Cannibale

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Didier Daeninckx

Cannibale

folio
Didier Daeninckx
Didier Daeninckx est né en 1949 à Saint-Denis (Seine-
Saint-Denis). De 1966 à 1975, il travaille comme imprimeur
dans diverses entreprises, puis comme animateur culturel
avant de devenir journaliste dans plusieurs publications
municipales et départementales. En 1983, il écrit Meurtres
pour mémoire qui sera suivi de plus de vingt-cinq autres
ouvrages dont La mort n’oublie personne, Zapping ou
Cannibale.
 
De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages ?
De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
Aux sources, à l’aurore, à la nuée, aux vents ?
De quel droit volez-vous la vie à ces vivants ?

VICTOR HUGO
 
Les accords de Nouméa, signés en 1998, ont officialisé le
mot kanak et l’ont rendu invariable, soulignant la
dimension paternaliste et coloniale du terme usuel
canaque.
 
 
En voiture la vitesse émousse les surprises, mais il y a
bien longtemps que je n’ai plus la force de couvrir à pied
les cinquante kilomètres qui séparent Poindimié de Tendo.
Le sifflement du vent sur la carrosserie, le ronronnement
de la mécanique, effacent les cris des roussettes perchées
au sommet des niaoulis. Je ferme les yeux pour me souvenir
que là, juste après l’alignement des pins colonnaires, il
fallait quitter la piste de latérite, s’enfoncer dans la forêt et
suivre les chemins coutumiers. Les anciens nous avaient
appris à nous recueillir près d’un banian centenaire dont
les racines aériennes formaient une sorte de passage voûté
voué à la mort. On repartait. Le sentier se courbait sur le
flanc de la colline, et il arrivait un moment où le sommet de
la tête franchissait la crête. On retenait son pas, sa
respiration. En une fraction de seconde, le monde
changeait de visage. La terre rouge, le vert sombre du
feuillage, l’habillage argenté des branchages
disparaissaient, effacés par la saturation de tous les bleus
de la création. On clignait des yeux pour discerner, au loin,
la ligne qui mariait mer et ciel. En vain. Tout ici était aussi
transparent que le regard. On s’habituait peu à peu à la
vibration de l’air. L’écume traçait la ligne ondulante de la
barrière de corail, et au large le sable trop blanc rayonnait
autour des îlots.
L’écart que fait Caroz, pour éviter une fondrière,
m’arrache à ma rêverie.
—  Excuse-moi, je l’ai vue au dernier moment. Je t’ai
réveillé ?
—  Non, je contemplais la baie de Hienghene… On
n’arrive pas à y croire tellement c’est beau…
Caroz se met à rire. Il lâche le volant d’une main pour me
taper sur l’épaule.
—  Tu as raison, Gocéné  ! C’est tellement beau comme
paysage qu’on l’apprécie encore davantage les yeux
fermés…
—  Tu ferais mieux de regarder devant toi, au lieu de
raconter n’importe quoi…
Cent mètres plus bas, deux cocotiers abattus coupent la
piste. Caroz redevient sérieux. Il ralentit en freinant par à-
coups.
—  Tu savais qu’il y avait des barrages dans le secteur  ?
J’ai écouté la radio avant de partir, ils n’en ont pas parlé.
—  Non… Mais il fallait s’attendre que ça gagne du
terrain… Tout le nord de la Grande-Terre est isolé du
monde depuis des semaines, et il ne se passe rien.
Personne ne veut discuter. Dans ce pays, la révolte c’est
comme un feu de broussaille… Il faut l’éteindre au début.
Après…
On distinguait maintenant la fourgonnette bâchée, une
japonaise, dissimulée par un rideau de larges feuilles de
bananier. Deux jeunes hommes vêtus de jeans, de tee-shirts
bariolés, le visage encadré par la lourde coiffe rasta, se
tenaient embusqués derrière la cabine du véhicule, leurs
armes braquées dans notre direction.
L’emblème de la Kanaky flotte au-dessus de leurs têtes,
accroché à l’une des pointes d’une fougère arborescente.
Malgré moi, je me mets à parler à voix basse.
— Surtout, ne va pas droit sur eux… On ne sait jamais, ce
sont des mômes… Prends légèrement vers la droite, et
arrête-toi près du rocher en laissant le moteur tourner, je
vais aller leur parler…
Ils comprennent ce que nous allons faire. L’un des
occupants du barrage escalade les troncs de cocotiers
couchés et se précipite au-devant de notre voiture en
brandissant son fusil. Je passe la tête par la fenêtre pour
comprendre ce qu’il hurle.
— Demi-tour ! Demi-tour ! On ne passe pas !
Caroz immobilise la Nissan à sa hauteur.
— Je dois aller dans la montagne. J’accompagne le vieux
Gocéné jusqu’à la tribu de Tendo, et ensuite je retourne sur
Poindimié… C’est à côté…
Je ne vois pas la tête de l’insurgé, seulement celle de Bob
Marley en sérigraphie, sur le maillot.
—  Tu n’as pas compris, grand-père  ? Tout est bloqué.
Rebrousse chemin pendant qu’il est encore temps. Ce soir
il y aura des barrages sur toutes les pistes. Depuis Poum
jusqu’aux portes de Nouméa !
Je veux dire à Caroz qu’il ne faut pas insister, mais il ne
m’en laisse pas le temps. Il se fait implorant.
—  On est presque arrivés… Il reste à peine vingt
kilomètres…
La crosse du fusil heurte la tôle du capot.
— Demi-tour ! Tu as compris ? On ne discute pas. Demi-
tour !
J’ouvre la portière et pose un pied à terre alors qu’il
enclenche la marche arrière en faisant hurler la boîte de
vitesses.
— Il vaut mieux que tu repartes dès maintenant… Moi, je
vais descendre ici. Je faisais le chemin à pied tous les mois
quand j’étais jeune.
Il doit me rester assez de jambes pour monter jusqu’à
Tendo…
Je le regarde manœuvrer. Les roues arrière patinent sur
la piste, soulevant un fin nuage de sable rouge. La Nissan
cahote sur la pente, semble se cabrer à l’approche du
sommet et disparaît dans la vallée. Le jeune Kanak tourne
son regard vers moi et part d’un grand rire.
—  Je crois bien qu’on lui a fait peur à ton chauffeur
blanc !
Je le toise et hausse les épaules.
—  Ce n’est pas toi qui l’impressionnes, c’est seulement
que tu as un fusil entre les mains et qu’on voit bien que tu
ne sais pas t’en servir.
Il fronce les sourcils et veut riposter, mais la couleur de
mes cheveux, les rides sur mon front, mes mains,
retiennent ses mots. Il passe la sangle de l’arme à son
épaule et contourne le barrage. Son compagnon, assis en
tailleur, attise un feu de bois sur lequel chauffe une
bouilloire aux flancs noircis. Des crevettes de creek
reposent sur un linge.
—  Pourquoi tu étais dans la voiture du Blanc, grand-
père  ? Les nôtres ont toujours dû courber l’échine devant
eux…
Je détache une feuille de bananier que j’agite devant les
braises, ravivant les flammes.
—  Qu’est-ce que tu en sais  ? Nous n’avons pas tous
marché à genoux, et certains Blancs étaient plus
respectables que bien des nôtres… L'homme que tu as
chassé sans même essayer de l'écouter a soixante-quinze
ans, comme moi. Même s’il est blanc, il est tout aussi kanak
que toi et moi : il a fait des mois de prison, chez les siens,
pour avoir pris ma défense…
—  Un Blanc en prison à cause d’un Kanak  ? C’est la
première fois que j’entends ça  ! Et toi, Kali, tu crois que
c’est possible ?
Kali ne répond pas. Il se contente d’une grimace
interrogative et dépose du sucre puis des sachets de thé
dans deux verres. Il se décide à me regarder.
— Tu en veux, grand-père ?
—  Je te remercie, la piste m’a donné soif… Et j’aimerais
me reposer avant d’entreprendre la montée jusqu’à Tendo.
Il sort un troisième verre d’une sacoche, l’essuie et le
pose devant moi, me tend la boîte de thé, le sucre. Il verse
l’eau dans les verres.
— Wathiock a péché des crevettes. Tu en mangeras bien
quelques-unes avec nous ?
J’acquiesce d’un hochement de tête et aspire entre mes
lèvres un peu de liquide brûlant. Wathiock vient s’accroupir
face à moi.
— Je ne comprends toujours pas comment il a pu être mis
en prison à cause de toi…
—  Pas à cause de moi  : pour moi  ! Tu n’arrives pas à y
croire, et pourtant il y a beaucoup de choses encore plus
surprenantes dans mon histoire…
Kali roule une cigarette entre ses doigts. Il me tend le
paquet de tabac, l’étui de papier. Je lui montre ma paume
pour décliner l’offre.
 
Je m’appelle Gocéné, je suis né à Canala mais les hasards
de la vie m’ont fait découvrir les hautes vallées de la
Hienghene, et c’est là que sont les miens, aujourd’hui. Il y a
très longtemps, j’étais alors aussi jeune, aussi nerveux que
vous deux, j’ai été désigné par le chef du village, avec une
vingtaine de garçons et moitié moins de filles, pour aller à
Nouméa. Nous ne savions pas pourquoi… Les soldats nous
ont escortés jusqu’à La Foa. Deux jours de marche par la
route charretière. Là, des camions nous attendaient. Nous
sommes descendus à Nouméa où nous avons rejoint
d’autres Kanak venus des îles d’Ouvéa, de Lifou, de Maré…
Nous étions plus d’une centaine. On dormait dans un
immense hangar à fruits, sur le port, quand le grand chef
Boula nous a réveillés pour nous présenter un Français,
l’adjoint du gouverneur Joseph Guyon. Il a commencé par
nous appeler « mes amis », et tout le monde s’est méfié. Il a
rendu hommage à nos pères, à nos oncles qui étaient allés
sauver la mère patrie d’adoption, pendant la Grande
Guerre, avant de nous annoncer que nous partirions dès le
lendemain pour l’Europe.
—  Ce voyage est la chance de votre vie. Grâce à la
Fédération Française des Anciens Coloniaux qui a
intercédé auprès de M.  le Gouverneur, la Nouvelle-
Calédonie tiendra toute sa place au cœur de la prochaine
Exposition coloniale. Auprès de vos frères en voie de
civilisation, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique, vous
représenterez la culture ancestrale de l’Océanie. Vous
montrerez par vos chants, vos danses, que coloniser ce
n’est pas seulement défricher la jungle, construire des
quais, des usines, tracer des routes, c’est aussi gagner à la
douceur humaine les cœurs farouches de la savane, de la
forêt ou du désert…
Nous avons embarqué le 15 janvier 1931, sur le Ville de
Verdun. Nous vivions sur le troisième pont, comme des
passagers de dernière catégorie. Il faisait trop chaud le
jour, trop froid la nuit, et plusieurs d’entre nous ont
contracté la malaria lors d’une escale aux Nouvelles-
Hébrides. Il y a eu trois morts, si mes souvenirs sont
exacts, dont Bazit, un Kanak albinos de Wé. L’équipage a
jeté leurs corps à la mer sans nous laisser le temps de leur
expliquer que l'on naît pour vivre avec les vivants, et que
l'on meurt pour vivre avec les morts. Les morts ne peuvent
vivre dans l'océan, ils ne peuvent pas retrouver leur tribu…
Nous sommes arrivés à Marseille au début du mois d'avril,
sous la pluie. Des autocars militaires attendaient sur le
quai de la Joliette pour nous conduire directement à la gare
Saint-Charles. Je ne connaissais que la brousse de la
Grande-Terre, et d'un coup je traversais l'une des plus
vastes villes de France… A l'époque je n'étais jamais allé au
cinéma. J'avais mal aux yeux à force de les tenir ouverts
pour ne rien perdre du spectacle ! Les lumières, les
voitures, les tramways, les boutiques, les fontaines, les
affiches, les halls des cinémas, des théâtres… Parvenus à la
gare, nous n'osions pas bouger. Nous restions collés les uns
aux autres, comme des moutons, effrayés par le bruit, les
fumées, les râles de vapeur et les sifflements des
locomotives. La fatigue m'a terrassé. Je n'ai presque rien vu
du voyage, sauf un moment magique : un peu de neige qui
tombait sur le Morvan. Je restais le plus près possible de
Minoé. Elle m'était promise, et j'avais fait le serment à son
père, le petit chef de Canala, de veiller sur elle.
À Paris, il ne subsistait rien des engagements qu'avait
pris l'adjoint du gouverneur à Nouméa.
Nous n'avons pas eu droit au repos ni visité la ville. Un
officiel nous a expliqué que la direction de l'Exposition était
responsable de nous, et qu'elle voulait nous éviter tout
contact avec les mauvais éléments des grandes métropoles.
Nous avons longé la Seine, en camion, et on nous a parqués
derrière des grilles, dans un village kanak reconstitué au
milieu du zoo de Vincennes, entre la fosse aux lions et le
marigot des crocodiles. Leurs cris, leurs bruits nous
terrifiaient. Ici, sur la Grande-Terre, on ne se méfie que du
serpent d'eau, le tricot rayé. Et encore… les gamins
s'amusent avec. C'est rare qu'il arrive à ouvrir sa gueule
assez grand pour mordre ! Au cours des jours qui ont suivi,
des hommes sont venus nous dresser, comme si nous étions
des animaux sauvages. Il fallait faire du feu dans des huttes
mal conçues dont le toit laissait passer l'eau qui ne cessait
de tomber. Nous devions creuser d'énormes troncs
d'arbres, plus durs que la pierre, pour construire des
pirogues tandis que les femmes étaient obligées de danser
le pilou-pilou à heures fixes. Au début, ils voulaient même
qu'elles quittent la robe-mission et exhibent leur poitrine.
Le reste du temps, malgré le froid, il fallait aller se baigner
et nager dans une retenue d'eau en poussant des cris de
bêtes. J'étais l'un des seuls à savoir déchiffrer quelques
mots que le pasteur m’avait appris, mais je ne comprenais
pas la signification du deuxième mot écrit sur la pancarte
fichée au milieu de la pelouse, devant notre enclos  :
« Hommes anthropophages de Nouvelle-Calédonie ».
Il y a beaucoup de choses que j’ai vues, là-bas, et
d’autres qu’il a fallu que je rêve ou que l’on me raconte,
pour comprendre ce qu’on avait fait de ma vie et de celle
des miens. L’Exposition coloniale couvrait plus de cent
hectares du bois de Vincennes, au-delà des fortifications de
Paris. Cent hectares pour célébrer un Empire de douze
millions de kilomètres carrés peuplé de cent millions
d’habitants  ! On avait reconstitué le temple cambodgien
d’Angkor-Vat avec ses cinq dômes pareils à de
gigantesques thorax d’insectes dorés par le soleil… Il y
avait aussi le Gabon, Pondichéry, Karikal, Chandernagor, le
Dahomey, les États du Levant, la Cochinchine, l’Oubamgui-
Chari, la Désirade, Marie-Galante… Un train électrique
permettait aux visiteurs de parcourir le monde et d’aller
d’un continent à l’autre le temps de fumer une cigarette. Le
premier parc zoologique de France, aménagé pour
l’occasion, se trouvait un peu à l’écart, en bordure de la
route de Saint-Mandé. La direction de l’Exposition, le haut-
commissariat, était située à l’opposé, vers la porte de
Reuilly, face au pavillon de Madagascar. Je devais y faire
irruption quelque temps plus tard, dans des conditions
dramatiques que je vous préciserai le moment venu, et me
trouver face à M. le haut-commissaire Albert Pontevigne…
Pour l’heure, l’ouverture est imminente et je l’imagine,
assis derrière son bureau encombré de papiers… Il est
inquiet. Il sait que le moindre incident lui sera directement
imputé. Il se lève, fait les cent pas, regarde par la fenêtre,
ressasse la chute du discours qu’il doit prononcer devant
les représentants de toutes les nations rassemblées à
Vincennes. Dans sa tête, il fait rouler les r.
—  Un cycle de l’Histoire du monde s’est achevé, qui vit
les heurts et les froissements des races, l’hégémonie de
l’une, l’assujettissement des autres. Un nouveau cycle
commence qui les verra se rapprocher toutes… Cette
Exposition en constitue les prémices…
Il se laisse tomber sur un canapé, avale un verre de
porto, allume la radio. Il sourit en fredonnant la marche
officielle de la manifestation chantée par Alibert, que
diffuse le Poste parisien :
Quittant son pays un p’tit négro d’Afrique centrale
Vint jusqu’à Paris voir l’Exposition coloniale
C’était Nénufar, un joyeux lascar
Pour être élégant c’est aux pieds qu’il mettait ses
gants
Netmfar, t’as du r’tard mais t’es un p’tit rigolard
T'es nu comme un ver, tu as le nez en l’air
Et les ch’veux en paille de fer…
Il tourne le bouton des fréquences, l’aiguille glisse
derrière la vitre du tableau, accrochant les ondes émises
par tous les pays présents dans le bois de Vincennes.
L’indicatif d’un lointain journal d’informations capte son
attention. Il oriente l’antenne pour atténuer les
interférences.
—  Chers auditeurs, bonjour. Comme chaque semaine,
Radio Tunis est heureuse de vous proposer La Voix du
Protectorat, présentée par Charles des Embruns. C’est
demain, 2 mai 1931, que le président de la République
française, M.  Gaston Doumergue, inaugurera l’Exposition
coloniale, en compagnie du maréchal Louis Hubert
Gonzalve Lyautey. Tout est fin prêt, les musées, les salles
de cinéma, les nouvelles stations de métro, le parc
zoologique de Vincennes. La Tunisie est bien entendu l’une
des attractions majeures, avec la reconstitution de ses
palais, de ses jardins, de ses minarets…
On cogne à la porte.
Il baisse le volume et range le verre, la bouteille de
porto, dans le buffet sur lequel est posé le récepteur radio.
— Entrez.
Les lames du plancher grincent sous le poids d’un gros
homme d’une trentaine d’années qui avance tête baissée.
Albert Pontevigne le toise.
—  Ah, c’est enfin vous, Grimaut  ! Cela fait bien deux
heures que je vous ai fait demander… Que se passe-t-il avec
les crocodiles ? J’ai fait le tour du parc ce matin, avant de
venir au bureau, je n’en ai pas vu un seul dans le marigot…
Grimaut commence à transpirer. Il baisse les yeux.
—  On a eu un gros problème dans la nuit, monsieur le
haut-commissaire… Personne ne comprend ce qui a bien pu
se passer…
—  Cessez donc de parler par énigme  ! Où sont nos
crocodiles ?
—  Ils sont tous morts d’un coup… On pense que leur
nourriture n’était pas adaptée… À moins qu’on ait voulu les
empoisonner…
L’administrateur reste un instant sans voix, puis il se met
à hurler.
Grimaut déglutit douloureusement.
— Morts ! Tous morts ! C’est une plaisanterie… Qu’est-ce
qu’on leur a donné à manger  ? De la choucroute, du
cassoulet  ? Vous vous rendez compte de la situation,
Grimaut ? Il nous a fallu trois mois pour les faire venir des
Caraïbes… Trois mois  ! Qu’est-ce que je vais raconter au
président et au maréchal, demain, devant le marigot
désert  ? Qu’on cultive des nénuphars  ? Ils vont les
chercher, leurs crocodiles, et il faudra bien trouver une
solution… J’espère que vous avez commencé à y réfléchir…
L’adjoint a sorti un mouchoir de sa poche. Il se tamponne
le front.
—  Tout devrait rentrer dans l’ordre au cours des
prochaines heures, monsieur le haut-commissaire… J’aurai
une centaine de bêtes en remplacement, pour la cérémonie
d’ouverture. Des crocodiles, des caïmans, des alligators…
Ils arrivent à la gare de l’Est, par le train de nuit…
— Gare de l’Est ! Et ils viennent d’où ?
Grimaut esquisse un sourire.
— D’Allemagne…
—  Des sauriens teutons  ! On aura tout vu… Et vous les
avez attrapés comment vos crocodiles, Grimaut, si ça n’est
pas indiscret ?
L’adjoint se balance d’un pied sur l’autre.
—  Au téléphone, tout simplement. Ils viennent de la
ménagerie du cirque Höffner, de Francfort-sur-le-Main.
C’était leur attraction principale, depuis deux ans, mais les
gens se sont lassés. Ils cherchaient à les remplacer pour
renouveler l’intérêt du public, et ma proposition ne pouvait
pas mieux tomber…
Albert Pontevigne fronce les sourcils.
—  Une proposition  ? J’ai bien entendu… J’espère que
vous ne vous êtes pas trop engagé, Grimaut.
— Je ne pense pas… En échange, je leur ai promis de leur
prêter une trentaine de Canaques. Ils nous les rendront en
septembre, à la fin de leur tournée.
Wathiock taille une branche avec laquelle il pique trois
crevettes de creek écarlates qui suent leur eau sur les
braises. Il me les tend.
— Ce n’est pas une histoire vraie, grand-père…
—  Attends de l’avoir écoutée jusqu’à la fin. J’ai refait
mille fois chaque pas de ces journées-là en promenant mon
regard sur de vieux numéros de L’Illustration, en suivant le
tracé des rues sur des plans de Paris…
Je détache la tête et j’aspire le corail liquide. La carapace
craque sous mes doigts dégageant la chair blanche. Un
couple de perruches babille sur une branche de la fougère
arborescente, près du drapeau de Kanaky.
Il ne faisait pas beau, le matin de l’inauguration. Le
cortège officiel a effectué sa visite au pas de charge. Et
comme le maréchal Lyautey s’était attardé au pavillon du
Maroc, en souvenir de ses conquêtes, on a écourté la
découverte du nouveau parc zoologique. Le président
Doumergue avait un faible pour les pachydermes et les
otaries. Il n’est même pas passé devant la fosse aux lions,
le village des cannibales kanak et le marigot des crocodiles
germains !
Nous avons juste eu droit à la fanfare de la Garde
républicaine qui a fait le tour des allées à cheval. À midi, le
beau temps était revenu, et les curieux ont commencé à
défiler de l’autre côté des grilles, des familles en goguette
venues de toutes les provinces de France, les rangs serrés
des enfants des écoles, des religieuses en cornette menées
par la mère supérieure, une délégation de saint-cyriens
coiffés de leur casoar. On nous jetait du pain, des bananes,
des cacahuètes, des caramels… Des cailloux aussi. Les
femmes dansaient, les hommes évidaient le tronc d’arbre
en cadence, et toutes les cinq minutes l’un des nôtres
devait s’approcher pour pousser un grand cri, en montrant
les dents, pour impressionner les badauds.
Nous n’avions plus une seule minute de tranquillité,
même notre repas faisait partie du spectacle. Quand les
heures sonnaient au clocher de Notre-Dame-de-Saint-
Mandé, dix d’entre nous étaient obligés, à tour de rôle, de
grimper à des mâts, de courir, de ramper, de lancer des
sagaies, des flèches, des javelots. Au milieu de l’après-midi,
le chef des gardiens est entré dans l’enclos, suivi de six de
ses hommes. Il tenait une liste à la main et passait près de
nous en criant des noms.
—  Wakoca, Kopéou, Wadigat, Thagete, Karembeu,
Pizizam, Catorine, Kicine, Minoé…
Ceux qui étaient appelés devaient entrer dans la grande
case, et nous pensions qu’ils avaient gagné le droit d’aller
se reposer. En s’inclinant pour franchir la porte basse,
Minoé s’est retournée et m’a fait un sourire. Le chef venait
tout juste de replier son papier quand ça s’est mis à crier
du côté des crocodiles. Quelqu’un agitait vigoureusement
la grille du passage de service.
— Gardien, ouvrez donc cette porte !
L’un des hommes s’est précipité pour débloquer la
serrure et Grimaut, l’adjoint du haut-commissaire, s’est
dirigé droit sur le chef en soufflant.
— Alors ? Où est-ce que vous en êtes ?
Il a tapoté, satisfait, la poche dans laquelle il venait de
glisser la liste.
— Tout est normal, monsieur Grimaut. J’ai regroupé ceux
que vous avez choisis. Ils attendent, là, dans la hutte. Ils
sont assez nerveux, surtout les plus jeunes…
— Vous ne leur avez rien dit, au moins ?
—  Ne vous inquiétez pas, je connais mon travail. Je leur
ai simplement conseillé de préparer leurs affaires…
À ce moment-là, une interminable délégation de députés,
de maires, de sénateurs, de conseillers généraux, tous
ceints de leur écharpe tricolore, s’est mise à serpenter
dans les allées du parc. Le cortège était scindé par groupes
de provinces, précédé chacun d’une dizaine de couples en
habits traditionnels. Pêcheurs et lavandières de Provence,
Alsaciennes en coiffe, chapeau rond des Bretons, gueules
noires casquées, Auvergnats en sabots, béret rouge et
fifrelin des Basques… Les gardiens nous ont repoussés vers
les pirogues, les mâts, l’aire du pilou-pilou, et j’ai
simplement vu le dos du haut-commissaire adjoint quand il
pénétrait à son tour dans la grande case. Il a fermé la
porte. On m’a raconté plus tard que les gardiens ont obligé
les nôtres à s’asseoir. Grimaut se tenait à la poutre de bois
de cocotier, les pieds sur l’emplacement du feu. Il s’est
essuyé le visage, s’est raclé la gorge.
—  Bonjour, mes amis… Je suis venu vous chercher pour
vous faire visiter Paris… Nous ne pouvons pas emmener
tout le monde d’un seul coup, il faut bien que certains
restent afin de représenter dignement la Nouvelle-
Calédonie dans cette grandiose Exposition coloniale… Un
autobus vous attend derrière le parc pour vous conduire à
Notre-Dame, à l’Arc de triomphe, au Sacré-Cœur, à la tour
Eiffel. N’oubliez pas votre paquetage. Je vais vous
demander de me suivre…
Ueken, un petit chef de Chépénéhé, s’est levé en tendant
son baluchon.
—  Nous allons vous suivre, monsieur, puisque vous nous
le demandez… Mais nous n’avons pas besoin de prendre
nos bagages pour visiter Paris…
Grimaut n’a pas eu le temps de répondre. Le gardien-
chef est venu se placer près de Ueken et l’a pris par
l’épaule.
— On voit bien que tu ne sais pas ce que c’est que Paris !
La ville, sans compter la banlieue, c’est dix fois plus
d’habitants que toute ton île… Il faut des jours et des jours
pour en faire le tour. Allez, on y va. Il ne faut pas perdre de
temps. En route !
Quand ils sont sortis de la case, je me trouvais à l’autre
bout du village kanak. Je brandissais un casse-tête bec
d’oiseau pour faire semblant d’attaquer Badimoin, mon
meilleur ami, un cousin de Minoé. Il parait les coups à
l’aide d’un panneau de bois recouvert d’éclats de nacre qui
capturaient les rayons de soleil. L’un de nos frères se laissa
glisser du haut du mât où il s’était juché pour décrocher
des noix de coco vides. Il se précipita vers nous et vint se
placer entre ma massue de jade et le bouclier.
—  Gocéné, tu as vu, là-bas  ? Ils les font sortir par la
petite porte de la case, à l’arrière… Tu sais où ils les
emmènent ?
J’ai jeté mon arme à terre, et je me suis mis à courir pour
les rejoindre avant qu’ils ne franchissent la clôture. Les
gardiens faisaient un rempart de leurs uniformes. J’ai
essayé de les écarter mais ils m’ont repoussé en riant.
— Laissez-moi passer… Je veux sortir…
Leur chef se tenait de l’autre côté de la grille.
Il a fermé la porte à double tour puis il a agité le
trousseau de clefs à hauteur de mes yeux.
— Ne t’inquiète pas, tu feras partie du deuxième voyage !
Mes mains se sont accrochées aux barreaux. J’ai hurlé :
— Minoé ! Minoé !
Je l’ai vue qui s’écartait de la file, dans le chemin. Elle a
échappé aux gardiens et est venue se coller à la grille. J’ai
senti son souffle sur ma peau.
— Où est-ce qu’ils vous emmènent ?
Elle a eu le temps de prononcer  : «  À Paris.  » Ils m’ont
obligé à lâcher prise en me tapant sur les doigts. Deux
surveillants l’ont saisie à bras-le-corps pour la porter
jusqu’au camion jaune et vert stationné au bout de l’allée,
derrière le marigot des crocodiles. Elle se débattait. Je
l’entendais crier, malgré les mains qui la bâillonnaient.
— Gocéné ! Ne me laisse pas… Gocéné, j’ai peur…
— Lâchez-la !
La rage s’est emparée de moi. J’ai regretté d’avoir jeté
dans le sable mon casse-tête bec d’oiseau à bout de jade. Je
me suis précipité sur les uniformes, les poings dressés. Ils
n’attendaient que cela pour sortir leurs gourdins et me
frapper sur les épaules, la tête. J’ai réussi à m’agripper à
l’un des surveillants, à m’en servir comme d’un bouclier.
J’avançais en le tenant par la gorge. Je montrais les dents,
comme ils nous avaient appris à le faire pour impressionner
les visiteurs. Ils avaient formé le cercle et riaient.
— Mais c’est qu’il mordrait, le cannibale !
L’un des gardiens s’était faufilé derrière moi, et quand
j’ai pris conscience de sa présence, il était trop tard. La
matraque s’est abattue sur ma nuque. Je suis tombé sur les
genoux, à demi assommé. J’ai rassemblé toutes les forces
qui me restaient pour ne pas fermer les yeux. Je luttais
comme un nageur emporté par le courant et dont l’eau,
déjà, alourdit le corps. Les cris de Minoé m’arrivaient par
intermittence, dans une sorte de brouillard sonore. J’ai
voulu crier mais je n’ai même pas réussi à ouvrir les lèvres,
ma langue pesait plus lourd qu’un galet. Leurs ombres
fluctuantes se hissaient dans le camion jaune et vert dont le
moteur tournait au ralenti. Elles glissaient derrière les
vitres, se cassaient en deux sur les banquettes de bois. Tout
se tordait, les arbres, les corps, le camion. Je voyais un
grand navire, mais les marins criaient  : «  Allez  ! monte
dans l’autobus… Toi le costaud avec ton sac, va au fond…
Tu entends ce que je te dis  ? Allez, plus vite que ça…  »
L’eau ruisselait devant mes yeux. Je ne savais pas que
c’étaient mes larmes. Minoé, je suis trop faible. Le requin
blanc, le grand ancêtre qui protège ton clan, va venir à ton
secours. Aie confiance en lui, Minoé… La force et le
courage m’ont quitté… Je ne peux tenir la promesse faite à
ton père, le chef Waito de Canala, de ne pas te quitter du
regard… Minoé…
Le moteur a rugi, le camion s’est éloigné. J’ai vacillé, et
l’obscurité a envahi ma vie.
Une voiture s’annonce au loin. La main de Kali se
referme sur le canon de son fusil. Wathiock incline la tête
en arrière pour boire les dernières gouttes épaisses de
sucre. Il se lève, me fait signe de le suivre à l’abri de la
carrosserie japonaise. Il pose son arme sur le toit de la
cabine.
—  Les gendarmes ne vont pas tarder à venir rôder dans
le secteur…
Ce ne sont que des curieux, venus d’un village voisin. Ils
observent le barrage depuis la crête. Ils crient des mots
que le vent déforme, et font demi-tour en klaxonnant.
Quand, au bruit de la mécanique, il est certain qu’ils se
sont bien éloignés, nous reprenons nos places près du feu.
Le feulement rauque d’un tigre me sortit de ma torpeur.
Je pris appui sur les coudes pour détacher mon dos de la
natte qui recouvrait le sol. La douleur raidissait mes
épaules qu’on avait enduites d’un liquide poisseux. Tout
autour de la case, les animaux encagés se répondaient dans
la nuit. Vagissements des crocodiles au milieu des clapotis,
rugissements proches des lions surpris dans leur sommeil
par les pétards des feux d’artifice, barrits tremblés des
éléphants d’Asie, ululements des effraies insomniaques,
ricanements sournois des hyènes tachetées… Je croyais
même entendre, sur le sol, les bruits d’écailles, les
reptations des bêtes molles, des insectes velus… Une
ombre me frôla.
— Qui est-ce ? C’est toi, Badimoin ?
Le cousin de Minoé vint s’agenouiller près de moi. Il
faisait partie de la maison du petit chef de Canala et
connaissait mieux que moi tous les chemins coutumiers. Il
me tendit un bol empli d’eau que je vidai goulûment.
—  Ils nous ont battus, et les femmes aussi, quand nous
sommes venus à ton secours. Nekoua a mâché des racines
de kava et des feuilles de renkaru pour te faire un
pansement…
Je me suis soulevé pour lui parler à l’oreille.
—  Chut… écoute-moi, Badimoin. Il faut que je retrouve
Minoé. Je ne pourrai plus jamais retourner sur la terre de
mes ancêtres si je l’abandonne. Elle m’a dit qu’on les
emmenait à Paris. Je dois y aller, dès cette nuit. Je
marcherai dans toutes les rues, j’entrerai dans toutes les
maisons et je reviendrai avec elle… J’ai besoin de l’argent
collecté dans la tribu…
Il a posé sa main sur mon bras.
—  J’ai enterré les billets près de la porte, sous un des
poteaux sculptés de tour de case. Je vais les chercher à une
seule condition…
— Laquelle ?
—  Tu as fait la promesse à Waito de veiller sur elle, et
moi j’ai le devoir de veiller sur vous deux… Je viens avec
toi, Gocéné.
Nos chuchotements réveillaient les dormeurs, on se
retournait sur les nattes. Badimoin laissa filer les heures
avant d’aller creuser la terre sous le masque de bois tandis
que je rassemblais des vêtements de ville. Je l’ai rejoint en
avançant à quatre pattes, et c’est comme des voleurs que
nous avons franchi la porte de la case. Des nuages
effilochés voilaient une petite moitié de lune qui diffusait
une clarté gris-bleu sur le village kanak. Je savais marcher
dans l’ombre, mettre mes pas dans ceux des bêtes pour
effacer mes traces, me confondre avec l’écorce, éviter que
le vent ne porte à l’ennemi l’odeur de ma peau. Je savais la
forêt, je savais l’océan. Tout autour, les animaux s’étaient
tus.
Quelques grognements, quelques bruissements d’ailes se
mêlaient aux agitations du feuillage, à la rumeur proche
des faubourgs, au halètement d’un train vers Paris-Bercy.
En silence, nous avons gagné l’abri d’une haie de troènes
que nous avons longée jusqu’au terrain où ils avaient
dressé les cibles du lancer de sagaies. Badimoin s’est porté
à ma hauteur.
—  Pourquoi tu vas par là, Gocéné ? Les grilles sont trop
hautes et, en plus, il y a la cabane des gardiens… Il
vaudrait mieux rebrousser chemin.
—  Non, regarde bien. C’est l’endroit le plus touffu, le
moins à découvert. Je suis allé y rechercher un javelot, cet
après-midi. Dans le recoin, j’ai vu un arbre tordu dont une
branche maîtresse passe au-dessus des piques de la clôture
et du chemin qui longe le marigot des crocodiles. Je suis
certain qu’on y grimpe plus facilement que sur les cocotiers
ou les bananiers de Canala…
Nous avons progressé, de bosquets en taillis, contourné
le chalet de bois où dormaient les hommes de garde. Le
tronc de l’orme, noueux, offrait des prises à l’escalade.
Parvenu à la naissance de la fourche, je m’y suis installé
pour aider Badimoin à grimper. Nous avons commencé à
ramper sur la branche inclinée, perdus dans la ramure.
J’atteignais presque la frontière métallique du village kanak
quand ma tête a heurté des rameaux qui retenaient un nid.
Les oiseaux assoupis sont tombés comme des pierres
autour de moi, avant de déployer leurs ailes en poussant
des cris perçants. Je me suis figé, le corps collé aux
nervures du bois, me retenant de respirer. Badimoin m’a
imité. La porte du chalet s’est ouverte sur un gardien
dépenaillé. Il a levé sa lampe sourde vers les branchages,
donnant naissance à un véritable théâtre d’ombres
vacillantes.
— Tu vois quelque chose, Yvon ?
— Pas vraiment… À mon avis, c’est un chat qui fait chier
les pigeons…
—  Fais gaffe à ce qu’ils ne se vengent pas en te chiant
dessus !
Il a haussé les épaules, posé sa lanterne dans l’herbe
pour venir se soulager contre notre arbre, puis il est rentré.
La lumière s’est éteinte, une éternité plus tard. Nous avons
repris notre progression et, parvenu à l’aplomb du chemin,
je me suis laissé pendre dans le vide. J’ai sauté et roulé
immédiatement derrière un arbuste. Badimoin s’est lancé
dans la nuit à ma suite. Il fallait maintenant longer le
village, à distance, et retrouver l’endroit où stationnait le
camion jaune et vert. Je marchais sur le sol spongieux du
sous-bois quand, devant moi, un froissement d’herbes a
retenu mon pas. Je me suis penché en écarquillant les yeux.
Un crocodile de petite taille, qui avait dû se faufiler à
travers le grillage, me regardait fixement. Ignorant sa
présence, Badimoin m’a dépassé et son allure décidée a fait
fuir le gros lézard. Nous avons laissé derrière nous la
grande case et sa sculpture faîtière qui se découpaient en
sombre sur le ciel gris. Je me suis arrêté au bout du
chemin, devant une place ronde d’où partaient trois routes
goudronnées.
—  C’est d’ici qu’ils sont partis… Le camion était arrêté
près de ce platane.
Badimoin s’est baissé pour ramasser des bribes de nacre
échappées d’un collier brisé. Elles brillaient dans sa paume
tendue vers le carrefour.
— Tu sais quelle route ils ont prise ?
— Non… Je regardais sans voir. Tout dansait devant mes
yeux… Le monde se tordait, comme au milieu d’une
tornade. Ils les emmenaient à Paris… Cette route s’enfonce
dans les bois, celle-ci va vers le grand lac pour en faire le
tour… Seule la dernière nous conduit dans la direction de
la ville, des lumières… Viens, le jour ne va pas tarder à se
lever…
Nous avons traversé une immense clairière bordée de
pavillons des colonies que surplombait la flèche de la
mosquée de Djenné. Des Africains se lavaient, torse nu, à
l’eau d’un bidon posé sur la pelouse devant leur paillote.
FLes dômes ouvragés du temple d’Angkor nous servaient
de point de repère. Nous baissions la tête, la casquette
enfoncée jusqu’aux yeux, en croisant les groupes de
curieux qui se promenaient le long des vitrines des maisons
de La Réunion, de la Guyane, des Indes françaises, de la
Côte des Somalis. Les manèges de la fête foraine étaient au
repos, de l’autre côté des voies du train circulaire. Un
grand bâtiment blanc à colonnades occupait toute la droite
de l’esplanade de Reuilly. Badimoin la traversait en
courant, pour se réchauffer, lorsqu’une voiture a surgi de
nulle part, lancée à pleine vitesse. Les pneumatiques ont
glissé sur les pavés luisants, l’auto a fait une embardée
pour l’éviter, et s’est arrêtée à quelques mètres, près d’une
mappemonde où les possessions françaises dessinaient de
larges taches rouges. Le chauffeur a fait pivoter un petit
carreau rectangulaire. Il a détaillé Badimoin qui ne se
remettait pas encore de sa peur, et s’est mis à hurler.
— Tu ne peux pas faire gaffe, le chimpanzé ! Tu descends
de ta liane ou quoi… Tu te crois encore dans la brousse ?
Une femme s’est mise à rire, à l’arrière, puis la voiture a
filé vers les fortifications en crachant des nuages de fumée.
J’ai pris Badimoin par l’épaule.
— Tu vois, on fait des progrès : pour lui nous ne sommes
pas des cannibales mais seulement des chimpanzés, des
mangeurs de cacahuètes. Je suis sûr que quand nous
serons arrivés près des maisons, là-bas, nous serons
devenus des hommes.
Nous sommes entrés dans la ville. Une jungle de pierre,
de métal, de bruit, de danger. Les publicités électriques, les
lumières des candélabres, des restaurants, les phares des
autos transformaient la nuit en jour. Un véritable fleuve
automobile nous séparait encore de Paris, et nous ne
savions comment le franchir sans risquer notre vie. Nous
avons failli mourir mille fois au cours de ces quelques
premières heures de liberté. J’ignorais jusqu’à la
signification des mots « passage clouté », « feu tricolore » !
Le fleuve suspendait son cours de manière
incompréhensible, pendant quelques instants, et il suffisait
que nous nous décidions à le traverser pour que les
moteurs se remettent à rugir. Cela faisait bien vingt
minutes que nous étions rejetés sur le trottoir, comme des
naufragés sur un rivage hostile, quand un groupe de
fêtards s’est annoncé en braillant. Ils étaient trop saouls
pour s’enquérir de qui nous étions. Ils ne se sont même pas
aperçus que nous avions emprunté leur sillage, et ont passé
le boulevard en marchant au pas sur le rythme d’une
chanson que les haut-parleurs de l’Exposition ne cessaient
de diffuser. L’un d’eux a même posé son bras sur mon
épaule pour entonner le refrain.

Qu’est-ce que t’attends pour aller aux Colonies


En Afrique, en Asie, chez l’Rajah ou l’Sultan…
Les serpents c’est moins méchant
Qu’ta femme qui gueule tout l’temps…
Nous nous sommes séparés au coin de la rue Claude
Decaen, et ils ont continué à chanter jusqu’au pont de la
ligne de petite ceinture. Leurs cris se sont noyés dans le
raffut d’un train, sur les poutrelles.
— Tu sais où on doit aller maintenant, Gocéné ?
Je me suis retourné pour contempler le carrefour. Un
autocar jaune et vert venait juste de stopper devant une
guérite. Je le montrai à Badimoin.
—  Les gardiens les ont fait monter dans un camion
semblable à celui-ci… Il va nous y conduire.
Je m’apprêtais à affronter une nouvelle fois le fleuve
métallique. Badimoin m’a retenu.
— Attends… il y en a un autre qui roule en sens inverse,
et encore un, là, qui tourne dans la petite rue… Et puis là-
bas, deux qui se croisent…
La fatigue, le découragement m’ont envahi d’un coup.
Mon dos a glissé le long d’un réverbère, et je me suis
retrouvé assis sur le trottoir, les genoux en angle, la tête
entre les mains. J’essayais de remettre de l’ordre dans mes
idées quand deux notes obsédantes sont nées dans le
lointain… Elles prenaient de l’ampleur à chaque seconde,
saturant mon univers sonore, au point de l’occuper tout
entier. Je me suis redressé.
— Tu entends ? C’est la police qui approche… Ils ont dû
s’apercevoir de notre fuite… On ne peut pas rester là. Il
faut aller se cacher.
Nous avons dévalé la petite rue bordée de maisons
basses précédées de jardinets, avec en point de mire la
gare de ceinture. Un peu plus loin, après le pont où avaient
disparu les chanteurs, les premiers immeubles faisaient un
rempart contre la clarté naissante. Nous nous sommes jetés
dans une ruelle aux pavés disjoints, attirés par la musique
qui venait d’un café. Il a fallu calmer les battements du
cœur, le souffle, arranger nos coiffures, nos vêtements
avant d’oser pousser la porte vitrée. Nous sommes
demeurés un bon moment dans l’entrée, entre une
montagne de casiers à vin et un perroquet surchargé de
manteaux, de vestes, de chapeaux. Cela faisait longtemps
que nous n’avions pas eu aussi chaud. Un vieillard juché
sur un tabouret haut jouait de l’accordéon en sourdine. L’un
des serveurs, un plateau garni de bouteilles, de verres et
d’assiettes vides en équilibre sur la paume, a fini par
s’approcher de nous. Il a toisé Badimoin de la tête aux
pieds, et son regard est remonté le long de mon corps.
—  Bonjour, messieurs… C’est seulement pour boire ou
pour manger ?
C’était la première fois que nous pénétrions dans un
restaurant blanc, et celui-là, en plus, ne se trouvait pas
n’importe où, mais à Paris !
—  Nous avons un peu faim… Merci… On peut aller
s’installer au fond ?
— Bien entendu, suivez-moi.
Le garçon a tourné les talons, posé son plateau sur le
zinc, au passage, et nous a placés dans un recoin, près
d’une salle où des habitués jouaient au billard. Le silence
s’est fait sur notre passage, l’observation, insistante. Il a
lissé la nappe vichy, disposé assiettes, verres et couverts et
sorti un carnet, un crayon, de la poche de son tablier.
— En plat du jour et de la nuit, je peux vous proposer des
moules au vin blanc, façon marinière, ou le couscous d’Abd
el Kader au bouillon gras. Sinon, on a des viandes grillées,
à la carte…
— Du couscous, pour tous les deux, et beaucoup d’eau.
Il est reparti en criant «  deux Abdel et un château
Lapompe  ». Nous sommes restés assez dubitatifs, à
l’arrivée des plats. Il nous a encouragés à manger.
—  Vous pouvez y aller en confiance. Le cuistot a passé
dix ans au Maroc, dans la Légion… Il le prépare comme au
pays.
Je lui ai souri, et j’ai planté ma cuillère dans la semoule.
Derrière, les boules d’ivoire s’entrechoquaient.
—  Je ne veux pas être indiscret, mais je n’arrive pas à
deviner de quel pays vous êtes… Je n’ai pas encore pris le
temps d’aller à l’Exposition, ça m’aurait aidé… Le patron
dit que vous venez sûrement de Guyane…
J’ai ingurgité les grains imbibés de bouillon.
—  Vous pouvez lui dire qu’il a raison. C’est de là qu’on
est… De Guyane.
L’accordéoniste s’était levé, et il est venu jouer un air
triste à pleurer devant notre table. Il fredonnait les paroles,
entre ses dents, et je me souviens encore d’une phrase qui
revenait sans cesse : « Nous sommes seuls… »
Badimoin n’écoutait pas  ; le nez pointé vers l’assiette, il
enfournait légumes, couscous et morceaux de viande,
prenant tout juste le soin de respirer. À la fin de la chanson,
alors que le musicien s’éloignait, il s’est redressé, épanoui.
—  Il y a des mois que je n’avais pas aussi bien mangé  !
Sur le bateau, ça pouvait encore passer, mais ce qu’ils nous
donnent au zoo, même nos chiens s’en détournent, au
pays…
L’air de musique avait installé sa nostalgie dans ma tête.
J’ai fermé les yeux.
— Qu’est-ce que tu as, Gocéné ? Ça ne va pas ?
J’ai avalé un grand verre d’eau, respiré profondément.
—  À certains moments, le découragement s’empare de
moi. Je me dis que nous ne reverrons jamais notre village,
notre tribu… Alors je fais comme tu viens de le voir, je
baisse les paupières… Les images viennent tout
doucement… Fais comme moi, Badimoin… Regarde, tu vois
la piste, au bord du creek  ? Elle monte en lacet de
Hienghene jusqu’à Tendo. Nous marchons dans l’ombre des
pins colonnaires. Les roussettes prennent leur envol en
criant, et filent vers la tribu de Trendanite pour prévenir
les amis de notre retour. Les femmes se relèvent, dans les
champs d’ignames, de taros, et nous font des signes de
bienvenue. Tous les enfants des tribus de la montagne nous
entourent : « Gocéné, Badimoin, c’était comment l’Europe,
c’était comment Paris, c’était comment la France ? »
Il a les yeux clos, lui aussi, et il voit.
— Qu’est-ce que tu leur réponds ? Tu leur parles du zoo
de l’Exposition coloniale, de l’enlèvement de Minoé ?
—  Non, je leur invente un conte, je leur dis que c’est
beau, que c’est le pays des merveilles, pour ne pas briser
leurs rêves… Mais très tard dans la nuit, alors qu’ils
dorment dans les bras de leurs mères, quand les cendres
étouffent les derniers brandons, je raconte, à voix basse,
pour les anciens qui ont vu arriver les missionnaires sur la
Grande-Terre. Je leur explique qu’on nous obligeait,
hommes et femmes, à danser nus, la taille et les reins
recouverts d’un simple manou. Que nous n’avions pas le
droit de parler entre nous, seulement de grogner comme
des bêtes, pour provoquer les rires des gens, derrière les
grilles… Qu’on nous a séparés ainsi qu’on le fait d’une
portée de chiots, sans qu’aucun ne sache où était son frère,
sa sœur. Qu’on nous traitait d’anthropophages, de
polygames, qu’on insultait les noms légués par nos
ancêtres…
Le garçon s’était approché de notre table. Il a mouillé la
pointe de son crayon, pour faire l’addition. Il a récapitulé
ce qu’il nous avait servi, et a posé entre nous deux, sur la
nappe vichy, la feuille arrachée à son carnet.
— On ne va pas tarder à fermer…
— Nous allions partir… Tenez.
J’ai sorti du portefeuille déterré par Badimoin devant la
porte de la grande case deux larges billets sur lesquels me
sont revenues quelques pièces jaunes.
Nous avons déserté la salle presque vide. L’accordéoniste
logeait dans une caisse son instrument plaintif, calé contre
l’évier le légionnaire faisait la vaisselle, le patron jetait des
poignées de sciure sur le sol, tandis que sa femme vérifiait
la recette. Le tonnerre s’est mis à gronder lorsque j’ai
poussé la porte, une bourrasque a soulevé la poussière des
trottoirs, et les premières gouttes se sont écrasées sur les
pavés, laissant des empreintes grosses comme des pièces
de monnaie. Nous étions à peine dehors qu’un nouvel éclair
a déchiré le ciel. La ruelle n’offrait aucun abri. Nous nous
sommes résolus à courir sous le déluge, sans trop savoir où
nous menaient nos pas. Une rue, puis une autre, et une
autre encore, jusqu’à retrouver l’avenue qui faisait face à
l’Exposition coloniale. La pluie commençait à transpercer le
tissu trop mince de nos vêtements. J’ai entraîné Badimoin
vers des escaliers qui s’enfonçaient dans le sol. Il s’est
arrêté net, ses chaussures en équilibre sur le nez de la
première marche. Je me suis retourné.
— Viens te mettre à l’abri…
Il a remué la tête, pris de tremblements. Les passants,
tête rentrée dans les épaules, le bousculaient en
maugréant.
— Je n’ai pas le droit d’aller sous terre…
Je lui ai tendu la main.
—  Viens, je te dis  ! Le froid va te prendre… Tu vas
tomber malade.
— Tu te souviens de Nehewoué qui vivait avec les morts
qui dorment dans les branches des banians et les morts qui
dorment sous la terre ?
Je l’ai tiré par la manche.
—  Bien sûr que je m’en souviens. J’ai gratté avec lui le
crâne et les ossements de mes oncles… Tu me raconteras
un peu plus bas, à l’abri… Allez…
Rien n’y a fait. J’ai fini par grimper près de lui. Il a tourné
vers moi son visage ruisselant d’eau.
— Il m’a dit qu’il avait vu le jour où les montagnes noires
se sont fendues comme une noix de coco sous la pierre. La
tempête mugissait plus fort que mille bœufs sauvages, le
sol tremblait plus fort encore que mes mains. Des abîmes
s’ouvraient sous les pas, appelant leurs victimes. Toute la
tribu s’est réfugiée dans une grotte de corail qui
surplombait le village et où reposaient les morts, depuis
toujours. Nehewoué ne les a pas suivis. Il est resté dans la
vallée. Pour lui, seuls les morts pouvaient demander asile
aux vivants. Il s’est attaché au poteau central de la grande
case. Le cyclone a tout détruit, sauf cette poutre, et l’eau
est montée jusqu’à ses épaules. Quand le ciel s’est assagi,
les montagnes noires s’étaient déchirées, comme des
feuilles de bananier séchées, et leurs fragments énormes
avaient comblé la grotte de corail, ensevelissant tous les
siens… C’est ce jour-là que Nehewoué est devenu le
gardien des morts qui dorment dans les branches des
banians et des morts qui dorment sous la terre…
Je l’ai pris par les épaules, pour l’obliger à se retourner
vers l’esplanade de Reuilly.
—  Où vois-tu les montagnes noires  ? Où vois-tu les
banians, la grotte de corail, et cette petite pousse de vent,
tu appelles ça un cyclone  ? Viens, on va se reposer, le
temps que la pluie cesse de tomber…
Il s’est laissé faire. Je l’ai senti se figer à nouveau quand
un vacarme assourdissant est monté des profondeurs. À
vrai dire, j’ai moi-même eu un mouvement de recul mais il
était impossible de repartir en arrière, nous étions pris
dans une foule humide, impatiente d’échapper au déluge.
Un couloir voûté recouvert de céramique blanche menait à
une vaste salle violemment éclairée au milieu de laquelle
trônait une sorte de petite maison. Les gens venaient y
faire la queue avant de descendre d’autres marches. C’est
de là que montait le bruit. Nous avons suivi le mouvement.
Un homme habillé de bleu, assis sur un strapontin, a tendu
la main gauche.
— Ticket, s’il vous plaît…
— Ticket ! C’est quoi « ticket » ?
Il a relevé le bord de sa casquette avec l’extrémité de la
pince qu’il tenait dans son autre main, pour me toiser.
— Pour prendre le métro, il faut un ticket ! Ils en vendent
derrière, au guichet…
Les gens s’agglutinaient en protestant contre le
piétinement que nous leur imposions. Le poinçonneur a
capitulé.
— On ne va pas bloquer toute la station, vous n’avez qu’à
y aller ! Si vous vous faites arrêter par un contrôleur, tant
pis pour vous, je vous aurai prévenus.
Nous sommes arrivés sur le quai à l’instant où une rame
débouchait du tunnel. Le train a freiné dans un fracas
métallique assourdissant. Des gerbes d’étincelles
illuminaient la fosse dans laquelle il glissait. Toutes les
portes se sont ouvertes en même temps, et des gens sont
descendus, semblables en tout point à ceux qui se
pressaient pour monter. Les bancs de bois qui longeaient le
mur s’étaient libérés de leurs occupants. Nous nous y
sommes installés tandis que la rumeur du métro
s’estompait dans le souterrain. Badimoin n’avait plus peur ;
il bâillait sans retenue, la tête bloquée dans l’encoignure
d’une armoire de matériel. Il n’a pas tardé à s’endormir, et
j’ai veillé sur son sommeil le temps qu’une quinzaine de
rames de métro se vident puis s’emplissent de voyageurs.
Les gens nous regardaient comme des bêtes curieuses,
mais il suffisait que je leur sourie pour qu’en retour leur
visage s’éclaire. Un vieil homme est venu s’asseoir près de
moi, en attendant son train, et il m’a parlé des Indiens
Peaux-Rouges qu’il avait vus défiler au stade Buffalo
derrière William Cody, des Araucans mapuches, des
Esquimaux, des Nubiens, des Gauchos argentins, des
Pygmées, des Jivaros, que le musée d’ethnographie du
Trocadéro présentait régulièrement aux Parisiens. À lui
aussi j’ai dit que nous venions de Guyane pour ne pas qu’il
ait peur de mes dents. Nos vêtements étaient secs, et je me
suis décidé à secouer Badimoin.
— Badimoin, tu m’entends ? Réveille-toi…
Il s’est redressé, les yeux grands ouverts, effrayé,
incapable de comprendre où il était. Ma présence l’a
aussitôt rassuré.
— Il y a longtemps que je dors ?
—  Je ne sais pas, la lumière est toujours la même, ici…
Écoute, Badimoin… Je n’arrête pas de remuer les mêmes
idées dans ma tête. Je crois qu’il n’y a qu’une seule façon
de retrouver Minoé…
Il s’est penché vers moi. Un balayeur nous a demandé de
soulever nos pieds pour ramener vers lui des mégots et des
papiers.
— Laquelle ?
— Il faut retourner au zoo…
J’ai lu la déception sur ses traits.
—  Si c’était pour en arriver là, tu aurais mieux fait de
dormir ! Comme moi.
—  Laisse-moi terminer. Je n’ai pas dit qu’on allait
escalader les grilles en sens inverse pour reprendre nos
places de cannibales dans leur village kanak  ! Je ne suis
pas devenu fou… J’ai réfléchi, et je me suis souvenu qu’une
personne que nous connaissons sait où les nôtres ont été
emmenés…
Il a froncé les sourcils.
— Un de nos frères est dans le secret ?
— Non, je te parle du gardien qui accompagnait le grand
chef des Blancs… Il ne reste pas avec ses hommes la nuit,
dans la cabane. Il arrive avant l’ouverture au public de
l’Exposition… Je le voyais passer chaque matin, seul, par le
chemin qui longe le marigot des crocodiles. Il faut y aller,
dès maintenant, et lui tendre une embuscade. C’est notre
seule chance…
Nous avons quitté la station au milieu d’une foule
d’ouvriers qui se dirigeaient vers l’esplanade de Reuilly
pour procéder aux finitions des pavillons ou réparer ce qui
commençait à se détraquer. La pluie avait cessé, et seules
quelques branches arrachées aux arbres par les rafales de
vent témoignaient de sa violence passée. Des agents de
police, képi, cape et bâton blanc, se tenaient au milieu des
carrefours et protégeaient les piétons des assauts des
voitures. Tout donnait une impression de calme et
d’harmonie, mais il me suffisait de voir la couleur de mes
mains pour les enfouir aussitôt dans mes poches et rentrer
la tête dans mes épaules. Des contrôleurs filtraient l’entrée
principale, fouillant les musettes, les boîtes à outils,
vérifiant les autorisations. Il nous fallut faire un long détour
pour les éviter, longer les musées, les bâtiments des
officiels et rejoindre la porte de Picpus. Un désert
miniature entourait une reproduction de la basilique
tripolitaine de Leptis Magna et quelques moulages de
monuments d’Erythrée, de Cyrénaïque. Un peu plus loin,
devant des icebergs en trompe l’œil, des chiens de traîneau
gémissaient sur une banquise peinte, en regardant un
ballet laotien qui répétait son spectacle. Une chorale
balinaise s’accordait, accompagnée par le son plaintif et
irritant que les musiciens tiraient de longues flûtes de
roseau. Les cris des animaux que l’on commençait à
soigner, à nourrir, orientaient notre progression. Nous
avons traversé la grande pelouse pour approcher du lac
Daumesnil, puis franchi une barrière qui interdisait le
passage des voitures vers le parc zoologique. Nous devions
maintenant progresser à l’écart des chemins, dans la
broussaille, les herbes hautes, avec l’enclos des
pachydermes en ligne de mire. Badimoin s’est arrêté après
que nous eûmes dépassé la mare dans laquelle barbotait un
couple de rhinocéros à deux cornes.
—  Où est-ce qu’on est, Gocéné  ? Tu es sûr que ce n’est
pas dans l’autre sens ?
J’ai escaladé le tronc d’un sapin pour me hisser sur la
première branche.
— Tu t’inquiètes pour rien… C’est là-bas. Il y a encore les
antilopes, les zèbres, les caméléopards… D’ici on voit la
fosse aux lions et le village kanak…
Les oiseaux s’envolaient par dizaines à notre approche,
les écureuils grimpaient dans les chênes, jusqu’à un lapin
débusqué par hasard qui fila entre mes jambes. Nous nous
sommes installés au sommet d’une bosse qui dominait le
marigot des crocodiles ainsi que le chemin de traverse
encaissé. La végétation y était dense, composée d’onagres,
de stellaires, de bleuets, d’héliotropes. Nous nous sommes
dissimulés derrière le feuillage serré d’un forsythia,
fascinés par les déplacements insensibles des caïmans et
des alligators dans l’eau croupie. Il ne passait personne,
sur le sentier, et je me demandais si nous n’avions pas
perdu trop de temps. Soudain, Badimoin a serré ses doigts
sur mon bras. Un homme approchait en sifflant l’air de
Nénufar, la marche officielle de l’Exposition coloniale. Nous
nous sommes allongés dans l’herbe, le regard pointé sur
l’endroit où le passant nous apparaîtrait. J’ai murmuré :
—  Il ne faut surtout pas qu’il nous repère… Je vais
ramper un peu plus loin en me rapprochant du chemin. Si
c’est lui, je lui saute dessus, et tu viens te placer derrière
pour lui couper toute retraite…
Je me suis écorché les mains aux épines d’un rosier nain
dans ma progression vers l’endroit qui me semblait être le
plus favorable pour l’attaque. En relevant la tête, j’ai
reconnu le gardien-chef, celui-là même qui avait procédé à
l’appel de ceux qui devaient partir pour Paris. Vêtu de son
uniforme, il marchait en balançant les épaules au rythme
de la chanson, et un pas sur deux, la gamelle qu’il tenait à
bout de bras tapait sur son genou avec un bruit mat. Il a
dépassé le forsythia qui cachait Badimoin, sans se douter
de rien. Mon ventre, ma poitrine se sont décollés de la
terre, mes muscles se sont durcis, tendus comme le bois
d’un arc… J’ai bloqué mon souffle et sauté en silence au
moment précis où sa casquette émergeait devant mes yeux.
D’abord mes mains l’ont atteint aux épaules, puis le poids
de mon corps s’est abattu sur lui. Nous avons roulé dans
les taillis. Il était beaucoup plus vigoureux que je ne
l’imaginais, et il est parvenu à se relever avant moi. Le
surveillant s’apprêtait à me frapper du pied quand
Badimoin a pris la relève. Il l’a ceinturé. Le gardien a tenté
de crier, de porter à ses lèvres le sifflet qui pendait à son
cou. Je l’ai contourné pour éviter ses ruades, et j’ai plaqué
ma paume sur sa bouche.
—  Tu vas te taire, à la fin  ! Si tu n’essaies pas de
t’échapper, si tu ne hurles pas, on ne te fera pas de mal…
On veut seulement parler avec toi. Tu vas venir avec nous
sans faire d’histoires…
Il a marmonné contre ma main, en roulant des yeux et en
relevant ses sourcils. Badimoin a assuré sa prise puis il l’a
obligé à escalader le monticule. Nous nous sommes arrêtés
à l’autre extrémité du relief qui formait une sorte de
terrasse naturelle au-dessus du marigot. On entendait
distinctement les clapotements, les respirations
inquiétantes, les claquements de mâchoires des sauriens
affamés. J’ai fait glisser ma main, libérant ses lèvres.
—  Qu’est-ce que vous me voulez tous les deux  ? Vous
vous croyez dans votre jungle !
Badimoin qui lui interdisait tout mouvement s’est penché
à son oreille.
— Si ça n’avait tenu qu’à nous, on y serait restés…
J’ai capté son regard :
— Je veux savoir où vous avez emmené les nôtres.
Il a souri en inclinant la tête vers l’arrière.
— Ils sont à côté… Ils se tiennent tranquilles ; c’est vous
deux qui êtes partis.
Je l’ai pris par le col, nos nez se sont touchés.
—  Je te parle de Minoé et des autres sœurs, des autres
frères. Tous ceux que vous avez obligé à monter dans le
camion jaune et vert… Où sont-ils ?
— Je n’ai rien à dire.
Badimoin l’a projeté au sol en lui fauchant les pieds. Il l’a
plaqué, un genou sur le thorax, et lui a pris les poignets.
—  Attrape-le par les jambes, Gocéné… On va voir s’il
continue à faire le malin quand il va se balancer au-dessus
des crocodiles…
Je l’avais rarement connu aussi déterminé.
—  Regarde-les, en bas… Ils n’ont pas encore mangé ce
matin. Ils ouvrent des gueules plus grandes que celles des
requins blancs de la mer de Corail. Tu es prêt  ? On
soulève…
Le gardien-chef n’a même pas essayé de se débattre.
— Vous êtes complètement dingues ! Vous n’oserez pas…
Nous avons entrepris d’imprimer des mouvements de
balançoire à son corps en augmentant l’amplitude à chaque
retour. Il se mettait à hurler dès qu’il apercevait les
roseaux, la boue lardée d’empreintes.
— Au prochain tour, on te jette !
— Ne me lâchez pas… Je vous en supplie…
Quand il a été au plus haut, j’ai ouvert ma main droite, et
Badimoin a fait de même avec la gauche. Nous avions
l’habitude de cette manœuvre dont nous usions pour faire
peur aux plus turbulents des enfants de la tribu que nous
menacions d’un envol depuis un rocher surplombant le
creek. Le gardien s’est senti partir. Son cri s’est coincé au
fond de sa gorge, et il ne savait pas s’il vivait encore quand
nous l’avons reposé sur l’herbe. Nous avons attendu qu’il
reprenne sa respiration pour lui empoigner à nouveau les
pieds, les mains.
— Non, arrêtez… Lâchez-moi, je vais parler…
Une quinzaine d’alligators et de crocodiles s’étaient
rassemblés en contrebas. Badimoin m’a imité quand j’ai fait
décoller le dos du gardien du sol.
— Ne recommencez pas… Je vais tout vous dire…
—  On t’écoute, mais attention, on se tient prêts à leur
donner à manger si tu essaies de nous mentir. Au moindre
doute, tu plonges.
Il s’est mis à parler, tandis que nous le bercions au-
dessus des gueules avides et menaçantes.
—  J’ai agi sur ordre… Ce n’est pas moi qui ai pris la
décision… M.  Grimaut voulait que je sélectionne une
trentaine d’individus de la tribu…
J’ai insensiblement augmenté l’ampleur du mouvement.
— Où est-ce qu’ils sont en ce moment ?
— À Paris… Ils doivent prendre un train cet après-midi à
la gare de l’Est pour aller en Allemagne, à Francfort…
Badimoin a élevé la voix.
—  En Allemagne  ! Eux aussi, ils organisent une
Exposition coloniale ?
— Non, on les emmène travailler dans un cirque, comme
attraction exotique… Les cannibales français… Je n’y suis
pour rien. C’est la direction, ceux des bureaux de la porte
Dorée qui ont tout organisé…
—  Et pour les coups que j’ai reçus, qui tenait la
matraque ?
Les jappements d’un chien nous ont alertés. Nous avons
posé notre fardeau dégoulinant de sueur à terre, le temps
qu’un couple de curieux passe dans le sentier. Je me suis
agenouillé près du visage du gardien.
—  Je me fiche du haut-commissaire et de tous ceux qui
croient nous offenser en nous traitant comme des animaux.
Je veux connaître toutes les minutes que Minoé a passées
hors de mon regard, hors de ma promesse. Tu entends ?
—  Je vous l’ai déjà dit… On va les mettre dans un train
pour l’Allemagne… Juste avant que l’autobus démarre, j’ai
entendu l’adresse que M. Grimaut donnait au chauffeur… Il
devait les conduire dans un dortoir de l’Armée du Salut.
Celui du boulevard de la Chapelle…
Le regard de Badimoin a croisé le mien.
— C’est loin, le boulevard de la Chapelle ?
—  De la porte Dorée, il y en a pour une heure… Il faut
descendre à la station Barbès-Rochechouart. C’est juste en
face du métro aérien…
Je revoyais Minoé marchant de son pas balancé le long
des palétuviers de la mangrove, offrant ses membres nus,
cuivrés, aux caresses du soleil levant. Elle ressemblait à
Kaavo, la fille du chef de Témala, l’héroïne de cette légende
que nous racontait le père Grasser, à l’office de Canala…
Les poules sultanes et les hérons s’envolaient à son
approche, les gouttelettes de rosée, scintillantes comme
des perles, roulaient sur sa peau… La voix de Badimoin
dissipa ma rêverie.
—  Tu as intérêt à rester tranquille, et à ne rien dire à
personne de ce qui vient de se passer ici. À personne, tu
entends  ? Avant de te tendre l’embuscade, nous sommes
allés voir les guerriers, dans le village kanak… Au premier
mot, ils ont le devoir sacré de te tuer.
Le surveillant a pris appui sur ses mains pour se mettre
en position assise. Il nous regardait, incrédule, tout surpris
de s’en tirer à si bon compte. Pendant que Badimoin allait
ramasser la gamelle tombée lors de l’assaut, je me suis
saisi d’une grosse branche qui traînait dans l’herbe. Le
gardien-chef s’est protégé le crâne, persuadé que sa
dernière heure était arrivée. J’ai visé la nuque, frappant
juste assez fort pour l’assommer, puis nous sommes
repartis vers les boulevards en mangeant la cuisse et le
blanc de poulet, les haricots verts, dont il aurait dû faire
son ordinaire.

Un violent brassage d’air nous oblige à lever les yeux au


ciel. Sans un mot, Wathiock pointe du doigt le dôme des
kaoris. Par les béances du feuillage, un gendarme en short,
assis les jambes dans le vide, nous observe à la jumelle
depuis un hélicoptère en sustentation. Kali lui adresse un
bras d’honneur puis s’en désintéresse. Il verse l’eau d’une
bouteille en plastique dans la bouilloire aux flancs noircis
qu’il repose sur le feu. Ils savent maintenant à quoi s’en
tenir sur le barrage, ceux de Nouméa. L’alouette guerrière
reprend de l’altitude, vire et semble plonger dans la baie.
Une fois encore, nous avons traversé l’Exposition
qu’envahissaient de nouvelles cohortes de visiteurs. Autour
du grand lac, les guinguettes ouvraient leurs volets, les
cuisiniers épluchaient les pommes de terre, on alignait les
bouteilles de mousseux entre les pains de glace, on
préparait la pâte à gaufres et les citronnades. Nous
remontions le courant des arrivants, freinés, bousculés. À
la porte Dorée, un adolescent trop vite monté en graine et
déjà dégarni prenait la foule en photo, juché sur le cadre
d’un vélo que son assistant maintenait en équilibre. Je
détournai la tête pour échapper à l’objectif.
Parvenu devant la bouche du métro, Badimoin refusa de
se faire absorber. La peur de la grotte des morts l’avait
repris. Je tentai de le convaincre, sans succès, de
descendre les degrés.
—  Tu es déjà venu, tout à l’heure… Il n’y a rien d’autre
qu’une gare, qu’un train… Ce sont des hommes qui l’ont
construit. Rien que des hommes…
Ses doigts se crispèrent sur la rambarde.
—  Cette nuit, j’étais trop fatigué pour résister… Je ne
poserai pas le pied sur les marches de cet escalier, Gocéné.
Tu pourras me dire tout ce que tu voudras, rien n’y fera…
Viens… On n’a pas besoin du train. Il n’y a pas d’endroit au
monde qu’on ne puisse atteindre par ses propres moyens…
Il m’a regardé avec insistance, et j’ai baissé les yeux. Au
fond de moi je savais bien qu’il avait raison, mais la hâte de
revoir Minoé me poussait à piétiner les croyances. Je me
suis approché d’un ouvrier qui allumait une cigarette, le col
de sa veste relevé contre le vent.
—  Pardon, vous pouvez me dire comment on rejoint
Barbès-Rochechouart et le boulevard de la Chapelle, à
pied…
Il a redressé la tête et m’a fixé un bon moment, le temps
de rejeter deux ou trois nuages de fumée. Il a pointé le
doigt vers sa droite.
—  Barbès  ? Ça va vous faire un drôle de bout de
chemin… Ce serait moi, je mettrais le cap direct sur
République, Bastille et gare de l’Est… En deux heures, j’y
suis… Vous connaissez un peu Paris ?
—  Non, pas du tout… Nous sommes venus pour
l’Exposition coloniale, et on a promis de rendre visite à la
famille…
— Le plus simple, si vous ne voulez pas vous perdre, c’est
de longer les Maréchaux jusqu’à la porte de Clignancourt,
et ensuite de plonger droit sur Barbès par le boulevard
Ornano. Le problème, c’est que vous risquez d’en avoir
pour la moitié de la journée…
Dans tout le quartier de l’Exposition, les fortifications de
Paris avaient été abattues, et remplacées par des
alignements de cités à bon marché. Plus loin, c’était une
succession de chantiers et de terrains vagues au bout
desquels se dressaient les murs des casernes, des bastions.
Bientôt, la bande de terre située entre le boulevard où nous
marchions et l’ouvrage de défense qui séparait la ville de la
banlieue, ne fut plus occupée que par un amoncellement
sans fin de baraques en tôle ou en bois, de roulottes, de
vieux camions, de wagons tordus, de tentes de l’armée. Un
peu ce qu’on trouve aujourd’hui vers Ducos et Dumbea, à la
sortie de Nouméa… Les squats de la zone… Il s’est mis à
faire chaud. Nous nous sommes arrêtés dans une petite
boutique en planches encadrée par des palissades, pour
boire un verre d’eau. Un vieil homme vacillait près du
comptoir. Les pans de son pardessus traînaient dans la
sciure. Il exhumait tout un tas d’objets de ses poches et les
alignait devant la patronne qui ne disait pas un mot. En
sortant, nous avons coupé à travers le bidonville, pour
retrouver les Maréchaux. Un incendie avait détruit
quelques maisons. Il a fallu marcher sur les plâtras
croulants, parmi les fleurs fanées, les napperons, les
étagères, les bibelots, les petites cuillères… C’est sûrement
là que le vieux avait trouvé ses trésors. La route s’élevait,
et partageait l’océan de toits gris, de cheminées. Badimoin
s’est arrêté pour compter les flèches des églises qui
émergeaient de la brume. Il était tout heureux de
reconnaître la silhouette du Sacré-Cœur qu’il avait vu sur
le livre du curé, à Canala. Le soleil s’était fixé au zénith
quand nous avons traversé les deux canaux pour atteindre
le quartier des boucheries et des gazomètres. Les arbres
étaient gris, poussiéreux, l’air saturé de vapeurs, de
chimies, de cris métalliques… Le sol tremblait sous nos
pieds au passage des convois sur les lignes, en contrebas.
Trois heures sonnaient à Notre-Dame-de-Clignancourt
lorsque nous nous sommes accordé quelques minutes de
repos sur le premier banc du boulevard Barbès, près d’une
fabrique de meubles.
La rue descendait en pente douce vers le cœur de Paris,
interdit au regard par la passerelle du métro aérien. Les
passants levaient la tête, attirés par une musique dont les
échos revenaient par vagues dans le tumulte de la
circulation automobile. Au carrefour, la foule faisait cercle
autour d’un orchestre de cuivres en uniforme bleu. Les
hommes, trompettes et cymbales, se tenaient à droite,
tandis que les femmes habillées de même couleur
chantaient, à gauche, les louanges du Seigneur que
reprenaient quelques badauds. Un gamin, casquette et
veste à boutons dorés, sillonnait les rangs des curieux. Il
agitait un tronc d’une main et brandissait le journal Cri de
guerre de l’autre. Je glissai une pièce de monnaie dans la
tirelire quand un groupe situé face à moi se disloqua,
découvrant la plaque vissée près de l’entrée d’un
immeuble  : Armée du Salut. Deux de leurs soldats se
tenaient de part et d’autre de la porte. Mon coude frotta les
côtes de Badimoin.
— Regarde, c’est là que le gardien a dit qu’ils les avaient
emmenés… Il faut trouver un moyen de pénétrer à
l’intérieur.
Badimoin se faufila entre les gens agglutinés. Il me fit
signe de le rejoindre pour me montrer un passage étroit qui
séparait le bâtiment de la devanture d’une quincaillerie.
—  On va essayer par ici, Gocéné. J’ai l’impression qu’il
n’y a personne pour le moment…Passe devant, vite !
Nous avons gagné les caves par une courte rampe
fortement inclinée. Entre le local des poubelles et les
réserves de charbon, une échelle de meunier permettait
d’accéder au couloir du rez-de-chaussée au bout duquel les
deux soldats de Dieu montaient la garde. Je le traversai sur
la pointe des pieds et grimpai les premières marches de
l’escalier principal, aussitôt imité par Badimoin. Malgré
toutes nos précautions, le bois craquait sous nos pas, mais
la musique venait à notre secours. Une cuisine et un
réfectoire occupaient le premier étage. Au niveau
supérieur, deux portes ouvraient sur des dortoirs aussi
vastes que vides, l’un pour les hommes, l’autre pour les
femmes. Épuisé, découragé, je me laissai tomber sur un lit
de fer. Badimoin vint s’asseoir sur le bord du matelas.
— Comment savoir si c’est bien là qu’on les a enfermés ?
De toute façon, on arrive trop tard. Tu crois qu’ils sont déjà
partis en Allemagne ?
C’est en me redressant pour m’adosser au montant
métallique que je vis le minuscule morceau de tissu
multicolore attaché à la poignée de la fenêtre, près d’un
portrait de William Booth, le fondateur de l’Armée du Salut.
Je me levai, dénouai l’enlacement pour porter le linge à
mon visage.
—  Minoé était bien retenue dans cette pièce. Regarde,
elle a déchiré un bout du manou qu’elle portait autour de la
taille et que son père lui avait offert lors de la cérémonie
des adieux, à Canala. Elle n’a pas perdu espoir, elle savait
que j’allais venir… Il faut maintenant que…
Je m’arrêtai au milieu de ma phrase. Dans l’encadrement
de la porte, le contre-jour découpait la silhouette d’un des
soldats.
—  Qu’est-ce que vous foutez là, tous les deux  ! Vous
n’êtes pas partis avec les autres ?
Il commit l’erreur de se retourner pour demander de
l’aide. Badimoin était sur lui alors qu’il n’avait même pas
fini de faire pivoter sa tête. Il le jeta à terre d’un coup
d’épaule, et je l’enjambai pour me lancer dans les escaliers.
Le gars qui nous avait surpris hurlait tout ce qu’il savait,
alertant ses collègues que nous entendions monter à notre
rencontre. Badimoin tomba nez à nez avec eux sur le palier
du premier étage. Il repoussa l’attaque à coups de pied,
précipitant un assaillant au bas des marches, mais d’autres
faisaient front, armés de bâtons. Je le tirai par la manche.
— Viens, ils sont trop nombreux !
Nous nous sommes mis à courir à travers le réfectoire en
renversant les tables, les chaises dans lesquelles nos
poursuivants s’empêtraient. La cuisine a subi le même sort.
Badimoin s’amusait à lancer les couverts, par poignées,
puis les verres, les assiettes, tandis que je faisais tomber
les plats, les chariots, que je basculais les marmites pleines
de soupe, d’huile de friture… Je suis monté sur la cuisinière
et j’ai ouvert la fenêtre qui surplombait une cour où des
enfants jouaient à la marelle. Badimoin a sauté le premier,
près de la case du paradis, puis je l’ai rejoint après avoir
jeté un dernier coup d’œil aux soldats de Dieu qui
patinaient dans la soupe populaire. Le temps qu’ils
envoient des renforts, nous nous étions déjà mêlés à la
foule des boulevards, aux nouveaux venus qui affluaient de
la station Barbès-Rochechouart. L’un d’eux nous a dit de
suivre la ligne du métro aérien et de traverser deux ponts
pour nous rapprocher de la gare de l’Est. Le trottoir
longeait les hauts murs d’un hôpital. Quelques ouvertures
protégées de grilles montraient des jardins laissés à
l’abandon. Dans une cour, des rescapés des tranchées,
coincés dans leurs voiturettes d’hommes-troncs,
réchauffaient leurs cicatrices au soleil. Nous avons franchi
les lignes du chemin de fer, dans la fumée grise des
convois. Au loin, d’immenses verrières recouvraient les
quais où stationnaient, haletants, les trains en partance.
Quand nous sommes arrivés sur l’esplanade, des centaines
de soldats attendaient l’ordre du départ, assis sur leur
paquetage, absorbés par le spectacle du carrefour, les
manœuvres des tramways. Des totems à figures de femmes
étaient juchés au sommet des piliers qui soutenaient le toit
de la gare. J’ai poussé la lourde porte vitrée, et le tumulte a
submergé la rumeur confuse et sourde, cette palpitation, ce
souffle des rues de Paris. Comme si nous étions entrés dans
une ruche de métal et de verre dont la reine aurait pris la
forme d’une locomotive Pacific, suante, suintante,
boursouflée, vers laquelle convergeraient des milliers
d’insectes chargés de valises ou de paquets. J’ai voulu
reculer, saisi du même trouble que Badimoin quelques
heures plus tôt devant la bouche assombrie du métro, mais
la pression des voyageurs m’a obligé à franchir le sas. Nous
nous sommes réfugiés derrière un kiosque à journaux pour
essayer de comprendre dans quel monde nous étions
tombés. Toute cette multitude de piétons, de porteurs,
traçait sa route de manière décidée, s’enchevêtrant sans
jamais se heurter, et j’étais fasciné par l’harmonie qui
naissait du chaos. Soudain une voix en bouillie est sortie
d’un haut-parleur accroché au-dessus d’un alignement de
guichets. Les mots se cognaient aux montants métalliques,
au ciel de verre et je fus incapable d’en saisir la moindre
syllabe. Badimoin approcha ses lèvres de mon oreille pour
me parler.
— Il y a des trains partout… Encore plus qu’à Marseille.
Comment on va savoir dans lequel ils ont mis nos frères ?
—  J’espère surtout qu’ils sont encore là, et que le leur
n’est pas encore parti.
Une femme passait, tenant un enfant à chaque main. Je
me suis placé sur son chemin. Elle a tenté de m’éviter, mais
le jeune garçon qui marchait à sa droite s’est arrêté pour
me dévisager. Il s’est blotti contre sa mère.
— Maman, regarde, il est pareil qu’au zoo…
— Fulbert, tu te tais ! Je t’ai pourtant dit quelque chose !
Elle a rougi, et son regard a croisé le mien l’obligeant à
me parler.
— Excusez-le, monsieur, c’est un enfant…
— Ce n’est rien… Je voulais vous demander où se trouve
le train pour Francfort, en Allemagne ?
Elle a levé une main pour me montrer le tableau
suspendu sous l’horloge, entraînant le bras du gamin vers
le haut.
— Tous les départs sont annoncés sur ce panneau.
J’ai cligné des yeux, ridé mon front.
— Je n’arrive pas à lire, madame, j’ai mal aux yeux, c’est
trop petit…
Elle se disposait à repartir, mais je crois qu’elle s’était
rendu compte que je ne savais pas lire. Elle a incliné la tête
vers l’arrière.
—  Longwy, voie numéro deux… Reims, voie numéro
quatre… Metz-Forbach-Sarrebruck… C’est celui-là, il y a un
changement, et il repart ensuite pour Francfort… Voie
numéro cinq, départ à treize heures cinquante… Dépêchez-
vous, vous allez le manquer, il s’apprête à quitter la gare…
Badimoin se mit à crier en agitant les bras.
— Elle est où, la voie numéro cinq ?
— Juste devant, c’est la locomotive qui vient de siffler…
Il me prit par le bras et m’entraîna. Nous courions droit
devant nous, bousculant les gens sur notre passage,
sautant par-dessus les bagages posés à terre. La motrice se
trouvait encore sous les verrières, et la vapeur de l’effort,
rabattue par le vent, envahissait les quais. La respiration
de la machine, d’abord laborieuse, ahanante, trouvait déjà
son rythme. La traction faisait grincer l’armature des
wagons, les essieux. Je tentai de suivre la cadence de la
machine, pour me porter à la hauteur de la dernière
voiture. J’eus le temps d’apercevoir la silhouette d’un frère,
entre deux contrôleurs, avant que le quai ne se dérobe sous
mes pas. Je chutai sur le ballast et m’écorchai les bras, les
paumes, le front, aux cailloux coupants du remblai.
Badimoin sauta pour venir s’agenouiller à mes côtés.
— Tu t’es fait mal ?
Il me fallut du temps pour reprendre mon souffle.
—  Ils étaient dans ce train… J’ai reconnu Willy
Karembeu, qu’on appelait aussi Dashimwa, juste avant de
tomber…
— Tout ce qu’on a fait n’a servi à rien. On ne les reverra
plus jamais…
Je me suis redressé.
—  Tu n’as pas le droit de dire des choses pareilles. Je
retrouverai Minoé, même si je dois sillonner le monde
jusqu’à mon dernier jour. Il y a peut-être un autre train qui
part pour l’Allemagne…
Je venais d’escalader le quai pour retourner vers la gare
quand des roulements de sifflet ont commencé à retentir
sous la verrière. Quatre policiers fonçaient droit sur nous,
le blanc aveuglant de leurs matraques se détachait sur le
revers des pèlerines déployées comme des ailes noires.
Badimoin, derrière moi, avait les yeux à hauteur du sol.
— Qu’est-ce que c’est ?
Je me laissai glisser près de lui.
—  La police  ! C’est nous qu’ils cherchent, il n’y a aucun
doute… Le gardien de l’Exposition coloniale a dû leur dire
où nous allions… Viens !
Nous avons fui en longeant les rails sur lesquels venaient
de passer les wagons emportant les nôtres. La faim me
tenaillait, et par moments j’avais l’impression que je
n’arriverais pas à faire une enjambée de plus. Ce n’était
pas mon corps qui me donnait la force de sauter de
traverse en traverse, mais la peur d’être rattrapé par les
hommes en uniforme. Des cheminots qui réparaient un
aiguillage ont relevé la tête à notre passage, une
locomotive solitaire nous a frôlés en poussant un cri aigu,
un sémaphore a croisé ses bras d’acier au-dessus de nos
têtes… Nous nous sommes rapprochés des grilles pointues
qui enserraient les voies. Badimoin bifurqua vers un mur de
soutènement en réparation, flanqué d’un échafaudage de
planches de bois, sur trois étages. Malgré la fatigue, ce fut
un jeu d’enfant de nous hisser au niveau supérieur, de faire
tomber le bardage de bois afin de contrarier la progression
de nos poursuivants, et de bondir par-dessus les pointes
acérées pour nous retrouver dans une rue qui surplombait
les installations ferroviaires. Les clients attablés à la
terrasse d’un café d’où sortait une musique aux accents
orientaux ne perdaient pas un seul de nos gestes et
voyaient, dans notre dos, émerger les képis des policiers.
Une bouche de métro s’offrait à nos pas. Je pris Badimoin
par le bras et le forçai à dévaler les marches malgré ses
protestations. Des ampoules jaunes éclairaient faiblement
la voûte recouverte de céramique blanche qui renvoyait les
échos sonores et les reflets flous de notre fuite. Le couloir
débouchait sur une sorte de rotonde d’où partaient trois
galeries semblables à celle que nous venions d’emprunter.
J’hésitai un instant, mais la cavalcade qu’accompagnaient
les stridences des sifflets emplissait maintenant tout
l’espace. Je me décidai pour le passage de gauche qui,
partant en courbe, allait rapidement nous dissimuler aux
regards. En sortant du virage, Badimoin ne vit pas le seau
posé par terre et se prit les pieds dedans. L’Africain qui
passait une serpillière sur le sol l’empêcha de justesse de
s’écraser le nez par terre. Il pointa le doigt vers la rotonde.
— C’est vous qu’ils cherchent ?
Je hochai la tête. Il ramassa son matériel de nettoyage,
sortit un trousseau de sa poche de blouse et nous fit signe
de le suivre. Il s’arrêta devant une porte peinte en gris et
tourna la poignée de cuivre. Elle s’ouvrit en couinant.
—  Entrez par ici… Je suis le seul à avoir la clef de ce
débarras, c’est chez moi. Ils ne vous trouveront pas…
Nous avons hésité une fraction de seconde, mais nous
n’avions pas le choix. J’eus à peine le temps d’apercevoir
une table, un tabouret, et le robinet fiché dans le mur que
l’Africain claquait la porte, bloquait la serrure, nous
plongeant dans l’obscurité la plus totale. Le local empestait
le crésyl, la poussière humide et le renfermé. Le sang me
cognait aux tempes. Je demeurai immobile, faisant des
efforts gigantesques pour domestiquer le rythme de mes
poumons, persuadé que mes inspirations haletantes
s’entendaient sous la voûte. Ils s’approchaient en
ralentissant leur course. Le martèlement des semelles se
faisait plus distinct, adoptant la cadence de la marche.
Deux ou trois hommes piétinèrent dans l’eau renversée par
Badimoin, puis firent halte à quelques mètres de notre
refuge.
—  D’ici, on voit jusqu’à l’escalier… Je n’ai pas
l’impression qu’ils soient passés par là…
—  Il vaut mieux pousser jusqu’aux marches… ça mène
sur le quai numéro deux… On monte jeter un coup d’œil
avant de rejoindre les collègues sur la ligne de la Villette…
Je serai plus tranquille…
Ils se remirent en mouvement et, au moment où ils
passaient devant la pièce, l’un d’eux s’immobilisa.
—  Attendez… Il y a une porte, là… Ils se sont peut-être
planqués dans le local des femmes de ménage.
J’écarquillai les yeux dans le noir, serrai les mâchoires,
les poings, les muscles durcis, prêt à bondir si le
mécanisme d’ouverture claquait sous la pression exercée
par sa main.
La poignée s’agita dans le vide.
—  Tu vois bien que c’est bouclé  ! Il n’y a personne là-
dedans. Elles travaillent toutes dans les couloirs à cette
heure-ci… Restez là. Je pousse jusqu’au bout, je grimpe sur
le quai, et après on retourne à la rotonde…
Nous l’avons entendu faire l’aller-retour, puis nous
sommes demeurés de très longues minutes, figés comme
des statues, à écouter décroître leurs pas dans la galerie.
Le sol a tremblé, au passage d’un métro. L’Africain a bougé
le premier. Il a longuement toussé quand il a voulu parler.
— Attention, je vais allumer la lumière…
C’est à peine si nous avons été éblouis. La clarté jaune
que jetait l’ampoule nue était absorbée par la peinture
terne et grise des murs du recoin dans lequel nous nous
tenions debout. Il nous a présenté sa main.
— Je m’appelle Fofana, et vous êtes ici chez vous…
—  Moi, c’est Gocéné et lui, c’est Badimoin… Merci pour
ce que tu as fait… On était à bout de forces  ; sans toi, ils
nous auraient attrapés…
Il a pris une carafe et s’est baissé pour la remplir au
robinet. Il s’est relevé en essayant de maîtriser une
nouvelle quinte de toux.
— Vous avez faim ? J’ai un peu de riz et de la soupe…
Badimoin s’est approché de lui.
—  La police nous recherche, mais nous ne sommes pas
des criminels… C’est une histoire très compliquée… Nous
avons seulement…
Fofana l’a interrompu.
— Je t’ai demandé si tu avais faim… C’est ça que je veux
savoir. Rien d’autre.
Une nouvelle rame a fait vibrer le sol. J’ai tiré un
tabouret et je me suis assis.
— Faim et soif… On n’a rien avalé depuis ce matin.
Il a posé sur la table deux gamelles en aluminium sorties
d’un placard où pendaient quelques vêtements. Il a soulevé
les couvercles.
— Vous pouvez tout finir, j’ai déjà mangé.
Je me suis relevé pour aller me passer les mains sous
l’eau, puis j’ai roulé une première boulette de riz sous mes
doigts, et je l’ai trempée dans la soupe. Badimoin s’était
saisi d’une cuillère qui ne cessait de faire la navette entre
le récipient et sa bouche. Il n’a même pas attendu d’avoir
tout avalé pour poser la question qui nous brûlait les
lèvres.
—  On voudrait prendre un train pour Francfort, en
Allemagne… Tu sais s’il y en a un, bientôt ?
L’Africain s’est adossé à la porte derrière laquelle on
entendait, par vagues, le piétinement des voyageurs.
— Vous avez loupé celui de tout à l’heure, c’est ça ?
Il a toussé avant de poursuivre, sans avoir besoin de
notre confirmation.
—  C’est fini pour cette semaine. Le prochain départ est
pour dans trois jours. Exactement à la même heure. Je ne
voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais
comme les flics ont l’air de savoir que vous cherchez à
grimper dans ce train, j’essaierais de trouver un autre
moyen… Sinon, ils vont vous pincer à coup sûr… Personne
ne fait attention à un nègre qui balaie les couloirs, mais
moi je vois beaucoup de choses… Méfiez-vous  ! ils sont
malins, ils se déguisent en civils pour arrêter les
malheureux…
Je me suis servi un grand verre d’eau.
—  On ne peut pas patienter pendant trois jours. C’est
pire qu’une éternité. Ils ont emmené plusieurs dizaines des
nôtres en Allemagne, mais nous ne savons pas où
exactement. Notre seule chance de les retrouver, c’est de
rattraper ce train. Comment peut-on faire, Fofana ? Il doit y
avoir des camions, des autobus qui vont là-bas…
Il a remué la tête.
— Non, il n’en existe pas… Vous pouvez rester cachés ici
pendant ces trois jours. Le chef ne vient jamais, il passe son
temps dans les cafés de Château-Landon. Je vous
apporterai de quoi manger. En réfléchissant, on découvrira
bien un moyen de vous faire monter dans l’express au nez
et à la barbe des policiers…
Badimoin a bu les dernières gouttes de soupe, la tête
inclinée vers l’arrière, à même la gamelle.
— Tout le monde nous court après, et toi, tu nous aides.
Pourquoi  ? Tu ne nous connais pas, tu ne sais rien de
nous…
Des enfants sont passés en chahutant, de l’autre côté de
la cloison. Fofana s’est raclé la gorge pour s’éclaircir la
voix, puis il a souri.
— On a un peu la même couleur, bien que vous ne veniez
pas d’Afrique, et quand des Noirs sont poursuivis par des
policiers, je ne sais pas pourquoi, je suis du côté des
Noirs… Moi, je suis sénégalais. Je suis né en Casamance.
Presque tous les jeunes de mon village sont morts à
Verdun. À cause des gaz… Les soldats blancs ne voulaient
plus monter à l’assaut, et c’est à nous, les tirailleurs des
troupes coloniales, que le général a demandé de sauver la
France. On s’est dégagés de la boue des tranchées au petit
matin, sans masques, poussés par la police militaire et les
gendarmes qui étaient protégés, eux, et qui abattaient les
frères qui essayaient de fuir le nuage de mort… Je me suis
jeté dans un trou d’obus. Il y avait un cadavre. Je me suis
barbouillé avec son sang, et j’ai fait comme si j’avais été
touché… Le nuage planait au-dessus de moi… Je n’en ai
respiré qu’un peu… Cela fait quatorze ans que je suis sorti
de ce trou, mais le souvenir est toujours là, devant mes
yeux. Il est devenu mille fois plus précis quand je vous ai
vus courir devant les policiers… Il va falloir que je reparte
travailler… Qu’est-ce que vous faites, vous restez ?
Il a essayé de retenir la quinte de toux, mais les spasmes
ont été les plus forts. J’ai attendu qu’il parvienne à respirer
normalement.
—  On ne te remerciera jamais assez pour ton geste,
Fofana. Pourtant, il nous est impossible d’accepter ton
hospitalité. Ce matin, nous étions à l’Exposition coloniale
où on nous a parqués avec les bêtes sauvages, et nous
devons y retourner. Quelqu’un, là-bas, a décidé de déchirer
notre groupe, de désigner ceux qui prendraient le train
pour l’Allemagne. Il faut le trouver et qu’il nous dise où ils
sont.
Badimoin s’est approché de la porte.
— Il est temps de partir. C’est très long… Quatre heures
de marche…
—  Vous êtes venus à pied depuis la porte Dorée  ?
Pourquoi vous n’avez pas pris le métro  ? Il y en a pour
moins d’une heure !
J’ai regardé Badimoin droit dans les yeux. Il a baissé les
paupières.
— C’est la première fois qu’on vient en ville. Tout est trop
compliqué, on ne sait pas comment ça marche.
Fofana a glissé la clef dans la serrure. Il a entrebâillé la
porte pour jeter un coup d’œil dans le couloir et s’est
tourné vers nous.
—  La voie est libre… Suivez-moi, je vais vous
accompagner jusqu’à Vincennes.
Wathiock pose sa main sur mon épaule et me fait signe
de me taire. Kali s’est penché pour prendre son fusil et,
accroupi, il se met à progresser vers la ligne des pins
colonnaires. J’ai beau tendre l’oreille, scruter la végétation,
rien ne vient expliquer pourquoi les deux occupants du
barrage se sont soudain mis en alerte. Je sais pourtant que,
quelque part, quelqu’un s’approche. Deux oiseaux
s’envolent au-dessus des fougères arborescentes, et Kali
braque son arme sur l’homme dont on ne distingue encore
que la silhouette. Wathiock s’est déplacé vers la droite,
pour le prendre à revers. Il le tient en joue, le doigt sur la
détente. L’inconnu est à découvert. Il lève sa carabine dont
le canon accroche un rayon de soleil.
— C’est moi, c’est Sebèthié… Ne tirez pas…
Kali le connaît, il vient du village construit près de la
mangrove. Le Kanak s’approche. Un convoi, trois camions
et cinq jeeps, descendu de Pouébo, a dispersé trois
barrages et se dirige vers Hienghene. Les gendarmes
progressent lentement et ne devraient pas atteindre notre
position avant la fin d’après-midi. Les ordres sont clairs  :
les retarder le plus possible mais ne pas leur opposer de
résistance. Sebèthié refuse le verre de thé que Wathiock lui
propose. Il lui reste deux groupes à prévenir, sur la route
de Touho. Nous le regardons s’éloigner vers le feuillage
dans lequel, bientôt, il se fond.
Fofana arpentait le couloir à grandes enjambées.
Fatigués, alourdis par le repas, nous trottinions pour
essayer de rester dans son sillage. Il fendait la multitude,
ondulant, sans jamais heurter la moindre épaule. Sa tête
frisée qui semblait flotter au-dessus des casquettes, des
chapeaux, nous servait de repère. Il s’est arrêté pour nous
attendre, quelques mètres avant la guérite du poinçonneur,
et nous a remis un ticket à chacun. Il m’a fallu beaucoup de
temps pour comprendre par quel miracle une simple
perforation dans un rectangle de carton donnait le droit de
voyager sous Paris. Il nous a entraînés au bout du quai.
— On change à Bastille. Ça nous fera gagner du temps :
et la correspondance se trouve à hauteur de la dernière
voiture…
Les gens se retournaient sur notre passage. Des regards
surpris, amusés, quelques grimaces de mépris. Badimoin
s’est collé contre la voûte, quand la rame s’est annoncée
dans le tunnel par un fracas d’enfer. On est restés debout,
entre les banquettes de bois, nos trois poings serrés autour
de la barre de métal brillant. Les wagons projetaient leur
lumière sur les parois sombres, éclairant tout au long de
leur progression et à intervalles réguliers des dessins de
bouteilles et des mots peints dans des espaces blanchis.
Les couloirs de la station Bastille ressemblaient comme des
frères jumeaux à ceux de Château-Landon, mais en dix fois
plus long. Fofana traçait sa route avec sûreté dans ce
dédale recouvert de céramique livide. Il paraissait être tout
aussi à son aise dans cet univers que nous, quelques
semaines plus tôt, dans les forêts du col des Roussettes, de
Nindiah ou de Houaïlou. Nous sommes montés dans un
autre métro, identique à celui que nous avions quitté dix
minutes auparavant, et qui, au premier abord, transportait
les mêmes voyageurs renfrognés. Les mêmes bouteilles
tracées sur fond blanc rythmèrent l’avance du train dans le
même tunnel. Fofana nous laissa au pied d’un escalier, il
toussa, leva son bras vers la clarté naturelle qui faisait
briller les éclats de mica des marches supérieures.
— Il ne vous reste plus qu’à monter, et vous êtes devant
l’esplanade de l’Exposition… Moi, il faut que je me dépêche
de retourner vers gare de l’Est pour finir mon travail avant
que le chef ne fasse sa tournée de contrôle… Si vous avez
besoin de moi, vous savez où me trouver. Que Dieu vous
accompagne.
Nous nous sommes longuement serré la main, sans un
mot, puis il a tourné les talons pour se perdre dans la
cohue. Le soleil déclinant inondait les façades, les vitres
des immeubles, d’une lumière vive et orangée qui nous
obligea à fermer les yeux. C’est en les rouvrant que je
reconnus la vaste esplanade que nous avions traversée,
après notre évasion, dans le sillage des visiteurs alcoolisés,
et la rue barrée par le pont du chemin de fer de ceinture
qui menait au restaurant où nous avions mangé un
couscous en écoutant les plaintes de l’accordéon. Nous
avons franchi le boulevard, plus dangereux encore qu’un
lagon infesté de requins. Les gens se pressaient en rangs
serrés vers les guichets de l’Exposition. Un orchestre juché
sur une estrade accompagnait un chanteur habillé d’un
costume à grosses rayures, coiffé d’un canotier, et de
nombreuses voix reprenaient le refrain de sa chanson
orientale.

Tout Bizerte la connaissait


Harbi, Loubia, Couscous, Barka,
Fleur de figuier on l’appelait
Barka, Couscous, Harbi, Loubia…
Nous avons franchi l’enceinte sans éveiller l’attention
des contrôleurs. J’ai entraîné Badimoin vers une grande
pelouse sur laquelle des enfants déguisés en marins
jouaient au ballon.
—  Il faut absolument qu’on se repose… Je suis épuisé.
Personne ne viendra nous chercher là-bas, sous les
arbres… On attendra que la nuit tombe.
— Tu as une idée, Gocéné ?
Je me suis allongé sur l’herbe, dans le recoin formé par
deux taillis.
— Le début seulement… Elle est dans un coin de ma tête,
et il faut que je la laisse grandir. Réveille-moi dès qu’il fera
sombre…
Il a insisté.
—  Je suis certain que tu veux te venger du gardien…
Celui que nous avons obligé à nous dire où ils avaient
emmené nos frères… C’est lui qui a prévenu la police…
C’est ça ?
—  À quoi ça nous servirait  ? Il est sorti de mon esprit
depuis très longtemps. Il n’a plus rien à nous apprendre.
Je regardais les troncs, le lacis des branches, la dentelle
du feuillage à travers laquelle perçaient les rayons de
soleil. J’ai essayé de réfléchir mais mon esprit s’envolait
dès qu’un oiseau passait dans le ciel. Puis tout s’est mis à
vaciller, à tournoyer… J’ai perdu pied, le sommeil m’a
englouti. Quand j’ai rouvert les yeux, longtemps après, la
lune dessinait l’ombre des nuages sur l’étendue déserte qui
nous entourait. Badimoin était assis en tailleur près de moi,
le visage illuminé par un sourire. Je me suis vivement
redressé.
— Je t’avais demandé de me réveiller ! Pourquoi tu ris ?
Il m’a tendu une bouteille emplie d’eau et une pomme.
— Tu avais besoin de dormir… Je suis resté près de toi, et
je ne me suis pas ennuyé une seconde. Je t’ai écouté… Tu
cherchais Minoé…
J’ai ressenti une drôle d’impression. Un mélange de
honte et de fierté.
— Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Rien. Tu courais après les trains, tu te battais avec ses
ravisseurs, et tu l’as retrouvée juste avant de te réveiller…
Je lui ai pris les mains.
— On n’a pas le droit d’écouter les rêves des autres… Je
n’ai rien dit de plus ?
— Tu as parlé de Canala, du champ d’ignames et de taros
que ton père sera obligé de cultiver sans ton aide…
Plusieurs fois, tu as prononcé le nom de Nkegny, le petit
chef d’une des tribus sur la piste de Moindou, celui qui
avait un bras et une jambe en moins. Je crois qu’il est mort
l’année dernière…
Badimoin m’a observé tandis que je croquais dans la
pomme. Il a insisté.
— On trouve plein de choses. Les gens les jettent… Il y a
du pain et un peu de viande. Du poulet. Tu le connaissais
bien, Nkegny ?
J’ai croqué les pépins un à un, en les déplaçant dans ma
bouche avec le bout de la langue.
— Non… Souviens-toi, il faisait exprès de nous faire peur
quand nous étions enfants, en nous montrant son
moignon… C’est sûrement Fofana qui m’a fait penser à lui.
Nkegny était venu en France pour se battre contre les
Allemands, dans les tranchées. Le pasteur m’a raconté que
mille Kanak et mille Caldoches ont pris le bateau, habillés
en soldats. Il y a eu des centaines de morts, des centaines
de blessés… Quand les anciens parlaient d’eux, ils leur
donnaient le nom d’un de nos arbres, le niaouli… À l’école
du jeudi, on nous apprenait une récitation…
J’ai commencé à prononcer le premier vers, et la voix de
Badimoin s’est superposée à la mienne dès le deuxième.
Ils ont souffert les Niaoulis
Après avoir quitté leur terre
Loin du foyer, loin de leur mère
Longtemps bercés par le roulis
En attendant d’être à la guerre
Longtemps bercés et mal nourris
Ils ont subi la peine amère
De n’avoir pas été compris.
J’ai pris ma tête dans mes mains, pour masquer mon
trouble. Les mots ont buté sur mes paumes.
—  Il y a une suite… Au champ d’honneur et, de
vaillance… Le grand Joffre embrasse les Niaoulis… Je ne
me rappelle plus…
—  Moi non plus, Gocéné… Le jour va bientôt se lever.
Qu’est-ce qu’on va faire ? Tu as réfléchi à quelque chose ?
Un lion a rugi dans le lointain, provoquant la réponse des
tigres, des hyènes, des éléphants.
— Quand on passe près de l’entrée de l’Exposition, tu as
remarqué le grand bâtiment en pierre blanche ?
—  Celui qui a des étages en forme d’escalier, et qui est
décoré de serpents, de poissons, de chasseurs et de
pêcheurs ?
J’ai ramassé un morceau de bois pour tracer dans la terre
le plan de la porte Dorée.
—  Oui. Juste derrière, au milieu d’une petite clairière
protégée par des haies, il y a une autre maison, plus petite
avec un toit pointu. Elle est toujours gardée par des
hommes armés. C’est là qu’habitent les grands chefs du
gardien. Il nous l’a dit quand on le balançait au-dessus du
marigot des crocodiles. Ce sont eux qui ont décidé
d’envoyer Minoé en Allemagne. Et s’ils savent faire partir
des trains, ils ont dû apprendre aussi à les faire revenir ! Il
faut aller les voir.
—  Tu as un plan pour entrer sans que les policiers nous
voient ?
— Pas encore.
Je me lavais, agenouillé au bord du lac, quand les haut-
parleurs ont diffusé Nénufar, l’hymne officiel qui chaque
matin annonçait l’ouverture de l’Exposition au public. Nous
nous sommes postés, avec les provisions glanées par
Badimoin, derrière le pavillon de Madagascar, près d’une
halte du petit train circulaire qui empruntait la route des
fortifications. Le commissariat général se trouvait juste en
face de nous, au bout d’une allée bordée d’ormes et de
platanes. Les policiers, au nombre de cinq, se mirent en
faction devant l’entrée principale vers huit heures, un peu
avant l’arrivée de tous ceux qui travaillaient dans le
bâtiment. Les personnes qui se présentaient devaient leur
montrer des papiers d’identité, un laissez-passer. Seuls
deux hommes descendus d’une voiture noire purent
accéder aux marches du perron sans fouiller dans leurs
poches. Badimoin se pencha à mon oreille.
—  Ce sont eux les chefs. C’est impossible de les
approcher…
Je ne l’écoutais plus, intrigué par le comportement de
deux hommes et d’une femme. Ils venaient de bloquer la
route de la Côte des Somalis en déplaçant plusieurs
grosses boîtes à ordures en travers du passage. Les rangs
serrés de visiteurs venaient buter contre l’obstacle, et
quand ils estimèrent que la foule avait assez grossi, les
deux hommes aidèrent la jeune femme à se hisser sur l’une
des poubelles. Tout le monde imaginait que le numéro
faisait partie du spectacle d’ensemble, et le silence parvint
à s’établir. Elle dégrafa le bouton supérieur de son corsage
pour prendre une feuille de papier glissée contre sa
poitrine. Elle la déplia et commença à lire d’une voix forte
et claire.
— Vous tous qui dites « hommes de couleur », seriez-vous
donc des hommes sans couleur ? La présence, sur l’estrade
inaugurale de l’Exposition coloniale, du président de la
République, de l’empereur d’Annam, du cardinal-
archevêque de Paris et de plusieurs gouverneurs et
soudards en face du pavillon des missionnaires, de ceux de
Citroën et de Renault, exprime clairement la complicité de
la bourgeoisie tout entière avec la Grande-France ! Il n’est
pas de semaine où l’on ne tue pas, aux Colonies  ! Cette
foire, ce Luna-Park exotique, a été organisée pour étouffer
l’écho des fusillades lointaines… Ici on rit, on s’amuse, on
chante La Cabane bambou… Au Maroc, au Liban, en
Afrique centrale, on assassine. En bleu, en blanc, en
rouge…
La surprise des premières phrases dissipée, des remous
avaient agité les gens assemblés, puis des cris avaient fusé,
des insultes. Des énergumènes tentaient de renverser les
boîtes à ordures, et les deux amis de l’oratrice avaient le
plus grand mal à résister à la pression. Elle n’en continuait
pas moins son discours.
— Les Lyautey, les Dumesnil, les Doumer qui tiennent le
haut du pavé aujourd’hui dans cette France du Moulin-
Rouge, n’en sont plus à un carnaval de squelettes près…
Les premiers projectiles volèrent au-dessus de la
barricade improvisée, attirant l’attention des policiers qui
gardaient le commissariat général. Ils discutèrent, et trois
d’entre eux se dirigèrent droit sur la femme qui vacillait sur
son estrade. On échangeait des coups parmi les
spectateurs, certains ayant pris le parti de la perturbatrice.
L’arrivée des policiers ne réussit qu’à grossir les rangs des
sympathisants, et les gardiens furent vite contraints de
siffler de toute la force de leurs poumons pour appeler
leurs collègues à la rescousse. Un grand brun moustachu
avait réussi à saisir la femme par un pied, à la faire glisser
en bas de la poubelle. Il tentait de la bâillonner avec sa
grosse patte velue, sans parvenir à contenir le flot des
paroles de révolte.
—  Travailleurs parisiens  ! Solidarité avec le genre
humain  ! Ne visitez pas l’Exposition colonialiste  ! Refusez
d’être les complices des fusilleurs…
Les contrôleurs de la porte Dorée, venus prêter main-
forte aux gardiens de la paix, arrivaient en renfort, écartant
les badauds. Je me relevai.
—  C’est le moment ou jamais, Badimoin  ! Il n’y a plus
personne devant l’entrée du commissariat général…
Nous avons traversé la route des fortifications et longé
un petit massif boisé au milieu duquel avait été aménagée
une volière peuplée d’oiseaux du Pacifique. Badimoin a
laissé sa main glisser le long de la carrosserie de la grosse
Hotchkiss garée sous les fleurs lourdes d’un magnolia. Nos
pas, maintenant, crissaient sur le gravier de l’allée, et nous
nous tenions tête baissée pour ne pas dévoiler nos traits
aux employés accoudés aux fenêtres qui observaient en
riant le spectacle de l’arrestation des révoltés. La porte,
percée d’un judas grillagé de cuivre, était restée
entrouverte. Je la poussai pour accéder à un long corridor
aux murs tendus de papier japonais et décorés d’armes de
chasse. Il y avait des sagaies, des casse-tête, des hachettes,
des arcs, et même un poignard de sacrifice en pierre de
jade… Au bout du couloir, deux escaliers, qui naissaient des
mêmes marches, menaient aux étages supérieurs.
Badimoin prit à gauche, moi à droite, mais à peine arrivés
sur le palier l’irruption d’un homme nous força à nous
replier. Au travers des montants qui soutenaient la rampe,
je reconnus Grimaut. C’est lui qui était venu dans notre
enclos aider les gardiens à procéder à la sélection des
frères qui devaient partir en Allemagne. C’est lui qui avait
pointé Minoé du doigt. Le poids de son corps faisait
craquer les lames du plancher. Un homme jeune que je
n’avais jamais vu vint à sa rencontre.
—  On m’a dit qu’il y avait eu des incidents près du
pavillon des Indes françaises. Vous êtes au courant,
Laubreaux ?
—  Oui, c’était une communiste qui haranguait la foule…
Sa tentative n’a pas duré plus de deux minutes. Elle a été
emmenée au commissariat en compagnie de ses complices.
Je voulais également vous informer que les deux cannibales
déserteurs ont été vus dans le quartier de la gare de l’Est.
Leur capture est imminente.
Grimaut le remercia pour toutes ces bonnes nouvelles. Il
reprit sa marche, s’arrêta devant une porte capitonnée et
appuya sur une sonnette. Il y eut un déclic, et il faisait
encore pression sur le battant que j’avais déjà franchi la
distance qui nous séparait. Je le poussai violemment dans
la pièce, entrai à mon tour suivi de Badimoin qui eut la
présence d’esprit de refermer la porte pour étouffer ses
cris de protestation. Grimaut était tombé à quatre pattes. Il
ramassait ses papiers éparpillés sur le plancher. Albert
Pontevigne, le haut-commissaire, s’était dressé derrière le
bureau, les mains crispées sur les accoudoirs de son
fauteuil. Les derniers accords de La Fille du Bédouin
s’évanouirent, et la voix grave d’un speaker fit trembler le
haut-parleur du poste de radio.
—  L’Exposition coloniale inspire décidément les artistes
français. Dans quelques jours, nos enfants pourront suivre
la première histoire de Babar, un tendre éléphanteau dont
la mère a été tuée par un chasseur. Prisonnier dans un
cirque, il s’enfuit à travers la ville…
J’ai tourné la molette. Le grand chef blanc s’est mis à
hurler.
—  Je ne vous ai pas demandé d’éteindre cette radio. De
quel droit ! Et d’abord, qui vous a permis d’entrer ici ?
Grimaut s’était relevé avec ses papiers en ordre dispersé.
Je l’écartai d’un coup sur l’épaule pour faire face à son
supérieur.
—  Nous ne sommes pas venus pour répondre à tes
questions, mais pour t’en poser…
Ses lèvres tremblaient. Il bafouilla.
— Vous pourriez me parler avec davantage de respect…
Badimoin se porta à ma hauteur.
— Le respect, chez nous en pays kanak, il ne vient pas à
la naissance comme la couleur des yeux. Il se mérite tout
au long de la vie. Quand nous sommes partis de Nouméa,
on nous a promis que pendant notre séjour à Paris nous
resterions toujours ensemble. Que nous serions libres de
nos mouvements…
Chacun de ses mots exprimait ma pensée, et c’était
comme s’il venait les prendre sur mes lèvres.
— Au lieu de cela, nous sommes restés dans le froid, sans
vêtements, avec juste un bout de manou autour des
hanches. On nous a mis derrière des grilles, comme des
bêtes sauvages, entre la fosse aux lions et le marigot des
crocodiles… Tout le monde nous présente comme des
cannibales, les enfants nous jettent des cacahuètes, on
prétend que nous vivons avec plusieurs femmes alors que
nous sommes tous de fervents catholiques…
L’administrateur a tenté de le calmer.
—  Je ne suis pas au courant de toutes ces choses… Mes
subordonnés ne m’en ont jamais parlé ! Il fallait venir m’en
avertir plus tôt…
Je l’ai attrapé par le col de sa chemise.
—  Tu n’es qu’un menteur  ! Je t’ai vu passer devant nos
grilles au milieu du cortège qui suivait le président de la
République et le maréchal Lyautey… Tu as bien vu que nos
compagnes étaient obligées d’exhiber leurs seins, alors que
chez nous elles gardent leur robe missionnaire même pour
se baigner dans la mer. Les gardiens nous frappent si nous
oublions de pousser des cris d’animaux féroces devant les
visiteurs  ! Ce qu’on nous donne à manger, nos chiens s’en
détournent…
—  Calmez-vous… Lâchez-moi… Il suffit de discuter
ensemble. Il ne sert à rien de s’énerver. Je vais donner des
instructions pour que l’on améliore l’ordinaire et que l’on
mette fin aux brimades…
J’ai desserré mon poing. Il est retombé sur son fauteuil
dans un bruit de coussin dégonflé.
—  Nous ne sommes pas venus pour ça… Hier, un train
est parti pour Francfort, en Allemagne, emportant
beaucoup de nos frères, de nos sœurs… Avant de quitter
Canala, j’avais fait le serment devant toute ma tribu de
veiller sur Minoé, de ne jamais la quitter des yeux… À
cause de vous deux, j’ai rompu ma promesse, et il m’est
impossible de retourner devant les miens sans que cette
faute soit réparée…
Grimaut a trouvé le courage d’ouvrir la bouche.
— Qu’est-ce que vous proposez ?
Badimoin s’est avancé vers lui, ventre contre ventre.
—  Il faut les faire revenir. Immédiatement. Ce qu’on a
fait, on doit savoir le défaire.
—  Vous croyez que c’est si facile  ! Je ne commande pas
les trains…
Le haut-commissaire a tendu la main vers son combiné
téléphonique.
— Vous avez raison, Grimaut, nous n’avons pas beaucoup
de pouvoir sur les administrateurs des chemins de fer, mais
il faut tout de même essayer. Ils ne devraient pas rester
insensibles aux arguments de ces messieurs…
Il a composé un numéro sur son cadran, approché
l’appareil de son visage. J’ai perçu le grésillement de la
ligne, le déclic du correspondant.
—  Allô… Ici le commissariat général de l’Exposition…
Bureau du haut-commissaire…
Je me suis précipité sur l’administrateur à son premier
hurlement, mais il était déjà trop tard.
—  Au secours  ! Venez vite  ! Les Canaques sont là… Au
secours !
Je lui ai pris le combiné des mains, j’ai tiré le fil,
l’arrachant du mur et j’ai lancé le tout au beau milieu du
plan du zoo qui trônait, encadré, au-dessus d’un meuble de
classement. La sonnerie d’alarme a pris le relais de
l’explosion du sous-verre.
—  Tu n’aurais pas dû nous trahir une nouvelle fois. Je
voulais seulement savoir comment retrouver Minoé.
Badimoin a sauté sur le bureau pour prendre le haut-
commissaire à la gorge. Ils ont roulé à terre. Les coups
pleuvaient. Grimaut me lançait des regards terrorisés.
— Ne me tuez pas… Ayez pitié de moi. J’ai des enfants…
J’ai haussé les épaules en le détaillant de la tête aux
pieds.
—  Je ne m’attaque qu’aux guerriers. Pourquoi les as-tu
envoyés à Francfort, au lieu de les laisser avec nous, dans
le village calédonien ?
C’est à ce moment qu’il m’a avoué la raison de leur
départ, trop heureux de s’en tirer à si bon compte.
— Tous les crocodiles du marigot étaient morts. Le cirque
Höffner voulait bien nous prêter les siens, mais seulement
en échange d’autant de Canaques…
Des coups de sifflet ont retenti, couvrant le brouhaha qui
s’élevait au-dessus du fleuve des visiteurs. Je me suis
penché à la fenêtre pour apercevoir une dizaine de
policiers qui prenaient position autour du bâtiment tandis
que plusieurs autres s’apprêtaient à y entrer en force.
— Ils nous attendent en bas, Badimoin, mais ils sont trop
nombreux. Il va falloir faire comme hier, au dortoir du
boulevard de la Chapelle…
Nous avons quitté le bureau de l’administrateur, franchi
le couloir, pour faire irruption dans une petite pièce
occupée par une secrétaire qui s’est mise à pousser les
hauts cris. La fenêtre donnait sur une pelouse et sur les
toits plats de la salle de cinéma attenante au musée
océanien. J’ai enjambé la balustrade avant de me laisser
pendre le long de la façade, les doigts agrippés à la rosace
de fer forgé. Je me suis balancé, pour me dégager de la
pierre et je me suis laissé tomber. Badimoin a suivi mon
exemple. Il se relevait quand deux policiers ont débouché
de l’allée de service. Leur surprise fut égale à la nôtre. La
peur les immobilisa.
—  Vite, dépêche-toi, Badimoin…, Cours droit devant toi,
vers l’Exposition, c’est notre seule chance… Si nous nous
perdons, rendez-vous dans la cachette de Fofana…
L’un des policiers s’était ressaisi. Il avait dégainé et nous
tenait en joue.
— Arrêtez-vous… Mettez les mains en l’air ou je tire…
Nous nous sommes mis à courir droit sur eux, les
bousculant au passage. La grande route de la Croix-Rouge
charriait des milliers de personnes, au bout de l’allée. Nous
allions l’atteindre quand les coups de feu ont claqué. La
terre a giclé devant mes pieds. J’ai ralenti ma course, et
c’est alors que Badimoin est venu s’écraser contre mon
dos. Sa tête s’est posée sur mon épaule. J’ai senti son
souffle sur mon cou.
— Gocéné, j’ai mal… Ils m’ont eu… Gocéné…
Je me suis retourné. Il s’est effondré dans mes bras en
même temps que la vie le quittait. Je suis tombé à genoux.
Il a accompagné mon mouvement, comme une poupée de
chiffon.
— Réveille-toi, Badimoin, je t’en supplie, réveille-toi…
Je l’ai lâché, et il s’est recroquevillé sur le gravier. Son
corps avait la forme de celui d’un enfant dans le ventre de
sa mère. Les policiers formaient un cercle autour de nous,
leurs armes luisaient au soleil, mais je ne les voyais pas, ni
eux ni les reflets. J’ai soulevé la tête de Badimoin, pour que
nos regards se fondent, une dernière fois. Il était mort sur
un sourire. Les mots de chef Céu se sont posés sur mes
lèvres.
Pourquoi le pays est-il sombre
Qu’est-ce qui ternit le soleil
Et vient noircir les éclaircies
Le jour hésite entre les nues
Sans pouvoir vaincre l’obscurité
Nous fracasserons les nuages
Nous lacérerons le brouillard…
Quand j’ai relevé le visage, mon front a cogné sur le
canon du pistolet d’un policier. Il croyait sourire mais ses
traits affichaient une grimace. J’ai vu le doigt blanchir sur
la détente. J’étais déjà en voyage pour rejoindre Badimoin
quand un homme a rompu le cercle.
—  Vous n’avez pas le droit de tirer sur un homme
désarmé, sans défense. J’ignore ce qu’il a fait, mais ça
s’appelle un assassinat.
L’arme a dérivé vers lui.
— C’est nouveau, ça… De quoi tu te mêles ?
Il était étrangement calme.
— De ce qui me regarde…
Le policier s’est mis à ricaner.
—  Tu n’as pourtant pas l’air de faire partie de la même
famille !
Ça a gloussé dans les rangs des gardiens de la paix, mais
l’inconnu n’y a pas fait attention. Il s’est avancé, bravant le
danger.
—  J’étais au bout de ce chemin, devant le pavillon de
Madagascar, et je vous ai vu abattre cet homme d’une balle
dans le dos… Il ne menaçait personne. Et vous vous
apprêtiez à recommencer…
Les curieux se massaient autour de la pelouse, à distance
respectable des hommes en armés qui entreprirent de les
faire refluer.
— Allez, dégagez, dégagez, il n’y a rien à voir…
Un policier en civil, j’ai compris plus tard que c’était le
commissaire, a désigné trois gardiens.
—  Toi, tu vas me chercher une bâche, pour recouvrir le
mort, et vous deux, vous me passez les menottes au
sauvage et vous lui attachez les jambes bien serrées pour
ne pas qu’il nous file entre les mains…
Puis il s’est tourné vers l’homme qui s’était interposé, l’a
toisé.
— Toi, la grande gueule, tu ne perds rien pour attendre.
On t’embarque aussi.
Un fourgon semblable à celui dans lequel on avait chargé
la femme insurgée et ses deux compagnons, s’est frayé un
chemin au milieu des visiteurs en actionnant son klaxon.
Les portes arrière se sont ouvertes, et on nous a jetés à
l’intérieur comme des sacs.
Un poing s’est écrasé sur la carrosserie.
— C’est bon, roule !
Les policiers se sont assis sur les banquettes, et pendant
tout le voyage j’ai respiré l’odeur du cirage, sur leurs
godillots. J’ai rampé sur le plancher métallique, gagnant
quelques centimètres pour me porter à la hauteur de mon
sauveur.
—  Sans vous, je n’existais plus… Ils auraient pu vous
tuer, vous aussi… pourquoi avez-vous fait ça ?
Le fourgon a pilé à l’approche d’un carrefour. Je me suis
cogné la tête contre le montant métallique des sièges.
— Je crois que les questions, on se les pose avant… Dans
un moment pareil, ce serait le plus sûr moyen de ne rien
faire.
Au commissariat on nous a séparés et je ne l’ai revu
qu’au moment du procès. Il a été condamné à trois mois de
prison, pour rébellion contre les forces de l’ordre dans
l’exercice de leur mission. Moi, je suis resté enfermé
pendant quinze mois, à Fresnes. Je suis parti de Marseille
sur Le Chantilly, plus d’un an après le retour des frères
qu’on avait exhibés à l’Exposition coloniale et dans un
cirque, en Allemagne…
 
Le vent qui se lève sur la baie de Hienghene agite le
drapeau de Kanaky, les branches des fougères
arborescentes et les larges feuilles des palmiers. Au loin,
après la masse sombre des falaises de basalte, les vagues
paresseuses rident l’eau blanche du lagon. Kali se penche
vers les braises pour allumer sa cigarette. Il tire plusieurs
bouffées en silence avant de se décider à parler.
—  Dis-moi, grand-père… Celui qui t’a sauvé la vie, à
Paris, c’est l’homme qui conduisait la Nissan et qui t’a
laissé ici tout à l’heure ?
Wathiock ne me regarde pas. Il fait semblant de
s’intéresser au vol d’un couple de perruches autour d’un
manguier.
—  Oui, c’est bien lui… Le vieux qui m’accompagnait et
que vous avez chassé…
Kali mordille nerveusement son mégot. Il recrache le
tabac qui s’est collé à ses lèvres.
—  On ne pouvait pas savoir, sinon on vous aurait laissés
passer…
—  Le problème, c’est que si tu nous avais ouvert le
barrage, à l’heure qu’il est, tu ne saurais rien de lui !
Je tends mon verre à Wathiock pour qu’il me verse
encore un peu de thé. Il entoure l’anse de la bouilloire pour
ne pas se brûler.
— C’était un Caldoche qui visitait l’Exposition ?
J’aspire un peu de liquide sucré.
— Non… Il habitait dans la banlieue parisienne, à Saint-
Denis, et travaillait sur les gazomètres du quartier de la
Plaine… Il s’appelle Francis Caroz. Un ouvrier sans
histoires, un homme qui ne supportait pas qu’on tue des
innocents, qu’ils soient noirs ou blancs…
Kali jette son mégot dans les braises, d’une chiquenaude.
—  Comment vous vous êtes retrouvés tous les deux ici,
en Kanaky ?
—  Il y a une quinzaine d’années, j’ai reçu une lettre de
France. Sur l’enveloppe il y avait écrit  : «  Monsieur
Gocéné, tribu de Canala, Nouvelle-Calédonie  ». Un parent
est venu me l’apporter jusqu’à Tendo. Ma petite-fille me l’a
lue. C’était Francis Caroz. Il était retraité, et sa femme
venait de mourir. Je lui ai répondu. Il est venu en vacances,
pour découvrir notre pays. Le charme l’a ensorcelé, il n’est
jamais reparti.
Je me lève.
—  Mon histoire est terminée, il faut maintenant que je
me remette en route.
Kali et Wathiock m’accompagnent, leurs fusils à la main,
alors que je me dirige vers le petit sentier de montagne qui
coupe à travers la forêt de niaoulis. Ils se décident à parler
presque en même temps.
— Grand-père, il y a une chose que tu as oublié de nous
dire…
Je m’arrête pour les regarder. Leurs yeux brillent de
malice. Kali se dévoue.
—  Et Minoé, la fille du petit chef de Canala, tu l’as
revue ?
—  Elle m’attend là-haut, à Tendo, et avec tout ce qui se
passe dans le pays, elle doit commencer à se faire du souci.
Je reprends mon chemin et me retourne une dernière fois
avant de passer la crête de la colline. Les deux garçons me
font des signes, grimpés sur les arbres couchés du barrage.
Il me faut une heure pour atteindre le creek. Je longe les
champs d’ignames et de taros de la tribu de Ganem quand
deux hélicoptères déchirent le ciel en suivant le tracé du
cours d’eau. Je les observe qui plongent vers la baie. Les
premiers coups de feu claquent, éparpillant tous les
oiseaux de la forêt. Une phrase me revient en tête.
— Les questions, on se les pose avant… Dans un moment
pareil, ce serait le plus sûr moyen de ne rien faire.
Mon corps fait demi-tour.

Fin
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard
MEURTRES POUR MÉMOIRE
Grand prix de la Littérature policière 1984 – Prix Paul
Vaillant-Couturier, 1984 (Folio Policier n° 15)
LE GÉANT INACHEVÉ
(Folio Policier n° 71) Prix 813 du Roman noir, 1983
LE DER DES DERS
(Folio Policier n° 59)
MÉTROPOLICE
(Folio Policier n° 86)
LE BOURREAU ET SON DOUBLE
(Folio Policier n° 42)
LUMIÈRE NOIRE
(Folio Policier n° 65)

Dans Page Blanche


À LOUER SANS COMMISSION
LA COULEUR DU NOIR

Aux Éditions Denoël


LA MORT N’OUBLIE PERSONNE
(Folio Policier n° 60)
LE FACTEUR FATAL
(Folio Policier n° 85) Prix populiste 1992
ZAPPING (Folio n° 2558) Prix Louis Guilloux 1993
EN MARGE (Folio n” 2765)
UN CHÂTEAU EN BOHÊME
(Folio Policier n” 84)
MORT AU PREMIER TOUR
(Folio Policier n » 34)
PASSAGES D’ENFER

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PLAY-BACK (Folio n” 2635) Prix Mystère de la Critique,
1986

Aux Éditions Verdier


AUTRES LIEUX
MAIN COURANTE
LES FIGURANTS
LE GOÛT DE LA VÉRITÉ
CANNIBALE
LA REPENTIE

Aux Éditions Julliard


HORS LIMITES (Folio n° 3205)

Aux Éditions Baleine


NAZIS DANS LE MÉTRO

Aux Éditions Hoebeke


À NOUS LA VIE ! Photos de Willy Ronis
BELLEVILLE-MÉNILMONTANT, photos de Willy Ronis

Aux Éditions Parole d’Aube


ÉCRIRE EN CONTRE (entretiens)
Aux Éditions Cadex
BANLIEUE NORD

Bande dessinée
LEDERDESDERS, dessins de Jacques Tardi (Casterman)
VARLOT SOLDAT, dessins de Jacques Tardi (L’Association)
LA PAGE CORNÉE, dessins de Mako (Bérénice)
CARTON JAUNE ! dessins de Assaf Hanuka (Le Masque)

Jeunesse
LE CHAT DE TIGALI, (Syros)
LA PAPILLONNE DE TOUTES LES COULEURS
(Flammarion)
LA PÉNICHE AUX ENFANTS (Grandir)
 

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