Cannibale
Cannibale
Cannibale
Cannibale
folio
Didier Daeninckx
Didier Daeninckx est né en 1949 à Saint-Denis (Seine-
Saint-Denis). De 1966 à 1975, il travaille comme imprimeur
dans diverses entreprises, puis comme animateur culturel
avant de devenir journaliste dans plusieurs publications
municipales et départementales. En 1983, il écrit Meurtres
pour mémoire qui sera suivi de plus de vingt-cinq autres
ouvrages dont La mort n’oublie personne, Zapping ou
Cannibale.
De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages ?
De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
Aux sources, à l’aurore, à la nuée, aux vents ?
De quel droit volez-vous la vie à ces vivants ?
VICTOR HUGO
Les accords de Nouméa, signés en 1998, ont officialisé le
mot kanak et l’ont rendu invariable, soulignant la
dimension paternaliste et coloniale du terme usuel
canaque.
En voiture la vitesse émousse les surprises, mais il y a
bien longtemps que je n’ai plus la force de couvrir à pied
les cinquante kilomètres qui séparent Poindimié de Tendo.
Le sifflement du vent sur la carrosserie, le ronronnement
de la mécanique, effacent les cris des roussettes perchées
au sommet des niaoulis. Je ferme les yeux pour me souvenir
que là, juste après l’alignement des pins colonnaires, il
fallait quitter la piste de latérite, s’enfoncer dans la forêt et
suivre les chemins coutumiers. Les anciens nous avaient
appris à nous recueillir près d’un banian centenaire dont
les racines aériennes formaient une sorte de passage voûté
voué à la mort. On repartait. Le sentier se courbait sur le
flanc de la colline, et il arrivait un moment où le sommet de
la tête franchissait la crête. On retenait son pas, sa
respiration. En une fraction de seconde, le monde
changeait de visage. La terre rouge, le vert sombre du
feuillage, l’habillage argenté des branchages
disparaissaient, effacés par la saturation de tous les bleus
de la création. On clignait des yeux pour discerner, au loin,
la ligne qui mariait mer et ciel. En vain. Tout ici était aussi
transparent que le regard. On s’habituait peu à peu à la
vibration de l’air. L’écume traçait la ligne ondulante de la
barrière de corail, et au large le sable trop blanc rayonnait
autour des îlots.
L’écart que fait Caroz, pour éviter une fondrière,
m’arrache à ma rêverie.
— Excuse-moi, je l’ai vue au dernier moment. Je t’ai
réveillé ?
— Non, je contemplais la baie de Hienghene… On
n’arrive pas à y croire tellement c’est beau…
Caroz se met à rire. Il lâche le volant d’une main pour me
taper sur l’épaule.
— Tu as raison, Gocéné ! C’est tellement beau comme
paysage qu’on l’apprécie encore davantage les yeux
fermés…
— Tu ferais mieux de regarder devant toi, au lieu de
raconter n’importe quoi…
Cent mètres plus bas, deux cocotiers abattus coupent la
piste. Caroz redevient sérieux. Il ralentit en freinant par à-
coups.
— Tu savais qu’il y avait des barrages dans le secteur ?
J’ai écouté la radio avant de partir, ils n’en ont pas parlé.
— Non… Mais il fallait s’attendre que ça gagne du
terrain… Tout le nord de la Grande-Terre est isolé du
monde depuis des semaines, et il ne se passe rien.
Personne ne veut discuter. Dans ce pays, la révolte c’est
comme un feu de broussaille… Il faut l’éteindre au début.
Après…
On distinguait maintenant la fourgonnette bâchée, une
japonaise, dissimulée par un rideau de larges feuilles de
bananier. Deux jeunes hommes vêtus de jeans, de tee-shirts
bariolés, le visage encadré par la lourde coiffe rasta, se
tenaient embusqués derrière la cabine du véhicule, leurs
armes braquées dans notre direction.
L’emblème de la Kanaky flotte au-dessus de leurs têtes,
accroché à l’une des pointes d’une fougère arborescente.
Malgré moi, je me mets à parler à voix basse.
— Surtout, ne va pas droit sur eux… On ne sait jamais, ce
sont des mômes… Prends légèrement vers la droite, et
arrête-toi près du rocher en laissant le moteur tourner, je
vais aller leur parler…
Ils comprennent ce que nous allons faire. L’un des
occupants du barrage escalade les troncs de cocotiers
couchés et se précipite au-devant de notre voiture en
brandissant son fusil. Je passe la tête par la fenêtre pour
comprendre ce qu’il hurle.
— Demi-tour ! Demi-tour ! On ne passe pas !
Caroz immobilise la Nissan à sa hauteur.
— Je dois aller dans la montagne. J’accompagne le vieux
Gocéné jusqu’à la tribu de Tendo, et ensuite je retourne sur
Poindimié… C’est à côté…
Je ne vois pas la tête de l’insurgé, seulement celle de Bob
Marley en sérigraphie, sur le maillot.
— Tu n’as pas compris, grand-père ? Tout est bloqué.
Rebrousse chemin pendant qu’il est encore temps. Ce soir
il y aura des barrages sur toutes les pistes. Depuis Poum
jusqu’aux portes de Nouméa !
Je veux dire à Caroz qu’il ne faut pas insister, mais il ne
m’en laisse pas le temps. Il se fait implorant.
— On est presque arrivés… Il reste à peine vingt
kilomètres…
La crosse du fusil heurte la tôle du capot.
— Demi-tour ! Tu as compris ? On ne discute pas. Demi-
tour !
J’ouvre la portière et pose un pied à terre alors qu’il
enclenche la marche arrière en faisant hurler la boîte de
vitesses.
— Il vaut mieux que tu repartes dès maintenant… Moi, je
vais descendre ici. Je faisais le chemin à pied tous les mois
quand j’étais jeune.
Il doit me rester assez de jambes pour monter jusqu’à
Tendo…
Je le regarde manœuvrer. Les roues arrière patinent sur
la piste, soulevant un fin nuage de sable rouge. La Nissan
cahote sur la pente, semble se cabrer à l’approche du
sommet et disparaît dans la vallée. Le jeune Kanak tourne
son regard vers moi et part d’un grand rire.
— Je crois bien qu’on lui a fait peur à ton chauffeur
blanc !
Je le toise et hausse les épaules.
— Ce n’est pas toi qui l’impressionnes, c’est seulement
que tu as un fusil entre les mains et qu’on voit bien que tu
ne sais pas t’en servir.
Il fronce les sourcils et veut riposter, mais la couleur de
mes cheveux, les rides sur mon front, mes mains,
retiennent ses mots. Il passe la sangle de l’arme à son
épaule et contourne le barrage. Son compagnon, assis en
tailleur, attise un feu de bois sur lequel chauffe une
bouilloire aux flancs noircis. Des crevettes de creek
reposent sur un linge.
— Pourquoi tu étais dans la voiture du Blanc, grand-
père ? Les nôtres ont toujours dû courber l’échine devant
eux…
Je détache une feuille de bananier que j’agite devant les
braises, ravivant les flammes.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Nous n’avons pas tous
marché à genoux, et certains Blancs étaient plus
respectables que bien des nôtres… L'homme que tu as
chassé sans même essayer de l'écouter a soixante-quinze
ans, comme moi. Même s’il est blanc, il est tout aussi kanak
que toi et moi : il a fait des mois de prison, chez les siens,
pour avoir pris ma défense…
— Un Blanc en prison à cause d’un Kanak ? C’est la
première fois que j’entends ça ! Et toi, Kali, tu crois que
c’est possible ?
Kali ne répond pas. Il se contente d’une grimace
interrogative et dépose du sucre puis des sachets de thé
dans deux verres. Il se décide à me regarder.
— Tu en veux, grand-père ?
— Je te remercie, la piste m’a donné soif… Et j’aimerais
me reposer avant d’entreprendre la montée jusqu’à Tendo.
Il sort un troisième verre d’une sacoche, l’essuie et le
pose devant moi, me tend la boîte de thé, le sucre. Il verse
l’eau dans les verres.
— Wathiock a péché des crevettes. Tu en mangeras bien
quelques-unes avec nous ?
J’acquiesce d’un hochement de tête et aspire entre mes
lèvres un peu de liquide brûlant. Wathiock vient s’accroupir
face à moi.
— Je ne comprends toujours pas comment il a pu être mis
en prison à cause de toi…
— Pas à cause de moi : pour moi ! Tu n’arrives pas à y
croire, et pourtant il y a beaucoup de choses encore plus
surprenantes dans mon histoire…
Kali roule une cigarette entre ses doigts. Il me tend le
paquet de tabac, l’étui de papier. Je lui montre ma paume
pour décliner l’offre.
Je m’appelle Gocéné, je suis né à Canala mais les hasards
de la vie m’ont fait découvrir les hautes vallées de la
Hienghene, et c’est là que sont les miens, aujourd’hui. Il y a
très longtemps, j’étais alors aussi jeune, aussi nerveux que
vous deux, j’ai été désigné par le chef du village, avec une
vingtaine de garçons et moitié moins de filles, pour aller à
Nouméa. Nous ne savions pas pourquoi… Les soldats nous
ont escortés jusqu’à La Foa. Deux jours de marche par la
route charretière. Là, des camions nous attendaient. Nous
sommes descendus à Nouméa où nous avons rejoint
d’autres Kanak venus des îles d’Ouvéa, de Lifou, de Maré…
Nous étions plus d’une centaine. On dormait dans un
immense hangar à fruits, sur le port, quand le grand chef
Boula nous a réveillés pour nous présenter un Français,
l’adjoint du gouverneur Joseph Guyon. Il a commencé par
nous appeler « mes amis », et tout le monde s’est méfié. Il a
rendu hommage à nos pères, à nos oncles qui étaient allés
sauver la mère patrie d’adoption, pendant la Grande
Guerre, avant de nous annoncer que nous partirions dès le
lendemain pour l’Europe.
— Ce voyage est la chance de votre vie. Grâce à la
Fédération Française des Anciens Coloniaux qui a
intercédé auprès de M. le Gouverneur, la Nouvelle-
Calédonie tiendra toute sa place au cœur de la prochaine
Exposition coloniale. Auprès de vos frères en voie de
civilisation, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique, vous
représenterez la culture ancestrale de l’Océanie. Vous
montrerez par vos chants, vos danses, que coloniser ce
n’est pas seulement défricher la jungle, construire des
quais, des usines, tracer des routes, c’est aussi gagner à la
douceur humaine les cœurs farouches de la savane, de la
forêt ou du désert…
Nous avons embarqué le 15 janvier 1931, sur le Ville de
Verdun. Nous vivions sur le troisième pont, comme des
passagers de dernière catégorie. Il faisait trop chaud le
jour, trop froid la nuit, et plusieurs d’entre nous ont
contracté la malaria lors d’une escale aux Nouvelles-
Hébrides. Il y a eu trois morts, si mes souvenirs sont
exacts, dont Bazit, un Kanak albinos de Wé. L’équipage a
jeté leurs corps à la mer sans nous laisser le temps de leur
expliquer que l'on naît pour vivre avec les vivants, et que
l'on meurt pour vivre avec les morts. Les morts ne peuvent
vivre dans l'océan, ils ne peuvent pas retrouver leur tribu…
Nous sommes arrivés à Marseille au début du mois d'avril,
sous la pluie. Des autocars militaires attendaient sur le
quai de la Joliette pour nous conduire directement à la gare
Saint-Charles. Je ne connaissais que la brousse de la
Grande-Terre, et d'un coup je traversais l'une des plus
vastes villes de France… A l'époque je n'étais jamais allé au
cinéma. J'avais mal aux yeux à force de les tenir ouverts
pour ne rien perdre du spectacle ! Les lumières, les
voitures, les tramways, les boutiques, les fontaines, les
affiches, les halls des cinémas, des théâtres… Parvenus à la
gare, nous n'osions pas bouger. Nous restions collés les uns
aux autres, comme des moutons, effrayés par le bruit, les
fumées, les râles de vapeur et les sifflements des
locomotives. La fatigue m'a terrassé. Je n'ai presque rien vu
du voyage, sauf un moment magique : un peu de neige qui
tombait sur le Morvan. Je restais le plus près possible de
Minoé. Elle m'était promise, et j'avais fait le serment à son
père, le petit chef de Canala, de veiller sur elle.
À Paris, il ne subsistait rien des engagements qu'avait
pris l'adjoint du gouverneur à Nouméa.
Nous n'avons pas eu droit au repos ni visité la ville. Un
officiel nous a expliqué que la direction de l'Exposition était
responsable de nous, et qu'elle voulait nous éviter tout
contact avec les mauvais éléments des grandes métropoles.
Nous avons longé la Seine, en camion, et on nous a parqués
derrière des grilles, dans un village kanak reconstitué au
milieu du zoo de Vincennes, entre la fosse aux lions et le
marigot des crocodiles. Leurs cris, leurs bruits nous
terrifiaient. Ici, sur la Grande-Terre, on ne se méfie que du
serpent d'eau, le tricot rayé. Et encore… les gamins
s'amusent avec. C'est rare qu'il arrive à ouvrir sa gueule
assez grand pour mordre ! Au cours des jours qui ont suivi,
des hommes sont venus nous dresser, comme si nous étions
des animaux sauvages. Il fallait faire du feu dans des huttes
mal conçues dont le toit laissait passer l'eau qui ne cessait
de tomber. Nous devions creuser d'énormes troncs
d'arbres, plus durs que la pierre, pour construire des
pirogues tandis que les femmes étaient obligées de danser
le pilou-pilou à heures fixes. Au début, ils voulaient même
qu'elles quittent la robe-mission et exhibent leur poitrine.
Le reste du temps, malgré le froid, il fallait aller se baigner
et nager dans une retenue d'eau en poussant des cris de
bêtes. J'étais l'un des seuls à savoir déchiffrer quelques
mots que le pasteur m’avait appris, mais je ne comprenais
pas la signification du deuxième mot écrit sur la pancarte
fichée au milieu de la pelouse, devant notre enclos :
« Hommes anthropophages de Nouvelle-Calédonie ».
Il y a beaucoup de choses que j’ai vues, là-bas, et
d’autres qu’il a fallu que je rêve ou que l’on me raconte,
pour comprendre ce qu’on avait fait de ma vie et de celle
des miens. L’Exposition coloniale couvrait plus de cent
hectares du bois de Vincennes, au-delà des fortifications de
Paris. Cent hectares pour célébrer un Empire de douze
millions de kilomètres carrés peuplé de cent millions
d’habitants ! On avait reconstitué le temple cambodgien
d’Angkor-Vat avec ses cinq dômes pareils à de
gigantesques thorax d’insectes dorés par le soleil… Il y
avait aussi le Gabon, Pondichéry, Karikal, Chandernagor, le
Dahomey, les États du Levant, la Cochinchine, l’Oubamgui-
Chari, la Désirade, Marie-Galante… Un train électrique
permettait aux visiteurs de parcourir le monde et d’aller
d’un continent à l’autre le temps de fumer une cigarette. Le
premier parc zoologique de France, aménagé pour
l’occasion, se trouvait un peu à l’écart, en bordure de la
route de Saint-Mandé. La direction de l’Exposition, le haut-
commissariat, était située à l’opposé, vers la porte de
Reuilly, face au pavillon de Madagascar. Je devais y faire
irruption quelque temps plus tard, dans des conditions
dramatiques que je vous préciserai le moment venu, et me
trouver face à M. le haut-commissaire Albert Pontevigne…
Pour l’heure, l’ouverture est imminente et je l’imagine,
assis derrière son bureau encombré de papiers… Il est
inquiet. Il sait que le moindre incident lui sera directement
imputé. Il se lève, fait les cent pas, regarde par la fenêtre,
ressasse la chute du discours qu’il doit prononcer devant
les représentants de toutes les nations rassemblées à
Vincennes. Dans sa tête, il fait rouler les r.
— Un cycle de l’Histoire du monde s’est achevé, qui vit
les heurts et les froissements des races, l’hégémonie de
l’une, l’assujettissement des autres. Un nouveau cycle
commence qui les verra se rapprocher toutes… Cette
Exposition en constitue les prémices…
Il se laisse tomber sur un canapé, avale un verre de
porto, allume la radio. Il sourit en fredonnant la marche
officielle de la manifestation chantée par Alibert, que
diffuse le Poste parisien :
Quittant son pays un p’tit négro d’Afrique centrale
Vint jusqu’à Paris voir l’Exposition coloniale
C’était Nénufar, un joyeux lascar
Pour être élégant c’est aux pieds qu’il mettait ses
gants
Netmfar, t’as du r’tard mais t’es un p’tit rigolard
T'es nu comme un ver, tu as le nez en l’air
Et les ch’veux en paille de fer…
Il tourne le bouton des fréquences, l’aiguille glisse
derrière la vitre du tableau, accrochant les ondes émises
par tous les pays présents dans le bois de Vincennes.
L’indicatif d’un lointain journal d’informations capte son
attention. Il oriente l’antenne pour atténuer les
interférences.
— Chers auditeurs, bonjour. Comme chaque semaine,
Radio Tunis est heureuse de vous proposer La Voix du
Protectorat, présentée par Charles des Embruns. C’est
demain, 2 mai 1931, que le président de la République
française, M. Gaston Doumergue, inaugurera l’Exposition
coloniale, en compagnie du maréchal Louis Hubert
Gonzalve Lyautey. Tout est fin prêt, les musées, les salles
de cinéma, les nouvelles stations de métro, le parc
zoologique de Vincennes. La Tunisie est bien entendu l’une
des attractions majeures, avec la reconstitution de ses
palais, de ses jardins, de ses minarets…
On cogne à la porte.
Il baisse le volume et range le verre, la bouteille de
porto, dans le buffet sur lequel est posé le récepteur radio.
— Entrez.
Les lames du plancher grincent sous le poids d’un gros
homme d’une trentaine d’années qui avance tête baissée.
Albert Pontevigne le toise.
— Ah, c’est enfin vous, Grimaut ! Cela fait bien deux
heures que je vous ai fait demander… Que se passe-t-il avec
les crocodiles ? J’ai fait le tour du parc ce matin, avant de
venir au bureau, je n’en ai pas vu un seul dans le marigot…
Grimaut commence à transpirer. Il baisse les yeux.
— On a eu un gros problème dans la nuit, monsieur le
haut-commissaire… Personne ne comprend ce qui a bien pu
se passer…
— Cessez donc de parler par énigme ! Où sont nos
crocodiles ?
— Ils sont tous morts d’un coup… On pense que leur
nourriture n’était pas adaptée… À moins qu’on ait voulu les
empoisonner…
L’administrateur reste un instant sans voix, puis il se met
à hurler.
Grimaut déglutit douloureusement.
— Morts ! Tous morts ! C’est une plaisanterie… Qu’est-ce
qu’on leur a donné à manger ? De la choucroute, du
cassoulet ? Vous vous rendez compte de la situation,
Grimaut ? Il nous a fallu trois mois pour les faire venir des
Caraïbes… Trois mois ! Qu’est-ce que je vais raconter au
président et au maréchal, demain, devant le marigot
désert ? Qu’on cultive des nénuphars ? Ils vont les
chercher, leurs crocodiles, et il faudra bien trouver une
solution… J’espère que vous avez commencé à y réfléchir…
L’adjoint a sorti un mouchoir de sa poche. Il se tamponne
le front.
— Tout devrait rentrer dans l’ordre au cours des
prochaines heures, monsieur le haut-commissaire… J’aurai
une centaine de bêtes en remplacement, pour la cérémonie
d’ouverture. Des crocodiles, des caïmans, des alligators…
Ils arrivent à la gare de l’Est, par le train de nuit…
— Gare de l’Est ! Et ils viennent d’où ?
Grimaut esquisse un sourire.
— D’Allemagne…
— Des sauriens teutons ! On aura tout vu… Et vous les
avez attrapés comment vos crocodiles, Grimaut, si ça n’est
pas indiscret ?
L’adjoint se balance d’un pied sur l’autre.
— Au téléphone, tout simplement. Ils viennent de la
ménagerie du cirque Höffner, de Francfort-sur-le-Main.
C’était leur attraction principale, depuis deux ans, mais les
gens se sont lassés. Ils cherchaient à les remplacer pour
renouveler l’intérêt du public, et ma proposition ne pouvait
pas mieux tomber…
Albert Pontevigne fronce les sourcils.
— Une proposition ? J’ai bien entendu… J’espère que
vous ne vous êtes pas trop engagé, Grimaut.
— Je ne pense pas… En échange, je leur ai promis de leur
prêter une trentaine de Canaques. Ils nous les rendront en
septembre, à la fin de leur tournée.
Wathiock taille une branche avec laquelle il pique trois
crevettes de creek écarlates qui suent leur eau sur les
braises. Il me les tend.
— Ce n’est pas une histoire vraie, grand-père…
— Attends de l’avoir écoutée jusqu’à la fin. J’ai refait
mille fois chaque pas de ces journées-là en promenant mon
regard sur de vieux numéros de L’Illustration, en suivant le
tracé des rues sur des plans de Paris…
Je détache la tête et j’aspire le corail liquide. La carapace
craque sous mes doigts dégageant la chair blanche. Un
couple de perruches babille sur une branche de la fougère
arborescente, près du drapeau de Kanaky.
Il ne faisait pas beau, le matin de l’inauguration. Le
cortège officiel a effectué sa visite au pas de charge. Et
comme le maréchal Lyautey s’était attardé au pavillon du
Maroc, en souvenir de ses conquêtes, on a écourté la
découverte du nouveau parc zoologique. Le président
Doumergue avait un faible pour les pachydermes et les
otaries. Il n’est même pas passé devant la fosse aux lions,
le village des cannibales kanak et le marigot des crocodiles
germains !
Nous avons juste eu droit à la fanfare de la Garde
républicaine qui a fait le tour des allées à cheval. À midi, le
beau temps était revenu, et les curieux ont commencé à
défiler de l’autre côté des grilles, des familles en goguette
venues de toutes les provinces de France, les rangs serrés
des enfants des écoles, des religieuses en cornette menées
par la mère supérieure, une délégation de saint-cyriens
coiffés de leur casoar. On nous jetait du pain, des bananes,
des cacahuètes, des caramels… Des cailloux aussi. Les
femmes dansaient, les hommes évidaient le tronc d’arbre
en cadence, et toutes les cinq minutes l’un des nôtres
devait s’approcher pour pousser un grand cri, en montrant
les dents, pour impressionner les badauds.
Nous n’avions plus une seule minute de tranquillité,
même notre repas faisait partie du spectacle. Quand les
heures sonnaient au clocher de Notre-Dame-de-Saint-
Mandé, dix d’entre nous étaient obligés, à tour de rôle, de
grimper à des mâts, de courir, de ramper, de lancer des
sagaies, des flèches, des javelots. Au milieu de l’après-midi,
le chef des gardiens est entré dans l’enclos, suivi de six de
ses hommes. Il tenait une liste à la main et passait près de
nous en criant des noms.
— Wakoca, Kopéou, Wadigat, Thagete, Karembeu,
Pizizam, Catorine, Kicine, Minoé…
Ceux qui étaient appelés devaient entrer dans la grande
case, et nous pensions qu’ils avaient gagné le droit d’aller
se reposer. En s’inclinant pour franchir la porte basse,
Minoé s’est retournée et m’a fait un sourire. Le chef venait
tout juste de replier son papier quand ça s’est mis à crier
du côté des crocodiles. Quelqu’un agitait vigoureusement
la grille du passage de service.
— Gardien, ouvrez donc cette porte !
L’un des hommes s’est précipité pour débloquer la
serrure et Grimaut, l’adjoint du haut-commissaire, s’est
dirigé droit sur le chef en soufflant.
— Alors ? Où est-ce que vous en êtes ?
Il a tapoté, satisfait, la poche dans laquelle il venait de
glisser la liste.
— Tout est normal, monsieur Grimaut. J’ai regroupé ceux
que vous avez choisis. Ils attendent, là, dans la hutte. Ils
sont assez nerveux, surtout les plus jeunes…
— Vous ne leur avez rien dit, au moins ?
— Ne vous inquiétez pas, je connais mon travail. Je leur
ai simplement conseillé de préparer leurs affaires…
À ce moment-là, une interminable délégation de députés,
de maires, de sénateurs, de conseillers généraux, tous
ceints de leur écharpe tricolore, s’est mise à serpenter
dans les allées du parc. Le cortège était scindé par groupes
de provinces, précédé chacun d’une dizaine de couples en
habits traditionnels. Pêcheurs et lavandières de Provence,
Alsaciennes en coiffe, chapeau rond des Bretons, gueules
noires casquées, Auvergnats en sabots, béret rouge et
fifrelin des Basques… Les gardiens nous ont repoussés vers
les pirogues, les mâts, l’aire du pilou-pilou, et j’ai
simplement vu le dos du haut-commissaire adjoint quand il
pénétrait à son tour dans la grande case. Il a fermé la
porte. On m’a raconté plus tard que les gardiens ont obligé
les nôtres à s’asseoir. Grimaut se tenait à la poutre de bois
de cocotier, les pieds sur l’emplacement du feu. Il s’est
essuyé le visage, s’est raclé la gorge.
— Bonjour, mes amis… Je suis venu vous chercher pour
vous faire visiter Paris… Nous ne pouvons pas emmener
tout le monde d’un seul coup, il faut bien que certains
restent afin de représenter dignement la Nouvelle-
Calédonie dans cette grandiose Exposition coloniale… Un
autobus vous attend derrière le parc pour vous conduire à
Notre-Dame, à l’Arc de triomphe, au Sacré-Cœur, à la tour
Eiffel. N’oubliez pas votre paquetage. Je vais vous
demander de me suivre…
Ueken, un petit chef de Chépénéhé, s’est levé en tendant
son baluchon.
— Nous allons vous suivre, monsieur, puisque vous nous
le demandez… Mais nous n’avons pas besoin de prendre
nos bagages pour visiter Paris…
Grimaut n’a pas eu le temps de répondre. Le gardien-
chef est venu se placer près de Ueken et l’a pris par
l’épaule.
— On voit bien que tu ne sais pas ce que c’est que Paris !
La ville, sans compter la banlieue, c’est dix fois plus
d’habitants que toute ton île… Il faut des jours et des jours
pour en faire le tour. Allez, on y va. Il ne faut pas perdre de
temps. En route !
Quand ils sont sortis de la case, je me trouvais à l’autre
bout du village kanak. Je brandissais un casse-tête bec
d’oiseau pour faire semblant d’attaquer Badimoin, mon
meilleur ami, un cousin de Minoé. Il parait les coups à
l’aide d’un panneau de bois recouvert d’éclats de nacre qui
capturaient les rayons de soleil. L’un de nos frères se laissa
glisser du haut du mât où il s’était juché pour décrocher
des noix de coco vides. Il se précipita vers nous et vint se
placer entre ma massue de jade et le bouclier.
— Gocéné, tu as vu, là-bas ? Ils les font sortir par la
petite porte de la case, à l’arrière… Tu sais où ils les
emmènent ?
J’ai jeté mon arme à terre, et je me suis mis à courir pour
les rejoindre avant qu’ils ne franchissent la clôture. Les
gardiens faisaient un rempart de leurs uniformes. J’ai
essayé de les écarter mais ils m’ont repoussé en riant.
— Laissez-moi passer… Je veux sortir…
Leur chef se tenait de l’autre côté de la grille.
Il a fermé la porte à double tour puis il a agité le
trousseau de clefs à hauteur de mes yeux.
— Ne t’inquiète pas, tu feras partie du deuxième voyage !
Mes mains se sont accrochées aux barreaux. J’ai hurlé :
— Minoé ! Minoé !
Je l’ai vue qui s’écartait de la file, dans le chemin. Elle a
échappé aux gardiens et est venue se coller à la grille. J’ai
senti son souffle sur ma peau.
— Où est-ce qu’ils vous emmènent ?
Elle a eu le temps de prononcer : « À Paris. » Ils m’ont
obligé à lâcher prise en me tapant sur les doigts. Deux
surveillants l’ont saisie à bras-le-corps pour la porter
jusqu’au camion jaune et vert stationné au bout de l’allée,
derrière le marigot des crocodiles. Elle se débattait. Je
l’entendais crier, malgré les mains qui la bâillonnaient.
— Gocéné ! Ne me laisse pas… Gocéné, j’ai peur…
— Lâchez-la !
La rage s’est emparée de moi. J’ai regretté d’avoir jeté
dans le sable mon casse-tête bec d’oiseau à bout de jade. Je
me suis précipité sur les uniformes, les poings dressés. Ils
n’attendaient que cela pour sortir leurs gourdins et me
frapper sur les épaules, la tête. J’ai réussi à m’agripper à
l’un des surveillants, à m’en servir comme d’un bouclier.
J’avançais en le tenant par la gorge. Je montrais les dents,
comme ils nous avaient appris à le faire pour impressionner
les visiteurs. Ils avaient formé le cercle et riaient.
— Mais c’est qu’il mordrait, le cannibale !
L’un des gardiens s’était faufilé derrière moi, et quand
j’ai pris conscience de sa présence, il était trop tard. La
matraque s’est abattue sur ma nuque. Je suis tombé sur les
genoux, à demi assommé. J’ai rassemblé toutes les forces
qui me restaient pour ne pas fermer les yeux. Je luttais
comme un nageur emporté par le courant et dont l’eau,
déjà, alourdit le corps. Les cris de Minoé m’arrivaient par
intermittence, dans une sorte de brouillard sonore. J’ai
voulu crier mais je n’ai même pas réussi à ouvrir les lèvres,
ma langue pesait plus lourd qu’un galet. Leurs ombres
fluctuantes se hissaient dans le camion jaune et vert dont le
moteur tournait au ralenti. Elles glissaient derrière les
vitres, se cassaient en deux sur les banquettes de bois. Tout
se tordait, les arbres, les corps, le camion. Je voyais un
grand navire, mais les marins criaient : « Allez ! monte
dans l’autobus… Toi le costaud avec ton sac, va au fond…
Tu entends ce que je te dis ? Allez, plus vite que ça… »
L’eau ruisselait devant mes yeux. Je ne savais pas que
c’étaient mes larmes. Minoé, je suis trop faible. Le requin
blanc, le grand ancêtre qui protège ton clan, va venir à ton
secours. Aie confiance en lui, Minoé… La force et le
courage m’ont quitté… Je ne peux tenir la promesse faite à
ton père, le chef Waito de Canala, de ne pas te quitter du
regard… Minoé…
Le moteur a rugi, le camion s’est éloigné. J’ai vacillé, et
l’obscurité a envahi ma vie.
Une voiture s’annonce au loin. La main de Kali se
referme sur le canon de son fusil. Wathiock incline la tête
en arrière pour boire les dernières gouttes épaisses de
sucre. Il se lève, me fait signe de le suivre à l’abri de la
carrosserie japonaise. Il pose son arme sur le toit de la
cabine.
— Les gendarmes ne vont pas tarder à venir rôder dans
le secteur…
Ce ne sont que des curieux, venus d’un village voisin. Ils
observent le barrage depuis la crête. Ils crient des mots
que le vent déforme, et font demi-tour en klaxonnant.
Quand, au bruit de la mécanique, il est certain qu’ils se
sont bien éloignés, nous reprenons nos places près du feu.
Le feulement rauque d’un tigre me sortit de ma torpeur.
Je pris appui sur les coudes pour détacher mon dos de la
natte qui recouvrait le sol. La douleur raidissait mes
épaules qu’on avait enduites d’un liquide poisseux. Tout
autour de la case, les animaux encagés se répondaient dans
la nuit. Vagissements des crocodiles au milieu des clapotis,
rugissements proches des lions surpris dans leur sommeil
par les pétards des feux d’artifice, barrits tremblés des
éléphants d’Asie, ululements des effraies insomniaques,
ricanements sournois des hyènes tachetées… Je croyais
même entendre, sur le sol, les bruits d’écailles, les
reptations des bêtes molles, des insectes velus… Une
ombre me frôla.
— Qui est-ce ? C’est toi, Badimoin ?
Le cousin de Minoé vint s’agenouiller près de moi. Il
faisait partie de la maison du petit chef de Canala et
connaissait mieux que moi tous les chemins coutumiers. Il
me tendit un bol empli d’eau que je vidai goulûment.
— Ils nous ont battus, et les femmes aussi, quand nous
sommes venus à ton secours. Nekoua a mâché des racines
de kava et des feuilles de renkaru pour te faire un
pansement…
Je me suis soulevé pour lui parler à l’oreille.
— Chut… écoute-moi, Badimoin. Il faut que je retrouve
Minoé. Je ne pourrai plus jamais retourner sur la terre de
mes ancêtres si je l’abandonne. Elle m’a dit qu’on les
emmenait à Paris. Je dois y aller, dès cette nuit. Je
marcherai dans toutes les rues, j’entrerai dans toutes les
maisons et je reviendrai avec elle… J’ai besoin de l’argent
collecté dans la tribu…
Il a posé sa main sur mon bras.
— J’ai enterré les billets près de la porte, sous un des
poteaux sculptés de tour de case. Je vais les chercher à une
seule condition…
— Laquelle ?
— Tu as fait la promesse à Waito de veiller sur elle, et
moi j’ai le devoir de veiller sur vous deux… Je viens avec
toi, Gocéné.
Nos chuchotements réveillaient les dormeurs, on se
retournait sur les nattes. Badimoin laissa filer les heures
avant d’aller creuser la terre sous le masque de bois tandis
que je rassemblais des vêtements de ville. Je l’ai rejoint en
avançant à quatre pattes, et c’est comme des voleurs que
nous avons franchi la porte de la case. Des nuages
effilochés voilaient une petite moitié de lune qui diffusait
une clarté gris-bleu sur le village kanak. Je savais marcher
dans l’ombre, mettre mes pas dans ceux des bêtes pour
effacer mes traces, me confondre avec l’écorce, éviter que
le vent ne porte à l’ennemi l’odeur de ma peau. Je savais la
forêt, je savais l’océan. Tout autour, les animaux s’étaient
tus.
Quelques grognements, quelques bruissements d’ailes se
mêlaient aux agitations du feuillage, à la rumeur proche
des faubourgs, au halètement d’un train vers Paris-Bercy.
En silence, nous avons gagné l’abri d’une haie de troènes
que nous avons longée jusqu’au terrain où ils avaient
dressé les cibles du lancer de sagaies. Badimoin s’est porté
à ma hauteur.
— Pourquoi tu vas par là, Gocéné ? Les grilles sont trop
hautes et, en plus, il y a la cabane des gardiens… Il
vaudrait mieux rebrousser chemin.
— Non, regarde bien. C’est l’endroit le plus touffu, le
moins à découvert. Je suis allé y rechercher un javelot, cet
après-midi. Dans le recoin, j’ai vu un arbre tordu dont une
branche maîtresse passe au-dessus des piques de la clôture
et du chemin qui longe le marigot des crocodiles. Je suis
certain qu’on y grimpe plus facilement que sur les cocotiers
ou les bananiers de Canala…
Nous avons progressé, de bosquets en taillis, contourné
le chalet de bois où dormaient les hommes de garde. Le
tronc de l’orme, noueux, offrait des prises à l’escalade.
Parvenu à la naissance de la fourche, je m’y suis installé
pour aider Badimoin à grimper. Nous avons commencé à
ramper sur la branche inclinée, perdus dans la ramure.
J’atteignais presque la frontière métallique du village kanak
quand ma tête a heurté des rameaux qui retenaient un nid.
Les oiseaux assoupis sont tombés comme des pierres
autour de moi, avant de déployer leurs ailes en poussant
des cris perçants. Je me suis figé, le corps collé aux
nervures du bois, me retenant de respirer. Badimoin m’a
imité. La porte du chalet s’est ouverte sur un gardien
dépenaillé. Il a levé sa lampe sourde vers les branchages,
donnant naissance à un véritable théâtre d’ombres
vacillantes.
— Tu vois quelque chose, Yvon ?
— Pas vraiment… À mon avis, c’est un chat qui fait chier
les pigeons…
— Fais gaffe à ce qu’ils ne se vengent pas en te chiant
dessus !
Il a haussé les épaules, posé sa lanterne dans l’herbe
pour venir se soulager contre notre arbre, puis il est rentré.
La lumière s’est éteinte, une éternité plus tard. Nous avons
repris notre progression et, parvenu à l’aplomb du chemin,
je me suis laissé pendre dans le vide. J’ai sauté et roulé
immédiatement derrière un arbuste. Badimoin s’est lancé
dans la nuit à ma suite. Il fallait maintenant longer le
village, à distance, et retrouver l’endroit où stationnait le
camion jaune et vert. Je marchais sur le sol spongieux du
sous-bois quand, devant moi, un froissement d’herbes a
retenu mon pas. Je me suis penché en écarquillant les yeux.
Un crocodile de petite taille, qui avait dû se faufiler à
travers le grillage, me regardait fixement. Ignorant sa
présence, Badimoin m’a dépassé et son allure décidée a fait
fuir le gros lézard. Nous avons laissé derrière nous la
grande case et sa sculpture faîtière qui se découpaient en
sombre sur le ciel gris. Je me suis arrêté au bout du
chemin, devant une place ronde d’où partaient trois routes
goudronnées.
— C’est d’ici qu’ils sont partis… Le camion était arrêté
près de ce platane.
Badimoin s’est baissé pour ramasser des bribes de nacre
échappées d’un collier brisé. Elles brillaient dans sa paume
tendue vers le carrefour.
— Tu sais quelle route ils ont prise ?
— Non… Je regardais sans voir. Tout dansait devant mes
yeux… Le monde se tordait, comme au milieu d’une
tornade. Ils les emmenaient à Paris… Cette route s’enfonce
dans les bois, celle-ci va vers le grand lac pour en faire le
tour… Seule la dernière nous conduit dans la direction de
la ville, des lumières… Viens, le jour ne va pas tarder à se
lever…
Nous avons traversé une immense clairière bordée de
pavillons des colonies que surplombait la flèche de la
mosquée de Djenné. Des Africains se lavaient, torse nu, à
l’eau d’un bidon posé sur la pelouse devant leur paillote.
FLes dômes ouvragés du temple d’Angkor nous servaient
de point de repère. Nous baissions la tête, la casquette
enfoncée jusqu’aux yeux, en croisant les groupes de
curieux qui se promenaient le long des vitrines des maisons
de La Réunion, de la Guyane, des Indes françaises, de la
Côte des Somalis. Les manèges de la fête foraine étaient au
repos, de l’autre côté des voies du train circulaire. Un
grand bâtiment blanc à colonnades occupait toute la droite
de l’esplanade de Reuilly. Badimoin la traversait en
courant, pour se réchauffer, lorsqu’une voiture a surgi de
nulle part, lancée à pleine vitesse. Les pneumatiques ont
glissé sur les pavés luisants, l’auto a fait une embardée
pour l’éviter, et s’est arrêtée à quelques mètres, près d’une
mappemonde où les possessions françaises dessinaient de
larges taches rouges. Le chauffeur a fait pivoter un petit
carreau rectangulaire. Il a détaillé Badimoin qui ne se
remettait pas encore de sa peur, et s’est mis à hurler.
— Tu ne peux pas faire gaffe, le chimpanzé ! Tu descends
de ta liane ou quoi… Tu te crois encore dans la brousse ?
Une femme s’est mise à rire, à l’arrière, puis la voiture a
filé vers les fortifications en crachant des nuages de fumée.
J’ai pris Badimoin par l’épaule.
— Tu vois, on fait des progrès : pour lui nous ne sommes
pas des cannibales mais seulement des chimpanzés, des
mangeurs de cacahuètes. Je suis sûr que quand nous
serons arrivés près des maisons, là-bas, nous serons
devenus des hommes.
Nous sommes entrés dans la ville. Une jungle de pierre,
de métal, de bruit, de danger. Les publicités électriques, les
lumières des candélabres, des restaurants, les phares des
autos transformaient la nuit en jour. Un véritable fleuve
automobile nous séparait encore de Paris, et nous ne
savions comment le franchir sans risquer notre vie. Nous
avons failli mourir mille fois au cours de ces quelques
premières heures de liberté. J’ignorais jusqu’à la
signification des mots « passage clouté », « feu tricolore » !
Le fleuve suspendait son cours de manière
incompréhensible, pendant quelques instants, et il suffisait
que nous nous décidions à le traverser pour que les
moteurs se remettent à rugir. Cela faisait bien vingt
minutes que nous étions rejetés sur le trottoir, comme des
naufragés sur un rivage hostile, quand un groupe de
fêtards s’est annoncé en braillant. Ils étaient trop saouls
pour s’enquérir de qui nous étions. Ils ne se sont même pas
aperçus que nous avions emprunté leur sillage, et ont passé
le boulevard en marchant au pas sur le rythme d’une
chanson que les haut-parleurs de l’Exposition ne cessaient
de diffuser. L’un d’eux a même posé son bras sur mon
épaule pour entonner le refrain.
Fin
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard
MEURTRES POUR MÉMOIRE
Grand prix de la Littérature policière 1984 – Prix Paul
Vaillant-Couturier, 1984 (Folio Policier n° 15)
LE GÉANT INACHEVÉ
(Folio Policier n° 71) Prix 813 du Roman noir, 1983
LE DER DES DERS
(Folio Policier n° 59)
MÉTROPOLICE
(Folio Policier n° 86)
LE BOURREAU ET SON DOUBLE
(Folio Policier n° 42)
LUMIÈRE NOIRE
(Folio Policier n° 65)
Bande dessinée
LEDERDESDERS, dessins de Jacques Tardi (Casterman)
VARLOT SOLDAT, dessins de Jacques Tardi (L’Association)
LA PAGE CORNÉE, dessins de Mako (Bérénice)
CARTON JAUNE ! dessins de Assaf Hanuka (Le Masque)
Jeunesse
LE CHAT DE TIGALI, (Syros)
LA PAPILLONNE DE TOUTES LES COULEURS
(Flammarion)
LA PÉNICHE AUX ENFANTS (Grandir)