont poussé plus avant
le processus de décolonisation sous et au-delà des éléments clefs du pouvoir de la matrice coloniale.
(Traduction libre)
23
savoir est toujours en contexte et qu'il ne saurait être détaché de la donnée sensible et
esthétique, les propositions épistémiques du Sud sont encore souvent mal accueillies.
À ce sujet Boidin écrit:
Mais le regard ne serait-il pas biaisé d'avance? Comme s'il était difficile de
concevoir que des pensées émises par des traditions considérées comme
périphériques soient porteuses de perspectives pertinentes à l'échelle mondiale.
Elles sont trop rapidement exclues du domaine de la connaissance et de 1' agenda
universitaire sous ce prétexte. Elles sont trop souvent considérées comme objet
de connaissance, mais non pas créatrices de savoir. Ou, si elles créent du savoir,
celui-ci est nécessairement local avec une portée locale. (Boidin, 2009, p. 138)
Clnnibal Quijano (Quijano, 1992) affirme que le problème n'est pas la vision
rationaliste des épistémologies occidentales mais le fait que ce modèle s'est érigé en
autorité universelle. Il rappelle qu'il donne naissance aujourd'hui à la vision atomiste
de l'interdisciplinarité (et autres trans, multi et indisciplinarité si présents en art).
Quijano dénonce l'interdisciplinarité non pas pour sa validité et ses indéniables qualités
mais parce qu'elle participe d'une nouvelle forme de colonialisme dont « l'ambition
est d'atteindre à la validité universelle, ce qui établit avec les autres cultures des
relations qui paralysent tout développement réel». (Quijano, 1992, p . 355). Mignolo
(2015) rappelle qu'il s'agit d'une colonialité du savoir qui a pour effet la« colonisation
des âmes et des esprits» (Mignolo, 2015, p. 119). Il note que tous les systèmes de
pensées du Sud ont été raturés ou simplement détruits. Ce colonialisme épistémique
force le colonisé à user d'un système de pensée en grande partie inadapté à son espace
socioculturel. Le colonisé tentera alors de se réinventer avec un modèle "épistémicide".
En somme, à mesure qu'il absorbera les propositions épistémiques de son colonisateur,
le processus d'acculturation opérera. En cela que le colonisé en adoptant ce système de
partage de savoir se départira de ses propres systèmes séculaires Uugés inférieurs).
Pour Grosfoguel, cette violence n'est ni plus ni moins que du« racisme épistémique »
(Grosfoguel, 2006). Le modèle scientifique a placé toutes les pensées et propositions
24
du Sud en position subalterne. Lorsque des propositions sont produites depuis les
modèles subalternisés, elles sont souvent l'objet de risées ou simplement déclarées
incapables de produire une pensée selon les canons qu'elle a elle-même édictés, c'est-
à-dire selon les canons scientifiques. Par exemple en Novembre 2018, 80 intellectuels
français publient dans l'hebdomadaire, Le Point, un pamphlet anti-décolonial qui réduit
ce qui est del' ordre des conflits épistémiques à de simples conflits idéologiques : «cette
idéologie à l'université s'est fait au prix d'un renoncement à l'exigence pluriséculaire de
qualité qui lui valait son prestige» 20 . Cette violence envers les propositions du Sud est
si normalisée « que personne ne s'aventure à le qualifier de fondamentalisme »
(Grosfoguel, 2006). Du reste, Hurtado L6pez synthétise la question ainsi:
2
° Finkielkraut A. & al. (20 18) Le point politique. Le « décolonialisme », une stratégie hégémonique : l'appel de
80 intellectuels, publié le 28/11/20128. Article consulté en ligne le 2 Avril2019 à l'adresse:
https :l/www .lepoint. fr/pol itique/le-decolonialisme-une-strategie-hegemon ique-1-appel-de-80-intellectue Is-28-1 1-
2018-22751 04_20.php .
25
son lieu d'énonciation. Ce n'est pas un refus de l'Occident mais une mise à distance de
ses grandes traditions épistémiques (qu'elles soient réinterprétées par des artistes et
intellectuels du Sud ou du Nord). Il convient donc pour le praticien de désobéir à cette
pensée totalisante car sans cette désobéissance il n'y a aucune possibilité de libération
ni de rapport équitable entre cultures. Comme l'indique Nelson Moldonado-Torres
(20 14), « il s'agit là d'un changement radical de posture chez le sujet qui affronte ou
observe un monde de maîtres et d'esclaves». (Moldonado-Torres, 2014, p. 48)
Bien plus qu'à tout autre, c'est à l'artiste que s'adresse la corpo-politique du savoir car
il est aux prises avec des sens et des émotions qui trahissent un corps traversé par la
colonialité du pouvoir et du savoir, l'aesthésis. Cette expérience intime du dominé face
à la machine coloniale actuelle, Mignolo (2015) la nomme «la colonialité de
l'expérience du sentir, des cinq sens, ou, si l'on préfère, de l'aesthétique» (Mignolo,
2015, p. 35).
Si 1' on se réfère à Foucault (1969), cette organisation fantomatique du savoir tient des
régularités discursives du «pouvoir-savoir» érigées par l'Occident pour penser
l'Histoire, le savoir et le corps. Ces régularités maîtrisent la chair, organisent et
régentent en taxonomies la sexualité, le genre, la race et même les curiosités non
catégorisables. Ces « régularités discursives » autour du saisissement du corps
traversent toute l'archive historique, anthropologique et tout particulièrement
ethnographique et la médecine. On y retrouve une logique du corps anormal qui, par
les dérangements qu'il provoque dans les classifications normatives, révèle des
étrangetés culturelles, des pathologies et quelques fois essentialise l'altérité, comme
une forme pathologiquement inférieure ou frappée des stigmates de l'atavisme (voir
annexe B). L'œuvre d'Élit Dit Cosaque et la mienne interrogent la trace fossile de la
pensée du XIXe et du début de XXe siècle assujettissant le corps noir par la canule
taxonomique de la science. Cette trace de subalternation du corps est à l'œuvre en moi,
elle est le moteur d'une aliénation à laquelle je résiste, car elle me pousse à faire taire
mon "corps nègre". Ce qui n'est pas sans rappeler une résistance au "syndrome" « peau
noire masque blanc» décrit par Frantz Fanon (1952).
29
Bien que Vasquez parle de société à trace matérielle, il indique que l'aesthésis
décoloniale est avant toute chose résilience et résistance des peuples colonisés. Par
conséquent, les questions qui se posent- à l'artiste sont les suivantes : comment se
réapproprier un savoir avili et un art infériorisé? Mignolo (2015) souligne que cet acte
ne peut porter de réponse satisfaisante que si 1' on interroge le socle épistémique
soutenant la tradition à laquelle l'artiste se réfère. Il est à noter que si cette proposition
de corpo-politique du savoir est proche d'une idée défendue par Donna Haraway
(1991), selon laquelle le savoir comme extériorité au corps est une fable propre au récit
occidental ; ces deux propositions ne sauraient-être confondues. D'une part, elle
rappelle 1'importance de la pensée afro-féministe sur le corps dans son propre discours
(notamment Chela Sandoval). Et d'autre part, Haraway inscrit cette proposition dans
la continuité dualiste de son imaginaire occidental (homme/machine, Dieu/homme,
sauvage/civilisé, etc.) avec son Manifeste cyborg. Bien qu 'Haraway critique vertement
la prétention des pensées occidentales à atteindre à la validité universelle, sa
proposition de conflit entre technologie et corps, situe cet outillage réflexif dans des
objectifs assez éloignés des préoccupations décoloniales. En l'espèce elle entrevoit le
« genre cyborgien [comme] une possibilité partielle de revanche globale » (Haraway,
1991, p. 80). La corpo-politique du savoir n'a pas pour projet d'aboutir à une revanche
30
Cette proposition est un étai politique majeur dans mon cheminement car elle dit la
nécessité de mettre au monde des propositions artistiques solidaires d'une
épistémologie « affranchie » ou tout au moins en marge des cadres épistémologiques
imposés par l'Occident. La pensée décoloniale met les points sur les "i" en rappelant
qu'il existe une réelle violence épistémique. L'autre apport de cette pensée réside dans
le choix idéologique de sortir de la pensée universaliste qui suppose que l'on se
comprend en dépit de nos différences depuis un universel non localisable. Le
« pluriversalisme » passe par le saisissement de la différence de son altérité, de son
corps, de son lieu local et cela jusque dans son épistémè car c'est en saisissant l'altérité
depuis les manières de produire ses savoirs que 1' on peut entamer un réel dialogue entre
cultures. La pensée décoloniale affirme en ce sens que le modèle d'universalité des
savoirs et de l'art proposé par l'Occident est un modèle « provincial » et doit être tenu
comme tel. Dans le contexte mondialisé, la pensée décoloniale participe de l'évolution
des questionnements de la pensée postcoloniale, car elle aussi fait l'investigation des
questions de genres, de races et de catégories sociales. Ce faisant, les enjeux formulés
par cette pensée s'inscrivent dans un espace de revendications communes à bien des
peuples du Sud ou des communautés écrasées par la colonisation, tels que les peuples
autochtones du Canada. Des groupes de recherches tels que la plateforme nord-
31
21
américaine Decolonization : lndigeneity, Education & Society, en passant par des
espaces d'études théoriques spécifiques tel que le féminisme décolonial, la pensée
décoloniale réinterroge les logiques d'un savoir universel. En effet, ces logiques sont
émises (pour l'essentiel) depuis et pour le contexte occidental. Enfin, cette pensée force
à questionner la vision euro-centrée de 1'art et de ses méthodes d'approche. La pensée
décoloniale assoit la volonté de saisissement de ma pratique au travers de mon épistémè
que je nomme l' épistémè bossale 22 ·
La pensée décoloniale est une pensée récente qui n'a pas encore formé de propositions
méthodologiques claires. L'artiste qui s'inscrit dans cette pensée hérite d'une tâche
colossale, celle de trouver par lui-même les moyens de sa libération par une succession
de fouilles archéologiques dans les savoirs et les arts traditionnels de sa culture. L'enjeu
principal est de faire émerger une systémique et une philosophie du savoir, exposant
les principes qui agissent sur sa pratique. Du reste, il ne s'agit pas de retrouver une
innocence perdue en refusant toutes les approches proposées par la pensée occidentale,
mais de les mettre à distance et de les interroger. Le second enjeu que pose la pensée
décoloniale est celui de ne pas s'enfermer dans un discours de rupture qui nécessiterait
de se couper en totalité des propositions méthodologiques occidentales car le but est de
créer les conditions d'un dialogue égalitaire entre cultures. Dans le cas de ma pratique,
il s'agit de mieux vivre le déchirement entre ma part africaine et ma part d'Occident
(ce choc fondateur de ma culture).
21
https://decolonization.orglindex.php/des/about/editorialPolicies#focusAndScope
22
Le bossale désigne l'esclave nouvellement arrivé dans les îles.
32
Les codes fondamentaux d'une culture, ceux qui régissent son langage, ses
schémas perceptifs, ses échanges, ses techniques, ses valeurs, la hiérarchie de ses
pratiques, fixent d'entrée de jeu pour chaque homme les ordres empiriques
auxquels il aura affaire et dans lesquels il se retrouvera. (Foucault, 1966, p. 11)
Alimentées par des idées reçues et des grands paradigmes en circulation, les épistémès
successives sont les cadres tacites et formels que chaque culture met en place pour
organiser les savoirs et l'art. En 1971, à l'occasion d'un débat avec Noam Chomsky à
la télévision hollandaise, Foucault affirmait que la créativité et les savoirs produits par
l'esprit humain devaient s'envisager en rapport avec ce dense réseau de règles sociales.
Il n'y a de créativité possible qu'à partir d'un système de règles. Ce n'est pas un
mélange de régularité et de liberté. Une liberté ne s'exerce réellement que sur
fond et à partir d'un réseau de régularité. Je me demande si le système de
régularité, de contrainte, qui rendent possible une science [une connaissance] on
ne peut pas les trouver ailleurs, en dehors même de l'esprit humain, dans des
formes sociales et dans des rapports de production, dans des luttes de classes, etc.
(Foucault, 1971)
Par ailleurs, l'épistémè est une superstructure qui échappe à toute volonté personnelle,
en ce sens qu'elle repose pour une large part sur des interrelations tacites et non
conscientes. Celles-ci organisent des discours permettant de saisir la manière dont
l'Occident ordonne aujourd'hui le savoir car chaque épistémè donne naissance à la
suivante en laissant de profondes traces. Par exemple, les principes d'ordre (la
hiérarchisation, 1' organisation et la territorialisation systématique du savoir en espace
de connaissance) et de taxonomie (rangement du savoir par classe) propres à l' épistémè
classique sont encore pleinement opérants dans la construction du savoir dans les
universités actuelles. Comme le rappelle Foucault, les sciences humaines sont
traversées des mêmes valeurs qui tentent de « purifier, formaliser et peut-être
mathématiser les domaines de l'économie, de la biologie et finalement de la
linguistique elle-même.» (Foucault, 1966, p. 259)
Le principal écueil de l'épistémè est qu'elle n'est pas un modèle opératoire permettant
34
de saisir un savoir en particulier mais un modèle qui permet d'entrevoir les processus,
les codes et les logiques qui la construisent. Ainsi, l'épistémè bossale est l'ancien
dispositif de production des savoirs et de l'art que proposent les cultures et des sociétés
d'esclaves caribéens. En l'espèce, ma recherche interroge les fondements du Gwoka et
souhaite montrer qu'elle appartient à un type de pratique répandue dans tout l'arc
caribéen, ce qui l'inclut dans une même politique de partage du savoir. Si la question
de l'épistémè bossale n'a fait l'objet que de très peu de recherches, le sociologue et
anthropologue Emmanuel Joseph (20 16) dit de l' épistémè bos sale :
Imaginaire je-corps
23
Ce terme est une notion qui sera discutée plus loin.
24
Ce qu'elle n'est plus qu'en partie aujourd'hui, car l'écrit et l'image s'y sont invités.
36
permet enfin d'aborder l'art contemporain et ses violences à 1' égard du corps noir. Elle
éclaire une posture de légitime défense du corps et de son imaginaire. Au demeurant,
l'art contemporain n'appartient pas plus au Québec qu'à une nation. Si son socle est
occidental, il traverse les frontières portant avec lui l'iniquité tout comme le pollen
porté par le vent.
Mon imaginaire naît du croisement de mon récit personnel avec celui de ma société.
Ainsi, sans poser une ligne de partage claire entre les deux, l'on note qu'il est autant
personnel que collectif. L'imaginaire est le gisement inépuisable d'où jaillissent
images, récits, mythes, contes, légendes ainsi que des systèmes de représentations
rationnels et sensibles. C'est la topique à partir de laquelle s'inventent ou se réinventent
toutes les autres, qu'elles soient de 1' ordre du rêve ou de la raison. Comme le souligne
Gilbert Durand, l'imaginaire est la plus haute fonction symbolique chez l'humain :
corporalité. Il est plutôt une activité humaine sensible pnse dans des entrelacs
socioculturels. Cependant, le recours à l'imaginaire n'est peut-être pas aussi simple
qu'il n'y paraît. En effet, comment faire quand tout le système socioculturel est
perverti, colonisé et violenté depuis la racine profonde de ses rêves ? Comment se
réinventer ou s'inventer quand toutes les pièces maîtresses que sont le cultuel, les
philosophies ancestrales, 1' art et les institutions sociales ont été remplacées par celles
du colon ? Ces questionnements tendent à affirmer que mon imaginaire, comme toute
autre activité humaine, peut être colonisé. Ainsi, c'est par un questionnement de
l'imaginaire que débute la méthode bossale.
Par conséquent, déplacer son propre imaginaire dans un temps révolu, avec des mœurs
et des structures socioculturelles différentes, contribue à mieux interpréter les
anciennes épistémès laissant de profonds sillons dans les suivantes, en particulier dans
celle d'aujourd'hui (dont les limites et tenants m'échappent). Par le biais de
l'imaginaire, il s'agit de s'immerger dans une part de l'ancienne épistémè, afin de
réinscrire la pratique dans une filiation ancestrale qui, pourtant, ne produit ni image ni
scriptural. Là est l'intérêt central de la méthode bossale. En d'autres termes, il s'agit de
savoir d'où je viens pour déterminer où je vais.
transfert d'une idée, d'une forme source à un objet cible; l'objet réceptacle de la
re médiation étant le résultat de cette opération. Elle est une logique de transfert
favorisée par 1' espace culturel et les grands paradigmes en circulation dans 1' art. De
manière plus poétique, cela consiste en une fouille dans l'imaginaire résiduel d'une
épistémè disparue. Ce dernier produit les« codes culturels fondamentaux» qui ont régi
les codes esthétiques des esclaves et qui régissent encore certains de mes schémas
perceptifs. S'il est vrai qu'une épistémè ne disparaît jamais en totalité, selon la
métaphore informatique, les épistémès sont des logiciels d'exploitation du système
socioculturel. Au cours des siècles, leurs mises à jour désactivent de vieux scripts et en
activent de nouveaux. Mon imaginaire personnel comme ceux de mes contemporains
s'appuient sur les dernières versions de ce logiciel d'exploitation. Avec la méthode
bossale, il s'agit de réactiver de vieux scripts, de les analyser puis de les mettre à jour
dans une sorte de version très personnalisée de mon système d'exploitation. La
méthode bos sale est en quelque sorte un "rebootage" du système avec un "plugin 25 ". Il
ne s'agit en rien d'une volonté de se référer à une origine essentialiste ou idéaliste mais
de créer les conditions favorables permettant de repenser sa pratique.
La méthode bos sale fait appel au fondement du Gwoka ainsi qu'à la notion de table
proposée par Georges Didi-Huberman (2011). Celle-ci articule d'une part un dispositif
de connaissances basé sur l'errance et le tintement d'éléments hétéroclites et d'autre
part des activités de remédiations décrites par Boiter et Grusin (2000). Cette dernière
définit les logiques de transfert opérées lors du passage d'un médium vers un autre. Le
principal défi est, non pas de partir de la pratique artistique mais de partir de
l'imaginaire s'établissant à mi-chemin du personnel et du collectif car c'est lui qui
permet la production plastique.
25
En informatique, ce terme désigne un module d'extension ajouté au logiciel afin qu'il puisse effectuer
une opération non prévue par la version originale.
39
Un savoir bamboula
Cette structure décrite est restée inchangée jusqu'à aujourd'hui. Yvonne Daniel (2011)
désigne le Gwoka contemporain comme faisant partie des « living librairies » des
savoirs coloniaux caribéens. Elle la range dans les catégories « african-derived
drum!dances »et« national dances ».Elle écrit: « African-derived communities have
relied on the "body knowledge" within "living libraries" for centuries, in order to
maintain values and transmit customary dance and music practices. » (Daniel, 2011, p.
34) Le Gwoka fait alors partie des corpo-politiques du savoir décrites par Mignolo
(2015), en ce sens que le savoir passe aussi par une grammaire corporelle. Par ailleurs,
elle est l'expression d'une épistémè bossale, car elle fait partie d'une famille de
pratiques ayant le même type de rapport au savoir. Elle est analogue au yuka, makuta,
paracumbé, guineo, calenda, gumbé, zarambeque, djouba, chica, portorrico, bomba,
lalinklè et tambu que l'on retrouve sur les différentes îles des Caraïbes. Daniel et la
danseuse, chorégraphe Léna Blou (2005) notent que si le Gwoka s'est formé au regard
des nombreux apports des pratiques africaines, il parodie ou use de certains codes
occidentaux. L'exemple le plus saisissant est le "coda" qui signale aux participants
qu'il est temps de cesser un dialogue infructueux entre le danseur et le lead
percussionniste (mawkè). De même, ce mot sert à marquer un temps d'arrêt avant une
reprise au Gwoka. Son usage est à la fois proche du coda de la musique classique
indiquant une mesure finale ou la fin d'une pièce de musique, et à la fois un usage
parodique, en cela qu'il désigne un mauvais dialogue entre deux praticiens (et peut-être
même entre deux épistémès).
Dans un premier temps, il convient de faire l'état des lieux des scènes d'interventions
visuelles décoloniales (écriture et commissariat) permettant 1'émergence de nouvelles
propositions artistiques. Comme tous les acteurs de la pensée et des études
décoloniales, leur objectif est d'explorer l'immense univers des corpo-politiques du
savoir. L'intérêt premier est de repérer les pistes que propose cette scène pour arpenter
un espace frontalier où dominants et dominés peuvent se percevoir. Le second intérêt
est de déceler dans ces pistes un canevas.
différence du corps noir et sa symbolique dans 1' art. Cette question du corps non
nécessaire pour les uns et centrale pour les autres, permet de visualiser la nécessité
d'une réfection des imaginaires. C'est mon quotidien familial et plus particulièrement
celui de ma fille Ora-Laleen qui me permet de comprendre l'urgence de la méthode
bossale. À ce terme, une proposition de méthode de décolonisation de l'imaginaire est
formulée, c'est la méthode bossale. Elle se propose de différer les discours
dominant/dominé afin d'examiner les épistémès, c'est-à-dire les structures du savoir
qui commandent à la production artistique. En d'autres termes, il s'agit d'une
proposition méthodologique permettant d'accéder à un modèle esthétique raturé par la
colonisation.
Enfin, cette approche est innervée par les écrits d'Aimée Césaire (1941, 1955, 1983),
Frantz-Fanon (1952), Édouard Glissant (1997, 2005), Rosi Braidotti (Braidotti, 1994),
Hommi Bhabha (Bhabha, 2007), Stuart Hall (Hall, 2008), Joël Des Rosier (Des-
Rosiers, 2013), Lionel Richard (2017), et Ta-Nehisi Coates (2015). La relation que
j'entretiens avec ces auteurs est profonde et incurablement amoureuse. Un discours sur
le colonialisme, une pensée du tremblement, du Tout-monde, un amour de l'identité
nomadique ne peuvent être accosté en« deux mots et quatre paroles» comme le dit le
proverbe antillais. Une clairvoyance sur les identités imprévisibles et inconfortables de
l'entre-deux, une invitation à repenser le "Noir" dans l'identité noire, une brillante
projection de 1'être caribéen comme une identité pollen "métasporique" et puis bien
sûr, le refus de taire 1'imaginaire raciste qui rampe jusqu'à 1' art contemporain 26 ne sont
26
De manière générale, artistes et historiens conviennent que 1'art contemporain débute après la Seconde
Guerre mondiale et se prolonge aujourd'hui. Cette vision tacite, n'est pas partagée par tous, mais elle est
celle que j'accepte. Parce qu'elle fait sens pour mon espace. La vague de décolonisation commence
durant l'après-guerre, des voix très importantes comme celles d'Aimé Césaire et son ouvrage Discours
sur le colonialisme publié en 1950, Check-Anta Diop, Nations nègres et culture :de l'Antiquité nègre
égyptienne aux problèmes culturels de l'Afrique noire d'aujourd'hui, publié en 1955, se font entendre.
L'ethnocentrisme de l'Europe est mis à mal. Et dès lors, l'art occidental suit un lent mouvement
d'interrogation qui le mène à s'interroger sur des notions de centre et de périphérie, de local et de global
que l'on connaît aujourd'hui .
44
pas des aiguilles à coudre un texte mais des masses puissantes pour briser le silence.
Ainsi, qu'il me soit permis d'échapper au devoir de les citer ou alors, seulement pour
une fulgurance.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'humanité n'a eu de cesse de tendre vers l'idéal
d'une société post-raciste. Le constat est qu'aujourd'hui, nos sociétés dites post-
raciales27 diffèrent la question du corps dans les relations interraciales. Désormais,
parler de la différence liée au corps se trouve être un élément très perturbant. Pourtant,
celui-ci articule notre quotidien et porte avec lui une charge historique plus ou moins
neutre. Certains ne sont pas seulement des véhicules, ils racontent l'histoire d'un
groupe et sont porteurs de valeurs en dehors de celles de l'individu. Ainsi, des
marqueurs comme la couleur offrent encore un terrain favorable à la violence et au
racisme. En d'autres termes, l'ère post-raciale a dépassé la question de la "race" mais
pas de l'indépassable corps à corps qui sera toujours posé dans l'espace social et
culturel.
Cela permet d'introduire le questionnement suivant: dans l'art comme dans nos
relations quotidiennes, ne raturons-nous pas une donnée non négligeable: celle de la
double violence que subissent certains corps ? Ces derniers, quand ils sont liés au Sud
ou encore à certaines communautés culturelles du Nord sont aussi porteurs d'un rapport
au savoir. Par exemple, un autochtone ou un Noir qui se trouveront proches de leurs
27
Le terme est proposé pour la première fois en October 5,1971 par le journaliste Wootens, James T.
1
dans son article Compact Set Up for Post-Raciafl South du New York Times. Article consulté le Il mai
2018 à 1'adresse en ligne : https://www .nytimes.com/1971/10/05/archives/compact-set-up-for-
postracial-south.html.
45
Pour mettre tout cela en perspective, dans notre ère post-raciale, certains corps sont
porteurs d'une charge non neutre due à une histoire souvent négative, telle que
l'esclavage, la ségrégation, le génocide ethnique, culturel, etc., ce qui offre un terrain
favorable à la violence raciale. Deuxièmement, ils sont souvent porteurs d'un savoir
lui aussi subalternisé. Donc, aux marqueurs visuels, historiques s'ajoute un potentiel
dédain épistémique (philosophie du savoir) qui, lui, est mondialement institutionnalisé.
Il y a donc un récit de subalternisation qui traverse tacitement certains corps. En retour,
ceux-ci, en fonction du contexte, font l'objet de petites violences, minimes, invisibles,
intangibles dues à cet empilement de facteurs. Un peu partout à travers le monde, des
28
Danse de la sensualité et de l'amour
46
corps traversent la vie sous une fine pluie de "violences anecdotiques". Sur la durée,
elles détrempent une vie au point de la rendre inconfortable. Pour rendre ce propos plus
intime et personnel, certains corps traversent la vie avec une épine dans le pied et
d'autres non. C'est-à-dire qu'il y a une forme de gestion face à la surdétermination des
lectures sur mon corps. Ainsi, deux niveaux de complexité sont à saisir dans ce
chapitre. Le premier est qu'il y a nécessité d'expliquer la violence posée sur mon corps
dans mon quotidien de 1' art et les conflits intangibles qui en découlent. Le second est
l'urgence de proposer une méthode de réparation des imaginaires, à commencer par le
mien.
La jeune scène artistique décoloniale interroge avec assiduité la relation entre corps et
savoir séculaire. Elle tente de redonner dignité à ces corps-archives depuis la racine de
leur savoir. Ce faisant, elle interroge le racisme épistémique enchâssé dans le racisme
ordinaire. On peut même dire que c'est devenu l'une de ses marques de fabrique.
L'aventure débute en Colombie. En 2010 a lieu l'exposition Estéticas Décoloniales au
MAMBO (Musée d'Art Moderne de Bogota). Cette exposition à l'initiative de la
Faculté des Arts ASAB de l'Université District Francisco José de Caldas est organisée
par Walter Mignolo et son étudiant de l'époque, Pedro Pablo G6mez. Là, derrière "le
dos du Bon Dieu" 29 que sont les grands centres d'art de NewYork ou de Paris, des
artistes tels que Benjamin Jacanamijoy Tisoy, Manuel Baron ou encore Mercedes
Angola y interrogent les esthétiques et philosophies séculaires raturées par la
colonisation ainsi que la globalisation actuelle. Le temps de la modernité occidentale
imaginant le XXIe siècle peuplé de voitures volantes et de villages lunaires est bouté
hors du musée. Contrairement au projet de la modernité occidentale caractérisée par
29
Traduction de 1'expression créole : deyè do à bondié. Signifiant loin des grandes agglomérations et
grands espaces collectifs , c 'est-à-dire là où l'intérêt du grand nombre n'est pas.
47
30
Penseur du RIO AZUL , 2009. Acrylique sur canot en bois, 315 x 50 x 45 cm.
48
comme le dominant dans son mirage. Si l'œuvre est très pertinente, comment lier ce fil
narratif avec la pirogue de Jacanamijoy Tisoy et les photos du corps de l'artiste
Mercedes Angola? C'est une poésie du divers sans ligne clairement définie. Mais
indépendamment de cette lecture personnelle, le monde de 1' art contemporain, par la
figure de la commissaire Alanna Lockward, perçoit l'intérêt de questionner cette
corpo-politique du savoir que proposent les études décoloniales.
31
Lesley-Ann Brown et Jeannette Ehlers (Trinidad), Artwell Cain (St. Vincent), Teresa Marfa Dfaz
Nerio et Charo Oquet (République Dominicaine), Yoel Dfaz Yazquez et Raul Moarquech Ferrera
Balanquet (Cuba), Quinsy Gario (Curasao), Adler Guerrier et Sasha Huber (Haïti).
50
En effet, le mouvement semble avoir été ingéré comme une pilule par Niki de Saint
Phalle. Cette puissance du mouvement qui est fait sienne se traduit par un chavirement
des valeurs sociales et une contestation du modèle patriarcal occidental. Mais cette
analogie que fait 1' artiste parait pour le moins "contre-nature" car le mouvement Black
Power est bien des choses, sauf féministe (ou afro-féministe). Comme le rappelle
Hélène Charlery (2007) le mouvement se distingue par son sexisme, son patriarcat et
va jusqu'à juger que« les femmes noires ne subissaient pas la même persécution raciale
qu'eux et les accusait même d'avoir participé à leur castration » (Charlery, 2007, p.
79). Si au sein du mouvement, les femmes noires sont en proie à un sexisme, dès lors,
comment expliquer cette mise en relation de l'artiste féministe. La seule mise en
relation avec l'idée de révolution liée au mouvement apparaît du même coup simpliste
et une autre voie d'interprétation s'ouvre. Elle semble mettre en rapport le féminisme
non pas avec un incompatible modèle mais peut-être bien avec le fantasme de puissance
sauvage et brute liée à une communauté de corps. S'il est difficile de tirer une
conclusion de cette déclaration équivoque de l'artiste, posons-nous un instant pour
comprendre en quoi ce possible fantasme sur le corps noir ne saurait être ôté de
l'équation. Dans les faits, "les mouvements" Black Power correspondent à une nuée de
groupements politiques, culturels et sociaux entre les années 1960 et 1970. Leurs
projets, même pour les plus radicaux que sont les Blacks Panthers, ne consistent pas à
renverser le pouvoir ou à remplacer un modèle par un autre. Ils souhaitent que
1'injustice cesse. Leurs visions révolutionnaires sont dans les faits de 1' autodéfense,
d'où l'idée de pouvoir noir capable de se défendre de l'injustice par les armes et cela
jusqu'au séparatisme s'ille faut. Leurs valeurs sont en conséquence la non-coopération
radicale, le désir d'un travail pour tous ainsi que le droit à la dignité et au respect du
corps noir (le fameux "Black is beautiful"). Ainsi, la seule idée de révolution et
1'imaginaire du renversement systémique apparaissent être une lecture simpliste.
51
$ i aujourd'hui cette déclaration de Saint Ph alle résonne comme une consommation des
valeurs non neutres du corps noir depuis une même logique séculaire occidentale, nous
sommes en droit de nous demander si finalement nous avons vraiment discuté des
valeurs qui entourent le corps noir. Le corps dit des minorités visibles est sans doute
1'un des tabous les plus "voyants" de notre présent. Quand 1'échec interracial survient,
nous sommes tous différemment touchés par une même situation. Par expérience, je
sais que la minorité dite visible, dont je fais partie, voit l'échec interracial (fait raciste)
comme source d'un sentiment de honte. En revers, cette même honte devient le
déshonneur et la flétrissure du corps blanc qui en est le témoin. Quand 1' échec est révélé
au grand jour, nous occupons tous le terrain de 1'indignation, sans pour autant articuler
nos corps et leur profond vécu autour de la question, en ce sens que les premiers
peuvent commencer à s'en vouloir de voir le mal partout et les seconds, par crainte du
déshonneur, rappelleront que la donnée est dépassée. Ainsi, il n'y a pas de réponse
facile ou toute préparée dans ce corps-à-corps qu'interroge avec assiduité BE.BOP.
Les œuvres The History Makes me so Horny (collage, 2011), de Patricia Kaersenhout
évoquant l'hypersexualisation et la fétichisation de la femme noire ; Black lives matter
(vidéo, 2017), de Sasha Huber dénonçant les violences policières envers les
communautés afro descendantes aux États-Unis ou encore, «Hommage à Sara
Bartman »(performance, 2007) de Teresa Marfa Dfaz Neiro, récits de déshumanisation
entourant le corps africain, s'inscrivent dans une mouvance du refus: celui de la fiction
d'une société post-raciste égalitaire où la question du corps se doit d'être différée car
dépassée et taboue. Ainsi, dans un terrain de pratiques visuelles extrêmement récent,
les unités de recherche et monstrations BE.BOP participent à l'émergence des pratiques
et esthétiques décoloniales en se concentrant sur les pratiques performatives et la
question du corps. Dans l'état actuel de la recherche, s'affirmer comme inscrit dans le
52
moins aimable que le corps blanc. Ils identifient une ligne de conflit balayé sous le
tapis et proposent de dépasser la donnée. Cette déclaration des artistes envers leur
propre corps et ceux des autres suggèrent avec tendresse une évidence : il y a un
imaginaire de la relation interraciale qu'il faut décoloniser.
Jeannette Ehlers est probablement l'artiste qui synthétise le mieux cet autre versant des
propositions des recherches visuelles décoloniales. En se questionnant sur les rapports
qui articulent savoir, pouvoir et corps, elle met en perspective le jeu de la soumission
esthétique.
2
Dans sa performance Whip ft Good (fouette le bien/ , elle retourne symboliquement la
violence esthétique qui lui est faite. Sous l'œil impassible d'un statuaire gréco-romain,
elle fouette une toile blanche avec la lanière préalablement trempée dans de la poudre
de fusain noir. L'ensemble est d'une extraordinaire violence. Elle entrevoit l'art visuel
aussi comme un lieu où s'articulent corps subalternisé et corps dominant. Cette
33
reforrnulation de 1'histoire rappelle avec vigueur que 1'histoire de l'art occidentale et
ses différentes esthétiques formelles contiennent une lourde représentation raciste et
condescendante envers son corps noir qu'il est difficile de percevoir depuis une
position dominante. Fouetter la toile blanche c'est répliquer: observe la violence avec
laquelle on a brisé mon corps et mes sens avec le seul fouet de 1' art. Elle met en scène
une violence silencieuse et invisible qui traverse l'art et la vie sociale. Pour comprendre
cette artiste, il suffit de se poser deux simples questions : quelles sont les
représentations positives du corps noir dans l'histoire de l'art? Et pourquoi est-il
encore très souvent représenté par un corps non noir ? Articuler les relations entre corps
est une question difficile mais nécessaire parce que chaque corps est porteur d'une
charge historique plus ou moins neutre et il convient d'aborder chaque corps avec le
respect qui lui est dû.
32
https://www .youtube .com/watch?v=q6oe Y087vtU
33
Le terme consacré en art visuel est re-enactement. Ici c'est par l'atrocité de l'esclavage qu'elle nous
fait parvenir son propos.
55
un sens d'un point de vue extérieur à mon corps noir. En conséquence, le sous-chapitre
suivant propose un voyage dans ma corpo-politique et dans mon vécu quotidien.
Toutefois, il est important de rappeler que ce qui a été dit et ce qui va l'être, est le
résultat d'une expérience située, celui d'un afro-français des Antilles exilé à Montréal.
Il transpire entre les lignes à venir un sentiment d'isolat. Il convient de ne pas noyer ce
sentiment dans les diverses expériences similaires que peuvent vivre d'autres
minorités. Mes îles d'origine ne sont pas indépendantes et leur programme
d'enseignement est celui de la France. Bien que je sois loin de posséder toutes les clefs
de ma singularité, l'un d'entre elles consiste à rappeler que les cultural studies n'ont
pas cours dans les universités françaises, pas plus que les black studies ou les études
décoloniales ; quant aux études postcoloniales, elles sont à peine tolérées. Aussi, je
suis issu d'un espace, qui contrairement à bien des pays du Sud, ou même de
l'Amérique du Nord, isole des propositions telles que la mienne, car souvent perçu
34
comme « un nouveau terrorisme intellectuel » .
34
Valérie T. (20 19). Revue des deux mondes. Un nouveau terrorisme intellectuel. Publié la 18 avril
2019 . Article consulté en ligne le 19 Avril 2019 à l'adresse: https://www.revuedesdeuxmondes.fr/un-
nouveau-terrorisme-intellectuell
56
Toutes ces questions sont explicitées dans le contexte d'un récit de vie. Ma recherche
se déploiera à la suite de la présentation de ce terrain auto-ethnographique. Cette
plongée commence par 1' apprentissage d'une grammaire du corps puis propose une
redéfinition de l'ego ou du "je" franco-caribéen, c'est le je-corps. Ce dernier déploie
des dispositifs participant d'une autre modernité ou alter-modernité silencieuse
permettant de se défendre de la violence systémique héritée d'une société dont la base
est la ségrégation raciale (l'esclavage). Elle permet de veiller à l'éducation et à la
défense de l'imaginaire de la benjamine de mes filles Ora-Laleen et ceci dans le seul
domaine des arts. Ce dernier s'avère un espace d'une violence inouïe envers nos corps.
Ce regard en contexte permet d'accéder à la subtile machinerie d'un savoir qui échappe
presque en totalité au regard dominant. Toutes ces articulations s'inscrivent dans la
brûlante actualité du racisme systémique. Dernier point mais non le moindre, il s'agit
ici de proposer une lecture personnelle et libre de ma culture. La langue créole et donc
la parole jouent un rôle fondamental dans cette proposition. À ce sujet, Glissant
rappelle que 1' oralité du créole articule pratiquement toutes les relations sociales aux
Antilles. Pour ce dernier, cette langue (comme bien des langues orales) a été désignée
à tort par le dominant colonial comme « incapable d'accéder à 1' abstraction, et par
conséquent de véhiculer un « savoir »,pour finir, il nous rappelle qu'il n'y a pas «
qu'un moyen d'organiser la connaissance» (Glissant, 1977. p. 590). C'est en quelque
sorte en fils spirituel de Glissant que j'aborde cette section.
Moi je vous vois, je vous fréquente, je vous observe. Vous avez tous ce visage
d'innocence. C'est là que réside votre dernière victoire, avoir réussi à vous
exonérer de toute faute [ ... ] Nous sommes coupables, vous êtes innocents [ ... ]
Vous êtes des anges parce que vous avez le pouvoir de vous déclarer être des
anges et celui de faire de nous des barbares. [ ... ] L'indigène spolié est vulgaire,
le Blanc spoliateur est raffiné. À un bout de la chaîne se trouve la barbarie, à
57
La grammaire du corps.
35
Bien qu'à la maison, il m'était interdit de répondre en créole, les ordres et les mises en demeure se
faisaient avec cette langue.
58
«Vin mèt on biten an kà aw! »(Vient te mettre quelque chose dans le corps). À l'heure
des leçons il ne m'était pas conseillé de réfléchir ou de me calmer, mais« Tchenbé kà
aw! » (Tiens ton corps !). Jour après jour, 1'ordre m'était intimé de ne jamais dissocier
corps et esprit. Quasiment chaque phrase du créole est ponctuée par sa présence.
L'annexe (annexe F) non exhaustive réalisée à l'été 2016 avec mon ami, le comédien
Gilbert Laumord, rend compte de cette omniprésence du corps dans ma langue
maternelle. En réponse, je sus très tôt que mon "je" scolaire tout en cervelle et en
concept s'opposait à un autre "je" indissociable du corps. Cette éducation est celle de
l'apprentissage d'une grammaire. Elle consiste à apprendre à gérer son corps à chaque
instant. Si cet enseignement est encore flou, la prime enfance passée, cette grammaire
pouvait commencer à être mise en scène dans nos jeux.
Comme beaucoup d'enfants antillais, j'étais un bagarreur qui, pour une mauvmse
posture du corps, un regard trop soutenu, entrait en guerre. Ces derniers étaient souvent
provoqués par l'un de nos jeux favoris. Celui-ci consistait à symboliser nos mères par
deux cailloux puis à en défendre 1'honneur : « Touche à ma mère si tu en es capable ! ».
En ces instants nous nous affrontions en une lutte de regards royaux et fiers. Comme
une évidence, cette intense activité d'inspection du corps de 1'autre menait plus sou vent
qu'à son tour à l'affrontement réel car un simple geste pouvait être considéré comme
une injure. Quand il advenait que sur mon visage bourgeonné apparaisse un cocard à
cause de défaites trop répétées ou simplement en raison d'un adversaire trop puissant,
il suffisait que ma tante Man'cia ou Fofo (mes premières tutrices) se pointent à la sortie
de 1'école pour que 1'équité soit rétablie et que les adversaires jettent 1'éponge. Le corps
réel de nos mères ou de nos gardiennes jouait un rôle plus qu'important dans
l'affirmation de nos jeunes corps. Il me revient que les femmes étaient bâties pour
affronter la vie rude d'un quotidien où la présence des hommes était aussi brève que
fugitive. Elles tenaient leur entourage d'une main de fer. Ainsi, il suffisait qu'elles
fassent mine de lever la main pour que vous filiez droit. Je sus en venant vivre avec ma
59
mère que les différents canons esthétiques pouvaient déréguler mon comportement.
Mère était parfaitement adaptée à l'espace hôtelier dans lequel elle travaillait car son
esthétique physique était proche des modèles sacralisés par les médias et l'industrie de
la mode. Mais quand il lui prenait l'envie de faire sermon à un de mes adversaires trop
costaud, ce dernier me promettait immanquablement un cocard à l'autre œil. Malgré la
présence d'un beau-père tyrannique et violent 36 , je devins têtu, fugueur et toujours
engagé dans des combats perdus d'avance.
Quelle association d'idées faisais-je entre corps féminin et autorité? Quelle disjonction
s'opérait en moi entre les canons de beauté occidentaux versus ceux des femmes
caribéennes d'antan ? Je ne saurai sans doute jamais les subtilités de ces relations.
Néanmoins, il m'apparaît qu'il y avait conflit et peut-être une disjonction dans
1'intangible lien que j'effectuais entre corps féminins et apprentissage de ma grammaire
du corps. De mon enfance s'élancent ainsi deux constats et un postulat. Premièrement,
mon« je» se pense toujours avec son corps. Deuxièmement, celui de l'école se pense
depuis un organe intellectuel décorporé maîtrisant le corps. Enfin, le postulat de nos
jeux était que les corps définissent toujours une relation de pouvoir et un rapport
dominant/dominé. En effet, un corps femme-maigrelet n'est pas un corps femme mâle-
poule37 (ces deux termes du créole désignent respectivement les femmes maigres et les
femmes aussi fortes que les hommes); un jeune-corps n'est pas un vieux-corps, un
grand-corps n'est pas un petit-corps, un corps poilu n'est pas un corps imberbe et
surtout, surtout. .. un corps noir n'est pas un corps blanc. Tous viennent avec des
privilèges et des handicaps. Ce long apprentissage d'une grammaire du corps était
36
Il ne fait absolument aucun doute que j'ai été battu comme plâtre. J'étais à coup sûr ce que 1'on appelle
aujourd'hui un enfant battu. Mais jamais la violence de mon beau-père n'eut d'effet. D'ailleurs , c'est
ma tante Fofo qui me sauvera de justesse de la délinquance en rétabli ssant la présence de corps dan s ma
vie .
37 Il est utile de rappeler que le lexique de la langue créole fait référence à des éléments situés de la
culture antillaise. Le terme "poule" pour désigner une femme n'existe pas. Même dans le français
antillais, il n'est pas fait usage de ce terme. La poule (traditionellement dite poule-djenm) est sauvage.
La poule ne traduit donc pas l' idée de soumission sexuelle, mais l' idée de liberté et d'autonomie.
60
appliqué à ces pratiques métaphoriques qu'étaient nos jeux. Ils mettaient en scène les
futures relations de pouvoir entre corps.
Est-ce que la cour dort ? [Est-ce que votre corps est éveillé]
Si la cour ne dort pas, c'est Isidore qui dort à côté de Médor, dans la maison de
Théodore sur un oreiller en or pour deux sous d'or. (Phrase qui préside à
l'introduction des contes aux Antilles)
Désormais adolescent, cet apprentissage des logiques de pouvoir entre corps pouvait
commander une lecture plus complexe du monde. Le langage de rue et celui de nos
aînés participaient maintenant de nos échanges. Quand nous voulions marquer notre
implication personnelle, il nous était tacitement autorisé d'utiliser (sauf face aux
parents) un« je« , un «toi», un «nous» d'une forme très spéciale. En créole, ceux-
ci se traduisent respectivement par un « ko an mw en » (je-corps, mon corps ou encore
ego-corps),« ko aw » (ton corps ou toi-corps) et « ko an nou » (nous-corps). Je ne
saurais dire exactement quand commence cette utilisation d'un je-corps, mais ce qui
est certain c'est que celui-ci marque le lien indéfectible qui me lie à une communauté
de corps. Du "je" à "nous", le corps marquait l'implication sociale. Il faisait
articulation, il faisait "je-nous" du corps collectif. Une telle conscience avait pour but
de se maintenir en état d'éveil dans des îles où la mer dessine les barreaux d'une geôle
à ciel ouvert. Notre "je-nous" était si éveillé au handicap de nos corps noirs qu'il n'était
pas rare de désigner l'inconséquence de nos actes par cette phrase cinglante : « Ou ja
lèd é nwè, alàs mété kà aw annax! » (Tu as le malheur d'être laid parce que noir alors
réajuste ton corps !) N'est-ce pas là une manière de dire: «Tu vis dans un espace où
ton corps et le savoir formés par ton peuple ne répondent pas aux critères de valeurs de
ton colonisateur, en conséquence ils seront constamment rudoyés ... Alors mon ami soit
malin et n'oublie pas ton corps dans l'affaire ! ».Cette intimation consistant à surveiller
et défendre son corps et ce, quelles qu'en soient les circonstances, se faisait encore plus
61
direct quand nous atteignions un point de rupture dans nos rapports. S'il y a un bien
"universel" de la mise en garde face aux violences (physiques, psychiques ou verbales)
chez tous les Antillais, il tient dans le fameux : «V éyé kà aw ! » (Surveille ton corps !) .
Cette philosophie des savoirs disposée dans la langue nous incitait quotidiennement à
avoir une politique de gestion et de défense du corps. Ce savoir des corps-à-corps pose
trois questions évidentes : Depuis quel corps et quel contexte parle-t-on de ton corps?
Le discours émis t'est-il adressé? Ce discours est-il empreint de considération pour ton
corps? Ces questions permettent de se défier du mirage d'une société faussement post-
raciste38. Comment ne pas poser cette question quand au bel âge de 18 ans, l'artiste
Michel Leeb offre mon corps meurtri à une France hilare et n'ayant que faire du
sentiment de culpabilité ?
38 Comment oublier cela alors qu'à peine arrivé au lycée, une rafale de pistolet mitrailleur devait faucher
notre collègue Charles-Henri Salin. Un soir de novembre 1985, on avait détruit son corps ... Pourquoi?
Peut-être pour avoir oublié de penser avec ce savoir et mis sa main dans son cartable non loin du Ghetto
de Brassard. De manière immédiate et collective, nous sûmes que l'imaginaire dans lequel avait trempé
ce gendarme une vie durant l'avait poussé à réagir face à un « sauvage ». Cette connaissance non
catégorisable fut d ' autant plus immédiate qu'au portail d'entrée de mon lycée (Baimbridge), les étudiants
d'origine noire et indienne s'asseyaient d'un bord et ceux de phénotype caucasien de l' autre. Là, assis
en vis-à-vis, nous nous regardions jour après jour en chien de faïence sans jamais surseoir à une règle
tacite, celle d'une color-line invisible mais néanmoins ferme.
62
Comment ne pas poser la question quand nos corps sont empaillés comme de vulgaires
animaux dans les musées ?39 Comment oublier de poser la question de la relation de
pouvoir entre le corps blanc et le corps noir quand en 2017 le jeune Théodore Luhaka
se fait violer par la matraque d ' un policier avec comme mot d ' amour« négro, salope,
bamboula ! » ?
Le désir de puissance et domination qui existe naturellement entre les corps se trouvait
décuplé dans la relation entre le corps blanc synonyme de pouvoir civilisé versus le
corps noir synonyme de sauvage à éduquer et à dresser. Je n'avais nul besoin de citation
ni de penseur pour m ' expliquer cela puisque ma corpo-politique s' était chargée de le
faire. Cette connaissance interpersonnelle que l' objet livre et que la pensée coloniale
avait tenté d'effacer était toujours présente. Elle guidait ma vie et celle d'un peuple. Le
j e-corps participait d'une modernité alternative, invisible et silencieuse. Elle réadaptait
ses inventions et interrogeait le monde en dehors de tout système philosophique établi
(de Pline l' ancien à Hans-Georg Gadamer). Nous possédions, en marge du savoir
imposé, une pensée collective, cohérente mais différente. Elle s' exprimait avec force
dans la gestion du corps et de sa défense . Grâce à cette double fonction, nous pouvions
mesurer avec acuité le fos sé de conception entre deux politiques de la connaissance.
Un épisode m'avait profondément marqué; il synthétise le fossé qui sépare deux
constructions du savoir autour du corps. Une de mes amies de classe de 6 avait
demandé au professeur blanc d'histoire et de géographie: « Monsieur, un Blanc, ça fait
caca ? » . Cette question d ' allure candide affirmait de manière criante un choc violent
entre deux stratégies de la connaissance. Le savoir formé par 1' Occident avait produit
39
«El Negro de Banyol es » (Le nègre de Banyol es), un guerrier pygmée empa illé comme un animal au
mu sée d ' hi stoire naturelle Francesc Darder à Banyoles jusqu 'en mars 1997 . Le squelette, les entraill es
de Saartjie Baartman (l a Vénu s hottentote) exposés jusqu 'en 1974 au Musée de l' homme de Paris (il s ne
sont rendu s à l' Afrique du Sud qu 'en 2002). L ' archéologue et hi storien algérien Ali Farid Belkadi se bat
encore pour que les crânes des rés istants al gériens soient retirés du Mu sée de 1' homme de Paris et rendus
à leur famill e, à l' Algérie (têtes des rés ista nts coupées par l' armée coloniale entre 1840-1850).
63
l'image d'un soi décorporé et comme nous tous, elle visualisait une voix-esprit flottant
au-dessus du corps blanc. Tout comme elle, j'ai, jusqu'à l'adolescence, visualisé le
corps blanc comme une machinerie au service d'un esprit." Pas besoin de faire caca !
Cette anecdote résume le récit pelure d'oignon au cœur des relations de pouvoir entre
corps. Dans un Sud dominé et avili, comment imaginer l'autre autrement quand la voix
sortie des bouquins était in-localisable géographiquement. Tout nous parlait depuis un
ailleurs céleste avec certitude, fermeté. Qui nous parlait? Dieu ?!
Qinsi, de ce premier récit de vie se détache le principe suivant : mon «je » se pense
toujours avec mon corps, c'est le je-corps. Ce dernier pose trois questions qui à leur
tour articulent le sous-chapitre à venir. Depuis quel corps et quel contexte parle-t-on de
son corps? Le discours produit t'est-il adressé ? Ce dernier est-il empreint de
considération pour ton corps ? Ces questions articulent une défense du corps en état
d'hyper vigilance. En fils de notre corpo-politique du savoir, Fanon me rappelle de ne
jamais oublier ce corps qui est le mien quand mon je-corps s'avance dans le monde
avec son ultime prière: «Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! »
(Fanon, 1952, p. 188).
Il est nécessaire de rappeler que le projet de ce récit de vie est de proposer des jalons
pour une relecture de l'art contemporain depuis les savoirs et les valeurs ancestrales.
Ainsi, j'admets comme postulat ethnographique que, comme tout acteur social, je suis
un contenant culturel. Ce faisant, mon expérience dit une réalité valide et quotidienne
du corps noir dans l'art. Au demeurant, si citer, c'est faire exister et contribuer à la
64
solidification d'une matrice commune de l'art, il est utile aussi de suspendre un instant
cette sédimentation afin de ne pas noyer ma jeune et minuscule voix culturelle dans
l'universel de la recherche. Pour reprendre les mots de Frantz Fanon (1952) :
Comment ? J'ai à peine ouvert les yeux qu'on avait bâillonnés, et déjà l'on veut
me noyer dans l'universel ? Et les autres ? Ceux qui n'ont « point de bouche »,
ceux qui n'ont« point de voix [ ... ](Fanon, 1952, p. 151)
Il s'agit d'entrer, secondé de la voix frêle et faible de mon peuple, dans cette grande
maison de l'histoire de l'art occidental et demander avec humilité : comment le je-
corps me guide-t-il dans mon quotidien ?
Engagée dans l'art depuis deux générations, notre famille est ce qu'il est convenu
d'appeler« un foyer d'esthètes», c'est-à-dire des personnes pour qui l'art est une valeur
essentielle et centrale de leur vie 40 . En conséquence, nous tentons d'offrir l'expérience
artistique la plus riche possible à notre de fille de 5 ans qui a toujours vécu au Québec 4 I.
Nous la pensons heureuse dans la société la plus ouverte à l'altérité qu'il nous ait été
donné d'observer. Elle est pour nous ce que le monde offre de mieux en termes de
société post-raciste parce que nous n'avons jamais eu à souffrir de racisme ordinaire.
Je me suis fait une petite place à Montréal en étant l'un des très rares artistes afro-
descendants vivant sur le territoire québécois à être représenté par une galerie privée
(spécialisée en art contemporain), la Galerie Dominique-Bouffard. Parallèlement cette
faible représentation dans un secteur ciblé et sélectif ne saurait faire oublier l'important
travail de centre d'artistes autogéré tel qu'Articule spécialisé sur la question des
40
La grand-mère d ' Ora-Laleen a oeuvré à la diffusion des arts auprès du jeune public et des territoires
ruraux de Guadeloupe. Élevée au contact des arts, sa mère considère cet apport fondamental à son
développement. Quant à moi, son père , j'ai émigré au Canada avec tout ce petit monde pour mener
1'actuelle recherche. La vie d'artiste est un choix et la raison de notre présence sur le sol canadien.
41
Elle est arrivée à peine âgée de 3 mois.
65
minorités ou encore d'initiative comme le projet démArt mené par le Conseil des Arts
de Montréal depuis 2011 et dont 1'objectif est de permettre une meilleur intégration des
artistes issus de la diversité. Toutefois, le triple contexte dans lequel a vécu notre
famille (Caraïbe/France/Québec) nous rappelle constamment à la plus grande prudence
quant aux brutalités de la société envers nos corps, nos intellects42 . Au Québec cette
question s'exprime dans 1' actualité avec 1' embarrassante question du racisme «
systémique » 43 . Le monde de l'art et en particulier l'organisation DAM (Diversité
Artistique Montréal), mène une consultation 44 sur la question depuis novembre 2017.
45
Bien qu'une statistique de 2011 note que les minorités dites « visibles » 46 ne
représentent que 13 % de tous les artistes du Québec, pour le président de DAM,
Jérôme Pruneau, il y a urgence à décoloniser les imaginaires. Dans son ouvrage, Il est
temps de dire les choses, (Pruneau, 20 15), il fait remarquer que les statistiques n'aident
en rien à saisir les problématiques actuelles car comment expliquer qu'à Montréal les
personnes issues de la diversité ethnoculturelle représentent en viron 50% de la
42
La loi française de 2006 sur l'égalité des chances ne s'applique pas aux artistes visuels franco-
caribéens. En conséquence, ils sont toujours aussi invisibles sur l'échiquier de l'art contemporain
français. L'art contemporain et l'histoire de l'art qui lui sont rattachés participent d'un autre quotidien
qui , à bien des égards, ne répond à aucune logique territoriale et culturelle et n' a aucune logique de
respect pour nos corps et nos imaginaires. Au Québec, la Charte des droits et libertés de la personne
prévoit un aménagement similaire mais comme toutes sociétés occidentales, elle a maille à partir avec
la reconduction de vieux récits subalternisant et brutalisant l'altérité dans 1' art comme dans la société
civile.
43
« Institutional racism »a été proposé par Kwame Ture et Charles V. Hamilton, dans l'ouvrage Black
Power ( 1967) pour décrire un racisme polymorphique hérité de la colonisation et présent dans toutes les
structures sociales. Bien qu'une polémique porte sur la politisation du débat pour des calculs électoraux,
la CDPDJ (la Commission des droits de la personne Commission des droits de la personne et des droits
de la jeunesse) continue son action malgré le fait que le gouvernement (Philippe Couillard) lui ait ôté ce
mandat.
44
Article Consulté le 22 décembre 2017 à l'adresse
http://www .diversiteartistique.org/fr/activites/consultation/
45
Article de la société Hill Stratégies (spécialisée dans 1'application des méthodes de recherche en
sciences sociales au secteur des arts): Profil statistique des artistes et des travailleurs culturels au Canada,
consulté le 23 décembre 2017 à 1'adresse http://www .hillstrategies .com/fr/content/profil-statistique-des-
artistes-et-des-travailleurs-culturels-au-Canada
46
Selon les critères canadiens, ce sont ceux qui sont porteurs d' un morphotype différent du caucasien et
qui ne sont pas autochtones (asiatique, noir, etc.)
66
population, mais qu'en art nous sommes loin de la parité et que ce chiffre frise même
47
le ridicule ? Cependant, une chose est certaine selon la directrice du Conseil des Arts
de Montréal, Nathalie Maillé,« la diversité culturelle n'aurajamais été autant débattue
dans le milieu artistique et la sphère publique » 48 .
Agis dans ton lieu, et pense avec le monde. (Glissant, 2005, p. 31)
Avant d'aller plus loin, il est important de dire que ma famille savait par avance que
défendre l'imaginaire de notre fille dans le seul milieu des arts se révèlerait une lutte
acharnée. Mais avec le doctorat, cette conscience de pourvoir à une égide s'est
considérablement accrue. Au travers de découvertes artistiques de ma fillette de cinq
ans, il s'agit d'aborder 1'indicible violence envers le corps noir. Dé-catégoriser, art
contemporain, arts public, art scénographique, histoire de l'art, etc., avec son
expérience quotidienne me permet de formuler une urgence première: préparer le
monde de demain.
Comme beaucoup de familles, nous jouons à des jeux de société et l'un de nos jeux est
La boîte de l'art consistant en des questions/réponses sur des musées, des pratiques,
des artistes. Bien entendu, quasiment aucune fiche ne fait allusion aux pratiques, aux
arts, aux artistes non occidentaux. Ainsi, en début comme en fin de partie, nous
répétons à notre fille que ceci est une toute petite partie de 1' art en provenance de
certains pays riches. Cette litanie fait partie de son quotidien car sa mère et moi
discutons souvent de cette donnée. Quand elle descend dans mon atelier, je
47
Il avance le chiffre de 5% de représentativité dans l'audio-visuel et le théâtre dans son ouvrage Il est
temps de se dire les choses (2015). De mon expérience, nous sommes encore moins visibles dans le
milieu de l'art contemporain , pour ne pas dire totalement invisibles.
48
Consulté le 21 décembre 2017 à l'adresse ;
http://suivi .lnkO l.com/v/44317add50d458d50fce 12c9a 17eae009e8f9f0c9baed33abfd6
67
l'accompagne dans les fouilles curieuses qu'elle y mène en ce qui concerne les livres.
Le guide l'art du XXesiècle (Ferrari 1999), ou, Le musée des scandales (Baucheron &
Routex, 2013) sont ordinairement le type d'ouvrage qu'elle manipule en raison de leurs
nombreuses photographies et illustrations. Par exemple, dans le premier, je dois lui
rappeler que « des gens comme papa ne sont pas représentés » et dans le second je
l'incite à porter attention aux deux artistes noirs cités sur près de soixante-dix (Yinka
Shonibar et Andres Seranno). Toutefois, ces balisages répétés n'émeuvent guère une
petite fille de cinq ans. Les œuvres qui l'intriguent sont celles d'une histoire plus vieille.
Récemment, elle a manifesté un très grand intérêt pour un grand nombre d'œuvres si
problématiques qu'il m'est impossible de lui dire de manière directe qu'elles
brutalisent son imaginaire et son corps. Par exemple l'une de ces œuvres présente la
femme noire comme une antithèse (ou symbole de décadence) du canon de beauté
occidental. Il s'agit de« L'Olympia» d'Édouard Manet (Manet, 1863, Huile sur toile,
130,5 x 191 cm). Selon les canons de la peinture classique, elle représente une Vénus
nue mais en dehors de la légitimité du contexte mythologique ou historique en vigueur.
On la suppose prostituée car Olympia, est à l'époque le prête-nom courant qui leur est
attribué. En arrière-plan, à ses pieds, une servante noire présente un bouquet de fleurs.
La bouche imperceptiblement entrouverte, elle pose un regard oblique sur sa maîtresse
(peut-être un regard de jalousie). Mais ce que je ne peux dire à ma fille (pas encore)
c'est que ce tableau désigne son corps comme modèle du laid, habité de sexualité
primitive et de noirceur occulte. L'écrivain et ami du peintre, Emile Zola (1880) écrit:
« Il vous fallait une femme nue et vous avez choisi Olympia, la première venue [ .. ] il
vous fallait des tâches noires et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. »
(Zola, 1880, p. 359). Cette observation, s'explique par le fait que le visage du modèle
est peint dans des tons extrêmement sombres tirant vers le noir de fumée, de sorte qu'il
49
y a une association visuelle avec le chat noir peint dans des teintes assez similaires.
Dans l'une de ses peintures préparatoires, La négresse, (1862-1863) Manet la
49
Sa symbolique sexuelle fait partie du lexique populaire .
68
50
En Occident, le chat est traditionnellement le symbole de l'envie, de la luxure (fornication,
sacrilège , bestialité , etc.). Il est encore le "familier", so it l'i ntercesseur du diable qui se cache sous les
apparences de 1'animal domestique des sorcières.
51
Cette lecture n'est pas une vérité, elle existe en parallèle avec des propositions plus idéalisées. On
peut penser par exemple à proposition de la commissaire Denise Mure!! qui voit dans ce tableau, le
portrait d 'une femme noire et libre agissant selon son bon vouloir. L'agentivité qu'elle redonne à Laure
lors de l'exposition, Posing Modernity: Th e Black Mode/from Manet and Matisse to Today, à la Wallach
Gallery de l'université de Condordia de New-York en 2018, ne saurait être niée, ni même contesté. Si
une telle lecture est nécessaire, elle fait aussi le jeu des institutions qui s'en emparent pour se racheter
une virginité et/ou différer 1'évident contenu racialiste d'œuvres si majeurs et proche de notre
temporalité.
69
l'homme Noir« paraît être la race femme dans la famille humaine, comme le Blanc est
la race mâle» (Eichtal & Urbain, 1839, p. 22) alors la femme noire apparaît être une
forme très primitive de la femme (définie comme blanche). Compte-tenu du jeune âge
de ma fille, cette proposition de récit de subaltemisation et sa symbolique primitive
(sauvage) ne sauraient lui être offerts en l'état. L'urgence est de surseoir à cette
brutalité en lui disant que « la dame noire est aussi belle que la dame blanche ». Mais
est-elle bien dupe ? La subaltemisation du corps noir ou sa symbolique primitive
(sauvage) me forçait à manipuler les faits, parce qu'il m'était impossible de lui
expliquer un tel enchevêtrement. Mais de manière quasi immédiate, cela m'a amené à
imaginer (quelles que soient leurs origines ethniques) les millions de pères qui, en toute
innocence, perpétuent un cycle de violence édicté par la matrice aveuglante de
l'histoire de l'art. Ce dont cet exemple témoigne, c'est que, comme toutes les petites
filles du monde, elle construit une part de son imaginaire par mimétisme et, ce faisant,
il n'y a rien d'étonnant à ce que les images qui l'interpellent soient celles où le corps
. / --52
no1r est represente .
Dans l'espace public, cette violence envers le corps est validée par une méconnaissance
des enjeux liés à la destruction de l'égo du corps noir. Par exemple, à la fin octobre
2017, ma fille assiste au spectacle pour enfant Felix Concerto en chat majeur de
Gabriel Thibaudeau (2017, musique, vidéo). Des extraits du dessin animé Félix le Chat
passent en version originale avec un accompagnement live au piano, jusqu'à ce qu'un
Noir à la dégaine d'idiot et la bouche en bouée de natation crève l'écran.
52
Cela est devenu un exercice quotidien de lui cacher les œuvres qui font référence à l'histoire de ses
ancêtres lorsque je travaille sur 1'ordinateur car toutes ces images représentent 1' homme noir comme
étant tour à tour symbole de la sauvagerie, support de violences ou prostré dans la complainte. Cet acte
n'est pas un refus de lui montrer la réalité mais une tentative de préserver son imaginaire jusqu ' à son
âge de raison (entre 7 et 8 ans). Elle doit vivre pleinement ce cours moment de 1'enfance. Inutile
d'embarrasser son univers d ' éléments négatifs qui freineront l'expansion de son imaginaire.
70
Figure 5: Une représentation de l'Homme noir dans, Félix le Chat, années 1930
Ma femme tente de détourner l'attention de notre fille mais elle le sait, cette image
négative du corps noir vient de déconstruire un imaginaire lié à son corps. Elle me
confiera, dépitée, que pour toute mise en garde, il lui fut formulé un« Gardez l'esprit
ouvert! » à 1'entrée du spectacle. La production parlait depuis une connaissance de
surface de ces violences et s'adressait à un public résolument non noir. En effet,
comment ma fille de cinq ans peut-elle garder l'esprit ouvert alors qu'elle ne possède
pas encore les outils pour une telle opération critique ? Comment peut-on demander à
une fillette noire de cinq ans d'intégrer à son imaginaire artistique une insulte liée à la
différence de son corps ? Nous étions fous de rage : notre fille faisait 1' expérience du
racisme insidieux de l'art. Quels parents ne le seraient pas ? Je suis d'autant plus affligé
que ma femme écrira une lettre à la Place des Arts à laquelle personne ne répondra.
Avec ce silence nous sommes renvoyés à une posture anecdotique de la complainte en
lieu et place d'une politique véritable de l'échange. En effet, sans dialogue, sans espace
de négociation, comment dépasser la donnée instrumentale des récits ?
71
Enfin, concernant la double violence que subissent nos corps porteurs d'une corpo-
politique caribéenne, nous n'avons pas attendu d'arriver à Montréal pour
l'expérimenter. Le déplacement géographique a simplement exacerbé un processus
d'érosion commencé bien avant nos naissances. En tant que parents, ni ma femme ni
moi n'avons appris à transmettre le savoir lié au Gwoka. Notre tragédie, sans vacarme
et sans pleur, est que nous sommes dans l'impossibilité totale de transmettre à notre
fille les précieux enseignements de cette corpo-politique du savoir. Si nos
connaissances des codes et de leurs pratiques sont si faibles ou purement intellectuelles,
c'est que jusqu'à très récemment cette pratique était désignée comme « une pratique
de nègres sauvages sans éducation ».Malgré la bonne volonté de nos propres parents,
les précepteurs dispensant cette connaissance en Guadeloupe étaient très rares. Ainsi,
notre migration à Montréal a pour corollaire une hyper-fragilisation des connaissances
ancestrales dans ma lignée familiale. Bien que ma femme et moi tentons de la
sensibiliser par 1' écoute audio (musique au format mp3, CD, etc.) nous savons que cette
posture occidentale vis-à-vis de cette pratique immersive est un contresens, car cet art
ne saurait être appréhendé de cette manière. Le constat déchirant est que nous lui
apprenons à écouter de la musique et non à comprendre un système de partage de savoir
complexe et riche. Le travail même de cette recherche démontre toute la difficulté de
saisir par la seule pensée cette structure. Étrangement, si je pense à elle à chacun de
mes mots, elle ne pourra en saisir la teneur du projet couché en ces lignes qu'une fois
rompue aux codes de l' égo-politique du savoir. En d'autres termes, elle devra elle-
même faire 1'expérience de 1'érosion avant que de regagner un part de sa corpo-
politique du savoir. Ce cycle de destruction, résistance semble être une boucle des
violences silencieuses de l'art dont ma propre fille est prisonnière.
Ces expériences de vie afférentes tendent à montrer qu'il ne s'agit pas du lieu France,
Québec ou quelque autre lieu dans le monde, mais du contenu de l'art tel qu'il a été
pensé par l'Occident. La critique d'art et vidéaste, Bidisha SK Mamata (2015), pense
72
que le monde de l'art« subit un lent et long bilan du racisme» et qu'il s'agit de cesser
de se faire la voix des victimes, car ce sont elles qui ont à « supporter le racisme, les
stéréotypes et les présupposés tous les jours » (traduction libre) (Bishida, 2015).
Autrement dit, nous sommes à un moment de l'histoire où d'énormes pressions sont
exercées sur le contenu de l'histoire de l'art occidental. Bien que je puisse fournir
d'autres exemples, leur multiplication ne sera que peu pertinente et sera renvoyé à une
succession d'anecdotes sans intérêt si 1'analyse ne s'appuie pas sur une expérience
concrète, quotidienne des images. Néanmoins, cette réalité quotidienne souligne que
quel que soit notre phénotype, nous sommes tous victimes des réductions discursives
contenues dans 1'art . Les différents ouvrages collectif et notamment, The Image of the
Black in Western Art (1979) font remarquer que l' approche privilégiée sur le corps
noir, notamment les maures, consiste à projeter une grille de lecture occidentale sur ces
modèles : « to "reduce the differences" by reshaping these peoples to their own madel
» (Bidman & Gates, 1979, p. 179). Ainsi il s'agit de s'extraire de ces modèles
réducteurs afin de déployer une autre grille de lecture, un autre imaginaire. Le projet
n'est pas seulement dirigé vers ma pratique, mais il pointe en direction des générations
futures, bien au-delà de ma fille. Dans cette optique est proposée la méthode bossale.
del' art contemporain et son histoire en est facilité. Il est utile de rappeler que ces codes
occidentaux qui ont régenté les schémas perceptifs et pratiques, les systèmes de valeurs
et qui ont mené à ceux d'aujourd'hui, sont aussi les miens. Au demeurant, le constat
que la culture des Antilles est née du mariage improbable de l' Qfrique et de l'Occident
participe encore de la dispute,-plutôt que du dialogue de deux épistémès. Si 1'écueil
principal réside dans le fait que l'une d'elles est rudoyée, le je-corps reliant une
communauté de destins dessine une urgence : redonner dignité à un type de savoir
produit par ceux qui se situent à la croisée des mondes. S'il aurait été éclairant de
rappeler les théories postcoloniales et notamment le concept d'entre-deux d'Homi
Bhabha (Bhahha, 2007) qualifiant des identités telles que la mienne, le projet est de
s'appuyer principalement sur ma corpo-politique du savoir. Néanmoins, Bhabha
permet de saisir ma position inconfortable entre deux politiques du savoir sourde 1'une
à l'autre : «En ce sens, donc, l'espace intermédiaire «au-delà» devient un espace
d'intervention dans l'ici et maintenant.» (Bhabha, 2007, p. 38) En effet, il s'agit de
surseoir aux violences et se ré in venter dès maintenant. Mais cela nécessite aussi
d ' écouter cette voix ancestrale qui n'est inscrite qu'en moi. Il ne s'agit pas d'une prise
de congé de la pensée postcoloniale 53 , mais d'une nécessité de se dire depuis ses
propres mots et sa propre corpo-politique du savoir.
La question liminaire est donc la suivante : Est-il possible de se saisir des différents
codes d'une épistémè oppressée par une autre ? Rappelons que c'est une question
pressante pour un grand nombre de praticiens caribéens car toute pratique sculpturale
et picturale fut interdite lors de l'esclavage et cette interdiction sera reconduite
tacitement jusqu'au XXe siècle. Le critique d'art guadeloupéen Jocelyn Valton
(2 0 1 3) dans son texte, Fétiches Brisés, rappelle que les sociétés antillaises se sont
construites avec un « puissant interdit de représentations » et souligne la
53
Il est aussi possible de penser à la notion d ' hybridation
74
sera opéré dans la création au xxe siècle,« cette incapacité à inventer une expression
plastique à partir du pays où l'on vit» est liée à la question identitaire et au lieu.
C'est-à-dire que pour créer il faut avoir le sentiment d'appartenir à un monde, un lieu,
un groupe.« Mais quel monde ? Celui, géographique où le corps mène son existence
physique ou celui, affectif, où l'esprit se ressource?» (Bégot, 1987, p. 127). En
d'autres termes, le colon nourrit son sentiment d'appartenance dans l'ailleurs
géographique de son pays d'origine, la France. Ainsi, comme nous l'avons vu dès
l'introduction de cette thèse, la pratique picturale ne débute aux Antilles qu'en 1943
avec l'école des Arts appliqués de Fort-de-France. Cependant sa mission est de former
des artisans. De ce fait, c'est l'année 1945 et la création de l'atelier 45 qui signent les
débuts d'une pratique située pour bien des observateurs. Pour reprendre les mots du
chercheur en esthétique Berthet, les animateurs de ce tout premier mouvement
artistique que sont Raymond Honorien, Marcel Mystille et Germain Tiquant, tentent
de « se démarquer de ce qui existait alors et qu'ils qualifiaient d'« exotisme » (Berthet,
2012, p.IO).
54
Fétiches brisés, une longue éclipse des arts plastiques dans les Caraïbes. Article mis en ligne en 2013
et consulté le 5 mai 2018 à l' adresse en ligne : http: //jocelynvalton.blogspot.ca/20 13/11 /f-e-t-i-c-h-e-s-
b-r-i-s-e-s 26.html
75
La proposition de méthode qui va être articulée ici trouve ses prémices dans ma
pratique et cela depuis plus d'une décennie. Dans le livre-objet Lélévation, tohu-bohu
d'artiste peintre, paru en 2003,je faisais le constat de ce qui empêchait un imaginaire
situé :
Imposés, forcés, contraints malgré nous, nous portons les limites de nos esprits
comme des fers. Des fers à nos « je ». Les structures réflexives, les systèmes,
les théories, les cadres préétablis, les sphères éducatives, etc. sont autant
d'entraves vers la chute. (Firmin, 2003, p. 9)
Le livre objet en annexe de cette dissertation ouvre la voie vers la méthode bossale.
L'objectif reste le même: recueillir une part de mon imaginaire sur un support mixte
et user de celui-ci pour interroger la pratique visuelle. C'est une sorte de cartographie
intérieure. Le principe est simple : se détacher de la pratique visuelle qui, comme tout
espace de production, possède un langage et des codes dominants. Avec la recherche,
cette proposition et sa compréhension se sont vues grandement améliorées. Cela a été
rendu possible par le système ouvert proposé par le programme de doctorat en études
et pratiques des arts de l'UQAM. La désobéissance épistémique de la pensée
décoloniale n'est pas la règle mais il est souhaité aux artistes de bricoler et/ou refuser
les cadres épistémiques afin de permettre l'émergence de nouveaux systèmes de
pensée. C'est entre le bricolage et le refus que s'est bâtie cette proposition.
Cette section permet d'avoir une vue d'ensemble de la méthode bossale. Elle met en
exergue une terminologie et une définition synthétique de la méthode avant que soient
discutés dans le détail ses fondements théoriques dans les sous-chapitres suivants. La
méthode bossale comporte trois phases distinctes le récit-Atlas, la
remédiation/analyse et la remédiation libre. Le récit-Atlas consiste en une collecte de
données sur mon imaginaire. Celle-ci débute par une analyse sommaire de ma pratique
passée et présente conduisant à dégager des caractéristiques récurrentes. En fonction
76
de celles-ci, un choix de thèmes culturels est effectué, guidé par la question suivante :
Quels éléments culturels conviendrait-il pour imager au mieux ma pratique?
L'errance, l'improvisation sont les principes directeurs de cette phase. Couplant récit
scriptural et récit visuel de manière aléatoire, cette phase aboutit à la formation d'un
objet-livre servant de support de remédiation (Annexe A). La remédiation est abordée
de deux manières (souvent liées mais pas nécessairement). C'est d'une part le
processus par lequel on déplace les représentations ou productions propres à un
médium A, vers un médium B. D'autre part, c'est la logique qui préside à la disposition
des informations sensibles et intelligibles sur un médium. En d'autres termes, c'est un
système organisationnel identifiable. Les codes de remédiation sont les logiques
articulant les processus de remédiation. Celles-ci sont présentes dans les relations
sociales et artistiques. On y distingue trois logiques de codes : spontanés, scripts et
artistiques. Le code spontané est la logique que l'artiste utilise de manière instinctive.
Le code script est la logique présente dans les échanges sociaux. Le code artistique est
la logique de transfert d'une pratique séculaire vers une pratique contemporaine (c'est
le dialogue des épistémès).
L'analyse: elle s'opère entre le récit-Atlas, pratique visuelle et pratique d'art séculaire.
L'analyse se fait par l'archive historique et ethnographique. Elle est posée à la suite de
chaque cycle de remédiation. Autrement dit, elle interroge le résultat des productions
visuelles (exposition, performance etc.). C'est elle qui permet de dégager les différents
codes et de comprendre leurs logiques. C'est un tamis de l'expérience.
Cette ode au titan Atlas et à l'esclave bossale souligne qu'ils sont des êtres brisés et
vacillants. Cependant, ils résistent tous deux à la chute fatale. Tous deux refusent de se
laisser écraser par la charge insensée des imaginaires d'un monde qui n'est pas le leur.
Ces deux figures participent d'une même résistance au chaos et expriment une même
poétique de la survie dans un contexte d'exil forcé. Figures de la nudité et du
dénuement, leurs corps semblent à la fois résister au chaos et en être les véhicules de
chair. Visages enchâssés l'un dans l'autre, ils sont le portrait du damné de la terre, du
«dé-terré» (sans-terre). Ils sont le faciès déchiqueté de la mort sociale, des proscrits et
des forçats. Ils sont une même figure de la destruction des imaginaires par la violence
dominatrice d'un monde global. Ils sont plantés comme une seule ombre aux fenêtres
de l'imaginaire de tous les déshérités du monde. Ils se confondent en un seul être nu et
violenté. Pour reprendre deux strophes du poème de Pablo Neruda, Le déterré 55 : « Il
est nu, ses vêtements ne sont pas dans la poussière et son armure brisée s'est glissée au
fond de l'enfer[ ... ]. De ses genoux et de ses épaules pendent des adhérences d'oubli,
des fils du sol» (Neruda, 1972, p. 125) Si l'oubli se fait force de destruction, ce double
personnage semble être à la limite d'une rupture qui jamais ne survient. Bossale et
Atlas sont la métaphore de tous les inconnus, les forçats de notre monde contemporain
dont personne ne sait quel imaginaire lumineux habite leurs nuits. Tout comme la
masse informe de notre globalisation, des milliards d'individus sont contraints de
supporter un monde qui, sans eux, s'écroulerait. Atlas et bossale sont encore
l'expression d'une parenté brisée, un visage que jamais personne ne reverra. Pareils
aux morts, ils figurent des liens filiaux et sociaux irrévocablement tranchés avec le
monde de l'Afrique pour le bossale et avec le monde des dieux pour Atlas. Ils sont
l'irrémédiable perte d'une part d'imaginaire qui jamais ne participera de la collectivité.
Pourtant ces « non-parents » ont une valeur intrinsèque, ils représentent l'irréductible
de 1'être face au monde car il y a quelque chose d'impartageable dans la souffrance des
55
Le poème « Le déterré» est dédié au comte Villamediana, un proscrit de la cour d'Espagne au XVIIe
siècle. Il mourra assassiné dans d ' obscures circonstances. Ici, la mort sociale est le miroir sans tain de la
mort réelle.
79
individus. Parce que chacun à son tour porte le monde et chacun est porteur d'un
imaginaire monde. Atlas/bossale représente le dialogue, le respect du corps noir versus
la souffrance "universelle" qui a du mal à s'établir dans le débat actuel de l'art
contemporain.
Les récits scripturaux et visuels contenus dans l'objet livre proposent un déploiement
de l' imaginaire sur le mode de l'errance et de l'improvisation. Il trouve sa source dans
le lawond propre au Gwoka de Guadeloupe, une pratique ancestrale qui, comme nous
le verrons par la suite, s' inscrit dans une épistémè caribéenne (calinda, bélè, etc.).
Celui-ci offre un espace de mises en relation favorisant la polysémie et la multiplication
du sens. Comme dans un jeu de billes, chaque nouvel élément introduit (chaque récit,
chaque chant, etc.) accroît les possibilités de collision ou de mise en relation.
Dans la pratique du Gwoka, le lawond (cercle des participants) est un espace de
disposition des savoirs où sont jetés aléatoirement les chants, danses, rythmes et voix
de l'assistance. Typiquement, le lawond est un espace circulaire à même la terre battue
où n'importe qui dans l'assistance peut faire un récit dansé et chanté. Ainsi, sur le mode
de 1' improvisation, des récits chantés, dansés et musicaux entrent en relation.
56
Et plus singulièrement du récit dan sé au léwoz. À la foi s fi gure de dan se et rythme du Gwoka , léwoz
est auss i le nom donné aux veillées . Ces dernières peuvent inclure le conte.
80
[ ... ] la danse léwoz était une parfaite réplique de la société guadeloupéenne qui
traduisait fidèlement l'espace, le comportement social mêlé, le tohu-bohu
politique, la vie économique effeuillée et 1'enracinement culturel égrené. Où tout
était et est dans l'urgence, le non fini, le chaotique, le manque de cohésion des
actes et des choses, en un mot le bigidi57 [ ... ]. (Blou, 2005, p. 17)
Par ailleurs, Blou indique que les sept rythmes du Gwoka véhiculent des informations.
Par exemple, le rythme du Graj peut indiquer le temps de labeur au voisinage et le
Kalaja peut faire de même pour un décès.
Par ces récits improvisés, les esclaves ont pu conter, transmettre et échanger sur leur
quotidien. Disposés dans le lawond, ils forment un réseau d'interrelations qui engagent
une lecture sensible et rationnelle. Lire le savoir au lawond consiste à relier des
informations dispersées, éclatées et sans cesse en mutation, ce qui fait que sa totalité
excède toujours la somme de ses parties. En effet, la mise en relation de chaque
nouveau récit accroît le sens et renforce 1'imaginaire collectif de manière exponentielle.
La mémoire garde la trace successive de ces entrées et sorties du lawond58 .
Cette profusion de sens alimentée par la mise en relation de récits est une donnée
centrale au Gwoka. Elle renforce l'imaginaire collectif et le sentiment d'appartenance
car c'est avec les plis et replis du corps que l'on atteint les sphères éthériques et
57
Mot qui signifie déséquilibre.
58
Voir liens vidéo à l'adresse en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=CtnNzzYpB le ou
https ://www .youtu be .com/watch ?v=tzeslFcH008
81
Ainsi, la notion de table jette un pont par-delà les différences culturelles et leurs
épistémès, puisque ce dispositif est le même que celui du lawond. Ceci témoigne
également d'une approche ne retranchant pas l'art des savoirs intelligibles. En d'autres
termes, la table accroît les possibilités de lecture au lieu de les délimiter. Tout comme
l'exemple du jeu de billes, plus leur nombre est grand, plus les relations possibles entre
elles se multiplient. « Son principe, son moteur, n'est autre que l'imagination » (Didi-
Huberman, 2011, p. 13). En effet, l'imagination qui fait lien avec l'imaginaire collectif
est une pensée de la relation. Elle établit des correspondances entre des
ordonnancements différents, relie l'inconciliable et fait trembler les systèmes établis
en inventant "d'impossibles possibles". Comme l'indique Didi-Huberman :
En cela, il est précieux pour la décolonisation d'un imaginaire abîmé. En effet, la mise
en relation sur un dispositif de table permet de formuler de nouvelles
« correspondances et analogies », voire de restaurer certains rapports intimes perdus
de sa culture. Dans le schéma ci-dessous, il est possible de saisir le dispositif
exponentiel du lawond identique à celui de table.
Récit-Atlas
Déploiement de l'imaginaire d'après le dispositif du lawond
(identique au dlsposltf de table)
Récit scriptural
Récit visuel
Chaque objet introduit multiplie
les mises en relation et les interprétations Mise en relation
Dans la figure ci-dessus le dispositif du récit-Atlas dévoile une machinerie apte à relier
des mondes éclatés et disparates, dans ce qu'ils ont de divers. Si, de manière
consciente, toutes ces relations ne sont pas activées, inconsciemment c'est une
complexité qui est déployée dans la psyché du créateur.
Dans cette même figure (la partie inférieure gauche), il est possible de visualiser
comment 1'introduction d'un seul récit visuel ou scriptural entraîne de multiples mises
84
en relations. Chacun des récits déjà présents se voit réinterrogé, réinterprété, enrichi
par ce nouvel apport. Au regard de cette donnée systémique, une phase de relance est
proposée au praticien dans la réalisation des récits visuels et scripturaux. Ellen' est pas
nécessaire, mais elle permet de donner un second souffle à la création. Quand l'ajout
de nouveaux récits n'apporte plus d'enrichissement significatif, il convient d'introduire
une archive ethnographique en étroit lien avec le thème. Cet élément complètement
exogène ré-enchante 1'ensemble des récits. La notion de table permet ainsi de saisir
comment l'archive s'intègre dans un dispositif et permet le redéploiement de
l'imaginaire. De même, elle éclaire un système d'organisation du savoir propre à
l'espace caribéen et tout spécifiquement propre à cet art ancestral qu'est le Gwoka.
Le récit-Atlas en usant d'un tel dispositif pour articuler le savoir et l'art s'inscrit dans
une pensée de la relation caribéenne associée au lawond. Le poète Édouard Glissant
explique ainsi cette pensée de la relation articulant une approche des savoirs caribéens :
Le récit est une séquence de faits revécus, en ce sens que les événements du passé se
85
forment et se font « présent» pour celui qui fait récit et celui qui reçoit le récit. Pour le
sociologue Maurice Halbwachs (1950), 1'Histoire n'est jamais vraiment passée :
[ ... ] à côté d'une histoire écrite, il y a une histoire vivante [la tradition véhiculée
par la mémoire collective] qui se perpétue ou se renouvelle à travers le temps et
où il est possible de retrouver un grand nombre de ces courants anciens qui
n'avaient disparu qu'en apparence. (Halbwachs, 1950 -2001, p. 35)
Mais cette «histoire vivante» peut être aussi vue comme celle d'une oralité abritant
un ancien récit se continuant en parallèle ou en vis-à-vis de l'écrit. Ainsi, l'une des
fonctions du récit, qu'il soit écrit ou oral, est de conserver l'histoire, la mémoire
collective. De ce point de vue, le corps archive-collective identifié par la scène visuelle
décoloniale devient une sorte de bibliothèque fragmentée entre chaque individu du
même groupe. Chaque individu participant d'une culture orale est alors un gardien de
la mémoire collective. L'individu est un contenant responsable du lien qu'il opère avec
son semblable. Il ne porte pas un savoir déterminé et immuable, il participe plutôt d'un
complexe réseau d'interrelations. Tout comme les mots d'un texte, chaque corps est
porteur d'un fragment d'information dans une longue chaîne de corps. Ensemble, ils
disent un texte culturel, une connaissance d'un monde situé. Ainsi, le récit-Atlas est
une proposition redirigée vers l'archive corps d'une culture dont la caractéristique est
d'avoir été frappée d'interdits scripturaux et visuels (qui sont des données absentes,
faibles ou récentes). Au regard de cette altération sociale 59 , le terme d'oralité définit
une vision du savoir et des transmissions qui ne rendent pas compte de la réalité
culturelle et historique de peuples tels que ceux de mes îles. Selon la définition
communément admise, 1' oralité est le « caractère d'une civilisation qui s'exprime par
59
Ces données sont magnifiées par la petitesse des îles. Par exemple, il n'existe pas de pratiques
religieuses renfermant des codes et des signes visuels comme avec les vévés du vaudou (visuels
cabalistiques séculaires). Il n'existe pas non plus de pratiques comparables à celle du « quilt » des
esclaves afro-américains. Le « quilt » est un patchwork de tissus, souvent des courtepointes
(couvertures) dont les motifs sont codifiés.
86
On peut supposer que l'art [visuel] apparaît comme l'un des éléments
d'un« paquet» de facultés expressives et communicatives acquises par l'homme
grâce à des capacités cérébrales associatives et spéculatives d'un type nouveau.
(Anati, 2003, p. 75).
6
°
Consulté en ligne , le 20 novembre 2016 , à l' adresse:
http://www .larousse.fr/dictionnaires/francais/oralit%C3 %A9/56294
87
Si cette destruction diffusée sur les médias (la figure ci-dessus) a heurté le monde,
durant des siècles un même iconoclasme sera appliqué par l'Occident dans le contexte
des îles de la Caraïbe (et des Amériques). À ce sujet, le critique Valton (2013) rappelle
un épisode marquant cet iconoclasme systématique. Il interroge le témoignage d'un
propriétaire de plantation 61 administrant une violente punition à un sorcier esclave qui
osa braver l'interdit. L'infortuné eut le malheur de produire une statuette ainsi que des
objets rituels ornés de divers dessins :
Après qu'il ordonnât de punir le "sorcier" avec la brutalité réservée sur les
Habitations aux Nègres insoumis, lui faisant« distribuer environ trois cents coups
de fouet qui l'écorchèrent depuis les épaules jusques aux genoux» sous les yeux
des esclaves rassemblés afin que tous assistent au supplice. Labat [le propriétaire]
détruisit une statuette au centre du rituel de guérison avec un acharnement
méthodique. Parachevant l'iconoclasme, il brisa l'encensoir ainsi qu'un ensemble
d'objets rituels disposés sur un autel : «Un petit marmouset [figurine] de terre à
61
Il s'agit du tristement célèbre Révérant Père Labat
88
peu près semblable à celui que j'avais brisé au Macouba, étoit sur un petit siège
au milieu de la case. (Sic)» (Valton, 2013) 62
Détruire la mémoire visuelle d'un peuple, c'est détruire la symbolique de ses héros, de
ses hautes valeurs. C'est tout simplement 1'anéantir pour mieux le subjuguer. Dans le
cas de 1'esclave en Caraïbe, la stabilité du système et la petitesse des îles ont contribué
à quatre siècles d'interdiction totale 63 , ce qui, de mémoire humaine, est certainement
sans précédent. Ainsi, restituer le visuel ou plutôt l'image dans le récit-Atlas
(illustrations, planches, etc.) a pour but de rebâtir intérieurement ce pilier brisé. Il est
question de rétablir la fonctionnalité de l'image non pas comme œuvre d'art mais
comme un support de médiation d'un imaginaire qui s'est construit sans lui. Ceci
permet de renouveler l'imaginaire d'un temps historique, de réinventer et en quelque
sorte réconcilier temps passé et présent. Pour reprendre la proposition d'entre-deux
d'Homi Bhabha (2007), faire récit-Atlas revient à s'énoncer depuis une ou des identités
fictionnelles qui se positionnent, se définissent dans un espace interstitiel. Faire récit-
Atlas c'est occuper un interstice permettant de toucher à un futur presque tangible, celui
de la réinvention de son identité. Ce temps raconté avec l'écrit et l'image devient alors
un espace médiateur, celui d'un temps raconté. À ce sujet, Paul Ricœur (1985) écrit que
« de ces échanges intimes entre historicisation du récit de fiction et fictionnalisation du
récit historique, naît ce qu'on appelle le temps humain. Il n'est autre que le temps
raconté.» (Ricœur, 1985, p. 150).
Le constat d'un temps raconté est prégnant dans ma culture orale. Il est un temps
médiateur faisant jonction entre le passé et le présent immédiat. Ainsi, le récit-Atlas
revient à interroger la manière dont les récits raturés sont gardés dans mon corps.
62
Fétiches brisés, Une longue éclipse des arts plastiques dans les Caraïbes. Article mis en ligne en 2013
et consulté le 5 mai 2018 à 1'adresse en ligne : http: //jocelynvalton.blogspot.ca/20 13/ 11/f-e-t-i-c-h-e-s-
b-r-i-s-e-s 26.html
63
Nous ne parlons pas d'interdiction figurative au profit d'image abstraite ou géométrique comme dans
l'art islamique mais bien d'une interdiction totale.
89
L'écrit est l'acte fondateur du récit-Atlas. Les deux tiers des récits textuels articulant
ce dispositif sont composés de nouvelles développées sur un mode fictionnel. Ainsi se
pose la question de mon engagement vis-à-vis de l'écriture ainsi que son rôle dans la
méthode bossale. Comment approcher cette masse d 'écrits sensibles et émotionnels?
La proposition de pratiques analytiques créatives (PAC) de Laurel Richardson s'est
avérée être un modèle générateur de pistes nouvelles. Cette méthode donne à lire les
richesses d'une approche associant la création à 1'acte analytique. Pour reprendre les
mots de Sylvie Fortin et d'Émilie Houssa (2012) les PAC permettent« l'aller-retour
entre 1'expérience personnelle et les dimensions culturelles afin de mettre en résonance
la part intérieure et plus sensible de l'auteur» (Fortin & Houssa, 2012 p. 56). Les PAC
relèvent d'une écriture travaillée par toute sa sphère historique et socioculturelle et le
récit-Atlas fait de même mais avec cette nécessité de redonner dignité à un savoir de
l'oralité raturée. Selon les PAC, tout texte est une vision du monde habité d'une logique
socioculturelle. Par conséquent, il constitue toujours une parole partiale et située. En
somme, l'écriture textuelle dans la recherche qualitative, fictionnelle ou non, informe
sur qui parle, d'où il parle et qui il est, ce qui n'est pas sans rappeler la posture de
questionnement du je-corps. Plus encore, la donnée personnelle trahit la présence d' un
corps et de ses émotions. Par exemple, colère, indignation, tristesse ou frayeur
permettent d'identifier des relations de pouvoir ainsi que de possibles lieux de
frottement entre égo-politique et corpo-politique du savoir. Cet espace frontalier entre
raison et sensible s' avère être un moyen efficace de collecter des données sur l'espace
culturel, parce qu ' au-delà de la simple conscience du chercheur, les mots mettent en
branle un imaginaire et recèlent un sens et une profondeur dépassant la posture
consciente de celui qui fait récit. Richardson use de l'image du cristal pour exprimer
cette profondeur :
90
Rather, the central image is the crystal, which combines symmetry and substance
with an infinite variety of shapes, substances, transmutations,
multidimensionalities, and angles of approach. (Richardson & Ada, 2005, p. 963)
Définition de la remédiation
La remédiation dans ce contexte particulier est abordée sous une acception singulière.
C'est la logique de processus articulant le transfert d'informations d'un medium A à
un médium B.
Elle est ici articulée par des logiques désignées sous l'appellation de codes. Ce sont les
conventions sociales, c'est-à-dire les cadres tacites et factuels permettant de passer
d'un médium source à un médium d'arrivée ou d'organiser les informations dans un
médium depuis un ordre reconnaissable. L'art, de ce point de vue, n'est qu'une des
nombreuses pratiques sociales régies par des codes. Ainsi, il y a trois codes : le
91
Le mot remédiation, outre le fait d'articuler des logiques de "médiations" entre deux
supports, évoque chez moi une poétique de la réparation. Dans le contexte de la
méthode bos sale, le mot re médiation adoube un autre mot et son sens, celui du verbe
remédier. Car 1' objectif attendu de la remédiation est de porter remède à la dispute et à
la subaltemisation d'une épistémè par une autre. En effet, si je me refère à la racine du
verbe remédier, j'y trouve le mot remède, soit « tout ce qui peut déterminer un
changement salutaire» (Littré, 1881, p. 1006). Ainsi, la remédiation sert donc aussi de
lieu d'interrogation sur les moyens de régler les conflits d'épistémès qui se déroulent
au dedans comme au dehors du sujet.
Les codes articulant les transferts et les dispositions dans des médiums d'arrivée, sont
formulés depuis les postulats de la remédiation selon Boiter et Grusin (2000) et de
l' épistémè de Michel Foucault (1966).
code spontané prend sa source dans l'expérience. C'est le tout premier transfert
d'information vers un médium extérieur au récit-Atlas. Il est appelé spontané parce
que les logiques articulant le transfert ne sont pas identifiées. Néanmoins son rôle est
central parce qu'il se trouve disposé dans ce code, les logiques ancestrales qu'il
conviendra d'interroger. Cela, afin de faire passer l'acte inconscient et spontané à la
conscience.
Le code script suit pour sa part le code spontané. Il en est la nature dévoilée et
consciente. Il décrit une logique de remédiation en lien avec l'espace social découlant
du fait que le récit-Atlas établit un pont entre les sphères collective et intime. C'est un
code global et non spécifique à la pratique artistique, soit une sorte de code source
articulant certaines conventions sociales. Foucault (1966), prenant pour exemple Les
Ménines, de Vélasquez (1656) pour introduire la question de l'épistémè, énonce la
possibilité que cette œuvre soit le résultat d'un ensemble de conventions sur le savoir
propre à l'âge classique, soit une épistémè organisée selon un principe d'ordre
produisant de la similitude et de la différence. Ces derniers permettent une remédiation
"transparente" dans les organisations des éléments en catégories. Il écrit: «Peut-être y
a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation
classique, et la définition de l'espace qu'elle ouvre» (Foucault, 1966, p. 31). En effet,
le tableau Les Ménines s'organise selon une logique de transparence reflétant l'envers
caché du miroir où même le revers du châssis est montré. Par ailleurs, l'idée d'ordre
se fait sentir dans l'utilisation de la perspective et l'organisation des personnages
agencés par ordre inverse par rapport au miroir, faisant ainsi en sorte que le personnage
le plus éloigné est le plus important car il est le point de fuite, et pour cause, il s'agit
de Nieto Velazquez le chambellan de la reine et chef des ateliers de la tapisserie royale
donc le "supérieur" du peintre.
93
Ce code est propre aux conventions sociales organisant certaines pratiques artistiques
séculaires, soit des techniques et logiques de création liées de près ou de loin à l'art. La
remédiation est à 1'origine un terme proposé par Bol ter et Grusin (2000) pour expliquer
la transposition de la réalité sur des supports digitaux. S'interrogeant sur les systèmes
articulant les remédiations en Occident, ils se sont intéressés à la manière dont était
disposée l'information sensible et intelligible sur des supports numériques et digitaux
(réalité virtuelle, d'internet, du cinéma, des jeux vidéo). Ceux-ci avancent que toute
remédiation résulte d'un dispositif issu d'un espace socioculturel. L'histoire propre à
cet espace socioculturel favorise des logiques de dispositions d'informations formées
en conventions. Par exemple, Boiter et Grusin démontrent que l'histoire occidentale a
formé des dispositifs de remédiation inchangés et que ceux-ci permettent de faire
transiter d'anciennes formes de création vers de nouvelles en gardant une même
logique opératoire. En l'espèce, ils dégagent les notions d'immédiateté (immediacy) et
d'hypermétropie (hypermediacy). Celles-ci sont alors des codes artistiques présents
dans l'art et les productions d'images depuis la Renaissance.
L'immédiateté est associée à la transparence. Son but est de rendre le tableau aussi
proche de la réalité que possible (en effet on ne regarde pas la toile de lin mais l'œuvre
hyperréaliste). On s'immerge et on plonge dans l'espace de la toile comme s'il
s'agissait d'un prolongement de la réalité. De l'autre, l'hypermétropie a pour but de
capter l'attention et de détacher des objets, des personnages par des procédés tels que
la perspective, la profondeur de champs, etc. L'hypermétropie en dirigeant et focalisant
le regard le rend aveugle à toute autre information visuelle. Ces deux logiques
séculaires sont par exemple parfaitement perceptibles dans la réalité virtuelle où
l'immersion est totale et les objets paraissent proches ou lointains.
95
The two logics of remediation have a long his tory, for their interplay defines a
genealogy that dates back at least to the Renaissance and the invention of linear
perspective. We do not claim that immediacy, hypermediacy, and remediation
are universal aesthetic truths~ rather, we regard them as practices of specifie
groups in specifie times. (Bolter & Grusin, 2000, p.22)
Précisons que cette proposition ne fait d'abord sens que dans l'espace culturel des
auteurs. Il appartient ensuite à chaque espace culturel de fouiller dans son archive
historique et ethnographique, les codes de remédiation culturelle anciens se
prolongeant dans les pratiques contemporaines. Comme le soulignent Bolter et Crusin,
ces codes nommés ici codes artistiques ne sont nullement des vérités universelles mais
sont plutôt des règles tacites actives pour un groupe, une communauté. Le code
artistique répond toujours d'une logique culturelle tacite ou factuelle. En d'autres
termes, un code n'est pas universel, mais la construction localisée d'une épistémè (par
exemple la règle d'or où la perspective est un code artistique propre à l'épistémè
occidentale). La méthode bossale ne refuse pas les codes construits par l'Occident mais
64
les « provincialise » , parce que l'artiste contemporain ne peut se soustraire
entièrement au monde auquel il appartient. Cette question est d'autant plus prégnante
que les Caraïbes abritent des sociétés où historiquement l'image n'est pas produite,
mais subie. En absence de fond visuel ancestral, ce questionnement sur les codes
artistiques culturels devient en conséquence une nécessité absolue. Par exemple, le
yuka, le makuta, le paracumbé, le guineo, le calenda, le gumbé, le zarambeque, le
djouba, le chica, la bomba, le lalinklè, le tambu et le Gwoka possèdent des codes de
remédiation qui n'ont fait l'objet d'aucune recherche permettant aux artistes visuels
caribéens de s'énoncer depuis une logique de remédiation artistique propre à leur
espace. Ainsi, relever les codes de remédiation artistique est le but de la méthode
bossale. Ceux-ci ont la lourde tâche de réinscrire les pratiques visuelles dans une
filiation.
64
Terme utilisé par Walter Mignolo pour signifier que les propositions del 'épistémè dominante doivent
être relativisées et ramenées à une échelle contextuelle plus petite. En d'autres termes, ceci est une
province du savoir.
96
Lors de la remédiation dans la pratique visuelle, seules certaines logiques articulant les
récits (visuels ou scripturaux) passent à la pratique visuelle. En effet, les relations entre
les différents récits sont si complexes et denses qu'il s'opère, comme dans la vie
quotidienne, un découpage automatique aboutissant à un choix instinctif ou raisonné
de certains éléments. Ceux-ci seront remédiés selon un code spontané dans la pratique
visuelle. L'analyse portera alors sur ce code spontané. L'analyse historique et
ethnographique interroge de concert les éléments individuellement remédiés et le
résultat global de la remédiation dans la pratique visuelle. Cette analyse permet alors
de faire émerger un code script.
97
Le code script est à son tour interrogé. Cette fois, 1' analyse historique et ethnographique
se penche sur une pratique séculaire. Celle-ci conduit à déceler des codes artistiques en
usage dans le groupe social de référence. Elle donne alors lieu à une phase de validation
dans la pratique visuelle. Cette dernière s'inscrit alors en droit fil de codes artistiques
ancestraux. Il ne s'agit pas d'illustrer un art mais bien de lui emprunter les logiques
permettant de proposer une pratique contemporaine en relation avec le monde.
La méthode bossale repose sur une urgence : réapproprier les logiques articulant une
pratique ancestrale. Elle se décompose en trois phases. Elle commence par une collecte
de données. C'est la collecte de données avec ce que je nomme le récit-Atlas. Elle
consiste en la réalisation de récits visuels et scripturaux. Cette phase aboutit à la
réalisation d'un objet-livre (annexeAl et A2) où se déploie un imaginaire en lien avec
un thème culturel et l'imaginaire collectif. La seconde phase se caractérise par des
analyses historiques et ethnographiques. Elle se déroule en deux temps, soit deux
remédiations/analyses successives. Le premier temps de la remédiation permet
d'accéder à une logique de transfert d'informations non spécifiques à l'art. C'est le
code script. Il est l'un des scripts présidant aux échanges sociaux.
Le deuxième temps est celui de la remédiation d'un art ancestral. En interrogeant une
pratique séculaire, toujours au regard des archives historiques et ethnographiques, ce
mouvement permet de faire émerger un code plus spécifique à l'art; le code artistique.
Ce second temps a pour objectif d'identifier les logiques articulant la pratique culturelle
interrogée.
Enfin, la dernière phase est caractérisée par l'utilisation libre des logiques identifiées,
les codes artistiques. La pratique s'inscrit alors dans une filiation séculaire du groupe
98
social de référence. Ces codes artistiques ne sont en aucun cas des vérités sociologiques
mais des codes qui ont du sens au regard de la pratique de l'artiste s'inscrivant dans la
pensée décoloniale.
99
Aborder la mise en pratique de la méthode bossale, revient à saisir les moyens par
lesquels je parviens à réinscrire la pratique dans une double filiation séculaire. Il n'est
pas question de quitter l'art contemporain pour tenter de retourner à un paradis perdu,
mais d'interroger ma part d'Occident et ma part d'Afrique. Le projet est alors de
s'emparer de certains codes artistiques séculaires afin de les reverser dans la pratique
visuelle. Enfin, les codes artistiques ont pour mémoire des logiques de remédiation
restées inchangées au cours des siècles, soit des conventions sociales organisant le
savoir sensible et intelligible dans un médium artistique. Bien que née du choc de deux
mondes, ma culture ne possède pas de pratique visuelle ancestrale à laquelle me
référer. C'est vers un patrimoine d'art dit immatériel que je me tourne. Le Gwoka,
anciennement désigné sous le terme bamboula possède certains codes artistiques que
je me propose de transférer à la pratique visuelle. Ainsi, la tâche centrale de cette mise
en application est de comprendre les conventions que la ou les superstructures, que sont
les codes script antillais déposées dans cette pratique séculaire.
Il est cependant nécessaire de souligner que les codes de remédiation qui sont relevés
100
lors de cette présente étude ne prétendent aucunement proposer une vérité culturelle
immuable. Bien que par endroits ces codes paraissent créer du sens pour tout mon
espace culturel, je garde une certaine réserve quant à ceux-ci car la méthode bossale a
comme point de départ un imaginaire intime et s'adresse à la pratique de 1' artiste. Ainsi,
les codes relevés sont "justes" au regard des besoins de ce dernier. Le danger est d'en
arriver à la supposition que ces codes sont valides pour tous. S'il est évident que
certains des codes dégagés feront du sens pour beaucoup d'artistes des Caraïbes (et très
certainement pour bien d'autres artistes d'espaces colonisés ou anciennement
colonisés), ce parcours reste avant toutes choses un parcours personnel.
3 .1 Phase socle
Le choix d'un thème s'est fait par 1' observation d'éléments récurrents dans ma
pratique. Autrement dit, par quoi se caractérise ma pratique au premier abord et quels
mots peuvent en rendre compte? Ce dernier sert d'amorce au récit-Atlas et est le billet
pour ce grand départ vers la construction d'un imaginaire singulier. Mes
questionnements se résument en un seul: comment un thème propre mon imaginaire
culturel peu métaphoriser 1'ensemble de ma pratique ?66
66
Il ne s'agit pas de l'objectif de la recherche, mais du thème. Il permet de commencer avec un
élément issu de l'imaginaire culturel. C'est le premier acte d'enracinement.
101
Figure 9 : Œuvre, Acéphale, les identités des interstices (2009), Sculpture (60 x 75 x
115 cm, carton, vis, rivets et fil de fer)
102
Ma connaissance du je-corps m'amène à penser que ces postulats de départ sont peut-
être peu pertinents, s'ils sont replacés dans mon contexte culturel. D'aussi loin que
puisse porter le regard sur ma pratique, la question du corps a toujours été une
préoccupation centrale. Sur près de vingt ans, mon je-corps fut l'objet de nombreuses
expérimentations. La question du lien avec ma communauté de corps n'a cessé de me
préoccuper. Cette réflexion qui n'était pas toujours consciente a produit quelques fois
de saisissantes visions synthétiques du je-corps. C'est le cas de l'œuvre de 2009,
Acéphale, les identités des interstices. La singularité de cette œuvre réside dans le fait
qu'elle est constituée de plus de 200 bouts de cartons tenus par près de 600 vis, rivets
et boulons. Il suffit d'enlever 2 ou trois vis et boulons pour que l'ensemble s'effondre.
Ce corps est un je-corps qui ne peut se penser sans une communauté de corps. Chaque
fragment de carton renvoie alors à une identité elle-même changeante. Cet assemblage
et cet empilage fragiles évoquent mes expériences dans plusieurs corps disciplinaires.
Mes errances peuvent être vues comme une mise en abyme de mon identité je-corps.
Quels mythes, contes, lieux ou mots propres à mon espace culturel définissent ou
poétisent cette métamorphose, cette polymorphie du je-corps dans mon espace
culturel? Face à l'urgence d'enraciner mes questionnements dans mon espace culturel,
les histoires à dormir debout que contait mon grand-père me sont revenues en tête. Au
nombre de ces contes créoles qui me réveillaient en sueur au mitan de la nuit figurait
le mythe du soukounyan. Il est aussi appelé « vôlan » et a pour atout principal d'être
polymorphe. Selon Geneviève Leti (Leti, 2001), ce mythe raconte que certains
individus en raison d'un pacte occulte ont le pouvoir de changer d'aspect et de forme.
Le soukounyan est un individu ayant acquis le pouvoir de se dépouiller de sa peau. Le
soir venu, il peut se transformer en ce qu'il souhaite. Il a la capacité de parcourir par
les airs un territoire infini. Il est dit qu'il suce la mémoire, l'identité de ses proies, soit
103
en s'introduisant dans le lit de ses victimes ou encore en leur suçant le sang. Il peut
ainsi se faire passer pour une connaissance pour parvenir à ses fins. Ses formes les plus
connues dans l'imaginaire collectif sont celles du chien, d'une boule de feu, d'une
ombre vaporeuse. Au petit matin, il réintègre sa peau et reprend une vie sociale, une
vie où il est monsieur "tout-le-monde". Il aura alors enrichi ses connaissances par ses
usurpations d'identités et ses "rapinages" de mémoires. Ce mythe témoigne ainsi d'une
culture métissée faite d'emprunts divers. La peau qu'ôte le soukounyan apparaît
comme un signe de la mue continue d'un peuple. Il poétise 1'identité transitoire d'un
peuple d'oiseaux migrants au gré des vents. Ses ailes déployées sont faites de plumes
de douleur, ses os légers forgés par des siècles d'esclavage mais le vent, cet air chaud
et ascendant qui le porte est celui de 1' espoir.
67
Ce mythe du soukounyan de type « trickster » ou décepteur est un oiseau
métamorphe. Il concentre donc ce qu'il y a de négatif et de positif dans ma pratique,
mais il dit aussi d'un seul tenant une pratique polymorphique et un je-corps. Ôter sa
peau est la puissante symbolique d'un corps collectif qui, par le biais des rêves, échappe
aux violences sociales. Ce mythe dit avec poésie cette idée du corps commun
partageant une même mémoire et une même pensée individuées.
3 .1.2 Récit-C::ltlas
67
Le décepteur ou tricks ter est un personnage mythique que 1'on retrouve dans quasiment toutes les
cultures. C'est le personnage qui trompe, triche et ruse pour parvenir à ses fins. On trouvera le coyote
ou le corbeau chez les Premières Nations nord-américaines, Loki dans la mythologie nordique et Konpè
Lapin ou Ti-Malis dans les contes caribéens.
104
La réalisation du récit-Atlas commence sur les seules bases d'un imaginaire lié à
l'enfance. Cette étape a été sans doute la plus prolifique, la plus spontanée et la plus
merveilleusement désordonnée. Elle est la plus libre, la plus cathartique de toute la
pratique de ces dix dernières années. Cette collecte commençant dès la seconde année
de thèse. Elle est semblable à celle réalisée en 2001 (fondement de l'objet-livre
Lélévation). Le principe est simple: laisser vagabonder l'imaginaire sur le thème du
soukounyan. Bien que cela procède d'une volonté de se réapproprier sa culture, il y a
à ce point de la réalisation une impossibilité d'établir des relations entre les récits.
L'ensemble est un amoncellement d'informations et de données contradictoires.
Toutefois, assez rapidement, des personnages se détachent de cette trame chaotique:
Jean-Pierre, un esclave sorcier et Antoine, un alter-ego. Le récit passe indifféremment
du "je" au "nous" en passant par le "il" de manière continue. Dans un même temps, des
récits visuels débutent, pour l'essentiel, avec des portraits méconnaissables de Jean-
Pierre. Le processus des premières images est similaire à celui de la rédaction. Des
dessins et des images sont ensevelis sous des couches de peinture, puis déchirés, cuits,
frits, découpés et traités de manière aléatoire. Ces surfaces rudoyées sont les substrats
permettant la création des visages fragmentés. Ces portraits composés d'une multitude
de couches successives sont ceux présents dans l'objet livre, Soukounyans
(Annexes Al, A2).
105
Récit-Atlas
Déploi emen t d e l'imaginai re d'a près le di spo sitif du lawo nd
(id entiqu e au di spositf de t abl e)
Récit scriptural
Récit visuel
un seul objet peut être mis en relation
Mise en relation
Comme on peut le voir sur le schéma ci-dessus, chaque récit visuel ou écrit crée une
relation avec tous les autres et alimente une intense circulation. Il est évident qu ' à ce
moment, la parfaite cohérence du ton et des éléments visuels avec mon je-corps
m ' échappait encore. Cette période riche possédait déjà une part de réponses, mais
celles-ci étaient trop ensevelies sous un savoir contraint depuis l'enfance pour
prétendre à un sens. Il a fallu accepter qu'une grande part de mon récit m'échappe pour
qu'enfin il ad vienne.
106
qui m'est encore inaccessible 68 . En terme direct, ils facilitent le déploiement d'un
imaginaire antillais raturé par la domination esthétique.
Les récits, comme toute production, ont besoin d'être nourris par de nouveaux apports.
En conséquence, il vient un temps où la créativité et l'imaginaire s'étiolent. Le
processus de création et l'investissement envers la production sont alors relancés par
l'introduction d'une archive ethnographique. Mais cette relance nécessite que la
création des récits soit suspendue un temps parce que cette prospection est une activité
charnière. Elle est tendue vers un but unique : trouver l'archive "parfaite" car plus ce
choix sera pertinent et plus l'imaginaire soutenant l'activité de création sera galvanisé.
Cette recherche répond à trois objectifs. Le premier est que l'archive choisie visite le
thème du soukounyan et soit le "fil d'Ariane" guidant la production des récits. Le
deuxième est la possibilité de l'inscrire en prolongement des récits déjà réalisés, c'est-
à-dire gu' elle doit renforcer la cohérence des récits. Le dernier est la vraisemblance de
l'archive. En clair, une fois cette archive insérée, elle apparaît comme étant crédible
par rapport à la trame narrative déjà existante. Cependant, elle ne sert pas directement
à construire un fond de connaissance sur un thème ou un sujet de pratique visuelle mais
à réinvestir un imaginaire et renforcer sa cohérence. Cela a consisté à collecter, lire,
écouter toutes les informations à portée de main ; bref, tout ce qui pouvait constituer
des éléments pertinents autour du thème de soukounyan :poésies, chroniques, archives
historiques, nouvelles de périodiques, revues, écrits de pseudo-ethnologues 69 . Si cette
68
Sauf peut-être l'évidente errance qui préside à leurs réalisations. Mais celle-ci peut être l'expression
d'une systémique personnelle tout comme elle peut être lue comme un effet direct du dispositif table au
cœur du récit-Atlas.
69
Par exemple l' écrit d'Arman Corre, Nos créoles (Corre, 1890), musiques (telles que le single An
quember on soucougnan de 1975 du groupe les Grammacks, le titre de 1881, Soucougnan, tiré de
l'album, volume 3, de Kassav), et même l'un des rares romans sur le sujet, celui de David Chariandy,
Soucougnant (Chariandy, 2012). Dans ce dernier, le soukounyan métaphorise la maladie d'Alzheimer
qui, petit à petit, vole la mémoire à la grand-mère de l'auteur.
108
recherche est en tout point identique à une enquête classique permettant de renforcer
l'imaginaire et la connaissance sur un thème, elle poursuit néanmoins un objectif
central: trouver l'archive la plus proche possible du récit-Atlas. Il s'agit là d'un acte
politique qui procède d'une volonté de jeter un pont entre imaginaire personnel et
collectif afin de ré-ancrer celui-ci de manière plus forte. Pour reprendre la proposition
de Béaud et Weber (2010) sur l'enquête de terrain : « Les sources sont d'autant plus
pertinentes pour la recherche qu'elles sont proches de la pratique des enquêtes, peu
travaillées ou déformées par des intermédiaires culturels qui s'en emparent » (Beaud
& Weber, 2010, p. 70).
70
En psychologie, comme dans le sens courant, l'anamnèse signifie le travail (avec ou sans
psychologue) d ' un individu sur sa mémoire enfouie et oubliée. L'objectif étant de la faire émerger dans
le présent. Cela est très étrange ici parce qu ' elle évoque une sorte d ' excavation similaire mais sur
l'imaginaire et la mémoire collective . En effet, l'archive ethnographique semble contester à ma création
son aspect fictionnel et paraît par endroit affirmer: « Ces récits ne sont pas fictionnels, ils sont une part
de la mémoire oubliée de ton peuple . .. Ton corps est le gardien de cette mémoire ». D ' ailleurs la mère
de cœur du personnage principal Antoine est une Gardienne. Dans le récit, son corps détruit et abîmé,
est peut-être bien la métaphore d'une mémoire collective endommagée et moribonde.
109
Redéploiement de l'imaginaire
introduction de l'archive judicicaire de 1841
Troi s nouveaux personnages
Jean-Pierre/ Amé Noël/ De lphine
Rt":nt visu
Dès lors qu'est introduite cette archive, les personnages interrogent chacun des récits
visuels et écrits déjà réalisés. L'imaginaire subit un redéploiement quasi immédiat et
l'écriture reprend, brûlante et fiévreuse. L'un des personnages de l'archive, Jean-
Pierre, est à peu de chose près le même que le personnage déjà développé dans le récit-
Atlas et une autre, Delphine, jusqu'alors dénommée Martine se trouve être une
étonnante alter-ego. Dorénavant, chaque écrit provoque de vives émotions. On se prend
d'affection pour certains et de désamour pour d'autres. C' est désormais en témoin que
s'effectue la rédaction. Je n'écris plus, je consigne des faits sur un monde devenu
autonome. Trouvée en janvier 2013, cette archive permet d'achever le récit-Atlas en
août 2013. L'ensemble des récits scripturaux sont réalisés et de nouveaux personnages
ont été créés, tels qu' Amé. Les récits ont été remis à jour en fonction de cette
introduction d'archives. Enfin, le récit est arrivé à son terme quand l'ajout de nouvelles
et de récits visuels n'apportait plus de cohérence dans 1'ensemble mais des détails et de
la nuance.
110
En août 2013, une grande part des cartes heuristiques est réalisée et le récit-Atlas forme
une unité assez cohérente. Les nouvelles se lient entre elles et forment un récit probant.
Certaines nouvelles restent toujours peu liées à l'ensemble mais cet imaginaire est
devenu un univers. À ce point de la réalisation du récit-Atlas, il porte en lui un monde
avec ses conflits, ses bonheurs et ses tragédies. Depuis le big-bang que constitue le
thème flou, ce monde est arrivé dans sa phase d'expansion la plus grande et le
document fait alors près de 600 pages. Le récit-Atlas est alors si complexe et touffu
qu'il est difficile de formuler une image synthétique de ses contours.
Tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cerveau, [ ... ].
Toi seul, tu donnes à l'homme ces trésors et tu possèdes les clefs du paradis,
(Baudelaire Charles, 1869, p. 65)
Depuis que l'archive a été introduite, un "imaginaire monde" autonome s'est constitué,
jouant entre faits réels et fictions. Cependant, un monde sans cartographie est un
univers qui nous échappe et dans lequel on est amené à se perdre. Dès janvier 2013,je
tente de saisir de manière intuitive ce monde par des cartes heuristiques. La carte
arborescente ou carte heuristique est popularisée par Tony Buzan dans les années 1980.
C'est un exercice qui fait partie des cours de méthodologies de recherche du doctorat
en études et pratiques des arts. Avec des mots clefs, on tente de relier nos idées sur la
pratique. Chaque doctorant tente de saisir les interrelations et les idées centrales. C'est
un réseau visuel permettant de matérialiser les idées, les associations possibles, leur
importance par le biais d'un nuage de concepts, de mots et d'intentions propres à notre
recherche. Buzan (2011) écrit que les cartes heuristiques« favorisent [notre] capacité
à établir des associations» (Buzan, 2011, p. 89). De manière immédiate et instinctive,
le principe de carte heuristique a été lié aux principes du lawond, qui comme nous
111
1'avons dit est similaire à celui qui organise la notion de table. Si 1'ensemble du récit-
Atlas fait appel à la notion du law and, cette dernière dispose sa matière scripturale et
ses entrailles visuelles sans un sens de lecture précis. Il faut alors accomplir la lecture
du chaman ou du gadèdezafè (sorcier antillais) car le lawond ne livre pas ses secrets de
lui-même, il n'est qu'un espace de disposition. En effet, disposer des informations,
qu'il s'agisse d'une suite de signes et symboles (comme sur une page d'un livre),
d'objets (comme sur un autel), ou d'information comme au Gwoka ne permet pas leur
lecture ou de déceler leur projet d'intention. Il faut posséder un système de
déchiffrement soit une sorte de « pierre de rosette ». Tout comme le sorcier possède un
registre de signes et de modèles interprétatifs lui permettant d'accéder au savoir disposé
aléatoirement, il m'a fallu trouver un système interprétatif. En somme, il y a un ordre
caché dans le chaos que seul un répertoire symbolique et un modèle interprétatif permet
de révéler.
Depuis le début de cette thèse, des signes sont incrustés au texte. Il s'agit d'un alphabet
personnel. Au nombre de six (J, e, 6, Cl, Î{, $), ces lettres introduites à la racine
abstraite des lettres du texte ajoutent un sens et une émotion supplémentaires au mot
auquel il est associé. Les planches fournies en annexe (annexe, D) conduisent à faire
divination d'un autre sens caché dans les mots. Le texte de thèse est alors un lawond,
soit une table de disposition où un alphabet émotionnel sert à interpréter un ordre
différent du sens usuel des mots.
séculaire envers mon corps qu'elle est retravaillée et insérée dans l'objet li vre comme
récit visuel à part entière. Une dizaine de planches seront traitées de cette manière.
Comme on peut le constater dans ce récit visuel, les lettres sont des clefs qui libèrent
une part de l'imaginaire accolée aux images quotidiennes, historiques, sexuelles, etc.
Mais l'alphabet émotionnel est aussi utilisé de manière fonctionnelle dans le récit-Atlas
pour lire des relations complexes entre les personnages. Cela permet par exemple une
mise en réseau des nouvelles, 1'importance des personnages et les rapports de
subordination. Répétés et associés, ils forment un réseau d'indices permettant
d'interpréter un monde. Dans la carte heuristique ci-dessous, les deux signes utilisés
disent un certain rapport rationnel et sensible entre des personnages. Le signe du
mélange est représenté par un « lélé » (ustensile traditionnel de cuisine servant à
mélanger les ingrédients) de part et d'autre du nom des deux personnages, ce qui
démontre la confusion, le métissage culturel et le mélange de deux temporalités
distinctes (celle de l'esclave Jean-Pierre et la mienne). Cette lettre illustre encore la
reconduction d'un ancien récit et la question du magico-religieux pour ne citer que
113
Les cartes heuristiques sont de petits dispositifs permettant de s'orienter dans les
arcanes du récit-Atlas. Elles se comportent à la fois comme des boussoles permettant
de se diriger dans l'imaginaire et comme de petites tables dont la fonction est de
comprendre certaines mises en relation. Il s'agit ainsi de visualiser les réseaux de
télescopages et de liens possibles, le but étant de se repérer puis de cartographier le
sensible des relations entre personnages du récit, leurs fonctions et les rapports qu'ils
entretiennent entre eux. Ces cartes heuristiques sont le lieu de disposition d'un alphabet
romain que sont les mots et d'un alphabet qui m'est propre, que je nomme alphabet
émotionnel. Les personnages et leurs fonctions deviennent ainsi des corps à disposer
dans l' espace d ' une topographie mentale. Ils ne sont plus des personnages mais des
corps jetés dans le cercle du lawond. Chaque cartographie donne alors à lire les liens
entre personnages de manière immédiate. C'est tout le monde du récit-Atlas qui se
tient, d ' un seul regard. Le Lawond qui est articulé par le même dispositif que celui que
l'on retrouve dans la notion de table théorisée par Didi-Huberman est un objet
fonctionnel. Ce sont des cartes ou des cercles de disposition d'informations dans
lesquels on peut percevoir des liens manquants, des espaces où il devient possible de
deviner la suite. Par exemple, la carte ci-dessus laisse entrevoir le lien qui s'opère entre
le personnage de Delphine et le couple Antoine et Jean-Pierre. Ce lien aboutissant à
Delphine est un cul-de-sac car il n'est connecté à rien d'autre. Cette petite carte
visualise alors les manques, les trous et les impasses où il sera nécessaire de créer une
cohérence. En l'espèce, ce sera la nouvelle «La peau d'âne», créée peu après cette
carte. L'atout de ce système est qu'il se comporte en détecteur de liens potentiels et
effectifs dans le récit-Atlas. Les signes émotionnels décrits plus hauts donnent à lire le
rapport de force, les liens magico-religieux, les rapports de domination. D'une part les
personnages qui sont éloignés du centre entretiennent un très faible rapport de
domination avec ceux du centre et d ' autre part les liens magico-religieux qui irriguent
115
toute la carte sont d'ordre positif avec cet éloignement. Certains liens sont directs et
d'autres s'organisent par des interrelations. Ainsi, au centre on retrouve le couple
spirituel et indissociable Jean-Pierre/ Antoine et à la bordure externe du schéma des
personnages (et un dieu) qui sont les gardiens d'un savoir ancestral. Sur le plan des
rapports de domination, le couple organise les résistances et ceux de la bordure
extérieure forment des liens d'adhésion, de consentement et d'amour. Le cœur du récit
est ainsi mis en lumière. Il tourne autour du phénomène de résistance et du magico-
religieux. Cette lecture consciente permet aujourd'hui de mettre en voix un ressenti.
Ainsi, les cartes heuristique permettent de toucher indifféremment les deux sphères.
Elles autorisent la suppression de nouvelles et de récits visuels qui font obstacles à la
cohérence du récit-Atlas. Elles sont ainsi des outils sensibles et raisonnés. Par exemple,
un ensemble de nouvelles ayant trait à la compagne de Jean-Pierre a été ôté de l'objet-
livre car aucune des cartes ne relève la pertinence ou 1' intérêt de ce personnage pour
l'imaginaire construit autour du thème du soukounyan. Ce sont les schémas
heuristiques et l'alphabet émotionnel qui défrichent le terrain de ce monde . Ils
organisent la cohérence du récit au fur et à mesure car pour chacune de ces cartes, un
effort intellectuel et sensible est produit ; celui de figurer visuellement des liens
proposés par les différentes nouvelles. Cet effort mental a été facilité par le fait que
beaucoup d'entre elles sont à la limite de l'illustration. Je m'appuie sur l'image pour
favoriser un savoir par le voir. Avec Buzan, j'exploite« la tendance innée du cerveau
à penser en images, en couleurs et de façon irradiante au lieu d'utiliser des liens linéaires
»(Buzan, 2011, p. 16). C'est un système de pensée personnel et singulier qui ne répond
qu'à un seul objectif: décoloniser l'imaginaire. La cartographie heuristique, en
visualisant les relations entre tous les personnages, a provoqué une déflation dans
l'imaginaire qui ne cessait de prendre de l'expansion. Près de 150 pages de textes et
d ' illustrations ont ainsi été ôtées. Vers août 2013, quasiment toutes les cartes
heuristiques ont été réalisées. La dernière carte sera celle de couverture vers Clvril
2014.
116
Les cartes heuristiques ont permis de faire passer un énorme document confus à une
taille raisonnable et cohérente. Elles ont stoppé l'expansion de mon univers et organisé
une phase de déflation. Les cartes réussissent le tour de force d'organiser un chaos, de
117
visualiser les liens confus ou forts et les conflits qui s'installent entre les personnages.
À la fin de cette phase, c'est le sentiment d'être repu d'un "imaginaire-monde" qui
domine. Un élément se détache: le thème de la résistance. Elle participe de l'intrigue
et construit la cohérence des récits.
forme l'ensemble des codes fondamentaux d'une culture régissant ses échanges
sensibles et intelligibles.
Le troisième code est d'ordre artistique. Le code artistique est une sorte de sous-code
script parce que celui-ci découle du saisissement d'un code script. De façon plus
précise, ce dernier permet l'identification d'un ou plusieurs codes artistiques. Certains,
comme précisé à 1' instant, restent immuables. Ainsi, s'emparer d'un ancien code
artistique toujours présent dans une pratique artistique ancestrale (qui, comme toute
pratique, a muté au cours du temps), c'est s'emparer de la logique d'un de ses
dispositifs.
ÉPISTÉMÈ ET REMÉDIATIONS
Exemple de l'épistémè occidentale
Types de remédiation
définis par des codes.
codes spontanés
Logiques génériques
saisissables par r artlste.
C est souvent un th ème.
Par e•emple la mort. ramour etc.
dans l'autre. Cela indique que le code artistique répond d'un code script, c'est-à-dire à
une logique sociale séculaire. En conséquence, le code artistique est la production
propre à l'épistémè d'un espace social spécifique.
-Code script : il définit une logique identifiée dans les remédiations sociales au
sein du système plantationnaire 71 (celui-ci laissant des traces dans l'actuelle
épistémè).
71
Terme couramment utilisé par les sociologues et historiens de la zone Caraïbe. Il désigne l'espace
défini par le périmètre d'une plantation esclavagiste (du XVIe au XIXe siècle).
120
Methode bossale
vue d'ensemble
Cycle
Code spontané
l V
Code script
An.1lyse •
historique
--~ l
1
•
Pratique
d'' rt sKulaire
Gwolu
3 .2 Résistances de soukounyan
Présentation du récit-Atlas
121
- Hé quoi, tu lui ciwe les pompes !! Dès qu'un blanc fwaichement débawqué de
Fwance dit quelque chose vous en êtes tous à lui embwasser le cul.
-M'enfin Amé toi aussi tu es un blanc, comme nous tous !
- Je suis depuis twop longtemps dans les îles pour être comme lui. Mon cher
mawquis, je ne vous aime pas pawce que vous ne manquez pas de nous rappeler
que nous les blancs cwéoles sommes une sous espèce twès inféwieur à vous.
(Annexe A, p. 97)
Quant aux deux autres thèmes, ils sont incarnés par Jean-Pierre le soukounyan. Il est le
personnage qui se détache du récit-Atlas. Tragique héros d'une résistance "jusqu'au-
boutiste", Jean-Pierre mourra en martyr pour les siens. Il véhicule des idéaux de fierté,
de respect et de noblesse d'âme. Il est le héros qui fait défaut dans mes classes de
représentation du corps noir. Il insuffle au Récit-Atlas un esprit de résistance. Quant à
la question du corps, c'est une donnée qui revient dans chacun des récits. Ainsi,
l'esclave Jean-Pierre est décrit comme un personnage au visage divin. Il est un héros
au corps tendu, beau et fier.
122
73
Définition du CNRTL (Centre Lexicale de Ressources Textuelles et Lexicales). Consulté le 10 mai
2018 à l'adresse en ligne : http://www .cnrtl.fr/definition/r%C3%A9sister
123
74
Ce dernier n'a pas toujours été tendre avec mon travail. Mais son exigence et ses critiques
constructives m'ont toujours poussé au dépassement.
124
20 13) 75 . Val ton s'oppose ainsi à un des lieux communs sous-entendant que les antillais
vivent dans un paradis aux allures de nid douillet. Par ailleurs, les analyses formelles
des œuvres ne l'intéressent guère, car elles s'édifient depuis un discours neutre peu
engagé et élitiste. Ce dernier fait constat qu'aux Antilles, ce type de discours analytique
est très souvent utilisé par le critique désireux d'éviter le débat politique 76 . Non, Valton
n'est pas de ces critiques engoncés au rire poli et mondain. Il exerce une critique
engagée et ne s'en cache pas. En peu de mots, il me rappelle Jean-Pierre. Ainsi, dès
mon arrivée, je 1' appelle et lui demande d'intervenir, de briser la distance entre critique
et artiste. Pour ne pas encombrer son propre imaginaire,je ne lui parle pas de mon récit-
Atlas mais formule mon vœu d'explorer la question de la résistance. À ce moment, je
ne sais pas encore comment faire remédiation du thème soukounyan. Toutefois, lors de
nos premières discussions, il me dit : « Faudrait déboulonner le symbole
«Schœlcher libérateur» ! Je n'ai rien contre le bonhomme, mais Eddy, c'est un
comble, sans transition, paf ! Notre ancien tortionnaire français se fait libérateur
virginal de notre peuple ». En effet il est celui qui met dans les fers et se rachète une
virginité sans même y intégrer les figures locales de la résistance. En somme, tout est
écrit depuis le point de vue des colons. Les Antillais sont les dindons d'une farce
historique. Nous riions jusqu'aux larmes de ce non-sens de l'histoire.
75
L'art en Caraïbe- Une voie pour défier l'Histoire, Article consulté le 10 janvier 2018 à l'adresse en
ligne: http://jocelynvalton.blogspot.ca/p/blog-page.html
76
Cette assertion mériterait sans doute d'être étayée mais il ne s' agit pas ici d'une vérité, mais plutôt
d ' un sentiment que je partage avec le critique Jocelyn Val ton.
125
Figure 18: Jean-Baptiste Pierre Tardieu dit Tardieu l'aînée, (1799-1800) Nègre
rebelle en faction, gravure
Peu après, Valton propose plusieurs œuvres à remédier, dont une gravure du début du
XIXe siècle, Nègre rebelle en faction, de Jean-Baptiste Pierre Tardieu dit Tardieu
l'aînée. La tactique de mise en relation par le biais de la parole, soit la discussion avec
le critique est payante car ce rebelle en faction, c'est Jean-Pierre ! Je réponds avec
enthousiasme à ce projet de mise en abyme de la résistance. Si mon héros n'a pas
d'arme à feu comme sur ce visuel, sa parole fait office d'arme de guerre. J'ai ainsi
remédié à la fois la figure de Jean-Pierre et sa parole de soukounyan (le fusil
représentant la puissance révolutionnaire de sa parole). Le projet est de magnifier Jean-
Pierre en faisant en sorte qu'il domine la ville de Pointe-à-Pitre. Nous voulons qu'il
salue un musée qui n'a pas été prévu pour lui.
126
Figure 19: Jean-Pierre, marron du musée Schœlcher (2014), dessin numérique, (8, 6
x 3,2 rn) sérigraphie
Cette phase est déterminante dans la recherche du code suivant, soit le code script.
C'est le terrain permettant de se familiariser avec le code spontané de résistance.
Cependant, l'un des problèmes que pose ce code c'est que Jean-Pierre fait résistance
en se faisant soukounyan. En effet, soukounyan, du moins tel que décrit dans le récit-
Atlas, n'est pas une chose ou une personne mais une fonction sociale comme celle de
prêtre. Si les images d'esclaves résistants sont d'une extrême rareté, ceux de
soukounyan n'existent pas dans les archives d'avant l'abolition de l'esclavage. Il
s'ensuit un moment de flottement.
Pour mieux saisir le code spontané je formule une question : hormis la parole, sur quoi
s'appuie le pouvoir de soukounyan Jean-Pierre? Je n'en ai aucune idée. Ici, je m'en
remets au pouvoir de la parole et discute de magico-religieux antillais avec ma mère et
mes amis sans savoir ce que je cherche exactement. Aujourd'hui, le soukounyan
s'appelle gadèdezafè ou quimboiseur en Guadeloupe donc j'entame ma résidence du
musée Schœlcher avec cette idée floue que d'une manière ou d'une autre celui-ci laisse
une empreinte visible et formelle dans le paysage social. La réponse viendra de
manière fortuite. Par un jour de beau temps, je savoure le plaisir d'être de retour chez
ma mère. Assis sur le porche de la maison familiale, je contemple un ciel sans nuages.
Quelques poules sauvages picorent non loin de la haie de sandragon et d'hibiscus.
Jambes en croix,je sirote un verre de rhum. Une brise fait frémir les haies des alentours.
Dans ce coin de pays, tout le monde possède une haie de plantes aux couleurs
chatoyantes. Je constate alors que certaines plantes me rappellent celles utilisées par
les gadèdezafè (sorciers antillais) 77 . Je dépose mon verre et fais un tour dans le
voisinage. Ce sont plus ou moins les mêmes plantes qui reviennent de manière
systématique. Je questionne donc ma mère. Elle m'informe que beaucoup de ces
plantes ont une fonction magique, défendre l'espace familial du mauvais sort. « Les
77
J'ai été amené à les consulter de nombreuses fois dans mon enfance .
128
haies ne servent pas qu'à faire "joli" ? » lui dis-je. Elle me répond par un sourire. Je
tente de la convaincre en lui disant : « Cela remet en perspective ma pratique qui a
toujours été une pratique "beleté" en apparence, mais qui dans le fond sert à attaquer
les idées reçues, à les contester et souvent à défendre mon imaginaire, ma singularité
». Ma mère n'entend goutte à mon charabia et me conseille de questionner certains
voisins. Elle hèle depuis le pas de sa porte la voisine : « Hé Marie-Claire! » Celle-ci
répond:« Wééééé Flora, je t'écoute» et ma mère de lui dire:« je t'envoie Eddy, il a
des questions à te poser sur des plantes ». Me voici alors embarqué dans une enquête
de terrain. La voisine possède une excellente connaissance des plantes. Elle me
conseille de rencontrer les aînés du voisinage, ce que je fais. Ceux-ci sont des
« cadors » du magico-religieux et des guérisseurs expérimentés de la ville de Morne-
à-L' eau. À leur tour, ces derniers me conseillent de faire un tour au marché à herbes de
Pointe-à-Pitre. Je découvre des fonctions insoupçonnées de certaines plantes que j'ai
pourtant connues toute ma vie. L'une de leurs caractéristiques est que plus elles sont
belles, plus elles sont chargées de pouvoirs magiques (attaque ou défense spirituelle).
Je note, griffonne, dessine et constitue alors un herbier d'une trentaine de plantes dont
certaines seront intégrées à l'objet livre, Soukounyans. À la fin de cette recherche, il
apparaît que quasiment toutes les plantes formant les haies aux Antilles ont une
fonction, celle de défendre les occupants. D'autres qui ont 1' air d'être des herbes folles
ont des fonctions d'attaques spirituelles. Leurs noms sont évocateurs: l'homme fort,
plus fort que l'homme, qui vivra mourra, qui mourra verra ou encore poids-zombi. Par
exemple, poids-zombi est autant un outil de prévention contre le rhume et les états de
fatigue, qu'un poison mortel. Bien que ce savoir soit à l'état de trace résiduelle, les
habitudes ont été gardées. L'exemple le plus édifiant, ce sont les haies de madras, de
roses et d'hibiscus qui constituent les haies typiques des Antilles. Ces plantes ont des
fonctions de défense mais aussi d'attaque spirituelle. Roses, hibiscus et madras peuvent
être utilisés dans des rituels de puissance appelés "bain démarré". Ces bains
129
La beauté que m'a léguée mes ancêtres serait donc une arme de guerre. Faire la guerre
avec des fleurs n'est pas qu'une métaphore aux Antilles. La guerre se fait réellement
avec des fleurs. Le saisissement du code spontané débute alors avec un profond
sentiment d'avoir désappris des valeurs culturelles aussi étranges que fortes. Je suis en
colère contre le système uniformisant du savoir occidental. Celui-ci efface au lieu de
créer des ponts avec le versant subalternisé de ma culture. Je suis dans un état de rage
car j'ai passé une vie à côtoyer ces valeurs sans pouvoir les approcher. Le système
dominant et sa modernité rejettent ces valeurs et les piétinent sans ménagement. En
somme, une grande partie de ce qui a construit mon goût semble décollé des réalités
socioculturelles de mon espace. L'histoire de l'art, ses courants, ses avant-gardes, tout
cela rn' apparaît comme un formidable moyen de désapprentissage des valeurs
endémiques. Non, mon histoire de l'art n'est pas celle que l'on m'a apprise et j'ai bien
1'intention d'en découdre.
Clinsi, dès mon arrivée sur 1'île en août 2013, je me précipite au musée Schœlcher ! Le
lieu est beau et le bois verni de l'escalier craque sous mes pas, l'air est frais comme
une feuille de menthe alors que dehors une touffeur crépite dans la poêle à frire du
soleil. Dans ce bocal de musée, la mémoire de Schœlcher, le-dit libérateur des esclaves
en colonies françaises est conservée au frais ; 1' autre version, celle de la résistance des
esclaves «marrons», est quelque part dans la chaleur avec les moustiques. Après
quatre mois de résidence, je produis en collaboration avec le critique de l'exposition
une œuvre de résistance identitaire de huit mètres cinquante. De sa taille de géant, Jean-
Pierre domine la ville de Pointe-à-Pitre. Il semble marcher sur la tête de Schœlcher et
s'émanciper du musée pour s'enfoncer dans la touffeur du quotidien. Quant au bocal
aseptisé du musée, j'y installe un cochon de 6 mètres en papier toilette parfumé, côlon
de cochon (viscère), colle de peau et résine (annexe 1). Tout l'espace fut empuanti de
cette odeur de côlon de cochon, ce qui rendait le jeu de mot/matière cochon de colon
encore plus indigeste. Au reste, j'installe face aux stucs d'allures gréco-romaines des
bustes de personnages sur des lunettes de toilettes réalisées avec la même technique.
Comment passer du code spontané au code script, c'est-à-dire atteindre une des
logiques régissant des systèmes de valeurs avec ses régularités et ses contraintes ? Il
s'agit du réseau sensible et intelligible qui organise les savoirs sensibles et intelligibles
de mes ancêtres. Le schéma ci-dessous articule le processus de recherche. La constance
reste le récit-Atlas qui traverse toutes les étapes.
132
expo·s 1o n
Résistance
0 CODE SCRIPT
L'histoire de l'art enseignée au lycée puis à l'école d'art est une "cochonnerie" qui m'a
aveuglé une vie durant. Le code spontané de résistance ouvre sur une première
conscience, celle d'avoir été digéré par le modèle dominant et déposé en autant de
productions inutiles à sa modernité. Nous sommes le fruit d'une colonisation interne et
celle-ci s'est incrustée à la base même de notre rapport au monde. Notre voir, notre
sentir, ainsi que tous nos autres sens ont été colonisés. En l'espèce, l'œuvre,
Cochonialisme (annexe 1), exprime une poétique de la digestion de l'espace colonial.
Je justifiais ainsi l'usage du papier toilette parfumé dans le catalogue d'exposition :
En bout de course, cette re médiation est riche d'enseignements sur 1' art de faire
résistance aux Antilles. À l' instar du jardin créole, la monstration camoufle sa
78
Il faut avoir vécu aux Antilles avant le tournant du XXIe siècle et même encore aujourd ' hui pour
constater qu ' il n'y a pas un hameau, un vi11age, une ville qui ne possède pas sa rue, sa salle de
spectacle , son squ are Victor Schœ lcher. Il n' y a pas une géographie des lieux aux Antilles sans une
statue « Schœlcher libérateur » . De manière symptomatique le site du sénat français le présente encore
comme « la » voix de la de 1'abolition française
:https:/lw ww .senat .fr/evenement/vi ctor_sc hoe lcher/servi tu des .htm 1
Dans 1' Encyclopédie Universali s en ligne , sous sa rubrique « abolition de l' esclavage dans les colonies
françaises » pour les non-membres, seul son nom est associé à 1'émancipation des esc laves en
Gu adeloupe et Martinique : https: //www .universalis .fr/encyclopedie/victor-schoelcher/
134
résistance sous des couleurs chatoyantes et des éclats lumineux. Ainsi, la pratique ne
procède pas d'un activisme outrancier parce que je ne désobéis pas aux lois, ni
n'affronte les forces de 1'ordre. Cette résistance n'est pas frontale et ne l'a jamais été.
Elle opère dans le cadre légal, elle fait avec poésie plutôt qu'avec violence.
La résistance passive ne procède pas par l'éclat d'une guerre ouverte mais consiste en
de petits refus de participer au système. Les limites d'une telle notion se situent alors
dans l'aporie du sentiment d'injustice et l'estimation des cadres normatifs, ce qui
soulève une problématique de taille. Pour l'esclave et notamment pour mon héros Jean-
Pierre, le sentiment d'injustice n'est pas qu'un état brumeux, un « état intermédiaire
entre la sensation et l'idée » (Godin, 2004, p. 1204). En effet, il est déchu de son
humanité, humilié, avili et torturé dans sa chaire, ce qui ne laisse qu'une place dérisoire
à 1' approximation et 1' estimatif. La résistance passive consiste ainsi en 1'édification de
dispositifs capables de contrer ou d'attaquer le système de manière insidieuse,
imprévisible et non frontale. Si la résistance active est celle de la grande colère et du
désespoir, la passive est celle de l'espoir. Petits gestes, refus, inconscients ou
conscients, ré-enchantent le monde et trouent 1'horreur.
135
Dans les pages qui suivent, je propose de mettre à jour une grammaire socio-culturelle
de la résistance. L'historien Frédéric Régent souligne que « 1' une des principales
caractéristiques de l'esclavage dans les colonies françaises, c'est que les rapports
sociaux se font sur le paradigme de la résistance 79 ». Dans les faits, ce sont les petits
gestes quotidiens et inventifs des esclaves qui ont grippé le système. Entre le XVIIe et
le XIXe siècle, la résistance passive s'effectue pour beaucoup dans les limites de la
plantation car pour sortir de celle-ci, 1'esclave doit être muni d'un billet du maître
comme le rappelle Gabriel Antiope ( 1996). Les résistances sont à la limite du visible
puisque l'esclave doit pouvoir survivre à la sentence de mort, à tout le moins à des
punitions effroyables. Ainsi, les résistances restent, pour une bonne part, invisibles aux
yeux du maître. Ces gestes ne visent pas à renverser le système : ils ont pour but de
faire plier le système. Pour reprendre une partie de la définition émise par l'historien
Gabriel Antiope (1996), cette résistance passive quotidienne se situe :
Selon Frédéric Régent, les conditions de famine chronique auxquelles sont voués les
esclaves sont des phénomènes de « masse » (20 12), qui les poussent à commettre de
petits larcins, à faire des plantations illégales. Par ailleurs, 1' historien Régent constate
que « les esclaves s'approprient certains rites pour leurs croyances et usages
personnels» (Régent, 2012, p. 152). Bons chrétiens le dimanche, les esclaves
pervertissent la foi en y ajoutant des rites d'origines diverses et douteuses. Vol d'eau
bénite et d'hosties sont choses courantes.
79
Vidéo de conférence, Consulté en ligne , le 15 mai 2017 à
1' adresse http:! /www .manioc .org/fichiers/Y 15013
136
Sous l'angle de la production (puisque 1'esclave est outil de production), mes ancêtres
ralentissent leurs gestes et imaginent un monde de ruse afin de gripper le système. Si
Josette Fallope (1992) remarque que vers le XIXe siècle, «l'anxiété, le malaise
croissant et 1'escalade de la tension [sociale] se manifestent par des abandons de travail
[ ... ] » (Fallope, 1992, p. 344), les formes fréquentes de résistances passives
pas été moulus par le système esclavagiste» (Curtius, 2006, p. 30). Jean-Pierre est, en
conséquence, le nouvel arrivant qui a pour signe distinctif le port d'un licol ou d'un
collier de fer réservé au harnachement des animaux domestiques. Par le fait même, le
bossale est l'esclave qui arrive enchaîné du bateau négrier. Son collier signale à tous
son statut d'immigré récent et de non-docilité. Il conviendra donc de le dresser, de le
domestiquer. Bien que le mot bos sale ne figure pas dans le dictionnaire de la langue
française, il est encore un mot courant de la langue créole. Ce mot désigne un
personnage en harde, un mendiant ou un plouc.
À son arrivée sur l'île, le bossale qui maronne ou se montre récalcitrant sera tout
comme le fou, le mendiant ou le bohémien fouetté sur la place publique. Le bossale
Jean-Pierre fait écho à un type de personnage dont la vie constitue un trouble pour la
société à partir du XVIe siècle en Occident. En effet, selon Foucault ( 1972), le fou, le
pauvre, le bohémien (devin, sorcier) et le mendiant représentent de potentielles
contestations à 1' ordre et à la raison.
Dans 1' ancien monde, au moment de la colonisation, le système fait la chasse aux
mendiants, fous, bohémiens, sorciers et autres devins pour les réhabiliter dans des
hôpitaux ou simplement les exiler sur des nefs de fous. Le bossale et les nefs négrières
s'inscrivent en prolongement des nefs de fous qui sillonnent l'Europe. L'art occidental
et en particulier la peinture permet de restituer cet imaginaire. La nef des fous peint par
Jérôme Bosch (Bosch, 1500), Les mendiants, de Brueghell'ancien (1568), Le jeune
mendiant de Bartolomé Esteban Murillo (1645-1650), La bohémienne, de Frans Hals
(1628-1630), Les tricheurs, de Michelangelo Merisi da Caravaggio dit Le Caravage
(1594), La Diseuse de bonne aventure, de Georges de La Tour (1630) ou encore, Le
Bouffon Calabacillas, de Diego Vélasquez (1639) rendent compte des représentations
négatives qui pèsent sur une classe d'êtres définis comme "sous-hommes". Bien que
ces peintures ne soient pas directement accessibles aux colons, leurs auteurs esquissent
le portrait de figures propres à une époque occidentale (du Moyen Âge à l'âge
classique). L ' artiste, en fils de son temps, donne à voir l'imaginaire de l'époque dans
laquelle se meut 1' acteur colonial.
Jean-Pierre le bossale est une entité qui fait plier la grille de lecture car il n'est pas
simplement assimilable au fou, au galérien, au bohémien, au manant, au pauvre, au
prisonnier, au captif, au supplicié, au dominé, au misérable, au serf, au voleur, au
menteur, à l'estropié, à l'idiot ou au mendiant; il compile leur infortune. Ce faisant, il
est un mastodonte du malheur échappant à toute taxonomie . Il tremble entre les
139
catégories clairement fixées. Comme l'indique Barthélémy, les bossales, tel que Jean-
Pierre, sont des catégories transitoires :
Les esclaves nés en Afrique (ou Bossales) n'ont représenté en général, dans les
sociétés esclavagistes, qu'une catégorie transitoire, sans rôle spécifique, destinée
à disparaître soit physiquement, soit par créolisation à la génération suivante.
(Barthélémy, ibid., 1997)
Saisir la figure du bossale, c' est alors saisir l'injustice qui se prolonge aujourd'hui dans
bien des regards condescendants sur toutes les populations subalternisées.
Amérindiens, Antillais, Africains, Aborigènes et autres populations colonisées sont les
nouveaux bossales contemporains affublés de vices contrevenant à l'ordre établi. Cette
figure est pourtant celle d'une résistance. Elle exprime la possibilité d'une réinvention
culturelle et la résistance passive aux codes dominants depuis les viscères d'un monde
coercitif.
Antiope (1996), « la connaissance des herbes médicinales par les Noirs, en particulier
les vieux et les "bossales", faisait implicitement d'eux des "sorciers" aux yeux des
Blancs» (Antiope, 1996, p. 234). Jean-Pierre, par sa fonction de sorcier, est de facto
un personnage léthal. La ruse du bossale comme des esclaves créoles est d'avoir
systématisé le camouflage de leurs actes tout en brouillant la limite entre le maître et eux.
L'avantage de ces moyens est que poison et parole ne laissent pas de trace. Le
mensonge, la flatterie sont des paroles sibyllines pourvues d'un double sens. Les mots
sont alors des armes et les plantes leur tranchant. Elles confèrent aux paroles une force
de vérité, une force magique indiscernable qui a de réels effets. L'esclave se sert de
l'image trouble du fou, du mendiant, de l'estropié, de l'enfant, que le maître croit
reconnaître indistinctement en lui, pour le berner. Antiope écrit des esclaves qu'ils
« [ ... ] s'adonnaient au mensonge, feignaient la stupidité et, quand ils sont pris en faute ,
c'est un plaisir selon Labat de voir comment ils« font les étonnés ... ils le font avec tant
de naïveté qu'il faut être habile pour ne pas s'y laisser tromper » (Antiope, 1996, p.
242). Cette attitude de décepteur ou de trickster est une arme efficace pour lutter contre
la domination.
Si la parole c'est du vent face au pouvoir de l'écrit du colon, le bossale Jean-Pierre s'en
sert au mieux pour mener une guerre invisible. Du reste, malgré les bûchers, les
pendaisons et autres mises à mort publiques spectaculaires, les colons n'arriveront pas
à percer le mystère de cette parole-poison. À ce sujet, la philosophe et ethnologue
Jeanne Favret-Saada (Favret-Saada, 1977) affirme que la parole du sorcier relève d'une
systémique de «guerre» ou de «curatif», elle n'est jamais neutre. Au cours des
siècles, le bossale fait de l'oralité antillaise le lieu de toutes ses ruses face à celui de
1'écrit. La parole-poison est un terrible pouvoir et aucun écrit, aucune loi ne peut la
contrer. Le bossale ne commet pas seulement un acte de sorcellerie. Par cet aspect
subversif, il commet un acte hautement politique car il décontextualise le combat et le
141
relocalise sur un terrain où il est le seul maître. Sa parole le fait entrer en état de
« guerre ». Le bos sale sorcier est, pour reprendre les termes de Favret-Saada (1977),
une« mesure immesurable »utilisant un indicible, un innommable hors de la raison.
Jean-Pierre est celui qui détient la conscience «magique» de pouvoir renverser les
rapports de force entre maître et esclave. La position de force est occupée par lui seul
car le maître ne connaît pas les codes de cette logique; il en est la victime. Dans
l'archive historique comme dans le récit-Atlas, Jean-Pierre meurt mais sa parole, elle,
reste invaincue. Celle-ci continuera son œuvre bien après sa mort car rien ne saurait
défaire cette parole hormis un autre sorcier. Le maître ne le sachant pas reste à tout
jamais prisonnier du sort ou plus simplement d'une honte indélébile. Un siècle et demi
plus tard, cette parole continue son œuvre dans mon récit-Atlas, elle en est même son
fondement. Pire, j'enferme une seconde fois l'âme du maître Amé dans mon objet-
livre. Il devient ainsi un éternel damné.
mondes. Tel Charon traversant la rivière Styx des enfers, il fait passer des pratiques,
des interdits, des secrets d'un monde à l'autre. Figure méprisée et occultée guidant mon
imaginaire d'artiste, il est un personnage traduisant l'intelligence d'un peuple dominé.
L'improvisation et l'errance ont pour atout d'empêcher toute lecture claire. Le maître
sera dans l'incapacité de discerner les intentions des esclaves par des signes avant-
coureurs. En effet, toute intention participe d'un projet et tout projet d'un itinéraire
préétabli donc identifiable 80 . La logique interne de ce code spontané surgit dans ma
pratique et mon imaginaire qui repose sur la perturbation des circuits prédictifs
permettant une lecture claire des intentions. En d'autres termes, il s'articule autour de
1'indiscernabilité. Comme le définit Godin 1' indiscernabilité est le « caractère de ce
dont la distinction ne peut être clairement perçue» (Godin, 2004, p. 647). Cette analyse
affirme ainsi un code script, c'est-à-dire une logique de remédiation dans les échanges
socioculturels, celle de l'indiscernabilité. Ce code script traverse l'histoire et se déploie
dans mon imaginaire.
°
8
Ce qui est contre-productif pour mes ancêtres et peut-être encore aujourd ' hui dans mon espace
antillais où la France est toujours le dominant colonial
143
Ce code script de l'indiscernable qui articule mon imaginaire et ma création tient d'un
dispositif culturel organisant une conception de l'art bâti sur le refus d'une pensée
verticale structurant des projets, des objectifs et des buts définis par avance. En peu de
mots, l'indiscernabilité propose une logique du brouillage de lecture des intentions et
des gestes. Une telle logique se caractérise par la mise en relation d'informations dont
il est difficile de saisir le sens. Elle s'apparente à la notion de table proposant une
lecture des informations de prime abord flou.
Pour mémoire, les codes peuvent être approchés de deux manières compatibles. La
première définit les logiques utilisées lors des transferts d'informations sensibles et
intelligibles d'une source A vers une source B. La seconde est d'ordre organisationnel.
Le code articule une disposition type dans le médium. Certains, malgré les
changements et l'évolution des pratiques, restent inchangés: c'est le code artistique.
Notre volonté est de nous emparer du code artistique afin de le reverser dans la pratique
contemporaine. Par une lecture des différents espaces du Gwoka, il s'agit d'en relever
les codes artistiques. Les trois espaces du Gwoka sont le chant, la danse et les rythmes.
Les sept rythmes sont abordés à la fois comme élément de liaison entre les deux
premiers espaces et parties autonomes avec une fonctionnalité distincte. La lecture
personnelle du Gwoka est étayée par des artistes ou des chercheurs. Cela permet de
dégager ses codes artistiques. Le processus menant aux codes est expliqué ci-dessous .
145
CODES ~~
ARTISTIQUE~
Pratique d'art séculaire
Le GWOKA
Le chercheur Michel Clarac (2017) dit du rythme du tambour ka qu'il est une parole et
que «le son du tambour est un langage» (Clarac, 2017). Catherine Khordoc (2012)
perçoit même une poétique d'une langue des tambours chez l'écrivain Ernest Pépin
dans son roman Tambour-babel (Pépin, 1996). Kohrdoc , se penchant sur le texte de
l'écrivain, affirme que les rythmes du Gwoka possèdent une sorte de grammaire
émotionnelle prévue pour le corps :
Si la« langue » du tambour ne consiste pas vraiment en des signes munis d'un
signifié précis , les rythmes du Gwoka sont néanmoins sémantiquement marqués.
Chacun des sept rythmes symbolise une émotion ou une situation émotive
précise. [ ... ] Dans une certaine perspective, la communication devait être facile
dans un monde pré babélien, lorsqu 'une seule langue était parlée par tout le
146
Vu sous l'angle d'une langue codée dans un instrument, le tambour peut être
appréhendé comme un signe de ralliement des esclaves. Elle est une langue commune,
car les captifs proviennent d'un peu partout en Afrique. Dans cette multitude
d'origines, de cultures et de langues des es cl a ves bos sales, le tambour est l'unique
lumière connue. Le tambour est alors une ancre, une flamme incandescente dans la nuit
culturelle. La logique de ses rythmes s'est perfectionnée au fil des siècles. En effet,
Gadet (2016), analysant les archives historiques, indique que les rythmes du Gwoka
forment une base communicationnelle forte et indique que le système de plantation ira
jusqu'à en interdire la pratique : « La pratique du tambour a été interdite par les
propriétaires d'esclaves au XVIIIe siècle car elle faisait lever la révolte d'autant plus
qu'elle était indéchiffrable par ces derniers» (Gadet, 2016, p. 126). Les rythmes sont
un moyen de cryptage du sens, permettant de brouiller les lectures du colon. Le
cryptage d'information dans les rythmes, se relève ainsi à la fois de l'abstrait et de
l'intelligible. En effet, à chacun des sept rythmes du Gwoka 81 sont attachés des
émotions et des sens précis servant à communiquer l'amour, le deuil, la paix, la guerre,
la fierté, la joie, l'union et la séduction. Ceux-ci permettaient ainsi de faire passer un
ensemble de messages élémentaires, mais efficaces, sur de longues distances tels que
l'appel au rassemblement ou encore des moments de fête, de deuils, etc. Issus d'un
métissage de cultures africaines, les rythmes relèvent alors du code d'indiscernabilité.
Ils sont un alphabet sonore.
81
Le Graj et le Mendé sont associés au travail physique et au dur labeur des champs, Le Kaladja à la
souffrance physique ou émotionnelle, le Léwoz au rassemblement (il donne son nom aux soirées de
rassemblement), le Menndé à la fête et aux débordements de joie, il est aussi le rythme de la fierté, de
l'assurance (c'est le rythme du va-t-en-guerre) et le Toumblak à la séduction. Enfin le Padjanbel est le
rythme du ralliement autours d'évènements heureux ou malheureux.
147
[ ... ] la danse léwoz, était une parfaite réplique de la société guadeloupéenne, qui
traduisait fidèlement l'espace, le comportement social mêlé, le tohu-bohu
politique, la vie économique effeuillée et l'enracinement culturel égrené. Où tout
était et est dans l'urgence, le non fini, le chaotique, le manque de cohésion des
actes et des choses, en un mot le bigidi, [ ... ]. (Blou, 2005, p. 17)
Léna Blou (2005) souligne que les danses sont inséparables des sept rythmes.
Cependant, la danse léwoz permet d'appréhender 1' ensemble des danses. En préambule
à la danse Léwoz, Blou écrit que celle-ci est le contenant de« l'ensemble du répertoire
des danses gwo-ka » (Blou, 2005, p. 174). Pour ce faire, elle propose plusieurs
catégories de phrasés corporels. La plus importante est bâtie autour de 1'errance et de
l'équilibre précaire: « Aladériv » (terme créole qui signifie en errance). Elle y décrit
82
un ensemble de marches piétinées et fantaisistes permettant l'entrée dans le lawond.
Cette catégorie qui irrigue tout le répertoire a pour caractéristique essentielle de
permettre des modifications gestuelles rapides. Chaque pas chargé est écrit avec un
rythme afin de produire un sens spécifique (par exemple se tenir le bas ventre sur un
rythme de guerre est un appel à la défiance alors que sur un rythme d'amour il évoquera
le désir). En somme, la danse est une grammaire cryptée se structurant à partir d'un
alphabet tout aussi crypté. Au XIXe siècle, le Père Labat témoigne de l'impossibilité
de saisir le lexique de cette pratique depuis les récits de sa culture européenne :
Les nègres aiment le jeu, la danse, l'eau de vie et leur complexion chaude les
rend fort adonnés aux femmes [ ... ] Quand les maîtres ne leur permettent pas de
danser sur l'habitation, ils feront trois ou quatre lieues, après qu'ils ont quitté le
travail de la sucrerie le samedi à minuit, pour se trouver dans quelque lieu où ils
savent qu'il y a une danse. Il semble qu'ils aient dansé dans le ventre de leur mère.
(Labat, 1831, p. 174)
82
Ces marches des danseurs peuvent être droites, proches de la course , de travers , en mimant des
esquives, en traînant des pieds, etc.
148
partant du présupposé que l'esclave est prisonnier de ses bas instincts, ne peut saisir le
sens qui s'y déploie. Quand bien même le voudrait-il, le Gwoka fait partie de ces
pratiques caribéennes, telles que le bélè ou le tambu des îles de la Martinique et
Curaçao, édifiées pour échapper aux surveillances du colon. Cette indiscemabilité du
sens a permis à l'esclave d'indiquer sans risque à l'assistance son état émotionnel et les
violences qu'il subissait. Traditionnellement, c'était un espace sécuritaire parce que la
danse ne trahit pas une séquence de mots ou d'écrits potentiellement dangereux pour
sa vie. Le récit dansé sera d'autant plus efficace que le rythme correspondant à son état
du moment sera bien choisi. Par exemple, celui qui vient faire un récit dansé sera appelé
par un rythme. Le danseur fait un récit corporel en fonction de son état physique et
émotionnel du moment. En retour, le le ad percussionniste sert de ponctuation au récit
du danseur. Il est celui qui met les points d'exclamation, les virgules, les parenthèses
et le point final dans cette écriture 83 .
Cette première analyse des rythmes et des danses du Gwoka permet de décomposer
une des constituantes du code script « indiscernabilité ». Ainsi, la danse use d'une
même logique que les rythmes, celui du cryptage des informations. Sa fonction est
politique. Elle poursuit un indéniable objectif de résistance : rendre indiscernables
savoirs et connaissances aux yeux du dominant.
[ ... ] chez nous, les nègres, toute histoire possède toujours plusieurs portes
d'entrée et de sortie, contrairement aux Blancs pour lesquels la droite est le plus
court chemin entre deux points[ ... ]
(Confiant, 1994, p,343)
83 c es ponctuatiOns
. sont nommees
' repwtz. et k od a.
149
délibérément les faits pour tromper 1'écoute directe. Pour celui qui ne sait rien du
contexte social et personnel, ce détournement est peu visible et concourt à brouiller la
lecture. De ce jeu qui ne montre que des parties altérées, Marie-Céline Lafontaine écrit
qu'il s'agit d'une forme de cryptage que« seule l'appartenance au groupe voire celui
des aficionados permet de savoir ce dont il s'agit » (Lafontaine, 1997, p. 926). Par
ailleurs, cette dernière souligne, notamment lors des veillées Boukoussou (mortuaires),
la mise en branle d ' une joute verbale où la victoire revient à celui qui manipule la
parole la plus lourde de sens et la plus légère par ses métaphores, allitérations et autres
figures de style. En effet, l'attribut principal et central du chanteur de Gwoka est la
lokans (éloquence, beau parleur en créole). L'éloquence distingue le bon du mauvais
chanteur. Il doit savoir raconter bien plus que chanter, il doit pouvoir susciter
l'empathie. Lafontaine insiste sur une fonction centrale du chant Gwoka, celle du récit,
du conte:
la lourdeur. Konpè Lapen, héros séculaire des contes antillais, est un personnage
décepteur, c'est-à-dire un tricheur et un menteur qui se sort de situations inextricables
uniquement par l'éloquence. Condé rappelle que ce dernier ne possède que deux
qualités intrinsèques, il est« bon chanteur musicien »et« bon parleur» (Condé, 1978,
p. 37), ce qui entre en corrélation avec la définition du mot lokans proposé par
Lafontaine (Lafontaine, 1985) : c'est un « beau-chanteur». Le chanteur de Gwoka est
Konpè Lapen car lors de ses joutes verbales, le bon chanteur se montre rusé, adroit dans
le camouflage de ses attaques (ses critiques sociales acerbes). De mon point de vue,
1'éloquence s'organise autour de figures de style telles que la métaphore et 1'allitération
; la première permettant de désigner une chose par une autre, la deuxième proche du
scat amène la poésie rythmique, et la dernière, en permettant d'utiliser des éléments du
quotidien, confère force de vérité à ses propos. Si la parole du chanteur est pareille à
une mitraillette dont il est difficile de compter les coups, cela est en partie dû à la
structure du créole : « le créole organise ses phrases en rafales » (Glissant, 1997, p.
239). C'est une éloquence guerrière.
Il est ainsi possible de fondre les figures du chanteur, du conteur et de l'écrivain. Par
exemple, dans le roman Sol ibo Magnifique, le prix Goncourt Patrick Cham oiseau
(1988) met en lumière cet aspect martial de la poésie. Le roman se focalise sur une
parole ubuesque levant de lourdes charges polysémiques. Il y décrit les conditions
mystérieuses conduisant son héros, le conteur Solibo, à sa perte. Ce dernier, en manière
de maître de l'éloquence, prépare un tour de la parole jamais tenté. Lors de cette
tentative, il mourra écrasé sous la lourde complexité d'une parole poétique et nul ne
saura jamais s'il allait chanter ou conter. Peu avant sa mort, Chamoiseau décrit l'art de
ce maître de la parole ; 1'éloquence :
[ ... ] le maître de la parole avait parlé, parlé, inoculant à l'auditoire une fièvre
sans médecine. Il ne s'agissait pas de comprendre le dit mais de s'ouvrir au dire,
s'y laisser emporter car Solibo devenait là un son de gorge plus en voltige qu'un
151
Au Gwoka, la lokans ou l'éloquence est bâtie sur une technicité du chant. Elle se
présente comme l'art de conter sans s'enfermer dans un sens univoque. Critique
sociale, dérision, humour sont ses trois piliers. L'éloquence se présente comme le
bouclier de fleurs derrière lequel gronde la guerre. Citant Pascal, Littré définit
l'éloquence comme «un art de dire les choses de telle façon, 1o que ceux à qui l'on
parle puissent les entendre sans peine et avec plaisir; 2° qu'ils s'y sentent intéressés, en
sorte que l'amour-propre les porte plus volontiers à y faire réflexion ». (Littré, 1885, p.
1330) 84 . En d'autres termes, l'éloquence en appelle à l'empathie.
84
La référence au dictionnaire Littré de 1885 tient d'une volonté de se rapprocher d'une définition du
mot qui soit proche de ce moment qu'est l'abolition de 1'esclavage. La résistance est dès lors plus
poétique, car la vie de l'auteur n'est plus en jeu. Avec ce sens ancien, vient peut-être une justesse car
celui-ci fait, dit mon expérience de terrain.
152
sphère sociale. Elle condense une grande part des institutions sociales ancestrales car
là sont disposées les règles tacites et formelles auxquelles chacun est tenu de se
conformer. Connaissance, art, savoir et code social sont indissociables de cette
pratique. Ainsi, l'indiscernabilité désignée dès l'analyse de l'histoire et du récit-Atlas
se déploie avec intensité au Gwoka. Néanmoins, les constituantes que sont l'éloquence
et le cryptage ne sont révélées qu'au regard de la pratique personnelle et de 1'imaginaire
déployés, ce qui laisse entendre qu'elles possèdent d'autres logiques de remédiation
artistique. Le Gwoka est en total cohérence avec le je-corps appris dès l'enfance, en ce
sens que le binarisme radical corps/esprit n'existe pas pour cette part dominée de ma
culture. Penser se fait avec le corps et 1'esprit, avec les émotions et la raison. Depuis
mon premier apprentissage de ma corpo-politique du savoir jusqu'au Gwoka, un même
fil est tendu : mon corps se pense avec ceux de sa communauté. Le gwoka est une
pratique bâtie sur un pilier, le je-corps.
153
LE GWOKA
«une pratique je-corps»
code spontané
Résistance passive
code script
i ndi sc erna bil ité
code artistique
~
code artistique
éloquence cryptage
1
1
chant danse/rythme
Dextér i té ( verbale ) . e n cyptage d es savoirs
H um o u r . dér 1s 1on . c rit 1que et conaissances
s o c 1a l e . e n seignement de
errance . 1mprov 1sat1o n
valeurs
Notre comportement est déjà un artéfact. [ ... ] Si la notion d'artéfact doit être un
critère de démarcation entre 1' art et la vie ordinaire, elle cesse d'être opérante
pour la catégorie des gestes, puisque la vie est aussi artificielle que l'art et,
réciproquement, l'art est aussi naturel que la vie. [ ... ] Ce n'est pas en se faisant
spontané que l'art rejoint la vie, mais c'est en demeurant artificiel qu'il révèle les
traits artificiels de la vie elle-même. (Formis, 2010, pp. 18-17)
Nous voilà donc au cœur de cette recherche. Nous nous sommes emparés des codes
artistiques. Ci-dessous, la synthèse du chemin parcouru.
155
3 .5 Î{emédiation libre
La méthode bossale consistant à s'enfoncer toujours plus en avant dans les logiques de
remédiations culturelles propose des codes artistiques. Ceux-ci n' ont pas vocation à
illustrer une pratique ancestrale, mais de permettre à la pratique de se déployer sur des
thèmes divers et personnels. En d'autres termes, ce sont des codes de conduite dans les
processus de création et la disposition des œuvres.
Le soi craint l'autre, pensant que l' altérité le submergera et le fera cesser d'être
lui-même. Pourtant, c'est l'autre qui seul force le soi à devenir lui-même.
(McEvilley, 1999, p. 127)
mon cheminement mais émerge de lui-même en toute fin. C'est-à-dire après que les
œuvres aient fait l'objet d'une mise en relation dans mon atelier ou ceux de l'UQAM.
Cette manière de procéder a posteriori est principalement induite par le code
d 'indiscemabilité sur lequel je reviendrai plus loin au sous-chapitre 3 .4.2. En liant mes
mots à ceux de Glissant, il convient alors d'accorder ma voie et ma voix :
[ ... ] à la durée du monde. [Je] sors de la peau de [mon] cri. [Et j'entre] en peau
du monde par [mes] pores. [... ] Ce n'est pas renoncer à l' imaginaire ni aux
puissances souterraines, c'est [m'armer] d'une durée nouvelle, ancrée aux
émergences des peuples [québécois et antillais. (Glissant 1997, p. 27) 85
C'est ainsi que les codes d'indiscernabilité, d'éloquence et de cryptage sont des moyens
processuels et esthétiques et non des fins en soi. Avec le thème Ego portrait ou
l'errance des oiseaux, il s'agit d 'interroger le monde au travers du prisme d'un
colonisé. Il est question d'agir dans le lieu ayant permis à la pratique de mieux se
connaître. Par ailleurs, mon quotidien aux ateliers de l'UQAM m'a ouvert à des
ressemblances sur la valeur transitoire que propose le bossale Jean-Pierre. Parce que
sur près de deux ans, mes compagnons d'atelier et artistes, Frédérique Laforge et Alexis
Lepage, m'ont immergé dans cette société et particulièrement ouvert à l'altérité. Notre
amitié qui déborde du simple cadre des ateliers m'a quotidiennement imprégné de
discussions sur 1'histoire du Québec.
Au Québec plus qu'ailleurs, il est possible de retrouver cette valeur transitoire d'une
identité en devenir. Depuis la défaite des plaines en septembre 1759, les Québécois
sont passés de colonisateurs à colonisés. Depuis, tout comme les Antillais, les
Québécois résistent à 1' assimilation et leur langue tout comme le créole deviendra, pour
reprendre la formule de Marie Fournier : « celle d'un peuple dominé, donc soumise à
d'autres influences » (Fournier, 2015, p. 151). Plus encore, c'est un peuple en
85
Accorde ta voix à la durée du monde. Sors de la peau de ton cri . Entre en peau du monde par tes pores .
[ ... ]Ce n'est pas renoncer à l'imaginaire ni aux puissances souterraines , c'est armer une durée nouvelle,
ancrée aux émergences des peuples .
157
L'immigrant fonde une grande part de l'identité québécoise. Il n'est pas bossale, mais
immigrant volontaire, il doit composer avec la même errance face à un monde inconnu.
Cependant, le bossale contemporain, tout comme le boss ale des Caraïbes est la figure
du renouveau. Visage hétérogène de la différence, il est chargé d'une connaissance
autre. Il enrichit la vision de ses contemporains autant qu'il effraie et fascine. Ce n'est
pas seulement l'immigrant qui apparaît bossale mais toute la culture québécoise. Elle
apparaît faite de morceaux épars du monde où même les "pures laines" sont d'ailleurs.
Pour reprendre les mots de Marie Fournier, « nous sommes tous des immigrants »
(Fournier, 2015, p. 10). Peuples antillais et québécois sont alors des peuples de la
transition identitaire et de l'équilibre précaire. Tout comme l'Antillais n'est ni africain
ni européen, le Québécois n'est ni américain ni européen mais les deux à la fois. Le
sociologue de l'art Guy Bella vance (2000), citant les mots de 1' artiste Graham Cantieni,
y voit une même identité de transition :
Le bossale contemporain traduit un devenir incertain qui ne peut se fossiliser dans des
certitudes identitaires. Par ailleurs, les Québécois gardent ce sentiment d'avoir été les
86
Consulté le 2 juin 2017 , à 1'adresse en ligne http://www .axl.cefan.ulaval.ca/amnord/Quebec-
4immigration.htm
158
esclaves du système monarchique et religieux français ainsi que les serviles laquais de
l'économie canadienne et mondiale. Au milieu des années soixante, Pierre Vallière
(1967) décrit son peuple besogneux d'ouvriers et obéissants comme des esclaves
asservis autant mentalement que physiquement. Vallières est un Jean-Pierre, un bossale
révolté qui refuse d'être le bien meuble d'une société capitaliste. Il décrit ainsi son
sentiment d'être un esclave, un objet utilitaire :
Bien que Vallière soit porté par un fort sentiment, cette appropriation d'une histoire
douloureuse paraît quelque peu hasardeuse. L'esclavage est réduit ici à une importation
de main-d'œuvre à bas coût. À la lumière des débats actuels sur la réappropriation, de
tels raccourcis conduisent à des interprétations romantiques, biaisées, condescendantes
et parfois vont jusqu'à reproduire d'anciennes violences. Mais concédons tout de même
que l'écrivain québécois traduit une réalité contemporaine qui découle d'une histoire
plus ancienne 87 .
87
Sans 1'esclave, le développement de l' Amérique du Nord aurait été certainement plus difficile et plus
long (dans la durée).
88
Il est à noter que l'indiscernabilité n'est qu'une des nombreuses tactiques des populations bossales.
La lutte armée et frontale est aussi de rigueur, comme le laisse entendre mon dessin de huit mètres
159
mais de mort sociale, ce dernier fera marron nage à New York (1949) puis à Paris
(1957). Borduas refuse la servilité et la raison utilitaire du mercantilisme. « À bas
toutes deux, au second rang ! Place à la magie ! Place aux mystères objectifs ! Place à
l'amour! Place aux nécessités ! » (Borduas, 2010 [1948], p. 28) Borduas incarne la
figure de l'artiste sacrifié qui fonde la modernité québécoise, au même titre que le
bossale est la figure fondant l'alter-modernité des artistes caribéens. Il est le fou, le
soukounyan, le sorcier qui défie l'ordre et la raison. Il est ce nègre dangereux dont nous
parle Vallières. Plus encore, il est l'alter égo de son époque et de son contemporain
antillais Aimé Césaire. En 1957, lors de la publication de son long poème« Cahier d'un
retour au pays natal», celui-ci rejette cette raison assujettie au mercantilisme en se
réclamant lui aussi de la folie.
Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la
démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace
Trésor, comptons :
la folie qui se souvient
la folie qui hurle
la folie qui voit
la folie qui se déchaîne
Et vous savez le reste[ ... ] (Césaire, 1983, p. 27)
Si au Québec comme aux Antilles, il n'est plus question de se laisser faire, la situation
du Québec n'est plus celle des Caraïbes d'aujourd'hui. Et quand bien même cela laisse
affleurer un important décalage dans leurs destins sociaux, historiques et économiques,
ces deux espaces offrent d'étonnantes similitudes. C'est ainsi que naît la proposition
d'Ego portrait ou l'errance des oiseaux. Elle se propose de révéler une vision du
monde forgée sur l'altérité revêche et noble, celle du bossale. Ce thème questionne
1' apport de la différence et ses résistances aux systèmes normatifs, y compris les
cinquante à même les murs du musée Schœlcher lors de ma résidence . Par ailleurs les bossales d'Haïti,
dont les plus connus sont François Mackandal et Dutty Boukman marqueront durablement l'imaginaire
caribéen par leurs luttes à la fois frontales et spirituelles (tous les deux sont des hougans, c'est-à-dire des
prêtres Vaudous).
160
Cette même parenté historique, malgré leurs divergences de destins, décide d'un thème
dépassant le cadre frontalier des espaces géographiques. La question qui se pose à moi
est alors : «Comment l'histoire caribéenne peut-elle porter une contribution à la
question identitaire, notamment à celle de la société québécoise?» (Annexe, H). Bien
que la question soit d'ordre rhétorique, en cela qu'il m'est impossible d'y répondre
avec une recette miracle, elle procède d ' une ferme volonté; participer à la vie
collective et artistique québécoise depuis mes arceaux culturels. En d'autres termes, il
s'agit d'un projet d'addition culturelle, créateur de sur-identité qui ne se pense pas en
soustraction, assimilation ou intégration mais en agrégation, soit un projet consistant à
proposer des éléments de réflexion et des œuvres que je souhaite arrimer solidement à
la culture québécoise. En peu de mots, il s'agit de s'inspirer de la figure ancestrale du
bossale, qui furent des hommes porteurs d ' innombrables agrégats culturels.
Du reste, cette contribution abordée par l'autoportrait est autant une monstration de
caractéristiques personnelles que culturelles. C'est le je-corps ou égo-corps du créole
qui est mis en scène dans l'exposition qui a manqué d'être titrée: Je-corps ou l'errance
des oiseaux. Qu'il me soit pardonné le jeu de mots mais ce projet tente de faire "je-
nous" avec le peuple québécois, c'est-à-dire que je propose une articulation de mon je-
corps au regard de l'espace social et culturel québécois.
Les processus de création et les œuvres présentés dans les pages suivantes consistent
en une sélection de morceaux choisis car la mise en relation d'éléments di vers et
hétéroclites à la base de 1' indiscernabilité ou vre sur des lectures de sens potentiellement
infinies dans cette exposition. Il s'opère un choix dans les œuvres à analyser. Cela est
particulièrement visible dans l'étude de l'éloquence dans la pratique. En outre, la
richesse de l'hétéroclite ne permet pas de saisir l'ensemble du corpus d'œuvres sous
161
De manière quasi quotidienne sont glanés ici et là des objets : vieux téléviseurs,
tabourets, raquettes de tennis, cages à oiseaux, meubles usagés, tiroirs, planches à
découper, bouts de bois flotté, chaises, etc. et sur le temps libre, des objets surréalistes
162
sont créés avec des éléments trouvés dans la rue, par exemple une tétine d'enfant, un
bout de bois flotté et une télécommande (annexe M). L'indiscernabilité se répand
rapidement dans toutes les sphères de la vie quotidienne. À la manière du Titan Atlas,
c'est un monde complexe et de plus en plus lourd à porter qui s'organise. Je pense ici
à un artiste tel que Romuald Hazoumé qui, au quotidien, récupère les ordures et
productions désuètes de l'Occident (bidons et pots en plastique, aspirateurs et bien
d'autres objets jetés) pour en faire un monde de masques "africains" factices qui seront
à leur tour renvoyés à leur expéditeur pour consommation culturelle. La limite entre
pratique artistique et vie quotidienne se fait ténue. L'atelier envahit l'espace
domestique avec un renouvellement permanent d'objets. Tout est une succession
d'empilements et d'objets en équilibre précaire. Tout est disposé aléatoirement. Tout
est posé, déposé, reposé et disposé dans tous les sens. Ce jeu devient un rite à chaque
introduction d'objets comme le montrent ces prises de vue de 1' atelier effectuées entre
juillet 2015 et juin 2016.
laisser-aller à une production qui interroge tout mon environnement social et personnel.
Avec le recul, cela démontre une foi sans faille en une méthode pourtant en cours
d'élaboration. Jour après jour, il y a une succession d'images improbables et chocs qui
finissent par produire une somme considérable de fulgurances. L'indiscernable dont le
but est de lier vie quotidienne, art et approche de la connaissance, participe d'une mise
en relation d'éléments en apparence non liés. Cette relation constante produit une série
d'étincelles créatives, d'émotions, d'hystéries qui se contredisent ou se disent par
réflexion. En réponse, il s'établit un va-et-vient continuel entre l'atelier céramique,
l'atelier moulage et le laboratoire d'impression de l'UQAM. À tour de bras sont
réalisées des découpes adhésives servant de pochoir à glaçure pour des marques
perverties en Vulvo, Caca-Colé, adinass, holeways.
Tout est mené de front, bustes, masques, béquilles, mains, modelage de petits lutins,
dessins à la mine de plomb, dessins numériques, etc. Loin de provoquer un chaos, avec
le nombre grandissant d'objets produits, l'indiscernabilité établit une dynamique de
relations provoquant de constantes épiphanies et de récurrentes fulgurances.
Bien que cette production intensive soit la résultante des constantes épiphanies
provoquées par l' indiscemabilité, le moulage favorise cette exubérance.
En effet, le moulage est en soi une logique de remédiation par contact, avec des
possibilités multiples. Il charrie avec lui cette idée que l'empreinte prélevée sur
l'inanimé ou le vivant, est sans style défini. Il transfère les qualités formelles propres à
un matériau vers un autre (sa copie). C'est une poétique de la mise en relation étroite
par contact d'où l'intérêt pratique et théorique du moulage. Les objets démoulés d'un
même moule répondent de l'indiscernabilité parce que leurs propriétés formelles se
confondent. Cela fait résonnance aux cultures caribéennes nées du contact violent entre
plusieurs continents et cultures (Amérique, Europe, Afrique et Asie). L'objet produit
n'est pas un double de la réalité. Mais une trace laissée par elle, qui de plus, trouble la
notion d'histoire de l'art, en cela qu'une empreinte n'a pas d'époque ni de style formel.
Une empreinte n'est pas plus occidentale, qu'asiatique ou africaine: elle est la copie
d' une forme préexistante. L'empreinte n'est pas une proposition qui peut être fixée
dans un temps et ne possède pas les qualités stylistiques d'une époque, d'une histoire.
Didi-Huberman (2008), dans son ouvrage La ressemblance par contact, écrit:
La forme issue d'une empreinte est une forme sans style : elle échoue à
représenter, à « historier » et a laissé identifier le moment de 1'histoire où elle a
été produite. Une empreinte d'une main présente exactement les mêmes
caractéristiques formelles, qu'elle ait été moulée au VIe siècle avant Jésus Christ,
au XXe siècle ou en plein milieu de la Renaissance. Voilà pourquoi l'histoire de
l'art, devant cet anachronisme fondamental, tend spontanément à rejeter la
pratique du moulage dans une sphère qui serait avant le temps de 1' art ou dans
165
une autre sphère qui serait après le temps de l'art: avant le temps de l'art, c'est-
à-dire dans ce temps immémorial des objets cultuels, et particulièrement des ex-
vota[ ... ] (Didi-Huberman, 2008, p. 123).
Rejetée par l'histoire de l'art, anachronique, sans style, sans identité et teintée de
cultuel, la forme issue d'une empreinte brouille la question de l'origine. Le moule est
un support de transition. C'est un objet médiateur entre le modèle et la copie. Ainsi,
1'empreinte que garde le moule n'existe que par relation. Le moule est la matérialisation
du phénomène de remédiation. Il est un objet hybride prisonnier du transfert d'une
forme A à une forme B.
Il y aura aussi une relation entre les moules eux-mêmes. Par interrelation, certains
moules offrent des réponses à d'autres restés sans solution. C'est le cas d'un moule de
béquille en bois à taille réelle. Celle-ci reste sans solution, car trop difficile à manipuler
(un mètre quarante de large). La réponse vient alors du constat qu'aucun moule ne
dépasse 50 cm de haut comme de large. Ainsi, une petite maquette de béquille en bois
sera produite et moulée. Leurs mises en relation offrent ainsi des solutions. Autrement
dit, de la proximité naissent des corrélations. Empreintes de bustes, mains et visages de
moi-même entretiendront une discussion effrénée avec celles de perches à égoportrait,
pattes de poulet, de fer à repasser, etc.
Nul ne fait Gwoka seul ! Elle est donc invitée à participer à la mise en relation. Dès
lors, nous faisons errance ensemble. Ainsi, certaines pièces trouveront leurs fonctions
et leur propre dispositif de monstration sur place. Beaucoup retourneront à 1'atelier
petit à petit. Les pièces disposées entrent en relation et produisent des éclats de sens
dans 1'instant. La galeriste saisit si bien ce code d 'indiscernabilité qu'il est impossible
d'affirmer de qui vient l'idée de camouflage participant des pièces i et 6 (annexe, j).
La première fond son visage et la seconde la couleur noire de son buste dans le mur.
En effet, le camouflage participe de l'indiscernable car c'est un cas extrême de mise en
relation où il est impossible de discerner les propriétés propres de chaque élément. Une
main armée d'une canne à égoportrait sort d'un buisson qui a poussé sur une poutre.
Un autoportrait à la mine de plomb sort du tiroir démesuré d'une commode encastrée
dans le mur. La scénographie joue de surprise et les pièces entrent dans un bavardage
intense. La salle alors disposée est un lieu de l'hétéroclite où tinte le divers. Enfin,
1' éloquence tant désirée se met en place. Cette exposition est une parole de chanteur de
Gwoka pleine de sous-entendus et de métaphores et de mises en relation improbables.
Enfin, un cercle de petites béquilles en céramique, similaires à des os, trouve place au
milieu de la salle sur un tapis de sable. Il invite à investir le sol du regard. Il est le corps,
1' ossature fossile du dispositif ancestral du lawond qui organise mon savoir. Pareil à un
moteur visuel, cette pièce redistribue le regard vers les autres pièces, à moins que ce ne
soit l'inverse. Ce n'est pas un chaos mais un ensemble éclectique et coloré. De part et
d'autre de la salle, deux grandes masses noires se font face sans pour autant s'affronter.
Comme on le voit dans la photo ci-dessous, le cercle de béquilles ne perturbe pas
l' espace, mais sert bien d'appareillages de mise en relation. De manière plus poétique,
l'espace est empreint de rythmes visuels divers.
167
Par exemple, les masques sont disposés au mur en ligne sinusoïdale et les trois
sculptures de plain-pied semblent s'élever en ayant un minimum de contact avec le sol
alors que les béquilles s'enracinent littéralement dans celui-ci. Ces différentes
rythmiques font en sorte que le visiteur prend possession de l'espace de manière
aléatoire. Il est appelé d'une œuvre à l'autre et parcourt bien souvent l'exposition en
zigzag. Beaucoup, interrompus dans leur dialogue par une œuvre, sursautent et d'autres
semblent vaciller à l'approche du cercle. C'est une collecte de données sur l'espace
social en manière du Gwoka. Le fait le plus probant de cette disposition est la carte que
réalisera Dominique Bouffard de la salle. Sachant que le visiteur ne saurait se repérer
sur une carte, elle crée une table d'orientation dans laquelle les œuvres sont situées et
numérotées au regard des relations qu ' elles entretiennent. Dans la copie de sa carte ci-
dessous, la salle est une table de disposition dans laquelle elle a cherché les rapports
intimes et secrets pour aider le spectateur à identifier les objets.
168
••
GALERIEOOMINIOUEBOUFFARO
• Los htros dos œuvras corrospondont aux symbolos posos suf le sOl
...
2015 CeramtQue c t or 22x 15x33cm
2016 Ceram•aue et or 34 x 20 x 3< Ctn
12 2016 CeramiQue pat!~ fourrure et or 26x26x <Ocm
13 2016 C~ramiQue et or 27 x 15x 34 cm
D 15
16
201 7
2016
Ceram•Qu O ct or bla nc
Plomb pap1e r e t bOts
15x 21 x 25cm
120x222x61cm
17 2016 No 11 10 Estampe numénque 100x70em
18 2016 Céram•que et bOs 180x51 x4 cm
19 20 6 No 1110 Estampe numtuque 100 x 70cm
20 2016 Ceram•quc ~' etleu •lles d 'or 85 x 50 x 4 5 cm
21 2016 CCr :tm1que ptast•que b01s et me tal 69x 46x51cm
22 2016 No 11 10 Estampe numtrnouc 100x70cm
Chaque chiffre représente une position dans la salle. C'est une carte-atlas avec sa
légende qui est créée.
Aux abords des œuvres, il n' y a pas de cartel 89 , pas de titre, pas d'indication sur les
89
Par convention, le musée, galerie, centre d'art, etc . désigne sous le terme cartel une plaquette
informative placée au mur à côté de l'œuvre . Il y est porté le titre de l'œuvre , le nom de son auteur, la
169
Pour revenir au public, quand le jeu d'interprétation du cryptage prend fin, on offre à
ceux qui le désirent un accès codé à l'objet livre, Soukounyans, en version numérique.
Grâce au mot de passe (cryptage), ils accèdent à l'ouvrage et peuvent ainsi effectuer
une troisième mise en relation entre le déploiement d'un imaginaire, l'alphabet
date de réalisation, la technique et les dimensions. Ces informations seront portées sur une fiche que
Dominique gardera près d'elle afin de ne pas "dédire".
170
3.6.2 L'éloquence
Pour ce qui est de l'éloquence visuelle, elle contient ses propres règles rhétoriques liées
à l'iconographie et la sémiologie de l'image. S'il est nécessaire de porter une attention
au fait que cette lecture peut être vue comme une déviation du code de conduite
consistant à se dire au regard des normes de remédiation caribéennes, cette monstration
use de quasiment tous les codes visuels appris à école d'art. Faire éloquence, c'est alors
user du matériel discursif propre à l' égo-politique des savoirs, selon les principes de
ma corpe-politique. La mise en abyme, la personnification, l'allégorie, la répétition, la
réification, ou encore le paradoxe visuel sont noués pour faire éloquence visuelle. Il
s'agit non pas d'user d'un seul système discursif visuel mais d'en user comme des
rythmiques tout comme dans une soirée Léwoz (soirée consacrée au Gwoka). Ainsi, il
paraît difficile d'aborder toutes les figures et les instruments de cet orchestre visuel,
cependant, le détournement, la métaphore et l'antithèse visuelle sont le plus
fréquemment utilisés. Comme pour le chanteur, le détournement consiste à altérer les
détails d'un discours connu.
La métaphore, quant à elle, attribue les qualités propres d'un objet à un autre. Par ajouts
ou allusions, on se réfère à un autre objet ayant les mêmes qualités. Par association, il
en résulte un enrichissement et un dépassement du sens usuel. L'antithèse visuelle
participe à mettre en relation des images opposées, ce qui crée un paradoxe dans le sens.
171
Si l'accent est mis sur ces trois figures, c'est alors une batterie d'outils rhétoriques qui
est déployée pour créer 1'empathie dans un espace composé d'objets hétéroclites.
des apparences fleuries questionne 1' exaction coloniale et une naissance identitaire
douloureuse par la traite négrière.
Surmontée d'un signe Google Map, l'œuvre questionne le lieu d'une telle opération,
soulignant alors une même impossibilité pour le Québec comme pour la Caraïbe de se
définir par rapport à un lieu fossile qui porterait des traces d'une identité et d'une
culture millénaires (hormis les autochtones). Au reste, cette pelle est une remédiation
d'un chant Gwoka, celui de Robert Loyson, Jean fouillé, piè fouillé, (Jean et Pierre
creusent la terre) dont le refrain traduit librement dit ceci :
Cette chanson est l'incantation intérieure qui accompagne ce gisant car Jean et Pierre,
174
les personnages bibliques, ne sont ici qu'une même et seule personne: le bossale Jean-
Pierre.
fonction des objets du quotidien pour faire allusion au corps de 1'esclave en tant que
bien meuble car celui-ci était rangé dans la catégorie des biens meubles dans les livres
de comptes des plantations. Cette métaphore au bien meuble sert alors à questionner
nos identités devenues biens meubles du monde numérique qui analyse, gère et
marchande les données sur l'identité des internautes. Au reste, il y a une interprétation
et une réinterprétation de codes "clichés" questionnant les partitions visuelles du
pouvoir. L'art et les pratiques visuelles participent d'un système qui n'est que très peu
pointé comme des formes de colonialisme mais indiqué comme tel. Si l'assemblage
colonialité/art est pour le moins incongru, il est particulièrement visible dans le
détournement d'un ensemble d'œuvres que propose l'Occident dans son discours
visuel. L'œuvre J~ reposant sur une mise en abyme (annexe L) fait écho à un imaginaire
où les minorités sont les figurants d'une histoire de l'art qui n'a pas été prévue pour
eux. Le personnage de céramique se prenant en photo devant une fresque-dessin à la
mine de plomb rejoue une partition où le praticien afro-descendant est pris dans les
enchevêtrement d ' un récit d'art pensé par l'Occident. C'est un égoportrait dans un
musée imaginaire où trônent Le Caravage, De Vinci, Louis David, Hergé ou Duane
Hanson qui s'avère être une forme d'autoréparation. Ce projet d'auto-salvation est
l'expression d'un profond sentiment de violence répondant aussi de la complexité du
monde qui aujourd'hui est pourvu d'une myriade de micro-récits culturels.
Ce sentiment est vécu avec intensité par les artistes des Caraïbes. Par exemple, l'œuvre
de Richard Viktor Sainsilly, Sans-titre (20 17), remet en perspective la vision totalisante
du système eurocentré des beaux-arts (annexeE). Les chevalets supportant ses œuvres
sont en habit du Ku Klux Klan et au centre une boîte à lumière éclaire l'ensemble. Cette
violente rebuffade de 1' artiste exprime à la fois un ras-le-bol et une déception des
attentes qu ' il plaçait dans le système des beaux-arts et celui du monde de l'art
contemporain de son pays, la France. Il me confiera sa lassitude des « dictats » tacites
des grandes institutions nationales (musées) et les violences silencieuses commises à
176
notre endroit. En effet, l'artiste suggère de porter attention au fait que l'art
contemporain reconduit encore un ensemble de violences dû à son socle occidental.
C'est une différence notable et nécessaire pour entamer un dialogue. Ce détournement
des codes (les chevalets) par l'artiste fait écho à une rhétorique visuelle très répandue
chez les artistes afro-américains et antillais, en ce sens que ce discours visuel permet
de mettre en évidence la violence exercée sur leurs propres récits.
Dans cette optique, Robert H. Colescott, avec Knowledge of the Pastis the Key to the
Future (St. Sebastian) (1986), reformule l'œuvre d'Andrea Mantegna, L'origine du
monde 1, (2012), de Mickalene Thomas, celle de Gustave Courbet pour signifier une
origine unilatérale de l'art. L'image de l'Occidental dans la peinture caribéenne (2010)
de Thierry Tian-Sio-Po par l'altération et le renversement des rapports
dominant/dominé présents dans le tableau l'Olympia d'Édouard Manet dénonce la
subalternisation des productions artistiques du Sud. Enfin, L'héritage de Cham (2008)
de Bruno Perdurand par le raturage du tableau de Jan Van Eyck, Adam et Eve, dénonce
le rôle de 1'histoire de 1' art occidental dans 1' aliénation culturelle des colonisés. Ainsi,
le détournement altère des détails afin de faire émerger une critique sociale acerbe.
Cette forme d'éloquence joue des attributs de séduction proposés par l'Occident pour
en montrer les aspects idéologiques.
« Tim-tim ?! »dit le conteur,« Bwa sek ! »répond l'assistance.« Bay lavwa ! »dit le
chanteur,« Ou lalé lalélala! »répondra l'assistance. L'éloquence ou lokans antillaise
177
est un appel à la relation, un appel à l'interaction. Elle cherche à établir une couture
dans la différence. L'éloquence est ce qui permet de créer un lien au-delà des cultures,
de l'ethnie ou de la classe sociale. Elle s'établit sur une connivence émotionnelle et
cherche à passer outre la différence. L'éloquence cherche à convaincre avec le cœur et
en appelle au su et à l'insu ainsi qu'à l'écriture visuelle connue et inconnue. Ce procédé
sensible et raisonné participe d'une convivialité de l'oralité où des sujets difficiles
peuvent être abordés avec humour, poésie et conviction afin d'éviter 1' affrontement. Il
ne s'agit pas de se laisser enfermer dans un sens précis mais pour reprendre les mots
de Chamoiseau (1988), il faut« s'ouvrir au dire » visuel et se laisser porter par lui.
178
CONCLUSION
Décoloniser une part de 1' imaginaire et certaines des armatures discursives permettant
la production artistique est un projet qui consiste à interroger son rapport au savoir, à
1' art et à la vie. Cette entreprise naît de la claire conscience que des politiques de partage
du savoir commandent aux pratiques artistiques. Chaque groupe culturel développe une
structure de partage propre appelée épistémè. Celle-ci produit les codes fondamentaux
régissant entre autres choses le langage, les systèmes de valeurs sensibles et raisonnés,
la hiérarchie et les techniques permettant les échanges tacites et factuels de savoir entre
les individus d'une même culture. De ce point de vue, le savoir porte 1' empreinte de
la structure sociale qui 1' a produit. Cette approche contredit ce lieu commun selon
lequel le savoir est autonome et valide pour tous. Ainsi, les arts se sont conformés
durant des siècles à des règles tacites et formelles profondément situés. Par exemple,
on pourrait évoquer le fait que chaque groupe culturel en arrive à des conclusions
formelles très différentes 90 .
90
Un bronze du Bénin du XVIe siècle ne saurait être confondu avec un bronze de l'époque d'Edo du
Japon ni même avec un bronze européen (Renaissance) qui pourtant sont de la même époque.
91
Est-il possible que l' anthropocène, (une ère de changement géologique de la planète) soit le fruit de
cette dérégulation ? Est-il possible que cette même dérégulation amène à un projet mono-culturel ?
Est-il possible que les questions d'appropriation soient la conséquence directe cette dérégulation?
179
de l'Occident, mais celui d'un dialogue équitable entre épistémès. Depuis ma position
d'artiste, il m'a été possible de mieux comprendre les deux grands modèles de partage
du savoir humain, car tous deux participent du fondement de ma culture.
Une culture née du choc des politiques de partage du savoir du genre humain.
92
Cela nous renvoie indirectement à 1' hétérotopie foucaldienne non abordé dans cette thèse. En
Occident ces pensées sans corps suggèrent d'une certaine manière 1'histoire de la construction ancien
socle théocentré. En effet dieu est omnipotent, omniscient. Il est une lumière divine sans corps. La
racine du mot théorie, "théo" signifie dieu.
93
(On peu penser au statuaire d'Afrique ou au pratiques visuelles traditionnelles de certains peuples
autochtones)
180
réseau de corps. Le corps est porteur d'une part de l'archive collective. Ces deux
politiques du savoir fondent la singularité de la double épistémè antillaise.
En tant qu'artiste issu du violent choc de ces deux grandes politiques de partage du
savoir, il rn' est impossible de retrancher 1'une des deux de ma culture comme de ma
personne. Cette intrication culturelle fonde à son tour une urgence collective, celle de
permettre le dialogue équitable entre deux politiques, car dans ma culture comme au-
delà (les peuples du Sud en général) les égo-politiques eurocentrées subalternisent sans
ménagement les corpo-politiques. En effet, de manière globale tous les peuples sont
tenus d'abandonner leurs politiques de partage pour adopter celles de l'Occident.
Il s'est agi de fouiller dans la partie raturée et subaltemisée de ma double épistémè afin
de prélever des codes fondamentaux endémiques et les reverser dans ma pratique. Ce
projet de décolonisation de 1'imaginaire engage deux actions distinctes. La première
consiste en un récit de vie et la seconde en une application de la méthode bossale
proprement dite. Le récit de vie a permis de dégager un aspect fondamental de ma
corpo-politique du savoir, le je-corps. Produit d'une société ségrégationniste
(1' esclavage), le je-corps déposé dans la langue et ses enseignements oraux engage tout
un chacun à tenir son corps en état d'alerte à chaque instant. C'est toute une grammaire
du corps qui est apprise dès 1' enfance. De la mise en scène de nos futures relations de
pouvoir entre corps à l'apprentissage d'un certain usage de mots définissant un "je"
collectif (kô an nou, kô an mwen etc.) ma corpo-politique du savoir apprend à chaque
individu à ne jamais oublier son corps dans les relations sociales. Elle indique une
manière de définir son être de façon « incarnée » et en relation avec toute une
communauté de corps. Celle-ci permet d'activer une hyper vigilance du corps tout
articulant sa défense au quotidien94 . Cette définition fondamentale de 1'être entre en
94
Voir infra section 2.2.1
181
conflit avec l'autre partie de ma double épistémè, mon égo-politique. Cette dernière
propose une définition de l'être, celle d'un «je» «décorporé» et universel
s'établissant d'abord par l'acte de penser. Ce conflit enraciné au fondement de ma
personne et de ma culture forme un point aveugle entre politiques du savoir. Le couple
égo-politique/corpo-politique du savoir de ma double épistémè se côtoient sans
dialogue. Au dedans de moi comme en dehors, il existe un effroyable rapport de force
entre-elles, la corpo-politique est subaltemisée et réduite à la portion congrue.
La méthode bossale
La méthode bossale est une réponse à un appel lancé par Édouard Glissant il y a de cela
deux décennies, celle du « dépassement méthodologique ». Il écrivait que cet effort
permet de s'affranchir du fétichisme d'une pensée officialisée et concourt à élucider «
[ ... ] la nature des barrages inhérents à la structure de la société antillaise et à la
psychologie de l'Antillais, héritage d'une longue histoire coloniale, qui freinent le
développement d'une pensée autonome créatrice et audacieuse» (Glissant, 1997, p.
352). Si arpenter un tel cheminement est un exercice salutaire, il est fatalement
182
S'appuyant sur cette organisation, la méthode bos sale jette un pont avec 1'égo-politique
du savoir de ma culture avec la notion de table articulant 1'Atlas (1' objet-livre ou la
carte). En cela que l'Atlas est un projet pour concilier l'inconciliable et l'hétérogène
du savoir sur le monde en un même lieu, en un même support. À partir de ce lien entre
les deux parts de ma double épistémè, sont proposés les outils permettant d'accéder à
la décolonisation de 1'imaginaire.
relation des récits visuels et textuels disparates et hétéroclites afin de restaurer certains
rapports intimes perdus de sa culture. Ces récits réactivent 1'histoire raturée
précieusement gardée dans 1'archive des corps. Car le récit-Atlas a pour postulat
premier d'appréhender chaque individu, comme un échantillon valide de sa culture, de
son histoire. Véritable carotte géologique, il est un contenant gardant vivant la mémoire
du temps passé tout étant le fermant des temps à venir. En d'autres termes, chaque
individu possède les ressources de sa propre libération. Le récit-Atlas forme alors le
socle dur de cette méthode. À partir de ce socle se déploie un cycle d'analyse des
remédiations. L'analyse par 1'histoire et les documents ethnographiques répond à un
objectif du praticien d'inscrire sa pratique dans une filiation ancestrale. Elle étudie les
processus de remédiation afin d'identifier des logiques artistiques qui seront reversés à
la pratique.
culture, d'où son nom de script. En d'autres termes, le code spontané est 1'utilisation
inconsciente d'une partie du code script, organisant le transfert et la disposition du
savoir intelligibles et sensibles pour tous. Si ces deux codes sont de nature sociale, le
dernier organise le savoir et les transferts d'informations spécifiquement dans les
pratiques artistiques. Ce dernier code garde la mémoire des anciennes épistémès dans
les pratiques d'art dites traditionnelles ou ancestrales. Se saisir de ces logiques
artistiques afin de les reverser dans une pratique contemporaine (dominée par les codes
occidentaux) est le projet de la méthode.
La méthode rn' a permis de greffer à une pratique visuelle contemporaine, une logique
de remédiation artistique séculaire. Il a été relevé deux codes artistiques propres à mon
épistémè, la lokans ou 1' éloquence et le cryptage. Le premier faisant appel à la
dextérité, l'humour, la critique sociale et l'enseignement des valeurs et le second
préconise 1'encryptage du savoir, des connaissances tout en favorisant 1' errance et
1'improvisation. Cependant tout comme au Gwoka, le point central est la transmission
des valeurs. Si la méthode a pour objet de redonner dignité à ce qui a été raturé, tout en
faisant acte de transmission, 1'une de mes dernières œuvres rn' introduit à des horizons
que je mesure à peine.
la fouille minutieuse d'une de mes tantes dans les archives de mon île. Ce travail de
plusieurs années mené en parallèle du mien allait faire entrer un nom, synonyme de
résistance et de fierté, dans notre légende familiale. Virginie Carillon est née aux
environs de 1800 en Afrique (lieu non identifié) et est morte en 1867.
Figure 30: Œuvre OiÏ{ (2018), installation, Technique mixte, dimension variable
Contrairement aux esclaves étasuniens, aux Antilles, les noms occidentaux qui leur
étaient attribués à l'abolition de l'esclavage sont très rarement ceux des maîtres. Ces
noms résultaient de 1'humeur, de la fantaisie de l'officier d'état civil et souvent des
ragots colportés sur la plantation. Il y a une forte probabilité que le nom donné à mon
ancêtre soit dû au fait qu'elle s'enfuyait fréquemment. En effet, il n'était pas rare de
poser au cou des femmes qui résistaient un carcan muni de carillons (clochettes). Tout
comme pour le bétail, le but était de savoir en tout temps où elles se trouvaient sur la
plantation, car leurs ventres étaient des patrimoines reproductifs de grande valeur car
186
la traite des Noirs (non pas l'esclavage) est abolie en 1815. Ainsi, le nom Carillon signe
la marque d'un esprit vraisemblablement rebelle. N'ayant aucune information sur ses
caractéristiques physiques, je lui ai imaginé le présent visage ci-dessus. Signe de fierté,
de dignité et d'honneur familial, mon ancêtre dessine alors un récit de résistance qui
s'est continué jusqu'à moi. Représentée dans l'espace taxonomique propre aux
sciences naturelles occidentales (entre entomologie et taxidermie) elle défit avec un
doigt d'honneur le système qui a fait d'elle une classe de non-humain. Comme le
rappelle Joseph, ce sont les« catégories qui ont contribué à transformer en choses, en
marchandises, en bêtes de somme des êtres humains ou qui ont cautionné cette barbarie
»(Joseph, 2016). Loin d'être passive mon ancêtre refuse cette barbarie avec son doigt
d'honneur.
95
Kent Monkman (20 19). Honte et préjugés : une histoire de résilience. Musée McCord.
Communiqué consulté en ligne le 30 Avril2019 à l'adresse: https: //www.musee-
mccord.qc.ca/fr/expositions/kent-monkman/
187
Monkman signifie ainsi que nous sommes condamnés à vivre ensemble, mais que cela
ne saurait se faire qu'avec nous et non pas à nos dépends.
Virginie Carillon est tout comme Miss Chief de Kent Monkman, une figure passée et
réinventée permettant de renouveler le présent. En effet, "mamie Virginie" est ce récit
nouveau hérité d'anciens et une force nouvelle permettant d'affronter des horizons
nouveaux. Ces derniers s'expriment par exemple dans le groupe de recherche
décolonial Minorit' Art que je conduis. Ce groupe produit une revue éponyme de
recherche trilingue dédiée aux arts et basée sur le principe des résistances maronnes.
Le groupe comme la revue procèdent d'une tactique ancestrale favorisant l'entraide et
le partage du savoir gratuit. Cet espace redonne ainsi une nouvelle "parole pouvoir" à
ceux qui n'ont pas de voix dans le système de l'art contemporain. Aujourd'hui l'esprit
de résistance de Viginie Carillon soude 14 personnes (traducteurs, artistes, philosophes,
designers, etc.) à travers le monde et cela dans trois langues. Ces postures que
Monkman et moi-même occupons ouvrent de nouveaux espaces de dialogue entre
culture et politique de partage du savoir. Nous faisons alors partie de cette mesure
"immesurable" du devenir de 1' art et du savoir.
Post-scriptum
Cette méthode apporte une contribution à 1' émergence de pratiques nouvelles bâties
sur un projet d'équité culturelle. La méthode bossale poursuit un objectif
d'émancipation de l'imaginaire et chacun pourra en user comme il l'entend car les
artistes des minorités ne sauraient être jetés pêle-mêle dans des projets qui soient la
copie conforme du mien. Il est évident que tous subissent différemment les raturages
culturels et ne ressentent pas le besoin d'aborder la question d'une même manière.
L'imaginaire et la poésie sont proposés comme ultime recours d'un peuple dépossédé
jusque dans ses rêves. Des enseignements anciens sont retrouvés et noués à des racines
contemporaines. Pour paraphraser Teresa de Laurentis (2007), cette proposition (qui
188
De manière personnelle, j'en suis sorti profondément métamorphosé parce que les
différentes fouilles ethnographiques et historiques ont accru la connaissance des
filaments historiques qui construisent ma pratique tout en me réinscrivant dans une
continuité ancestrale. C'est à la fois une introspection et une profonde ouverture vers
sa communauté. Elle fournit les instruments dans la lutte pour la décolonisation de
1'imaginaire et le renouvellement de la diversité.
La question à laquelle s'est attelée cette recherche est le dépassement de cadre imposé
par le socle occidental de 1' art contemporain. Étant 1' aiguille nouvelle qui faufile
l'inconciliable des mondes, mes ancêtres proposent une table de disposition d'étoles,
de savoirs. En conséquence, mon épistémè actuelle tient peut-être d'une méta épistémè,
en ce sens qu'elle renvoie à ce qui est entre, avec, au-delà de ou à côté de, et non pas à
ce qui est situé dans un lieu précis. Cette voie de la conciliation est celle de mouvements
liant artistique, culturel et politique telle que la Négritude, la Créolité, l' Antillanité,
1'Afrofuturisme, 1'Afropunk ou encore le Post Black. Cette probable méta épistémè
transcende les courants, la race et les origines sociales et invite à penser le monde
comme chargé de contradictions qu'il est nécessaire d'embrasser pleinement. Cette
actuel épistémè invite encore à penser de façon "transparadigmatique", c'est-à-dire à
189
Avec la méthode bossale, j'ai ainsi embrassé ce qui est entre et autour des conflits
culturels et épistémiques. J'ai eu le bonheur de trouver dans le singulier de ma culture
ce qui me rattache au monde dans ce qu'il peut avoir de macrocosmique. Mon souhait
est que cette méthode puisse faire de même pour d'autres artistes des minorités, animés
par un même besoin de décoloniser les systémiques de création articulant leurs
pratiques.
Enfin, nous voici arrivés au bout de notre voyage. Vous 1'aurez compris, le but de la
méthode bossale n'est pas de rejeter un modèle pour un autre, mais de créer un espace
frontalier où égo-politique et corpo-politique du savoir travaillent de concert à
l'émergence d'un imaginaire renouvelé. Néanmoins, la présente thèse formalise un
rapport dominant au savoir. Elle faillit pour 1'heure à 1'équité. Parce que cette thèse
aurait dû pour grande partie se faire à 1' oral. Mais, le chemin qui mène à un imaginaire
décolonisé n'est qu'à ses débuts. J'espère que cette proposition ensemencera les esprits
et les corps pour un dialogue d'équité entre politiques des savoirs et de 1' art.
1
_ _ _ __
190
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Vélasquez, D. (1656). Les Ménines, [Huile sur toile, 318 x 276 cm]. Madrid,
Musée du Prado.
203
ANNEXES
204
Annexes A 1 et A2
Annexe B
PHOT()(;RAPHIE D"F.SSl.".VBLif:
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v- . ...-,....J.· ·- ·- ~ ,.. .. -~ ·, , ,~ ,._ ..,.., 1
97
À gauche, Coupes de tronçonnage chez un nègre , (1911) Atlas d'anatomie topographique. Vol. 2,
Doyen, Eugène Louis- Bouchon, JP- Doyen, R, édition Maloine
À droite ; Histoire naturelle du genre humain-PUY- Duhamel, 1801, Gravure
206
Annexe C
, , 98
Y eye
98
Franco Oneta, Akim 172•m , épisode, Défi au Roi. Consulté le 6 Juin 2017 à l'adresse:
http://www .comicbd.fr/Sp-Zembla.html
207
Annexe D
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211
AnnexeE
99
Richard Viktor Sainsilly-Cayol (2017) Sans titre, Installation, Pavillon de la Ville de Pointe-à-Pitre.
Dimension variable.
212
Annexe F
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Politesse usuelle
Demande d'aide
usuelle
Ès kà aw bon Ton corps est-il bon dans ceci Connais-tu quelque chose en ceci
(adan sa)? ou cela? ou cela?
mwen bon!
Expressions
courantes
Met kà aw dwèt ! Mets ton corps droit ! Se tenir correctement ! (en public,
tenir sa langue etc.)
Pa fouwé kà aw a Ne mets pas ton corps là- C'est un mauvais projet, n'y va
dan sa! dedans! pas!
Kaki ka passé en Que se passe-t-il dans ton Qu'est-ce qui t'es passé par la
kà aw ?! corps? tête !
Ou alé fouté ko aw Tu es allé mettre ton corps dans Tu t'es mis dans l'embarras !
adan on tou! un trou!
Lass jété( ou féssé) Arrête de jeter ton corps Cesse de te rouler par terre !
kà aw la! (parole de parent aux enfants)
214
Ola ou alé pan kô Où es-tu allé pendre ton corps ! Dans quel pétrin t'es-tu fourré
aw!
lexique et variante
de pronom
personnel fréquents
215
Kà ay Son corps Il
Annexe H
Communiqué de presse
Ces récits de vie mettent en scène le désir de liberté, ils oppose"t l'identité du citoyen au statllt silencieux de /objet 011 de
la marchandise, ils proposent une image de soi, à /(ume de laquelle seront jugées tous les autres (Personnalité, maturité,
intelligence, moralité, légitimité à revendiquer lëmmrcipation ... ). ,. (Anne Wicke, 2012)
D'une rare sagacité, celle possible lecture des récits de réseaux sociaux numériques est pourtant une analyse de
récits autobiographiques décrivant les conditions de vie des esclaves noir du XIXe siècle. Cette trouble frontière
entre récits est a !origine de celle performance. J;identité " marchandise " de mes ancêtres fait un strident larsen
aux identités numériques de notre monde actuel. Ainsi le collier de cette performance est élaboré d'après le modèle
anti -fuite propre au S}'Stème esclavagiste de lëpoque. Mais en lieu et place des tiges de métal munies de crochets, des
selt1e-sticks sont munis de téléphones intelligents connectés.
Loin de s'enferrer dans un fétichisme historique, la question que nous pose l'artiste est : Comment l'histoire cari -
béenne peut -elle porter une contribution ala question identitaire, notamment celle de la société québécoise?
Les artistes montréalais Fred Laforge, Pet ros Maeze. Marine Theunissen et Vanessa Suzanne. se joignent à ces per-
formances. Du 17 au 20 ao(Jt - Place des Arts et Vieux Mont réal de 12h00 à 13h00
Contact presse - Eddy FIRMIN dit Ano 1 cel/. 514 708 51 76 1 eddy.firmin @me.com
217
Annexe 1
100
En haut: Cochonialisme [Peggy, la cochonne], 2014 , (550 x 200 x 82 cm, Papier toilette parfumé,
côlon de cochon (boyaux), résine, colle de peau de lapin, lumière LED).
En bas : Soukounyan, (60 x 60 x 190 cm, Papier toilette parfumé, côlon de cochon (boyaux), résine,
colle de peau de lapin , lumière LED et bol de WC) .
N
1--'
00
219
Annexe J
101
À droite l'œuvre 6 et à gauche i
101
6, 2016 (installation dimension variable céramique, meuble de nuit modifié, peinture murale)
i, 2016 (170 x 42 x 55cm , faïence, porcelaine , or, acier)
220
Annexe K
102
Œuvre 2-
~-, 2017, (120 x 222 x 61 cm, Papier, mine de plomb, meuble de nuit modifié)
102
221
Annexe L
Œuvre: J~ 103
103
JZ , 2017 (270 x 91 x 34 cm, mine de plomb , papier, velours, bois, métal et céramique)
222
Annexe M