Platon République Livre 6
Platon République Livre 6
Platon République Livre 6
Platon : République, trad. par E. Chambry, Les belles lettres, Paris, 1961.
[487 b – 502 c] Objection de fait : les philosophes sont incapables de servir l’Etat.
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La génération donne aux objets copiés sur l’Idée une forme déterminée (homme, cheval, pierre), que la
corruption détruit pour lui en substituer une autre.
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Même chose dans Théétète 173 e, en parlant du philosophe : « sa pensée, pour qui tout cela n’est que
mesquinerie et néant, dont elle ne tient compte, promène partout son vol, comme dit Pindare, « sondant les
abîmes de la terre », et mesurant ses étendues, etc. ».
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Il y a un rapport profond dans la doctrine platonicienne entre la vérité et la mesure (Philèbe, 64 e – 65 a).
1
1) [487 b – 490 d] Incapacité à servir l’Etat :
[487 b] Adimante critique les raisons de Socrate, et révèle l’impression réelle que suscite chez
les auditeurs la dialectique. Ils s’imaginent que lors de la discussion chaque question les
entraîne un peu plus loin de la vérité, chaque petits écarts mis ensembles aboutissant
finalement à une erreur énorme, opposée de leur premier sentiment. La dialectique est comme
le trictrac où les joueurs inexpérimentés sont bloqués par des joueurs habiles.
[487 c] Les auditeurs sont ainsi réduits au silence avec des raisonnements et non plus avec des
pions, sans que la vérité ne gagne à cette méthode.
[487 d] Les hommes qui continuent à faire de la philosophie au-delà de leur jeunesse
deviennent « tout à fait bizarre, pour ne pas dire tout à fait pervers »4. L’étude de philosophie
conduit ensuite à l’incapacité de servir l’Etat.
[487 e] Socrate accepte la critique, il dit même que c’est la vérité. Alors qu’on vient de
reconnaître qu’ils y sont impropres à tout emploi, il faut néanmoins réfléchir à partir de quels
fondements on peut affirmer que le gouvernement des philosophes est une condition
nécessaire pour que les Etats connaissent la fin de leurs maux. Socrate, contrairement à son
habitude (selon Adimante, remarque ironique), ne peut répondre que par une comparaison.
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La thèse de Calliclès dans le Gorgias, 485 c, est similaire : un homme qui s’adonne à la philosophie au-delà de
sa jeunesse mérite d’être fouetté.
2
[490 a] La première était l’attachement à la vérité. Or cette idée rentre en complète opposition
avec ce qu’on pense communément du philosophe.
[490 b] Celui qui a l’amour naturel de la science est disposé à lutter pour atteindre l’être, il ne
s’arrête pas aux apparences, et ne relâche point son amour tant qu’il n’a pas atteint la nature
de chaque chose en soi. Une partie de son âme est faite pour saisir les essences, car elle est de
même nature que celles-ci. En s’unissant à l’être véritable, il engendre l’intelligence et la
vérité. Les douleurs de l’enfantement cessent alors, et il jouit de la connaissance, de la vraie
vie et de la vraie nourriture.
[490 c] Par conséquent il aura horreur du mensonge.
Ses autres qualités étaient le courage, la grandeur d’âme, la facilité à apprendre, la mémoire.
Or Adimante opposait que si on laissait de côté les discours pour décrire la réalité, on voyait
bien que les philosophes étaient inutiles et dépravés. Donc on a cherché la cause de cette
accusation, et on en vient à cette question : pourquoi la plupart sont-ils méchants.
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Xénophon, Mémorables, IV, I, 3-4 : les hommes les mieux doués par la nature deviennent plus mauvais et plus
nuisibles s’ils manquent d’éducation.
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Les grands hommes d’Etats sont considérés comme des hommes divins, au même titre que les devins ou les
poètes, ils sont inspirés par un dieu quand ils font de grandes choses. Leur talent n’est donc pas du à leur
éducation, et c’et la raison pour laquelle eux-mêmes ne parviennent pas à transmettre celui-ci à leurs fils
(Protagoras, 320 a et Ménon 99 b/c). Mais les hommes divins sont rares et n’apparaissent pas quand on en a
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Comparaison de la foule avec un grand animal dont on observe les instincts, comment il faut
l’approcher, le rendre plus doux. De cette expérience, les sophistes font une science, sans
avoir pris soin de distinguer ce qui dans ces maximes est beau, bien ou juste, en ne jugeant de
cela que du point de vue du gros animal, appelant bonnes les choses qui lui font plaisir,
mauvaises celles qui le fâchent. Par conséquent, ils manquent la différence essentielle qui
existe entre la nécessité et le bien.
[493 d] Ces hommes sont comparables à ceux qui font consister la science dans la
connaissance des instincts et les goûts d’une multitude réunie en assemblée en matière de
musique, de peinture et de politique. En conséquence, il s’en remet au jugement de la foule,
sans faire certaines réserves indispensables, et cette foule le contraindra de faire ce qu’elle
approuve. Or la foule ne donne pas ses raisons pour dire que cela est bien et beau.
[494 a] On ne peut faire admettre au peuple que c’est le beau en soi qui existe et non pas la
multitude des choses particulières. Le peuple ne peut pas être philosophe (Socrate nuancera ce
propos plus loin). C’est pourquoi d’ailleurs il critique le philosophe, tout comme le font
également les sophistes qui ne souhaitent que plaire au peuple.
[494 c] Les concitoyens apercevant dans une âme de philosophe toutes les qualités, ils
l’accableront d’honneur et d’hommages anticipant sa puissance future. Une telle âme, surtout
si elle est bien dotée quant à la richesse et à la beauté, s’imaginera certainement capable de
gouverner Grecs et barbares.
[494 d] Cette âme s’abandonnera à un vain orgueil sans laisser place à la raison et il lui sera
très difficile de prêter attention à quiconque lui dira la vérité, préférant les illusions à la
raison.
[494 e] Et quand bien même elle se porterait à la philosophie, tout son entourage se
mobiliserait pour l’en dissuader.
besoin. La science politique au contraire assure la postérité permanente des Etats parce qu’on peut l’enseigner et
la transmettre à ses successeurs.
4
[496 e] Voyant la tempête au dehors, il s’estime heureux s’il peut passer une vie pure
d’injustice et d’impiété7.
[497 a] Il reste qu’il vaut mieux pour lui s’il peut assurer le salut de l’Etat.
[497 b] Aucune des formes actuelles de gouvernements ne conviennent au caractère du
philosophe. C’est pourquoi d’ailleurs, il se fausse en s’adaptant au sol indigène qui lui soumet
sa loi. Le caractère philosophique devient ainsi un autre caractère.
[497 c] Mais s’il trouve un gouvernement dont l’excellence correspond à la sienne, il révèlera
sa nature divine. C’est de ce gouvernement dont il est question ici.
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On notera ici la différence avec Lucrèce : le philosophe de Platon est content s’il peut garder son âme pure
parce qu’il ne peut sauver personne dans l’état actuel des choses, mais il ne prend aucun plaisir à voir de quels
maux il est l’abri. Il voudrait bien sauver les autres, mais ne le peut car ils refusent de se laisser sauver, ce qui est
un malheur pour eux comme pour lui.
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[500 c] Quand on contemple les essences on n’a pas le temps d’abaisser le regard sur la
conduite des hommes. Mais on finit par les imiter et se rendre semblable à ces objets ordonnés
et immuables qui sont sous la loi de la raison8. On imite toujours ce qu’on admire.
[500 d] Le philosophe devient ordonné et divin mais la masse le juge souvent injustement. Si
par quelques circonstances, il est contraint à faire passer ce qu’il aperçoit là-haut dans les
mœurs publiques, il sera un bon maître de vertus civiles.
[500 e] Le peuple perdra ainsi son hostilité vis-à-vis des philosophes. Le philosophe est défini
comme un artiste qui travaille sur le modèle divin, se façonne ainsi et peut donc façonner les
autres.
[501 a] Avant de poser une législation, les philosophes purifieront (kaqar¦n) l’Etat et les
caractères des hommes, comme on rend net une toile.
8
Euripide, fr. 902.
9
Gorgias, 450 c/d, « on ne croira pas que mes idées soient réalisables, et, en admettant qu’elles le soient, on
doutera encore qu’elles seront les meilleures ». Platon était conscient de la hardiesse de ses idées.
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Thucydide, I, 70 : les oppositions de caractères entre Athéniens et Spartiates.
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[504 b] Pour contempler ces vertus, il faut que les gardiens passent par un entraînement long
afin qu’ils arrivent à une connaissance scientifique des vertus. On les verra ainsi en pleine
lumière quant à leur relation avec l’idée du bien.
[504 c] Un gardien doit atteindre la vérité pleine et entière, et ne pas se satisfaire de ce qu’il
obtient tout de suite (il doit garder un œil critique).
[504 d] Il doit développer son esprit tout autant que son corps. Sinon il ne parviendra jamais à
la science la plus haute. Il existe donc quelque chose au-dessus de la justice et des vertus.
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Le bien de Platon était dans l’antiquité un dicton pour désigner quelque chose d’obscur. La majorité des
interprètes s’accordent à présent à identifier le bien de Platon avec sa conception philosophique de la divinité.
Cf. Shorey, On the Idea of Good in Plato’s Republic (Chicago Studies in Classical Philology).
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Rappelons que tÒkoj sert ici pour faire un jeu de mot entre son sens de rejeton et son sens d’intérêt. Jeu de
mot intraduisible en français.
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[507 c] Nous percevons les choses visibles grâce à la vue, les sons par l’ouïe, etc. Mais la vue
est le sens le plus mobilisé. De plus, il semble que le son n’ait pas besoin d’un médium pour
se communiquer13.
[507 d] Seule la vue a besoin d’autre chose. En effet, la couleur est dans les objets, et les yeux
sont capables de la percevoir.
[507 e] Mais sans la lumière, la vue ne voit rien et les couleurs restent invisibles.
[508 a] Le dieu qui permet cette union entre l’objet et l’œil est le soleil. L’œil n’est pas le
soleil.
[508 b] Mais de tous les organes des sens, il est celui qui tient le plus du soleil. Son pouvoir
de voir, l’œil le tient du soleil. Le soleil qui est la cause de la vue, et non la vue même, est
aperçu par cette vue.
[508 c – 509 d] Le soleil éclaire les objets visibles ; le bien, les objets intelligibles.
Le soleil est le fils du bien, le bien l’a engendré à sa propre ressemblance. Il est dans le monde
visible, par rapport à la vue et aux objets visibles, ce que le bien est dans le monde intelligible,
par rapport à l’intelligence et aux objets intelligibles.
Le soleil est ce qui permet de distinguer nettement les objets. Dans la nuit, à la lumière d’un
flambeau, on voit moins bien.
[508 d] Il en va de même pour l’âme lorsqu’elle fixe ses regards sur un objet éclairé par la
vérité, elle le connaît. Si elle se tourne vers ce qui naît et péri, alors elle est dans l’obscurité et
tombe dans l’opinion.
[508 e] Ce qui communique la vérité aux objets connaissables c’est l’idée du bien : elle est la
cause de la science et de la vérité en tant qu’elles sont connues. Ces dernières sont belles,
mais l’idée du bien14 les surpasse encore en beauté.
[509 a] De même que dans le monde visible, la lumière et la vue ont de l’analogie avec le
soleil, mais on ne doit pas les prendre avec le soleil ; de même dans le monde intelligible, la
science et la vérité sont semblables au bien, mais elles ne sont pas le bien. La nature du bien
est encore plus haute. Il ne peut donc pas être assimilé au plaisir.
[509 b] Le soleil donne aux objets la capacité d’être vu, mais il est aussi capable d’apporter la
genèse, bien qu’il ne soit pas genèse lui-même. Il en va de même pour les objets
connaissables, ils tiennent du bien la faculté d’être vus mais aussi leur existence et leur
essence, « quoique que le bien ne soit pas essence, mais quelque chose qui dépasse de loin
l’essence en majesté et en puissance ».
[509 c] Glaucon reste stupéfait devant cette divine transcendance et demande à Socrate de
poursuivre la comparaison avec le soleil.
[509 d] Il faut concevoir deux soleils : un régnant sur le monde intelligible, l’autre sur le
monde visible.
[509 d – 511 e] Les quatre objets de connaissance et les quatre opérations de l’esprit.
Il faut prendre une ligne coupée en deux sections inégales (on peut aussi lire égales), couper
ensuite chaque section en deux parties suivant la même proportion : celle du genre visible et
celle du genre de l’intelligible, enfin suivant le degré de clarté relative aux choses,
commencer par la première partie de la ligne qui est celle des images.
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Platon ignore ici qu’il faut de l’air pour que le son parvienne à l’oreille. Plusieurs autres passages semblent
indiquer que, malgré tout, cette idée ne lui était pas étrangère, puisque dans le Timée (67 b), l’air est décrit
comme étant en un certain sens, le médium du son. Simplement Platon ici n’entre pas dans une analyse
scientifique, et se base sur ce fait d’expérience que nous pouvons entendre, toucher, etc. aussi bien dans
l’obscurité que dans la lumière, mais que nous ne pouvons voir que dans la lumière.
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Voir le tableau en annexe pour avoir l’analogie complexe.
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[510 a] Les images sont les ombres et toutes les représentations du même genre. La deuxième
partie comporte tous les êtres vivants et les objets fabriqués par les hommes.
Le genre visible se divise en vrai et en faux, l’image est au modèle comme l’objet de
l’opinion est à l’objet de la connaissance.
[510 b] Dans la section de l’intelligible à présent : dans la première partie, l’âme se sert
comme d’images, des objets qui étaient dans l’autre section des originaux. Elle doit faire ses
recherches en partant d’hypothèses et suivre une marche qui la mène, non au principe mais à
la conclusion ; dans la deuxième partie l’âme va des hypothèses au principe absolu, sans faire
usage des images, menant sa recherche au moyen des seules idées.
[510 c] Socrate explique plus précisément ce qu’il vient juste d’exposer sur la section
intelligible. Ceux qui font des mathématiques supposent le pair et l’impair, les figures, les
espèces d’angles, etc. suivant l’objet de leurs recherches. Or ils en font des hypothèses, mais
estiment qu’ils n’ont pas à en rendre compte, les supposant comme évidentes.
[510 d] De ces hypothèses et procédant par échelons, ils aboutissent à la démonstration qu’ils
cherchent. Ils raisonnent donc sur des figures qu’ils tracent, quoique ce ne soit pas à elles
qu’ils pensent, mais à d’autres auxquelles elles ressemblent : le carré ou la diagonale en soi
par exemple.
[510 e] Ces figurent tracées sont comme des images et des ombres, mais elles leur permettent
de voir ces objets supérieurs qu’on n’aperçoit que par la pensée.
[511 a] L’esprit doit donc user d’hypothèses, sans aller au principe, parce qu’ils ne peut
s’élever au-dessus des hypothèses. Il se sert d’images des objets qui produisaient des ombres
dans la section inférieure, tout en jugeant les objets plus clairs que leurs ombres.
[511 b] La deuxième partie de la section des choses intelligibles. Elles sont saisies par la
raison grâce à la puissance dialectique. Les hypothèses ne sont pas alors tenues pour des
principes (comme chez les mathématiciens qui les posent comme évidentes) mais pour de
simples hypothèses qui sont comme des points d’appui pour s’élever jusqu’au principe de
tout, qui n’admet plus d’hypothèse. Une fois « ce principe atteint, elle descend, en s’attachant
à toutes les conséquences qui en dépendent, jusqu’à la conclusion dernière, sans faire usage
d’aucune donnée sensible, mais en passant d’une idée à une idée, pour aboutir à une idée ».
[511 c] La connaissance de l’être intelligible qu’on acquiert par la science de la dialectique est
plus claire que celle qu’on acquiert par ce qu’on appelle les sciences, lesquelles ont des
hypothèses pour principe.
[511 d] Ceux qui étudient les objets des sciences doivent bien sûr le faire par la pensée et non
par les sens, mais ils les examinent sans remonter au principe. En partant seulement
d’hypothèses, ils ne semblent pas avoir l’intelligence de ces objets, bien que ceux-ci soient
intelligibles avec un principe. Ainsi la science des géomètres est plus une connaissance
discursive qu’une véritable intelligence, la connaissance discursive étant quelque chose
d’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence.
[511 e] Il faut maintenant appliquer à ces quatre parties les quatre opérations de l’esprit, en
partant du plus élevé au plus bas dans l’ordre de la clarté : l’intelligence, la connaissance
discursive, la foi, l’imagination. En n’oubliant pas que plus leurs objets participent de la
vérité, plus ils ont de clarté.