La Theologie de La Liberation

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 24

LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION – UN RETOUR AU FONDEMENT

Clodovis Boff

Association Communio | « Communio »


© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
2021/6 N° 278 | pages 95 à 117
ISSN 0338-781X
ISBN 9782915111910
DOI 10.3917/commun.278.0095
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-communio-2021-6-page-95.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Association Communio.


© Association Communio. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


La théologie de la libération – Clodovis
Un retour au fondement Boff
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
Nous publions un document important pour l’histoire et la réception de la théologie de la
libération. L’auteur a pris part aux origines de ce mouvement, mais il a progressivement
adopté une attitude critique envers son inspiration marxiste. Cet article (paru en 2007, après
la Déclaration d’Aparecida 1) a marqué sa rupture avec d’autres exposants de la TdL, dont
son frère Leonardo. Les critiques (et la réponse de Clodovis Boff) ont été publiées dans la
Revista Ecclesiástica Brasileira en 2008 (en ligne).

N ous voulons dans la première partie poser une question de fond à


propos de la Théologie de la libération (TdL). Notre intention
n’est aucunement de disqualifier la TdL mais, avant tout, de la définir de
façon claire et de la refonder sur ses fondements d’origine. Ce n’est
qu’ainsi qu’on pourra garantir ses indéniables qualités et son avenir.

En un second temps, nous présenterons la logique mise en œuvre


par le Document d’Aparecida 2. Nous entendons montrer par là
comment la TdL, ramenée à ses fondements, peut s’inscrire dans
un plus large horizon et produire ainsi ce qu’elle a de meilleur.

Nous reconnaissons que l’analyse que nous ferons de la TdL est un


peu laborieuse et sinueuse, tandis que la Déclaration d’Aparecida est
très fluente et linéaire. De toutes manières, nous avancerons à grands
pas sans pouvoir tout expliquer ni entrer dans les détails.

1. L’ambiguïté funeste de la TdL


1.1. La question : l’ambiguïté épistémologique sur le fondement

En parlant de la TdL, nous ne visons pas ici la TdL idéale, telle


qu’elle fut projetée et proposée par ses founding Fathers, surtout par
Gustavo Gutiérrez 3. Nous parlons très précisément de la TdL
1 Voir la chronologie. Bergoglio en fut un des principaux rédac-
2 Le Document final de la 5e Conférence, teurs (NdT).
qui s’est tenue à Aparecida, a été publié 3 Gustavo Gutiérrez Merino, né en
en français : Disciples et missionnaires de 1928, prêtre péruvien (entré en 1998
Jésus-Christ. Pour que nos peuples aient la chez les Dominicains). Sa Teología de
vie en lui, Paris, 2008, 288 p. et en ligne la liberación (1971) est le premier grand
sur divers sites. On sait que le cardinal traité théologique sur la TdL (NdT). * 95
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

« réellement existante », qui existe depuis quarante ans et dont l’évo-


lution montre déjà des traits à critiquer et rectifier.

La TdL actuelle, en pratique et même ouvertement, accorde la


primauté (priorité ou centralité) au pauvre et à sa libération. L’option
pour les pauvres serait son axe, son centre épistémologique. On dit
aussi que le pauvre ou la réalité du pauvre est le « point de départ » de
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
cette théologie. Elle adopte « la perspective du pauvre ». Tout cela est
bien connu et c’est ce qui caractérise cette théologie.

La priorité du pauvre et de sa libération est devenue pour la TdL un


présupposé « évident par soi-même ». Ce qui ne semble pas poser de
problème. Et pourtant cela reste théoriquement imprécis et confus,
permettant des ambiguïtés, des équivoques et des simplifications.

Sans aucun doute, l’option pour les pauvres, comme thème fonda-
mental, est théologiquement fondé dans la Bible et la tradition.
Néanmoins, comme principe épistémologique particulier, ouvrant
une perspective déterminée, elle reste largement non pensée et non
discutée dans les milieux « libérationnistes ». Elle est là, sans consi-
dération épistémologique et engendre de la confusion, en théorie
Thème comme en pratique.

Du reste, le langage « libérationniste » lui-même manque de rigueur.


Jon Sobrino 4, par exemple, parle des pauvres comme de l’instance qui
donne à la foi sa « direction fondamentale » et comme étant « son lieu
le plus décisif ». Il est clair que ces deux adjectifs, « fondamental » et
« décisif » sont utilisés avec imprudence. Car cela n’appartient pas aux
pauvres mais à « la foi apostolique transmise par l’Église », comme le
rappelle opportunément la Notification romaine, mettant en question
certains points de la christologie de ce théologien (n. 2). Tout au plus
peut-on deviner et peut-être justifier ce que Sobrino entend par ces
expressions.

Maintenant, lorsqu’on se demande si le pauvre est au principe et


s’il ne précède pas le Dieu de Jésus Christ, la TdL recule, sans le nier
– et ne pourrait pas ne pas le nier, parce que Dieu est par définition,
en premier lieu. La raison et la foi sont unies sur ce point. C’est
d’ailleurs en théologie une « évidence criante » qui devient paradoxa-
lement une « évidence aveuglante ». La TdL n’affirme pas pour autant
4Jon Sobrino, sj, né en 1938, fut au l’objet d’une « notification » de la
Salvador un proche de saint Óscar Congrégation pour la doctrine de la foi
Romero (1917-assassiné en 1980). (en ligne sur le site de la Congrégation)
96 * Deux de ses livres ont fait en 2017 NdT.
La théologie de la libération – Un retour au fondement

à la fois la primauté épistémologique du pauvre et sa libération. Et ne


rejette pas explicitement la primauté de Dieu et de la foi. Ce qui pose
problème dans la TdL, c’est son imprécision sur une question métho-
dologique capitale.

Car si on entend par « statut épistémologique » la base solide et le


cadre sûr qui confèrent à une discipline scientifique l’ordre de son
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
discours, nous devons dire que c’est justement ce qui fait défaut à la
TdL. Et il est à craindre que l’usage, en théologie, d’un langage
analogique (libération : sociale et spirituelle ; pauvre : économique
et existentiel ; royaume : de justice et de grâce etc.) au lieu de résoudre
la difficulté, complique encore l’absence de définition théorique, en
favorisant un glissement du discours qui permette au théologien,
acculé au plan sémantique, de passer subrepticement à un autre
plan. L’analogie se transforme alors, d’indispensable instrument de
toute articulation théologique, en « subterfuge de l’indécision ».

Nous pouvons dire que la TdL vit le « drame théorique » suivant : ce


qui est décisif demeure dans l’indécision. D’où son manque de consis-
tance épistémologique. Mais sans consistance épistémologique,
comment une théologie peut-elle avoir une consistance théorique ? Clodovis
Et sans une théologie consistante, comment une pastorale qui s’y Boff
appuie peut-elle être consistante ?

Alors, dans une telle situation d’indécision, la tendance est d’aller


« vers le bas », pour des raisons qui ne sont pas à discuter ici, mais que
tout théologien peut flairer. Ainsi, dans ce contexte d’hésitation
épistémologique, entre Dieu et le pauvre, le pauvre prend l’avantage.
Entre le salut et la libération, celle-ci est favorisée. Et de la sorte, à la
faveur du brouillard épistémologique dans laquelle elle plonge, la
TdL introduit furtivement le primat du pauvre.

En résumé : faute d’une épistémologie rigoureuse et claire, la TdL


avance dans des ambiguïtés : et en avançant dans des ambiguïtés, elle
tombe dans une erreur de principe. Et d’une erreur de principe ne
peuvent sortir que des effets funestes, comme nous le verrons peu
après.

C’est un fait que la TdL a tout fait « dans l’optique des pauvres ».
Elle le dit, elle le veut et elle le fait concrètement. Il suffit d’analyser sa
production la plus récente où le parti-pris épistémologique « libéra-
tionniste » est plus qu’évident. La « pastorale de la libération » elle-
même, qui est mise en œuvre notamment dans la « pastorale sociale » * 97
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

et dans les « communautés de base », est tout entière centrée sur les
pauvres.

D’autre part, que la foi dans le Dieu révélé soit le principe premier
de la théologie, cela est accepté sans aucune difficulté par la TdL.
Mais ce principe n’est pas vraiment mis en œuvre ici. Il représente une
hypothèse, un donné de départ, laissé de côté, qui n’est pas un
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
principe opératoire. C’est un article de foi qui est confessé, mais
qui n’est pas situé dans une perspective théorique, qui donne sa
couleur dominante à tout le discours de la libération. Qu’il lui
donne une certaine couleur est inévitable, puisqu’il s’agit de théologie,
mais c’est une couleur fanée, pour ne pas dire une simple nuance.

C’est ici que se trouve le nœud du problème : car si le primat de la foi


ne peut pas être tenu pour acquis du point de vue existentiel, il ne
peut pas l’être du point de vue épistémologique. Le principe-foi doit
rester toujours actif, non seulement dans la pratique de la vie mais
aussi en théologie théorique. Or chaque fois que ce principe s’est
maintenu vivant, comme sensus fidei, il a préservé les bons théologiens
de la libération des erreurs les plus graves, comme celles qui touchent
Thème au principe directeur de la théologie.

1.2. L’inversion et l’instrumentalisation qui en découle

Alors, que se passe-t-il dans la pratique théorique de la TdL ? Il se


passe une « inversion » du primat épistémologique. Ce n’est plus
Dieu, mais le pauvre, qui est le premier principe opératoire de la
théologie. Mais une telle inversion est une erreur de priorité ; en
outre, c’est une erreur de principe et par conséquent de perspective.
Ce qui est grave, pour ne pas dire fatal.

Que le pauvre soit un principe de théologie ou une perspective


(optique ou focale) est possible, légitime, et même opportun. Mais
comme principe second, comme priorité relative. Si tel est le cas, une
théologie, comme la TdL, qui part de ce principe, ne peut être qu’une
« théologie secondaire » qui suppose comme base une « théologie
première ».

Il ne semble pas cependant que la TdL en ait conscience, puisqu’elle


se pense, à tous égards, comme une théologie entière, autonome, se
substituant à (ou dispensant de) une « théologie première », et
fusionnant ou, mieux, confondant le niveau transcendental et le
98 * catégoriel. Dans sa pratique théorique, elle persiste à poser le
La théologie de la libération – Un retour au fondement

pauvre comme son principe, son centre et sa fin. Et même si elle ne


fait pas cela en plein consentement épistémologique, le résultat, en
pratique, est le même, et cela, comme nous l’avons dit, en raison de
l’ambiguïté du traitement de cette question essentielle.

Or lorsque les pauvres reçoivent le statut d’un primum épistémo-


logique, qu’advient-il de la foi et de sa doctrine au niveau théologique
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
et pastoral ? Il se produit une instrumentalisation de la foi en fonction
des pauvres. On tombe dans l’utilitarisme ou le « fonctionnalisme »
par rapport à la Parole de Dieu et à la théologie en général.

L’utilité de la foi est certaine, mais elle ne constitue pas l’élément


principal ni le plus important. Une foi utilisée principalement sur le
mode instrumental souffre fatalement d’une diminutio capitis. Elle est
soumise à une sélection, à une interprétation en accord avec ce qui
intéresse « le point de vue des pauvres ». Certes, la foi remplit tout à
fait ce point de vue, mais elle le déborde aussi, de tous côtés, à l’infini.

Contre les critiques qui l’accusent d’œillères épistémologiques, la


TdL fait appel à des idées comme « les marges de gratuité » et « la
réserve eschatologique » pour affirmer son respect de la transcen- Clodovis
dance de la foi. Mais en vérité la part de la transcendance est, dans Boff
cette théologie, une part mineure et peu pertinente, la « part du lion »
étant, comme toujours, une « lecture libératoire » de la foi.

La conséquence inévitable est une réduction de la foi et, spéciale-


ment, sa récupération politique. Nous parlons ici, de façon critique, de
la transformation de la foi en idéologie. Ce qui se produit chaque fois
qu’une idéologie reçoit le sens précis que lui donne le Magistère : une
foi qui déchoit de son niveau transcendental à l’immanence politique.

1.3. Gravité de la question et gravité des équivoques

C’est donc ici le point faible de la TdL : le manque de clarté quant à la


portée épistémologique de l’option pour les pauvres. C’est un thème
clair, mais cela ne peut pas servir de principe à constituer et construire
une théologie. Or le manque de clarté sur le principe entraîne néces-
sairement un manque de clarté sur le caractère théologique du
discours. D’où le caractère indéfini du discours actuel de la TdL,
qui oscille entre un discours religieux et un discours social et politique.

Rien n’exprime mieux l’ambiguïté et la confusion dans laquelle


travaille la TdL sur ce point, que la polémique qui se lève chaque * 99
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

fois qu’on parle du « point de partance » de la théologie et de la


pastorale. Pour la TdL, c’est très clair : le point de partance doit être
« la réalité des pauvres ». Mais on ne voit pas qu’on confond ici deux
sens de l’expression « point de partance » : un simple commencement
(matériel, thématique, chronologique ou encore pratique) ou un
principe (formel, herméneutique, épistémologique ou encore théo-
rique). Or « les pauvres » peuvent être un point de partance comme
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
commencement (commencement d’un discours), mais non comme
principe (critère déterminant).

Certes, « les pauvres » peuvent aussi être un principe, fournissant ce


qu’on appelle « le point de vue des pauvres ». Mais ici encore il ne peut
s’agir que d’un principe second et subsidiaire, et non d’un principe
premier et dirigeant, comme nous l’avons déjà dit. Mais dans la
discussion, la TdL tombe dans le quiproquo, en revêtant inconsciem-
ment son point de partance, les pauvres, de la dignité d’un principe
premier ou fondamental. D’où par conséquent l’erreur de se prendre
pour une théologie à part entière.

Mais à agir de la sorte, nous le répétons ici, la TdL montre qu’elle


Thème ignore son statut propre : celui d’être précisément une « théologie du
second ordre », qui présuppose en théorie une « théologie du premier
ordre », comme l’espèce présuppose le genre. Elle ne se rend pas
compte que pour être un bon théologien, il ne suffit pas de n’être
qu’un théologien de la libération, il faut aussi, et principalement, être
« un théologien de la foi » (si on peut se permettre ce pléonasme).

Par manque de rigueur, de clarté et de vigilance épistémologique, la


TdL se trouve sur un plan incliné, glissant toujours davantage et
tombant dans le défaut mortel que nous avons indiqué : le biais de
l’inversion du principe et de l’instrumentalisation sociale, politique et
idéologique des contenus de la foi qui en est la conséquence. Nous
disons un défaut « mortel », parce que, mené à son terme, il aboutit à
la mort de la TdL, ce qui serait une immense perte pour les pauvres et
pour l’Église.

Comme on voit, nous nous trouvons ici devant une « question de


principe ». Et cette question de principe est, par définition, une
question grave dont les conséquences peuvent être fatales. Et dans
une question grave on ne peut pas se permettre de prendre une
position problématique, nébuleuse et équivoque. Une question sur
le fondement est une question fondamentale. Si le fondement est mal
100 * posé, la stabilité de tout l’édifice est compromise. Et ainsi donc,
La théologie de la libération – Un retour au fondement

comment une théologie peut-elle se développer sans tomber en


permanence dans des apories ?

1.4. Gravité des conséquences

Si la question et ses équivoques sont graves, les résultats sont tout


aussi graves. Car un principe informe tout un discours. Lorsqu’on
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
commence une promenade dans une mauvaise direction, plus on
avance, plus on s’éloigne du but. Et ainsi les fruits de la TdL, qui
sont certes notables, finissent par « rater leur coup » et se détériorent
avec le temps. Le résultat général de l’inversion pratique de principe
(de Dieu aux pauvres) a pour conséquence d’affaiblir et même de
vider l’identité chrétienne, et cela sur plusieurs plans :

1 – au plan théologique. La théologie perd son caractère propre,


quand elle adopte un ton plus sociologique et politique, ou ici de type
religieux-pastoral. Elle perd sa fécondité théorique, ses productions
se réduisent chaque fois davantage à n’être que des « variations sur le
même thème ». Pire encore, les grandes intuitions de la TdL ont vu
des slogans répétés ad nauseam, surtout dans la « vulgate militante »
de la TdL. Clodovis
Boff
2 – au plan ecclésial. La « pastorale de la libération » devient un
bras de plus du « mouvement populaire ». L’Église « se déguise ». Elle
se vide même physiquement, elle perd ses agents pastoraux, ses
militants, ses fidèles. Les « gens du dehors », à part les militants,
ne sont guère attirés par « une église de la libération ». Car pour
l’engagement, ils ont des ONG, mais pour l’expérience religieuse, ils
ont besoin de davantage que d’une simple libération sociale. De
surcroît, en ne réalisant pas l’ampleur et la pertinence sociale de
l’actuelle inquiétude spirituelle, la TdL se montre culturellement
myope et historiquement anachronique, autrement dit « aliénée »
de son temps.

3 – au plan de la foi. Réduite à une idéologie de mobilisation, la foi


perd à chaque fois de sa substance, jusqu’à se vider complètement.
Ce qui reste est « une herméneutique chrétienne de l’existence
humaine », telle qu’elle est exprimée de manière exemplaire dans la
vulgate théologique qu’on appelle le « rahnerisme » 5, qui sous-tend la
TdL et qu’on ne peut pas discuter ici. Bref, la substance de la foi se
réduit à un simple discours, donc à quelque chose qui n’est pas
5 Il s’agit de la théologie de Karl Rahner, désigne ici sa théorie du « chrétien
sj (1904-1984), expert au Concile. Cela anonyme », à la foi implicite (NdT). * 101
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

pertinent, car ce qu’on entend dans les milieux « libérationnistes »,


c’est que ce qui importe est moins l’Église ou le Christ que le
Royaume.

La « preuve par les fruits » montre que la TdL a besoin d’une


sérieuse dose de critique et d’épistémologie et, plus encore, de ferti-
liser ses racines.
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
1.5. Pourquoi l’inversion fondamentale de la TdL :
le choc de la rencontre avec la pauvreté
Nous devons, à ce stade, comprendre, sans nécessairement
approuver, les raisons qui ont conduit la TdL à se concentrer de
facto sur les pauvres, en laissant dans l’ombre le fundamentum fidei.
Notre propos sera ici très synthétique.

L’explication la plus immédiate a déjà été mentionnée : le mépris de


l’épistémologie et l’inversion du principe qu’il a tacitement permis.
Les pauvres et leur libération ont pris la place de Dieu et du salut
(sans parler aussi de l’inversion existentielle qui sous-tend l’inversion
épistémologique et concerne le primat du Christ dans la vie même).
Thème
Pour parler de façon générale, on peut trouver derrière cette inver-
sion une donnée historique et existentielle sur laquelle, à juste titre,
insiste la TdL : « l’expérience de Dieu dans les pauvres » : c’est le
drame social de l’Amérique latine, fait de pauvreté, d’oppression,
d’exclusion. L’« irruption des pauvres » dans l’Église a tellement
ébranlé la théologie qu’elle a basculé dans ses fondations. Nous
nous trouvons devant une inversion épistémologique : l’après est
venu avant. Ce n’était pas précisément comme ça (de iure), mais
c’est ce qui se produisit (de facto). La foi ne paraissait pas assez
forte pour maintenir ou récupérer sa position centrale. Et par consé-
quent le principe in se (absolu) a cédé la place au principe secundum
quid (relatif). Le « régime des excellences », où Dieu tient la première
place, a été écrasé par le « régime des urgences », où les pauvres
viennent en premier lieu. De la sorte, l’« urgence historique »
conduisit à investir au maximum dans le contenu de la foi ce qui
fut considéré comme l’objet principal : la libération historique des
opprimés. Avec par conséquent la tentation du « n’importe quoi
epistémologique » à la Feyerabend 6 : tout est permis (anything
goes) en théologie, tant que les pauvres en profitent.
6 Paul FEYERABEND (1924-1994), phi- Esquisse d’une théorie anarchiste de la
losophe des sciences d’origine autri- connaissance (1975), Paris, Le Seuil,
102 * chienne, auteur de Contre la méthode, 1979 (éd. poche, 1988) NdT.
La théologie de la libération – Un retour au fondement

Mais, comme le magistère ne cesse de le rappeler, cet immédiatisme,


avec tout son pathos, se traduit à plus ou moins long terme, par de
nouvelles formes de pauvreté et d’oppression. Et de fait, l’histoire
montre de nombreux exemples où l’incohérence de la vérité se paie
par l’incohérence politique. Seule la vérité libère (Jean 8, 32-36). Pour
parvenir en vérité à la libération, il faut davantage que la libération : il
faut, disons-le sans crainte, le salut ! Seule la transcendance rachète
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
l’immanence.

1.6. La reddition à l’esprit de la modernité

Il y a encore une autre raison pour expliquer pourquoi la TdL s’est


concentrée sur la question de la lutte contre la pauvreté. C’est le tribut
qu’elle paie, de façon plutôt naïve, à la modernité tant vantée et à sa
« révolution copernicienne » si glorifiée. En fait, la modernité place
l’homme au centre, à la place de Dieu. C’est le tournant anthropo-
centrique : l’homme, avec sa raison, sa liberté et son pouvoir, comme
le nouvel axe du monde.

Laissons ici de côté la tendance de l’homme post-lapsaire (et pas


seulement l’homme moderne) à cette inversion et aussi les tentatives Clodovis
théoriques pour la justifier, comme celle des Sophistes, avec sa devise Boff
« L’homme mesure de toute chose », réfutée par Platon, et la « théo-
logie politique » de Varron, réfutée, elle, par Augustin dans la Cité de
Dieu. Contrairement à ces tentatives, l’assaut de la modernité a un
caractère macroscopique, c’est-à-dire civilisationnel.

Le fait est que la théologie chrétienne a elle aussi cédé à la dérive


anthropocentrique de l’esprit moderne, et elle le fit sans prendre
clairement conscience du prix à payer pour la foi. Ce qui s’est produit
dans le protestantisme avec la « théologie libérale » de Schleier-
macher, à laquelle Barth a opposé sa « théologie dialectique » (mais
qui ne fut pas dialectique au point de pouvoir incorporer les défis
anthropologiques légitimes soulevés par la modernité).

Dans le catholicisme, la « modernisation » théologique est d’abord


venue avec le modernisme, réprimé par Pie X, puis, sous le nom de
« tournant anthropologique », avec Rahner et sa « théologie trans-
cendentale » qui connut quelque succès et envers laquelle de grands
théologiens, comme Lubac, Balthasar, Ratzinger maintinrent une
soupçonneuse distance (sans pour autant procéder à une critique
approfondie). Ce fut alors que la théologie s’est « anthropologisée »,
avec l’homme comme soleil et Dieu comme son satellite. * 103
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

Ajoutons que cette anthropologisation modernisante a eu pour


précurseurs Luther, avec son « sotériologisme » (Dieu pour moi) et
Kant avec son moralisme (Dieu comme postulat de l’ordre moral).
Mais ce fut Feuerbach qui mena ce processus à son comble en
annonçant le premier principe de sa Philosophie de l’avenir (1843) :
Les temps modernes ont pour tâche la réalisation et l’humanisation
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
de Dieu – la transformation et la résolution de la théologie en
anthropologie.

C’est alors que survint une théologie qui, dans la danse obligée avec
la modernité, se laissa porter par elle, au lieu de guider sa partenaire.
Il est compréhensible, dans ce contexte, que la TdL aussi se soit
engagée dans la voie anthropologisante de la modernité. Sauf que
pour elle, le centre n’était plus simplement l’homme mais le pauvre. Il
s’agissait d’une « anthropologie de la libération ». De sorte que le
nouveau centre thématique, la nouvelle perspective, menaçait de
supplanter l’ancien centre de la foi, pour faire résonner comme un
refrain : omnia ad maiorem pauperis gloriam, etiam Deus.
Thème Cette inversion anthropocentrique a entraîné une instrumentalisa-
tion générale à laquelle la modernité a soumis toutes les valeurs. Les
penseurs de l’École de Francfort ont dénoncé ce savoir éclairé, essen-
tiellement technique et instrumental, se présentant comme l’unique
source possible de bonheur et de libération. Et aussi Martin
Heidegger avec sa théorie du Ge-stell (« l’arraisonnement de la tech-
nique »). La religion n’a pas échappé à cet « arraisonnement ». Au
plan économique, la manipulation dont elle a souffert aux mains du
capitalisme, qui est le produit le plus consistant de la modernité, n’est
que trop connu. Et au plan socio-politique, elle est devenue un
instrumentum regni, cette religion civile de Hobbes et de Rousseau.
Disciple de Zwingli, Thomas Érastus (1524-1583) fut le premier
théoricien à légitimer la soumission de la religion au pouvoir civil.
Quant à la TdL, elle cédait à la tentation de politiser la foi, dans la
mesure où elle encourageait les chrétiens à la lutte sociale sous
l’étendard, de saveur maurrassienne, « libération d’abord ». Le chris-
tianisme est ici pris comme instrumentum regni des pauvres, il est
toujours instrumentalisé pour cela. Dans cette perspective, la foi est
vue avant tout comme une fonction de libération des pauvres.
L’histoire montre qu’en chemin la religion politisée finit toujours par
104 * se dissoudre en politique qui, en l’absorbant, devient elle-même une
La théologie de la libération – Un retour au fondement

religion de substitution, Ersatzreligion. Les totalitarismes ne sont rien


de plus que l’expression extrême de la sécularisation de la religion,
autrement dit : de son anthropologisation radicale, comme l’a vu,
entre autres, Karl Löwith 7. Pour sa part, Carl Schmitt a montré que
la politique moderne est, au fond, une religion sécularisée 8. L’État
serait un dieu visible que Hobbes avait déjà représenté comme le
Léviathan.
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
C’est la même chose : le sort fatal de ceux qui prennent la place de
Dieu et qui s’en servent est de se prendre pour Dieu. Et de la même
manière, une TdL qui « consomme » la foi chrétienne surtout pour
la libération risque de consommer cette foi et elle-même avec.
La « libération » peut dévorer la « théologie ».

1.7. Le surnaturalisme de la foi : responsable de la mondanisation


de la foi

Mais pourquoi la modernité a-t-elle tout anthropologisé et même


tout politisé, y compris la foi chrétienne ? Comme l’a montré en
particulier Hans Blumenberg 9, cela est dû, en grande partie, à une
réaction violente contre le « totalitarisme idéologique » d’une Église Clodovis
de chrétienté, quel que soit son nom : surnaturalisme, augustinisme Boff
politique, spiritualisme, fondamentalisme ou intégrisme.

Par conséquent, le christianisme, par sa tendance à un extrémisme


« intégriste », est en partie responsable de l’extrémisme « mondain »
de la modernité qui lui est diamétralement opposé. De surcroît, à
l’occasion de l’ouverture conciliaire, l’extrémisme moderne a réussi à
pénétrer, en intrusion et même en rupture, au sein même de l’Église.

Par conséquent, l’« irruption du monde » dans l’espace ecclésial


comportait un risque de « mondanisation » de la théologie, tout
comme l’ « irruption des pauvres » dans la théologie sud-américaine.
Sauf que, dans ce dernier cas, le processus s’est déroulé à gauche et a
été en grande partie contenu par le sensus fidei des simples fidèles
comme de leurs pasteurs.

Mais avec le changement d’époque qui s’ouvre, après la thèse de la


chrétienté et son antithèse, celle de la modernité, une chance histo-
7 Histoire et salut. Les présupposés théolo- 9La légitimité des temps modernes, 1re éd.
giques de la philosophie de l’histoire, 1949, 1966, 3e éd. 1997, trad. fr. (sur la 2e éd.),
trad. fr., Gallimard, 2002. Paris, Gallimard, 1999.
8 Théologie politique, 1922, trad. fr.
Paris, Gallimard, 1988. * 105
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

rique est offerte à l’Église d’une synthèse : l’harmonie entre la foi et le


monde, et, en particulier, entre la foi chrétienne et la politique de la
libération.

En concluant cette première partie, je voudrais souligner que ce


questionnement critique sur les fondements de la TdL ne signifie
aucunement une réfutation de ce courant, mais le souci de le resituer
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
sur ses fondements d’origine. C’est la seule façon de sauver la TdL, et
ainsi de sauver les fruits précieux qu’elle a produits, et tout particu-
lièrement l’option préférentielle pour les pauvres et la foi comme force de
libération.

Cette première partie n’est que la pars destruens de ma réflexion,


même si j’ai clairement indiqué les éléments de la solution. Pour la
pars construens, je me tournerai vers la Déclaration d’Aparecida. Les
raisons de ce choix seront données par la suite.

2. Aparecida : la clarté du principe


2.1. Appréciation générale du Document : pourquoi y ai-je recours ?

Thème Disons pour commencer qu’Aperecida récapitule et porte à maturité


tout le chemin parcouru par notre Église sud-américaine et caraïbe.
C’est « une surprise de l’Esprit » (rien ne laissait prévoir ce magnifique
résultat), un « miracle de Notre-Dame d’Aparecida » (qui, à la
demande du Pape, a conduit les travaux), ainsi qu’un don du
« Père des lumières » à toutes nos églises. Ce document honore
l’épiscopat de notre continent.

Le succès du texte épiscopal repose, entre autres, sur les facteurs


suivants : la maturité de notre Église latino-américaine, tant chez ses
pasteurs que chez ses théologiens et ses communautés ecclésiales, le
magistère de Benoît XVI, en particulier son message à l’ouverture de
la Cinquième Assemblée et, surtout, le souffle de l’Esprit saint,
invoqué par tant de fidèles de nos communautés « en union avec
Marie, mère de Jésus » (Actes 1, 14).

Mais ce qui nous amène à recourir au Document d’Aparecida pour


la remise en cause de la TdL, c’est le fait que ce texte démontre
clairement comment il est possible de résoudre de manière satis-
faisante la vexata quaestio que nous avons posée : l’articulation
correcte entre foi et action libératrice. Comme nous l’avons vu,
cette relation, la TdL ne l’a pas résolue de manière satisfaisante,
106 * parce qu’elle partait d’un principe équivoque, pour ne pas dire erroné.
La théologie de la libération – Un retour au fondement

Aparecida a résolu cette relation, en l’articulant de manière heureuse


et ce précisément parce qu’elle est partie d’un principe clair et correct,
comme nous allons le montrer.

2.2. Une confrontation instructive entre Aparecida et TdL

Il est utile d’établir ici une brève comparaison entre la méthodologie


© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
de TdL et celle d’Aparecida. Nous pouvons, en bref, présenter cette
confrontation de la façon suivante : TdL part du pauvre et rencontre le
Christ ; Aparecida part du Christ et rencontre le pauvre. Dire qu’il s’agit
de méthodologies mutuellement complémentaires est peu de chose. Il
est aussi et surtout nécessaire de voir les différences respectives et la
hiérarchie qui s’impose entre les deux.

En effet, la méthodologie d’Aparecida est originale et principale,


tandis que l’autre ne peut être que dérivée et subordonnée. Par
conséquent, la première est également plus large. Car si
Benoît XVI a eu raison, d’un point de vue théologique, lorsqu’il a
déclaré, en ouvrant le cinquième Celam : « l’option pour les pauvres
est implicite dans la foi au Christ », il est clair que si le principe du
Christ inclut toujours les pauvres, le principe du pauvre n’inclut pas Clodovis
nécessairement le Christ. En d’autres termes : pour être chrétien, il Boff
est absolument nécessaire de s’engager envers les pauvres : mais pour
s’engager envers les pauvres, il n’est pas du tout toujours nécessaire
d’être chrétien.

De plus, la méthodologie d’Aparecida est plus logique : du Christ on


va nécessairement vers les pauvres, mais pas nécessairement des
pauvres vers le Christ. Pour ces raisons, la méthodologie d’Aparecida
peut inclure celle de la TdL et peut la fonder, alors que la réciproque
n’est pas vraie.

2.3. L’enjeu décisif : le point de départ formel ou fondateur

Rappelons que notre questionnement dans ce travail tourne autour


du principe de la TdL. Or toute théologie, pour se renouveler et
même se corriger, a toujours besoin de « revenir à la source », à son
principe vital, à sa racine.

Or la source originelle de la théologie n’est autre que la foi en Christ.


C’est vrai : « seul Jésus sauve », et « sauve » même, en théologie,
l’option pour les pauvres. C’est le grand principe de tout dans le
christianisme, dans la vie comme dans la pensée. Et de cette arché, la * 107
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

foi en Christ, s’ouvre la véritable perspective de toute la théologie


authentiquement chrétienne : voir tout « à la lumière de la foi », ou en
d’autres mots, à la lumière du Dieu de Jésus-Christ. Aristote appelle
parfois le principe directeur : kyrios. Or, le kyrios de la théologie ne peut
pas être autre que le kyrios de la foi, de l’Église et de l’histoire. Mais
comment une telle « seigneurie épistémologique » est-elle traitée dans
le discours concret de la théologie ?
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
C’est précisément là que le Document d’Aparecida nous semble
pouvoir servir de modèle. Tout y part du Christ et, de cette arché, on
retrouve toutes les grandes questions qui interpellent l’Église, dont
(et surtout) la question des pauvres et de l’engagement libérateur (et,
en même temps, le problème actuel du péché et de la recherche du
divin, de sorte que le document fait « d’une pierre deux coups »).

Et même lorsque la cinquième Conférence part des pauvres, suivant la


méthode « voir, juger, agir », elle ne le fait que matériellement (à la
satisfaction de la TdL), puisque formellement elle part toujours du
Christ. En d’autres termes, le point de vue des pauvres est essentiel-
lement placé dans une perspective antérieure et plus large qui est celle
Thème de la foi christologique. Celle-ci n’y est pas seulement présupposée mais
elle soutient l’ensemble du discours pastoral, lui donnant sa forme
vitale et même son langage. C’est ainsi que le Document parle toujours
du Christ sur un « ton plus élevé » que de la manière dont il parle des
pauvres, pour reprendre une heureuse expression de Karl Barth.

En vérité, l’heureuse articulation qu’Aparecida a établie entre foi et


engagement était déjà donnée en filigrane par le titre même de cette
Assemblée : (1) Disciples (2) et missionnaires de Jésus-Christ, (3) afin
que nos peuples aient la vie en Lui. Les évêques ont seulement eu pour
tâche de le développer au maximum.

Nous analyserons ci-dessous comment l’épiscopat d’Amérique


latine et des Caraïbes, dans l’exercice de son discours pastoral, s’est
désengagé de cette tâche. Pour une telle analyse, quelle méthode
devrions-nous utiliser ? Écartons d’emblée, comme intellectuellement
malhonnête, un « orpaillage herméneutique » qui ne retient que ce
qui l’intéresse, aux dépens de l’essence du Document.

Nous allons plutôt chercher à mettre en évidence le développement


du Document, autrement dit sa logique interne, et les principes qui
donnent au texte sa structure et son dynamisme. En remontant aux
108 * principes, nous pensons pouvoir saisir l’essentiel du Document.
La théologie de la libération – Un retour au fondement

Ajoutons que constater les ombres de l’enseignement magistériel


d’Aparecida est une évidence pour tout théologien qui se veut
critique ; mais par rapport à notre problématique, elles nous semblent
trop peu pertinentes pour nous y arrêter.

2.3.1. Point de départ : la foi comme rencontre avec le Christ


© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
Le Document commence bien, il commence là où il devait
commencer : « Nous sommes aimés et sauvés en Jésus, Fils de
Dieu, le Ressuscité, vivant au milieu de nous ». La foi au Christ
est une expérience de rencontre : le mot « rencontre » se trouve
employé 128 fois dans le Document. Il s’agit là de l’essence intime
de la foi chrétienne : une rencontre de personne à personne, une
rencontre vivante avec le Christ vivant. Le Document va plus loin :
cette rencontre est nécessairement une transformation, elle trans-
forme la vie à tous les niveaux : personnel, communautaire, social et
environnemental.

Commentons : le point de départ formel du Document n’est pas la


réalité, l’histoire, la praxis, ni même le pauvre et la souffrance. Mais ce
n’est pas non plus la doctrine de la foi, les principes dogmatiques. Le Clodovis
point de départ est Celui qui est, selon les paroles de l’Écriture, le Boff
Principe proprement dit, l’Alpha de tout, le Premier-né, le Prince
dans l’absolu.

Le texte d’Aparecida a si fortement souligné la primauté de l’option


pour le Christ qu’il ne s’est pas attardé sur le côté négatif qui existe en
réalité dans le monde (et même dans l’Église). Il se veut seulement en
faveur du Christ, en faveur de ceux qui sont éloignés de la foi, en
faveur des pauvres et de leur libération.

Pour la foi au Christ, le Document se sert d’expressions qui veulent


ôter de la foi ce sentiment de banalité dans lequel elle est souvent
enveloppée, en faisant ressortir sa saveur native et son rayonnement
d’excellence. Il affirme que la foi est « une grande nouvelle » (n. 348),
qui ne perd jamais sa force.

Le Christ nous a été donné, plénitude de la Révélation de Dieu, un


trésor incalculable, la « perle précieuse » (Matthieu 13,45-46), le
Verbe de Dieu fait chair, Chemin, Vérité et Vie des hommes et des
femmes pour qui s’ouvre un destin de parfaite justice et de bonheur.
Il est l’unique Libérateur et Sauveur qui, par sa mort et sa résur-
rection, a rompu les chaînes oppressives du péché et de la mort ; il * 109
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

révèle l’amour miséricordieux du Père et la vocation, la dignité et le


destin de la personne humaine (n. 6).

En plaçant le Christ au début du Document, le CELAM a fait surgir


une source pleinement théologique qui s’est répandue en termes
existentiels. Ce qui suscite la sympathie et entraîne un consensus
immédiat. C’est donc un « grand coup » de nos pasteurs, dès le début !
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
Mais quelles sont les conséquences concrètes de ce magnifique point
de départ ?
Il implique d’abord de favoriser de toutes les manières une relation
interpersonnelle avec le Christ. C’est précisément ce que signifie
« être un disciple » : nous sommes ici renvoyés sur le terrain de la
spiritualité ou de la mystique.

Cette priorité ne s’impose pas seulement « aux autres », comme


peuvent le penser les agents pastoraux. Elle s’impose à tout chrétien.
L’évangélisation commence comme une auto-évangélisation.

Cet appel à rencontrer le Christ dans la prière, la Parole, l’Eucha-


ristie s’adresse aussi aux pasteurs (n. 177), y inclus les évêques
Thème (n. 186) et tous les autres pasteurs : les prêtres (n. 199), les curés
(n. 201), les séminaristes (n. 319) et tous les autres agents pastoraux
en général (n. 352).

Cette implication personnelle à la conversion est impressionnante et


émouvante, elle est même neuve et presque étrange dans un docu-
ment pastoral adressé « aux autres », au peuple, sans inclure norma-
lement ceux qui la rédigent.
Pour mettre en œuvre pastoralement cette « rencontre avec le
Christ », contenu existentiel de la foi, Aparecida formule une propo-
sition concrète pour tout le continent (n. 277) : elle devrait impliquer
toutes les forces pastorales. Il s’agit d’un « itinéraire de formation »
précis (tout le ch. VI) qui a son cœur dans la mystagogie, c’est-à-dire
dans une première initiation à la vie chrétienne (n. 286-294).

L’objectif de cet itinéraire est en effet d’« initier » la personne au


mystère du Christ, c’est-à-dire de la conduire, comme par la main, à
une rencontre directe avec le Christ. Comment ? Par l’écoute priante
de la Parole, par l’exercice de la prière et par l’amour de l’Eucharistie.

Le premier effet intérieur de cette rencontre est la conversion :


110 * devenir une « créature nouvelle », un enfant de Dieu, avec une vie
La théologie de la libération – Un retour au fondement

nouvelle et un cœur nouveau. C’est là le vrai christianisme


d’« initiés », de gens qui ont « senti Quelque chose », de « mystiques »,
que désirait Rahner. C’est aussi ici que surgissent la mission, l’enga-
gement dans le monde, comme nous le verrons plus bas.
Telle est la donnée originaire de l’Église, originaire et originale, car
elle confère de l’originalité à tout ce qui se trouve dans l’Église : sa
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
parole, sa mission, son engagement pour la justice. Ce début chris-
tologique est juste, à la fois théologiquement et pastoralement.
Car notre catholicisme populaire, bien qu’exalté à Aparecida
(n. 258-265) en tant que « trésor le plus précieux du peuple », est
un catholicisme qui emprunte plus à la tradition qu’à la conviction
personnelle, à la culture qu’à l’expérience spirituelle. D’où sa vulné-
rabilité aussi bien au prosélytisme des sectes qu’aux séductions maté-
rialistes du laïcisme et de la sécularisation. D’où aussi le recul, qui
a diminué depuis Medellín, mais reste important, en termes de
conscience sociale et d’engagement politique.
Et le catholicisme des élites (évêques, prêtres, intellectuels et mili-
tants) est plus doctrinal qu’expérimental, plus idéologique que Clodovis
personnel, plus théorique qu’existentiel, plus moralisant que Boff
mystique, plus « musclé » que « cordial », bref plus pratique que
« théo-pathique ».
Notons aussi la langue, le style du document : c’est un langage
communicatif qui éveille la joie de croire, l’enthousiasme d’annoncer,
l’ardeur de se battre. Il est aussi assez homogène, car son unité interne
vient du centre vivant qui est le Christ, la foi vivante au Christ. C’est un
langage spirituel dont la nouveauté tient à l’éblouissement d’une
Rencontre. Il correspond à son thème : « exprimer ce qui est spirituel
en termes spirituels », comme le voulait saint Paul (1 Corinthiens 2, 13).
Comment l’Assemblée épiscopale est-elle parvenue à un tel langage
de véritable communication évangélique ? Ce n’est pas un simple effet
littéraire, c’est parce que ce langage émanait de la vie et de l’expérience
de notre Église, interprétée par nos pasteurs. Et un tel langage ne
s’improvise pas en deux semaines : il témoigne de la vitalité spirituelle
et pastorale de nos églises et de leurs pasteurs.
Soulignons rapidement quelques traits du langage d’Aparecida : il
est léger, ni lourd ni ennuyeux ; il est clair et compréhensible ; il est
positif, préférant l’encouragement à la critique, tout en restant réaliste
et prophétique en même temps ; il est stimulant, serein, équilibré. * 111
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

Disons pour conclure que le constat génial et inspiré des évêques fut
de partir du point de départ de toute la vie chrétienne : le Christ, la foi
en Christ, la rencontre vivante avec le Christ.

« Mais c’est l’évidence même », direz-vous. Mais c’est là une grande


illusion, celle du « déjà vu » de l’expérience chrétienne, du « déjà
connu » de la foi chrétienne qui n’offrirait plus aucune nouveauté
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
et qui n’aurait plus besoin d’être, à chaque fois, redécouverte dans son
éternelle originalité. Les évêques ne s’y sont pas trompés : comme les
prophètes (et les poètes, et les enfants), ils ont vu « l’évidence », ils ont
proclamé « l’évident ». Ce fut un trait de génie.

Répétons-le : le Christ, rencontré et suivi, est le principe détermi-


nant de tout le reste. Ce que diront ensuite les évêques est éclairé et
façonné par Lui, comme un vent qui courbe tout un champ de blé
dans la direction où il souffle, comme une levure qui fait monter toute
la pâte, comme du sel qui donne goût à tous les aliments.

2.3.2. Le déploiement de la foi : évangélisation et engagement

Thème Toute la vie de l’Église découle de la rencontre avec le Christ, de la


communion avec lui par la foi et surtout (ce sur quoi insiste Apare-
cida) de l’Eucharistie. La mission de l’Église vient du cœur de la foi, et
la rencontre avec le Christ la pousse nécessairement dans le monde.

Cette mission comporte deux moments : le premier est la procla-


mation du Christ comme Celui qui remplit le cœur humain de joie et
de paix, et qui donne un sens à la vie (la « question du sens » est du
reste récurrente dans tout le Document, et fait l’objet des n. 36-42).
Car celui qui brûle du feu du Christ éclaire et réchauffe naturellement
les autres. Le premier déploiement est donc l’évangélisation directe.
Le second moment est l’engagement dans le monde, dans la société.
Le chrétien doit devenir « devant les hommes » une lumière de vérité
et un ferment de justice. C’est là que réside toute la tradition
prophétique et libératrice de notre Église sud-américaine. Si le
premier moment est proprement la « mission religieuse » de l’Église,
le second est spécifiquement sa « mission sociale » (voir Gaudium et
Spes n. 42).

Il faut remarquer la logique entre la foi et la mission, qu’elle soit


évangélisatrice ou sociale : entre la rencontre avec le Christ, la tâche
de l’annoncer et de le rendre présent dans l’ordre social. La logique est
112 * la suivante : le deuxième terme provient toujours du premier. La
La théologie de la libération – Un retour au fondement

pratique de la mission, religieuse comme sociopolitique, découle de


l’expérience de la foi, comme la rivière découle de sa source, la lumière
du foyer, la fleur et le fruit de l’arbre. Il n’y a pas entre ces termes
d’opposition ni de simple juxtaposition, mais un développement
nécessaire.

* Le premier déploiement de la foi : l’évangélisation


© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
Une personne pleine du Christ l’annonce immédiatement, comme
par débordement. Le Document parle de la mission évangélisatrice en
termes très positifs : il s’agit d’irradier la Lumière reçue, de commu-
niquer la joie de la Rencontre, de partager la Vie d’amour (n. 145).
On voit bien comment la proclamation évangélisatrice découle de la
foi : le véritable « disciple » devient nécessairement un « mission-
naire », pour reprendre le titre de la Conférence d’Aparecida. La
mission, on le voit bien, n’a rien à voir avec l’endoctrinement, la
propagande, le prosélytisme ; il s’agit d’une irradiation, d’une « attrac-
tion magnétique » vers le Christ, le « véritable pôle nord du monde
spirituel », comme l’a dit Péguy.

Tout en proclamant la joie de croire, le « disciple missionnaire » Clodovis


approfondit par la catéchèse la « doctrine chrétienne », autrement dit Boff
une connaissance plus organique et plus complète de la personne et
de l’œuvre du Christ. Aparecida propose une mesure concrète, la
« grande mission intercontinentale » (n. 362-364) : il s’agit de passer
d’une pastorale passive (les gens viennent à nous) à une pastorale active,
qui « sort » pour rencontrer ceux qui sont loin (n. 370), ceux qui sont
en dehors de la communion de vie avec le Christ, et en particulier la
masse des catholiques lointains. Ce n’est pas un travail ponctuel mais
un effort continu : c’est l’Église qui se met en état permanent d’évan-
gélisation. Il ne s’agit pas de « reconquérir » les membres « perdus »,
ni de « rivaliser » avec d’autres groupes religieux. Il s’agit purement et
simplement de communiquer la vie du Christ et de partager la joie de
l’Évangile. Que cela augmente le troupeau catholique est certaine-
ment un effet heureux et même attendu, mais ce n’est pas le but
principal de la mission intercontinentale : la seule gloire de l’Église est
la gloire du Christ.

* Le second déploiement de la foi : l’engagement de la vie


C’est un engagement éthique qui, au-delà de la vie personnelle,
concerne la vie sociale. L’engagement dans la société, qui est la
« marque de fabrique » (marca registrada) de la pastorale sud-améri- * 113
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

caine, est repris ici avec une nouvelle vigueur qui relève plus de la
théologie que de la rhétorique.
L’engagement social est repris « à partir de l’expérience de la foi en
Christ » : par conséquent, l’engagement libérateur découle directe-
ment de ce qui suit : ceux qui aiment le Christ aiment aussi leurs
frères et sœurs, et en particulier ceux qu’Il préfère, les pauvres et les
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
exclus dont le Document décrit les visages dans différents passages
(n. 65, 402 et surtout 407-430). La logique de l’engagement doit être
soulignée : il part de la rencontre avec le Christ, et celui qui a
rencontré le Christ va à la rencontre de son frère pauvre et souffrant :
le social dérive du spirituel.
C’est la même logique qu’on rencontre dans le Nouveau testament,
notamment dans les épîtres de Jean et de Paul : « si vous êtes lumière
dans le Seigneur, comportez-vous en enfants de lumière » (Éphé-
siens 5, 8). Cette logique n’est pas humaine, elle est dans la nature
même de la Révélation qui consiste dans une vie nouvelle qui conduit
à une action nouvelle.
Thomas d’Aquin ne dit rien d’autre avec son idée d’une action qui
Thème découle « de la surabondance de la vie contemplative » (Somme
théologique III, q. 182, a. 1 ad 3m). Nietzsche prêchait la « vertu
qui donne », insistant sur une action qui était le fruit de la richesse
intérieure et non du besoin personnel (Zarathoustra partie 1, dernier
chapitre). Mais il est inutile de citer davantage d’auteurs : c’est la
logique des choses elles-mêmes : agere sequitur esse, l’action dérive de
l’être. Aparecida ne fait que l’appliquer à la foi et au travail pastoral.
Il demeure sans aucun doute la question des médiations concrètes
entre foi et politique, mais elles ne concernent que la forme extérieure
de l’action et non sa substance intérieure. La foi est appelée à être
« l’âme » de toute politique, même dans sa propre structure. La
politique, en effet, est autonome mais non pas autarcique. Ce qui
veut dire que, bien qu’elle jouisse de ses propres lois (autonomie),
l’action politique reste toujours dépendante de son Créateur, et donc
ouverte au religieux. Entre la foi au Christ et la vie sociale, il n’y a pas
de parallélisme et encore moins de contradiction.
Dans cette perspective, pleinement et clairement spirituelle, de type
existentiel et interpersonnel, l’engagement de libération est tout
imprégné du Christ qui a parcouru le chemin de la vie et qui veut
être aimé dans la vie et régner dans la société : la foi informe et anime
114 * de haut en bas toute la mission de l’Église, y compris la politique.
La théologie de la libération – Un retour au fondement

Cela est particulièrement vrai pour les chrétiens laïcs qui ont leur
propre espace social de pratique directe et concrète de la foi. Apare-
cida insiste sur ce point, en soulignant comme devoir pastoral de
l’Église la nécessaire formation politique des laïcs (n. 501-508). Mais
toute la pratique sociale des laïcs se développe « avec le Christ, par le
Christ et dans le Christ ». C’est le sens des mots : « en Lui » que le
pape a introduits à la fin du thème du Cinquième CELAM : « pour
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
que nos peuples aient la vie en Lui ».
Ce thème de « la vie » structure les trois grandes parties du Docu-
ment, réparties entre « voir, juger et agir », la méthodologie de
l’Action catholique qui, répétons-le, a une valeur matérielle (théma-
tique, d’exposition) plus que formelle (déterminante et fondatrice).

C’est, de la même manière, dans la perspective de la foi que l’irré-


versible « option préférentielle pour les pauvres » (n. 391-398,
surtout 396) a été reprise. Celui qui trouve le Christ ne peut pas
ne pas trouver les pauvres. Le Document insiste sur la qualité « évan-
gélique » de cette option, en ce sens qu’elle doit être pleinement
ancrée dans l’esprit du Christ. Cette option est présentée loin de
tout « idéologisme », qu’il s’agisse de politique, de militantisme, Clodovis
d’activisme ou même de moralisme. Boff

Aparecida n’évite pas le vocabulaire de la « libération » mais l’utilise


avec parcimonie, peut-être en raison des connotations ambiguës et
controversées dont il est entouré, mais elle récupère son contenu sous
d’autres concepts, tels que la promotion sociale, l’amour comme
justice, la transformation des structures, les pauvres comme sujets
de droit, etc. Le Document, en outre, ne s’attarde pas sur les difficultés
et les crises de notre temps, ni sur la complexité de la société actuelle
avec les risques immenses de la mondialisation. Il parie plutôt sur le
Christ vivant, présent dans l’Église, avec son inspiration et sa force.
On pourrait dire : « les évêques mettent leur foi dans la foi ».

Contrairement aux deux autres points précédents, Aparecida ne fait


pas, pour la partie sociale, de proposition à l’échelle du continent.
Tout en donnant des indications pratiques, la Cinquième assemblée
semble miser, plus que tout, sur « l’imagination de la charité » : une
provocation pour l’intervention créative et responsable des laïcs chré-
tiens et aussi des théologiens de la libération, qui cherchent, les uns et
les autres, à « incarner » le Verbe éternel dans la « chair » du temps.

* 115
communio * XLVI, 6 * novembre-décembre 2021

Conclusion
Après les critiques de la première partie et les propositions de la
deuxième, qu’en est-il de la TdL ? À mon avis, elle semble aller dans la
bonne direction.

D’abord, une bonne partie de la TdL a été intégrée à la théologie


© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
catholique, sans plus, et de façon naturelle. Elle appartient désormais
au discours de l’Église en général, elle fait partie intégrante de la
théologie générale en tant que « dispositif social » et poursuivra son
chemin, comme un affluent dans le grand fleuve de l’enseignement de
l’Église. Il en est allé de même pour des mouvements liturgiques et
pastoraux qui, marginaux avant le Concile, sont devenus des biens
communs de l’Église.

Que la TdL puisse poursuivre sa route, sans nouvelle étiquette, en


tant que telle, dans la théologie catholique, cela appartient à un
légitime pluralisme. Elle rappelle ainsi au reste de la théologie le
devoir d’intégrer toujours davantage la libération par la foi, conduite
par les pauvres. C’est ainsi que dans le corps ecclésial coexistent, en
harmonie, des groupes divers, relevant chacun d’un charisme parti-
Thème culier.

Il est possible aussi qu’une parte de la TdL résiste, et insiste pour se


constituer comme une théologie intégrale à part, construite sur ses
propres principes. Il sera alors difficile d’éviter une polarisation par
rapport à la théologie en général, parce que la levée des ambiguïtés de
ce courant mettra en évidence les apories de sa méthodologie. Car le
pauvre ne pourra pas supporter longtemps sur son dos la construc-
tion d’une théologie qui l’a choisi pour base : il cédera, avant d’être
écrasé par elle, ce que l’histoire ne se lasse pas de démontrer.

Ce qui est sûr, c’est que l’évolution théorique de la TdL ne se fera


pas automatiquement, par la seule « force des choses ». Aucune
situation historique n’a jamais résolu à elle seule ses problèmes
théoriques. Les problèmes théoriques sont résolus théoriquement.
Chaque fois qu’on tente de les résoudre par simple élimination (qu’il
s’agisse de répression ou de négligence), ils réapparaissent comme une
mauvaise herbe qui n’a pas été arrachée.

D’où la raison et l’intention de notre étude : en cherchant à discuter


rigoureusement le statut épistémologique de la TdL et à clarifier et
résoudre ses problèmes sous-jacents, nous voudrions contribuer à
116 * effacer la polarisation et favoriser ainsi la catholicité symphonique de
La théologie de la libération – Un retour au fondement

la théologie. Ce qui ne peut que se traduire par « la gloire de Dieu,


la confusion du démon et le bonheur de l’homme » (Lumen Gen-
tium 17).

Curitiba, Brésil, août 2007


(Cet article est paru dans la Revista Ecclesiástica Brasileira (Petrópolis, RJ, Brésil) en
© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)

© Association Communio | Téléchargé le 11/02/2022 sur www.cairn.info via Universidad Eclesiástica San Dámaso (IP: 80.39.112.208)
2007. Il a été traduit et adapté du portugais, avec l’autorisation de l’auteur et de la
rédaction, par J.-R. Armogathe. Titre original : Teologia da libertação e volta ao
fundamento).

Clodovis Boff (né en 1944) est un religieux brésilien (des Servites de


Marie), docteur en théologie (Louvain, 1976). On lira en français
Théorie et pratique : la méthode des théologies de la libération,
Cerf, 1990 ; Les pauvres, choix prioritaire (avec J. Pixley), Cerf, 1990.

Clodovis
Boff

La Revue est maintenant distribuée régulièrement


et gratuitement sous forme numérique
à 151 missionnaires et centres de formation
à travers le monde : 53 en Afrique, 43 en Asie
(dont 6 en Chine continentale et 29 au Vietnam)
et 55 aux Amériques (Centre et Sud).

Vous pouvez aider cette diffusion missionnaire


par un don à l’Association Communio
(qui donne lieu à un reçu fiscal).

* 117

Vous aimerez peut-être aussi