Le Great Reset Mythes Et RA Alita S Jardin

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Sommaire

Préface

Chapitre 1 - Pourquoi le Great Reset est important

Chapitre 2 - Instrumentaliser l’épidémie de Covid-19

Chapitre 3 - Le Great Reset ou le triomphe de la technostructure mondialisée

Chapitre 4 - L’étrange conversion de Davos à l’écologie

Chapitre 5 - Fascination pour le modèle chinois

Chapitre 6 - Le Great Reset est un régional-socialisme

Chapitre 7 - Great Reset, ou la pandémie au service de l’écologie

Chapitre 8 - Le Great Reset ou la société de la surveillance

Chapitre 9 - La mort de l’entreprise capitaliste

Chapitre 10 - La question du travail indépendant

Chapitre 11 - La fin de l’humanisme

Chapitre 12 - Portrait de l’homme au XXIe siècle

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confisqueraient définitivement le pouvoir et asserviraient les peuples en les soumettant notamment à une
surveillance de tous les instants. On retrouve ici le besoin si humain de contester le hasard dans l’histoire,
et de bâtir un récit rationnel et prémédité des événements. Au fond, il ne se peut pas qu’une épidémie
éclate innocemment et transforme le cours de notre existence. Elle doit forcément obéir à une logique
téléologique : un esprit intelligent organise l’histoire et se cache derrière les éléments désordonnés qui
défilent sous nos yeux pour arriver à une fin cachée, inconnue de nous, mais déterminée à l’avance.

Préface Ces élucubrations ont un effet très toxique sur la compréhension de ce qu’est le Great Reset, puisqu’elles
décrédibilisent tous ceux qui veulent aborder le sujet de façon sérieuse, en les assimilant à des énergu-
L’opuscule qui suit se veut un commentaire pour ainsi dire littéral consacré au Great Reset, qui est à la fois mènes convaincus que les reptiliens ou les illuminati ont pris le pouvoir. Il importe donc ici de démêler le
un livre publié en juillet 2020 par Klaus Schwab, fondateur du Forum de Davos, co-écrit avec Thierry Mal- vrai du faux avant d’aller plus avant dans la réflexion.
leret, ancien conseiller de Michel Rocard, un concept et un programme.
Ce que Schwab et Malleret écrivent effectivement, c’est que la pandémie est une opportunité pour chan-
Le concept et le programme, nous pouvons les résumer simplement en renvoyant au site Internet du Fo- ger les habitudes de vie. Ils n’hésitent pas à recommander aux leaders politiques de faire durer autant que
rum de Davos, qui décline sous tous ses aspects cette conviction énoncée par Schwab, selon laquelle l’épi- possible l’urgence sanitaire pour que les comportements soient modifiés en profondeur, et pour que les
démie de coronavirus constitue une occasion historique d’accélérer la quatrième révolution industrielle, réformes réglementaires dont la numérisation a besoin aient le temps d’intervenir. Instrumentaliser la
celle de la digitalisation. Trop d’obstacles réglementaires, politiques, sociétaux, retarderaient l’émergence pandémie à des fins politiques constitue même le fait générateur du Great Reset, en tant que livre et en
d’une société nouvelle qui tirerait le meilleur parti des possibilités offertes par l’économie numérique. tant que projet décliné par le World Economic Forum.
La pandémie de coronavirus, qui oblige à la relation à distance, permettrait de vaincre ces obstacles et
d’annoncer l’heureux avènement d’un nouveau monde où les technologies changeraient nos habitudes et Sur ce point, on notera précieusement que les projets de révolution systémique et sociétale qu’égrène le
notre style de vie. Forum ne sont pas nés de la dernière pluie, et spécialement de l’apparition du virus. Pour une large part, ce
sont des projets muris, programmés, préparés, comme la mise sous surveillance des populations, mais que
Pêle-mêle, Schwab et Malleret jettent dans leur énumération le télétravail, la surveillance en temps réel des obstacles réglementaires empêchent ou entravent. Sur ce point, Schwab et Malleret citent l’exemple
de la circulation des personnes, l’émergence de l’économie circulaire et la disparition de la monnaie fidu- de la disparition de la monnaie fiduciaire enfin permise par l’idée qu’un billet de papier peut être porteur
ciaire. Ces quelques exemples sont loin d’épuiser la verve des auteurs. du virus, et donc qu’il vaut mieux généraliser le paiement par Internet pour limiter la contamination.
En parcourant le site Internet du Forum Economique mondial, chacun pourra se rendre compte que ces Ce qui n’est pas prouvé, et n’est même pas mesurable, c’est l’influence réelle de ces considérations sur la
projections futuristes (et opportunistes) ne sont pas une simple parole dans le désert. Le Forum a mobilisé conduite des politiques publiques. Lorsque les gouvernements décident de recourir régulièrement aux
son réseau pour pousser tous azimuts des projets prêts à réaliser pour changer la vie des gens, l’organisa- confinements ou à diverses restrictions des libertés, agissent-ils parce qu’ils ont lu ou écouté Schwab, ou
tion de nos sociétés, et le cours de l’histoire. Une des questions fondamentales que pose ce livre est donc simplement parce que les éléments politiques à leur disposition leur recommandent d’agir de la sorte
de démêler ce qui y relève de l’idéologie portée par Schwab et Malleret, de l’influence auprès de la grande pour protéger les citoyens ? On voit bien que la part de fantasme et de réalité sera éternellement discutée
bourgeoisie mondialisée qui manage les entreprises transnationales, et qui parfois les possède, et ce qui par ceux qui ont décidé que l’enchaînement des séquences de 2020 obéit à un pur hasard, et ceux qui sont
relève d’un agenda en arrière-fond qui dicterait la conduite de certains États ou de certains gouverne- convaincus qu’au contraire il obéit à une nécessité secrète.
ments.
Sur ce point, chacun pourra se forger son avis librement. Mais une hypothèse vraisemblable apparaît dé-
Le Great Reset et la question du complot sormais : il est plausible (mais cela n’est pas prouvé) que le coronavirus soit le produit d’une manipulation
de laboratoire à Wuhan qui aurait mal tourné. Le gouvernement chinois s’est empressé d’isoler la ville sur
Une grande partie de la presse mainstream (pour ne pas dire toute la presse mainstream) a observé un le plan intérieur pour éviter une contagion dans le reste du pays, mais a laissé le trafic international conti-
parfait silence sur ce projet de Great Reset au cœur des travaux menés par le Forum de Davos, au point que nuer comme si de rien n’était pour ne pas inquiéter l’opinion mondiale.
tous ceux qui en ont parlé ont été taxés de « complotisme », ce mot à la mode qui permet de stigmatiser
toute pensée ou toute expression qui prend à rebrousse-poil le prêt-à-penser des élites. Dans un étrange Cette gestion funeste a pris de nombreux décideurs publics dans le monde entier (y compris des médecins
délire idéologique, certains journalistes ont même pris pour réflexe d’accuser de complotisme tous ceux en charge de la santé publique) au dépourvu, et ce vide intellectuel s’est révélé propice à l’influence d’une
qui évoquent l’existence de ce Great Reset, ne serait-ce qu’en tant qu’objet-livre. théorie comme celle de Schwab, dont l’immense mérite était de tracer une route simple et opérationnelle
là où les boussoles n’indiquaient plus aucun Nord. Cette rencontre entre des hiérarques perdus et des gou-
Cette accusation est évidemment grotesque, puisque le livre « The Great Reset » est non seulement en rous calculateurs a probablement nourri pas mal de notes, de réflexions, de mémos, qui ont circulé dans
vente sur le site d’Amazon, mais il est disponible gratuitement sur Internet, sous forme de livre numérique. les allées du pouvoir, mais dont la destinée finale et la solidité sont encore inconnues.
Il a été publié par Thierry Malleret lui-même, dans son format de tapuscrit. Si affirmer que ce livre existe
relève du « complotisme », alors il faut aussi remarquer qu’en nier l’existence relève du « négationnisme » Great Reset et Nouvel Ordre Mondial (NOM)
le plus idiot. Mais il est vrai que la peur qui étreint tant de journalistes de déplaire et d’être banni du mi-
crocosme parisien est telle que même les plus grandes absurdités peuvent trouver grâce sous leur plume, Dans la croyance populaire qui s’est répandue autour du Great Reset à la vitesse de la lumière, Schwab se-
pourvu qu’elles leur permettent de conserver leur emploi. rait porteur d’un projet de Nouvel Ordre Mondial fondé sur une dictature internationale autoritaire. Cette
conviction fait couleur beaucoup d’encre et agite beaucoup les touches des claviers.
Ce silence observé par la presse sur la question du Great Reset a nourri de nombreux fantasmes (authen-
tiquement complotistes, ceux-là) sur une grande orchestration des malheurs qui marquent notre époque. Là encore, il faut distinguer le bon grain et l’ivraie et revenir à ce qui est écrit exactement pour comprendre
Pour aller vite, et sans entrer dans le détail des différentes théories qui ont fleuri, l’épidémie de corona- la portée du discours distillé par les élites depuis la pandémie. L’ouvrage de Klaus Schwab est assez expli-
virus aurait été sciemment fomentée pour permettre l’émergence d’un nouvel ordre mondial, où les élites cite sur le sujet de « l’ordre mondial » qu’il préconise et qu’il affirme entrevoir dans les années à venir. Il est

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d’ailleurs sans surprise et sans imagination. Il n’a rien à voir avec une sorte d’empire au sens où George Lu- Cette vision-là fabrique-t-elle un nouvel ordre mondial  ? Certainement pas au sens où l’entendent les
cas l’avait imaginé pour Star Wars, avec une sorte de bureau politique central qui commanderait le monde « complotistes » qui se réduirait à une table ronde de douze chevaliers qui enrégimenteraient secrètement
et l’attirerait du côté obscur de la force. la planète. Mais à coup sûr elle cherche à remplacer la démocratie par une comitologie opaque où plus
personne ne sait exactement qui a décidé de quoi, ce qui est la porte ouverte à tous les débordements.
Dans la pratique, Schwab et Malleret se contentent de réchauffer la soupe servie depuis des années dans les
dîners des grands, faite de multilatéralisme et de décisions complexes, anonymes, âprement négociées dans
des instances nébuleuses dont il ressort un épais bottin de mesures techniques qui ne suscitent jamais l’en-
La fin programmée de l’État-nation
thousiasme des peuples, mais qui récompensent obscurément tous ceux qui ont eu les moyens d’influencer Là où les complotistes peuvent à bon droit dénoncer les arrière-pensées du Great Reset, c’est dans ce
leur élaboration. Le multilatéralisme, dont les Anglo-Saxons sont sortis avec fracas depuis 2016, en choisis- projet assumé par Schwab et Malleret de remplacer les États-Nations, par des entités régionales du même
sant le Brexit d’abord, Donald Trump ensuite, est l’apanage des diplomates, des hauts fonctionnaires, des type que l’Union Européenne. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir qu’au moment même où
grands commis qui se substituent peu à peu aux peuples et aux élus pour gouverner le monde. un Donald Trump a largement ébranlé le multilatéralisme onusien, à un moment où la Grande-Bretagne a
douloureusement quitté l’Union Européenne au terme d’un bras de fer de plusieurs années, deux gourous
Sans surprise, donc, Schwab est un adepte du multilatéralisme sous toutes ses formes : Union Européenne
franco-allemands se font les apôtres d’un système que les plus libéraux combattent.
qu’il cite en exemple, ONU, OMC, G7, G8, G20, qu’il trouve trop mous du genou. Il est accessoirement un
ennemi des États-nations, qu’il juge rétrogrades, inadaptés à un monde « interconnecté », et autres mots Des défauts que Schwab et Malleret trouvent à l’État-nation, on en connaît l’essentiel : rétrograde, pro-
des Start-Up Nations qui débouchent tous sur le constat plus ou moins assumé que la démocratie libérale tectionniste, frileux, rétif au progrès, l’État-nation incarne une sorte de mal absolu pour tous les adeptes
telle qu’elle fut conçue au XVIIIe siècle en Europe a vécu, et qu’une nouvelle ère est arrivée. de la culture mondialisée. S’il n’est pas possible, en l’état actuel des choses, d’imaginer une gouvernance
mondiale unifiée comme dans les films de science-fiction (de la Guerre des Etoiles au Cinquième Elément),
Incontestablement, ce discours correspond au credo d’une certaine élite qui tient le monde. Après l’échec
en revanche, il est possible d’imaginer des coagulations d’États sur le modèle de l’Union Européenne. Ce
du referendum sur le projet de constitution européenne, et plus encore après le Brexit, les élites mondiali-
triomphe suprême du multilatéralisme apparaît aux promoteurs de Davos comme la solution optimale
sées ont nourri un sentiment de dépit grandissant vis-à-vis du suffrage universel. Au fond, faire voter tout
pour débarrasser la planète du prurit nationaliste ou patriotique.
le monde, c’est aussi donner la parole aux idiots, aux crétins, aux réfractaires, aux populistes, aux natio-
nalistes, aux petites gens incapables de comprendre le destin de la planète. Alors que les élites contem- De ce point de vue, le Great Reset ne se contente pas de dresser l’éloge du multilatéralisme, il préconise une voie
poraines sont toutes issues de la démocratie libérale, elles se sont surprises à la mépriser toujours un peu opératoire à suivre pour préserver un modèle de profit sans recourir au protectionnisme. Ce modèle consiste à
plus au fil des années, et surtout à s’en méfier jusqu’à vouloir la court-circuiter. Il s’agit là d’une tendance créer des blocs régionaux, des marchés uniques à l’échelle de plusieurs pays, voire de plusieurs régions.
longue constitutive de notre époque. Progressivement, sans qu’on n’y prenne garde, à force de voir la te-
nace obstination des peuples à défendre leurs États-nations, les élites ont vu dans le multilatéralisme une Cette logique a beaucoup inspiré la Commission Européenne (qui apparaît souvent comme une enfant
voie commode pour gouverner sans partage et sans avoir à composer avec la volonté populaire. de Davos), et ses multiples traités de libre-échange : avec l’Amérique du Sud, le Canada, les États-Unis, la
Chine… La liste est longue de ces tentatives de faire tomber les barrières douanières région par région.
Cette soupe-là, l’éloge du multilatéralisme, Schwab et Malleret la servent d’autant plus volontiers aux puis- Mais la Chine elle-même semble très proactive sur ce nouveau paradigme des relations internationales.
sants qu’eux-mêmes se sont enrichis grâce à elle et ses présupposés. Le Forum de Davos ne fonctionne en On pourrait même voir dans le projet de « Nouvelles Routes de la Soie » porté par les Chinois l’extension
effet pas autrement qu’une instance multilatérale, non-gouvernementale, certes, mais si ressemblante à pour ainsi dire parfaite du modèle de Schwab et Malleret.
l’original qu’on s’y méprendrait. Comme les organisations multilatérales, le Forum économique mondial
dispose de ses « sherpas », les technocrates qui rédigent les textes et font les agendas, de ses comités tech- Nous y reviendrons plus longuement, mais il faut sans doute s’appesantir ici sur la formalisation théorique de
niques sectoriels qui déclinent précisément les projets, de ses séances plénières où de grandes figues sym- cette idée d’entités régionales multinationales appelées à remplacer les États-nations. Selon Schwab et Mal-
boliques viennent prononcer un discours qui ressemble à une homélie, et viennent valider des décisions leret, il s’agit d’une dérivée du trilemme de Dani Rodrik. Ce philosophe politique soutient en effet que, dans
préparées ailleurs. Toute cette « comitologie », comme on dit à Bruxelles, sert à forger un « mainstream », le monde contemporain, il n’est pas possible de faire coexister la démocratie, la mondialisation et l’État-na-
c’est-à-dire une vision commune sur les grands objectifs, sur les grands axes de réflexion, sur les orien- tion. Autrement dit, un État-nation qui joue le jeu de la mondialisation ne peut être démocratique. Et une
tations principales, dont chaque adhérent, chaque participant aura d’autant plus à cœur de les mener à démocratie qui joue le jeu de la mondialisation ne peut rester enfermée dans les frontières de l’État-nation.
bien, au besoin en les amendant ou les sur-transposant, qu’il est laissé libre d’agir ou non. Les Européens ont commencé à éprouver la pertinence relative de ce trilemme. L’intégration des États-na-
Ici s’exprime le principe si efficace de l’émulation : parce que personne n’y est obligé, chacun veut montrer tions d’Europe au jeu mondialisé provoque des secousses : certains choisissent de perdre leur souverai-
qu’il peut plus que l’autre, qu’il est plus enjoué, enthousiaste, déterminé que son voisin. Faute d’obliga- neté (c’est le cas des pays d’Europe de l’Ouest qui adhèrent à l’idéologie européenne), d’autres tendent à
tion, le processus fonctionne par adhésion et par intérêt personnel. Les familiers des discours d’Emmanuel devenir illibéraux pour garder leur souveraineté. C’est en partie le cas de la Hongrie et de la Pologne, qui,
Macron savent quel dégât ce genre de cécité idéologique peut causer dès lors qu’il s’agit d’instrumentali- chacun à leur manière, préfèrent garder leur identité au détriment d’une forme d’État de droit.
ser une cause collective pour en tirer des bénéfices locaux plus ou moins variés. Certes, cette vision très logique appelle de nombreuses nuances et rien ne dit qu’elle sera éprouvée et
In fine, Schwab et Malleret se contentent donc de transposer à une échelle mondiale ce dont ils sont ber- étayée dans la durée. Néanmoins, on sent bien collectivement que les vieux États-nations apparus au
cés depuis qu’ils sont enfants, et ce dont ils profitent à titre individuel : le remplacement de la volonté XIXe siècle peinent à endurer l’épreuve du libre-échange et du développement du commerce régional. On
démocratique par un gloubi-boulga multilatéral, fait de conciliabules, d’instances techniques byzantines, sent bien aussi que leur maintien en vie passe, d’une façon ou d’une autre, par la restauration de frontières,
de technostructure où plus personne n’est capable de prendre une décision simple et claire. Bref, leur dis- de tarifs douaniers, qui sont à l’orthogonale avec les chaînes de profit aujourd’hui. C’est particulièrement
positif donne le pouvoir aux techniciens, aux spécialistes, aux experts, au détriment du citoyen ordinaire vrai pour les grandes entreprises qui ont construit parfois de véritables empires à l’échelle d’un continent.
qui vote par oui ou par non. Leur modèle serait rapidement remis en cause si les frontières revenaient en Europe.

Le multilatéralisme consacre le règne de l’entre-deux, du tiède, du compliqué, là où la démocratie Toute la difficulté tient évidemment au fait que l’État-nation vient d’en bas et que le multilatéralisme vient
privilégie, in fine, la clarté du vote plébiscitaire. d’en-haut. Les Allemands sentent instantanément que leur capitale est à Berlin, les Autrichiens à Vienne,

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les Danois à Copenhague, et les Hongrois à Budapest. Il y a là un attachement affectif profond et façonné font durer l’urgence sanitaire pour obtenir d’autres bénéfices sociétaux que la simple éradication du virus.
par l’histoire. Très peu d’entre eux peuvent se reconnaître dans une entité multilatérale abstraite dont la
capitale serait Bruxelles. Et pourtant, Bruxelles fut capitale de l’empire de Charles Quint, qui réunissait le D’ici là, on retiendra que les adeptes du Forum de Davos, grands bénéficiaires du profit capitaliste s’il en
Luxembourg, l’Autriche, l’Espagne, les Pays-Bas et une partie de l’Italie. est, ne cachent plus leurs émotions pour un modèle étatiste autoritaire où le profit privé s’appuie sur des
politiques publiques liberticides. Cette fascination plus ou moins avouée pour le modèle chinois en dit
Pour que la carte d’Europe soit refaçonnée par une disparition des États-nations, il faut donc une violence long sur la détresse des élites face à la baisse tendancielle des taux de profit.
venue d’en-haut, faite par les élites aux petits peuples, pour modifier le cours de leur histoire. Ce genre de
phénomène n’est pas impossible, et l’on peut considérer que la France donne cet exemple même d’une Great Reset, écologie et disparition de l’humanisme
Gaule (territoire mal défini) transformée en un État nouveau, avec une capitale venue de nulle part, appe-
lée Paris, sous l’effet d’une noblesse étrangère, les Francs. Mais il a fallu plus de dix siècles pour achever On pourrait s’étonner de voir deux influenceurs internationaux, mondialisés, attacher autant d’impor-
ce processus, et de nombreuses guerres, répressions, écrasements de révoltes… L’illusion du Great Reset tance à une épidémie qui a beaucoup moins tué que la grippe espagnole, la variole, ou encore le tuber-
est de croire qu’en quelques années et sans coup férir, les Allemands pourraient accepter que Bruxelles culose. Si les auteurs du Great Reset jouent une sorte de va-tout sur cette maladie au fond assez peu
remplace Berlin, quand les Bavarois en sont encore à considérer que Munich est leur véritable capitale. létale, c’est parce qu’elle cache un autre projet, avec lequel elle pourrait se confondre : la lutte contre le
réchauffement climatique. Et l’on comprend assez rapidement que, dans l’esprit de Schwab et Malleret,
Dans la volonté d’accélérer l’histoire pour la rendre mieux adaptée à la révolution numérique, Schwab et la lutte contre la pandémie est un moyen détourné de promouvoir la transition écologique dont ils esti-
Malleret endosse donc discrètement une véritable violence qui serait faite aux peuples en les dépossédant ment que le monde a besoin pour éviter la disparition.
ouvertement de la souveraineté qu’ils ont parfois chèrement acquise au cours des décennies.
Sur la question de l’écologie, le Great Reset a son programme déjà arrêté : on arrête les déplacements à
Le ralliement de la bourgeoisie mondialisée à l’État autoritaire tout-va, on limite la consommation et on devient tous écologistes. Ce projet suppose que les humains se
convertissent désormais au recyclage, au progrès technologique, aux mobilités douces, et qu’ils cessent
Il nous semble que nous touchons ici à une pierre angulaire du projet porté par le Great Reset, celui du d’avoir le nez rivé sur le compteur de la croissance du produit intérieur brut.
ralliement des élites mondialisées à une gouvernance autoritaire, très peu respectueuse des droits de
l’homme, notamment du droit à la vie privée. C’est en réalité ce projet-là que le Great Reset porte, assorti de quelques considérations étonnantes sur ce
qu’est l’humanité. En creux, ce qui se dessine, c’est une anthropologie écologiste et hygiéniste qui pose
Nous invitons les lecteurs à se reporter aux différents chapitres qui détaillent ces points pour en saisir le question sur ses racines intellectuelles.
détail que nous synthétisons ici autour de la conviction que Schwab et Malleret portent d’un nécessaire
épisode autoritaire pour changer les habitudes individuelles et les organisations sociales. Le Great Reset a d’ailleurs le mérite de jouer cartes sur table. L’époque de l’humanisme est finie et le pro-
jet écologique qui nous est proposé est aussi un projet hostile à l’humanisme, au sens où l’homme serait
Comme dans l’ensemble du Great Reset, ce remplacement de la démocratie par ce qui ressemble beau- au centre de la création. Schwab et Malleret rejoignent les expressions émotionnelles de Greta Thunberg
coup à des dictatures autoritaires est justifié au nom de la santé publique. Pour lutter contre la pandé- pour expliquer que l’homme est un animal comme les autres et qu’il doit apprendre à limiter les dégâts
mie et éviter les troubles sociaux nés du chômage de masse que le confinement crée, Schwab et Malleret qu’il cause aux autres espèces. Foin, ici, de la supériorité de l’homme sur le règne animal par la rationalité,
valident l’émergence d’États forts, qui interviendraient massivement dans la vie économique et auraient le langage et autres convictions héritées de la pensée moderne.
l’autorité pour prendre les mesures sanitaires qui s’imposent. Dans ces mesures, on citera en priorité la
surveillance généralisée des citoyens et de leurs mouvements, avec des moyens numériques qui laissent Désormais, l’homme se réduit à être une boule d’émotions dont l’horizon fondamental n’est plus le salut,
peu de place à l’amateurisme. mais seulement le bien-être psychologique. Ce qui peut se passer après sa mort n’intéresse plus personne.
L’enjeu est seulement de vivre bien, sans question, sans inquiétude, sans perturbation. Au fond, l’écologie
Pour Schwab et Malleret, le bon système de surveillance est donné par Singapour plutôt que par la Chine. selon Schwab et Malleret est un projet d’opiomane : il faut revenir à une sorte d’état anesthésié où la raison,
Selon eux, Singapour protège mieux les libertés que le gouvernement chinois. Mais si l’on se réfère aux le sens, n’agiraient plus. Il faut simplement accueillir la vie telle qu’elle est et ne plus se poser de question.
prévisions économiques des deux auteurs, on est pris d’un doute. Le Great Reset est en effet indissociable
d’une affirmation forte de l’État sur le plan économique, d’un encadrement du marché par des réglemen- À leur insu peut-être, Schwab et Malleret distillent donc un projet profondément hostile à l’humanisme.
tations contraignantes et d’une redistribution des richesses par une pression fiscale assumée. Dans cet Ils montrent ainsi comment les élites mondialisées ne croient plus en l’homme, et l’ont définitivement
univers où le capitalisme devient indissociable de l’État et de son action, où le profit repose sur une inter- échangé contre une préservation éphémère de leurs profits.
vention musclée de la police (fût-elle sanitaire) sommes-nous encore loin du modèle chinois ?
Prédictions ou influence idéologique
La question se pose avec d’autant plus d’acuité que la volonté du Great Reset est bien celle de changer la
vie des gens ordinaires. Il faudrait instaurer une économie circulaire (c’est-à-dire de recyclage), pour briser Certains auront sans doute froid dans le dos en lisant cet ouvrage qui ressemble au énième projet
le modèle de consumérisme capitalistique. Il faudrait redistribuer massivement les richesses pour éviter « d’homme nouveau » dont l’histoire a eu le secret. Dans la lignée des idéologies totalitaires qui, de Lénine
les troubles. Il faudrait dissuader sans mollir Monsieur Toulemonde de prendre l’avion pour partir en va- à Pol Pot, ont cru pouvoir changer l’homme par des décisions politiques, Schwab et Malleret prennent le
cances, ou de prendre la voiture pour aller skier. relais de la grande utopie verticale et autoritaire.

Tous ces changements seraient évidemment imposés plus ou moins directement, et c’est pour cette raison que En ce sens, on dira que le Great Reset est un projet du XXe siècle perdu au siècle suivant.
les promoteurs du Great Reset voient dans la pandémie une opportunité. Au nom de la lutte contre le virus, bien Nous tenons à cette formulation particulière car il existe deux lectures possibles du Great Reset.
des mesures inacceptables en temps ordinaires pour changer les modes de vie deviennent possibles.
La première lecture repose sur l’idée que Schwab et Malleret seraient des sortes de Nostradamus qui pré-
On comprend ici l’étape suivante : plus l’état d’urgence dure, plus l’épidémie traîne en longueur, meilleur diraient l’avenir. Ce qu’on lit dans leur livre aurait donc toute chance d’arriver, notamment parce que le
seront les impacts du confinement. Plus le temps passe, et plus le retour en arrière sera impossible. Schwab Forum de Davos serait une sorte de gouvernement caché qui imposerait sa vision au reste du monde. Cette
et Malleret n’hésitent d’ailleurs pas à écrire ouvertement que les dirigeants les plus éclairés seront ceux qui lecture est très pessimiste, dans la mesure où elle prend acte de façon quasi-irréversible de nos libertés, et
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qu’elle laisse à penser que les élites ont tout loisir de faire de nos sociétés ce qu’elles entendent en faire.
Une autre lecture, que nous préférons, est beaucoup plus engageante. Elle détecte dans le Great Reset
la grande angoisse des élites capitalistes installées face à un changement de modèle où les citoyens les
plus modestes ont la faculté de se fédérer grâce aux réseaux sociaux et à Internet. Ce changement de
modèle change les sources de profit et les rapports de force. D’une part, ce qui faisait la valeur hier ne le
fera plus demain, notamment parce qu’un modèle de consommation affinitaire, beaucoup plus sobre,
devrait succéder à l’idéologie de l’hypermarché. D’autre part, des groupes de citoyens ont la faculté de Chapitre 1
s’organiser de façon agile pour imposer des décisions dont les élus ne veulent pas. L’affaire des Gilets
Jaunes en France en a donné l’exemple. Pourquoi le Great Reset est important
Face à ces mutations profondes, la panique est évidente, et le Great Reset est une tentative autoritaire
pour sauver des meubles qui sont, de notre point de vue, déjà perdus. L’ouvrage de Schwab et Malleret
En juillet 2020, c’est-à-dire quelques semaines seulement après que de nombreux pays industrialisés ont
n’est donc pas une prédiction, mais une imprécation.
décidé de confiner leur population pour limiter ou juguler la propagation de la Covid-19, Klaus Schwab,
Est-ce à dire qu’il n’a pas d’avenir ? fondateur historique du Forum de Davos et Thierry Malleret, l’un de ses proches, ont publié un ouvrage de
282 pages intitulé The Great Reset. Ce livre n’est officiellement pas disponible en format numérique, même
Il est impossible de le savoir aujourd’hui, mais une chose est désormais claire : il existe deux projets concur- s’il est possible de le trouver sous ce format sans payer les 11 € nécessaires à son acquisition.
rents pour notre avenir. L’un, formulé par le Great Reset, propose une réaction élitaire pour reprendre le
contrôle de l’histoire et enrégimenter les peuples. L’autre, venu du sol, horizontal, consiste à laisser faire et Ces petits détails soulignent que l’entreprise du Great Reset, que l’on pourrait traduire en français par le
à laisser les peuples libres d’agir avec les outils qui leur sont donnés. Grand Recommencement (mais que Davos traduit par le néologisme Réinitialisation), n’a rien de secret. Ce
n’est pas un complot ourdi dans l’ombre pour changer la face du monde. C’est un projet public, transparent,
Le décor est posé. Reste à savoir qui sortira vivant de la tragédie qui s’annonce. assumé, largement décliné par l’ensemble du Forum Economique Mondial créé par Schwab, relayé de mul-
tiples manières par le site du Forum, nourri par de nombreuses contributions publiées sur le site lui-même.
Le Great Reset sera par ailleurs au centre de la grande réunion annuelle de Davos qui se tient en janvier 2021.
On le voit, on est loin, très loin du complot. Ce point est important à souligner car quelques esprits soumis
croient encore utile de crier au complotisme dès que l’on interroge le contenu de ce projet. Il est de bon
ton d’insinuer, voire d’accuser frontalement tous ceux qui se demandent quelles sont les finalités de ce
Great Reset de propager des rumeurs fantasmatiques sur la volonté qui animerait quelques grands de ce
monde. Il suffit pourtant d’ouvrir les yeux et de lire l’impressionnante littérature publiée sur le sujet par ces
grands eux-mêmes pour comprendre qu’ils ont décidé de prendre le destin en main et de l’orienter dans
une direction conforme à leurs volontés et leurs intérêts.
L’objet de cet ouvrage est d’en décrire les grandes lignes et de les resituer dans leur sens global, en laissant
chacun se forger sa propre opinion sur ce sujet.

Quinze secondes pour comprendre le Great Reset


Le Great Reset part d’une idée simple : la pandémie de coronavirus produit un tel choc sur le monde sur l’en-
semble du monde (et pas seulement sur son économie) qu’elle donne l’occasion la plus inespérée d’accélé-
rer des réformes ou des changements sous-jacents depuis de nombreuses années. Ces changements de fond
concernent tous les domaines de la vie humaine : l’économie bien sûr, mais aussi le rôle de l’État, le bien-être
personnel, les relations entre les gens, les technologies à leur disposition, jusqu’à l’écologie et la géopolitique.
En près de 300 pages, les deux auteurs exposent leurs vues et leurs visions sur ce que devrait être le monde
de demain, et ils entreprennent de partager cette vision avec l’ensemble de l’élite mondiale.
Bien entendu, il s’agit de la vision produite par l’élite mondiale, qui engage les intentions et les intérêts de
l’élite mondiale. C’est pour cette raison que la compréhension du Great Reset est importante : si elle est
discutée par les élites, elle concerne tout le monde et devrait dans les années à venir modifier la vie de tous
les humains. Elle propose en effet des changements radicaux dans l’organisation des sociétés, et d’abord
des sociétés industrialisées, grâce à ce qu’on appelle le « soft power », c’est-à-dire le pouvoir d’influence.
Ici, pas de vote, pas de campagne électorale, pas de délibération encadrée par des textes. On trouvera seu-
lement des idées agitées dans des colloques, des réunions, des discussions entre happy few où seront invi-
tés quelques journalistes influents. Tout ce petit monde va propager ensuite les mots-clés qu’il a entendus
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durant ces moments. Les uns vont les répéter sous toutes les formes possibles dans des articles distillés tanks composés d’autant de fonctionnaires (notamment des « économistes » qui enseignent la vie de l’en-
quotidiennement dans la presse. Les autres vont les distiller dans des dîners en ville, dans des réunions treprise sans y avoir jamais mis les pieds) que de chefs d’entreprise.
syndicales ou dans des cénacles qui attendent la bonne parole.
Après son passage à Matignon, Malleret a vécu la vie de tous les influenceurs : passage en banque d’in-
C’est cela le pouvoir d’influence : il consiste non à imposer des normes, mais plutôt à percoler des idées vestissement, participation à de nombreux think tanks, création du Monthly Barometer, qui lui permet
comme on percole le café. de diffuser ses idées à travers l’élite mondiale. On retiendra que ce parcours l’a conduit à Londres, mais
aussi à Moscou. On rentre ici dans les couches épaisses de l’influence globalisée : elle touche à tout,
Quelques mots sur Schwab pose finalement assez peu d’interdits géopolitiques, et concerne autant Joe Biden, Bill Gates ou Emma-
nuel Macron que Vladimir Poutine ou Xi Jinping.
Certains pourraient être sceptiques sur l’efficacité de cette méthode qui ne repose pas sur le pouvoir
contraignant des États, mais qui s’appuie sur ce que le marxiste Gramsci appelait la domination cultu- Autrement dit, l’influence de Davos se projette par-delà les frontières de l’ancien monde, par-delà les
relle. Elle consiste à dompter les esprits sans recourir à la force de la loi, mais en cherchant à persuader, distinctions entre capitalisme, communisme, socialisme, et autres noms en «  isme  » qui permettent
à obtenir le consentement des esprits. de cliver à bon compte les opinions publiques. Elle touche toute la planète, ou, en tout cas, toutes les
élites de la planète, quelle que soit leur couleur politique. Exception faite de ce que les acteurs de la
Dans ce domaine, le Forum de Davos inventé par Klaus Schwab constitue une sorte de modèle abouti diplomatie américaine appellent les « rogue states », au rang desquels l’Iran, la Corée du Nord et la Sy-
qu’il n’est pas inutile de décrire. rie tiennent les rôles principaux. Et pour parvenir à cette globalité, Davos s’appuie sur des hommes de
Parlons de Klaus Schwab d’abord. Finalement, on sait assez peu de choses personnelles du bonhomme l’ombre, des « influenceurs » comme Thierry Malleret qui ont l’habitude de traîner leurs guêtres dans les
qui a créé Davos, si ce n’est qu’il est né en Allemagne en 1938. Il a fait ses études en Suisse, et à Harvard allées du pouvoir, quel qu’en soit le détenteur.
après la guerre. Il obtient un doctorat d’économie à Fribourg, un doctorat de génie mécanique à Zurich. Il
suit les cours d’administration publique d’Harvard. En quoi Davos a un impact sur la vie des gens
On le retrouve enseignant à l’université de Genève de 1972 à 2003. Sa spécialité sont les affaires poli- Sur le fond, il faut se poser la question de l’impact réel de ce soft power exercé par le World Economic
tiques. Dès 1971, il crée le forum européen du management, qui devient, en 1987, le World Economic Forum. Après tout, le Great Reset pourrait n’être qu’un livre parmi d’autres, un livre qui ne compte pas
Forum, plus couramment appelé le Forum de Davos. Progressivement, ce rassemblement annuel a plus que les autres, et qui ne changera pas plus la face du monde qu’un ouvrage publié par une youtu-
mué en think tank permanent qui prétend diffuser une image novatrice et philanthropique du capita- beuse ou un chanteur des années 70.
lisme. Il est, en quelque sorte, la grand-messe de l’élite mondiale, où les prêtres du profit prononcent Se pose ici la question de l’influence réelle d’un Forum controversé.
des homélies pour l’ensemble de l’année.
Certains soutiennent que cette influence est par nature limitée, quoique Klaus Schwab tente de faire croire
Pour certains, Davos est l’assemblée annuelle du néo-libéralisme. C’est en réalité assez inexact, car Klaus le contraire (notamment pour augmenter les profits qu’il en tire). On trouvera un partisan de cette thèse
Schwab présente une particularité qu’il tient peut-être de son éducation reçue dans l’Allemagne nazie : il dans la personne par exemple de Jean-Christophe Graz, professeur à Lausanne, qui a décortiqué l’in-
n’a pas d’aversion pour les régimes autoritaires, et il n’idéalise pas la démocratie. En 2018, il a par exemple fluence réelle de Davos dans un article publié en 2003 dans la revue A contrario1 . Pour être franc, l’analyse
reçu la médaille de l’amitié de la République Chinoise. Cette petite récompense saluait la réception à de l’intéressé nous a paru plutôt verbeuse et manquant un peu de tranchant.
Davos, en 2016, de Xi Jinping, qui était venu faire l’éloge du multilatéralisme devant le Gotha du capita-
lisme. Elle valut à Schwab une remarque acerbe de George Soros, qui rappela fort utilement (Soros n’est Inversement, le pouvoir caché de Davos nourrit de nombreux fantasmes complotistes, qui manifestent
pas toujours dans l’erreur !) que la Chine était le principal danger pour la démocratie dans le monde. tous leur incompréhension de ce qu’est le soft power. Dans cet univers de l’ombre, certains imaginent qu’il
existerait une sorte de gouvernement en coulisses qui arbitrerait des décisions qui s’imposeraient unifor-
Ce rapide survol amène à se poser une question : Schwab serait-il un adepte de cette vision historique- mément dans la vraie vie, comme si une hiérarchie cachée dominait le monde et ses institutions.
ment typée où une élite conduit le monde sans vraiment se préoccuper de démocratie et de liberté ?
Ces divergences d’interprétation s’expliquent par la nature liquide, informelle, du soft power. Personne ne
Quelques mots sur Thierry Malleret peut en mesurer exactement l’étendue ni l’effet réel. Autant une loi votée par un Parlement élu en bonne
et due forme est mesurable immédiatement : elle est promulguée, et tout le monde obéit, ou est supposé
Aux côtés de Klaus Schwab dans la rédaction du Great Reset, on trouve Thierry Malleret, un Français qui a obéir. Autant une ligne générale dégagée par un soft power est imprécise, parfois invisible, et son applica-
obtenu un doctorat d’économie à Oxford. Le personnage est lui aussi très discret sur sa vie et appartient à tion se révèle très variable et difficile à mesurer.
cette nébuleuse d’influenceurs qui cultivent leur carnet d’adresses comme un jardin secret.
On peut présumer que le Great Reset n’échappera pas à cette ambiguïté et à cette incertitude. Il n’aura pas
Avant d’entamer une vie d’influenceur, Malleret fut conseiller de Michel Rocard à Matignon. Cette circons- l’efficacité claire et contraignante d’une loi qui serait adoptée par un gouvernement. Mais s’il comptait
tance est intéressante parce qu’elle montre les liens pour ainsi dire organiques qui existent entre la deu- pour du beurre, il n’occuperait pas tant de gens sérieux répartis un peu partout sur la planète. Son résultat
xième gauche française (celle qui a refusé le marxisme) et le multilatéralisme mondialiste. Dans de nom- se situera donc « entre les deux » : il influencera incontestablement une partie importante de l’élite écono-
breux parcours personnels, on s’aperçoit qu’il n’y a souvent qu’un pas entre la sphère publique et l’intérêt mique et politique mondiale. Il inspirera sans doute des réformes, notamment dans les institutions multi-
privé, et surtout entre le sens (parfois très relatif ou très personnel) de l’intérêt général et le fantasme d’un latérales, qui sont par nature les plus perméables aux influences des think tanks et autres relais d’opinion.
monde où les décisions sont prises en petit comité, par quelques experts mandatés par leur pays pour Il décidera probablement un certain nombre d’entreprises à modifier leurs stratégies ou leurs projets.
conduire les affaires de la planète par-dessus les processus démocratiques.
Mais il est impossible de savoir avec quelle intensité cette influence s’exercera. Le pouvoir de Davos s’ar-
C’est un peu la particularité de Davos : on y trouve plus de « sociaux-démocrates » convaincus que le ca- rête là. D’autres souligneront surtout que c’est ici qu’il commence...
pital et l’État doivent collaborer, que de libéraux partisans d’un laissez-faire manchestérien. On pourrait
même dire sans risque que le libéralisme est allergique à cette régulation du marché qu’adorent les think
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Chapitre 2
Instrumentaliser l’épidémie de Covid-19

« Début juillet 2020, nous sommes à la croisée des chemins, affirment les auteurs de Covid-19 :
The Great Reset. Un chemin nous mènera à un meilleur monde : plus inclusif, plus équitable et
plus respectueux de Mère Nature. L’autre nous emmènera dans un monde qui ressemble à celui
que nous venons de laisser derrière nous - mais en pire et constamment truffé de mauvaises
surprises. Nous devons donc bien faire les choses. »

Le Great Reset part d’une idée très simple, que beaucoup de citoyens ordinaires ont eue par eux-mêmes :
la pandémie constitue une rupture d’ampleur dans l’histoire contemporaine, et probablement dans l’his-
toire globale. Jamais, en un laps de temps aussi court, autant de pays dans le monde n’avaient décidé
d’interrompre spontanément leur fonctionnement collectif pour enrayer la propagation d’une maladie
à la létalité relativement faible si on la compare à la peste ou même à la grippe espagnole. Et pourtant,
une sorte de consensus sanitaire s’est assez spontanément dégagé dans le monde, y compris en Afrique, y
compris en Amérique du Sud, pour enjoindre aux humains de se terrer en attendant que l’épidémie passe.
C’est un peu le phénomène inverse d’une guerre mondiale : lorsqu’une guerre éclate, les économies sont
mobilisées pour aider à tuer. Dans le cas de la pandémie de Covid-19, les économies se sont arrêtées pour
éviter de tuer. Il n’est probablement pas utile de revenir ici sur l’ampleur des dégâts économiques produits
par cette décision. Dans certains pays comme l’Espagne et l’Italie, le produit intérieur brut devrait perdre
plus de 10 %, ce qui constitue un choc rarement connu dans l’histoire, sauf à des moments très critiques.
Intuitivement, chacun sent bien que les confinements décidés un peu partout ont accéléré des tendances
latentes ou lentes depuis plusieurs années dans nos organisations sociales. Par exemple, après des décen-
nies de production largement inspirées par le fordisme, avec des travailleurs sous la surveillance constante
du chef d’atelier comme paradigme, la généralisation du télétravail a fait brutalement tomber des pans
entiers de croyance. Parce qu’Internet permet de travailler à distance, la légitimité du bureau vacille. Après
tout, pourquoi ne pas « éclater » les entreprises qui le peuvent en laissant les salariés collaborer en ligne
depuis leur domicile ?
D’autres exemples viennent à l’esprit dans la foulée. L’école est-elle encore utile sous sa forme actuelle,
alors que tant d’enseignants ont pu très rapidement organiser des cours à distance, souvent plus efficaces
que les cours en présentiel ? Les commerces « physiques » ont-ils un avenir alors que les géants du com-
merce en ligne sont si efficaces ?
Toutes ces questions évidentes n’empêchent pas d’autres questions moins immédiates, mais tout aussi
structurantes, particulièrement en France. L’interruption brutale du tourisme, qui paraît cohérente avec la
thématique des « mobilités douces » promue par les écologistes produit un choc important pour l’écono-
mie française. Le poids de l’hôtellerie et de la restauration, mais aussi du transport de voyageurs, devrait
durablement diminuer. Le développement du télétravail bouleverse les transports, l’immobilier, mais aus-
si la restauration rapide et les réseaux de télécommunication. On se souvient par exemple que le premier
confinement a conduit à une quasi-saturation d’Internet, spécialement dans les zones résidentielles. Tous
ces mouvements modifient notre écosystème, et en particulier notre modèle très étatique de protection
sociale qui côtoie désormais un impressionnant gouffre financier, faute de cotisants pour l’alimenter.
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L’épidémie de Covid-19, une opportunité modèle autoritaire dont le présent ouvrage va décrire les contours (nous invitons ici le lecteur à se référer
aux chapitres qui suivent pour comprendre la nature réelle du Great Reset).
Si l’économie française est contrainte à des choix complexes, elle n’est pas la seule à subir le choc de cette
crise. Partout dans le monde, des lézardes fissurent les murs de citadelles qu’on croyait inexpugnables, et Certains considéreront ici que le néo-libéralisme davossien jette le masque et dévoile enfin le substrat an-
bien des certitudes sortent remises à plat de ces mois étranges où, pour sauver des vies, le monde indus- ti-démocratique qui le guide depuis longtemps. D’autres, dont l’auteur de ces lignes, s’étonnent de cette
trialisé a accepté de perdre son modèle de développement ou, en tout cas, de le soumettre à rude épreuve. conversion tardive des élites occidentales à un modèle étatiste vis-à-vis duquel il est vrai qu’elles cultivent
Ce qu’on croyait impossible à réaliser dans des temps rapides jusque-là paraît à portée de main. de longue date l’ambiguïté. Mais, jusqu’à une époque récente, la défense des libertés constituait le cœur
du socle libéral, y compris à Davos. Le centre de gravité intellectuel des élites s’est désormais déplacé vers
L’idée du Great Reset part de la conviction qu’au fond cette crise constitue une opportunité pour réaliser un amour très primaire pour la domination étatique et pour la surveillance des populations.
un certain nombre de changements utiles au bien. Comme le dit le livre dès son introduction (comme le
montre la citation en exergue), les sociétés humaines ont le choix entre un avenir radieux et le monde Il y a là un mystère que la fascination pour la Chine explique peut-être.
ancien mais en pire, car au bout du rouleau. Profitons donc de la pandémie de Covid-19 pour innover et
améliorer nos sociétés, plutôt que de croupir dans le monde ancien. Great Reset et complot
Sur le papier (nous y reviendrons), cette proposition est alléchante, bien entendu : vous avez le choix entre Les formulations de Schwab et Malleret sont d’autant plus dommageables qu’elles accréditent, par leur sim-
un mieux nouveau et un moins bien ancien, que préférez-vous ? Formulée de cette façon, la question de- plisme et leur fascination pour l’autorité orwellienne, l’idée que la pandémie de Covid-19 a été orchestrée
vient même très rhétorique, puisqu’elle induit forcément la réponse que les auteurs du Great Reset at- pour rendre possible une sorte de coup d’État mondialiste. Dans les théories du complot qui se sont bous-
tendent : nous, humains, préférons améliorer notre société plutôt que la voir décliner. culées ces derniers mois, propagées notamment par le documentaire « Hold-Up » qui a suscité la colère des
classes dominantes en France, le coronavirus a été intentionnellement fabriqué et répandu pour permettre
Une fois la réponse « oui » obtenue, le programme se déroule naturellement. Dans la présentation de
ce Great Reset prophétisé depuis plusieurs années par Klaus Schwab. Au fond, face à la lenteur des change-
Schwab et Malleret, il comporte assez peu de doutes et de marges de manœuvre. Nous en dévelop-
ments et à la réticence des peuples à accepter le « progrès » technologique auquel nous serions promis, la
perons les différents aspects dans les chapitres qui suivent. Tout se passe comme si l’épidémie don-
pandémie permettrait d’anesthésier les consciences et de proclamer un monde nouveau sans résistance.
nait l’occasion d’appliquer une feuille de route présentée comme un progrès naturel, évident, pour
l’humanité, saupoudré de respect pour Mère Nature, d’équité et d’inclusion. Voilà un menu que nous Ces thématiques sont bien connues et rejoignent les critiques adressées au « Big Pharma », qui profite-
serions mauvais coucheurs de refuser. rait largement de la pandémie qu’il a créée pour s’enrichir. Et dans ses valises, il emmènerait avec lui une
multitude de dominants dont chacun tirerait lui-même profit du monde qui vient. Beaucoup (et surtout
L’habileté des auteurs repose ici sur de grosses ficelles commerciales dont nous remonterons le fil peu à
beaucoup plus que les élites ne le croient) sont convaincus, d’ailleurs, que le confinement et l’interdiction
peu. Mais elle suppose que tous les humains qui lisent ce livre partent de la conviction que le progrès est
des rassemblements de plus de six ou dix personnes se justifient uniquement pour faciliter l’obéissance et
possible et souhaitable. Le monde de demain doit être meilleur que le monde d’hier. Et si nous mettons
la soumission des peuples. On crée des peurs, on interdit les mouvements de masse, on met les sociétés
en pratique le programme du Great Reset, l’humanité aura fait un grand pas en avant. Les marchands d’as-
sous cloche, et elle devient plus vulnérables que jamais à une prise de pouvoir par une minorité qui profite
pirateur n’utilisent pas un autre type d’argumentation pour convaincre les ménagères d’acheter leur pro-
de la situation pour suspendre les libertés et le cours normal de la démocratie.
duit : Alors madame, vous préférez passer beaucoup de temps à faire le ménage pour un résultat médiocre
ou y passer peu de temps pour un résultat digne d’une fée du logis ? Emballé, c’est plié ! Comme souvent se mêlent dans ces théories conspirationnistes des éléments de vérité et des extrapola-
tions hasardeuses qui ne résistent pas à l’analyse.
En soi, le simplisme binaire de Malleret et Schwab (un meilleur avenir contre un mauvais présent) pose
question : peut-on prendre au sérieux et pour argent comptant un livre qui repose sur une argumentation On ne peut rien comprendre au supposé complot du Covid-19 sans se pencher sur la question de l’ori-
aussi manichéenne ? La réponse est dans la question. gine du virus. Selon les théories officielles, ce virus serait né après qu’une chauve-souris a parcouru 1 500
kilomètres pour mordre un pangolin à Wuhan qui a mordu un Chinois inconnu. La pandémie serait née
Le Great Reset : une grande manipulation ? de cette façon, dans une fulgurante mutation génétique réalisée en un temps record, avec une part de
chauve-souris supérieure à 90 %, alors même que le pangolin serait l’hôte qui aurait servi à la contami-
Présentée ainsi, la thèse de Schwab et Malleret a tout d’une grande manipulation. Elle laisse à penser que le nation. Ce récit rocambolesque, digne d’une série Z de l’industrie américaine du cinéma, est aujourd’hui
choix des sociétés n’est pas entre plusieurs futurs possibles, mais entre un immobilisme dangereux et un avenir présenté comme la seule version non-complotiste autorisée sur les premières heures de la pandémie.
dont les auteurs auraient unilatéralement dessiné les contours. Répétons-le, la ficelle est grosse. Elle relève de
la rhétorique et du marketing de bas étage. On peut s’étonner que tant de membres des élites tombent dans Or, il se trouve que Wuhan héberge un laboratoire dit « P4 » dont la mission est de travailler sur les virus.
ce panneau, dont ils ne sont pas tous dupes, et on peut se demander pourquoi des gens aussi éduqués et aussi De l’aveu même des scientifiques les plus étrangers à la polémique, il est beaucoup plus plausible que le
ambitieux quant à leur propre intelligence peuvent se satisfaire d’un raisonnement aussi paresseux. coronavirus qui a plombé les économies mondiales soit le produit d’une manipulation plus ou moins im-
portante pratiquée dans ce laboratoire, dont il se serait échappé.
Dans son précédent ouvrage, la Quatrième Révolution Industrielle2, Klaus Schwab avait au moins pris la
peine d’esquisser plusieurs avenirs possibles, dont l’un riant et l’autre autoritaire. Dans le Great Reset, il n’y Pour les complotistes, la sortie de ce laboratoire a été orchestrée par les élites mondiales pour justifier un
a plus qu’un avenir possible, que nous pourrions qualifier de techno-autoritaire. Il repose sur l’immixtion de Great Reset. C’est une extrapolation peu plausible, dans la mesure où l’on voit mal pourquoi une intelli-
la technologie à tous les étages de notre vie, dans un cadre dominé par des États autoritaires qui assurent gence aussi calculatrice aurait commis l’erreur de déclencher la pandémie près du laboratoire où les tra-
l’avènement du bien sur terre malgré la réticente paresse d’individus rétrogrades à qui il faut forcer la main. vaux de manipulation avaient lieu. Si l’objet était de déclencher une pandémie mondiale, pourquoi ne pas
l’avoir directement disséminée là où les foyers de population les plus rétifs au Great Reset se trouvaient :
De ce point de vue, il y a une évolution profonde, pour ainsi dire pessimiste et idéologique, de la pensée en Europe, aux États-Unis ? Pourquoi n’avoir pas transporté le virus là où il était peu identifiable dans un
de Davos. Il ne s’agit plus de miser sur la responsabilité des individus en leur proposant de choisir entre premier temps, et là où il aurait rapidement causé des dégâts irréparables ?
une démocratie libérale protectrice des libertés et un modèle autoritaire augmenté par les possibilités
de la technologie numérique. Il s’agit, au nom du bien et de la Nature, d’emmener tout le monde dans un Les circonstances « excentriques », au sens propre, de la pandémie suggèrent que la contamination a
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plutôt été d’origine accidentelle. Dans un premier temps, l’épidémie a frappé dans le cercle immédiat
autour du laboratoire de Wuhan. Officiellement, elle a causé 5 000 morts dans cette agglomération de
11 millions d’habitants, mais certains évoquent le chiffre de 50 000, au vu du nombre d’urnes funéraires
restituées une fois l’épidémie jugulée. En quelques semaines, l’épidémie a profité du transport aérien
et des nombreux contacts entre le Hubei et le reste du monde pour disséminer des foyers de conta-
mination un peu partout. On est objectivement très loin d’un plan concerté de façon intelligente, et
rien n’expliquerait, si c’était le cas, pourquoi avoir commencé par contaminer la Chine et n’atteindre les
États-Unis que quelques semaines plus tard. Chapitre 3
On ne peut donc croire à un complot ici. En revanche, rien n’exclut (bien au contraire) que certains gouver- Le Great Reset ou le triomphe de la technostructure mondialisée
nements, notamment le gouvernement français, n’aient profité de l’épidémie pour instaurer un état d’ur-
gence très commode dans un dessein politique plus large. C’est ici qu’ils rejoignent la vision d’un Schwab
et d’un Malleret, selon laquelle la crise est une opportunité. « Just to provide a broad and oversimplified example, the containment of the coronavirus
On n’a pas fini de disserter sur ce point qui justifie un sujet en soi. Mais il nous éloigne de ce qui nous inté- pandemic will necessitate a global surveillance network capable of identifying new outbreaks
resse ici : le contenu du Great Reset. as soon as they arise, laboratories in multiple locations around the world that can rapidly
analyse new viral strains and develop effective treatments, large IT infrastructures so that
communities can prepare and react effectively, appropriate and coordinated policy mechanisms
to efficiently implement the decisions once they are made, and so on. »

Assez curieusement si on ne prend pas le temps de lire entre ces lignes, le Great Reset s’ouvre par un cha-
pitre un peu théorique intitulé « Conceptual framework » (architecture conceptuelle, pourrait-on traduire),
qui affirme de façon assez pompeuse que « trois forces séculaires dominantes façonnent notre monde ». Ces
trois forces sont l’interdépendance, la rapidité et la complexité. Le livre prend soin de détailler l’impact
de chacune de ces forces, et de montrer comment la pandémie de coronavirus en a montré l’importance.
Quoi de plus anodin, en apparence, que ces digressions abstraites qui pourraient presque passer pour des
moments de prospective philosophique ? En vérité, les idées qui y sont exposées n’ont rien de très novateur,
et peuvent être dites d’à peu près toutes les sociétés humaines. Car même dans les tribus papous ou ama-
zoniennes, la société repose sur une interdépendance entre chaque membre, sur le besoin de prendre des
décisions rapides pour faire face aux dangers, et sur une complexité de décisions à prendre dans un monde
à de nombreux égards plus hostile que le nôtre. Lorsque Schwab et Malleret prétendent que ces trois valeurs
façonnent le monde nouveau, ils montrent moins leur compréhension d’aujourd’hui que leur incompréhen-
sion du monde de toujours et de ce qui fait une société humaine depuis des dizaines de milliers d’années.
On peut toutefois se demander dans quelle mesure ces allures prophétiques qui servent à énoncer des
évidences et des banalités dans un jargon de consultant pour grande entreprise n’est pas une manipula-
tion des esprits simples. On fait croire que décider et gouverner dans le monde de demain sera un exercice
radicalement différent du gouvernement dans le monde d’hier, comme si Vercingétorix n’avait pas dû, en
son temps, agir vite et bien avec des tas d’interlocuteurs pour remporter la bataille de Gergovie, et comme
si Moïse lui-même n’avait dû affronter un monde complexe et interdépendant, exigeant de nombreuses
connaissances différentes à mobiliser très rapidement pour pouvoir traverser la Mer Rouge avant qu’elle
ne se referme. Et ce faisant, en oubliant que l’interdépendance est la caractéristique de n’importe quel
groupe animal, en faisant mine d’y voir une nouveauté, on persuade tout le monde que le régime politique
d’hier n’est plus possible dans le monde de demain.

Schwab, Malleret et le retour à l’Ancien Régime


Dans la pratique, l’exercice jargonnant sur les trois piliers du gouvernement de demain fonctionne de
façon assez simple. Il instille l’idée que le monde est de plus en plus compliqué, exigeant des savoirs
toujours plus larges et toujours plus interdisciplinaires. Comme nous entrons dans une ère de tur-
bulence, il exige des décisions rapides pour répondre aux défis urgents qui nous pressent. Pour ceux
qui n’auraient pas compris la rhétorique schwabienne, il s’agit ici d’expliquer ce que les Français com-
prennent assez facilement : un monde où les pandémies guettent n’autorise plus le processus démo-
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cratique, avec ses processus de décision longs, dilués entre des millions de citoyens qui ne savent rien. expérience vaut pour de nombreux pays européens, à des degrés divers. La haine qui s’est abattue sur le
suffrage universel en Grande-Bretagne après le vote sur le Brexit l’a montré. On ne dira pas mieux de ce qui
Désormais, il faut adopter un gouvernement capable de répondre aux défis. Et ce gouvernement s’est passé aux États-Unis après la victoire de Donald Trump qui a scandalisé les élites.
doit être rapide, équipé pour des décisions complexes, prises en recueillant l’avis de ceux qui s’y
connaissent. Bref, il faut redonner le pouvoir à une aristocratie, à la caste des meilleurs, qui sera char- Depuis plusieurs années, nos élites ne manquent donc pas une occasion de chanter leur amour pour
gée d’assurer la survie de la société humaine malgré l’avis des gros bourrins qui la composent. Telle la démocratie, et de couvrir leur chant par des mises en garde sur les dangers du « populisme », du
est l’intention cachée dans la construction conceptuelle qui fonde de façon pour ainsi dire sibylline le « repli sur soi nationaliste », des « Gaulois réfractaires ». La démocratie, c’est bien, à condition d’être
Great Reset. En réalité, on se gorge de mots techniques, mais on a un seul motif en tête : arrêtons de pratiquée entre gens de bonne compagnie.
discuter et laissons les meilleurs décider pour le groupe.
Il faut donc ici bien déchiffrer le sens de cette ouverture curieuse du livre The Great Reset sur cette phé-
L’interdépendance ou la fin de l’État-nation
noménologie de l’interdépendance. Si elle paraît stratosphérique, aseptisée, elle est la plus directement Plutôt que de parler de peuple ou de citoyens, le Forum de Davos préfère donc parler d’« interdépen-
dangereuse d’un point de vue démocratique. Elle laisse penser que la démocratie est un sport de riches dance  ». Un vieux mythe républicain prétendait que nous devions avoir des délibérations démocra-
ou de décadents, où chacun agit pour soi, dans la lenteur et le simplisme. En période difficile, il faut au tiques, c’est-à-dire des débats transparents et rationnels où les arguments s’échangeaient de façon dia-
contraire des gens solidaires, agiles et intelligents. C’est-à-dire une élite. lectique pour aboutir à une réalité. Dans le sabir de Davos, la démocratie est reléguée aux oubliettes
du château et cède la place à l’interdépendance, « interdependence », en anglais (certains philosophes
Si l’on admet ici l’hypothèse que le principe universel du monde orwellien dans lequel nous rentrons dé-
auraient traduit par intersubjectivité).
sormais à pas de géants repose sur la subversion des mots, alors on reconnaîtra à Schwab et Malleret un
certain talent dans la maîtrise de ce principe. Il faut comprendre que l’interdépendance dont ils parlent, Schwab et Malleret prennent soin de décoder leur propre jargon. Selon eux, l’interdépendance peut être
c’est en fait le repli sur soi des élites. Il faut comprendre que la rapidité rime avec suppression des ins- définie comme la «  dynamique d’une dépendance réciproque entre les éléments qui composent un sys-
tances démocratiques qui font perdre du temps. Et il faut comprendre que la complexité du monde est tème »3. Là encore, ce langage abstrait peut paraître rassurant, mais à un moment où la presse fleurit d’ex-
mise en avant pour exclure des cercles de décision tous ces citoyens imbéciles qui se croient capables de pressions comme « faire peuple », « faire République », « faire société », il faut déchiffrer ce que nous disent
parler de tout sans jamais rien y comprendre. sur ce sujet les fondateurs de Davos.
Bref, le monde qui nous est promis et décrit vise à légitimer une captation du pouvoir par une minorité Pour bien expliquer leur pensée, Schwab et Malleret reprennent la citation du vieil ambassadeur de Sin-
élitiste au nom de lois abstraites qui s’imposeraient désormais aux sociétés humaines. gapour Kishore Mahbubani : « Les 7 milliards d’humains qui habitent la planète terre ne vivent plus dans
une centaine de bateaux différents. Ils vivent tous dans les 193 cabines séparées d’un même bateau »4. Au-
Le mythe de la démocratie incapable trement dit, notre petite planète n’a plus de place pour les vieux États nations qui en ont fait l’histoire. Elle
est un seul et même peuple, répartis dans des pays différents qui forment un tout : le « système » humain.
Cette conviction selon laquelle la démocratie serait un système obsolète qui donne voix au chapitre à des
idiots et qui est incapable de décider correctement et dans des temps satisfaisants est très répandue dans Bien entendu, le Great Reset empile les lieux communs, et tout spécialement les néologismes hi-tech
les élites qui fréquentent Davos. Elle n’est jamais clairement dite, mais il faut sans doute ici, pour en mon- pour dissimuler cette conviction simple que les nations n’ont plus de sens et qu’il faut désormais regrou-
trer le subterfuge, prendre le temps de la dévoiler. C’est un travail essentiel, car on verra dans les chapitres per l’espèce humaine dans une seule gouvernance, dans un seul ensemble organisé comme un système,
qui suivent comment les élites mondialisées se sont converties à l’autoritarisme chinois. c’est-à-dire à partir d’un principe commun. Ce principe renvoie la nation au vestiaire, au nom de l’« hy-
per-connecté », du « concaténé », de la « connectivité » et autres barbarismes qui cherchent à dissimuler
Rappelons ici que, en 2016, Schwab avait invité Xi Jinping au Forum de Davos où il avait dressé l’éloge du une affirmation grossière sous des termes techniques supposés la rendre intelligente.
multilatéralisme (là encore, une idée à retenir : l’attachement au multilatéralisme est de moins en moins
compatible avec la souveraineté des peuples). Deux ans plus tard, suscitant les foudres de George Soros, En creux, on lira le nouveau paradigme sociétal dans cette phrase du livre : « L’interdépendance a un impor-
Schwab avait reçu la médaille chinoise de l’amitié. Ces points anecdotiques prennent tout leur sens quand tant effet conceptuel : elle invalide la “pensée en silo” »5. Et le premier silo est bien celui de la nation, même s’il
on songe à la gestion du confinement. Combien de fois n’avons-nous pas entendu, au printemps, des jour- ne doit pas faire oublier le second silo, celui des disciplines scientifiques dont le séquençage n’a plus de sens.
nalistes répéter en boucle la petite musique du : « Ah, mon bon Monsieur, un régime autoritaire comme celui Désormais, nous sommes tous interdépendants, nous faisons tous partie du même système, et plus rien ne
de la Chine est mieux équipé pour gérer une pandémie qu’une démocratie comme la nôtre ! » doit nous isoler les uns des autres. À commencer par ces vieilles idées de nation qui n’ont plus de sens.
Ces petites phrases distillées consciencieusement sont ce qu’on appelle des bruits de longue traine :
elles n’ont que peu d’effet immédiat sur le citoyen moyen qui ne sort pas immédiatement dans la rue
Rapidité contre démocratie
pour réclamer la suppression du multipartisme ou pour demander l’asile politique à la Chine. En re- Point n°1, donc : l’État-nation n’a plus de sens. Place à la gouvernance mondiale.
vanche, la phrase se grave peu à peu dans les esprits comme une musique populaire, et finit, par réson-
nance, jusqu’à tôt ou faire mouche lorsqu’il s’agit de justifier des mesures autoritaires inimaginables Point n°2 : il existe désormais une dictature de l’urgence, qui est apparue clairement lors de la pandémie (et
jusque-là. Tout l’art consiste à faire croire que cette idée est apparue avec la pandémie de coronavirus c’est en quoi, pour les concepteurs du Great Reset, la pandémie constitue un révélateur et un accélérateur des
et qu’elle se justifie par de purs motifs sanitaires. changements collectifs dont nous avons besoin). Face aux malheurs du temps, on n’a plus le temps de discuter.

Dans les faits, cela fait bien longtemps que les élites occidentales aiment la démocratie si et seulement si On notera avec sympathie que sur ce point Schwab et Malleret se montrent prudents et moins affirmatifs
elle sert leurs intérêts, et qu’ils la conspuent, la transgressent ou la violentent à coup de flashs totalitaires que sur l’interdépendance ou la complexité. Ils ménagent les susceptibilités, conscients du caractère très
dès lors qu’elle les menace. On l’a vu avec la victoire du « non » au referendum de 2005, que Sarkozy a sensible de leurs affirmations. Mais ils concluent cet intertitre par une phrase qui en dit long, en creux, sur
finalement contourné en s’appuyant sur le parlement. Mais dès le passage de Jean-Marie Le Pen au se- leurs intentions : « Une autre conséquence importante et durable de la rapidité est que les décideurs dis-
cond tour des présidentielles en 2002, le divorce entre les élites et la démocratie était plié en France. Cette posent de plus d’information et d’analyses qu’avant, mais de moins de temps pour décider.6 » On devine ici
que les auteurs posent un jalon dont ils tireront les conséquences plus loin dans leur ouvrage : le proces-
20 21
sus démocratique habituel n’est plus compatible, par sa longueur, avec les besoins du temps. Désormais,
il faut agir sans attendre. C’est l’urgence sanitaire...
Il ne faut surtout pas sous-estimer ce point, et il est sain de se souvenir des remarques régulières, par
exemple dans la start-up nation de Macron, sur la lenteur du processus démocratique. Redisons-le, si
l’analyse de Schwab était réellement née avec la pandémie, on comprendrait la fausse naïveté avec
laquelle il souligne que les décideurs n’ont plus le temps de débattre avant de décider. Mais cette idée
que la démocratie serait trop lente pour être efficace était devenue un lieu commun dans les élites Chapitre 4
avant même l’arrivée du coronavirus.
Pour reprendre le seul exemple d’Emmanuel Macron, n’oublions pas qu’il a proposé de supprimer des
L’étrange conversion de Davos à l’écologie
dizaines de sièges de députés notamment parce que l’excès de débats nuit, dans sa vision du monde,
à l’efficacité de la démocratie. Plus discrètement, l’agrandissement des circonscriptions électorales
qu’induit la diminution du nombre de députés permet en même temps de dissoudre le lien entre le « However, beware of the pursuit of degrowth proving as directionless as the pursuit of growth !
député et ses électeurs. Ceci nourrit la théorie d’un système unique où le caractère national ou local The most forward-looking countries and their governments will instead prioritize a more
des institutions n’a plus de sens. inclusive and sustainable approach to managing and measuring their economies, one that also
drives job growth, improvements in living standards and safeguards the planet. The technology
On mesure combien la pensée d’un Emmanuel Macron est proche des présupposés de Davos et du Great Reset... to do more with less already exists. »
Le Great Reset et le triomphe d’une nouvelle élite
Ces analyses abstraites sur l’interdépendance et la rapidité préparent bien entendu le terrain à la donnée L’une des révélations les plus étranges du Great Reset de Schwab et Malleret est livrée par le deuxième
fondamentale que nous attendions tous sans impatience : le monde est devenu trop complexe pour être chapitre du livre, consacré à l’économie. Fidèle au style des deux auteurs, il est écrit en langage asep-
conduit par des élus généralistes désignés par le peuple. La phrase glissée autour d’un exemple : « la maî- tisé et appelle donc une double lecture : l’une qui se cantonne à la surface des mots, et l’autre qui
trise de la pandémie de coronavirus nécessitera un réseau de surveillance globale capable d’identifier de cherche à en percer l’intention finale.
nouveaux foyers dès leur apparition, des laboratoires éparpillés dans le monde qui peuvent analyser rapide- À la surface des mots, on trouve un chapitre organisé en trois grandes parties dont la cohérence ne
ment de nouvelles souches virales et développer des traitements efficaces, de larges infrastructures d’infor- saute pas aux yeux. Dans une première partie, les auteurs livrent une sorte de prêt-à-penser sur la crise
mations pour que les communautés puissent se préparer et réagir efficacement, des mécanismes politiques économique et sur les perspectives de croissance à court terme dans le monde. L’ensemble relève du
adaptés et coordonnés pour appliquer efficacement les décisions lorsqu’elles sont prises, etc. »7 commentaire d’actualité relativement passe-partout et conclut sur la conviction que la reprise n’inter-
Cette phrase résume assez bien l’horizon vers lequel Davos souhaite nous emmener. Il ne s’agira plus de viendra pas avant l’arrivée d’un vaccin. Et même une fois celui-ci développé, il faudra plusieurs années
gouverner démocratiquement des sociétés, mais de lutter efficacement contre des virus. Les élites mon- pour retrouver le niveau d’activité antérieur à la crise. Dans une deuxième partie, l’ouvrage s’appesantit
diales peuvent ici et pourront se féliciter d’avoir sous la main autant de menaces bénies qui justifient sur le modèle économique de demain et sur la place que les thèmes écologiques y tiendront comme
la fin du partage du pouvoir avec le peuple, et autorisent leur prise de contrôle sur les sociétés au nom source de profit. C’est ce point que nous approfondirons dans le présent chapitre. Nous décortiquerons
de leur efficacité supérieure (bien connue s’agissant de l’énarchie française) en matière d’organisation la troisième partie de l’analyse économique de Schwab et Malleret, centrée sur le rôle de l’État dans
collective. Pour mener à bien cette mission sanitaire, qui constituera le point central des organisations l’économie de demain, dans notre chapitre suivant.
sociales, Schwab et Malleret ont déjà leur idée du sujet : il faut des mécanismes politiques « adaptés »,
et la suite de leur livre détaillera le sens de ce mot, et « coordonnés », ce qui ouvre une large porte au Davos se convertit à l’écologie
multilatéralisme et conforte la mort de l’État-nation. Pour résumer l’essentiel de l’analyse « macro » du Great Reset, on peut dire qu’elle consacre le ralliement
Surtout, l’objet de la politique sera de bâtir un grand réseau de surveillance globale, extrêmement réac- des éminences grises du capitalisme mondialisé aux grandes thématiques écologiques. C’est un fait suffi-
tif. Décidément, la pensée de Schwab semble très inspirée par la Chine. Surveiller un monde de plus en samment important pour qu’il soit souligné et signalé de façon marquée.
plus complexe, et garantir l’efficacité des décisions prises de façon quasi-immédiate, telle est le « macro En apparence, en effet, la logique du capitalisme est de produire toujours plus pour dégager toujours plus
reset » que propose le forum de Davos. Les chapitres suivants montreront combien ce projet est marqué de profit. Cette logique de productivisme explique très largement l’essor de la société de consommation
par une logique de surveillance des populations, et par une logique de contrôle des décisions, beau- et de son idéologie matérialiste. Elle explique aussi le développement à outrance de ce qu’on a appelé
coup plus que par une logique de liberté des populations. l’obsolescence programmée : pour obliger le consommateur à acheter, les producteurs rendent leurs biens
éphémères et poussent à les remplacer rapidement par d’autres biens tout aussi éphémères.
Ce système consumériste est à la base de la réussite foudroyante qui a transformé les GAFAM en cham-
pions mondiaux quasi-monopolistiques. Apple a bâti sa stratégie dans le domaine du téléphone mobile
sur cette obsolescence régulière des iPhone, appelant à acquérir à court terme un nouvel appareil toujours
un peu plus (mais pas beaucoup plus...) perfectionné. Amazon a fondé sa prospérité en se transformant en
véritable caverne d’Ali-Baba capable de livrer en quelques heures n’importe quel bien à des tarifs défiant
toute concurrence. Google et Facebook sont devenus les propulseurs mondialisés de ces ventes en série
fondées sur un principe simple : il faut consommer plus que la terre ne peut donner.

22 23
Ce modèle de profit repose sur quelques principes simples  : une consommation déraisonnable, une on peut même dire que le Great Reset n’est rien d’autre qu’une tentative pour sauver un modèle de profit
émission grandissante de gaz à effets de serre, notamment par la noria incessante de biens entre la capitalistique dans un monde dont le paradigme d’après-guerre est en train de s’effondrer.
Chine, qui est devenue la zone industrielle du monde, et le reste de la planète, qui est devenu la réserve
indienne des consommateurs. D’un côté, une production massive à petits prix, amenée par bateaux ou Great Reset et décroissance
par avions extrêmement polluants sur les lieux de consommation. De l’autre, une consommation mas-
sive à petits prix, de produits de faible qualité qui se renouvellent régulièrement. Tout ce que détestent Du caractère fondamental de cette question très capitaliste du profit dans l’ensemble du Great Reset, on
l’écologie et la préservation de la planète... en trouve confirmation dans les propos lapidaires que les auteurs tiennent sur la décroissance, et que
nous citons en exergue de ce livre. Schwab et Malleret «  exécutent  » la question de la décroissance en
De façon spectaculaire, Schwab entraîne le Forum de Davos dans un modèle en apparence (mais en appa- quelques lignes très rhétoriques qui développent deux arguments.
rence seulement...) radicalement contraire à ces principes. Il faut ici être particulièrement attentif aux for-
mulations sinueuses du Great Reset, qui, par leur finesse, recèlent de nombreuses surprises. Le fondateur Premier argument : la décroissance n’est qu’une idéologie de la croissance à l’envers. De même que la
de Davos dénonce d’une part ce qu’il appelle la « tyrannie du PIB », et promeut d’autre part, un modèle volonté d’augmenter le PIB sans tenir compte de l’utilisation qui est faite des richesses n’a pas de sens,
économique respectueux de la « nature ». En particulier, on lira sous sa plume cette phrase qui consacre son l’obsession inverse de le diminuer ne règle pas la question du bonheur dans la société.
ralliement à un modèle proche de ce que Greta Thunberg peut admettre : « L’économie verte couvre un spectre Deuxième argument : les technologies existent déjà pour faire mieux avec moins. Alors pourquoi s’inter-
de possibilités depuis une énergie plus verte jusqu’à l’écotourisme en passant par l’économie circulaire. »8 dire de profiter d’une croissance « soutenable» ?
Pour Schwab, la croissance de demain, qui devra dépasser le simple calcul actuel de PIB et intégrer des cri- Pour être franc, l’argument ne paraît pas décisif, et trahit un certain embarras sous la plume des rédac-
tères de bien-être comme prétend le faire la Nouvelle-Zélande, reposera sur l’économie écologique. En parti- teurs. Mais leur conclusion en dit long sur la question qui les agite, la seule, la vraie : comment sauver ce
culier, il imagine que le modèle dit du « take-make-dispose » pourrait constituer la clé des profits de demain. qui peut encore être sauvé du productivisme ? Qu’il faille, pour éviter un naufrage complet, parler d’éco-
Ce jargon angliciste consiste essentiellement à décrire l’économie de la réparation des biens une fois usagés. logie, de croissance verte, d’économie sociale, importe peu. Cela vaut toujours mieux que d’assister au
Toutes ces considérations sont entourées d’une nébuleuse de termes anglo-saxons savants dont les triomphe de la décroissance et à l’implosion du modèle de production dominant jusqu’ici.
salons des élites raffolent d’autant plus qu’il fonctionne avec des mots creux mais ostentatoires. On re-
tiendra par exemple : « L’innovation dans la production, la distribution et les modèles économiques peut Triomphe de l’écologie superficielle
générer des gains d’efficience et de nouveaux ou des meilleurs produits qui créent une valeur ajoutée plus
Si l’on «retourne » le Great Reset, on comprend donc, en creux, qu’il vise à sauver la répartition actuelle
importante, conduisant à de nouveaux emplois et à la prospérité économique. »9 Ces phrases tournent
des richesses en enrobant le vieux capitalisme d’habits écologiques et sociaux. Pour caricaturer ce pari, on
comme des hamsters dans une roue, mais les répéter donne l’air intelligent dans les dîners en ville, sur-
pourrait dire que Schwab et Malleret le rocardien sont intimement convaincus que la bouée de sauvetage
tout quand on n’a aucune idée sur rien.
du capitalisme se trouve dans le prêt-à-penser de centre gauche à tendance écologiste qui domine la men-
talité des bourgeoisies métropolitaines d’Europe.
L’angoisse de Davos face aux rendements décroissants
La grande alliance est là aujourd’hui : pour éviter la déroute complète de notre système économique, nous
Faut-il adhérer avec naïveté à la croyance selon laquelle l’écologie serait devenue le nouveau devrions tous en cœur accepter une société reposant sur deux piliers socio-professionnels : les vainqueurs
totem du capitalisme ? En lisant entre les lignes du texte du Schwab, on s’aperçoit que le raison- de la mondialisation qui détiendront les emplois les plus gratifiants... et le reste de la population qui béné-
nement est sensiblement différent. ficiera d’aides en tous genres pour continuer à consommer et ainsi dégager du profit pour la minorité qui
Tout d’abord, Schwab et Malleret consacrent un long développement au chômage de masse qui nous les dirige. Au contraire de la féodalité où la société reposait (de façon mythique) sur la crainte que le sei-
guette. « Le marché du travail sera de plus en plus polarisé entre les tâches très bien payées et une my- gneur imposait à ses sujets, le capitalisme vert devrait reposer sur la satisfaction des plus pauvres d’avoir
riade de jobs disparus ou mal payés et peu intéressants »10. On pourrait croire à une pensée altruiste tou- accès à des biens de consommation qui rendent la vie plus douce.
chante de la part des auteurs, mais un mal plus profond les effraie, en réalité : dans les années à venir, le Dans ce système, les classes moyennes disparaissent, peu ou prou, au nom d’une écologie superficielle
pouvoir d’achat de la population mondiale devrait beaucoup souffrir de la crise, dans des proportions dont l’invocation permet de préserver des positions sociales acquises par les plus forts.
inconnues jusqu’ici. Et ceux qui arrivent à épargner auront tendance à restreindre leur consommation
par précaution, par crainte de jours difficiles. Ces tendances condamnent le modèle consumériste et
obligent à repenser ce qu’on appelle la croissance.
D’où cette phrase qui en dit long sur la menace qui pèse sur le capitalisme : « Après la pandémie, selon
les projections actuelles, la nouvelle “norme” économique pourrait se caractérisé par une croissance beau-
coup plus basse que durant les dernières décennies. »11 Et voilà bien le problème dans toute son ampleur
et sa cruauté : comment dégager du profit dans les années à venir ? Schwab a auparavant rappelé que
les précédentes pandémies (notamment celle de la Peste Noire de 1348) se sont soldées par de massives
augmentations de salaires pour les survivants. Alors il faut poser la question de la façon suivante : si la
consommation diminue fortement du fait des changements de comportements induits par la pandémie,
si les salariés demandent des augmentations de salaires, quels profits resteront pour les actionnaires, et
surtout pour les patrons qui managent les entreprises ?
Même si cette question n’est pas clairement posée dans le livre de Schwab, elle en constitue pourtant la clé
de voûte, l’explication secrète de son questionnement et de ses curieux ralliements. D’une certaine façon,
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Chapitre 5
Fascination pour le modèle chinois

« Measures that would have seemed inconceivable prior to the pandemic may well become
standard around the world as governments try to prevent the economic recession from turning
into a catastrophic depression. Increasingly, there will be calls for government to act as a “payer
of last resort” to prevent or stem the spate of mass layoffs and business destruction triggered by
the pandemic. »

C’est dans la dernière partie du chapitre consacré à la dimension économique du Great Reset qu’il faut
sans doute trouver l’explication fondamentale de la stratégie que les participants de Davos entendent
désormais déployer pour mener leurs projets à bien. Cette partie se décompose en trois moments  : le
premier évoque les aspects monétaires et fiscaux de la crise déclenchée par la pandémie. Le deuxième
s’interroge sur l’avenir macroéconomique de nos sociétés : connaîtront-elles une vague d’inflation ou de
déflation ? La troisième partie évoque l’avenir du dollar et des parités monétaires dans un espace de moins
en moins globalisé du fait des restrictions imposées à la circulation des personnes.
Sur chacun des items, les auteurs du livre hésitent entre la description de ce qui est et la prédiction de ce
qui sera, comme si, au fond, un mouvement historique était en marche, que nous pouvons contempler ou
analyser, mais contre le sens duquel nous ne pouvons plus rien. Il s’impose à nous, et nous avons pour seul
choix de l’accepter dans ses grandes lignes et de l’accompagner.
Ce mouvement peut se décrire assez simplement, comme l’indique la phrase que nous mentionnons en
exergue : les États deviennent les payeurs en dernier ressort (« payer of last resort ») et se substituent au
marché chaque fois qu’il le faut pour éviter des vagues de licenciement et des faillites d’entreprises. On
ne pouvait mieux décrire et fonder idéologiquement le triomphe final du capitalisme de connivence, où
l’intérêt de l’État et des hauts fonctionnaires se mêle, voire se confond avec celui des grands capitalistes
qui actionnent les leviers de l’économie.
D’une certaine façon, le monde que Schwab et Malleret nous décrivent est celui où le modèle chinois se
généralise : les États ont vocation à structurer l’économie et à remettre au goût du jour une forme renouve-
lée de planification. De même que la conversion des suppôts de Davos à l’écologie étonne, il faut prendre
ici acte d’une seconde étrange conversion : l’acceptation par l’élite économique mondialisée de l’étatisme,
de l’intervention de l’État pour sauver le marché partout où il est en danger.

Le néo-libéralisme est mort, vive le néo-libéralisme !


Alors que beaucoup à gauche se battent depuis de nombreuses années contre ce qu’ils appellent le « néo-li-
béralisme », c’est-à-dire une privatisation plus ou moins assumée des services publics, pointée du doigt en
France pour expliquer les défaillances de notre système hospitalier et de notre réponse sanitaire à la pandé-
mie, ce sont les grands capitalistes eux-mêmes qui se targueront d’avoir terrassé l’hydre tant détestée et tant
redoutée. Les adeptes de Davos considèrent aujourd’hui que l’intervention des États constitue le meilleur
rempart pour sauver leurs intérêts, la meilleure digue pour contenir les grandes marées épidémiques.
On a vu dans le chapitre précédent que, dans l’esprit de Schwab, le nouvel eldorado des profits s’appelle
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l’écologie mais aussi l’économie sociale et solidaire. Grâce à la transition énergétique et à l’économie verte, l’économie mondiale en dit long sur la fascination que la Chine exerce sur les concepteurs du Great Reset.
notamment l’économie circulaire, les grandes entreprises peuvent espérer retrouver des rendements
croissants dans les années à venir. Mais, d’ici à la mise en place de ce nouveau modèle, les États doivent Sur tous ces points, les lecteurs gagneront à se référer directement à la section du Great Reset consacrée
sauver ce qui peut encore l’être, en s’endettant, en dépensant sans compter, en intervenant directement à la domination du dollar, affaiblie selon Schwab et Malleret par l’isolationnisme et l’imprévisibilité de
dans le marché. Donald Trump. Même si le nom de Trump n’est pas nommément cité, les allusions à son comportement et
à sa stratégie pro-américaine et très peu multilatérale sont suffisamment claires pour que l’on comprenne
Ce réflexe de faire appel à l’État pour sauver le marché et les profits n’est pas nouveau. Déjà, en 1938, le ce qui s’est joué cet hiver aux États-Unis : l’éviction autant que faire se peut d’un empêcheur de tourner en
colloque Lippmann organisé par Louis Rougier à Paris, avec des économistes français et allemands, avait rond dans le jeu mondialisé où la Chine tire son épingle du jeu.
posé le principe que l’État devait corriger les imperfections du marché en déployant des politiques écono-
miques interventionnistes ou en le remplaçant par des interventions directes, notamment dans le champ Le Great Reset évite soigneusement de porter toute critique contre la Chine, et explique simplement que
de la santé ou de l’éducation. Le mot « néo-libéralisme » fut inventé lors de ce colloque pour désigner cette le renminbi pourrait se substituer au dollar si la Chine respectait deux conditions : que « le contrôle strict
conception où l’État « régulait » l’économie. des capitaux soit éliminé et que le Renminbi devienne une monnaie dont les cours sont fixés par le marché, ce
qui est peu probable dans un futur proche »13. Si la Chine se pliait à ces critères, il serait vraisemblable que
Contrairement aux légendes propagées à gauche, le néo-libéralisme qui a commencé à prendre forme à sa monnaie remplace le dollar comme instrument hégémonique.
partir de ces années de Dépression n’a donc jamais proclamé qu’il fallait privatiser les services publics à
tour de bras. Il a au contraire prôné le développement des services publics dans les secteurs qui sont au- Cette affirmation bien téméraire en dit long sur la fascination que la Chine et sa puissance exercent désor-
jourd’hui jugés essentiels par les adversaires du néo-libéralisme. Par une étrange ironie de l’histoire, les mais sur les esprits, y compris dans les élites capitalistes mondialisées. Certes, la Chine ne pratique pas
doctrines les plus à gauche d’aujourd’hui ont repris à leur compte les fondements du néo-libéralisme tels la libre circulation des capitaux, et elle refuse d’entrer dans le jeu normal du multilatéralisme monétaire.
qu’ils ont été posés quelques mois avant l’embrasement de l’Europe. Mais elle déciderait de s’aligner sur ces pratiques, on sent bien qu’un Schwab, qu’un Malleret, lui reconnaî-
traient très rapidement une suprématie économique a dont ils anticipent déjà les effets.
Et comme l’histoire aime empiler les ruses, les meilleurs défenseurs des thèses de gauche sont aujourd’hui
les grands capitalistes eux-mêmes, qui proposent d’en faire un Grand Reset. Avec le recul de près d’un Dans le reste de l’ouvrage, notamment sur toutes les questions sociétales, nous prendrons la mesure de
siècle, on comprend que cette expression de « Great Reset » est un emballage marketing pour rejouer la cette fascination discrète, inavouée, mais profonde et probablement sincère pour l’efficacité du modèle
stratégie de ce fameux colloque Lippmann de 1938. Au fond, si beaucoup croient naïvement que le plai- chinois. Certes, il est autoritaire et laisse peu de places aux divergences d’opinion, mais il est porteur d’ave-
doyer du Great Reset en faveur de l’intervention de l’État dans l’économie signe la fin du néo-libéralisme, nir et redoutablement capable de résister, selon Schwab et Malleret, aux crises. N’avons-nous pas enten-
il en constitue en réalité la résurrection. Pour s’en convaincre, les plus sceptiques pourront consulter du, pas lu, dans la bouche ou sous la plume d’une certaine presse mainstream d’autre refrain que celui-là,
« l’Agenda libéral » que Rougier avait rédigé à l’issue du colloque organisé à Paris. Ils y retrouveront des en tout cas en France, tout au long de la pandémie, expliquant que l’autoritarisme du régime chinois per-
thèses très proches de ce que la France Insoumise défend aujourd’hui12. Et, fondamentalement, ils y re- mettait de prendre des mesures plus efficaces qu’en France ?
trouveront ce qui inspire aujourd’hui le Great Reset. Cette musique lancinante, ces mots glissés chaque fois qu’on le peut sur l’avantage de ne pas être démo-
Par exemple, le Great Reset annonce des mesures jugées totalement contraires aux principes actuels, cratique, font partie de cette fascination élitaire pour un modèle où l’État dirige l’économie d’une main de
comme la subordination des banques centrales aux gouvernements, ou le recours à « l’helicopter money » fer, où le peuple est nourri, entraîné dans un mouvement de prospérité, sans grande tolérance pour les
pour relancer l’économie, c’est-à-dire le versement de chèques directs aux consommateurs pour soutenir contestations « populistes ». De ce point de vue, le Great Reset s’inscrit dans une logique globale qui com-
la demande de biens. Le seul obstacle que Schwab et Malleret voient dans cette technique très interven- mence à prendre forme et consistance dans nos sociétés occidentales, où les élites considèrent de façon
tionniste est le risque d’inflation. Mais ils se considèrent comme incapables de trancher entre une spirale de plus en plus ouverte que le temps de la démocratie est peut-être fini, et qu’une reprise en main de nos
inflationniste due à la monétisation des dettes imposées par l’absence de réserves budgétaires pour finan- sociétés par des États forts qui assureraient la « bascule » dans un nouveau paradigme où les profits se
cer les plans de relance, et une spirale déflationniste due à la crise de surproduction créée par la réduction reconstitueraient autour de l’écologie ne serait pas absurde. Il ne s’agirait pas d’endosser les habits d’un
de la consommation partout dans le monde. Sur le fond, ils confessent leur scepticisme vis-à-vis d’un totalitarisme à la Mao ou à la Pol Pot. Il ne s’agirait pas de prôner le modèle nord-coréen. En revanche, il
retour de l’inflation et valident donc la «monnaie hélicoptère » comme solution à la crise. s’agirait bien de limiter les libertés individuelles et de faire preuve de « pédagogie » sur les bienfaits d’une
évolution technologique générale produisant un chômage de masse dont le cours serait rendu suppor-
Cette technique, notons-le, n’est pas très différente des augmentations massives de salaires, ou du reve- table par de l’« helicopter money ».
nu universel tels que la gauche les réclame aujourd’hui. La bonne question à se poser est de savoir pour
quelle(s) raison(s) les adeptes de Davos se reconnaissent plus dans la doctrine de Mélenchon que dans Concrètement, les États s’endetteraient pour financer des prestations sociales garantissant un niveau de
celle de Merkel ou des ordo-libéraux allemands. Ce paradoxe n’a pas fini de faire couler de l’encre, mais vie, et surtout de consommation suffisant, grâce auquel les grands capitalistes dont on connaît déjà les
on peut relever que, face à la crainte d’un effondrement économique général du même ordre qu’en 1929, noms consolideraient leur patrimoine acquis avant la crise.
un Schwab propose une stratégie chinoise, fondée sur un colmatage du marché par des États tout-puis-
sants. Ils y voient la meilleure façon de lutter contre la « japonification » de nos économies, c’est-à-dire une Les élites mondialisées souhaitent-elles un épisode autoritaire ?
longue stagnation marquée par la déflation. Et ils y voient, bien entendu, la meilleure façon de sauver des Nous verrons dans la suite du Great Reset que Schwab et Malleret ne dissimulent guère leur fascination
profits face aux périls qui menacent. pour la société de surveillance et de contrôle des individus qui s’annoncent. Cette disparition progressive
de ce que nous appelons encore les libertés publiques ou individuelles ne les effraie guère.
En quoi Schwab et Malleret prônent un modèle chinois
Toute la question est de savoir si cette propension à développer tout ce qui permet de surveiller les
La légitimation d’une correction du marché par l’État, ou plutôt par les États (dont on n’a vu dans un chapitre individus en temps réel appartient seulement à deux illuminés, ou si elle inspire en profondeur l’en-
précédent qu’ils n’avaient pas les faveurs de Davos dès lors qu’ils exprimaient des identités nationales) ne semble des élites qui se retrouvent dans le processus de Davos. Il n’est guère possible de trancher
suffit évidemment pas à transformer Schwab et Malleret en suppôts du modèle chinois. Mais leurs consi- clairement la question, dans la mesure où rares sont ceux qui proclament leur volonté d’en finir avec
dérations sur l’avenir du dollar et sur la nécessaire coordination économique multilatérale pour stabiliser
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la démocratie et de passer à un autre modèle de gouvernement. Mais une évidence émerge au fil des
mois : les « décideurs » considèrent tous que, pour des raisons sanitaires, il faut désormais contre-
balancer les libertés individuelles avec le traçage des populations. On ne peut plus poser, dans cette
conviction intime, le principe selon lequel nous pourrions éternellement disposer librement de notre
vie privée sans être surveillé pour éviter des contaminations.
Une digue a sauté. La liberté a longtemps constitué l’aspiration la plus fondamentale de la société française,
et des sociétés démocratiques plus largement, telles qu’elles se sont forgées après les processus révolution- Chapitre 6
naires du XIXe siècle. D’une certaine façon, on peut affirmer que les États nations sont nés pour porter la liber-
té, et ils en ont été les meilleurs garants pendant deux cents ans. Les élites qui les gouvernent ont tété ce sein Le Great Reset est un régional-socialisme
de Marianne portant le drapeau de la liberté sur les barricades où la monarchie était contestée.
La Covid-19 rompt avec cette filiation humaniste et libérale des élites. Désormais, l’entrave aux libertés, et
à la première d’entre elles : le droit à la vie privée, devient légitime au nom d’une prétendue bonne gouver- « Therefore, the rise of nationalism makes the retreat of globalization inevitable in most of
nance. En vérité, ce phénomène est bien enclenché depuis plusieurs années. L’adoption du Brexit, l’élec- the world – an impulse particularly notable in the West. The vote for Brexit and the election
tion de Donald Trump, ont montré combien les élites occidentales considéraient désormais le processus of President Trump on a protectionist platform are two momentous markers of the Western
démocratique comme vicié et dangereux pour l’intérêt général dont elles s’estiment les détentrices. L’ap- backlash against globalization. Subsequent studies not only validate Rodrik’s trilemma, but
parition de la pandémie légitime cette tendance de fond en la parant des attributs de la « protection ». Pour also show that the rejection of globalization by voters is a rational response when the economy
protéger les humains, il faut les couver et les surveiller comme des enfants trop turbulents. is strong and inequality is high. »

Dans ce chapitre, nous faisons masse de deux chapitres du Great Reset de Schwab : le chapitre 3, consacré
au « Societal Reset », et le chapitre 4, consacré au « Geopolitical Reset », qui nous semblent plus lumineux
s’ils sont mis côte-à-côte et analysés d’un seul jet.
Le « societal reset » traite essentiellement de ce que Schwab et Malleret appellent le  « contrat so-
cial ». Selon eux, cette expression recouvre une sorte de donnant-donnant, de contrepartie accor-
dée aux citoyens en échange de leur obéissance disciplinée aux autres donnés par les gouverne-
ments. Schwab et Malleret y développent les principes d’une économie dirigée qui redistribuent
les richesses dans lesquels un Mélenchon se reconnaîtrait sans trop de difficultés (rappelons-nous
toujours qu’un Mélenchon et ses acolytes ont une fonction de conservation de l’ordre capitaliste
beaucoup plus rusée qu’on ne le pense).
Le « geopolitical reset » esquisse ce à quoi pourrait ou devrait ressembler l’ordre international dans
les années à venir. Les auteurs y traitent à foison des rapports entre les USA et la Chine, et de l’ave-
nir de la mondialisation qui leur tient à cœur. De notre point de vue, ce chapitre est essentiel pour
comprendre l’ensemble du Great Reset, car il constitue le pli du livre, ce qui relie les « intellectuels »
jargonnants de Davos aux décideurs publics. C’est ici que se fait la passerelle entre les opinions de
Schwab et l’action politique des gouvernements.
Mais ce qui justifie que les deux chapitres soient traités côte-à-côte tient largement à la méca-
nique unique qui explique leur cheminement et leur argumentation : la peur des troubles sociaux
et le désir compulsif de garantir la stabilité de l’ordre social partout où cela est possible. On peut
même dire que le Great Reset n’est rien d’autre que la réponse de la grande bourgeoisie capi-
taliste mondialisée à cette peur de voir la société se désagréger dans un rapport de force entre
classes possédantes et classes laborieuses, pour déboucher vers un nouvel ordre dont personne
ne connaît les contours ni la logique finale.
La peur du désordre, du trouble social, de la révolution, cette grande peur bourgeoise de la
confrontation, du rapport de force classe contre classe, inspire et même dicte l’essentiel du
livre de Schwab. On comprend ici que la pensée de Davos s’inscrit en rupture avec la grande
tradition platonicienne, ou socratique, de la dialectique, selon laquelle seule la confrontation
produit une évolution. D’une certaine façon, Schwab est un aristotélicien de la prospective
politique. Au contraire de la tradition occidentale qui fait l’éloge du conflit comme source du
progrès, Schwab tient celui-ci en horreur et se déclare prêt à toutes les concessions pour éviter
que des troubles sociaux ne surviennent.
30 31
Les grandes peurs de Klaus Schwab nous semble avoir déjà lues dans les éditoriaux de Libération ou dans les tribunes que les Economistes
Atterrés adorent publier dans les colonnes du Monde. On en retiendra deux en particulier.
De ces peurs, nous pourrions dresser une longue liste.
La première grande solution que Schwab et Malleret proposent est de développer une « prestation d’assis-
Il y a d’abord ce que Schwab appelle le « social unrest », le trouble social, qui survient lorsque les sociétés tance sociale » universelle. Ici, il faut contextualiser ces termes un peu décalés par rapport à notre langage
sont déséquilibrées par de trop fortes inégalités. Ce trouble social est « l’un des pires dangers »14 auxquels français habituel. Dans la pratique, Schwab se fait l’écho des discours de l’OCDE bien connus selon lesquels
nous sommes désormais exposés. Et Schwab joue ici à se faire peur en énumérant la liste de tous les le développement d’un système de protection sociale dans un pays permet d’améliorer la croissance.
épouvantails qui pourraient désormais semer la panique dans les quartiers riches où habitent les adeptes
de Davos. On y trouve pêle-mêle les chômeurs, les pauvres, les migrants, les sans-domicile fixe, tout un De façon quasi-primaire, on entendra un plaidoyer pour un meilleur investissement dans des sys-
bestiaire de créatures monstrueuses qui n’inspirent que peur et aversion. tèmes de protection sociale qui bénéficient à toute la population, et pas seulement à un segment
d’entre elles. Mais on peut y lire, au deuxième degré, un soutien à des projets comme celui d’Emma-
Pour Schwab, les inégalités productrices de cette misère dangereuse ne peuvent que progresser grande- nuel Macron d’instaurer un régime universel de retraites où tous les citoyens sont des cotisants, et où
ment à cause de l’épidémie de coronavirus. La destruction de valeur est telle que si les plus riches s’en- tous les cotisants sont traités de la même façon.
richissent, les plus pauvres s’appauvrissent à l’occasion de cette crise qui foudroie le monde. Dès lors, le
pire est à craindre, et bien plus que de redistribuer les richesses, il faut craindre de ne pas les redistribuer. Une deuxième grande solution consiste à «  augmenter la protection des travailleurs et des plus vulné-
Dieu seul sait à quelle extrémité la prolifération de la misère peut bien conduire l’humanité... et tous les rables  »16. Là encore, la formule est suffisamment vague pour s’insérer dans le corpus élémentaire de
sacrifices sont bons pour éviter cette perspective mortifère. n’importe quel parti social-démocrate. Mais elle constitue tout de même un fort clin d’œil à ce que les
Allemands ont appelé en leur temps l’économie sociale de marché, où l’intervention de l’État est incon-
Une autre peur est celle du nationalisme, dont la critique est bien connue de tous ceux qui se gavent de tournable pour corriger les défauts du marché.
discours élitaires, par exemple des discours d’Emmanuel Macron. Le nationalisme est un cancer mortel
pour les élites mondialisées. Il se traduit notamment par le protectionnisme, la fin de la libre circulation Pour Schwab et Malleret, ces deux piliers (protection sociale et renforcement des garanties pour les
des capitaux et la remise en cause de ces magnifiques institutions multilatérales dont le Forum de Davos salariés et les plus pauvres) fondent le contrat social de demain à l’échelle de la planète. Sur ces deux
constitue une sorte d’excroissance intellectuelle. points, on ne trouvera aucune divergence entre les partis de gauche, en France, et le discours de Davos.
C’est précisément ce qui le rend si suspect.
Pour un Schwab, la prospérité du nationalisme conduit à un désordre mondial qui constitue le mal abso-
lu. Dans quelle mesure cet ingénieur élevé dans l’Allemagne nazie croit-il lui-même que le nationalisme Encore une fois, disons-le : cette inclination de Davos pour le partage des richesses et pour le renforce-
soit mauvais par principe ? Sommes-nous sûrs que l’apologie du mondialisme dressée par Schwab n’est ment du droit du travail s’explique par la volonté de conjurer les troubles sociaux. Pour éviter de tout
pas uniquement dictée par ses intérêts matériels, notamment par les contrats de conseils qu’il signe perdre, lâchons ce qu’il y a à lâcher et préservons l’essentiel. Cette logique explique pourquoi tant de gens
dans les grandes entreprises mondialisées, lui et son complice Thierry Malleret  ? En lisant attentive- de gauche se sont si bien sentis dans les forums de Davos ou d’autres. D’une certaine façon, il existe une
ment son livre, on peut se poser la question. proximité idéologique directe entre le grand capitalisme mondial qui dégage suffisamment de profits pour
financer des mesures grâce auxquelles la misère devient supportable, et les mouvements sociaux-démo-
En effet, d’un côté, Schwab explique que le protectionnisme nationaliste ou l’isolationnisme incarnent, crates pour lesquels un objectif collectif naturel est de rendre la vie des plus pauvres suffisamment sup-
peu ou prou, le mal absolu. Selon lui, l’État-nation, c’est le diable et la cause de tous les maux. Mais, d’un portable pour qu’ils ne se révoltent plus. Nous en avons ici la preuve.
autre côté, il dresse cet étrange constat : « small economies like Singapore, Iceland, South Korea and Israel
seem to have done better than the US in containing the pandemic and dealing with it »15. En français : « les Mais ces deux points, pourtant majeurs, n’épuisent pas les concessions que le Forum de Davos est prêt à
petits pays comme Singapour, l’Islande, la Corée du Sud et Israël semblent avoir mieux réussi à endiguer lâcher pour préserver l’ordre social. Par exemple, Schwab n’hésite pas à plaider pour une augmentation
la pandémie et à la traiter ». Preuve est donc faite que de petits États-nations ne sont pas si inutiles, si inef- des salaires au bénéfice des ouvriers et des acteurs du régime de santé. Là encore, tous les pourfendeurs
ficaces, si périmés, que les auteurs ne veulent bien le dire. du néo-libéralisme qui appauvriraient l’hôpital et ne vivrait que pour le profit boursier s’abusent en imagi-
nant que les concepteurs du Great Reset ne les rejoignent pas dans la conviction qu’il faut mieux payer les
Schwab explique d’ailleurs clairement que la taille des États devient un obstacle à leur efficacité, en impo- gens dont on a besoin pour effectuer des tâches ingrates.
sant des économies d’échelle qui constituent autant de trous dans la raquette de la performance publique.
Ce constat ne l’empêche de déclarer obsolète et dangereuse l’idée de la nation...
Great Reset et Big Government
Il existe plusieurs façons d’interpréter cette contradiction flagrante. L’une d’elles consiste à affirmer que
Ce qui se dessine derrière toutes ces considérations, c’est le retour du « big government », qu’on tra-
Schwab et Malleret n’ont pas rédigé eux-mêmes leur livre ou, s’ils l’ont rédigé seuls, qu’ils ne l’ont pas
duira par le « gouvernement fort » plutôt que par le « grand gouvernement ». C’est ici que se niche la
entièrement compris. Une autre explication peut reposer dans la médiocrité de leur pensée qui remue
dimension proprement socialiste de l’idéologie portée par le Great Reset. En effet, il ne suffit pas de
allègrement des lieux communs superficiels entendus dans les diners en ville la semaine précédente,
réclamer plus de protection sociale et plus de droits pour les travailleurs, pour devenir un partisan
sans qu’une pensée structurée n’en fasse une synthèse cohérente et pertinente. Une troisième expli-
d’un système socialiste. Encore faut-il confier à un État fort la faculté de changer la physionomie de la
cation consiste à penser que Schwab est un ami des États-nations, mais que cette passion sincère est
société et de l’économie par une action tous azimuts.
contrariée par la nécessité de défendre les intérêts de ses clients, qui sont tous de grands praticiens de
la mondialisation. Bien entendu, chacune de ces explications n’est pas exclusive de l’autre, et nous lais- Schwab et Malleret ne réclament pas autre chose lorsqu’ils évoquent le « gouvernement fort », officiellement
sons ici le lecteur se forger sa propre opinion sur le sujet. démocratique, mais dont les accents autoritaires résonnent étrangement. Nous reviendrons sur ce point
lorsque nous évoquerons la société de la surveillance. Le gouvernement fort dont Schwab et Malleret se font
Le Great Reset est un socialisme les apôtres s’inscrit dans une rupture complète avec la tendance décennale ouverte par Margaret Thatcher,
qui considérait que l’État était un écran toxique entre le gouvernement et la société civile. Pour Schwab, l’État
Pour éviter les catastrophes prévisibles du fait des troubles sociaux qui naîtront de l’inégalité grandissante, doit désormais intervenir dans l’économie pour structurer le marché et créer de la croissance.
il faut savoir recourir aux grands moyens. Et sur ce point, Schwab et Malleret déclinent des solutions qu’il
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Là encore, l’idéologie du Great Reset se confond terriblement avec l’idéologie portée par la France Insou- Le régional-socialisme de Davos et la démocratie
mise, par exemple, pour ne traiter que le cas de la France. On y retrouve un éloge de la pression fiscale
outrancière et de la « correction » du marché par l’action administrative directe. Récapitulons : dans l’optique du Great Reset, il faut substituer au désordre international actuel, où les
nations font la loi et où Trump a aboli la coopération internationale, un ensemble bien compris de ré-
C’est en ce sens qu’il y a bien une orientation socialiste de la pensée de Schwab : pour éviter les troubles gions comme l’Union Européenne, qui sont autant de marchés uniques qui coopèrent avec d’autres
sociaux, le capital se met au service des États et valide par avance des mesures « fortes » (s’agirait-il d’un marchés uniques par des accords multilatéraux. Mais cette logique suppose-t-elle que les régions soient
euphémisme pour ne pas dire « autoritaires » à la chinoise ?) qui permettraient de sauver les profits en fai- organisées sur des principes démocratiques.
sant taire la grogne dans les rues. L’Allemagne que Schwab a connue dans son enfance ne fonctionnait pas
autrement. Hitler ne serait pas arrivé au pouvoir sans un soutien des capitalistes allemands, et sans une Là encore (s’agit-il de ne pas fâcher l’ami Xi Jinping qui distribue des médailles à Schwab ?), la question
forme de passivité de la gauche face au « socialisme » d’un genre nouveau qui arrivait. On y verra l’ironie de la démocratie est ouvertement marginalisée et traitée de façon labyrinthique. Pour ce faire, les auteurs
de l’histoire personnelle de Klaus Schwab : cet ennemi obstiné de l’État-nation, qui semble traumatisé par reprennent à leur compte la théorie du trilemme développée par Dani Rodrik, selon qui la mondialisation,
l’histoire allemande du XXe siècle, revient peut-être à son insu aux origines même de ses débordements : la démocratie et les États nations ne peuvent coexister. Ainsi, si l’on veut des États nations démocratiques,
le national-socialisme, débarrassé ici de ses oripeaux antisémites, mais pleinement convaincu que seule il faut renoncer à la mondialisation. Si l’on veut faire entrer les États nations dans la mondialisation, il faut
une alliance du capital et du travail peut sauver la croissance et les profits. renoncer à leur caractère démocratique (c’est le cas de la Chine). Et si l’on veut une mondialisation démo-
cratique, il faut renoncer aux États nations.
Le Great Reset est un régionalisme C’est plutôt cette dernière option que Schwab et Malleret privilégient. Mais c’est par une déduction un peu
compliquée qu’on le comprend, et on manque ici d’une prise de position claire en faveur de la démocratie
Si le Great Reset est fondé sur un dépassement des États nations, et surtout des nations, pour les-
pour être totalement rassurés sur l’attachement profond des auteurs à nos bonnes vieilles libertés publiques.
quelles Klaus Schwab ne cache pas son apparente aversion, il prône a contrario un « régionalisme »
pour refonder l’ordre international. Par régionalisme il faut entendre la constitution d’entités plurié- Et d’ailleurs, de quelle démocratie parle-t-on ? Nous verrons dans les chapitres suivants combien la démo-
tatiques comme l’Union Européenne. cratie que nous prépare le Great Reset est une démocratie obnubilée par la surveillance permanente des
individus, au point que la notion de vie privée y perd tout son sens. Mais on retiendra à ce stade que la dé-
«  Le résultat le plus plausible dans la tension mondialisation - démondialisation réside dans une so-
mocratie selon Schwab et Malleret repose sur un État puissant qui maltraite, au nom de la prospérité et de
lution intermédiaire  : la régionalisation  », écrivent Schwab et Malleret17. Autrement ni gouvernance
la protection sanitaire, la liberté d’entreprendre et le libre jeu des acteurs économiques. C’est la démocratie
mondiale unique, ni maintien des États-nations, mais dilution progressive de ceux-ci dans des entités
du « big government », du « gouvernement fort », qui a tout d’un national-socialisme revisité. On est ici loin
fondées sur le modèle de l’Union Européenne, où les transferts de souveraineté se multiplient au
des dérapages verbaux, des thématiques belliqueuses, des haines raciales, des pulsions de destruction, por-
bénéfice de l’entité régionale, et au détriment des États-nations. Pour Schwab, cette solution inter-
tées par l’idéologie nazie. Mais on est sur le même paradigme d’un État autoritaire, d’un ordre international
médiaire permet de bloquer la tendance des nations au protectionnisme, sans trancher directement
contraignant où les peuples sont privés de leurs droits de décider de leur destin, et sur une logique d’échange
dans la question de l’hégémonie internationale.
entre le confort et les libertés. On vous rend la misère supportable pourvu que vous obéissiez.
Et sur ce point, le Great Reset consacre un long développement à la question désormais cruciale et structu-
Tels sont les horizons de ce régional-socialisme dont Davos prépare le lit.
rante des relations entre les États-Unis et la Chine. Faut-il croire que la crise de la Covid-19 annonce l’avè-
nement de la Chine ? Ou bien les faiblesses structurelles de celle-ci, notamment l’aversion forte qu’elle
suscite chez un grand nombre de ses voisins (à commencer par l’Inde ou le Japon) et son absence de
réserves énergétiques, constituent-elles des obstacles à son affirmation durable face aux États-Unis ?
Sur ces questions, qui évacuent totalement la question de la démocratie et des libertés publiques, pour
lesquelles Schwab et Malleret montrent une indifférence très significative de notre point de vue, les
auteurs évitent bien de prendre position, ne voulant froisser ni les uns ni les autres. Simplement, ils se
réservent le droit de souligner que l’isolationnisme de Trump est un facteur de trouble et de désordre
qui met en péril le bon ordre international.
Point d’ordre mondial sans coopération internationale, rappellent-ils. Et ce n’est pas parce que l’ordre du
monde procède de relations régionales bien structurées qu’il ne faut pas que tous les pays coopèrent pour
que la paix soit préservée. Là encore, la critique contre le nationalisme trumpien est récurrente, et l’indul-
gence vis-à-vis de l’autoritarisme si forte qu’elle en devient une manifestation de complicité apparente.
Toujours est-il que, dans l’ordre du Great Reset, l’organisation bien comprise du monde ne repose plus sur
les nations, mais sur des institutions multilatérales régionales, qui doivent disposer d’un pouvoir de déci-
sion et d’édiction des normes. L’Union Européenne est ici le paradigme de la vision déployée par les deux
auteurs. Tous les lecteurs souverainistes en tireront les conséquences qui leur conviennent.
Mais cette régionalisation du monde ne doit pas se traduire par une indifférence entre les différentes ré-
gions. Le bon sens, selon Schwab, est d’émailler l’ordre international d’accords de coopération entre blocs,
de traités commerciaux en tous genres qui préservent le principe du libre-échange.

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Chapitre 7
Great Reset, ou la pandémie au service de l’écologie

« Some leaders and decisionmakers who were already at the forefront of the fight against
climate change may want to take advantage of the shock inflicted by the pandemic to
implement long-lasting and wider environmental changes. They will, in effect, make “good use”
of the pandemic by not letting the crisis go to waste. »

Jusqu’ici, le Great Reset s’est essentiellement présenté comme un ouvrage de « vision », de prospective,
qui indique la ligne à atteindre : un régionalisme mondial avec des coopérations entre régions pour tourner
la page de l’État-nation, un modèle d’économie écologique qui préserve les intérêts constitués du grand
capital, une conception très dirigée de la société, où la surveillance prend le pas sur la liberté. Mais le Great
Reset ne nous dit rien sur la façon de parvenir à cette société rêvée qui nous est décrite.
Le « comment », c’est-à-dire le mode d’emploi à suivre pour accéder à la société du Great Reset est dé-
cliné dans les chapitres qui suivent, à commencer par le chapitre 5 que nous analysons maintenant,
qui traite de la « Grande Réinitialisation environnementale ». Il ne s’agit plus ici de savoir où aller, mais
quel chemin suivre pour partir de là où nous vivons aujourd’hui, pour arriver au monde de demain. C’est
maintenant que la question écologique prend tout son sens. Nous nous sommes interrogés précédem-
ment sur les raisons profondes de la conversion de Davos à l’écologie. Nous avons éprouvé quelques
peines à suivre le fil logique de ce mouvement, même si nous avons souligné que les nouveaux modes
de consommation induits par l’écologie, en particulier l’économie circulaire, apparaissaient sans doute
comme le pis-aller acceptable pour sauver un modèle de profit dans les sociétés de demain. Mais il nous
manquait une grande vision, une grande compréhension de cette conversion opérée par tout ce que le
monde compte d’intelligence commerciale.
Cette grande intuition du « pourquoi » apparaît plus clairement dans le chapitre que nous abordons. Là
encore, Malleret et Schwab sont fidèles à leur pensée labyrinthique qui suggère les choses sans jamais les
dire. Mais si nous prenons le temps de reconstituer leur raisonnement, nous voyons apparaître le chemin
de crête qu’ils ont parcouru pour formuler leur étrange raisonnement. Nous allons tenter de le restituer ici.

Une pensée tournée vers la gestion des risques


Nous avons déjà remarqué, sur la question des inégalités, que la pensée de Malleret et Schwab ne s’or-
donne pas autour d’un impératif catégorique au sein kantien du terme : on ne trouve pas ici un raisonne-
ment de l’ordre de ce qu’il faut faire, de ce que le devoir moral nous imposerait de réaliser ou d’écarter.
Schwab et Malleret procèdent autrement : ils examinent ce que l’histoire impose, ce qui est inévitable, ce
qui est évitable, et tente de redéfinir leurs objectifs et leurs intérêts au vu de ce que ce grand mouvement
de la société des hommes nous réserve probablement sans que nous y puissions grand-chose.
La pensée du Great Reset n’est donc pas une pensée du devoir moral, mais plutôt une pensée du risque :
que risque-t-il de nous arriver qui ne soit pas dans nos intérêts, et éventuellement comment le combattre
ou comment le transformer en opportunité ? Dans leur analyse, Schwab et Malleret identifient trois risques
majeurs qui déterminent l’avenir des sociétés occidentales : le réchauffement climatique, l’effondrement de
notre écosystème et la pandémie. Pour les auteurs du Great Reset, ces trois « piliers » permettent de cartogra-
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phier les éléments fondamentaux de l’histoire de demain. Dans leur esprit, l’Occident aura à se battre contre Donc... si l’on profitait de l’épidémie pour prendre des mesures qui accélèrent la transition énergétique ?
ces trois dangers, et notre destin est désormais lié à notre capacité à relever ses défis en même temps.
Ces mesures peuvent être imposées sous une forme directe ou indirecte. Dans la forme directe, il s’agit, par
Sur cette triade, il n’est pas inutile de s’appesantir un peu, car un petit procès d’intention sans grande exemple, de financer le développement d’une industrie verte. Dans la forme indirecte, il s’agit, par le tru-
audace nous permet de soupçonner Schwab d’accorder plus d’importance ou de gravité à l’effondrement chement du confinement par exemple, d’imposer des modes de consommation différents qui préparent le
de « l’écosystème » qu’aux deux autres risques. Les adeptes du Forum de Davos peuvent bien entendu sauvetage de notre écosystème. « Aller moins souvent au travail, pratiquer plus le télétravail, faire du vélo ou
être des amoureux de la nature. On peut toutefois supposer que leurs intérêts vitaux passent beaucoup marcher plutôt que de conduire pour garder l’air de nos villes aussi pur que durant le confinement, voyager
plus immédiatement par la préservation d’une organisation économique qui leur profite, plutôt que par plus près de chez soi : tout cela, cumulé en masse, permettrait de réduire les émissions de carbone »20. On
la promotion d’un modèle de développement où leurs déplacements en jet privé ou en voiture polluante comprend le cheminement de la réflexion : et si on utilisait le confinement pour imposer un mode de vie
seraient vécus comme des agressions en bonne et due forme contre l’avenir de l’espèce humaine. plus écologique ? Si l’on utilisait le risque immédiat de la pandémie pour gérer le risque plus durable, plus
complexe, du réchauffement climatique, en imposant les bons réflexes au nom de la santé ?
Ce qui est intéressant dans leur démarche, c’est la profonde corrélation qui est établie entre au moins
deux termes du problème : le réchauffement climatique risque de précipiter l’effondrement de notre L’instrumentalisation économique de la crise sanitaire n’est ici pas un mystère et, à coup sûr, elle ne man-
écosystème, comme l’annoncent les collapsologues. Il ne faut donc pas lutter contre le réchauffement quera pas de nourrir les procès « conspirationnistes » qui sont dressés contre le Great Reset. L’épidémie est
climatique parce qu’on aime la nature, mais pour empêcher une catastrophe qui balaierait le capita- l’occasion d’une remise à plat économique radicale, au nom de la santé, même si la santé n’y est pour rien.
lisme. Une fois de plus, la clé du raisonnement du Great Reset se trouve dans la grande stratégie défen-
sive du profit, et des efforts qu’il faut faire pour préserver un modèle menacé par les changements de Pandémie et casuistique du pouvoir
consommation. Au fond, la nature n’a pour intérêt premier que l’arrière-fond qu’elle offre à la prospérité
de certains humains, en particulier de ceux qui fréquentent le Forum de Davos. En ce sens, tout ce qui On lira avec amusement la casuistique que Schwab et Malleret dressent des différentes façons de gérer le
menace la nature menace le forum, et devient donc un enjeu. virus et la pandémie, pour en tirer le meilleur parti politique. Pour se régaler, on lira l’ouvrage des pages
110 à 113, où les quatre attitudes possibles sont décrites comme s’il s’agissait d’un mode d’emploi IKEA.
Sous ce prisme, on décodera donc certaines phrases imprudemment lâchées dans un livre qui prend pour-
tant soin de brouiller les pistes. Par exemple : « les petits gestes individuels (consommer beaucoup moins, Ainsi, Schwab et Malleret mettent en avant la stratégie du «  leadership éclairé  », qui consiste à instru-
ne pas prendre la voiture ou l’avion) sont de peu d’importance comparés au volume d’émissions générés mentaliser sans vergogne l’épidémie pour préparer un changement de modèle économique. Nous citons,
par l’électricité, l’agriculture et l’industrie, les “gros émetteurs” qui ont continué à travailler durant les confi- en exergue de ce chapitre, le passage que les deux auteurs consacrent à ces « visionnaires », avec cette
nements »18. Cette remarque est intéressante, parce qu’elle souligne la vraie préoccupation en creux de mention forte : « Ils feront en effet “bon usage” de la pandémie en ne laissant pas la crise la gaspiller »21. On
Malleret et Schwab. Au fond, la lutte contre le CO2 ne dépend pas des comportements individuels, mais du comprend bien ce que cela signifie : ces dirigeants éclairés exploiteront toutes les possibilités offertes par
modèle de développement économique que nous suivons ou suivrons. Tant que nous aurons des usines, la pandémie pour modifier leur modèle de société. Ce peut par exemple être l’occasion de développer des
des avions, des centrales électriques, des systèmes agricoles hyper-industrialisés, nous produirons des énergies propres. Nous ne sommes pas ici très loin de l’inspiration très française du plan de relance, où le
gaz à effet de serre en quantité déraisonnable, que la population se serre la ceinture ou non. Raison de développement de l’hydrogène occupe la part belle...
plus pour penser dès maintenant la mutation du modèle, tout en ne ménageant aucun effort pour rendre Mais le Great Reset propose des usages alternatifs ou plus modérés de la pandémie. Ainsi en va-t-il de la
le plus supportable possible la transition que nous entamons. simple prise de conscience du risque : l’épidémie permet de mesurer le risque auquel nous nous expo-
Le Great Reset vise donc à anticiper avant tout l’effondrement général dû à une mauvaise gestion du sons en ne suivant pas les avis scientifiques. La « Covid-19 nous a prouvé avec évidence que nous ignorons
risque climatique. Et dans ce cadre, les gouvernements doivent à la fois organiser l’évolution du sys- la science et l’expertise à notre propre péril, et que les conséquences de nos actions collectives peuvent
tème économique et mobiliser les populations autour de cet enjeu. Simplement, comme le soulignent être considérables »22. Là encore, ce passage nourrira des angoisses complotistes. Ainsi donc, l’omnipré-
Schwab et Malleret, le risque climatique, comme le risque « collapsologique », sont des risques longs et sence des médecins, des scientifiques, dans les media mainstream, dans les comités Théodule réunis
difficiles à cerner pour les populations. Ils font donc difficilement levier pour justifier une accélération par les gouvernements pour décider de confiner les populations, ferait partie d’une stratégie globale de
du temps et des réformes douloureuses. communication destinée à nous convaincre qu’une société conduite par des scientifiques fonctionne-
raient mieux qu’une société conduite par des élus ?
L’intérêt du risque pandémique Un autre volet d’utilisation que Schwab et Malleret proposent de faire de l’épidémie ne manquera pas, lui
De ce point de vue, le risque pandémique est beaucoup plus commode que le risque climatique ou éco- non plus, de faire réagir tout ce que l’opinion publique compte de complotistes : l’épidémie est l’occasion de
systémique. Il est immédiatement perceptible et compréhensible par les populations. On peut attraper le changer les comportements ordinaires des individus. Le cas typique de cette rupture est produit par le télé-
virus. On peut tomber malade. On peut en mourir, au besoin intuber pendant plusieurs jours, en état de travail. Cette nouvelle façon de travailler remporte toutes les faveurs des concepteurs du Great Reset, officiel-
détresse respiratoire avancée. Voilà qui est concret, visible, et dissuasif. lement parce qu’elle serait plus écologique. Mais... l’ensemble de l’argumentation est loin d’être expliqué ici.

La Covid-19 possède donc une vertu : il est incontestablement visible et menaçant. Après tout, dans l’hy- Dans tous les cas, on voit comment le Great Reset ne cache pas sa volonté d’instrumentaliser l’épidémie
pothèse d’un réchauffement climatique, nul ne sait quand son bout de jardin ou son petit bout de paradis pour modifier les comportements individuels, y compris sur un plan professionnel.
sur terre sera submergé par les tempêtes, les criquets, ou les eaux. Avec le virus, le danger est immédiate-
ment perceptible, et d’une gravité suffisante et suffisamment urgente pour que chacun soit obligé de réa- Au cœur de l’instrumentalisation du risque épidémique
gir tout de suite. « Alors que, face à une épidémie, une majorité de citoyens sera d’accord avec la nécessité de Globalement, le Great Reset environnemental qui est proposé par Schwab et Malleret porte donc
mesures liberticides, ceux-là résisteront à des mesures contraignantes dans l’hypothèse de risques environ- assez mal son nom. Selon la structure relativement peu homogène du livre que nous avons évoquée
nementaux où l’évidence peut être contestée »19. Schwab et Malleret n’ont ici pas besoin de développer la dans les premiers chapitres, la vision environnementale du Great Reset consiste essentiellement à
totalité de leur argumentation pour que l’on comprenne la mineure du raisonnement : l’épidémie permet promouvoir l’économie circulaire, sans beaucoup d’autres détails. Certains y verront d’autant mieux
de faire passer des mesures d’urgence impossibles à imaginer avec le risque climatique.
38 39
une forme d’écologie superficielle qu’elle vise à promouvoir les structures de profit acquises jusqu’ici.
Mais sous l’étiquette de Great Reset environnemental, les auteurs ne placent pas de l’écologie, mais de
l’instrumentalisation de l’épidémie pour accélérer des mesures prétendument écologiques. Chacun en
pensera ce qu’il en voudra, mais une évidence s’impose : les gouvernements européens ne sont pas for-
cément soupçonnés à tort d’utiliser le confinement pour procéder à des modifications autoritaires de nos
modèles de société. Cette idée, cette intention, cette ruse leur est peut-être venue spontanément, mais
elle a été au moins renforcée, confirmée, étayée, théorisée, par les acteurs du Forum de Davos. Chapitre 8
Le Great Reset ou la société de la surveillance

« Contact tracing and tracking are therefore essential components of our public-health
response to Covid-19. Both terms are often used interchangeably, yet they have slightly different
meanings. »

Nous abordons ici le chapitre le plus sensible du livre de Schwab et Malleret, celui qui en dit le plus long
sur la vision que les auteurs portent en eux de la société de demain. Ce chapitre est consacré au « Reset
technologique ». Son propos est d’esquisser ce vers quoi le monde de demain tendra compte tenu des
révolutions technologiques fulgurantes qui sont à l’œuvre. Nous pourrions en résumer le propos en
trois expressions-clés  : digitalisation de la société, surveillance généralisée, dystopie. Qu’il nous soit
permis ici de disséquer ces trois grands piliers exposés après un chapitre qui avoue l’intérêt, l’utilité
politique d’instrumentaliser la pandémie de coronavirus pour accélérer des changements sociaux et
sociétaux qui mijotent depuis plusieurs années.
Nous sommes persuadés que c’est à la lumière de cet enchaînement qu’il faut comprendre les éléments
qui vont suivre. Le Great Reset n’est rien d’autre qu’une utilisation opportuniste de l’épidémie de corona-
virus pour accoucher de changements en gestation avancée depuis au moins une dizaine d’années. Il est
donc assez logique que Schwab et Malleret commencent par évoquer l’opportunité politique que consti-
tue la pandémie avant de décrire les grands éléments dont elle doit favoriser l’avènement.

La tarte à la crème de la digitalisation


La vision du Great Reset commence par une tarte à la crème si attendue qu’elle mérite à peine d’être
lue. Dans la lignée de la quatrième révolution industrielle dont Klaus Schwab s’est voulu le prophète, on
pressent que tout sera digitalisée, numérisé, technicisé. Ce constat s’applique non seulement à la qua-
si-disparition prévisible du travail ouvrier, supplanté par des armées de robots dont la multiplication se
justifiera par la nécessité de limiter les contacts pour limiter les épidémies, mais aussi à de nombreuses
activités aujourd’hui exercées par des humains, et que la technologie va permettre de déshumaniser.
Dans ce cas, on peut citer l’exemple des achats individuels : là où nous nous rendions hier dans des ma-
gasins pour acheter physiquement nos produits, nous avons déjà franchi le cap, à la faveur de l’épidé-
mie, de recourir de plus en plus souvent aux achats en ligne. Dans le monde du Great Reset, les livraisons
de ces achats ne tarderont pas à être assurées par des véhicules autonomes ou des drones capables de
porter des charges en des temps record.
Cette société se dessine déjà sous nos yeux et le Great Reset en constitue le poème épique. On retrouvera
dans cette conviction une forme d’optimisme techniciste. Peu à peu, les technologies vont revisiter tous
les compartiments de notre vie, et Schwab s’en émerveille comme un enfant devant un camion de pom-
pier apporté par le père Noël. Cette floraison de dispositifs techniques le ravit et lui donne du baume au
cœur. Pour un peu, on l’entendrait proclamer la survenue d’une nouvelle ère pour l’humanité, nourrie de
science-fiction et de « dystopie » comme il le dit un peu plus loin dans son ouvrage.
Sur ce point, le Great Reset renoue avec une forme de progressisme assez proche de la pensée marxiste tra-
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ditionnelle. Remplaçons des humains par des machines. Faisons confiance à la science et aux techniques Et l’on notera effectivement que la justification première de cette surveillance généralisée de la po-
pour améliorer le sort de l’homme. Nous ne sommes pas très éloignés de tous les travers qu’Edmund Hus- pulation s’appuie sur la gestion de l’épidémie. Pour enrayer celle-ci, il faut surveiller les gens. Mais la
serl avait dénoncé en 1936 dans son ouvrage de référence consacré à la Crise des Sciences Européennes. faiblesse du raisonnement vient du caractère permanent de cette surveillance, bien au-delà de la pan-
D’une certaine façon, Schwab reprend l’histoire contemporaine là où Husserl l’a laissée. Et si l’on admet démie. Une fois que nous serons entrés dans l’ère du traçage, voire du traquage, nous ne pourrons plus
l’hypothèse que l’essai de Husserl dénonçait notamment la domination de la technique dans le système en sortir, même si aucune pandémie ne le justifie plus.
nazi, alors on savourera amèrement l’ironie de l’histoire. Schwab, qui a grandi dans l’Allemagne nazie, en
retrouve ici les grands élans intellectuels et les transpose à la société du futur, en les débarrassant de la L’ère de la dystopie
brutalité hitlérienne, mais en conservant leur marque de fabrique : la croyance inébranlable en la supério-
rité d’une société fondée sur le développement technologique permanent. Au fond, la société qui nous est proposée est celle de la dystopie, c’est-à-dire de la servitude plus ou moins
volontaire des individus à une tyrannie qui les contrôle, les surveille, et les domine sans recourir à la vio-
Il faut comprendre que, pour les penseurs du Great Reset, la « technicisation » de tout, de toute notre vie, lence. C’est sur cette question de l’avènement de la dystopie que Schwab et Malleret concluent ce chapitre
de tous les champs de la société, constitue une garantie de progrès qu’il faut accélérer à tout prix. D’ail- crucial de leur ouvrage. Allons-nous oui ou non vers une dystopie ?
leurs, Schwab et Malleret se félicitent que les « régulateurs » aient compris, à l’occasion de la pandémie,
qu’il fallait cesser de freiner le progrès mais au contraire en faciliter la venue. Ils notent par exemple que Sur ce point, le raisonnement du Great Reset est simple : coûte-que-coûte, nous devons basculer dans
les autorités bancaires ont fini par relever le plafond des paiements sans contact à des niveaux contes- une société de la surveillance, mais nous devons éviter (postulat bien hypocrite) qu’elle ne remette bruta-
tés jusqu’ici. Pour Schwab et Malleret, il s’agit là de mouvements positifs. Ceux qui mettent en avant les lement en cause nos libertés. Mais Schwab et Malleret reconnaissent que rien ne garantit que le pire soit
risques d’un passage à une monnaie digitale où plus aucune transaction n’échappera non seulement au évité, à savoir que nos libertés disparaissent et que la dystopie triomphe. En lisant entre les lignes, on peut
contrôle mais à la validation technique des banques centrales seront sans doute d’un avis différent. même deviner que le choix préférentiel des auteurs se porte en faveur d’un « solutionnisme optimiste »
grâce auquel tout le monde améliorerait son comportement par peur d’être dévoilé, dénoncé, mis en ac-
Mais qu’importe, c’est le progrès technique, donc c’est bien. cusation, au reste de la société. Autrement dit, les individus éviteraient de commettre le mal par peur que
leurs congénères ne les jugent négativement. Un contrôle social régulerait les comportements individuels.
Vers une société de la surveillance généralisée
On voit dans quelle société de « cristal » cette logique de la surveillance devrait nous faire glisser, et quelle
Dans les représentations du progrès que nous dressent Schwab et Malleret, on trouve de façon assez éton- gestion psychiatrique se prépare : notre société opérera un contrôle permanent des individus par la honte, la
nante, au cœur de leur dispositif et de leur vision, la généralisation de la surveillance citoyenne. Celle-ci se culpabilité, la frustration du désir. Toute déviance sera exposée publiquement : le lieu où l’on aura fait la fête,
justifie au nom de la lutte contre la pandémie. Grâce à la technologie, on peut enfin réaliser un traçage et les canailles avec qui l’on a bu un verre, seront susceptibles de nous être reprochés dans un univers où la peur
un traquage de l’ensemble de la population : connaître le moindre des mouvements de chacun, savoir où de la maladie justifiera tous les contrôles. Et, bien entendu, ceux qui refuseront de porter un téléphone por-
chacun s’est rendu et quelles personnes il a rencontrées. table, ou de l’allumer pendant leurs déplacements, seront jugés subversifs et ramenés dans le droit chemin.
Schwab et Malleret prennent soin de distinguer le « traçage » qui est la reconstitution a posteriori des Ce que ne disent pas Schwab et Malleret, c’est l’envers de ce décor. La Chine en donne un premier exemple
mouvements de population, et singulièrement (insistons sur ce point car il est essentiel) des dépla- avec la surveillance des Ouïghours. Dans cette région sensible du territoire chinois, un logiciel prédictif
cements individuels. Avec le traquage (tracking en anglais), la technologie ne cherche plus à retracer recueille l’ensemble des données de surveillance et de télésurveillance de la population. Le logiciel iden-
les mouvements de personnes (pour identifier les personnes contacts, officiellement). Elle les trace en tifie les personnes qui éteignent trop souvent leur téléphone, et met leur visage en concordance avec les
temps réel, c’est-à-dire qu’elle les suit sur un immense écran de science-fiction où les points qui se dé- images filmées dans les rues. Dans ce Big Data démentiel, le gouvernement chinois cherche à reconsti-
placent correspondent à autant de citoyens en goguette. tuer la vie quotidienne des habitants. Tous ceux que le logiciel indique comme dangereux, même s’ils ne
commettent rien d’illégal (comme éteindre régulièrement leur téléphone) sont arrêtés. On parle de 2 000
Pour les auteurs du Great Reset, cette société de science-fiction constitue un indiscutable progrès vers personnes privées de liberté à cause des algorithmes de ce logiciel.
lequel il faut tendre. L’espèce d’optimisme béat qui accompagne cette affirmation laisse un peu perplexe,
car Schwab et Malleret minimisent complètement le risque de dérive totalitaire à la chinoise qui découle- Ce genre de dérive ne semble pas inquiéter outre mesure les concepteurs du Great Reset, et cette prépara-
rait de ce modèle. Il est inexact de prétendre qu’ils en nient l’existence. Mais ils abordent le sujet avec un tion collective au totalitarisme, cet éloge des méthodes et des moyens qui le rendent possible interroge.
tel détachement, comme si le droit à la vie privée et les libertés publiques étaient des enjeux anodins qui Comment des figures adulées par le capitalisme mondial peuvent-elles porter un projet aussi liberticide et
passent de toute façon après la béatitude technologique, que leur sincérité dans cette démarche interroge. aussi contraire à ce qui fait l’essence même de l’Occident ?
Dans la pratique, leur proposition consiste à développer l’application de traçage utilisée à Singapour, qui Il existe ici deux réponses possibles.
enregistre tous les mouvements des personnes mais en archivant l’historique sur le téléphone du porteur
et non dans un espace centralisé contrôlé par les gouvernements. De cette façon, le traçage n’est dévoilé Soit Schwab et Malleret sont effectivement des seconds couteaux de la pensée contemporaine, des per-
que lorsque la personne est malade et doit déclarer, dans le bien du groupe, les contacts qu’elle a engran- sonnalités médiocres que l’esprit de cour a popularisées dans les élites mondiales. Mais en réalité ils ne
gés et les lieux qu’elle a fréquentés. Ce système évite le stockage d’un big data violant les libertés indivi- comprennent pas ce qu’ils font et portent un projet de techniciens sans compréhension claire des en-
duelles dans un silo à la main du pouvoir politique. jeux philosophiques qui gouvernent l’avenir. Après tout, les élites qu’ils fréquentent ne sont pas non plus
toutes marquées du sceau d’une intelligence démocratique supérieure, et certains patrons, certains hauts
Mais Schwab et Malleret prennent le temps de citer les autres systèmes existants en opposant les « solu- fonctionnaires, certains décideurs publics ne comprennent pas toujours de quoi l’avenir peut être fait.
tionnistes » optimistes et les « solutionnistes » punitifs. Les premiers utilisent les données récoltées pour
éclairer le public, les seconds pour les surveiller et les réprimer. Dans tous les cas, il ne viendrait pas à Soit Schwab et Malleret sont sciemment convertis à l’idéologie totalitaire et considèrent que la privation
l’esprit que ce traçage, voire ce traquage de la population, justifié au nom de la pandémie, mais appelé à de liberté est la condition indispensable pour maintenir vivant un capitalisme globalisé, un système de
devenir définitif, ne soit un élément qui puisse être remis en cause au nom de la défense des libertés. connivence où décideurs publics et privés unissent leurs forces pour garder le contrôle des sociétés et
préserver leurs sources de profit dans un monde changeant. Là encore, il n’est pas exclu que beaucoup,

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parmi les élites qui fréquentent le Forum de Davos, tiennent la démocratie en piètre estime et, qu’au vu de
la victoire de Donald Trump, du Brexit et du mouvement des Gilets Jaunes, ils ne soient enclins à dévoiler
leur volonté de puissance sur les corps sociaux.
Une troisième voie peut être un mélange des deux  : le Great Reset est théorisé par des ingé-
nieurs sans vision pour qui le primat de la technique dégonfle (enfin !) la baudruche de la déci-
sion démocratique et de l’État de droit.
Nous laissons chaque lecteur se forger sa propre opinion sur le sujet, mais il faut bien garder à l’esprit,
Chapitre 9
dans tous les cas, que le Great Reset fait peser une menace directe sur la démocratie libérale et sur la
liberté individuelle, au nom du progrès technique. L’obsession de la surveillance en est le maître mot,
La mort de l’entreprise capitaliste
comme dans le pire de nos cauchemars.
« Whether espoused openly or not, nobody would now deny that companies’ fundamental
purpose can no longer simply be the unbridle pursuit of financial profit; it is now incumbent
upon them to serve all their stakeholders, not only those who hold shares. »

Après la longue analyse « macro » que nous avons détaillée dans les chapitres précédents, le Great Reset
s’attelle à comprendre quelles seront les tendances longues susceptibles de modifier le cours normal des
entreprises et de la vie individuelle. Nous basculons ici dans l’analyse « micro » selon le jargon économique
habituel. Le chapitre spécifiquement consacré à l’avenir des entreprises paraît de loin le moins convain-
cant et le plus creux du livre. C’est celui que nous analysons ici.
Ce chapitre s’organise autour de quatre mots-clés essentiels, qui correspondent aux quatre impacts ma-
jeurs que Schwab et Malleret imaginent que la pandémie peut avoir sur le fonctionnement des entreprises.
On y retrouve un fourre-tout de banalités et de portes ouvertes enfoncées : digitalisation, circuit court, in-
tervention de l’État et responsabilité sociale et environnementale, déclinés sous la bannière globale des
accélérations que la pandémie permet. On retiendra de cet ensemble sans surprise que s’y dessine la dis-
parition rapide de l’entreprise capitaliste tournée vers le profit, mais surtout libre de ne pas obéir à l’État,
au profit d’une entreprise qui devient un simple élément parmi d’autres d’une grande technostructure
administrée par l’État, où la notion de liberté n’existe plus.

Digitalisation et télétravail
Le chapitre consacré à la digitalisation accélérée des entreprises est probablement le moins nova-
teur et le plus pauvre en contenu de l’ensemble du livre. Cette inconsistance est assez révélatrice,
puisqu’elle nous rappelle que ni Schwab ni Malleret, qui animent le Forum de Davos, ne connaissent
réellement la vie des entreprises. Ce sont des consultants, et non des opérationnels. Dès lors qu’il
s’agit de décrire les processus à l’œuvre dans les entreprises elles-mêmes ils se trouvent donc un peu
secs et se cantonnent à des généralités très succinctes.
Ce chapitre de leur livre peut se résumer ainsi : la pandémie fera du télétravail la règle par défaut et de
la présence dans l’entreprise la dérogation, à l’inverse de ce qui existait avant la pandémie. Autrement
dit, chaque fois qu’il sera possible de télétravailler, l’employeur privilégiera ce choix, favorisant ainsi la
disparition progressive de l’entreprise conçue comme une entité fermée, structurée, où les humains se
rassemblent quotidiennement pour partager un processus de production.
Bien entendu, ce phénomène sera accru par la multiplication des outils susceptibles de dématérialiser le tra-
vail chaque fois que c’est possible. Progressivement, donc, l’ensemble des métiers basculera dans un proces-
sus de « désincarnation ». Schwab et Malleret citent abondamment l’exemple de la téléconsultation médicale
qui devrait supplanter, au besoin grâce à l’Internet des objets, la bonne vieille consultation en chair et en os.
On mesure ici la pauvreté de l’analyse et son manque d’imagination. Elle occulte complètement le poids
de l’atelier dans la structuration de nos économies. En lisant le Great Reset, on comprend que l’univers
quotidien de Schwab et Malleret se limite à des bureaux et à des salles de réunion, et méconnaît de façon
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spectaculaire le poids de l’industrie et de la technique dans la prospérité collective. L’angle mort de leur En quoi ce modèle français est-il fondamentalement différent du modèle chinois ? Le temps passe, et les
compréhension du monde se situe bien dans la place et la forme que le processus industriel revêtira de- différences systémiques entre les deux univers s’estompent. Certes, la Chine pratique un monopartisme
main. Et l’on imagine mal ici que les usines puissent passer massivement en télétravail. qui n’existe pas en France, et ce n’est pas une différence anodine. Pour le reste, c’est-à-dire sur un plan
économique, la notion de liberté d’entreprendre en Chine et en France se confondent parfois un peu,
Protectionnisme et circuit court et l’on peut légitimement se demander si Schwab et Malleret s’inspirent plus du modèle français ou du
modèle chinois pour annoncer l’avènement d’une économie administrée où la décision publique entra-
Autre banalité égrenée (mais dans un jargon techniciste prétentieux de logisticien) par le Great Reset : la vera de plus en plus la liberté d’entreprendre.
mondialisation de la production devrait vaciller. On sait aujourd’hui que l’essentiel des produits que nous
consommons est fabriqué par des usines chinoises. Cette organisation internationale du travail est à la Nous avons, dans les chapitres précédents, fait allusion à l’inclination de Schwab et Malleret pour la Chine,
source d’une abondante pollution, puisque le moindre pantalon acheté en Europe est envoyé par cargo ou et nous avons évoqué le soutien que la Chine apporte au Forum de Davos. In fine, on se demande dans
par avion depuis Shanghai. On ne pouvait imaginer plus grande menace pour l’environnement que cette quelle mesure les « prédictions » du Great Reset ne relèvent pas d’abord de la préparation d’artillerie pour
délocalisation à outrance des productions nécessaires à notre subsistance. rendre sympathique un modèle économique à rebours du modèle capitaliste.

Cette imbrication des économies mondiales devient une faiblesse criante en cas de pandémie : l’ouverture Toujours est-il que, pour les auteurs du Great Reset, l’urgence sanitaire ferait sauter les verrous traditionnels
des économies permet la circulation des marchandises, mais aussi des virus. Pour des raisons sanitaires, que la liberté d’entreprendre oppose à l’intervention de l’État. L’administration deviendrait toute puissante…
tout devrait donc concourir à favoriser le protectionnisme. La thématique de la souveraineté de la produc-
tion (rendue incandescente par la pénurie de masques au début de l’épidémie en Europe) en a illustré la Responsabilité sociale et activisme militant
profondeur et la popularité. Cette poussée de protectionnisme dans l’opinion publique et dans les poli-
tiques à l’œuvre devrait métamorphoser la division internationale du travail. Le quatrième paramètre que Schwab et Malleret identifient comme le plus impactant pour l’entreprise
capitaliste traditionnelle est l’activisme militant déployé par les « stakeholders », c’est-à-dire les acteurs de
Pour Schwab et Malleret, les entreprises sont donc condamnées à brève échéance à repenser leur l’entreprise, pour la prise en compte de la responsabilité sociale et environnementale.
modèle de production, et à favoriser des circuits courts. C’est la fin du « juste-à-temps » où l’on ne
produit que sur commande, et où la marchandise est acheminée dans des délais records grâce à À l’appui de cette assertion, les auteurs citent l’action menée par des salariés de Google pour convaincre
l’avion et à la suppression des tarifs douaniers. Il faut désormais « raccourcir les chaînes d’approvi- leur management de ne plus prêter le concours de l’intelligence artificielle développée par l’entreprise
sionnement », c’est-à- dire relocaliser la production. à des forages pétroliers. Il s’agirait là d’une amorce vers une tendance de fond, où les salariés, acteurs
essentiels de l’entreprise, auraient donc la faculté de modifier les choix de celles-ci pour respecter des
Ces notions sont bien connues. Elles fleurissent dans la presse mainstream où des journalistes paresseux impératifs moraux. Sous cette étiquette, nous plaçons des choix environnementaux et sociaux, mais aussi
se plaisent à les répéter tout au long de leurs colonnes. Si ces thématiques font désormais partie de la politiques dont l’actualité commence à nous donner des exemples de plus en plus fréquents : appel au
nacre répandue dans les conversations de salon à Paris, on peine cependant à en trouver la moindre tra- boycott contre des entreprises soupçonnées de favoriser le racisme, le sexisme ou l’homophobie, actions
duction dans les faits. Aucun pays occidental n’a en effet recréé les conditions réglementaires et écono- contre des entreprises qui menacent l’environnement, mise au pilori de pratiques discriminatoires, etc.
miques nécessaires à une relocalisation industrielle sur son sol et, pour l’instant, ceux qui sont installés en
Chine semblent bien décidés à y rester. Tous ces éléments d’évolution sont interprétés par Schwab et Malleret comme une annonce globale, sys-
témique : il ne serait plus possible, à l’avenir, de créer et de diriger une entreprise en se contentant de
Même si un mouvement de relocalisation devait intervenir dans les années à venir, rien ne prouve « piloter » les profits. L’intégration de la préoccupation sociale et environnementale, le partage du pouvoir
qu’il prendrait l’ampleur d’une hémorragie. En tout cas, au-delà des lieux communs enfilés comme effectif avec les salariés, est inévitable, au détriment du pouvoir des actionnaires.
des perles dans des journaux subventionnés, aucun embryon de preuve ne permet d’étayer les
affirmations de Schwab et Malleret. Là encore, on ne sait trop faire la différence entre ce qui relève du constat et ce qui relève du vœu. Schwab
et Malleret notent d’ailleurs qu’il existe un débat sur ce sujet, et citent la phrase du patron de Ryanair
pour qui la crise relèguera la responsabilité sociale et environnementale aux oubliettes. Intuitivement, les
Interventions de l’État vagues de licenciement qui s’annoncent lui donnent plutôt raison. On peut penser que la préoccupation
La troisième tendance que Schwab et Malleret prédisent pour la vie des entreprises nous semble sociale et environnementale est un sport de riche, et que face à la menace d’écroulement qui plane sur les
d’ailleurs exclusive du mouvement de relocalisation annoncé dans la deuxième partie. Selon toute économies occidentales, les leitmotivs écologiques ou sociaux risquent de passer au second plan.
vraisemblance, en effet, l’État devrait multiplier ses interventions dans la vie des entreprises jusqu’à
Mais le Great Reset est fondé sur l’intuition contraire, et donne le sentiment de promouvoir de nouveaux
pratiquer une forme d’économie administrée.
marchés pour des clients à la recherche d’influence.
Pour les fondateurs de Davos, c’en serait donc fini de la liberté d’entreprendre au sens où l’Union Euro-
péenne, par exemple, a voulu la promouvoir (sous une forme controversée) depuis l’édiction de l’Acte Une guerre idéologique contre la liberté d’entreprendre ?
Unique de 1986. Progressivement le capitalisme de connivence serait gravé dans le marbre, celui où déci-
sions publiques et arbitrages privés sont si intriqués que plus personne n’est capable de faire la différence On sent bien que le discours prémâché du Great Reset recèle ici un flou étrange, comme si le raisonnement
entre décision prise par une entreprise et décision imposée par l’État. du prospectiviste dissimulait mal l’entreprise du consultant qui cherche à vendre une soupe lucrative à
des clients désorientés par le cataclysme du confinement et de la crise mondiale qui s’ensuit. On peine en
Les Français ne seront guère surpris par cette forme de capitalisme, puisqu’elle est activement pratiquée de- réalité à trouver des éléments tangibles pour étayer les prédictions de Schwab et Malleret, et la description
puis toujours dans leur pays, et que, à rebours des mécanismes à l’œuvre dans les autres pays industrialisés, la qu’il donne des évolutions futures du « business » relève plus de l’incantation et du discours idéologique.
France a plutôt renforcé cette pratique durant les trente dernières années, à coups de noyaux durs et de prise
de participation par l’État. Les mauvaises pratiques françaises devraient donc s’étendre au reste du monde, et On sait que Schwab prône de longue date une mise en avant des acteurs de l’entreprise (les stakehol-
progressivement favoriser la mainmise de la technostructure sur l’ensemble de l’économie mondiale. ders) au détriment des actionnaires (les shareholders). De ce point de vue, il s’inscrit parfaitement dans
la logique sociale-démocrate du capitalisme allemand d’après-guerre, réticent à la financiarisation an-
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glo-saxonne, et partisan d’un contrat social où la co-gestion avec les organisations syndicales est un prin-
cipe fondamental. La filiation idéologique allemande est ici évidente.
Peut-elle avoir valeur de prédiction  ? Peut-on généraliser cette analyse et penser qu’elle dominera
le capitalisme de demain ? Rien ne permet de l’affirmer, mais Schwab le soutient et semble vouloir
entraîner avec lui une kyrielle d’entreprises bien-pensantes qui veulent favoriser l’émergence d’un
capitalisme de connivence, où l’État dicte sa loi et impose des normes sociales et environnementales
au détriment de la logique de profit. Chapitre 10
On verra, dans la suite du livre, comme nous l’avons déjà vu avant, quel modèle ce capitalisme de conni-
vence moralisateur porte. Dans la pratique, il consiste à supprimer toute forme de contre-pouvoir pro-
La question du travail indépendant
venant des entreprises. Celles-ci devront subordonner leurs projets et leurs activités à un ordre moral et
politique fondé sur des valeurs venues d’en haut.
« In many of these industries, but particularly in hospitality and retail, small businesses will
Il est marquant de voir comment le Forum de Davos se fait ici l’auxiliaire d’une mise en coupe réglée de la suffer disproportionately, having to walk a very fine line between surviving the closures imposed
démocratie, telle qu’elle est garantie par la propriété privée, et comme il prend à son compte des objectifs by the lockdowns (or sharply reduced business) and bankruptcy. Operating at reduced capacity
marxisants. Ce que Marx avait rêvé (une organisation sociale où tous les acteurs sans résistance possible with even tighter margins means that many will not survive. »
obéissent à la verticalité de l’État, avec des semblants de soviets manipulés par des activités intolérants),
Schwab le prône. Avec le modèle chinois en ligne de mire.
Il n’était pas possible d’évoquer l’aspect «  micro  » du Great Reset sans aborder la question du
travail indépendant et de son avenir selon Klaus Schwab et Thierry Malleret. Celle-ci est évoquée
dans le chapitre que nous abordons maintenant, qui est le deuxième chapitre consacré à l’impact
du coronavirus sur la vie des entreprises.
Dans ce chapitre, les auteurs dressent à « grands traits » les principales tendances qui devraient se mani-
fester dans les différents secteurs de l’économie. Une lecture un peu critique laisse à penser que ces grands
traits sont surtout de grandes banalités qui passent largement à côté de l’exercice en lui-même. Nous y re-
viendrons succinctement pour illustrer notre critique, sans qu’il soit besoin, de notre point de vue, de nous
attarder sur l’analyse de chaque tendance où l’on retrouve les jargons habituels du Great Reset comme la
« résilience », que Schwab et Malleret mettent à toutes les sauces en galvaudant le sens originel du terme.
Ce qui va nous intéresser ici, c’est plutôt la question de l’avenir du travail indépendant et du petit com-
merce tel qu’il est évoqué dans le livre.

Le Great Reset et le mort du travail indépendant


En exergue de ce chapitre, nous reprenons la citation en anglais de Schwab et Malleret, que nous tra-
duisons ainsi : « Dans beaucoup de ces secteurs, mais particulièrement dans l’hôtellerie, la restauration et
le commerce de détail, les petites entreprises subiront un choc disproportionné, les obligeant à suivre une
étroite ligne de crête entre la survie aux fermetures imposées par les confinements (ou les très fortes réduc-
tions d’activité) et la banqueroute. Ouvrir à capacité réduite avec des marges toujours plus faibles signifie
que peu d’entre elles survivront ».
Cette phrase a prêté à de nombreux malentendus ou de nombreux fantasmes, dans la mesure où certains
lecteurs l’ont interprétée non comme une description de la réalité à l’issue du premier confinement, mais
comme un plaidoyer en faveur de la destruction du petit commerce. Comme, dans le même temps, le
Great Reset soutient que les grandes chaînes d’hôtellerie ou de restauration résisteront mieux à la crise
que les petits acteurs, certains ont voulu voir dans cet ensemble la preuve que le Great Reset était la for-
mulation d’un complot contre les petits travailleurs indépendants appelés à céder la place à de grandes
chaînes capitalisées détenues par quelques actionnaires fortunés.
Il parait ici nécessaire de revenir sur ces lectures complotistes pour les confronter au texte d’origine et
disséquer le fond de ces analyses.
Pour mener à bien ce travail, nous pouvons commencer par ce constat simple : le Great Reset a la préten-
tion de faire de la prospective, c’est-à-dire de décrire ce qui va se passer inéluctablement, ou ce qui a de
grandes chances de se produire, sans prendre parti pour ou contre. Nous ne sommes pas ici dans le re-
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gistre du bien ou du mal, du pour ou contre. Les auteurs ne souhaitent pas telle ou telle solution, du moins population, d’instauration d’une urgence sanitaire si longue qu’elle deviendrait le mode de vie commun, ce
en apparence. Ils décrivent simplement ce qui leur semble nous guetter tôt ou tard, et ici plus tôt que tard. qui relève du choix idéologique (ou de la stratégie politique) et ce qui relève de l’observation politique.
D’une certaine façon, l’exercice auquel se prêtent Schwab et Malleret est celui du devin. Ils ne sont pas là Certains souligneront que ce type d’ambiguïté est inhérent à l’exercice même de la prospective, particuliè-
pour révéler ce qu’ils souhaitent ou ce que les auditeurs ont envie d’entendre, ils lisent l’avenir, que cela rement en France où les prospectivistes se sont régulièrement autorisés à désigner les scénarios du futur
plaise ou non. Et, en l’espèce, leur prédiction est celle d’une destruction massive des petits commerces. qui correspondent le mieux à leurs préférences personnelles. Si l’on admet l’hypothèse que Schwab et
Malleret ont cédé à cette tentation, alors il est vrai que leur annonce d’une disparition du travail indépen-
Les devins peuvent se tromper dant résonne à la fois comme une prédiction et comme une préconisation.

En parcourant les lignes de Schwab et Malleret, spécialement celles qui composent ce chapitre de leur Face à cette ambiguïté, qui n’est jamais dissertée ni levée dans le livre, on comprend l’abondance des lectures
livre, une première conclusion s’impose : ni l’un ni l’autre ne possède la science infuse, et leurs prédictions complotistes qui ont fleuri après sa parution. Au fond, personne ne sait si le « Great Reset » est une lecture de
sont à prendre avec beaucoup de précautions. C’est pourquoi il serait hâtif de déduire de leur lecture que, l’avenir ou un manuel de combat politique et, dans la pratique, il est les deux. Sa particularité est de dégager
dans la vraie vie, les petits commerces vont réellement disparaître. les grandes problématiques (parfois avec la pauvreté théorique qu’on lui a vue sur la question de la gestion
des risques et de l’assurance) qui s’imposent et de prôner des solutions conformes aux intérêts des partici-
Nous voulons pour preuve de la fragilité propre aux analyses de Schwab et Malleret les propos extrêmement pants au Forum de Davos. En ce sens, il est bien un ouvrage de domination politique, de combat idéologique.
généraux et pauvres qu’ils tiennent sur l’avenir d’un secteur critique pour la gestion de la pandémie qu’est Ceux qui l’ont lu d’un œil complotiste n’étaient pas forcément sans argument pour le faire.
l’assurance. Alors que leur propre ouvrage, The Great Reset, évoque largement les nouveaux risques aux-
quels nos sociétés sont confrontées, en affirmant que leur gestion relèvera de l’État, ils n’en tirent pratique- L’avenir n’est pas inéluctable
ment aucune conséquence directe pour l’activité « privée » de l’assurance. L’essentiel de leur contribution sur
l’avenir de ce secteur se résume à dire que les litiges et les sinistres vont augmenter du fait de la pandémie. Cette dimension idéologique du Great Reset est au demeurant plutôt une bonne nouvelle. Rien ne serait
plus effrayant qu’un avenir déjà écrit que certains prophètes nous liraient sans qu’on ne puisse agir. Et,
Or la problématique de l’assurance est bien plus large que ces quelques considérations tirées d’un ar- dans le cas de Great Reset, nous sommes très loin de le voir se réaliser sous nos yeux.
ticle journalistique sans envergure. Toute la question qui se pose désormais est de savoir si les sociétés
occidentales sont encore prêtes, comme à la fin du Moyen-Âge, à déléguer la gestion des risques collec- Nous l’avons souligné, déjà, mais la qualité des analyses présentées par le Great Reset, leur (manque de)
tifs à des acteurs privés, ou si elles entendent nationaliser cette activité. Dans ce cadre, on notera que profondeur, laissent un peu perplexe. Très souvent, le lecteur reste sur sa faim, tant, sous le vernis d’un
(n’en déplaise aux restaurateurs français qui ont intenté de nombreuses actions contre leurs assureurs jargon pédant, Schwab et Malleret se contentent de quelques banalités pour dessiner l’avenir. Certes, ces
sur ce point) la pandémie ne peut être un risque assurable, puisque, lorsqu’elle se déclare, elle touche banalités (et c’est ce qui fait d’elles leur intérêt) sont celles qu’on entend dans les dîners en ville, dans les
tous les assurés et obéit donc à une « co-variance », comme disent les mathématiciens, qui empêche la salons de la nouvelle aristocratie mondialisée (preuve en est que nos élites ne sont guère intellectuelle-
mécanique de l’assurance de se mettre en place. ment impressionnantes). Ce sont les banalités des puissants, des décideurs. Mais si l’on se fie à la capacité
de ceux-ci à lire l’avenir ou à le comprendre, on sort de la lecture de cet ouvrage relativement rassuré.
Quels risques demeureront suffisamment aléatoires pour être assurables ? Telle est la question à se poser
à l’avenir, la seule question systémique pour l’assurance, et ce point crucial est totalement occulté dans Rien ne prouve, donc, que l’avenir de nos sociétés sera celui que Schwab et Malleret tracent. En re-
le Great Reset. C’est dire si l’envergure des analyses prédictives contenues dans le Great Reset est sujette vanche, leur prose peut être toxique dès lors qu’elle agit comme un « mainstream », une syndication
à caution. La grande erreur en lisant ce livre consiste à le prendre comme un recueil de prédictions à la du prêt-à-penser élitaire, surtout lorsque l’esprit de ces élites est vide ou si superficiel qu’il se nourrit
Nostradamus qui seraient sûres d’arriver, de prendre forme, dans les mois à venir. de banalités aussi suffisantes que celles du Great Reset. S’agissant des très arrogantes élites politiques
françaises, il y a d’ailleurs un peu de souci à se faire.
Au contraire même, lu ligne à ligne, le Great Reset révèle souvent sa fragilité, ou sa pauvreté de vues. Cet
ouvrage n’a d’intérêt que pour la grande bascule idéologique qu’il illustre, dans les mentalités élitaires, Ainsi, au fil du temps, on comprend que des esprits brillants comme celui de Bruno Le Maire, qui se pense
vis-à-vis de l’autoritarisme d’État en gestation dans nos démocraties. Pour ce qui est de sa compréhen- comme un grand intellectuel, ou d’Emmanuel Macron, que la presse subventionnée a pensé grand intel-
sion du monde, on restera beaucoup plus mesuré. lectuel, sont d’une vacuité effective suffisamment prononcée pour se nourrir avec gourmandise du sabir
de Schwab et Malleret. De fait, l’examen des grandes décisions prises en France depuis le début du confi-
Autrement dit, rien ne prouve que des confinements s’enchaîneront. Rien ne prouve que les petits com- nement, avec cette urgence sanitaire qui dure et qui permet de « faire passer » des réformes liberticides,
merces disparaîtront. Rien ne prouve qu’ils seront remplacés par des chaînes capitalisées. L’avenir est pose question sur l’influence réelle du Forum de Davos dans l’orientation politique de notre pays.
beaucoup plus ouvert que le Great Reset ne le prétend.
C’est sur cette influence et sur ses dangers qu’il faut batailler. La bataille est loin d’être perdue, mais elle
L’ambiguïté fondamentale du Great Reset doit être menée en revenant systématiquement aux faits et aux réalités.

Mais on peut comprendre les lectures complotistes de cet ouvrage, et la question de l’avenir du travail Et s’agissant du travail indépendant, la première réalité est qu’il n’est pas encore mort, même si la pandé-
indépendant fournit une bonne illustration de cette tentation et de son bien-fondé. Car la rédaction de mie a fragilisé de nombreux entrepreneurs, particulièrement dans l’hôtellerie et la restauration. La vraie
l’ouvrage repose sur une ambiguïté. Dans l’exercice de divination qui est mené, nul ne sait réellement ce bataille ne sera pas de les empêcher de faire faillite, mais de leur permettre de retrouver la prospérité en
qui révèle de la simple prédiction et ce qui relève du parti pris du devin. Au fond, lorsque Schwab et Malle- créant les conditions de leur reprise dans la durée.
ret annoncent une destruction massive de travail indépendant, pensent-ils que ce phénomène est inéluc-
table ? Ou expriment-ils un souhait personnel qu’ils maquillent en prédiction factuelle ?
Cette question du départage entre d’un côté ce que les auteurs « voient » et d’un autre côté ce qu’ils prônent
sous couvert de prédiction parcourt l’ensemble de leur ouvrage. Au fond, on ne sait pas, dans l’ensemble des
lignes du Great Reset, dans leur annonce d’interventions massives de l’État, de mises sous surveillance de la
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Chapitre 11
La fin de l’humanisme

« Many questions came to mind, like : Might the pandemic give birth to better selves and to a
better world ? Will it be followed by a shift of values ? Will we become more willing to nurture our
human bonds and more intentional about maintaining our social connections ? Simply put : will
we become more caring and compassionate ? »

La dernière partie du Great Reset est consacrée à l’impact de la pandémie sur les individus. Elle se décom-
pose en trois chapitres. Le premier traite de la prétendue redéfinition de l’humanité en l’homme par la pan-
démie. Le deuxième chapitre s’intitule : « Santé mentale et bien-être ». Ces deux chapitres sont très courts
et, à de nombreux égards, lunaires. Nous les analysons ensemble, tant ils font corps, et tant ils sont absurdes
traités individuellement. Un troisième et dernier chapitre intitulé : « Changer les priorités » explore les consé-
quences pratiques (sous-entendu : pour le management des entreprises) des deux premiers.
D’une manière générale, cette partie consacrée aux individus dans le Great Reset se caractérise à la fois
par sa brièveté et par son « utilitarisme ». Sa dimension philosophique et même anthropologique est très
faible et très pauvre. À sa lecture, on comprend que ni Schwab ni Malleret ne sont détenteurs d’une vraie
culture philosophique, pas plus qu’ils n’ont d’idée claire sur ce qui fait l’humanité ni sur ce que la culture
occidentale leur laisse réellement en héritage. Ils s’intéressent uniquement à l’utilité des individus, de
« l’homme » dans leur système, dont ils sont des pions et non, malgré ce qu’ils prétendent, une fin en soi.

L’ignorance, valeur première des élites occidentales ?


Soyons francs : la pauvreté intellectuelle du Great Reset dès qu’il s’agit d’aborder la notion d’humanité est
aussi atterrante que révélatrice.
Elle est atterrante parce qu’elle montre l’étendue de la misère intellectuelle qui sévit dans les rangs du
Forum de Davos. Cette instance est manifestement un rendez-vous de gens riches, clinquants, mais sans
aucune culture et sans aucune compréhension de ce que nous sommes. C’est un lieu où l’on étale son fric,
souvent hérité d’une fortune familiale, parfois gagné malhonnêtement, rarement mérité intrinsèquement,
c’est un lieu où l’on a l’illusion que l’argent achète tout, mais ce n’est certainement pas un lieu où l’on
pense et où l’on se cultive authentiquement. Et, d’une certaine façon, ce n’est pas la moindre des surprises
que de mesurer soudain l’étendue de l’ignorance qui caractérise ces gens imbus d’eux-mêmes.
Pour les Français, le fait que le livre soit co-écrit par Thierry Malleret constitue un puissant indicateur du
déclin de l’intelligence humaine dans la formation des grandes écoles et de la technostructure. Rappelons
que Malleret est un ancien étudiant de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, l’EHESS. Rappe-
lons qu’il fut conseiller de Michel Rocard. Rappelons qu’il met en avant un doctorat d’économie obtenu à
Oxford. Il est donc possible d’afficher un parcours aussi prestigieux en ayant aussi peu d’idées ou même de
connaissances générales sur ce que signifie l’humanité. C’est tout simplement consternant.
Cette pauvreté intellectuelle est surtout révélatrice parce qu’elle montre comment le Forum de Davos et
ses participants sont essentiellement préoccupés par le profit qu’ils pourront tirer de la société de demain
(notamment en mettant en place une économie « verte » sous l’autorité d’États autoritaires qui protège-
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ront leurs intérêts en surveillant les individus), sans égard pour les valeurs morales de compassion ou de monde où tout est relatif, à commencer par les valeurs morales. L’idée, bien dissertée par Pascal (et per-
solidarité qu’ils prétendent défendre et diffuser dans la société. Nous mentionnons d’ailleurs en exergue fectionnée plus tard par la phénoménologie allemande), selon laquelle la vérité s’appréhendait à partir
de ce chapitre un appel, lancé dans le Great Reset, à une humanité plus « protectrice » (caring) et plus d’un point de vue pertinent sur les choses, que seule une démarche de dépassement intérieur permettait
« compassionnelle ». Mais de compassion, on en trouve très peu dans ce livre, et de conviction « désinté- d’atteindre, a totalement disparu de la mentalité élitaire.
ressée », c’est-à-dire gratuite, en l’humanité et les individus qui la composent, on n’en lit nulle part.
Sur le fond, l’homme selon Schwab et Malleret n’occupe plus la place centrale dans l’univers que la pensée
L’enjeu du Great Reset n’est certainement pas de servir cette humanité qui se trouve en tête de chapitre (et moderne lui avait assignée. L’homme devient un animal comme les autres, mû par ses passions, prison-
qui serait bouleversée par la pandémie), mais bien de la mettre sous le contrôle d’une élite obsédée par la niers de ses émotions indépassables. Il n’y a plus de cheminement individuel, juste une stagnation dans
science, par la technologie, et par la défense de ses privilèges. S’il fallait un indice de cette préoccupation une sorte d’état compassionnel qui ressemble beaucoup à la condition animale.
monomaniaque, les chapitres que nous analysons en donnent à foison.
Accessoirement, désormais, tout vaut tout, et la pensée n’est plus un enjeu, pas plus que le salut de
l’âme. Ne compte plus que le bien-être, le confort psychologique en quelque sorte. En dehors de ce-
Cet humanisme qu’on ne trouve plus dans la doxa élitaire lui-ci, et d’une compassion obscure rebaptisée pompeusement « interconnexion », mal définie, pour
Il fut un temps assez proche où tout membre des élites occidentales se revendiquait de la rationalité, fon- les autres, il n’existe plus d’ambition.
dement, au passage, de toutes les théories économiques dont le Forum de Davos a promu les concepts.
L’humanisme est bien mort dans les élites.
La rationalité est bien connue de longue date à travers des œuvres comme celle de Descartes, qui repose
sur des principes simples : on met entre parenthèses les préjugés communs et la « morale », c’est-à-dire
les valeurs de bien et de mal telles qu’elles sont définies par la société, et on cherche par la pensée, c’est- Humanité ou temps de cerveau disponible ?
à-dire par des évidences de plus en plus immédiates, des certitudes qui nous élèvent, des vérités claires, La seule ambition à laquelle le Great Reset prétend en matière d’humanité est de prendre en charge le
et des choix de vie qui ont un sens. bien-être. Pour Schwab et Malleret, la pandémie n’a pas eu d’impact majeur sur cette préoccupation si fon-
Toute la pensée occidentale depuis le début de la Renaissance s’inspire de cette idée que devenir un damentale en Occident qu’est le salut après la mort. Elle aurait seulement eu un impact sur les émotions,
homme, exalter l’humanité que chaque homme porte en lui, ressemble à la lente montée d’un escalier sur les angoisses, et sur le besoin de retrouver le bien-être nécessaire à une existence heureuse.
intérieur, aveugle et infini. Être un homme, c’est cheminer en nous-mêmes dans un dépassement continu, Certains verront dans cette «  réduction  » de l’homme à un ensemble de passions l’illustration de la
dans un progrès permanent de ce que nous sommes. C’est une élévation progressive, qui suppose un com- pauvreté de la vie intérieure qui agite Schwab et Malleret. Les deux compères semblent effectivement
bat pugnace contre ce qui nous ramène sans cesse vers le bas. convaincus qu’une société humaine se réduit à un agrégat d’affects que les publicitaires ont imaginé
Nul ne sait si cette vision anthropologique est juste, mais, en principe, c’est celle qui est enseignée dans mettre en forme sous l’expression bien trouvée de « temps de cerveau disponible ». Dans l’esprit des
nos écoles occidentales, et tout particulièrement dans les écoles des beaux quartiers que les élites ont « marketteurs », il s’agissait de drainer le maximum d’audience à une heure donnée du jour ou du soir
majoritairement fréquentées depuis leur plus tendre enfance. Elle a largement fondé l’humanisme dont pour diffuser les spots publicitaires les plus pertinents possibles.
nous sommes intellectuellement les héritiers. Les auteurs du Great Reset ne sont pas très loin d’une logique identique, à cette différence près que
Rappelons que l’humanisme n’a rien à voir avec un amour de la diversité, du Vivre Ensemble, ou avec leur objectif n’est pas de diffuser de la publicité, mais de créer les conditions les plus favorables pos-
une approbation indifférenciée de tout ce qui est produit par l’homme. L’humanisme est une doctrine qui sibles à une production apaisée. Le travailleur menacé par le coronavirus sera plus productif s’il se
place l’homme au centre du cosmos, ce qui le met à l’orthogonal avec l’écologie ou avec l’anti-spécisme sent rassuré, en bon état psychologique, et même heureux malgré le confinement et l’interruption
dans lequel se retrouvent les « animalistes ». Dans ces deux dernières doctrines, l’homme est un animal des rapports sociaux auxquels il est habitué.
comme les autres. Il n’occupe pas de place particulière dans la « création ». Le projet sociétal du Great Reset est là. Assez de questions philosophiques, existentielles, sur le sens de
Dans l’humanisme, au contraire, l’homme est la seule « fin en soi » dans l’univers. C’est grâce à sa rai- l’humanité, de la vie, de la mort, du salut. Contentons-nous de nous sentir bien, sans nous poser de ques-
son que le monde a un sens. Tel est le principe de la fameuse révolution copernicienne décrite au XVIIIe tions, et aidons nos contemporains à se satisfaire de cet horizon en leur fournissant le meilleur contexte
siècle par Emmanuel Kant, selon qui les lois du cosmos sont produites par l’intelligence humaine. C’est psychologique possible pour se « sentir bien », c’est-à-dire pour désactiver leurs angoisses, leurs inquié-
grâce à cette intelligence que le monde prend un sens, et c’est cette intelligence qui fait de l’homme une tudes, leurs questionnements.
espèce à part, dotée de droits spécifiques. Au fond, l’objectif du Great Reset est de créer les conditions pour une optimisation de la production en période
De cette ambition et de cette prétention, on ne retrouve rien dans le Great Reset, qui se contente d’accu- difficile, en endormant la conscience occidentale. C’est une sorte de logique opiomane : hypnotisons-nous
muler des platitudes ahurissantes. Ainsi, Schwab et Malleret affirment que, depuis la pandémie, les indivi- au milieu de la tourmente pour travailler comme avant le mieux possible sans nous poser de questions.
dus sont beaucoup plus mus par leurs émotions qu’auparavant. Ils se poseraient aussi beaucoup plus de
questions sur ce que sont le bien et le mal, et seraient beaucoup plus décidés qu’auparavant à déterminer De l’humanisme à l’obéissance aveugle
leur conduite d’après la morale plutôt que d’après leurs intérêts. Surtout, la pandémie les a beaucoup an- Certains complotistes imagineront peut-être que Schwab et Malleret développent ces propositions par
goissés et ils cherchent beaucoup plus qu’avant le bien-être. pur cynisme, comme s’ils voulaient lobotomiser la majorité de l’humanité et limiter l’esprit critique et la
Autant de platitudes binaires, manichéennes, grossièrement simplistes, consternent sous la plume de pensée libre à un noyau de quelques privilégiés. Cette hypothèse désespérante en soi à quelque chose de
gens aussi éduqués et aussi bien entourés. rassurant dans la mesure où elle suppose que nos élites sont encore gouvernées par le goût de la raison et
de l’intelligence, même si elles souhaitent en limiter l’usage au maximum.
Surtout, dans l’énumération de lieux communs que nous venons de synthétiser sans leur faire grande
violence, on ne trouve nulle trace de ce progrès intérieur par la raison, par la pensée, par le sens, dont la L’hypothèse la plus probable pourtant est que, loin de ce cynisme que certains se plairont à imaginer, chez
pensée humaniste avait l’ambition. Désormais l’homme est une donnée brute, stagnante, perdu dans un Schwab et Malleret, ces deux auteurs soient animés d’un sens réel de l’égalité. S’ils proposent d’endormir
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les consciences au lieu de les éveiller, c’est parce que leur propre conscience est endormie, et qu’ils trouvent
eux-mêmes plus commode de ne pas se poser de questions existentielles plutôt que de s’en poser. Ils pro-
posent simplement d’étendre à l’ensemble de la société le mode de penser et d’agir qui leur convient.
Si cette hypothèse est vraie, nous comprenons alors que le pouvoir dans notre société n’est plus détenu par
une élite éclairée soucieuse d’un progrès spirituel global, mais par une caste sans autre ambition que la pro-
duction quotidienne, organisée dans un bien-être collectif optimisé par tout ce que le discours sur les émo-
tions peut produire. Progressivement, notre élite est devenue l’idéologue de l’obéissance et non de la liberté. Chapitre 12
On comprend mieux pourquoi elle se rallie aussi facilement au modèle chinois, tout entier fondé sur
l’obéissance collective et sur le bannissement des questions philosophiques.
Portrait de l’homme au XXIe siècle

« Do we know what is important ? Are we too selfish and overfocused on ourselves ? Do we give
too great a priority and excessive time to our career ? Are we slaves to consumerism ? In the
post-pandemic era, thanks to the pause for thought it offered some of us, our responses may
well have evolved as compared to what our pre-pandemic selves might have answered. »

L’ouvrage de Schwab et Malleret se clôt sur un chapitre consacré aux qualités individuelles qui sont suppo-
sées être consacrées dans le monde d’après-pandémie, une fois que le Great Reset sera déployé. Cet ultime
moment, décomposé en quatre parties, n’échappe pas aux remarques que nous avons formulées au chapitre
précédent (la conclusion du Great Reset ressemble d’ailleurs à une redite sans originalité des deux chapitres
consacrés à l’individu) : on ne sort pas de cette lecture confondu par sa grande richesse intellectuelle, ni par
une contextualisation claire de ce que pourrait être une anthropologie opératoire au XXIe siècle.
À de nombreux égards, les considérations qui servent de base aux travaux du Forum de Davos se situent
entre le magazine féminin (ce qui n’a rien de péjoratif, mais n’est pas l’espace d’une réflexion scientifique)
et le prêt-à-l’emploi des consultants ordinaires en ressources humaines. Là encore, cette approche n’a rien
de déshonorant, mais elle illustre une nouvelle fois l’imposture intellectuelle dans laquelle se situent les
élites qui prétendent décider de notre destin à notre place. Le corpus doctrinal qu’elles portent est extrê-
mement simpliste, manichéen, et sur le fond complètement dépassé.
Il se résume en quatre mots : créativité, temps, consommation et bien-être naturel. Ces quatre qualité ou
quatre dimensions seront celles, selon Schwab et Malleret, que les individus mettront le plus en avant,
rechercheront le plus, dans les années qui suivront la pandémie.

L’homme vu sous le prisme du marketing


Bien évidemment, ces quatre qualités ne cherchent pas à poser les bases d’une nouvelle éthique, c’est-à-
dire d’un nouvel art de vivre qui serait cohérent avec une doctrine philosophique fondée par la raison. Il
s’agit seulement d’une analyse des tendances du marché futur : quels seront les éléments-clés qui attire-
ront les consommateurs et les travailleurs demain ?
Pour répondre à cette question, Schwab et Malleret surfent de façon très superficielle sur les impressions
primaires qu’ils retirent de leur lecture de la presse mainstream. On ne trouvera pas dans leur prose autre
chose que des extrapolations à partir d’informations basiques glanées çà et là dans des articles anecdo-
tiques ou d’analyse rapidement consommée.
L’analyse de Schwab et Malleret sur la créativité en donne un exemple caricatural. Selon les deux auteurs,
les épidémies dans l’histoire ont toujours provoqué une crise propice à la création. Le fondement de
leur théorie découle de ce qu’ils qualifient eux-mêmes de « cliché ». En l’espèce, il s’agit de la phrase de
Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », qui est passée dans la
culture populaire comme un lieu commun désormais, très largement détourné de son intention d’origine.
C’est sur la foi de cette phrase que le Great Reset extrapole la théorie selon laquelle les crises, et spéciale-
ment les épidémies, stimulent la création, qu’elle soit scientifique, artistique ou économique.
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On mesure ici la fragilité de ces assertions. Bien entendu, de nombreuses créations sont apparues après qualités. En particulier, la capacité d’initiatives et de réactions à des situations inattendues est devenue
des épidémies. Mais plein d’autres sont nées sans qu’aucune épidémie n’en favorise l’apparition. En outre, essentielle, alors même que l’objet du fordisme était de l’étouffer.
les épidémies ont été nombreuses dans notre histoire, et inférer, à partir d’aussi peu d’éléments, un lien
direct entre elles et la créativité humaine relève d’un impressionnant raccourci. Ce besoin d’autonomie contrôlée dans un cadre collectif où l’organisation du travail reste à la main de
la direction est devenue le point crucial du « management », son terreau, sa raison d’être. Il faut savoir
Mais il faut peut-être ici retenir l’étrange dramatisation que Schwab et Malleret font de la pandémie de co- prendre des initiatives, mais pas trop. Le bon cadre est celui qui trouve rapidement le bon dosage entre
ronavirus. Certes, celle-ci a tué plusieurs centaines de milliers de personnes sur l’ensemble de la planète. l’obéissance et l’indépendance. L’idéologie distillée par les sociétés de conseil dans les entreprises depuis
Mais, globalement, son taux de mortalité reste inférieur à 1 % de la population mondiale. L’épidémie de une trentaine d’années n’a pas eu d’autre objet que de diffuser cet art étrange partout où cela était utile.
peste noire de 1348 avait pour sa part occis un tiers de la population en quelques mois. On dit qu’à Ve-
nise, la moitié peut-être de la ville a disparu en quelques semaines, durant l’été 1348. Dans une très large Avec la digitalisation et le télétravail, Schwab et Malleret ont bien senti les nouveaux besoins que les en-
mesure, cette destruction massive a favorisé l’émergence d’un nouvel art, la Renaissance, mais en grande treprises allaient devoir satisfaire désormais. Progressivement, il va falloir apprendre à gérer le surcroît de
partie parce que les artistes capables de transmettre les « anciens codes » ont disparu d’un bloc en Italie. stress que crée le télétravail, en même temps que la solitude qu’il crée pour le salarié face au processus
de production dont il prend une partie en charge. Il va aussi falloir apprendre à développer des qualités
Dans quelle mesure notre petite pandémie de coronavirus peut-elle provoquer un traumatisme créatif beaucoup plus inventives, dès lors que de nombreuses tâches actuellement confiées à des cadres risquent
aussi puissant que des séquences historiques où les humains avaient presqu’autant de risque de mourir d’être remplacées par l’intelligence artificielle au sens large.
que de chance de survivre lorsque la maladie sévissait ? Le parallèle de Schwab et Malleret, qui illustre leur
manque de recul sur l’histoire et la réalité, paraît ici bien hardi et bien mensonger. En bons consultants, Schwab et Malleret ont flairé le marché, et ils ont compris qu’ils répondaient ainsi
au besoin obscurément formulé par les entreprises partenaires du Forum de Davos. Progressivement, le
Il souligne surtout que les considérations du Great Reset ne sont pas écrites pour délivrer une analyse sé- « self-incentive », comme disent les patrons dans leur jargon mondialisé, devient beaucoup plus important
rieuse des choses, mais pour «  vendre du conseil  ». On mesure par avance les stages, les formations, les que la capacité à obéir ou à appliquer des procédures normalisées. Et sur ce point, le marché du travail
sessions payantes de développement de la créativité des salariés qui sont déjà sous presse dans les ateliers connaît une grave pénurie, largement due à la culture de l’obéissance et de la soumission qui est diffusée
de Schwab ou de Malleret. On aperçoit d’ici les directeurs de ressources humaines, qui ne sont pas toujours dans les systèmes d’enseignement, notamment en France.
ni créatifs ni cultivés, déboussolés par le changement d’époque, prêts à acheter en masse des séquences
commerciales où des gourous vont leur expliquer qu’il faut désormais s’atteler à libérer la créativité des sala- On comprend incidemment que le Great Reset individuel et la nouvelle humanité dont les auteurs parlent
riés dans un monde qui change. Ce genre d’opérations permet de rendre service aux animateurs de Davos et n’a que peu de choses à voir avec une conception universaliste de l’Homme qui pourrait nous réjouir. Ce
d’acquérir rapidement une bonne réputation qui remonte aux oreilles des patrons qui comptent. n’est pas une définition philosophique qui est en action. C’est la définition du Great Reset salarié, en réali-
té, qui est donnée ici. Schwab et Malleret décrivent quelles seront les vertus du salarié, du cadre, du mana-
On ne dira pas autre chose des platitudes que Schwab et Malleret distillent sur le besoin de mieux profiter ger de demain, de celui qui pourra survivre dans la nouvelle mondialisation chamboulée par la pandémie.
du temps qui s’empare désormais des salariés qui ont goûté au télétravail et au confinement (preuve qu’ils
n’ont pas lu les études montrant que le rythme de travail s’accélère en télétravail plutôt qu’au bureau). Et Nous comprenons incidemment que le cadre mondialisé de demain sera créatif, mais sans remettre en
que dire de ces remarques sur la baisse de la consommation, qui laissera songeurs ceux qui ont perdu leur question l’ordre établi et ses principes fondamentaux, il sera demandeur de temps, de produits bio et de
emploi à cause du confinement et qui sont contraints à une période de vache maigre ? ou de ces considé- bien-être. Ce dernier pilier suppose d’être désangoissé, de ne plus se poser de questions inutiles, et de
rations sur la « nature » et le bien-être, que nous avons évoquées au chapitre précédent, qui surgiraient vivre dans une sécurité psychologique maximale.
bizarrement de la pandémie alors que, depuis plusieurs années, nous sommes inondés de propos marte-
lés sans relâche sur la nécessité de sauver la nature, la planète, de passer au « bio », au circuit court, à la L’homme réinitialisé remplacera-t-il l’honnête homme des Lumières ?
permaculture, et autres gadgets prétendument écologiques ? Le portrait-robot qui vient d’être dressé pose forcément une question, qui est notre question finale de cet
Tout ce discours est évidemment une façon de surfer sur des vagues bien orchestrées dans les medias, ouvrage. Elle nous semble fondamentale.
qui permettent de vendre des produits et de trouver de nouvelles marges dans un monde où les ren- La France contemporaine s’est largement construite sur le principe de ce que l’époque des Lumières
dements décroissent. Cette vague du dérèglement climatique, nous l’avons évoqué dans les chapitres appelait l’honnête homme  : cultivé, doté d’une bonne culture générale, humaniste, épris de valeurs
précédents, permet de faire la promotion de l’économie circulaire, et d’une masse de « conseils » en tous universelles éclairées par la raison, tolérant. Il était d’usage, dans les meilleures écoles de la République
genres sur lesquels les gourous se greffent pour combler le vide intellectuel et spirituel des dirigeants, (mais on retrouverait la même perspective dans les meilleures écoles britanniques), de former une élite
que ce soit dans les entreprises ou dans les services publics. Voilà ce qu’on appelle couramment une dominante bâtie sur ce modèle idéal.
opération d’influence. C’est le rôle du Forum de Davos. Cela tombe bien…
Ce profil a complètement disparu de la description dressée par le Great Reset. Si l’on se laisse guider par
Le rôle du management dans la société de demain cette lecture, on comprend que l’élite de demain, les profils dominants dans la société qui émergeront
de la pandémie, seront conçus selon un tout autre paradigme. La tolérance éclairée par la raison cède-
Il faut lire le Nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski pour comprendre comment ce discours sur ra la place à un relativisme du bien-être. Il faudra se sentir bien, être bien, bienveillant, tout accepter,
les qualités humaines fait partie d’une conception économique globale. Il s’intègre à une stratégie de façon indifférenciée, et non se frayer un chemin raisonné entre les différentes croyances répandues
destinée à développer la productivité de la main-d’œuvre, intimement liée à l’avènement du manage- sur cette petite terre. Il faudra poser les bonnes questions : celles qui font l’innovation technologique
ment dans nos sociétés capitalistes. au service des puissants, et éviter les mauvaises questions : celles qui interrogent la vérité ou l’erreur,
Lorsque la révolution industrielle (celle qui a permis la naissance de l’industrie automobile) a généralisé celles qui portent sur la légitimité et la finalité de l’ordre social auquel nous sommes soumis. Et il faudra
le fordisme et la production à la chaîne, les entreprises avaient massivement besoin de légions d’ouvriers se rallier à cette religion de la nature qui rappelle furieusement celle du peuple de la forêt et du Grand
entrainés pour obéir sans réfléchir et sans responsabilité. L’émergence d’une société de services a rendu Forestier décrit par Junger dans ses Falaises de Marbre.
progressivement le modèle de la chaîne totalement obsolète, et a rendu nécessaire l’acquisition d’autres Si nous ajoutons à cette inquiétante description les considérations évoquées dans les chapitres précé-
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dents sur la généralisation de la surveillance individuelle au nom de la santé, nous mesurons la dystopie
dans laquelle le Great Reset nous propose d’entrer. Le futur annoncé signe la disparition de l’esprit cri-
tique, de la liberté individuelle, de la vie privée, de l’humanisme au profit d’un grand tout collectif dominé
par des États puissants et policiers, qui ressemblent furieusement au modèle chinois.
Il nous appartient désormais de combattre ce modèle, d’abord en le décryptant, ensuite en démontrant
point par point sa toxicité.

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Références 19 While for a pandemic, a majority of citizens will tend to agree with the necessity to impose coercive
measures, they will resist constraining policies in the case of environmental risks where the evidence can
be disputed, p. 104.
1 Graz Jean-Christophe, « Qui gouverne ? Le Forum de Davos et le pouvoir informel des clubs d’élites 20 Commuting less, working remotely a bit more, bicycling and walking instead of driving to keep the
transnationales [*] », A contrario, 2003/2 (Vol. 1), p. 67-89. DOI : 10.3917/aco.012.89. URL : https://www. air of our cities as clean as it was during the lockdowns, vacationing nearer to home : all these, if aggre-
cairn-int.info/revue-a-contrario-2003-2-page-67.htm gated at scale, could lead to a sustained reduction in carbon emissions, p. 108.
2 On en trouvera ici un compte-rendu de lecture plutôt favorable : http://nxu-thinktank.com/wp- 21 They will, in effect, make « good use » of the pandemic by not letting the crisis go to waste, p. 110.
content/uploads/2018/02/Klaus-Schwab.pdf
22 Covid-19 made it clear that we ignore science and expertise at our peril, and that the consequences
3 « the dynamic of reciprocal dependence among the elements that compose a system », p. 19. of our collective actions can be considerable, p. 111.
4 « The 7 billion people who inhabit planet earth no longer live in more than one hundred separate
boats [countries]. Instead, they all live in 193 separate cabins on the same boat. »
5 Interdependence has an important conceptual effect: it invalidates « silo thinking ».
6 Another important and far-reaching consequence of velocity is that decision-makers have more
information and more analysis than ever before, but less time to decide.
7 Just to provide a broad and oversimplified example, the containment of the coronavirus pandemic
will necessitate a global surveillance network capable of identifying new outbreaks as soon as they arise,
laboratories in multiple locations around the world that can rapidly analyse new viral strains and develop
effective treatments, large IT infrastructures so that communities can prepare and react effectively, appro-
priate and coordinated policy mechanisms to efficiently implement the decisions once they are made, and
so on.
8 The green economy spans a range of possibilities from greener energy to ecotourism to the circular
economy, p. 48.
Tous droits réservés Éric Verhaeghe
9 Innovation in production, distribution and business models can generate efficiency gains and new
or better products that create higher value added, leading to new jobs and economic prosperity, p. 49.
10 The labour market will become increasingly polarized between highly paid work and lots of jobs
that have disappeared or aren’t well paid and are not very interesting, p. 44.
11 In the post-pandemic era, according to current projections, the new economic « normal » may be
characterized by much lower growth than in past decades, p. 45.
12 Sur ce point, je recommande de lire l’article de Denord François, « Aux origines du néo-libéralisme
en France. Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement Social, 2001/2 (no 195),
p. 9-34. DOI : 10.3917/lms.195.0009. URL : https://www.cairn-int.info/revue-le-mouvement-social-2001-2-
page-9.htm
13 « strict capital controls are eliminated and the RMB turns into a market-determined currency, which
is unlikely to happen in the foreseeable future », p. 57.
14 One of the most profound dangers facing the post-pandemic era, p. 65.
15 p. 96.
16 p. 75.
17 The most likely outcome along the globalization–no globalization continuum lies in an in-between
solution : regionalization, p. 83.
18 small individual actions (consuming much less, not using our cars and not flying) are of little signi-
ficance when compared to the size of emissions generated by electricity, agriculture and industry, the «
big-ticket emitters » that continued to operate during the lockdowns (with the partial exception of some
industries), p. 107.
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