Effets de La Migration Sur Le Femmes Et Sur Les Rapports Sociaux de Sexe. Au-Delà Des Visions Binaires

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Effets de la migration sur le femmes et sur les rapports sociaux de sexe.

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Les cahiers du CEDREF


Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les études féministes

16 | 2008
Femmes, genre, migrations et mondialisation

Effets de la migration sur le


femmes et sur les rapports
sociaux de sexe. Au-delà des
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visions binaires
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NASIMA MOUJOUD
p. 57-79
https://doi.org/10.4000/cedref.577

Texte intégral
1 Après la question des déterminants du départ des femmes, la littérature sociologique
sur femmes ou genre et migrations s’intéresse à la question des effets de la migration
sur les migrantes (Oso-Casas, 2007). Il s’agit principalement de savoir si la migration
représente ou non un « progrès » pour elles. Par exemple, l’un des enjeux majeurs des
travaux féministes anglophones est d’examiner si la migration contribue à une
« émancipation » des migrantes ou au contraire à les retenir dans une position de
dominées (Attias-Donfut, Catherine Delacroix, 2004). Cependant, plusieurs problèmes
se posent. D’abord, le manque de travaux spécialisés et la dispersion des éléments
autour de cette question, tout particulièrement en français et/ou sur la France. Ensuite,
le cadre trop étroit dans lequel ces questions sont posées. En particulier, on verra ici
comment un modèle binaire empêche la compréhension des phénomènes analysés. En
effet, beaucoup de travaux opposent de manière simpliste société d’origine et société
d’arrivée, empêchant l’émergence d’une véritable analyse globale des dynamiques de
changement et d’oppression/exploitation que révèle le processus migratoire, tant dans
les sociétés d’arrivée que de départ. De plus, la focalisation sur certaines catégories de
migrantes (notamment venues dans le cadre du regroupement familial) occulte de

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nombreuses autres réalités, comme nous le verrons en évoquant la situation de femmes


venues seules et privées de papiers et de droits. Ensuite, la plupart des analyses se
limitent aux conditions au sein de la famille et des « communautés » migrantes,
négligeant de prendre en compte l’ensemble des rapports sociaux de sexe, ainsi que les
autres rapports sociaux de pouvoir, tant dans la société d’origine que dans celle
d’arrivée. Enfin, le rôle des Etats de départ et d’arrivée, tout comme les similarités dans
les changements que connaissent les femmes dans les diverses sociétés, ne sont pas
intégrés dans la réflexion.
2 Laissant de côté les travaux spécialisés produits dans les pays d’émigration, je me
centrerai ici sur des textes publiés dans des pays occidentaux d’immigration, en
particulier des textes francophones qui présentent des analyses à partir du cas français.
Je ne ferai pas un examen exhaustif de la complexité de la question des effets de la
migration sur les femmes. J’insisterai sur le fait que les éventuels effets positifs de la
migration pour les migrantes se décident dans le champ des rapports sociaux de
pouvoir : ce sont eux qui doivent être placés au coeur de l’analyse. Je démontrerai la
nécessité de prendre résolument nos distances par rapport à une vision binaire
simpliste et de travailler sur les stratégies des migrantes et des personnes ou groupes
qui leur sont proches et/ou solidaires.
3 Pour ce faire, je procèderai en trois temps :
4 1) Je présenterai un état des lieux sur la question des effets de la migration sur les
migrantes, à partir d’un corpus de textes diversifiés qui couvrent la période des années
quatre-vingt-dix et deux mille. Nous verrons que les approches sont variées, se
distinguent et parfois se contredisent. La présentation de cette production nous
permettra de mettre en évidence le poids de la vision binaire entre les sociétés de
départ et d’arrivée.
5 2) Je soulignerai les implications de la vision binaire sur l’analyse des effets de la
migration sur les femmes, qui incluent l’altérisation des femmes, l’occultation de la
domination et la non-prise en compte des dynamiques de changement dans les sociétés
de départ.
6 3) À partir d’un point de vue que nous ne sommes pas habitué-e-s à entendre, celui
des migrantes en situation irrégulière parties seules, je voudrais reformuler la question
des effets de la migration sur les femmes, en l’analysant sous l’angle des initiatives que
les migrantes sont amenées à prendre pour contourner les effets de la domination1.

Comment se présente la question des


effets de la migration sur les
migrantes ?
7 La question des effets de la migration sur les femmes se présente fréquemment sous
l’angle des changements que connaissent les migrantes (et non pas toutes les femmes)
ou de leurs acquis dans la société d’immigration, par rapport à leur société d’origine.
Souvent fondée sur la distinction entre deux types de sociétés, cette vision domine dans
les travaux sur les migrantes. Elle est binaire et se caractérise parfois par un paradigme
évolutionniste — qui en constitue la manifestation la plus criante. Ce paradigme
évolutionniste, empreint de stéréotypes sur les (é)migrantes et les sociétés d’origine, a
été largement critiqué par les spécialistes de la migration, comme Anne Golub, Mirjana
Morokvasic et Catherine Quiminal (1997), ainsi que Laura Oso et Christine Catarino
(1997). Ces deux dernières affirment que ce paradigme laisse croire que l’insertion en

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immigration suffirait à l’émancipation des migrantes venues du « Sud » (Oso et


Catarino, 1997). Contrairement au paradigme évolutionniste, la vision binaire dans son
ensemble demeure importante et moins questionnée. Elle n’est d’ailleurs pas propre
aux travaux sur l’immigration ni à ceux publiés à partir de l’Occident. Elle est portée
par divers-e-s analystes indépendamment de leur « race » ou de leur sexe. Par exemple,
c’est à travers le paradigme de la binarité modernité/tradition que se développent des
stéréotypes sur les rurales et les migrantes de classes défavorisées au Maroc (Mernissi,
1981) ou dans le « discours arabe sur l’émancipation » (Hoda al Sadda, 2004). La vision
binaire occupe aussi une place importante dans d’autres champs de recherche, mais ce
texte se concentre sur ses manifestations dans les travaux sur femmes et migrations.

L’approche évolutionniste
8 L’analyse des changements dans la vie des migrantes s’est longtemps appuyée sur le
paradigme de passage de la tradition à la modernité, comme l’indique Stéphanie
Condon (2000). L’idée d’un changement linéaire de la situation des migrantes
s’exprime ainsi de diverses manières dans des textes qui établissent d’emblée une
opposition entre les sociétés (ou parfois les « cultures ») de départ et d’arrivée. En
France, elle se retrouve tant à propos des migrantes que de leurs descendantes. Cette
démarche consiste à observer certains « indicateurs » (travail, mariage, sexualité,
virginité, contraception, rapport au religieux, maîtrise du français…) en considérant
que ceux-ci ne « s’améliorent » qu’en immigration ou parmi les descendantes de
migrant-e-s, par rapport aux valeurs transmises par leurs parents. L’usage de la
contraception et la baisse de la fécondité sont dans ce cadre considérés comme de
nouveaux comportements liés à l’immigration (Honoré-Castellin, 1990), bien que
d’autres recherches insistent sur la chute de la natalité à l’intérieur des sociétés
d’émigration, comme Zahia Ouadah-Bedidi et Jacques Vallin (2000) pour le Maghreb2.
9 L’approche évolutionniste tend à produire l’idée qu’il serait nécessaire de rejeter les
« valeurs » de la société d’origine afin de « s’intégrer » en France. Ce rejet serait
l’attitude de descendantes de migrant-e-s qui auraient « évolué » par rapport aux
réalités de leurs parents et de leur société d’origine, comme dans Yasmina et les autres
de Nanterre et d’ailleurs, de Camille Lacoste-Dujardin : « Le plus élevé de tous les
paramètres disposant à l’intégration est clairement la dépréciation, voire le rejet, des
conditions de vie au Maghreb. » (1992 : 266-267). L’idée de changement apparaît par
opposition à « la société d’origine », associant ainsi tout ce qui est « traditionnel » (et
oppressif) aux parents ou à cette société, et tout ce qui est « moderne » (et
émancipateur) aux jeunes filles ou à la société d’immigration. Selon Sandrine Gaymard
(2003), il s’agit pour les Françaises de parents maghrébin-e-s d’une : « situation
conflictuelle entre d’une part la culture occidentale et la culture musulmane et d’autre
part la première et la deuxième génération ». D’où par ailleurs l’idée de « perte de
repères », ainsi que le formule Abdessalem Yahyaoui: « [Certaines migrantes] perdent
les repères d’ici et de là-bas et […] chutent sous la pression de désirs en contradiction et
d’appels inquiétants : se laisser pénétrer par la modernité, changer ou rester les
mêmes. » (1994 : 9). Il peut aussi être question d’une prise de conscience de la
domination qui n’aurait lieu qu’en France ou sous l’influence du féminisme
« occidental » (comme si les migrantes ne portaient pas elles-mêmes, aussi, le
féminisme, et comme s’il n’existait pas de féminisme depuis longtemps dans le reste du
monde). Ainsi, un lien « naturel » est établi entre changement (entendu comme
développement) et vie en France.

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La domination et les effets contradictoires de la


migration
10 D’autres travaux montrent qu’il est difficile de soutenir que la migration est en soi
une émancipation de la domination. Les travaux sur l’histoire des migrantes en Europe
insistent sur le fait que « l’équation émigration = émancipation » est « loin d’être
automatique » (Morelli, Gubin, 2004 : 12). Evoquant aussi bien le cas des épouses des
immigrés qui restent au pays et « trouvent leur émancipation dans le départ de leur
mari », que celui des migrantes qui partent seules et accèdent à l’autonomie financière,
Anne Morelli et Eliane Gubin concluent que : « La migration féminine peut exacerber la
dépendance de certaines mais être libératrice pour d’autres et elle peut finalement
changer, peu ou prou, les rapports de genre au sein du couple et de la famille » (Morelli,
Gubin, 2004 : 13). Du côté des travaux anglophones, les recherches féministes posent la
question de la façon dont la migration internationale change les comportements de
genre et permet « l’empowerment » des femmes. Selon Saskia Sassen (2005), leurs
conclusions convergent : globalement, la migration contribuerait à l’autonomie des
femmes, mais que les profits qu’elles en tirent resteraient limités.
11 Beaucoup de chercheuses indiquent que les migrantes sont soumises à la domination
et utilisent des stratégies afin d’y échapper (Agustín, 2005 ; Morokvasic, Catarino,
2005). Pour Morokvasic et Catarino, « les effets de la migration [en général] ne sont pas
nécessairement empowering ou, tout du moins, ne se traduisent pas nécessairement par
une modification des rapports sociaux de sexe au sein du couple ou de la famille ».
D’après plusieurs auteur-e-s travaillant sur le cas français, les rapports de genre se
reconstruisent différemment en contexte migratoire grâce aux initiatives des migrantes.
Sandra Laurain (2005) le démontre à partir de l’analyse de l’engagement militant des
femmes mahoraises (comoriennes) en France. De même, pour Muriel Azoulay et
Catherine Quiminal (2002), c’est sur la base de l’implication dans des associations que
des migrantes africaines « peuvent entamer des négociations dans un rapport de forces
qui leur soit moins défavorable que dans le seul face à face avec leur époux ». Les
femmes deviendraient « “réveillées” et les hommes “menacés” » en milieu soninké en
France. Dans le contexte migratoire, hommes et femmes recourent à des stratégies ; les
uns pour asseoir leur domination, les autres pour y échapper dans un cadre de tensions
et de « rencontre entre deux modes de contrôle sur les femmes » (Azoulay ; Quiminal,
2002 : 88).
12 Toutefois, la question des transformations des rapports de sexe est très souvent
analysée par rapport à la « communauté » (nationale ou « ethnique ») migrante et/ou à
l’intérieur du cadre familial, ce qui ne permet pas de considérer les rapports sociaux de
sexe en général, ni les migrantes vivant ou/et ayant migré seules, hors famille.
Cependant, quelques rares travaux sur les effets sexistes des lois migratoires (Lesselier,
2003), ainsi que ceux portant sur des migrantes sociologiquement minoritaires, comme
les lesbiennes (Al’Rassace, Falquet, 2007), les prostituées (Yun, Lévy, Poisson 2006 ;
Moujoud, Texeira, 2005) ou les étudiantes (Bouly de Lesdain, 1999), commencent à
enrichir l’analyse pour le cas français, en attirant l’attention sur des migrantes ne
s’inscrivant pas dans le cadre familial. Ainsi par exemple, au lieu d’une amélioration de
leur situation, les migrantes chinoises, irrégulières, souvent divorcées, qui se
prostituent à Paris ou ont pour « débouché principal » le travail de services aux
personnes chez des Chinois-es anciennement installé-e-s en France, connaissent une
déqualification par rapport à leur formation dans leur pays (Yun, Lévy, Poisson, 2006).
De même pour les jeunes camerounaises qui viennent en France avec un projet
d’études et de promotion, mais se heurtent aux obstacles juridiques et économiques.

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Bouly de Lesdain (1999) explique qu’elles se retrouvent « enfermées » dans des emplois
précaires qui ne correspondent pas à leurs aspirations d’avant la migration. Elles
connaissent un processus de déclassement, à l’instar des migrantes haïtiennes que
Rose-Myrlie Joseph (2007) a interrogées en France.
13 Ainsi, globalement, la question des liens entre les transformations que connaîtraient
à la fois les migrantes et les femmes autochtones, celle des effets de la migration sur les
rapports sociaux de sexe en général (et pas seulement dans la famille ou dans la
« communauté » migrante), tout comme celle des formes que prennent ces
transformations, sont rarement développées. Cela influe sur le regard global porté sur
les effets de la migration sur les femmes, et conduit à (ou relève de) ce que le
changement ne soit pas perçu sans immigration, c’est-à-dire dans les sociétés d’origine,
qui demeurent présentées de manière figée.

Persistance d’un regard réducteur sur les


sociétés d’émigration
14 Souvent, dans les travaux sur genre et migration, la société d’origine « se constate
sans plus », ainsi que l’a déjà remarqué Sayad (1981) à propos de la recherche sur
l’immigration. Les analyses concernent fréquemment des espaces définis de manière
très imprécise (sociétés d’origine, sociétés du « Sud », les « autres sociétés ») ou
exagérément étendue (sociétés « africaines », « maghrébines ») ou encore désignées
par des catégories réductrices (« musulmanes », « arabes »). La démarche est
étonnante : il est rare, par exemple, que les travaux sur la société française aillent
chercher des références en Allemagne ou en Italie, malgré l’identification
« occidentale » commune (et la présence importante d’une même religion chrétienne).
De plus, cette démarche est simplificatrice. Elle procède de l’homogénéisation des
« autres » sociétés et par conséquent empêche de prendre en compte leur diversité
(religieuse, linguistique...) et la pluralité des parcours et des appartenances parmi les
migrantes originaires d’un même pays.
15 Cette homogénéisation des sociétés d’origine ne permet pas non plus de considérer la
diversité des positions sociales au sein du groupe des femmes vivant dans une même
société d’émigration. Cela se manifeste dans l’attention portée aux acquis des migrantes
résultant de la migration, par opposition aux acquis des femmes dans « la société
d’origine », et non par rapport à leur propre position sociale prémigratoire. En effet,
beaucoup de travaux (portant ou non sur le cas français) concluent que les acquis des
migrantes dépendent des rapports de genre dans leur société d’origine, ce qui risque de
faire croire que le sexisme est localisé dans les sociétés d’émigration, alors que l’égalité
des sexes serait intrinsèque aux sociétés d’immigration. Par exemple, les nouvelles
recherches féministes (anglophones) s’accordent pour dire que les bénéfices de la
migration pour les femmes varient selon leur société d’origine et le statut dans lequel
elle les maintient (Patricia R. Pessar, 2004)3. Cette idée ignore l’hétérogénéité de
chaque société d’origine et tend à rendre celle-ci seule responsable de la « non-
émancipation » des migrantes.
16 Simultanément, en France, les « sociétés d’origine » sont largement associées aux
pays du Maghreb, comme l’indiquent Stéphanie Condon (2000) et Catherine
Raissiguier (2003). Bien qu’il existe de plus en plus des textes portant sur des
migrantes de diverses régions du monde, les lectures majoritaires sur les migrantes ou
leurs descendantes sont loin de prendre en compte toutes les femmes qui s’identifient
ou peuvent être identifiées en tant que migrantes ou descendantes de migrant-e-s,

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notamment les Asiatiques, les Européennes ou les Latino-américaines. Par exemple, les
travaux sur les Chinoises ou descendant-e-s de Chinois-e-s sont très rares en France,
alors que la migration chinoise dans ce pays n’est pas nouvelle. Elle représente même
l’une des plus importantes concentrations de migrant-e-s chinois-es en Europe (Yun,
Lévy, Poisson, 2006 : 53).
17 En fait, la focalisation sur telle ou telle population migrante évolue selon les périodes
historiques. L’attention académique portée aux « Maghrébines » date des débuts des
années quatre-vingts, alors que les Portugaises étaient pourtant aussi nombreuses que
les Algériennes4. Elle accompagne l’intérêt porté aux « Maghrébins » (progressivement
considérés comme « les immigrés » par excellence) et s’accentue avec la préoccupation
croissante des pouvoirs publics pour « l’insertion des jeunes générations ». On
remarque d’ailleurs une sorte de confusion entre « femmes immigrées » (ou
descendantes de migrant-e-s) et Maghrébines (ou descendantes de Maghrébin-e-s)5au
point qu’Anette Goldberg-Salinas croit qu’« un grand problème que soulève l’analyse de
la production académique et non académique dans ce domaine est celui de la
généralisation abusive à toutes les “femmes immigrées” ou à toutes les “jeunes
immigrées” […] d’analyses et interprétations qui se réfèrent aux femmes et aux filles du
monde arabo-musulman » (1996 : 36).
18 Selon Goldberg-Salinas, les analyses concernant les femmes du « monde arabo-
musulman » sont étendues aux autres migrantes. Certes, la littérature la plus
abondante sur le cas français porte sur les Maghrébines ou les « musulmanes »
« regroupées par leur mari » ou descendantes de migrant-e-s, au détriment des autres
migrantes ou descendantes de migrant-e-s. Toutefois, on pourrait aller plus loin que
Goldberg-Salinas et se demander ce qui est désigné par « monde arabo-musulman » et
si les catégories sur ce dit monde sont pertinentes. On peut penser qu’une partie non-
négligeable de ces catégories reproduit les schémas de pensée issus du discours
orientaliste et post-colonial, comme le démontre Meriem Rodary (2007) à propos de
l’invisibilisation du travail des femmes populaires dans les sociétés colonisées,
notamment marocaine.

Les effets de la vision binaire qui


sépare les sociétés de départ et
d’arrivée
19 La littérature sur « genre et migration » est souvent implicitement ou explicitement
orientée par l’idée d’une opposition sommaire entre les sociétés de départ et d’arrivée.
Cette vision binaire considère chacune des deux sociétés en fonction d’attributs tenus
pour naturellement différents. C’est là un phénomène étonnant compte tenu de
l’histoire commune, notamment coloniale pour les sociétés qui ont subi ou pratiqué la
colonisation, de la mondialisation, des politiques de développement impliquant le
genre, des luttes de femmes et des féministes et de la recherche scientifique
développée dans les diverses sociétés d’émigration. La vision binaire dans
les travaux sur « genre et migrations » tend à opposer deux univers,
occidental et non occidental, que tout séparerait, ce qui soulève plusieurs
problèmes.

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L’occultation des dynamiques de genre dans les


sociétés de départ
20 En procédant d’une distinction sommaire entre les sociétés, la réflexion autour de la
question des effets de la migration sur les migrantes ne considère pas les mutations
dans les sociétés d’émigration, limitant le changement aux sociétés d’arrivée. Elle
néglige souvent le fait que les sociétés du départ n’échappent pas aux transformations
sociales que connaissent d’autres sociétés, oubliant que le départ même des migrantes
s’effectue dans des sociétés en pleine transformation. Autrement dit, si la migration
fabrique peut-être le changement, elle est aussi fabriquée par lui. Véronique Manry et
Natalia Ribas-Mateos (2005) rejoignent cette critique lorsqu’elles invitent les
spécialistes de la migration à analyser la mobilité des femmes comme « baromètre des
transformations sociales et culturelles des sociétés d’origine ». N’empêche, de
nombreux travaux continuent à ignorer le changement et les luttes de femmes,
ethniques et de classes dans les sociétés de départ.
21 Dans le même registre, mais dans une étrange inversion des réalités empiriques, la
non-prise en compte des transformations que connaissent les sociétés d’émigration
conduit parfois à penser que les changements dans les sociétés d’origine seraient dûs...
à la migration elle-même. Nous pouvons le lire chez Angeles Ramírez (1999), pour qui
les changements qu’apporte la migration dans la vie des Marocaines en Espagne vont
influencer le Maroc, où selon elle le travail des femmes est mal vu notamment du fait de
l’islam — le prisme religieux se substituant ici à l’analyse en termes de division sexuelle
de travail6. Si la question des effets de la migration sur le changement dans les sociétés
d’origine est importante à soulever, elle demeure difficile à aborder en l’absence de
travaux spécialisés centrés sur ces sociétés, et non pas seulement sur les sociétés
d’immigration. Je me contente ici d’attirer l’attention sur la vision réductrice qui
souligne l’éventuelle influence des migrantes « émancipées » sur leur société d’origine,
sans considérer le changement propre à cette société, ainsi que les divers facteurs
(luttes, politiques nationales et internationales, etc.) qui agissent sur place.
22 On retrouve souvent, dans les travaux récents sur le transfert international du travail
de reproduction, cette occultation du changement dans les sociétés d’origine. Ces
travaux tendent à expliquer la migration des « femmes du Sud » uniquement par la
position des « femmes du Nord »7. Celles-ci se libéreraient de certaines tâches
domestiques afin de « mener une vie active et sociale hors du foyer », en déléguant ces
tâches aux « femmes du Sud » (Manry et Ribas-Mateos, 2005)8. Pourtant, si l’on prend
en compte les résultats des nombreux travaux sur les domestiques ou sur le travail des
femmes « qualifiées » du « Sud », on constate que des femmes riches « se libèrent » du
travail domestique aussi bien au « Sud » qu’au « Nord » (Moujoud, 2007).

La construction d’une opposition entre « nous »


et « elles »
23 Dans l’ensemble, le langage fondé sur la binarité entre deux sociétés de départ et
d’arrivée renvoie d’emblée les (é)migrantes à une altérisation radicale. Parfois, ce
langage est en plus évolutionniste, comme on l’a déjà vu. Il postule que pour
s’émanciper, les migrantes doivent s’affranchir des éléments culturels de leur société
d’origine et intégrer ceux des femmes de la société d’arrivée. Les (é)migrantes sont dans
le même mouvement présentées comme singulièrement aliénées : soumises9, cloîtrées,
ne travaillant guère… D’autres fois, dans le sillage des travaux critiques de

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l’évolutionnisme, apparaît la tendance au relativisme culturel, qui distingue les


« femmes du soi » des « femmes de l’autre », comme dirait Nicole-Claude Mathieu
(1987). Comme la vision évolutionniste, il procède d’une logique binaire d’opposition
entre femmes et entre sociétés. Ce relativisme apparaît dans l’idée de respecter la
différence des « autres », ou encore de les laisser inventer leur « propre » féminisme
par exemple (comme si le féminisme n’avait pas déjà une longue histoire « chez elles »
et n’était pas traversé, comme partout ailleurs, d’oppositions liées à la classe, à la « race
», à la sexualité, à l’attitude par rapport à la religion, etc.), idée que l’on retrouve dans
des analyses sur les migrantes, les descendantes de migrant-e-s ou les femmes « non
occidentales ».
24 Dans ces deux approches, les situations des (é)migrantes sont perçues comme
« une » expérience naturellement différente de celles des « Occidentales ». On constate
ici les problèmes de simplification, de généralisation et de stéréotypes (donc du racisme
comme le définit Colette Guillaumin, 1983). À ces problèmes, s’ajoute l’absence de
comparaisons rigoureuses entre la position des (é)migrantes et celle des non-
migrantes. La littérature sur genre et migrations ne développe pas d’analyses sur les
liens ou les différences entre les changements qui affectent les unes et les autres. On
constate cette absence de perspective comparative ailleurs dans les schémas déjà
critiqués par Laura Nader (2006), schémas comportant des dichotomies qui empêchent
de « comparer véritablement » les positions des « Occidentales » et des « Orientales ».
En se contentant d’opposer (et d’homogénéiser) les sociétés de départ et d’arrivée, la
lecture fondée sur la vision binaire éloigne non seulement la possibilité de comparer,
mais aussi d’interroger comment les migrantes défavorisées de diverses origines
géographiques partagent entre elles et avec des femmes autochtones des conditions
concrètes d’exploitation et de domination, et éventuellement des formes de luttes. Aussi
pose-t-elle la question de l’occultation de la domination.

L’occultation de la pluralité, de la continuité et de


l’imbrication des rapports sociaux de pouvoir
25 La lecture binaire peine à penser que les migrantes se heurtent à la production légale
de l’oppression dans le contexte de la mondialisation néolibérale associant les
dominations de classe, de sexe et de « race » (qui inclut aussi, la nationalité et le statut
légal). Les effets de ces trois rapports sociaux de pouvoir, qui s’articulent (Falquet,
2006), se caractérisent pas la continuité ; ils se retrouvent tant dans la société de départ
que dans celle d’arrivée. Comme le démontre Paola Tabet, dont les travaux partent
d’une réflexion sur l’échange économico-sexuel et la mobilité géographique des femmes
(2004), les migrations féminines se situent à l’intersection d’un « enchevêtrement
complexe de facteurs » (Tabet, 2004 : 139), construit par les rapports sociaux de sexe,
les politiques et l’économie locales et internationales, ainsi que par les motivations et
les objectifs individuels. Tabet indique ainsi que pour les femmes, le fait de partir, celui
de choisir (de se prostituer ou pas ou encore de résister) s’inscrivent dans cet
enchevêtrement de facteurs : « C’est là qu’ils [ces faits] deviennent possibles ou qu’ils
sont carrément créés, c’est là qu’ils sont stimulés au moyen d’offres de travail et de
solutions meilleures, mais c’est là aussi que des formes de travail forcé sont imposées
aux femmes recrutées par la contrainte ou l’abus de confiance. » (2004 : 139). Ainsi,
Tabet s’éloigne de certaines analyses féministes qui situeraient la lutte et le départ des
migrantes dans la domination des femmes uniquement dans les sociétés d’origine. Elle
pose comme « remarque préalable », le « rapport entre le local et le global » (2004 :

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135).
26 Ce rapport n’apparaît pas dans les travaux qui analysent le changement dans la vie
des migrantes à travers l’opposition société de départ/société d’arrivée, ou seulement à
travers le changement dans la famille ou le groupe d’origine. Ces travaux laissent dans
l’ombre le rapport historique (notamment colonial-capitaliste) et les formes de
« modernité » (industrialisation, salariat, urbanisation, exploitation, élites post-
coloniales, etc.) que ce rapport a façonné dans les sociétés colonisées devenues sociétés
d’émigration. Ils mettent de côté le fait que 1) bien que des migrantes soient originaires
d’un même pays, elles ne sont pas de la même classe sociale que d’autres femmes
originaires ou vivant dans ce pays ; 2) la domination ne naît pas que du couple ou du
groupe d’origine : elle apparaît dans les lois migratoires racistes qui renvoient les
migrant-e-s aux cadres normatifs conjugaux et familiaux, en leur refusant l’autonomie
juridique (Lesselier, 2003) ; 3) les Etats d’origine et d’arrivée oppriment conjointement
les migrantes, ce qui se manifeste notamment dans l’existence d’accords bilatéraux sur
le statut personnel (Lamine, 2002), par exemple, et à travers le contrôle par les divers
pays de la mobilité des défavorisé-e-s.
27 Donc, lorsqu’elle se fixe d’emblée sur les acquis des migrantes dans la société
d’arrivée, en opposition à la société de départ, et au sein du groupe migrant, la lecture
des effets de la migration sur les migrantes ne peut saisir comment le contexte (du
départ et d’arrivée) permet à ces femmes de s’émanciper ou non. Il est ainsi pour le
moins problématique de célébrer comme un acquis l’accès au travail salarié en
migration, tout en négligeant les caractéristiques du marché du travail dont il s’agit et
les déqualifications que peuvent connaître les migrantes par rapport à leur société
d’origine. Cela mène à oublier que les migrantes (défavorisées du Sud) ne parviennent à
une certaine autonomie que dans les limites où leurs luttes leur permettent de
manipuler les contraintes sur les deux fronts de leur parcours migratoire, d’abord pour
partir (donc pour fuir) et puis pour lutter (donc pour rester et peut-être s’émanciper).
Et c’est pourquoi la migration prend chez elles la forme de pénibles épreuves,
notamment pour celles que les politiques des Etats ont placées en situation irrégulière,
les amenant à consacrer l’essentiel de leurs efforts quotidiens à rechercher des
ressources dans un contexte de « non-droit aux droits », pour reprendre la formule de
Marie-Claire Caloz-Tschopp (2006) sur les situations des clandestines en Europe.

La migration peut-elle être un facteur


d’autonomisation ?
28 La migration peut-elle être un facteur d’autonomisation des femmes, dès lors qu’elle
s’inscrit dans des cadres oppressifs et que les limitations sont nombreuses dès que les
femmes dominées du fait de leur sexe, leur classe et leur « race » veulent traverser les
frontières entre Etats ? Que révèle la migration des femmes parties seules sans papiers
sur cette problématique ?
29 Ces questions dépassent bien sûr les limites de ce texte. Je propose toutefois de
passer de l’approche binaire à une analyse en termes de dialectique entre domination et
résistance dans le cadre de la mondialisation néolibérale. Cette perspective permettra
non seulement de saisir les effets empiriques de l’articulation des rapports sociaux de
sexe, de classe et de « race », mais de ne pas victimiser les migrantes et de considérer
leurs luttes. La perspective internationale permet d’aller au-delà de la vision binaire.
Elle conduit à tenir compte du fait que les éléments que l’on peut prendre pour indices

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d’émancipation par la migration 1) font probablement partie des réalités dans les
sociétés d’origine ; 2) sont le fruit de luttes individuelles et collectives, et non pas de
quelconques facilités qui seraient offertes d’emblée par la société d’immigration aux
(é)migrantes.

Entre le contrôle du groupe et celui des Etats


30 Dans l’ensemble, sans préjuger d’autres motifs de migration, les migrantes « fuient »
le sexisme de leur société d’origine, comme l’a démontré Mirjana Morokvasic (1986).
Toutefois, le cas des migrantes « seules » sans-papiers montre que le contrôle ne naît
pas que du groupe d’origine (et même que celui-ci peut soutenir le projet migratoire), et
que, du coup, pour les femmes dominées du fait de leur classe, leur sexe et leur
« race », la quête de l’autonomie doit prendre en compte plusieurs facteurs.
31 En effet, le projet de départ des migrantes seules du Maroc vers la France résulte
d’une quête d’autonomie commencée dans la société d’origine, où ces femmes
envisagent le départ comme une alternative aux positions subalternes qu’elles subissent
(Moujoud, 2007). Cette situation concerne d’autres migrantes internationales, comme
le montrent Chantal Saint-Blancat (1997) sur les Marocaines en Vénétie, ou encore
Liane Mozère (2005) sur le projet migratoire des Philippines domestiques à Paris. Pour
Mozère, il s’agit d’un « véritable projet de vie dont toutes les femmes rencontrées font
état et qui structure, soutient et légitime le processus migratoire ».
32 Dans la situation de migration seule, situation que l’on pourrait croire hors de la
famille, le projet migratoire est non seulement individuel mais aussi collectif et très
souvent familial (Moujoud, 2007). D’abord, les émigrantes l’ont souvent initialement
fait porter par leurs proches, qui les ont matériellement soutenues pour partir en dépit
des restrictions étatiques. Puis, les migrantes accordent de l’importance aux solidarités
matérielles qu’elles construisent à l’égard de leurs parent-e-s, enfants, amies, etc. D’un
côté, cela montre que si, sous l’effet notamment de la distance géographique, les
migrantes s’émancipent du contrôle par l’institution familiale de naissance, cette
émancipation ne naît pas de l’immigration ; le départ des femmes seules étant lui-
même révélateur de la réduction du contrôle de leur mobilité par la famille (qui
soutient souvent le départ). Mais de l’autre côté, cela implique que le contrôle des
femmes prend de nouvelles formes lorsqu’elles décident de partir. Il se double d’une
dimension de contrôle non pas familial, mais étatique, conduisant les femmes
défavorisées à lutter pour avoir le droit à la mobilité internationale, puis pour vivre et
travailler légalement dans la société d’immigration.
33 Tout au long de leur parcours migratoire, les migrantes « seules » sans papiers se
situent entre restrictions légales et quête d’autonomie. Elles acquièrent une certaine
autonomie (en partant et en vivant seules, par exemple), construisent un projet de vie
marqué par la distanciation (mais pas la rupture) par rapport au milieu d’origine, mais
n’échappent guère à la domination et aux normes sexistes. L’irrégularité administrative
se conjugue souvent dans leur quotidien à d’autres statuts dévalorisants, comme la
prostitution, la domesticité, le non-mariage, le veuvage, le divorce ou le non-emploi.
Ces statuts renforcent la stigmatisation qu’elles affrontent en tant que femmes seules
(Pheterson, 2001), alors même que la peur (de la police notamment) détermine leurs
attitudes, comme elle marque la vie des autres femmes sans-papiers en France
(Domingues, Lesselier, 2006). En même temps, la mise en couple (en particulier
hétérosexuel et par le mariage) devient le principal recours pour accéder aux droits au
séjour et donc au travail protégé, à la santé, aux formations, à la mobilité géographique,
etc. Pour éviter la stigmatisation et obtenir des droits sociaux et politiques en France,

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les femmes ont intérêt à se marier, de préférence avec un homme privilégié du fait de sa
« race », son statut légal et sa nationalité. Aussi, en situation de migration seule et
d’irrégularité administrative, l’institution du mariage est imposée aux femmes par les
deux sociétés de départ et d’arrivée et devient l’objet d’un double contrôle. Bien que les
migrantes parties seules se dégagent plus ou moins du contrôle familial, elles n’en sont
pas moins soumises au contrôle des lois du groupe d’origine (société, Etat, consulat,
etc.) autant qu’à celui de la société française (lois migratoires, contrôle policier,
nouvelle famille, etc.).
34 Accéder à un statut légal devient la principale voie d’autonomisation en immigration
pour les migrantes « seules », pauvres et racisées, et donc illégalisées — tout au moins
pour une période de leur parcours migratoire. À partir du moment où elles sont
régularisées, elles jouissent enfin de droits sociaux et politiques nécessaires à leur
autonomisation. Elles obtiennent donc une autonomie qui s’établit à partir des logiques
instituées par les lois migratoires, et non pas « culturelles », sociales ou religieuses. Les
migrantes régularisées sont (et se sentent) libérées du contrôle policier, moins
vulnérables par rapport à l’exploitation dans le travail salarié et valorisées par leur
milieu d’origine du fait de leur nouveau statut légal et des ressources qu’il leur accorde.
Car, dans le cadre des migrations soumises à l’illégalisation, n’a échoué dans son projet
migratoire (et son autonomie) que le/la migrant-e qui ne réussit pas à régulariser son
statut légal. Les migrantes régularisées sont mieux armées pour nourrir les solidarités
matérielles avec les proches et montrer la réussite du projet migratoire — les sans-
papiers étant astreint-e-s à l’immobilité. Nous arrivons par là à l’explication de la
manière par laquelle la « race » ou le statut légal complètent ou se subsitituent à la
domination masculine (notamment du groupe d’origine) tout en se fondant sur les
mêmes logiques de contrôle et d’oppression. Les lois migratoires racistes empêchent
l’autonomisation des migrantes par la migration, comme elles répriment leurs
aspirations et leur barrent la voie de la reconnaissance dans les deux sociétés de départ
et d’arrivée.

Se « débrouiller » individuellement
35 Bien que les migrantes s’organisent éventuellement avec le soutien d’autres acteurs
et actrices, politiques et sociaux-elles, dans le contexte d’illégalisation, les limitations de
droits génèrent fréquemment des attitudes de débrouille individuelle. L’illégalisation
ne laisse aux (é)migrantes que peu d’issues, les forçant à s’orienter vers le travail non
protégé, la prostitution ou le mariage plus ou moins « blanc », afin de voyager et/ou de
rester et vivre, surtout légalement, en immigration. Certes, les migrantes en situation
irrégulière recherchent autonomie matérielle et possibilités d’être soustraites à la
pression sociale de leur groupe d’origine, mais de manière informelle,
indépendamment des institutions de la société d’immigration et souvent même contre
elles. Elles s’appuient sur leurs relations sociales amicales, amoureuses,
professionnelles et familiales. Autrement dit, les voies vers l’autonomie ne relèvent pas
de structures qui seraient fournies par l’Etat et proposées aux (é)migrantes (pour
migrer, travailler ou s’émanciper). Ces femmes inventent des ressources en s’adaptant
aux secteurs qui leur sont laissés. Elles peuvent cumuler des stratégies plurielles, dont
on peut schématiser les dimensions essentielles autour de quatre aspects principaux :
36 - économique : les migrantes irrégulières sont conduites à rechercher leur survie
matérielle et financière dans des secteurs sexués, ethnicisés, informels et non protégés
(prostitution, domesticité non-déclarée, travail dans des « ateliers clandestins », des
entreprises familiales, commerce informel, etc.).

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37 - juridique : elles sont amenées à focaliser leur attention sur les possibilités de
régulariser leur statut légal et d’accéder aux droits en tant que régulières ou nationales.
38 - social : elles sont amenées à contrer les rapports sociaux de pouvoir en s’appuyant
seulement sur les relations sociales. Elles reconvertissent les liens sociaux (amicaux,
amoureux, sexuels ou de travail, par exemple) en liens de solidarité dans les divers
domaines de leur vie (logement, santé, travail, régularisation, contact avec les
proches.).
39 - associatif et militant : les migrantes sans-papiers se mobilisent dans le cadre des
actions en faveur des migrantes, actions qui leurs fournissent un espace nécessaire de
soutien et d’informations10.
40 Plusieurs pistes restent à creuser. Les migrantes ont des trajectoires et des statuts
variés. Les recours qu’elles empruntent sont donc probablement plus divers dans leurs
modalités, loin d’être spécifiques à la population migrante et beaucoup plus contrastés
que ne le laisse supposer toute description figée. La réflexion sur les effets de la
migration sur les femmes gagnera peut-être à se détourner des perceptions simplistes
des rapports de genre (limités au contrôle par le groupe d’origine ou familial) et de
l’autonomie (fondée sur des oppositions entre sociétés ou sur des « indicateurs »
prédéfinis, comme « l’accès au travail »). S’en tenir aux rapports de genre au sein de la
famille ou de la « communauté » migrante ne permet pas de rendre compte de la
diversité des migrantes et de leur relation aux structures familiales, ni de comprendre
l’inscription de la migration des femmes dans la continuité historique de la colonisation
et dans la mondialisation néolibérale. Cette démarche limite la domination des
femmes, ainsi que leurs marges de manœuvre, aux frontières « ethniques » ou
familiales, et non pas à d’autres modalités de la domination, notamment raciste et
étatique, tout en invisibilisant les effets du sexisme des sociétés d’arrivée. Mais ce
constat ne saurait donner quitus à certains travaux qui, en insistant sur la domination,
ne laissent paraître ni les résistances des migrantes et des racisées, ni leurs apports aux
luttes des femmes autochtones et en direction de leur pays d’origine, que l’on peut
constater dans les travaux de Nadia Châabanne (2004) et dans les apports théoriques
et politiques du Groupe du 6 novembre (2001).
41 Les nouvelles recherches pourront peut-être se pencher davantage sur les effets
contradictoires de la migration : les femmes souhaitent renforcer leur autonomie et
leurs chances de mobilité sociale, mais sont en même temps enfermées dans des
structures de domination dont elles doivent manipuler les règles. On pourrait
s’intéresser à la manière dont déclassement et capacité d’agir coexistent chez des
migrantes vivant en situation de promotion ou de déqualification par rapport à leur
projet initial et à leurs qualifications dans leur société d’origine. On pourrait également
situer ces effets contradictoires par rapport à la position des femmes autochtones et
adopter une perspective comparative, en analysant les changements liés à la migration
dans un cadre plus général, non limité aux structures du groupe d’origine mais relié à la
théorie des rapports sociaux de pouvoir et de leurs dynamiques. Cette théorie telle que
définie par Danièle Kergoat (2000 et à paraître), nous fournit de quoi comprendre
l’autonomisation des migrantes sans oublier leur position dominée ou idéaliser leur
empowerment par la migration. L’analyse de l’autonomisation des migrantes pourra
ainsi se référer aux solidarités collectives, aux luttes qui peuvent réunir migrantes et
autochtones et aux relations interpersonnelles qu’elles construisent — et non pas à des
indicateurs tous faits, définis en fonction de présupposés sur le groupe ou la société
d’origine, ou à des « améliorations » qui seraient accordées par la société d’immigration
ou nécessairement opposées à la vie dans la société d’émigration.
42 Aller au-delà de la vision binaire et des analyses centrées seulement sur la famille ou

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le groupe dit d’appartenance est donc une condition nécessaire à la lecture des effets de
la migration sur les rapports sociaux de sexe. La perspective internationale et
comparative est susceptible de le permettre. Elle conduira à ne pas centrer le regard sur
la seule immigration, à mieux réfléchir sur les transformations qui sous-tendent la
migration des femmes, à prendre en compte les similarités des dynamiques de genre
dans les sociétés de départ et d’arrivée, et à saisir par conséquent ce que le changement
dans la vie des migrantes doit ou non à la migration internationale. Cela nécessite de
faire retour sur les transformations politiques et socioéconomiques dans les sociétés
d’émigration, et donc sur les implications genrées de la colonisation, de la
mondialisation et des « politiques de développement », ainsi que sur les luttes de
femmes dans ces pays, leurs acquis et les contradictions en leur sein, et non seulement
au sein du groupe des femmes dans les sociétés d’arrivée. Car ce qui pose problème
dans la vision binaire, c’est d’abord le point de départ basé sur des dichotomies
renvoyant à deux sociétés l’une et l’autre figée. J’ai tenté de dire qu’il est nécessaire de
rompre avec cette perspective théorique et de réfléchir sur de nouveaux paradigmes
afin de reformuler la problématique des effets de la migration sur les femmes, en
regardant du côté de la dialectique entre domination et résistance dans le cadre de la
mondialisation néolibérale.

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Notes
1 L’analyse de cette question prend place au sein d’une recherche de thèse dont l’objectif était
d’étudier les effets empiriques de l’articulation des rapports sociaux de sexe, de « race » et de
classe sur le regard porté sur les migrantes dans leur ensemble, et sur le travail et les attitudes
de migrantes « seules » du Maroc sans-papiers en France (Moujoud, 2007). Le terrain investi
pour cette recherche croise les deux sociétés, marocaine (Casablanca) et française (Paris et sa
banlieue proche). Il se compose d’une centaine d’entretiens semi-directifs avec des migrantes
« seules » sans-papiers ou régularisées, des migrantes rurales domestiques à Casablanca, des
hommes migrants légaux en France et des représentant-e-s d’associations de soutien aux
migrant-e-s.
2 L’une des explications de la prégnance de l’analyse évolutionniste ou en termes d’indicateurs
prédéfinis distinguant les deux sociétés de départ et d’arrivée peut être la fragmentation entre
les champs de recherche sur la migration internationale et sur telle ou telle société du « Sud ».
3 Patricia R. Pessar constate que les « gains sont bien sûr variables selon les pays d’origine et
selon le statut qu’ils réservent aux femmes » citée par Attias-Donfut, Delacroix (2004 : 183).
4 Je remercie Stéphanie Condon qui me l’a rappelé.
5 Cette confusion entre « immigrées » et « maghrébines » rappelle ce que décrit Nouria Ouali
(2002 : 75) à propos du glissement de la signification du terme immigré-e en Belgique, qui
devient synonyme de « musulman-e ».
6 On retrouve ici une continuation des préjugés sur le non-travail des « Orientales », que
Fatema Mernissi (1987) déconstruit dans ses travaux.
7 Le rôle des Etats et des hommes du « Nord » dans le travail domestique est largement
occulté par ce type d’analyse.
8 Ces dernières expressions sont tirées du texte de Manry et Ribas-Mateos (2005).
9 Jean Guyot, Ruth Padrun, Évelyne Dauphinet et Yvone Jospa (1977 : 140-149) évoquent des
images de femmes enfermées dans la société d’origine « pour qui […] la liberté ne veut rien
dire ». Pour Gaymard (2003 : 30), « Les femmes [musulmanes] sont habituées dès leur
enfance à être inférieures aux hommes. D’un point de vue personnel, une jeune fille
musulmane souffre moins d’une situation qui serait intolérable aux yeux d’une jeune

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européenne actuelle. »
10 Le contexte politique répressif restreint l’engagement associatif des migrantes sans papiers
que j’ai rencontrées. Celles-ci peuvent craindre une visibilisation de leur présence irrégulière
en France ou ont eu l’occasion de saisir les limites imposées à ces actions et la nécessité
d’inventer d’autres luttes (Moujoud, 2007).

Pour citer cet article


Référence papier
Nasima Moujoud, « Effets de la migration sur le femmes et sur les rapports sociaux de sexe.
Au-delà des visions binaires », Les cahiers du CEDREF, 16 | 2008, 57-79.

Référence électronique
Nasima Moujoud, « Effets de la migration sur le femmes et sur les rapports sociaux de sexe.
Au-delà des visions binaires », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 16 | 2008, mis en ligne le
22 mars 2011, consulté le 01 novembre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/cedref/577 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cedref.577

Cet article est cité par


(2013) Souffrance et théorie Femmes/fraises. DOI:
10.3917/puf.zenei.2013.01.0167

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Auteur
Nasima Moujoud
Socio-Anthropologue affiliée au Laboratoire d’Anthropologie Sociale (LAS-EHESS) et à
l’Institut Maghreb-Europe (Université Paris 8 Saint-Denis).

Droits d’auteur
Tous droits réservés

https://journals.openedition.org/cedref/577 Page 17 sur 17

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