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Russie : un retour réussi sur la scène agricole mondiale. Des années 1990 à
l'embargo Économie Rurale numéro 365 juillet-septembre 2018

Article · October 2018

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Thierry Pouch
Université de Reims Champagne-Ardenne
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FAITS ET CHIFFRES

Russie : un retour réussi


sur la scène agricole mondiale
Des années 1990 à l’embargo
Quentin MATHIEU ● Service études, références et prospective Assemblée Permanente
des Chambres d’Agriculture-Paris
[email protected]
Thierry POUCH ● Université de Reims Champagne-Ardenne Laboratoire REGARDS. Service
études, références et prospective Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture-Paris
[email protected]

L’instauration par Moscou d’un embargo commercial à l’endroit des produits agricoles et alimentaires
en provenance de l’Union européenne, des États-Unis et de quelques autres pays comme la Norvège
ou l’Australie a eu des répercussions importantes. Ces répercussions n’ont toutefois été mesurées
que du seul côté des exportateurs. Le préjudice économique subi, notamment par des producteurs
français de viandes, de fruits et légumes et de produits laitiers, a été rapidement mis en avant. Sans
sous-estimer l’importance des pertes occasionnées par la fermeture du marché russe, il semblait
intéressant de voir quelles ont pu être les conséquences de l’embargo côté russe. L’article montre
que cette politique commerciale n’a fait qu’amplifier une tendance à l’œuvre depuis le début des
années 2000, à savoir le redressement de l’agriculture russe. La Russie est ainsi (re)devenue l’un
des grands acteurs agricoles mondiaux.
MOTS-CLÉS : relations internationales, politique commerciale, production et échanges agricoles
et alimentaires
Russia: A successful comeback on the world agricultural market. From the 1990s to
the embargo
Russia’s ban on imported food and agricultural products from the European Union, the United
States, as well as from other countries such as Norway and Australia, has had significant impacts.
However, these impacts have only been assessed from the exporters’ point of view, with, for
example, people being quick to stress the economic damage done to French meat, dairy, fruit, and
vegetable producers. Without playing down the importance of the losses related to the closure of
the Russian market, it seemed relevant to further investigate the impacts that Russia’s import ban
has had on Russia itself. This article shows that this trade policy has reinforced a long-term trend
observed since the 2000s: the successful recovery of Russian agriculture. Thus, Russia remains one
of the world’s major players in agriculture. (JEL: Q17, Q18, F51, F52).
KEYWORDS: international relationships, trade policy, agricultural and food production, agricul-
tural and food trade

D écrété à la suite des sanctions fi-


nancières infligées par les pays oc-
cidentaux dans le contexte de la crise
alimentaires en provenance des États-Unis,
de l’Union européenne, du Canada, de
Norvège et d’Australie, a très vite suscité
ukrainienne, l’instauration par Moscou deux types d’interrogations. Le premier
d’un embargo commercial durant l’été a trait aux conséquences commerciales
2014 à l’encontre des produits agricoles et de cet embargo sur les pays exportateurs

Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018 ● 103


FAITS ET CHIFFRES

de biens agricoles et alimentaires vers la Cet article se propose d’apporter des


Russie. Dans le cas spécifique de l’Union éléments de réponse à cet ensemble de
européenne, la fermeture du marché russe questions. Il s’inscrit dans une réflexion
a intensifié la concurrence intra-commu- plus vaste relative au retour de la Russie
nautaire puisque les principaux exporta- sur l’échiquier agricole international, en
teurs ont cherché des débouchés de sub- rupture avec l’évolution empruntée après le
stitution à leurs produits sur le marché passage à l’économie de marché. Lorsque
intérieur européen1. Le second type de l’on se penche sur la dynamique de la
questionnement a concerné les modalités production agricole en Russie, on constate
de l’approvisionnement alimentaire de la que la trajectoire du redressement produc-
Russie. Des sources d’approvisionnements tif était engagée bien avant l’embargo.
alternatives ont-elles été recherchées et Celui-ci n’a fait en réalité qu’accentuer une
trouvées par Moscou auprès de nouveaux évolution déjà à l’œuvre depuis le début de
fournisseurs ? Au passage, le rationnement la décennie 2000. Il est donc suggéré de
de l’offre de produits alimentaires sur le mettre en perspective historique la crois-
marché russe suggère de mesurer l’infla- sance de la production agricole russe.
tion sur les prix alimentaires. C’est pourquoi la première partie de l’ar-
Alors que l’embargo est actif depuis ticle traitera de manière synthétique de
plus de trois ans, que de nombreux acteurs l’effondrement de la production agricole
économiques russes encouragent le russe durant les années 1990, à la suite de
gouvernement à le proroger, un troisième la transition économique. Elle entend aussi
type de questionnement, complémentaire montrer que des facteurs de redressement
des deux précédents, mérite d’être mis sont à l’œuvre dès le début des années
au jour. Il s’agit de l’impact de l’embargo 2000, facteurs ayant ouvert pour la Russie
sur la production intérieure agricole et la voie à un positionnement d’exportateur
de produits transformés. Comment cette net, notamment en céréales.
production a-t-elle évolué depuis l’entrée
La seconde partie examine la dyna-
en application de cet embargo russe  ?
mique des échanges commerciaux
Puisque le marché russe était moins, voire
agroalimentaires de la Russie. Ce point
plus du tout, approvisionné par le truche-
a son importance non seulement pour
ment des importations, l’effet incitatif sur
montrer en quoi la Russie reste globale-
la production intérieure a-t-il été suffi-
ment dépendante de l’extérieur pour ses
samment puissant pour restaurer la capa-
approvisionnements alimentaires, mais
cité d’auto-approvisionement du pays  ?
aussi dans la mesure où l’analyse de ces
Autrement dit, la Russie a-t-elle pratiqué
flux commerciaux depuis la fin de l’année
ce que les économistes du développement
2014 permet de voir en quoi l’embargo a
nommaient autrefois un processus de
occasionné une réduction du déficit russe,
«  substitution d’importations  », au profit
tout en modifiant la hiérarchie des nations
d’une «  croissance autocentrée  » de la
exportatrices de céréales, et en quoi ils
production agricole, qui, conformément
se superposent aux intérêts géopolitiques
à sa définition, trouve sur le marché inté-
de Moscou. Il est par conséquent suggéré
rieur les débouchés suffisants à sa produc-
de faire un bref détour par la théorie des
tion ?
sanctions internationales, qui, en tant que
branche de l’économie internationale,
1.  https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/
cercle-173171-lembargo-alimentaire-a-t-il-pro- évalue l’efficacité de mesures définies
fite-a-la-russie-2110012.php, article consulté le et appliquées par les pouvoirs publics,
9 janvier 2018. comme l’embargo, afin de comprendre

104 ● Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018


FAITS ET CHIFFRES

l’ambition de la Russie il y a bientôt quatre vers l’économie de marché de la Russie.


ans. Il s’inscrit en effet dans un contexte L’échec de cette réforme provient de
nouveau, où s’entremêlent les dimensions plusieurs facteurs, traduisant une mesure
géopolitiques et géoéconomiques, et où politique précipitée et désorganisée dans
des puissances émergentes – c’est le cas le contexte de libéralisation de l’écono-
de la Russie – entendent reconfigurer mie russe (Yefimov, 2001  ; Néfédova et
la hiérarchie des nations en matière de Eckert, 2003 ; Kirtchik, 2009).
production et d’échanges de biens agri-
coles et alimentaires.
En effet, le partage des terres qui
était proposé aux détenteurs de titres de
propriété ne prévoyait aucun découpage
Héritage soviétique et cadastral de la propriété collective, ce qui
développement agricole revenait à fractionner la propriété à parts
1. Une structuration des exploitations quasiment égales entre les détenteurs de
agricoles russes en partie basée coupons, mais sans indiquer la localisation
sur le legs soviétique des parcelles. La réforme ne permettait
pas non plus de détacher le terrain de l’an-
À l’image de son économie, l’agriculture
cienne propriété collective. Par ailleurs, la
russe a connu une transformation radi-
plupart des détenteurs de titre de propriété
cale de sa structure en l’espace de trente
de terre agricole ne souhaitaient pas deve-
ans d’histoire. La chute de l’Union sovié-
nir des fermiers indépendants et être
tique au début des années 1990 a laissé
confrontés aux risques de marché, préfé-
un immense chantier dans l’espace rural,
rant alors rester comme employés sur l’ex-
où l’échec de la planification n’en a pas
ploitation. De plus, la taille de ces terres
moins gardé un système agricole marqué
se montrait bien trop importante pour
par la collectivisation des terres, illustrée
intéresser les fermiers les plus modestes,
par les kolkhozes et les sovkhozes. Cet
alors que la vétusté et le manque de maté-
héritage institutionnel est essentiel pour
riel agricole pénalisaient l’exploitation de
comprendre la structuration des fermes
ces terres. Enfin, la forte croissance de la
agricoles russes d’aujourd’hui.
production agricole des pays européens
La première réforme agraire de 1991, voisins représentait aussi une opportunité
initiée par Boris Elstine, consista à pour la Fédération de Russie de s’appro-
promouvoir la propriété privée en redis- visionner en denrées alimentaires à coûts
tribuant près de 62  % des terres agri- raisonnables évinçant ainsi les exploi-
coles sur la période 1991-1993, soit plus tations russes incapables de rivaliser en
de 115  millions d’hectares (Rosreestr, termes de rentabilité et de compétitivité.
2012) aux collectifs d’anciens employés Une orientation appuyée par la volonté
des kolkhozes sous la forme de coupons des autorités russes de réduire les soutiens
faisant office de titres de propriété. Mais au secteur agricole durant la vague de
cette restructuration du foncier, s’inscri- libéralisation impulsée par le consen-
vant dans le processus de libéralisation sus de Washington (Barsukova, 2016a).
économique enclenché par le consensus de Conséquence, la production de grains et
Washington, amena une profonde déstruc- de viandes chuta de respectivement 43 %
turation de l’agriculture russe. Cette poli- et de 55 % entre 1990 et l’année 20002.
tique se révéla inefficace pour stimuler la
production agricole, celle-ci ayant drasti- 2.  Source  : calculs des auteurs, d’après les
quement chuté dès le début de la transition données de l’USDA Foreign Agricultural Service.

Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018 ● 105


FAITS ET CHIFFRES

Une nouvelle législation sur la vente diversifier leurs activités ou bien à sécu-
des terres fut promulguée entre 2001 et riser leurs approvisionnements, le main-
en 2002 par l’adoption d’un nouveau Code tien de ces exploitations de grandes tailles
foncier et d’une loi sur les terres agricoles, représentait un terreau extrêmement favo-
permettant de mieux encadrer les tran- rable pour la création de chaîne de valeur
sactions, notamment grâce à la redéfini- verticalement intégrée, comme avec les
tion des limites cadastrales des parcelles agro-holdings entre autres (Cordonnier
et à l’officialisation de l’acte de propriété et Hervé, 2003  ; Grouiez, 2012a). Cette
(Lezean, 2011 ; Rylko, Khotko, Svetlana, nouvelle orientation du modèle agricole
Yunosheva et Glazunova, 2015). Même fut définitivement actée lors du premier
si la séparation des terrains vis-à-vis de mandat de Vladimir Poutine, au cours
l’ancienne propriété collective demeurait duquel l’agriculture fut déclarée « priorité
difficilement applicable, cette seconde nationale  » en 2005 avant d’être l’objet
réforme s’inscrit comme l’acte inaugural d’un premier programme d’État de 2008
du redressement de la production agricole à 2012.
russe, qui connaîtra par la suite une crois- Ce plan prévoyait un programme d’in-
sance ininterrompue. Il faut aussi ajou- vestissement de 26 milliards de dollars afin
ter que cette réforme fut élaborée peu de de moderniser et de renforcer la produc-
temps après que l’économie russe eut subi tion agricole locale, mais sans remettre
les répercussions de la crise financière de en cause l’autosuffisance alimentaire et
1998 dès l’année suivante, entraînant une la dépendance du pays aux importations
forte dévaluation du rouble, une fuite de agroalimentaires. Par conséquent, le déve-
capitaux et un retrait des importations de loppement des agro-holdings russes ne fut
produits alimentaires. pas suivi d’une réduction des importations
agroalimentaires du pays. Celles-ci s’in-
Cette crise eut le mérite de rendre à
tensifièrent jusqu’à atteindre 43  milliards
nouveau le secteur agricole attractif, du
de dollars en 2013, soit un an avant la mise
fait de l’envolée du coût des importations
en place de l’embargo commercial à la
et de la perte de valeur du rouble. Les
suite du conflit en Crimée et des sanctions
puissants oligarques russes, soutenus par
internationales.
les pouvoirs politiques locaux, ont profité
de cette opportunité pour diversifier leur
portefeuille d’activités en rachetant d’an- 2. Une politique agricole nationale
ciens kolkhozes et sovkhozes (Grouiez, longue à se dessiner
2012a). De son côté, le secteur de l’in- Cette disposition de l’agriculture russe,
dustrie agroalimentaire et de la grande couplant le développement de la produc-
distribution russe, qui s’approvision- tion locale et l’expansion des importa-
nait en majorité à l’étranger, a constaté tions, peut sembler contradictoire mais
que sa dépendance aux importations le réside dans une approche duale de l’écono-
rendait considérablement fragile en cas mie russe et de son agriculture plus parti-
de crise. Or le démantèlement incomplet culièrement. La promotion du libéralisme
des anciennes fermes collectives a contri- par les autorités politiques s’est heurtée
bué à préserver de façon sous-jacente le aux représentants du monde agricole
fonctionnement hiérarchique de celles-ci russe, adeptes d’une conception davantage
sous l’ancien régime soviétique, à savoir planifiée de ce secteur. Le développement
le contrôle de l’exploitation par le chaînon du libéralisme après la chute du Mur de
aval de la filière. Ainsi, avec l’apport des Berlin fut rapidement confronté aux réali-
capitaux par des investisseurs cherchant à tés agraires, où la croyance envers les

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FAITS ET CHIFFRES

vertus du marché n’a pas provoqué d’élan bénéficiaient d’un niveau de soutien et de
productif dans les campagnes. Malgré protection bien plus avantageux.
cette chute évidente de la production agri-
cole et les inquiétudes sur la capacité du
pays à satisfaire les besoins alimentaires de Ce n’est qu’au début des années 2000
sa population, les autorités agraires russes que le secteur agricole russe fut bénéfi-
n’ont pas réussi à peser dans les débats ciaire d’un réel décollage de la politique
publics. Et ce malgré plusieurs injonctions de développement rural instauré par
adressées aux gouvernements successifs Moscou, avec des déclarations d’inten-
remettant en cause la dépendance grandis- tions en matière d’objectifs de sécurité
sante du pays aux importations de biens alimentaire qui seraient atteints grâce à
alimentaires3. En 2005, le taux de dépen- une politique favorable au développement
dance aux importations alimentaires avait des grandes exploitations. Ce dernier
atteint plus de 30 %, sans pour autant que point s’est traduit par une allocation des
la Russie ne soit encore membre de l’Orga- ressources budgétaires envers les exploita-
nisation mondiale du commerce (OMC). tions avec une situation financière viable,
et ceci afin de faire émerger des réseaux
d’exploitations intégrées dans des struc-
En effet, malgré la dizaine de rounds tures du type agro-industriel (Lezean,
de négociations d’adhésion de la Russie, 2011). Cette orientation fut préjudiciable
l’opposition de la communauté agraire aux petites exploitations, et dont la contri-
russe aux trop fortes concessions deman- bution à la production agricole diminua
dées par les pays membres de l’OMC fortement, en particulier pour les produc-
allongea considérablement le processus tions animales (Lezean, 2011 ; Barsukova
d’adhésion. Les principaux points de et Zvyagintsev, 2015  ; Barsukova 2016a,
blocages résidaient dans la réduction des 2016b). L’émergence d’une telle technos-
mesures globales de soutien, alors que le tructure fut possible, d’une part, grâce
secteur agricole russe, en pleine décrois- au soutien financier de la Fédération à
sance à la fin des années 1990, avait vu ses localités rurales, jouant désormais
ses subventions se réduire drastiquement le rôle de centres de gestion ainsi que de
lors de la crise financière de 1998 (voir services, et ont pour mission de favori-
graphique 1). D’autre part, le régime ser la création d’exploitations et de toutes
commercial se trouvait déjà extrêmement formes de coopération auxquelles elles
libéralisé pour pallier les insuffisances sont liées (coopératives, organismes de
de la production nationale, ce qui désa- micro-crédit). D’autre part, il faut égale-
vantageait les complexes agro-industriels ment prendre en compte l’impact de l’ar-
russes encore convalescents. Ces derniers rivée de Vladimir Poutine au pouvoir sur
ne pouvaient se montrer aussi compétitifs les institutions russes. En neutralisant
que les industries agroalimentaires des le pouvoir dont disposaient les gouver-
pays développés, alors que ces dernières neurs régionaux en termes d’application
des lois foncières, plus particulièrement
3.  Exemple avec la proposition d’un arrêté inti- grâce à l’adoption d’un nouveau cadre
tulé  : «  De la sauvegarde de la sécurité alimen- réglementaire favorable aux rachats des
taire de la Fédération de Russie  », adopté par le exploitations par des opérateurs privés, et
Conseil de la Fédération et de la chambre haute du fait des liens étroits entretenus par la
du Parlement le 5  juillet 1995. Le texte de loi
« De la sécurité alimentaire » qui en découlait fut nouvelle administration avec les milieux
rejeté par le président russe en 1998, sans examen industriels et financiers, la formation de
(Kirtchik, 2009). ces grands complexes agro-industriels fut

Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018 ● 107


FAITS ET CHIFFRES

Graphique 1. Évolution de la production agricole et des soutiens à l’agriculture

Source : FAO et OCDE.

Tableau 1. Principales productions agricoles par type d’exploitation (en % du total de la production)
Exploitations Exploitations
Produits Exploitations agricoles
paysannes auxiliaires
  1992 2005 1992 2005 1992 2005
Céréales 96,9 80,2 3,1 18,3 - 1,5
Betterave sucrière 98,0 87,8 2,0 10,4 - 1,8
Graines de tournesol 95,3 72,5 4,7 26,6 - 0,9
Pommes de terre 13,7 6,3 0,4 2,1 85,9 91,6
Légumes 46,1 14,0 0,9 5,7 53,0 80,3
Viande 63,4 45,7 0,7 2,5 35,9 51,8
Lait 61,7 45,2 0,6 3,0 37,7 51,8
Œufs 59,0 74,1 0,1 0,7 40,9 25,2
Source : Anfinoguentova, d’après Rosstat (2006).

favorisée avec cette incursion du secteur 1998-2006 à 15,5 milliards de dollars sur


privé dans la sphère publique. la période 2007-2014 (graphique 1).
La mise en place d’une réelle politique
Ainsi, l’adoption de la loi de 2006 sur agricole nationale, couplée à des struc-
le développement de l’agriculture apporta tures d’exploitations héritées des sovkho-
une orientation claire à la politique agri- zes et des kolkhozes, a ainsi permis de
cole russe, se fondant sur deux grands confirmer cette dynamique dans les
principes  : l’approvisionnement de la territoires ruraux russes, de même que
population en produits agricoles russes et de valider le processus de concentration
le développement durable des territoires des exploitations russes. Ainsi, en 2008,
ruraux. Le relèvement significatif des près de 20  % des exploitations agricoles
aides et de la production agricole traduit détenaient 60 % de la surface agricole du
bien cette nouvelle inflexion de la politique pays, ces exploitations ayant une taille
russe, avec un niveau moyen des mesures comprise entre 6 000 et plus de 10 000 ha
de soutien aux producteurs qui est passé (graphique 2). Cependant, ce processus
de 4,1  milliards de dollars sur la période cache également de profondes disparités

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FAITS ET CHIFFRES

selon les types de production qui, pour et de contingents tarifaires sur le bœuf et
certaines d’entre elles, sont restées la le porc ont fonctionné comme des méca-
propriété des très petites exploitations. En nismes d’incitation à l’investissement pour
2005, à titre d’exemple, 90 % de la produc- les agro-holdings et les industries agroa-
tion nationale de pommes de terre était limentaires. Ceci est particulièrement
assurée par ce type d’exploitation, 80  % vrai pour les productions à cycle court
pour les légumes (tableau 1). et à retour sur investissement rapide que
Il convient aussi d’évoquer les nouvelles sont la volaille et le porc, celles-ci ayant
relations que nouent ces structures agro-in- été respectivement multipliées par 2 et par
dustrielles avec les localités, dans le sens 4 entre 2004 et 2015 (graphique 3). La
où elles peuvent être amenées à fournir production de viande bovine reste sur une
des biens et des services collectifs en tendance légèrement en baisse du fait d’un
échange de facilités administratives et/ou manque d’intérêt des investisseurs à placer
financières. Par exemple, l’administration des capitaux dans une production à cycle
publique régionale fournit des subventions long, et donc moins rentable à court terme.
aux agro-holdings, qui prennent ensuite Mais globalement, l’effet de ces méca-
en charge le financement des biens et de nismes fut bénéfique puisque, d’une part,
services collectifs (route, réseau de gaz et les importations de viandes ont commencé
d’électricité, logement pour les employés) à diminuer dès 2007 et que, d’autre part, le
dans les localités où se situent leurs instal- taux d’autosuffisance en viande est passé
lations et/ou les agriculteurs avec qui elles de 65 % en 2004 à plus de 88 % en 2015
contractent (Grouiez, 2011). (graphique 4).
Il est également important de signaler Toutefois, ce dernier élément est quelque
l’impact de la réglementation sur les peu tronqué par la forte inflation alimen-
importations de viandes mise en place taire qu’a connue le pays après l’embargo
entre 2003-2006, ainsi que la création de 2014 et son impact sur les comporte-
d’un plan d’aide à l’investissement fondé ments de consommation des ménages,
sur un système de subventions sur les avec, à la fois, un effet de revenu et un
taux d’intérêt. Par exemple, le système effet de substitution (moins de produits
de quotas sur les importations de volaille alimentaires consommés, substitution de

Graphique 2. Concentration des exploitations agricoles russes en 2008

Source : Rosstat, d’après IKAR.

Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018 ● 109


FAITS ET CHIFFRES

Graphiques 3 et 4. Évolution de la production et des importations de viande en Russie

Source : Rosstat et USDA.

la consommation de viande bovine à prix les fruits et légumes), ce qui a entraîné une
élevé au profit de protéines animales meil- baisse des achats sur les produits alimen-
leures marchés comme le poulet ou les taires les plus coûteux dans le panier de
œufs). Les conséquences sur la consom- biens des ménages : -5 % par habitant pour
mation alimentaire des ménages russes les fruits, -4 % pour les produits laitiers et
ont été particulièrement fortes, les prix des -3 % pour les viandes entre 2013 et 20154.
produits agroalimentaires ayant augmenté
en moyenne de plus de 26  % entre août 4.  https://financialobserver.eu/cse-and-cis/
russia/the-embargo-has-transformed-the-rus-
2014 et août 2016 (avec des hausses plus sian-food-market/, article consulté le 18  janvier
marquées pour les produits de la pêche ou 2018.

110 ● Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018


FAITS ET CHIFFRES

L’embargo a également eu un impact quali- intérieure. Ainsi, entre 20 et 25  % de la


tatif sur cette consommation alimentaire, consommation laitière russe provient des
le service fédéral de surveillance vétéri- importations, plus particulièrement sur
naire et phytosanitaire (Rosselkhoznador) des produits à forte valeur ajoutée comme
ayant mis en évidence une recrudescence les fromages ou le beurre6.
de produits alimentaires falsifiés dans les
L’exemple de la filière laitière est
circuits de distribution. Ceci concerne-
symbolique du manque de modernisation
rait un quart de la production alimentaire
dont souffrent encore les filières agricoles
totale et jusqu’à 78  % des fromages, des
russes, et qui a conduit à la dégradation de
compagnies corrompues y incorporant des
la balance commerciale agroalimentaire
huiles végétales en substitution du lait.
du pays, malgré une amorce de croissance
de sa production agricole. La moitié des
Une balance agroalimentaire semences utilisées est importée de l’étran-
déficitaire, et les conséquences de ger (95  % en provenance de France), le
l’embargo commercial matériel agricole est vétuste, les capaci-
tés de transformation et certaines filières
1. Production agricole relancée, mais accusent toujours un fort déficit d’inves-
un déficit de la balance commerciale tissement et de compétences, comme la
agroalimentaire culture de fruits et légumes sous serre. Sur
Ce désintérêt pour la production de viande ce dernier point, le cas est particulièrement
bovine est étroitement lié au déficit de problématique puisque le pays consomme
croissance du secteur laitier russe. La de 1,7 à 1,8 million de tonnes de fruits et
production du lait en Russie stagne depuis légumes par an, alors que la production
le début des années 2000 (entre 30 et 32 atteint péniblement les 850 000 tonnes en
millions de tonnes sur les quinze dernières moyenne ces dernières années.
années). Cette situation est la conséquence
C’est dans ce cadre que fut lancé le
d’un sous-investissement chronique dans
second plan d’investissement pour l’agri-
le secteur laitier du fait des délais parti-
culture sur la période 2013-2020, un an
culièrement longs pour récupérer les capi-
avant l’embargo commercial décrété par
taux investis, contrairement à des produc-
Moscou, en réponse aux sanctions finan-
tions sur cycle court. Ainsi, la défaillance
cières décrétées à la suite du conflit en
dans le processus de modernisation du
Crimée. L’enveloppe budgétaire a été
secteur a maintenu la productivité par
doublée par rapport au précédent plan
vache à un niveau deux fois et demie infé-
de 2008-2012 (plus de 52  milliards de
rieur aux autres grands bassins mondiaux
dollars), une part des aides est désormais
de production, et en sachant que seule-
réorientée vers les secteurs en retard de
ment la moitié de la production est collec-
croissance et une nouvelle orientation a
tée puis transformée5. Contrairement au
été ajoutée dans cette politique : la subs-
secteur de la viande, le pays a dû conti-
titution aux importations pour parvenir à
nuer ses importations de produits laitiers,
l’autosuffisance alimentaire.
les capacités de transformation y sont
encore insuffisamment nombreuses et
6.  En 2013, et d’après les calculs effectués sur
performantes pour satisfaire la demande les données Rosstat et de l’USDA, nous consta-
tons que la part des importations russes dans la
5.  https://www.lecourrierderussie.com/econo- consommation domestique atteint 40  % pour les
mie/2017/03/nouveaux-investisseurs-sec- fromages et le beurre, et 30 % pour le lait cru. Ces
teur-agro-industriel/, article consulté le 15 janvier taux se situent désormais entre 25 et 30 % après
2018. embargo.

Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018 ● 111


FAITS ET CHIFFRES

Ce dernier point est particulièrement 2. L’embargo a contribué à consolider le


important puisque le déclenchement de redressement agricole de la Russie
ce nouveau plan intervient seulement
Dans de telles dispositions, la survenance
un an après l’adhésion de la Russie à
de l’embargo russe a provoqué, dans un
l’OMC, alors que le pays a fait d’impor-
premier temps, une forte réduction des
tantes concessions en matière de soutiens
importations en provenance de l’Union
financiers et de protectionnisme pour
européenne. En 2013, l’Union européenne
son agriculture et pour intégrer l’OMC.
exportait pour 16  milliards de dollars de
À défaut de pouvoir davantage accroître
produits agroalimentaires en Russie, ce qui
les droits de douanes pour limiter l’en-
représentait 37 % des importations totales
trée de produits étrangers plus compé-
de la Russie en produits agroalimentaires.
titifs sur son marché intérieur, le pays a
Ce montant est passé à 6  milliards de
intensivement eu recours aux barrières
dollars en 2015 et l’Union européenne ne
non tarifaires pour contenir des impor-
pèse plus que pour 24 % des importations
tations alimentaires destinées à s’ac-
agroalimentaires de la Fédération8. Ce gel
croître avec l’entrée dans l’OMC. Le but
des échanges avec les 28 États membres de
étant ici, sur la base de la théorie de la
l’UE a eu pour conséquence de rediriger
protection des industries naissantes de
une partie de ces flux d’importations vers
F.  List (1841)7, de continuer à protéger
des pays partenaires comme la Biélorussie
un secteur agricole encore considéré
ou le Brésil, mais aussi vers de nouveaux
en transition et moins compétitif que
pays fournisseurs comme la Turquie, le
celui des pays développés ou du groupe
Paraguay ou l’Argentine9. Ces flux d’im-
des  Cairns (Brésil, Argentine entre
portations se caractérisent entre autres par
autres).
une spécialisation de chaque pays fournis-
seur dans l’approvisionnement de produits
Ce contrepoids au cadre de l’OMC agricoles ciblés  : les fruits et légumes
fut  aussi possible grâce à la création pour la Turquie, les viandes pour les pays
d’une Union douanière avec la Biélorussie d’Amérique du Sud.
et le Kazakhstan dès le début de l’an-
née 2010. En remarque, la création de Par ailleurs, la diminution des impor-
cette union était le fruit d’un long proces- tations de l’Union européenne dans le
sus de négociation entre les pays parti- commerce russe n’a pas été totalement
cipants, puisque les discussions furent compensée par cette réorientation des
entamées dès les années 1990, suivies de flux d’importations alors que les expor-
la signature de premiers documents offi- tations agroalimentaires de la Russie se
ciels en 2006. Cette Union représenta une sont accrues de près de 8  milliards de
opportunité pour les opérateurs russes, dollars entre 2010 et 2016, sous l’impul-
afin de l’utiliser comme un espace d’écou- sion notamment des récoltes records de
lement des productions destinées à l’ex- grains. Ainsi, la balance commerciale
portation (les grains) mais aussi, dans le
cas de la Biélorussie, tel un  circuit  d’ap- 8.  Calculs des auteurs, d’après les données de la
provisionnement en produits où le secteur banque de données CHELEM (Comptes harmo-
agricole russe est déficitaire, comme les nisés sur les échanges et l’économie mondiale),
nomenclature GTAP.
produits laitiers (Grouiez, 2012b). 9.  Il faut préciser ici que les opérateurs euro-
péens à l’exportation ont contourné, dans un
7.  List  F. (1857). Système national d’économie premier temps, les sanctions russes en procédant
politique. Trad. de l’allemand par Heni Richelot. à des réétiquetages des produits européens à partir
Paris, Capelle, 2e éd. de plates-formes situées en Biélorussie.

112 ● Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018


FAITS ET CHIFFRES

Graphique 5. Commerce extérieur de la Russie en agroalimentaire

Source : CEPII-CHELEM.

Graphique 6. Flux d’IDE entrants en Russie dans le secteur agroalimentaire

Source : CBR.

du pays s’est davantage rééquilibrée, le d’autosuffisance alimentaire, mais tout en


déficit agroalimentaire russe n’étant plus continuant à s’intégrer dans la division
que de 4,7  milliards de dollars en 2016 internationale du travail par la création de
contre 24 milliards de dollars en 2013 partenariats économiques avec des pays
(graphique 5). qui leur fournissent des intrants, des tech-
nologies et des compétences dont ils sont
Enfin, les dispositions de l’embargo
déficitaires.
ont révélé une autre facette de la politique
agricole russe qui consiste à développer Une partie de ces IDE a aussi la parti-
l’accueil d’investissements agroalimen- cularité d’être dirigée vers des filières
taires sur le territoire russe. Les flux d’in- encore faiblement développées dans le
vestissements directs étrangers (IDE) dans pays. La filière laitière en est le parfait
le secteur agroalimentaire ont continué de exemple, puisque de nombreux projets
progresser, et n’ont jamais été aussi élevés de grandes fermes ou de complexes inté-
que durant l’embargo (graphique 6). Ce grés étaient en cours de construction pour
phénomène traduit bien cette stratégie des des montants extrêmement élevés. Citons
autorités russes de parvenir à un objectif notamment en 2016, un investissement sur

Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018 ● 113


FAITS ET CHIFFRES

dix ans du groupe vietnamien TH True occasionné une contraction des recettes
Milk pour un montant de 2,4  milliards fiscales perçues par l’État – a par ailleurs
d’euros dans un complexe d’une capa- bénéficié aux exportations de blé russe,
cité d’accueil prévue à 350  000 vaches dont la qualité était déjà excellente, en
laitières10. Le secteur laitier devrait d’ail- particulier pour la panification11.
leurs constituer les prochaines filières Par ailleurs, la quantité de terres encore
réceptrices d’investissements en plus inexploitées, des rendements encore nette-
grande quantité, aussi bien étrangers que ment inférieurs aux autres pays produc-
nationaux, sur la prochaine décennie (de teurs et le besoin de modernisation des
même que la production de légumes sous infrastructures (silos, chemins de fer)
serre). D’un autre côté, le programme de montrent toute la marge d’amélioration
développement de la production laitière du dont disposent les filières céréalière et
gouvernement russe envisage d’augmen- oléagineuse russes. Sans oublier les inves-
ter la production laitière de 37 %, soit plus tissements en cours pour améliorer les
de 42 millions de tonnes d’ici 2025, grâce capacités de trituration des industries, qui
notamment à des taux d’intérêt subven- souhaitent occuper une place prépondé-
tionnés sur les projets d’investissement rante sur le marché des huiles végétales.
laitier.
La Russie profite en partie de ce
potentiel céréalier dans le cadre des rela-
3. L’agriculture comme levier d’une tions géoéconomiques qu’elle entretient
stratégie géoéconomique
avec ses pays partenaires. Pour certains
L’ambition des autorités politiques russes, pays grands importateurs de céréales,
à terme, est de dégager une production agri- la Russie est même rapidement devenue
cole excédentaire destinée à peser dans les le partenaire incontournable pour leurs
relations géoéconomiques des pays parte- approvisionnements. Ainsi, en 2016, les
naires de la Russie. C’est déjà le cas pour le importations de blé russe représentaient
secteur des grandes cultures, pour lequel 30 % des importations totales de céréales
le pays a retrouvé une balance commer- en Égypte, et 50  % en Turquie. Le pays
ciale positive dès le début des années 2000 a aussi répondu présent sur des zones en
avec l’émergence des premières agro-hol- situation d’urgence alimentaire comme le
dings, dans les terres fertiles du type Yémen, le Nigeria ou la Syrie. Le place-
tchernoziom situées dans le sud du pays. ment de la Russie dans ces zones appa-
La production de grains a ainsi quasiment raît hautement stratégique, et lui donne
retrouvé son niveau d’avant la chute du un certain poids dans les relations qu’elle
bloc soviétique, à hauteur de 100 millions entretient avec ces États. D’autant plus
de tonnes, et les exportations se sont verti- que, pour certains d’entre eux, leur stabi-
gineusement accrues jusqu’à dépasser les lité politique et sociale peut dépendre de
30 millions de tonnes, faisant de la Russie
le premier exportateur mondial de blé en 11.  Il faut mentionner ici la taxe à l’exportation
2016 (graphique 7). La dépréciation du mise en place par les autorités russes en 2015
rouble – largement déclenchée par l’effon- dans le but de freiner la poussée inflationniste des
biens alimentaires sur son marché intérieur. Cette
drement du prix du baril de pétrole, qui a taxe fut suspendue dès septembre 2016, celle-ci
n’ayant en rien stoppé les ambitions à l’exporta-
10.  Voir pour cela la publication de l’Institut tion des opérateurs, ni même démontré son effi-
de l’élevage «  Marchés mondiaux des produits cacité quant à son objectif de réduire l’inflation
laitiers – Année 2016. Perspectives 2017  ». alimentaire, alors que son coût économique appa-
Institut de l’élevage, Dossier Économie, n°  480, raissait bien plus contraignant (Götze, Koester,
juin 2017. Glauben et Bulavin, 2015).

114 ● Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018


FAITS ET CHIFFRES

leur capacité à approvisionner leur popu- par le truchement des comptes extérieurs
lation en biens alimentaires de base. (Hufbauer et al., 2007). Les producteurs
européens ne sont pas restés passifs et ont
4. Inscrire l’embargo russe dans un cherché des débouchés de substitution,
contexte de guerre commerciale trouvés en particulier sur le marché intra-
communautaire, ce qui a eu pour consé-
L’exercice du commerce international est
quence d’intensifier une concurrence déjà
souvent considéré comme un vecteur de
vive entre les pays membres de l’UE et
pacification des relations internationales.
entre les agriculteurs et industriels de la
Il s’agit d’un message qui structure l’ap-
transformation.
proche de l’échange de marchandises entre
les nations. Un tel message remonte au
début de la formation de la science écono- L’embargo russe s’inscrit surtout dans
mique. De nombreux travaux ont pu élar- une logique géoéconomique ou, si l’on
gir cette conviction, en montrant notam- préfère, de guerre commerciale. Alors
ment que l’ouverture commerciale entre que l’on aurait pu penser que les sanctions
deux nations réduisait l’escalade militaire internationales déstabiliseraient l’éco-
(Martin et al., 2008). Il s’ensuit que deux nomie et l’influence géopolitique de la
pays qui échangent des marchandises avec Russie, le pays a au contraire su renforcer
une certaine acuité et régularité seraient sa position sur l’échiquier d’un monde de
moins enclins à recourir aux sanctions, plus en plus multipolaire. Désormais plus
celles-ci pouvant être porteuses de faiblement exposée à un risque de dépen-
pertes économiques (Matelly, Gomez et dance alimentaire vis-à-vis de ses impor-
Carcanague, 2017). L’expérience de l’em- tations de produits agricoles, les sanctions
bargo russe contredit cette posture. internationales et la réaction des autorités
L’UE et la Russie sont deux entités qui russes ont été bénéfiques au développe-
entretiennent depuis de longues années ment de son secteur agricole (Mattely,
un flux commercial intense de produits Gomez et Carcannague, 2017). L’efficacité
agricoles et alimentaires. Les sanctions de ces sanctions est d’ailleurs clairement
financières européennes ont rapidement mise en doute, certaines filières euro-
occasionné une réponse économique de la péennes comme le lait et le porc y ayant
Russie, au travers de l’embargo commer- perdu un débouché rémunérateur, alors
cial. Ce dernier a eu, selon les travaux de que l’économie russe n’a subi qu’un choc,
R.C. Porter, un effet immédiat, puisque les en partie transitoire, avec une forte infla-
flux commerciaux de produits agricoles et tion alimentaire sur un an12. De plus, la
alimentaires ont été interrompus au détri- réorientation des échanges russes au profit
ment de l’UE, les producteurs ayant perdu de certains pays tiers (Brésil, Kazakhstan,
un débouché important (graphique 8 sur Turquie, Uruguay, Israël…) a permis
le cas de la France) (Porter, 1979 ; Lindsay,
1986). L’embargo a pu ainsi contribuer à 12.  Néanmoins, comme il a été dit précédem-
ment, ce choc a pu avoir un impact de plus long
déstabiliser des filières comme celle de la terme en influençant les comportements alimen-
viande de porc ou des produits laitiers. Ce taires des ménages russes, ces derniers ayant pu
type de sanction apparaît donc d’autant substituer leur consommation de viandes au profit
plus efficace qu’elle cible un domaine sur de protéines moins onéreuses (viande de volaille,
lequel un pays est spécialisé, comme dans œufs et légumes). L’inflation alimentaire avait
atteint jusqu’à 26 % en février 2015, et elle n’était
le cas de la France. L’impact est prioritaire- plus que de 5,8  % en moyenne en 2016, et de
ment d’ordre microéconomique, même s’il 3,5 % sur les deux premiers trimestres de l’année
se répercute à l’échelle macroéconomique 2017 (données : Trading Economics).

Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018 ● 115


FAITS ET CHIFFRES

Graphique 7. Production et exportations nettes de grains en Russie

Source : USDA.

au pays de se délester de sa dépendance forcément les échanges entre l’UE et la


alimentaire envers l’UE. Russie, cette dernière ayant trouvé de
nouveaux canaux d’approvisionnements
Partant de ce qui vient d’être dit, l’ana- tant en faisant jouer la concurrence inter-
lyse de l’embargo russe suggère de se nationale que par le redressement de sa
pencher sur la vision que Moscou peut production agricole nationale. L’embargo
avoir de la sécurité alimentaire, notion se révèle être un levier supplémentaire de
revisitée depuis le milieu de la décennie consolidation du regain de croissance de la
1990, sous l’impulsion de Via Campesina. production agricole russe et de l’élévation
Nous savons que la Russie a été confron- de son rang dans les échanges interna-
tée à des formes d’insécurité alimentaire tionaux. Le pays compte du coup asseoir
après la dislocation de l’URSS et l’effon- sa position de fournisseur de produits
drement des productions, incitant les auto- agroalimentaires dans une zone couvrant
rités à en faire un objet politique dès le le Moyen-Orient jusqu’aux grands pays
début des années 2000, et surtout lors du asiatiques. Les filières russes de viande
gouvernement Medvedev de 2010 (Dufy blanche ambitionnent de devenir expor-
et Barsukova, 2017). La sécurité alimen- tatrices nettes d’ici 2018 pour profiter
taire est depuis perçue en Russie comme de ces marchés émergents en très forte
un des maillons de la politique de sécu- demande de produits carnés (la volaille
rité nationale définie sur l’horizon 2020. pour l’Orient, la viande porcine pour les
L’embargo adopté en 2014 en réaction aux pays asiatiques).
sanctions infligées par l’UE s’inscrit plei-
nement dans une perception de l’économie Les sanctions financières de l’UE
répondant à la promotion du nationalisme. envers la Russie ont donc failli à faire
La stratégie de Moscou fait écho à l’idée changer le comportement de la Russie en
de plus en plus répandue que la sécurité matière de relations internationales. L’effet
alimentaire ne doit plus forcément passer dissuasif a été très limité. La Russie a en
par l’échange international de produits effet pris appui sur ces sanctions pour
agricoles et alimentaires (Dufy, 2015). imposer un embargo qui, non seulement
a ouvert la voie à une diversification
Nous pourrions donc supposer qu’une des approvisionnements alimentaires,
levée de l’embargo ne relancerait pas mais surtout a renforcé une politique

116 ● Économie Rurale 365/Juillet-Septembre 2018


FAITS ET CHIFFRES

Graphique 8. Évolution des exportations françaises de produits alimentaires vers la Russie

Source : Eurostat.

stratégique engagée au début de la décen- opposition franche au credo libéral adopté


nie 2000 et visant à faire du secteur agri- antérieurement, c’est-à-dire au moment de
cole un levier du redressement internatio- l’effondrement de l’URSS (Sapir, 2008).
nal de la Russie. Avec l’agriculture, nous De quoi inciter, une fois de plus, à recons-
assistons bel et bien au retour de la Russie, idérer la théorie de l’économie internatio-
retour qui s’est construit sur une politique nale. ■
macroéconomique, y compris agricole, en

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