Théorie de L'unité Universelle: Fourier Charles (1822)
Théorie de L'unité Universelle: Fourier Charles (1822)
Théorie de L'unité Universelle: Fourier Charles (1822)
(1822)
Réédition, 2001
Théorie
de l’unité universelle
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 6
Ces deux volumes faisant partie d'un ouvrage qui doit contenir à peu près six
tomes, on ne devra pas s'étonner d'y trouver des lacunes et des renvois auxquels
suppléeront les tomes suivants. Le troisième donnera tout ce qui n'a pas pu trouver
place dans les deux premiers.
L'étude d'une science quelconque présente toujours des épines à la plupart des
commençants. Sous ce rapport, la Science Sociale due au génie de Charles Fourier
ne fait point exception. Loin de là, l'originalité du langage de l'Inventeur et
l'absence de préparation chez l'étudiant qui, le plus souvent, en politique et en
morale, n'aura fait dans les écoles officielles que s'imprégner de préjugés, ajoutent
encore aux difficultés ordinaires de l'initiation. C'est ce qui nous engage à rappeler
ici que le 2e tome des Œuvres complètes, et le 1er du Traité de l'Unité universelle,
se compose de divers morceaux dont beaucoup de personnes feront sagement
d'ajourner la lecture après celle des trois tomes suivants. Si elles débutaient
autrement, elles courraient risque d'être tout à fait dépaysées. Celles-là seules qui
auront préalablement pris connaissance des autres publications de l'École
Sociétaire, pourront avec goût et avec fruit suivre l'ordre des volumes tel qu'il a été
réglé par l'auteur.
Les quatre tomes de l'édition de 1841 sont publiés en deux volumes dans
l'édition des Presses du Réel, en respectant le dispositif particulier de Charles
Fourier : tableaux, tables des matières, conception typographique. Les quatre
tomes sont répartis comme dans l'édition de 1822.
Les éditions Anthropos ont publié en 1966-68 l'œuvre complète de Fourier
éditée en 1841, en impression anastaltique.
Les chiffres romains I, II, III, IV indiquent les tomes originaux et les chiffres
arabes les volumes 1 et 2 de la présente édition.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 8
AVERTISSEMENT
SUR LE TRAITÉ DU LIBRE ARBITRE.
simple : les gens profonds qui cherchent midi à quatorze heures trouvent toujours
bien simples ceux qui prennent bonnement midi à midi. Quant aux bons esprits,
qui croient que la clarté et le bon sens ne sont point incompatibles avec la vérité et
la profondeur, ils reconnaîtront facilement que la solution concrète du problème de
la Liberté par l'Attrait, dans le monde social, est identique avec la solution
abstraite du problème dans sa forme métaphysique. Toutes les épines du problème
du Libre Arbitre tombent devant la théorie de l'Attraction et de l'Unité universelle.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 10
DU LIBRE ARBITRE.
ANTIENNE.
1
En marge, phrase ébauchée : La législation répondra qu'on ne voit guère de gens mourir de
faim. N'en vit-on qu'un par siècle, comme ceux de Seignelay et Bruxelles, ce serait assez pour
condamner la législation qui n'assure point de minimum au pauvre et prétend qu'il jouit du Libre
Arbitre. D'ailleurs, souffrir la faim, les privations, n'est-ce pas être victime comme celui qui
meurt de faim : il n'y a de différence que celle d'un long supplice à un trépas subit.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 12
Condillac nous dit : « Les mots sont les véritables signes de nos idées », n'aurait-il
pas mieux fait de dire : Les mots sont les véritables masques de nos idées.
Venons au sujet. Il s'agit d'établir que si l'homme ne jouit pas du Libre Arbitre,
Dieu n'en jouit pas non plus sur notre Globe. En effet l'Attraction vient de Dieu, et
si elle est étouffée par un huitième de privilégiés comprimant les 7/8, les salariés,
esclaves et autres classes, l'impulsion de Dieu est réellement et complètement
entravée, puisque les 7/8, en calcul de mouvement, signifient l'ensemble, et que
l'exception de 1/8 confirme la règle. Ce n'est donc pas l'homme seul, mais Dieu et
l'homme, qui sont privés du Libre Arbitre sur tout globe où l'Attraction est
entravée. Cette privation est composée et non pas simple, puisqu'elle s'étend aux
deux agents primordiaux du mouvement social, à Dieu et à l'homme.
Nous avons donc sur le Libre Arbitre un double problème à résoudre. Il faut
garantir les libertés de Dieu et celles de l'homme, assurer le concours des deux
libertés, leur action unitaire, par l'essor de l'Attraction. Tel est le vrai sens de la
question dont nos philosophes et nos théologiens n'ont envisagé que la moitié : car
ils n'ont songé qu'au Libre Arbitre de l'homme, sans acception de celui de Dieu qui
est opprimé sur un Globe si l'Attraction n'y jouit pas du plein exercice.
Opprimer Dieu ! qu'on ne s'étonne pas de cette expression. Les théologiens
prétendent bien que l'homme peut tenter Dieu, c'est-à-dire lui faire commettre le
mal : car la tentation suppose la chance de faire succomber l'individu tenté. Mon
assertion n'est point incongrue comme celle des théologiens ; je prétends
seulement que l'homme peut entraver Dieu dans ses mesures bienfaisantes, en
paralyser l'effet et tomber dans le malheur en voulant se diriger sans l'intervention
de Dieu. Tel est sur notre Globe le résultat du défaut de Libre Arbitre. Il n'y existe
en aucun sens : deux circonstances concourent à nous en priver. Ce sont,
l'ignorance des lois de la nature et la perversité des sciences qui s'en disent
interprètes. Elles attribuent le défaut de Libre Arbitre au despotisme des
gouvernements. Rien n'est plus erroné, et la preuve en est que les philosophes sont
encore plus despotes que les princes quand on leur confie l'administration. Il est
donc très-faux que la philosophie ait l'intention sincère de rendre aux nations des
libertés.
Du moment où l'homme recouvrerait l'usage du Libre Arbitre ou seulement du
gros bon sens, il ne manquerait pas de reconnaître qu'il est dupe des deux sciences
qu'il a choisies pour guides, et s'il ne s'en est pas encore aperçu, il faut que des
incidents quelconques entravent chez lui le plein exercice du jugement ; c'est par
l'examen de ces entraves que nous allons commencer.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 13
élaguant les insinuations des deux sciences, leurs prestiges sur une destinée
malheureuse et limitée aux échelons civilisé, barbare et sauvage, on pourra lui
lever la cataracte, l'initier à la théorie des autres voies sociales, à l'étude de la
Nature ou Attraction, foulée aux pieds par les deux sciences. L’homme, après ce
traitement, aura surmonté les deux obstacles qui le réduisent au Libre Arbitre
passif, ce sont l'ignorance des lois de la nature et la perversité des guides qui
s'emparent de lui dans son aveuglement. Jusque-là sa raison n'est qu'un dédale et
son arbitrage qu'une illusion.
Passons au rôle actif ou exercice direct du Libre Arbitre, qui suppose
l'indépendance des préjugés et les connaissances exactes sur la destinée. Quelle
règle devra suivre l'homme pourvu de ces nouvelles lumières ? La règle de
s'astreindre aux lois de la nature en développant les cinq passions sensitives et les
quatre affectives, selon l'ordre indiqué par les trois distributives. Il ne peut pas
exister de bonheur collectif et individuel hors de cette méthode, aucun être ne
pouvant être heureux positivement sans l'essor de sa nature ou développement de
ses attractions. Nous ne pouvons donc nous flatter de connaître les lois de la nature
passionnelle qu'autant que nous aurons découvert un moyen de développer dans
cet ordre nos douze passions, et nous ne pouvons arriver à cette découverte qu'en
oubliant les dogmes de nos 600,000 volumes philosophiques et théologiques, plus
ou moins opposés à l'essor des passions.
Parvenus à ce nouveau mécanisme social, notre Libre Arbitre sera actif par
deux raisons, parce qu'il ne sera impulsion d'aucune secte, mais de Dieu par
l'Attraction, de nous-mêmes par la raison convergente ou coïncidente avec les lois
de la nature et de ses harmonies matérielles. Ce n'est qu'en marchant dans cette
voie que nous pourrons nous flatter d'un exercice positif de la raison, qui tendra
alors à raffiner continuellement nos plaisirs. Elle est négative dans l'ordre actuel,
où ses impulsions les plus sages ne nous poussent qu'au mal et ne remplissent
aucunement leur destination qui est de nous diriger dans les plaisirs, d'en étendre le
cercle, d'en accroître l'intensité par l'emploi des trois passions distributives.
Concluons, en récapitulant sur cette thèse, qu'il n'existe pas aujourd'hui de
Libre Arbitre, et que le rôle passif auquel il est réduit est une liberté illusoire, ainsi
qu'il a été précédemment démontré.
Voilà pour la théorie. Il nous reste à l'appliquer à quelques détails de la
pratique civilisée, aux formes vicieuses que prend le Libre Arbitre dans cette
société, où il ne nous pousse qu'à l'encontre de la destinée, qu'aux mécanismes :
simple au lieu du composé
négatif au lieu du positif
passif au lieu de l'actif ;
qu'au duplicisme au lieu de 1'unitéisme :
qu'au subversif au lieu de l'harmonique.
Nous allons débuter par une thèse mixte sur l'engorgement ou perclusion du
Libre Arbitre ; de là nous passerons à ses développements civilisés, où nous
trouverons en tout sens les vices dont nous venons de l'accuser.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 16
tout entier contre son propre vœu, il ne jouit plus de sa liberté de jugement, mais
seulement d'une libre adhésion à l'hébétement intellectuel, et il y a perclusion du
Libre Arbitre qui suppose entremise de raison, et préalablement existence de
raison. Distinguons entre l'entrave et la privation : un homme que la peur a glacé et
qui croit voir un fantôme, n'a pas la force d'avancer ; un tel homme n'est qu'entravé
et non pas paralysé comme celui qui serait perclus des deux jambes. Même
distinction doit être faite sur les facultés mentales. Elles ne sont qu'entravées quand
un préjugé les arrête ; mais elles sont percluses quand l'obstacle naît d'une force
presque insurmontable, d'une vraie paralysie, comme le prestige philosophique et
théologique contre la découverte des destinées et l'issue de Civilisation.
Tel est le degré d'abrutissement où nous ont conduits la philosophie et la
théologie sur toutes les questions relatives à la Destinée. L'esprit humain, sur ces
questions, n'est pas maître de douter, éprouver, vérifier. Le despotisme
philosophique l'a façonné à repousser obstinément toute voie de vérification, tout
indice de (découverte) : aussi l'esprit humain est-il novice jusqu'au crétinisme sur
toutes les branches d'études de la Destinée. Appuyons ceci d'un indice tiré de ces
(considérations).
Je choisis la destination des infiniment petits et leurs rapports avec les
infiniment grands, thèse qui comprend les rapports sociaux de l'homme avec Dieu,
tous deux étant les extrêmes de petitesse et de grandeur en chaîne d'harmonie.
Le nom de Dieu n'inspire malheureusement parmi nous que terreur chez les
opprimés, dédain chez les oppresseurs. Aucune de ces deux classes ne peut s'élever
à juger sensément de Dieu, à voir en lui un protecteur, un ami qui veut nous
associer à sa puissance, et l'on peut dire que, sur ce sujet, les savants-mêmes ne
jouissent pas de leur Libre Arbitre. L'aspect des misères du monde, l'esprit de
rébellion secrète qu'elles excitent chez l'homme juste, s'opposent à un
rapprochement amical entre la créature et le Créateur. Si l'on n'arrive pas à cet
esprit, il est impossible de juger sainement des vues de Dieu sur notre sort.
On a voulu nous inspirer pour lui une tendresse filiale, sous prétexte qu'il est le
père de la nature. Fausse application ! car l'autorité paternelle, parmi nous, est
nécessairement coërcitive et non pas amicale. Dans l'harmonie, au contraire, cette
autorité n'existe pas et se transforme en adulation, en déférence continuelle du père
pour l'enfant : or si nous ne devons pas, comme l'insinuent nos sciences, nous
ravaler devant Dieu, nous ne devons pas non plus nous croire ses supérieurs. Le
véritable ton de nos relations avec lui doit être l'amitié. – Si j'en juge de la sorte,
c'est que, mieux instruit qu'un autre de ses desseins sur nous, je vois que toutes ses
dispositions sont celles d'un ami libéral, généreux, qui veut partager franchement
avec nous son bonheur et son empire sur le mouvement. Tel est l'esprit dont il
convient de se pénétrer pour bien concevoir le calcul des destinées.
Nos deux guides, philosophie et théologie, nous poussent aux deux excès
opposés à cet esprit, et d'abord la théologie nous inspire, dans nos rapports avec
Dieu, la stupeur du villageois qui, introduit à la table d'un empereur, ose à peine
goûter des mets qui lui sont présentés : tout préoccupé de l'idée de la puissance du
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absence de Libre Arbitre sur tout ce qui contredit les dogmes réunis de la
philosophie et de la théologie, vraies mégères qui feignent de se (vouer à la
recherche de la vérité) pour mieux asservir l'esprit humain, (le mieux plier aux
disgrâces civilisées), et le (remplir de préventions) contre l'étude de l'Attraction et
de la Révélation permanente, où il eût pu trouver depuis 2500 ans l'issue de ses
antiques malheurs.
paralyser tous deux ; effet ridicule de nos sciences qui, voulant donner l'une tout à
Dieu, et l'autre tout à l'homme, n'arrivent qu'à fausser l'un et l'autre.
Que de nouvelles idées dans cette étude du mouvement social ! que de préjugés
bizarres chez ceux mêmes qui se vantent de les connaître ! Jugeons-en par la
question qui nous occupe. Ici les théologiens sont les libéraux, car ce sont eux qui
veulent donner tout à Dieu ; les philosophes sont les illibéraux, les despotes,
voulant l'empire exclusif de la raison humaine ; et quand on envisage les résultats
de leurs sciences, – les trophées de la théologie et de l'inquisition sous
Torquemada, – les trophées de la philosophie et de la fraternité sous Robespierre,
doit-on s'étonner si l'Humanité, confiée à ces deux guides présomptueux, marche
comme l'écrevisse dans la carrière du bonheur, et si, après 3,000 ans, elle est
obligée d'en venir au précepte de Bacon : Refaire l'entendement humain sur toutes
les questions de mouvement social, et oublier tout ce que l'on a appris !
Beaux raisonneurs, qui voulez opérer tant de merveilles en balance, contre-
poids, équilibre, garantie, et qui en secret ne rêvez qu'usurpation et despotisme,
apprenez en fait de balance et d'équilibre à ménager les droits respectifs. Vous
avez cru, les uns que Dieu était tout, et l'homme rien : les autres que Dieu n'était
rien, et l'homme tout : c'est effet d'orgueil chez un parti et bassesse chez l'autre.
Pour vous élever aux théories d'équilibre, diminuez moitié de l'orgueil
philosophique et moitié de la bassesse théologique, vous arriverez à concevoir que
l'Attraction doit entrer en balance avec la Raison : que l'homme doit être associé et
non valet de Dieu dans la régie du mouvement, sauf le pas honorifique ou tombée
de balance qui appartient à Dieu.
Tant que vous déclinerez ce principe d'équilibre, cette balance et répartition
d'influence entre Dieu et l'homme, vous serez inhabiles à concevoir les lois de
l'équilibre passionnel qui est un jeu de mouvement dans lequel la raison humaine
doit [figurer, concourir avec l'action de Dieu] ; s'il nous laisse des chances
nombreuses, entre autres celle des retards ou accélérations de découverte, celle de
franchir plusieurs Périodes et cumuler plusieurs créations, celle d'entraver par
notre Libre Arbitre et abus de Raison les opérations aromales de la planète, du
tourbillon et de son univers ; si, dis-je, Dieu nous accorde cette infinité de chances,
il est clair qu'il veut jouer avec la raison humaine une partie égalisée où les deux
athlètes soient respectivement intrigués l'un par l'autre ; où la créature comme le
créateur aient des moyens divers d'essor pour la cabaliste, la papillonne et la
composite. Comment concevoir que Dieu soit juste et heureux s'il prive les
créatures des moyens d'influencer le Mouvement ! Tout ne sera, je l'ai déjà dit, que
despotisme, prédestination et fatalité. L’Être suprême, témoin des malheurs de
notre Globe, pourra donc se dire à lui-même : « C'est moi qui ai voulu la perpétuité
de ces infâmes sociétés civilisée, barbare et sauvage : de ces raffinements de
souffrance des hommes. » Tant de cruauté est-elle présumable dans la Divinité ?
Mais si vous admettez qu'un créateur juste et bon doive gémir de tant d'horreurs,
n'est-ce pas admettre qu'il a inventé pour la régie des sociétés un ordre fortuné qu'il
désirerait voir établi, et que son vœu est entravé par quelque erreur de la raison
humaine, à qui il confie portion de la régie du mouvement ? Dieu créa les ressorts,
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des opinions plus sensées. Ainsi Dieu, dans cette exclusion, conserve des chances
d'intrigue nécessaire à sa 10e passion, la Cabaliste ; il conserve les alternats
nécessaires à sa 11e passion ou Papillonne ; elle serait entravée si tous les globes
marchaient d'un même pas à l'harmonie, ou restaient à perpétuité en subversion,
quand l'esprit philosophique les y a engagés. Enfin Dieu conserve les chances de
Composite nécessaires à sa 12e passion, car sur cette masse d'environ 1/8 des
globes qui dévient de la bonne voie et tombent dans l'arbitraire philosophique, il en
est toujours bon nombre qui reviennent successivement à l'équilibre. Quant aux
autres, les voies de retour ne leur étant pas fermées et le progrès du luxe exigeant
d'eux de chercher de plus en plus une issue des misères de limbe sociale, tout est
disposé de manière à intriguer le Mouvement au suprême degré pour Dieu et pour
l'homme, sans jamais anéantir le Libre Arbitre de l'un et de l'autre, malgré les
entraves temporaires qu'il peut éprouver et qui tournent toutes au préjudice de
l'oppresseur.
En effet, qui est-ce qui porte la peine de cette entrave ? Elle pèse légèrement
sur Dieu, et violemment sur l'homme qui la cause. Dieu n'éprouve d'autre contre-
temps que d'abandonner la partie sur un globe, sur un tourbillon, sur un univers qui
diffèrent à admettre son intervention, admise avec joie par des milliards d'autres
univers ; mais l'homme est lésé sept fois plus, en ce que l'entrave, qui n'est que
négative pour Dieu, devient positive pour l'homme. Celui-ci n'a pas la faculté de
s'isoler de la gestion d'un monde social mal géré ; il est réduit à y souffrir, et cette
peine frappe sur les 7/8 des hommes, car on en trouve à peine 1/8 d'heureux. Nous
travaillons donc à notre supplice par le refus d'admettre Dieu pour moitié dans la
régie du Mouvement. Il est assez dédommagé de nos refus par l'adhésion de tant de
milliards de globes et d'univers, qui font leurs délices de vivre sous son code social
et de partager avec lui le sceptre du Mouvement dont il a l'insigne bonté d'offrir
moitié à la raison humaine, toujours admise à accepter ce partage, dès qu'elle sera
lasse des désastres où elle se plonge en voulant gouverner seule sous la tutelle des
philosophes et des théologiens, dont les dogmes, sous diverses formes, ne sont
toujours que la sagesse humaine excluant et opprimant Dieu et l'Attraction.
elle nous apprend que le Libre Arbitre doit nous conduire à faire ce qui nous
déplaît et ne pas faire ce qui nous plaît. La philosophie et la théologie nous
prouvent que le vrai républicain et le vrai chrétien doivent être en guerre avec leurs
passions, être les bourreaux d'eux-mêmes pour agir selon Dieu et selon la raison.
La théologie oublie que selon ce dogme, Dieu, à titre de distributeur de
l'Attraction, tomberait dans le double vice d'impéritie et de persécution, s'il
distribuait aux créatures des penchants incompatibles avec leur Libre Arbitre
attractionnel. Quant à la philosophie, elle oublie qu'on lui demande les libertés
positives, et non les négatives qu'elle décore du nom de Raison, classant au rang de
mal toutes ou presque toutes les jouissances positives : en quoi elle est bien
secondée par la théologie 1 .
On pourrait là-dessus inviter ces deux sciences à se concilier sur les définitions
du bien et du mal. On leur observe que ce qui est bien dans un siècle ou dans un
pays a été mal dans un autre siècle et dans un autre pays, en dépit des principes
qu'on dit éternels. Il est prouvé que l'anthropophagie, l'adultère, le suicide,
l'inceste, ont été vertus et le sont encore dans certains pays. Il n'y a pas si
longtemps que c'était une vertu en France de dénoncer son père et de l'envoyer à
l'échafaud. Il faudrait donc, avant de raisonner sur le bien et sur le mal, que nos
savants parvinssent à s'accorder en définitions. Ils en sont plus loin que jamais. Un
siècle qui se vante de chercher la vérité et qui prône le commerce simple ou libre
exercice du mensonge, un tel siècle est-il admissible à opiner sur ce qui est bien ou
mal, quand par le fait il érige en bien la pratique du mensonge et de toutes les
astuces ?
Passons-leur cette absurdité, et admettons que le bien et le mal soient des
connaissances fixes comme la géométrie ; il restera à demander pourquoi, si nous
avons le Libre Arbitre, nous sommes punis par Dieu et les hommes quand nous
optons pour le mal moral, plus attrayant que le bien moral. Nous nous trouvons
donc dans le cas d'un affamé à qui l'on dirait : « Je te permets de manger ce pain,
mais si tu en manges une miette, je te brûle la cervelle. » Celui qui traiterait de la
sorte un malheureux pressé par la faim, pourrait-il se vanter de lui avoir donné le
Libre Arbitre ? Loin de là, il n'aurait fait qu'ajouter la contrainte au besoin, et
doubler la souffrance par l'aspect du bien désiré.
Telle est, dans l'ordre civilisé et barbare, la situation des 7/8 des hommes. La
religion, dont on leur conseille l'usage, n'est pour eux qu'un raffinement de
1
Nous l'avons déjà dit, les manuscrits de Fourier sont des brouillons écrits currente calamo que
l'auteur n'eût pas publiés sans les refondre et les condenser. Nous reproduirons ici une réflexion
marginale qui se trouve en face du paragraphe auquel est attachée cette note, telle que cette
réflexion est écrite dans le manuscrit, pour donner une idée du style abréviatif, aussi serré
qu'original, dont Fourier fait souvent usage dans ses cahiers. Voici cette réflexion assez
curieuse :
Créent une lib. nég. comp. : va pour vieillard de goûts tranquil pr. savant insouciant non ego car
voudrais voyager publier cartes ego aime sobriété par besoin fuis monde par mépris de sa
fausseté.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 28
tout au moins ils ne l'ont qu'en négatif, ils n'ont que l'option du moindre mal :
souffrir l'indigence et la faim pour éviter les gibets et les enfers.
Le problème étant d'arriver au Libre Arbitre positif et composé, il est clair que
la Civilisation ne peut nous le donner et nous ne l'obtiendrons que par l'issue de
Civilisation et l'entrée dans un Nouvel Ordre social qui, assurant au peuple
l'aisance, le luxe, les plaisirs, et par suite le goût du bon ordre, l'attachement au
Régime (de l'industrie attrayante), dispensera de recourir à la contrainte.
Si les voies coërcitives conduisaient la multitude à son but, au bonheur
composé ou destination de l'homme, telle qu'elle est définie dans le prologue, on
pourrait approuver les deux sciences philosophique et théologique d'avoir
comprimé le Libre Arbitre et l'avoir, à force de sophismes, restreint à l'essor
négatif : mais au lieu de bonheur composé elles conduisent l'immense majorité au
malheur composé, résultat constant des Sociétés civilisée et barbare, et ne nous
assurent pas même l'exercice de la Raison, l'un des deux éléments du Libre
Arbitre. Elles ne peuvent pas s'entendre sur la fonction de cette Raison dont elles
modifient sans cesse les oracles dans leurs innombrables codes et systèmes. Leur
contradiction est pire encore quant aux résultats, puisque ces codes nous donnent
tout le contraire de ce que la Raison philosophique nous avait promis, n'opèrent
partout que la permanence des fléaux.
C'est donc à bon droit que l'homme se plaint d'être plus malheureux que les
animaux qui, étant destinés à l'Attraction simple ou Passion pure, jouissent du
plein essor et du Libre Arbitre ; tandis que nous, destinés au Libre Arbitre
composé ou essor combiné de la Passion et de la Raison, nous ne jouissons ni de
l'une ni de l'autre. Quelques exceptions, bornées au plus à 1/8 des hommes, ne
servent qu'à constater l'exclusion générale.
Ces considérations n'ont pas échappé aux savants, qui ont escobardé autant que
possible sur ce problème du Libre Arbitre. Quelques-uns pourtant, et notamment
Voltaire, ont fait sur cet asservissement des hommes et sur les vues de Dieu
relativement au bien et au mal, des arguments très forts et auxquels la science
civilisée ne saurait répondre
L’embarras des savants naît de ce qu'ils n'envisagent le mouvement qu'en sens
rétrograde. Le voyant parvenu à la 4e limbe ou Civilisation, ils en concluent qu'il
ne peut pas s'élever plus haut et ne spéculent que sur la carrière déjà connue. C'est
raisonner comme celui qui aurait dit, avant l'expédition de Colomb : « J'ai fait
mille lieues dans l'Atlantique, je me suis avancé plus loin qu'aucun autre
navigateur : je n'ai pas découvert de nouveau continent : donc il n'en existe pas. »
Chacun aujourd'hui saurait lui répondre : « 1,000 lieues n'ont pas suffi ; retournez
et faites-en 2,000, 3,000 au besoin. » Tel est le tort des Civilisés : ils ne trouveront
rien de satisfaisant sur le problème du Libre Arbitre ni sur toutes les questions du
Mouvement social, tant qu'ils voudront se borner aux échelons connus, aux quatre
limbes Sauvagerie, Patriarcat, Barbarie, Civilisation. Nous allons, en spéculant sur
la continuation de l'échelle, réfuter leurs sophismes contre le Libre Arbitre
composé ou libre exercice de la passion et de la raison combinées.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 30
rehausser l'une par l'autre au moyen d'un judicieux enchaînement. On vient de lire
les tableaux de cet Ordre, et l'on peut juger maintenant combien il est impossible,
en spéculant sur la Civilisation, de concevoir aucun essor combiné des deux
éléments du Libre Arbitre, Attraction et Raison, qui, dans ce Nouvel Ordre, se
prêtent un appui mutuel, au lieu de se contrecarrer comme aujourd'hui par effet de
la pauvreté qui limite les jouissances à 1/8 du corps social.
Tant qu'on ignore cette Destinée heureuse que Dieu réserve à l'homme, on ne
peut, je l'ai déjà dit, spéculer que sur un Libre Arbitre négatif et simple, c'est-à-dire
une option pour le moindre mal et pour l'un des deux éléments, favorisé au
détriment de l'autre. Tel est notre sort en Civilisation.
Mais si l'on veut envisager le Mouvement en sens extrograde, s'élever au-delà
des Sociétés connues, raisonner sur le mécanisme des Séries passionnelles, tous les
problèmes de bonheur social deviennent des jeux d'enfants, et rien n'est plus facile
que de développer en plein accord l'Attraction et la Raison, s'élever ainsi à la
jouissance du Libre Arbitre composé et positif.
Jusque-là toutes les subtilités de l'école ne sauraient répondre aux arguments
sur le malheur de l'homme, sur la malfaisance apparente de Dieu et sa préférence
pour les animaux, que nous voyons pourvus d'un bonheur suffisant, selon leur
Libre Arbitre, tandis que le monde civilisé ne cesse de gémir sur l'étendue de ses
malheurs.
Destiné à l'équilibre composé, au Libre Arbitre composé, l'homme depuis
3,000 ans ne s'étudie qu'à chercher des lois d'équilibre simple, qu'à restreindre ses
prétentions, au lieu de s'essayer dans un champ plus vaste que cette Civilisation
qui réduit le mécanisme domestique au-dessous même du minimum : car, en
supposant que l'homme soit destiné à vivre par familles, au moins faudrait-il, selon
la nature et le Libre Arbitre, laisser à cette famille toute l'extension possible en
admettant toutes ses branches. Notre système, au contraire, la limite au couple
conjugal et privilégié. On peut le défier d'atteindre à une plus forte réduction ; et
des hommes qui fondent ainsi leur mécanisme social sur l'entrave absolue des
passions, veulent disserter sur le Libre Arbitre, nous prouver son existence !
Il règne dans les Séries passionnelles, parce que l'abondance de plaisirs,
concurremment offerts, suffit à modérer la passion déjà calmée par une heure de
jouissance. Il y a, dans un tel ordre, alternat de la Passion et de la Raison, balance
et contre-poids de l'impulsion divine ou Attraction qui règne dans le cours des
séances, et de l'impulsion humaine ou Raison qui en gradue la distribution de
manière à prévenir les excès par la rapide succession et le contraste judicieux des
plaisirs. C'est le seul moyen de mettre sans danger l'Attraction aux prises avec la
Raison.
S'il y a rareté de plaisirs, l'Attraction, trop longtemps privée, se change en
fougue déraisonnable, et de là vient que, parmi nous, l'excès règne non seulement
dans les séances de plaisir, mais dans les distributions de plus longs termes qui
s'étendent aux âges (extrêmes). Aussi voit-on beaucoup de gens qui, à 60 ans,
veulent mener le train de vie qui ne convient qu'à 30 : excès inhérent à la rareté des
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 34
de nos prétendus sages, toujours aheurtés à spéculer sur l'essor simple et la simple
nature, qui est attribut de l'animal et non pas de l'homme.
Récapitulons. Sous le rapport de l'unité : quelle unité trouvera-t-on dans les
deux méthodes simples que nous proposent la philosophie et la théologie ?
méthodes identiques au fond, malgré le contraste de moyens : car elles ne sont,
sous diverses formes, qu'une répression de celui des deux ressorts qui vient de
Dieu.
La philosophie veut limiter le Libre Arbitre au ressort purement humain, à
l'emploi de la Raison. C'est une scission manifeste avec Dieu : c'est l'exclure
d'intervention et sans pour cela faire régner la Raison ni le Libre Arbitre, dont on
ne voit aucune trace en mécanisme civilisé.
L'autre science, la théologie, met en scène des révélations divines qui nous
condamnent à souffrir, par raison, des privations en ce monde. C'est mettre Dieu
en scission avec lui-même, puisqu'il est créateur de l'Attraction qui nous stimule
incessamment. Ce sont deux systèmes schismatiques avec Dieu : l'un repousse
l'intervention divine en déclinant les droits de l'Attraction qu'il veut soumettre à la
morale répressive, l'autre ne fait intervenir la Divinité qu'en sens absurde et
outrageant pour elle : car il la suppose armée contre son propre ouvrage,
s'efforçant de comprimer l'Attraction qu'elle a créée, et voulant que l'homme se
ligue avec Dieu pour opprimer cette impulsion dont Dieu protège l'essor chez les
autres créatures. Supposer à Dieu ces vues insensées dans sa régie du Mouvement
social, n'est-ce pas être en pleine scission avec lui ?
Et si l'on considère que ces deux méthodes anti-unitaires n'aboutissent qu'à
entretenir les 7 fléaux (Indigence, Fourberie, Oppression, Carnage, Intempéries
outrées, Maladies provoquées, Cercle Vicieux), et nous priver en tout point du
Libre Arbitre, quel sens faut-il attacher aux verbiages d'Unité dont s'affublent les
deux sciences, et comment douter que dans une théorie d'Unité réelle, il ne faille
s'isoler de ces deux sentiers d'erreurs, et spéculer sur le Libre Arbitre comme sur
tous les ressorts du Mouvement passionnel, en emploi composé convergent des
deux éléments, l'Attraction et la Raison ?
Quelle réplique opposer à ce principe, maintenant que la découverte du calcul
synthétique de l'Attraction démontre qu'il ne peut exister hors des Séries
passionnelles ni règne de la raison, ni essor de l'impulsion divine ou Attraction, ni
Libre Arbitre de l'homme, ni Unité de l'homme avec Dieu et le système de
l'Univers !
Du reste, à quoi bon s'appesantir sur ces prétentions de Libre Arbitre dans notre
Civilisation, où l'homme n'a pas la liberté de manger quand il souffre de la faim et
qu'il se voit entouré d'une affluence de comestibles étalés pour la provoquer ? Un
dogme qui se rit à ce point de l'évidence mérite-t-il les honneurs de la réfutation ?
Et qu'y avait-il à dire jusqu'à présent sur le Libre Arbitre, sinon de s'étonner de la
contradiction apparente de Dieu, qui, accordant ce bienfait aux astres et aux
insectes, le refuse à l'homme seul ? Voilà l'énigme expliquée par le parallèle du
Libre Arbitre simple que l'on veut inutilement introduire en Civilisation, et du
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 36
composé, qui n'est applicable qu'à l'Harmonie. On a vu combien elle est facile à
organiser, et combien cette fondation s'accordera avec le Libre Arbitre unitaire.
L’issue de l'abîme nous est ouverte, hâtons-nous d'en sortir, et, pour terminer par
un dictum moral, « ne perdons pas à discuter sur le Libre Arbitre les moments
destinés à en jouir. »
La première et la seule qui soit pleine liberté a été décrite (32). Elle développe
les deux éléments Attraction et Raison en sens positif, ou concert de toutes deux
pour la distribution et le raffinement des plaisirs. Une telle Raison est convergente
avec l'Attraction. Il est bien peu de Civilisés qui puissent exercer en ce genre, car il
faut réunir santé, richesse, prudence et sûreté. On trouve quelques épicuriens qui
atteignent à ce but, au moins pour quelque temps, car il n'est pas de bonheur stable
en Civilisation, et combien petit est le nombre de ceux qui arrivent à l'exercice
composé positif, sort habituel du plus pauvre des hommes en Harmonie, où il a des
chances de plaisir décuples de celles de ces épicuriens ! Qu'on se rappelle la
journée harmonique décrite en 6e touche (2, 144 et suiv. ; 2, 812 et suiv.) ; aucun
épicurien civilisé ne peut s'assurer pour un seul jour pareil sort. Un harmonien en
jouirait sans cesse, avec des variantes multipliées. D'ailleurs, qu'est-ce que les
chances d'amusement civilisé comparées à celles de l'Harmonie. On a pu en juger
aux chapitres qui traitent d'amour et de gastrosophie.
La liberté en 2e exercice est la simple positive, celle qui ne repose que sur
l'essor de l'Attraction sans concours de Raison positive. Elle conduit rapidement
l'homme à sa perte. Un jeune étourdi qui dissipe follement une grande fortune,
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 37
jouit de ce genre de liberté qui ne lui prépare pas de bonheur pour la suite. Il est
douteux qu'il aille à quelques mois sans tomber dans de fâcheuses disgrâces et
même en malheur composé. C'est donc une liberté funeste que la simple positive,
et avant de parler des 3e et 4e, on reconnaît déjà au parallèle des 1re et 2e, qu'il n'y a
de bonheur pour l'homme que dans la liberté composée positive, qui fait converger
les deux éléments, la Passion du plaisir avec une Raison positive, occupée à
raffiner et étendre les plaisirs, mais non pas à en modérer l'usage ; auquel cas elle
devient négative, et n'est plus, au lieu d'un garant de bonheur réel, qu'un garant
contre l'imminence du malheur. Il faut se rappeler ici qu'en Harmonie, on n'a pas
besoin de Raison modératrice, puisque la modération naît de l'état des choses, de
l'affluence des plaisirs. Dès lors, la Raison n'a plus qu'à exercer en composé ou en
calculs de raffinements voluptueux, c'est-à-dire en positif, en service de plaisir
actif.
La liberté en 3e exercice est la simple négative ou emploi de Raison
modératrice dénuée du concours de l'Attraction, et n'intervenant que pour
l'entraver dans des vues de prudence. Tel est le triste sort que la philosophie et la
théologie veulent nous allouer en Civilisation. Il y a loin de là au bonheur. Savoir
se résigner à souffrir, ce n'est pas jouir. Nous ne sommes point heureux quand la
Raison est en essor négatif, en guerre avec l'Attraction ; nous ne jouissons que
lorsque toutes deux s'accordent en faveur du plaisir ; ainsi, dans un grand repas, au
lieu de servir les mets en confusion, nous employons la Raison qui nous apprend à
classer les mets en Série de quatre groupes ou quatre services consécutifs. Une
telle raison est positive, en ce qu'elle accroît la jouissance, nous assure par ce
classement des mets, la faculté de digérer mieux et de graduer le plaisir. Mais si
l'on ne sert sur la table qu'un panier de livres philosophiques et théologiques sur la
tempérance, la mortification des sens et le besoin de réprimer son appétit quand on
n'a pas de quoi le satisfaire, cette Raison, tout en nous persuadant par de belles
phrases, ne sera qu'un plaisir négatif en conflit avec l'Attraction, qui nous fait
désirer un dîner quand nous nous mettons à table. Il n'est donc rien de plus opposé
au bonheur que cette Raison négative, à laquelle on façonne si bien les Civilisés et
qu'on leur donne pour Libre Arbitre, quoiqu'elle ne soit que la liberté de s'habituer
à souffrir et guerroyer contre soi-même.
La liberté en 4e exercice est la composée négative ou ralliement des deux
éléments frustrés. Le peuple civilisé ne connaît que cette quatrième liberté. Sa
Raison brute, mais juste, ne lui montre que malheurs dans sa misérable condition.
En vain la philosophie et la théologie interviennent pour lui prouver : l'une, que ses
privations sont le chemin du ciel ; l'autre, qu'elles sont le bonheur du sage. Le
peuple n'entend goutte à ce grimoire de subtilités, et s'écrie partout qu'il est bien
malheureux, qu'il voudrait être riche pour se livrer aux plaisirs. La philosophie lui
répond que l'or et l'argent sont de vils métaux ; la théologie, qu'il n'a besoin que de
la grâce et des indulgences. Il regimbe de plus belle contre ces doctes leçons, il
persiste à désirer les richesses et à déplorer ses privations.
Ici les deux éléments reviennent à l'accord, mais en négatif. La Raison n'est
plus contraire au vœu de l'Attraction comme dans la troisième liberté. L'Attraction
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 38
n'est plus dénuée de Raison comme dans la deuxième liberté. Le peuple a vraiment
la Raison positive tendant à raffiner les plaisirs, car il ne désire pas la fortune pour
la dissiper, mais pour en jouir judicieusement comme le font les gens du peuple
qui s'enrichissent. On n'en voit pas un sur cent qui consume en prodigalités ce qu'il
a péniblement amassé. Le peuple a donc véritablement la Raison positive, ou amie
des plaisirs réels sagement distribués, amie de l'Attraction positive ; mais cet
accord des deux éléments n'a chez lui aucun aliment ; il n'opère qu'en sens négatif,
puisqu'au lieu de conduire aux jouissances, il aigrit le sentiment des privations.
Nous pouvons, dans les quatre exercices du Libre Arbitre, remarquer le contact
des extrêmes ; le peuple, par double engorgement de l'Attraction positive et de la
Raison positive, se trouve de concert intentionnel avec le sybarite n° un pour jouir
de la liberté composée positive. Cet effet s'accorde avec le principe que deux
négatives valent une affirmative, et que deux quantités négatives multipliées
donnent le positif.
En comparant les quatre libertés, on voit qu'il n'y a de raisonnable que les deux
composées : tant il est vrai que le simple n'a aucune convenance avec la nature de
l'homme.
Voici matière à une belle réplique des philosophes et des théologiens, qui vont
soutenir la troisième liberté, la simple négative. Puisque l'immense majorité des
humains est condamnée aux privations, ne vaut-il pas mieux, diront-ils, façonner le
peuple à une souffrance nécessaire, et armer la Raison contre l'Attraction et
l'aiguillon du plaisir, que d'encourager les misérables dans leurs jérémiades et leur
vaine convoitise qui est pour eux un ver rongeur ? N'est-il pas plus sage de les
habituer à des privations inévitables ? – Non certes ; le parti serait fort sage s'il
n'existait pas de remède à leurs misères, point d'issue de Civilisation ; mais il en
existe douze (1, 439), non compris l'issue pivotale ou calcul de l'Attraction ; et
quand les deux sciences philosophie et théologie adoptent pour système de
façonner le peuple au malheur, elles paralysent le génie chez la multitude et chez
les savants mêmes ; elles ferment toute voie à la recherche des douze issues dont il
eût été facile de découvrir quelqu'une si l'on s'en fût occupé.
Ainsi tout ce qui nous paraît sagesse relativement à la Civilisation devient
déraison quand on spécule sur la carrière extrograde, sur les sociétés qui restaient à
découvrir.
Nous pouvons, à l'aide de ces quatre modes en exercice de la liberté, réduire à
leur juste valeur les sornettes que nous content nos sectes savantes sur les libertés
diverses, droits politiques, Libre Arbitre, etc. Nous allons en faire trois
applications : une de la compétence des théologiens, l'autre de celle des
philosophes, une en commun aux deux classes. Ce sont de petits exemples pour
exercer les élèves, comme ces analyses raisonnées qu'on donne pour tâche aux
écoliers des basses classes.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 39
Compétence théologique.
Compétence philosophique.
Mais, si je suis libre, qu'on m'ôte ma chaîne et qu'on me laisse partir. – Non pas,
dit le philosophe, il faut, pour la liberté, que tu ailles, bon gré, mal gré, moissonner
des lauriers et te faire casser les bras. – Je ne comprends rien à cette liberté. – Cela
est bien aisé à comprendre ; il suffit de savoir que nos sensations naissent de nos
perceptions par la cognition de la volition des droits de l'homme, qui font que le
vrai républicain doit verser son sang pour le bien du commerce, et se doit à sa
patrie. – Eh bien ! je ne suis pas républicain, je demande qu'on me relâche. –
Comment, malheureux ! tu ne veux pas être républicain, tu ne sens pas ta dignité
d'homme libre. – Je sens que je ne suis pas du tout libre avec mes chaînes. – Mais
les chaînes sont douces quand on les porte pour la patrie, pour la personne sacrée
de Bonaparte à qui nous devons tout notre amour. Demande plutôt au sénat
conservateur. – Bah ! le sénat vit au large : c'est une troupe de sangsues qui nous
grugent ; ils raisonnent à leur aise de la liberté. – Tu parles en rebelle ; si tu ne
changes pas de ton, tu seras enfermé dans une forteresse et au besoin envoyé à la
guillotine. Gendarmes, surveillez ce coquin-là. On te morigénera, drôle que tu es,
on t'apprendra à respecter la liberté et la philosophie. – Cela suffit, M. le
philosophe, je connais maintenant votre doctrine et je crois aux perceptions de
sensation et à la cognition de volition des droits de l'homme. »
Le conscrit de 1818, frère du premier et conduit enchaîné par un sbire à cheval,
est accosté en chemin par un théologien qui lui dit : « Mon pauvre garçon, te voilà
bien dans l'embarras, mais tu as un bon parti à prendre. » Le conscrit (à voix basse)
– « Qu'est-ce ? As-tu quelque moyen de me faire échapper au gendarme ? – Non
vraiment, à Dieu ne plaise ! je veux dire que tu peux tirer parti de la circonstance
et jouir de la liberté de l'âme à défaut de celle du corps. – Voyons si cela pourra me
servir, dis-moi ton secret. – Le voici : tu as le Libre Arbitre d'opter pour le bien ou
pour le mal. – Eh bien ! j'opte pour m'en aller, fais-moi ôter ma chaîne. – Pas de
ça, tu opterais pour le mal en désobéissant aux lois. – Bah ! je veux opter pour le
mal et m'en aller. – Comment, infâme ! tu oses préférer le mal au bien ! – Eh ! tu
me dis que je suis libre de choisir. – Oui, mais si tu choisis le mal, tu mérites
punition. – À quoi sert donc ta recette, s'il faut que j'opte pour rester enchaîné ;
autant vaut n'avoir pas le choix. – Tu es dans l'erreur : ce choix t'est très-utile car si
tu te résignes à la volonté de Dieu et à l'obéissance aux lois, tu acquiers des mérites
auprès de Dieu : tu entres dans la voie du salut et du bonheur éternel ; tu sauves
ton âme, qu'importe le corps ? – Eh bien ! si le corps n'est rien, mets le tien à ma
place, tu auras tout le profit, une belle occasion de sauver ton âme. – Non, j'ai
d'autres fonctions à remplir, et il faut que je veille au salut de mes ouailles. – Et tu
ne sais pas d'autre voie de salut pour moi ? quelque moyen d'être libre ? – Je te
mets au chemin de la vraie liberté, qui est celle de l'âme. Fais un saint usage de ton
Libre Arbitre et résigne-toi à la volonté de Dieu. – Chansons que tout cela ! mon
frère a été tué en 1812 pour Bonaparte, et je ne suis pas tenté de faire de même. –
Ton frère était un brigand qui servait l'usurpateur, il a mérité la mort. – Mais on l'a
entraîné comme moi, enchaîné. Je serai donc un brigand selon ceux qui viendront
dans 6 ans. – Non, certes, tu vas te faire tuer pour la légitimité, pour un tendre
père. – Merci de sa tendresse ! J'aimerais mieux rester chez moi. – Comment,
coquin, tu n'aimes pas à te faire tuer pour l'autorité légitime, tu n'as point de
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 42
religion, tu brûleras éternellement. – Ce n'est donc pas assez que je sois torturé en
ce monde, tu veux encore me brûler en l'autre. – Sans doute, si tu ne veux pas user
de ton Libre Arbitre selon la volonté de Dieu et des lois. Reviens à la raison et opte
pour louer Dieu du malheur par lequel il t'éprouve. – Va-t'en, jongleur, tu te
moques de ma misère avec ton Libre Arbitre, donne-moi plutôt un esclavage qui
me fasse ôter mes chaînes. Allez, charlatans, il n'y a de Libre Arbitre que pour
vous qui nous faites tuer en ce monde et brûler dans l'autre. »
Procédons maintenant au tarif de toutes ces libertés.
Il résulte que la première, la seule véritablement digne du nom de liberté,
n'existe qu'en dose infiniment petite, que pour quelques sybarites privilégiés, à
peine un homme sur mille.
Que la deuxième, qui est une liberté d'insensé et très incomplète, puisqu'elle ne
se compose que d'Attraction sans raison, peut s'étendre au plus à un homme sur
cent.
Que la troisième, vraie servitude, lors même qu'elle paraît spontanée, vrai
fardeau, puisque la plupart de ces philosophes résignés à la pauvreté accepteraient
volontiers une place de 20,000 francs de rente ; la troisième, dis-je, ne peut
convenir qu'à des vieillards hypocrites, forcés de s'affubler de Raison par la
privation des moyens de jouissance.
Que la quatrième, triste consolation des malheureux Civilisés, leur est encore
contestée par la philosophie et la théologie, qui veulent qu'on s'enrôle avec joie ;
qu'on renonce avec joie à tous les plaisirs ; qu'on supporte avec joie toutes les
vexations et qu'on feigne de jouir de la liberté simple négative, troisième, quand on
n'a réellement pour lot secret que la quatrième, composée négative.
Si, après cette analyse, quelques Civilisés, autres que ceux de la classe
opulente, persistent à se croire pourvus de liberté et de Libre Arbitre, j'y souscris,
ne disputons pas des goûts. Je me borne à les renvoyer au tableau d'une journée
heureuse donnée (aux Cis-Légomènes, 2, 150), où l'on peut voir quel est, selon les
lois de la nature, le sort d'un homme ou d'une femme réellement pourvus du Libre
Arbitre ou Raison positive convergente avec l'Attraction et le plaisir.
Qu'est-ce que la liberté d'un roi civilisé auprès de ce genre de vie assuré à
perpétuité au plus pauvre des harmoniens ? Nos rois ne jouissent la plupart du
temps que de la troisième liberté, simple négative. L'étiquette les harcèle sans
cesse et les oblige à feindre du contentement quand ils sont dévorés d'ennui.
Souvent leur caractère n'est point compatible avec ces servitudes, et s'ils veulent en
secret se donner, comme Louis XV, quelques petits plaisirs, tels que le sérail du
Parc-aux-Cerfs, ils sont traités de monstres par la philosophie et par la théologie.
Les reines sont bien plus comprimées encore, et la classe des têtes couronnées n'a
pas, à beaucoup près, les libertés dont jouit un riche capitaliste. Elle a d'autres
avantages en essor d'ambition, mais qu'est-ce que la liberté, le Libre Arbitre, sinon
l'essor des douze passions ? Et quelle liberté existe-t-il pour celui en qui l'étiquette
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 43
ou le défaut de fortune entravent une des douze qui peut être sa dominante, celle
au développement de laquelle est attaché son bonheur ?
Du libre arbitre
TABLE DU LIBRE ARBITRE.
Antienne
1. Division du Libre Arbitre en actif et en passif.
2. Cas de perclusion du Libre Arbitre.
3. Du Libre Arbitre de Dieu et de l'Homme.
4. Du Libre Arbitre de l'Homme,
en simple et en composé ;
en positif et en négatif.
5. Du Libre Arbitre en carrière rétrograde.
6. Du Libre Arbitre en carrière extrograde.
7. Classement des libertés vraies et illusoires.
Compétence théologique.
Compétence philosophique.
Compétence des deux sciences.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 45
THÉORIE
DE
L'UNITÉ UNIVERSELLE.
INSTRUCTIONS
POUR
LE VENDEUR ET L’ACHETEUR 1 .
1
Ces singulières instructions se trouvaient collées au revers de la couverture, en face du titre de
l'édition de 1823. Elles ont un caractère trop original pour que les éditeurs aient cru pouvoir se
dispenser de les reproduire.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 46
1
[Toutes les références de pages du volume correspondent à l’édition de papier et non à l’édition
électronique, MB]
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 47
SOMMAIRES
DU
TRAITÉ DE
L’UNITÉ UNIVERSELLE.
AVERTISSEMENT
AUX PROPRIÉTAIRES ET CAPITALISTES,
SUR LE TRIPLEMENT DU REVENU EN ASSOCIATION.
malfaire dix pas en avant, tandis que le bien en fait à peine un. Le déchaussement
des montagnes, le tarissement des sources, la dégradation des forêts et des
climatures, tous ces fléaux vont croissant : le perfectionnement ne règne que dans
les écrits académiques.
L'impéritie du cultivateur est telle, que le paysan des environs de Paris ne sait
ni cultiver, ni recueillir la pomme de terre, objet de tant de traités. Sur quatre
paniers de ce légume achetés dans les marchés de Paris, il en est trois
d'immangeables par amertume, aigreur, qualité visqueuse, même à l'instant de la
récolte.
Chacun sent le besoin d'un régime qui rende le villageois docile aux leçons des
agronomes, et qui établisse l'unité d'action. L'on parlait, il y a deux ans, de fermes
expérimentales, c'eût été encore un avortement politique. Il faut opérer sur les
passions et l'industrie à la fois ; trouver un moyen de faire coïncider, en tous
détails et à chaque instant, l'intérêt personnel du villageois avec l'intérêt collectif.
Cet effet est réservé au mécanisme sociétaire distribué en Séries contrastées.
On peut l'organiser en divers degrés. Tablons sur 12 seulement.
Échelle des douze degrés d’Association, par S. C.
COMPTOIRS COMMUNAUX ACTIONNAIRES.
Sortes bâtardes.
tableau, p. 98
forment la
période de
6 1/2 du
Degrés 1er 2e 3e 4e 5e
Les 5
Capital 1m 11/2m 2m 21/2m 3
En sus de 1 4/8 5/8 6/8 7/8 1
400 rendra 600 650 700 750 800
1
[Toutes les références de pages du volume correspondent à l’édition de papier et non à l’édition
électronique, MB]
2
Mes critiques se laissent prendre à une suggestion de Zoïles qui, ne pouvant pas attaquer le
FOND, les neuf morceaux de théorie directe (102) chicanent sur un accessoire de forme, une
précaution d'enseignement, la distribution du premier tome en leçon intuitive, en tableau du
principal ressort sociétaire nommé SÉRIE MESURÉE (IV), à 32 pièces et quatre pivots.
En attendant que j'aie expliqué les harmonies de cette méthode, qu'on essaie d'envisager le
premier volume comme les journaux mensuels, où on lit avec intérêt des collections de
morceaux détachés, des mosaïques de toutes sortes de sujets. Alors, les 36 pièces affectées aux
notions préparatoires et à la critique de la civilisation, intéresseront à titre de mosaïque anti-
civilisée, galerie fort piquante des erreurs philosophiques.
Mais quelle étrange duperie aux Français de ne suivre que l'impulsion de gens suspects en ce
qu'ils ont 400,000 tomes de sophismes à soutenir, et de ne chercher dans le Traité d'une grande
découverte que les tâches oratoires, sans tenir aucun compte de l'utile, de l'invention à laquelle
on va devoir le triple produit et avènement aux destinées sociales !
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 51
nous à l'utile, profitons de la découverte, fondons l'un des bas degrés d'association
(l’un des comptoirs communaux actionnaires).
Cette précaution d'un comité d'examen convient aux classes à indemniser,
émigrés, ex-dotés, etc. (p. 100) aux sociétés d'abolition de la traite, aux puissances
endettées, à la France, et surtout à l'Angleterre. Elle doit spéculer sur le triple
produit de son empire d'Indostan, produit qui s'élèverait de 10 à 30 milliards ; puis
sur trois autres avantages mentionnés au Traité :
Le transfert de sa dette au grand-livre de l'unité (II).
La demi-propriété des mines vierges d’Afrique (II).
La double passe au nord qui sera désobstruée (II).
Que de motifs à elle de faire vérifier, par comité spécial, si la distribution des
industrieux en séries contrastées à courtes séances est vraiment vœu de nature,
gage d'attraction industrielle et d'équilibre en répartition ! (Voyez tom. IV, sect. 7
et 8).
Ignorant pour quel degré d'association l'on optera dans une épreuve, je ne
pouvais pas publier des théories sur chacun des 12 degrés. Il suffit, pour fonder la
confiance, que j'aie satisfait sur le plus difficile et le plus élevé. L'architecte qui a
su construire une basilique superbe saura bien bâtir une chapelle.
Je présume qu'un comité d'examen opinera pour épreuve d'une des sortes
bâtardes ou bas degrés, C. C. A., qui ne logent pas, ne nourrissent pas les classes
aisées du canton, ne les emploient qu'à demi dans les travaux sociétaires. La
manœuvre du 5e degré étant rapide et hardie, donnant la pleine démonstration au
bout d'un mois, elle produirait en bénéfice de curieux, à séjour payé, au moins cent
pour cent dès la première campagne. Ceci indépendant du produit industriel.
Un lecteur qui ne veut que prendre connaissance du mécanisme sociétaire, a
bien assez du Traité pour s'en instruire ; mais un homme riche, une compagnie qui
voudraient fonder, s'éclaircir sur quelques doutes, pourront, soit par eux-mêmes,
soit par un agent commis pour cet examen, faire appeler l'auteur en leçons payées,
comme celles de science ou d'art. C'est un genre de relations sans conséquence,
comme avec un marchand chez qui l'on achète.
Pour un fondateur ou autre qui voudra approfondir le sujet, la dose
d'instructions sera de 3 à 4 leçons, démontrant que les plus doctes conceptions de
nos politiques n'organisent que deux contre-sens de mouvement, l'action simple et
le morcellement industriel.
J'ai donné ici (art. 9, 10, 11) des matériaux de leçons qu'il faudra coordonner à
un thème spécial selon l'étudiant ; pour le
Métaphysicien, contradiction de Dieu avec lui-même, perfidie de l'attraction.
Moraliste, contre-sens en mouvement, égoïsme et fausseté générale.
Économiste, fruits de civilisation, indigence, fourberie, etc. (98).
Politique, intérêt collectif absorbé par l'intérêt individuel.
Pour TOUS, duplicité sociale, scission industrielle du sauvage.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 52
Cette découverte ouvre une belle carrière à ceux qui, voulant jouer un grand
rôle et pouvant former une compagnie d'actionnaires, désirent être à la tête d'une
brillante entreprise.
La classe riche, qui vient chercher à Paris un placement hasardeux en jeu sur la
rente, doit considérer que l'association, en garantissant un revenu de 9 à 12 pour
cent exempts de risques et de soins, garantit de plus trente pour cent de revenu sur
40 à 50,000 fr. dans le canton de résidence (II) : chance flatteuse pour les gens à
petite fortune, et applicable aux riches pour 40 à 50, 000 fr. seulement.
Si l'on se hâte de vérifier par comité, on pourra, avant le printemps 1824, faire
la fondation, et dès le courant de l'été, après un ou deux mois d'exercice en séries
contrastées, reconnaître l'excellence du ressort, la conséquence du triple produit, et
annoncer au monde la clôture de la civilisation et l'avènement aux destinées
heureuses.
Quel coup de partie pour les ambitieux ! On s'agite vingt ans à postuler un
ministère où l'on n'a souvent qu'un an de règne, ici il ne faut que vérifier et agir
pour s'élever tout à coup au niveau des plus grands monarques. (Voyez II.)
Il est dans les seules villes de Paris et Londres, mille individus dont chacun
peut saisir ce beau rôle. Tant de chefs de partis vaincus aspirent à se relever par un
coup d'éclat ! Qu'ils fondent le noyau sociétaire n° 5, si facile à organiser.
Que faudrait-il penser du libéralisme, si ses coryphées, les députés et
journalistes de la gauche, se montraient indifférents sur l'opération qui doit
détruire, par toute la terre, l’ESCLAVAGE et son cortège, la traite, la féodalité, les
monopoles, etc. ; extirper à la fois vices moraux et vices physiques, venins
accidentels, variolique, syphilitique, psorique, épizooties, quadruple peste ;
garantir aux trois classes le travail fructueux, le nécessaire ou MINIMUM GRADUÉ ;
établir toutes les unités ! (II ; III.)
Quoi de plus digne de fixer l'attention de vrais libéraux ! quel triomphe pour
eux, lorsque en juin prochain 1824, après un mois d'exercice du C. C. A., et plein
succès de manœuvre en séries contrastées, ils verraient tous les monarques
accourir pour visiter le premier canton sociétaire, le berceau de l'unité universelle,
et dire aux fondateurs : vous seuls avez su servir l'humanité et remplir les vues de
Dieu en élevant l'homme à sa destinée.
Pour des triomphes si sûrs et si prompts, oubliez, libéraux, les intrigues
électorales, dont vous ne recueilleriez que des défaites ; laissez vos rivaux courir la
toge septennale ; enlevez avant eux la plus riche des palmes, les sceptres de l'unité.
(II)
Mais quelle serait la honte du parti dominant, s'il se laissait ainsi devancer par
les vaincus ! AVIS AUX UNS ET AUX AUTRES.
Nota. Il eût convenu de joindre à cet article un abrégé sur les dispositions
graduées des cinq comptoirs C. A. ; on sait assez que je les communiquerai dès
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 53
qu'il le faudra. D'ailleurs, l'intérêt d'une société fondatrice est de ne pas publier,
mais se réserver exclusivement le plan d'opérations du degré qu'elle aura choisi.
BANQUES RURALES,
ACTIONNAIRES ET SOCIÉTAIRES.
Je place ici le tableau des classes de candidats (IV) de qui l'on peut espérer une
fondation de noyau sociétaire. Cette épreuve démonstrative, qui va décider du
changement de sort de l'humanité, peut se borner à un établissement plus petit
encore que le comptoir communal actionnaire, n° 1. Il suffira, si l'on veut, de
fonder un embryon sociétaire nommé BANQUE RURALE ACTIONNAIRE, B. R. A.,
qui n'exigera que 600,000 fr. de capital, soit 1,200 actions à 500 fr., et qui ne
rendra que 1/4 en sus du projet actuel, c'est-à-dire que tel canton dont le produit
net s élève aujourd'hui à 400,000 fr., en rendra 500,000 au moyen d'une B. R. A.,
qui est rameau de la 6e période (tabl. 98), branche de demi-association.
Pour expliquer la différence d'une B. R. A. aux C. C. A. des cinq degrés,
divisons un village de 290 familles en 5 classes.
Pauvres, 60 f. ; gênés, 50 f. ; justes, 40 E ; aisés, 30 E ; riches, 20 familles.
Le C. C. A. 1er degré, loge et nourrit les familles de classe pauvre.
Le 2e degré y ajoute celles de la classe gênée, et ainsi de suite. Si en 5e degré
les classes 3, 4, 5, restent logées au dehors, le mécanisme diminue d'activité, de
liens, de produit.
Les phalanges nos. 6, 7, s'adjoignent par degrés les grands, les savants, les
artistes, et donnent d'autant plus d'essor aux variantes et engrenages de série (tabl.
193).
Une B. R. A. ne loge pas même la classe pauvre, seulement ses animaux, s'il se
peut. Elle n'a besoin, pour faire travailler les pauvres en série contrastée, que de
terres, jardins, fabriques, et un édifice. La fondation est de toute facilité, et 5 à
600,000 fr. y suffiront, en traitant à loyer au lieu d'achat. J'ai failli en donner un
abrégé d'une feuille : j'en puis enseigner le mécanisme en une leçon.
Mais quelque petit que soit le germe, il sera décisif, pourvu qu'il opère par
séries contrastées, et qu'il démontre l'excellence de ce procédé pour accroître les
richesses et concilier les passions. Énumérons les candidats présomptifs.
... TOUT AMBITIEUX HONORABLE. Il n'en faut qu'un seul qui soit tenté de
devenir le premier homme du monde (II) : il n'aura pas même besoin d'une grande
fortune ; s'il possède 100,000 fr., il peut créer la compagnie de fondation. N'y prît-
il que pour 10,000 fr. d'actions, il peut se réserver le titre de fondateur. Il est assuré
de voir, après deux mois d'exercice, les peuples et les monarques le porter aux
nues, de faire tomber à plat l'orgueilleuse civilisation, prouver qu'elle n'a jamais eu
la moindre connaissance en garantie sociale ou action composée, pas même sur la
garantie primordiale, celle de travail et de subsistance.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 54
contrastée est une boussole avec laquelle on ne pourra jamais s'égarer dans les
opérations de bas degré sociétaire, comme la B. R. A. bien assortie à l'esprit du
siècle.
Lorsqu'il vante ses progrès en philosophie, il ignore que la philosophie est un
arbre qui doit subir la greffe, s'élever du simple au composé par alliage à l'esprit
d'association ; que ses vues philanthropiques ne peuvent aucunement se réaliser
dans l'ordre civilisé où l'action est simple, dépourvue de ces garanties et contre-
poids qu'on rêve sans pouvoir les établir.
Dieu ne nous aurait pas assujettis à ces vœux de garanties sociales, s'il ne nous
eût ménagé un moyen de les obtenir : et si la philosophie les désire, il faut qu'elle
se familiarise à l'idée de greffe ou alliance avec l'association.
Elle en a conçu quelques légères idées, mais à contre-sens ; car elle n'a
envisagé que les plus petits rameaux, au lieu de s'attacher aux bases, à l'ordre
domestique et agricole où l'on ne peut introduire le lien sociétaire qu'en s'étayant
de la BOUSSOLE SOCIALE, de la série de groupes contrastés, gage d'attraction
industrielle et de triple produit, unique voie de philanthropie, de vérité et d'unité.
Comment aurait-on découvert l'opération quand on a refusé 3,000 ans d'étudier
les groupes (III), éléments des séries (III), et l'attraction, moteur des groupes et
séries ?
Et comment s'initier à ce mécanisme des séries, si l'on impose à l'inventeur la
condition de ne pas les décrire ; si l'on est choqué de ce qu'il parle aux yeux en
peignant des séries dans l'ordonnance de l'ouvrage, dans les divisions à contre-
partie et les nomenclatures à contre-partie ? Ce dispositif est l'image des séries
industrielles, il faut le connaître pour savoir associer.
En écrivant sur tout autre sujet, je n'aurais adopté ni distribution, ni
nomenclature à contre-partie : mais ici, c'est de ma part une leçon intuitive,
présentant au lecteur l'emblème du procédé à étudier s'il veut apprendre l'art
d'associer, l'art de tripler la richesse et décupler les plaisirs (III).
(Voyez aussi, sur les B. R. A., 1'article 183.)
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 57
ARGUMENT DU SOMMAIRE.
est dû à ceux-ci le milliard promis solennellement, et qui, avec les intérêts depuis
la 1re paix, s'élève bien à deux milliards. Il y a de plus les destitués sans jugement,
les retraités sans pension suffisante, enfin les officiers ex-dotés.
J'ai lu dans les journaux que la succession du maréchal Davoust était réduite à
peine au 5e, à 100,000 fr. de rente, par la perte des dotations : ses héritiers ont donc
400,000 fr. de rente, soit 8,000,000 de capital, à réclamer. Il conviendra que les
grandes familles, intéressées pour des sommes si majeures, fassent instruire à fond
un des leurs sur l'Association ; c'est un travail de 10 leçons. Une fois initié, il devra
se ménager des moyens de conférer avec le Roi : si on décide le Roi à prendre la
l’action, les autres seront placées dans le mois.
Les créances de ces classes non reconnues (voy. tabl. 100), s'élèvent au-delà de
6 milliards ; total, 12, avec les reconnues.
Il faut y joindre l'intérêt du tout. Les paiements successifs se réduiront chaque
année de 600 à 550, 500, 450, enfin à 50 millions la 12e année ; total,
3,900,000,000.
Ajoutons l'intérêt plein de 4 ans de délai, car les cantons auront des dépenses
urgentes à faire dans le début pour leurs édifices ; ils préféreront différer de 4 ans
le remboursement de la dette, et payer l'intérêt de 4 ans, 2,400 millions.
Sommes réunies, 18 300 000 000
Total 23 milliards,
Dette fiscale, soit 4 700 000 000
dont il faut déduire environ 300 millions d'économie annuelle que produira par
degrés l'état sociétaire. Ces épargnes donnant 6 milliards en 20 ans, réduisent la
dette à 17 milliards. On pourra, en automne 1824, procéder à la vérification des
titres, et délivrer en décembre 1824 les cédules portant intérêt.
Quant aux indemnités dont on parle à présent, elles seraient bien illusoires, et
d'abord nulles pour la famille royale, le clergé, les rentiers de Louis XVI, les ex-
dotés, les destitués, les remboursés. Elles s'étendraient à peine à quelques émigrés
protégés : les petits émigrés, même dans le cas d'admission, se trouveraient bientôt
éliminés par quelque banqueroute bureaucrate, comme j'en ai essuyé en août au
bureau de la guerre sur un arriéré de 1811.
On m'a dit : Avez-vous fait une déclaration selon tel arrêté du mois de mars ? –
Non, je n'ai pas même connu cet arrêté. – Eh bien, vous êtes déchu. – Mais on ne
m'a pas signifié cet arrêté à domicile. – N'importe, vous êtes déchu. – Eh ! j'étais
peut-être en pleine mer, le jour où l'arrêté a paru dans les gazettes. – Tant pis, vous
êtes déchu – Mais j'ai fait vingt autres déclarations. – Ah ! vous êtes déchu. (Ils en
ont peut-être éliminé pour 20 millions de cette manière.) Voilà ce que devient dans
les bureaux la créance du faible ; on le traîne en longueur, on le lasse, puis, ensuite
de quelque surprise, il est déchu.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 65
Le préambule comme les articles des pages 133, 154, 175, 241 tient au
deuxième sujet, aux vices de la critique, au besoin de jury.
1
Une note des éditeurs, p. 168, édition papier, indique qu’ils ont jugé la reproduction de cette
note 9 superflue. Notez bien que les numéros de pages donnés en référence correspondent à
l’édition de papier et non à cette édition électronique. [MB]
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 68
SOMMAIRES
ET ANNONCE
DU
déplaire aux écrivains de divers partis. Tous, du plus au moins, étant choqués de
l'outrage fait à leurs idoles, n'apportent à cette lecture que des préventions
défavorables, ne jugent que l'écorce du livre, que la forme, sans examen du fond.
Le fond se compose de calculs si incontestables, qu'on n'ose pas en essayer la
critique. Les formes n'ont rien d'insinuant, rien de la souplesse exigée dans les
écrits actuels ; mais cette aspérité de formes devient un titre de recommandation,
lorsqu'on considère qu'une politique flexible n'aurait point atteint à cette
magnifique découverte ; elle ne pouvait être l'ouvrage que d'un esprit rétif,
incapable de se plier aux convenances du sophisme et du préjugé.
Entretemps : les journalistes, obligés à user de ménagements avec le parti
philosophique, n'osent pas émettre une opinion sur un sujet si étrange. C'est donc
à bon droit que l'un d'entre eux, le baron DE FERUSSAC, rédacteur du Bulletin
universel, s'est plaint qu'on ne peut pas, en France, être informé des découvertes :
l'information éprouve (il a omis de le dire) quatre obstacles au lieu d'un :
1°. Le retard d'annonce par voie de journaux. Les rédacteurs, assaillis par une
centaine de solliciteurs dont il faudrait lire les productions, s'effraient des
ouvrages un peu étendus et se renvoient la corvée d'analyse. Mais lorsque l'auteur,
étant à Paris, leur offre de faire le travail de dégrossissement, selon leurs
instructions, l'analyse ne leur coûterait PAS UNE HEURE ; je le prouverai plus
loin (note 2me). Au reste, ce commentaire leur épargnera les difficultés présumées ;
ils y trouveront en divers sens des canevas d'analyse.
2me Inconvénient : Si l'on obtient l'annonce, elle peut se trouver erronée, ne
donner qu'une très-fausse idée du sujet. Pour peu que l'examinateur ait été
indisposé par des doctrines contraires à ses opinions, il jugera selon ses préjugés ;
il trouvera de l'obscurité dans la théorie la plus claire.
3me Obstacle : À la suite d'une analyse inexacte, surviennent des critiques
diffamatoires, calomnieuses, que les zoïles colorent de ton facétieux. Le journaliste
qui n'a qu'effleuré la lecture de l'ouvrage, ignore quel degré de confiance méritent
ces méchancetés ; il les insère sans conséquence. Elles redoublent les préventions,
et le public, au lieu d'une information sur la découverte qui touche à ses plus
pressants intérêts, n'a bientôt que des renseignements trompeurs, qui le détournent
d'en prendre connaissance.
Enfin, pour 4e entrave, l'auteur diffamé, travesti, n'a aucune voie de
justification. Des motifs commerciaux s'opposent à ce qu'on insère ses répliques :
elles ne seraient pas lecture amusante comme les railleries ; une gazette est
obligée de ménager sa clientèle, servir le goût du public de France, qui exige des
plaisanteries JUSTES ou NON, plutôt que des analyses d'une science nouvelle. Le
journaliste, entraîné par des intérêts de coterie, n'ose pas approuver une invention
qui offense les puissances philosophiques ; il cède, comme Pilate, à l'influence
d'un parti dont il gémit de servir l'injustice.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 70
C'est ainsi que l'auteur d'une grande découverte trouve, dans la capitale de
France, moins de protection que les malfaiteurs, qui au moins sont entendus et
défendus par-devant jury avant d'être condamnés.
Tel est l'abus que M. DE FERUSSAC a dénoncé trop succinctement, se
bornant à signaler le quart du désordre. Il en a de plus oublié la contrepartie, la
profusion de secours assurés aux inventions futiles, colifichets, baumes et
orviétans de toilette. Un inventeur en ce genre jouit en France du droit de faire
assembler le ban et l'arrière-ban des compagnies savantes. On voit dans Paris
quantité d'affiches citant, à l'appui de telle pommade ou essence de toilette.
Le procès-verbal de S. Exc. LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR ;
Celui du COMITÉ DE SALUBRITÉ PUBLIQUE ET DES INVENTIONS
SECRÈTES ;
L’approbation des MÉDECINS ET CHIMISTES CÉLÈBRES ;
Enfin, l'ORDONNANCE ROYALE qui garantit le privilège.
Que de potentats scientifiques et administratifs, protecteurs obligés des
inventeurs de pommades et cosmétiques ! Il faut ajouter à ces triomphes ceux
d'une douzaine de tailleurs et coiffeurs qui, chaque mois, volent à l'immortalité
dans les journaux des modes.
Mais une découverte utile, comme le bateau à vapeur, sera dédaignée dans
Paris, jusqu'à ce que les étrangers aient prononcé. Ensuite elle sera revendiquée
par les Français (II, 418), qui s'en seront moqués à son apparition.
Il importe donc de prévenir les étrangers sur cette défaveur qui poursuit en
France les inventions utiles, afin qu'ils examinent scrupuleusement, sans acception
des critiques françaises qui, même dans le cas de bienveillance, ne portent que sur
la forme et non sur le fond.
Deux puissances, l’Angleterre et les États-Unis, très-vivement intéressées à la
découverte du procédé d'Association domestique-agricole, peuvent sans frais en
faire l'essai sur un hameau ou réunion quelconque, et policer subitement leurs
sauvages de Louisiane et de Canada. L'Angleterre va trouver dans cette invention
l'unique voie d'extinction de sa dette colossale. Ce serait à toutes deux une insigne
duperie de juger ma théorie par l'impression qu'elle pourra faire à Paris, où le
plus grand crime est de contredire Platon, Aristote et leur docte cabale.
Ces entraves me donneront lieu de remarquer qu'en France le monde savant
est dans une anarchie complète. Il n'y existe ni police des découvertes, proposant
celles qui sont à faire (article 3me), ni corps d'opposition, formant contre-poids à la
détraction et à la calomnie en matière scientifique et littéraire. La nation entière
est dupe de cette lacune d'autorité tutélaire : gouvernement, savants et public sont
lésés par la négligence d'une foule d'études laissées en arrière, par le refus
d'examen et les retards d'annonce des découvertes publiées.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 71
Les savants sont peut-être les plus dupes de ce désordre, car en voulant
asservir les inventeurs à une sorte d'index philosophique, ils tombent eux-mêmes
en quadruple duperie. Cela sera expliqué au 2me intermède.
Jadis les ouvrages interdits par l'inquisition et la censure étaient réputés les
plus dignes de curiosité : pourquoi ne pas former pareille conjecture sur un
ouvrage mis à l'index philosophique, et privé d'annonce parce qu'il démontre
l'impéritie des sciences politiques, économiques et métaphysiques ? Il faut que la
philosophie incertaine soit encore bien puissante, si elle exerce DE FAIT pareille
dictature sur l'opinion.
J'en conclurai à l'établissement d'un jury d'examen et d'annonce régulière,
soumise à rétribution fixe, et devant porter sur le fond des découvertes et non sur
la forme des traités. Ladite voie n'entravera en rien les critiques des journalistes ;
mais elle satisfera la classe judicieuse qui, n'étant pas exclusivement adonnée à la
satire et au bel esprit, désire être informée sur l'utile, sur le fond, sur les
avantages que promet une invention, sur les procédés, moyens et preuves dont
s'appuie la théorie.
J'espère, à ce sujet, convaincre le monde savant que c'est ici un CAS
D'EXCEPTION, et que pour son propre intérêt il doit, dans cette circonstance,
dévier des routines de la critique, faire abstraction des griefs d'amour-propre, en
considération de l'immensité de bénéfices et de gloire que lui garantit la
découverte.
Quant aux autres lecteurs qui, moins exigeants sur la gloire, sont gens à se
contenter de la fortune et des plaisirs dont l'état sociétaire leur ouvre la voie, il est
à propos de leur présenter un sommaire de la théorie, la resserrer dans un cadre
étroit comme cet opuscule, qui contient les documents propres à faciliter
l'intelligence de l'ouvrage à l'homme le moins exercé.
Toutefois, ils devront se rappeler que c'est ici un nouveau monde scientifique,
où l'on s'égarerait si on ne suivait pas les instructions du guide, et si l'on voulait
juger d'après les prestiges philosophiques, une théorie qui vient les dissiper à
jamais, initier l'esprit humain à tout l'ensemble des mystères du mouvement,
l'introduire au sanctuaire du temple de cette nature, dont trente siècles savants
avaient déploré les rigueurs, en s'écriant avec Voltaire :
Mais quelle épaisse nuit voile encor la nature !
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 72
INITIAL.
ARTICLE PREMIER.
– Enfin, les unités de toute espèce étendues au globe entier (II ; III) :
quarantaines universelles ; extirpation de tous les venins accidentels, virus
psorique, syphilitique, variolique, pestilentiel, etc. ; unités de langage et autres, si
inapplicables au régime civilisé et barbare, que la France, après 30 ans d'efforts,
n'a pas même pu établir l'unité métrique dans ses provinces.
Plus ces propriétés semblent romantiques et gigantesques, plus on doit vérifier
strictement les calculs, et se défier de la malveillance d'un parti alarmé pour ses
systèmes qui vantent l'industrie morcelée et la civilisation. J'ai longuement rassuré
ce parti, par le tableau des carrières de fortune et de gloire (Interm., II) que lui
ouvre le nouvel ordre. Les philosophes y trouveront, en balance régulière (Av.-
Prop., I,) dix de gain pour un de perte imaginaire et non réelle, car les 400,000
tomes de sophismes seront, dans l'état sociétaire, bien plus recherchés
qu'aujourd'hui. Voyez note 1, l'un des bénéfices qu'on en recueillera.
Quant à l'amour-propre offensé, j'ai observé (Av.-Prop., I) que la meilleure
aubaine pour un siècle est d'être convaincu de quelque grande erreur ; que toute
découverte imprime cette légère tache sur la génération qui l'a manquée, mais
qu'on en est bien dédommagé par la jouissance de lumières et bienfaits dont on
désespérait. Rien n'est donc plus désirable pour le monde savant, que ces démentis
en affaires scientifiques, tels qu'il en a reçu de Copernic, Harvey, Colomb, Galilée,
Newton, Linnée, etc. : il élève à l'immortalité tous ceux qui lui donnent pareils
démentis.
Venons à d'autres intérêts plus généraux que ceux du monde savant : il s'agit
des dettes publiques et surtout des consciencieuses, qu'on n'ose pas même s'avouer,
par impossibilité d'y faire face. Lorsque le produit du sol français s'élèvera à 15
milliards au lieu de 5, il sera plus aisé de prélever en impôt 2 milliards sur 15,
qu'aujourd'hui 1 sur 5. Ce doublement d'impôt sera un dégrèvement relatif du tiers.
La France (et de même tout autre état), pourra donc reconnaître et acquitter
promptement sa dette consciencieuse, les lésions révolutionnaires d'environ 10
milliards, à joindre aux 5 milliards de dette fiscale, selon le tableau suivant :
2. Les ecclésiastiques et leurs héritiers, non pour le fonds, mais pour les revenus et intérêts
pendant la vie présumable du titulaire.
3. Les rentiers de Louis XVI en 2/3 non consolidés, ou leurs héritiers.
4. Les capitalistes remboursés en assignats et mandats.
+ Les fonctionnaires destitués sans procès et sans indemnité, dans l'une et l'autre
catégorie depuis l'an 1788.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 77
5. Le milliard promis aux militaires ou à leurs veuves et enfants, et les intérêts à 5 pour %,
soit 1, 500,000,000.
Catégorie libérale.
6. L'indemnité des demi-soldes ou retraites obligées.
7. Les dotations supprimées ou réduites.
8. Les dommages des deux invasions restauratrices.
... Les diverses lésions, du grand au petit, depuis les baisses d’immeubles dans les
villes dépouillées d'établissements jusqu'aux minuties comme le suspens des 35 prix
décennaux.
C'est aux parties intéressées à faire accélérer l'épreuve de cet ordre sociétaire
qui peut seul garantir et liquider en peu de temps lesdites créances ; essai bien
facile, puisque tout est disposé en Angleterre ; deux établissements y sont déjà
formés pour tentatives de régimes sociétaires ; il ne leur manquait que la
découverte du procédé.
D'autre part, les États-Unis sont forcés à cette épreuve par besoin de policer
leurs féroces voisins, les sauvages. Ils reçoivent chaque année de nombreux
immigrants qu'il faut établir : quoi de plus facile que d'essayer dans ces
colonisations le régime sociétaire, moins coûteux que le morcellement, et donnant
triple produit ! On assure que M. Joseph Bonaparte a réuni 3,000 de ces
immigrants à Nashville en Tenessee ; il lui sera bien aisé d'en affecter un 6e, 500
personnes, à l'essai de l'Association simple ou 7e période. C'est un beau contraste à
lui proposer : son frère, avec un million de soldats, n'a pas pu conquérir un quart
du globe ; lui, avec 500 cultivateurs, fera la conquête du globe entier.
Sans vouloir tenir aucun compte ni de l'immensité des bénéfices, ni des grands
intérêts que j'ai cités, ni de la facilité d'épreuve et de fondation, les lecteurs
français n'envisagent le traité de l'Association qu'en sens littéraire ; ils exigent d'un
inventeur le vernis oratoire qu'on exigerait d'un prétendant à l'académie ou d'un
spéculateur en systèmes : ils oublient que, dans une affaire d'où dépend le sort du
genre humain, il faut s'occuper du fond et non de la forme ; s'enquérir de la
justesse des calculs et de la facilité d'essai.
Lorsqu'un homme déclare qu'il n'est point écrivain, mais seulement inventeur,
on ne peut exiger de lui que l'invention annoncée. Il faut s'assurer si son livre
contient cette précieuse théorie de l'Association : fût-elle écrite en patois, il suffit
qu'elle soit exacte ; on ne doit pas exiger davantage.
D'accord, disent les journalistes : mais que de temps pour vérifier cela dans
1,300 pages compactes ! Il nous faudrait un mois, disent-ils. UN MOIS !!! il faut
UNE HEURE à un journaliste de Paris ; et j'en donne plus bas le compte, minute
par minute (note 2), en supposant une analyse neutre, qui se bornerait à mettre le
lecteur sur la voie d'examen et lui laisserait le soin de juger de la justesse
théorique ; après quoi le lecteur qui voudra examiner le fond devra lire les neuf
divisions suivantes et leur introduction.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 78
fond, se bornent à scruter si l'auteur est au ton du jour, si son livre est marchand,
paré de couleurs en vogue, de finesses oratoires ! Est-ce donc la mode seule qui
doit servir de boussole en affaires d'utilité ? Et lorsqu'un laboureur apporte du blé
de bon aloi, l'exclut-on du marché, sous prétexte qu'il a un habit de coupe antique
et réprouvée par les tailleurs de petits-maîtres ?
Allons au fait : c'est pour avoir trop bien défini les erreurs de la philosophie,
que cet ouvrage est en butte à sa malveillance : elle l'accuse d'obscurité, pour se
dispenser de répondre aux arguments pressants dont il fourmille. Je vais le justifier
d'un tel reproche, et ce commentaire le rendra très-intelligible à quiconque n'est
pas de la classe des pauvres d'esprit.
Quant aux beaux esprits, Condillac leur a expliqué avant moi pourquoi ils ne
comprennent pas les théories les plus claires. « Des ouvrages, dit-il (II), où les
sciences seraient traitées avec une grande netteté, une grande précision, ne seraient
pas à la portée de tout le monde ; ceux qui n'auraient rien étudié les entendraient
mieux que ceux qui ont fait de grandes études, et surtout que ceux qui ont
beaucoup écrit. »
Là-dessus il leur reproche leurs erreurs et préjugés dégénérés en principes ; il
leur dit que l'art d'abuser des mots sans les entendre est devenu pour eux l'art de
raisonner : puis il leur adresse, d'accord avec Bacon, l'invitation de refaire leur
entendement et oublier tout ce qu'ils ont appris. J'y ajoute le conseil de revenir à la
modestie des philosophes EXPECTANTS, des Montesquieu, des Rousseau, des
Voltaire, cités plus haut, tous manifestant un profond dédain pour la civilisation et
ses lumières, et augurant quelque découverte qui en ouvrira l'issue.
Si cet acte de sagesse est au-dessus de leurs forces, il leur reste un moyen facile
de comprendre d'emblée le mécanisme sociétaire ; c'est de franchir la théorie
abstraite qui est pour eux le calice d'amertume, et s'en tenir aux neuf divisions
indiquées.
Introduction diminuée de la note A.
En mixte, IIIe TOME, les 4e, 5e, 6e notices.
En concret, IIIe et IVe TOMES, les 1re, 2e, 3e, 4e, 7e, 8e, sections.
En se bornant à ce choix, ils trouveront la théorie lucide et régulière ; leur
esprit dégagé d'aigreur sera tout au sujet : une fois initiés et désabusés sur la
civilisation, ils l'accableront de mépris et me reprocheront trop d'indulgence pour
ses infamies.
Je vais donner succinctement et en divers sens l'analyse de l'ouvrage : ce sera le
sujet de trois chapitres, 1°. Aperçus généraux ; 2°. Aberrations de la critique ; 3°.
Résumés pour l'étudiant. Qu'on se rappelle des motifs d'attention : triplement de
revenu, extinction des dettes publiques en tout pays, remboursement des 10
milliards de dettes révolutionnaires, utilisation de la vérité et de la vertu, accession
des sauvages et affluence de denrées coloniales, unités de toute espèce. Que de
motifs de provoquer cet essai, si facile à l'Angleterre et aux États-Unis ! Et
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 80
CHAPITRE PREMIER.
Aperçus généraux. Examen du fond.
ARTICLE DEUXIÈME.
MATÉRIEL SPIRITUEL.
ÉLÉMENTS. Essors ou fonctions. ÉLÉMENTS. Essors ou fonctions.
1. Travail. 4. Industrie domest. 8. Passions. 10. En identités.
2. Capital. 5. Industrie agricole. 9. Caractères. 11. En contrastes.
3. Talent. 6. Industrie manufact. 12. En contraires.
7. Industrie commerc.
– GOUVERNEMENT OU DIRECTION UNITAIRE.
... Exercice par attraction ou impulsion naturelle.
On peut juger, par ces deux tableaux, combien nos publicistes étaient loin
d'embrasser le cadre entier du problème ; ils n'y comprenaient pas même le
gouvernement, qui s'y trouve lié par deux intérêts très-directs ; en sens matériel,
par l'avantage d'un impôt unique, versé à jour fixe, et abonné sans subtilité fiscale
et sans frais ; en sens politique, par la garantie de stabilité fondée sur l'aisance du
peuple, dont la misère est toujours la principale cause des commotions politiques.
Le ressort nommé série de groupes contrastés satisfait à toutes ces conditions :
si je les pose avec tant de rigueur et de détails, c'est pour éviter les chicanes sur le
défaut de méthode.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 84
Tel est le programme qu'il eût fallu proposer, au moins en partie, avec offre de
prix : on n'en a rien fait. Ainsi le siècle, en dissertant sur l'Association, ne sait pas
encore ce qu'il désire en ce genre : il n'a ni précisé ses demandes, ni déterminé les
voies à suivre dans la recherche. Il semble ne vouloir faire sur l'Association que du
bel esprit, et non des découvertes.
Cependant l'impulsion existe : le gouvernement français y adhère, car il a fait
envoyer à toutes les préfectures l'ouvrage de l'ingénieur DUTENS, avec instruction
d'en propager les principes, et répandre l'esprit d'association industrielle. Mais nos
sciences économiques sont si peu avancées sur ce point, qu'elles n'ont pas même
découvert ni cherché le plus bas degré d'association, le comptoir communal (III),
antidote naturel contre l'indigence du bas peuple, contre le prêt usuraire et les
bénéfices intermédiaires du commerce, contre le dénuement de capitaux qui
paralyse l'agriculture, et contre les secours dérisoires comme certaines caisses
parisiennes qui, prêtant au taux fictif de 5 p. 0/0, établissent le taux réel à 17 p. 0/0,
et sont prônées comme faveur du commerce pour l'agriculture.
Les lumières sur l'Association sont donc nulles en théorie. Les sophistes
l'envisagent à contre-sens du but : ils spéculent sur le mode simple, ou art
d'associer en industrie et non en passions ; associer les chefs actionnaires, et non
les coopérateurs du moyen et bas peuple. Système spécieux par la perspective de
quelques grands travaux, mais infructueux pour la masse, impuissant contre les
neuf fléaux, et tendant à l'accroissement des traitants et des jeux d'agiotage, selon
la note (Av.-Prop.).
Parmi les praticiens, on remarque en Angleterre M. OWEN, spéculant sur
l'association des petits ménages pour épargner la perte de temps et les frais du
morcellement industriel. M. Owen tend à la demi-association ou 6e période
(tableau, 98), qui opère principalement sur les classes inférieures. Ignorant le
procédé naturel, les séries contrastées, il n'a pas organisé les séries mixtes dont son
établissement serait peut-être susceptible. D'autre part, il s'est privé du levier
principal qui est l'agriculture. On pourrait y suppléer dans l'essai par un vaste
jardin placé à portée de l'édifice, avec basses-cours d'ample dimension.
Je n'ai aucun renseignement sur l'autre fondation de ce genre, pour laquelle une
compagnie anglaise a versé depuis peu 2,500,000 fr.
On peut citer sur ce sujet un Parisien, M. CADET-DE-VAUX, qui posa
régulièrement le problème dans les journaux de 1805. Il apprécia fort bien le
bénéfice énorme que donnerait une réunion de petits et moyens ménages d'un
millier de cultivateurs, selon les aperçus (III) ; mais en vrai Français, il finit par
conclure à l’IMPOSSIBILITÉ, refrain chéri de la nation française.
Que n'excitait-il quelque société savante à proposer le problème ? Il en serait
résulté, entre autres avantages, que l'invention et l'inventeur trouveraient
aujourd'hui une protection quelconque. C'eût été un appui anticipé, à défaut duquel
la découverte ne rencontre que défiance, faux jugements et détraction.
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ARTICLE TROISIÈME.
1
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électronique, MB]
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1. Par les plus grandes réunions possibles dans 1. Par les plus petites réunions en travaux de
chaque fonction. culture et de ménage.
2. Par séances de la plus courte durée et de la 2. Par séances de la plus longue durée, de la plus
plus grande variété. grande monotonie.
3. Par subdivision la plus détaillée, affectant un 3. Par complication la plus grande, affectant à un
groupe de sectaires à chaque nuance de fonction. seul individu toutes les nuances d'une fonction.
– Par l'attraction, le charme. – Par la contrainte, le besoin.
Rép. En définissant les séries passionnelles, il a fourni des détails bien plus
étendus que n'en donnent les naturalistes dans leurs tableaux de séries matérielles.
S'il n'eût pas enchéri sur leur méthode et qu'il n'eût fait que s'y conformer, il serait
déjà au degré qu'on peut exiger en régularité élémentaire ; mais il a fait une étude
plus approfondie du sujet, et a prouvé, soit dans la notice des rudiments (III), soit
dans les ébauches des sections 5e et 6e du IVe tome, que son travail excédait de
beaucoup le nécessaire.
Question VIe. Le mécanisme nommé séries contrastées, à le supposer
praticable, serait-il d'accord avec les vœux connus des diverses classes, riche,
moyenne et pauvre, dont se composerait un canton ou phalange sociétaire ?
Rép. La distribution par séries contrastées pouvant seule utiliser les passions de
chaque individu, faire emploi de tous les caractères bons ou mauvais, rapprocher
les antipathiques par utilité réciproque, ils reconnaîtraient, dès le 1er mois
d'exercice, que cet ordre est gage de bonheur individuel, en ce qu'il assure à
chacun l'essor des passions, entravé même chez le riche dans l'état actuel, et en ce
qu'il joint la garantie de triple revenu à celle de plein essor des passions. Il plairait
donc sous double rapport aux 3 classes, et surtout aux riches qui, dans cet ordre,
seraient, par l'aisance du peuple, délivrés de l'aspect et des embûches d'une classe
indigente.
Question VIIe. Les moyens d'attraction indiqués aux 3e et 4e sections sont-ils de
nature à attirer, dès le plus bas âge, l'enfant au travail productif, perfectionner sa
santé et son éducation dans tout le cours du jeune âge, et le maintenir dans la voie
des bonnes mœurs à l'époque de transition ou entrée en puberté ?
Rép. Les ateliers progressifs, tels qu'on les forme en série contrastée, et les
distributions échelonnées des divers travaux, satisfont en tout point les goûts
connus de l'enfant (IV). Ces goûts sont contraints en tous sens dans nos ateliers et
nos distributions agricoles, et bien mieux comprimés à l'époque d'avènement en
puberté, où l'essor des goûts, le libre choix, devient inadmissible.
Ce libre choix paraît compatible avec le régime des séries contrastées et avec
l'industrie dont elles sont inséparables. C'est un des points dont il importe de faire
la vérification : en cas d'inconvenance, on pourrait, par statuts, entraver cette
branche de liberté, sans désorganiser pour cela le régime sociétaire.
Question –. Le mécanisme de répartition, exposé aux sections 7 et 8, paraît-il
efficace pour concilier l'intérêt collectif avec l'intérêt individuel ?
Rép. Il en présente quadruple gage ; 2 d'affection, 2 de justice.
A. 1°. L’absorption des rivalités individuelles dans les affinités collectives,
effet expliqué dans tout le cours du IIIe et IVe tome.
A. 2°. Le ralliement des classes extrêmes et antipathiques : on trouve à la 7e
section un tableau des 16 ressorts qui opèrent cet accord.
J. 3°. La balance des lots d'industrie et des lots de capitaux, dans la répartition
en raison directe des masses et inverse des distances (IV).
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 92
tomes. – 8°. Que l'essai pourra être fait en mécanisme de 7e période (13), moins fastueux
que le 8e, et susceptible d'amalgame avec les statuts de civilisation.
Considérant, QUANT AUX INDICES : 9°. Que l'obstination des sauvages à refuser
l'industrie agricole accuse la méthode morcelée de contrariété avec la nature, et milite pour
l'invention d'un mécanisme ultra-civilisé. – 10°. Que les théories coërcitives employées
depuis 3000 ans ayant perpétué tous les fléaux, il est prudent d'essayer un régime fondé
sur l'attraction dont le calcul paraît découvert. – 11°. Que ce procédé, par son opposition
régulière à nos méthodes (37), fait espérer des résultats opposés aux neuf fléaux inhérents
à la civilisation. – 12°. Qu'il est surtout plausible, en ce qu'évitant l'application à la masse
d'un empire, selon l'usage de nos sciences incertaines, il se limite, pour épreuve, à une
centaine de familles, un hameau.
** Considérant, quant aux PREUVES PALPABLES, que la distribution par séries
contrastées est la seule en accord avec l'ordre général de la nature, avec la distribution des
substances créées, avec la règle d'unité et d'analogie imposée par les sciences, règle qui
milite en faveur des voies d'attraction.
... Considérant, quant aux CHANCES DÉFAVORABLES, que même dans le cas
d'insuccès et de faux calcul sur l'attraction, on recueillerait de cette épreuve une foule de
dispositions nouvelles dont l'agriculture, la politique, la morale et la salubrité tireraient
d'énormes avantages, par amalgame avec les coutumes et lois de civilisation.
Sur cette déclaration, l'on trouverait aussitôt à former une compagnie
d'actionnaires, à 6,000 actions de 1,000 fr. chaque. [On a vu (8 bis) qu'en bas degré
il suffisait de 600,000 fr.].
Remarquons la duperie de ne pas procéder ainsi, par entremise d'un tribunal de
garantie. L'examen aurait été terminé à la fin de janvier 1823 ; on aurait eu le
temps de faire des dispositions pour opérer au printemps, époque la plus
opportune, parce qu'on ne peut pas faire manœuvrer une phalange de séries
industrielles sans avoir fait des semailles adaptées aux exercices de ce nouvel
ordre.
L'installation aurait eu lieu en avril, et dès le mois de mai on aurait vu les
accords s'établir avec rapidité, l'attraction et l'émulation se développer par degrés.
Le succès aurait été complet en juin, quant aux accords, et on en aurait auguré le
concert de répartition (section 8), qui se serait vérifié à l'époque d'inventaire, à la
fin de la campagne.
Ainsi, dès la fin du printemps, on aurait vu l'Europe entière désabusée sur la
civilisation, le monde social s'éveiller de sa léthargie, s'apercevoir que depuis 25
siècles il est dupe des sophistes qui vantent l'industrie morcelée pour se dispenser
de découvrir la sociétaire. On aurait reconnu que les passions et attractions sont
faites pour l'exercice par séries contrastées, qu'il va se généraliser par la triple
amorce du produit colossal, du charme industriel et des accords sociaux ; on
aurait vu, dès cet été de 1823, l'Europe faire ses préparatifs pour sortir du chaos
civilisé, barbare et sauvage ; il y aurait eu suspens de toutes les guerres, et concert
empressé pour hâter l'organisation.
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Tel est l'avantage qu'on eût recueilli d'une police scientifique, d'un tribunal de
garantie si convenable dans Paris, et nécessaire en France plus qu'en tout autre
pays. Voyez note 5, page 122, quelques détails sur ses fonctions.
Il est surprenant que le monde savant, qui ne raisonne que de garantie, contre-
poids, opposition, balance, équilibre, ait oublié, en ce qui le concerne, tous ses
beaux systèmes et se soit organisé en anarchie complète, donnant tout à l'arbitraire,
selon le principe : « Nul n'aura de l'esprit que nous et nos amis ; » qu'il n'accorde
pas aux inventeurs la protection qu'on accorde aux derniers scélérats, la dépense
par-devant jury. On verra, au 2e Intermède, quelle est la duperie de ceux qui ont
entretenu ce désordre.
J'ai démontré qu'il est fort aisé de juger exactement une découverte, si l'on veut
préférer les voies de méthode à l'arbitraire.
Tous les critiques seraient entraînés aux voies de méthode, s'il existait un
tribunal de garantie. Je leur ai répliqué sur la théorie directe qu'ils condamnent
avant de l'avoir lue ; passons à l'indirecte, objet de leur courroux, selon l'adage qui
dit que la vérité offense.
Lorsqu'il aura été constaté par jury qu'une découverte est revêtue de toutes les
preuves exigibles, personne n'osera la ravaler sans démonstration. Là finiraient le
zoïlisme et ses abus. Je reviendrai sur ce sujet après l'examen des critiques
recueillies sur mon traité.
Si, d'après cette lacune d'un tribunal de garantie, la plus sage critique dégénère
en arbitraire, que sera-ce des critiques moins sages qui, dans l'apologie, sont tout à
l'intérêt, à la faveur, à l'esprit de parti, et qui, dans le blâme, ne sont bien souvent
que jugement superficiel, prévention, erreur, détraction ?
Que de lenteur chez notre siècle à inventer les garanties dont il rabâche sans
cesse, et dont il ne sait découvrir aucune voie ! Et c'est le monde savant, ce sont les
publicistes, les oracles de liberté pondérée, qui consacrent cette anarchie de la
critique, sans frein, sans lois modératrices ! Ignorent-ils donc l'axiome, errare
humanum est ? Ignorent-ils qu'avec le tribunal le plus sage, et bien plus avec
l'individu, il faut des garanties contre l'erreur ou la faiblesse humaine ?
En quel pays ce contre-poids est-il plus nécessaire qu'en France, où tout
personnage marquant peut décréditer une découverte par un jeu de mots ? Mme de
Sévigné disait : on se lassera du café comme des tragédies de Racine. Si l'on n'eût
connu en France ni le café, ni les ouvrages de Racine, personne n'en aurait voulu,
par crédulité pour le bel esprit de Sévigné. Heureusement que les sens et l'âme
purent en juger par expérience, conserver le café et Racine, en dépit d'un jeu de
mots. Qu'on me donne pareille chance ; qu'on éprouve deux mois l'Association sur
un hameau, l'on verra les sens et l'âme faire justice du bel esprit, et placer mes
détracteurs au même rang que les verbiages de Sévigné contre le café et les beaux
vers.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 98
ARTICLE QUATRIÈME.
D'abord on y dissipe les préjugés qui règnent sur la nature, nommée si mal à
propos SIMPLE NATURE. Elle est composée et non simple : elle se divise en nature
harmonique et nature subversive ; distinctions très-visibles dans le monde matériel
que nous voyons distribué en planètes ou astres sociétaires, et en comètes ou astres
non sociétaires : d'où il est évident que le mouvement matériel n'est point simple,
mais composé ou DUALISE (Introd., II), s'opérant par deux essors, l'harmonique
et le subversif.
S'il y a unité dans le système de la nature et de l'univers, le mouvement doit
être de même dualisé, sujet à double essor dans le monde passionnel, dans les
relations humaines. Elles sont passibles d'essor harmonique ou sociétaire, opéré
par attraction, et d'essor subversif ou non sociétaire, opéré par contrainte. On en
voit ici les tableaux. J'insiste dans la note 6, page 132, sur la dualité.
L'esprit humain, mal dirigé dans ses premières études, manqua la boussole ou
règle de dualité du mouvement. Il tomba dans le vice que je nomme SIMPLISME,
erreur d'envisager en mode simple tout le système de la nature ; et c'est par suite de
cette fausse direction que la philosophie n'a rien su découvrir, ni sur les destinées
de ce monde, ni sur celles de l'autre.
Cependant la tradition générale d'un bonheur passé et perdu dénotait l’infirmité
sociale et invitait à des recherches sur le mécanisme de la société primitive, dite
Éden. Mais les philosophes grecs se livrèrent à l'orgueil en se voyant plus avancés
d'un échelon ou deux que les barbares et sauvages ; ils ne songèrent pas à la
recherche d'un meilleur ordre social.
Cette faute, excusable chez les anciens, ne l'est plus chez les modernes ;
convaincus par longue expérience que la civilisation est un cercle vicieux, ils
devaient juger que, loin d'être le terme ultérieur du mouvement social, elle n'en est
qu'un échelon, et qu'il faut s'élever plus haut. Quelques savants l'auront pensé en
secret, même chez les anciens : mais les Platon, les Aristote, se seraient décrédités
eux-mêmes, en admettant la possibilité de s'élever au-dessus de la civilisation.
Chacun les aurait sommés de procéder à la recherche des périodes sociales
supérieures ; problème qui eût exigé des découvertes au lieu de sophismes, et du
génie au lieu de bel esprit. On pouvait craindre d'y pâlir un siècle avant de le
résoudre, et entretemps les livres philosophiques et leurs auteurs auraient joué le
plus triste rôle.
Ainsi la docte cabale dut opiner à étouffer l'idée de pareille recherche ; elle dut
accréditer les préjugés d'immobilisme et croupissement perpétuel en civilisation,
les verbiages d'impénétrabilité de la nature et voiles d'airain sur la destinée. Telle
fut l'antique trahison qui sacrifia le genre humain au sot orgueil des sophistes.
Les modernes, serviles copistes des anciens, ont donné tête baissée dans ces
jongleries de voiles d'airain ; par suite de quoi la civilisation est devenue pour
notre globe un vrai cul-de-sac en mouvement, un abîme de misère et de sottise où
l'on est engouffré depuis 3,000 ans, sans présumer qu'il est infiniment aisé d'en
trouver l'issue (II). Que de lenteur dans la marche du génie civilisé, qui encore a le
front de nous vanter son vol sublime !
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 100
Pour entretenir le monde social dans la duperie, les philosophes ont écarté toute
étude sur les rapports établis entre l'homme, l'univers et Dieu, par l'attraction et
l'analogie (voyez les Prolégomènes). Ils ont enfanté par milliers de faux systèmes
de la nature, d'après lesquels on croit l'étude épuisée quand elle n'est pas même
commencée en ce qui touche aux destinées sociales.
Les preuves que j'en donne dans mon traité valent à ce livre les honneurs de la
réprobation dans le monde savant de Paris. La philosophie était plus loyale au
siècle dernier, lorsque les Montesquieu, les Voltaire, les Rousseau, accusaient
franchement la civilisation et ses fausses lumières, et adoptaient le rôle
d'expectants (II).
De nos jours on a vu encore quelques lueurs de cette modestie ; « les sciences
incertaines, dit madame de Staël, ont détruit beaucoup d'illusions sans établir
aucune vérité : on est retombé dans l'incertitude par le raisonnement, dans
l'enfance par la vieillesse. »
Un tort commun à tous les expectants présents ou passés est la mollesse : ils
entrevoient ce qu'il faudrait faire, et loin d'oser l'entreprendre ou le conseiller, ils
n'accusent la civilisation qu'à demi-voix, par forme de coloris oratoire ; puis ils
laissent écraser ceux qui ont le courage de dénoncer franchement l'erreur. Ainsi,
l'on traita de fou un publiciste suédois nommé Herrenschvand, qui osa condamner
la civilisation, déclarer que tant que le honteux fléau de l'indigence existait, le
monde social n'était point arrivé à sa destinée.
Il est déplorable qu'aucun des souverains ou ministres n'ait entrevu cette ruse
des philosophes, et ne les ait rappelés, par sommation et par réduction progressive
de traitements, à l'observance de leurs préceptes, explorer en entier le domaine de
la science, procéder du connu à l'inconnu, et autres doctrines (II), qui toutes
conduisaient à des études sur l'Attraction passionnée et l'Association agricole.
Les gouvernements grecs ne songèrent point à cette surveillance, parce que
leurs chefs, les rois mêmes, étaient en pleine intimité avec les philosophes, qui la
plupart figuraient dans la haute administration : aujourd'hui qu'à cette intimité a
succédé une extrême défiance, les gouvernements auraient dû soupçonner
l'intrigue, requérir l'étude des sciences négligées, et à cet effet établir une
opposition scientifique, un contre-poids à l'obscurantisme des sophistes, une police
des découvertes, opérant d'après les règles suivantes :
auxquels il faut joindre cinq ordres de causes ; mais à ne parler que des effets, nos
sciences physiques en ont expliqué trois ordres ; le matériel et ses lois d'équilibre,
connues depuis Newton ; l'organique et l'instinctuel, expliqués par les physiciens
et naturalistes : restent donc l'aromal et le passionnel, deux ordres d'effets dont
nous n'avons aucune connaissance, notamment de l'aromal, sur lequel je donnerai
plus loin une note, au 3e chapitre.
Relativement aux 5 branches de causes, on n'en a pas la moindre notion : par
exemple, en matériel, si l'on demande aux physiciens, géomètres et astronomes,
pourquoi Dieu a donné un anneau à Saturne et point aux autres planètes ; pourquoi
7 satellites à Saturne et 4 seulement à Jupiter, beaucoup plus gros ; quelles furent
les règles suivies par Dieu dans cette distribution ? Ils répondront en escobars, que
ce sont des connaissances interdites à la faible raison humaine ; ils se retrancheront
dans la profondeur des décrets et l'épaisseur des voiles d'airain.
Jonglerie que tous ces grands mots ; excuse de l'orgueil ! L'homme est fait pour
connaître tout le système du mouvement, les 5 ordres d'effets et les 5 ordres de
causes. Dieu ne voulait nous en faire aucun mystère : ce qui le prouve, c'est qu'il
nous a initiés depuis Newton à la branche transcendante et inutile de l'équilibre des
mondes. Il est bien plus urgent pour nous de connaître les lois de l'équilibre qu'il
assigna à nos passions avant de les créer. Peut-on présumer qu'il veuille nous
révéler en mouvement les connaissances de pure curiosité, comme l'équilibre
newtonien, et nous refuser celles d'utilité urgente ?
Loin de là, et pour preuve je puis communiquer dès à présent la théorie des 7
branches (2 d'effets et 5 de causes), qui nous restaient à pénétrer. Cette vaste
découverte ne tenait qu'à suivre la marche naturelle des études, commencer par
l'étude de l'homme avant celle des astres.
« Eh ! l'étude de l'homme, c'est chose faite ; nos métaphysiciens, nos
idéologues, ont porté cette science à la perfection. » Rien de plus faux : ils ne l'ont
pas même abordée : ils ont pris l'ombre pour la réalité : ils ont étudié le mécanisme
de la pensée par attention, jugement, mémoire ; c'est un petit accessoire à
l'essentiel, à la théorie des ressorts (II), des 3 buts d'attraction et des 12 passions ou
stimulants de l'âme. Elle est la branche de science qui, traitée par analyse et
synthèse, constitue l'étude de l'homme, détermine ses destinées sociales, et lui
donne par analogie la connaissance du système de l’univers ou lois des quatre
autres mouvements, tous coordonnés aux passions de l'homme qui est, on l'a fort
bien dit, le MIROIR DE L’UNIVERS.
Les genres. Nulle étude sur cette branche, nulle analyse, pas même celle de la
civilisation qui est une des 4 périodes de genre dans l'ordre insociétaire. C'est
assurément celle dont nos politiques auraient dû faire la dissection. Ils ne l'ont pas
même ébauchée, n'en ont pas encore classé les 4 phases et leurs caractères (II) :
même lacune d'analyse sur les périodes barbare, patriarcale et sauvage. Il fait beau
entendre, après une telle impéritie, nos politiques vanter leur vol sublime en études
du mécanisme social.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 103
Mais la pire des lacunes de genre, est le défaut de recherches sur la période
primitive ou Eden. Il existe foule d'archéologues matériels, et pas un archéologue
social. Ils veulent remonter à 14,000 ans par le secours des inscriptions, zodiaque
de Denderah, etc. Hé ! qu'ils remontent seulement à 5,000 ans, aux 3 premiers
siècles de la race humaine, antérieurement au déluge ; et s'ils peuvent découvrir
quel ordre domestique et social existait alors, ils auront percé le plus beau des
mystères, la distribution par séries contrastées.
Les espèces, les variétés, branches d'études également inconnues : j’ai cité (II)
le commerce qui est ressort d'espèce en système civilisé ; il n'a jamais été l'objet
d'aucune analyse : je l'ai prouvé dans le traité,
(II), table des 40 caractères du commerce arbitraire ;
(III), table des 40 nuances du 26e caractère, la banqueroute.
Même ignorance règne sur tous les ressorts de la civilisation. Loin d'en faire
l'analyse, on en a fait seulement l'apologie pour se dispenser d'en découvrir le
remède. On a vanté pièce à pièce tous les vices, tout l'attirail de civilisation, pour
sauver l'honneur des sciences qui n'ont pas su en trouver l'issue et nous élever aux
périodes sociétaires.
Après ce coup d'œil sur ma théorie indirecte ou analyse de civilisation, l'on
peut reconnaître pourquoi les philosophes y trouvent tant d'amertume. Il faudrait,
pour leur agréer, une théorie qui vantât la civilisation et l'industrie morcelée, et qui
opinât à n'en jamais sortir, ne jamais élever le monde social plus haut que la
mendicité, la fourberie, l'oppression et l'égoïsme, caractères indélébiles de la
civilisation.
En réplique à ses amères vérités, on accuse l'ouvrage d'être obscur. Le voilà
justifié sur ce qui touche au fond ; voilà le corps de doctrine en direct et en
indirect, réduit à deux cadres bien méthodiques, bien intelligibles.
Redisons, au surplus, que ceux qui ont pas la force de lire les tableaux de
l'impéritie philosophique et voir briser leur idole, peuvent franchir ces fâcheuses
communications et se borner aux 9 divisions :
Théorie mixte, IIe TOME, notices 4, 5, 6 ;
Théorie directe, IIe TOME, sections 1, 2, 3, 4, – – 7, 8 ; plus, l'Introduction. Ils
trouveront dans ce choix la théorie du mécanisme sociétaire dégagée en grande
partie du calice d'amertume.
On a vu de quelle manière elle serait analysée et jugée par un jury régulier, si la
France, prodigue de faveurs pour les inventions en colifichets, accordait même
appui aux découvertes utiles, et leur ménageait un contre-poids à l'influence de
coteries jalouses qui, offusquées des offrandes découvertes, veulent comprimer le
génie, le circonscrire dans les vues étroites de la philosophie, dans les brouillards
de la civilisation. Cette prétention va fournir le sujet d'un petit entr'acte, après
lequel nous passerons de l'examen du fond à celui de la forme.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 104
INTERMÈDE Y.
Démarcation entre les domaines du génie et de la critique. Réfutation des
niveleurs philosophiques.
L'un élève aux nues la raison moderne, l'autre la plonge dans la fange. D'une
part cette raison fait l'aveu de son égarement, de ses jongleries ; d'autre part, elle
cherche à nous duper en nous chantant son vol sublime. Il est clair, dans ce
conflit, que le plus modeste des deux opinants est le seul digne de foi. Comparons
les athlètes ; je soulignerai leurs expressions.
Le 1er accuse la philosophie d'IGNORANCE et d'ORGUEIL. C'est l'avis d'une
foule d'écrivains qui se rallient aux expectants, et disent de nos lumières
politiques : « Mais quelle épaisse nuit ! VOLTAIRE ; Quelle maladie de langueur !
MONTESQ. » Sans doute c'est languir bien longtemps dans la civilisation d'où l'on
eût pu sortir depuis 25 siècles : mais on foule aux pieds l'expérience qui nous
montre les neuf fléaux reproduits sous tous les régimes civilisés ; on se forge la
chimère d'espérer quelque bien d'un cercle vicieux ; on ne veut pas réfléchir sur la
réalité, sur la ténacité des neuf fléaux inséparables de la civilisation ; nos efforts
de génie ne savent qu'imaginer ce qui n'est pas, imaginer des torrents de lumière
dans la philosophie qui perpétue les neuf fléaux, et qui impose aux nations les
rêves de son inexpérience, les billevesées de perfectibilité, les constitutions, droits
de l'homme et autres visions, dont l'unique fruit est d'entretenir les neuf fléaux.
Je me range à cette opinion sur l'ignorance et la vanité de la raison moderne,
mais je ne puis me concilier avec M. DE PRADT, faisant à la raison les honneurs
d'un travail sur l'étude de l'homme, qu'elle refuse obstinément d'entreprendre. Ce
VOL ÉLÈVE, cette HAUTE CARRIÈRE, cette PROFONDEUR DE SPÉCULATION des
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 108
modernes, sont une rêverie démentie par la permanence des neuf fléaux. Il eût
fallu, pour y échapper, créer la science qui n'existait pas encore, la théorie de
l’Attraction, moteur de l'homme, et celle des périodes sociétaires du tableau. Mais
loin d'avoir su élever son vol et ses profondes spéculations jusqu'à la découverte
de sociétés supérieures en échelle, cette raison n'a pas même su analyser la société
au milieu de laquelle nous sommes placés, la civilisation, si mal connue qu'on en
ignore même les phases (II).
Dans cet abîme de contradictions philosophiques, osera-t-on prétendre que
l'inventeur qui a su créer la science qui n'existait pas encore, LA THÉORIE
INTÉGRALE DU MOUVEMENT, doive s'astreindre aux méthodes et routines de la
fausse raison, prendre pour modèles les sophistes et leur génie stationnaire ? Ce
qu'ils ont promis, je le fais ; j'ouvre les voies du bonheur ; je dissipe les rêves que
veut nous imposer leur inexpérience ; mais c'est en m'éloignant des chemins qu'ils
ont suivis. Ils veulent nous limiter aux méthodes civilisées et barbares. Eh ! si l'on
eût astreint les navigateurs à ne parcourir que les mers connues, Colomb et Gama
auraient-ils découvert les routes des deux Indes ?
C'est bien dit ; votre théorie est si extraordinaire, disent les sceptiques. Sans
doute elle est éblouissante : mes lecteurs sont comparables à l'homme opéré de la
cataracte : il ne peut pas soutenir l'éclat de la lumière ; il se plaint du soleil. Ce
n'est pas le soleil qui a tort ; ce sont les faibles yeux du malade. À un mois de là,
sa vue sera renforcée ; il bénira l'autre, au lieu de l'accuser.
Tels sont mes critiques : habitués aux petitesses, aux misères, aux astuces de la
civilisation, ils s'irritent à l'idée d'un régime de vérité, d'opulence, de bonheur.
C'est assez décliner la prétention de ces pygmées sociaux à comprimer le génie
inventif. Eux-mêmes se jugeront au 2e intermède, qui leur expliquera la quadruple
duperie où ils sont tombés en organisant l'anarchie scientifique, le triomphe des
zoïles et l'avilissement des inventions utiles.
Une découverte a coûté 24 ans de travaux. L'auteur attend six mois à Paris
quelque analyse par voie des journaux : qu'obtient-il ? Des notes cabalistiques
tendant à empêcher la lecture de l'ouvrage, parce qu'il a le tort d'offenser les
philosophes, de prouver qu’ils ont manqué l'étude de l'HOMME et du MOUVEMENT.
Combien leur ligue vexatoire fait sentir la nécessité d'un jury de garantie ou
aréopage d'opposition en critique !
Ces scandales n'ont rien qui doive étonner. La civilisation entrant en caducité
(II), doit nécessairement raffiner tous les vices, et faire éclore autant de perversité
qu'elle s'arroge de perfectibilité. Philosophes qui l'encensez, quand vous en
connaîtrez toute l'infamie, quand j'en aurai donné l'analyse générale en 32
perfidies composées, vous en aurez plus d'horreur que du serpent BOA, et vous me
reprocherez les ménagements que j'ai eus pour elle.
Vous perdez à sa défense un temps précieux : hâtez-vous de sortir de l'abîme et
de vous élever au bonheur Quelle serait votre déconvenue si une mort subite
m'enlevait ! Alors vous sentiriez l'énormité de la faute (car on n'apprécie un
homme, en France, que lorsqu'il est mort) ; vous regretteriez le seul pilote propre
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 109
CHAPITRE II.
Aberrations de la critique. Examen de la forme.
NOTA. Les lecteurs impatients peuvent passer au 3e chapitre avant de lire le 2e. Les
méthodiques suivront la marche tracée, la critique avant les 3 leçons.
ARTICLE CINQUIÈME.
Résumé des objections générales.
J'ai suivi cette marche, décrivant d'abord les symptômes, caractères et phases
de la contagion sociale ; industrie morcelée, relations mensongères, etc. ; les faux
traitements appliqués par les doctrines philosophiques ; le fol espoir de ceux qui en
espèrent quelque bien. Ces tableaux forment un tome d'amertumes ou analyse du
mal, théorie indirecte, à laquelle succède un tome de théorie directe ou sociétaire.
Pouvait-on suivre une marche plus méthodique ? C'est la preuve composée, preuve
directe et indirecte, employée dans toutes les sciences fixes.
2e grief. La distribution bizarre ou leçon intuitive, disposition de l'ouvrage par
séries analogues à celles de l'industrie sociétaire.
Horace vantait déjà les leçons intuitives, segnius irtant, etc. Tous les journaux
ont prôné l'institut Pestalozzi et l'enseignement mutuel, qui emploient la leçon
intuitive ; elle m'a paru d'autant plus opportune, qu'il n'y a qu'une chose à étudier
en théorie d'association ; c'est l'art de former des séries contrastées. Or, pour
familiariser le lecteur à cette distribution, j'ai dû la peindre dans les formes du livre
ce sont deux séries contrastées ; une composée, dans les 2e et 3e tomes une simple,
dans les 3e et 4e, toutes deux à contre-parties, avec transitions, pivots, etc., à l'instar
des séries industrielles et passionnées que forme un canton sociétaire. Cette
disposition est faite pour aider l'étudiant (un incident, une transposition l'empêche
d'en tirer parti : je rectifierai ce déplacement au 8e article, de manière que personne
ne pourra s'y égarer).
« On n'a jamais vu de livre ainsi disposé », disent les critiques : je le sais ;
s'ensuit-il que cela soit vicieux ? Ce qui est nouveau n'est pas toujours bizarre. Les
cavaliers de Fernand Cortez parurent bien bizarres aux Mexicains, qui ne savaient
si c'était des hommes, ou des dieux, ou des bêtes. Quant à nous, un cavalier et son
coursier nous paraissent un assemblage très beau, très utile et nullement bizarre.
On jugera de même par la suite les ouvrages distribués comme le mien en
séries contrastées : loin de sembler choquante, cette ordonnance paraîtra brillante
et poétique. Elle est à nos méthodes ce que la poésie et les strophes sont à la
prose : elle présente une masse d'accords et correspondances de sujets, qui aideront
la mémoire quand on y sera habitué. Provisoirement elle n'a rien de gênant, et je
l'ai conservée dans ces sommaires, afin de prouver par le fait qu'elle réunit trois
avantages : convenance avec le bon ordre des matières, leçon intuitive, et secours
de mémoire que je ne peux pas encore expliquer.
Je conçois que le premier ouvrage de cette coupe semble extraordinaire : je ne
l'ai adoptée que par motifs de leçon intuitive. La railler sur quelques apparences
bizarres, ce serait imiter un sot qui raillerait l'algèbre sur ses formules de Q carré et
racine de Q, expressions risibles, si l'on veut ; l'algèbre n'en est pas moins la plus
exacte, la plus sublime des sciences.
En réplique à ce monde savant qui dédaigne la distribution par serres
contrastées, dont il ignore les propriétés, je lui demande comment il parviendra,
sans cette méthode, à résoudre les problèmes sur lesquels il échoue si
honteusement, tels que la distribution des races humaines, de l'alphabet naturel et
des planètes ; sujet de la note 7 ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 112
Quand il serait admissible, que répondre sur l'alternative où l'on voit que si les
propriétés de l'attraction étaient imaginaires ou exagérées, les bénéfices de
l’Association distribuée par séries contrastées n'en seraient pas moins faciles à
obtenir, sauf à employer les statuts obligatoires, les engagements et contrats,
précaution très-loisible à toute compagnie qui voudra faire l'essai.
5e grief. La nomenclature néologique. C'est le grand cheval de bataille des
détracteurs : ne sachant sur quel point me prendre en défaut de calculs, ils
m'accusent d'un néologisme qui est néologie obligée et limitée à la nomenclature.
J'en ai justifié à l'article (I) auquel je renvoie. Ces néologies obligées sont bornées
strictement aux mots de contrepartie, et aux définitions indispensables, comme
SIMPLISME, que je ne pouvais suppléer ni par simplicité, ni par simplesse ; ou
comme attractionnel, que ne peut suppléer attrayant : celui-ci désigne l'impulsion
externe que donne tel objet ; l'autre désigne l'impulsion interne qui naît du ressort
inhérent à l'âme. Il en est de même de passionnel et passionné : il faut dans cette
nouvelle science du mouvement, des mots propres à distinguer le genre de
l'espèce, distinguer l'impulsion donnée de l'impulsion reçue, et suppléer à
l'insuffisance des langues modernes qui, n'ayant pas comme cette vaste branche de
sciences, n'ont pas pu lui ménager des expressions convenables.
Je suis donc obligé de faire ce qu'ont fait les chimistes, créer ma nomenclature :
du reste, loin d'approuver aucune branche d'anarchie scientifique, j'invoque les
contre-poids, et je loue la France d'en avoir établi un sur ce qui touche aux licences
de langage. Mais l'Académie française est un contre-poids simple : dans son
dictionnaire, elle est juge et partie ; elle est donc arbitraire ; et cela est si vrai,
qu'elle interdit des mots, comme nominal, dont se sert tout académicien.
Des femmes qui ne savent ni grec, ni latin, comprennent bien les noms de
CONTRE-PARTIE que j'ai adaptés à ma nomenclature ; comme postlogue, opposé à
prologue ; post-ambule, opposé à préambule. Puis des champions grecs et latins
trouvent ces mots inintelligibles, eux qui comprennent si bien les noms barbares de
corioclave, ligniguise, axérasine, et tant d'autres dont on tapisse les murs de Paris,
avec approbation des puissances anti-néologiques.
Je répète que je n'ai eu recours aux néologies que dans le cas d'absolue
nécessité. Eh ! qu'y a-t-il d'effrayant pour un siècle qui crée non seulement des
mots, mais des idiomes néologiques, et qui, appelant notre âme le moi humain ;
notre pensée, l'aperception de sensation de la cognition du moi humain, assure que
ce nouvel idiome a répandu des torrents de lumières ? C'est de quoi je ne peux pas
juger, ne connaissant rien à l'idéologie : mais à coup sûr ma nomenclature ne sera
jamais si barbare que le langage des idéologues ; et quant au fruit à en recueillir, je
puis me flatter de donner ce qu'ils n'ont su que promettre, l'étude de l'homme et de
ses trois unités, avec lui-même, avec l'univers et avec Dieu. (I).
Au résumé, que de faiblesse dans tous ces prétextes mis en jeu pour éluder la
question, qui, après tout, se réduit à vérifier trois points :
1°. Si j'ai communiqué ou non un procédé sociétaire neuf et plausible ;
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 115
ARTICLE SIXIÈME.
1
M. de Jouy. (Note des éditeurs.)
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 118
Ainsi la société barbare est très-parfaite chez ces Ottomans crucifiant les
prélats chrétiens, faisant rôtir à leurs pieds leurs femmes et leurs enfants, et fumant
la pipe en face des suppliciés. Ainsi la civilisation, se liguant avec les barbares
pour aider au massacre des chrétiens, et redoublant de bassesse devant eux à
mesure qu'ils redoublent d'impudence et d'atrocité ; la civilisation, dis-je, plus
habile que jamais à masquer de formes insidieuses tant d'iniquités, est très-parfaite
dans son caractère général qui est la perfidie, et le critique s'abuse étrangement en
supposant que je la trouve imparfaite.
Autre erreur qu'il me prête : dans ces pages, dit-il, où j'accuse nos vices, je
m'élève jusqu'à une sorte de philosophie satirique très-digne de remarque. C'est
trop d'honneur : je ne prétends pas m'élever à la hauteur des philosophes en
philippiques inutiles ; mais je ne veux pas me rabaisser à leur niveau en
inconséquences, en théories qui ne servent qu'à empirer le mal et enraciner les
antiques fléaux. Si la philosophie opine à rester dans ce bourbier social qu'on
nomme civilisation, je l'y laisse avec son vol sublime, et je me borne à un vol très-
modeste, à la proposition de sortir de la fange, et s'élever plus haut que les misères
et les perfidies de la civilisation.
C'est ainsi que ceux qui exercent à mon égard la critique décente et
bienveillante me travestissent, par insigne faveur, en philosophe, et me prêtent des
opinions compatibles avec la civilisation. Ils ne peuvent pas se façonner à
reconnaître que tout le monde est écolier sur cette matière, et que le plus érudit en
politique civilisée, doit être, selon Condillac (II) le plus novice en politique
sociétaire. En voici une preuve frappante dans les opinions du critique n° 1 :
Mais à côté de ces morceaux où la vérité et l'imagination se montrent, qui ne
s'étonnerait de trouver sur
les melons jamais trompeurs (III),
le triomphe des volailles coriaces (III),
la dette de l'Angleterre payée en œufs de poule (III),
des chapitres qui, AU LIEU DE JUSTIFIER LE SYSTÈME, le présentent ou comme le
rêve d'un homme d'esprit, ou comme le jeu ironique de son imagination livrée à
tout son caprice !
Que d'hérésies accumulées dans cette phrase ! Cent pages ne suffiraient pas à
en relever les erreurs. Le critique, ne voyant rien au-delà du système civilisé, veut
juger les théories et coutumes de l'Association par comparaison aux nôtres. C'est
opiner comme un enfant de huit ans qui se moque des jeunes gens de seize ans,
parce qu'ils aiment à se parer, fréquenter les dames et les bals : il prétend que ce
sont des sots, que le vrai plaisir est de jouer aux globules. Mais à quinze ans, une
femme s'emparera de lui, et lui apprendra qu'il est des passe-temps préférables au
jeu des globules : alors il sourira de pitié à l'aspect des amusettes d'enfance.
Tel sera le désappointement de nos beaux esprits, lorsqu'ils seront initiés à la
théorie sociétaire, dont ils raillent les détails avant de vouloir la comprendre. Ils
veulent me remontrer sur le choix des sujets, prétendre que le melon n'est pas une
charmante énigme des harmonies sociétaires de la nature ; que l'œuf de poule n'est
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 119
pas un brillant sujet de thèse sur le contact de l'infiniment petit avec l'infiniment
grand : ils jugent cela trivial, comme s'il s'agissait ici de faire un ouvrage
académique, et ils veulent m'enseigner leur science, la rhétorique, au lieu d'étudier
la mienne, le mouvement sociétaire et ses énormes bénéfices, dans les minuties
d'épingles et d'allumettes (III), comme dans les grandes choses.
Je m'arrête à une seule de ces objections, le choix des sujets ignobles et
dédaignés pour thèse de transition harmonique. C'est un point de doctrine de la
plus haute importance ; je le discute en note 8. Dans tout le système du
mouvement, l'ambigu ou transition est le lien général ; qu'il soit trivial ou non, peu
importe ; il n'est pas moins la cheville ouvrière, et doit être l'objet de nos plus
sévères calculs. Voilà ce que comprendront mes critiques, lorsqu'ils consentiront à
entrer dans la question, étudier ma science au lieu de m'enseigner la leur ;
concevoir qu'en théorie de mouvement, il faut toujours, ainsi que je l'ai établi à la
note 8, aborder une série d'effets par les extrêmes, par l'infiniment petit et
l'infiniment grand (deux antipathies de l'esprit français), pour les rallier au terme
moyen. Or, cette règle d'étudier les points extrêmes conduit toujours à étudier les
transitions ou ambigus, aujourd'hui si méprisés : bientôt ils auront le sort d'un
fameux ambigu végétal, du café, qui, dédaigné 4,000 ans dans les champs de
Moka, est passé tout à coup de l'abjection au rang suprême : tel sera le rôle des
transitions ; elles n'auraient rien de trivial aux yeux d'un siècle qui aurait la
moindre connaissance des lois GÉNÉRALES du mouvement.
Notre siècle, au lieu de les étudier, veut ployer le mouvement aux préjugés de
la civilisation. Nos sophistes, je l'ai dit en note, veulent créer une noblesse et une
roture en mouvement ; négliger comme roture l'infiniment petit qui est lié à
l'infiniment grand, selon la loi du contact des extrêmes ; proscrire comme
trivialités les études les plus importantes, les transitions. Faut-il s'étonner qu'avec
cette manie de régenter la nature, lui dicter les lois versatiles de la philosophie, ils
n'aient jamais pu s'élever à la connaissance du système de l'univers, et n'aient pas
même su tracer (I, 107) le cadre d'étude intégrale de la nature !
Concluons avec les critiques bienveillants tels que le n° 1. Ils sont tout à fait en
fausse direction tombant dans quatre erreurs capitales :
1°. Ils jugent des moyens de l'ordre sociétaire, du cours qu'il pourra donner aux
passions, d'après les effets qu'elles produisent dans l'ordre civilisé qui est une
contre-marche des passions, un essor subversif comme celui de la chenille
comparativement au papillon.
Que penseraient-ils d'un homme qui, voyant une hideuse chenille, soutiendrait
que jamais cette rampante créature ne pourra produire un charmant insecte ailé ?
Voilà tout à point l'intelligence de mes juges bénévoles, « qui ne voyant pas plus
loin que leur nez » (dit La Fontaine), et jugeant des effets de mouvement sociétaire
par les effets de mouvement civilisé, me condamnent sans malignité ; prétendent
que je fais abus d'imagination ; que les passions ne pourront jamais produire que le
vice : ils nient qu'elles soient sujettes à la dualité d'essor, sujettes à la
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 120
DOUBLE par voie de sujétion, et que, dans ce 2e cas, le nouvel ordre conserverait
la majeure partie des propriétés attribuées au régime d'attraction, entre autres celles
de prévenir l'indigence et la fourberie ; abolir la traite des nègres et l'esclavage, par
intérêt des maîtres ; assurer la restauration des forêts et climatures, les unités et
quarantaines générales, etc.
** Tel serait, pour pis-aller, le résultat de l'Association par séries contrastées,
dans le cas où les leviers d'attraction se trouvant défectueux, l'on serait forcé
d'allier ce nouveau mode industriel avec les méthodes civilisées. Que de motifs
aux philosophes d'en provoquer l'essai ! Si ma théorie est juste, ils atteignent tous
rapidement au faîte de la fortune (II) ; si elle est fausse, comme ils FEIGNENT de
le croire, ils pourront de plein droit m'évincer, s'emparer de l'opération, rectifier
mon plan sociétaire, en élaguer les illusions d'attraction, le greffer sur la politique
civilisée 1 , former leur patrimoine de cette découverte, s'en attribuer le principal
honneur. C'est affaire à eux pour savoir tout prendre, quand ils peuvent jeter le
grappin sur quelque point faible.
** Forts de cette alternative qui leur garantit opulence et illustration dans l'un
et l'autre cas, ne sont-ils pas fous d'hésiter sur l'accueil et la prompte épreuve du
régime sociétaire ? Folie d'autant plus grande, qu'ils ont un moyen d'exécution
assurée. Il leur est facile d'en parler au Roi, et de l'intéresser à cette affaire en lui
présentant la brillante alternative du triple ou double produit et du prompt
acquittement des dettes révolutionnaires. Le Roi qu'on a vu employer de fortes
sommes à l'encouragement des sciences et des arts, comme dans l'affaire du
zodiaque de Denderah, qu'il a payé de ses deniers 150,000 fr., hésiterait-il à
consacrer la dîme de cette somme, quinze mille francs, à l'épreuve de
l'Association ?
** Si le Roi souscrit pour 15,000 fr. à titre de premier actionnaire, on placera à
l'instant, dans Paris, 300 actions de 15,000 francs ; total, 4,500,000 francs.
Entreprise d'autant plus séduisante, qu'abstraction faite de toute idée
philanthropique, elle présente, en matériel ou exploitation, un bénéfice déjà
colossal ; et de plus, en accessoire, un bénéfice de TROIS CENT POUR CENT
sur le seul tribut des curieux. (Voyez III). Or, le Roi inclinera d'autant mieux à
encourager l'essai, qu'il aura, selon la table, une répétition de 500 millions à
exercer dans l'un ou l'autre cas, ou de plein succès à triple produit, ou de pis-aller,
demi-succès par voie de sujétion, qui assurerait encore double produit, moyennant
l'amalgame du mécanisme des séries avec les méthodes coërcitives de civilisation.
1
J'aurais décrit toutes ces dispositions bâtardes, ces greffes sur civilisation et sur 6e période, si
j'avais eu assez d'espace pour traiter ce sujet indiqué à l'épi-section, en note (IV) ; traiter des
sociétés sous-hongrées qu'on peut réduire jusqu'à 200 personnes, soit 40 familles (table, III).
Mais j'ai considéré que l'épreuve, ainsi limitée à 200 personnes, devenant plus pénible à diriger,
en ce qu'elle ne comporte pas l'assortiment intégral des séries, et devant donner aux actionnaires
un bénéfice bien moindre, il sera plus aisé de former la compagnie de souscripteurs pour une
fondation régulière portée à une centaine de familles, et permettant l'emploi de séries intégrales
bien équilibrées en passionnel.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 122
pas acquérir de notions certaines sur l'autre vie dont elle est l'avant-coureur. L'on
doit donc étudier les transitions en système général.
Il faut que Dieu les ait jugées bien-nécessaires, puisqu'il en a créé de si
détestables, comme l'orang-outang, transition de l'animal à l'espèce humaine, dont
il viole le sexe féminin : Dieu pourtant a voulu cette monstruosité ; il faut que les
bizarreries dites TRANSITIONS, AMBIGUS, lui aient paru bien indispensables à
l'unité de système du mouvement.
Quelle est donc l'inconséquence de ceux qui accusent de monstruosité et
trivialité mes détails sur les transitions, prétendant qu'ils ne justifient par le
système ! Peuvent-ils m'enseigner le moyen de les exclure du mouvement où Dieu
les place en si grande affluence ? J'analyse le mouvement tel qu'il est en bien et en
mal, et non pas tel que les sophistes veulent le faire, avec leur prétention de
changer les passions, auxquelles ils ne changeront pas un fétu.
Ils veulent créer en mouvement une roture composée de l'infiniment petit et des
transitions ou ambigus : mais qu'on les prenne au mot, et qu'on essaie de traiter
isolément la partie noble selon eux, l'infiniment grand ; leur timide intelligence ne
pourra pas s'y prêter. J'en ai fait l'essai par les unités, sujet des utopies de nos
politiques : j'ai dépeint de nombreux détails d'unité sociale, (II et III), et surtout
ceux des récompenses unitaires (II), ceux de la restauration climatérique (II) : ces
sages et vastes calculs sont pour eux autant d'épouvantails. Ils ne veulent entendre
ni à l'infiniment grand, ni à l'infiniment petit. Analysons leur inconséquence ;
opposons-les à eux-mêmes sur quelqu'un de ces détails qui ont le brevet de
noblesse.
Si l'on dit aux Français : « tel banquier de Paris a une fortune de 50 millions ! »
on les entend s'écrier : « quel colosse ! quelle immense richesse ! » Eh bien, si
vous trouvez noble et immense une somme de 50 millions, à coup sûr une somme
de 50 milliards, qui est mille fois plus immense en capital, et vingt mille fois plus
en revenu, ne peut vous paraître triviale et roturière. « Mais 50 milliards ! où les
prendre ? » C'est là le sujet des calculs infinitésimaux ou je démontre fort
exactement que les bénéfices tirés de l'infiniment petit en industrie sociétaire,
conduisent au but aussi bien que les travaux réputés nobles et vastes ; que sur une
masse de 600,000 cantons organisés en concert économique, les allumettes mêmes
donnent lieu à des économies colossales, à des épargnes annuelles de 50 millions,
D'après cela, s'étonnera-t-on que des productions de haut prix, comme les œufs,
puissent présenter un milluple bénéfice, un revenu de 50 milliards, dont le calcul,
après vérification vingt fois réitérée, se trouve strictement, et juste, et digne de foi,
à moins qu'on ne veuille exclure l'arithmétique du nombre des sciences dignes de
confiance ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 124
MÉDIANTE.
L’action simple ou l'anarchie scientifique.
par vingt autres qui sont terrifiés et réduits au silence dont s'est plaint l'un d'entre
eux, plus sincère que ses collègues (voy. le préambule).
On s'apercevrait de cette menée après l'essai de l’Association. Chacun se
dirait : « Nous sommes étrangement dupés de ces escobars qui, pour éviter
l'affront d'avoir manqué une brillante découverte, en interdisent l'annonce,
détournent de l'examiner, prétextent des obscurités, des difficultés, de prétendues
vices de forme, vices très indifférents en pareille affaire, pourvu qu'on y trouve la
justesse de fond. Il faut, dirait alors le public, nous mettre dorénavant à l'abri de
ces mystifications : opposer un frein à l'anarchie de la critique, une autorité qui
assure l'accès aux inventions, qui nous en informe régulièrement, nous en fasse
connaître le fond au lieu de gloser sur la forme. Il faut demander au gouvernement
la création d'une PRÉSIDENCE du monde savant (voy. art. 3, tribunal et jury de
garantie) ; il faut établir, en opposition à l'arbitraire des partis scientifiques, ce
contre-poids qu'eux-mêmes invoquent en relations administratives. »
Sans cette ACTION COMPOSÉE, sans ce contre-poids dont j'explique les
règles au 3e article, les détracteurs et anarchistes ont d'autant plus de succès, que
leur bannière est flatteuse pour la médiocrité. Chacun se croit devenu esprit fort et
bel esprit en suivant leurs insinuations. Une théorie aura coûté vingt ans de
recherches, tout farfadet se juge plus habile que l'auteur en la raillant avant de
l'avoir examinée. Ainsi, 50 millions d'Européens se crurent 50 millions de beaux
esprits pendant les 7 années où ils se moquèrent de Christophe Colomb, qui leur
annonçait, en matériel, un nouveau monde qu'aujourd'hui j'annonce en passionnel.
Dans cet état d'anarchie où se trouve la critique, il ne suffit pas de donner sur
mon traité les instructions positives, savoir 2 analyses en 1er chapitre et trois
leçons en 3e chapitre. Il faut, à ce corps de preuves, joindre la contre-preuve, les
instructions négatives ; démontrer qu'on n'aurait pas besoin de commentaire si
l'on apportait de la droiture dans les jugements, si l'on n'exigeait pas qu'un
inventeur flattât les erreurs dont le siècle est imbu. N'est-ce pas manquer à la fois
de justice et de raison, que de chercher dans le traité d'une science nouvelle autre
chose que le sujet énoncé au titre ; chercher dans un traité de l’Association des
convenances philosophiques, au lieu d'y examiner le procédé sociétaire, qui certes
y est bien détaillé aux sept divisions indiquées plus haut ?
Si mon livre contenait ce que les ergoteurs y cherchent, ces convenances
philosophiques et civilisées, je serais donc en accord avec leurs systèmes
d'industrie morcelée ; car la philosophie, dans ses 400,000 tomes, ne tend qu'à ce
but, qu'à fonder le mécanisme social sur l'action morcelée des familles, sur
l'incohérence de leurs travaux en ménage et culture. Les ouvrages mêmes qui ont
traité d'association, tels que Dutens et de Laborde, admettent encore, pour base de
politique, l'incohérence en fonctions primordiales, en travaux domestiques et
agricoles : on ne veut de l'Association que le mot et non la chose.
En me ralliant à ces doctrines d'appauvrissement et de discorde, je ne serais
qu'un philosophe de plus. Est-il nécessaire d'en augmenter le nombre, quand il est
notoire que depuis 25 siècles on n'a vu naître de leurs lumières qu'indigence,
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 126
fourberie, oppression, carnage. N'est-il pas à désirer que le monde social atteigne
enfin à des résultats opposés, où il ne parviendra qu'en prenant pour guides les
méthodes et doctrines INCONVENANTES avec la philosophie, avec l'industrie
morcelée et civilisée.
Les critiques sont donc hors de la ligne du bon sens quand ils me reprochent la
nouveauté de mes méthodes, nouveauté qui est un motif de confiance. Leur
déraison deviendra palpable au jour d'épreuve de l’Association, qui n'est pas
éloigné, selon les avis donnés.
Jusque-là c'est un appui nécessaire à ma théorie que la réfutation de ces
adversaires tous erronés et injustes, les uns par prévention, éblouissement ou
inadvertance, comme celui à qui je viens de répondre ; les autres par aigreur,
malignité ou influence de parti ; tels sont ceux que je vais citer à l'art. 7e.
On s'abuse donc en disant, « c'est assez de répliques ; passez aux trois
leçons : » il faut auparavant disposer le lecteur, comme un médecin prépare le
malade au traitement par un régime ; il faut lui faire voir en plein sa mystification,
et ce sera le sujet des deux articles suivants, dont l'un analyse les critiques
hostiles, et l'autre donne la critique régulière dont personne ne s'est avisé ou n'a
voulu s'occuper.
Me trompé-je dans ces inculpations ? Serait-il vrai qu'on eût rencontré des
difficultés réelles dans l'analyse du fond ? Si cela est, il sera bien aisé de donner
des annonces maintenant très-faciles, d'après les croquis de divers genres qu'on en
trouve dans le présent factum. Ces annonces ne deviennent-elles pas dette
consciencieuse pour les journalistes, en reconnaissance du service que je leur
rends par l'indication d'un secours qu'ils invoquaient sans savoir l'imaginer, d'un
tribunal de garantie qui peut seul les affranchir de leurs vrais oppresseurs ?
S'il est pour ces écrivains des servitudes nécessaires, comme celle d'une
subordination au gouvernement, il en est de plus pesantes et vraiment honteuses
pour eux ; telle est la tyrannie d'un parti opposé aux études qui serviraient
l'humanité entière ; d'un parti qui veut étouffer le génie inventif (Intermède Y),
l'astreindre à faire l'apologie de cent mille faux systèmes suspects à leurs auteurs
mêmes et dont Barthélemy a si bien dit : « Ces bibliothèques, prétendus trésors de
connaissances sublimes, ne sont qu'un dépôt humiliant de contradictions et
d'erreurs. »
Tel est le véritable esclavage des écrivains ; telle est la cause qui les paralyse
lorsqu'il s'agit d'annoncer une grande découverte. J'expliquerai les duperies où
cette tyrannie engage le monde savant, Intermède . Ce tableau de ses servitudes
fixera d'autant mieux son attention sur la carrière de fortune et de gloire qui lui a
été présentée à la fin du précédent article ***.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 127
ARTICLE SEPTIÈME.
Le point saillant, dans ces contradictions, c'est l'augure de succès du traité, s'il
eût été fait par un autre. Mais cet autre, en changeant les formes, en donnant de
l'encens à la philosophie, n'aurait toujours pu se rendre utile que par la partie
substantielle ou théorie du mécanisme sociétaire distribué en séries contrastées.
C'est là le côté utile et substantiel d'un traité de l'Association ; et quelque forme
qu'un philosophe puisse donner à l'ouvrage, il sera obligé d'emprunter de moi le
fond tout entier, la théorie des séries contrastées. On trouve donc dans mon livre
l'essentiel ou substance, les voies et moyens d'exécution ; c'est bien quelque chose
en fait de découverte.
Il faudrait, dites-vous, qu'un autre y eût mis la main, c'est-à-dire y eût donné le
vernis, les couleurs en vogue, le jargon de perfectibilité. Plaisante manière de juger
les découvertes ! la plus précieuse, la mieux revêtue de preuves n'est rien par elle-
même, si quelque adulateur n'intervient pour la farder selon le goût des partis
littéraires, l'accommoder servilement aux convenances des philosophes.
Voilà donc le fruit de cette raison moderne tant vantée ! elle subordonne le
génie inventif au méprisable talent de flatter une coterie de sophistes. S'il existait
un jury d'examen et de garantie, les critiques oseraient-ils s'engager dans de
pareilles inconséquences ? Mais on sait qu'il n'est aucune barrière au despotisme
littéraire ; on se donne le plaisir d'écraser une invention dont l'auteur a commis le
crime de ne pas fléchir devant la philosophie. Étrange résultat de l'intolérance
académique, genus irritabile vatum ! J'ai pu maintes fois reconnaître, au sujet de
cette découverte, que les savants, les beaux distributeurs de raison, deviennent
moins raisonnables que des enfants lorsque leur amour-propre est blessé.
Je désigne cette critique sous le nom d'ambiguë, ou sorte mixte, parce que, sans
intention hostile, elle arrive à force d'arbitraire au même but que la détraction. Il
n'y a pas malice calculée chez l'écrivain, car il se contredit de phrase en phrase,
niant d'abord l'utilité du livre et la confessant à quelques lignes de là. Il n'aboutit
pas moins à décréditer, par l'influence de son nom, une théorie dont ses paroles
bien pensées sont un éloge très-formel, puisqu'il y reconnaît la substance, les
moyens, seule chose désirable dans les inventions.
On peut juger par là de la duperie où tombe un gouvernement qui compte sur
l'érudition des journalistes pour être informé des découvertes ; qui ne se défie pas
de leur amour-propre si prompt à s'ombrager, et n'oppose pas à leur partialité ce
contre-poids qu'eux-mêmes conseillent si activement d'opposer à la puissance
administrative.
3e Genre méchant. Il devient très-commun en France. J'en vais citer un modèle,
dans la critique d'un épais Limousin qui dit avoir payé le livre 30 fr., au lieu de 15
fr., prix coté. Il a été, comme Pourceaugnac, dupé par un autre Sbrigani, par un
entremetteur. De là sa colère contre l'ouvrage ; et pour le diffamer, il a recours au
talent banal de coudre des mots assemblés de diverses phrases, en former des
propositions ridicules, travestir même le titre ; enfin accumuler vingt mensonges
plus impudents les uns que les autres. Tel est le savoir-faire du sieur Mongin, de
Limoges, dans une lettre insérée au journal le Miroir.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 129
aussi la faveur publique à ceux qui changeront quelques mots dans les actes,
contrats et testaments.
Lorsque j'ai cité en regard deux journaux de Paris, j'ai soigneusement évité de
dénaturer ni même déplacer aucune des expressions du texte ; l'altération d'un seul
mot pouvant gravement compromettre un ouvrage : par exemple, si l'on va croire,
d'après le zoïle Mongin, que mon livre est intitulé Association économique, il
deviendra ridicule par son titre même, qui serait vide de sens et pléonasme, car
toute association est économique, ou de bras, ou de forces, ou de capitaux,
machines et autres moyens.
J'ai fait choix d'un titre sensé et significatif, qui est Association domestique-
agricole ; titre indiquant avec précision les emplois de ma théorie, et dénotant
qu'elle applique le régime sociétaire aux deux branches de relations où l'on
désespérait de l'introduire jamais. Quant à l'intitulé d'Association économique, il
suffirait seul à insinuer que l'auteur est dépourvu de judiciaire, et à détourner de
toute lecture de l'ouvrage. Tel est le but avoué du zoïle Mongin. Sa lettre mériterait
une ample réplique, non pour en réfuter les menteries, qui sont incroyables à force
d'exagération, mais pour faire sentir le besoin d'un jury qui mettrait un terme à ces
spéculations mercantiles sur la calomnie.
Les Français honorables s'en plaignent, et je cite à ce sujet le Miroir même, qui
dit (20 avril) en annonçant un ouvrage de M. Kératry : « Le cruel ne veut pas que
nous plaisantions : il fulmine en termes honnêtes contre le Miroir qui, tous les
jours, amuse la France de ce qui devrait la faire pleurer » M. Kératry a dit vrai ;
la France devrait gémir de ces amusements déloyaux dont on la repaît : elle est
prise pour dupe dans ces turlupinades, et elle pourrait trouver à rire aux dépens des
zoïles bien mieux qu'aux dépens des inventeurs.
Voltaire, admirateur, et l'on peut dire enthousiaste des belles découvertes de
Newton, se plaint pourtant de l'obscurité qui règne encore sur le système de la
nature ; il en gémit, disant :
Montrez l'homme à mes yeux... Mais quelle épaisse nuit !
Lequel faut-il croire, ou de VOLTAIRE invoquant les découvertes en mécanisme
social et passionnel dont Newton ne s'est point occupé, ou de MONGIN menaçant
des terribles indignations de sa tête géométrique ceux qui oseront, après Newton,
faire des découvertes dans les sciences dont ce géomètre n'a point traité ?
4e Genre entraîné. On le trouve au journal précité, qui est forcé, par
convenance particulière de clientèle, à donner une teinte plaisante aux sujets les
plus graves, aux raisonnements les mieux fondés, comme celui-ci sur la longévité
future, sujet de ses facéties.
** On sait que les Lapons atteignent facilement à 150 ans : on voit même dans
nos climats des hommes excéder ce terme. Les gazettes, en 1822, ont cité la
famille hongroise de JEAN ROWIN, mort à 172 ans ; sa femme à 164 ans ; leur
mariage a duré 142 ans. Les enfants ont vécu en proportion : leur moindre terme a
été de 115 ans. On a cité récemment à Brest un calfat de 137 ans, dont les enfants
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 131
passaient 100 ans ; un porte-faix d'Allemagne, fort agile à 123 ans ; une négresse
même, Saura, morte à 134 ans, quoique la race de pays chaud ait moins de vitalité
que celle de climat froid. Ceci a lieu dans l'ordre civilisé, où toutes les habitudes et
fonctions dégénèrent, dès l'enfance, en excès contraires à l'équilibre sanitaire.
* Le régime sociétaire garantissant les corps et les âmes de tout excès dès le
plus bas âge ; les corps, par l'usage des courtes séances, l'alternat de fonctions et
les précautions générales de salubrité (voyez tom. II, sect. 1re et 2e, et sect. 3e et
4e) ; les âmes, par un état de choses qui transforme toute industrie en passion,
raréfie les peines et prodigue les distractions, assure aux facultés intellectuelles un
plein développement : ce régime concourt en double sens à la longévité ; il
renforce les corps par le contentement et l'équilibre des âmes, dont l'état de peine
actuelle tend à user les corps et souvent les détruire.
* L'espèce humaine trouvera donc, dans un tel ordre, double gage de longévité.
Elle pourra espérer, dès la première génération sociétaire, un grand accroissement
de vigueur et une augmentation progressive à la 2e et à la 3e ; d'autant mieux que
les virus accidentels, dits variolique, psorique, syphilitique, etc., seront extirpés en
moins de 6 ans.
* Les peuples sociétaires atteindront donc à un terme de vitalité immensément
supérieur à celui de l'état civilisé, où tout n'est que lésion des convenances
hygiéniques et sanitaires ; où tout entraîne aux excès, aux accidents mortels, même
dans l'exercice des travaux ; et si, malgré ces contre-temps perpétuels, nous voyons
déjà des civilisés atteindre à 150 ans, est-il ridicule d'augurer aux races d'état
sociétaire une vie de 144 ans, non pas pour moyen terme de la masse, mais
seulement pour un individu sur 12 ?**
Telle a été mon appréciation, fondée sur un état sanitaire composé et non
simple, un état favorisant à la fois le corps et l'âme, avantage dont n'ont pas joui
nos centenaires actuels, qui ont éprouvé dans l'enfance et dans le cours de la vie
beaucoup d'entraves à l'essor et à l'équilibre des passions. Ils ont donc été bornés
au régime sanitaire simple, au bien-être corporel, qui encore a dû essuyer de
nombreuses atteintes, surtout chez le peuple.
Ces calculs, je l'avoue, ne sont pas présentables à des lecteurs qui exigent d'un
journal des plaisanteries à la toise ; il leur en faut per fas et nefas. Or, il est un
moyen facile de les satisfaire et de ridiculiser les théories les plus régulières. « Une
tactique fort en usage, dit M. de Laborde, est de scinder et tronquer les phrases
d'un discours ; les transporter de temps et de lieu, de manière à en faire des
propositions isolées, de vrais paradoxes, sans s'inquiéter de ce qui les précède ou
de ce qui les suit. » Si, dis-je, on adopte cette méthode, il sera bien aisé de donner
une teinte risible aux calculs les plus sévèrement établis, et mon traité, par la
nouveauté du sujet, prêtera plus que tout autre à ce genre de plaisanterie.
Qu'il me soit permis de donner ici un canevas d'analyse en opposition à celle
du journaliste cité : je prends pour thème ses six premières lignes que je transcris :
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 132
rentiers et leurs parents. Il leur convient, à tous comme à moi qu'on atteigne par
l’Association au triplement de revenu (ne fût-ce qu'au doublement, selon le calcul
de pis-aller).
Un libéral leur dirait : Nous sommes 400,000 à secourir, tant destitués que
retraités, exdotés, leurs parents et enfants ; vous faites pour nous tant de
démonstrations en pamphlets, gravures et verbiages ; puis, au moment décisif où
se présente un moyen de nous indemniser, vous sacrifiez vos 400,000 amis au
soutien de vos 400,000 bouquins : vous ne songez qu'à votre négoce de livres ;
trouvez bon que nous songions à nos intérêts.
Tout propriétaire, petit ou grand, leur tiendrait même langage. Les plus riches,
les princes, ducs d'Orléans, de Devonshire, Scheremetoff, Czartoriski, opineront
encore qu'il leur convient mieux de tripler leur revenu et faire le bonheur du genre
humain, que de soutenir les systèmes qui ont appauvri et agité les peuples. Dès
lors chacun tournerait le dos à l'auguste philosophie ancienne et moderne, du
moment où la découverte de l’Association serait examinée et constatée par un
jury.
La philosophie serait d'autant mieux abandonnée par ceux qui ont déjà fait des
efforts actifs, soit sur l'abolition de la traite, soit sur les essais d'Association. Par
exemple, M. Owen manquerait-il à leur dire : J'aime mieux devenir le premier
homme du monde, en effectuant cette Association à laquelle j'ai consacré mes
efforts et ma fortune, en abolissant la traite et l'esclavage, que d'abandonner la
cause du genre humain pour me déclarer esclave de vos doctrines de
morcellement industriel ; doctrines suspectes à vos sages mêmes, qui voient dans
leurs bibliothèques un dépôt humiliant de contradictions et d'erreurs.
Lecteurs qui n'êtes point dans le secret des meneurs philosophiques, défiez-
vous du rôle de marionnettes qu'ils veulent vous faire jouer. Considérez qu'à
l'instant où un personnage notable, soit propriétaire, soit orateur, abandonnera
leur cause et optera pour l'épreuve, on verra tous ces caméléons chanter la
palinodie, se retrancher sur ce qu'un examen superficiel les avait induits en
erreur, et railler les badauds qui auront servi leurs intrigues. Prévenez cette
duperie, et, selon le précepte de Descartes, opinez pour le doute conditionnel,
jusqu'à ce qu'un strict examen et une facile expérience aient prononcé sur le fond,
aient décidé si les passions humaines sont faites pour l'industrie morcelée ou pour
l'industrie sociétaire.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 135
ARTICLE HUITIÈME.
6. Disséminations spéculatives.
Légers
7. Peccadilles distributives.
... LACUNES OBLIGÉES.
1
Cette faute a été réparée dans cette seconde édition, où la transposition a été faite. (Note des
éditeurs.)
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 136
1
Ici se trouvait, dans la 1re édition, une note 9 dont les éditeurs ont jugé la reproduction
superflue.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 137
(en face du titre), qu'on ne peut pas donner en deux tomes la matière de six ou
neuf, et qu'ils trouveront dans la synthèse routinière (IIIe et IVe tomes) les
connaissances nécessaires pour organiser et diriger le canton d'épreuve.
2°. FAUTE GRAVE. Le renvoi de sujets essentiels sans être urgents. Je n'en
cite que deux, l'analogie passionnelle et les séries mesurées.
L'analogie passionnelle ou tableau hiéroglyphique des passions humaines
représentées dans tous les produits des règnes divers. Cet article, qui pouvait
fournir de charmants détails, a été à peine indiqué en 20 pages, sous le titre de
psychologie comparée (III). Il eût fallu y employer au moins 100 pages, même en
se bornant à un aperçu. Je reviendrai sur la beauté de ce sujet, au 3e chapitre (leçon
3e), dans une petite note sur des analogies de fleurs et d'oiseaux avec les passions
humaines.
J'ai renvoyé le tout, ne voulant pas faire un 3e tome, ni placer dans les 2
premiers la partie romantique au détriment de la classique. Je ne doute pas que les
Français n'eussent préféré une ample section d'analogie ; mais j'ai craint que les
nations graves, les Anglais qui sont disposés à tenter l'essai, ne me blâmassent
d'avoir donné trop à l'agréable et trop peu au raisonnement, dans une affaire où il
s'agit des plus pressants intérêts du genre humain.
Le renvoi de la section des séries mesurées, qui aurait expliqué les avantages
de l'ordonnance à contre-partie, par Introduction et Extroduction, Avant-Propos et
Arrière-Propos, Pivot direct et Pivot inverse, morceaux de transition, d'entr'acte,
etc.
Sans doute il eût fallu décrire ces accords et relations d'un ordre à 32 divisions
avec pivots ; mais un contre-temps est survenu ; le défaut d'espace m'a arrêté ; et
comme ce sujet, auquel j'aurais dû donner 100 pages, me paraissait bien fort pour
des commençants, j'ai opiné un peu tard à le renvoyer au 4e tome (théorie
transcendante).
Ce renvoi compromet le 1er tome, qui, étant distribué en série mesurée, semble
bizarre tant que je n'ai pas expliqué les harmonies très-ignorées de cette
disposition. Mais les sujets traités n'en sont pas moins très-intelligibles ; et
pourquoi se plaindre de ma manière, si elle arrive au but, qui est d'indiquer un
moyen d'associer 2 à 300 familles inégales en fortune, et tripler le produit de leur
industrie ? Je n'aurais rien su inventer si je n'avais eu que la manière banale, que la
teinte uniforme des esprits civilisés, tous moutonniers en étude de la nature : ils
jugent ridicule de distinguer des pivots dans tout classement ; mais pourquoi la
nature suit-elle cette méthode ; pourquoi, aux 7 couleurs du rayon, ajoute-t-elle
une pivotale ou couleur foyère, qui est le blanc ? Au reste, ils verront plus loin, à la
note sur l'immortalité de l'âme, dans quel trébuchet on s'engage, lorsqu'on veut
bannir des études l'ordre établi par la nature, la distinction des pivots et transitions.
En FAUTES DOUTEUSES. 3°. Le brisement des idoles. Démasquer les Platon
(III), les Caton (III) et autres égoïstes renforcés ; réfuter en outre les hommes à
illusions louables, comme Fénélon (IV) ; prouver que leur charité, leur douce
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 138
De tels choix déplaisent aux lecteurs ; ils reprochent au livre de n'être pas
marchand. Je ne prétends pas au titre d'écrivain marchand, mais à celui
d'inventeur.
4°. La 2e FAUTE DOUTEUSE est celle des dimensions. Tel juge trop abrégée une
discussion que d'autres diront trop longue. Je n'ai donné que 64 pages (II), à un
sujet plus important à lui seul que les bibliothèques philosophiques, au calcul des
garanties que l'attraction établit entre Dieu et l'homme ; sujet dont l'examen eût pu
conduire le genre humain 2,500 ans plus tôt à l'Association, s'il eût voulu
consacrer 64 pages à cette branche d'études : et certains lecteurs osent dire qu'elle
est trop longue ! Si je n'avais pas soutenu ma théorie de cette métaphysique sévère,
on aurait prétendu qu'elle était une babiole ; que les groupes étaient des amusettes,
des jeux d'imagination.
J'ai vu d'autres juges concevoir de la défiance en apprenant que je ne voulais
publier que deux volumes, et douter qu'une grande découverte pût être contenue
dans un si petit nombre de tomes. Habitués à voir les volumes philosophiques
entassés par mille et cent mille, ils désespèrent que deux tomes puissent attaquer
une pareille armée.
D'où viennent toutes ces préventions ? De ce qu'on veut chercher dans le livre
autre chose que ce qu'il doit contenir, autre chose que le traité de l'Association
revêtu de preuve directe et indirecte. Si l'on se fixait à cette idée, on reconnaîtrait
que l'engagement est rempli avec exactitude, et l'on ne tomberait pas dans ces
arguties sur les dimensions.
5°. La 3e FAUTE DOUTEUSE est d'avoir donné des ébauches sur divers sujets
transcendants, comme les effets de mouvement ambigu et infinitésimal (tome IV,
section 6e). Les uns prétendent qu'il eût fallu éviter ces notions succinctes sur des
calculs si extraordinaires ; d'autres, au contraire, en trouvent les détails trop peu
étendus. C'est une vraie loterie que ces choix de sujets dans une théorie neuve et
immense : on n'a aucune donnée pour discerner les convenances du public ; et, tout
considéré, il pourra reconnaître que j'ai fait sagement de préluder sur tout un peu,
soit pour juger de la marche à suivre dans les volumes suivants, soit pour
démontrer que la théorie du mouvement embrassera exactement toutes les
branches.
En FAUTES LÉGÈRES. Il doit s'en glisser bon nombre dans tout ouvrage qu'on
livre à la presse jour par jour, sans avoir achevé les manuscrits, revu l'ensemble et
mis la dernière main. Examinons-en quelques-unes.
6°. En 1re FAUTE LÉGÈRE, la dissémination de sujets propres à former des
masses. Ainsi les deux quadrilles de conflit,
(IV), sur l'éducation ; (III), sur la galanterie, auraient pu être réunis en
opposition aux quadrilles de coïncidences ;
(III), sur le quadruple bonheur ; (III), sur les approvisionnements.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 140
2. Les simplismes. Je suis presque tombé dans ce défaut à l'Intermède (III) ; j'y
ai trop peu mentionné le vice de l'ordre civilisé qui fait débuter les jeunes gens par
la fausseté, seule voie de succès en affaires galantes, et qui par suite les habitue à
spéculer sur la fausseté en affaires d'ambition. Il eût fallu poser en thèse, dès la 1re
page, le besoin d'une garantie appliquée à ces deux faussetés en amour et en
ambition, puisqu'elles naissent l'une de l'autre. Le morceau tombe dans le
simplisme, en ce qu'il ne traite guère que de garanties contre la fausseté des
relations amoureuses, telles que redevance de célibat (III). Peu de lecteurs
s'apercevront de ce tort.
3. L'extrême brièveté sur des sujets de la plus haute importance, comme celui
du dernier chapitre, sur les ATTRACTIONS SOCIALES PROPORTIONNELLES AUX
PÉRIODES. Cette discussion eût exigé au moins une section entière, car le seul
point de controverse en attraction est de déterminer si Dieu a distribué les
attractions et répugnances en système assorti aux besoins des créatures, ou si l'on
peut admettre les prétentions de la raison humaine à suppléer l'attraction.
C'est la thèse la plus vierge qui existe, et pourtant elle est la clef de toute
métaphysique régulière sur les destins de l'homme en ce monde et en l'autre. C'est
donc une faute que d'avoir glissé si brièvement sur un sujet de si haut intérêt, sur
une thèse qui est la base de tout le système de preuves en théorie de l'immortalité.
J'ai commis pareille faute en définissant les trois passions distributives (III) ; ce
sont elles qui dirigent tout le mécanisme des séries, comme je vais l'expliquer à
l'art. 9. Il eût fallu y affecter une ample notice. Elle était ébauchée ; le défaut
d'espace m'a forcé à la renvoyer, comme tant d'autres pièces nécessaires. Si des
intrigues n'eussent pas empêché l'annonce de l'ouvrage, dès le mois suivant j'aurais
publié un volume additionnel pour suppléer à toutes ces lacunes, et choisir de
préférence les sujets qu'on eût paru désirer.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 142
INTERMÈDE .
Les philosophes dupes de leur tyrannie.
Il est visible que la masse des savants et une portion des philosophes inclinent
en secret à changer de bannière, qu'ils sont las et confus des résultats de la
civilisation : en voici des indices bien récents.
Il y a peu de jours que le Courrier français, 6 juin, parlant de la négociation de
23 millions de rente, observait « que tel banquier, en obtenant sur ce négoce une
provision de 1 p. %, allait gagner 4 millions sans autre peine que celle de prêter
son nom ». Il paraissait gémir en secret du parallèle entre le sort des traitants et
celui des savants, qui ne voient guère de pluie d'or féconder leur stérile domaine.
Mais voici bien une autre lippée de millions, une rafle décuple, selon le journal
de Paris, 11 juin. Il fait compte que le munitionnaire général de l'armée d'Espagne
va gagner, en un an, QUARANTE MILLIONS, non compris les bénéfices de rachat de
rations, lacunes de service, etc., etc., etc. Ne fût-ce que CINQUANTE MILLIONS
en tout, c'est, dit-il, un vingtième du budget de France absorbé par un seul homme.
On répond à cela : « Il n'y a pas d'autre moyen connu pour effectuer le
service. » Oui, en système de commerce arbitraire (5e période, 98) : mais sachez
inventer seulement l'ordre commercial de la 6e période (98), et vous verrez que s'il
faut, en mécanisme civilisé, abandonner pour un service de cent mille hommes,
cinquante millions à un seul fournisseur, non compris les nombreux acolytes
dévorant au moins pareille somme, ce même service, en mécanisme des garanties
(6e période, table 98), comptoirs communaux et leurs agences, coûterait à peine le
centième à l'état, à peine un million pour 100,000 hommes, en salaires de gestion
des fournitures.
D'après cela, faites le calcul de ce qu'on gagne à étouffer les inventions, et à
laisser pleine latitude à un comité de contre-censure, avilissant dans les journaux
toute découverte contraire au système d'industrie morcelée ; avilissant, avant de
l'avoir lue, la théorie sociétaire qui établirait un concert entre le gouvernement,
l'agriculture et les fabriques, pour subordonner l'action intermédiaire dite
COMMERCE, et la réduire au rang de simple salarié.
On s'aperçoit dans maintes occasions que le monde savant, quoique entraîné à
l'apologie du commerce mensonger, fait en secret de fâcheuses réflexions sur les
résultats de la licence mercantile, et reconnaît que ce commerce, dont la
philosophie vante les vertus, paraît beaucoup plus fécond en industrie parasite
qu'en industrie utile ; opinion qui commence à se faire entendre dans le sein du
corps législatif. Bref, les esprits se désabusent peu à peu sur le commerce ; en
attendant il règne et envahirait tout, tant qu'on ne saurait inventer aucun moyen
de résistance.
Un épisode assez honteux pour les philosophes, auteurs de cette anarchie
industrielle, c'est que leur nom est un sujet de risée chez ce monde commercial
dont tel matador gagne, en un an, le 20e du budget de France, et dont chaque
tripotier, gagnant en un déjeûner le demi-million, le budget entier des beaux
esprits de Paris, déclare qu'un savant n'a besoin que d'un grenier et 50 fr. par
mois.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 144
dernier anneaux du système. Si l'on réussit à paralyser les deux extrêmes et qu'on
sache à propos attaquer le centre, tout est renversé. Telle fut la bataille d'Austerlitz,
la plus romantique et la plus classique de toutes les batailles françaises.
Bonaparte ne brilla pas de même en tactique mercantile où il manqua de génie
et de secours. Il eut l'idée de s'emparer du roulage, et s'il l'eût fait, je lui aurais
enseigné par un mémoire spécial l'opération de concurrence réductive, très-belle
issue de civilisation, allant en sens direct au but où va le comptoir communal en
sens inverse. Elle a plusieurs voies à suivre ; la plus prompte est de mettre le
courtage et le roulage en monopole fiscal, afin de cerner le commerce et le faire
capituler sans aucune faculté de répercussion.
Bonaparte hésita : il craignit de déceler son plan secret : personne ne sut le
guider dans cette affaire, tant il est certain que la science comme l'administration
ne connaissent rien au mécanisme commercial : au moins celle-ci l'avoue ;
Bonaparte s'en plaignait nettement, disant, on ne connaît rien au commerce. Mais
la science nie son ignorance ; elle s'enferre de plus en plus dans le ridicule système
de concurrence complicative ; et avec tous ses traités d'économisme, elle sait de
moins en moins opérer sur la fonction la plus parasite par pullulation d'agents, et la
plus active en empiètements ; cette fonction est le commerce arbitraire qui nous
pousse à grands pas au monopole féodal, et à la 4e phase de civilisation (II).
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 149
CHAPITRE III.
Les trois leçons.
ANTIENNE.
ne prend pas l'initiative en ce genre, et s'il laisse aux agioteurs cette branche
d'industrie prête à naître, ce moyen de pressurer l'agriculture en détail comme ils la
pressurent en gros par les emprunts.
Bref, la féodalité usuraire, quatrième phase de civilisation, est sur le point de
tout envahir. Si le gouvernement y applique le remède indiqué, il aura opéré le vrai
perfectionnement social, en aidant les nations à franchir la quatrième phase de
civilisation, et entrer en 1re phase de sixième période ou garantisme (table, 98).
Voilà, pour ceux qu'épouvantent les prodiges sociétaires, une opération de
basse catégorie, de teinte civilisée, et pourtant colossale en bienfaits. Les B. R., en
amodiant des terres, formeraient 20,000 fermes expérimentales, UNITAIRES,
opérant d'après instructions d'une société centrale. Elles gagneraient, tout en
servant puissamment le cultivateur, 1/4 en sus du produit général, soit
1,200,000,000 ; la moitié aux frais, reste 600,000,000, dont 1/3 au fisc leur associé.
Elles fourniraient des places pour 300,000 agents, depuis les valets jusqu'aux
chefs : chance digne de l'attention du ministère.
À l'appui, il eût fallu un parallèle des fonctions d'une banque rurale actionnaire
et d'un comptoir, bas degré d'attraction industrielle. Il sera aisé d'en publier le plan.
Au résumé : le monde social est encombré de stériles rhéteurs ; il a besoin du
secours des inventeurs et des sciences nouvelles.
Un homme exercé sur le calcul du mouvement social et des opérations dont il
est susceptible, pourrait, soit dans les conseils d'état, soit dans les écrits politiques,
faire adopter ces améliorations subalternes (6e période, table, 98) ; et ouvrir, en
tout débat, des avis lumineux, là où il ne sait que souscrire au mal existant, sous
prétexte que ce mal est inséparable de la civilisation (***).
Il faut donc chercher l'issue de cette société. Une découverte imprévue peut
nous en délivrer à l'instant : profitons de l'invention, au lieu d'en critiquer les
formes : consentons à ce doute méthodique, tant prôné et jamais pratiqué ;
exerçons le DOUTE et l'OPPOSITION à l'égard de nos sciences, puisqu'elles ne
s'accordent sur aucune des questions fondamentales (***).
Quant à la nouvelle science qui leur succède, pour en juger sainement dès cette
annonce, il faut prendre en considération :
1°. La rigueur, l'intégralité des conditions imposées (note 3), et REMPLIES.
Oserait-on en prescrire d'aussi sévères ?
2°. Le pis-aller spéculatif, qui, dans tous les cas, assure aux fondateurs les
économies de temps, de bras, de machines, de démarches, et le bénéfice
d'attraction, fruit des séances courtes et intriguées, qui transforment en délice le
travail, supplice perpétuel du civilisé.
3°. La justesse des principes énoncés (article XI), et appliqués exactement à la
théorie sociétaire.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 153
ARTICLE NEUVIÈME.
Leçon élémentaire.
Pour la remplir, il faut spéculer sur le nombre. Si tel travail coûte 50 heures à
un jardinier, mettez-y 50 hommes ; ils n'auront d'ouvrage que pour une heure, et
chacun d'eux pourra, dans le cours de 50 heures, vaquer à 50 fonctions au lieu
d'une. Sur cet engrenage ou variété de fonctions repose tout le mécanisme des
séries passionnelles et de leurs brillantes propriétés en accords de passions ; qu'y a-
t-il d'effrayant dans cette doctrine ? C'est celle du plaisir.
Il n'est rien de si mal connu que les passions. Pour les classer exactement, il
faudrait employer l'échelle de tige et rameaux primaires, secondaires, tertiaires,
etc. : cette analyse donnerait :
En TIGE, une seule passion, l'UNITÉISME, tendance à l'unité 1 ;
En rameaux primaires, 3 passions, tendance au luxe, aux groupes, aux séries ;
En rameaux secondaires, 12 passions, 5 sensitives, 4 affectives, 5 distributives ;
En rameaux de 3e degré, 32 passions ; en 4e, 130 passions ; en 5e, 405 passions,
etc., etc.
Négligeons ce détail ; observons seulement que lorsqu'on parle des passions en
thèse générale, sans désigner le degré, il s'agit de 12 qui forment la gamme de 2e
degré, passions dont 7 naissent de l'âme, et 5 des sens.
On croit bien connaître les 5 passions des sens, les plaisirs du goût, de la vue,
de l’ouïe, de l'odorat et du tact : cependant si l'on veut lire la Pause (III), on se
convaincra que ces passions sont fort mal connues.
Celles de l'âme sont au nombre de 7, dont suit le détail.
1
L'unitéisme ou passion de l'unité, est le but commun de toutes les autres. Par exemple, un
paysan voudrait régler à son goût les affaires de son village ; s'il devient seigneur et maître du
village, il voudra régler la province entière, y établir ce qu'il appelle BON ORDRE. Donnez-lui
le commandement de la province, il voudra régir le royaume, devenir ministre. Faites-le
ministre ou souverain, il voudra soumettre à sa loi les empires voisins et bientôt le monde
entier. Ainsi 1'unitéisme est, sans qu'on s'en aperçoive, passion de tout le monde. J'en viens de
citer un emploi relatif à l'ambition ; je pourrais appliquer de même 1'unitéisme à chacune des
autres passions, et prouver qu'il est but commun de toutes. Un gastronome voudra régenter la
cuisine universelle ; une petite maîtresse voudra régénérer les toilettes de Paris et du monde
entier, etc. Je reviendrai sur cette passion en 3e leçon.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 156
(Voyez IV), de plus amples détails tirés du parallèle de la journée la plus heureuse que puisse
espérer un civilisé, et de l'impossibilité où il est d'atteindre, un seul jour de sa vie, au degré de
bonheur dont jouit chaque jour le moins fortuné des HARMONIENS (ou hommes sociétaires.)
1
ERRATUM DE L'AUTEUR. Les accords des groupes DJ, CL, BM, sont faussement indiqués ;
j'ai fait par mégarde le compte en gamme simple, oubliant les semi-tons et la distinction
d'accords majeurs et mineurs. À ce compte, l'accord des groupes G O serait d'octave ; il n'est
que de quinte. Un musicien s'apercevra aisément de l'inadvertance.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 160
fédéraux, F, pour les services futurs. Le résultat sera d'exciter chez Valère, non
pas une passion d'amour directe pour Urgèle, mais un penchant de gratitude,
affinité indirecte, lien neutre qui tiendra lieu d'amour et atteindra au même but.
Urgèle obtiendra Valère par pure affection : les 80 ans ne seront point un
épouvantail pour Valère, habitué avec Urgèle dès le bas âge ; la jeunesse est
intrépide en amour quand il y a des stimulants, et Valère le premier déclare à
Urgèle qu'il s'estimera heureux s'il peut se reconnaître de tout ce qu'il lui doit. Il
ne deviendra pas pour elle un amant habituel, mais elle aura quelque part au
gâteau. Ce sera une conquête dégagée d'intérêt, de motif sordide, et bien différente
de celles que peut faire aujourd'hui une femme de 80 ans, qui n'obtient un jeune
homme qu'à force d'argent, et ne peut se procurer aucun amour composé, ou lien
satisfaisant l'âme et les sens.
Ainsi, pour peu qu'on élève le mécanisme sociétaire au degré de haute
combinaison, enrôlement de chaque individu dans une soixantaine de groupes,
chacun se trouvera animé d'environ 4 affections neutres, opposant quadruple
accord à chacune des 16 antipathies naturelles, comme répugnance de la jeunesse
pour la vieillesse de l'autre sexe.
Il faut parvenir à absorber ces nombreuses antipathies pour opérer le concert
général en répartition ; elles disparaîtront en plein, et cesseraient déjà quand on ne
leur opposerait que 2 absorbants au lieu de 4. C'est ce qui arrivera de la génération
actuelle, qui ne pourra pas élever le mécanisme au degré que je viens de décrire :
elle n'atteindra pas moins au but, au ralliement composé, savoir :
*
* * ABSORPTION DES RIVALITÉS ET ANTIPATHIES COLLECTIVES DE CHAQUE
MASSE, PAR ACCORDS INDIVIDUELS DES SECTAIRES DANS LES DIVERS GROUPES.
ABSORPTION DES RIVALITÉS ET ANTIPATHIES INDIVIDUELLES DE CHACUN, PAR
RALLIEMENT EN DIVERS GROUPES OU SES GOÛTS COÏNCIDENT AVEC
L'ANTIPATHIQUE, ET SUBSTITUERONT PLUSIEURS AFFECTIONS ACCIDENTELLES À
UNE ANTIPATHIE, NATURELLE (IV).
Ces merveilleux ressorts d'équilibre seront dus à la disposition qu'on ne saurait
trop répéter, courtes séances et engrenages des groupes. Tel est le vœu des 3
passions que je désigne sous le nom de distributives, et dont le jeu en série produit
les SEIZE ACCORDS NEUTRES que j'ai nommés RALLIEMENTS, 7e section.
C'est le côté brillant du calcul des passions, l'art de transformer en seize voies de
philanthropie et d'unité, les antipathies naturelles que la civilisation envenime au
lieu de les absorber.
Supposons une masse de sociétaires (le canton ou phalange) animés de ces
impulsions généreuses et conciliantes ; s'il s'y joint un calcul d'équité spéculative,
une conviction de trouver plus de bénéfice dans la justice que dans l'injustice
(voyez IV, 525), la masse atteindra nécessairement aux accords intentionnels et
réels en répartition. Ces accords sont exposés dans les 7e et 8e sections, bornées à
180 pages, qui sont le plus souvent tableau de plaisirs. Pourrait-on expliquer plus
succinctement ce grand mystère de l'harmonie des passions, sur lequel ont échoué
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 166
des montagnes de volumes, entassées par cent générations ? mystère que mon
traité fait connaître en tous détails,
En équilibre d'accords intentionnels et réels
— de prétentions collectives et individuelles
— de répartitions aux 3 facultés industrielles.
J'ai démontré, dans le cours de cette leçon, que la théorie d'Association est une
étude séduisante et non pas épineuse, comme le persuadent les détracteurs ; qu'elle
est même très à portée des femmes dans tout ce qui est descriptif, comme le
paragraphe italique sur Valère et Urgèle, et dans les détails distributifs, comme
tous ceux des plaisirs à courte séance.
Les bénéfices colossaux de l'Association, détaillés (III), ne sont contestés par
personne ; mais une objection que chacun élève, est celle des discordes et
antipathies entre tant de classes naturellement inconciliables. Il s'agit donc de les
absorber, d'opposer à 16 germes d'action hétérogène, 16 ressorts d'action
homogène. Cette solution est donnée par un seul procédé, la dissémination
passionnelle ou engrenage des groupes.
Ce but une fois atteint par le mécanisme des séries à courtes séances, le
problème principal, celui de répartition des bénéfices, devient un jeu d'enfant : on
peut voir,
répartition hyper-unitaire (IV),
Section 8e,
répartition hypo-unitaire (IV),
que tous les obstacles sont surmontés d'avance, par le seul levier des 16 ralliements
ou accords neutres, exposés en 7e section.
Il n'était pas possible de présenter la théorie sociétaire avec plus d'exactitude
quand au fond. Elle n'a d'autre tort que les fautes de forme indiquées à l'article 8,
d'avoir engagé dans le 1er tome la notice des rudiments, qui devait être en tête du
2e, et d'avoir, en contre-faute, coupé le 2e tome par l'exposé des disgrâces
conjugales, qui devait être 6e notice du 1er. Qu'il est aisé au lecteur de remédier à
cette faute si bien indiquée, et commise par complaisance pour les impatients.
Les détails contenus dans cette leçon dissipent assez les préventions de
difficulté. On a vu que l'étude ici se réduit à observer l'effet des groupes à courtes
séances, et le jeu de trois passions charmantes : la composite ou ivresse des sens et
de l'âme, appelée bonheur des dieux ; la cabaliste, délice des courtisans, des
femmes et des philosophes mêmes, qui sont pétris d'esprit cabalistique ; enfin,
l'alternante ou papillonne, amorce que nous présentent les sages, en nous
promettant, dans le mépris des richesses, un bonheur toujours nouveau.
Quiconque observera bien le jeu de ces trois passions dans les quatre sections
descriptives, 1re, 2e, 3e, 4e, comprendra aisément le jeu des seize accords neutres
décrits à la 7e section ; après quoi la 8e, celle des répartitions, sera intelligible
d'emblée, et le vaste calcul des passions n'aura pas coûté plus de peine à l'étudiant
que la lecture d'un roman. Il pourra même, je le répète, glisser rapidement sur la
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 167
∗∗
L’Association opère sur les passions, comme l'arithmétique sur les quantités numériques. On
dispose les nombres en série de groupes ou masses échelonnées, dont le terme moyen, multiplié
par lui-même, se trouve en balance avec le multiple des deux extrêmes.
Ainsi, dans une série de groupes, et dans chacun de ses groupes, les deux fougues extrêmes, la
spéculative dite cabaliste, et la romantique dite composite, se trouvent multipliées par elles-
mêmes, agissant combinément sur chaque groupe et chaque individu : puis elles sont tenues en
balance, préservées de l'excès par l'alternante, passion moyenne multipliée par elle-même,
agissant deux fois en début et fin de chaque séance, et faisant contrepoids aux deux fougues
extrêmes, par les deux transitions qu'elle leur ménage. Ce mécanisme est conforme à celui d'une
série géométrique, où le multiple des moyens termes est en balance avec les deux extrêmes : et
quant au mécanisme des proportions, son analogie se trouve dans les séries mesurées, qui sont
d'ordre supérieur aux séries communes.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 168
1
Écrit en 1823. (Note des éditeurs.)
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 170
9°. Instabilité des institutions, frappées par cette raison d'impuissance, même
dans le cas de sagesse, et contrariées par les habitudes révolutionnaires qui se
maintiennent en secret chez un peuple fatigué de l'énormité des impôts. – 10°.
Discordes enracinées ; les haines locales et ferments de dissension mal étouffés
par des systèmes d'action simple qui comprime le mal au lieu de l'absorber. – 11°.
Tactique destructive ou accélératrice qui quadruple les ravages de guerre, fait
renaître les coutumes barbares, les vendées, guérillas, levées en masse ; fait
intervenir en guerre jusqu'aux femmes et aux enfants. – 12°. Immoralité de la
politique, l'union de la chrétienté avec les Ottomans contre une nation chrétienne
qui veut échapper au massacre ; le concert PASSIF pour le soutien des pirates et
pour la traite des nègres, qu'on pourrait faire cesser à l'instant si on sévissait contre
les coupables bien connus ; le dévergondage du commerce, construisant aux
Algériens les vaisseaux qui serviront à peupler leurs bagnes d'esclaves chrétiens.
– – DÉPRAVATION DIRECTE DES SCIENCES : refus obstiné d'explorer les
branches d'études négligées ; mépris de l'expérience qui montre aux sophistes les 9
fléaux, pour fruit constant de leurs systèmes ; jonglerie de persuader que tout est
découvert, qu'il faut bafouer ceux qui apportent des inventions ; esprit mercantile
du monde savant, réduisant les sciences et les arts en tripot commercial et
cabalistique, étouffant quiconque n'a pas la faveur des coteries philosophiques.
– – DÉPRAVATION INDIRECTE DES SCIENCES ; entre autres par les progrès de la
chimie, qui ne travaille qu'à vexer le pauvre, en fournissant au commerce des
moyens de dénaturer toutes les denrées : pain de pommes de terre, vin de bois
d'Inde, faux vinaigre, fausse huile, faux café, faux sucre, faux indigo ; tout n'est
que travestissement dans les comestibles et fabrications, et c'est sur le pauvre que
s'exerce la gargotte chimique : lui seul est victime de toutes ces inventions
mercantiles, qui pourraient avoir d'utiles emplois dans un régime de relations
véridiques, mais qui seront de plus en plus nuisibles jusqu'à la clôture de la
civilisation.
... RÉTROGRADATION LIBÉRALE, ou concours de préjugés libéraux provoquant
des opérations monstrueuses, comme l'admission des Juifs au droit de cité ; acte
doublement impolitique, en ce qu'il greffe la 3e période (le patriarcat), sur la 5e, et
qu'il y introduit des parasites, des improductifs, tous adonnés au trafic et nullement
à l'agriculture ; gens qu'une politique éclairée aurait exclus comme contagion
sociale. C'est une thèse fort neuve et à laquelle je voudrais pouvoir donner
quelques pages. On ne permit pas à ASKER KHAN, ambassadeur de Perse à Paris,
de faire couper la tête à ses esclaves : Bonaparte lui fit dire que les coutumes de
pays barbares n'étaient pas permises en pays civilisé : pourquoi donc y tolérer les
vices patriarcaux, également odieux, quoique non sanguinaires ?
... RÉTROGRADATION ILLIBÉRALE ou esprit d'immobilisme qui a gagné les
cours et les grands, fort libéraux en 1788, maintenant effrayés du prétendu
perfectionnement et des maux évidents qu'il fait éclore : ils ont suspecté l'esprit de
progrès social, au lieu d'en suspecter les fausses voies, et d'opiner à chercher les
routes d'amélioration hors des méthodes philosophiques. De là naît double erreur,
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 171
le penchant des cours à se défier des nouveautés utiles et des sciences exactes, puis
l'obstination du vulgaire à espérer quelque bien des philosophes dont l'industrie
sophistique tomberait à plat si le gouvernement, quittant les voies d'immobilisme,
provoquait l'exploration des sciences dont la philosophie empêche traîtreusement
l'étude.
Voilà seize fruits récents de l’impéritie de nos sciences politiques ; seize
désordres ajoutés nouvellement aux 9 fléaux inséparables de la civilisation. Je ne
suis pas le seul qui en fasse la remarque ; voici à ce sujet des observations sur le 3e
vice, la concentration, ou absorbant de produits de l’industrie générale.
DRAPEAU BLANC, 25 juin 1823. Il établit que les rentes ne reviennent pas, les
unes dans les autres, à 60 fr. pour cent aux acquéreurs, qui se trouvent ainsi jouir
GRATUITEMENT de plus de 75 millions de rente (capital, 1500 millions). Il cite
l'emprunt de 100 millions consentis en 1817 à MM. HOPE, BARING et LAFFITE
qui, pour 100 millions en numéraire fournis à l'état, se trouvent, eux ou leurs
cessionnaires, avoir gagné en 5 ans une somme de 107 millions.
« La France, dit-il, par suite des fausses mesures qui ont circonscrit le
placement de la tente, est divisée en 2 nations ; celle des capitalistes rentiers,
environ deux cents mille, qui, pour des prêts usuraires, ont acquis près du tiers des
revenus de l'état ; et celle des contribuables propriétaires, au nombre de plus de six
millions, qui bientôt ne pourront plus, comme l'a dit M. Cas. Périer, continuer
d'être leurs fermiers obérés.
C'est ce qui fait que le numéraire devient de plus en plus abondant à Paris et
rare en province ; que l'industrie et le commerce prospèrent à Paris et languissent
dans le reste du royaume, et que la France (dites plutôt la civilisation tombée en 4e
phase, II, 207) finira par ressembler à ces êtres rachitiques dont la tête devient
monstrueuse aux dépens des autres parties du corps qu'elle dessèche et paralyse. »
Ce détail constate l'énormité du vice récent nommé concentration : les 15
autres sont également incontestables, et prouvent que la philosophie moderne a
réellement créé la science qui n'existait pas, l'art d'ajouter aux antiques misères
(98) une foule de misères nouvelles, et datant de cette génération. Faut-il s'étonner
qu'elle redoute si fort la découverte qui met à nu son impéritie ?
Un incident fâcheux est que la nature matérielle conspire avec la philosophie
pour aggraver les maux. On ne connaissait qu'une peste en 1788 ; on en a
aujourd'hui 4 bien distinctes ; la peste ottomane, la fièvre jaune, le typhus et le
choléra-morbus (I). La dernière gagne l'Europe ; elle s'est avancée en 1822 de
Bagdad à Alep, et bientôt nos amis les Turcs en feront présent à l'Europe.
D'autre part, les intempéries se multiplient : jamais les tremblements ne furent
plus fréquents et plus terribles. Alep, Java, le Chili et la Sicile en ont été victimes
tout récemment. Ces symptômes d'infirmité de la planète sont renforcés par le
dérangement constant des climatures : 1822 n'a point eu d'hiver, 1823 point de
printemps. Ce désordre continu depuis 10 ans est l'effet d'une lésion aromale
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 172
ARTICLE DIXIÈME.
Leçon romantique.
Combien le monde civilisé est loin d'un tel sort ! Condamné au travail
répugnant, aux privations perpétuelles ; privé du charme d'obéir à l'attraction, il ne
trouve en elle qu'un guide trompeur ; elle ne le pousse qu'au désordre, qu'aux
excès. Le voilà donc doublement exclu de la voie romantique, étant privé du
secours de l'attraction en industrie, et trahi par l'attraction dans l'usage des plaisirs.
Une théorie très-inespérée lui ouvre deux voies d'avènement au vrai bonheur :
elle nous garantit charme permanent dans l'exercice de l'industrie, et suprême
sagesse dans l'abandon à l'attraction. Si le calcul est juste, quel triomphe pour les
romantiques ! Il sera évident que leur genre est véritable nature de l'homme.
Jusque-là ce genre n'est autre chose que romanesque et faux brillant. Nos
romanciers, ignorant qu'il faut unir le bon avec le beau, unir l'attraction industrielle
avec les féeries, ne savent pas même définir ce beau qu'ils essaient de peindre. Un
écrivain, dissertant sur le type originel du beau que Platon croit relégué au sein des
nuages, disait dernièrement :
« Peut-être le beau idéal ressemble à la chaîne d'or de Jupiter, qui rattache le
ciel à la terre : peut-être il faut chercher ce beau idéal dans un juste milieu, dans
un point délicat et fugitif, entre la vérité terrestre de la nature positive, et cette
éternelle image de la beauté, qui, pure et abstraite, ne se réalise jamais sur la
terre, et réside, suivant le disciple de Socrate, au sein de la Divinité même. »
Voilà une définition richement ténébreuse 1 : je donne au plus fin à comprendre
le vrai beau idéal d'après ce subtil commentaire ; je n'en expliquerai qu'une seule
idée, celle de la chaîne d'or, dont Jupiter fait usage pour unir le ciel à la terre.
Sur quoi porte cette allégorie ? La véritable chaîne d'or, lien du ciel et de la
terre, n'est-elle pas l'Attraction ? voie d'harmonie pour les mondes et les insectes,
elle devrait l'être aussi pour les humains. À défaut du mobile d'Attraction, tout
n'est que chaîne de fer pour l'humanité, régie par la famine et la terreur. Si le
monde social veut se rattacher au ciel par une chaîne d'or, ou chaîne du beau et du
bon, il ne le peut qu'en organisant le régime d'attraction industrielle, qui fondera
l'opulence et le bonheur sur l'abandon au plaisir, et fera succéder le règne de la
vérité à nos hypocrisies morales, qu'un auteur nomme avec raison nos frivoles et
comédiennes vertus.
Et puisque l'établissement de cette féerie sociale universelle ne tient qu'à un
facile essai sur un hameau, sur cent familles agricoles, il faut être bien ennemi du
romantique et du beau, pour hésiter sur l'épreuve et repousser la théorie. D'où vient
ce mauvais esprit ? De ce que notre siècle, avec son masque romantique, est
1
Elle est d'un journal qui a cru voir dans ma théorie des jeux d'imagination, tout en avouant
qu'elle lui paraît souvent fondée sur des calculs très justes : je puis observer que lui-même use
largement de ce privilège d'imaginative. Si je disséquais sa phrase, on verrait qu'elle ne devient
intelligible que par application à mes doctrines de l'attraction et de l'analogie : à coup sûr, il
n'expliquera pas sa définition du beau sans tomber dans vingt jeux d'imagination, et peut-être
autant de contre-sens ; car j'en distingue déjà dans le texte une demi-douzaine au moins, tel que
celui de la chaîne d'or appliquée à l'état actuel du monde social.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 175
devenu le plus servile de tous les siècles ; unanime à penser comme les stupides
contemporains de Chr. Colomb, que ce qui n'est pas connu ne peut pas exister, ne
peut pas être découvert.
Imbu de ce servilisme, il fait très-peu de progrès, excepté en chimie, où il a
secoué le joug de l'impossibilité. Mais sur tout autre point il marche à pas de
tortue, et n'a même point fait la plupart des inventions dont il s'arroge l'honneur.
(Voyez à ce sujet l'ouvrage de DUTENS l'Anglais, sur les découvertes faussement
attribuées aux modernes, ouvrage qui a, comme le mien, le défaut de n'être PAS
MARCHAND, parce qu'on y trouve autant de vérités que de phrases.)
L’âge moderne, par la servilité du génie, a tout paralysé : il a empêché les
progrès les plus faciles dans toutes les branches de sciences et d'arts : il les cultive
en crétin intellectuel, tremblant de faire un pas au-delà des limites que le préjugé
lui a fixées ; frappé d'immobilisme, comme ces Chinois qu'il ridiculise. On peut en
voir quelques détails dans la note 12.
Nous sommes donc fort loin du romantique, genre qui doit n'admettre aucune
borne dans les vues de bonheur social, de magnificence, de vertu et d'unité ; genre
incompatible avec la civilisation, qui est un abîme de misères, de faussetés,
d'infamies. Si elle avait réussi au moins en quelque partie du régime social, comme
l'art de prévenir l'indigence, on pourrait voir quelque teinte romantique dans l'état
actuel, dire qu'une des sociétés humaines a trouvé les voies du bien, que les
barbares et sauvages sont libres d'y atteindre en adoptant la civilisation.
Mais à quoi se réduisent nos trophées en art social ? Pour en juger, assistez à
une séance d'académie, où vous trouverez le beau idéal dans toute sa force : vous y
entendrez les successeurs de Platon et Sénèque, prônant à la fois la chaîne d'or et
le mépris des richesses (II), plaçant la sagesse dans les raves de Cincinnatus et les
trophées de l'agiotage. Vous sortirez de la salle, ivre de beau idéal, de vol sublime
et de perfectibilités romanesques ; mais le désenchantement suivra de près : vous
serez, au bas de l'escalier, cerné par les mendiants, assailli de leurs complaintes, et
soulevé par le spectacle hideux de ce peuple philosophe, cherchant avec un crochet
sa subsistance dans les tas d'ordures. À cet aspect, on se dit : Rêvé-je, ou si c'est
l'académie qui rêve avec ses perfectibilités ? Nul doute : le rêve est du côté de
l'académie, qui prône cet ordre civilisé où le sort de l'homme est si fort au-dessous
de celui des animaux, et qui veut nous confiner à jamais dans cet état civilisé, où
l'homme est esclave du travail, esclave d'un écu, où les philosophes mêmes,
soumis aux servitudes les plus honteuses, auraient dû cent fois reconnaître que la
civilisation est l'antipode de la sagesse et du bonheur, l'absence du beau et du bon,
et qu'il faut enfin chercher un ordre social différent, pour s'élever au bonheur.
Ce nouvel ordre est découvert : il nous assure le charme perpétuel dans les
quatre phases de la vie (table) ; mais il ne serait qu'à demi-romantique, s'il ne nous
garantissait un bonheur plus grand encore dans l'autre vie. Sur ce point nos
romanciers ont été prodigieusement stériles, et reproduisent encore aujourd'hui les
rêves de Platon et Socrate, qui envoient dans l'autre monde nos âmes sans corps,
avec l'insipide perspective d'être logées un peu plus haut ou plus bas dans
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 176
l'Empyrée, comme sur les gradins d'un amphithéâtre. Quelle pauvreté dans la
philosophie romantique tant ancienne que moderne !
La religion est sur ce point un guide bien plus judicieux : elle nous enseigne la
résurrection des corps, CREDO CARNIS RESURRECTIONEM ; elle nous apprend
même (catéchisme de mon diocèse), que les qualités des corps glorieux, dans
l'autre monde, seront l'impassibilité, la clarté, l'agilité, la subtilité. C'est
précisément ce que démontre la théorie du mouvement aromal, tout à fait inconnue
de nos physiciens, théorie liée à celle de l'attraction industrielle.
Quant au séjour de ces êtres ultra-mondains, la religion l'avait indiqué avant
Platon et Socrate, et la poésie, depuis Orphée jusqu'aux Bardes, nous a toujours dit
que les âmes de nos pères planent sur nous au-delà des nuages. Ainsi la
philosophie platonique n'est qu'un écho sur cette matière : la science moderne, loin
de nous rien apprendre sur les détails de l'autre vie, n'a su, avec ses subtilités,
qu'obscurcir le problème et renforcer le vil matérialisme. Elle n'a su, au lieu de
nous faire connaître les biens du séjour céleste, que nous façonner aux tourments
de l'enfer social ou état civilisé et barbare, dont elle devait nous délivrer.
Encore aujourd'hui les romanciers nous enseignent qu'au lieu de chercher les
issues de ce labyrinthe de misères et de fausseté, l'homme doit s'y contenter de son
sort dans toutes les situations (doctrine d'un roman récent, intitulé Jacques Fauvel).
Cette impulsion devient romantique et précieuse à la voix de la religion, qui nous
garantit, pour prix de la résignation, un bonheur éternel dans l'autre monde. Quant
à la morale, sa tâche est de découvrir les voies du bien réel, et non pas de façonner
au mal. En nous prêchant la résignation isolément, sans compensation céleste, elle
est encore moins recevable qu'au temps où B. de St.-Pierre lui disait : « Vous
m'appuyez sur le bâton de la raison, et vous me dites : marchez ferme, etc., etc.
Mais toutes vos belles dialectiques de résignation disparaissent précisément à
l'instant où j'en ai besoin ; elles ne sont qu'un roseau entre les mains d'un malade. »
La morale, en s'emparant ainsi des dogmes de la religion, joue un rôle parasite
en triple sens,
promettant au malheur un secours qu'elle ne lui donne point ;
éludant sa tâche simple ou recherche des issues de civilisation ;
éludant sa tâche composée, qui est d'ajouter aux preuves d'immortalité
fournies par la révélation religieuse, les preuves dues par le génie, les théories
d'analogie universelle annoncées (III). Nous avons une mythologie romantique ; il
restait à créer la mythologie passionnelle, science exacte, qui donne une âme à
toute la nature, en montrant dans chaque animal, végétal et minéral, un tableau des
passions humaines (note ).
Ce tribut aurait élevé les démonstrations d'immortalité de l'âme, du simple au
composé ; il aurait porté au plus haut degré une croyance que la morale, par elle
seule, ne sait qu'affaiblir, et même détruire chez ceux qui se nourrissent de ses
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 177
∗∗
DRAPEAU BLANC, 18 juin. « La science de la morale n'est pas faite encore ; on n'est pas
même d'accord sur les principes. Accordez-vous donc sur les principes, si vous voulez que vos
enfants en aient. Comment voulez-vous que les corps enseignants enseignent une science qui
n'est pas faite encore ? »
Il est à remarquer que les économistes en disent autant de leur science, avouant qu'elle n'a pas
encore de principes fixes. Quant à celle des idéologues ou métaphysiciens, ses partisans mêmes
la reconnaissent pour un dédale de subtilités, qui ne vaut pas la peine qu'on en cherche la clef :
reste la politique, dont on va lire les prouesses à la note X.
Au reste, ces 4 sciences pouvaient-elles manquer de s'égarer à qui mieux mieux, quand celle qui
doit les diriger toutes, LA LOGIQUE, n'est pas faite encore, selon Condillac et le
Constitutionnel ? Ainsi, les guides qui veulent nous conduire à la sagesse en sont eux-mêmes à
chercher un guide. Combien l'auteur d'Anacharsis a raison d'appeler leurs bibliothèques un
dépôt humiliant de contradictions et d'erreurs ! Telles sont les sciences qui veulent étouffer la
théorie de l'Attraction et de l'Association.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 178
Vous qui avez commis cette faute, coryphées du monde savant, souvenez-vous
que le premier orateur ou personnage marquant qui prendra parti pour
l'Association, entraînera le monde entier. Je ne puis que vous répéter à ce sujet ce
qui a été dit (II) : Rome enfanta l'AUGUSTIN religieux, que Paris enfante
l'AUGUSTIN social.
Une science neuve a besoin de l'appui d'un nom en crédit : le vulgaire défiant et
tant de fois trompé, n'accueille la vérité qu'autant qu'elle paraît sous les auspices
d'un favori de l'opinion. C'est un appel aux grands écrivains de tous les pays, et
surtout aux romantiques célèbres, aux BYRON, aux WALTER SCOTT. Quel rôle
pour un ami du beau, que celui de convertir subitement le monde entier au vœu de
la nature, à l'harmonie universelle, et de penser qu'un si brillant succès ne tient qu'à
une petite épreuve de deux mois, dont les matériaux sont déjà prêts en Angleterre !
Si tant de gloire ne séduit pas un écrivain, il faudra dire qu'il n'existe aucun
romantique en civilisation. Exoriare aliquis.
vient que la France a manqué, dans vingt traités, les occasions d'obtenir ses limites
naturelles et politiques, savoir :
En limite naturelle. Aux Pyrénées, les versants ; les deux vallées d'Aran
(Haute-Garonne), et de Bastan (Bidassoa, St.-Étienne, Irun et Fontarabie).
Aux Alpes, Nice et Monaco, puis les versants de ces deux cantons.
À l'est, la Savoie, le Valais, et les versants d'Aar et Dinneren jusqu'à une lieue
au-dessous d'Olten.
Au nord-est et au nord, une limite militaire comprenant les versants du Rhin,
depuis Rheinfeld au-dessus de Bâle : puis le cours du Rhin, jusqu'à l'île de
Bommel, Heusden, le bras d'Oude-Maës, le Bies-Bos, les îles d'Over-Flackée et
Gorée.
(Ceci est limite militaire. La limite naturelle serait : versants de Birse jusqu'à
Grelingen ; versants du Doubs ; chaîne des Vosges, sauf quelques vallées ;
versants de Sarre et Moselle jusqu'à Trarbach ; versants de Meuse jusqu'à Aersen
sous Venloo ; cours de Meuse et Oude-Maës.)
Les géographes n'ayant jamais traité des divisions politiques et naturelles par
bassins, il en résulte que la France n'a jamais été éclairée sur ses véritables intérêts,
et a été dupe dans tous les traités, faute de connaître ce qu'elle avait à demander.
La géographie n'a pas même songé à donner une division méthodique du globe
en douze parties ; encore moins des divisions locales par bassins. Elle s'en est
tenue servilement aux divisions arbitraires, essayant tout au plus quelques
changements de nom, comme celui d'Australie en AUSTRALASIE ; changement
d'où il résulterait, synoptiquement parlant, que l'Europe doit s'appeler BORÉAL-
AFRIQUE.
6. Les MUSICIENS, qui compliquent à plaisir la science et dégoûtent l'élève en
lui présentant huit clefs, huit systèmes, à la place d'un seul où l'on arriverait en
ajoutant une ligne, en notant sur DOUZE au lieu de ONZE, et laissant en blanc les
6e et 7e : tout serait ramené à une seule clef. Mais cela n'a jamais existé donc cela
est impossible.
7. Les ARCHITECTES, servilement révérencieux pour l'antiquité, ont craint
d'imaginer des ordres nouveaux en hautes dimensions. Ils ont admis le septenal ou
toscan, et le sizainal ou rustique à base enfouie ; mais ils n'ont pas osé dépasser le
dizainal ou corinthien.
Si j'examinais ici les bâtiments de Paris, je prouverais qu'il en est les trois
quarts d'estropiés par fausse hauteur des colonnes. Le palais des députés exigerait
du douzainal : son immense fronton écrasant douze colonnes, leur donne un aspect
d'ordre huitainal ou dorique, appesanti encore par les cinq guichets de prison
placés derrière. J'estime que 12 diamètres et même 12 1/2, ne seraient que la
proportion des colonnes avec les localités et la perspective. En général, pour les
accouplées, il faudrait du douzainal, et souvent du treizainal ou octavien pour les
quadruplées.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 182
Quant au feu, à titre d'élément pivotal, il est commun aux deux sortes de corps,
mais en degrés différents ; car nos corps cismondains sont hors d'affinité avec le
feu, dont ils ne supportent que 32 degrés en chaleur et 24 en boisson. Les
transmondains seront incombustibles à très-haut degré, et pourront fonctionner
dans l'intérieur brûlant de la planète.
Les corps des deux mondes, quoique formés chacun de 2 éléments dominants,
participent aussi des 2 autres ; car nous vivons de la partie inférieure et grossière
de l'air, qu'on nomme atmosphère, et nos corps ont un courant aromal très constaté
par l'odorat du chien qui reconnaît au pas l'arome de son maître entre mille autres.
Par contre, les corps de l'autre monde emploient aussi quelques molécules subtiles
de terre et d'eau.
Nos âmes, en passant et repassant de l'un à l'autre monde, comme de la veille
au sommeil, font la même opération que l'homme qui se couche et se lève. Au
coucher, il a quitté les vêtements souples pour une pesante enveloppe dite
couverture, matelas ; et au lever, il reprend les vêtements souples. Ainsi notre âme,
en arrivant dans ce bas monde, a pris l'enveloppe de pesanteur, le corps terre-
aqueux ; et retournant dans le haut monde, elle reprend le corps éther-aromal ou
subtil. Ce double corps affecté à nos âmes coïncide fort bien avec les opinions de
nos sages, qui recommandent de ne pas croire la nature bornée aux moyens
connus, et de considérer le mouvement comme image et répétition de lui-même.
Pour donner une idée de la force et de la beauté du corps subtil, observons que
l'arome est ce qu'il y a de plus fort dans la nature matérielle. Il soulève et agite les
Alpes et l'Atlas par des tremblements. Sa vélocité nous est assez connue par le
fluide électrique, les tonnerres, et par la rapidité de la lumière qui parcourt en une
minute 4 millions de lieues. Tous les moines n'ont pas cette activité ; mais leur
marche est hors de toute comparaison avec la lenteur de nos corps terre-aqueux,
vraies tortues en mouvement.
Quant à la beauté, un corps est d'autant plus susceptible de luxe, que la matière
en est plus subtile. On peut en juger par l'aile d'une mouche, qu'on voit à la loupe
diaprée des plus riches couleurs ; cette aile est pourtant une substance bien ténue,
bien légère : les corps aromaux, plus légers encore, se parent d'autant mieux de
l'éclat des couleurs.
Leur séjour habituel comprend toute la planète, mais plus particulièrement les
2/3 supérieurs de l'atmosphère ; plus, la coque aérienne, dite RÉFLECTEUR. Chaque
planète, aux limites de son atmosphère, est entourée d'une coque aromale aussi
lisse qu'une glace, et comparable à une bulle de savon. Cette coque peut seule
réfléchir la lumière : sans elle, une planète serait terne comme un caillou. La lune
même, quoique astre mort et sans atmosphère, a un réflecteur, mais mat et sans
éclat. Aussi ne donne-t-elle qu'une lumière blafarde et hideuse, qu'il est bien urgent
de remplacer par celle d'un astre vivant.
La coque aérienne est spécialement le champ des relations publiques ;
l'industrie des corps éther-aromaux s'exerce plus activement dans la haute
atmosphère d'environ 10 lieues d'épaisseur placée sous la coque. Ils y planent et
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 184
voguent en tout sens comme des oiseaux et poissons ; ils exercent de même sur la
masse et le centre de la planète qu'ils peuvent parcourir à volonté. Mais ce
parcours est un travail, tandis que le voguement sur la coque et le planement dans
l'atmosphère sont un plaisir.
Ainsi ils ont sur nous l'avantage de goûter, sans fatigue, le charme d'un
mouvement très-rapide. Ils ont aussi celui de l'impassibilité, absence de douleur,
état d'ICHTYO-NÉVRISME, dont on voit le germe chez nos poissons, car ils sont fort
peu sensibles à la douleur.
Quant aux autres plaisirs, ils ont tous les nôtres, et à bien plus haut degré que
nous ; par exemple, en sens de goût : l'élément aromal se prête bien mieux aux
saveurs que les éléments terre-aqueux, dont les produits n'ont de saveur qu'autant
qu'ils en ont reçu de l'arome solaire. Aussi étaient-ils insipides, plats ou aigres en
1816.
Les ultra-mondains tirent une foule de saveurs tant des autres planètes que de
l'intérieur de la terre dont ils exploitent les sucs. Leur industrie étant, avec la nôtre,
en rapport du composé au simple, ils exploitent l'intérieur et l'extérieur, leur
planète et les autres. Sans cet état de choses, il n'y aurait pas de lien entre
l'industrie des mondes et de leurs habitants, et la philosophie ne serait pas fondée à
dire que tout est lié dans le système de l'univers. Cela est vrai à la lettre, mais
seulement des corps en mouvement composé ou corps éther-aromaux. Notre
industrie, nos plaisirs, sont bien miroir des leurs, mais en mode inférieur et très-
borné.
On peut donc rassurer nos Sybarites, Gastronomes et autres, qui dédaignent
l'autre vie dans la crainte de n'y pas trouver la table mise : elle y sera servie avec
une tout autre splendeur qu'en ce monde. Il en sera de même de tous les plaisirs,
amour ou autres. Par exemple, de la vue : les ultra-mondains communiquent très-
bien par télescopes et télégraphes avec les grandes planètes, Jupiter, Saturne et
Soleil, dont ils reçoivent chaque jour les nouvelles, comme on reçoit à Paris celles
de Londres ou de Rome.
C'est donc une charmante perspective que cette vie future : elle n'a de fâcheux
que la transition ascendante, appelée la MORT, qui perdra tout ce qu'elle a
d'odieux, quand la philosophie daignera consentir à étudier les transitions qu'elle
proscrit sous le titre de trivialités. La transition descendante, appelée naissance ou
accouchement, est aussi une trivialité ; cependant elle est inévitable. Des
philosophes ne veulent pas qu'on en parle dans une théorie du mouvement : hé,
maudit philosophe ! comment peux-tu exister et renaître sans les deux transitions
dites NAISSANCE et MORT ? Il faut donc admettre l'étude des transitions, triviales
ou non, dans un calcul régulier et intégral sur le mouvement. Les exclure, c'est
imiter l'homme qui voudrait ne pas admettre le fumier dans l'agriculture, parce
qu'il est trivial, et ne pas admettre les médecins dans le corps social, parce que
leurs fonctions sont triviales. Je reprocherai souvent aux philosophes de Paris cette
grossière bévue.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 185
Or çà, réplique-t-on, si ce bonheur futur est vrai, comment se fait-il que Dieu
nous en ait donné si peu de notions ? Cela était nécessaire. Chacun concevrait du
dégoût pour la vie civilisée, qui n'est agréable qu'aux riches : c'est pourquoi Dieu a
jugé bon de subordonner ces nouvelles lumières à l'invention de la science qui,
nous ouvrant l'issue de la civilisation, nous assurera dès ce monde un sort si
brillant, que les biens garantis dans l'autre n'empêcheront pas l'humanité de se
plaire dans celui-ci.
D'ailleurs, ce bonheur ultra-mondain est considérablement rédimé pour
l'instant, par l'état de subversion aromale où se trouve la planète, subversion qui ne
peut finir qu'avec le chaos civilisé, barbare et sauvage. Il en résulte, pour les ultra-
mondains comme pour nous, une foule de privations et d'entraves.
D'abord le retard des créations qui auront lieu pour l'un et l'autre monde ensuite
l'état vicié des sucs de la planète, puis le désordre de la basse atmosphère, dont le
clavier éolien, les vents, sont transformés de zéphirs en ouragans. Une foule
d'autres dommages naissent du prolongement de l'état civilisé, et frapperont de
confusion nos philosophes quand ils arriveront dans l'autre monde. Là ils se
reprocheront amèrement d'avoir étouffé la découverte dont l'épreuve aurait terminé
à la fois les malheurs des deux mondes. Quant aux partisans de la philosophie, ils
ne seront pas moins confus de reconnaître que leur science, avec ses rabâchages de
liberté, avait fini par asservir l'état civilisé à la plus plate des tyrannies, à celle
d'une secte d'écrivains mercantiles étouffant toutes les découvertes utiles pour
soutenir leur commerce de livres. Au reste, le premier sentiment de chacun, en
arrivant là-haut, sera un profond mépris pour le monde faux et absurde dont il se
verra délivré, et qu'il envisagera comme un mauvais rêve dont on chasse l'idée au
réveil.
Dans cette note sur l'immortalité, je me suis borné à dissiper l'erreur
primordiale ou crainte de manquer dans l'autre vie des plaisirs sensuels. Avant
d'aller plus loin sur les détails de la vie future, il faudra établir les notions par
degrés, selon le tableau, prouver d'abord que les attractions sont proportionnelles
aux destinées. Quand on aura vu cette vérité démontrée dans une grande phalange
à mécanisme complet d'attractions, c'est-à-dire à 8 10 caractères de clavier général,
avec les demi-caractères au nombre de moitié en sus ; lorsqu'on aura reconnu dans
cet étrange mécanisme, que Néron est aussi utile que Socrate, que Dieu a bien fait
tout ce qu'il a fait, et que toutes les attractions sont distribuées avec une suprême
justesse, on sera en état d'étudier la nature, et d'abord les analogies qu'elle fournit
dans les 4 règnes. (Note , et III). On déduira de cette étude nos vœux généraux
sur l'autre vie, et les indices qu'en donne l'analogie. Ensuite on passera à la théorie
transcendante et surtout aux transitions jugées triviales par la philosophie, et aux
autres branches du tableau. Après quoi on pourra se convaincre que les
philosophes de Paris, habitués à ne travailler que d'imagination et ne spéculer que
sur le trafic de bel esprit, avaient grand tort de mesurer tout à leur aune, et traiter
de jeu d'imagination ma théorie de l'immortalité avant de la connaître.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 186
Eux-mêmes, que nous ont-ils appris sur ce point ? Leur philosophie au vol
sublime ne rêve que balance, contre-poids, garantie, équilibre ; comment ne s'est-
elle pas élevée à l'idée d'une balance des deux mondes, par intervention de l'âme
alternant de l'un à l'autre corps, comme on voit le corps alterner de la veille au
sommeil, toute balance étant composée de trois fonctions ? (Voyez ci-dessus les
passions distributives.)
Au lieu de dérouler à nos yeux cette belle carrière des existences futures, cette
munificence de Dieu envers nous (II), quelles lumières nous a données la
philosophie moderne ? Ses doctrines d'athéisme et de matérialisme. L’antique
philosophie était déjà bien mesquine dans ses idées de la vie future ; mais elle était
modeste et ne vantait pas son vol sublime, comme la moderne qui, sur la question
de l'immortalité de l'âme, est vraiment pitoyable. Faut-il s'étonner que, ne sachant
rien expliquer sur nos destinées en ce monde et en l'autre, elle se montre si jalouse
des inventions, si active à en dérober la connaissance au public ? Elle verra
(note ) combien elle s'abuse sur ses vrais intérêts à cet égard.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 187
ARTICLE ONZIÈME.
Leçon classique.
Telles sont les règles vraiment classiques sur lesquelles s'appuie ma théorie. Si
on la dit obscure avec de telles méthodes, ce sera donc la philosophie qui sera
obscure, et non pas moi.
Partons du principe d'acheminement ; ... Reprenons, dit Bacon, les idées à leur
origine. L'état social dépouille l'homme de ses sept droits naturels (II) : chasse,
pêche, cueillette, pâture, ligue intérieure, insouciance, vol extérieur et – LIBERTÉ.
Quels biens lui donne-t-on en échange ? Le droit de travailler 15 heures accroupi
dans un atelier malsain comme ceux d'Angleterre, ou bien d'aller crocheter les
ordures et y chercher sa vie, selon l'usage du peuple régénéré de Paris.
Voilà donc ce que la philosophie, avec ses verbiages sur les droits de l'homme,
a su inventer pour compenser la perte des sept droits naturels et de la liberté. Si
elle pense que le paysan soit plus heureux que le citadin, qu'elle aille voir les
ordures dont se nourrit le villageois des Alpes, d'Auvergne, du Jura et autres lieux.
J.-J. Rousseau n'a-t-il pas raison de dire qu'il eût mieux valu laisser l'homme dans
l'état sauvage, que de le réduire à cet excès de dégradation et le détourner de
chercher un meilleur ordre ?
1er et 2e. Pourquoi, en 3,000 ans d'études sociales, n'a-t-on trouvé aucune issue
de ce labyrinthe ? C'est que la science ne veut pas faire usage de ses principes,
notamment du premier : elle veut croire la nature bornée aux moyens connus,
bornée aux quatre mécanismes civilisé, barbare, patriarcal et sauvage (13). Tant
qu'on se laisse persuader par les philosophes qu'il n'y a pas d'autre société à
découvrir, comment songerait-on à leur enjoindre l'observance du 2e principe,
explorer en entier le domaine de la nature ; voir si, dans les sciences négligées,
comme l'Attraction passionnée et l'Association, il ne se trouve pas quelque voie
d'issue des misères actuelles ! Pourquoi la philosophie, dans ses études sociales,
n'a-t-elle pas la dose de prudence qu'on trouve chez tous les enfants,
L’EXPLORATION INTÉGRALE ? En cherchant la fève du gâteau des Rois, ils
visiteront toutes les portions, et tant qu'il en restera une à fouiller, ils se garderont
bien de croire que la fève soit introuvable, et de chanter comme nos sages
l'impénétrabilité des voiles d'airain. Les enfants chercheront et trouveront : quœrite
et invenietis.
3e et 4e. Mais, réplique la science, où trouver mieux que la civilisation, mieux
que ses fourbes et ses mendiants ? Ce n'est pas une question à faire : il est clair que
les recherches doivent porter sur le point négligé depuis 3,000 ans. On s'est
appliqué à organiser partout l'industrie morcelée ; il faut tenter la sociétaire,
d'après le 3e principe des philosophes, simplifier les ressorts en toute mécanique.
Or, ils sont si compliqués en civilisation, qu'on y trouve au moins les deux tiers
d'improductifs, selon la table (III). Elle ne peut donc donner que le tiers du produit
à obtenir de l'état sociétaire (III). Dès lors les recherches doivent porter sur
l'Association.
En quel sens les diriger ? Il faut suivre le 4e précepte, observer les choses qu'on
veut connaître, et non pas les imaginer. Il faut discuter d'abord lequel est vœu et
nature de l'homme, ou de l'Association, ou du morcellement industriel. Sur cette
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 189
l'homme, créature moyenne entre les astres et les insectes. Or, pour découvrir ce
code social divin en allant du connu à l'inconnu, par analogie, il faut passer de
l'Attraction matérielle déjà connue, à l'étude de l'Attraction passionnée encore
inconnue, et qui, selon l'analogie, doit être interprète en harmonie sociale pour les
hommes, ainsi qu'elle l'est pour les animaux industrieux. » C'est un principe qu'on
ne saurait assez répéter.
7e. Enfin, dans cette étude de l'Attraction passionnée, quelle méthode adopter ?
Le 7e précepte des philosophes, opérer par analyse et synthèse ; analyser les 12
passions en tous degrés (Pause, III), au lieu de perdre le temps à les décrier avant
d'en connaître ni les ressorts, ni le but. De l'analyse on aurait passé à la synthèse,
qui enseigne le mécanisme des séries contrastées, but commun de toutes les
passions, régime hors duquel les 7/8es des passions sont entravés, et le 8e, qui se
développe chez le riche seul, n'opère qu'en essor subversif, sacrifiant constamment
l'intérêt collectif à l'intérêt individuel.
– Si l'on suppose un ordre social où soient accomplies les 7 conditions que je
viens d'exposer, l'homme se trouvera en accord, en unité avec le système de
l'univers qui est organisé en séries diverses, en simples, en mixtes, en composées,
en puissancielles, en infinitésimales, toutes mues par pure attraction, sans
contrainte philosophique ou législative.
Il est notoire, d'après l'application de ces 7 règles à ma théorie, qu'elle observe
à la rigueur les préceptes des plus célèbres philosophes. Prétendre qu'elle est
obscure, c'est prétendre que les sept principes cités sont obscurs.
– Telle est l'inconséquence de la Revue encyclopédique (mai 1823), disant que
ma doctrine est obscure, et n'en donnant pas d'autres indices que des fariboles sur
Caton et le mont Hœmus.
Continuons la leçon : je viens de la donner en sens tout philosophique, c'est la
philosophie qui a parlé, et non pas moi ; c'est elle qui a conclu pour les séries mues
par attraction.
Comme la nature mène au bien par une foule de voies, je dois donner la leçon
classique au moins en triple sens. Le 1er a reposé sur une gamme entière de
préceptes philosophiques ; le deuxième s'établira sur un seul de ces préceptes,
justifiant tous mes dogmes réduits à trois conditions, trois bases de bonheur
social ; ce sont :
1. Abondance de richesses.
2. Minimum proportionnel. – UNITÉ D'ACTION.
3. Tendance composée d'intérêts.
rédimer et calculer leur chétive nourriture ; voyez de quel pain noir, de quelles
pauvretés vit le soldat qui est l'appui de la civilisation, car notre politique ne
consiste qu'à armer une petite masse d'esclaves pauvres, nommés soldats, les
terrifier à force de rigueurs, en former des sicaires aveugles, employés à contenir la
masse des pauvres désarmés. Voilà ce qu'on appelle civilisation perfectibilisée.
Il faudrait donc s'élever d'abord à la richesse collective graduée. Mais tout
accroissement de richesse qui aurait lieu en civilisation, n'aboutirait qu'à doubler et
tripler le faste et la profusion des riches, sans rien faire pour le pauvre : cette
société étant organisée de manière à réduire toujours le pauvre à l'extrême misère,
par le régime de fausse concurrence ou salaire mis au rabais.
D'ailleurs, quelle que puisse être en civilisation la dose de richesse générale,
fût-elle décuple, tout le système social serait renversé si l'on assurait au peuple un
petit bien-être ou minimum qui lui est dû en compensation des sept droits naturels.
Il refuserait d'exercer l'industrie : dès lors la condition de minimum est inséparable
de celle d'Attraction industrielle. Il faut donc, en spéculant sur l'abondance, tendre
aussi à l'Attraction industrielle.
En supposant ces deux problèmes résolus, la richesse triplée, quadruplée, et
l'Attraction industrielle bien établie, on n'arriverait point au but, au bonheur social,
sans un système d'intérêt composé, alliant les voies de bénéfice collectif aux voies
de bénéfice individuel. Sans cette convergence des deux intérêts, les hommes en
viendraient toujours à se déchirer entre eux ; car la cupidité individuelle pousserait
chacun à des démarches contraires au bien collectif, comme en civilisation, où
chaque paysan trouve son intérêt particulier à ravager la forêt aux dépens du
canton entier ; chaque marchand, à vendre du mauvais drap aux dépens de tous les
consommateurs ; chaque soldat, à faire des révolutions d'une saison à l'autre,
moyennant salaire, comme on vient de le voir en Espagne et en Portugal.
Sur ce 3e problème, comme sur les deux précédents, la voie de solution est la
même ; la philosophie à chaque page nous indique le moyen, qui est l'unité avec
l'univers, éternel refrain des sophistes. Or, l'univers étant distribué par SÉRIES
simples, mixtes, composées, puissancielles, infinitésimales, il faut que l'humanité,
dans ses relations industrielles et domestiques, se distribue de même ; qu'elle se
mette en unité avec l'univers, au moyen d'une disposition par séries. À l'instant les
trois problèmes sont résolus, on passe à l'Association, qui donne, 1° abondance,
produit triple en effectif et décuple en relatif (III) ; 2° Attraction industrielle,
comportant la concession de minimum ; 3° tendance composée d'intérêts, alliage
du bénéfice collectif avec la cupidité individuelle.
Leçon en 3e sens. Je choisis un seul précepte philosophique à double emploi,
déterminant toutes les conditions de bonheur social, et fournissant à lui seul les
moyens d'exécution. Ce précepte est celui d'explorer en entier le domaine de la
science. Or de quelles branches se compose EN SON ENTIER la science dite
sociale ? Elle comprend toutes les sortes d'accords sociaux, au nombre de neuf
ordres, savoir :
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 192
... L'ambigu. La philosophie nous enseigne que l'accord ambigu (III) est trivial,
inadmissible. Ce n'est pas moins un accord infiniment précieux en mécanique
générale ; rien ne serait lié sans l'ambigu (note 8e).
1. 2. Le simple et le composé. Nos sciences n'envisagent que l'accord simple et
ignorent qu'il ne peut pas s'établir avant et sans le composé. Les moralistes veulent
une vertu simple, méprisant les richesses, au lieu d'une vertu composée qui
deviendrait voie de fortune. Les économistes avouent que la vertu serait assez
louable, mais qu'il faut avant tout aimer le trafic, l'agiotage et l'astuce ; ils ne
connaissent donc que l'accord simple ou ligue ambitieuse : or, tout accord simple
entre individus ne produit chez la masse que duplicité d'action.
3. 4. Le direct et l'inverse. Distinction bien observée par les géomètres et
physiciens qui emploient la preuve et la contre-preuve. Les philosophes n'ont
aucune notion de ces doubles accords, que j'ai établis scrupuleusement, surtout
dans le grand problème de la répartition (IV).
5. 6. Le majeur et le mineur : autre distinction également inconnue des
philosophes. Ils ne sauront pas ménager en système social des accords entre les
femmes comme entre les hommes, des libertés et droits de tous genres pour les
femmes comme pour les hommes. Leur thème est que les femmes doivent être
esclaves et se trouver heureuses d'être subordonnées aux caprices du sexe
masculin. On a vu que, dans les séries, la femme jouit toujours, en industrie, de sa
pleine liberté et de ses droits en bénéfice individuel. J'aurais pu démontrer pareille
balance en droits d'exercice amoureux, si cette question eût été traitable ; j'en ai
exposé seulement la 1re période (tome IV, section 4e, notice IV), articles Vestalat et
Damoiselle.
7. Accords neutres, 7e section ; ce sont les plus sublimes, les plus
transcendants. Ils font, en emploi de chaque passion affective, l'effet de la CHAUX
qui établit ralliement et affinité entre les deux antipathiques eau et feu. La
civilisation, loin de s'élever à aucun des seize accords neutres exposés en 7e
section, n'a pas même su les imaginer, encore moins les créer.
– Accords pivotaux : on n'en a aucune connaissance, on en proscrit jusqu'à
l'idée. La philosophie, qui ne veut admettre ni pivots ni ambigu en mouvement,
devrait donc faire supprimer le Soleil qui est un grand pivot planétaire, et les
étoiles Mars et Vénus qui sont deux ambiguës. Avec des vues aussi fausses,
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 193
1
Paris, 1821, 2 vol. in-8°, chez Méquignon aîné, père ; Gabon ; Béchet, rue et place de l'École de
Médecine.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 194
Amard. La médecine débutera par former 600,000 cliniques locales dans les
600,000 phalanges du globe ; résumer et classer leurs observations par degrés dans
les écoles de district, de province, de région, de royaume, d'empire, de césarat, etc.,
jusqu'à l'école pivotale et unitaire de Constantinople où tout le travail sera ramené
à un seul tableau, un seul arbre généalogique, présentant les lumières acquises, en
un faisceau de rayons convergents. Ainsi l'exige l'unité, qui est l'essence des séries
et du régime sociétaire. Ajoutons que l'ordre invoqué par le docteur Amard est
celui d'une série infinitésimale (IV).
Il est à remarquer que les journaux ont beaucoup applaudi à ses vues :
Quotidienne, Constitutionnel, Miroir et autres, notamment la Revue
encyclopédique, aujourd'hui insurgée contre l'idée d'Association. Elle a, dans deux
grands articles signés BORY DE ST-VINCENT, décembre 1821, applaudi à l'idée
d'Association intellectuelle ou essor de la passion dite collectisme, qu'elle assimile
au Novum Organum de Bacon, et qui amènerait les êtres pensants de tous les
siècles à opérer comme un seul homme, fortifierait la faiblesse individuelle de
toute la puissance collective de l'espèce.
Voilà donc les savants favorables à cette Association, qu'ils repoussent quand
c'est moi qui la présente sous des couleurs anti-philosophiques. Il est bien force
que je m'isole de leur science, puisqu'elle envisage toute la nature à contre-sens, et
qu'ici même où elle est dans la bonne voie, opinant pour l'Association, elle
commet encore le contre-sens de vouloir construire le faîte de l'édifice avant les
fondements, ignorant qu'une loi générale de la nature est d'organiser le matériel
avant le passionnel, et ne rien tenter en Association intellectuelle, scientifique, etc.,
avant d'avoir posé les bases de l'édifice par l'Association du matériel, du régime
domestique et agricole, qui doit être la souche de toutes les autres Associations,
celle qui, par un petit germe, les produira toutes à la fois.
Sans doute on aurait pu en introduire partiellement quelques branches, si
chacun eût fait dans sa partie ce qu'a fait le docteur Amard dans la sienne. On
aurait découvert les portions de régime sociétaire faciles à organiser, et ouvrant
quelque issue de civilisation, comme le monopole composé que devaient inventer
les politiques anglais, et dont l'exécution est aussi facile que celle du simple est
violentée et difficile. Sous le régime de Bonaparte, les savants de Paris, qui ne
cherchaient qu'à le courtiser, auraient dû inventer par circonstance la conquête
composée, très-belle issue de civilisation ; c'eût été le prendre par son faible, que
de lui ouvrir une voie de prompt avènement à l'empire universel.
L’inadvertance à déplorer dans ce genre d'inventions, est celle des architectes
et des économistes, qui avaient dans leur ressort les 2 issues les plus naturelles,
concurrence réductive ou véridique, et architecture unitaire ou propriété
composée. Ce sont les 2 voies que j'ai découvertes avant d'arriver au calcul de
l'Association générale. Il y a 33 ans que, parcourant pour la 1re fois les boulevards
de Paris, leur aspect me suggéra l'idée de l'architecture unitaire dont j'eus bientôt
déterminé les règles. Je dus principalement cette invention au boulevard des
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 195
Invalides, et surtout aux deux petits hôtels placés entre les rues Acacias et N.
Plumet.
Peu de temps après je découvris le calcul de la concurrence réductive. Les
voies d'Association tiennent et acheminent l'une à l'autre : je m'étonne que Bacon,
esprit éminemment fait pour ce genre de découverte, ne m'ait pas devancé : il avait
bien quelque idée de la concurrence réductive, lui qui voulait qu'on fît dans chaque
profession des livres de garantie ou tableaux des fourberies usitées. Ce serait un
vaste ouvrage, d'après le vol sublime qu'a pris chaque branche de fraude
commerciale, souliers collés, vin de bois d'Inde, sucre de lait, etc.
BACON en sens classique ou méthodique, et J.-J. ROUSSEAU en sens
romantique, étaient les deux modernes les plus aptes à la découverte des lois du
mouvement sociétaire. On peut leur adjoindre, dans l'antiquité, PYTHAGORE, l'un
de ces génies pénétrants et faits pour « dérober au destin ses augustes secrets. » Il
avait tout entrevu, même le calcul newtonien sur l'Attraction ; mais il fut, comme
la plupart des civilisés transcendants, détourné des bonnes voies par l'esprit de
controverse qui a perdu LEIBNITZ et tant d'autres beaux génies.
Toutefois, il en est beaucoup, et parmi les plus vantés, comme le divin Platon,
qui ne sont que des phrasiers, des égoïstes, gens tout à fait dépourvus d'esprit
unitaire et d'aptitude à pénétrer les mystères de la nature. Au reste il est désolant de
voir qu'un globe à qui Dieu avait ménagé tant de voies d'avènement au bonheur,
les ait toutes manquées par un stupide respect pour les impulsions de ses
philosophes, qui, ayant un trafic de livres et de systèmes à soutenir, ne veulent pas
permettre l'étude de la nature et de l'Attraction, et exigeraient encore qu'on les
félicitât d'avoir prolongé 25 siècles de trop les malheurs de l'humanité.
Preuves les plus fortes et les plus régulières qu'on puisse donner (IIe. tome, 3e
notice) : mais elles sortiraient du classique admis, et j'ai dû me renfermer ici dans
les principes reconnus.
J'invite, sur ce sujet, à lire la 3e notice (IIe. tome). On en conclura qu'il existe
nécessairement un calcul sur l'Attraction passionnée, et que lors même que je ne
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 196
l'aurais pas découvert, les philosophes n'en seraient que mieux tenus à s'occuper
enfin de cette importante étude. Ils peuvent, Dieu merci, s'en dispenser : jamais
invention ne fut plus certaine ; c'est là le véritable sujet de leur haine contre moi.
Ils sont en secret désolés de voir cette palme enlevée par un intrus. Mais pourquoi,
en 3,000 ans de tâtonnements, leur science est-elle restée novice au point de ne
savoir pas faire le 1er pas en travail classique, négliger de classer avant tout, LE
MOUVEMENT, ses 5 divisions primordiales en EFFETS et en CAUSES.
Aussi, que de stérilité, de nullité dans leurs études de la nature ! ils nous
vantent ses beautés, sa voix éloquente, les leçons sublimes, qu'on puise dans le
grand livre de la nature, et ils ne savent pas nous expliquer une ligne de ce grand
livre. Je vais signaler cette ignorance, dans une petite note d'analogie ( , ci-
dessous) ou théorie des causes en mouvement. Je n'y prendrai pas, comme eux, le
vol sublime de l'aigle ; mon vol ne s'élèvera qu'à la hauteur des poules et canards ;
je mettrai en scène des sujets modestes, les choux et les raves, qui nous fourniront
encore matière à expliquer ce mystère de l'analogie, dont les philosophes nous
rebattent les oreilles, sans en aborder le calcul ni en expliquer un seul hiéroglyphe.
J'avais préparé de jolis détails sur les choux et les raves. Le chou en pommé est
hiéroglyphe de l'amour mystérieux qui s'enveloppe de centuple voile. En chou-
fleur il représente l'amour libre qui, dans la jeunesse, est un océan de fleurs. Les
amours étant une source intarissable de caquets, il faut par analogie que le chou
soit une source de bruyants zéphirs, échos des vilains caquets d'amour.
Les raves, légume chéri des vrais philosophes, représentent la grande famille
agricole, depuis le paysan jusqu'au sybarite. La petite rave ronde peint l'homme
opulent qui, à la campagne, effleure l'agriculture ; la petite rave pivotante peint ce
même homme légèrement agronome. Toutes deux, par analogie, figurent dans leur
état naturel aux tables des gens riches dont elles sont l'image.
Le navet représente le cultivateur exercé, le fermier instruit, et la grosse rave
épatée peint le lourd paysan : aussi n'est-elle faite que pour lui, et nullement
admissible aux bonnes tables où figure encore le navet, plus délicat, plus
susceptible de préparations culinaires.
Cette allégorie s'étend aux autres légumes de même genre. La carotte
représente l'agronome raffiné, très-instruit ; aussi est-elle un produit précieux,
employé dans la confiserie et la médecine, légume utile à tout, et fournissant même
par sa feuille un précieux fourrage. Il faudrait y ajouter le céleri, emblème des
amants champêtres ; les salsifis, panais, etc. ; mais l'espace manque. J'ai voulu
seulement signaler l'ignorance générale sur la charmante science de l'analogie, et
les gasconnades scientifiques de gens qui, s'extasiant sur le grand livre de la
nature, la voix éloquente, etc., ne savent pas expliquer une ligne de ce grand livre.
Ce ne serait pas un tort, s'ils ne se liguaient pour étouffer la science de l'analogie,
qui est un rameau de celle de l'attraction. Tant qu'elle n'est pas connue, la nature
n'est pour nous qu'un corps sans âme. Promenez-vous entre les orangers, les
marronniers et les tilleuls, vous ne savez pas même quelles passions, quels
caractères dépeignent ces arbres. D'où vient donc cette manie des philosophes, de
nous vanter l'analogie universelle, dont ils ne veulent pas que le public prenne
connaissance dans ma théorie ; gens pétris de petitesse, qui, n'ayant rien su
découvrir du vaste système de la nature, veulent en étouffer le traité à son
apparition ?
L’homme est, disent-ils, miroir de l'univers ; et cependant ils blâment à chaque
instant dans l'homme les tableaux de l'univers, notamment les maladies. Vous
entendrez tous les pères et mères, quand leur enfant souffre de la dentition, dire
que le bon Dieu aurait bien dû épargner cette souffrance à ces pauvres enfants.
On n'entendra pas une mère harmonienne dire pareille absurdité. Elle saura « que
l'espèce humaine, pour s'élever de l'industrie simple à la composée, devant tomber
de l'état libre ou sauvage dans l'état barbare et l'esclavage, ce qui est pour la
multitude une extrême calamité, il a fallu que Dieu la représentât dans l'enfant qui
passe de la nourriture simple ou liquide à la composée ou solide, par acquisition
des dents ». La transition doit être douloureuse, par analogie à la chute en
esclavage.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 199
FINAL.
ARTICLE DOUZIÈME.
Aux Partis, surtout aux Libéraux. 1
1
Les Éditeurs rappellent encore que ce chapitre a été écrit en 1823.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 201
Ils doivent aussi solliciter le duc d'Orléans : son patrimoine a été si fortement
réduit par la révolution, qu'il est intéressé à le tripler : d'ailleurs, à titre de prince, il
devra être ému de la perspective d'un césarat pour lui et d'empires pour ses fils. À
cela on répond : ce sont des rêves, des sornettes. Le véritable rêve, c'est la
civilisation. Dès qu'elle sera finie, il faudra bien procéder à la division régulière du
globe en 200 empires environ, et leur donner des chefs titulaires, puisqu'il en existe
à peine une vingtaine (II).
Dans les recommandations individuelles à l'Angleterre, on ne doit pas oublier
la duperie des brigues électorales. J'ai lu que lord Castlereagh dépensa pour sa
première élection 750,000 fr. Pareille somme avancée à gros intérêts et non pas
dépensée, assurera à tout candidat le titre de fondateur de l'unité universelle, et
pour prix un césarat, sceptre de 4 ou 5 empires (II).
En tous pays, la Ire règle à suivre dans la recherche des candidats, est de
s'attacher au caractère philanthropique. Il n'est pas si rare qu'on le pense : mais
l'essor en est impossible, d'après l'inutilité des aumônes et secours qui ne font
qu'augmenter la masse des pauvres, et ne tournent guère qu'au profit des intrigants.
Cette conviction oblige tout homme riche à se forger un cœur de fer, s'étourdir, dit
Chamfort, sur les maux de l'humanité. Mais si l'on entrevoyait la possibilité de
secourir efficacement la misère, d'y mettre subitement un terme, d'en prévenir à
jamais le retour, on verrait beaucoup de gens se livrer à l'esprit philanthropique,
dont la nature les a doués. Observons-en les signes.
Le philanthrope est l'homme qui sait reconnaître les souffrances du peuple, qui
ne se fait pas illusion sur les privations de la multitude, et ne croit pas aux
perfectibilités perfectibles de la civilisation. L’on trouve un bel indice de
philanthropie dans le vœu de la poule au pot que HENRY IV souhaitait à tous ses
laboureurs. Il pensait donc que le laboureur est trop pauvre ; en ce cas, que sont les
salariés ?
À l'idée de voir cesser subitement les privations du peuple et les misères
humaines de toute espèce, par le facile essai de l'Association, Henri IV n'aurait pas
manqué de s'écrier : « Ventre-saint-gris, si cela pouvait réussir ! il faut essayer
bien vite : je prête un de mes domaines, Meudon ou Choisy. »
Sur la ligne du héros on peut ranger le chantre, et donner à Voltaire le titre de
philanthrope, s'il est vrai qu'on l'ait surpris versant des larmes en secret sur les
malheurs de l'humanité. Que ne travaillait-il à la sortir du bourbier civilisé ! Il avait
bien assez de génie pour découvrir une des seize issues de civilisation.
Voltaire a peu laissé d'héritiers parmi les philosophes, ses disciples, qui
aujourd'hui sont tous OBSCURANTS et non pas EXPECTANTS (II) comme lui.
Je serais embarrassé de citer, parmi les écrivains français, un philanthrope réel :
cependant on trouve des indices de ce caractère dans les principes du comte de
Tracy. Il confesse la réalité des misères du peuple ; bien différent de nos charlatans
au vol sublime, qui ne voient partout que des perfectibilités perfectibles.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 202
Je ne connais pas les écrits des auteurs actuels d'Angleterre, et j'ignore quel est
leur caractère. Mais l'Angleterre a beaucoup de propriétaires philanthropes sur qui
on peut jeter les yeux. Le feu duc de Bedford aurait d'emblée pris le rôle de
fondateur de l'Association. À sa mort, je me suis dit : je perds mon second. Peut-
être l'héritier aura-t-il recueilli les nobles qualités et l'esprit philanthropique du
défunt.
On trouve aussi le germe de ce caractère chez le duc de Devonshire. Dans son
discours du 19 juin, il dit : Si le peuple goûtait quelques jouissances de la vie, on
ne verrait ni insubordination, ni actes de violence. Le duc, dans ces expressions, se
montre convaincu des privations énormes du peuple ; c'est là le cachet de
philanthropie : on peut donc jeter les yeux sur ce seigneur pour le rôle de
fondateur, chef de la compagnie d'actionnaires. Il y est d'ailleurs vivement
intéressé par le besoin de rétablir l'ordre en Irlande, où il a d'immenses propriétés.
(Voyez aussi les candidats de caractère, cités IV, dont plusieurs Anglais.)
Toute philanthropie à part, il ne faudra que de la prudence, un peu de sagesse,
pour déterminer un pair ou député à faire la motion de retenue d'un 20e sur les 156
millions de secours annuels aux indigents, et affectation de ce 20e à la fondation
sociétaire, qui doit extirper à jamais l'indigence : mais nous spéculons ici sur les
caractères convenables pour cette proposition, ou pour le rôle de fondateurs et
instigateurs.
Les banquiers sont également intéressés à la prompte fondation, sous le rapport
du triplement de revenu et des 500 p. 100 de bénéfice (III), et bien plus encore
sous celui de la récompense, qui ne peut être moindre d'un césarat pour le
fondateur en titre.
C'est surtout aux libéraux que s'adresse l'avis. Les bons simples se sont mis en
si fausse position, qu'il leur serait impossible, sans l'Association, de sortir du
trébuchet où ils sont engagés. Je vais leur dépeindre leur situation critique, le
dénouement qui s'approche et que leurs journaux ont intérêt à cacher : c'est la
contre-révolution.
Elle est faite, disent-ils. Non, vraiment ; elle est encore à faire tant que les
émigrés ne sont pas indemnisés. Et d'où vient le retard ? C'est qu'il manquait à la
France une armée royaliste. On aurait pu craindre de nouveaux troubles et une 3e
intervention des étrangers : il a fallu laisser EN SUSPENS la contre-révolution.
Aujourd'hui, voilà une armée royalisée, habituée à combattre au cri de vive le
Roi, et à traquer les libéraux contre qui elle fait la guerre. Le moment de sa rentrée
triomphante sera vraiment l'instant propice pour consommer l'œuvre. La Sainte-
Alliance prendra l'initiative ; elle demandera qu'on fasse fin une bonne fois des
intrigues démagogiques et qu'on extirpe radicalement le mal.
On procédera d'abord à l'épuration générale. Un journal a dit que les libéraux
avaient les 7/8 des places autres que mairies : cela est exagéré ; mais leur parti en
conserve la franche moitié. On l'éliminera en plein et l'on exilera les chefs en
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 203
indiquer aucune mesure judicieuse. On peut en juger par la note Z, sur l'opposition
composée. Il est d'ailleurs perdu par le fait, car le plus notable de ses députés n'a eu
dernièrement que 7 voix dans le collège du Calvados. Les libéraux sont morts et
enterrés ; il est forcé à eux de changer de bannière ; bien heureux sont-ils qu'il se
présente une voie de fortune pour eux.
Ils doivent se défier des philosophes, vrais l'Abisbals du monde savant, qui
trahissent le parti libéral, et par suite tous les autres. Ils cachent aux libéraux
l'imminence de contre-révolution ; ils leur inspirent une sécurité trompeuse dont ils
seront bientôt dupes : ils abusent les autres partis en leur cachant la découverte qui
serait voie de salut pour tous. Quant au peuple, ils l'ont trahi de tout temps, en lui
concédant des droits dérisoires de souveraineté, et lui déniant son droit réel, celui
du minimum, qu'ils n'ont pas voulu reconnaître, de peur qu'on ne les astreignît à
l'invention de la théorie d'Attraction industrielle, sans laquelle il ne peut exister de
minimum.
Ils ne repaissent les peuples que d'illusions mercantiles, propres à favoriser le
trafic de livres : telle est la prétention d'instruire le bas peuple, en former une
populace d'ergoteurs politiques. Voyez le peuple suisse, qui est le plus instruit du
continent : il n'est pas moins réduit, par sa pauvreté, à se vendre à toutes les
nations. Il n'y a donc de bonheur pour le peuple que dans la richesse et le
minimum, c'est-à-dire dans l'état sociétaire dont un comité s'efforce de cacher la
découverte.
Mais le parti libéral, placé dans une situation très-critique, doit reconnaître qu'il
est trahi par ces sophistes, sacrifiant tout à la vente de leurs livres. Les libéraux
doivent donc quitter une position qui n'est plus tenable, imiter le prudent saint
Augustin qui, voyant le paganisme chanceler, sut à temps choisir une meilleure
bannière.
Il faut que les libéraux prennent sans délai l'initiative de fondation sociétaire :
qu'ils forment la compagnie ; qu'ils y entremettent quelques banquiers de Paris. La
seule chance d'un bénéfice de 300 pour 100 serait déjà suffisamment digne de
l'attention des banquiers : voici, au surplus, les mesures à prendre :
Nommer trois examinateurs n'ayant pas d'ouvrages sophistiques à soutenir,
choisir des hommes modestes, point ergoteurs, qui consentent à étudier la nouvelle
science, au lieu de vouloir m'enseigner leur civilisation perfectibilisée. Je sais par
gens qui ont très-bien compris ma théorie, que le seul obstacle est celui des
préjugés philosophiques dont chacun est imbu, préjuges que je dissipe dès la
première leçon.
Ces trois commissaires, après avoir fait une lecture du Traité, devront prendre
un demi-mois, dix leçons de l'auteur, afin de s'initier à une foule de détails qui,
tenant aux tomes 5 à 9, n'ont pas pu trouver place dans les quatre premiers. Au
bout de quelques leçons ils seront tout à fait dégagés de préventions
philosophiques, et raisonneront sur le mécanisme des passions aussi exactement
que l'inventeur C'est une science dont l'étude est aussi courte que celle des autres
sciences est longue et pénible.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 206
Alors ils feront leur rapport aux collègues, et ce rapport sera nécessairement
conforme au considérant du jury, et notamment au dernier article sur le pis-aller
et le bénéfice double, en cas de faible attraction, et recours à la voie de sujétion.
Dès ce moment ils devront se munir d'un journal qui ajoutera à son titre celui
de l’Association, et y consacrera une partie de ses colonnes, comme fait le Journal
du commerce. Celui qui traitera de l’Association sera bientôt le mieux pourvu
d'abonnés.
Ensuite, former une société spéciale ; publier sur ma Théorie un abrégé adapté
au goût parisien ; mettre au concours l'invention d'un meilleur procédé sociétaire,
ou la correction du mien en son mode simple (IV), et en son mode mixte ou
engagiste.
Immédiatement après, on ouvrira la souscription, à laquelle on tâchera
d'intéresser le Roi, ce que j'estime très-facile. Ensuite on fera choix d'un local
autour de Paris, lieu éminemment convenable pour l'épreuve sociétaire (IV),
notamment sous le rapport de l'énorme bénéfice à percevoir sur les curieux (III).
On se mettra en mesure d'opérer en plein dès le 15 avril, et pouvoir porter les
séries au moins à 60. Il sera bien de faire entrer en exercice dès le mois de mars
une portion de la classe inférieure, qu'on organisera en régime demi-civilisé.
(Voyez IV.)
Si la découverte du calcul sociétaire eût été connue par voie de journaux et fût
parvenue aux Grecs, ils n'auraient pas manqué de la mettre à exécution dès cet été
1823. Ladite épreuve aurait en Grèce le même résultat que partout, envahir
subitement le globe entier. Les Grecs ne négligeraient pas un instant un moyen si
assuré d'échapper à leurs bourreaux, en changeant l'état du monde social. Quelle
calamité qu'il faille prolonger les malheurs du genre humain, pour complaire au
comité philosophique, ennemi de toute invention utile !
Russie 1/5, Autriche 1/5, Prusse et corps germanique 1/5, Pays-Bas et Italie
1/5.
J'excepte l'Angleterre, puisqu'elle s'est isolée formellement de cette entreprise
que les autres alliés ont vivement stimulée. Il fallait manœuvrer de manière à ce
que la Sainte-Alliance se constituât demanderesse, et par conséquent débitrice des
4/5 des frais et des autres indemnités. À ne compter que les frais éventuels pour
deux ans, 400 millions, il fallait qu'on versât 320 millions à la France, et qu'on lui
donnât de plus une indemnité en territoire, selon l'usage établi par la Sainte-
Alliance qui s'est payée en argent et territoire dans les deux restaurations. Faire la
guerre à ses dépens, c'est déjà un métier de dupe : la sottise est bien pire quand on
fait la guerre à ses dépens pour compte d'autrui.
La France a été plus heureuse que sage. Personne n'aurait pu prévoir l'extrême
imbécillité des Cortès qui n'ont pas su lever une armée, et n'ont mis en ligne de
bataille que les discours d'Arguellès et Galiano. Le général Mina, qu'on essaie de
railler, a fait voir, avec une poignée de miquelets, ce qu'aurait pu l'Espagne si elle
eût été gouvernée par des hommes et non par des aboyeurs.
En tablant sur ces dangers, la France devait faire stipuler à Vérone, outre le
remboursement des 4/5 de frais, une indemnité en territoire ; la restitution des cinq
places du nord, enlevées en 1815 ; plus, la cession de la Savoie et Nice, en échange
de Corse, Lucques, etc. Le roi de Sardaigne est de plus indemnisé par la possession
de l'état de Gênes : l'opulente ville de Gênes lui rend plus de contributions, à elle
seule, que la Savoie entière.
Voilà ce qu'aurait dû représenter une opposition judicieuse : mais la nôtre n'est
qu'un système de contrariété simple, s'attachant à contrecarrer chaque opération du
cabinet, sans indiquer de modifications éventuelles pour les divers cas. Elle est
tout en négatif, rien en positif.
2°. MOYENNES CHOSES. Une affaire récente, sur laquelle on a pu voir le vice
de l'opposition simple, c'est la démolition de l'opéra de Paris. Les opposants n'ont
su indiquer aucune mesure composée. Sans doute il fallait, pour la vindicte
publique, changer l'emploi de l'édifice, mais non pas s'en prendre aux pierres.
Selon ce principe, il faudrait donc démolir les Tuileries, en expiation du crime du
10 août qui en arracha Louis XVI, Marie-Antoinette et Élisabeth, pour les conduire
à l'échafaud. Il faudrait aussi murer la place Louis XV où s'est consommé le crime.
Telle serait la conséquence du principe jacobite, se venger sur les pierres.
On eût dû démolir seulement l'intérieur de l'opéra, la cage de théâtre, mais non
pas la cage d'édifice, qu'on pouvait vendre au moins un million, dont on eût affecté
le montant à un monument au prince, un BOULEVARD DE BERRI, à former en
continuation de celui du Mont-Parnasse, par la rue de la Bourbe, jusqu'à la
nouvelle plantation des Capucins ; de là on aurait joint par un cours de 12 toises
les deux dômes de Ste-Geneviève et du Val-de-Grâce. Ensuite on aurait, avec le
temps, prolongé le boulevard par la rue des Bourguignons, pour gagner le marché
aux chevaux. C'eût été un ornement très-utile pour le quartier pauvre de Paris.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 208
principe qu'elle a deux fois pratiqué à nos dépens, l'indemnité composée, perçue en
argent et territoire.
La France devra donc garder en séquestre la limite de l'Èbre, jusqu'à ce qu'on
lui ait livré en indemnité une somme de 300 millions au moins ; plus, la Savoie et
Nice en échange de Corse et Lucques, et les cinq villes de Landau, Saarbruck,
Saarlouis, Philippeville et Marienbourg. Elle devra conserver en outre la limite
naturelle des Pyrénées, c'est-à-dire les vallées de Haute-Garonne Aran, et de
Bidasse Bastan, avec les bourgs de St-Étienne, Irun et Fontarabie ; la limite placée
aux versants, aux crêtes d'Aiguisbel et des Trois-Couronnes qui vont, en arrière de
Goyzneta, rejoindre la grande chaîne. Il n'est dans toutes les Pyrénées qu'un seul
point qui doive rester en indivis ; c'est le bassin des trois sources de l'Irati, jusqu'à
l'issue de la forêt. Partout ailleurs, et de même en Cerdagne, la limite doit être
placée rigoureusement aux versants.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 210
LE DESSOUS DE CARTES
OU
LE COMITÉ DIRECTEUR.
Alpes, les vallées de Lombardie offrent un climat fort différent de celui des vallées
de Suisse : il en est ainsi du mont Hœmus. Mais M. Ferry ne voulait que ravaler
ma théorie des climatures composées (II), la donner pour obscure. Un autre
journaliste, celui du Miroir a trouvé cette théorie fort juste : d'où M. Ferry peut
conclure qu'on n'est pas admissible à décréditer un livre sous prétexte qu'on ne l'a
pas compris : les zoïles auraient trop beau jeu si cette raison était recevable.
Mais à quoi bon ses balivernes sur Caton et le mont Hœmus, dans un article où
il s'agissait de rendre compte du régime sociétaire distribué pas séries
contrastées ? au moins de l'annoncer, s'il ne le comprenait pas ? Quoi ! dans un
moment où les Anglais font des efforts pénibles, affectent des villages entiers à des
recherches sur un procédé sociétaire, la Revue Encyclopédique, au lieu de leur en
faire savoir la découverte, s'entremet pour la leur cacher ! Les Anglais seront bien
servis, s'ils n'ont d'autre voie que la Revue pour être informés des découvertes qui
se font en France, et dont ils sont souvent tiré partie les premiers, comme ils feront
de celle-ci, en dépit de quelques perroquets ∗ scientifiques, âmes damnées du
comité et débitant la leçon qu'il leur a soufflée.
∗
LES PERROQUETS, par addition à la note . J'explique ici l'analogie du perroquet, emblème des
faux savants, des gens habiles à manier la parole, et en abuser en discours et en écrits. Tout est
magnifique dans leur plumage littéraire. On n'y trouve que perfectibilités perfectibles, vertus
civiques, amour du commerce, balance, contre-poids, garantie, équilibre, et bonheur suprême
assuré au peuple si l'on veut mettre les philosophes à la tête du gouvernement. La nature a dû
donner un superbe plumage à l'oiseau emblématique de ces hâbleurs ; il étonne, comme nos
sophistes, par son habileté à manier la parole ; mais c'est l'oiseau le plus perfide par ses
morsures.
Comme il n'y a qu'astuce et pièges dans leurs discours, la nature en dépeint la fausseté dans
certains perroquets, par la double couleur du bec montrant une mandibule blanche, symbole de
la pureté qu'affectent ces beaux parleurs. Le bec présente un énorme crochet, image de la
rapacité de tous ces êtres à parole fleurie, démagogues, gens de loi, sophistes, etc., gens qui par
le verbiage s'accrochent à tout, comme le perroquet par son bec.
Leur éloquence ne tend qu'à la rapine ; elle ne couvre que pièges et noirceurs, figurés par la
langue noire du perroquet. Il est inutile et immangeable, en symbole de l'inutilité de leur bel
esprit. Il est bateleur comme eux, habile à faire cent minauderies et se retourner en tout sens ;
image des caméléons littéraires, il harasse, il étourdit par son cri aigre et perçant, son bavardage
perpétuel ; comme ces sophistes qui étourdissent le siècle de leurs phébus de perfectibilité, et
harassent l'administration sur ce qu'elle ne veut pas élever le peuple au vrai bonheur, en donnant
les bonnes places aux philosophes.
Voilà le portrait de ces hommes qui étouffent la découverte de l'Association, pour maintenir
leurs charlataneries. Si l'on veut se rallier à la nature, il faut enfin les juger comme les juge la
nature, dans ces tableaux parlants qu'elle nous en a donnés. Les détails sur les espèces de cet
oiseau, notamment sur la petite verte, la blanche huppée jaune, et la coiffée d'azur en cadre
jaune, auraient fourni, sur les philosophes et leurs doctrines, de très-belles analogies.
Supposons que les trois règnes connus soient analysés de cette manière, en 60,000 articles
beaucoup plus étendus, embrassant l'analyse interne et externe des animaux et végétaux :
pourra-t-on nier, d'après ces 60,000 tableaux parlants, que ma méthode, ma théorie d'attraction
passionnée, ne soit la véritable clef du calcul d'analogie universelle, en dépit de quelques zoïles
de Paris, gens que la Revue même dénonce comme ennemis des vérités nouvelles ? Pourquoi
donc se les associe-t-elle et accueille-t-elle leurs articles diffamatoires des découvertes ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 213
La France fait des dépenses louables pour entretenir à Paris deux théâtres
français, prévenir les menées d'oppression et d'obscurantisme qui naissaient du
monopole d'un seul théâtre. Il faut corriger tout l'ensemble du mal, dans les
sciences, les lettres et les arts ; et loin que le remède exige des frais, on voit que le
tribunal de garantie rendra beaucoup, car son journal sans concurrent aura plutôt
50,000 abonnés que 30,000. Ce sera un moyen de récompenser par des emplois
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 215
lucratifs, trente officiers fixes, plus les douze assesseurs et jurés variables, à 50 fr.
par séance.
Cet établissement garantira la restauration morale et scientifique, la fin de
l'anarchie et la vraie liberté. Si aux bienfaits qu'il doit produire on oppose le
parallèle des désordres actuels, duperie du public et du gouvernement qui ne
peuvent pas être informés des découvertes, oppression des inventeurs, duperie des
journalistes asservis par le comité philosophique, duperies sans nombre des
savants (voyez-en le tableau), et progrès évident de l'immoralité, on conviendra du
besoin de créer sans délai le jury de garantie et déjouer ce comité directeur qui
sacrifie les deux partis.
Ils doivent se rallier à l'Association, solliciter pour cet essai le roi de France ou
le duc d'Orléans, et en Angleterre les grands propriétaires (IV), comme les ducs
Devonshire et Bedford, et surtout les propriétaires déjà engagés, tels que M. Owen
et sir Capell Molynex, qui peuvent affecter un village à l'épreuve de l'Association
par séries contrastées.
Et pour bien prémunir contre les arguties des philosophes qui vantent les fléaux
de civilisation, insistons sur ce que le monde social est évidemment dupé par eux.
Il y a fraude notoire dans la marche de nos sciences, qui, sur les DIX branches du
mouvement, n'en ont voulu étudier que TROIS. Peut-on douter que les voies du
bonheur si vainement cherché, ne tiennent à quelqu'une des SEPT branches
négligées, et dont le sanhédrin philosophique s'efforce d'étouffer la théorie
publiée ? Tant qu'on lui laissera, par anarchie de la critique, un moyen assuré
d'écraser qui il lui plaît, quel homme osera chercher des découvertes dans les
sciences dont cette cabale interdit l'étude ?
Si l'on doute que les 3 branches de mouvement étudiées n'ont produit que
l'agréable et non l'utile en art social, que le mal continue à faire dix pas en avant
tandis que le bien en fait un, l'on peut se désabuser par l'examen d'une des 16
plaies récentes, la CONCENTRATION (note X, 2e et 3e vices) et l'envahissement
mercantile.
Les banqueroutes Sandrié, Mussart et Clairet, ont mis en évidence le désordre.
On y voit que les riches capitalistes, considérant aujourd'hui l'état agricole comme
une duperie, une galère, se défont de leurs domaines pour se retirer à Paris et y
exercer l'agiotage ; tandis que les petits capitalistes, confinés en province, envoient
un milliard aux agents de change de Paris. Le seul département de la Moselle
figure pour 3 millions dans la banqueroute Sandrié. Combien ce département a-t-il
versé de millions chez d'autres courtiers et banquiers ? Au moins 12 à 15.
En compte général, 85 départements de France (Paris et Corse déduits), versent
à l'agiotage de la rente au moins un milliard distrait de l'agriculture, tandis que
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 216
TABLE DE L’AVANT-PROPOS.
TRAITÉ
DE L’ASSOCIATION
DOMESTIQUE-AGRICOLE.
AVANT-PROPOS
ET PLAN DE L'OUVRAGE.
1
Je dis moralisme et non pas morale, car il n'est rien de plus louable que les préceptes qui
prêchent la moralité et les bonnes mœurs ; mais le moralisme ou esprit de controverse, manie
sophistique en morale, est une science aussi nuisible que les 3 autres sciences philosophiques ;
c'est d'ailleurs la plus contradictoire des quatre, depuis qu'elle prêche l'amour du trafic et
l'amour de la vérité.
« Serpentes avibus geminentur. tigribus agni. »
Saint Chrysostôme pensait qu'un marchand ne saurait être agréable à Dieu. À cette époque la
morale avait du moins l'honneur de ne pas heurter de front la vérité, en prônant les marchands :
elle n'était que doctrine sophistique, mais non pas fautrice du mensonge et de ses légions.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 220
passionnée, sur le lien sociétaire, opération à laquelle ne songent pas encore les
continentaux.
Dès lors l'intention est par le fait de ma compétence des Anglais, et l'auteur
doit y discuter spécialement leurs intérêts, sans perdre de vue ceux des autres
nations. Tel a été mon plan dans l’Introduction où se trouve une grande note A qui
concerne particulièrement l’Angleterre.
Chacun prétendra qu'à la suite de ces deux préfaces je devrais entrer
franchement en matière. Ce serait trahir le lecteur, abuser de sa faiblesse : je dois
lui répéter sans cesse que tout civilisé qui lit le traité de l'Association, est
comparable à un aveugle opéré de la cataracte et qu'on ne doit exposer que par
degrés à la lumière.
De là naît le besoin d'instructions préparatoires ou acheminements gradués
dont il n'est pas possible de dispenser le lecteur ; car il faut, selon Condillac et
Bacon, lui enseigner à refaire son entendement, à oublier tout ce qu'il a appris des
sciences qui vantent le travail morcelé.
Il n'est pas d'idée plus neuve, plus surprenante, que celle d'associer 300
familles d'inégaux ; prétention à laquelle chacun oppose d'abord qu'on ne peut pas
même associer 3 familles, encore moins 300.
Il est bien certain qu'on ne peut pas associer 3 familles : moi qui connais la
théorie d’Association en tous degrés, je puis affirmer que le plus bas degré ne
descend pas à 30 familles, encore moins à 3 (III). Mais l'Association peut en
comprendre de 40 à 300 ; et pour expliquer une opération si neuve, si
incompréhensible selon les méthodes actuelles, il faut réfuter d'abord les préjugés
sur lesquels se fondent ces fausses méthodes.
C'est ce qui m'oblige à donner deux instructions préparatoires. L'une, sous le
nom de Prolégomènes, traite la question du régime sociétaire en sens abstrait ;
l'autre, intitulée Cis-Légomènes, traite le même sujet en sens mixte. De là nous
passerons à la théorie concrète, sujet des IIIe et IVe tomes. Cette instruction
graduée rend la méthode sociétaire plus intelligible.
Quelle serait la folie d'un lecteur, qui, ayant employé sa vie entière ou sa
jeunesse à étudier dans 400,000 tomes philosophiques des théories d'indigence, de
fourberie, de cercle vicieux, enfin de civilisation, craindrait d'employer une
quinzaine à étudier quelques volumes contenant la théorie d’Harmonie sociétaire,
qui va élever subitement le genre humain tout entier, sauvages, barbares et
civilisés, à l'opulence, à la vérité, à l'unité sociale, et à la pleine connaissance du
système de la nature, d'où nous éloignaient de plus en plus nos fausses méthodes
appelées sciences philosophiques ?
Et puisqu'il est nécessaire, comme l'ont fort bien pensé Condillac et Bacon,
d'oublier tout ce que ces sciences nous ont appris (avis que je reproduirai
souvent), l'esprit humain ne souscrira à cette condition qu'autant qu'on lui aura
démontré amplement sa duperie : tel est l'objet de ce premier volume.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 222
1
La peste, qui n'était que simple, est à présent quadruple :
1°. L'ancienne peste ottomane, ou peste du Levant ;
2°. La fièvre jaune, ou nouvelle peste d'Amérique ;
3°. Le typhus, qui tient rang de peste européenne ;
4°. Le choléra-morbus, ou peste indienne, qui fait des progrès et gagnera bientôt la Turquie et
l'Afrique.
Ce quadrille de peste démontre que si la civilisation tend à la perfectibilité, comme elle s'en
flatte, elle y tend à la manière de l'écrevisse, en affaires matérielles ainsi qu'en affaires
politiques. Il est évident qu'elle recule devant le but, en croyant y arriver.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 223
n'est qu'un désordre de plus. La planète, après plusieurs hivers prolongés jusqu'en
juin, depuis 1816 à 1821, a fini par sauter un hiver entier en 1822 ; nouvelle
calamité qui nous a valu des légions de rats, de chenilles, etc., des sécheresses
prématurées et obstinées, des ouragans multipliés, dont les ravages ont frappé non
pas un ou deux cantons, selon l'usage, mais 20 et 30 à la fois sur un même point, et
donne, après tant de belles apparences, une récolte des plus médiocres.
Ce fléau, joint au précédent, suffit à constater le désordre matériel et l'urgence
d'un moyen de restauration générale du matériel : mais comment nos physiciens le
découvriraient-ils, quand ils n'ont pas même posé en principe la nécessité de le
chercher, pas même spéculé sur l'hypothèse de restauration générale composée,
dont je donne les tableaux à l'Introduction (note A, II) ? Qui d'entre les savants
songerait à chercher les voies du bien matériel, quand aucun d'entre eux n'a su
s'élever à en calculer les effets, ni en matériel, ni en politique ?
FLÉAUX POLITIQUES. Les plus récents et les plus saillants, dettes publiques et
révolutions, naissent l'un de l'autre. Les Esculapes sociaux n'ont su jusqu'ici
qu'aggraver ce double mal ; ils n'ont inventé,
Contre les dettes nationales, que le gouvernement représentatif, qui, d'après
l'expérience, a la propriété d'accroître les impôts, les dettes et les commotions
politiques ;
Contre les révolutions, qu'un système répressif qui les fait renaître de leurs
cendres. Il eût fallu absorber l'esprit révolutionnaire dans de nouveaux intérêts,
assez puissants pour faire tomber dans le mépris les chimères démocratiques : tel
sera l'effet de l'Association.
Loin de procéder ainsi contre l'esprit révolutionnaire, la politique ne sait lui
opposer que la science du dey d'Alger, la répression, quoique divers opérateurs
(III), aient prouvé qu'on peut employer avec succès le mode mixte ou fusion. Il
restait aux uns et aux autres à s'instruire sur le mode harmonique ou substitution
(III).
Ce n'est que dans le régime sociétaire qu'ils en peuvent trouver les voies. Dès le
moindre essai de l'Association, et même dès l'apparence de tentative, on verra
tomber à plat ce faux libéralisme, contre lequel s'escriment les cabinets et les
congrès. Il sera frappé de ridicule comme trahissant les intérêts personnels et
collectifs de tous. La classe qui s'attribue des vues libérales sera convaincue de
n'avoir pas même connaissance de l'esprit libéral, caractère très-honorable, mais
dont la civilisation n'offre aucun type. On en verra la preuve aux articles II, III, IV,
et autres, où il est démontré que le vrai libéralisme doit se concilier avec toutes les
formes de gouvernements civilisés, ne spéculer que sur les améliorations
industrielles, et jamais sur les changements administratifs ni sur les déplacements
de fonctionnaires. C'est l'opposé du libéralisme civilisé, qui ne tend qu'à décréditer
l'administration, s'installer à sa place, et laisser la besace au peuple, après l'avoir
leurré de régénération.
Le 4e fléau, l'art de décimer et dévorer l'avenir.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 227
Aussi, quel contraste entre vos bévues et les prodiges des sciences fixes !
chaque jour vous ajoutez, Philosophes, des erreurs nouvelles à d'antiques erreurs,
tandis qu'on voit chaque jour les sciences physiques avancer dans les routes de la
vérité, et répandre sur l'âge moderne autant de lustre que les billevesées
philosophiques ont répandu d'opprobre sur le dix-huitième siècle.
tomes de philosophie ! Ils vont se trouver, comme l'a prévu Condillac (II), plus
avancés que ceux qui auront passé de longues années à s'en farcir le cerveau, et
qui, selon l'augure du même auteur, seront réduits à oublier tout ce qu'ils ont appris
des sciences incertaines ; augure si bien appliqué à la circonstance, que j'en ferai
l'un des refrains de cet ouvrage.
On a vaguement posé en principe que les hommes sont faits pour la SOCIÉTÉ :
on n'a pas observé que la société peut être de deux ordres, le morcelé et le
combiné, l'état insociétaire et l'état sociétaire. La différence de l'un à l'autre est
celle de la vérité à la fausseté, celle de la richesse à la pauvreté, celle de la lumière
à l'obscurité, celle de la comète à la planète, celle du papillon à la chenille.
Le siècle, dans ses pressentiments sur l'Association, a suivi une marche
hésitante ; il a craint de s'en fier à ses inspirations qui lui faisaient espérer une
grande découverte (Devises). Il a rêvé le lien sociétaire sans oser procéder à
l'investigation des moyens ; il n'a jamais songé à spéculer sur l'alternative
suivante :
Il ne peut exister que deux méthodes en exercice d'industrie ; savoir l'état
morcelé ou culture par familles isolées, telle que nous la voyons, ou bien l'état
sociétaire, culture en nombreuses réunions qui connaîtraient une règle fixe pour
répartir équitablement à chacun selon les trois facultés industrielles, CAPITAL,
TRAVAIL et TALENT.
Lequel de ces deux procédés est l'ordre voulu par Dieu ? Est-ce le morcelé ou
le sociétaire ? Il n'y a pas à hésiter sur cette question : Dieu, à titre de suprême
économe a dû préférer l’Association, gage de toute économie, et nous ménager,
pour l'organiser, quelque procédé dont l'invention était la tâche du génie.
Si l’Association est VOIE DE DIEU, il est dans l'ordre que la méthode opposée,
le travail morcelé ou incohérent, devienne pour nous VOIE DIABOLIQUE et fasse
régner tous les fléaux opposés à l'esprit de Dieu indigence, fourberie, oppression,
carnage etc. Voyez Introduction (II).
Et puisque l'état de travail morcelé ou état barbare et civilisé perpétue ces
calamités en dépit de toutes les sciences, il est évident, par le fait que cet état est la
VOIE DIABOLIQUE, portæ inferi, l'antipode des VOIES DE DIEU, où l'homme ne
peut entrer que par invention et organisation de l'industrie sociétaire.
À partir de ce principe, le siècle aurait dû proposer l'exploration du procédé
sociétaire. Les gouvernements et les particuliers n'y ont pas songé : les
philosophes, d'autre part, n'ont pas voulu mettre en scène ce problème, de peur de
décréditer leurs théories de morcellement industriel ou état civilisé, culture en
ménages non sociétaires.
Enfin la découverte est faite, et de plus, faite en tous degrés ; mais elle aura un
tort aux yeux du monde savant ; c'est de ridiculiser toutes les théories antérieures
en mécanique sociale, et donner congé aux 4 sciences dites métaphysique,
politique, moralisme, économisme.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 235
1
Étranger à cette science dont je n'ai pu, malgré quelques lectures, acquérir aucune connaissance,
je ne peux pas l'envelopper dans la disgrâce des quatre autres. Je me borne à exprimer sur son
compte des opinions négatives.
Les idéologues paraissent avoir besoin de quelque fanal encore inconnu ; car on leur reproche
de n'arriver qu'au cercle vicieux, se perdre dans les subtilités, et, en dernière analyse, n'être
intelligibles ni aux lecteurs, ni à eux-mêmes ; ainsi opinent les critiques. Chaque jour un
nouveau système vient répandre sur l'idéologie de nouveaux torrents de lumière ; d'où il faudrait
conclure que ceux de la veille étaient des torrents de ténèbres. On se défie d’une science où le
dernier venu dément toujours ses devanciers ; Condillac est renversé par Kant, qui à son tour est
renversé par Fichte, lequel bientôt est abattu par Schelling, et celui-ci par Ried ou Ancillon,
qu'un autre abattra demain, si ce n'est déjà fait. Le monde idéologique est l'image des partis de
94.
Les vrais savants ne se culbutent pas ainsi à tour de rôle : on ne voit pas qu'aucun géomètre ait
infirmé ni tenté d'infirmer les doctrines d'Euclide, ni que la médecine moderne ait voulu
détrôner Hippocrate. Au reste, je ne saurais émettre aucune opinion positive contre la science
idéologique, et je me borne à lui communiquer un doute, n'étant point en état de la juger. Si
cette science est utile à diriger l'esprit humain, comment se fait-il qu'elle ne l'ait dirigé vers
aucune des études utiles qui lui restaient à faire, entre autres celles de l'Association industrielle
et de l'Attraction passionnée ?
Répliquera-t-elle que ses fonctions sont purement analytiques bornées à expliquer la génération
et le mécanisme des idées ; rôle passif et parasite ! On a besoin d’une science qui opère
activement et utilement sur les idées, et qui sache les diriger au but, à la recherche du
mécanisme d'harmonie unitaire que Dieu assigna au monde matériel et passionnel.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 236
sur les droits des maîtres et des sujets ; établir entre eux des relations affectueuses
au lieu de devoirs, et faire oublier toutes ces visions de libéralisme et de servilisme
qui ont semé la discorde entre les souverains et les peuples.
J'éclaircirai ces débats, à l'Extroduction (III), et d'une manière satisfaisante
pour tous les partis, puisque l'Association, qui va faire oublier les querelles
politiques, assurera la fortune des partis rivaux, même celle des philosophes qui
sont les vaincus.
Il est, je le sens, très-désobligeant pour un siècle si éclairé sur les sciences
physiques, de s'entendre dire qu'il n'a sur d'autres sciences que de fausses lumières,
et sur plusieurs, aucune notion, pas même d'initiation élémentaire, notamment sur
les quatre sciences,
Association industrielle, Attraction passionnée,
Mécanisme aromal, Analogie universelle.
Si l'amour-propre des modernes s'offense de pareille déclaration, qu'il se juge
lui-même par le tableau suivant des diverses branches du système de la nature ;
cadre d'où chacun pourra conclure que le génie civilisé a parcouru à peine le
dixième de la carrière qui lui était ouverte.
4°. LE MATÉRIEL. La théorie qu'en ont donnée nos géomètres explique les
effets et non les causes. Elle nous a fait connaître les lois selon lesquelles Dieu
régla le mouvement de la matière, mais elle reste muette sur tout ce qui touche aux
causes.
3°. L’AROMAL ou distribution des aromes connus ou inconnus, opérant
activement et passivement sur les créatures animales, végétales et minérales. On
ne connaît ni ces aromes en système régulier, ni les causes des influences qui leur
sont départies, surtout en conjugaisons d'astres qui sont réglées par affinités
aromales.
2°. L’ORGANIQUE. Les lois selon lesquelles Dieu distribue les formes,
propriétés, couleurs, saveurs, etc., à toutes les substances créées ou à créer dans
les différents globes. On ne connaît jusqu'à présent ni les causes des distributions
faites dans la création actuelle, ni les effets et causes des produits que donneront
les créations futures.
I°. L’INSTINCTUEL ou lois selon lesquelles se distribuent les passions et
instincts à tous les êtres de création passée, présente et future, dans les divers
globes. Nous ne connaissons ni le système distributif des instincts, ni les causes qui
ont réglé cette distribution.
LE SOCIAL ou PASSIONNEL, c'est-à-dire les lois selon lesquelles Dieu
régla l'ordonnance et la succession des divers mécanismes sociaux dans tous les
globes (Voyez-en la Ire phase, tablée Introd., II). Nos sciences n'ont expliqué, sur
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 237
Sur ces diverses mesures, on n'a songé qu'à la dernière, encore tout récemment,
et on n'y a pourvu que très-incomplètement par des brevets d'invention fort
insuffisants, si l'on en juge par l'affaire du bateau à vapeur que revendique un
Français éconduit d'abord dans sa patrie ; d'où on pourrait induire (si la découverte
lui appartient), qu'un inventeur français doit préalablement s'étayer du suffrage de
l'étranger.
Les autres précautions sont généralement négligées, et surtout la 1re et la 2e. Il
n'existe aucun classement des inventions qui restent à faire : lorsqu'il en paraît
quelqu'une, elle est longtemps en butte à la détraction, avant qu'aucune autorité ne
lui prête appui, ne lui assure l'épreuve.
D'autre part, si un charlatan se met en scène, tout concourt à le protéger. On en
peut juger par le TROMBE, charlatanerie musicale qui devait supplanter et anéantir
tous les instruments à vent ; cors et bassons, flûtes et hautbois, le trombe devait
tout éclipser, tout surpasser. Une académie abusée donna, par l'organe du
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 240
Moniteur, ces fastueux éloges au trombe, qui en définitive ne fut que la montagne
en travail, un instrument mort-né qui loin d'en supplanter aucun autre, n'a pas pu
se faire jour ni prendre place dans les orchestres, et se trouve confiné dans les
fanfares.
Ainsi la protection refusée aux inventeurs est prodiguée aux charlatans. Le
public abusé reconnaît bientôt son erreur et devient d'autant plus défiant contre les
vrais inventeurs. Ceux-ci, moins exercés en intrigue, essuient les dégoûts que
l'opinion devrait réserver aux jongleurs, toujours accueillis parce qu'ils sont habiles
flatteurs.
Ce vice de méthode a coûté cher aux modernes ; ils devraient posséder depuis
cent ans la théorie de l'Association, car elle est une suite du calcul newtonien sur
l'attraction ; elle applique au monde passionnel ou social la théorie de Newton sur
l'équilibre matériel de l'univers.
D'autres sciences y auraient conduit également, si elles eussent été soumises à
la police de direction, et surtout à la première des cinq règles indiquées plus haut,
Classement et provocation des découvertes retardées.
Supposons cette règle appliquée aux économistes qui tiennent le dé depuis un
siècle. Si l'on eût procédé à constater leurs devoirs, on aurait reconnu qu'ils
devaient, toute affaire cessante, se proposer pour tâche primordiale et fonction
d'urgence, L'ÉTUDE DE L'ASSOCIATION.
Ce lien est la base de toute économie : nous en trouvons des germes disséminés
dans tout le mécanisme social, depuis les puissantes compagnies, comme celle des
Indes, jusqu'aux pauvres sociétés de villageois réunis pour quelque industrie
spéciale. On voit chez les montagnards du Jura, cette combinaison dans la fabrique
des fromages nommés GRUYÈRE : vingt ou trente ménages apportent chaque matin
leur laitage au fruitier ou fabricant ; et au bout de la saison, chacun d'eux est payé
en fromage, dont il reçoit une quantité proportionnée à ses versements de lait
constatés par notes journalières (les ouches).
C'est donc en tout sens et du petit au grand, que nous avons sous la main les
germes du bien, les diamants bruts que la science devrait tailler. Le problème était
d'élever à un mécanisme de combinaison et d'unité générale, ces lambeaux
d'Association épars dans toutes les branches d'industrie, où ils ont germé
fortuitement et par le secours de l'instinct.
La science a esquivé cette étude, la seule vraiment urgente. Chaque savant a
trouvé commode et lucratif de s'adonner au sophisme et se dispenser du rôle
pénible d'inventeur ; et le tort tient à ce qu'on a négligé d'établir une police de
direction, chargée en premier lieu de classer et provoquer par sommation les
découvertes retardées, et d'appuyer ladite sommation d'un impôt d'indemnité sur
les ouvrages qui s'écarteraient du but, s'adonneraient aux controverses rebattues et
infructueuses.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 241
1
Les duplicités du monde matériel seraient une analyse peu à portée des lecteurs : elles se
divisent en planétaires, hominales et mixtes. 1° Duplicité de la planète par congélation de ses
pôles, infection bitumineuse de ses mers, etc., etc. 2° duplicité de l'homme par le négrisme ou
noircissement au soleil, par le défaut d'amphibéité, etc., etc. 3° enfin, duplicité mixte, par
scission de la majeure partie des règnes avec l'homme, qui, chez les quadrupèdes, n'a pas un 20e
d'associés ; chez les oiseaux, à peine un 100e ; chez les insectes à peine un 1000e, etc. Sujet
renvoyé au 5e tome, en continuation de la Note E (III).
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 242
Rien n'est plus vrai ; et selon les paroles de Jésus-Christ, le genre humain n'est
qu'une race de vipères, une engeance démoniaque, tant qu'il n'a pas découvert et
organisé le régime unitaire et véridique, l'Association qui est sa destinée.
Pour y atteindre, il eût fallu, après avoir préalablement constaté le mal, selon
les opinions des auteurs cités (Devises), adresser aux corps savants des
sommations comminatoires ; les forcer à la recherche sur chacune des unités, et
notamment sur la sociale dont l'état civilisé, barbare et sauvage est évidemment
l'antipode, soit par la dissidence invincible des 3 sociétés, soit par la duplicité
d'action qui règne dans chacune des parties séparément envisagée, ainsi qu'on l'a
vu plus haut.
La théorie de l'Association étant inséparable de celle de l'unité de l'univers, il a
fallu préluder sur les 3 branches de l'unité, afin qu'on n'accusât pas mes calculs de
lacunes. C'est pour cela que j'ai donné dans les Prolégomènes deux articles
pivotaux, l'un sur l'analogie générale (Pivot inverse, III) ou unité de l'homme avec
l'univers ; l'autre sur l'immortalité de l'âme (Pivot direct, II) ou unité de l'homme
avec Dieu. Cet article déplaira aux Matérialistes et Athées devenus si nombreux ;
mais pour éviter tout débat sur ces abstruses questions, j'ai donné l'article à titre de
CONJECTURES ANALOGIQUES. On pourra le considérer si l'on veut comme
appendice aux fictions romantiques des Bramines et des Pythagoriciens ; j'y ai
même négligé l'application aux lois de Képler, afin de ne lui donner aucune
importance.
Quant à l'unité de l'homme avec lui-même, c'est-à-dire avec les passions, elle
est l'objet spécial de cet ouvrage ; et les démonstrations que j'en fournis dans les
IIIe et IVe tomes dénoteront que sa théorie, bornée ici à l'ordre domestique, sera
exactement complétée dans les tomes suivants, où il restera à traiter des unités
commerciales et extérieures.
Dans cet article Intra, j'ai signalé franchement les désordres et les torts du
monde savant, le défaut de méthode et de police : on verra (II) que ce fâcheux
compliment est compensé par une alternative ou option de se ranger dans la classe
des Expectants, dont j'ai relaté les doutes (Devises). Quel savant pourrait croire
son amour-propre offensé en se ralliant à l'opinion expectante, professée par tant
d'hommes célèbres, qui tous ont entrevu que l'état civilisé, barbare et sauvage,
n'était point la destinée du genre humain !
L’issue en est découverte, un peu tard sans doute, car la théorie d'Association
inventée 40 ans plus tôt nous aurait garantis des révolutions. Elle arrive encore à
temps pour y porter un prompt remède, en fermer toutes les plaies, et prévenir à
jamais le retour de ce fléau qui suffirait seul à désabuser les partisans du travail
morcelé ou industrie civilisée.
Si jamais la civilisation dut rougir d'elle-même et sentir le besoin d'un autre état
social, c'est aujourd'hui, où toutes ses illusions sont tristement dissipées ; où les
prestiges de liberté sont reconnus pour voie d'anarchie et de déchirements
conduisant au despotisme, et les prestiges commerciaux pour voie d'agiotage, de
fourberie, de banqueroute, conduisant ultérieurement les nations au joug du
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 243
quelle que soit sa dose d'érudition en d'autres genres, doit ici prendre place au rang
des écoliers, comme je m'y placerais moi-même s'il s'agissait de débat sur
quelqu'une des sciences connues.
Tel homme, qui est l'oracle de son siècle, ne peut-il pas se trouver très-novice à
côté de son jardinier, lorsqu'il s'agira d'une greffe ou d'un semis ? Dans ce cas, les
Newton et les Voltaire ne seront que des écoliers, et auront le bon esprit d'en
convenir. La modestie est l'apanage des vrais savants ; j'en souhaite aux lecteurs
français la dose nécessaire pour comprendre qu'un inventeur n'a que faire de se
concilier avec les sciences et les méthodes qui ont dupé le genre humain, et que s'il
était en quelque point l'écho de ces théories, il ne serait qu'un sophiste de plus, et
non un inventeur.
Cependant la condition de rigueur pour être accueilli, serait de se présenter
l'encensoir à la main, et distribuer à chaque classe de savants les congratulations de
perfectibilité perfectible. Étrange servitude que la France impose à ses inventeurs ;
il faudrait flatter et amuser, prodiguer les bouffées d'encens, mettre, selon
Mascarille, l'histoire romaine en madrigaux, et l'Association en charades !
Les Français ne tiennent aucun compte des bienfaits à recueillir d'une
découverte : ils liraient vingt traités de sciences connues, d'économisme ou autre,
s'ils croyaient y découvrir le moyen de percevoir seulement un milliard de plus, et
lorsqu'on leur apporte l'invention qui va éteindre leur dette publique de 12
milliards, il faudrait encore que le livre fût amusant ! Qu'arrive-t-il de cette
prétention ? Qu'ils n'obtiennent que de l'encens et non des inventions.
Un de leurs poëtes se moque avec raison du cuisinier qui met partout de la
muscade : les affamés de flatterie n'en trouvent-ils donc pas assez dans cent mille
ouvrages de littérature ? Mais avec un inventeur qui leur ouvre les voies de la
fortune, ils peuvent, ce me semble, abonner pour un ton différent. Tant de gens
paient en entrant au théâtre pour s'y voir joués et persifflés ; pourraient-ils
s'offenser de trouver pareille leçon dans une science nouvelle, qui en revanche leur
rend le service de les élever à la fortune, et les délivrer de toutes les misères
sociales et domestiques ?
Un autre tort à l'égard d'un inventeur, est d'exiger de lui, comme d'un
romancier, les charmes du style : cependant, l'un travaillant pour l'utile et l'autre
pour l'agréable, ils ont des devoirs très-opposés ; l'inventeur paie assez son tribut
quand il apporte l'utile, et c'est folie de le harceler sur la méthode, le style et les
tributs imposés au romancier et au sophiste.
Il est d'autant mieux dispensé de flatterie et de bel esprit, que d'ordinaire il n'a
dû son succès qu'à un caractère obstiné, rétif aux impulsions du siècle. Si j'avais eu
l'esprit flexible et adulateur de tant d'écrivains, j'aurais, par égard pour le siècle,
adopté ses errements ; il serait aujourd'hui privé de la plus précieuse découverte. Je
n'y suis arrivé que par résistance au préjugé, par écart des méthodes connues.
Pourquoi serais-je astreint à les suivre et les encenser dans un ouvrage fait pour en
démontrer les vices, et pour suppléer à l'impéritie des faux savants qu'elles ont
favorisés ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 247
Les SIGNES. J'ai eu besoin d'en adopter pour des distinctions neuves, entre
autres le , signe de pivot, le K, signe de transition. L'on reconnaîtra la nécessité
de ces signes, lorsqu'on sera familiarisé avec la nouvelle théorie du mouvement.
1°. L'EXAGÉRATION APPARENTE. L’association présente des résultats si
choquants à force de bénéfice, qu'il m'est arrivé de refaire jusqu'à dix fois les
mêmes calculs, ayant peine à en croire l'arithmétique même. Au reste, pour se
prémunir contre ce soupçon d'exagération, j'invite à lire la petite note B (III), sur le
trentuplement de richesse.
2°. LA FORME DOGMATIQUE. Une des bizarreries apparentes qu'on reprochera
à cet ouvrage, est l'expression des principes : jugeons-en par le plus connu, comme
le plus unanime : il faut aimer et pratiquer la vertu ; principe qui, en théorie
sociétaire, se transforme en celui-ci : il faut aimer les richesses, ne rechercher que
les richesses ; grande monstruosité, selon nos rigoristes ! Mais, en régime
sociétaire, elle devient bien préférable au dogme d'aimer et pratiquer la vertu ; car
l'état sociétaire fonde son équilibre politique sur la richesse unie à la vertu ; et
comme, dans cet état, on ne peut arriver à la richesse que par la pratique de la
vertu, comme elles y sont intimement liées, il convient que le précepte porte sur
l'objet le plus attrayant, sur la richesse : plus on l'aimera, plus on sera entraîné à la
pratique de la vertu, voie exclusive de richesse.
Ainsi, dans celles des formules qui sembleront les plus choquantes, l'analyse ne
découvrira que des doctrines louables qui, adaptées à un mécanisme social
différent du nôtre, devront s'étayer d'expressions opposées, donner aux esprits une
direction conforme au vœu de l'Attraction, et seconder ses impulsions les plus
directes, dont la première est l'amour des richesses (II).
Autre exemple de cette bizarrerie de formes : on soulèverait les esprits, en
disant : La Providence ne protège pas les pauvres ; elle veut qu'ils soient
malheureux, spoliés et persécutés en civilisation. Chacun répliquerait que j'accuse
à tort la Providence d'un mal qu'il faut imputer à l'égoïsme des riches, à l'impéritie
de la législation. Il n'en est rien : l'assertion est rigoureusement juste, grâce au
dernier mot, EN CIVILISATION ; car la Providence, qui n'approuve pas l'ordre
civilisé ou travail morcelé, serait en contradiction avec elle-même, si elle
permettait que la classe pauvre, dite plébéienne, pût arriver, par le travail morcelé,
à l'aisance dont elle doit jouir dans le régime sociétaire ou travail combiné, à
grandes réunions et grands moyens économiques. (Voyez les vices de l'industrie
individuelle ou morcelée, II.)
On trouvera foule de ces principes qui supposent le bien social fondé sur des
méthodes opposées aux nôtres : tels sont, entre autres, ceux qui touchent au
commerce véridique, tous contradictoires avec les théories du négoce actuel, qui
est le mode mensonger, libre concurrence, anarchie commerciale, pleine licence de
mensonge.
La contradiction s'étendra à tous les principes de la politique mercantile :
chaque empire, chaque province, en civilisation, croit tendre au bien lorsqu'il
s'isole de ses voisins, et naturalise chez lui un produit exotique par lequel il était
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 250
raison j'ai adopté pour division des premiers tomes, la série la plus utile en
manœuvre passionnelle, la série mesurée qui se compose de 36 touches, dont le
système est calqué sur l'ordre musical et planétaire ; savoir :
Un lecteur qui ignore ce que c'est qu'une série mesurée (VIe tome), quel parti
on en peut tirer en Harmonie matérielle et passionnelle, trouvera cette distribution
des premières parties insipide et obscure ; je ne la justifierai qu'après avoir donné
au VIe tome un petit traité de l'ordre mesuré. Jusque là cette méthode en vaut une
autre, même pour celui qui en ignore l'utilité et qui préfère la distribution souvent
confuse des écrits civilisés 1 .
En attendant que les règles de cette distribution soient expliquées (VIe tome),
observons qu'elle satisfait à deux de nos préceptes les plus accrédités :
« Tantum series juncturaque pollet, etc. »
« Segnius irritant animos demissa per aures, etc. »
Le lecteur, une fois habitué aux dispositions par Séries, verra qu'elles soulagent
beaucoup la mémoire, par un meilleur classement des matières. Souvent des écrits
de célèbres orateurs civilisés me sont tombés des mains, faute de cette graduation.
La méthode progressive et contrastée est celle que Dieu emploie de préférence
dans toutes les harmonies de l'univers : elle facilite l'écrivain autant que le lecteur ;
1
J'ai disposé un seul morceau, l'Introduction et la note A, en ordre peu coupé ; encore y ai-je
ménagé la Série infiniment petite, celle à 3 divisions. L'on conviendra qu'elle est déjà préférable
à l'absence de division, méthode que j'ai adoptée dans la note A (II), pour en tirer une
induction ; c'est que si la petite Série à 3 termes (Introduction), est déjà préférable à la
consécutivité sans coupe (note A), on trouvera plus d'avantage encore dans une Série comme
celle de l'Avant-Propos, distinguée en 7 termes correspondants ; et par suite, la mémoire,
l'intelligence du lecteur, seront encore mieux aidées par une Série de hauts accords, comme la
mesurée (distribution du Ier tome), qui est aux Séries simples ce qu'est la poésie à la prose.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 252
et quand on en connaîtra les accords, on l'adoptera d'autant mieux, qu'elle offre des
variétés applicables à tous les sujets.
privation, qu'un huitième seulement échappe au malheur général, et jouit d'un sort
digne d'envie 1 .
Si j'ajoute que le bonheur dont jouit ce petit nombre de civilisés est d'autant
plus fatigant pour la multitude, que les favoris de la fortune sont fréquemment les
moins dignes de ses bienfaits, l'on trouvera encore que cette assertion comporte
l'exception d'un huitième ou neuvième, et l'on verra, une fois sur 8, la fortune
favoriser celui qui en est digne. Cette lueur de justice ne sert qu'à constater
l'absence d'équité en système général.
Ainsi, l'exception d'un huitième qu'on pourra opposer à mes assertions
générales, ne servira qu'à les confirmer. Il sera donc inutile à moi de mentionner
l'exception sur chaque thèse, et inutile au lecteur d'élever cet argument qui
tournerait à l'appui de mes assertions. Les Français, plus que d'autres, sont dans
l'usage d'argumenter sur des exceptions envisagées comme règle : il faudra donc
leur rappeler fréquemment le principe que je viens de poser. L’exception n'est pas
fixée invariablement au 8e ; elle varie depuis le 1/3 jusqu'au 100e et au 1000e : son
terme le plus commun est le 8e ou le 9e. C'est celui que j'indiquerai habituellement.
On la connaît aussi sous le nom de TRANSITION, liant les branches du
mouvement et remplissant dans tout l'ordre de la nature l'emploi des crépuscules,
qui sont deux instants d'exception ou transition ; puis l'emploi des espèces mixtes,
comme la chaux ou lien du feu et de l'eau ; l'amphibie, lien des poissons et des
quadrupèdes ; le système nerveux, lien du corps et de l'âme ; et ainsi de tous les
produits mixtes ou ambigus qui n'ont jamais été l'objet d'induction générale sur les
lois du mouvement. Le moindre calcul sur ce sujet aurait conduit à reconnaître un
principe dont l'absence est cause de toutes les erreurs de la science : on aurait
constaté,
Que l'exception étant loi générale dans l'ordre de la nature, elle doit régner dans la
carrière sociale du genre humain (tablée II), comme dans toute branche des cinq
mouvements (Intra).
Par suite, on aurait soupçonné que l'état actuel du globe pouvait bien être l'une
des périodes d'exception ou transition analogues aux deux crépuscules ; opinion
entrevue par les auteurs des Devises. En s'arrêtant à cette idée, les corps savants se
seraient élevés bien vite à l'hypothèse d'un changement futur et d'un avènement du
monde social à de meilleures destinées, dont ils auraient provoqué la recherche.
Combien de voies leur étaient ouvertes pour atteindre au succès (II), et que de
fatalités accumulées dans cette longue aberration de la politique sociale ! quelle
épaisseur de voiles, non pas sur la nature, qui n'était voilée que de gaze, mais sur
les esprits civilisés, faussés par les quatre sciences philosophiques au point de
n'avoir pu comprendre que si l'on a vu naître successivement les quatre sociétés
1
N'est-il pas nécessaire que Dieu en élève quelques-uns à cette aisance refusée au grand nombre,
et qu'il nous montre des lueurs de bonheur chez quelques heureux ? Sans cet aspect du bonheur
du petit nombre, les esprits tomberaient dans l’apathie, dans le fatalisme, et le génie n'aurait
aucun stimulant à chercher l'une des issues du malheur ou issues de civilisation (II).
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 255
n'accordera rien de plus. Pourquoi donc les savants ont-ils molli près de cette
nature qui les agaçait en leur laissant soulever un coin du voile ? Pourquoi, avec
leurs brillants paradoxes de voiles d'airain, communiquent-ils le découragement
dont ils sont frappés, et persuadent-ils au genre humain qu'il ne découvrira rien là
où leur science n'a rien su découvrir ?
Entre temps : la classe des sophistes nous leurre d'un espoir de progrès vers la
perfectibilité, quand il est évident que la civilisation est un cercle vicieux ; qu'il n'y
a de salut que dans l'invention d'une société plus élevée en échelle (voyez II, 364),
et que l'esprit civilisé est tout à fait inhabile à concevoir et exécuter le bien. Il s'est
écoulé vingt siècles scientifiques avant qu'on ne proposât le moindre
adoucissement au sort des esclaves : il faut donc des milliers d'années pour nous
suggérer un acte de justice et de progrès social, bientôt compensé par quelque
oppression pire encore, telle que la traite des Nègres, et celle des Blancs exercée
par les Turcs sur les Chrétiens.
Au résumé, nos sciences, qui se vantent d'amour pour le peuple, sont
complètement ignares sur les moyens de le protéger. Les tentatives des modernes
sur l'affranchissement des Nègres n'ont abouti qu'à verser des flots de sang et
redoubler les cruautés de la traite, qu'à aggraver le mal de ceux qu'on voulait
servir. Nos prétentions en réformes sociales n'engendrent qu'orages et
déchirements : la marche de nos sociétés est comparable à celle de l'aï, dont
chaque pas est compté par un gémissement. Ainsi que lui, la civilisation s'avance
avec une inconcevable lenteur à travers les tourmentes politiques : à chaque
génération elle essaie de nouveaux systèmes qui ne servent, comme les ronces,
qu'à teindre de sang les peuples qui les saisissent.
Enfin le terme des malheurs sociaux, le terme de l'enfance politique du globe
est arrivé : nous touchons à la grande métamorphose qui semblait s'annoncer par
une commotion universelle. C'est vraiment aujourd'hui que le présent est gros de
l'avenir, et que l'excès des souffrances doit amener la crise du salut. À voir la
continuité des secousses politiques, on dirait que la nature fasse effort pour
secouer un fardeau qui l'oppresse : les guerres, les révolutions, embrasent
incessamment tous les points du globe ; les orages à peine conjurés renaissent de
leurs cendres ; les esprits de parti s'enveniment sans nul augure de conciliation ;
le corps social est devenu ombrageux, délateur, pétri de vices, familier avec toutes
les monstruosités, jusqu'à s'allier aux Barbares pour la persécution des
Chrétiens ; la fortune publique n'est plus qu'une proie livrée aux vampires
d'agiotage ; l'industrie est devenue, par ses monopoles et ses excès, une punition
pour les peuples réduits au supplice de Tantale, et affamés au sein de leurs
trésors ; l'ambition coloniale a fait naître un nouveau volcan ; l'implacable fureur
des Nègres changerait bientôt l’Amérique en un vaste sépulcre, et vengerait par le
supplice des conquérants les races indigènes qu'ils ont anéanties ; le commerce,
émule des Cannibales, raffine les atrocités de la traite, et insulte aux décrets
bienfaisants d'un congrès de souverains. L'esprit mercantile a étendu la sphère des
crimes ; à chaque guerre il porte les ravages dans les deux hémisphères ; nos
vaisseaux n'embrassent le monde entier que pour associer les Barbares et
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 260
Sauvages à nos vices et à nos fureurs : la terre n'offre plus qu'un affreux chaos
d'immoralité, et la civilisation devient plus odieuse, aux approches de sa fin.
C'est au plus profond de l'abîme, qu'une invention fortunée apporte aux
civilisés la BOUSSOLE SOCIALE, ou calcul de l'Attraction développées par Séries
contrastées ; boussole que les modernes auraient cent fois découverte, s'ils
n'étaient pétris d'impiété et tous coupables de défiance envers la Providence.
Qu'ils sachent (et on ne saurait trop le leur répéter), qu'elle a dû avant tout statuer
sur le mécanisme social, puisque c'est la plus noble branche du mouvement
universel, dont la direction appartient tout entière à Dieu seul.
Au lieu de reconnaître cette vérité, au lieu de rechercher quelles peuvent être
les vues de Dieu sur l'ordre social, et par quelle voie il a dû nous les révéler, l'âge
moderne a écarté toute doctrine qui eût admis L’UNIVERSALITÉ DE LA
PROVIDENCE et l'intervention active de Dieu dans le code social. On a diffamé
l’Attraction passionnée, interprète éternel de ses décrets : l'homme s'est confié à la
direction des philosophes qui veulent ravaler la Divinité au-dessous d'eux, en
s'arrogeant sa plus haute fonction, la direction du mouvement social. Pour les
couvrir de honte, Dieu a permis que, sous leurs auspices, l'humanité se baignât
dans le sang pendant 23 siècles sophistiques, et qu'elle épuisât la carrière des
misères, des inepties et des crimes.
La fortune enfin nous devient propice, le sort est désarmé, et l'invention de la
théorie sociétaire nous ouvre l'issue de cette prison sociale qu'on nomme
civilisation. À quel titre la théorie peut-elle mériter confiance CONDITIONNELLE,
admission à l'examen et à l'épreuve sur un hameau ? Ce n'est qu'autant qu'elle se
rallie à l'unité de l'univers, à ses harmonies connues, comme la planétaire, la
mathématique, la musicale ; autant qu'elle s'étaie d'application aux théorèmes
principaux de ces harmonies, et notamment à celui de l'équilibre planétaire en
raison directe des masses et inverse du carré des distances. L'équilibre des
passions doit se fonder sur la même règle, s'il y a unité dans l'univers matériel et
passionnel, et cette règle doit être appliquée à la branche fondamentale de l'état
sociétaire, à la répartition en raison des trois facultés, CAPITAL, TRAVAIL et
TALENT.
Si cette condition est remplie dans la nouvelle théorie (IV, section 8e), il n'est
rien de plus urgent que d'en faire l'essai sur un hameau ; proposition qui ne
pourrait être combattue que par des Zoïles, devenus malheureusement si
nombreux dans cette génération, ou par cette classe de dupes savants, à qui
j'adresse la devise, aures habent et non audient, et l'article Introd., II, sur la fausse
nouveauté.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 261
1
J'use d'un exemple, pour rendre sensible cette malignité générale des civilisés envers les
inventeurs.
Lorsqu'un pape des moins judicieux lançait sur Colomb les foudres de l'église, ce pape n'était-il
pas vivement intéressé au succès de Colomb ? Sans doute ; car à peine l'Amérique fut-elle
connue, que le pontife y distribua des empires, et trouva fort bon de profiter d'une découverte
dont la seule idée avait excité toute sa colère.
Le chef de l'église, dans cette inconséquence, était le portrait de tous les hommes ; ses préjugés
et son amour-propre l'aveuglaient sur ses véritables intérêts. S'il eût raisonné, il eût entrevu que
le Saint-Siège pouvant, à cette époque, distribuer la souveraineté temporelle des terres
inconnues et les soumettre à son empire religieux, était intéressé sous tous les rapports à
encourager la recherche d'un nouveau continent.
Mais, par excès d'amour-propre, le pape et son conseil ne raisonnèrent point. C'est une petitesse
commune à tous les siècles et à tous les individus ; c'est un contre-temps qui poursuit tout
inventeur. Il doit s'attendre à être molesté en proportion de la magnificence de sa découverte,
surtout s'il est homme profondément obscur, et qui ne soit recommandé par aucune production
antérieure.
Toute invention trop brillante est jalousée par ceux qui pouvaient la faire : on s'indigne contre
l'inconnu qui s'élève par un coup de hasard au faite de la renommée ; on ne lui pardonne pas
d'éclipser tout à coup les lumières acquises. Un tel succès devient un affront pour la génération
existante ; elle oublie les bienfaits que va donner la découverte, pour ne songer qu'à la
confusion imprimée sur le siècle qui l'a manquée. Chacun, avant de raisonner, veut venger son
amour-propre offensé, veut contrecarrer une brillante invention avant de l'avoir examinée.
On ne jalousera guère un Newton, parce que ses calculs si transcendants, que le vulgaire
scientifique n’y avait aucune prétention mais on déchire un Colomb, parce que son idée de
chercher un nouveau monde était si simple, que chacun pouvait la concevoir avant lui.
Même disgrâce va peser sur l'inventeur du nouveau monde social : la philosophie, qui règne sur
le XIXe siècle, élèvera contre moi plus de préjugés que la superstition n'en éleva, au XIVe
siècle, contre Ch. Colomb. Cependant, s'il trouva dans FERDINAND et ISABELLE des souverains
plus sages que les beaux esprits du temps, ne puis-je pas, comme lui, compter sur l'appui de
quelque monarque plus clairvoyant que ses contemporains ? Et tandis que les sophistes actuels
répéteront avec ceux des âges obscurs, QU'IL N'Y A RIEN À DÉCOUVRIR, ne se pourra-t-il pas
qu'un potentat, plus sage que la philosophie, veuille tenter l'essai que firent les monarques de
Castille ?
Ils exposaient peu, en hasardant un vaisseau, pour courir la chance de découvrir un nouveau
monde et en acquérir l'empire. L'un des monarques actuels (ou même un riche particulier, tom.
IV), pourra dire dans le même sens : hasardons, sur un tiers de lieue carrée, l'essai de
l'ASSOCIATION DOMESTIQUE-AGRICOLE : c'est bien peu risquer pour courir la chance de tirer le
genre humain de la lymbe sociale (Introd., II), de monter au trône de l'unité universelle (II), et
d'en transmettre à perpétuité le sceptre à nos descendants.
Je viens de signaler les préjugés que l'orgueil scientifique élèvera contre moi : j'ai voulu, par là,
prévenir le lecteur contre les sarcasmes de cette multitude qui tranche sur ce qu'elle ignore, et
qui répond aux raisonnements par des jeux de mots (IV). Lorsque les preuves de ma découverte
seront produites et qu'on verra s'approcher l'instant d'en recueillir le fruit, lorsqu'on verra l'unité
universelle prête à s'élever sur les ruines du chaos sauvage, barbare et civilisé, les critiques
passeront subitement du dédain à l'ivresse ; ils voudront ériger l'inventeur en demi-dieu, et ils
s'aviliront de rechef par des excès d'adulation, comme ils vont s'avilir par des railleries
inconsidérées.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 262
SUPPLÉMENT À L’AVANT-PROPOS.
1
Ne pas perdre de vue que ce nombre deux s'applique à l'édition de 1822.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 267
amusante pour tout le monde. Je n'ai donc point excédé les bornes de la bienséance
dans ces quatre petits articles affectés à ma garantie.
La deuxième partie tout entière étant théorie mixte et lecture obligée, je ne
m'arrête pas à la justifier, il ne reste à innocenter que l'extroduction : elle est une
transition nécessaire entre les tableaux des misères actuelles et du bonheur
sociétaire. Elle enseigne aux civilisés comment ils pouvaient, dans le cercle même
de leurs études et dans les branches qui leur sont familières, s'ouvrir deux des voies
d'issue de civilisation classées (II).
NOTA. Ce reproche de manquer toutes les issues est reproduit à l'interliminaire
(III), qui indique, dans la protection méthodique du mariage et des pères de
famille, une autre voie d'issue de civilisation ; voie la plus naturelle et la plus facile
de toutes. Elle a été manquée, parce que chez les modernes comme chez les
anciens, l'on n'a accordé au mariage et à l'état paternel qu'une protection illusoire
(Interlim., III).
Ainsi ce premier volume, traité de redondance et de labyrinthe, est nécessaire
en tout point à l'instruction du lecteur. On pourrait en franchir les deux tiers, se
borner à lire seulement les préfaces et les douze chapitres de la deuxième partie ;
mais on serait bien moins disposé pour la lecture du IIe tome contenant en abrégé
la théorie de l'association.
On remarquera au 2e plusieurs lacunes forcées, les unes par défaut d'espace,
comme les traités :
Des séries mesurées, 5e section ;
Du mouvement infinitésimal, 6e section ;
De l'association simple, épisection.
Les autres par égard pour le préjugé entre autres l'équilibre d'amour, ou accord
complet des relations d'amour avec l'industrie dans l'état sociétaire.
Les égards dus au préjugé ont nécessité la suppression de cette importante
théorie ; on s'en est plaint et chacun s'en plaindra : j'ai dû, pour justifier ladite
lacune, recourir aux arguments négatifs (sujet de l'interliminaire), et montrer aux
civilisés quels vicieux effets produit en relations de famille et d'amour, cette
contrainte qu'ils regardent comme sage politique, voie de moralité.
Lorsqu'ils auront médité sur cette analyse, ils regretteront que dans ce premier
traité de l'harmonie des passions, je n'aie pas donné le calcul de l'équilibre d'amour
qui est le plus beau et le plus puissant des quatre liens cardinaux (amitié, ambition,
amour, parenté).
L'interliminaire, ainsi que tous les articles du premier tome qu'on juge
parasites, sont un utile contre-poids au coloris de frivolité, qu'aurait isolément la
théorie de l'association et des hautes harmonies de passions sociétaires (sixième
section). Ces prétendus accessoires seront reconnus très-nécessaires lorsqu'on aura
vu l'ensemble des huit tomes dont je livre les deux premiers.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 273
Alors les critiques opineront comme celui qui, ayant dédaigné dans l'atelier une
statue colossale et mal polie, change d'avis en la voyant au sommet d'un pilastre et
reconnaît qu'elle est vraiment dans les proportions convenables ; qu'il a eu tort de
ne la juger que sur la forme, sans acception du fond ou destination.
C'est assez réfuter le reproche de morceaux parasites, noyant le principal dans
les accessoires ; mais quelles sont les autorités compétentes pour en juger ? Notre
siècle est-il en état d'opiner sur la distribution d'un traité de mouvement social ?
Peut-il prononcer sur une science dont il ne connaît pas même l'A, B, C, il ignore
jusqu'au rang (II, 364) et aux phases (II) de la société civilisée qu'il regarde comme
le terme ultérieur des destins et le nec plus ultra des conceptions divines en
mécanique sociale.
Et après avoir passé trois mille ans à étudier la civilisation, les passions, le
destin social, sans aucun succès, sans nul progrès dans cette science où les
modernes sont plus aveugles peut-être que ne l'étaient les anciens, et ne
connaissent (on va en juger à la note +) ni les caractères ni la marche de la société
civilisée, encore moins de la barbare et de la sauvage, quelle plaisante prétention
de vouloir que le traité qui va leur dévoiler en plein cet immense calcul du
mouvement social et des trois unités de l'univers, n'astreigne à aucune étude ! que
ce soit une lecture amusante, et qu'on leur enseigne, selon Mascarille, le
mouvement social en madrigaux !
Si le traité n'était écrit que pour les Français, j'aurais certes adopté une autre
distribution ; mais il s'adresse principalement aux Allemands et aux Anglais, qui
ne s'étonneront point que dans un traité de huit volumes sur la plus neuve, la plus
importante des sciences, la science qui doit élever l'humanité entière aux destinées
heureuses, l'auteur donne les deux tiers du premier tome à des instructions
indispensables dont sans doute les lecteurs français ont plus besoin que d'autres,
puisqu'ils débutent dans cette étude par une double erreur ; sur les formes et
accessoires dont ils ne savent pas juger l'utilité, et sur le fond qu'ils ne savent pas
distinguer de la forme, mettre à profit sans acception de la forme.
Une découverte magnifique leur est livrée ; mais elle a le tort d'être l'ouvrage
d'un compatriote ; il faut la ravaler, et bafouer l'auteur, tolle et immola ; point de
quartier en France pour les inventeurs français, qu'ils soient proscrits tant que leur
travail n'aura pas la sanction des étrangers ; là dessus tout bel esprit français
s'évertue à déchirer l'ouvrage, à railler sur l'initiative offerte à sa nation : n'est-ce
pas imiter le corbeau qui laisse tomber son fromage pour montrer sa belle voix ?
Mais quel décompte quand ils verront les étrangers s’en emparer et gagner de
vitesse la dédaigneuse France ! Leur confusion sera la même que celle des Génois
du XVe siècle, détracteurs de Colomb leur compatriote. Alors la France appréciera
les services de ses zoïles : elle reconnaîtra un peu tard sa duperie ; elle aura
manqué le coup de partie, manqué le prix de fondation ou transfert de sa double
dette, et payé de 12 milliards la différence du bel esprit au bon esprit.
Eh ! si l'on savait que cela fût possible, on ne demanderait pas mieux,
répliquent-ils ! chacun serait assez empressé de tripler son revenu ; mais on ne
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 274
Malgré cette erreur, les sophistes que je réfute ne sont pas moins très-louables
de faire des tentatives. Toute science commence par des tâtonnements, des succès
partiels, conduisant par degrés à une solution intégrale des problèmes. Or ce
tâtonnement, que j'ai décrit sous le nom de Concentration, est déjà plus louable
que l'apathie des siècles précédents sur la plus urgente des études.
Ces sophistes ne doivent pas s'offenser de l'erreur que je signale ; tout n'est
qu'erreur dans les lumières actuelles ; on n'y voit qu'une lutte d'obscurants positifs
ou philosophes répandant de fausses lumières, contre des obscurants négatifs qui,
effrayés par l'épreuve de ces flambeaux trompeurs, opinent pour l'obscurité et
l'immobilisme ; véritable rébellion à la nature, qui veut le mouvement progressif
croissant et décroissant.
Aussi nos sociétés, en dépit des perfectibiliseurs et des immobilistes, sont-elles
en DÉCLIN COMPOSÉ, savoir déclin matériel par la ruine croissante des forêts,
pentes, sources, climatures et déclin politique par la chute rapide en quatrième
phase, ou féodalité commerciale (II).
Tels sont les trophées politiques d'un siècle présomptueux qui s'irrite à l'idée de
recevoir des leçons en étude du mouvement social, veut régenter l'inventeur, le
harceler sur des détails de forme, sans tenir cas du fond, sans vérifier si la plus
désirable des découvertes lui est réellement livrée, et si les preuves en sont
complètes.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 277
On conçoit que Cis doit être en deçà et Trans au-delà du centre ; que si les Prœ
et Cis-Légomènes sont au premier tome, les Trans et Post-Légomènes devront être
au dernier : de même que si l'avant-garde est placée en tête, l'arrière-garde sera en
queue du régiment. Si l'on admet les mots Prologue, Épilogue, on comprend par
suite les mots Citralogue, Ultralogue, Episection. Rien de plus intelligible que le
mot ULTRA qui est chaque jour en scène dans les journaux et les conversations :
pourquoi serait-il obscur quand j'en fais usage ? Chacun connaît le sens de ces
mots Gaule cis-alpine ou en deçà des Alpes, et Gaule trans-alpine, ou au-delà des
Alpes ; item des mots ultra-montains, doctrines ultra-montaines. On comprend
même des noms tout latins comme intramuros, extra-muros ; et quand je fais un
emploi régulier de ces noms distributifs, comme Intra-pause, Extroduction, l'on
prétend que je suis obscur : grief assez semblable à ceux du loup contre l'agneau.
« Mais pourquoi ne pas vous en tenir aux usages des écrivains ? pourquoi
indisposer le lecteur par cette bizarrerie affectée ? » il en est une bonne raison : il
faut que je familiarise les lecteurs avec le ressort élémentaire de l'association, avec
les trois séries contrastées en ordre ascendant et descendant, savoir :
Pour mieux décrire cette distribution sériaire si féconde en miracle, j'i dû parler
aux yeux, et disposer en séries les parties de ce traité :
1°. En série libre, l'avant-propos, l'intermède (II), l'interliminaire (III), et la
THÉORIE concrète (tomes III et IV) ; 2° en série mixte, les caractères du
commerce (II), la hiérarchie de la banqueroute (III) ; 3° en série mesurée, les
Prolégomènes, dont les divisions sont calquées sur le tableau (IV).
Le défaut d'espace m'a obligé à différer la section explicative des séries et
gammes (IV). On sentira d'autant l'inconséquence de hasarder des critiques sur une
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 279
méthode non encore expliquée et le besoin d'étudier le peu de leçons que j'ai pu
donner sur les séries, puisqu'elles sont ressort fondamental de l'association.
Tel a été mon motif pour distribuer ainsi l'ouvrage et parler aux yeux, selon le
principe Segnius irritant animos, etc. ; loin qu'on doive exiger de moi la
conformité aux méthodes civilisées, mon titre à la confiance est de ne les avoir pas
suivies ; elles m'auraient conduit comme tous nos politiques à ne rien inventer,
manquer tout le calcul du mouvement social, toutes les issues (II) de civilisation,
toutes les lois de la nature, même la plus subalterne, celle de l'alphabet naturel.
On les voit, dans une foule de livres, disserter sur l'existence d'une langue
naturelle dont ils ne savent pas même déterminer l'alphabet (série mesurée de 40
pièces ou lettres) ; d'après cette impéritie de nos sciences en étude de la nature et
des passions, peut-on mieux faire que de se défier de leurs méthodes et se garder
de les suivre ?
2°. NOMS TECHNIQUES ; tels sont Passionnel, Attractionnel, Sériisme,
Garantisme, Harmonien, Solitone, etc. L’emploi des noms usités aurait faussé le
sens : passionnel est à passionné ce que le genre est à l'espèce ; passionné
s'applique aux individus, passionnel au mécanisme général. Exemple : un homme
passionné, le monde passionnel, la ville attrayante, le mécanisme attractionnel.
Selon la règle adoptée par les chimistes, je me suis étayé de la rime autant que
possible : c'est un secours ménagé à la mémoire : il est bien que passionnel rime
avec matériel qui lui est opposé.
SÉRIISME et GARANTISME. Si l'ordre sociétaire est fondé sur l'emploi du
ressort nommé série (II, et III), il faut mentionner ce ressort dans le nom des trois
sociétés 1, 7, 8 (table, II), dont il tient le gouvernail ; il faut de même, dans le nom
de la sixième société (échelon supérieur d'un degré à la civilisation, table, II),
indiquer le ressort de garantie qui y domine ; GARANTISME signifie système
général des garanties ; même sens collectif règne dans les mots unitéisme,
favoritisme, familisme, harmonisme, etc.
Cette nomenclature passionnelle exigera beaucoup d'extension. Je me suis
borné aux termes indispensables, comme harmoniens, nom des peuples vivant en
harmonie sociétaire ; solitone, individu qui n'a qu'une seule passion dominante
pentatone, qui en a cinq.
Tous ces mots réprouvés m'avaient semblé si intelligibles, que je m'étais borné
à un petit commentaire sur le nom assez bizarre de lymbes obscures (II), nom très
français, mais offensant en ce que je l'applique à la société civilisée (table, II), qui
vante ses lumières et ses perfectibilités analysées régulièrement (II).
Bref, j'ai évité partout le néologisme ou dénomination arbitraire et superflue.
Quant à la néologie, je n'en ai usé que très-sobrement, et en la rattachant aux
étymologies grecques et latines, telles que Omniphile, poligyne, etc., admises dans
toutes les sciences et notamment dans la botanique, qu'on nous dit si pleine de
charmes, si séduisante pour le beau sexe et la jeunesse.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 280
CONCLUSIONS.
que dépend la confiance, et j'ose me flatter d'avoir pleinement satisfait sur les
équilibres indiqués dans ces deux sections ; il en sera de même de ceux qui restent
à donner, savoir :
L’équilibre unitaire externe ou commercial;
L’équilibre hyper-mineur ou d'amour ;
Les équilibres puissanciels (III).
Le succès de l'association dépendant uniquement de la justesse de ces
équilibres appliqués à une masse de séries, on peut déjà en conclure que le
mécanisme sociétaire, tel que j'en trace le plan, est des plus plausibles ; que ce
serait folie d'en différer l'essai ; et que l'Angleterre ayant déjà des préparatifs tout
faits, des matériaux rassemblés soit à New-Lanarck, soit ailleurs, il faut l'inviter à
essayer dans l'un de ces établissements, le procédé d'association simple ou hongrée
(IV), sur une petite masse de 5 à 600 individus à choisir sur celle déjà rassemblée
pour des tentatives de régime sociétaire.
En attendant, les lecteurs, au lieu de se prendre à l'écorce du livre, au lieu de
s'engager dans de vétilleuses querelles sur la forme et la nomenclature, feront plus
sagement d'apprendre à s'orienter dans ce nouveau monde social, et s'instruire sur
le fond du sujet.
Je vais leur en donner un sommaire qui est l'abrégé de toutes les instructions
préliminaires des premiers tomes ; elles sont réunies en substance dans les quatre
thèses suivantes :
1°. Nécessité d'un mécanisme industriel réglé par Dieu. Dans ses créations il
n'opère pas au hasard, ni sans aucun plan ; tout y est géométriquement distribué. Il
a donc dû, avant de créer les passions humaines, son plus important ouvrage, en
déterminer et prévoir les effets, leur assigner un but et un mécanisme digne de sa
sagesse.
Ce mécanisme est nécessairement allié à l'industrie, puisque Dieu nous a
soumis les règnes.
2°. Propriété d'attraction inhérente au mécanisme divin. S'il n'était pas
ATTRAYANT, Dieu tomberait, 1° dans la DUPLICITÉ de système, en fondant
notre industrie sur la contrainte, tandis qu'il fonde sur l'attraction celle des animaux
libres, castors, abeilles, guêpes, fourmis, etc. ; 2° dans la CONTRADICTION en ce
qu'il nous mettrait à plaisir en rébellion avec lui-même, par le défaut d'appât dans
les travaux qu'il exige de nous.
3°. Nécessité du calcul de l'attraction passionnée, reconnue depuis Newton
pour interprète et agent de Dieu en impulsions d'harmonie ; c'est donc elle qu'il
faut consulter pour découvrir les vues de Dieu sur le mécanisme industriel.
4°. Concours de l'attraction industrielle avec la vérité ; car on ne peut pas
supposer que Dieu admette le mensonge pour ressort dominant ; or, quand la vérité
s'alliera avec l'attraction industrielle, nos passions, appelées aujourd'hui nos
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 282
1
Ici s'achevait le premier des quatre volumes de la Théorie de l'Unité universelle dans son
édition de 1966 qui reprenait l'édition de Fourier de 1823 (Note des éditeurs de la présente
édition).
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 283
TABLE ET TABLEAUX
DU TOME II
THÉORIE EN ABSTRAIT.
INTRODUCTION.
Retour à la table de l’Introduction
1. Notions préliminaires.
Séries passionnelles.
2. Aperçus des Destinées sociales : préventions qui règnent à ce sujet.
Tableau du Mouvement social. Première Phase.
— des neuf fléaux lymbiques.
3. Intérêts spéciaux de la France et de l'Angleterre.
Note A. Sur les passes du Nord et la triple récolte.
Table complémentaire du bénéfice climatérique.
PREMIÈRE PARTIE.
PROLÉGOMÈNES.
5. Application à la liberté.
6. Des sept droits naturels, en emploi simple et composé.
Tableau des sept droits avec analogies.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 284
PIVOT DIRECT.
INTERMÈDE.
Les Savants et les Artistes dupes de la Civilisation.
Antienne.
1er Moyen positif simple. – Récompense et lustre
des Savants et Artistes en Harmonie sociétaire.
Citienne.
2e Moyen positif composé. – Récompense de souveraineté
aux coopérateurs de la fondation d'épreuve.
Échelle générique des souverainetés.
Inter-Pause. – Les deux libéralismes.
3e Moyen négatif pratique. –
Leurres sur la fortune et la gloire.
Ultienne.
4e Moyen négatif théorique. – Situation critique
des Savants et des Artistes.
Postienne.
Conclusion.
FIN DE LA TABLE.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 286
AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS.
NÉOLOGIE.
INTRODUCTION
ET
DÉDICACE AUX NATIONS ENDETTÉES.
quatre milliards, n'avait été grevé d'aucune charge de ce genre, la France n'aurait
pas eu de révolution.
Les empires affligés de dettes publiques, doivent donc la plus sérieuse attention
à une découverte qui va extirper subitement et sans retour ces ulcères politiques,
en triplant le produit réel et proportionnément les ressources du fisc.
Le monde est inondé de charlatans qui, en finance, promettent monts et
merveilles ; on a été tant de fois leur dupe que chacun incline à la défiance :
pourquoi les modernes sont-ils ainsi le jouet des faux savants ? C'est qu'on n'a
établi ni peines afflictives contre les jongleurs, ni garanties d'accueil et d'épreuve
pour les vrais inventeurs.
J'analyserai en détail ces deux fautes, afin que le siècle opine à les éviter dans
l'examen de la plus précieuse des inventions.
ARTICLE 1er.
Notions préliminaires.
1
Le nombre des pauvres à Liverpool s'élève au tiers de la population, 27,000 indigents sur
80,000 habitants, et cependant Liverpool est une des cités opulentes ; le commerce maritime y
est en pleine activité. Un tiers d'indigents !... Singulier résultat de l'industrie non sociétaire !
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 290
qu'il était le plus urgent de cultiver, toutes celles qui pouvaient conduire aux
inventions brillantes et utiles ; tandis qu'ils ont prostitué 400,000 tomes à des
controverses politiques et morales qui ne servent qu'à troubler le monde social :
étrange dépravation de l'esprit humain !
Il est d'usage en Europe que l’Angleterre prenne l'initiative des travaux utiles,
et que la France n'entre en scène qu'après l'impulsion donnée par les Anglais :
aussi la France paraît-elle s'éveiller sur ce qui touche à l'Association ; elle
témoigne quelque penchant à s'en occuper. Un ouvrage publié récemment par
l'ingénieur Dutens et envoyé à tous les préfets par M. le conseiller-d'état Becquey,
directeur-général des ponts et chaussées, décrit les avantages que l'Angleterre a
recueillis des Associations spéciales ou travaux publics entrepris par compagnies
d'actionnaires.
Inviter les capitalistes à s'occuper de ces entreprises, c'est demander le fruit
avant la fleur. Les compagnies d'actionnaires naîtraient de l'état des choses, le jour
où l'Association domestique serait établie ; elle exécuterait dès l'année suivante des
travaux publics d'irrigation, reboisement, etc., au prix desquels l'Angleterre ne
semblerait qu'un pygmée, quoiqu'elle soit un colosse en ce genre, comparativement
aux autres contrées.
Les sociétés policées ne s'étant jamais occupées d'Association, n'ont pas pu
savoir que la domestique doit précéder la spéciale, de même que la tige doit naître
avant les rameaux. Ce qui prouve l'insuffisance de la spéciale, c'est que
l'Angleterre, quoique féconde en ce genre, n'exécute point les grands travaux de
première nécessité, comme recouvrement et reboisement des pentes effritées,
encaissement général des eaux, etc.
Pour définir exactement le degré où elle est parvenue en travaux publics,
disons qu'elle est un peu moins en retard que les continentaux ; mais de ses
prodiges industriels à ceux qu'opérera l'Association domestique, il reste encore, je
le répète, la distance du pygmée au géant.
Quelques économistes français ont eu des idées superficielles d'Association
domestique ; j'ai lu en 1804 des observations signées Cadet-de-Vaux, où l'on
s'extasiait sur l'immense bénéfice que recueillerait un village d'un millier
d'habitants, si on pouvait associer les familles et les rétribuer proportionnément
aux facultés de chacune.
Ainsi, après 3,000 ans d'inadvertance, voilà deux grandes puissances qui se
ravisent enfin sur la plus urgente des recherches, mais sans oser se livrer à
l'espérance, ni proposer le moindre prix pour la découverte de l'Association
domestique.
On m'a communiqué fort tard (8 juillet 1821), une note où je vois qu'il existe à
Paris des partisans de l'Association, désirant et provoquant la découverte d'un
procédé efficace : ladite note, signée Huard, se trouve dans le Mémorial universel
de l'industrie française ; juin, 54e livraison.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 292
laquelle des deux devancera l'autre dans cette nouvelle carrière et enlèvera la
palme : j'examinerai à la fin de l'introduction, leurs intérêts respectifs à cette
initiative ; reprenons l'exposé du sujet.
On voit l'Association s'introduire dans quelques menus détails d'économie
rurale, comme le four banal. Un village de cent familles reconnaît que s'il fallait
construire, entretenir et chauffer cent fours, il en coûterait en maçonnerie,
combustible et manutention dix fois plus que ne coûte un four banal, dont
l'économie s'élèvera au vingtuple ou trentuple, si la bourgade contient deux ou
trois cents familles.
Il suit de là, que si on pouvait appliquer l'Association à tous les détails
d'exploitation domestique et agricole, on trouverait en moyen terme une économie
des neuf dixièmes sur l'ensemble de la gestion, indépendamment du produit que
donneraient les bras épargnés et ramenés à d'autres fonctions.
Je n'exagère donc pas en avançant que l'Association domestique dans son plus
bas degré, qui est de quatre cents personnes (soixante-dix à quatre-vingts familles),
donne déjà un produit triple de celui qu'on obtient à chances égales d'une
agriculture incohérente et morcelée comme celle de nos villageois.
J'ai recours à la contre-preuve : estimons la dépense et la duperie qui
résulteraient du morcellement de certains travaux exécutés en grand comme celui
de la brasserie. Si chaque ménage faisait sa bière comme il fait son vin en pays
vignoble, cette bière coûterait environ le décuple de celle du brasseur, qui trouve le
gage de l'économie dans une grande entreprise, préparant pour un millier de
personnes.
Ajoutons que sur toutes ces bières faites en ménage, il y aurait souvent des
cuites manquées et perdues, et que la plupart seraient de qualité très-inférieure,
même à égalité de matières, les petits ateliers ne pouvant réunir ni les
connaissances, ni les moyens qu'on rassemble dans les grands.
Certaines classes pauvres, comme les soldats, se rallient forcément à
l'économie sociétaire. S'ils faisaient séparément leur chétive cuisine, autant de
soupes que d'individus, au lieu de préparer le potage pour la chambrée entière, il
leur en coûterait beaucoup de dépenses et de fatigues, et en triplant les frais ils
seraient moins bien nourris.
Qu'un monastère de trente religieux essaie de faire trente cuisines séparées,
trente feux au lieu d'un, et ainsi du reste, il est certain qu'il dépensera six fois plus
en matériaux, vaisselles et salaires d'argents, et qu'on sera moins bien traité qu'en
gestion unitaire.
Comment la politique moderne tout enfoncée dans les minutieux calculs, dans
les balances par sous et deniers, n'a-t-elle pas songé à développer ces germes
d'économie sociétaire, et proposer d'étendre aux villageois et citadins cette
Association domestique dont on trouve des lueurs dans notre système social ? Ne
pourrait-on pas amener trois cents familles de cultivateurs à une réunion
actionnaire, où chacun serait rétribué en proportion des trois facultés industrielles,
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 294
qui sont capital, travail et talent ? Aucun économiste ne s'est occupé de ce grand
problème ; cependant quelle serait l'énormité du bénéfice dans le cas où on aurait
un seul et vaste grenier bien surveillé, au lieu de trois cents greniers exposés aux
rats et aux charançons, à l'humidité et à l'incendie ! Une seule cuverie pourvue de
foudres économiques, au lieu de trois cents cuveries, meublées souvent de futailles
malsaines et gérées par des ignorants qui ne savent ni améliorer, ni conserver les
vins dont on voit chaque année d'immenses déperditions !
Ne nous effrayons plus des obstacles apparents puisque le problème est résolu,
et osons envisager l'immensité des économies sociétaires dans les plus petits
détails. Cent laitières qui vont perdre cent matinées à la ville seraient remplacées
par un petit char suspendu portant un tonneau de lait. Cent cultivateurs qui vont
avec cent charrettes ou ânons, un jour de marché, perdre cent journées dans les
halles et les cabarets, seraient remplacés par trois ou quatre chariots que deux
hommes suffiraient à conduire et servir. Au lieu de trois cents cuisines exigeant
trois cents feux et distrayant trois cents ménagères, la bourgade aurait une seule
cuisine à trois feux et trois degrés de préparation pour les trois classes de fortunes ;
dix femmes suffiraient à cette fonction qui, aujourd'hui, en exige trois cents.
On est ébahi quand on évalue le bénéfice colossal qui résulterait de ces grandes
Associations : à ne parler que du combustible, devenu si rare et si précieux, n'est-il
pas certain que dans les emplois de cuisine et de chauffage, l'Association
épargnerait les 7/8 du bois que consomme le système actuel, le mode incohérent et
morcelé qui règne dans nos ménages ?
Le parallèle n'est pas moins choquant si on compare spéculativement les
cultures d'un canton sociétaire gérant comme une seule ferme, et les mêmes
cultures morcelées, soumises aux caprices de trois cents familles. L'un met en
prairie telle pente que la nature destine à la vigne ; l'autre place du froment là où
conviendrait le fourrage ; celui-ci pour éviter l'achat de blé, défriche une pente
roide que les averses déchausseront l'année suivante ; celui-là pour éviter l'achat de
vin, plante des vignes dans une plaine humide. Les trois cents familles perdent leur
temps et leurs frais à se barricader par des clôtures et plaider sur des limites et des
voleries ; toutes se refusent à des travaux d'utilité commune qui pourraient servir
des voisins détestés ; chacun ravage à l'envi les forêts et oppose partout l'intérêt
particulier au bien public.
Entre-temps nos sages nous vantent l'unité d'action : eh ! quelle unité peuvent-
ils voir dans ce morcellement industriel, dans cette cacophonie anti-sociale !
Comment tardent-ils trois mille ans à poser en principe que c'est l'Association et
non pas le morcellement, qui est la destinée de l'homme, et que tant qu'on ignore la
théorie d'Association domestique, l'homme n'est point parvenu à sa destinée !
Pour apprécier la justesse de ce principe, réfléchissons sur l'immensité de
connaissances qu'exige l'agriculture, et sur l'impossibilité où est le villageois de
réunir seulement le vingtième des moyens qui constitueraient le parfait agronome :
il faudrait qu'à de grands capitaux, il pût ajouter les lumières disséminées sur cent
têtes savantes et deux cents praticiens consommés ; en outre, il faudrait rendre
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 295
ne consentirait pas à les quitter pour une offre de festins, bals et spectacles
proposés aux heures des séances industrielles.
Le travail sociétaire, pour exercer une si forte attraction sur le peuple, devra
différer en tout point des formes rebutantes qui nous le rendent si odieux dans l'état
actuel. Il faudra que l'industrie sociétaire, pour devenir attrayante, remplisse les
sept conditions suivantes :
1°. Que chaque travailleur soit associé, rétribué par dividende et non pas
salarié.
2°. Que chacun, homme, femme ou enfant, soit rétribué en proportion des trois
facultés, capital, travail et talent.
3°. Que les séances industrielles soient variées environ huit fois par jour,
l'enthousiasme ne pouvant se soutenir plus d'une heure et demie ou deux heures
dans l'exercice d'une fonction agricole ou manufacturière.
4°. Qu'elles soient exercées avec des compagnies d'amis spontanément réunis,
intrigués et stimulés par des rivalités très-actives.
5°. Que les ateliers et cultures présentent à l'ouvrier les appâts de l'élégance et
de la propreté.
6°. Que la division du travail soit portée au suprême degré, afin d'affecter
chaque sexe et chaque âge aux fonctions qui lui sont convenables.
7°. Que dans cette distribution chacun, homme, femme ou enfant, jouisse
pleinement du droit au travail ou droit d'intervenir dans tous les temps à telle
branche de travail qu'il lui conviendra de choisir, sauf à justifier de probité et
aptitude.
Enfin, que le peuple jouisse dans ce nouvel ordre, d'une garantie de bien-être,
d'un minimum suffisant pour le temps présent et à venir, et que cette garantie le
délivre de toute inquiétude pour lui et les siens.
On trouve toutes ces propriétés réunies dans le mécanisme sociétaire dont je
publie la découverte ; et comme je m'engage à les démontrer en grand détail dans
le cours de cet ouvrage, nous pouvons préalablement disserter sur l'hypothèse
d'attraction industrielle qu'implique ce mécanisme.
J'ai dit plus haut, qu'elle suffira seule à lever tous les obstacles qui ont, depuis
trois mille ans, paralysé le génie social ; jugeons-en par trois problèmes d'où on
pourra conclure sur tous les autres.
1°. Extirper l'indigence. Elle naît en grande partie de la fainéantise mais quand
le peuple trouvera dans l'industrie une amorce aussi puissante que le serait
aujourd'hui celle des festins, la fainéantise ne pourra plus exister ; elle sera
transformée en fougue industrielle, dont le produit suffira amplement à extirper
l'indigence.
2°. Prévenir les discordes. Elles naissent pour la plupart de la pauvreté ; or, s'il
est prouvé que l'Association et l'attraction industrielle aient la faculté d'élever le
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 297
produit au triple, elles tariront la principale source des discordes, qui est la
pauvreté.
3°. Garantir le minimum au peuple. On en trouve le moyen dans l'énorme
produit que fournira le régime sociétaire ; sa propriété d'attirer au travail, fait
disparaître le danger qu'il y aurait dans l'état actuel à garantir au pauvre une
subsistance qui serait pour lui un appât à la fainéantise, mais il n'y aura aucun
risque à lui faire l'avance d'un minimum de 400 fr., quand on saura qu'il en doit
produire 600, au moins, en se livrant au travail devenu plaisir et métamorphosé en
fêtes perpétuelles.
Ainsi, tous les biens découlent à la fois de cette propriété d'attraction
industrielle dont jouit l'ordre sociétaire ; ladite propriété repose sur une disposition
fort inconnue parmi nous, et que je décrirai sous le nom de série passionnelle
unitaire ou série contrastée, rivalisée, engrenée. Cette opération d'où naissent tant
de merveilles sociales, aurait pu être découverte dès les premiers âges de la
civilisation, si l'on se fût livré à quelques recherches sur le mécanisme sociétaire,
dont une négligence impardonnable a retardé l'invention.
Les seules chances de bénéfice que j'ai fait entrevoir, devaient suffire à
stimuler le génie. Les philosophes pour excuser leur apathie sur ce grand
problème, objectent que cela serait trop beau, que tant de perfection n'est pas faite
pour les hommes : plaisant motif de négliger les recherches ! Plus les résultats
seraient brillants, plus la perspective devait exciter à chercher le procédé
d'Association.
Les passions s'y opposent, réplique-t-on, il est impossible de tenir en société
domestique trois ou quatre ménages, sans que les friponneries, les disparates de
caractères, les prétentions impérieuses, n'amènent bientôt des discordes, surtout
entre les femmes qui ne s'accorderaient pas une semaine.
Je le sais, mais on verra dans le cours de cet ouvrage que l'accord impossible
entre une dizaine de familles, devient très-praticable entre cent, distribuées selon le
procédé que j'ai nommé série passionnelle unitaire, procédé qui ne peut
s'appliquer qu'à des masses nombreuses et non pas à une dizaine de familles.
Dans ce nouveau mécanisme, les passions et les inégalités de fortune et de
caractère, loin de s'opposer au lien sociétaire, en forment les rouages ; tous les
contrastes y deviennent utiles : ainsi, nos préjugés nous représentent comme
obstacle ce qui est au contraire moyen d'Association, et pour preuve, on verra dans
ce traité qu'il serait impossible d'associer cent familles égales en fortune et
homogènes ou très-rapprochées en caractères ; l'opération dite série passionnelle
unitaire est incompatible avec l'égalité.
L'économie ne pouvant naître que des grandes réunions, Dieu a dû adapter son
plan sociétaire à des masses nombreuses ; de là vient que les petites Associations
de six, huit, dix familles sont inconciliables, et le seraient encore lors même qu'on
essaierait d'y appliquer le procédé sociétaire (la série passionnelle), qui ne peut
s'adapter à de si petites masses.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 298
Hors des développements par série unitaire, les passions ne sont que des êtres
démoniaques, des tigres déchaînés, ce qui a fait croire aux moralistes civilisés que
nos passions étaient nos ennemis : c'est au contraire le mécanisme civilisé et
barbare qui est l'ennemi des passions et des humains, en ce qu'il ne se prête pas
aux liens sociétaires voulus par Dieu.
Plaçons ici une définition provisoire de cette disposition, que je nomme série
passionnelle contrastée, rivalisée, engrenée ; c'est le levier qui fait mouvoir tout le
système d'harmonie sociétaire : l'invention de ce procédé était la voie d'avènement
au bonheur ; sa découverte est pour tous les globes une condition sine quâ non. Le
monde social ne peut, dans aucune planète, passer à l'unité, ni s'élever aux
destinées heureuses, avant d'avoir inventé ce mécanisme des séries passionnelles,
dont la recherche est la tâche essentielle du génie. Les autres sciences, même les
plus justes, comme les mathématiques ne sont pour nous que de vaines lumières,
tant que nous ignorons la science du mécanisme sociétaire, d'où naîtraient la
richesse, l'unité et le bonheur.
Donnons par avance quelques notions très-succinctes sur cette opération ;
exposons en quatre pages, s'il se peut, le sujet qui, pour être bien traité, exigera au
moins quatre volumes de développements. Ce n'est que l'argument qu'on va lire ; et
comme il est nécessaire de se le graver dans la mémoire, je le distingue par un
italique, pour mieux le recommander à l'attention, qu'on accordera volontiers, si on
veut se rappeler que l'emploi des séries passionnelles en agriculture, nous vaudra le
précieux avantage de tripler le revenu réel, et d'obtenir 3,000 fr. d'un domaine qui
n'en rend que 1,000 en culture civilisée et morcelée ; c'est une promesse qu'on ne
saurait trop répéter, quand on en tient la preuve arithmétique.
SÉRIES PASSIONNELLES.
graduation des nuances, on peut dire que la seconde condition est accomplie
conjointement avec la première, sauf l'emploi des ressorts d'intrigue dont il n'est
pas encore temps de nous occuper.
La troisième condition à remplir est celle de l'engrenage ou lien des différentes
séries : il ne peut avoir lieu qu'autant que leurs groupes changent très-
fréquemment de fonctions, comme d'heure en heure, ou tout au plus de deux en
deux heures ; par exemple, un homme peut se trouver
à 5 heures du matin, dans un groupe de pasteurs ;
à 7, dans un groupe de laboureurs ;
à 9, dans un groupe de jardiniers.
La séance de deux heures est la plus longue station admissible en harmonie
passionnée, l'enthousiasme ne pouvant pas se soutenir au-delà de deux heures ; les
séances doivent se réduire à une heure, si l'objet du travail est peu attrayant.
Dans la succession que je viens d'indiquer, les trois séries de bergerie,
labourage et jardins, auront engrené par échange réciproque de sociétaires.
Il n'est pas nécessaire que cet échange soit général ; que vingt hommes
occupés au soin des troupeaux de cinq à six heures et demie, aillent tous les vingt
labourer de six heures et demie à huit heures, il faut seulement que chaque série
fournisse aux autres plusieurs sociétaires tirés de quelques-uns de ses groupes,
afin d'établir des liens entre elles par engrenage de divers membres fonctionnant
alternativement dans l'une et dans l'autre.
Une série passionnelle qu'on formerait isolément, ne serait d'aucun emploi, et
ne se prêterait à aucune opération d'harmonie. Rien ne serait plus aisé que
d'organiser dans une grande ville, comme Paris, une ou plusieurs séries
industrielles : exerçant sur les parterres, les vergers, elles seraient complètement
inutiles ; il faut au moins une cinquantaine de séries pour remplir la troisième
condition, celle d'engrenage ; c'est pourquoi l'on ne peut pas tenter l’Association
sur un petit nombre, comme vingt familles ou cent personnes, dont on ne
parviendrait jamais à former cinquante séries régulièrement graduées par groupes
de nuances ascendantes ou descendantes ; il faut au moins quatre cents personnes,
hommes, femmes et enfants, pour former et engrener une cinquantaine de séries
sur lesquelles doit rouler le mécanisme d’Association simple : il faudrait environ
quinze à seize cents personnes pour le mode composé qui exige au moins quatre
cents séries.
On peut remarquer ici un vice de proportion,
15 à 1600 personnes pour former 400 séries,
et 400 personnes pour former 50 séries.
On pensera que les quatre cents personnes doivent fournir cent séries : cette
estimation est simple et fausse. On doit estimer en composé, c'est-à-dire en raison
du nombre de sociétaires et en raison des développements qu'il permet. Or, le petit
nombre se prêtant fort peu aux développements, il ne faut pas s'étonner que je
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 302
réduise à cinquante au lieu de cent la quantité de séries qu'on peut former avec
quatre cents personnes.
Dans l'état sociétaire, les bénéfices croissent en raison du nombre de séries
que peut former une masse de travailleurs ; en conséquence, l'Association simple
donne à peine moitié du bénéfice de la composée ; un entrepreneur qui fonderait,
d'une part, quatre cantons d'ordre simple, chacun de
400 personnes, formant 200 séries, sociétaires 1,600 ;
d'autre part, un canton d'ordre composé, formant
400 séries, sociétaires 1,600 ;
obtiendrait plus du double produit dans le canton d'ordre composé : le rapport
serait de trois à sept, c'est-à-dire que si les quatre cantons simples produisaient au
bout de l'an 1,200,000 fr.
le canton composé produirait 2,800,000 fr.
De là chacun va conclure qu'il faudra fonder en ordre composé le canton
d'épreuve : cela serait à désirer ; mais des considérations que j'exposerai dans le
cours de l'ouvrage, nous obligeront à spéculer sur l'ordre simple, quoique bien
moins lucratif.
Il m'a paru nécessaire de donner d'emblée cette légère notion sur les séries ; le
peu que j'en ai dit doit rassurer le lecteur sur les difficultés de cette nouvelle
science, et lui faire comprendre qu'elle se composera d'études plus amusantes que
pénibles ; elle n'est autre que l'art de raffiner, varier, intriguer les plaisirs, et par
suite les travaux agricoles et manufacturiers, qui, dans ce nouvel ordre, sont
métamorphosés en plaisirs.
Pour faciliter l'initiation, j'adopte la méthode progressive, je débute sur les
séries par une leçon bornée à quatre pages ; nous reprendrons le sujet dans une
dissertation étendue à quelques chapitres des prolégomènes, après quoi nous le
traiterons complètement dans le corps de l'ouvrage.
Le mécanisme sociétaire ne pouvant opérer dans tous ses détails que par séries
passionnelles, nous n'aurons pas autre chose à étudier que la formation des séries,
leur distribution, leurs intrigues, leurs équilibres.
C'est donc l'argument de l'ouvrage qui est contenu dans ce paragraphe italique,
où j'ai défini succinctement le ressort essentiel de l'Association : ressort tout à fait
inconnu des peuples qui ont fait des tentatives en ce genre, soit en réunions
militaires, comme celles des Spartiates et Croates ; soit en réunions civiles comme
celles des Hernutes, des Paraguais, et même des Anglais de New-Lanark, dont le
régime est supérieur en développements sociaux.
Ces tâtonnements tendaient à la découverte du procédé naturel ou série
contrastée, rivalisée, engrenée ; c'est la seule méthode adaptée au vœu des
passions, la seule qui puisse créer l'attraction industrielle.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 303
inégaux, comme si leur canton appartenait à un seul individu qui affecterait chaque
portion du territoire aux emplois les plus convenables.
C'est trop de merveilles, répondent les sceptiques ; mais qu'ils attendent
l'exposé des moyens. J'avoue que la perspective de tant de biens est humiliante
pour certaines sciences qui ont négligé l'étude de l'Association ; mais celui qui,
après vingt-deux ans de recherches, tient la solution du problème, sera-t-il obligé
d'en déguiser les avantages pour sauver l'orgueil des indolents qui n'ont pas voulu
s'en occuper ? Et si on découvre une mine d'or, faudra-t-il la déclarer mine de
plomb, par déférence pour ceux qui n'ont pas su la trouver ?
Que les philosophes se rassurent, l'offense faite à leur amour-propre sera bien
compensée par les chances de fortune colossale qu'elle leur ouvrira, et dont je les
entretiendrai à l'intermède.
ARTICLE II.
Aperçus des destinées sociales,
préventions qui règnent sur ce sujet.
On a pu voir que je ferai usage d'un levier tout à fait inconnu, et dont on ne
peut pas juger les propriétés avant que je ne les aie expliquées. La série
passionnelle contrastée, ne s'alimente que de ces disparates qui désorientent la
politique civilisée ; elle opère comme le laboureur qui, d'un ramas d'immondices,
va tirer des germes de richesse ; les détriments, les boues, les ordures et matières
immondes qui ne serviraient qu'à souiller et infecter nos maisons, deviennent pour
lui des sources de fortune. Il en est de même des immondices passionnelles dont la
politique ne sait faire aucun emploi. Nous allons, grâce au levier que je nomme
série contrastée, transformer en matériaux précieux tous ces levains de fureurs
sociales : plus ils sont nombreux, mieux les séries seront graduées, contrastées et
aptes à l'engrenage.
On doit donc se garder d'élever à l'avance des objections contre un procédé
dont on ne connaît pas encore les propriétés. Il faut, selon l'avis de la philosophie,
croire que la nature n'est pas bornée aux moyens connus, et selon l'avis de la
raison, croire que Dieu, dont la providence est universelle, n'a pas créé les
passions, les éléments de mécanique sociale, sans nous ménager quelque moyen
d'employer utilement ces matériaux ; moyen dont nos fausses méthodes ont pu
retarder jusqu'à ce jour la découverte. L'humanité a tardé 4,000 ans à inventer
l'étrier et la soupente, que tout bon simple pouvait découvrir et qui furent inconnus
d'Athènes et de Rome ; doit-on s'étonner qu'un calcul immense, comme celui des
séries passionnelles, ait échappé aux sciences modernes qui ne l'ont pas même
cherché et n'en ont pas soupçonné l'existence.
Plus une invention promet de bienfaits, plus le lecteur doit être exigeant sur les
preuves. Si ma théorie ne se rattachait pas aux sciences fixes, chacun serait en
droit de me suspecter d'esprit systématique et de modifier à sa fantaisie mon plan
d'Association. Il ne sera digne de confiance qu'autant qu'il ralliera et encadrera,
dans un même plan, la mécanique sociétaire des passions et les autres harmonies
connues de l'univers.
Mais pour démontrer cette concordance des passions avec le système de
l'univers, il faudra le faire connaître, et rien n'est plus ignoré, quoique des milliers
d'auteurs aient prétendu nous l'expliquer. On a rêvé l'unité de l'univers, elle va
enfin être démontrée par application du passionnel au matériel.
Nous aurons donc deux sciences nouvelles à étudier de front, celle de
l'Association et celle des harmonies de l'univers. C'est de quoi effrayer maint
lecteur qui pourra craindre qu'on ne veuille l'engager dans les hautes sciences : il
n'en est rien ; pour expliquer l'unité de l'univers, l'accord du monde matériel avec
le passionnel, nous n'aurons recours qu'à des leçons amusantes et tirées des objets
les plus séduisants parmi les animaux et végétaux. Je ne donnerai ces leçons qu'à
mesure de nécessité, et en doses qu'on jugera trop faibles, vu le charme attaché à
cette science fort inconnue.
Dissipons d'abord le préjugé qui veut assigner d'étroites limites à la puissance
de Dieu et à la marche progressive de la nature. Il semble, à en croire nos sciences,
que la civilisation soit le terme ultérieur des destinées humaines, et qu'il soit
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 306
impossible à la sagesse divine d'inventer un mécanisme plus parfait, que cet abîme
de misères et de perfidies qu'on nomme civilisation perfectibilisée.
L'humanité peut organiser beaucoup de sociétés plus heureuses, et il existe un
calcul régulier pour en déterminer l'échelle et les propriétés. Je vais disserter sur
les huit premières, au nombre desquelles se trouvent celles que nous voyons
établies.
TABLEAU
DE LA PREMIÈRE PHASE DU MOUVEMENT SOCIAL.
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Retour à la table de l’Introduction
ÉCHELONS. NOMS DES PÉRIODES.
1. SÉRIISME CONFUS, dit ÉDEN, PARADIS TERRESTRE.
Association par instinct et par circonstance.
1 1/2. Otahitiens.
2. SAUVAGISME ou Sauvagerie ; LYMBE SOUS-AMBIGUË.
ANTÉRIEURES OU ASCENDANTES
3. Patriarcat.
LYMBES OBSCURES
associées. Quant à la vérité, elle n'est lucrative et protégée que dans l'état
sociétaire, dans les périodes organisées en séries passionnelles unitaires.
Des neuf périodes indiquées dans ce tableau, quatre seulement nous sont
connues : ce sont les quatre mensongères nommées : 2, sauvagerie ; 3, patriarcat ;
4, barbarie ; 5, civilisation.
Je les désigne sous le nom de lymbes obscures, parce qu’elles sont autant de
lymbes, autant de labyrinthes pour le génie social. Pendant la durée de ces
sociétés, il est réduit à des rêves impraticables sur les divers objets de ses vœux,
Richesse proportionnelle ;
Bonheur individuel ;
Règne de la justice ;
Unité d'action.
Aussi n'est-il parvenu qu'à établir,
La Pauvreté relative ;
L'Inquiétude personnelle ;
Le Règne de tous les vices ;
La Duplicité d'action.
Le seul chapitre des duplicités d'action nous fournira une immense litanie, dont
l'article le plus saillant est la contrariété de l'intérêt individuel avec l'intérêt
collectif, et l'insouciance de chacun pour les opérations d'intérêt général, comme la
conservation des forêts.
Pourquoi la période sauvage est-elle, quoique sans industrie, au rang de lymbes
ambiguë, et plus rapprochée de la destinée que les trois lymbes industrieuses, 3, 4,
5 ? Ce débat mènerait trop loin ; ne compliquons pas la théorie dans un début, et
classons la société sauvage au nombre des lymbes obscures.
Dans ce tableau de la première phase, j'ai intercalé sept périodes mixtes ou
échelons bâtards et intermédiaires, placés à tous les intervalles ; il suffit de ces sept
pour exercer un lecteur à classer les mixtes : par exemple, il est connu que la
société chinoise réunit par égales doses les caractères de barbarie et de
civilisation ; elle a des sérails comme les barbares, des tribunaux de judicature et
d'étiquette, comme les civilisés ; elle est donc un mixte à classer entre les échelons
4 et 5, dont elle participe assez également.
L’ordre mixte est répandu dans tout le système de la nature ; il existe en
mouvement social comme en mouvement matériel. Les périodes mixtes sont aux
autres échelons, ce qu'est le polype aux deux règnes animal et végétal, ce qu'est la
chauve-souris aux deux ordres de quadrupèdes et d'oiseaux dont elle forme le lien.
Nous reviendrons sur ces mixtes sociaux qu'il n'est pas encore temps de définir.
Fixons-nous à l'objet principal, à la distinction des échelons ou périodes en
sociétaires et insociétaires dont il faut remarquer le contraste principal, savoir :
Que les sociétaires numérotés 1, 7, 8, 9, ont la propriété de rendre la vertu, la
justice et la vérité, plus lucratives que le vice, l'injustice et le mensonge ; et par
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 308
suite, faire préférer la vertu au vice, passionner les hommes pour la pratique de la
justice et de la vérité.
Que les périodes insociétaires numérotées 2, 3, 4, 5, allouent le bénéfice et les
honneurs au vice fardé des couleurs de la vertu, et par suite entraînent l'immense
majorité à la pratique de l'injustice et de la fourberie. Elles sont donc pour le génie
des lymbes obscures, où il est privé de la lumière sociale, ignorant l'opération d'où
naîtraient la richesse, le bonheur, la vérité et l'unité.
Le parallèle de ces huit sociétés, dont quatre heureuses et quatre malheureuses,
donne lieu à poser le principe de dualité d'essor dans le système du mouvement.
Distinguons-y l'essor harmonique ou heureux et vrai, distribué par séries, et l'essor
subversif ou malheureux et faux, distribué par familles.
Sur ce problème, l'instinct avait mieux guidé les anciens, que la raison n'a servi
les modernes. Ceux-ci n'ont tenu aucun compte de la dualité d'essor.
Les anciens admettaient deux principes dans l'Univers, le bon et le mauvais,
nommés Orobaze et Arimane. Ils étendirent cette idée au mouvement social où ils
introduisirent des démons concurremment avec les dieux. En donnant un peu
d'extension à cette idée, on aurait dû l'appliquer aux périodes sociales, et les
distinguer en divines et en démoniaques. On en aurait conclu, que notre globe se
trouvait dans les périodes infernales régies par le mauvais principe ; car on voit sur
notre globe tous les effets que pourrait y produire l'influence des esprits infernaux :
l'état social n'offre à nos regards qu'indigence, fourberie, violence, carnage, et tous
les résultats qui peuvent nous faire douter de l'intervention de la Providence, nous
amener à conclure que le mouvement social est dans la phase régie par le mauvais
principe, et qu'il faut s'évertuer à découvrir d'autres sociétés où puissent dominer le
bon principe et ses effets, tels que richesse, vérité, liberté, paix générale.
Nous voyons ces deux sortes d'effets dans le monde sidéral, où le principe
subversif règne parmi les astres incohérents nommés comètes, et où le principe
d'harmonie règne parmi les astres sociétaires nommés planètes. S'il y a unité dans
le système de l'Univers, ce contraste d'essor, cette dualité doit régner également
dans le monde social.
Il ne fallait pas grand effort de génie pour soupçonner une analogie du
mouvement social avec le sidéral, et conclure que les sociétés humaines pouvant
être sujettes à ce double essor, on devait chercher à sortir des quatre sociétés
malheureuses et fausses, dites Sauvage, Patriarcale, Barbare, Civilisée, et procéder
à l'invention des sociétés heureuses que j'ai désignées sous les numéros 1, 7, 8, 9 :
la 1re, Éden, ne peut plus renaître, elle a été de courte durée.
La 6e période indiquée au tableau sous les noms de Garantisme, Demi-
Association, Lymbe-Ambiguë, n'a été ni organisée, ni découverte, mais très-
activement cherchée. Elle présenterait un amalgame assez régulier de vice et de
vertu. Elle est l'objet des rêves de la philosophie, qui dans ses utopies ne raisonne
que de garantie, contre-poids, balance, équilibre. Pour s'élever à ce degré de bien, à
ce demi-règne de la vérité, il eût fallu inventer à la période 6, plus élevée en
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 309
échelle que la civilisation, qui n'est pas compatible avec les garanties régulières :
aussi toutes celles qu'on tente d'y établir, sont-elles constamment éludées et
illusoires.
Le fruit à tirer de ce tableau, dont je recommande l'étude, c'est de se souvenir
que les périodes lymbiques, les échelons sociaux 2, 3, 4, 5, où le procédé
d’Association est inconnu, et où le travail est géré en mode incohérent et morcelé,
sont quatre égouts de vices, quatre boîtes de Pandore, d'où se répandent sur la terre
toutes les calamités : pauvreté, inquiétude, fourberie, duplicité, etc.
Lorsqu'on voit ces fléaux naître à la place des biens promis par la science, et
s'envenimer par les antidotes qu'on y oppose, n'est-il pas évident que l'esprit
humain s'est fourvoyé, et que les voies du bien social restent à découvrir ?
Pourquoi la philosophie se refuse-t-elle à l'aveu de ces errements que dénonce
l'expérience ? Les autres sciences n'ont pas cet orgueil. On convient en médecine
qu'il y a insuffisance de l'art quand une maladie, comme la goutte, l'hydrophobie
ou l'épilepsie, est rebelle à tous les traitements connus. Dans ce cas, la médecine
avoue franchement qu'elle est en arrière d'invention, et que l'antidote reste à
découvrir.
La politique est bien plus en défaut de génie ; l'art de ses coryphées ne sert qu'à
nous rendre plus fourbes, plus malheureux, qu'à désoler les empires par des
commotions violentes, les baigner dans le sang et le crime, en leur promettant la
douce fraternité : toute nation qui appelle à son secours ces régénérateurs, en vient
bientôt à souhaiter de ne les avoir jamais connus.
Il est donc évident que la médecine sociale, dite philosophie, est souvent un
remède pire que le mal, quelque louables que soient ses intentions. Elle échoue sur
tous les points, parce qu'elle a manqué les voies de découvertes en mécanique
sociétaire.
Signalons ici une contradiction qui n'a point été remarquée : d'une part, le
préjugé nous habitue à négliger toute recherche sur l'Association, sous prétexte que
ça serait trop beau ; et d'autre part le mal-être nous fait invoquer pièce à pièce les
divers bienfaits qui naîtraient du lien sociétaire. Nos désirs en ce genre peuvent se
réduire à quatre, déjà énoncés et qui comprennent tous les autres, ce sont :
Richesse proportionnelle,
Bonheur individuel,
Règne de la justice,
Unité d'action
J'emploie ici l'expression de bonheur individuel, d'où naît le bonheur général
qui ne peut se fonder que sur le contentement de chaque individu. Tant que cette
condition n'est pas remplie, il n'existe point de bonheur général.
Tous les vœux de la politique, de la morale et de l'économisme, sont renfermés
dans ces quatre lignes, qui indiquent les résultats généraux de l'Association ; or,
demander chacun des effets, n'est-ce pas désirer la cause qui seule peut les
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 310
produire, et qui n'est autre que le lien sociétaire dont on n'a jamais songé à
déterminer le procédé ?
La politique moderne, qui se flatte de répandre sur nous les quatre bienfaits,
richesse, bonheur, justice, unité, nous accable de tous les fléaux opposés.
1°. Elle promet d'enrichir les gouvernements et les particuliers ; il arrive au
contraire que tous les souverains s'obèrent de plus en plus, et que les particuliers,
gênés par le progrès du luxe, trouvent partout leur fortune trop modique, même
dans la classe qui surabonde de biens ; tandis que la nombreuse caste des salariés
n'a pas même le nécessaire ou minimum, et se voit d'autant plus sujette à manquer
de travail, que l'industrie manufacturière et mécanique fait plus de progrès.
J'ai déjà observé que la société civilisée et barbare ne peut pas garantir aux
salariés ce nécessaire, parce que le travail étant répugnant hors de l'Association par
séries unitaires, le peuple s'adonnerait à l'oisiveté dès qu'il serait assuré d'un
minimum. On ne peut le lui fournir que dans l'état sociétaire où règne l'attraction
industrielle, et où la régence du canton peut sans danger avancer au pauvre les 2/3
de ce qu'il gagnera en se livrant à ses plaisirs ; c'est-à-dire au travail devenu
attrayant et métamorphosé en plaisir. Hors de cet état, la répugnance des salariés
pour l'industrie va croissant, parce que leur pauvreté est relativement plus grande
qu'aux époques où le luxe était moindre ; aussi n'est-il pas de misère plus
effrayante que celle du peuple anglais, qui tient pourtant le premier rang dans
l'industrie.
On voit par là que notre politique opère à contre-sens de son premier souhait,
qui est la richesse proportionnelle ; et que ses progrès en industrie sont un cercle
vicieux, comme tant d'autres perfections dont elle fait trophée, mais qui examinées
sévèrement, jugées d'après les résultats, ne sont que des illusions systématiques.
2°. La politique se flatte de conduire les nations au bonheur, elle n'a pas même
su le définir : comment nous procurerait-elle un bien qu'elle ne connaît pas ? Il
existait à Rome, au temps de Varron, 278 opinions contradictoires sur le vrai
bonheur, on en compterait aujourd'hui bien davantage dans Paris ou Londres.
Pour expliquer le problème, il faut s'en rapporter à la majorité des votes. Nous
voyons tous les gens riches s'adonner à la vie oisive, aux fêtes, aux débauches, ou
bien n'exercer en industrie que des fonctions faciles, honorifiques, lucratives. Nous
voyons d'autre part, que la bourgeoisie et le peuple formant l'immense majorité,
voudraient mener cette vie oisive et voluptueuse des riches, intervenir comme eux
dans l'administration. Il est évident que chacun voit le bonheur dans l'oisiveté ou
dans les fonctions qu'envahit la classe riche.
Il faudrait donc pour élever tout le peuple au bonheur, transformer en plaisirs,
en fonctions attrayantes, les travaux auxquels est condamnée la multitude salariée.
Tel sera l'effet de l'Association par séries unitaires ; elle sera gage de bonheur
pour le peuple, en lui faisant trouver des voies d'enrichissement dans les plaisirs
mêmes, c'est-à-dire dans les travaux agricoles et manufacturiers qu'elle rendra
aussi attrayants que les plaisirs connus, et qui, dans cet ordre, deviendront
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 311
séduisants au point d'amorcer même les princes, à plus forte raison le peuple. On
en verra les preuves dans ce traité.
3°. La morale voudrait faire régner la vertu, les bonnes mœurs, la pratique de la
justice et de la vérité : rien de plus louable que cette intention ; mais où sont les
moyens d'exécution ? Il n'en existe point dans l'état civilisé et barbare : les vertus y
sont nécessairement avilies, parce que la vérité est moins lucrative que le
mensonge. On ne peut espérer le règne de la vertu, de la justice et de la vérité, que
dans un mécanisme social qui les rendra plus lucratives que le vice, l'iniquité, la
fausseté. Cet effet n'a lieu que dans l'état sociétaire qui comprend les quatre
périodes 1, 7, 8, 9 du tableau précédent.
Pour atteindre à ces divers biens, on a cru que le génie devait se mettre en frais
de codes et de systèmes : au lieu de ces leviers parasites, il suffira d'une seule
méthode :
Produire par séries unitaires,
Consommer par séries unitaires,
Distribuer par séries unitaires.
Là se borne tout le grimoire du mécanisme d'Association, sa théorie ne saurait
être plus simplifiée : un seul procédé, attrayant dans tous ses détails, dans tous ses
emplois, et appliqué aux trois fonctions industrielles qui sont, production,
consommation, distribution. Tout est restreint à ce levier, et l'on n'aura autre chose
à étudier que la formation et le développement des séries unitaires.
Si cette opération est exclusivement le gage de succès en Association, j'ai dû
condamner toutes les méthodes adoptées jusqu'à présent dans les essais sociétaires
des Spartiates, Hernutes, Paraguais, etc. Il nous reste à classer ces méthodes,
indiquer quel rang elles tiendraient dans le tableau donné.
La civilisation y forme le cinquième échelon. Les procédés d'industrie
collective qu'elle peut essayer, ne sont louables qu'autant qu'ils se rapprochent des
échelons 6 et 7.
On ne découvre point cette propriété dans les réunions de Spartiates, Hernutes,
Croates, Paraguais ; non plus que dans les sortes d'Associations rêvées par les
philosophes, comme celle des bergers de la Bétique vantés par Fénélon. Toutes ces
utopies ne s'élèvent pas au-delà des degrés 5, 4 et 3 ; elles ne sont la plupart, et
presque toujours, qu'une civilisation modifiée, tendant par fois à un retour en
sauvagerie, et non pas à une issue ascendante de civilisation. L’on en verra la
preuve, lorsque je donnerai une analyse régulière des caractères et ressorts qui
constituent le mécanisme civilisé dans ses quatre phases.
Quant à l'établissement de New-Lanark, j'estime qu'il mérite le rang 5 1/4, et
qu'il est une demi-issue de civilisation, une demi-transition ascendante.
Pour être issue complète, il faudrait qu'il pût nous conduire directement à la
société n° 6, dite garantisme ; alors il obtiendrait le rang 5 1/2 dans le tableau ; il
serait pleine transition, mixte régulier.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 312
C'est déjà un très-grand honneur pour son auteur, que d'avoir fait ce que n'ont
pas su faire vingt-cinq siècles savants ; d'avoir acheminé à une des issues
ascendantes du labyrinthe, et touché par quelque point au nouveau monde
industriel ; à la période 6, garantisme, d'où on s'éloignait de plus en plus ; témoin
l'affluence croissante des indigents.
Relativement à la garantie de travail et de minimum ou nécessaire, l'âge
moderne semble rétrograder en génie social : on verra, par l'analyse des erreurs
mercantiles (section 9), que la civilisation déclinait et tendait à sa 4e phase, plus
vicieuse encore que la 3e actuellement existante.
Notre siècle, quoique fortement occupé d'industrie, avait tout à fait manqué la
voie du progrès réel ; c'est-à-dire des inventions de procédés mixte entre l'industrie
familiale ou réunion minime, et l'industrie sociétaire ou réunion maxime, qui, une
fois inaugurée dans un canton, doit être imitée en tous pays, par appât de
l'immensité de bénéfices et de plaisirs qu'on en verra naître.
Il est assez difficile à un globe de s'élever d'emblée à la découverte du mode
sociétaire ou série passionnelle : si je l'ai déterminé en plein, c'est que le hasard
m'a bien servi dès le début ; mais peu de globes y arrivent directement sans passer
par les tâtonnements, par les procédés mixtes dont l'épreuve successive pouvait
consumer des siècles.
On ne songeait point à s'occuper de pareils essais : l'institution de M. Owen est
la première qui tende visiblement à ce but ; c'est un grand pas de fait vers une
découverte, que d'avoir constaté qu'elle reste à faire, et d'avoir mis la main à
l'œuvre ; cette modestie spéculative est ce qui manque aux modernes ; avec leurs
jactances de perfectibilité, ils s'éloignent d'une foule d'inventions où ils
parviendraient, si l'orgueil ne les empêchait d'en tenter la recherche.
On a adopté une marge différente en Angleterre ; le comité de New-Lanark
pose en principe qu'il faut inventer en régime sociétaire ; que l'état actuel des
classes ouvrières ne pouvant plus continuer, il faut en chercher le remède dans une
méthode d'union domestique et industrielle.
Nos doctrines appelées libérales n'avaient pas su élever le siècle à ce degré de
sagesse : aucune société de libéralisme n'avait posé en principe la nécessité des
découvertes, ni fait à ce sujet des perquisitions, des essais théoriques et pratiques,
un appel au génie.
Ce premier pas, pénible pour l'orgueil, a été franchi par la société anglaise : il
faut juger son établissement, non sur le succès actuel, mais sur les succès
progressifs qu'il aurait pu obtenir, en s'élevant des économies matérielles aux
économies passionnelles, ou leviers d'attraction industrielle.
On a calomnié en France l'auteur de cette fondation : l'on a dépeint M. Owen
comme un impie. Les Zoïles manqueraient-ils à s'acharner sur les entreprises
utiles ? Mais que répondre aux voyageurs qui disent de New-Lanark : « Je n'ai
jamais vu une population aussi morale, aussi religieuse, aussi heureuse. »
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 313
Je devais ce tribut d'éloges aux seuls explorateurs qu'on ait vus chercher
franchement l'Association, et en proclamer la nécessité. En publiant cette heureuse
découverte, je regrette qu'il faille se plier à l'esprit mercantile du siècle, et faire
valoir sans cesse les bénéfices pécuniaires, qui sont maintenant le seul véhicule de
l'esprit social. Dans d'autres siècles on aurait pu mettre en jeu de plus nobles
appâts, entre autres les garanties d'harmonie générale, règne de la vérité, extinction
de l'esprit révolutionnaire, graduation de température, unité universelle de langage,
signes, mesures, et tant d'autres biens qui vont naître du régime sociétaire : ces
flatteuses perspectives sembleront de peu d'importance, dans un siècle tout
préoccupé de commerce et d'agiotage.
Pour flatter sa manie mercantile, annonçons-lui la fin prochaine des fureurs
qu'elle cause depuis si longtemps. Montrons-lui dans l'ordre sociétaire une
conquête commerciale de cent millions d'Africains placés au voisinage de
l'Europe, et rétifs à ses impulsions : ils semblent attendre le signal de
l'Association : elle va les fixer subitement à la culture, par sa propriété d'amorce
agricole et charme industriel ; propriété réservée aux quatre périodes 1, 7, 8, 9, qui
sont organisées en séries passionnelles.
L’adhésion des Africains à l'industrie et aux relations unitaires, va faire
abonder ces denrées coloniales devenues si nécessaires à nos habitudes. Alors le
sucre de canne s'échangera poids pour poids contre la farine de froment : il suffira
de six à sept ans pour effectuer cette brillante opération, qui, en élevant l'Afrique et
le monde entier aux mœurs policées, abolira à jamais l'infâme coutume de la traite
des nègres et celle des pirateries barbaresques, non moins honteuse pour la
Civilisation.
Faut-il ajouter la perspective des unités industrielles, surtout celle de langage,
et la garantie de libre circulation sur toutes les mers et les terres du globe ! L’état
sociétaire va répandre par milliers ces bienfaits dont le tableau nous éblouit : tout
est merveille dans l'œuvre sociale de Dieu, dans le mécanisme qu'il a composé
pour le concert industriel des passions ; mécanisme que tout autre que moi aurait
également pu découvrir par calcul synthétique de l'attraction. Eh ! n'est-il pas dans
l'ordre, qu'un régime social donné au monde par la sagesse divine, y fasse régner
autant de délices que les lois des hommes y ont déchaîné de fléaux !
Si les modernes étaient animés de l'espérance en Dieu que leur prêche la
religion, loin de se décourager à l'idée des biens immenses que promet
l'Association, ils auraient considéré ce bonheur comme dessein probable de la
Providence ; ils auraient pressenti que l'Être suprême réservait aux hommes
quelque sort moins humiliant que les misères et les perfidies civilisées. Mais le
génie moderne habitue les nations à désespérer de l'assistance divine ; il leur
persuade que Dieu s'en est rapporté à la faible raison humaine, du soin de diriger
les passions : on va être pleinement désabusé par l'essai du mécanisme sociétaire ;
et quoique notre siècle soit celui de l'athéisme, du matérialisme et des opinions
irréligieuses, je puis donner un défi sur ces croyances, et assurer qu'après l'épreuve
de l'Association sur un village, les athées, les matérialistes, et les indifférents en
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 314
dessus énoncés. Mettez en pratique les théories du plus honnête publiciste, par
exemple, de Montesquieu, dont chacun reconnaît l'intégrité : quels effets verrez-
vous naître de ses conceptions tant vantées ? Toujours les neuf fléaux lymbiques,
toujours l'état civilisé, barbare et sauvage ; d'où on peut conclure que les
philosophes en nous promettant la nouveauté, ne savent qu'enraciner les antiques
misères, et varier les formes du mal sans rien changer au fond. Ces fléaux loin
d'aller en décroissant, s'aggravent sensiblement, et se seraient aggravés tant que le
génie n'aurait pas su s'élever à concevoir d'autres sociétés que les trois vieilles
furies, qu'on nomme périodes civilisée, barbare et sauvage. Je ne fais guère
mention de la période patriarcale, qui reléguée sur quelques points sans influence,
comme les montagnes de Corse, de Circassie, de Calabre, les déserts d'Arabie et la
Secte Juive, s'y montre aussi perverse qu'aucune des trois autres, quoiqu'elle soit
vantée par les sophistes comme une source de vertus.
Les modernes qui se croient pénétrants, n'ont pas entrevu le piège qu'on leur
tend sous les couleurs de la nouveauté ; on les paie de mots et non de choses. Nos
sciences politiques ressemblent à un directeur de comédie, qui au lieu d'afficher
une pièce bien connue, l'Avare de Molière, l'annoncerait sous un titre nouveau,
comme le Thésautiseur. Chacun, dès les premières scènes, se jurerait mystifié, et
se plaindrait du directeur qui, promettant du nouveau, ne donne qu'une pièce
connue et affublée d'un autre titre. On ne lui pardonnerait pas même en faveur de
la bonté de l'ouvrage ; on lui reprocherait de se jouer indécemment de la crédulité
publique.
L'indignation serait bien plus forte, s'il annonçait comme nouveauté une pièce
de rebut ; la Phèdre de Pradon ou autre vieillerie dont il changerait le nom : ce
serait à lui double indécence, tromper et ennuyer le spectateur.
Telle est la ruse que les sophistes emploient depuis vingt-cinq siècles avec
plein succès. En promettant au genre humain des nouveautés qui ne sont toujours
que des rapsodies de civilisation, ils sont parvenus à décréditer ce qu'ils ne savent
pas produire. Le détour est adroit, mais bien humiliant pour le siècle qui s'y laisse
prendre, et qu'on a amené à se défier de la nouveauté, quand il devrait se défier de
ceux qui la promettent sans la donner, et ne savent produire qu'un réchauffé des
visions d'Athènes et de Rome.
Il eût fallu astreindre les sophistes à inventer des opérations vraiment neuves en
mécanique sociale et domestique ; des dispositions qui produisissent par
expérience les neuf bienfaits opposés aux neuf vices radicaux de la civilisation :
voici ces biens réservés à l'ordre sociétaire.
1. Richesse graduée ; 5. Températures équilibrées
2. Vérité pratique ; 6. Quarantaines générales ;
3. Garanties effectives ; 7. Doctrines expérimentales
4. Paix constante ;
Philanthropie collective et individuelle
Y Unité d'action sociale.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 318
trouvé l'issue, si l'autorité eût forcé les perquisitions en assujettissant les auteurs à
l'épreuve locale ; et à la punition, en cas que leur théorie ne réussit pas à extirper,
en tout ou en partie, les neuf fléaux de civilisation.
Les gouvernements civilisés commencent à entrevoir leur duperie, et se défier
enfin des sophistes qu'ils avaient encouragés dans l'antiquité et même dans le cours
du dernier siècle. Aujourd'hui, désabusés par les équipées révolutionnaires, ils
reconnaissent que les systèmes de perfectibilité, avec leur masque de nouveauté,
ne sont toujours qu'un réchauffé de vieilles chimères qui ont ensanglanté le monde.
Mais en disgraciant ostensiblement ces sortes d'écrits, on leur assure encore deux
encouragements indirects : l'un est l'impunité, garantie aux théories contradictoires
avec l'expérience ; l'autre est la défaveur jetée sur les nouveautés, quand il faudrait
au contraire les provoquer, proscrire les antiquailles philosophiques, et n'admettre
à l'épreuve que les théories qui, par des procédés absolument neufs, garantiraient
une issue de civilisation.
J'ai dû m'appesantir sur cette duperie des modernes, qui diffament d'avance le
bien qu'ils ne savent pas obtenir, et qui redoutent la nouveauté sociale qu'on leur a
mille fois promise et jamais donnée.
Quant aux sophistes, s'ils avaient eu quelque bonne foi, ils auraient depuis
longtemps suspecté leur science d'après les démentis que lui donnait l'expérience ;
ils se seraient ralliés à l'opinion d'un de leurs coryphées, Socrate, qui regardait en
pitié ses propres lumières, et disait modestement, ce que je sais, c'est que je ne sais
rien.
Il ne voyait déjà dans la philosophie qu'une vaine science ; qu'en aurait-il pensé
s'il eût été témoin comme nous de ses bévues modernes, des tourmentes
révolutionnaires, et des scandales mercantiles : monopole, dettes publiques,
banqueroute, usure, agiotage et autres maux que la philosophie prétend adoucir, et
qu'elle empire de plus en plus ; semblable a ces médecins ignorants dont le malade
est réduit à déplorer les services.
C'est à regret que je débute ici sur un ton désobligeant pour deux classes de
savants, les économistes et les politiques : mais l'Association industrielle est une
opération si opposée à leurs théories, que l'auteur se compromettrait à chaque
instant s'il essayait de transiger avec les doctrines des philosophes.
Après tout, qu'importe à ces savants la chute prochaine de leur science ! Croit-
on qu'ils en soient sincèrement les apôtres ? Loin de là, ils en connaissent mieux
que d'autres les ridicules ; et quoiqu'ils soient engagés par état à la soutenir, elle
leur est secrètement odieuse, par la flétrissure dont l'expérience vient de la
frapper : elle est pour eux un fardeau plus pesant que n'est l'Atlas sur les épaules
d'Hercule ; ils n'aspirent qu'à déserter décemment les drapeaux de cette vieille
sirène, qu'à s'ouvrir une carrière plus honorable et surtout plus lucrative.
D'ailleurs, il reste aujourd'hui très-peu de philosophes en titre ; on trouve des
continuateurs, mais aucun chef de secte comme les Platon et les Aristote, les
Rousseau et les Voltaire. Ainsi, en attaquant la science, on ne heurte guère les
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 321
disciples actuels qui sont bien ralentis, et peuvent s'isoler d'une rêverie dont ils
sont commentateurs et compilateurs, mais non pas auteurs. Nul doute qu'ils ne
sacrifient volontiers la controverse antique et moderne, les 400,000 tomes de
philosophie, pour une science neuve et utile qui ouvrira des voies de fortune subite
au genre humain, et aux philosophes mêmes que l'Association va combler de
richesses pour l'utilité de leurs talents oratoires, tout en réprouvant leurs doctrines.
S'il est vrai, comme l'assurent ces savants, que leurs volumineuses théories
n'aient d'autre but que la recherche de la vérité ; ils ont dû présumer que cet amas
de systèmes deviendra inutile du moment où la vérité sera découverte, et où l'on
connaîtra le moyen de la faire dominer en la conciliant avec l'amour des richesses,
en la rendant plus lucrative que la pratique du mensonge. Un tel effet ne peut avoir
lieu que dans l'Association dont on n'osait pas même soupçonner la possibilité. Au
premier essai qui en sera fait sur un hameau de quatre cents villageois, on se
convaincra que l'amour des richesses tant diffamées par les sophistes, devient le
meilleur garant du règne de la vérité, dans le régime sociétaire.
Dès que ce régime sera organisé sur une petite réunion de quatre cents
personnes, on verra se dérouler le plan de Dieu sur l'emploi des passions, sur leur
concours avec l'industrie et la vérité. À cet aspect, la raison humaine sera
confondue d'avoir douté de l'universalité de la providence ; et d'avoir pensé que
Dieu avait créé nos passions, sans leur assigner un mécanisme d'harmonie
industrielle et sociale. En voyant ce bel ordre, ce concert d'inégalités graduées, les
sophistes n'auront plus qu'à s'humilier ; et l'athée même saisi d'un pieux
enthousiasme, courra au temple s'écrier avec Siméon : « Seigneur, j'ai assez vécu,
puisque j'ai vu le chef-d'œuvre de votre sagesse : l'harmonie sociétaire des
passions, la voie d'unité et de vérité que vous avez préparée pour le bonheur de
tous les peuples. »
ARTICLE III.
Intérêts spéciaux de l'Angleterre et de la France.
1
Voici, diront les critiques, un étrange sujet d'alarme pour les agents du gouvernement. Vous
allez soulever contre vous tous ses employés, si vous parlez d'une amélioration qui doive causer
des suppressions d'agents fiscaux, militaires et autres.
Tant s'en faut que ce soit pour eux un sujet d'alarme, la suppression tournera entièrement au
profit des agents congédiés ; ils y trouveront mutation cumulative et triple bénéfice ; jugeons-en
par application à la France.
Si la dépense est réduite à 500 millions par les suppressions, et que le souverain se trouve renté
à 1,500 millions d'impôt, il aura amplement de quoi satisfaire les agents congédiés, tout en
affectant le nécessaire à l'extinction progressive de la dette publique ; il leur conservera donc à
tous leur traitement en viager. J'y vois et ils y voient eux-mêmes triple avantage, savoir :
1°. Émoluments maintenus et dispense d'exercer la fonction qui deviendra sinécure, titre
honorifique.
2°. Garantie du traitement perpétuel, si incertain aujourd'hui vu les suppressions fréquentes
causées par les luttes de parti. Cette garantie comprendra tous les bénéfices licites,
fournitures, droits, remises et profits tolérés.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 323
Je cite cette merveille entre cent, pour intéresser le lecteur à ce mécanisme des
séries passionnelles, d'où naîtront tant de prodiges. Il en est un autre dont il faut
faire mention sans délai, et qui concerne spécialement les nations endettées.
L'ordre sociétaire, tout en triplant le produit réel de l'industrie, fournit en outre
une ressource particulière pour acquitter gratuitement la dette publique de la nation
qui aura pris l'initiative, en fondant le canton d'épreuve. Quelqu'énorme que puisse
être cette charge, excédât-elle le colosse de dette anglaise, qu'on évalue à 20
milliards, et que j'estime 24 1 , elle sera soldée gratuitement et d'emblée par un
transfert dont il n'est pas temps de donner connaissance ; et qui sera expliqué dans
le cours de cet ouvrage (1er tome). Il transformera la dette de la nation libérée en
une créance aussi solide que le meilleur domaine, et la dégagera de l'intérêt comme
du capital qui sera remboursé en entier la 10e année.
Cet aperçu, dont les démonstrations seront fournies à la rigueur, doit piquer
d'émulation les états grevés d'une forte dette publique, notamment l'Angleterre qui
succombe sous le faix.
Tel est le prix assuré à la contrée qui prendra l'initiative de l'Association, et à
qui le monde sera redevable de son avènement à cet état fortuné. Une puissance
qui, avant que la théorie d'Association ne soit découverte, emploie cinq cents
familles en essais sociétaires, doit-elle hésiter à employer le septième de ce
nombre, soixante et dix à quatre-vingts familles, à l'épreuve de cette association,
lorsqu'enfin le procédé en est inventé ? S'il est prouvé dans ce traité, qu'une
épreuve si facile peut dégager subitement et gratuitement la nation anglaise d'un
fardeau de 24 milliards de dettes, quels seraient ses regrets, si elle venait à
manquer ce coup de partie en se laissant devancer dans la carrière ?
Cette palme lui semble d'autant mieux dévolue, qu'un de ses savants, Newton, a
préparé les voies au calcul de l'Association, par la découverte de la théorie
d'attraction matérielle.
Newton, en démontrant que l'attraction matérielle a la propriété de régir
l'univers en harmonie, donnait à présumer que l'Attraction passionnelle dont on n'a
jamais fait aucune étude, couvrait aussi quelque grand mystère. C'est de quoi l'on
3°. Bénéfices des nouvelles fonctions attrayantes, auxquelles l'agent supprimé pourra vaquer
dans l'état sociétaire, où abonderont les emplois lucratifs pour tout individu de la classe qui
a quelqu'éducation.
Il y aura donc en réalité triple bénéfice pour tout agent congédié ; mutation d'emploi et cumul
de traitement. Aussi tous ceux à qui on en détaille le compte, expriment-ils aussitôt le vœu
d'être supprimés à ces trois conditions bien préférables à l'avancement qu'ils peuvent espérer.
D'ailleurs, chacun a-t-il de l'avancement assuré en civilisation ? Combien de fonctionnaires ont
plutôt la déchéance à redouter : le ministre même peut-il se flatter d'être en place l'année
suivante ?
Ce sont donc les agents mêmes du gouvernement qui sont dans le cas de désirer l'épargne de
leurs fonctions, et l'accroissement de revenu qui en résultera pour eux ; la dispense de fatigues,
responsabilité, etc.
1
Vingt-quatre milliards, dont 20 en budget fiscal ; 2 en dettes communales ; 2 en dettes
consciencieuses ou froissements de révolutions, et spoliations non encore prescrites.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 324
va prendre connaissance dans la théorie de l'Association, qui n'est autre chose que
le calcul analytique et synthétique de l'Attraction passionnelle.
Outre l'imminence d'une banqueroute qui serait inévitable dans le cas de
nouvelle guerre, d'autres motifs de circonstance invitent l'Angleterre à prendre
l'initiative ; j'en vais remarquer trois tirés :
C'est donc à l'Angleterre que cette théorie doit être dédiée et recommandée. Je
ne distingue pas ici entre le Roi et la Nation, puisque l'un et l'autre ont dans cette
affaire des intérêts distincts et des intérêts communs.
Le Roi, intérêt distinct, par le besoin d'assurer à sa dynastie le sceptre
héréditaire du bel empire de l'Indostan.
La Nation, intérêt distinct, dans l'ouverture prochaine des deux passes de la
Mer Glaciale.
Enfin le Roi et la Nation, intérêt commun à l'extinction gratuite de la dette, et à
l'acquisition des mines d'Afrique en participation.
Voici donc pour la politique des voies de grandeur et de richesse positive.
Jusqu'ici on n'avait spéculé que sur les voies négatives, sur le moyen d'appauvrir
ses voisins par des rançons de monopole, de balance commerciale et d'extorsions
mercantiles. Une science récente, l'Économisme, a engouffré notre siècle dans ces
sordides calculs, dans une politique malfaisante qui ne favorise que les spoliations
de toute espèce, depuis les pirateries d'Alger jusqu'aux pirateries des agioteurs, non
moins scandaleuses. Les auteurs de cette science n'ont sans doute pas eu de telles
intentions ; il n'est pas moins certain, que leurs théories sur la richesse des nations,
n'ont accrédité que les rapines légales et les infamies mercantiles ; et que de tous
les égarements de la raison, il n'en est pas de plus funeste que celui des doctrines
d'Économisme, qui ayant pour tâche de s'occuper de l'Association, base de toute
économie, ne se sont occupées qu'à établir, au lieu d'Association, le morcellement
industriel, et par suite la pauvreté et la fausseté.
Je vais dans les prolégomènes attaquer ces erreurs qui ont abusé le plus éclairé
des siècles : les modernes, ici, sont d'autant plus coupables, que la théorie de
Newton les mettait sur la voie ; elle excitait à achever l'étude de l'Attraction, à
passer du calcul de la matérielle à celui de la passionnelle, dont la synthèse
détermine le procédé d'Association domestique agricole. Cette étude étant un
nouveau monde scientifique, et ses tableaux un sujet d'étonnement, comparable à
celui que les découvertes de Colomb et de Gama causèrent au 15e siècle, j'invite le
19e à se rappeler la faute commise envers les Colomb et les Galilée, à considérer
qu'un inventeur est nécessairement en discord avec tout son siècle ; trop heureux le
19e si le léger affront d'une contradiction scientifique lui garantit la fin prochaine
des misères humaines, l'avènement à l'unité universelle et aux destinées heureuses.
La transition sera prompte, et c'est un avantage précieux pour la génération
actuelle, qui, harassée par une tourmente révolutionnaire de trente ans, a besoin de
jouir sans délai. Les régénérateurs de 89 nous promettaient le bonheur pour nos
arrière-petits-neveux ; ici la chance est bien différente : les aïeux mêmes, les
octogénaires, pouvant toujours se promettre quelques années de vie, seront assurés
de jouir du bonheur sociétaire ; d'en voir au moins l'aurore et l'effet le plus brillant,
qui sera la métamorphose subite et la stupéfaction générale.
J'use du mot stupéfaction, car on ne peut pas caractériser autrement la honte et
le dépit dont les esprits seront frappés en voyant le mécanisme sociétaire ; leur
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 328
de leur nation pour la laisser tomber dans le piège ; car ce sera pour eux un
véritable trébuchet que la raillerie, et même le délai ; en perdant le temps à gloser
ou disserter, tandis que d'autres agiront, ils manqueront le prix de fondation.
C'est les bien servir que de hasarder quelques aveux désobligeants, pour les
préserver d'une fausse démarche. Si je leur donnais de l'encens dans cette dédicace,
ils n'en feraient aucun cas ; ils en sont rassasiés. Sur cent ouvrages nouveaux, il en
est quatre-vingt-dix-neuf qui prodiguent les bouffées d'encens à la nation
française : je ne suivrai pas ce banal usage, n'ayant ni goût, ni aptitude au rôle de
flatteur : je me bornerai, selon l'Évangile, à leur rendre le bien pour le mal.
Un inventeur Français ne peut, au début, espérer dans sa patrie que les trois lots
suivants :
En dépit de cette malignité de la France, je sers ses intérêts. Elle trouvera, dans
le cours de cet ouvrage, un chapitre qui démontrera qu'un baisemain de 12 et de 24
milliards ne sera qu'une bagatelle pour le congrès d'unité sphérique : s'il plaît à la
France de sacrifier ce prix au sot plaisir de railler avant d'examiner ; si elle néglige
les intérêts de tant d'individus qu'ont dépouillés les révolutions ; si enfin elle voit
passer le prix à d'autres, elle n'aura à se plaindre que d'elle seule ; elle ne pourra
pas dire, selon l'usage : si on avait su, si vous aviez parlé, et autres excuses de
mauvais plaisants, qui, une fois désappointés veulent rejeter encore sur autrui les
disgrâces dues à leur propre sottise.
Après avoir exposé les intérêts et chances des deux nations les plus endettées, il
est inutile que j'étende l'examen aux nations dont le fardeau est bien inférieur, et ne
s'élève qu'à 2 ou 3 milliards en engagements fiscaux, communaux et
consciencieux. Je me borne à dire que la carrière est également ouverte à tous, et
que non-seulement les petits souverains, mais les simples particuliers peuvent y
prétendre, en s'établissant chefs de la souscription actionnaire de fondation. Je ferai
connaître plus loin les récompenses personnelles que doivent espérer les
fondateurs ; je n'ai parlé que de celle qui touche au besoin le plus urgent, à
l'acquittement des dettes publiques : je traiterai, dans le cours de l'ouvrage, des
récompenses individuelles.
Terminons par un avis propre à rassurer ceux qu'éblouit l'immensité des
perspectives sociétaires. Un baisemain de 24 milliards ; mais où les prendre,
s'écrie-t-on ! C'est presque le montant de tout l'argent monnayé qui circule sur le
globe. Qu'importe le représentatif, pourvu qu'on obtienne la valeur réelle, une
masse de denrées valant aujourd'hui 24 milliards ? Examinons ce qu'elle coûtera au
globe unitarisé.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 331
Neuf cent millions d'habitants, à quinze cents par canton, font six cent mille
cantons ou phalanges d'harmonie. Ce nombre multiplié par 40,000 francs donne
vingt-quatre milliards. Mais une subvention de 40,000 francs par canton, même à
la supposer fournie en denrées et en dix termes, ne sera-t-elle pas bien onéreuse ?
J'avoue qu'elle le serait à présent, ne fut-elle que du quart, que de 10,000 francs :
mais attendons le détail des produits énormes de l'état sociétaire, et nous verrons
qu'il pourra, en l'an 1830, prélever cette valeur de 40,000 francs par canton, sur
telle branche de revenu dont aujourd'hui un bourg de 1,500 habitants ne saurait pas
tirer 4,000 francs ; sur les œufs de poule. J'en donnerai la preuve détaillée dans le
corps du traité.
D'ailleurs, sera-t-il besoin de recourir aux cantons ou phalanges industrielles
pour acquitter subitement cette dette ? J'ai supposé la voie de cotisation ; mais on
aura des ressources bien autrement brillantes, et dont une seule, celle de la
colonisation par annuités, donnera en 200 ans le bénéfice monstrueux et cent fois
monstrueux de quatre mille milliards, à recouvrer successivement par le congrès
d'unité sphérique. On verra, aux chapitres spéciaux, la démonstration très-
arithmétique de cet épouvantable bénéfice, dont, à la vérité, il ne rentrera
qu'environ vingt milliards par année, pendant le cours des deux siècles qui suivront
la fondation ; et cette rentrée des annuités coloniales commencera 12 ans après les
premières émigrations d'essaims sociétaires. Or, que sera une petite charge de 24
milliards, pour une puissance qui aura de si prodigieux trésors à recueillir en
valeur réelle ?
Quant au devis des colonisations, j'invite les récalcitrants à prendre la plume et
le compas ; ils pourront mesurer sur la mappemonde un espace vacant de plus de 3
millions de lieues carrées (à 20 au degré), espace apte à comporter trois millions de
phalanges qu'on fondera au fur et à mesure d'accroissement de la population. Si la
fondation de chaque phalange et la vente à un essaim doivent donner 2 millions de
bénéfice, on aura en gain total,
Phalanges 3,000,000
6,000,000,000,000
Bénéfice 2,000,000
six mille milliards, sauf à démontrer en détail ce gain de deux millions, sur chaque
phalange que la hiérarchie sphérique livrera toute fondée aux colons émigrants.
Chacun de ces cantons du produit annuel d'un million, sera remis à l'essaim
pour cinq millions, dont trois en paiement des édifices et des fournitures agricoles
et manufacturières, plus deux en bénéfice affecté aux dépenses de la hiérarchie
sphérique. À ce compte, les essaims auront l'avantage de celui à qui on vendrait un
domaine du produit de 10,000 francs net, pour 50,000, payables en douze termes
annuels ; ce serait pour l'acquéreur un placement à 20 pour cent, plus l'avantage
des délais d'un paiement gradué en 12 annuités. Les essaims qui traiteront sur ce
pied, feront donc un brillant marché, et c'est sur cette généreuse condition que la
hiérarchie sphérique asseoira un bénéfice que nous venons d'estimer six mille, et
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 332
1
On peut observer que si un canton d’une forte lieue carrée doit donner un million de revenu en
harmonie, somme qui supposerait le produit de la France élevé à 20 milliards, le bénéfice sera
donc quintuple et non pas triple, je le sais ; mais ceux qui auront lu la note A y auront vu que
l'Association, à ne spéculer que sur l'ordre simple, doit déjà élever le produit au quintuple, en
cumulant le bénéfice de gestion sociétaire avec le bénéfice de restauration climatérique.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 333
2°. Que la providence est limitée, partielle et non universelle ; qu'elle est
incompétente en direction du mouvement social.
3°. Que l'homme est un être simple, exclu d'unité avec l'univers, exclu de la
tutelle divine en relations sociales.
4°. Que le contrat social doit être un pacte insidieux, sans garanties
réciproques, efficaces et individuelles.
5°. Que nos passions sont nos ennemis ; ce qui suppose que Dieu qui les a
créées, est aussi notre ennemi.
6°. Que la raison suffit à elle seule pour réprimer et diriger les passions,
quoiqu'elle ne puisse pas même réprimer celles des distributeurs de raison.
7°. Que le règne de la justice et de la vérité doit s'établir par le mépris des
richesses perfides, et non par la recherche des découvertes négligées et de la
répartition proportionnelle.
Que les moyens de la nature en harmonie sociale sont bornés aux effets
connus, comme la Civilisation, la Barbarie, la Sauvagerie ; ce qui suppose la
nature passionnelle réduite à la monalité d'essor et l'indestructibilité des fléaux
lymbiques.
On remplirait des pages de ces monstruosités dogmatiques, suffisamment
jugées par la génération actuelle qui vient d'en subir l'épreuve ; elles ont abouti à
remettre en scène les controverses démagogiques de l'antiquité, et y ajouter des
immondices très-modernes, comme le matérialisme et les dictionnaires d'athées,
scandales que n'avait pas donnés l'antiquité. Elle n'avait pas non plus mis en
honneur les infamies mercantiles ; fourberie, usure, agiotage, banqueroute, etc.,
pleinement triomphantes aujourd'hui sous l'égide de la philosophie moderne.
Il est donc évident que la raison civilisée, avec ses jactances de perfectibilité,
est dans une dépravation croissante. « Quand les choses en sont parvenues à ce
point, dit Condillac, quand les erreurs se sont ainsi accumulées, il n'y a qu'un
moyen de remettre l'ordre dans la faculté de penser ; c'est d'oublier tout ce que
nous avons appris, de reprendre nos idées à leur origine, et de refaire, dit Bacon,
l'entendement humain. Ce moyen est d'autant plus difficile qu'on se croit plus
instruit. »
Conformément à l'avis de Condillac et Bacon, je vais, dans les prolégomènes,
procéder d'abord à l'attaque des erreurs dominantes. C'est une tâche qui n'exige pas
de talents oratoires, il ne faut que du sens commun pour la remplir ; il ne faudra de
même que du sens commun et de l'arithmétique pour comprendre la théorie de
l'Association, et reconnaître que les sciences qui vantent l'industrie morcelée ou
état familial, sont des Sirènes qui, sous le masque de sollicitude pour le bien des
peuples, s'accordent à nous fermer toutes les voies de découvertes utiles et
d'avènement aux destinées.
Je ne saurais trop redire qu'en attaquant les sciences incertaines, je n'attaque
pas leurs auteurs, à qui ma découverte assure, au contraire, une fortune subite.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 335
Personne n'est coupable de spéculer sur le sophisme comme sur tout autre branche
de commerce toléré ; les torts des sciences retombent uniquement sur l'état civilisé,
qui ne sait pas utiliser le génie en provoquant les inventions ; puis sur le préjugé,
qui nous persuade que cette société désastreuse est la destinée ultérieure de
l'homme, et que Dieu n'a rien su inventer de mieux pour organiser les relations
humaines : comment un âge qui s'honore d'avoir restauré la Religion, adopte-t-il
des préventions si outrageantes pour la sagesse du Créateur !
NOTE A.
Sur les Passes du Nord et la triple récolte.
En outre, dans l'état actuel de congélation des régions polaires, aucune des
deux passes ne peut remplir le but politique : la garantie d'une route commerciale,
d'une voie praticable et assurable à 50 pour 100 au plus.
En effet, d'après le tableau des dangers sans nombre encourus par les capitaines
Ross, Parry et autres, et des nouveaux périls qu'ils avaient à essuyer de la part des
glaces entre la nouvelle passe et le détroit de Behring ; on peut conjecturer que sur
quatre navires employés à ce périlleux trajet, il y en aurait trois de perdus ou
criblés d'avaries. On ne trouverait donc pas d'assureurs pour cette route, à moins
des trois quarts de là valeur, soit 75 pour cent ; dès lors elle ne serait pas route
commerciale, mais voie aventureuse et folle qu'il serait prudent d'interdire.
Expliquons le moyen de s'ouvrir les deux routes, non par des actes de témérité
nautique, mais par des opérations physiques sur l'atmosphère, qu'il est aisé
d'adoucir de 20 à 25 degrés dans ces parages. À ne tabler que sur 20 degrés, les
points les plus avancés comme le cap Cévéro, gisant par 78°, équivaudraient à 58°
pour la température, pendant les mois de jour polaire ; et on franchirait les deux
passes aussi aisément, aussi sûrement, que celle de la Baltique par Gothembourg et
le Sund.
Les glaces, quelqu'effrayante que soit leur masse de six cents lieues de
diamètre, ne sont qu'un obstacle temporaire : cette barre n'est pas plus inamovible
que celle qui avait récemment masqué la côte de Groenland, et obstrué le canal
d'Islande : on a vu, en mars 1819, débacler ce rempart de glace qui devenait
désespérant par son accroissement, et qui avait depuis 120 ans enveloppé et
anéanti une malheureuse colonie de 20,000 Danois. Il s'agit donc d'opérer par effet
de l'art sur la totalité des glaces, comme la nature vient d'opérer sur cette portion
qui masquait le Groenland ; et de faire fondre et débacler, sinon en entier, au
moins en grande partie, la croûte des glaces polaires arctiques ; les réduire
tellement, qu'elles ne soient pas plus gênantes en été pour les côtes d'Amérique et
de Sibérie, que ne sont les glaces antarctiques pour les pointes d'Australie et
d'Afrique.
La réduction des glaces polaires arctiques ne tient qu'à échauffer et modifier
une atmosphère de 600 lieues de diamètre : qu'y a t-il de gigantesque dans cette
prétention ? L'homme sait bien opérer sur des colonnes atmosphériques de 1,000 et
2,000 lieues de diamètre ; les infecter de miasmes putrides, pestilentiels,
épizootiques, dont le germe borné à quelques atomes dans son origine, envahit
parfois un espace de 2,800 lieues de longueur ; témoin la peste du 14e siècle qui
s'étendit de la Chine jusqu'à l'occident d'Europe, et moissonna un tiers de la
population de l'ancien monde. Cette infection était l'ouvrage de l'homme : ne peut-
il donc pas exercer en bien sur un diamètre de 600 lieues, l'influence qu'il exerce
en mal sur un diamètre de 2,000 lieues ?
D'ailleurs serait-ce une nouveauté qu'un radoucissement de température aux
régions polaires ? N'est-il pas constant qu'elles ont joui autrefois d'une climature
fort douce, et même chaude, puisque les éléphants y habitaient, et qu'on y voit
leurs ossements d'autant plus abondants qu'on s'avance davantage vers le pôle ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 337
J'expliquerai quand il en sera temps cette énigme, sur laquelle on a débité tant de
contes absurdes, et je prouverai qu'il est plus d'un moyen d'échauffer les régions
polaires et de les rendre habitables.
De ces divers moyens je n’en veux exposer qu'un seul, dont l'appréciation est à
portée de tout le monde ; c'est le raffinage atmosphérique par voie de culture
intégrale du globe.
La thèse n'est point neuve ; il n'y aura de neuf que les développements
imprévus que je vais lui donner. Je ne spéculerai que sur l'évidence matérielle, sur
des faits bien notoires et bien intelligibles, sur l'extension du travail agricole déjà
exercé avec succès par l'Europe, l'Indostan et la Chine.
On sait combien la température de ces trois régions l'emporte sur celles des
autres contrées du globe en salubrité, bénignité et moyens de fécondité ; ailleurs, la
végétation est contrariée par des excès perpétuels : de là vient que la vigne ne peut
pas croître sur les coteaux de la Pensylvanie, située en même latitude que Naples,
et qu'elle prospère à Mayence, ville située 10 degrés plus haut, mais sous une
atmosphère déjà raffinée, qu'on appelle climat fait ou formé.
Il faut, pour dégager les deux passes du Nord des glaces qui les obstruent,
élever le globe entier à cet état de climat fait ou pleine culture ; on y gagnera la
fusion des trois quarts des glaces du Nord, et un adoucissement de climature de
trente degrés, comparativement aux atmosphères brutes, comme celles de Sibérie,
Haut-Canada, Australie : on y gagnera de plus une garantie de températures
nuancées, mitigées en froid et en chaud, exemptes d'excès et de transitions subites,
et comportant au 45e degré trois récoltes habituelles ; au 60e, 2 au moins ; les 3
récoltes du 45e, réparties comme il suit :
1re. Semailles de novembre, recueillies en courant de mai.
2e. Menus légumes semés fin mai, recueillis fin juillet.
Labour en défoncement.
3e. Semailles d'août recueillies en novembre.
La triple récolte ne sera pas due à un accroissement de chaleur, ce moyen serait
très-illusoire ; l'excès de chaleur et sa continuité paralysent la végétation ; le
bénéfice tient à obtenir des températures bien nuancées par des zéphirs et des
pluies fécondantes ; une pluie d'un mois, une chaleur continue d'un mois, sont
également le fléau des cultures.
Il est connu que si on pouvait jouir d'une température à commande, ou variante
régulière de pluies et chaleurs sans excès, les végétaux croîtraient presque à vue
d'œil ; on obtiendrait les 3 récoltes plus facilement que la simple, si souvent
contrariée par les excès, surtout par celui de la Lune-Rousse, funeste à la France.
Tel sera le fruit de la culture universelle aidée du mécanisme sociétaire
(périodes 7 et 8, sériisme simple et composé). On en verra naître une climature
méthodiquement raffinée dans toute l'échelle atmosphérique.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 338
qu'elles avoisinent ; et cet incident réduit en hiver Astracan ville de 47° au climat
des villes du 60e, et même du 63e, comme Drontheim et Vasa.
Différence en refroidissement hivernal, 15 à 16 degrés par le seul vice du
défaut de culture.
La différence n'est pas la même en été ; et il est connu que Astracan et Québec
jouissent en juillet de la dose de chaleur due au 47e degré. Mais notre spéculation
doit porter d'abord sur l'art de modifier les hivers, après quoi nous nous occuperons
de l'été.
Passons aux parallèles du 40e degré, où nous allons trouver les mêmes
disparates.
Le climat de Naples, quoiqu'au-dessus de 40°, est renommé par la douceur de
ses hivers : les Lazarons, même en janvier, y couchent en plein air ; les deux villes
de Philadelphie et Pékin sont sur la même latitude et sujettes à des hivers bien
autrement rigoureux que ceux de Paris, ville située à 49°. Philadelphie a de plus
l'inconvénient des transitions subites, qui obligent à changer de vêtements trois à
quatre fois dans une même journée. On y a l'été à neuf heures du matin, l'hiver à
midi : Pékin est de même sujet à des froids prématurés, opiniâtres et violents ; la
cause en est dans le voisinage de grandes régions incultes. Pékin et Philadelphie
placés sous le 40°, ont des hivers bien plus rigoureux que Francfort, placé au 50°.
Ces deux villes peuvent, quant à l'hiver, être assimilées à Berlin, latitude 53° sinon
pour la durée, au moins pour l'intensité du froid.
Différence, 13 degrés en refroidissement hivernal, par voisinage des terres
incultes qui en été n'influent pas en rafraîchissement.
Il résulte déjà de ces parallèles, que si toutes les régions de Sibérie et nord-
Amérique étaient cultivées aussi complètement que l'occident d'Europe, les passes
de la Mer Glaciale, dans les plus hauts parages comme le cap Cévéro, jouiraient
d'un adoucissement considérable, et seraient aussi praticables que le cap Nord.
Continuons sur le premier et principal ressort de raffinage atmosphérique ; sur
l'agriculture qui, mieux examinée, va nous fournir quatre chances graduées de
radoucissement.
4°. La culture générale composée est celle qui, employant les moyens de
raffinage que donne l'état sociétaire, combinerait et croiserait par toute la terre les
produits perfectionnés déjà dans chaque localité, par culture locale composée.
Par exemple, supposons le globe entier cultivé comme la Normandie chaque
région élevant avec un soin infini les plus belles races de chevaux qu'elle puisse
comporter, et formant des haras et établissements où l'on croiserait une centaine
des plus fameuses races, Normands, Arabes, Anglais, Andalous et autres, que
donneraient, dans l'ordre sociétaire, les contrées incultes, comme l'Australie qui n'a
pas même de chevaux.
En combinant tous ces produits de culture locale composée, en les raffinant par
des croisements de toutes les belles variétés du globe, on aurait l'échelle de beauté
suprême en chevaux : la série des perfections possibles à la nature, aidée de
l'industrie générale composée.
Cette perfection du 4e degré correspond au degré intégral composé dans
l'échelle des raffinages de température (404). Et puisque nous possédons enfin, par
la découverte de l'Association, le moyen d'élever le globe à la culture intégrale,
spéculons sur les résultats de cette culture en perfectionnement de l'atmosphère,
selon les 4 degrés de la table (404), qui correspond aux 4 degrés comparatifs (404)
sur les animaux et végétaux. Nous allons passer en revue les quatre chances de
raffinage atmosphérique, possible à l'industrie humaine.
J'appelle raffinage simple, un radoucissement opéré par des cultures locales et
bornées, comme celles d'Italie. Sa pleine culture jointe à celles des régions
voisines, Allemagne et France, est certainement le ressort qui produit ce bénéfice
de 13 à 14 degrés, que j'ai analysé dans le parallèle de Naples avec Pékin et
Philadelphie. Mais l'Italie est avoisinée de vastes régions mal cultivées : l'Afrique,
la Grèce, la Hongrie et même l'Espagne, où Madrid placé au même degré que
Naples, est sujet à des froids meurtriers, par l'effet du déboisement, de l'effritement
et des landes, bien plus que par le voisinage de la montagne dite Guadarrama.
L'influence de nos cultures est donc contre-carrée par celle d'une masse de
terres voisines, encore incultes ou mal exploitées : tandis que l'Italie raffine son
atmosphère, la Grèce et l'Afrique travaillent à la vicier ; leur voisinage ne peut
manquer d'exercer une fâcheuse influence pour outrer les intempéries en chaud ou
en froid.
Ces influences vicinales ne s'exerceraient qu'en bien, si la terre entière était
pleinement cultivée comme les cinq régions dites Allemagne, Italie, France,
Hollande, Angleterre. Estimons le résultat sur cette hypothèse de culture générale :
on va penser que Astracan et Québec jouiraient de la température de Tours et
Angers, que Philadelphie et Pékin jouiraient de la température de Naples.
C'est estimer en compte simple local : Astracan s'élèverait déjà à cette
température, dans le cas où ses terres seraient pleinement cultivées à 300 lieues de
rayon, et où l'Europe occidentale serait inculte comme l'est la région d'Astracan.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 342
Mais si l'on suppose les deux régions d'Europe et Tartarie cultivées en plein, et
leurs atmosphères élevées au même raffinage, il y aura communication de
bénignes influences ; le raffinage augmentera, et en supposant que tout le globe
terrestre opérât de même, qu'il fût assez peuplé pour élever partout ses cultures à la
perfection de celles de l'Europe occidentale ; il résulterait du concours bienfaisant
des atmosphères de tous les continents, que le raffinage devenu général ou simple
intégral, gagnerait au moins 10 degrés sur les raffinages partiels et locaux : nous
avons vu qu'ils sont de 14° et qu'on peut les estimer en moyen terme à 12 degrés,
lesquels seront augmentés de 10° par effet de culture générale. On aura donc en
total 22 degrés de raffinage atmosphérique pour toutes les régions actuellement
incultes, et formant au moins les 4/5 du globe. (Ce n'est ici que le 2e degré de la
table 404 1/4.)
Un tel raffinage sera simple intégral, par opposition au simple local comme
celui d'Italie, dont les bonnes influences climatériques sont contrecarrées par les
émanations orageuses et malfaisantes de Grèce et d'Afrique.
Dans cette hypothèse de raffinage intégral ou général, la route du cap Cévéro,
au lieu d'un froid du 78e degré, n'aura en printemps et automne que le froid des
latitudes européennes, 56°, 57°, Édimbourg, Copenhague, sauf l'influence d'un
restant de glaces polaires qui absorbera la valeur de quelques degrés, et causera un
léger déchet de chaleur que nous déduirons plus loin en somme de 5 degrés.
Et comme l'ordre sociétaire a la propriété de peupler et coloniser rapidement la
terre entière, cette intégralité de culture procurerait un plein dégagement des
parages du Pôle Nord ; ils seraient ramenés aux climatures du golfe de Bothnie.
Cet état de choses ne serait encore qu'un raffinage très incomplet, car nous
avons raisonné jusqu'ici sur l'hypothèse d'une pleine culture du globe en mode
morcelé et vicieux, comme celui de la civilisation. Cette société tant vantée n'élève
pas son atmosphère à moitié du raffinage possible. L'Italie est pleine de landes et
de marécages ; ses chaînes de l'Apennin sont effritées, ravagées depuis Gênes
jusqu'en Calabre : la France est dans un désordre pire encore ; la destruction de ses
forêts détériore à vue d'œil les climatures ; elle bannit de Provence l'oranger, elle
chasse à grands pas l'olivier et bientôt la vigne.
Ce n'est pas ainsi que cultive l'ordre sociétaire : il distribue l'universalité des
cultures, comme si le globe entier appartenait à une seule compagnie
d'actionnaires ; il élève chaque canton, chaque province, chaque région, à un état
de perfection combinée ; il entreprend toutes les opérations générales de
reboisement, irrigation et dessèchement ; tous les travaux qui peuvent assainir,
adoucir et raffiner l'atmosphère, soit locale, soit générale.
Dans cet état de choses, les régions au lieu de se communiquer des germes
d'ouragans, n'échangent que des germes de zéphyrs : les eaux et forêts sagement
distribuées, préviennent à la fois les excès de chaud et de froid ; et le
radoucissement général de température, devient le fruit de cette perfection
universelle de culture. L'atmosphère, dans ce cas, se trouve raffinée au degré
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 343
et 5°, en fraîcheur ainsi qu'on le verra plus loin. Un vaisseau naviguant par le 75°
dans les mers glaciales, y jouira de la température du 55e degré, celle d'Édimbourg,
pendant les mois de chaleur polaire, Mai, Juin, Juillet, Août, Septembre.
Alors, un navire partant d'Europe, fera en dix-huit mois le tour des deux
passes : il côtoiera la Sibérie pendant le premier été ; il ira hiverner au détroit de
Behring, y prendre les objets entreposés par les flottes du Mexique et de la Chine.
Au printemps suivant, il passera le détroit de Parry ∗ , la baie de Baffin, et sera
rendu à Londres au bout de dix-huit mois employés au grand cabotage de Sibérie
et d'Amérique polaire.
Accusera-t-on cette perspective d'exagération ? Elle cesse d'être suspecte si on
veut partir d'une vérité de fait, l'influence des cultures humaines sur l'atmosphère
et les climatures : on ne saurait trop redire, et il faudrait, comme Harpagon, faire
graver en lettres d'or, que l'air est un champ soumis aussi bien que les terres à
l'exploitation industrielle. On n'a jamais osé spéculer sur l'influence d'autre culture
générale, parce qu'on ne connaissait aucun moyen de l’organiser ; aujourd'hui, que
ce moyen est connu, que la théorie d'Association est enfin découverte, il faut en
venir à calculer ses effets futurs en raffinage atmosphérique ; or, il est certain que
cette influence ne sera pas celle du raffinage simple intégral, estimée à 22° (p.
406) ; mais celle du raffinage composé intégral, dont le parallèle avec le simple
nous a donné en minimum 30°, estimation que j'aurais pu porter à 36° selon la
table (404).
Cette amélioration n'est pas du nombre de celles qu'on peut promettre
subitement, puisqu'elle suppose l'entière culture du globe, et le grand complet de la
population. Mais si ce n'est subitement, ce sera graduellement et rapidement qu'on
en jouira ; il suffira de 120 à 130 ans pour consommer cette précieuse
métamorphose. Chaque génération verra un mieux très-sensible dans ses
climatures ; grâce à la propriété qu'a l'Association, de reboiser les montagnes,
distribuer judicieusement les eaux et forêts, les étangs d'irrigation, et toutes les
branches de culture.
En définitive, quand le globe sera arrivé au plein du raffinage composé
intégral, les températures corrigées s'établiront par toute la terre (sauf entraves
locales), dans la proportion indiquée à la table suivante :
Cette table est échelonnée en série divergente conjuguée ; distribution qui
règne dans toutes les hautes harmonies matérielles et passionnelles.
∗
L'existence du détroit est encore incertaine ; mais ce qui n'est pas douteux, c'est le peu de
largeur de l'isthme. Or, tous ces isthmes étroits et gênants comme Panama, Parry, Malaca,
seront percés en 8e période par un canal à vaisseaux de longs cours, du port de 600 tonneaux et
24 cantons ; c'est-à-dire un canal tirant 20 pieds.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 345
TABLE COMPLÉMENTAIRE.
La latitude 45° est celle de Lyon et Bordeaux, villes un peu fatiguées par des
brouillards que dissipera la culture intégrale composée. Lyon est le vrai type d'un
climat fait en latitude 45° ; ce climat est faussé en Lombardie, pays garanti par la
chaîne des Alpes et échauffé par les vents de Lybie, dont l'Adriatique n'intercepte
pas le cours.
Lyon jouissant déjà du radoucissement de 12 degrés que procure le raffinage
simple local, obtiendra donc sans plus, le bénéfice de 18 degrés selon la table ; et
comme il est situé en latitude moyenne, environ 45°, il acquerra par égale portion
en chaleur et en fraîcheur ; c'est-à-dire :
En réduction des froids outrés et intempestifs,
En diversion aux chaleurs suffocantes et prolongées.
Une froidure du 45°, tempérée par 9° de chaleur, lui donnera les végétaux du
e
36 , sans l'assujettir aux violentes chaleurs d'Andalousie.
Une chaleur du 45°, tempérée par 9° de fraîcheur, lui donnera les végétaux du
54e, sans l'affliger des frimas de Dantzig.
Lyon pourra donc naturaliser à la fois sur son territoire les animaux et végétaux
de l'Andalousie et du Holstein. Ceux du 36e de latitude, l'oranger, le cotonnier, qui
craignent un froid de 12° Réaumur, assez fréquent à Lyon, s'y plairont quand cette
ville n'aura que les petites gelées de Cadix et d'Alep ; et ceux du 54e s'y
acclimateront de même, quand ils n'éprouveront que des chaleurs tempérées par de
fréquentes diversions.
L'échelle donnée sur les bénéfices de climature, suppose fusion des deux
principes d'amélioration ; c'est-à-dire que Pétersbourg placé à 60 degrés, gagnera
en système général, 12/90 sur le principe de chaleur, dont les excès seront
prévenus par 6/90 du principe de fraîcheur. Le Caire, placé à 30 degrés, gagnera en
proportion contrastée sur le principe de fraîcheur. Lyon gagnera en intervention
moyenne des deux principes.
Tel serait le compte, en système général ; mais Pétersbourg et le Caire y
dérogent et doivent bénéficier davantage, l'un en chaleur, l'autre en fraîcheur. Le
raffinage simple local n'y est point encore établi ; Pétersbourg est vicié par le
voisinage des terres incultes et des marais ; le Caire est vicié par le voisinage des
sables et des vents brûlants. Ces deux villes doivent donc gagner beaucoup plus
que le tarif de l'échelle, qui n'est fait que pour les régions parvenues, comme
l'Occident d'Europe, au raffinage simple local. Celles qui ne sont parvenues qu'à
moitié ou quart doivent ajouter 6 ou 9 degrés à leur lot de bénéfice climatérique
futur.
Ainsi sur l'inspection de la table, chaque latitude peut déterminer la
température dont elle sera pourvue, et les cultures dont elle sera susceptible, par
suite du raffinage atmosphérique, et de la culture intégrale composée.
Je ne m'arrête pas à traiter des différences accidentelles causées par les
marécages, les hautes chaînes, etc. ; le sujet nous entraînerait trop loin. La plupart
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 348
l'adoucissement des climatures, non moins rudes en été qu'en hiver témoin l'été de
1818 : 75 jours de chaleur continue sans une goutte de pluie ! Voilà les étés de
l'équateur transportés au 45e degré ; un autre hiver nous amènera les frimas de
Sibérie. Entre-temps, les sophistes chantent la perfectibilité, quand il est clair que
la détérioration des climatures va de niveau avec la dépravation des sociétés, et
qu'il devient souvent difficile d'obtenir une bonne récolte, au lieu de trois que
donneraient annuellement la culture intégrale du globe, et le raffinement
surcomposé qui en serait la suite.
Tous les bons esprits ont déploré la fâcheuse propriété qu'a la civilisation, de se
perdre par l'excès de ses cultures, par le ravage des forêts, par le défaut d'entente et
d'unité dans les dispositions agricoles. Nos régions les plus vantées tombent
complètement dans ce vice ; témoin l’Angleterre, qui figure au premier rang ; et
pourtant, sur les lieux mêmes où elle brille par des travaux d'Hercule, tels que le
canal Calédonien, on voit régner le vice destructeur des climatures, la dévastation
des forêts ; il n'y a pas un arbre sur les montagnes d'Écosse, qui devraient être
couvertes de sapins et bouleaux.
On n'a jamais spéculé régulièrement sur le moyen de restauration climatérique
intégrale. Si pourtant Dieu nous destine à l'industrie, comme on n'en saurait douter,
il a dû nous fournir les moyens d'opérer en plein ce raffinement de l'atmosphère,
dont l'entreprise suppose deux conditions, savoir :
La culture générale
Et la culture méthodique.
Nos méthodes sociales sont impuissantes pour atteindre ces deux buts ; la
société civilisée ne peut,
Ni opérer la culture générale du globe, car elle n'a aucune influence sur les
barbares et sauvages qui occupent les neuf dixièmes des terres ;
Ni cultiver méthodiquement et sagement ; car il est avéré que, dans les contrées
les plus vantées, la température se dégrade par le ravage des forêts ; témoin le midi
de la France et même la France entière, dont le climat, depuis un demi-siècle, n'est
plus reconnaissable.
Or, si Dieu admet dans son plan ce raffinement général de l'atmosphère, sans
lequel nos cultures sont infructueuses et contrariées en tout sens, il a dû aviser à
l'invention d'un mécanisme social autre que la civilisation, qui ne peut conduire au
raffinement atmosphérique, puisqu'elle ne remplit pas les deux conditions d'où il
dépend.
Et comme ce raffinement ne peut s'effectuer que par une culture universelle,
Dieu a dû composer un mécanisme social, apte à établir la culture universelle
réservée à la société harmonique.
Aujourd'hui que la découverte est faite et publiée, l'Angleterre qui est la
puissance la plus intéressée à en prendre l'initiative, pourra faire le raisonnement
suivant :
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 350
C'est un sujet sur lequel il faudra insister plus d'une fois et qui se liait
naturellement à la question des passes du Nord. On serait frustré de ces deux
passes nautiques, sans la fusion artificielle des glaces. Rassemblons les trois
indices qui nous font augurer ce bienfait.
1°. L’ancienne température du Pôle-Nord, dont la chaleur dans les âges
primitifs (Éden) est attestée par l'abondance d'ivoire fossile, qui constate que les
éléphants ont été indigènes à la nouvelle Zemble et en Sibérie.
2°. Les effets de culture universelle, dont on a refusé ou omis de calculer
l'influence atmosphérique, facile à évaluer par induction tirée des régions de pleine
culture.
3°. La sagesse distributive du Créateur, qui n'aurait pas entouré ce pôle d'un
cercle de belles côtes et de bouches de grands fleuves, s'il n'eût destiné ce local à
être un foyer de relations industrielles.
C'est donc soupçonner d'absurdité les dispositions de la sagesse divine, que de
douter qu'elle nous ait réservé des moyens de fusion des glaces polaires. On verra
plus loin, qu'il est pour cette fusion un autre moyen bien plus expéditif ; mais je ne
veux disserter que sur un levier connu, qui est l'influence avérée de l'agriculture
sur le raffinage de l'atmosphère ; témoins les parallèles donnés (400).
Ne suffit-il pas de cet indice péremptoire pour confondre les champions
d'impossibilité, prouver que nous sommes en arrière de découvertes, et que sur
tous les problèmes d'amélioration matérielle ou sociale, ce n'est pas la sagesse
divine qu'on doit soupçonner d'être en défaut ; c'est la raison humaine qu'on doit
suspecter d'impéritie à découvrir les voies que Dieu nous a préparées pour
atteindre à l'unité sociale et tant de biens qui en seront le fruit, et dont aucun ne
peut se réaliser hors de l'état sociétaire.
Le tort des modernes est de vouloir obtenir pièce à pièce tous ces biens, qu'on
doit introduire collectivement et simultanément par l'Association. Dans le nombre
de ses bienfaits futurs, se trouve le dégagement des glaces polaires et la garantie
des passes du Nord.
J'ai dû en donner séparément ce petit traité, qui a le défaut de la concision. Un
sujet si important exigeait de plus amples développements.
Il est d'ailleurs un moyen plus expéditif d'obtenir ces deux passes, de les
dégager en plein sous six ans, par fusion absolue et dégagement permanent des
glaces, et de rendre la zone glaciale aussi praticable pendant les douze mois, que la
Méditerranée.
Mais je me suis restreint dans cette note à ne parler que d'un seul levier, de la
culture intégrale. Quand il en sera temps, je ferai connaître une voie plus prompte,
et qui d'une année à l'autre dégagera complètement les deux pôles. Mais l'opération
ne pourra avoir lieu que la cinquième année, à dater de l'épreuve de l'Association.
On pourra donc, si l'on veut, voir les pôles complètement dégagés en 1828.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 352
Laissant à part ce moyen, j'ai dû ne traiter ici que de celui qui est intelligible ;
c'est la culture intégrale : si on eût raisonné sur cette hypothèse qui implique la
condition de civilisation universelle, on en serait venu d'emblée à suspecter cette
société qui ne peut pas s'étendre aux Barbares et Sauvages ; on aurait posé en
principe, qu'il faut inventer un nouvel ordre social pour opérer la culture intégrale
simple ; ce problème une fois mis au concours, aurait amené la découverte du
régime sociétaire, qui en élevant la culture au degré intégral composé, opérerait le
dégagement du Pôle Boréal ; effet qu'on ne peut pas obtenir sans sortir de la
Civilisation.
TABLE DE L’INTRODUCTION.
PROLÉGOMÈNES.
PREMIÈRE PARTIE.
ACCUSATION DES SCIENCES INCERTAINES.
PREMIÈRE NOTICE.
PRINCIPES GÉNÉRAUX.
CHAPITRE PREMIER.
Omission de l'étude de l'Homme ; nécessité de réparer cette négligence.
malheur général, par les essais désastreux de ces prétendues lumières d'où sont nés
les orages révolutionnaires. Fut-on jamais plus fondé à flétrir en masse les sciences
régénératrices déjà condamnées par leurs propres auteurs ! Le compilateur
Barthélemy (Voyage d'Anacharsis), disait, avant la révolution : « ces
bibliothèques, prétendus trésors de connaissances sublimes, ne sont qu'un dépôt
humiliant de contradictions et d'erreurs ; cette abondance d'idées n'est qu'une
disette réelle. » Qu'aurait-il dit, quelques années plus tard, s'il eût vu l'essai de ces
dogmes ? Sans doute il aurait, comme Raynal, fait abjuration publique, et aurait dit
avec Bacon « il faut refaire l'entendement humain, oublier tout ce qu'on a appris. »
Un érudit remplirait des pages de ces citations où la sagesse moderne se
dénonce elle-même ; je me borne à m'étayer de quelques autorités imposantes qui
ont signalé avant moi la fausseté des lumières actuelles, et à constater que les plus
grands génies ont auguré, invoqué la découverte d'une théorie sociale autre que la
Philosophie, franchement accusée par eux d'avoir engouffré la raison humaine
dans les ténèbres.
Quelle est donc la faute commise dans les études, quelle est la branche des
sciences oubliée ou négligée ? Il en est plusieurs, et notamment celle dont on croit
s'être le plus occupé : je veux dire l'étude de l'Homme. On l'a manquée
complètement, tout en croyant l'avoir épuisée : on ne s'est attaché qu'à l'écorce de
la science, à l'Idéologie et autres accessoires, bien insuffisants tant qu'on ne
possède pas la science fondamentale ou théorie des ressorts de l'âme.
Pour connaître ces ressorts et leur but, il faut procéder au calcul analytique et
synthétique de l'Attraction passionnelle. Sa synthèse détermine le mécanisme
d'Association domestique et industrielle qui est destinée des sociétés humaines.
La destinée ! mot frappé de ridicule : chacun croira passer pour visionnaire s'il
ne tourne en dérision l'idée d'une destinée préétablie, d'une théorie divine et
mathématique sur les relations des sociétés et le mécanisme des passions.
Cependant, comment concevoir que l'être éminemment sage ait créé nos
passions sans avoir auparavant statué sur leur emploi ? Dieu, exercé depuis une
éternité à créer et organiser des mondes, a-t-il pu ignorer que le premier besoin
collectif de leurs habitants est celui d'un code régulateur des sociétés et des
passions ?
Livrées à la direction de nos prétendus sages, les passions n'engendrent que des
fléaux qui feraient douter si elles sont l'ouvrage de l'Enfer ou de la Divinité.
Essayez successivement les lois des hommes les plus révérés, de Solon et Dracon,
de Lycurgue et Minos ; vous n'en verrez toujours naître que les neuf fléaux (125)
qui constituent le mécanisme subversif des passions. Dieu n'a-t-il pas dû prévoir ce
honteux résultat de la législation humaine ? Il a pu en voir les effets dans des
milliards de globes créés antérieurement au nôtre ; il a dû savoir, avant de nous
créer et de nous donner des passions, que la raison humaine serait insuffisante pour
les harmoniser, et que l'humanité aurait besoin d'un législateur plus éclairé qu'elle-
même.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 356
ans chez l'espèce humaine, surtout quand l'erreur est propagée par les corps
savants, tous d'accord à entretenir le préjugé qui nous persuade que Dieu aurait
créé les passions, sans composer préalablement un code sur leur mécanisme social.
J'ai observé qu'en commettant pareille étourderie, Dieu se serait montré moins
intelligent que le moindre d'entre nous. Demandais-je trop de faveur pour la
sagesse divine, quand je la suppose égale à celle de l'homme ? Nos Escobards vont
répondre que la sagesse divine est mille fois supérieure ; mais pour les confondre,
on veut seulement qu'ils accordent à Dieu autant de raison qu'on en trouve chez les
hommes ; autant de judiciaire dans la distribution matérielle et passionnelle des
mondes ; et surtout dans celle de ce monde, si justement critiquée par le roi
Alphonse de Castille, qui disait : « Si Dieu m'avait consulté sur la création du
monde, je lui aurais donné de bons avis. » Sans doute Alphonse lui aurait conseillé
tout le contraire des neuf caractères (125) qu'on voit régner jusqu'à présent dans le
monde social ; mais ces neuf caractères sont-ils vice accidentel ou vice essentiel et
irrémédiable ? Ne doit-on pas présumer de la sage Providence qu'elle nous réserve
un sort tout opposé, dont il fallait rechercher la théorie dans une étude régulière de
l'Attraction, seule interprète habituelle entre Dieu et l'Homme ?
Tant que l'esprit humain ne s'est pas élevé à la découverte du calcul des destins
sociaux, interprétés par synthèse de l'Attraction, nous restons dans un état de
crétinisme politique ; nos progrès dans quelques sciences fixes, dans les
Mathématiques, la Physique, la Chimie, etc., ne sont que des trophées inutiles,
puisqu'ils ne remédient à aucune des misères humaines. Plus le génie scientifique
s'honore de ses succès, plus le génie social doit se trouver confus de n'avoir fait
aucune invention utile au bonheur, et de voir, après trente siècles de corrections et
de réformes, tous les fléaux plus enracinés que jamais ; de voir la prétendue
science dénoncée par ses oracles mêmes, par le patriarche de la philosophie
moderne, Voltaire, qui, à l'aspect de ce gouffre de controverse appelé sciences
politiques et morales, s'écrie amèrement : l'esprit humain est perdu dans le dédale,
ses prétendues lumières ne sont que d'épaisses ténèbres :
Montrez l'Homme à mes yeux ; honteux de m'ignorer,
Dans mon être, dans moi je cherche à pénétrer
Mais quelle épaisse nuit voile encore la nature
Ce mystère dont Voltaire confessait l'obscurité, est-il mieux connu
aujourd'hui ? Que nous a-t-on appris sur l'Homme et sur ses destinées sociales ?
Quatre sciences prétendent nous expliquer l'énigme : l'une, appelée Idéologie, ne
s'occupe que de la superficie du problème elle se perd dans des accessoires et des
subtilités sur l'analyse de la pensée, puis elle oublie d'étudier le but de nos âmes, le
but de l'Attraction passionnelle.
Ces prétendus analystes de l'Homme n'ont pas encore fait le premier pas dans
la carrière ; ils n'ont pas analysé les douze passions radicales et leurs trois buts ou
foyers d'attraction. Faut-il s'étonner, d'après cela, qu'ils n'aient rien découvert sur le
destin des passions, et que Voltaire les dénonce à eux-mêmes en déclarant qu'il ne
voit qu'une épaisse nuit dans leurs théories sur l'Homme et l'état social ; théories
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 359
dont Condillac dit avec tant de raison : « Quand les erreurs se sont ainsi
accumulées, il n'y a qu'un moyen de remettre l'ordre dans la faculté de penser ;
c'est d'oublier tout ce que nous avons appris ? »
Trois autres sciences, la Politique, le Moralisme et l'Économisme prétendent
aussi nous expliquer nos destinées : analysons ces sciences.
La Politique et l'Économisme sont des théories subversives de la destinée,
puisqu'elles nous excitent à croupir apathiquement dans l'industrie morcelée, ou
état civilisé et barbare (3e lymbe obscure), au lieu de faire effort pour atteindre à
notre véritable destin, qui est l'industrie sociétaire.
Une quatrième science philosophique, le Moralisme, qui se vante aussi
d'étudier l'Homme, a fait tout le contraire ; la morale n'a étudié que l'art de
dénaturer l'homme, d'étouffer les ressorts de l'âme ou attractions passionnelles,
sous prétexte qu'elles ne conviennent pas à l'ordre civilisé et barbare : il fallait, au
contraire, découvrir l'issue de cet ordre civilisé et barbare, antipathique avec les
attractions passionnelles qui tendent à l'unité, à l'Association domestique-agricole.
Ces quatre sciences incertaines vantent l'industrie morcelée, pour se dispenser
d'inventer la sociétaire. Après avoir ainsi esquivé leur tâche, et nous avoir égarés
depuis trois mille ans, elles devaient finir comme les anarchistes qui leurrent les
peuples, font entrevoir une lueur de bien-être, et finissent par se déchirer entre eux.
Tel est aujourd'hui le sort des sciences philosophiques : on les voit s'immoler
comme les partis révolutionnaires ; l'une des plus accréditées, la Morale, a été
récemment écrasée par une secte de nouveaux savants nommés Économistes :
ceux-ci ont envahi la faveur, en produisant des dogmes favorables à l'amour des
richesses que la morale conseillait de jeter dans le sein des mers avides. Les
Économistes, en se rangeant sous la bannière du luxe, en cédant au premier vœu de
l'attraction, étaient assurés de terrasser la morale, qui veut qu'on méprise les
richesses parce qu'elle ne sait pas nous les procurer ; semblable au renard de la
fable qui trouve les raisins trop verts parce qu'il ne peut y atteindre.
Quel avantage a obtenu la Civilisation, en changeant de bannière, en désertant
celle des moralistes pour se ranger sous celle des économistes ? Ceux-ci, à la
vérité, nous permettent d'aimer les richesses, mais ils ne nous les donnent pas ; au
contraire, l'influence de leurs dogmes n'a servi qu'à doubler la masse des impôts et
des armées, accroître l'indigence, la fourberie et tous les fléaux ; en matériel, la
dévastation des forêts ; en politique, les vexations du monopole, soit maritime, soit
corporatif ; est-il de vice qu'on n'ait vu s'envenimer par l'intervention de ces
fâcheux Esculapes !
On peut donc dire de la Civilisation abandonnant la Morale pour se rallier à
l'Économisme :
Indicit in Scyllam, dum vult vitare Charybdim.
Dans cette fluctuation de systèmes, la Civilisation est comme le malade qui
essaie toutes les positions pour trouver quelque soulagement. Elle accueille tous
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 360
les charlatans qui savent en style pompeux la flatter d'un rétablissement, et qui en
promettant la nouveauté, ne font naître que de nouvelles calamités.
En dénonçant les sciences trompeuses, rendons justice à ceux de leurs auteurs
qui n'ont été égarés que par illusion philanthropique ; distinguons-les des jongleurs
scientifiques : ce sera le sujet du chapitre suivant.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 361
CHAPITRE II.
Distinction des Sophistes en Expectants et Obscurants.
Si l'on considère que cet état de privation générale est le fruit de cent mille
systèmes sociaux, peut-on croire à la bonne foi de ceux qui ont amoncelé ce fatras
de dogmes ? et ne doit-on pas distinguer leurs auteurs en deux classes au moins,
dont l'une se compose de charlatans et l'autre de dupes ? car on ne peut moins faire
que de considérer comme dupes, ceux qui ont cru que la Civilisation était destinée
de l'Homme, et qu'il fallait la perfectionner au lieu de chercher à en sortir.
Distinguons donc ceux qui, d'accord avec les Montesquieu, les Rousseau, les
Voltaire, ont suspecté la Philosophie et la Civilisation. Nous nommerons Sophistes
Expectants tous ces écrivains qui ont, depuis Socrate, invoqué une lumière qu'ils
avouaient ne pouvoir trouver dans leur science ; et nous désignerons sous le titre
de Sophistes Obscurants, tous ces jongleurs qui vantent leur orviétan de
perfectibilité, quoique bien convaincus de son impuissance.
On peut reconnaître une classe d'Obscurants très-excusables ; celle des
hommes qui s'alarment avant examen, et craignent qu'une invention ne puisse
devenir un levier dangereux entre les mains des agitateurs. Une telle opinion est
louable sauf vérification des doutes : mais sous le titre d'Obscurants
Philosophiques, je ne désigne ici que les orgueilleux qui ont pour devise, nil sub
sole novum, et prétendent qu'il ne reste rien à découvrir, que leur science a
perfectibilisé toutes les perfectibilités perfectibles.
Cette distinction des Philosophes en Expectants et Obscurants, laisse à chacun
des chances de justification. L’on est disculpé en se rangeant dans la classe des
expectants qui attendent la lumière, et condamnent les quatre sciences qu'on a
l'indulgence de nommer incertaines, quand elles mériteraient tout au moins le nom
de trompeuses. Quel autre nom donner.
À la Métaphysique moderne qui crée les sectes de Matérialisme et d'Athéisme,
et jette le génie dans un cul de sac scientifique en l'arrêtant à la controverse
d'idéologie qui ne conduit à aucun résultat d'utilité ; tandis que l'étude de
l'Attraction, tâche spéciale des Métaphysiciens, aurait conduit en peu d'années à la
découverte des lois d'harmonie passionnelle ;
À la Politique qui vante les droits de l'Homme et ne garantit pas le premier
droit, le seul utile, qui est le droit au travail, droit dont l'admission aurait suffi à
faire suspecter la Civilisation qui ne peut ni le reconnaître, ni le concéder ;
À l'Économisme, qui promettant aux nations des richesses, n'enseigne que l'art
d'enrichir les traitants et sangsues, doubler les impôts, dévorer l'avenir par les
emprunts fiscaux, et négliger toute recherche sur l'Association domestique, base de
l'économie ;
Au Moralisme, qui après avoir prêché deux mille ans le mépris des richesses et
l'amour de la vérité, a tout récemment accédé à prôner le système commercial
civilisé, banqueroute, usure, agiotage et libre fourberie ?
Telles sont les quatre sciences qui dirigent le monde social, ou plutôt qui
l'égarent depuis vingt-cinq siècles. Elles sont déjà suspectes aux révolutionnaires
mêmes qu'elles ont élevés : Bonaparte les élimina en masse de l'Institut, et ce fut
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 363
peut-être l'acte le plus sensé de son règne. Mais au lieu de se borner à les flétrir, il
aurait dû proposer les études qu'elles ont négligées. Elles devaient, de leur propre
aveu, étudier l'Homme, l'Univers et Dieu ; elles n'en ont rien fait ; je le prouverai
dans le cours de ces prolégomènes.
L'Homme, l'Univers et Dieu ! C'est, répliquera-t-on, une étude portée à la
perfection par nos Idéologues et Métaphysiciens modernes. Rien de plus faux ; ils
n'ont pas même abordé le sujet, car ils n'ont traité ces trois énigmes qu'en simple et
non en composé. Aussi leurs torrents de lumières sur les trois problèmes ne sont-
ils que des torrents d'erreurs, que l'épaisse nuit dont se plaint Voltaire.
Mais nul n'a, ce me semble, aussi bien défini l'obscurité que Condillac, dont il
est à propos d'insérer ici un paragraphe, bien humiliant pour les prétentions des
modernes. Voyons à quelle valeur il réduit les trophées de cette raison et de son
prétendu perfectionnement. Je transcris littéralement son opinion, et j'y intercale
quelques parenthèses.
« Au lieu d'observer, dit Condillac, les choses que nous voulions connaître »
(entre autres le but des passions), « nous avons voulu les imaginer : de supposition
en supposition fausse, nous nous sommes égarés parmi une multitude d'erreurs ; et
ces erreurs étant devenues des préjugés, nous les avons prises pour des
principes. » (Notamment l'erreur qui, envisageant la Civilisation comme terme des
destinées, veut subordonner les passions aux convenances de cette société, les
mutiler et dénaturer ; au lieu de chercher une autre société adaptée au vœu des
passions, qui toutes sans exception tendent à l'Association industrielle, à
l'Association par Séries contrastées, rivalisées, engrenées.)
Condillac : « Nous nous sommes donc égarés de plus en plus alors nous
n'avons su raisonner que d'après les mauvaises habitudes que nous avions
contractées. » (Entre autres l'habitude du régime civilisé, barbare et sauvage, qui
n'est que notre destinée transitoire, mais qui est devenue habitude contractée.)
Condillac : « L’art d'abuser des mots sans les bien entendre a été pour nous l'art
de raisonner. » Témoins les mots bonheur, liberté, vertu, morale, destinée, nature,
équilibre, saines doctrines et autres verbiages par lesquels nos théories
contradictoires nous conduisent toutes à l'opposé du but qu'elles se proposent.
Toujours aux sept fléaux lymbiques (125), au lieu des sept bienfaits (127).
Condillac : « Quand les choses en sont venues à ce point, quand les erreurs se
sont ainsi accumulées, il n'y a qu'un moyen de remettre l'ordre dans la faculté de
penser ; c'est d'oublier tout ce que nous avons appris, de reprendre nos idées à leur
origine, et de refaire, dit Bacon, l'entendement humain.
Ce moyen est d'autant plus difficile qu'on se croit plus instruit : aussi des
ouvrages où les sciences seraient traitées avec une grande netteté, une grande
précision, ne seraient-ils pas à la portée de tout le monde. Ceux qui n'auraient rien
étudié, les entendraient mieux que ceux qui ont fait de grandes études, et surtout
que ceux qui ont beaucoup écrit. »
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 364
malheur, s'attachent avidement à toute rêverie politique ou religieuse qui leur fait
entrevoir une lueur de bien-être ; elles ressemblent à un malade désespéré qui
compte sur une miraculeuse guérison. La nature souffle à l'oreille du genre humain
qu'il est réservé à un bonheur dont il ignore les routes, et qu'une découverte
merveilleuse viendra tout à coup dissiper les ténèbres de la Civilisation.
La raison, quelqu'étalage qu'elle fasse de ses progrès, n'a rien fait pour le
bonheur, tant qu'elle, n'a pas procuré à l'homme social cette fortune qui est l'objet
de tous les vœux : et j'entends par FORTUNE SOCIALE, une opulence graduée qui
mette à l'abri du besoin les hommes les moins riches, et qui leur assure au moins
pour minimum, le sort que nous nommons MÉDIOCRITÉ BOURGEOISE.
S'il est incontestable que les richesses sont pour l'homme social la première
source de bonheur, après la santé, cette raison qui n'a pas su nous procurer la
richesse relative ou aisance graduée, n'a donc produit dans ses pompeuses théories
que des verbiages inutiles qui n'atteignent aucun but ; et la découverte que
j'annonce ne serait, comme les sciences politiques et morales, qu'un nouvel
opprobre pour la raison, si elle ne devait nous donner que de la science et toujours
de la science, sans nous donner les richesses qui nous sont nécessaires avant la
science.
L'ordre sociétaire va remplir ce vœu des nations, en assurant à chacun
l'opulence graduée, objet de tous les désirs : quant à la Civilisation d'où nous
allons sortir, loin d'être la destinée industrielle de l'Homme, elle n'est qu'un fléau
passager dont la plupart des globes sont affligés durant leurs premiers âges ; elle
est pour le genre humain une maladie temporaire, comme la dentition pour
l'enfance ; elle s'est prolongée deux mille cinq cents ans de trop, par l'inadvertance
ou l'orgueil des sophistes qui ont dédaigné toute étude sur l'Association et
l'Attraction ; enfin les sociétés Sauvage, Patriarcale, Barbare et Civilisée ne sont
(on en verra les preuves), que des sentiers de ronces, des échelons (voyez le
tableau 364), pour s'élever à l'état sociétaire qui est la destinée de l'Homme, et hors
duquel tous les efforts des meilleurs princes ne peuvent aucunement remédier aux
malheurs des peuples.
C'est donc en vain, Philosophes, que vous auriez amoncelé des bibliothèques
pour chercher le bonheur, tant qu'on n'aurait pas extirpé la souche de tous les
malheurs sociaux, le morcellement industriel ou travail incohérent qui est
l'antipode des vues de Dieu. Vous vous plaignez que la nature vous refuse la
connaissance de ses lois : eh ! si vous n'avez pu jusqu'à ce jour les découvrir, que
tardez-vous à reconnaître l'insuffisance de vos méthodes et en chercher de
nouvelles ? Ou la nature ne veut pas le bonheur des hommes, ou vos méthodes
sont réprouvées de la nature, puisqu'elles n'ont pu lui arracher ce secret que vous
poursuivez. Voyez-vous qu'elle soit rebelle aux efforts des physiciens comme aux
vôtres ? Non, parce qu'ils étudient ses lois, au lieu de lui en dicter ; et vous
n'étudiez que l'art d'étouffer la voix de la nature, d'étouffer l'Attraction qui est
interprète de ses vues, puisqu'elle conduit en tout sens à l'Association domestique-
agricole.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 366
Aussi, quel contraste entre vos bévues et les succès des sciences fixes ! Chaque
jour vous ajoutez des erreurs nouvelles à d'antiques erreurs ; tandis qu'on voit
chaque jour les sciences physiques avancer dans les routes de la vérité, et répandre
sur l'âge moderne un lustre égal à l'opprobre qu'ont répandu sur lui les visions
régénératrices des sophistes.
Répétons que cette remontrance n'a d'autre but que de les sauver d'une nouvelle
erreur, les garantir de l'orgueil moderne ou prétention de perfectionner la
Civilisation, et les ramener à l'opinion expectante des grands hommes du dernier
siècle, qui tous ont espéré une issue du labyrinthe civilisé. Toute opinion qui tend à
nous y engouffrer, est dès à présent la voix de l'obscurantisme. Réfléchissez-y,
écrivains qui déclamez contre les Obscurants : voici la pierre de touche qui fera
discerner les vrais amis des lumières et du progrès social. Quand la théorie
sociétaire est découverte, ceux qui s'obstineraient à voir le bien dans le
morcellement industriel, ne seraient-ils pas les vrais apôtres de l'obscurantisme ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 367
CHAPITRE III
Les Préceptes philosophiques méconnus par la Science même.
des Expectants : ce lien qui réunit l'ensemble du système de la nature, va nous être
connu : on trouvera sur ce sujet, des détails dans la grande note B, qui traite de
l'Analogie universelle et du lien unitaire de l'Univers.
6°. Simplifier les ressorts dans toute mécanique matérielle ou sociale. De là
résultait la nécessité de s'exercer sur le problème de l'Association domestique et
industrielle qui élèverait souvent l'économie de bras et de matières aux neuf
dixièmes, et qui donnerait pareille économie sur divers objets de consommation
outrée, notamment sur le combustible devenu si précieux.
Au mépris de ce principe, l'ordre civilisé, loin de simplifier, complique toutes
les relations au plus haut degré ; soit en régime domestique, où la réunion est la
plus petite possible ; soit en régime commercial, où la fourberie élève le nombre
d'agents parasites et les fraudes au plus haut degré ; soit en régime administratif,
où l'on peut défier d'élever plus haut la complication judiciaire, fiscale, etc.
7°. Se rallier à la vérité expérimentale, n'admettre que la vérité confirmée par
l'expérience. En vertu de ce principe la Philosophie devait proscrire le régime
civilisé, où tout n'est que fausseté, notamment dans les branches les plus protégées,
comme le système commercial, on n'y trouve que fourberie et triomphe de la
fraude. Au lieu de fléchir devant cette hydre de mensonge, la Philosophie devait en
faire l'objet de ses attaques, et chercher à déterminer un régime de commerce
véridique, et subordonné solidairement à la pratique de la vérité. Sans doute on n'y
aurait pas réussi en spéculant sur les moyens connus ; mais on verra dans cet
ouvrage, qu'il existait pour atteindre à ce but, des moyens inconnus, et pourtant
très-faciles à mettre en pratique. Leur découverte et leur introduction auraient
conduit à la période sociale n° 6, GARANTISME, qui est une des belles issues de
Civilisation, et qui achemine rapidement à la période 7e, dite Association simple
ou hongrée.
8°. Se rallier à la nature, c'est-à-dire spéculer sur les moyens de procurer à
l'homme industrieux les biens et droits dont jouit le Sauvage, qui est l'homme le
plus rapproché de la nature. Ces droits sont au nombre de sept, dont nous traiterons
au chapitre suivant : on ne peut pas même accorder aux civilisés le premier des
sept droits qui est le droit de chasse. En moins de trois ans ils anéantiraient le
gibier, et par suite les insectes pulluleraient à un point effrayant.
Il en est des six autres droits naturels comme du premier ; on ne peut en
accorder aucun aux civilisés : il fallait donc, pour se rallier à la nature, déterminer
ces sept, et déterminer en même temps un nouveau mécanisme social qui put en
garantir la jouissance aux nations industrieuses, ou tout au moins celle des quatre
droits industriels, chasse, pêche, cueillette, pâture.
9°. Garder que les erreurs devenues des préjuges, ne soient prises pour des
principes. Telle est la bévue sur laquelle reposent tous les systèmes
philosophiques : leurs principes ne sont fondés que sur des erreurs devenues
préjugés ; témoin l'erreur qui suppose la Providence limitée et non universelle. De
cette erreur naît un préjugé qui nous persuade que Dieu n'a pas songé à faire des
lois sociales pour les humains comme pour les astres et les insectes ; ce préjugé, né
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 370
chez les peuplades ignorantes, a acquis force de principe chez les peuples savants,
dont tous les systèmes sociaux reposent sur la même erreur, sur l'hypothèse d'une
Providence incomplète, partielle, insuffisante en législation industrielle, etc., etc.,
et se reposant de cette fonction sur la raison humaine.
Si on veut substituer à ces préjuges un principe sensé, il faut rétablir la
hiérarchie des rangs ; accorder à Dieu le premier rang en direction du mouvement,
et déterminer la raison humaine à se contenter du deuxième rang, en vertu de quoi
elle doit se reconnaître subordonnée à Dieu ; et au lieu de faire des lois, au lieu
d'envahir le plus noble des attributs de Dieu, elle doit modestement se livrer à la
recherche des lois sociales qu'a dû faire un Créateur dont la Providence est
universelle.
10°. Observer les choses que nous voulons connaître, et non pas les imaginer.
Ce qu'il nous importe le plus de connaître, c'est l'Homme, ses passions, leur but,
leur destinée sociale. Tant que nous voudrons imaginer cette destinée, nous ne la
connaîtrons jamais : il faut, selon ce précepte de Condillac, la découvrir par
observation, par analogie, et non par imagination.
Or, en observant analogiquement la Nature, nous voyons que toute harmonie
sociale, depuis celle des planètes et étoiles fixes jusqu'à celle des abeilles et des
castors, est révélée et dirigée par attraction : d'où il faut conclure que si l'Homme
est destiné à l'harmonie sociale, c'est dans l'étude de l'Attraction qu'il doit chercher
les règles de cette harmonie, pour les substituer aux systèmes d'imagination
composés par la Philosophie ; systèmes qui, en se refusant à observer la nature
humaine par analyse de l'Attraction, et étudier le but social de l'Homme par
synthèse de l'Attraction, n'ont répandu sur cette étude que l'épaisse nuit dont se
plaint Voltaire, n'ont su qu'empirer la maladie de langueur dont se plaint
Montesquieu, que prolonger le régime civilisé et barbare qui, en comprimant
l'attraction, dénature l'Homme, l'enlève à sa destinée sociétaire, en fait un monstre
dégoûtant de fourberie et de crimes, et réduit les observateurs sincères, comme J. J.
Rousseau, à s'écrier : « ce ne sont pas là des hommes ; il y a quelque
bouleversement dont nous ne savons pas pénétrer la cause. »
11°. Éviter de prendre pour raisonnement l'abus des mots qu'on n'entend pas.
On ne sait trop quels sont les mots dont nos sophistes entendent le sens ; témoin le
mot Nature, auquel ils n'ont jamais rien compris, puisqu'ils ne veulent pas admettre
dans la nature de l'Homme le seul ressort qui la dirige, l'Attraction dont ils refusent
obstinément de faire aucune étude, quoiqu'ils se vantent d'étudier l'Homme.
On trouverait même déraison dans tous les sens qu'ils donnent aux mots
controversés ; entre autres les mots unité, vérité, vertu, liberté, droits de l'homme,
dont on ne déduit que des principes erronés et des abus de mots. On vante à un
indigent le beau nom d'Homme Libre, les droits imprescriptibles du citoyen ; et il
n'a ni la liberté de travailler et prendre part aux fonctions qu'on lui a enseignées, ni
le droit de requérir l'admission à ce travail d'où dépend sa subsistance. Quand il est
dépourvu de travail, il faut qu'il meure de faim sans se plaindre ; ou s'il mendie par
besoin, il est mis en détention pour l'honneur du beau nom d'Homme Libre, et des
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 371
droits imprescriptibles du civilisé qu'on prive du seul droit dont il ait besoin, du
droit au travail.
Au reste, comment pourrait-on s'entendre sur le sens des mots scientifiques,
lorsqu'on n'entend pas le sens des termes à l'usage ordinaire, tel que nouveauté,
nom qu'on applique à toutes les antiquailles démagogiques ressassées il y a deux
mille ans dans les tribunes de la Grèce et de Rome ? Si on abuse d'un mot si
intelligible pour en tirer de faux raisonnements, et dénigrer les inventeurs utiles en
les confondant avec les auteurs d'antiquailles fardées de nouveautés, quels sont les
mots dont on n'abusera pas en Civilisation ?
12°. Oublier ce que nous avons appris, reprendre nos idées à leur origine, et
refaire l'entendement humain. Précepte bien sage, mais bien méconnu des
savants ! Pour refaire leur entendement sur tout ce qui touche à l'étude de l'Homme
et de l'Attraction, l'on aura, dit fort bien Condillac, beaucoup plus de peine à
éduquer ceux qui ont fait de grandes études, que ceux qui n'ont point faussé leur
esprit par la lecture des 400,000 tomes de sophismes. Aussi les gens étrangers à
cette controverse, comprennent-ils d'emblée que la raison divine doit être au-
dessus de la raison humaine.
On ne peut pas inculquer ce principe à des philosophes ; ils feindront de
l'admettre d'abord, et ils le déclineront l'instant d'après, en refusant de confesser
que c'est à Dieu et non pas à la raison humaine à régler l'ordonnance du
mécanisme social ; que Dieu doit être pouvoir législatif, et la raison humaine
pouvoir exécutif, recherchant par synthèse d'Attraction, les lois que Dieu a faites
sur nos relations, et que l'homme doit exécuter.
Les dogmes philosophiques rendent l'esprit civilisé rebelle à ces idées de
suprématie de Dieu, d'espérance en ses lois et sa providence. Les sophistes qui ont
établi la suprématie de la raison, sont dans le cas d'un voyageur qui a déjà fait dix
lieues en fausse route, et qui obligé de revenir sur ses pas, est beaucoup moins
avancé que celui qui n'a pas bougé de place. Aussi n'est-il rien de plus aisé que
d'instruire sur la Destinée, les hommes qui n'ont point l'esprit vicié par les lectures
de sophismes : on n'a pas besoin de refaire leur entendement, parce qu'il n'est pas
encore faussé ; il se fixe aisément aux idées d'origine, d'attraction, de sentiment,
comme l'idée d'un Créateur infiniment prévoyant, et qui n'a pas pu oublier de
pourvoir au premier de nos besoins collectifs, celui d'un code régulateur de nos
relations domestiques et industrielles.
Y Croire que tout est lié dans le système de l'univers et qu'il y a unité entre
ses parties, selon ce principe sans cesse répété par les sophistes : l'Homme qui est
une des plus nobles portions de l'univers, doit être unitaire avec les harmonies
connues de l'univers, entr'autres avec
L’harmonie mathématique ou rationnelle,
L'harmonie planétaire ou sociale,
L’harmonie musicale ou parlante.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 372
Si l'Homme est destiné à l'harmonie, il doit exister pour le jeu de ses passions
et l'exercice de son industrie un régime d'harmonie calqué sur les trois que je viens
de citer ; à défaut, l'Homme social se trouverait en scission avec les harmonies de
l'Univers.
En outre, l'Homme n'aurait aucun lien d'unité avec le chef de l'Univers, si nous
ne participions pas au mode de révélation que Dieu emploie pour interpréter aux
créatures les lois d'harmonie industrielle et sociale ; ce mode est l'Attraction, seul
agent connu de la Divinité : c'est donc du seul calcul de l'Attraction qu'il faut
attendre ce secret de l'harmonie sociale que semble pressentir l'un des illustres
modernes, en disant : « S'il existe des vérités qui nous paraissent détachées les
unes des autres, c'est que nous ignorons le lien qui les réunit dans un tout » (De
Laplace). Selon ce principe, si l'Homme est dans l'Univers un chaînon d'harmonie,
s'il est destiné à s'assimiler aux harmonies connues et entrer en unité avec elles, il
doit chercher le lien qui les réunit dans un tout et les identifie avec le système des
passions humaines : ce lien, comme on le verra plus loin, est la synthèse de
l'Attraction passionnée, calcul rigoureusement appliqué aux harmonies
mathématique, planétaire, musicale et autres quelconques.
Spéculer sur l'unité de système. – Elle exige un régime social qui soit
applicable aux Barbares et Sauvages comme aux Civilisés. Où peut-on voir l'unité,
tant que la race humaine présente quatre sociétés antipathiques, inconciliables, et
qui ne rivalisent que de misères et de fureurs ? Pour étendre un régime quelconque
aux Barbares et Sauvages et en même temps aux Civilisés, il n'était d'autre ressort
à mettre en jeu que celui de l'Attraction, qui est la même chez tous les peuples et
qui pourtant est bannie de toutes les conceptions philosophiques. Aussi sont-elles
repoussées des Barbares et Sauvages qui adopteront avec transport l'Association
ou régime attrayant, dès qu'ils en auront vu l'épreuve sur un village, et les résultats
brillants, tels que triplement effectif de richesse, joint à la propriété plus précieuse
encore, d'amorce à l'industrie et métamorphose des travaux en plaisirs.
Je viens de passer en revue douze devoirs de cette Philosophie qui impose des
devoirs à tout le monde et qui ne veut remplir aucun des siens, aucun de ceux
qu'elle-même reconnaît pour règle de ses propres travaux. Il suffit, pour confondre
ses systèmes, de rappeler à leurs auteurs et fauteurs ces douze devoirs 1 que je ne
fixe pas arbitrairement, car ils sont extraits des dogmes de leurs plus fameux
écrivains. Tous donnent ces préceptes pour boussoles de sagesse, pour guides à
suivre dans les études : si la science les eût suivis, le genre humain aurait depuis
longtemps réussi à trouver l'une des douze issues de lymbe sociale ou du chaos
civilisé, barbare, patriarcal et sauvage.
1
Je dis douze devoirs, quoique j'en aie mentionné quatorze ; mais les deux derniers, Y et sont
désignés comme pivots ou foyers or, on ne compte jamais les grands foyers en tableaux de
mouvement, où ils sont ordinairement dualisés l'un direct Y, l'autre inverse .
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 373
CHAPITRE IV.
doivent être bien vicieuses, puisque, sur tant de voies de bonheur, elles n'ont pas su
en découvrir une seule.
Il ne faut pas s'étonner que sur ces douze issues, Dieu nous ait ménagé cinq
voies où l'on opère par la contrainte : il sait qu'elle est penchant dominant des
civilisés ; il a dû, en habile économe, en sage distributeur, utiliser ce ressort de
contrainte qui est le seul révéré et employé dans la politique civilisée ; or, la
période civilisée étant celle qui commence à raisonner, et qui a l'instruction
suffisante pour chercher les issues de lymbe, il a bien fallu lui en ménager
d'assorties à son goût pour la contrainte : les cinq dernières sont de ce genre.
La plus plaisante et la plus expéditive des cinq aurait été la perquisition forcée.
La réunion et consignation de tous les sophistes des quatre facultés, Métaphysique,
Morale, Politique et Économique. On les aurait détenus comme les Cardinaux en
conclave obligé ; je ne dis pas en isolement individuel, mais en réclusion dans un
vaste édifice, jusqu'à ce qu'ils eussent découvert une société autre que la
Civilisation. Ils se seraient ingéniés forcément, bien convaincus qu'il fallait des
inventions et non des sophismes ; et en moins de six mois ils auraient réussi, pour
peu qu'ils eussent pris pour guide un seul des douze principes exposés au chapitre
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 375
précédent : je dis un seul, et le quel que ce fût, car chacun des douze conduisait à
quelqu'une des douze voies d'issue, et même à plusieurs.
Est-ce exagérer que de prétendre qu'on n'en a jamais suivi un seul ? J'en vais
choisir un pour point de comparaison ; c'est le huitième, qui nous ordonne de nous
rallier à la nature. Il n'est pas de principe si généralement admis, et pourtant il
n'est sorte de platitudes et d'imbécilités qu'on ne nous conseille, sous prétexte de
nous rallier à la nature. J’en vais citer entre cent mille, une qui a du moins
l'avantage d'être bien écrite.
Ah ! si d'une pauvreté dure
Nous cherchons à nous affranchir,
RAPPROCHONS-NOUS DE LA NATURE,
Qui seule peut nous enrichir.
Forçons de funestes obstacles ;
Réservons pour les tabernacles
Cet or, ces rubis, ces métaux
Ou dans le sein des mers avides
Jetons ces richesses perfides,
Unique élément de nos maux.
J. B. ROUSSEAU.
Excellent moyen de se rallier à la nature. Il faut jeter notre argent dans la mer,
dans la rivière, ou bien le donner en entier aux églises, et nous laisser sans le sou
pour nous affranchir d'une pauvreté dure ! Les Moralistes répliqueront-ils qu'on ne
doit pas prendre l'avis au pied de la lettre ? En ce cas, quel usage faire de leurs
livres, s'il ne faut pas y croire ? Il y a, répondent-ils, assez de bonnes choses
auxquelles on doit croire. Non, il n'y en a point, et pour preuve je donnerai trois
analyses de Fénélon, prises au hasard dans le chef-d'œuvre de la Morale, dans le
Télémaque. Tout y sera aussi complètement absurde que dans cette belle strophe
de J.-B. Rousseau.
D'où naissent toutes ces aberrations ? De ce qu'on n'a jamais obligé les
écrivains à définir l'objet dont ils traitent. Aucun d'eux ne sait ce que c'est que la
nature intentionnelle de l'homme, qui va être expliquée au chapitre suivant. Tant
qu'on ne les oblige pas à définir exactement cette nature, doit-on s'étonner qu'ils
nous débitent mille sornettes risibles, sous prétexte de nous rallier à la nature ;
qu'ils conseillent aux riches de jeter leur argent par les fenêtres, et mille autres
folies, comme les lois de Mentor à Salente, où il ordonne d'arracher les vignes,
supprimer les ragoûts, habiller d'étoffe rose les charbonniers, forgerons et gens de
5e classe, partager les terres (loi agraire) : ces rêveries morales tombent à plat
devant l'analyse de l'Attraction ou nature passionnelle. Son premier but étant le
luxe ou richesse, nous devons, pour nous rapprocher de la nature, acquérir de
grandes richesses, les conserver et utiliser, au lieu de les jeter dans les mers avides.
Lorsqu'on voit nos écrivains si peu instruits sur la nature humaine, sur les
ressorts et buts de l'Attraction, ignorer même l'alphabet de la science, doit-on
s'étonner que l'âge moderne ait manqué en plein les douze issues de lymbe ou voie
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 376
d'avènement au but de la nature et des passions ? C'est donc à nous une étrange
duperie que de nous confier sans réserve, n'imposer aucun devoir, ne tracer aucune
marche à ces quatre sciences incertaines, Métaphysique, Politique, Morale,
Économisme, qui, pour se dispenser de recherches sur les destins sociaux,
prétendent qu'il ne reste rien à découvrir au-delà du mécanisme civilisé, barbare et
sauvage, et que ces trois sociétés mensongères et sanguinaires sont la suprême
perfectibilité.
Lequel est le plus coupable dans cette circonstance, ou des sophistes qui dupent
le genre humain et le frustrent de découvertes pour s'en éviter la peine, ou du genre
humain qui se laisse débonnairement mystifier par eux sans les rappeler à
l'observance de leurs devoirs, à la pratique des douze préceptes que j'ai cités plus
haut, et de tant d'autres qui, de leur propre aveu, sont la voie des découvertes ?
Il est des erreurs qui ne compromettent qu'un seul parti ; mais ici la lésion est
pour tous deux, pour les Philosophes comme pour la Civilisation. C'est une
complication de duperies dont il convient de donner l'analyse : on peut les
rapporter à quatre principales :
1°. La Civilisation, dupe des Philosophes bons et mauvais : dupe des bons, par
leur impéritie qu'ils avouent eux-mêmes (418), sans provoquer aucune recherche
qui puisse conduire aux découvertes.
Dupe des mauvais, par leur effronterie à promettre la perfectibilité de
civilisation perfectible, pour faire un trafic de romans politiques, dont ils savent
qu'on n'obtiendra, en dernière analyse, que les sept fléaux (125) inséparables du
régime civilisé ; entre autres l'indigence, tellement inhérente à cet ordre, qu'il n'a
pas même la propriété d'assurer sa subsistance par approvisionnement anticipé
pour deux années.
2°. La Civilisation dupe d'elle-même en protégeant des charlataneries qui sont
condamnées par leurs auteurs, et en tolérant l'apathie spéculative de ses savants,
qui trouvant dans le sophisme une carrière plus ou moins lucrative, laissent dans
l'oubli les sciences intactes, comme l'Attraction et l'Association où réside la théorie
des destinées.
3°. Les Philosophes dupes de la Civilisation, qui les réduit spéculativement à la
médiocrité. Considérés comme beaux esprits, elle doit les appauvrir pour les forcer
au travail, et pour en obtenir des récoltes oratoires qu'ils négligent dès qu'ils
parviennent à la fortune. Considérés comme sophistes, elle doit les appauvrir pour
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 377
comprimer leur penchant aux intrigues politiques. Avilis par cet ordre de choses,
ils devraient être moins empressés de prôner la Civilisation qui a pour système de
les tenir dans une médiocrité voisine du besoin : je leur en ferai plus au long le
reproche dans l'intermède qui va suivre.
4°. Les Philosophes dupes d'eux-mêmes, en ce que, pour prolonger la durée de
l'état civilisé et barbare qui les avilit, ils ont manqué la recherche et la découverte
de l'ordre sociétaire dans lequel tous les savants et artistes nageraient dans
l'opulence, ainsi qu'il sera démontré à l'article des récompenses de huitième
période (intermède). Au lieu de rechercher cette moisson de gloire et de richesses,
ils ont persisté dans une carrière épuisée, qui fut autrefois un sentier de roses pour
les Platon et les Aristote ; mais qui n'est plus qu'un chemin de ronces pour leurs
successeurs, déconsidérés, suspects, et réduits an trafic de systèmes et de bel
esprit.
La Philosophie et la Civilisation, dupes du préjugé, pour avoir cru qu'il
existait des voiles d'airain là où il suffisait d'oser pour réussir. On pouvait arriver
aux divers échelons de destinée heureuse par douze voies de genre dont nous
avons donné ci-dessus le tableau : et sur ces douze genres il en est un, le
Garantisme successif, qui contenait douze voies d'espèce, douze garanties sociales
dont on n'a pas su découvrir une seule, parce qu'on n'a jamais voulu mettre en
pratique les douze principes du chapitre précédent, ni aucun des douze isolément.
Il semble que les modernes aient adopté un plan d'escobarderie préméditée et
d'anomalie méthodique : ils posent une foule d'excellents principes et s'accordent à
n'en pas suivre un seul.
Après avoir manqué tant d'issues du dédale, tant de moyens de fortune pour
l'humanité entière, comme pour les savants, peut-on nier que chaque parti ne soit
dupe des autres et dupe de lui-même ? L’analyse de ces bévues serait bien
humiliante si le remède n'en était pas découvert : nous le possédons enfin. J'ai fait
connaître les principes qui devaient nous diriger dans cette recherche ; nous allons
en faire deux applications : l'une intra-civilisée, ou adaptée aux questions qui ont
le plus occupé la génération présente ; l'autre ultra-civilisée, ou adaptée aux
branches d'étude que le préjugé nous a fait dédaigner. Ces deux applications seront
le sujet des 2e et 3e notices.
Nota. On trouve dans la première notice et surtout dans le chapitre 3e, des
phrases dogmatiques répétées jusqu'à satiété, entre autres sur les sept sujets
suivants :
1. Oubli de chercher les issues de Civilisation.
2. Nécessité d'un code social composé et révélé par Dieu.
3. Doutes des grands hommes sur la philosophie.
4. Prééminence de la raison divine sur la raison humaine.
5. Décadence sociale et progrès des germes de mal.
6. Refus du travail, premier des droits de l'homme.
7. Induction tirée des sciences actuelles sur la nécessité d'étudier l'attraction.
Unité du mode de révélation entre la Divinité et les créatures.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 378
Ces redites sont bien multipliées sans doute : je les ai jugées nécessaires et n'ai
pas voulu les sacrifier au style ; elles ne sont point redondances, mais pléonasmes
obligés dans un ouvrage où on ne doit chercher que de l'invention, de la méthode,
et non de la rhétorique.
Lorsqu'un globe s'est obstiné 2500 ans dans une erreur, il faut lui répéter 2500
fois sa sottise et son acte d'accusation. Les têtes civilisées sont si obstruées de
préjugés, que la vérité n'y peut entrer qu'à grands coups de massue. Je redirais
souvent que l'éloquence et le bel esprit courent les rues, et n'ont rien fait pour le
bonheur social. Il faut un dénouement, une issue du labyrinthe : il faut convaincre
quelqu'un des 4000 candidats qui peuvent fonder l'Association. Laissons donc le
bel esprit et le beau style, et procédons comme en mathématiques, où on ne craint
pas de rappeler vingt et trente fois le même théorème pour habituer l'étudiant à
n'en dévier jamais.
CIS-MÉDIANTE.
2°. LES ROUTES, aujourd'hui fécond sujet de disputes et de jalousies entre les
communes ! Tout canton en Harmonie a ses grandes et petites routes, ornées
comme nos allées de parterre, garnies de trottoirs, avec ombrages continus,
bassins, et massifs de fleurs ; colonnes d'indication, etc. : ce luxe de grands
chemins ne coûtera pas une obole d'impôt. Chaque phalange les construit elle-
même par Attraction industrielle, et met son orgueil à les embellir autant que ses
salons. Chacun veut briller par les chevaux de poste autant que par les chemins.
C'est un des mille agréments que les riches mêmes ne peuvent se procurer à aucun
prix en Civilisation. Quoi de plus détestable que les routes des environs de Paris,
dont les pavés sont pour l'oreille et le corps un double supplice !
3°. LE CADASTRE : c'est ici que la Civilisation se montre en pygmée. La
France, après vingt-cinq ans de travaux et de frais énormes, n'a que des ébauches
et lambeaux de cadastre. Il faudrait y travailler trente années encore, à 3 millions
par an ; au bout de ce temps, l'ouvrage serait à peu près inutile en finance, à cause
des mutations. Que de travaux et de dépenses pour obtenir un fatras inutile ! voilà
bien la Civilisation ; parturient montes.
Comparons cette entreprise avortée, avec le travail de cadastre sociétaire. Au
lieu de soixante ans, il n'exigera qu'un an, ne coûtera pas une obole d'impôt ; il
donnera très-exactement, très-magnifiquement, le plan de toutes les terres et les
mers du globe, en cent vingt mille tomes de 30 pouces de hauteur, contenant
chacun 50 cartes, avec colonnes explicatives et gravures au revers, indication de la
nature de chaque sol, constatée par des fouilles de 20 et 30 pieds.
Sur les 120,000 tomes, il y en aura environ 80,000 pour les terres, 40,000 pour
les mers littorales et les bas-fonds.
Les exemplaires du cadastre intégral du globe se trouveront dans chaque chef-
lieu de Pentarchie (province de 150 à 200 Phalanges).
Les divisions moindres,
Tétrarchie, 36 à 48
Triarchie, 12 à 16
Duarchie, 3à 4 Phalanges,
Unarchie, 1
n'auront qu'une subdivision de l'ouvrage, proportionnée à leur étendue.
Le cadastre des mers ne pourra s'achever ni en un an, ni même en dix ; mais
celui des terres n'exigera que le laps d'un an : chaque canton y emploiera ses
groupes de géomètres, minéralogistes, graveurs, etc., qui représenteront au revers
de carte les beaux édifices et beaux points de vue du canton.
À ces prodiges d'industrie sociétaire, à ces perspectives si dignes d'électriser les
amis du beau et de l'utile, je pourrais ajouter une kyrielle de cent autres merveilles
colossales : chacun les pressentira, et en conclura à sortir au plus tôt de la lymbe
civilisée. Les impatients m'accuseront de lenteur, et voudront que sans délai je leur
expose la théorie de l'Association. Ne précipitons rien ; préparons bien les esprits :
imitons le médecin qui, par un régime préalable, dispose le malade à un traitement.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 380
DEUXIÈME NOTICE.
APPLICATION INTRA-CIVILISÉE AUX
QUESTIONS CONTROVERSÉES
CHAPITRE V.
Application à la Liberté.
l'entreprise : au lieu de s'enquérir des méthodes convenables, elle ne mit en jeu que
l'esprit de parti, sans aucune vue de philanthropie judicieuse ; elle n'aboutit qu'à
faire de St-Domingue une arène de carnage, sous le prétexte banal de liberté.
La voilà convaincue de pleine impéritie sur ce qui touche à la liberté corporelle
ou matérielle, et aux procédés d'affranchissement soit subit, soit progressif.
Répétons, comme grief très-notable, qu'après avoir cru pendant mille ans cet
affranchissement impossible, elle n'a pas su observer et transmettre les méthodes
qui l'avaient opéré sans effusion de sang ni commotion politique.
A-t-elle montré plus d'habileté en fait de liberté sociale ? Cette question nous
conduit à distinguer trois genres de liberté, subdivisibles en espèces. Et pour ne pas
affadir le lecteur par des minuties didactiques, je ne donnerai les détails d'espèce
qu'à mesure qu'ils naîtront du sujet. Bornons-nous d'abord à trois genres.
1°. Liberté simple ou corporelle, sans liberté sociale. C'est le sort du pauvre qui
a un très-petit revenu, le strict nécessaire, la ration militaire. Il jouit d'une liberté
corporelle active, parce qu'il n'est pas forcé au travail, comme l'ouvrier privé de
tout revenu. Du reste il n'a aucun essor de passions. Phébon est bien libre d'aller à
l'opéra ; mais il faudrait un écu pour y entrer : or Phébon n'a tout à point que de
quoi se nourrir et vêtir bien mesquinement. Il est libre d'aspirer au rang de député ;
mais il faudrait de bonnes rentes, et il en est fort loin : avec sa fierté du beau nom
d'Homme libre, il n'a que des fumées en fait de liberté sociale : il reste à la porte
du traiteur et de l'opéra, et encore mieux à la porte du corps électoral. Il n'est que
membre passif de la société ; ses passions n'y ont aucun essor actif ; son opinion y
est dédaignée.
Cependant il est bien plus libre que l'ouvrier réduit à travailler sous peine de
mourir de faim, et n'ayant dans la semaine qu'un jour de liberté corporelle active,
que le dimanche. Tous les autres jours, l'ouvrier est en liberté corporelle passive :
l'atelier est pour lui un esclavage convenu, indirect, qui n'est pas moins gêne
corporelle, comparativement à l'oisiveté et au bien-être du dimanche.
Nous distinguerons de même la liberté sociale en active et passive.
Remarquons seulement qu'elle n'existe pas pour les deux classes d'hommes
précités : ils n'ont que la liberté simple ou corporelle, qui est active chez le petit
rentier, et passive chez l'ouvrier, déjà moins malheureux que l'esclave qui n'a de
liberté corporelle ni en actif, ni en passif.
2°. Liberté composée divergente. Elle comprend la corporelle active et la
sociale active, le plein essor des passions : tel est l'état des Sauvages ; ils jouissent
de ces deux libertés. Un sauvage délibère sur la paix et la guerre, comme chez
nous un ministre à portefeuille. Il a, autant qu'on peut l'avoir dans sa horde, le plein
essor des passions de l'âme ; il a surtout l'insouciance, bien très-inconnu du
civilisé. À la vérité, il est obligé de chasser et pêcher pour sa subsistance ; mais ce
travail attrayant pour lui ne lèse en rien la liberté corporelle active. Un travail qui
plaît n'est point une servitude, comme le serait la charrue pour le Sauvage : sa
chasse est pour lui un amusement, comme la vente pour un marchand. Croit-on
qu'un marchand ait éprouvé une gêne corporelle quand il a dans sa matinée
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 383
déployé cent pièces d'étoffes, débité force mensonges et vendu force culottes ?
Cette fatigue est plaisir, travail attrayant, liberté corporelle ; et pour preuve, notre
marchand fort content aujourd'hui, sera demain maussade et bourru, s'il ne voit
entrer aucun acheteur, s'il ne peut ni mentir, ni vendre.
On a vu que la liberté du Sauvage est composée, puisqu'elle est corporelle
active, et sociale active ; mais ces deux activités sont en divergence avec la
destinée, avec le travail productif. Pour élever le Sauvage aux libertés actives
convergentes, il faudrait lui présenter le travail productif attrayant, celui qu'on
exerce par séries passionnelles (102) ; alors il passerait à la liberté du 3e degré.
3°. Liberté composée convergente ou sur-composée. Elle comprend les deux
indépendances, corporelle active et sociale active, alliées à l'industrie productive
attrayante.
Elle suppose l'unité d'adhésion, le consentement individuel de chacun, homme,
femme et enfant, leur ligue passionnée pour l'exercice de l'industrie et pour le
maintien de l'ordre établi. Cette troisième sorte de liberté est destinée de l'homme.
La liberté dont jouit le Sauvage est donc une fausse nature ou nature simple,
puisqu'elle est divergente de la destinée ; remarque importante pour désabuser les
amis de la simple nature qui n'est point la destinée. Quant à la nature composée, on
la trouverait encore moins en Civilisation, où les libertés telles que je viens de les
définir, ne se rencontrent nulle part en alliage de
corporelle active
convergentes.
et sociales actives
Ceux qui jouissent parmi nous de ces deux libertés, ne tendent qu'à leur donner
l'essor divergent ou rebelle à l'industrie productive ; tous inclinent à l'oisiveté,
souvent même à la destruction : témoins les enfants qui brisent et ravagent dès
qu'on les laisse en liberté corporelle active, et qu'ils peuvent faire du dégât sans
être aperçus.
Ces distinctions sur la liberté sont un peu minutieuses : mais après tant de
massacres pour la fausse liberté, n'est-il pas temps enfin d'apprendre à connaître la
véritable, dite composée convergente, qui ne peut en aucun cas s'amalgamer avec
la Civilisation, puisqu'elle suppose unité d'adhésion au régime industriel, et que
parmi nous le peuple est partout en état de soulèvement intentionnel, comprimé par
les sbires et les gibets ?
Il existe bien en Civilisation une masse d'adhérents ou consentants dont le
nombre se borne à peu près au huitième, tandis que les sept huitièmes sont
mécontents. Quelques-uns le sont à demi et sans intention de soulèvement ; mais la
très-grande majorité, composée des salariés et du petit peuple, s'insurgerait à
l'instant où elle serait délivrée de la crainte des supplices. La multitude pauvre est
donc réduite à la liberté simple ou corporelle. Son industrie est un esclavage
indirect, un tourment dont elle voudrait s'affranchir.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 384
équivalent assez réel pour que le Sauvage qui est nanti des sept droits, préfère
s'allier à nous et embrasser l'industrie.
Telle est la condition que les Philosophes devaient s'imposer en théorie de
liberté. Ils ont senti qu'il faudrait à l'homme une indemnité des sept droits naturels
dont elle se compose : eh ! que lui ont-ils promis ? Deux chimères antipathiques
avec la liberté ce sont l'égalité et la fraternité, admissibles chez les Sauvages, mais
nullement chez les nations policées. Aussi, quel résultat obtient-on parmi nous de
ce monstrueux amalgame ! Une fraternité dont les coryphées s'envoient tour à tour
à l'échafaud ; une égalité où le peuple qu'on décore du nom de souverain, n'a ni
travail, ni pain, vend sa vie à cinq sous par jour, est tramé à la boucherie, la chaîne
au cou.
Tels sont les effets que nous avons vu naître sous ce régime où l'égalité et la
fraternité s'alliaient à un fantôme de liberté. Comment les Philosophes, en voyant
ce monstrueux résultat de leurs dogmes, ont-ils pu hésiter à former une secte de
résipiscence et d'abjuration, une secte qui déclarât qu'il fallait ou renoncer à la
liberté, ou en chercher les voies dans quelque autre science que la Philosophie,
dans quelque autre société que la Civilisation !
Je vais donner une théorie de la liberté sur-composée, qui assure aux sociétés
industrielles des droits équivalents, et très-supérieurs à chacun des sept droits du
Sauvage ; mais qui les garantit avec exercice réel, constaté par le consentement
passionné, unanime et permanent de tous les individus des trois sexes, hommes,
femmes et enfants.
Cet équivalent ne peut être constaté que par adhésion du Sauvage il jouit déjà
de sa liberté composée divergente ; il ne peut pas adhérer à une industrie offerte, si
elle ne lui présente pas un meilleur sort, bien réel, bien garanti, dont on verra plus
loin les tableaux, au traité des Séries passionnelles ou liberté composée
convergente, qui loin de s'accoler à l'égalité, à la fraternité, reposera sur l'extrême
inégalité et la graduation de contrastes et de rivalité.
Reproduisons à ce sujet quelques phrases de la définition donnée (102) sur les
Séries passionnelles, et observons combien cet ordre, souverainement libre, est
opposé aux spéculations des Philosophes sur la liberté.
Rien de moins fraternel et de moins égal que les groupes d'une série
passionnelle. Pour la bien équilibrer, il faut qu'elle rassemble et associe des
extrêmes en fortune, en lumières, en caractères, etc. ; comme du millionnaire à
l'homme sans patrimoine, du fougueux au pacifique, du savant à l'ignorant, du
vieillard au jouvenceau ; cet amalgame n'est rien moins que l'égalité.
Une autre condition est que les groupes de la série soient en rivalité
inconciliable qu'ils se critiquent sans pitié sur les moindres détails de leur industrie
que leurs prétentions soient incompatibles et partout distinctes sans la moindre
fraternité ; qu'ils organisent au contraire des scissions, jalousies et intrigues de
toute espèce. Un tel régime sera aussi loin de la fraternité que de l'égalité ; et
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 386
pourtant c'est de ce mécanisme que naîtra la liberté sur-composée qui est en pleine
opposition avec les doctrines philosophiques.
Elles ordonnent le mépris des richesses perfides et l'encouragement du trafic
arbitraire ou libre mensonge. L'ordre sociétaire ou liberté surcomposée exige, au
contraire, l'amour des richesses et d'un luxe immense, l'extirpation du mensonge
commercial, et la garantie de véracité dans tout marché.
L'état philosophique ou civilisé conduit aux richesses par la pratique du
mensonge, et à la ruine par la pratique de la vérité ; l'état sociétaire conduit aux
richesses par la pratique de la vérité, et à la ruine par l'emploi du mensonge.
La Philosophie veut en régime domestique et industriel la réunion la plus petite
possible, bornée à un homme et une femme ; l'ordre sociétaire veut en régime
domestique la réunion la plus grande possible, et portée aux environs de 1500
personnes, qui, au lieu de la tiédeur conjugale, des monotonies civilisées et de la
fraternité républicaine, doivent opérer par :
Intrigues jalouses et rivalités contrastées selon les lois de la 10e passion dite
Cabaliste ou dissidente,
Variété fréquente et habituelle de fonctions selon les lois de la 12e passion dite
Papillonne ou alternante,
Fougue industrielle, enthousiasme général, selon les lois de la 12e passion dite
Composite ou coïncidente.
Tels seront les ressorts de la vraie liberté dite composée convergente : elle est
donc en tous sens l'opposé des visions de liberté qu'un essai déplorable a si bien
réduites au rang de folies scientifiques.
Sans doute la liberté est un bien très-précieux, puisque chaque parti veut en
jouir à lui seul, en priver les autres et tout envahir ; concentrer tous les biens, les
honneurs, le pouvoir, dans les mains d'un petit nombre d'affiliés. On ne connaît pas
d'autre liberté en Civilisation je vais en décrire une bien différente.
La liberté est illusoire si elle n'est pas générale il n'y a qu'oppression, là où le
libre essor des passions est restreint à l'extrême minorité, au 8e comme dans la
Civilisation, qui encore ne procure pas à ce 8e de favoris, le quart de l'essor
passionnel dont ils jouiront dans l'état sociétaire.
Pour assurer cet essor à la multitude, il faut un ordre social qui remplisse les
trois conditions suivantes :
1°. Rechercher, inventer et organiser un régime d'attraction industrielle ;
2°. Garantir à chacun l'équivalent des sept droits naturels énoncés plus haut ;
3°. Associer les intérêts du peuple à ceux des grands, qu'il jalouserait et haïrait,
tant qu'il ne participerait pas par degrés à leur bien-être.
Ce n'est qu'à ces trois conditions qu'on peut assurer au peuple un minimum en
subsistance, vêtement, logement, et, de plus, en plaisirs ; car le nécessaire sans
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 387
CHAPITRE VI.
Des sept Droits naturels, en emploi Simple et en Composé.
cardinales
2. Pâture Amour Azur Ellipse Mi
Distributives Passions
3. Pêche Famillisme Jaune Parabole Sol
4. Chasse Ambition Rouge Hyperbole Si
La liberté ne vient qu'à la suite des sept autres droits ; elle est résultat de leur
combinaison, comme le Blanc et le Noir sont réunion ou absorption des sept
rayons.
La liberté n'est que simple et fausse, que duplicité d'action, si elle n'est pas
étayée de son contre-pivot, le Minimum Y, principal de tous les droits, et pourtant
inadmissible dans la période sauvage.
Cette société garantit les sept droits, et le pivotal inverse Liberté, aux
hommes seulement, et non aux femmes très-asservies chez les sauvages, où leur
condition est pire que chez les civilisés. Leur servitude constitue la duplicité
d'action dans l'état sauvage : elle n'a pas lieu dans la période 1re, Edenisme, ni
même dans le demi-Edenisme, Otahiti.
L'objet de ce chapitre est d'établir, en aperçu, un principe qui sera démontré en
grand détail dans le cours de l'ouvrage, savoir :
Que l'action sociale ne peut s'élever à l'unité que par intervention des deux
pivots : elle est faussée si elle ne s'étaie que d'un seul pivot, que de la Liberté ;
dans ce cas, les sept droits deviennent autant de sources de désordres, dont le
premier est de faire rétrograder le mouvement et le ramener à l'état sauvage, si on
accorde les sept droits il rétrograde partiellement si on n'accorde que partie des
sept droits par exemple, une concession illimitée de chasse et de pêche détruirait
en deux ans deux sources de subsistance, qui sont le gibier et le poisson.
Les sept droits, au contraire, deviennent autant de sources d'harmonie sociale,
si on les étaie sur pivot composé, sur Minimum Y et Liberté . Il suffit même de
spéculer sur le Minimum qui implique Liberté ; car on ne peut pas garantir le
Minimum, sans opérer par les Séries passionnelles d'où naît la Liberté. Mais si on
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 389
veut, selon la prétention philosophique, établir dans les trois ou dans l'une des trois
sociétés dites Lymbes obscures, la Liberté sans Minimum, on n'aboutit qu'à
empirer l'ordre subversif qui, au lieu des sept droits, nous donne les sept fléaux, et
transforme les deux droits pivotaux en deux calamités.
Égoïsme général Y, au lieu de Minimum proportionnel.
Duplicité d'action , au lieu de liberté unitaire.
(On peut remarquer, au sujet de ce parallèle, que les signes pivotaux ont été
posés à contre-sens aux deux tableaux 350 et 426. J'ai depuis deux ans perdu de
vue ces calculs de gammes et formules descriptives ; je pourrai parfois y
commettre des inadvertances qui ne seront qu'erreurs de forme et non pas erreurs
de fond. Elles ne compromettront en aucun cas la théorie.)
Il est évident que nous avons en mécanique civilisée deux pivots contraires aux
deux du tableau des droits naturels : et d'abord, au lieu du minimum qui supposerait
une subvention du corps social pour assurer le nécessaire proportionnel aux
individus lésés dans les trois classes, riche, moyenne et pauvre, nous n'avons qu'un
égoïsme général qui va croissant et habitue chaque civilisé à rester pleinement
indifférent sur les besoins de son semblable. Cet égoïsme s'accroît depuis les
progrès de l'esprit mercantile.
D'autre part, au lieu d'une liberté unitaire ou concours de la masse pour assurer
à chaque la jouissance des sept droits, nous n'avons que des ligues de la classe
opulente pour échapper aux infortunes sociales, et les faire peser sur le pauvre, à
qui on ne peut concéder, en Civilisation, aucune jouissance des sept droits, ni
aucune compensation.
Définissons brièvement chacun des sept : il est inutile de parler des quatre
droits cardinaux. Chacun sait que le Sauvage a pleine licence de chasse et de
pêche, libre cueillette des fruits et légumes que donne la terre, et libre pâture pour
les animaux qu'il lui plaît d'élever.
Il jouit du droit de vol ou larcin à l'extérieur, c'est-à-dire sur tout ce qui n'est
pas en ligue fédérale et passionnelle avec lui. Il ne vole pas ses compagnons de la
horde : cette restriction n'est pas entrave, mais exercice fédéral du vol, extension
de la licence ou prérogative, selon laquelle toute la horde se confédère pour voler
qui il appartiendra, soit les autres sauvages, soit les caravanes, soit les civilisés
voisins, etc. Ainsi l'exercice des droits 5 et 7, fédération intérieure et vol extérieur,
est en pleine activité chez le Sauvage (voire même chez tant d'honnêtes civilisés
qui, lorsqu'ils sont les plus forts, s'entendent si bien pour vivre aux dépens des plus
faibles).
7e. Insouciance, bonheur des animaux : on ne jouit de ce droit en Civilisation
qu'à force de trésors : mais les 9/10es des civilisés, loin de pouvoir être insouciants
du lendemain, ont le souci du jour même, puisqu'ils sont obligés de vaquer à un
travail répugnant et forcé. Aussi vont-ils le dimanche dans les guinguettes et lieux
de plaisir, y goûter quelques instants cette insouciance vainement cherchée par tant
de riches que poursuit l'inquiétude. « Post equitem sedet atra cura. »
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 390
Des ergoteurs diront que l'insouciance est un caractère et non pas un droit ;
mais elle devient un droit, en ce qu'elle est proscrite dans l'état de Civilisation, où
l'incurie est déshonorée, condamnée hautement. Qu'un père de famille peu fortuné
essaie de s'adonner au plaisir, sans s'occuper de son atelier, sans rien amasser pour
les impôts, les loyers et les besoins futurs ; l'opinion par ses critiques, et le
percepteur par ses garnisaires, l'avertiront qu'il n'a pas le droit d'être insouciant, de
jouir du bonheur des sauvages et des animaux, et que malgré son penchant à
l'insouciance, il doit s'en priver. D'ailleurs l'éducation civilisée intervient
systématiquement pour combattre en nous ce goût de l'insouciance, plaisir dont
rien n'entravera l'essor en Harmonie.
Quant au Sauvage, il est évident qu'il jouit de l'insouciance et ne veut pas
s'inquiéter de l'avenir : s'il en était autrement, il craindrait que ses enfants, sa
horde, ne souffrissent de la famine ; il accepterait les offres que lui font les
gouvernements civilisés, d'instruments aratoires et objets nécessaires à la culture :
mais il ne veut céder aucun de ses sept droits ; en quoi il a raison, car s'il en cédait
un, l'insouciance, il les perdrait successivement tous. Il ne fait sans doute pas ce
calcul, mais la nature le fait pour lui ; l'Attraction le dirige dans la bonne voie ; on
en verra la preuve au chapitre « Échelle parallèle des attractions sociales ».
La seule objection plausible qu'on puisse élever contre ce bonheur du Sauvage,
c'est que les femmes n'en jouissent pas : cependant les femmes composent moitié
du genre humain, et leur condition chez le Sauvage est très-servile, très-
malheureuse.
Rien n'est plus vrai, et si je ne citais pas cette vexation, les philosophes n'en
feraient pas mention ; car ils sont dans l'usage de compter les femmes pour rien.
Sur trois sexes passionnels dont se compose l'espèce humaine,
Le majeur, les hommes,
Le mineur, les femmes,
Le mixte ou neutre, les enfants 1 ,
la philosophie ne voit qu'un sexe et ne travaille que pour un seul, pour le
majeur ou masculin ; encore quel bonheur lui procure-t-elle ? Rien autre que les
sept fléaux lymbiques, au lieu des sept droits dont se compose la liberté. Toutefois
j'ai répondu d'avance à l'objection précitée, lorsque j'ai nommé la liberté des
sauvages composée divergente. Elle diverge en double mode ; socialement, par
l'incompatibilité du corps social nommé Horde, avec l'industrie ou destinée ;
1
On objectera que les enfants étant hommes ou femmes, ne composent pas un sexe à part,
comme seraient des hermaphrodites. C'est une objection louche et qui pèche déjà sous le rapport
matériel, en ce que les enfants n'exercent pas la faculté qui distingue les sexes. En passionnel la
différence est bien plus forte, car les enfants sont privés des deux liens sexuels qu'ils ne
connaissent pas ; ce sont l'affection d'amour et celle de paternité : ils sont donc sexe neutre en
passionnel et en matériel : on en verra la preuve, quand je traiterai de leurs emplois en harmonie
passionnelle.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 391
matériellement, par l'exclusion du sexe féminin qui ne participe que peu ou point
aux sept droits naturels.
Reprenons le parallèle des libertés. Il est déjà certain que le Sauvage est plus
avancé que nous en essor de liberté, car il s'élève à la composée divergente ou
jouissance des sept droits pour les hommes seulement. Il est donc bien au-dessus
de nous, qui privons de cet avantage l'immense majorité dans l'un et l'autre sexe.
L’ordre civilisé qui nous dépouille tous ou presque tous de ces sept avantages,
nous devrait une indemnité équivalente ; et d'abord un minimum ou nécessaire en
aliments, vêtements et logements proportionnés aux trois classes, la haute, la
moyenne et la basse. Il faudrait par conséquent trois sortes de minimum pour les
pauvres des trois classes ; encore serait-ce ne rien faire pour la liberté
individuelle ; car un homme est nourri, vêtu, logé dans les dépôts de mendicité, où
il est prisonnier et très-malheureux. Il reste d'autres conditions à remplir pour
arriver à la liberté ; et d'abord, garantir à tout individu l'exercice ou l'équivalent
des sept droits dont elle se compose, lui assurer l'essor actif des passions.
Pour indemniser un civilisé de la perte des sept droits, nos publicistes lui
garantissent quelques rêveries et gasconnades, comme l'orgueil du beau nom
d'homme libre, et le bonheur de vivre sous la charte. Ces niaiseries qui ne méritent
pas même le titre d'illusions, ne sauraient satisfaire un salarié qui voudrait avant
tout manger à son appétit, vivre joyeux, insouciant, chasseur, pêcheur, cabaleur, et
voleur comme le Sauvage.
L’état sociétaire garantit au peuple ces sept droits en plénitude, ou en
équivalent consenti ; par exemple, il donne au peuple pour l'indemniser du droit de
vol, tant de bien-être, que le plébéien ne veut plus risquer de se déshonorer en
volant ce qu'il peut avoir ; ou en perdant dans l'opinion plus qu'il ne gagnerait par
un larcin, qu'on ne saurait tenir secret dans ce nouvel ordre où tous les enfants sont
élevés à des sentiments d'honneur, et jouissent amplement de toutes les
commodités de la vie : ils ne peuvent donc pas songer à voler ce qu'ils ont en
abondance.
La Civilisation, en privant l'homme de ses sept droits naturels, ne lui donne
jamais d'équivalents consentis. Demandez à un malheureux ouvrier sans travail et
sans pain, pressé par le créancier et le garnisaire, s'il n'aimerait pas mieux jouir du
droit de chasse et de pêche, avoir comme le Sauvage des arbres et des troupeaux ?
Il ne manquera pas d'opter pour le rôle du Sauvage. Que lui donne-t-on en
équivalent ? Le bonheur de vivre sous la charte : l'indigent ne peut pas se contenter
de lire la charte en place de dîner ; c'est insulter à sa misère que de lui offrir
pareille compensation. Il s'estimerait heureux de jouir, comme le Sauvage, des sept
droits et de la liberté ; il ne la trouve donc pas dans l'ordre civilisé.
En thèse générale : dans les sociétés industrieuses, la liberté est illusoire ou
désastreuse, quand on l’y introduit en emploi simple.
Pour l'introduire en emploi composé, il faudrait concéder les sept droits avec
pivot composé ou dualisé c'est-à-dire avec garantie de liberté et minimum. Ce n'est
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 392
qu'à cette condition de pivot composé qu'on peut amalgamer les droits de l'homme
et les sociétés industrielles. Ces droits, lorsqu'ils sont en pivot simple, sur liberté
sans minimum, ne sont admissibles que dans l'état de nature simple ou sauvage.
Aussi nos rêveries de droits de l'homme et de liberté, mises à l'essai, n'ont-elles
produit que des duperies et des commotions désastreuses. Nos sociétés étant
pivotées sur deux ressorts opposés à la liberté et au minimum,
Pivots lymbiques. Pivots sociétaires.
Égoïsme général, Y Minimum proportionnel,
Sans doute, avec nos méthodes, il serait bien impossible d'établir ni association,
ni rapprochement entre les trois classes, riche, moyenne et pauvre ; mais on verra,
au traité des Séries passionnelles, que ce rapprochement, loin de présenter des
difficultés, devient une source de plaisirs. En Harmonie, toute annonce d'un bien
survenu aux riches est pour le peuple un sujet de joie, parce qu'il est assuré d'en
recueillir sa part. Que Lucullus aujourd'hui serve cent mets dans le salon
d'Apollon, il n'en échoit rien au pauvre qui manque de pain à côté des palais. En
vain prétend-on que le luxe des riches anime la circulation et fait vivre le pauvre ;
c'est un mensonge effronté, puisque le pauvre meurt de faim alentour des palais.
Il n'en est pas ainsi dans un canton sociétaire, où le sort de la 3e classe est lié à
celui de la première. Si on annonce que le buffet des tables de première classe ou
tables des riches, va être porté de trente mets à trente-six, le peuple s'en réjouira,
parce que sa table sera améliorée en proportion. Si les assortiments habituels des
trois buffets, riche, moyen et pauvre, sont de trente, vingt et dix mets, on ne saurait
porter l'un à trente-six, sans élever les deux autres en même rapport, trente-six,
vingt-quatre et douze, tout étant lié dans l'Association.
Qu'un canton sociétaire de 1500 personnes (8e période), consomme chaque jour
un bœuf, la table riche ou 1re classe, et la commande ou table accidentelle, auront
de plein droit les morceaux de choix , mais il faut bien que la masse du bœuf aille
aux tables moyenne et pauvre : et comme l'Association élève les produits au degré
surabondant, et ne laisse par toute la terre d'autre inquiétude que celle d'arriver à la
pleine consommation de cette masse de produits, il est force d'en abandonner
beaucoup à la classe populaire, après les prélèvements faits pour les riches et la
commande. En outre, la 3e classe jouit du service des restes de 1re, dont on
compose une chère très-délicate et très-présentable, qui est livrée à demi valeur à
cette classe peu fortunée.
Moyennant ces gradations d'intérêts sociétaires, l'inférieur est intéressé au bien-
être du supérieur ; et leur union étant cimentée par la rencontre habituelle dans les
travaux attrayants et les intrigues de série industrielle, on n'a plus rien à redouter
de la pleine liberté du peuple, qui, dans son état actuel de misère et de jalousie,
n'userait de son indépendance que pour spolier et égorger ses supérieurs.
Il résulte de cet aperçu, que la concession du minimum dépendait
exclusivement de la découverte du régime sociétaire et du travail attrayant. Jusque-
là, comment oser parler de donner la liberté au peuple, quand on ne peut pas même
lui garantir le travail répugnant d'où dépend sa subsistance ! Toute liberté, dans un
tel état de choses, ne serait qu'un germe de sédition : les agitateurs le sentent bien,
et dès qu'ils ont envahi le pouvoir, leur premier soin est de museler le peuple et
comprimer les verbiages des philosophes, que Bonaparte bâillonna, et que
Robespierre envoyait en masse à l'échafaud.
Récapitulons maintenant sur le sens et les conditions de la liberté. On a vu que,
pour être intégrale ou sur-composée, il faut qu'elle soit soutenue du minimum, et
que ce minimum exige trois conditions, dont chacune est incompatible avec l'ordre
civilisé.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 395
CHAPITRE VII.
Erreur capitale sur la Liberté. Déni du droit au Travail.
L’usage civilisé est de s'égorger pour l'honneur d'un dogme avant d'en
connaître ni le sens, ni les emplois ; témoins les guerres nées de débats sur la
transsubstantiation et la consubstantialité. Notre siècle a spéculé de même sur les
droits de l'homme ; on s'est massacré pour les obtenir et on ne les connaît pas.
J'ai démontré qu'en théorie de liberté on n'a pas même de notions élémentaires :
on ne sait pas distinguer la liberté
En corporelle et en sociale,
En active et en passive,
En simple et en composée,
En convergente et en divergente.
accorde qu'à des conditions dérisoires, comme celle d'un travail tributaire dont le
produit est pour un maître et non pour l'ouvrier.
Nous n'aurons l'équivalent des quatre droits cardinaux, que dans un ordre social
où le pauvre pourra dire à ses compatriotes, à sa phalange natale : « je suis né sur
cette terre ; je réclame l'admission à tous les travaux qui s'y exercent, la garantie de
jouir du fruit de mon labeur ; je réclame l'avance des instruments nécessaires à
exercer ce travail, et de la subsistance en compensation du droit de vol que m'a
donné la simple nature. » Tout Harmonien, quelque ruiné qu'il puisse être, aura
toujours le droit d'aller tenir ce langage à son pays natal, et sa demande y trouvera
plein accueil.
Ce ne sera qu'à ce prix que l'humanité jouira vraiment de ses droits mais dans
l'état actuel, n'est-ce pas insulter le pauvre que de lui assurer des droits à la
souveraineté, quand il ne demande que le droit de travailler pour les plaisirs des
oisifs ?
Nous avons donc passé des siècles à ergoter sur les droits de l'homme, sans
songer à reconnaître le plus essentiel, celui du travail, sans lequel les autres ne sont
rien. Quelle honte pour des peuples qui se croient habiles en politique sociale ! Ne
doit-on pas insister sur une erreur si ignominieuse, pour disposer l'esprit humain à
étudier le mécanisme sociétaire qui va rendre à l'homme tous ses droits naturels,
dont la Civilisation ne peut ni garantir, ni même admettre le principal, le droit au
travail ?
J'ai dû en faire l'objet d'un chapitre spécial, pour signaler l'extrême ignorance
des modernes en théorie de liberté : la nécessité de reprendre les idées à leur
origine, et d'oublier tout ce qu'on a appris sur la liberté, comme sur tous les
problèmes qui touchent à l'étude de l'homme. Ce n'en était pas un médiocre que
celui du libre exercice des droits naturels, combinés avec l'exercice de la grande
industrie. Mais tout effrayant que pouvait sembler ce problème, on serait arrivé à
la solution partielle ou totale, si on eût suivi quelqu'un des douze principes dont la
philosophie s'impose à elle-même l'observance. Rappelons-les successivement, en
les appliquant au grand problème de liberté qui a tant occupé notre génération.
1°. Exploration intégrale : « rien de fait, nous dit-on, tant qu'il reste quelque
chose à faire. » C'est bien pis quand il n'y a rien de commencé. Or, nos publicistes
n'ont pas même songé à donner une définition graduée de la liberté, de ses trois
genres et de ses espèces : ils ont également oublié de définir et reconnaître le
principal des droits de l'homme, le droit au travail, sans lequel les autres ne sont
que dérisoires. Voilà des gens bien exacts sur ce qui touche à l'exploration
intégrale, premier de leurs devoirs !
2°. Consulter l'expérience : ils s'obstinent à la dédaigner et persistent dans leurs
méthodes, cent fois confondues à l'épreuve, surtout depuis l'essai des chimères
d'égalité et de fraternité, qui démontraient assez qu'on avait manqué les routes de
la vraie liberté, qu'il fallait les chercher dans les sciences non explorées, comme
celle de l'Attraction et tant d'autres également négligées.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 398
3°. Aller du connu à l'inconnu, par analogie : ils s'y sont refusés, en s'obstinant
à nier que la Civilisation ASSEZ CONNUE, assez éprouvée depuis trois mille ans, ne
pouvait conduire qu'aux sept fléaux lymbiques, et qu'après une si longue épreuve,
on ne pouvait espérer les sept biens opposés que de quelque société encore
inconnue, dont il fallait faire la recherche. On devait en augurer la découverte
selon l'analogie, qui nous dit que le genre humain, après avoir parcouru cinq
sociétés, pourra bien en découvrir et organiser d'autres, qui seront peut-être celles
où doit régner la liberté incompatible avec la Civilisation.
4°. Procéder par analyse et synthèse : ils n'ont pas même analysé les sept droits
naturels, dont la réunion compose la liberté simple, isolée du minimum. S'ils ne
savent pas encore analyser les ressorts de la liberté simple, qui est celle du
Sauvage, comment s'élèveraient-ils à la synthèse d'une liberté composée, qui doit
amalgamer le minimum proportionnel avec les sept droits du Sauvage ou droits de
nature ?
5°. Ne pas croire la nature ornée aux moyens connus : elle n'est donc pas
bornée aux trois modes industriels qu'on nomme Civilisé, Barbare et Patriarcal : et
puisqu'aucun de ces trois régimes ne garantit aux industrieux la plus faible des
trois libertés, la corporelle simple active, il faut chercher dans l'étude des sciences
négligées, d'autres mécanismes sociaux encore inconnus, et qui pourront assurer
aux industrieux cette liberté dont ils sont si éloignés en Civilisation.
6°. Simplifier les ressorts : nous n'envisageons ici le principe que sous le
rapport de la liberté appliquée à l'industrie. Il fallait donc spéculer sur l'emploi de
l'attraction industrielle, qui offre le double avantage de simplifier les ressorts en
évitant les voies de contrainte, et de garantir la liberté, en ce que le travail
attrayant, ne cause ni gêne corporelle, ni peine d'esprit ; il est pour l'industrieux un
amusement, un libre exercice de ses facultés. Le problème de liberté des
industrieux exigeait donc, avant tout, qu'on s'étudiât à appliquer l'attraction à
l'industrie, et qu'on procédât à l'étude de l'Attraction passionnée si obstinément
négligée.
7°. Se rallier à la vérité ; or, la vérité et l'évidence nous disent que l'industrieux
n'est pas libre, puisqu'il ne travaille que par crainte de la famine et du gibet, et qu'il
se soulève du moment où l'autorité paraît faiblir. Il fallait donc, pour se rallier à la
vérité, confesser que la Civilisation n'est pas compatible avec la vérité des
industrieux, pas même avec la moindre des trois libertés, et qu'elle place le peuple
à l'antipode des droits de souveraineté, dont on lui fait ironiquement la concession.
8°. Se rallier à la nature : on nous montre la nature dans l'homme sauvage qui
jouit déjà du deuxième degré de liberté (composée divergente), et de l'exercice des
droits naturels en industrie : nous ne pouvons donc nous rallier à la nature que par
l'invention d'un mécanisme social qui garantisse à nos industrieux l'équivalent de
ces droits, et une dose de liberté au moins égale à celle du Sauvage. On voit que
ces conséquences nous conduisent par mille voies différentes à la même
conclusion : inventer un régime d'industrie attrayante, un mécanisme opposé à la
méthode familiale ou anti-sociétaire, dite Civilisation.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 399
1
Je n'ignore pas qu'il est impossible d'admettre en Civilisation l'exercice de ces quatre droits ;
mais on pouvait au moins les reconnaître, poser en principe la nécessité d'un équivalent consenti
individuellement, et en conclure à la recherche d'une société autre que la Civilisation, qui ne
peut ni accorder les droits naturels, ni fournir au pauvre un équivalent.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 401
MÉDIANTE
Aux Disciples pusillanimes ou présomptueux.
jouissant d'une pleine clarté dans le régime social que nous jugeons ténébreux : je
soutiendrai cette thèse en traitant de l'échelle parallèle des attractions sociales.
La société 6e. Garantisme, étant demi-sociétaire, est une lymbe crépusculaire,
un avant-coureur de la lumière sociale ou mécanisme des séries, dont la 7e période
forme l'aurore, et dont la 1re, n'était qu'une diffraction. Dans le tableau 364, j'ai
rejeté les noms de gnomique et crépusculaire qui auraient effarouché les débutants,
et je m'en suis tenu aux noms de sous-ambiguë et sur-ambiguë ; il eût fallu, pour la
régularité, cumuler ces deux noms et dire 2e Lymbe gnomique sous-ambiguë, 6e
Lymbe crépusculaire sur-ambiguë.
On s'engagerait dans un détail interminable, s'il fallait, sur chaque
dénomination, sur chaque tableau, rassurer ces disciples chancelants, qui ne savent
pas accorder provisoirement la dose de confiance nécessaire, ni concevoir que
l'initiation doit aller par degrés ; que tel document désiré dès le premier volume,
doit, pour la méthode, être différé jusqu'aux 2e, 3e, ou 4e.
Par exemple, relativement aux emplois de nombres, et aux causes qui me font
préférer dans mes tableaux tel ou tel nombre, je ne peux pas satisfaire pleinement
avant d'avoir défini les 12 passions radicales ou passions d'octave, dont cinq
sensitives et 7 animiques. Je serai donc gêné dans les deux premiers tomes pour
expliquer les harmonies des nombres : cependant, dès qu'on sera arrivé à la section
des Séries mesurées, 2e tome, on comprendra pourquoi les nombres 7 et 12 sont
essentiellement nombres d'unité, nombres sacrés comme ceux de la trinité et de la
tétrade ou quatrinité, dont 7 et 12 sont la somme et le multiple.
3 et 4 sont nombres simples sacrés ;
7 et 12 sont nombres composés sacrés ;
ce sera une thèse à démontrer.
Quant aux nomenclatures, je ne puis mieux faire que d'emprunter les termes
admis dans les sciences fixes ou autres, jusqu'au moment où la théorie de
l'Attraction, plus accréditée, jouira du droit dont jouissent les autres sciences ; et
même les fonctions triviales, qui toutes ont le droit de se composer un vocabulaire
de termes techniques.
Mais d'où vient chez les lecteurs français, tant d'effroi et de défiance au sujet de
quelques formules insolites ? Une découverte va décider du sort du genre humain ;
il faudrait dans son examen s'affranchir des petitesses du siècle, ne s'attacher qu'à
l'objet important : qu'à la justesse des démonstrations. À quoi s'attachent nos
Français, dans cette affaire ? à des chicanes vétilleuses sur la néologie obligée.
S'il faut les en croire, le calcul de l'Association va tomber pour une lettre
ajoutée à un mot, comme dans passionnel au lieu de passionné : c'en est assez pour
alarmer de chauds partisans. D'où vient que le Français si brave au combat, est si
pusillanime en génie spéculatif ? Ceux qui font des tableaux de compensations,
peuvent y placer ce plaisant contraste d'une nation qui, à l'excès d'audace
belliqueuse, joint l'excès de faiblesse en étude de la nature, en appréciation des
découvertes.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 405
premier abord une amusette plutôt qu'une théorie sérieuse. Le préjugé leur
suggérerait à tout instant des arguments saugrenus, dont un sera relaté et réfuté à
l'appendice du chapitre 9e.
Pour prévenir ces divagations, il faut dissiper les fausses lumières, et amener le
lecteur à rougir de sa crédulité aux doctrines civilisées.
Je vais, dès le chapitre suivant, jeter le gant à la plus accréditée, celle du libre
commerce, et prouver qu'elle devait exciter la risée de quiconque aurait eu de
saines idées sur les contre-poids politiques, les garanties sociales et l'équilibre
industriel.
Préalablement, j'ai dû remontrer ici les pusillanimes et les présomptueux,
classes qu'on peut accoler, car les extrêmes se touchent. Si ces caractères dominent
en France, ils ne dominent pas en tous pays ; or, j'écris pour les Européens, et non
pour les seuls Français.
Je dois donc adopter un plan européen, et rigoureusement méthodique, une
instruction composée, c'est-à-dire négative en prolégomènes avant d'être positive
en traité.
Ceux qui ne souscriraient pas à cet enseignement composé, doivent fermer le
livre : je ne quête pas les suffrages de la multitude ; je me borne à chercher, parmi
quatre mille candidats, un homme plus clairvoyant que son siècle : ce n'est pas
chez le commun des lecteurs qu'on trouvera des âmes grandioses, capables de
pressentir l'existence du code passionnel divin, et de se soumettre aux études
nécessaires à l'initiation : une telle sagesse ne se rencontrera que chez les âmes de
forte trempe, chez un petit nombre d'élus ; c'est à eux que s'adresse la 1re partie des
prolégomènes, dédiée aux penseurs. La 2e, moins scientifique, traitant d'intérêt et
de plaisir, sera mieux adaptée au goût de la multitude.
Continuons, dans celle-ci, l'attaque du simplisme, véritable épidémie qui a
gangrené tous les savants et les conquérants de la Civilisation : il a fait manquer à
Newton la découverte du système de la nature, et à Bonaparte la conquête du
monde. Si l'un, dans ses calculs, avait joint l'Attraction passionnelle à la
matérielle ; si l'autre avait joint la conquête passionnelle à la matérielle, tous deux
seraient arrivés au but, aux issues de Civilisation. Mais quand les savants mêmes
n'ont jamais spéculé qu'en mode simple, comment les conquérants auraient-ils
imaginé de s'élever plus haut ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 408
CHAPITRE VIII.
Application au commerce simple et mensonger. Rang qu'il occupe
dans les quatre phases de Civilisation.
impossible qu'il soit flatteur pour les sciences qui ont envenimé le mal. Venons au
sujet de ce chapitre.
Le commerce étant le lien du mécanisme industriel, étant pour le monde social
ce qu'est le sang pour le corps, c'était dans le commerce qu'il fallait s'exercer à
introduire la vérité, en remplacement de cette kyrielle de vices et de fourberies
dont je donnerai plus loin le tableau. En s'occupant de cette correction du système
commercial, les sophistes n'auraient porté ombrage à aucune autorité ; ils auraient
servi utilement le monde social, au lieu de le désorganiser par leur manie de
bouleverser l'administration.
Le commerce dans l'antiquité leur parut méprisable comme domaine du
mensonge ; mais depuis qu'ils l'ont vu s'étendre colossalement par les découvertes
de la boussole et des deux Indes, ils se sont enfin déterminés à l'étudier.
La première chose que devaient y remarquer des hommes qui cherchent la
vérité, c'est qu'elle est bannie du commerce.
Une autre observation importante que suggérait l'aspect du commerce, est qu'il
présente des germes d'association en divers genres.
La politique avait donc double spéculation à asseoir sur le mécanisme
commercial ; l'une positive, qui consistait à y développer les germes de
l’Association, source de toute économie, et s'évertuer par suite à l'introduire dans
l'agriculture ; l'autre négative, qui devait tendre à bannir du mécanisme
commercial cette fausseté qu'on y voit généralement régnante, et qui est la plus
forte entrave à l'activité des relations.
Les deux problèmes étaient liés et se résolvaient l'un par l'autre ; car on ne peut
pas introduire dans le commerce des garanties de vérité sans le secours de
l'Association, et on ne peut pas étendre le lien sociétaire sans découvrir les
garanties de vérité.
C'était là une belle et noble carrière ouverte à la science. Les gouvernements et
les académies devaient s'unir pour obliger à cette étude, et employer au besoin la
8e voie, indiquée sous le nom de perquisition forcée. Au moindre succès, on serait
arrivé à la société 6e dite Garantisme, déjà très-heureuse en comparaison de la
Civilisation.
Les sophistes, n'ayant pas été contraints à s'occuper de ce travail, l'ont négligé
comme ils négligent tout ce qui présente quelques difficultés à vaincre. Ils ont fait
du commerce comme de toute autre branche d'études, une arène de controverse,
une pépinière à systèmes : ils ont bassement fléchi le genou devant le veau d'or, et
flatté tout cet attirail de fourberies mercantiles dont l'attaque devait être le premier
pas de gens qui auraient sincèrement cherché la vérité. Ils ne pouvaient pas ignorer
que le commerce, dans son état de pleine liberté, est un cloaque d'infamies :
banqueroute, accaparement, agiotage, usure, monopole, fourberie, etc. Ces
caractères offraient une collection de vices assez hideux pour stimuler des amis de
la vérité : les fortunes scandaleuses des agioteurs décelaient assez que le
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 411
Aussi Jésus-Christ appelait-il les civilisés une race de vipères, et les marchands
une bande de voleurs. C'était la franchise du bon vieux temps.
Les marchands n'étaient, dans l'antiquité, que de petits larrons ; ils ne
grugeaient point par 50 et 100 millions, comme aujourd'hui. Or la Civilisation
étant dans l'usage de faire pendre les petits voleurs et d'encenser les gros, il advint
que les marchands restèrent dans la boue tant qu'ils furent petits fripons. Horace et
la belle antiquité s'égayaient à leurs dépens, et se moquaient franchement de la
science usuraire tant révérée de nos jours.
Tout est bien changé depuis la découverte et la conquête des deux Indes : la
masse des denrées commerciales a décuplé, et par suite la fortune des marchands a
dû trentupler ; car aux bénéfices de commerce ils ajoutent ceux d'usure, d'agiotage,
d'accaparement et de monopole. Bref, les marchands de nos jours ne sont plus de
petits voleurs, comme ceux que Jésus-Christ battait de verges, ou que Horace
persiflait. Un agioteur aujourd'hui récolte en une seule année plus que dix
monarques. On assure qu'une maison de Londres a gagné, sur les emprunts de
France, quatre-vingt millions en un an.
Or, quel est le souverain d'Europe qui pourrait, non pas en un an, mais en dix,
mettre de côté 80 millions, après les dépenses de sa maison payées ? L'Empereur
d'Autriche et le Roi de France n'ont peut-être pas, au bout de l'an, 8 millions de
reste, en déduisant les frais de cour et d'officiers : chacun d'eux ne ferait donc pas,
en dix ans, le bénéfice que fait un agioteur en un an.
Cet essor gigantesque de l'industrie mercantile a ébloui les philosophes : ils se
sont tournés vers le soleil levant, et se sont prosternés devant l'agiotage. Leur
science n'avait pas été si rampante, au dernier siècle, devant les hommes à
portefeuille : elle badinait les financiers qui avaient le bon esprit de ne pas s'en
fâcher. L’opinion n'a plus rien de cet équilibre : il n'y a maintenant que prétentions
outrées chez le vice, et bassesse chez la science : les vampires mercantiles veulent
être encensés, et la Philosophie obéissante persuade que l'encens leur est dû : elle
prêche aux nations le respect des agioteurs, voire même des limiers d'agiotage
appelés Courtiers et Agents de change.
D'après cet excès de corruption, il ne faut pas s'étonner qu'on ait manqué les
découvertes qui tenaient aux correctifs du système de commerce. Les anciens
furent excusables de se moquer de ce Minotaure, tant qu'il était au berceau ; mais
aujourd'hui c'est le lionceau devenu lion ; c'est une nouvelle autorité qui entre en
partage avec les gouvernements. Ils s'élevèrent dans le temps contre l'influence
colossale du clergé : Saint-Louis même s'y opposa ; aussi Fontanes dit-il, dans une
strophe à la louange du saint Roi :
Ses lois sont celles d'un grand homme ;
Pieux, il sut contenir Rome.
Et lorsqu'une nouvelle tyrannie politique, celle du porte-feuille, celle de
l'usurier, la pire de toutes les tyrannies, vient jeter la griffe sur les Rois et les
peuples, on voit tout le corps scientifique ramper devant ce colosse mercantile, ce
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 413
parasite qui, sans rien produire, s'empare de la crème du produit, forme dans le
système industriel un nouveau souverain plus roi que les rois mêmes, un vampire
qui, sans autorité légale, entre en plein partage avec les maîtres légaux et s'arroge
la part du lion.
Le partage est d'autant plus réel, que le gouvernement ne perçoit qu'en simple,
et l'agiotage en composé. En effet, le Roi, la Cour, ne perçoivent que sur les
produits du territoire national, tandis que l'agiotage perçoit indifféremment sur
ceux de tous les pays. Tels banquiers qui ne sont ni Français, ni Autrichiens, ni
Espagnols, ont peut-être au bout de l'an, sur les impôts de France, Autriche,
Espagne, une levée plus forte que celle des souverains mêmes, dont il faut distraire
la dépense locale ou tenue de maison : cette distraction faite, il reste beaucoup
moins au souverain sur le produit de l'impôt, qu'aux prêteurs qui négocient sur la
dette publique. Après qu'on a fait face aux services divers, aux départements de
guerre, marine, intérieur, etc., l'excédant d'impôt passe aux usuriers, et non pas aux
princes ni aux ministres. Les gouvernements civilisés sont aujourd'hui dans la
situation de ces propriétaires obérés, qui voient l'usurier tirer de leur domaine
beaucoup plus qu'eux-mêmes qui l'ont cultivé. Et comme les dettes publiques ne
feront que s'accroître, la puissance mercantile qui est entrée en partage d'autorité
avec les gouvernements, tend à devenir leur supérieur et les réduire en tutelle, ou
tout au moins se tenir en balance avec eux. Jamais duplicité d'action ne fut plus
évidente.
Le coffre-fort est tout-puissant en Civilisation : aussi avons-nous vu que le
congrès d'Aix-la-Chapelle n'osait rien décider avant l'arrivée de deux banquiers
attendus. Si une chance politique met les impôts à la disposition d'une classe de
prêteurs, cette classe devient par le fait rivale et concurrente des gouvernements :
c'est ce qui arrive aujourd'hui des agioteurs, qui voient le ministère à leurs pieds.
Ces décimateurs d'avenir dirigent tout le tripot de perfectibilité, et règnent sur le
gouvernement même ; à tel point que tout ministère qui veut contrecarrer
l'agiotage, échoue complètement, et échouerait tant qu'on ne découvrirait pas le
procédé de commerce véridique, par lequel sont anéantis l'agiotage, l'usure, la
fourberie, le monopole et toutes les astuces mercantiles prônées par les
économistes. J'ai donné (Introduction) un aperçu des bienfaits de ce régime qui, en
Association, doit doubler le revenu du trésor public, tout en diminuant de moitié
les charges relatives du contribuable.
Cet état de choses devait fixer l'attention de la science : il est clair que la
Civilisation a changé de face, que le monopole et l'agiotage qui sont deux
caractères commerciaux, ont bouleversé l'ancien ordre. Est-ce un sujet de triomphe
ou d'alarme ? Quel dénouement présage cette monstrueuse irruption du pouvoir
mercantile dont les empiétements vont croissant ? C'est une question qui devait
occuper les corporations savantes conjointement avec les deux problèmes
précités :
Étendre et généraliser les germes d'association commerciale ;
Combattre le mode mensonger par invention du véridique.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 414
TABLEAU PROGRESSIF
∗
DU COURS DU MOUVEMENT CIVILISÉ.
Retour à la table de la première partie
Retour à la table et tableaux du tome II
Caractères de la Période et de chaque Phase.
PIVOTS Y Car. Individuel. L’égoïsme.
de la
Période 5e Car. Collectif. La duplicité d’action
ENFANCE
ACCROISSEMENT.
FÉODALITÉ NOBILIAIRE.
germe AFFRANCHISSt DES INDUSTRIEUX.
e
2 Phase. CC
pivot
————————
* L’art Nautique.
————————
DÉCROISSEMENT.
Vibration descendante
CADUCITÉ.
∗
Ce tableau est reproduit avec quelques variantes, dans le Nouveau Monde industriel, ouvrage du
même auteur. Note des éditeurs.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 416
borneront à pérorer sur ce qu'ils voient, sans présumer que l'ordre civilisé puisse
prendre de nouvelles formes.
Et lorsque la Civilisation arriverait dans la suite à sa 4e phase, lorsque la
féodalité commerciale serait pleinement établie, on verrait les Philosophes
intervenir après coup, pour former à ce sujet une nouvelle coterie de controverse ;
on les verrait prôner les vices de 4e phase, et vendre des torrents de volumes sur ce
nouvel ordre, dans lequel ils placeraient encore le perfectionnement de la
perfectibilité, comme ils le placent aujourd'hui dans l'esprit mercantile.
On peut, d'après ce tableau, demander aux présomptueux ce qu'ils pensent
maintenant de leur précipitation critiquée à la médiante. À les en croire, il faut
passer au traité des Séries passionnelles, sans leçons préparatoires : mais avant de
s'engager en pays inconnu, ne faut-il pas connaître le pays où l'on se trouve, et les
ressources qu'on en peut tirer pour s'avancer plus loin ? ne convient-il pas
d'analyser d'abord les vices de la Civilisation ? (c'est ce que j'ai fait jusqu'à
présent) puis ses caractères génériques et spéciaux ? (c'est sur quoi je prélude dans
ce chapitre.) Ne faut-il pas se convaincre qu'elle n'est connue, ni des intrigants
littéraires qui la vantent pour se dispenser de trouver mieux, ni des dupes qui
l'admirent en théorie, sans observer que ces belles théories sont démenties par la
pratique, par la permanence des 9 fléaux, et l'absence des 9 biens ?
D'ailleurs, pour se disposer à juger des degrés d'Harmonie sociétaire sur
lesquels on peut opter, et des phases de l'une et l'autre harmonie (simple et
composée, dont chacune a quatre phases comme la Civilisation), ne dois-je pas
exercer d'abord les élèves sur les phases de l'ordre civilisé, dont il leur est facile de
faire la distinction ?
C'est de quoi nul publiciste n'a songé à s'occuper. On ne connaît ni les éléments
(ou pivots radicaux), ni la marche, ni les caractères de Civilisation indiqués au
tableau 487, qui pourrait fournir la matière d'un gros volume analytique pour les
trois phases parcourues, et synthétique pour la 4e phase qui reste à parcourir.
Si je disais aux présomptueux qui se croient assez préparés construisez la 4e
phase de Civilisation ; indiquez de quels germes elle naîtra, quels seront ses
développements, ses résultats dans toutes les branches du système social ; chacun
de ces novices resterait coi : aucun ne saurait décrire une Civilisation de 4e phase.
Et des novices qui ne savent pas construire un quart de la période la plus connue,
ou période civilisée, veulent qu'on les initie d'emblée au traité de l'Harmonie, sans
instructions élémentaires ! singulier pays que cette France, où tout écolier veut en
savoir plus que le maître ! J'ai rencontré beaucoup de gens qui voulaient
m'enseigner ce que c'était que l'Association, et à qui j'étais obligé de répondre :
« Que ne vous chargez-vous de publier le traité, puisque, vous en savez plus que
moi sur cette matière ! »
Ignorants sur le cadre général du mouvement civilisé, ils le sont de même sur
chacune des phases ; ils ne sauraient pas distinguer la 3e aujourd'hui régnante, de la
2e qu'on vient de quitter depuis un siècle. Interrogez-les sur la 3e phase et ses
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 419
Son premier larcin est d'employer cent agents là où il suffirait de dix en mode
véridique. C'est neutraliser quatre-vingt-dix individus par un travail parasite,
comparativement au régime de vérité sociétaire.
Cette hypothèse de mode véridique était le problème à résoudre. On devait
donc astreindre les sciences à une perquisition forcée sur le mode commercial
véridique.
Et sans qu'il fût besoin de recourir à cette sommation, l'honneur ne faisait-il pas
une loi aux savants de dénoncer le commerce, qu'il faut éviter de confondre avec
les manufactures ? ne devait-on pas proposer contre ses vices, des correctifs dont
la seule recherche aurait amené de très-heureux résultats ?
Conformément au 4e principe des Philosophes, procéder par analyse et
synthèse, la science dite Économisme devait donner une analyse exacte des
caractères du commerce ; elle ne l'a sans doute pas osé, car le tableau (495) n'eût
pas été flatteur pour le veau d'or ; c'est une omission que je réparerai dans cet
ouvrage ; et comme rien n'est plus important que de désabuser l'administration,
l'agriculture et les manufactures, des sophismes qui excusent toutes les extorsions
mercantiles, je vais, dans le chap. 9e préluder à cette analyse du commerce.
CHAPITRE IX.
Prélude à l'analyse du Commerce simple. Tableau de ses Caractères.
TABLE SYNOPTIQUE
DES CARACTÈRES DU COMMERCE CIVILISÉ,
DISTRIBUÉS EN SÉRIES MIXTES.
Y LA PROPRIÉTÉ INTERMÉDIAIRE.
Progression de genres accolés
1. La duplicité d’action
2. L’Estimation arbitraire
3. La licence de fourberie
4. L'Insolidarité.
5. La Distraction de Capitaux.
6. Salaire décroissant.
7. L’Engorgement factice.
8. L’Abondance dépressive.
9. L’Empiétement inverse.
10. La Politique éversive.
11. L'Engourdissement ou Discrédit.
12. La Monnaie fictive individuelle.
13. La Complication fiscale.
14. Le Crime épidémique.
15. L'Obscurantisme.
16. Le Parasitisme.
17. L'Accaparement.
18. L’Agiotage.
19. L'Usure.
20. Le Travail infructueux.
21. Les Loteries industrielles.
22. Le Monopole corporatif.
23. — fiscal ou régie.
24. — exotique ou colonial.
25. — maritime brut.
26. — féodal ou castique par concentration.
27. La Provocation.
28. La Déperdition.
29. L’Altération.
30. La Lésion sanitaire.
31. La Banqueroute.
32. La Contrebande.
33. La Piraterie.
LA CONCURRENCE RÉDUCTIVE.
LE MONOPOLE INTÉGRAL SIMPLE.
POSTIENNE.
capituler sans aucune violence, et sans autre monopole que celui des deux
transitions mécaniques, dont personne n'a songé à s'emparer.
Pourquoi tant de brillantes opérations comme celle-ci, qui conduisait droit en
garantisme, sont-elles restées ignorées ? C'est que les souverains n'ont jamais
proposé d'inventions. Je viens de citer celui qui en avait le plus pressant besoin ; il
n'en a demandé aucune en politique sociale. Or, si le génie inventif n'est pas
stimulé et protégé, le génie sophistique domine, et le monde social demeure
stationnaire.
Tel est le tort de l'âge moderne, à qui les sophistes persuadent qu'il ne reste rien
à découvrir, et qu'on a épuisé la carrière des perfectibilités perfectibles. Pour
désabuser le siècle, il faut lui prouver qu'on ne s'est pas même élevé aux notions
primordiales, aux analyses préparatoires. Lorsque ces preuves seront multipliées,
les modernes commenceront à entrevoir leur duperie, à reconnaître qu'il peut rester
beaucoup de découvertes à faire, puisqu'on a négligé une foule de sciences
vierges ; que dans les plus rebattues, comme la liberté et le commerce, on n'a pas
même procédé aux analyses élémentaires : enfin, qu'on les a leurrés, qu'on n'a
cherché qu'à esquiver les études urgentes.
Après tout, quels sont nos trophées sur le point le plus important, sur l'étude de
l'homme ? Au lieu de l'élever au bien-être, nous n'avons su que l'assujettir à
l'esclavage matériel et sexuel chez les barbares ; puis à l'esclavage politique chez
les civilisés, où il est doublement asservi à l'argent directement, par les privations
qu'il endure s'il manque de ce métal indirectement, par la défaveur qui pèse sur le
pauvre, et par les bassesses auxquelles il est réduit s'il veut échapper à l'indigence.
Voilà donc l'homme social en servitude bi-composée : c'est la meilleure réponse à
faire à nos discoureurs sur la liberté.
Lorsque les sciences ont conduit l'espèce humaine à cet excès d'avilissement,
n'est-il pas évident qu'elle est leur dupe, et que loin d'avoir fait quelques pas vers le
bonheur, tout lui reste à désirer ? C'est sur quoi je vais deviser, dans une bluette
qui servira d'acheminement à la 3e Notice.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 431
TRANS-MÉDIANTE.
vieillesse, un bonheur immense dont nous n'aurons pas joui ; nous en verrons
l'aurore sans y prendre part : nous sommes cassés, inhabiles au plaisir : ce nouvel
ordre, tout en assurant la vigueur à ses élèves natifs, ne nous rendra pas nos 20 ans.
Nous sommes nés un siècle trop tôt ; nous touchons au terme ; il faudrait renaître
pour jouir de tant de biens, et personne ne revient de l'autre monde. »
Est-il certain que personne n'en revienne ! ! ! Si cela était, l'extrême bonheur
des harmoniens en ce monde, serait pour eux un gage de malheur idéal, dès qu'ils
avanceraient en âge. Les tableaux qu'on nous fait de l'autre vie, excluant l'essor des
principales passions sensitives et affectives, formeraient un parallèle effrayant
avec les jouissances dont l'harmonie va combler les habitants de ce monde. Chacun
préférerait LA MÉTEMSYCOSE ou Immortalité composée, à une immortalité simple
qui nous exilerait à jamais de cette terre devenue un séjour de délices : chacun
souhaiterait de renaître sur la terre avec le corps d'un Alcibiade ou d'une Aspasie.
Ainsi les deux premiers souhaits, désirs de richesse composée et de vigueur
composée, ne peuvent se réaliser sans entraîner le troisième la longévité composée
ou immortalité en alternat dans l'un et l'autre monde : encore ce souhait implique-t-
il la garantie d'un bonheur supérieur dans l'autre vie à celui dont on jouira dans
celle-ci ; à défaut de quoi la mort deviendrait un sujet d'alarme.
Si l'ordre sociétaire peut remplir ces trois souhaits, il aura par le fait réalisé le
pivotal la sagesse composée, qui n'est que l'accomplissement simultané des trois
autres.
Ceci ramène en scène le problème de la métempsycose, effleuré par les
anciens, qui l'ont souillé de mille fables absurdes, notamment les Bramines qui
envoient l'âme d'un homme dans le corps d'un moucheron. Les Pythagoriciens se
bornant à l'hypothèse des transmigrations humaines, avilissaient encore le dogme
par des jongleries, par de prétendus souvenirs impossibles en cette vie ; ce n'est
que dans l'autre qu'on a souvenir des différentes existences qu'on a eues sur la
terre.
Ce qu'il y a déjà de certain sur la métempsycose, c'est que tout le monde en a le
désir : tout moribond, riche et libre, voudrait revivre dans un corps bien robuste, et
retrouver sa fortune au retour en ce monde : l'esclave et l'indigent souscriraient
d'autant mieux à renaître avec un beau corps, l'indépendance et la fortune : on les
verrait tous, à cette condition, opter de grand cœur pour une nouvelle vie sur la
terre, et différer d'un siècle l'avènement au bonheur de l'autre monde.
Nous partirons de cet effet d'attraction bien incontestable, pour établir le
théorème des attractions proportionnelles aux destinées ; principe que je déduirai
de la 3e notice, et dont la violation supposerait Dieu contradictoire avec lui-même.
Ce sera le premier théorème à établir pour traiter de la métempsycose ou
immortalité composée.
Mais déjà que de questions sur ce sujet, que d'impatience ! J'en ai vu l'effet
chaque fois que j'ai touché cette corde : on en plaisante au premier abord ; puis,
après quelques débats, la curiosité succède au sarcasme ; chacun voudrait se voir
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 435
TROISIÈME NOTICE.
APPLICATION ULTRA-CIVILISÉE AUX QUESTIONS
NÉGLIGÉES ET INTACTES.
CHAPITRE X.
De la Garantie septénaire que l'Attraction établit entre Dieu et l'Homme.
1
En suivant à la lettre quelqu'un de nos systèmes de sagesse, par exemple, le mépris des
richesses, on est sûr de n'arriver qu'à la folie et d'être titré d'insensé. D'autre part, en suivant
aveuglément l'Attraction, un civilisé n'arrive de même qu'aux disgrâces ; de sorte qu'il ne peut
suivre aveuglément ni la sagesse, ni l'Attraction : c'est une des mille duplicités du mécanisme
civilisé.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 438
est créature moyenne entre l'astre et l'insecte. Cette privation apparente nous
conduit à opter sur l'alternative suivante :
Ou Dieu a exclu le genre humain du régime unitaire, si l'Attraction qui est
seule interprète des lois d'unité sociale n'en révèle point à l'homme : dans ce cas, le
Créateur serait injuste envers nous ; sa providence ne serait pas universelle,
puisqu'elle ne s'étendrait pas au plus pressant de nos besoins collectifs, à celui d'un
code social divin et révélé.
Ou bien si l'Homme est admis par Dieu à participer au régime unitaire de
l’Univers, il faut que le régime d'unité sociale auquel Dieu nous destine, se trouve
interprété par le calcul de cette Attraction, oracle de Dieu, et non encore étudiée.
Il n'y a pas à hésiter sur l'option entre ces deux opinions : la première est
inadmissible ; nous ne pouvons pas prétendre que Dieu nous ait privés d'un code
social révélé et unitaire, tant que nous refusons d'interroger l'oracle divin,
l'Attraction, seule interprète connue entre Dieu et les créatures, pour ce qui
concerne l'harmonie industrielle et sociale (car il faut observer que je ne parle pas
ici des révélations religieuses ; elles sont tout à fait étrangères au sujet qui nous
occupe).
Si nos savants avaient donné à cette étude un seul de leurs 25 siècles de
controverse philosophique ; s'ils avaient sans aucun succès cherché de tout temps,
par des travaux méthodiques et des essais sur l'Attraction, quel est le mécanisme
social où elle tend, et qu'après ces pénibles recherches ils n'eussent rien découvert
de satisfaisant, ils seraient tout au plus autorisés à opter sur l'alternative suivante :
Ou d'une imprévoyance de Dieu qui aurait manqué à composer pour l'homme
un code social révélé par l'Attraction, comme il l'a fait pour les astres et insectes ;
Ou d'une impéritie de la raison humaine qui aurait manqué jusqu'à présent la
découverte de ce code, comme elle a longtemps manqué tant d'autres inventions,
entre autres la boussole nautique, si vainement cherchée pendant plusieurs mille
ans.
Dans le cas de pareil échec sur la recherche du code divin, il y aurait plus de
chances pour accuser la raison d'impéritie et de méthodes vicieuses, que pour
accuser la Providence d'omission sur le premier des besoins collectifs de l'Homme,
sur le code passionnel unitaire : on ne pourrait suspecter Dieu de cette omission,
qu'en lui contestant ses trois caractères primordiaux :
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 440
Dieu se trouve dépouillé de toutes ces propriétés, s'il n'a pas composé pour
nous un code passionnel révélé par l'Attraction. En effet :
X Il n'est plus distributeur intégral du mouvement, si notre globe, en
mouvement social, se trouve livré sans retour à l'impulsion de la raison humaine
ou contrainte.
1°. Il n'est pas économe de ressorts, puisqu'en nous abandonnant aux voies
coërcitives de la raison, il manque l'économie des sept garanties mentionnées au
tableau précédent.
2°. Il pèche contre la justice distributive, en nous refusant le secours d'un guide
qu'il pouvait nous donner comme aux animaux, et auquel il sait que notre raison ne
peut pas suppléer.
3°. Il n'est pas universel en providence, puisqu'il ne pourvoit pas au plus
pressant des besoins collectifs de l'humanité.
Enfin, il tombe dans la duplicité de système, en nous isolant à plaisir du
cadre d'unité de l'Univers : 511 et Y.
Cette imputation, contraire à toutes les notions que nous donnent la religion et
le bon sens, ferait retomber, dans tous les cas, le soupçon d'impéritie et
d'aberration sur la raison, sur ses méthodes vicieuses et ses procédés d'exploration
bien suspects sans doute, puisqu'ils ont manqué pendant 3000 ans des découvertes
qui n'étaient que jeux d'enfants, comme la suspente, l'étrier, la brouette ; procédés
également suspects en mécanique sociale, puisqu'au bout de 1000 ans les
champions de liberté du peuple n'avaient ni découvert, NI CHERCHÉ le procédé
d'affranchissement corporel des esclaves. D'après cette omission, l'on ne doit pas
s'étonner qu'ils aient négligé jusqu'à nos jours les études les plus urgentes, celles de
l'Association et de l'Attraction passionnelle.
On n'aurait pas différé d'un instant cette étude, si on eût songé à disserter sur
l'attribution radicale de Dieu, la faculté qu'il possède exclusivement d'imprimer le
mouvement, en distribuant à tous les êtres attraction et répulsion, selon qu'il
convient à l'exécution de ses desseins.
Analysons les conséquences de cette attribution réservée à Dieu seul.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 441
L’Attraction est entre les mains de Dieu une baguette enchantée, qui lui fait
obtenir par amorce d'amour et de plaisir, ce que l'Homme ne sait obtenir que par
violence. Elle transforme en jouissances les fonctions les plus répugnantes par
elles-mêmes. Quoi de plus rebutant que le soin d'un enfant nouveau-né, toujours
criant, hébété et souillé de déjections ? que fait Dieu pour transformer en plaisir un
soin si déplaisant ? Il donne à la mère attraction passionnée pour ces travaux
immondes ; il ne fait qu'user de sa prérogative magique, IMPRIMER ATTRACTION.
Dès lors dégoûts les plus motivés disparaissent et sont changés en plaisirs.
Pour estimer le prix de cette faculté exclusive à Dieu, supposons qu'elle fût
attribuée à quelque monarque bien ambitieux. Ce prince, une fois investi du
pouvoir de DISTRIBUER ATTRACTION, n'aurait besoin ni de tribunaux, ni d'armées
pour faire exécuter ses décrets et soumettre le monde entier à son empire : il lui
suffirait de donner à tous les peuples ATTRACTION pour tel régime voulu par lui.
Par exemple, pour la Civilisation perfectible, qui consiste à piller tout l'argent et
faire tuer tous les hommes : aussitôt qu'il aurait imprimé attraction pour ce fortuné
régime, les peuples se hâteraient de porter toutes leurs épargnes au percepteur ; les
jeunes gens rivaliseraient d'ardeur pour se rendre à la conscription ; les Sauvages
adopteraient avec transport l'industrie qu'ils repoussent ; les Barbares donneraient
la volée à leurs sérails, etc.
En outre, le susdit prince donnerait à tous les monarques voisins ou éloignés,
attraction pour reconnaître sa suprématie ; tous à l'envi lui enverraient des
ambassades, pour faire acte de soumission et le proclamer hyper-monarque du
globe.
Et puisque chaque souverain, chaque peuple trouverait son bonheur dans ces
démarches que le prince aurait frappées du charme attractionnel, convenons que
ledit prince possesseur exclusif de ce talisman serait bien insensé de mettre enjeu
d'autres moyens, comme la contrainte, les supplices, les guerres : ce serait à lui
méchanceté gratuite et duperie insigne ; car tout en faisant le malheur des sujets et
voisins, il échouerait dans son plan de monarchie universelle par la résistance et le
désespoir des peuples ; tandis qu'en se servant du levier magique de l'Attraction, il
serait, au bout de trois ans, paisible possesseur du globe entier, sans avoir fait
aucun frais, couru aucun risque, ni mécontenté aucun individu.
Telle est la situation de Dieu à l'égard des créatures. Possesseur exclusif du
plus puissant des ressorts, du talisman de l'Attraction, Dieu ne serait-il pas
persécuteur et dupe, si, négligeant une si belle chance, il recourait à d'autres leviers
que l’Attraction pour régir l'univers, et coordonner à un plan d'unité toutes les
classes de mouvement ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 442
1. Le matériel Terre.
Mouvements
2. L’organique Eau.
cardinaux
3. L’aromal Arome.
4. L’instinctuel Air.
Pivotal Le social ou passionnel, Feu.
N'épargnons pas les redites sur une question de si haute importance ; elles y
deviennent nécessaires. Nous voyons que déjà Dieu se fixe au seul levier de
l'Attraction pour diriger les planètes et soleils, créatures immensément supérieures
à nous, et les insectes, créatures bien inférieures à nous. L'Homme serait-il donc
seul exclu du bonheur d'être guidé au bien social par Attraction ? Pourquoi cette
interruption dans l'échelle du système de l'Univers ? Pourquoi l'Attraction,
interprète divine près des astres et des animaux, et suffisant pour les conduire à
l'harmonie, ne suffit-elle pas de même à l'homme qui est créature moyenne entre
les planètes et les animaux ? Où est l'unité du système divin, si le ressort
d'harmonie générale, si l'Attraction n'est pas applicable aux sociétés du genre
humain comme à celles des astres et des animaux ; si l'Attraction ne s'applique pas
à l'industrie agricole et manufacturière qui est le pivot du mécanisme social ? Voilà
beaucoup d'arguments resserrés dans un court paragraphe ; il est de ceux qu'il faut
faire graver en lettres d'or.
L'exercice de l'industrie qui fait les délices des animaux libres, castors, abeilles,
guêpes, fourmis, est pour l'homme un supplice dont il s'affranchit dès qu'il jouit de
la liberté. Le peuple civilisé n'aspire qu'à l'inertie, et le Sauvage dit à son ennemi,
pour imprécation suprême, puisses-tu être réduit à labourer un champ !
Cependant, puisque nous sommes évidemment destinés par Dieu au travail
agricole et manufacturier, comment se fait-il qu'on ne voie de lui, jusqu'à présent,
ni code social sur l'ordonnance des relations industrielles, ni appât naturel au
travail ? Pourquoi ce travail, qu'on dit être notre destinée, n'est-il qu'un supplice
pour les salariés et les esclaves civilisés et barbares, qui ne cherchent qu'à
s'insurger contre l'exercice de l'industrie, et l'abandonneraient du moment où ils ne
seraient plus contenus par la crainte des châtiments ?
Le travail fait pourtant les délices de diverses créatures, comme castors,
abeilles, guêpes, fourmis, qui sont pleinement libres de préférer l'inertie : mais
Dieu les a pourvues d'un mécanisme social qui attire à l'industrie et fait trouver le
bonheur dans l'industrie. Pourquoi ne nous aurait-il pas accordé le même bienfait
qu'à ces animaux ? Quelle différence entre leur condition industrielle et la nôtre !
Un Russe, un Algérien, travaillent par crainte du fouet ou de la bastonnade ; un
Anglais, un Français, par crainte de la famine qui talonne leur pauvre ménage : les
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 443
Grecs et les Romains, dont on nous a vanté la liberté, travaillaient par esclavage et
crainte du supplice, comme aujourd'hui nos nègres des colonies.
Voilà quel est le bonheur de l'homme, en l'absence du code industriel
attrayant ; voilà l'effet des lois humaines et des chartes philosophiques : elles
réduisent l'humanité à envier le sort des animaux industrieux, pour qui l'attraction
change les fatigues en plaisirs. Quel serait notre bonheur si Dieu nous eût assimilés
à ces animaux, s'il nous eût imprimé attraction passionnée pour l'exercice de tout
travail auquel nous sommes destinés ! Notre vie ne serait qu'un enchaînement de
délices, d'où naîtraient d'immenses richesses ; tandis qu'à défaut du régime
d'industrie attrayante, nous ne sommes qu'une société de forçats dont quelques-uns
savent échapper au travail, et se coaliser pour se maintenir dans l'oisiveté. Ils sont
haïs de la masse, qui tend comme eux à s'affranchir du travail : de là naissent les
ferments révolutionnaires, les agitateurs qui promettent au peuple de le rendre
heureux, riche et oisif, et qui une fois parvenus à ce rôle par quelque
bouleversement, pressurent la multitude et l'asservissent de plus belle, pour se
maintenir au rôle d'oisifs ou directeurs des industrieux ; ce qui équivaut à
l'oisiveté.
Dans cette condition vexatoire, nous sommes réduits à envier le sort des
animaux et des insectes ; à nous plaindre de la Providence qui paraît avoir eu pour
ces êtres une sollicitude qu'elle n'a pas eue pour nous ; car s'il faut en croire aux
préjugés philosophiques, elle ne nous aurait assigné ni code social, ni mécanisme
fixe en industrie, ni Attraction industrielle pour charmer les travaux auxquels elle
nous a destinés, ni même garantie de cette industrie pénible dont manquent la
plupart de ceux qui la demandent pour leur subsistance, et dont manquent
indirectement ceux qui l'obtiennent ; car le plus souvent ils cultivent pour un
maître et non pour eux ; vexation qui n'a pas lieu dans l'ordre sociétaire, où le
moindre des hommes, femmes et enfants, jouit d'un dividende proportionné à ses
trois facultés, capital, travail et talent.
Vainement nos philosophes prétendraient-ils que leur vague sagesse, leurs lois
oppressives rempliront cette lacune de code industriel attrayant ; vainement
s'engagent-ils par d'innombrables constitutions, à procurer des torrents de charmes
à nos salariés : toutes ces théories n'enfantent que la répugnance de l'industrie, et
les sept fléaux lymbiques. Sont-elles assez confondues par ces honteux résultats !
D'ailleurs, si c'est à l'humanité à se donner des lois, s'il n'est pas besoin que
Dieu intervienne dans notre législation, il aurait donc jugé notre raison supérieure
à la sienne en conceptions législatives ! De deux choses l'une : Ou il n'a pas su, ou
il n'a pas voulu nous donner un code social quelconque.
S'il n'a pas su, comment a-t-il pu croire que notre faible raison réussirait dans
une tâche où il aurait craint d'échouer lui-même ? S'il n'a pas voulu, comment nos
législateurs peuvent-ils espérer de construire l'édifice dont Dieu aurait voulu nous
priver ?
Prétendra-t-on que Dieu a voulu laisser à la raison une portion de régie, une
carrière en mouvement social ; qu'il nous a départi les fonctions législatives,
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 444
quoique pouvant assurément les exercer lui-même ; qu'il a voulu réserver cette
chance à notre génie politique ?
Nos essais de 3000 ans prouvent assez que le génie civilisé est insuffisant,
inférieur à la tâche. Dieu a dû prévoir que tous nos législateurs, depuis Minos
jusqu'à Robespierre, ne sauraient qu'enraciner les sept fléaux lymbiques, tout en
promenant de nous conduire dans les sentiers fleuris de la perfectibilité morale et
politique.
Dieu, qui a prévu cette impéritie et ces résultats déplorables de la législation
humaine, nous aurait donc donné à plaisir une tâche au-dessus de nos forces, et qui
aurait été si légère pour les siennes !
Continuons sur cette erreur qui veut attribuer les facultés législatives à la faible
raison humaine. Quels auraient été les motifs de Dieu pour renoncer à remplir cette
fonction qu'il lui était si facile d'exercer, en nous donnant un code étayé
d'attraction ? Quel motif aurait-il eu de nous le refuser ? Il y a sur cette lacune
sextuple opinion.
1°. Ou il n'a pas su nous donner un code social d'attraction, justice, vérité,
unité : dans ce cas il est injuste en nous créant ce besoin sans avoir les moyens de
nous satisfaire, comme les animaux pour qui il compose des codes sociaux
attrayants et régulateurs du système industriel.
2°. Ou il n'a pas voulu nous donner ce code : et dans ce cas il est persécuteur
avec préméditation, nous créant à plaisir des besoins qu'il nous est impossible de
contenter, puisqu'aucun de nos codes ne peut extirper les sept fléaux lymbiques.
3°. Ou il a su et n'a pas voulu : dans ce cas il est l'émule du Diable, sachant
faire le bien et préférant le règne du mal.
4°. Ou il a voulu et n'a pas su : dans ce cas il est incapable de nous régir,
connaissant et voulant le bien qu'il ne saura pas faire, et que nous pourrons encore
moins opérer.
5°. Ou il n'a ni su, ni voulu : dans ce cas il est au-dessous du Diable, qui est
scélérat, mais non pas bête.
6°. Ou il a su et voulu : dans ce cas le code existe, et il a dû nous le révéler ; car
à quoi servirait ce code, s'il devait rester caché aux hommes à qui il est destiné ?
Lorsqu'une théorie découverte après 2500 ans d'inadvertance nous transmet
cette révélation, nous initie à la connaissance du code social divin et du mode de
relations qu'il assigne à notre industrie, qu'avons-nous à faire, sinon de rougir de
nos fausses lumières, et d'essayer sur une bourgade ce code, qui ne sera repoussé
que des sophistes confus de voir dans cette découverte l'arrêt de mort de leurs
sciences désastreuses ?
On n'aurait pas douté un seul instant de l'existence de ce code, si on eût observé
combien il est aisé à Dieu de nous accorder cette faveur. En effet, pour nous
délivrer du fléau des fausses lumières, pour nous donner un code propre à
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 445
CHAPITRE XI.
Des Absurdités sans nombre où serait tombé Dieu, s'il eût manqué à la
composition et révélation d'un code social attractionnel et unitaire.
sociale, l'objet le plus urgent à connaître. Dieu ne nous aurait donc donné qu'un
génie avorton, qui sait s'initier aux inutiles théories de l'attraction sidérale, et non
aux théories précieuses de l'attraction passionnelle ou boussole sociale.
F Il est ennemi positif et négatif de l'homme : ennemi positif, d'après les refus
de code passionnel attrayant qui ferait notre bonheur et ne coûterait RIEN au
distributeur de l'attraction. Ennemi négatif, en ce que pouvant distribuer à son gré
les attractions et répulsions, il ne nous a pas donné une attraction adaptée aux
résultats de pauvreté, fourberie, oppression, carnage, etc., que produisent les lois
des hommes ; lois qui seraient devenues pour nous un gage de bonheur, si Dieu
nous eût donné attraction pour leurs odieux résultats, ainsi qu'il devait le faire si
nos sociétés actuelles étaient notre destinée irrévocable.
. Il veut la guerre permanente de l'homme avec Dieu et avec l'homme, s'il
nous a condamnés à résister à l'influence des passions dont il est distributeur ; et si,
prévoyant qu'elles nous conduiraient au mal, il ne nous a donné pour y résister,
d'autre secours que la raison, impuissante même chez ceux qui s'en disent les
oracles, tels que les Philosophes, gens les moins capables de résister à leurs
passions.
G Il est avec préméditation provocateur à l'athéisme ; car il a prévu qu'après
des essais infructueux de plusieurs mille ans, l'humanité réduite aux lois de ses
sophistes n'aboutirait qu'à aggraver ses antiques misères, et qu'elle invoquerait
vainement l'intervention d'une sagesse divine, en régime social où échoue la
sagesse humaine ; que ces disgrâces conduiraient à perdre toute espérance en Dieu,
et se rallier aux dogmes de matérialisme, athéisme, pessimisme, culte du mauvais
génie et autres aberrations que provoque l'aspect des misères civilisées, barbares et
sauvages, tant qu'on désespère d'une loi divine et d'un avènement à un meilleur
ordre.
. Il est l'équivalent de l'être fictif que nous nommons Diable, car on peut
défier à l'esprit infernal, si on lui donne le globe à administrer, d'inventer pour
torturer et avilir le genre humain,
plus de férocité et de brutalité qu'on n'en voit dans l'état sauvage ;
plus de persécution qu'on n'en voit dans l'état barbare ;
plus de perfidie qu'on n'en voit dans l'état civilisé et patriarcal ;
enfin, plus de pauvreté et d'avilissement que n'en éprouve l'espèce
humaine dans ces trois sociétés.
. En ce qui touche au passionnel du globe, Dieu tombe en duplicité
interne : il se trouve contradictoire avec lui-même, ennemi de lui-même, si, aimant
la justice, la vérité, l'unité, il nous a destinés au mécanisme civilisé, barbare et
sauvage, où les passions ne produisent que le triomphe permanent de l'injustice, de
la fausseté et de la duplicité d'action, l'état de scission collective et individuelle
avec nous-mêmes.
Dissidence collective par la résistance universelle des peuples aux
gouvernements civilisés et barbares qui tomberaient sans l'appui de la contrainte et
des supplices.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 452
Économie de ressorts.
Attributions primaires. Justice distributive.
Universalité de Providence.
Attribution pivotale. Unité de système.
J'ai exposé les torts dont Dieu serait coupable, s'il eût manqué à composer pour
nous un code social passionnel, coordonné aux mathématiques, et interprété par
synthèse de l'Attraction.
J'ai réduit ces torts à un canevas de seize griefs ; un autre en pourra doubler et
tripler le nombre ; il suffit de ceux qui sont énumérés ici, pour appuyer la thèse
posée dans ce chapitre :
Que dans une accusation méthodique de Dieu, tous les griefs retombent à la
charge de la raison humaine, si on peut prouver que ce n'est pas Dieu qui a
négligé de composer pour nos relations un code unitaire, mais que c'est la fausse
raison ou Philosophie qui s'est refusée obstinément à toute recherche de ce code.
Raisonnons ici comme si la découverte n'en était pas faite : la justification de
Dieu serait déjà des plus faciles ; elle se fonde sur un moyen péremptoire, sur le
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 453
refus d'exploration dont les hommes se sont rendus coupables. Dieu adhère
volontiers à ce qu'on élève contre lui toutes ces accusations, et cent autres, sur la
négligence de confection et révélation d'un code social ; mais s'il y a pourvu avant
même de créer l'espèce humaine, et s'il nous a donné dans l'Attraction passionnée
un agent de révélation et d'impulsion permanente, sur qui retombent les divers
chefs d'accusation, sinon sur les savants qui ont perdu 25 siècles en controverse
politique, sans daigner rechercher le code divin par le calcul analytique et
synthétique de l'Attraction passionnelle ; calcul dont on devait s'occuper dès les
premiers siècles savants, ne fût-ce que par pure curiosité, et par règle d'exploration
générale.
Ainsi l'accusation de Dieu, qui semble au premier coup d'œil un acte d'impiété,
devient par le fait l'acte le plus judicieux que puisse faire l'homme, en ce qu'elle
amène le mis en cause de la fausse raison ou Philosophie, contradictoirement avec
Dieu.
Les consciences timorées pourront craindre qu'un tel acte ne soit outrageant
pour la Divinité, en la compromettant d'égal à égal avec la raison humaine. Dieu
est inaccessible à ces petitesses ; il est trop grand pour craindre de s'abaisser en
daignant nous confondre, comme il arrivera toutes les fois qu'on voudra mettre en
balance les torts apparents de Dieu et les torts réels de la raison humaine.
En accusant ostensiblement la Divinité dans ce débat, on n'accuse réellement
que les sophistes ; car plus on aurait accumulé contre Dieu ces griefs dont il serait
facile de doubler et tripler le nombre, plus il serait devenu incroyable que Dieu eût
pu tomber dans cet océan de ridicules et d'absurdités, en négligeant la confection et
révélation d'un code passionnel unitaire, et plus on aurait incliné à en faire la
recherche et sommer la Philosophie d'y procéder.
L'accusation méthodique de Dieu, loin d'être un acte d'audace et d'irréligion,
aurait donc été un acte de haute sagesse, en ce qu'elle aurait suffi à désabuser les
hommes du préjugé qui nous ôte la foi et l'espérance en l'universalité de la
Providence. On aurait conclu de ce débat, qu'il devait exister un code divin ; et sa
découverte aurait suivi de près, dès qu'on aurait seulement admis en principe son
existence.
Pouvait-on présumer que Dieu s'offensât d'une pareille accusation ?
L’administrateur qui a géré fidèlement, ne craint pas qu'on en vienne à une
vérification de ses comptes : il est le premier à la provoquer, pour mettre au grand
jour sa probité.
Telle est nécessairement l'opinion de Dieu : il a trop sagement organisé
l'Univers matériel et passionnel, pour craindre qu'on critique ses méthodes et ses
dispositions, qu'on s'enquière des causes et des fins du mal apparent : loin de là ;
nous ne saurions faire de démarche plus flatteuse pour lui, que de sortir du système
d'adoration servile et superstitieuse, de scruter sévèrement ses plans sur la
distribution du mouvement et surtout des passions, pourvu toutefois que nous en
agissions de même avec l'adversaire de Dieu, avec la Philosophie ou fausse raison
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 454
laveront en le rejetant sur les défunts, notamment sur l'antiquité qui engagea
l'esprit humain en fausse route, consacra le dogme de compétence de la raison
humaine et incompétence de la raison divine en législation sociale, industrielle et
domestique.
C'est ainsi qu'on aurait vu s'écrouler le bénéfice des Anges de ténèbres, des
Titans philosophiques, du moment où on les aurait attaqués par voie de
raisonnement et d'enquête méthodique sur leurs devoirs et leurs préceptes : mais
on s'est borné contre eux à des diatribes, d'où il ne pouvait naître aucune lumière.
Quiconque voudra méditer sur le tableau des seize griefs que je viens d'exposer
pour hypothèse d'une accusation de Dieu, et sur les neuf garanties qu'aurait
trouvées Dieu dans l'emploi de l'Attraction, se convaincra que si cette ébauche
d'accusation eût été développée et régulièrement établie, elle aurait de prime-abord
éveillé les soupçons sur le compte de la Philosophie qui attribue à Dieu tant
d'absurdité, en le suspectant d'avoir manqué à la confection et révélation d'un code
social ; et avant même de terminer les débats, chacun aurait conclu à l'exploration
de ce code passionnel, qu'on aurait eu bientôt découvert du moment où on l'aurait
franchement cherché.
Franchement cherché !!! Mais où trouver cette franchise ? Les deux partis du
monde philosophique, les Expectants et Obscurants sont ligués de fait contre la
recherche sincère de la vérité. Les Obscurants, tout entiers à leurs spéculations
mercantiles, repousseront l'idée d'un code social divin, qui anéantirait les
bibliothèques de controverse et le négoce de sophismes. L'auteur de cette
conception sacrilège est ennemi du commerce, ennemi des torrents de lumières.
Quant aux Expectants, ce sont des âmes faibles, esclaves de l'habitude, génies
étroits n'osant sortir de leur sphère : les bras leur tombent, lorsque du tableau de 1re
phase, on leur déduit l'argument suivant : « votre globe est en retard ; il ne s'est
avancé qu'à la période 5 ; il a perdu en fausse route 2000 ans et plus ; il faut rentrer
en bonne voie, avancer en échelle de destinée, passer des périodes 4 et 5 aux
périodes 7 et 8, restaurer du même coup le monde passionnel et le monde
matériel. »
À ces mots, nos bourgeoises têtes philosophiques s'imaginent qu'on veut les
faire voyager dans la lune : elles ne sauraient concevoir que le génie social puisse
ambitionner de rôle plus sublime, plus fortuné que la Civilisation perfectible, avec
ses villes jonchées de mendiants et ses neuf fléaux lymbiques.
En outre, les deux partis, Expectants et Obscurants, sont également esclaves du
préjugé anti-religieux qui, en mécanique sociale, place Dieu au second rang, et
l'homme au premier. Vous les verrez s'unir d'opinion, s'insurger si on leur déclare
que ce n'est point à la raison humaine à faire des codes ; que Dieu y a pourvu ; qu'à
lui seul appartient de statuer sur la direction du mouvement, social ou autre.
Sur ce, ils déclareront la patrie en danger, et lanceront l'anathème sur le Titan
qui dispute à la Philosophie le droit de législation. Ils consentent bien à reconnaître
fictivement la suprématie de Dieu, mais sous condition de le tenir en tutelle,
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 458
CHAPITRE XII.
Examen détaillé des sept Garanties inhérentes à l'Attraction.
science fixe ; que tout système social qui en résulterait, serait un code fixe dicté
par Dieu, et interprété par révélation permanente de Dieu, puisque l'Attraction n'est
jamais ni muette, ni incertaine. Quel appât à rechercher ce code, qui, une fois
déterminé, deviendrait boussole fixe en politique sociale, et donnerait congé à nos
inconciliables systèmes !
Si l'Attraction n'est pas destinée à nous fournir cette boussole, quel but, quel
emploi le Créateur lui a-t-il donc assigné ? Elle ne sert jusqu'ici qu'à nous égarer,
nous pousser aux excès, aux fureurs sociales ; elle semble un ennemi dont Dieu
nous aurait entourés, un traître qui vient, sous des dehors flatteurs, s'emparer de
notre confiance pour nous leurrer et nous perdre. Est-ce donc Dieu qui veut nous
trahir, car c'est lui qui nous fait assiéger par elle ?
Des Sophistes croient expliquer le problème, en disant que Dieu nous donne la
raison pour résister. C'est précisément ce qu'il ne nous donne pas : la raison qu'on
veut opposer à l'Attraction, est impuissante même chez les distributeurs de raison ;
elle est toujours nulle quand il s'agit de réprimer nos penchants. Les enfants ne
sont contenus que par la crainte ; les jeunes gens, par le manque d'argent ; le
peuple, par l'appareil des supplices ; le vieillard, par des calculs cauteleux qui
absorbent les passions fougueuses du jeune âge : mais personne ne sera contenu
par une raison qui, sans user de contrainte, viendrait heurter de front ses penchants.
La raison est donc de nulle influence ; et plus on observe l'homme, plus on voit
qu'il est tout à l'Attraction ; qu'il n'écoute la raison qu'autant qu'elle enseigne à
raffiner les plaisirs et mieux satisfaire l'Attraction. De là il est évident que Dieu, en
nous asservissant à cette interprète, à ce guide qu'on nomme Attraction, a dû lui
réserver quelqu'emploi adapté aux vues d'Unité et de justice qui sont attributs du
Créateur : il a dû, pour utiliser l'Attraction, nous donner un code qui pût en
permettre l'essor. Cette opinion est la seule qui puisse cadrer avec les propriétés de
Dieu.
D'après cette masse d'indices qui nous excitaient à étudier l'Attraction et
déterminer le mécanisme qu'elle tend à former, quelle est l'étourderie des nations
policées qui ont différé si longtemps cette étude, et quelle serait la perversité de
ceux qui chercheraient à entraver l'épreuve du lien sociétaire dont nous découvrons
enfin les lois dans le calcul de cette Attraction si longtemps négligé !
2°. Économie de mécanisme dans un ressort cumulant les facultés
d'interprétation et d'impulsion ; ressort apte à révéler et stimuler à la fois.
Quelle idée se forme-t-on de cette économie de Dieu sur laquelle on déraisonne
sans cesse ? Croit-on que lorsqu'il se présente un moyen de faire double service
par un seul agent, Dieu veuille préférer à cette économie le procédé coercitif qui
causerait double déperdition ? C'est ce qui arriverait, s'il choisissait pour interprète
la raison sans Attraction : il serait obligé, selon le mode civilisé et barbare, de
mettre en jeu
Des interprètes improductifs
Et des disciples rétifs.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 461
1
Quelqu'un lisant l'épreuve de cette feuille, m'observait que Saint-Lambert n'était plus cité en
morale ; j'ai répondu : Celui qui est cité aujourd'hui ne le sera plus demain, puisque les systèmes
philosophiques, devenus objet de spéculation mercantile, doivent se succéder rapidement pour
le bien du commerce. Il a besoin de mettre en crédit à chaque saison un nouveau système de
morale, de politique, d'économisme et d'idéologie, comme aussi de nouveaux colifichets et
nouveaux chiffons : ceux d'aujourd'hui ne valent pas mieux que ceux de la veille, puisque
demain un nouveau chiffon littéraire ou modiste éclipsera celui d'aujourd'hui. Dès lors, Saint-
Lambert, chiffon moral passé de mode, vaut les chiffons moraux de 1821.
Il a eu son règne comme tout autre. En 1799, le ministre François de Neufchâteau fit dans toutes
les écoles de France 25 préceptes ou devoirs envers la patrie, extraits du Catéchisme universel
de Saint-Lambert. C'est une collection si plaisante et si curieuse, que j'en donnerai par forme de
récréation une analyse dans quelque intermède ; je n'en cite, pour échantillon, que le 15e et
sublime devoir, payez les impôts avec joie.
Lorsqu'on voit des doctrines de cette force passer de mode, après une vogue si bien constatée,
croit-on se justifier en disant, un tel n'est plus cité, plus en crédit ? Croit-on que celui qui le
supplante vaille mieux ? Donnez-moi les préceptes du moraliste dominant en 1821, et je me fais
fort d'y trouver, comme dans ceux de Saint-Lambert, autant de balourdises que de maximes.
(Note de la 1re édition, 1822)
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 463
1
Sans doute ils se retrancheront dans de pompeux verbiages sur les convenances de civilisation
perfectible, et sur les devoirs de l'individu envers la masse qui ne s'engage à rien envers lui,
puisqu'elle ne lui garantit ni travail, ni subsistance : or, comment l'individu est-il obligé envers
une masse qui, après l'avoir dépouillé des sept droits naturels, ne lui garantit aucun minimum en
indemnité ? Sous cet inique système, faut-il s'étonner que les maîtres soient réduits à prêcher la
crainte de Dieu et du Prince, et que les sujets, à part le 8e de privilégiés et copartageants, n'aient
aucun amour ni pour Dieu, ni pour le Prince ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 464
Quant à présent, peut-on penser qu'il existe chez les nations industrieuses ?
Non, puisque les peuples libres ou sauvages refusent l'industrie, et que chez les
nations agricoles on voit éclater la révolte, du moment où la contrainte cesse.
Nos sociétés industrielles connues sont donc un état d'oppression pour Dieu et
pour l'Homme ; oppression pour Dieu qui nous stimule par l'Attraction toujours
comprimée ; oppression pour l'Homme qui a l'intention et non la liberté de se livrer
à l'Attraction. Nous ne pourrons donc concilier
La libre intervention de Dieu
Et le libre arbitre de l'Homme,
que sous un code adapté aux vœux de l'Attraction collective et individuelle. J'ai
démontré que ce code existe ; mais comment l'aurait-on découvert, tant qu'on en
aurait refusé obstinément la recherche ?
4°. Combinaison de l'utile et de l'agréable, ou bénéfice et charme par entremise
de l'Attraction dans les travaux productifs, où elle doit nous entraîner
passionnément, comme à tout ce qui est fin de Dieu.
Nous devons, dit la morale, préférer l'utile à l'agréable, ou, s'il faut opter, l'utile
est préférable. Mais cette option est contraire à notre destination, qui est composée
et non pas simple : elle doit nous procurer l'utile et l'agréable à la fois : nos
relations doivent être distribuées de manière que nous obtenions l'utile en ne
songeant qu'à l'agréable ; à défaut, notre bonheur serait inférieur à celui des
animaux.
Croit-on que la fourmi songe à l'utile quand elle transporte les provisions dans
ses magasins ? Non, c'est l'instinct seul qui la conduit : elle ne s'occupe que de
l'agréable sans songer au lendemain, sans s'embarrasser de spéculations sur
l'époque et la durée de l'hiver. Dieu nous doit un régime semblable, où nous
puissions vivre pour l'instant présent, et non pour le lendemain qui peut-être ne
luira pas pour nous.
Prétention insensée, dira-t-on ! Elle serait vraiment insensée en Civilisation, et
cela prouve le besoin d'une société différente, où cette insouciance devienne
applicable, où les deux services du présent et de l'avenir s'exécutent
simultanément. Si nous nous privons aujourd'hui pour jouir demain, le bonheur
n'est pas intégral et continu. Cette prudence qui se prive pour l'avenir, est une
sagesse divergente, une guerre de l'avenir avec le présent. La sagesse dans l'ordre
sociétaire devient convergente ; elle n'exige autre chose de l'homme, sinon qu'il se
divertisse aujourd'hui sans songer au lendemain, à moins que ce soin n'ait pour lui
du charme. Du reste, cette inquiétude lui sera inutile dans l'état sociétaire,
puisqu'en croyant n'avoir vaqué qu'à ses plaisirs présents, il aura, comme l'abeille,
travaillé pour l'avenir.
C'est trop de merveilles, dira-t-on, et nous ne désirons pas tant de prodiges !
Ainsi répondent les prétendus sages : rien de plus erroné que leur modération. Ils
ne considèrent pas que notre destin étant composé, si nous n'obtenons pas double
prodige en bonheur, nous tomberons dans le double malheur. C'est une alternative
qu'il faut souvent rappeler. Le bien et le mal sont toujours en effet dualisés dans la
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 465
destinée humaine ; ou, plus exactement, le bien est toujours dualisé, le mal est
toujours duplique (adjectif analogue au substantif duplicité qui suppose fausseté).
À quel sort nous conduisent aujourd'hui nos théories de modération ? À la
famine composée, ou famine collective et individuelle ; c'est-à-dire qu'aux époques
de disette, la famine directe s'étend sur une contrée entière, et qu'aux jours
d'abondance elle pèse encore directement sur la classe pauvre, et indirectement sur
le cultivateur ; nouveau Tantale, il meurt de faim et de soif au milieu de ses
greniers et caves pleines que dédaigne l'acheteur, ou dont on ne lui offre pas de
quoi payer les frais de culture (abondance dépressive, 8e caractère de commerce
mensonger).
Cette lésion devient famine indirecte ; elle renaît périodiquement, faute d'un
système d'approvisionnements de réserve qui, employant le superflu des années
fécondes, maintiendrait les denrées à des prix sortables. Une telle précaution est
impraticable dans l'état civilisé et barbare, où la guerre, l'impéritie et le gaspillage
sont des obstacles invincibles à tout régime d'approvisionnement public.
Eh ! comment l'association vaquera-t-elle à ces soins de l'avenir, à ces
approvisionnements anticipés, si chacun y prend pour règle de ne s'occuper que du
plaisir présent ? L’Attraction y pourvoira. Tant de caractères trouvent dans le soin
de l'avenir un plaisir présent : ce seront eux qui, dans chaque Série, s'occuperont
par attraction des approvisionnements. Par exemple, dans un canton sociétaire, la
régence formée de gens graves, d'octogénaires et centenaires, trouve le plaisir
présent dans ces actes de précaution ; et lorsque, dans une année où surabondent
les grains, elle délibère d'en mettre à part une provision de trois ans, fermée en
silo ; lorsque chacun des Patriarches surveille tour à tour le travail d'enserrer le
grain, le garantir de tout dommage ; lorsqu'enfin les vieillards peuvent dire à la
phalange, nos greniers sont remplis pour trois ans et disposés en bon ordre, leur
plaisir est-il renvoyé à l'avenir, comme la consommation de l'objet amassé ? Non
certes, car un vieillard jouit présentement quand il fait, pour des personnes aimées,
quelque disposition qui leur garantit un heureux avenir. Les vieillards trouvent
d'ailleurs un charme présent à présider aux réunions des jeunes gens qui enserrent
le grain ; charme qui n'existerait pas pour des vieillards civilisés, toujours en butte
aux railleries et malignités de la jeunesse. L’incompatibilité des âges extrêmes
étant une des duplicités les plus habituelles de l'état civilisé, elle figurera dans le
grand tableau, avec celle qui nous occupe, scission entre l'utile et l'agréable, et
nécessité d'opter entre eux sans pouvoir les concilier.
Il n'y aura sur ce point unité d'action, que dans un état de choses capable de
faire cesser ce conflit d'attraction et de raison, et de donner combinément l'utile par
l'agréable ; assurer le bien à venir par l'abandon au plaisir présent ; problème bien
brillant, bien effrayant, et qui est pleinement résolu par le mécanisme des Séries
pass. et de l'Attraction industrielle dont elles sont le gage.
Cette théorie une fois découverte, quel cas devons-nous faire de notre sagesse
actuelle qui, mettant aux prises l'Attraction et la raison, et voulant sacrifier l'une à
l'autre, ne parvient à satisfaire ni l'une ni l'autre, puisqu'on ne voit en Civilisation
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 466
aucun résultat de raison, pas même le premier et le plus urgent de tous, qui est
l'approvisionnement anticipé ou garantie contre la famine. Sans cette garantie, un
corps social éclairé de 40 mille tomes de controverse, a moins de bon sens que la
fourmi qu'il foule aux pieds. Or, quand nous arrivons, sous les auspices de ces
torrents de lumière, à nous ravaler au-dessous des plus vils insectes ; quand il est
évident que notre raison ne s'est pas élevée, en fait d'approvisionnements, au
niveau de l'instinct des fourmis, comment douter qu'il ne nous reste de grands
mystères à pénétrer en théorie de sagesse et d'Harmonie sociale, et qu'on ne doive
suspecter les savants qui refusent d'aborder les études retardées, les sciences
vierges dont on peut se promettre la solution de tant de grands problèmes ?
5°. Épargne des voies coercitives, des sbires, gibets, législateurs, philosophes
et rouages parasites, que l'état civilisé et barbare entremet pour le maintien de
l'industrie morcelée et répugnante.
Cet attirail de contrainte serait inutile, du moment où on organiserait un
mécanisme d'Attraction industrielle. Et peut-on douter que nous n'y soyons
destinés ? Il suffit pour indice, d'observer que Dieu n'a créé sur la terre aucun
moyen de contrainte par autorité divine et supérieure aux forces que peut opposer
l'homme. On ne voit sur notre globe ni géants, ni centaures, ni tritons, ni agents
capables de dompter les armées humaines, quoiqu'il eût été si facile à Dieu de
créer sur les terres et dans les mers des êtres de stature colossale, et aptes à
morigéner l'homme en cas de rébellion aux vues de Dieu. Cette lacune dénote que
la contrainte n'entre pas dans les plans du Créateur, et qu'un code venant de lui en
sera pleinement exempt.
Si Dieu ne possédait pas le levier de l'Attraction, il serait obligé de recourir à la
contrainte, créer dans le firmament des planètes colossales qui heurteraient les plus
faibles, pour les contenir et les faire cheminer en orbite. Il en serait de même sur la
terre, où Dieu serait obligé de créer des hommes d'espèce et de taille monstrueuses,
des minotaures, sphinx, géants, briarées, centaures, sirènes, etc., pour forcer les
hommes à exercer l'industrie, et adopter tel régime voulu par Dieu. Il serait
également obligé de créer des abeilles gigantesques, pour forcer les moyennes à
recueillir le miel ; et des castors gigantesques, pour forcer les moyens à construire
la digue.
Encore ces espèces colossales pourraient-elles désobéir à Dieu, si elles n'étaient
pas elles-mêmes en attraction pour le service qu'il leur assignerait. Dieu serait donc
obligé d'employer l'Attraction avec les uns, et la contrainte avec les autres, et
d'opérer sciemment en duplicité de système, quand il peut opérer par voie d'unité,
en soumettant les masses à l'Attraction qui, produisant l'obéissance empressée,
affectueuse, devient une chaîne de fleurs pour les créatures.
Comment supposer qu'un Créateur qu'on nous dépeint comme suprême bonté,
suprême économie, ait pris plaisir à compliquer le mécanisme social, par les voies
coercitives qui obligent à doubler les agents et faire le malheur du grand nombre ?
Comment ce Dieu à qui on attribue l'unité de système, pourrait-il se priver à plaisir
du merveilleux ressort de l'Attraction qui, déjà employé avec plein succès comme
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 467
agent des harmonies sidérales, doit, selon l'unité, s'appliquer de même à l'harmonie
des relations sociales de l'humanité ?
Il résulte de ces indices, que Dieu, dans les lois sociales qu'il nous destine, n'a
pu spéculer que sur l'Attraction, puisqu'il ne s'est pas pourvu de moyens coercitifs.
D'après cela, comment expliquer l'inconséquence des humains qui veulent, disent-
ils, marcher dans les voies de Dieu, et qui, refusant de consulter l'Attraction, son
interprète en mécanique sociale, se confient obstinément à une science vague et
arbitraire, nommée philosophie ; quoique la ténacité des sept fléaux lymbiques leur
ait prouvé, depuis 3 mille ans, qu'ils sont à l'opposé des voies de Dieu, et qu'ils ont
manqué la théorie des destinées et le code social divin ?
6°. Récompense directe et active des globes dociles, par le charme du régime
attrayant, et punition indirecte et passive des rebelles, sans emploi de la violence,
par le seul aiguillon du désir, ou martyre d'Attraction, qui est le sort des globes
rebelles et obstinés à vivre sous les lois des hommes.
Il ne conviendrait pas à la dignité de l'Être suprême de tirer une vengeance
directe des globes ou individus rebelles ; il n'existerait plus alors de libre arbitre.
Comment serait-on libre d'opter entre la loi divine ou association industrielle, et la
loi philosophique ou morcellement industriel, si Dieu usait de sa puissance pour
punir les globes rebelles, par châtiment direct ? Il n'y a plus liberté d'opinion, là où
il y a certitude de punition si l'on opte : Dieu, pour nous laisser le libre arbitre, n'a
eu d'autre parti que de se désister de sa faculté de punir activement, et n'infliger
qu'une peine passive, celle du désir ou impulsion ; peine équitable en ce qu'elle se
proportionne dans tous les cas à la résistance du rebelle, et qu'elle n'entremet aucun
châtiment spécial, aucun effet de colère divine.
La ténacité de l'Attraction, la permanence de ses impulsions, est un mal léger
au premier moment. On peut essayer quelques jours de se vaincre soi-même, de
mépriser les richesses perfides, et se consoler par la lecture de Sénèque lorsqu'on
manque du nécessaire. On réussirait peut-être à s'étourdir sur les privations, si on
ne voyait pas l'objet désiré, si les richesses perfides n'étaient pas étalées partout
aux yeux du malheureux pressé par le besoin. On voit toujours, même au village,
un petit nombre de riches dont l'aspect irrite les désirs de la multitude, et la réduit
au sort de Tantale. Ainsi l'Attraction dégénère en supplice par des privations
longtemps prolongées, et ce mal-être n'est point vengeance directe de la part de
Dieu ; car les globes sont toujours libres de venir à résipiscence, de quitter les
bannières de la philosophie, du travail morcelé et de la pauvreté, pour se rallier à la
richesse, à la vérité, en organisant l'état sociétaire. Du moment où les nations
sentent leur malheur et savent disserter sur les désordres du monde social, elles
possèdent déjà la grande industrie qui est le ressort du lien sociétaire ; et rien ne les
empêche de s'élever à la destinée heureuse, pourvu qu'elles reconnaissent la
nécessité d'une intervention sociale de Dieu et qu'elles déterminent son code
sociétaire. Ce n'est donc pas Dieu qui diffère l'avènement au bonheur ; ce sont les
hommes qui s'en privent à plaisir, en niant la nécessité d'une intervention divine en
mécanique sociale et d'une révélation de code industriel.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 468
Remarquons que le martyre d'Attraction pèse sur les riches comme sur les
pauvres, et qu'on voit dans la classe riche dont le bonheur est envié, une foule de
gens rongés d'ennui et dévorés de désirs. Écoutons sur ce sujet madame de
Maintenon : « Que ne puis-je vous faire voir l'ennui qui dévore les grands, et la
peine qu'ils ont à remplir leur journée ! L'obsession où ils sont de cette multitude
de valets dont ils ne peuvent se passer ; l'inquiétude qui les porte à changer de lieu
sans en trouver un qui leur plaise ; l'ennui qui les suit jusque sur le trône ! Ne
voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu'on aurait eu peine à
imaginer, et qu'il n'y a que le secours de Dieu qui m'empêche d'y succomber !
(secours bien faible s'il la conduit à mourir d'ennui.) J'ai été jeune et jolie, j'ai
goûté des plaisirs, j'ai été aimée partout dans un âge plus avancé ; j'ai passé des
années dans le commerce de l'esprit, je suis venue à la faveur, et je vous proteste
que tous les états laissent un vide affreux, une inquiétude, une lassitude, une envie
de connaître autre chose, parce qu'en tout cela rien ne satisfait entièrement. »
Si l'on est dévoré d'ennui quand on est parvenu au faîte des grandeurs, qu'est-ce
dans le cas où l'ambition est frustrée ? On en voit périr de chagrin à la suite d'un
échec. Le savant chimiste Fourcroy mourut, dit-on, de regret, en voyant donner à
M. de Fontanes la place de chef de l'Université. Sir Samuel Romilly tomba dans le
désespoir et se suicida dans un accès de fièvre, après avoir manqué la place de
chancelier donnée à M. Abbot. Examinez vingt pères de famille pris au hasard, on
en voit dix-neuf pour qui le besoin de fortune est un supplice perpétuel. Il en est de
même des femmes qui ont passé l'âge de plaire et n'ont plus de passion suffisante à
les occuper. On voit régner partout le martyre d'Attraction, jusque dans les classes
les plus obscures. Tel paysan sèche de dépit pour avoir manqué une ferme qu'a
obtenue son voisin ; telle demoiselle dépérit et meurt à la suite d'un mariage
rompu. On ne voit partout que ces privations désespérantes, qui n'ont pas lieu dans
l'état sociétaire, parce qu'il est disposé de manière à ménager à chaque passion,
quantité d'essors qui font diversion l'un à l'autre, avec variété de succès et de
plaisirs si bien entrelacés, que les revers peuvent tout au plus causer quelques
instants de tristesse promptement dissipée.
Tel est l'effet de l'équilibre passionnel, où l'homme ne peut atteindre qu'autant
que ses douze passions sont développées par Séries contrastées, rivalisées,
engrenées. Hors de ce mécanisme, nos âmes, dit fort bien Maintenon, ne trouvent,
même au faîte des grandeurs, qu'un vide affreux, une inquiétude, une lassitude, une
envie de connaître autre chose.
Tous les observateurs de l'homme ont déploré ce martyre d'Attraction, atra
cura, qui règne principalement chez les savants, tous confus du vide que leur laisse
la science. Je transcris à ce sujet la plainte de l'un d'entre eux, N., qui proclame le
besoin d'un autre état social adapté au vœu des passions. « Qu'est-ce que nous crie
cette avidité d'acquérir des connaissances, sinon qu'il y a eu autrefois en l'homme
un véritable bonheur, dont il ne reste maintenant que la marque et la trace toute
vide, qu'il essaie de remplir de tout ce qui l'environne, en cherchant dans les choses
absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes, et que les unes et les autres
sont incapables de lui donner, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 469
la vie ; enfin il veut qu'on préfère les charmes réels de la fortune, aux charmes
douteux de la vérité et des subtilités morales.
Lequel, du sage ou du fou, est dans l'erreur ? Tous deux ont tort en Civilisation.
En effet :
Le sage qui manque les voies d'enrichissement, n'obtient d'ordinaire que le
mépris général, et n'a nulle influence pour faire adopter ses vues, quelque louables
qu'elles soient. Le sage indigent compromet la sagesse même ; il la décrédite,
l'expose à la risée dans un monde purement mercantile, qui estime tout au poids de
l'or. La sagesse est comparable à un beau vaisseau qui, malgré la perfection de
structure, d'agrès et de marche, ne peut pas s'équilibrer par lui-même, ni se soutenir
seul contre l'essor des vagues et des vents ; il faut l'étayer d'un lest ou contre-poids,
et ce lest, en Civilisation, c'est la fortune, le vil métal qu'on nomme argent.
Il faut, comme Sénèque, se nantir de 100 millions pour prêcher avec succès
l'amour de la pauvreté ; une fois pourvu de cette somme, le philosophe sera un
sage, quelques principes qu'il professe.
Un sage sans fortune est donc absurde en Civilisation : quant au fou qui aime
les richesses, est-il certain qu'il ait tort ? Chacun va répondre en souriant : « Si
c'est un crime, le nombre des coupables est bien immense, et on ne trouvera guère
d'innocents qu'à l'Académie française qui voit des charmes dans la pauvreté, si l'on
en croit aux discours prononcés dans la séance du 25 août 1818. » Est-il certain,
d'autre part, que le fou ait pleinement raison d'aimer les richesses ? Non, sous le
rapport des moyens odieux qu'il faut employer pour les acquérir. Il y a donc dans
l'un et l'autre cas, mélange de sagesse et de folie, complication de principes
contradictoires et impossibles à concilier dans l'état actuel, car on en viendrait à
conclure qu'il faut des richesses, mais qu'il faudrait y parvenir par d'autres voies
que celles du vice, qui en Civilisation est le seul chemin de la fortune.
Les débats sur ce sujet amèneront donc tous les opinants à désirer un ordre de
choses qui conduise à la richesse par la pratique de la justice et de la vérité : c'est
demander l'anéantissement de la Civilisation et de la Barbarie, leur remplacement
par l'état sociétaire, où on arrive à la richesse par la vérité. Il sera louable alors
d'aimer la richesse et la vérité à la fois ; les deux impulsions seront en essor
combiné et en ralliement. L’Attraction ne sera plus contrariée par la raison ;
l'homme sera en paix avec la nature et avec lui-même. Il y aura unité d'action entre
les passions et la sagesse, qui aujourd'hui sont en pleine duplicité d'action ; car,
quel que soit le système social, il est toujours impossible en Civilisation de
concilier la saine raison et l'Attraction.
Aussi nos moralistes actuels, qui sont des louvoyeurs, des caméléons littéraires,
ont-ils adopté des doctrines lâches, des capitulations et subterfuges qui ne sont que
l'amour des richesses un peu fardé de verbiages sur la modération ; témoin le sage
de Delille, cet homme des champs, ou plutôt homme des châteaux, qui cultive une
sagesse dont la pratique exige au petit pied cent mille écus de rente. S'il faut aimer
une pareille sagesse, il faut donc aimer cent mille écus de rente : plaisante
modération ! Ainsi tous les systèmes de morale sont des cercles vicieux, depuis le
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 471
1
Entre autres actes où elle se manifeste, on peut citer la protection accordée de fait à la traite des
Nègres, malgré un simulacre d'interdit, et les atrocités inouïes commises par les capitaines
négriers dont aucun n'est puni. On citera aussi l'hésitation des princes chrétiens à punir la
férocité ottomane, et la perversité des Juifs qui vendent les Chrétiens pour les faire crucifier,
faire brûler les femmes et les enfants sous les pieds du père attaché à la croix. Ces horreurs,
favorables à quelques marchands, sont favorisées pour ce motif sordide et infâme : ces horreurs
sont légitimées dans l'Europe qui se dit chrétienne. L'esprit religieux transigerait-il sur pareils
outrages ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 474
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Retour à la table et tableaux du tome II
LE but des prolégomènes étant de faire désirer la théorie du mécanisme
sociétaire, d'y intéresser et disposer le lecteur par tous les moyens, appâts de
fortune, chances de plaisir, curiosité scientifique, etc., il convient d'effleurer tour à
tour les problèmes désespérants, dont il ne pourra obtenir la solution que de la
théorie sociétaire ou calcul de l'Attraction passionnée.
Le sort futur et passé des âmes est un de ces grands problèmes qu'éclaircira la
théorie de l'Attraction. Il n'est pas de question plus rebattue et pourtant plus neuve
que celle de l'immortalité de l'âme ; c'est le principal écueil des lumières
scientifiques. Nous avons sur ce point une conviction suffisante, fournie par la
religion ; mais les dogmes religieux n'étant pas de mon ressort, je ne puis disserter
ici que sur la valeur des notions obtenues de la science. Examinons donc si elle
nous a fourni quelques doctrines recevables sur le sort extra-mondain de nos âmes.
La théorie d'immortalité de l'âme embrasse le passé comme l'avenir. Si l'âme
est immortelle au futur, elle l'a été au passé. Dieu ne créant rien de rien, n'a pu
former nos âmes de rien. Si l'on croit qu'elles n'existaient pas avant les corps, on
est bien près de croire qu'elles retourneront au néant d'où nos préjugés les font
sortir.
Les barbares et sauvages, dans leurs fables grossières de métempsycose, ont été
par instinct plus judicieux que nous. Ce dogme approche en double sens de la
vérité : 1° en ce qu'il ne fait pas naître nos âmes de rien ; 2° en ce qu'il n'isole pas
nos âmes de la matière, ni avant, ni après cette vie. Voilà du moins des lueurs de
sagesse, dans des fictions qui sont l'ouvrage de barbares ; et ce n'est pas la
première fois que des nations brutes se sont montrées plus voisines du bon sens
que les orgueilleux civilisés.
Nous avons à disserter ou plutôt préluder sur les modifications qu'a subies et
que subira l'âme pendant l'éternité composée, ou citérieure et ultérieure Y. C'est
une question du domaine de la cosmogonie, et non de la psychologie.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 475
Rien n'est plus abondant aujourd'hui que les cosmogonies ; on en est prodigue
autant que de constitutions ; et tout autour de systèmes de la nature, se croit obligé
en conscience, de donner sa cosmogonie en mode simple, selon l'usage civilisé.
Nos cosmogones considèrent sans doute l'âme comme ne faisant pas partie de
l'Univers, puisqu'ils ne donnent, sur le sort passé et futur des âmes, aucune théorie
combinée avec celle du sort de la matière. Peut-être font-ils prudemment de ne pas
s'écarter du matériel où ils ne brillent déjà guère. On a pu en juger dans un débat
qui s'éleva, il y a peu de temps, entre les cosmogones de Paris et d'Édimbourg, au
sujet de la formation des vallées. Chacun prouva à ses adversaires qu'ils étaient
loin de la solution, et personne ne donna le mot de l'énigme, la trempe en secousse,
opération sans laquelle une comète implanée et concentrée se refroidissant par
degrés, serait lisse en surface comme une bulle de savon, puis l'abaissement des
eaux vaporisées y formerait une mer générale.
Pour éviter cet inconvénient qui rendrait les planètes inhabitables à l'Homme,
on pince l'astre aux deux pôles par cordons aromaux serrant un axe aromal, et lui
donnant des secousses réitérées pour agiter la lave en fusion. Au moment où les
vagues sont bien disposées, le soleil, par une colonne d'arome réfrigérant
enveloppe subitement l'astre, condense les vagues de lave et les fixe en montagnes
et abîmes, après quoi les vapeurs s'abaissent, occupent les cavités et forment les
mers.
Il suffit de ce problème pour dénoter que les cosmogones ont échoué sur la
branche du passé matériel, seule partie dont ils se soient occupés, sans tenter
aucune recherche sur le sort futur matériel de l'astre.
On ne peut pas expliquer les destinées matérielles du monde, avant d'avoir
expliqué les passionnelles ; le mouvement passionnel étant pivot des quatre autres,
sa théorie peut seule nous initier à celle des quatre autres ; les cosmogones sont
donc obligés de déterminer les trois destinées de l'âme en mode citra, intra et
ultra-mondain, avant de rien découvrir sur les trois destinées passée, présente et
future de l’Univers.
Il suit de là que leur science qu'ils ont crue simple et bornée au passé,
comprend six branches inséparables ; savoir :
PSYCHOLOGIE SUR-COMPOSÉE ou destinée
citer-passionnelle, inter-pass. et ulter-passionnelle.
Passé, présent, futur.
Dans les détails, nous supprimerons fréquemment le passé ; car sa théorie est,
en sens inverse, à peu près la même que celle de l'avenir. Je dis à peu près, car il y
a dans le parallèle, de nombreuses différences, mais sur lesquelles on ne doit pas
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 476
premier, le régal se bornera à boire du sang dans les crânes de ses ennemis ; dans
l'autre, on sera conjoint pendant 50 mille ans avec une des Houris ou nymphes
célestes, dont on pourra bien s'ennuyer au bout de 50 jours, si rien ne fait diversion
à cette uniformité.
Chacun de ces fabricants de paradis n'a dépeint, dans ses tableaux, que son
goût favori :
« Tout a l'humeur gasconne, en un auteur gascon. »
Dans le paradis de Sommonakodom, Dieu des Siamois, on passera des milliers
d'années en état d'absorption mentale, sans songer à rien. Un tel bonheur pourra
plaire à certains oisifs d'Italie qui ont pour devise, bella cosa far niente. Bref, on
ne saurait à qui donner la palme de déraison, parmi ces fabricateurs de séjours
olympiques dont je ne pousserai pas plus loin la collection.
Ces pauvretés peuvent suffire à charmer des civilisés et barbares, à qui il serait
dangereux de promettre davantage ; elles ne seraient pas présentables à des
harmoniens qui seront insatiables de jouissances, et qui, convaincus, par leur état
social, de l'extrême sagacité de Dieu dans la distribution des plaisirs, verraient en
lui une parcimonie méprisable, si l'immortalité ne leur garantissait pas dans l'autre
vie une supériorité d'essor de chacune des douze passions, une perspective capable
d'exciter la convoitise, même dès ce monde.
Jusqu'à présent, les tableaux de l'autre vie sont si peu satisfaisants, que les
riches redoutent et différent autant que possible d'aller en jouir. Quant aux pauvres,
s'ils sont familiarisés avec la mort, ce n'est point par amorce de bien-être futur,
mais par dégoût de l'existence présente ; ennui qu'ils expriment par ce refrain :
« Nous ne pouvons pas être plus mal dans l'autre monde que dans celui-ci. »
Pour éclaircir le problème de notre sort dans l'autre monde, consultons d'abord
les indices que nous fournit l'Attraction à titre d'agent de la Divinité.
J'ai suffisamment démontré que Dieu contreviendrait à toutes ses propriétés, s'il
employait d'autre agent que l'Attraction pour diriger l'Univers : mais en quelle dose
la distribue-t-il à chaque espèce d'êtres ; quelle règle suit-il dans cette distribution ?
Il est hors de doute qu'il répartit l'Attraction conformément à ses trois propriétés
primaires et .
À partir de cette base, tous les doutes sur l'immortalité composée vont être
levés : démontrons la thèse par application à l'une des trois lois, à l'économie de
ressorts.
Si Dieu distribue l'Attraction avec économie, il n'en doit donner à chaque être
que le nécessaire, en justes proportions avec les destinées : la justesse exige que la
dose d'Attraction soit inférieure aux biens qui nous sont réservés, qu'elle soit en
degré d'INFRA-DESTIN afin de nous ménager le charme d'une surabondance de
biens. L’Attraction en dose de superflu ou SUPRA-DESTIN, en excédant de rapport
avec les biens à obtenir, serait un tourment pour l'espèce entière ; jugeons-en par
comparaison aux animaux. Le renne est destiné à vivre dans les glaces ; Dieu ne
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 479
lui donne pas attraction pour les prés fleuris et les végétaux de nos climats ; ce
quadrupède préfère les neiges et la mousse qu'elles recouvrent ; son attraction est
donc proportionnelle avec sa destinée essentielle.
Remarquons que Dieu distribue les lumières en même rapport. Un bœuf est
condamné à périr dans nos boucheries ; Dieu ne lui donne pas, comme à nous, la
faculté de réfléchir sur la mort et les genres de mort. Cet animal serait inquiet toute
sa vie, en prévoyant sa triste fin. La nature en agit de même à l'égard d'un sauvage
destiné à encourir les risques de famine ; elle lui inspire une apathie qui lui cache
le péril.
Il est donc évident que le Créateur a réparti les attractions et les lumières avec
économie et discernement ; qu'il n'en donne à chaque espèce aucune branche,
aucune dose qui puisse excéder le nécessaire, ni s'écarter de convenance avec la
destinée essentielle du grand nombre ; j'entends par destinée essentielle, le sort qui
est réservé à la multitude, pendant les 7/8es de sa carrière. (les 7/8es sont comptés
pour le tout en mouvement ; le 8e d'exception confirme la règle.) Ainsi notre
destinée essentielle est celle des deux phases d'Harmonie ascendante et
descendante, qui, selon le tableau 532, comprennent avec l'apogée, au-delà des
7/8es de la carrière sociale du genre humain. Les deux phases de subversion ne sont
que destinée accessoire et transition.
Selon ce principe, toutes nos impulsions collectives sont oracles de destinée,
interprètes du sort que Dieu nous prépare en l'une et l'autre vie ; et selon la règle
d'infra-destin, nécessaire à l'équilibre général, nous devons espérer plus que les
biens dont le désir est universel.
Cela posé, analysons l'impulsion générale sur l'immortalité, et constatons
d'abord que cette impulsion est composée ou dualisée, exigeant la garantie de
métempsycose avec la garantie de bonheur dans l'autre vie.
Bien qu'on soit parvenu à ridiculiser la métempsycose, elle n'est pas moins
désir général, dont l'expression mal déguisée échappe à chaque instant à tous ceux
qui sont au déclin de l'âge. Il n'est pas un vieillard qui, jetant un coup d'œil sur les
disgrâces de la vie, ne vote à mot couvert pour la métempsycose, en disant : « Il
faudrait pouvoir renaître avec l'expérience qu'on a acquise, avec notre
connaissance des écueils du monde et de la fausseté des hommes. Si l'on revivait
avec ces lumières, combien l'on saurait utiliser la vie, mettre à profit les chances de
fortune et de plaisir ! »
Ce langage est celui de tous les vieillards ; ils désirent donc la métempsycose,
et plus encore, car ils voudraient renaître avec l'expérience du monde. Ils ne
souhaitent pas la métempsycose pure et simple, mais composée ; le retour à
l'existence, avec la sagesse qui manque aux jeunes civilisés. C'est désirer deux
existences, que de souhaiter, outre le retour à la vie, l'expérience, fruit d'une vie
entière déjà écoulée.
Or, s'il est certain, selon la première propriété de Dieu, qu'il y a économie dans
la distribution de l'Attraction, qu'elle est proportionnelle aux destins de chaque
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 480
espèce d'êtres ; que loin d'être en dose de superflu ou supra-destin, elle est toujours
en dose d'infra-destin, il faut en conclure que nous sommes réservés à la
métempsycose composée et non pas simple, c'est-à-dire à la renaissance en corps
et en lumières. Si l'on se refusait à cette conclusion, ce serait inférer que Dieu
distribue les Attractions en dose superflue, et non en dose proportionnelle aux
destinées. Dans ce cas, Dieu serait un chef inepte et incapable de diriger le
mouvement.
On objecte : nos âmes, en reprenant un corps, y transféreraient donc les
lumières qu'elles auraient acquises antérieurement ; de sorte qu'Hippocrate
renaissant, serait un habile médecin dès l'âge de quatre ans !!!
Ce n'est pas ainsi que doit s'entendre la transmigration composée : le vieillard
ne prétend pas à des concessions déraisonnables ; il souhaiterait seulement qu'en
renaissant, on eût l'aptitude à goûter les leçons de cette sagesse à laquelle sont
rétifs tant de jeunes gens qui pourraient s'y rallier, puisqu'on la voit régner plus ou
moins chez un petit nombre d'adultes bien dirigés et dociles aux bons avis.
Tel est l'effet de l'ordre sociétaire sur tous les enfants et jeunes gens : on verra,
au traité des Séries pass., que dans cet ordre, l'enfant abandonné à lui-même dès
l'âge de deux ans et demi, fréquentant et parcourant les groupes de ses semblables
dans les ateliers et jardins, s'y conduit avec autant de sagesse que s'il était dirigé
par la main de Dieu, et pourtant sans suivre d'autres conseils que ceux de
l'Attraction. L'on verra que ce même égide le soutient dans l'adolescence, où, tout
en se livrant aveuglément à ses passions, il ne peut commettre aucune faute
notable contre sa santé ni ses intérêts. (L'exception de 1/8e confirme la règle : on
en verra à peine un sur huit commettre de légères fautes contre l'économie sanitaire
et pécuniaire. Aujourd'hui l'exception est en sens contraire ; à peine un sur huit qui
tienne une conduite constamment prudente.)
Dès lors une âme qui renaîtra dans un corps harmonien, y revivra avec
l'adjonction de la sagesse désirée aujourd'hui par les vieillards : elle aura subi la
métempsycose en composé, et non en simple ; d'où il suit que ce souhait de nos
doyens sociaux est rigoureusement conforme à la destinée ; que cette impulsion
est, comme toutes les autres, distribuée judicieusement par le suprême économe,
qui ne donne à chaque être qu'une dose d'Attraction proportionnelle aux destinées
essentielles.
Précisons, par une comparaison, la différence du destin essentiel à l'accessoire.
Si l'on transporte des abeilles à cent lieues en mer, dans une île déserte,
meublée de rochers nus ou de sables arides, elles n'y trouveront pas une fleur ;
elles n'auront pas moins Attraction pour les fleurs, parce que leur destinée
essentielle est de vivre du pollen des fleurs. Ainsi l'homme a des attractions
adaptées à l'état sociétaire qui est sa destinée essentielle, et non à l'état de lymbe
sociale, qui n'est que transition et voie d'acheminement dans le cadre de la destinée
humaine.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 481
Obj. Si nous sommes réservés, dans cette Harmonie sociétaire, à obtenir tout ce
que nous désirons aujourd'hui, chacun de nous devra donc y posséder d'immenses
richesses qu'il convoite dans l'état actuel !
J'ai déjà préludé à la réplique et je la donnerai complète à la septième section,
où il sera prouvé que le plus opulent des monarques civilisés ne peut pas, à égale
santé, parvenir un seul jour au degré de bonheur et à la variété de plaisirs dont jouit
un harmonien. Nous ne désirons donc rien de trop, en souhaitant les trésors de
Crésus, c'est-à-dire la dose de bonheur qu'on se procurerait avec ces trésors, car
nous obtiendrons, dès l'établissement de l'ordre sociétaire, un bonheur bien
supérieur à celui des Crésus anciens et modernes, qui, malgré leurs trésors, doivent
être encore tourmentés de désirs, parce qu'ils sont loin des biens que nous garantira
l'état de destinée essentielle.
Lorsque nous jouirons de tant de bien-être dès ce monde, à quelles conditions
la perspective d'une autre vie pourra-t-elle nous présenter des charmes dès celle-
ci ? Elle ne pourra nous amorcer que par l'assurance d'y développer nos douze
passions en essor supérieur à celui qu'elles trouveront en ce monde élevé à
l'Harmonie.
Loin de se rallier à ce principe, les doctrines civilisées privent les ultra-
mondains de l'usage des deux sens recteurs et actifs, GOÛT et TACT. Elles ne leur
accordent que l'emploi des trois sens passifs en jouissance :
Vue pour admirer la Divinité, les murs et escaliers de diamant des
demeures célestes ;
Ouïe pour entendre les chœurs des hiérarchies célestes ;
Odorat pour humer les parfums des cassolettes célestes.
Le goût et le tact ne sont pas de la partie, et peut-être a-t-on bien fait de les en
exclure, d'après les considérations alléguées sur la misère de la populace.
Mais lorsque le genre humain sera parvenu au plein essor des douze passions,
l'autre vie ne pourra le tenter que sous la garantie de leur essor plus étendu. Par
exemple, quant au sens de la vue : s'il est prouvé que, dans l'autre vie, nous verrons
très-distinctement ce qui se passe dans les diverses planètes, dans le soleil intérieur
et sur toute la surface de notre globe, mieux que nous ne voyons aujourd'hui, du
haut d'un clocher, ce qui se passe aux quatre points cardinaux, ce sera assurément
une extension d'exercice de la vue ; ce sera vision élevée en degré supérieur, et
attrait visuel pour nous amorcer au sort de l'autre vie.
L’appât devra être le même sur chacune des douze passions radicales, dont sept
animiques et cinq sensitives. La théorie des destinées trans-mondaines devra nous
fournir pleine garantie d'extension de ces douze jouissances.
Est-il d'inconséquence plus choquante que de vouloir, dans l'autre vie, qu'on
dépeint supérieure en plaisirs à celle-ci, réduire les chances de plaisir qui nous sont
déjà connues, et diminuer le nombre de nos passions ! Comment les auteurs de ce
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 482
dogme se concilieront-ils avec leurs propres doctrines ? On nous dit que nous
sommes créés à l'image de Dieu : rien n'est plus vrai quant à notre âme 1 ; elle est,
comme celle de Dieu, formée des douze passions radicales ou octaviennes, qui
sont aussi celles des planètes, des univers, binivers, trinivers, et des créatures
d'échelle harmonique, dont l'Homme est la plus basse et Dieu le pivot général. Si
nous perdions quelqu'une de ces passions en passant à une autre vie, nous serions
donc moins rapprochés de l'essence de la Divinité ; nous ne serions plus en accord
intégral, en pleine unité avec elle, et nous rentrerions dans la classe des animaux.
Ils sont hors de la chaîne d'Harmonie, à titre de moules incomplets, inhabiles à
comporter le clavier intégral des douze passions en essor harmonique dont
l'exercice exige des octaves complètes, en majeur et mineur, en direct et inverse.
On peut sans doute se passer de quelqu'une des douze, et même de deux : un
aveugle existe sans le sens de la vue : mais s'il est avéré que l'absence d'une seule
des douze peut nous rendre malheureux en cette vie, il en serait de même dans
l'autre, où l'exercice des passions étant plus étendu, plus raffiné, les privations
seraient d'autant plus grandes.
Or si nous devons, selon la loi des Attractions proportionnelles aux destinées,
conserver dans l'autre vie l'usage intégral de nos passions, l'on ne peut pas
admettre en principe l'exclusion de métempsycose ou retour en cette vie : cette
exclusion supposerait l'anéantissement de la onzième passion, dite Papillonne ou
Alternante ; passion non encore définie, et qui exige les variantes périodiques en
tous degrés. Pour satisfaire cette onzième, ainsi que la douzième, dite Composite,
il n'est d'autre moyen que de renaître périodiquement en cette vie, y fournir
pendant la carrière de la planète un grand nombre d'existences qui, en estimation
générale et balancée, auront donné environ 17/18es de bonheur, selon le tableau
suivant calqué sur celui de la page 532.
1
L'âme est en identité positive avec Dieu, par exacte ressemblance des passions : le corps est en
identité relative, c'est-à-dire analogie dans le cadre et le but des fonctions, quoiqu'il y ait
différence dans le mode d'exercice, notamment en ce qui touche aux passions sensuelles.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 483
72 mille ans d'Harmonie, le terme de la vie est plus que double dans l'un et l'autre
monde. Mais peu importe le nombre des migrations, puisqu'il s'agit, en dernière
analyse, de 81 mille ans, dont environ
2/3 54,000 à passer dans l'autre monde ;
1/3 27,000 à passer dans celui-ci.
2. 10 tutélaires.
3. 10 favorables. 45 favorables,
4. 10 faciles. demi-bonheur.
5. 10 supportables.
6. 10 pénibles.
7. 10 fâcheuses. 45 fâcheuses,
8. 10 vexatoires. malheur gradué.
9. 10 malheureuses.
Récapitulation des 810 existences.
720 Très-heureuses, sauf rares exceptions. Harm.
45 Favorables en moyen terme. Sub. asc.
45 Fâcheuses en moyen terme. Sub. desc.
45 existences favorables, comme celles d'un bon bourgeois, d'un bon fermier,
d'un sauvage en santé.
45 existences fâcheuses, comme celle d'un Ésope, contrefait, esclave, supplicié,
ou d'un chrétien captif dans les bagnes des Musulmans.
Chaque âme n'aura ressenti, selon cette échelle, que 1/16e ou 1/18e de malheur,
puisque, dans les âges de subversion estimés malheureux, on trouve encore une
moitié de chances à peu près favorables, et assez heureuses comparativement aux
faibles prétentions des civilisés et barbares, dont les désirs, en fait de bonheur, sont
très limités, surtout ceux des barbares et encore plus ceux des sauvages.
Une âme, en récapitulant et balançant ses 810 existences (plus ou moins),
conclura sur le tout comme un cultivateur qui, sur 18 années, a eu seize bonnes
récoltes, une moyenne et une mauvaise. L’agriculteur n'élève pas si haut ses
prétentions ; il s'estime heureux quand il a deux bonnes années sur trois : on en
voit si fréquemment deux médiocres sur trois, depuis que la destruction des forêts
et les théories de perfectibilité perfectible ont dégradé les climatures au point de
les rendre méconnaissables, et faire bientôt de la France une Sibérie en miniature.
D'après cette estimation très-régulière des chances de métempsycose, loin
d'admettre aucun retranchement sur l'exercice futur des passions, nous devons
considérer comme enfer passionnel les sociétés actuelles, 2, 3, 4, 5, où les passions
toujours entravées, n'existent que pour le tourment des humains qui, dans ces
sociétés, manquent la plupart des trois chances d'essor, fortune, vigueur, longévité.
Et pour arriver au vrai bonheur de cette vie, il n'est d'autre moyen que d'y
renaître périodiquement ; car l'existence, dans les quatre sociétés actuelles ne peut
être comptée que pour demi-essor de passions, chez les plus heureux, comme les
sauvages, les grands, les riches ; et pour servitude passionnelle, chez le grand
nombre des civilisés et barbares, dont le sort actuel ne semblera qu'une captivité,
quand on connaîtra les biens réservés aux harmoniens.
Il faudra donc renaître en Harmonie, pour connaître le bonheur de cette vie, où
la plupart des hommes n'ont paru que pour y voir le bien sans en jouir ; notamment
la masse du peuple, qui n'a vécu que pour atteindre au triste sort de ne pas mourir
de faim. Là se bornent à peu de chose près les plaisirs du peuple souverain, dont
l'ambition est de manger du pain, trouver du travail.
D'autres classes, quoique possédant la fortune, ont à peine un éclair de
bonheur. Telle femme a été belle et heureuse quelques instants ; mais bientôt
passée et délaissée, elle a traîné une fastidieuse vieillesse. Rien ne dure si peu, n'est
si vite fané que les femmes civilisées : aucune classe ne doit plus souhaiter de
revivre dans cette Harmonie sociétaire, où l'on pourra, sur une carrière de 144 1
1
Je n'indique pas 144 ans pour terme moyen de la vitalité des harmoniens, mais pour terme
parfait qui est celui d'un sur douze ; de sorte que, de 12 harmoniens nés le même jour, il en
parviendra un à 144 ans, 2 à 120 ans ; et de 144 individus nés le même jour, on en verra un
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 485
(terme approximatif), compter 120 ans d'exercice actif en amour, avec des chances
de sympathies artificielles, dont les détails, lorsqu'ils seront connus, feront
envisager en pitié la carrière amoureuse de Civilisation ; carrière dont les
développements, même chez une Cléopâtre ou une Laïs, ne peuvent s'élever qu'au
8e d'essor des amours d'harmonie composée (8e période).
Encore cet essor des amours civilisés, déjà réduit à 1/8e sur les
développements, est-il réduit à 1/8e sur la durée moyenne, à 15 ans au lieu de 120 ;
ce qui le borne, par réduction composée, au 64e, proportionnément à la carrière
amoureuse d'une harmonienne.
Mêmes disgrâces pèsent, en affaires d'ambition, sur le sexe masculin. On en
voit l'immense majorité se consumer en efforts d'intrigue, sans pouvoir atteindre
aux emplois ni à la fortune, et tomber à la fin dans l'apathie et le dégoût de la vie.
Beaucoup de civilisés sont condamnés à l'inquiétude perpétuelle, par la
pression d'une dominante engorgée ; c'est-à-dire par une passion impérieuse qu'ils
ne peuvent ni ne pourront jamais contenter, faute de fortune, comme le goût des
voyages, le goût des bâtiments, etc. Ce penchant qu'un homme pauvre ne saurait
satisfaire, devient pour lui le vautour de Tityus, le mal-être continu. Combien de
civilisés y sont plongés, par engorgement de quelque passion dominante !
L’effet est bien plus remarquable chez ceux qui sont pressés par une dominante
inconnue, comme Jules-César qui, parvenu au trône du monde, se plaint de n'y
trouver que le vide ; ou comme Maintenon et N. Ceux-là sont tourmentés par une
ou plusieurs des trois distributives, qui ne sont pas connues des civilisés. Quand on
est pressé par une ou plusieurs des quatre affectives ou des cinq sensitives, on sent
fort bien d'où naissent l'inquiétude et le vide affreux. Didon, après la fuite d'Énée,
sait trop que son inquiétude naît de l'amour ; et Irus attendant les restes de la table
de Pénélope, sait bien que son vide affreux est vide de l'estomac et non de l'âme.
Lorsque j'aurai fait connaître les trois passions distributives, chacun pourra
analyser exactement ses inquiétudes, ses vides affreux, et conclure que le seul
remède est dans le mécanisme des Séries passionnelles qui, par un développement
combiné des douze passions, transforme les inquiétudes en charme perpétuel, et ne
laisse au cœur humain d'autre vide que celui du temps ; que le regret de n'avoir pas
des journées de 48 heures au lieu de 24, pour suffire à l'immense variété de plaisirs
qui naissent du règne de la loi divine ou état sociétaire.
Quant à présent, cet état de privation habituelle rallie tous les individus au désir
de métempsycose composée, au souhait de revivre avec la fortune, la vigueur, la
longévité, dans un monde plus juste et mieux organisé.
Lorsqu'une volonté est si généralement prononcée, on doit en conclure qu'elle
est destin essentiel de l'Homme. Si elle ne devait pas être satisfaite, il n'existerait
aucune proportion entre la destinée et l'Attraction : Dieu serait inhabile en régime
atteindre à 192 ans, âge centenaire d'Harmonie. En Civilisation même on a vu Jean Rovin,
Hongrois, atteindre l'âge de 172 ans, sa femme 164, ses enfants, Macrage 142, Pulotiman 140.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 486
distributif de cette Attraction qu'on voit pourtant répartie en juste mesure, dans
toute la nature animale et végétale, depuis les concerts des astres jusqu'à ceux des
animaux industrieux, castors, abeilles, etc., qui, opérant géométriquement, par le
seul stimulant de l'Attraction passionnée, nous démontrent qu'elle est coordonnée
aux mathématiques, et répartie en juste proportion avec les destinées. Cet indice
deviendra certitude quand on connaîtra en plein la théorie du mouvement.
Quant à présent, pour aperçu de l'immortalité et du mode d'exercice, il suffit de
consulter les attractions, et j'ai suffisamment démontré qu'il n'en est pas de plus
générale que celle de la métempsycose, dont le désir, aujourd'hui étouffé par la
crainte de renaître malheureux, va devenir passion violente par la perspective de
revivre dans un immense bonheur.
Ulter
Il est inutile de s'occuper de la vie passée, puisque ses développements ont été,
en sens inverse, les mêmes que ceux de la vie future, que je ne désigne pas, selon
l'usage, par le nom de vie céleste ; car les âmes, dans l'autre vie, sont bien plus que
dans celle-ci adhérentes au globe terrestre, dont elles parcourent l'intérieur, pour y
fonctionner en divers sens et en divers degrés.
La vie trans-mondaine est à la présente, ce qu'est la veille au sommeil. La veille
est un état composé, où nous combinons l'exercice des deux facultés corporelle et
animique. Le sommeil est un état simple, où le corps n'obéit pas à l'âme : c'est une
scission entre le corps et l'âme. Celle-ci, dans l'état de sommeil, tombe en déraison,
et n'a communément que des pensées vagues dont elle reconnaît au réveil le
ridicule.
Par analogie, nos âmes en cette vie sont sujettes aux erreurs les plus grossières,
et dans l'autre vie elles sont douées de sagesse et de haute intelligence.
La durée des stations ou alternats de l'une à l'autre vie est en même rapport que
celle de la veille au sommeil : or, la veille comprend au moins les 2/3 de notre
existence ; et par analogie, le séjour périodique de nos âmes dans l'autre monde est
double des stations qu'elles font en celui-ci, où le moyen terme de la vitalité est
estimé de 30 à 33 ans. De là vient que j'ai compté plus haut sur un alternat de
métempsycose dans le cours d'un siècle, en supposant 33 ans de vie mondaine, et
66 de vie trans-mondaine. Ce terme n'est point uniforme et peut, comme ici-bas,
varier du tiers au triple ; soit 20 ans de station pour telle âme, et 200 ans pour telle
autre.
L’âme humaine étant de nature harmonienne et différente de celle des bêtes,
elle ne peut pas stationner dans les corps des animaux. Ils ne sont pas moules
d'harmonie, mécaniques à douze passions ; ils ne sont que moules partiels, touches
disséminées, coffres d'âmes simples, réduites à certaines branches de passions ; et
par suite, le corps d'un animal est inapplicable à une âme humaine, possédant
comme Dieu le clavier intégral des douze passions. Si un corps animal pouvait les
contenir, il se trouverait unitaire avec Dieu, et admis à l'usage du feu ou corps de
Dieu, dont les emplois sont interdits à l'animal, parce qu'il est hors d'unité divine.
Aussi n'est-il pas admis à l'honneur de connaître Dieu et se rallier
intentionnellement à Dieu.
La vie présente étant à l'autre vie ce qu'est le simple au composé, nous avons
dans l'autre vie double exercice de mémoire, et dans celle-ci double lacune de
mémoire, parce que le mode simple conduit à la fausseté qui est toujours
duplique 1 ; la vérité est toujours dualisée (sauf rares exceptions).
1
Les expressions duplique, dupliquer, sont indispensables en théorie des passions : les mots
double, doubler, n’exprimeraient point la duplicité d'action ; double se prend en bonne comme
en mauvaise part ; il est générique : mais si l'on passe du genre aux espèces, il faut employer :
en bonne part, dualiser qui suppose le concert de deux éléments ; et en mauvaise part, dupliquer
pour expression de leur discorde.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 489
de commerce aromal avec les autres astres. Ceux-ci risqueraient l'infection s'ils
communiquaient en plein avec une planète
Engagée en lymbes ascendantes, Ou retombée en lymbes descendantes 1 .
Dans l'une et l'autre phase, estimées à 1/9e de carrière, l'astre est en état de
contagion aromale, et les autres astres le tiennent en quarantaine quant aux
communications. L’on se borne à lui fournir amplement le nécessaire aromal,
comme à un navire pestiféré à qui on donne, sans contact, ce dont il a besoin pour
subsistance et traitement, et même pour agrément.
Les astres suivent entre eux pareille méthode en cas de contagion aromale
causée par l'état subversif : ils traitent une planète en lymbe sociale, comme nous
traitons un vaisseau atteint de la peste : on lui prodigue le nécessaire et même
l'agréable ; on ne lui refuse rien, mais on l'isole de communications libres et
intimes.
Les relations sensuelles des planètes s'opèrent, quant au matériel, par cordons
aromaux sur lesquels glissent les aromes envoyés d'un astre à l'autre, comme on
voit, dans nos feux d'artifice, l'étincelle glisser sur un dragon de corde enduite, qui,
si elle était prolongée, pourrait communiquer le feu à une distance infinie.
Les âmes des défunts (âmes plus vivantes que les nôtres) sont aussi
malheureuses que nous, tant que dure l'état de gêne et de quarantaine que je viens
de décrire : ces âmes jouissent pourtant de divers plaisirs qui nous sont inconnus,
entre autres le plaisir d'exister et de se mouvoir. Nous n'avons pas connaissance de
ce bien-être, comparable à celui d'un aigle qui plane sans agiter les ailes. Tel est
dans l'autre monde l'état des défunts ou trans-mondains ; pourvus d'un corps
aromal bien plus léger que l'air, ils planent dans l'air, et de plus dans l'épaisseur de
la terre, dont ils peuvent sans obstacle traverser les rochers les plus compactes.
Il nous arrive parfois, pendant le sommeil, de goûter ce plaisir, ce bien-être du
corps parcourant un espace immense avec plus de rapidité que l'hirondelle, et se
détachant de la terre sans intervention d'ailes : c'est une faculté dont jouissent
constamment, dans l'autre vie, les âmes des défunts pourvues de corps aromaux ;
c'est dans ce plaisir, inconnu pour nous, que consiste le bonheur d'exister et jouir à
chaque instant, par le seul avantage de se mouvoir sans fouler la terre, sans forcer
de jambes, sans s'aider d'un porteur.
Nous ne connaissons en ce genre que trois légères transitions : 1°. la voiture
suspendue qui est un mouvement fort agréable aux enfants ; ils s'en font une fête,
surtout dans le bas âge. 2°. L'équilibre du patin en dehors. 3°. L’escarpolette,
mouvement suave, qui évite la secousse : il nous rapproche bien davantage du
mouvement habituel des ultra-mondains, qui est celui d'un aigle planant. Cette
1
Les lymbes descendantes occupent, dans la 4e phase de la carrière sociale, les contre-numéros
des ascendantes ;
savoir : 26 Sérisophie postérieure.
27 Garantisme. 28 Civilisation. 29 Barbarie. 30 Patriarcat. 31 Sauvagisme.
32 Éden postérieur.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 491
hommes. C'est une participation à des facultés tactuelles ultra-humaines, qui sont
propriétés des corps aromaux des défunts, beaucoup plus sensibles et plus
irritables que les nôtres.
Vue. L’on trouve une faculté ultra-humaine chez quelques magnétisés et
somnambules, qui voient sans le secours des yeux, et lisent un écrit malgré
l'interposition d'un carton ou corps opaque entre les yeux et le livre. C'est encore
une faculté empruntée sur celles de l'autre vie, où l'exercice des cinq sens est
différent de ce qu'il est dans celle-ci, quoique ce soient toujours les mêmes sens,
mais d'une perfection immensément supérieure à celle des facultés humaines. On
pourra prouver, en traitant du mouvement aromal, que la nourriture des ultra-
mondains et du grand corps planétaire est au moins vingt fois plus variée et plus
raffinée que celle de nos gastronomes. C'est donc à tort qu'ils craignent de ne pas
trouver la nappe mise dans l'autre monde : on y goûtera tous les plaisirs des sens,
et à un degré bien plus élevé, parce que les corps éther-aromaux sont beaucoup
plus susceptibles de sensations délicates que les corps terre-aqueux.
L’homogénéité avec le feu donne à leurs plaisirs sensuels une activité qui serait
pour les corps mondains aussi peu supportable que le contact du feu.
On assure aussi que certains magnétisés de haut degré (car il en est de tous
degrés), voient des colonnes aromales de diverses couleurs, qui se croisent en tous
sens. L’effet qu'ils affirment voir, existe bien réellement, car les communications
des corps ultra-mondains et des planètes s'opèrent par ces colonnes. Reste à savoir
si les magnétisés de haut titre les voient distinctement : j'incline à le croire, car
c'est une propriété de transition nécessairement inhérente à quelques sujets.
EN SPIRITUEL : notre participation aux facultés animiques des ultra-mondains
se borne à une aptitude innée qu'ont certains caractères pour atteindre à des
connaissances transcendantes qui sont un apanage commun aux âmes ultra-
mondaines, beaucoup plus éclairées que nous. Certains individus parmi nous ont
un instinct particulier pour pénétrer les mystères de la science, Euclide,
Archimède, Pascal, sont géomètres d'instinct ; ils sont en ce genre des esprits ultra-
humains.
C'est, pour l'ordinaire, parmi les caractères de haut degré qu'on trouve cette
supériorité de génie. Je ne peux pas indiquer ici quelles sont ces classes de
personnages ; il faudrait préalablement donner le tableau des 810 caractères classés
par gamme de titres.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 494
On verra, lorsque nous en serons à ces théories, que les facultés spirituelles
ultra-humaines commencent au 5e degré dit Pentatitre, et sont en pleine
participation ultra-mondaine au degré pivotal.
On n'a su tirer, sur notre globe, aucun parti de ces précieux individus, parce
qu'on a ridiculisé d'avance les divers sujets sur lesquels ils auraient pu s'exercer,
entre autres la théorie d'Association et d'Attraction ; il ne leur est resté que la
carrière de la physique et des arts, ou celle du sophisme qui a absorbé plusieurs de
ces génies participants de l'ultra-mondain : tels étaient Leibnitz et Pythagore, qui
ont perdu à cultiver le sophisme au moins la moitié de leur carrière.
En général, ces personnages s'accordent à répéter les plaintes de Maintenon sur
le vide affreux : ils trouvent le monde trop resserré pour eux ; leur âme y est
réellement entravée ; tandis que les monotitres qui forment le très-grand nombre,
ne se plaignent pas que le théâtre soit insuffisant pour leur étroit génie. Un 5e degré
ou pentatitre, comme J.-J. Rousseau, Fox, etc., se trouve déjà déplacé en
Civilisation : un 6e degré, ou hexatitre, comme Bonaparte ou Frédéric, a besoin de
bouleverser le monde : un heptatitre, 7e, comme Jules-César ou Alcibiade, a la
même ambition, mais plus raffinée, plus flexible : enfin le degré omnititre, le
plus rare de l'octave 1 , est tout à fait incompatible avec l'état de lymbe, et très-apte
à en découvrir d'instinct les issues.
L'ignorance où sont restées nos sciences modernes sur cette échelle des
caractères, est une des causes qui ont empêché toute découverte sur la nature et
l'immortalité de l'âme, ainsi que sur la nature de Dieu. Pour esquiver le problème,
on en fait deux êtres impénétrables ; on recommande même à l'esprit humain de ne
1
On trouve un couple omnititre sur une masse d'environ 35 mille personnes : mais ce caractère
échoit souvent à tel paysan, tel esclave, chez qui il ne peut pas se développer. Vient ensuite la
gamme des biomnititres 9e, triomnititres 10e, tétromnititres 11e, jusqu'au 17e degré qui est le
plus élevé que puisse produire notre globe. Le 15e, l'hyperomnititre, ne se trouve qu'en
proportion d'un couple sur trois cents millions d'individus.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 495
Final.
À envisager l'ensemble des trois questions, il est déjà évident que la raison, sur
ces divers points, est au plus profond des ténèbres : c'est pis, si on descend aux
détails.
1°. Sur l'Univers. J'ai observé (avant-propos), que nous ne connaissons que les
effets de mouvement, et non les causes : encore, quels faibles progrès dans l'étude
des effets, dont nos astronomes ignorent le plus plaisant ! C'est qu'à une distance
de sept diamètres de la grande aire du tourbillon (environ 9, 400, 000, 000 lieues),
nos yeux et nos télescopes opèrent comme une lunette retournée, qui éloigne les
objets autant qu'elle devait les rapprocher. De là vient que nous voyons les étoiles
fixes à une distance incommensurable. Elles sont pourtant si peu éloignées, que le
soleil, par jets aromaux, communique avec elles en trois mois et demi. Combien
d'autres mystifications pour nous, dans ce mouvement dont nous connaissons à
peine quelques effets, et non les causes !
2°. Sur l'Homme. Rien de connu, ignorance complète, puisqu'on ne sait pas
même analyser les trois foyers d'Attraction et les douze passions, encore moins
déterminer leur destinée d'Harmonie. On ne connaît pas même la dualité d'essor
social, l'état vrai ou sociétaire, et l'état faux ou morcelé.
3°. Sur Dieu. Nombreux sophismes et pas une vérité. On croit lui faire honneur
en le mettant au rang d'être simple, d'âme sans corps. Certains peuples ont été
mieux inspirés, car ils ont adoré le feu comme corps de Dieu ; en quoi ils ont très-
bien jugé. Quant à nous, qui ne lui accordons pas un corps, et qui faisons de lui un
être simple, il n'est pas surprenant que nous jugions son âme aussi faussement que
son corps, et que nous lui ayons attribué tous nos vices, entre autres les pivotaux :
Y Égoïsme, Duplicité d'action.
Assurément il est au superlatif de l'égoïsme, s'il nous a refusé ce gage de
bonheur, ce code social attractionnel qui ne lui coûterait RIEN, et à défaut duquel
il tombe à plaisir dans les duplicités d'action.
Imbus de tant d'erreurs sur Dieu, l'Âme et l'Univers, devons-nous être surpris
de n'avoir rien découvert sur l'immortalité, et notamment sur son premier degré qui
est la métempsycose ?
Le peu que j'en laisse entrevoir doit relever les espérances de ceux qui se
plaignent d'incertitude sur l'autre vie, et qui s'épouvantent à juste titre de cette
éternité, dont on n'a su indiquer aucun emploi satisfaisant.
Au déclin de l'âge, on réfléchit sur ce dénouement, et ne sachant qu'en penser,
on se jette par frayeur dans les bras de la religion. Ce n'est point par crainte, mais
par amour, que le Créateur veut nous rallier à lui (et tel est le vœu de la Religion
elle-même) ; c'est par garantie de plaisirs variés à l'infini, pendant l'éternité comme
pendant cette vie.
Loin de ces terreurs outrageantes pour Dieu, les harmoniens l'aimeront, dans le
jeune âge, en reconnaissance du bonheur dont ils jouiront, et du bel ordre qu'ils
verront régner dans les conceptions sociales divines. Ils l'aimeront dans l'âge
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 497
déclinant, par conviction des nouveaux biens qu'il nous prépare en migration ultra-
mondaine. Sa tactique, pour conquérir notre amour, est de nous ménager toujours
plus de bonheur que l'homme n'en peut concevoir et désirer. C'est à nous à
recueillir les fruits de sa générosité, en organisant sans délai l'ordre fortuné qu'il a
assigné à nos relations.
Nous allons faire un pas de géant dans la carrière sociale. En passant
immédiatement de la Civilisation à l’Harmonie, nous échappons à vingt
révolutions qui pouvaient ensanglanter le globe pendant vingt siècles encore,
jusqu'à ce que la théorie du destin sociétaire eût été découverte. Nous ferons un
saut de deux mille ans dans la carrière sociale, sachons en faire un semblable dans
la carrière des préjugés : repoussons les idées de médiocrité, les désirs modérés
que nous suggère l'impuissante Philosophie. Au moment où nous allons jouir du
bienfait des lois divines, concevons l'espoir d'un bonheur aussi immense que la
sagesse de Dieu qui en a formé le plan. En observant cet univers qu'il a si
magnifiquement disposé, ces milliards de mondes qu'il fait rouler en harmonie,
reconnaissons qu'un être si grandiose ne saurait se concilier avec la médiocrité, et
qu'on lui ferait injure, si on attendait de lui des plaisirs modérés en ce monde ou en
l'autre, des biens médiocres dans un ordre social dont il sera l'auteur.
Nos vœux sont pour l'immensité de richesses, de plaisirs et de justice.
Une science nouvelle nous ouvre toutes ces voies de bonheur ; elle nous
apprend que notre seul tort était de souhaiter trop peu ; que nous devons nous
livrer à toute l'étendue de nos désirs ; qu'ils seront satisfaits, puisque nos
attractions sont proportionnelles aux destinées (comme en harmonie sidérale les
aires sont proportionnelles aux temps).
Cette vérité, produite ici en aperçu, acquerra une nouvelle force à l'article pivot
inverse ou psychologie comparée, qui termine la 2me partie. J'y soulèverai un autre
voile d'airain, celui de l'unité de l'Univers, jusqu'à présent si inconcevable aux
mortels, et qui pourtant doit nous être dévoilée sans réserve, s'il est vrai que nos
destinées soient proportionnelles à nos attractions.
Qu'on cesse donc de reprocher à l'homme cette impatience de connaître les
harmonies de l'Univers, cette avidité d'acquérir de la science et de retrouver les
voies du bonheur qui a existé autrefois (Éden, 1re période). La fortune sourit à ces
prétentions, et nous pouvons dès à présent tout espérer, tout prétendre. L’esprit
humain saisit enfin le grand livre des destins présents et à venir ; la nature n'a plus
de mystères, et le génie plus de limites.
Toutefois, ne soyons pas étonnés de l'ignorance qui règne sur l'immortalité, ni
de l'insuffisance des sciences connues sur cette question.
Dieu ne doit pas permettre que les humains acquièrent, pendant l'état subversif,
des notions scientifiques sur la vie future. Si l'on en était convaincu, les plus
pauvres des civilisés se suicideraient ; il ne resterait que les riches, qui n'auraient ni
aptitude, ni penchant à remplacer les pauvres dans leurs ingrates fonctions. Dès
lors l'industrie civilisée tomberait par la mort de ceux qui en portent le faix, et un
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 498
TABLE
DE LA PREMIÈRE PARTIE.
INTERMÈDE.
d'ambition civilisée, qui les entraîne toujours à isoler leurs intérêts de ceux des
souverains et des grands. Tel est le faux libéralisme ou duplicité d'action, sur
lequel je les critiquerai lorsque les voies seront suffisamment préparées, lorsque je
les aurai amenés à souhaiter que leurs théories soient reconnues illusoires, et que la
mienne soit éprouvée sans délai. Il faudra préalablement leur démontrer, dans le
deuxième article de cet intermède, que leurs intérêts, jusqu'à présent si isolés de
ceux des grands et des ministres, vont s'y rallier intimement.
Je débuterai par désabuser nos beaux esprits d'un préjugé dont ils se déferont
volontiers : celui qui leur persuade qu'ils sont destinés à la pauvreté, qu'ils doivent
se contenter de fumées de gloire, tandis que les sots entassent des millions.
Le principe est juste en politique civilisée ; il ne l'est nullement dans l'état
sociétaire, où les chances ne sont plus pour la sottise, mais pour le mérite. Cet
ordre, dès sa naissance, comblera des dons de la fortune tous les savants et artistes,
même ceux de moyenne classe, et à plus forte raison ceux d'un mérite distingué. Ils
ne peuvent donc juger sainement de cette théorie, qu'autant qu'ils se rallieront à
l'amour de la fortune dont la faveur va LES ACCABLER dans l'état sociétaire.
C'est une thèse qu'ils ne seront pas fâchés de voir démontrée. Quatre articles y
seront employés ; deux en positif, et deux en négatif. Ce sujet, plus plaisant que
sévère, fera une petite diversion aux aridités dogmatiques dont il a fallu meubler la
première partie des prolégomènes.
Ces paiements particuliers n'ont pas lieu, si les votes de couronnement sont au-
dessous de 1/8e, soit 37,500, nombre qui est le 8e de la majorité absolue. Ainsi
l'auteur qui n'obtient sur la masse du globe que 30 mille suffrages, est censé
éliminé, et les 30 mille votants ne le portent pas dans leur budget de versement.
Il est évident que ce mode de récompense assure aux hommes à talent une
immense et rapide fortune. Elle sera d'autant plus honorable, que le savant ou
artiste n'aura besoin ni de protection, ni de sollicitation : loin de là ; toute faveur ne
servirait qu'à humilier les protecteurs et le protégé. Par exemple,
Je suppose que Pradon, à force d'intrigues, parvienne à intéresser pour sa
Phèdre, une centaine de cantons voisins, où il a des amis et où il a obtenu qu'on
jouât la pièce ; je suppose que ces cantons aient la faiblesse de voter un prix à
Pradon : que lui servira ce vote limité à 100 Phalanges, quand il lui en faudrait au
moins 37,500 pour obtenir seulement le prix partiel ? Analysons les résultats de
cette intrigue.
Lorsque le dépouillement des votes partiels sera imprimé dans chaque empire,
on y verra qu'une Phèdre inconnue, composée par un sieur PRADON, a trouvé des
amateurs dans une centaine de cantons de telle province, tous compères et voisins
dudit Pradon. Une telle publication serait un affront pour les Phalanges qui
l'auraient protégé. Les cent cantons ne voudront pas s'exposer à ce camouflet, ni
attacher leur suffrage à une pièce si médiocre que, loin de pouvoir espérer la
majorité 300,001, ni même le 16e 37,500 exigé en récompense partielle, cette pièce
n'est pas même admise à 30 lieues de là, dans les pays où Pradon n'a plus ni amis,
ni coterie.
C'est ainsi que, dans l'ordre unitaire, toute faveur ne sert qu'à confondre un
mauvais auteur, sans le servir ; tandis que l'homme à talent s'élève subitement à
l'immensité de fortune et de gloire, sans aucune intrigue ni protection. Il n'y a
qu'un seul moyen de réussite ; c'est de charmer la majorité, les 7/16es du globe, où
l'unité de langage et la généralité de bonne éducation assureront aux auteurs un
nombre de juges trop immense pour qu'on puisse les capter autrement que par le
mérite réel.
Les cas d'exception seront infiniment rares. Si quelque haut personnage,
comme un Omniarque d'unité sphérique (Empereur du globe), s'avisait de faire une
mauvaise comédie ou de mauvais vers (sottise très-possible), sa pièce, par
importance de l'auteur, se répandrait, et il se pourrait que le globe eût l'indulgence
de le couronner à la majorité : mais les personnages dignes de partialité aux yeux
de tout le globe, seront excessivement rares, et une légère faveur qu'ils pourront
obtenir, ne mettra aucun obstacle au succès des vrais talents, qui aujourd'hui ont
mille peines à percer, parce qu'ils n'ont ni les moyens de se former, ni des
récompenses suffisantes, ni l'art des intrigues, sans lequel on ne parvient à rien en
Civilisation.
Nota. Il est entendu que le numéraire devant tripler de valeur dans l'état
sociétaire, un auteur, pour l'équivalent de 600 mille francs valeur actuelle, ne devra
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 506
recevoir que 260 mille francs. Si on lui donnait 600 mille francs, valeur de 1821, il
recevrait en effectif 1,800 mille francs, valeur d'état sociétaire.
Il est inutile de répéter que lesdites sommes s'élèveront au quadruple et au
quintuple, à mesure que la population s'approchera du grand complet de 5
milliards : mais les estimations que je viens de faire sur une population de 900
millions, doivent déjà sembler assez brillantes à ces savants et artistes si
chétivement récompensés, si frustrés en Civilisation.
Tels seront les avantages de cette unité qu'invoquent nos beaux esprits, et dont
ils n'ont pas voulu chercher la théorie, quoiqu'ils l'aient rêvée en gros et en détail ;
car on les a entendus souvent exprimer le vœu d'un langage universel, d'une
mesure universelle, etc. etc., et de toutes les dispositions d'unité qui ne peuvent
naître que de l'Association.
Les merveilles de l'unité, qui doivent sembler si colossales dans les
récompenses que je viens de décrire, le sembleront bien davantage quand
j'analyserai plus loin les économies unitaires appliquées au globe entier, et quand il
faudra, même sur des babioles, comme des œufs, des allumettes, des épingles,
s'habituer à compter les bénéfices par milliards.
Je viens d'exposer la magnificence des récompenses unitaires : chacun va se
récrier sur cette profusion, et les prétendants mêmes diront que ce serait les
combler de trop de richesses. Mais aujourd'hui ces auteurs ne trouvent pas que ce
soit trop d'un gain de cinquante millions pour un agioteur, un accapareur, un
usurier : ils admirent les perfectibilités de cette Civilisation qui jette cinquante
millions à la tête de gens malfaisants et quelquefois très-ignorés. Dissertons sur ce
désordre.
Si l'état sociétaire ou état d'Harmonie passionnelle a la propriété de
récompenser par d'immenses trésors les fonctions nobles, celles des savants et
artistes, il faut, par opposition, que l'état civilisé, destiné à travestir et
contressencier les passions, prodigue les trésors aux êtres les plus vils et les plus
nuisibles ; à ceux qui, au lieu de travailler, comme les savants et artistes, pour
l'utilité et le charme du genre humain, ne travaillent qu'à affamer une contrée et
rançonner l'industrie productive, sous prétexte de faire circuler. Voilà les hommes
dignes de la faveur publique, dans les sociétés civilisée et barbare, où les effets de
passions sont l'opposé de ceux que produirait le code social divin, qui ne favorise
que la vérité et la justice, que les choses et les idées nobles : aussi nos anges de
ténèbres, nos sophistes, n'aboutissent-ils, avec leurs perfectibilités, qu'à concentrer
de plus en plus les fruits de l'industrie dans les mains des frelons mercantiles, qui
déjà entrent en partage d'influence avec les gouvernements, et font décliner
rapidement l'ordre civilisé vers sa 4e phase, vers la féodalité composée, ou partage
entre les deux classes nobiliaire et mercantile.
Continuons sur les perspectives qui peuvent désabuser les savants et artistes de
leur engouement pour la Civilisation, où ils sont la classe la plus victimée, surtout
depuis qu'engagés dans l'esprit révolutionnaire, ils sont devenus suspects aux
souverains, et que la politique est obligée de les tenir spéculativement dans un état
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 507
le plus désiré. Mais en Civilisation il n'est pas d'usage de parler comme on pense ;
de là vient que les auteurs civilisés feignent et doivent affecter de préférer la
gloire ; au moins avoueront-ils qu'il serait bon d'y joindre la fortune, car, selon
certain adage, l'argent ne gâte rien.
Quelle est donc la bizarrerie de nos savants et artistes, quand ils vantent la
Civilisation qui ne leur assure ni gloire ni fortune, et qui les raille hautement sur
leur pauvreté devenue proverbiale ? Aussi dit-on : gueux comme un peintre,
déguenillé comme un poëte, crotté comme un maître de mathématiques, logé
comme un savant, au grenier, tout près des astres ! (50 fr. par mois et un grenier,
voilà tout ce qu'il leur faut, dit Lebrun.)
On voit à peine quelques-uns d'entre eux, au plus un huitième, atteindre
péniblement à une petite fortune. Cette exception confirme la règle de pauvreté
générale ; car, en théorie de mouvement social, les 7/8es sont comptés pour le tout.
Il n'est donc rien de plus molesté par la Civilisation, point de classe plus
maltraitée par elle, que ces savants qui la prônent et la décorent du nom de
perfectibilité perfectible. Depuis le prince des poëtes, Homère, qui mendiait son
pain, jusqu'au prince des sophistes, J. J. Rousseau copiant de la musique pour
gagner sa subsistance, on a toujours vu le régime civilisé n'assigner aux savants et
artistes que l'indigence et presque le mépris. Quelle faiblesse à eux, j'oserai même
dire QUELLE BASSESSE, de vanter une société qui donne des palais aux agioteurs,
puis des haillons aux hommes qui honorent l'esprit humain !
Ils ne jugeront bien leur humiliante condition que lorsqu'ils connaîtront la
théorie de cet état sociétaire qui va les élever subitement à l'immensité de lustre et
de richesse. Je viens de leur donner un tableau très-incomplet du sort qui les y
attend : après en avoir lu ce peu de détails, ils ne s'étonneront plus si je les critique
sur leur engouement pour la Civilisation qui les bafoue.
moyen (positif composé). Après l'avoir lu, les princes et les grands opineront,
qu'en se passionnant pour la Civilisation, ils tomberaient dans une duperie pire
encore que celle des savants, lettrés et artistes, qui inclineraient à en prolonger la
durée.
Rallions la thèse à un principe déjà établi, celui des garanties composées.
On a vu, aux chapitres 10e, 11e, 12e, que Dieu observe scrupuleusement ce
principe et s'étaie en tous sens de garanties composées. Pourrait-il les négliger dans
une affaire aussi importante que la fondation de l'ordre sociétaire, événement le
plus décisif qui puisse avoir lieu sur un globe, métamorphose qui doit faire
succéder les lois de Dieu aux lois des hommes ?
Dieu n'a-t-il pas dû prévoir les obstacles que pourra éprouver cette fondation, et
aviser à les surmonter d'emblée ? L’expérience d'une éternité passée, l'épreuve déjà
faite sur des milliards de globes, lui ont assez fait apprécier l'intensité des obstacles
que peuvent opposer les passions civilisées : s'ils sont grands, Dieu a dû se munir
de puissantes ressources pour les vaincre. Enfin il a dû, selon la règle d’INFRA-
DESTIN, ménager un excédant de la somme d'appâts sur la somme de défiances.
Or, l'appât devant être composé en tous sens, applicable aux diverses classes et non
à une seule, Dieu a dû pourvoir à ce que la fondation de l'Harmonie pût tenter
spécialement les grands, qui sont maîtres en Civilisation ; leur présenter une
amorce encore plus séduisante que celle de la fortune pécuniaire qu'il assure aux
savants et artistes.
Bref, la perspective d'Association doit entraîner, non pas une classe influente,
comme celle des savants, mais toutes les corporations puissantes, et notamment
celle des gouvernements. À défaut, l'appât ne serait que simple en sens collectif,
puisqu'il n'agirait puissamment que sur les corps savants, dont l'influence n'est
point aussi grande que celle des princes et ministres. Il faut, pour amorce
composée classique, étendre l'appât aux uns et aux autres, et même le rendre plus
séduisant pour les chefs de l'autorité, puisque leur empressement à fonder
l'Association, sera gage de prompte épreuve.
Une invention vraiment tutélaire pour le genre humain doit remplir les vœux de
tous les rangs et de tous les ordres, femmes et enfants ; servir à la fois la cour, les
grands, le sacerdoce, l'administration, l'armée, le propriétaire, le fermier, l'artisan
et l'ouvrier. Dieu a dû se ménager les moyens d'emporter d'emblée tous ces
suffrages : il serait indigne de sa sagesse de se commettre dans une lutte avec le
scepticisme : il possède la baguette magique, la faculté d'imprimer Attraction ; il a
dû s'en réserver l'exercice dans l'affaire de la fondation du canton d'épreuve,
opération d'où dépend l'avènement de chaque globe à la destinée heureuse. Quelles
mesures a-t-il prises pour y réussir, et entraîner simultanément toutes les classes de
la Civilisation ?
Sans entrer ici dans le détail de leurs intérêts divers, nous aurons assez fait, si
nous découvrons dans la fondation du canton d'épreuve, un sujet d'enthousiasme et
d'émulation pour les grands et les savants. Ces deux classes une fois prononcées et
unies d'intention, seront plus que suffisantes pour déterminer la prompte initiative.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 510
1
Nous avons foule de publicistes, et jamais aucun d'eux n'a donné un plan de droit public sur les
émancipations coloniales, indemnités de colonisation, calculées selon l'époque de fondation, les
travaux de découverte, les soins d'exploitation, le temps de jouissance, les produits d'impôt, la
durée du monopole, etc. etc. Il en est résulté de singulières injustices, dont la principale est que
l'Europe a reconnu les droits de l'Espagne qui sont prescrits en toute règle ; tandis qu'elle a
légitimé l'émancipation des colonies anglaises, à une époque où la métropole n'était nullement
indemnisée. Aussi l'Angleterre obtiendra-t-elle en congrès d’unité sphérique, un
dédommagement pour cette lésion.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 516
Nota. Au-dessus de 10, les noms grecs sont peu connus. J'ai préféré
Douzarques, nom français à Dodécarques ; ceci sauf rectification.
J'ai, selon mon usage, cavé au plus bas, et compté seulement 144 empires de 9e
degré comme la France, au lieu de 200 que donne au compas la mesure
topographique, plus les glacials et ensablés.
Vérifions l'estimation sur un seul article, sur le 9e titre, celui des Ennéarques ou
Califes, dont le terrain estimé à 31 millions (1500 par phalanges), ne supposerait
qu'une population de 4,464,000,000. Elle s'élèvera au moins à 5 milliards ; et
comme divers Ennéarques auront un empire borné à 20 millions au lieu de 31,
l'Italie et l'Angleterre qui sont ennéarchats, ne pouvant pas excéder ce nombre, il
est évident que la masse des Ennéarques ou Califes s'élèvera au moins à 200 au
lieu de 144. J'ai donc cavé au plus bas, sauf pour les deux grades suprêmes 12 et ,
dont le nombre sera exactement de trois et un.
Les titulaires existants et légitimes n'absorberont pas le quart des sceptres à
distribuer. En effet, les trois plus forts, qui sont les souverains de Chine, Russie et
Angleterre-Bengale, ne peuvent prétendre, même en exagérant leurs droits, que les
lots suivants :
Chine, 6 califats et 1 empire et demi.
Russie, 4 califats et 1 empire.
Angleterre, 5 califats et 1 empire.
Aucun autre prince du globe n'a droit à un empire, et on ne trouve, après les
trois ci-dessus, qu'environ 12 titulaires à un califat de 9e degré.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 517
1
On ne peut les comparer qu'en contrariété et non en contraste ; car le contraste suppose accord
des extrêmes. Voyez la note 571 sur les dualités et duplicités.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 519
Tout individu de ces divers ordres peut prétendre à de grands ou menus prix de
souveraineté, s'il concourt de tous ses moyens à la fondation du canton d'épreuve.
Or, quel est le sens de cette clause, concourir de tous ses moyens ? Elle n'implique
pas d'engagements aventureux : elle suppose les démarches possibles et
approuvées par la prudence.
Ainsi un homme qui possède cent mille écus, peut, sans imprudence, hasarder
une action de mille écus dans une entreprise purement agricole et exempte de
risque.
Un bel esprit sans fortune peut, sans se compromettre, hasarder un écrit
donnant franchement l'impulsion, et arguant des erreurs de 25 siècles, pour en
induire qu'il ne peut pas arriver pis.
Un ministre peut, sans rien donner au hasard, adresser à son souverain une
invitation d'essai, motivée sur la seule chance des économies palpables que
garantit l'Association, entre autres sur l'épargne du combustible, devenue si
urgente, si impérieuse.
Un prince peut, sans aucun risque, engager à crédit, à prix de bail et de
fermage, un grand domaine qui deviendrait local d'essai, de bâtisse et de plantation
pour les entrepreneurs et souscripteurs actionnaires.
Enfin un homme sans fortune peut, dans sa sphère bourgeoise, exciter des
souscripteurs, concourir activement et notoirement selon ses faibles moyens.
Tous ces individus auront, en divers sens, prêté un secours efficace et pourvu
que leur franche intervention soit constatée, ils auront un titre suffisant aux
récompenses de souveraineté, qui sont de tous degrés et assorties à toutes les
ambitions. N'obtînt-on qu'un Pentarchat ou principauté héréditaire d'environ 144
Phalanges ou 200 mille habitants, ce sera l'équivalent des états de Nassau, Weimar,
Gotha, Brunswick, avec l'avantage de possession garantie et transmissible à
perpétuité, en ligne légitime, pendant les 70 mille ans de durée assignée à la
carrière d'harmonie.
Je l'ai dit plus haut : ni les favoris de fortune colossale, depuis Mécène jusqu'à
Godoï, ni les ministres célèbres, tels que Sully et Pitt, n'ont obtenu pareil prix, qui
aujourd'hui peut devenir le lot de tout homme sans fortune. Le nombre
approximatif des Pentarchats, porté au tableau pour 20,700, sera réellement de 23
mille au moins. Or, il n'est pas sur le globe 3 mille titulaires de Pentarchats, même
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 520
en y admettant les chefs des hordes principales et les brigandeaux d'Afrique, fiers
du titre de grands sorciers et grands voleurs ; il restera donc 20 mille Pentarchats à
distribuer ; et en supposant qu'on ne dispose provisoirement que d'un huitième, on
pourra allouer aux coopérateurs subalternes 2,500 principautés héréditaires, bien
rentées, bien garanties, et égales en surface aux états de Nassau, Brunswick,
Weimar, Gotha, Salzbourg, Luxembourg, ou tout au moins à l'état de Lucques.
Ainsi les menus ambitieux, qui n'oseraient pas spéculer sur de grandes
acquisitions, peuvent se fixer aux souverainetés d'ordre moyen ; Heptarchats,
Hexarchats, Pentarchats, ou aux inférieures : quant aux ambitieux de nature
insatiable, quel vaste champ leur est ouvert ! L’Omniarchat, le sceptre héréditaire
d'unité universelle, si digne de tenter le plus puissant souverain, peut devenir le lot
d'un simple particulier ; car celui qui aura été fondateur de fait, chef notoire et
pivot de l'entreprise d'épreuve, sera par acclamation promu au rang d'Omniarque
du globe. Combien d'individus peuvent prétendre à cette palme, puisqu'il suffira,
pour l'obtenir, d'être fondateur avéré du canton d'épreuve ; canton qu'il suffira
d'organiser en mode simple ou hongré, borné à 80 familles, soit 400 habitants des
trois sexes !
Et lors même que deux et trois fondateurs ou coopérateurs d'égal mérite
entreraient en concurrence, n'auront-ils pas, dans les sceptres de 12e et 11e degré,
une proie cent fois colossale ? J'ai remarqué qu'il n'est pas un seul titulaire pour les
trois Douzarchats, et qu'on ne voit que trois titulaires pour les Onzarchats, dont le
nombre pourra s'élever à 15 ou 16. Que de chances pour les hautes ambitions, et
plus encore pour les petites, qui ne convoiteront que les magnatures héréditaires de
bas degré, comme un Triarchat ou souveraineté d'environ une douzaine de
cantons !
Cet appât des prix de souveraineté est si supérieur à celui des prix de talent
énoncés au 1er moyen ; il est d'ailleurs si facile à obtenir et si bien adapté à tous les
degrés d'ambition, que j'ai dû le considérer comme levier principal auquel doit se
coordonner le plan de l'intermède. Nous y reviendrons en Ultienne ; il suffit ici
d'avoir présenté ces prix comme voie de séduction composée, voie de fortune et de
grandeur, voie applicable non-seulement à toutes les classes d'ambitieux, mais aux
femmes ainsi qu'aux hommes, puisqu'en Harmonie il n'est pas un seul de ces degrés
de souveraineté qui n'ait sa titulaire féminine comme son titulaire masculin, sauf la
différence d'émoluments moins copieux et de fonctions moins étendues.
Toutefois, évitons d'entretenir les femmes de cette chance de grandeurs
futures ; car elles sont si rapetissées par l'éducation civilisée, qu'on leur devient
suspect en leur annonçant un ordre social où leur sexe ne sera pas borné à
l'influence très-passagère de ses charmes ; un ordre où elles pourront, à l'appui d'un
mérite constaté, s'ouvrir toutes les carrières et participer aux dignités de tous les
degrés.
Avant de conclure sur l'influence que doit exercer ce brillant ressort des prix de
souveraineté, il faut entretenir les savants et artistes des erreurs où les a entraînés
une ambition modérée, une résignation abjecte au dénuement où les réduit la
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 521
Inter-Pause.
LES DEUX LIBÉRALISMES.
1°. Celle de l'Association, qui garantit le plein exercice des facultés précitées.
2°. Celle du Garantisme (6e période), qui ne procure que le demi-exercice de
ces facultés.
Et comme nos partis politiques, nommés libéraux ou Ultras, Ligueurs ou
Frondeurs, n'ont jamais eu la moindre idée d'aucune étude ni opération relative à
ces garanties, aucun d'eux n'a droit à s'attribuer l'esprit de libéralisme, qui suppose
une tendance à l'établissement de ces garanties.
On ne vit jamais abus de mots plus étrange, et par suite abus de choses. Un
parti politique prendre le nom d'une science qui n'est pas encore née, et dont il
empêche l'étude, en la confondant avec les cabales d'ambition !
Il résulte de cet abus de mots, que les deux sciences dont se compose le
libéralisme, sont décréditées de fait, avant même d'être connues, et qu'elles sont
obligées aujourd'hui de déguiser leur nom, parce que le libéralisme ne présente que
le sens d'intrigue démocratique, tendance à envahir les fonctions administratives,
sous l'apparence d'un beau zèle pour le peuple, à qui cet envahissement ne
garantirait aucun des droits qu'il réclame, pas même le plus urgent de tous, le
minimum proportionnel (chapitre VI).
En déclinant les prétentions des soi-disant libéraux, je leur jette le gant d'autant
plus franchement, que je les considère tous comme mes partisans secrets. Ils
pourront s'offenser de quelques doutes sur leur philanthropie ; mais la bonne
nature l'emportera ; et comme ils sont, pour la plupart, très-ambitieux, ils seront,
plus que toute autre classe, disposés à réfléchir sur la vaste carrière d'ambition que
je viens d'ouvrir au 2e moyen, et qui est pour tous les partis sans distinction.
Pourquoi les modernes, si pourvus de lumières en certains genres, n'ont-ils fait
aucun pas dans la science urgente, celle d'associer les industrieux ? C'est qu'ils
n'ont jamais connu les voies à suivre en garantie sociale, où l'on doit prendre pour
règle,
D'enrichir toutes les classes de citoyens, sans en appauvrir ni spolier aucune.
De procéder par les réformes industrielles, sans s'occuper de la politique
administrative.
Telle est la marche suivie dans les deux moyens positifs que je viens
d'exposer : ils enrichissent les hommes à talent, sans spolier personne ; et loin de
contrecarrer l'administration, loin de provoquer des suppressions ou destitutions de
fonctionnaires, ils posent en principe la nécessité d'augmenter le nombre des
fonctionnaires et dignitaires, qui, ruineux aujourd'hui, deviennent utiles dans
l'Association, où le travail étant attrayant, exerce attraction sur eux comme sur tout
le monde.
Quel accueil pourrait espérer la théorie sociétaire, si elle débutait comme celles
de nos prétendus libéraux, qui ne savent qu'appauvrir les savants et harceler
l'autorité, sous prétexte de sauver le peuple ? Bien loin d'effaroucher les grands,
cette théorie ne les aborde que le rameau d'or à la main. Elle dit à un ministre :
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 524
« Que désires-tu ? des richesses, des grandeurs ? Tu n'es qu'au 2e rang, soumis aux
intrigues de cour, qui peuvent à chaque instant te faire chanceler : veux-tu devenir
plus grand que ceux que tu sers ? veux-tu un trône plus beau que celui de France
ou d'Angleterre, le trône du monde (Omniarchat), ou d'un tiers du monde
(Douzarchat) ? Veux-tu seulement un empire égal à la France ? Veux-tu, en
acceptant cette bonne fortune, jouir du témoignage de ta conscience, faire à la fois
le bien de ton souverain et de son peuple, libérer ta nation de sa dette publique ?
(Introduction). »
Ainsi s'exprime et opère le vrai libéralisme ; il donne à tous, sans rien ravir à
aucun ; méthode opposée au plan d'abaisser les grands sous prétexte d'enrichir le
peuple, qui, en définitive, a toujours, comme l'âne de la fable, deux bâts à porter
sous tous les régimes civilisés.
Les illibéraux sont plus francs ; ils avouent qu'ils veulent s'emparer de tous les
privilèges, et pressurer les industrieux autant que possible. Je me garderai bien de
faire l'apologie de leur cupidité ; mais je remarquerai, à ce sujet, qu'en voulant la
réprimer, on n'a su se rallier à aucun des principes qu'il eût fallu suivre : je les ai
exposés plus haut.
« Eh ! quel moyen de les suivre, va-t-on me dire ? Il faudrait posséder comme
vous un faisceau de sceptres impériaux à distribuer, un assortiment d'empires à
proposer aux amateurs. » Passons sur ces badinages, qui bientôt seront pour les
plaisants un sujet de profond dépit : je les attends au dénouement très-prochain.
Jusque-là, insistons sur les principes du vrai libéralisme, si peu connus :
Enrichir tout le monde, sans spolier personne ;
Réformer le système industriel sans déplacer aucun fonctionnaire administratif,
sans s'ingérer en aucune manière dans les opérations de l'autorité établie.
Ces deux principes sont à tout point l'opposé du système de nos soi-disant
libéraux, qui, loin de savoir enrichir le peuple, ne savent pas s'enrichir eux-mêmes,
et ne tendent à la fortune que par des voies qui portent ombrage à l'autorité.
L’absence du véritable esprit libéral entrave les découvertes en politique
sociale ; le faux libéralisme enracine les neufs fléaux lymbiques ; il consacre
l'égoïsme et la duplicité d'action : je le démontre.
Y ÉGOÏSME. Jugeons-en par le plus fameux patron des libéraux, Caton,
vertueux républicain, dont l'opinion entrait en balance avec celle des Dieux
mêmes :
Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni.
Or, qu'était-ce que les vertus de Caton ? En voici un sommaire, un petit
tableau, fait pour servir de modèle.
Caton prêtait son argent à la petite journée ; c'était l'usurier le plus dévergondé
qu'il y eût dans Rome. L’usure y était, au temps de Caton, vertu endémique chez
tous les amis de la patrie.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 525
patriotes, et que le côté libéral est traître à la patrie. Pour faire face à ces intrigants,
les libéraux n'ont d'autre ressource que de saisir le rôle du ministère qu'ils ont
renversé, de rétablir le despotisme et l'oligarchie, afin de comprimer les agitateurs.
Il n'est donc pas de ressort plus illusoire que ce faux libéralisme, qui tend à
déposséder les titulaires, pour établir ensuite, ou l'oligarchie inquisitoriale, ou la
démagogie et l'anarchie qui mènent au despotisme militaire. C'est pourtant sur cet
échafaudage de duplicité et de cercle vicieux, qu'est fondée la science de nos
régénérateurs.
D'où vient cette aberration ? De ce qu'ils ne connaissent pas les deux principes
du vrai libéralisme, principes dont l'observance aurait conduit depuis longtemps à
la découverte des garanties sociales. Bien loin d'y tendre en aucun sens, on n'est
parvenu qu'à envenimer les défiances, et établir entre l'autorité et le mot de
libéralisme une antipathie très-fâcheuse.
Parmi les duplicités d'action qui naissent du faux libéralisme, j'en pourrais citer
de bien déplorables, entre autres celle dont aujourd'hui la nation grecque est
victime. Les gouvernements, alarmés par le penchant connu des libéraux à changer
le ministère et les autorités, ont proscrit tout ce qui porte une couleur de
libéralisme, et les malheureux Hétéristes ont été, par suite de cette défiance,
abandonnés à la hache des Turcs. La politique en est venue au point de favoriser le
mahométisme et le judaïsme, aux dépens du christianisme, tant est grande la
défiance qu'inspirent les libéraux, par leur manie de contrecarrer les autorités, dont
un politique judicieux ne doit jamais s'occuper, puisque la source du bien social
réside exclusivement dans les améliorations industrielles, qu'aucun gouvernement
ne songe à entraver. La fondation d'une Phalange sociétaire serait protégée par les
inquisiteurs de Goa, comme par les Cortès. Tout gouvernement sait bien discerner
ses amis et ses ennemis.
Provisoirement, pourquoi devons-nous augurer la faveur des cours et des
grands ? C'est que l'Association, au lieu de harceler le ministère et traverser ses
plans, selon la coutume des libéraux, débute au contraire par lui garantir des postes
bien supérieurs aux dignités actuelles, s'il adopte seulement une opinion neutre,
expectante et conditionnelle, comme celle-ci : « On ne risque rien d'essayer le
mode sociétaire sur un hameau, ne fût-ce que par espoir des économies
matérielles, surtout en combustible. »
Retranché dans ce langage de prudence, un ministre réfléchira aux suites de
l'opération ; il pèsera la chance de distribution de sceptres qui aura lieu à la
fondation de l'harmonie. Des esprits frivoles, des politiques à courte vue, en
gloseront ; je ne daigne pas les désabuser, puisque je ne veux persuader que le très-
petit nombre, ma théorie n'ayant nul besoin de l'opinion générale, mais seulement
du suffrage de quelques hommes exempts des petitesses de leur siècle. Je récuse
tous ceux qui ne sauraient pas reconnaître,
« Qu'il n'y a ni libéralisme, ni liberté, sans le minimum proportionnel, dont les
trois conditions énoncées, devaient être boussole de l'esprit libéral, qui n'en a tenu
aucun cas. »
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 527
Il restera donc à indiquer aux fléaux libéraux, quelles voies ils auraient dû
suivre pour acheminer par degrés à l'établissement du minimum, en observant les
règles ci-dessus établies :
Enrichir toutes les classes de citoyens, sauf les fripons ;
Se concilier avec tout gouvernement, fût-ce l'inquisition ;
Éviter en tout sens l'égoïsme et la duplicité d'action.
J'expliquerai, à l'extroduction, comment on aurait pu spéculer pour atteindre
ces divers buts, sans effort de génie, sans invention du mécanisme sociétaire.
Ce serait intenter à l'esprit humain une mauvaise querelle, que de poser en
principe qu'il est coupable pour n'avoir pas su inventer l'Association. Chacun est
toujours en droit de répondre que la nature ne lui a pas donné le génie inventif :
mais chacun pouvait opérer sur les procédés connus en civilisation ; et c'est sur
leurs emplois possibles, sur les modifications négligées, que j'incriminerai les faux
libéraux, qui ont manqué par cette faute l'entrée en garantisme.
Rentrant dans le sujet de cet entr'acte, je vais prouver que loin d'être généreux
pour la masse du peuple, ils ne le sont pas pour eux-mêmes ; qu'en tous pays ils
sont ennemis de leur propre corporation, et bassement prosternés devant la
politique qui les trahit comme ils se trahissent entre eux.
Cette discussion sera le sujet des 3e et 4e moyens. J'ai pris l'engagement de
convertir, dans le cours de cet Intermède, les plus engoués de la Civilisation : il est
entendu que je ne prétends étendre la conversion qu'à 1/8e ou 1/10e, puisque je n'ai
nul besoin d'en désabuser un plus grand nombre.
J'ai mis en jeu la gloire et la fortune dans les deux premiers moyens employons
les deux derniers à stimuler l'amour-propre des individus, et l'honneur de la
corporation entière, humiliée en tout sens par la politique et l'opinion.
à soi ». Mais celui qui ne peut pas subvenir aux frais du loyer, est précisément
celui qui n'a point de maison ; et de même, l'homme qui voudrait consacrer sa vie à
l'étude, manque, pour l'ordinaire, de cette fortune qu'on méprise à l'Académie
française, et sans laquelle un homme studieux doit être fort malheureux, puisqu'il
ne peut plus entendre parler cette étude, . . . . . . . .
Qui sait des paroles,
Dont le charme assoupit les plus vives douleurs.
Dans ladite séance, on put remarquer un incident fâcheux pour la thèse du
jour ; l'un des concurrents osa contredire l'Aréopage ; c'était M. Delavigne, poëte
connu par la tragédie des Vêpres Siciliennes et autres ouvrages. « L’auteur, dit un
journaliste, a osé changer le programme du sénat littéraire, et envoyer à
l'Académie, sous la forme d'un doute injurieux, la question du bonheur que
procurent les lettres : l'assemblée n'a pas manqué d'accueillir cette annonce avec un
malin plaisir ; tout le monde riait, même le rapporteur. »
Voilà des juges bien impartiaux : ils s'accordent d'avance à railler celui qui ne
partage pas leur avis, celui qui ose émettre franchement son opinion. Quel sens
attache-t-on donc au nom de république des lettres, s'il ne règne pas à l'Académie
quelque liberté d'opinion sur des fadaises de vieille controverse, des balivernes
morales comme le dogme du mépris des richesses : question sur laquelle on doit
d'autant mieux accorder le franc-parler, qu'elle ne touche en rien aux intérêts de la
politique ? Celle-ci, tout occupée à accroître la masse des richesses, ne saurait
trouver INJURIEUX qu'un littérateur désire, comme tout autre, quelque minime
portion de la richesse nationale.
Je pourrais sur ce débat opposer à l'Académie l'opinion d'un de ses secrétaires
célèbres, Marmontel. Quand il était mourant de faim dans Paris, prêt à abandonner
la littérature et à retourner planter des choux en Auvergne, pensait-il qu'un
littérateur dût mépriser l'argent, et se passer de cette fortune sans laquelle on ne
peut pas même subsister, encore moins étudier ? Il ne fut conservé aux lettres que
par la protection d'un savant très-opposé aux principes actuels de l'Académie ;
c'était Voltaire, qui ne pensait pas qu'un littérateur dût vivre de si peu de chose : et
si Voltaire n'avait eu, selon le vœu de M. Lebrun, que de quoi vivre de peu, lutter
contre la famine et assoupir ses douleurs par l'étude, comment aurait-il pu soutenir
Marmontel ?
Combien de fois l'Académie a-t-elle été sur ce point réfutée par ses propres
membres ! Saint-Lambert, en recevant du ministre une pension de 3 mille francs,
lui répondait en ces termes : « Permettez que, pour vous remercier d'une manière
digne de vous, je félicite d'abord les lettres d'avoir trouvé un ministre qui, etc., »
qui nous paie bien, qui ne partage pas l'opinion de l'Académie sur les charmes
qu'un littérateur doit trouver dans la pauvreté.
Qu'il me soit permis de soumettre ici à une épreuve l'auguste compagnie, dont
je ne goûte pas l'opinion sur le mépris des richesses.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 531
Je suppose que le souverain, en lisant les détails de la séance, en eût adopté les
doctrines, et qu'il eût chargé son ministre d'écrire au docte Aréopage la lettre
suivante : « Sa Majesté condamne comme vous le profane écrivain qui doute que
la culture des lettres suffise au bonheur ; et voulant rendre hommage à vos
principes, en faire une pleine et entière application, elle supprime, à dater de ce
jour, les pensions publiques ou secrètes des président, secrétaire et académiciens.
Elle considère ces émoluments comme un outrage aux lettres : dorénavant elle
réservera les pensions à ces aveugles, comme M. Delavigne, qui pensent qu'aux
charmes de l'étude il faut joindre celui des secours de la fortune. » À cette lecture,
combien aurait-on vu de froncements de sourcil dans la docte assemblée qui
s'accorde à railler, avec un malin plaisir, ceux qui doutent que la culture des lettres
doive suffire à des lettrés réduits, comme Rousseau, Marmontel et Camoëns, à
l'indigence et même à la mendicité !
Sur ce, l'on va me répondre, « qu'il ne faut pas prendre à la lettre ces louanges
de la pauvreté ; que ce sont des momeries convenues et de politique obligée en
Civilisation. »
Je le sais : mais comme cette politique devient inutile dès à présent, il importe
de la réfuter dans ses applications les plus récentes, et faire bien connaître aux
savants de diverses classes, le piège où ils s'entraînent les uns les autres par leur
faux libéralisme, leurs aberrations systématiques en idées libérales. Il n'en est pas
de plus intéressés à cette réfutation que les académiciens de Paris, pour qui la
découverte de l'Association est un vrai Pactole ; car si la langue française est
adoptée pour langage provisoire de l'unité, le titre de littérateur français, et surtout
d'académicien de Paris, sera un relief colossal, et on accablera d'offres séduisantes
chacun de ces écrivains, pour les engager à accepter une direction d'instruction
publique. On ne saurait évaluer à moins de cinquante mille fr. de rente les offres
qui seront faites à tout académicien de Paris, et proportionnément à ceux de
moindre importance. Il convient donc, pour leur intérêt, de les détourner du mépris
des richesses, les prévenir contre cette marche de la politique civilisée, obligée
d'appauvrir systématiquement les savants, d'après les motifs exposés au 4e moyen
ci-après.
Cette politique devient également vicieuse dans l'intérêt des souverains, qui ont
besoin que le mécanisme sociétaire vienne sans délai les délivrer du poids des
dettes publiques, et des révolutions dont elles sont le germe. Il est donc nécessaire
de combattre la résignation des savants à la pauvreté ; de les éclairer sur cette
jonglerie morale qui spécule sur leur misère, et les critique lorsqu'ils osent, comme
M. Delavigne, dédaigner le bonheur d'être pauvre et persécuté.
Passons à l'examen du jugement de l'Aréopage sur l'opuscule dudit concurrent.
Je transcris le récit du journaliste. « Porteur de plusieurs couronnes académiques, il
a poussé L’INGRATITUDE et L'IRRÉVÉRENCE jusqu'à renier en quelque sorte les
lettres et l'Académie. Le rapporteur s'est laissé aller à sa faiblesse pour un jeune
homme qui du moins n'était pas coupable du crime de lèse-poésie. C'est alors qu'il
a loué, presque sans réserve, l'originalité, la verve, la gaieté comique, les vers
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 532
brillants et naturels de celui auquel le sévère Aréopage voulait bien accorder une
mention honorable. »
Quoi, parce qu'un homme est bon poëte et porteur de plusieurs couronnes bien
méritées, il faut que sa pensée soit asservie aux convenances de telle compagnie !
qu'il en devienne le Séïde, et moins encore ; qu'il soutienne en mercenaire, en
quêteur de cent écus, un sophisme très-dangereux en ce qu'il pousse les littérateurs
à leur perte ! il les excite à mépriser l'appui de la fortune dont ils auront besoin tôt
ou tard, pour soutenir une famille, pour produire leurs ouvrages, les défendre
contre la détraction ; enfin, pour échapper à la servitude littéraire, au besoin
d'écrire pour le compte d'un académicien opulent, se mettre à ses gages, et le voir
publier sous son nom telles compilations ou compositions dont le salarié littéraire
aura eu toute la peine et tout le mérite ! Faut-il donc déguiser aux savants ces
vérités incontestables ; les exciter à croupir dans la pauvreté, leur en vanter les
charmes imaginaires, sous peine d'irrévérence et d'ingratitude envers l'Académie !
Quel noble rôle assigné aux écrivains quelle liberté garantie à la pensée !
Puisque M. Delavigne excelle en poésie, de l'aveu de ses juges sévères, il
devient lui-même juge compétent sur les jouissances de l'art. Il peut nous dire
quelle dose de bonheur lui a procuré la culture de cet art : il n'est donc ni ingrat, ni
irrévérent, mais seulement sincère, en déclarant, dans une jolie épître, qu'il n'a
point trouvé dans la culture des lettres ce bonheur que l'Académie veut isoler de la
richesse : et cette opinion si franche, si plausible, devient un crime aux yeux
d'hommes voués à la recherche de la vérité !!!
Poursuivons sur le forfait littéraire de M. Delavigne : je continue à transcrire.
« Il critique à bon droit l'importance que se donnent les savants, leurs courtes
lumières, et l'immense ignorance de cette science orgueilleuse qu'il dépeint dans ce
vers :
J'ai su tout expliquer, ne pouvant tout connaître.
En effet, la philosophie a voulu expliquer même les passions dont elle ne
connaît ni le mécanisme, ni le but. Aussi veut-elle encore aujourd'hui placer le
bonheur des nations dans la richesse, selon les Économistes, et le bonheur des
savants dans la pauvreté, selon l'Académie. Voilà une de ces mille contradictions
qu'on appelle torrents de lumières, et qui ne sont que le caractère Y duplicité
d'action.
Le journaliste avoue « qu'on a applaudi au passage où l'auteur compare notre
savoir à un grand labyrinthe dans lequel l'étude nous conduit à l'aide d'un fil
embrouillé qui s'allonge toujours. »
C'est définir exactement les quatre sciences philosophiques, allongées de
400,000 tomes. Celui qui juge si sainement sur le tout, est-il moins sage dans son
opinion sur le besoin de richesse ? et pourquoi gêner la liberté de la pensée, sur un
problème aussi embrouillé que celui du bonheur des littérateurs ou autres classes
d'hommes ? qu'y a-t-il de si irrévérent à placer ce bonheur dans la fortune, dont,
après tout, les académiciens ne sont pas si ennemis qu'ils affectent de l'être ?
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 533
Une vérité de fait à leur opposer, c'est qu'en France les littérateurs ont été la
plupart très-malheureux, faute d'un peu de fortune. Le nom de l'auteur couronné
dans cette séance rappelle qu'un fameux poëte de même nom, Lebrun-Pindare,
l'honneur de la lyre française, a été, comme son collègue J.-B. Rousseau, accablé
de dégoûts par les détracteurs, sans que la nation qu'il illustrait ait rien fait en sa
faveur. L'Académie ne niera sans doute pas l'influence des détracteurs, puisqu'elle
a, dit le journaliste, beaucoup goûté les vers suivants de M. Delavigne :
Que de petits esprits, jaloux des noms célèbres,
Prendront contre le jour, parti pour les ténèbres !
Les sots, depuis Adam, sont en majorité.
Si donc elle confesse l'influence de la détraction, elle doit savoir que les
littérateurs ne trouvent guère de moyen de lutte que dans la fortune : car il faut
confondre l'envie par de nouveaux chefs-d'œuvre ; mais on ne peut les composer
qu'autant qu'on a quelque revenu pour se dispenser d'un travail mercenaire ; il faut
donc un peu de fortune aux savants, quoi qu'en dise l'Académie.
Parmi les littérateurs français, on n'a guère vu d'heureux que ceux qui ont su
allier l'intrigue et la fortune aux talents littéraires. Voltaire fut heureux dans cette
carrière, parce qu'il était habile à lutter de subtilités commerciales avec les
libraires, à leur opposer fin contre fin : mais Rousseau, qui était inhabile aux
astuces mercantiles, fut très-malheureux dans la carrière littéraire. On ne lui paya
pas même 60,000 fr. que l'Opéra lui devait pour bénéfice du Devin de Village. Par
suite de ces injustices, il fut réduit à copier de la musique pour gagner sa
subsistance : n'eût-il pas été mieux pour lui et pour les lettres, qu'il eût joui d'un
modique revenu ?
On en citerait une foule qui ont subi cette infortune. J'ai parlé de Rousseau,
Camoëns, Marmontel, qui essuyèrent le soit du prince des poëtes ; mais si les
personnages transcendants, comme un Homère, sont réduits à mendier, quel doit
être le sort des littérateurs moins renommés, quoique dignes de distinction ? Ils
essuient le double supplice de la pauvreté et de la raillerie. On en voit une foule
dont la misère est raillée en vers et en prose, comme celle de Gilbert et Malfilâtre,
dont on a dit :
La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.
Le mot ignoré n'est ici qu'une malice. Malfilâtre n'était point ignoré de son temps,
et avec 20,000 fr. de rente il aurait été un poète de grand renom. Il en fut ainsi de
Don Cervantès,
Qui corrigea son siècle et mourut de misère.
D'autres n'ont eu pour récompense que de stériles éloges après leur mort ; car il
faut être mort, en France, pour avoir quelque droit aux faveurs de l'opinion. Les
rares exceptions, comme celle de Delille, confirment la règle, et ne sont qu'un
masque d'équité dont se fardent les Zoïles. Ils sentent bien qu'ils trahiraient leur
secret, s'ils ravalaient tout le monde : leur méchanceté serait trop à découvert.
Aussi prennent-ils le parti de contre-décimer les auteurs : au lieu d'en déprimer un
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 534
sur dix, ils en bafouent neuf sur dix, et épargnent le dixième pour se donner des
airs de suffrage équitable ; encore souvent renvoient-ils leurs éloges après le décès.
Quand un grand écrivain n'est plus de ce monde, on daigne enfin reconnaître ce qui
lui est dû, publier un recueil de ses ana, se cotiser pour lui élever un mesquin
monument. Aujourd'hui, l'on sollicite en France de misérables souscriptions pour
une statue de Molière. Quelle honte à un État de 29 millions d'habitants, d'attendre
un siècle avant d'ériger un monument à qui l'a si bien mérité ! Ces hommages
expiatoires aux défunts, ne sont-ils pas autant de soufflets que la nation se donne à
elle-même ?
On l'a nommée la grande nation : si elle l'a été quelques années par la guerre,
on peut sans injure lui décerner, en fait de gratitude littéraire, un nom tout opposé,
lui allouer le titre que lui donne Kotzebue ; ces petits Français : et vraiment ils
sont des plus petits, quand leur lésine offre un prix de 300 francs à qui osera nier
l'évidence, et vanter aux savants les charmes de la pauvreté.
La tâche des sociétés savantes n'était-elle pas plutôt de pourvoir au soutien des
auteurs pauvres et des talents enfouis ? C'était là un problème digne d'occuper de
vrais libéraux : tant d'événements leur ont donné l'éveil sur ce sujet ! Métastase
faillit rester portier toute sa vie, sans le hasard qui lui procura la connaissance et la
protection d'un cardinal. Quelle honte pour le monde savant, que les Marmontel et
les Métastase ne soient rendus à la littérature que par une aumône fortuite ; que les
grands talents formés par la nature soient presque tous étouffés par l'indigence ;
qu'on n'ait avisé à aucune précaution tutélaire pour discerner et soutenir ceux que
la nature destinait à exceller dans les sciences et les arts, et qu'on aille chercher
exclusivement des objets de culte parmi les morts, quand il y a foule de talents
parmi les vivants !
On nous vante les productions de divers auteurs médiocres du siècle de Louis
XIV ; on nous les dépeint comme autant de phénix, parce qu'ils ont le passe-port
exigé en France, l'avantage d'être morts : l'opinion sur ce point opère comme les
cloches du LUTRIN, qui,
Pour honorer les morts, font mourir les vivants.
On trouverait dans la seule ville de Paris trente écrivains négligés, enfouis dans un
travail mercenaire, et qui, s'ils avaient le nécessaire pour se livrer à l'étude,
surpasseraient en vers et en prose bon nombre des vieilles idoles du siècle de Louis
XIV. On écrit aujourd'hui avec plus de pureté et de goût. Nos écoliers mêmes
n'oseraient pas, dans le style apologétique, employer ces pesanteurs de Boileau :
Grand Roi, cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire.
Et nos échappés de collège feraient des odes meilleures que celle sur la prise de
Namur.
Mais il règne en France un accord général pour la détraction anticipée, surtout
contre les inventeurs qui n'ont aucun moyen d'accès, d'examen et d'épreuve, et qui
seraient fort bien accueillis s'ils se présentaient avec la fortune d'un Voltaire, d'un
Helvétius ; tant il est vrai que la richesse est nécessaire à tous ceux qui s'occupent
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 535
n'est qu'un centième de ce globe, dont les 3/4 au moins resteront à pourvoir de
dignitaires en tous degrés.
Ceux qui obtiendront les hautes dignités de cette île, pourront très-
prochainement en prendre possession ; car l'île sera bien vite portée au complet,
par ses habitants mêmes qui sont disséminés sur tous les points. Il suffira, pour les
organiser, d'y transporter sur diverses localités, environ 60 phalanges, soit 100
mille Européens ; après quoi le séjour en sera plus agréable que n'est aujourd'hui
celui de Paris. D'ailleurs, tout titulaire sera pleinement libre de rester en Europe, et
d'envoyer, quand bon lui semblera, un de ses enfants : l'on en dépayse pour de
moindres lots ; et si les savants s'effraient de ces récompenses, ne seront-ils pas
toujours à temps de les refuser, ou d'en sous-traiter comme d'un autre domaine ?
Soit dit pour la purgation des passions de messieurs les ambitieux, à qui la
morale persuade qu'ils ont de trop vastes désirs, qu'ils doivent n'aimer que la
médiocrité et la constitution. Ils doivent, dès à présent, pour le bien de l'humanité,
se purger de la modération, ambitionner de beaux sceptres, de vastes empires, et
prétendre à les obtenir sous 5 à 6 ans ; car il n'en faudra pas davantage pour
généraliser l'Association, organiser la hiérarchie sphérique et nécessiter les
premières distributions. Il faut donc aujourd'hui, pour le bien de l'humanité, pour
accélérer son avènement au bonheur sociétaire, que chaque moraliste conçoive une
ambition cent fois plus vaste que celle des conquérants qu'il blâme de vouloir
s'emparer d'une petite province.
Qu'ils prennent garde, avec leur scepticisme, de ne pas se laisser gagner de
vitesse. La plupart d'entre eux, je le leur prédis, viendront trop tard jouer le rôle de
la mouche du coche, et se donner après coup pour chauds partisans de
l'Association, quand il aura été constaté qu'ils n'ont rien fait ou n'ont fait que des
riens pour la servir, et qu'ils ont, de propos délibéré, louvoyé et tâtonné, dans les
moments où il eût fallu se prononcer au moins en opinion dubitative et
conditionnelle ; car l'harmonie sera trop sage pour ignorer qu'on ne peut pas, en
civilisation, attendre davantage d'un homme prudent, obligé de céder beaucoup
aux petitesses et aux préjugés du siècle.
J'ai fait connaître aux savants et artistes les duperies où ils tombent de fait, les
disgrâces qu'ils ont à espérer de leur chère civilisation : prouvons que la politique
tend systématiquement à frustrer ces malheureux, et que leur infortune est un effet
de convenance générale en régime civilisé.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 542
1
Le lecteur voudra bien ne pas perdre de vue que ce chapitre a été écrit et publié en 1822.
(Note des éditeurs.)
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 544
Même chute pour les littérateurs : nous ne sommes plus au temps où les grands
s'honoraient de leur intimité, où la Cour et la haute noblesse de Paris étaient en
émoi pour l'élection d'un académicien : on ne s'en inquiète pas plus aujourd'hui que
de l'élection d'un marguillier.
Une autre disgrâce pour les écrivains est la dépravation récemment introduite
dans la littérature. Des modes bizarres ont décrédité le bon goût, et ouvert les voies
de fortune aux auteurs médiocres, à l'exclusion des bons. L'invasion du mélodrame
et d'autres monstruosités fait tomber dans l'oubli les bons ouvrages, et force les
écrivains à déserter la bannière du goût, s'ils veulent obtenir quelque bénéfice.
Autrefois on était un grand homme pour un sonnet ou un rondeau ; à présent,
l'épopée même n'est pas honorée d'un regard, et il est de règle que la poésie n'est
plus de mode.
Il n'y a de vogue et de renommée que pour les ergoteurs sur le budget et la
balance, le cours du change et du savon, et le sordide grimoire des astuces
mercantiles et fiscales. Quel dénouement honteux pour la littérature civilisée, qui
décore du titre de perfectibilité l'ère d'avilissement des sciences, des lettres et des
arts !
D'autre part, depuis que le système représentatif met aux prises les partis
politiques, on voit les écrivains tout occupés à se vendre aux coryphées de parti, et
prostituer un talent qu'ils pourraient employer à des productions honorables. On
considère même tout écrivain comme un manouvrier qui expose en vente son
industrie. La plupart d'entre eux n'en font pas mystère ; et celui qui conserverait un
esprit indépendant, serait d'autant moins cru, que les plus vénaux se targuent du
titre d'indépendants, écrivant sans passion.
Il ne reste donc aux littérateurs que la corruption pour voie de fortune : au
dernier siècle, ils pouvaient encore jouer un noble rôle ; aujourd'hui ils ont à opter
entre la vénalité et le mélodrame ; et c'est pitié de voir comment l'on traite en
France une épopée, une tragédie, et leurs auteurs.
Le sort des philosophes et des artistes n'est pas moins déplorable que celui des
lettrés : froissés par la défiance des gouvernements et par la détraction qui sème
d'épines toutes les carrières, nos savants et artistes sont devenus la classe la plus
molestée de tout le corps social. Quelle reconnaissance ne doivent-ils pas à
l'invention qui leur tend une main secourable, les élève à une brillante fortune, et
les délivre du fardeau de 400 mille tomes de controverse, dont le soutien devient
de plus en plus impossible !
Et quand ils jouiraient encore du lustre qu'ils avaient au dernier siècle, auraient-
ils moins à se plaindre de la civilisation qui les prive de la fortune, premier besoin
des hommes policés ? La science et la gloire sont estimables, sans doute, mais bien
insuffisantes quand elles ne sont pas accompagnées de la fortune. Les lumières, les
trophées ou autres illusions, ne conduisent que peu ou point au bonheur, qui
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 545
consiste, avant tout, dans la possession des richesses 1 ; aussi les savants sont-ils
généralement malheureux en civilisation, par la pauvreté ; et d'autant plus
malheureux, que les qualités dont ils se vantent, les yeux exercés et les sens
délicats, leur rendraient plus précieuses les jouissances de la fortune.
Indépendamment de leurs privations, ils ont à souffrir des humiliations
déshonorantes, comme le tribut d'encens à payer aux agioteurs, la suspicion
d'agitateurs, classe malintentionnée, saltimbanques de perfectibilité, méditant en
secret le renversement des trônes et des autels. Je suis persuadé que ce mauvais
esprit n'existe point chez la grande majorité d'entre eux ; mais il n'est pas moins
certain qu'on le leur attribue : aussi la philosophie est-elle devenue pour ses
disciples un fardeau dont ils désirent en secret de s'affranchir. Ils portent la peine
des erreurs de 25 siècles ; ce sont des héritiers maudits pour les torts dont leurs
devanciers ont seuls profité :
Delicta majorum immeritus lues.
La révolution, qui a ouvert tant d'abîmes pour le monde social, n'a pas épargné
les philosophes, littérateurs, savants et artistes. Leur classe est peut-être une des
plus maltraitées. Parmi les fléaux de fraîche date qui pèsent exclusivement sur elle,
il faut remarquer la détraction et le monopole parisien.
1°. La détraction. L’esprit de parti aigri par les révolutions a envenimé la
critique à tel point que, loin d'être une boussole pour le littérateur et l'artiste, elle
n'est plus qu'un minotaure à qui il faut chaque jour immoler quelque victime. La
malignité a fait tout récemment des progrès gigantesques : Paris fourmille de bons
poëtes et bons prosateurs ; mais il est à peu près impossible de contenter le goût du
siècle, qui ne sait pas bien lui-même ce qu'il désire.
On fait quartier aux ouvrages de quelque favori comme Delille, pour avoir le
droit d'écraser vingt poëtes qui peuvent le valoir. Le public est blasé à tel point,
que rien ne saurait plus le satisfaire. Il ne jouit que de l'art des Zoïles : certains
feuilletons trop fameux lui en ont donné l'habitude, et il lui faut à présent des
gladiateurs littéraires. Les corps savants sont, en quelque façon, condamnés aux
Naumachies ; il faut qu'ils se déchirent entre eux pour la récréation du public, et ils
n'y inclinent que trop par leur jalousie. On en a vu un effet bien scandaleux lors
1
Et la santé, dira-t-on, n'est-elle pas quelque chose en fait de bonheur ? Quand nous en serons à
déterminer rigoureusement les conditions du bonheur intégral, je ne manquerais pas de les
établir en ordre bi-composé, exigeant,
Le matériel interne, ou santé ;
Le matériel externe, ou richesse ;
puis le spirituel interne et le spirituel externe. Mais pour l'instant, nous n'avons que faire de tant
de méthodes, et l'on peut bien admettre quelques sous-entendus ; s'en rapporter à ce qui a été dit
à l'avant-propos, sur les prétentions vétilleuses des méthodistes, et à l'exemple donné, sur la
confusion où jetteraient ces détails minutieux. J'ai fait sentir la nécessité d'y refuser, et des les
renvoyer à un opuscule spécial où on pourra descendre à ces subtilités, mais seulement après la
publication des branches de théorie plus nécessaires.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 546
des trente-cinq prix décennaux proposés par Bonaparte. L’animosité que mirent les
concurrents à se ravaler méritait bien qu'on supprimât les prix.
Nos savants parlent de leur penchant pour la liberté, et ils se sont jetés dans
tous les genres de servitude. On ne saurait dire de qui ils ne sont pas esclaves ;
leurs entraves sont souvent le comble de l'humiliation : un Racine, un Voltaire,
doivent être les très-humbles valets d'un Aréopage de coulisses, qui jugera Phèdre
et Mérope en dernier ressort. Si ces deux pièces étaient inconnues et présentées
demain, il serait fort douteux qu'elles fussent admises. Lorsque les journaux disent
(1818), quarante tragédies attendent à la porte du théâtre français ; probablement
les meilleures seront rejetées, faute de protection ou de menées cabalistiques ;
l'homme de génie n'étant pas pourvu du grand moyen de succès qui est, comme on
sait, la qualité de médiocre et rampant.
Ainsi les savants et artistes Français sont les premières victimes de l'esprit de
détraction qu'ils ont mis en crédit en France ; tandis que, dans d'autres pays, on est
prôné pour un article de gazette. Dernièrement, la ville de Berne se vantait d'avoir
trois fameux poëtes, qui paraissent être bien inconnus hors de l'enceinte de Berne.
Paris n'avouerait pas autant de poëtes, et depuis Delille, je ne sache pas qu'on en
ait admis seulement deux à jouir de ce titre. Baour n'est entré en ligne que depuis
sa Jérusalem : il en est beaucoup d'autres, sans doute, mais comment déterminer la
critique à leur concéder ce rang avant la mort, première condition requise pour
jouir de la faveur littéraire des Français qui se disent libéraux.
2°. Le monopole parisien. La nation française étant la plus satirique du monde,
il n'en est point chez qui un monopole littéraire soit plus dangereux. Il faudrait,
pour conserver en France quelque justice dans la hiérarchie savante, qu'il y existât
comme en Allemagne et en Italie, plusieurs capitales également pourvues de
moyens d'encouragement pour les sciences et les arts.
Le contraire a lieu : tout est village en France hors de Paris. Les villes de 160 et
100,000 habitants, Lyon et Bordeaux, n'oseraient porter le moindre jugement avant
de connaître la décision du Minotaure. Il n'existe pas de monopole mieux établi
que celui de Paris. Les plus grandes villes se croiront très-honorées, si on leur
enlève une statue pour en orner la ville qui engloutit tout.
J'allais voir un jour le musée d'antiquités à Arles : celui qui me conduisait me
dit d'un air triomphant : « On en a beaucoup enlevé pour Paris. ». Il crut que j'allais
être enthousiasmé de cet honneur fait à la ville d'Arles en la dépouillant ; je lui
répondis « N'allons pas plus loin ; je n'ai que faire de voir les restes des Parisiens
ils ne vous auront laissé que ce qui ne vaut pas la peine d'être vu. »
Les Français ne peuvent revenir de leur étonnement, quand ils voient quelqu'un
de leurs concitoyens rebelle au principe Gniak Paris, Gniak Paris. D'autres
nations, les Allemands, les Russes, les Espagnols, se défendent quand leur capitale
est prise ; mais les Français regarderaient comme insensé celui qui croirait que la
France n'est pas tout entière dans Paris.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 547
1
Ils pourront répondre que le système politique s'oppose à ce qu'on crée dans les villes de
province l'indépendance d'opinion ; qu'elles doivent, pour l'unité administratrice, suivre les
impulsions d'une capitale, même en littérature. Je le sais, et cela prouve d'autant mieux que
l'ordre civilisé est incompatible avec les garanties sociales et le vrai libéralisme : ces biens ne
peuvent naître que dans la période 6e et les suivantes.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 548
un canton d'une lieue carrée, qui doit donner annuellement un produit équivalent à
3 millions (ce dont on verra les détails dans le corps de l'ouvrage, et dès la 2e partie
des prolég.). Les cents poëtes couronnés n'auront aucun sujet de porter envie à des
compétiteurs, ni de tenter, comme aujourd'hui, la détraction de tous ceux qui
courent la même carrière.
Au lieu de ces faciles triomphes, de ces moissons de richesse et de gloire, quel
est le sort des littérateurs, savants et artistes civilisés ! leurs talents ne peuvent pas
même percer, et sont le plus souvent étouffés, dès leur naissance, par l'envie et le
manque de fortune : puis, s'il paraît une bluette de quelque homme en faveur, vous
verrez se pâmer d'attendrissement tous les malins qui la veille ravalaient vingt
beaux ouvrages 1 .
Ces abus sont inséparables de l'ordre civilisé, qui, à raison de la grossièreté du
peuple, concentre les sciences et les arts dans les capitales. C'est malheureusement
un vice nécessaire en civilisation, où les deux inconvénients de répugnance
industrielle et pauvreté graduée obligent à tenir le peuple dans l'ignorance, à y tenir
même la bourgeoisie, et par suite comprimer les savants, arrêter l'essor de la
pensée.
L'ordre sociétaire, qui a les propriétés d'Attraction industrielle et richesse
graduée, ne craint pas que ni le peuple ni les grands abandonnent le travail
transformé en plaisir : dès lors il devient inutile d'élever le peuple dans l'ignorance
et la grossièreté, pour le contenir et le fixer au travail.
En conséquence, l'éducation sociétaire forme à la culture des sciences et des
arts, toute la population, riche ou pauvre, indifféremment. On verra, au traité des
quatre phases d'éducation harmonienne, que tout enfant né et élevé dans les Séries
passionnelles, y devient aussi poli que le sont aujourd'hui ceux des grands, aussi
instruit que le sont ceux des savants ; et comme cette instruction générale du
peuple est, dans ce nouvel ordre, une source de grands bénéfices, on conçoit que
chaque pays rivalisera d'offres pour attirer, à titre d'instituteurs, le petit nombre de
savants et artistes que possède la civilisation : elle n'en aura, au début de
l'harmonie, pas le centième du nécessaire.
La richesse, tant critiquée par les moralistes, est donc l'un des moyens qui
doivent établir dans le monde savant, cette concorde qu'on voulait faire naître de la
pauvreté. Si, au lieu de trente-cinq prix décennaux, on avait pu en assurer dix fois
plus, trois cent cinquante ; en tripler la valeur ; la graduer par 10,000, 20,000,
30,000, 40,000, 50,000 fr., tous les auteurs qui se sont dénigrés respectivement,
auraient évité ce scandale, parce qu'il y aurait eu des prix en nombre superflu, et
qu'au lieu de trente à quarante prétendants qui se sont diffamés, on aurait pu en
récompenser un nombre décuple. Il n'y a donc de salut pour les savants et artistes,
1
Que de délectations ne vit-on pas, le jour où feu M. de Fontanes prononça une ode assez
ordinaire ! Mais c'était l'ouvrage d'un potentat scientifique : divers journaux assuraient que tout
l'auditoire avait été baigné de larmes. Ils suppliaient M. de Fontanes d'accepter le sceptre de la
poésie lyrique ; offre assez inconséquente, puisqu'en France l'ode est nommée genre d'écolier.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 549
1
J’entrai, un dimanche, dans une église d'Aix-la-Chapelle, et je fus bien surpris d'entendre les
trois officiants, curé, diacre et sous-diacre, chanter le Gloria in excelsis, en trio fort juste et en
mesure bien soutenue. Comment se fait-il que la belle France, avec ses perfectibilités
perfectibles, n'ait pas songé à placer un professeur de musique dans chaque séminaire, et
instruire les jeunes abbés à ne pas fausser les oreilles du peuple ? On parle de garanties ; si on
en avait quelque notion, l'on saurait que le garantisme doit s'appliquer aux 12 passions, aux
plaisirs de l'ouïe comme aux onze autres.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 550
1
Le bénéfice de vente sur un opuscule, à supposer deux exemplaires par phalange et cinq sous de
profit par exemplaire, doit donner 300,000 fr, dont moitié aux gérants, moitié à l'auteur. On ne
pourrait pas en civilisation vendre un ouvrage par tout le globe, sans être spolié par des
contrefacteurs. On verra, au traité du commerce véridique, l'impossibilité de succès en
contrefaçon, comme en fourberies quelconques.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 551
1
On a vu que le vrai libéralisme serait l'ordre qui enrichirait progressivement toutes les classes, et
surtout celle des salariés, en leur garantissant deux biens inséparables, savoir :
Minimum proportionnel et Attraction industrielle.
La solution de ce problème, examiné au 6e chapitre, était la tâche assignée aux vrais libéraux ;
personne ne s'en est occupé : il n'existe donc dans l'état actuel, que de faux libéraux ou des anti-
libéraux.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 552
populace coupant en morceaux et jetant aux chiens les corps de ces malheureux
que les flots rejettent sur le rivage ? Marat et Carrier deviennent des agneaux
devant cet impérial tueur d'hommes (c'est le titre qu'il se donne) ; devant ses
sicaires, comme Ghezzar-Pacha qui, en montant à cheval, s'amuse à couper la tête
de l'esclave qui lui tient l'étrier, et fait enterrer vives toutes les femmes de son
sérail, parce que l'une d'entre elles a commis une infidélité ; ou comme un Pacha
de Scutari, qui oblige les fils à pendre leurs pères, et fait piler dans un mortier ceux
qui refusent d'obéir.
Voilà les Turcs, bêtes féroces à figure d'hommes, faisant empaler ceux qu'ils
ont attirés sous promesse d'amnistie, égorgeant les garnisons capitulées (à Séka et
Bucharest) ! N'est-ce pas outrager les Princes Chrétiens, que de leur assimiler,
quant aux droits, ces cannibales qui, coupant une jambe à un prisonnier, la font
rôtir devant lui et l'obligent à la manger, à se manger lui-même ; qui font brûler à
petit feu les femmes et les enfants, aux pieds des pères crucifiés ? Si de tels
monstres sont des maîtres légitimes, il faudra en conclure que les lions et les tigres
sont légitimes possesseurs de l'Afrique, parce qu'ils y exercent le massacre de
temps immémorial.
Je ne m'appesantirais pas sur ces horreurs, si le tableau n'en était nécessaire à
démontrer aux sophistes combien ils se sont trompés dans leurs méthodes, qui
n'ont abouti qu'à égarer la politique, par défiance du faux libéralisme, et la
détourner du vrai, du Garantisme, 6e période.
On s'en éloigne de plus en plus, et l'égoïsme envahit de toutes parts le domaine
social. Jadis la Chrétienté, dans ses croisades, commit de nobles fautes pour
conquérir des monuments religieux : aujourd'hui elle ne s'émeut pas même pour les
individus ; elle ne voit dans le massacre des Chrétiens, qu'un champ de spéculation
mercantile ; et pour le profit des marchands, on déclare légitime un Vizir Ellatsch-
Salih fumant sa pipe sur le cadavre des prélats catholiques, pendant et après leur
supplice ; un Békir-Pacha, faisant saler les oreilles, langues et nez, qu'il a fait
couper à des Chrétiens sans armes, dénoncés par les Juifs ; puis remplissant de ces
horribles trophées des sacs, pour les envoyer à l'impérial tueur d'hommes. Et c'est
dans la patrie de saint Louis, DU FIER CHRESTIEN, que ces atrocités sont
légitimées !
Tel est le résultat de l'esprit mercantile et des abus du libéralisme. Ils ont frappé
la politique de petitesse et de terreur : tout est sacrifié à des craintes exagérées, à
des duperies qui ne tendent qu'à garantir aux Anglais l'Indostan ; et quand la
philosophie n'aurait d'autre tort que d'avoir, par ses fausses mesures, paralysé les
anciennes idées d'honneur, d'avoir détruit toutes les vertus sociales en prétendant
les perfectibiliser par le trafic et le libéralisme, c'en serait assez pour lui prouver le
vice de ses doctrines, et la nécessité d'abandonner une carrière qui va devenir de
plus en plus épineuse pour elle.
En vain essaiera-t-elle de se travestir, de prendre les formes les plus suaves, se
traîner aux pieds des agioteurs et des Juifs ; leur promettre la perfectibilité du
commerce immense et de l'immense commerce des amis du commerce : en vain
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 555
1
Isocrate a fait l'éloge de Busiris ; Alcidamus, de la Mort ; Polycrate, de Clytemnestre ;
Phavorin, de Thersite et de l'Injustice ; Cardan, de Néron ; Lucien, de la Mouche et des
Parasites ; Heinsius, du Pou ; Psellius, de la Puce ; Majoraggius, de la Boue ; Pirekmeir, de la
Goutte ; Galissar, de la Fièvre quarte ; Érasme, de la Folie ; Synesius, des Têtes chauves ; Jules
Scaliger, de l'oie ; Le Vayer, de l'Âne ; Ménage, du Pédant ; Homère, des Grenouilles et des
Rats ; Virgile, du Moucheron ; Passerat, du Rien et de l'Aveuglement ; Lafare, de la Paresse ;
Théodore, des Eunuques ; Bath, de la Guerre ; Glaucon, de l'Injustice ; Français de Nantes, des
Droits réunis ; Raynal, des Chinois, etc., etc.
Charles Fourier Théorie de l’Unité universelle. Tome I, (2001) 557
CONCLUSION
chances de gain, sans aucune acception de la vertu ; n'ayant enfin d'autre boussole
morale que la soif de l'or.
Tel est l'ouvrage des Philosophes : doivent-ils hésiter à l'abjurer, au moment où
l'on découvre enfin l'ordre de choses qui conciliera l'amour des richesses avec la
pratique des vertus ? L’excuse des sophistes passés et la fortune des sophistes
présents vont dépendre du parti que ceux-ci prendront dans cette circonstance
décisive. J'ai dû, en honorable adversaire, les en aviser très-franchement, et les
stimuler dans un article spécial, par le parallèle des chances de fortune qui leur
sont assurées en Association, et des disgrâces dont ils sont accablés en civilisation.
Toutefois, je les invite, après cet exposé de leurs duperies, à suspendre tout
jugement, jusqu'à l'apposition de la pierre de touche ou théorie du vrai libéralisme,
dans ses trois degrés qui sont,
Le Demi-Libéralisme, ou Demi-Association.
Garantisme, 6e période.
Le Libéralisme simple, ou Association hongrée.
Sériisme simple, 7e période.
Le Libéralisme composé, ou pleine Association.
Sériisme composé, 8e période.
La conjoncture est ici la même : c'est toujours la cause du vrai Dieu. Chez les
anciens, il fallait arborer sa bannière religieuse, la doctrine de Jésus-Christ ou voie
du salut des âmes ; chez les modernes, il faut arborer sa bannière industrielle, la
théorie d'Association unitaire ou voie du salut des corps sociaux. Cette lumière,
espérée par Socrate, vient éclairer enfin la raison perdue dans les sophismes : un
chantre de l'heureuse découverte sera un puissant accélérateur d'épreuve et de
fondation. Paris, capitale du monde littéraire, fera-t-elle moins que l'ancienne
capitale du monde civilisé ? Rome enfanta l'Augustin religieux ; que Paris enfante
l'Augustin social.
FIN DE L’INTERMÈDE.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 6
TABLE ET TABLEAUX
DU TOME III.
DEUXIÈME PARTIE.
CIS-LÉGOMÈNES.
THÉORIE MIXTE
OU ÉTUDE SPÉCULATIVE DE L’ASSOCIATION.
ARRIÈRE-PROPOS.
Compléments et Rectifications.
SYNTHÈSE ROUTINIÈRE.
LIVRE PREMIER.
Antienne.
Ch. 1. Esprit et intérêts de la classe pauvre en harmonie
effets de la propriété composée.
2. Indépendance individuelle dans les séries passionnées.
3. Faste productif des séries passionnelles.
4. Du charme composé permanent, ou double prodige
qui naît de l'harmonie passionnelle.
Les disgrâces des industrieux.
5. Armées industrielles de l'Association.
[Les 16 Tribus et les 32 Chœurs. (Voir la note de bas de page du
chapitre MB]
6. Système bi-composé des approvisionnements sociétaires.
Postienne. — Accord de la morale avec la politique.
CITERLOGUE. — Pauvretés civilisées et prodiges harmoniens.
FIN DE LA TABLE.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 11
TRAITÉ
DE L’ASSOCIATION
DOMESTIQUE-AGRICOLE.
SECONDE PARTIE.
CIS-LÉGOMÈNES.
THÉORIE MIXTE,
OU ÉTUDE SPECULATIVE DE L’ASSOCIATION.
PRÉ-AMBULE.
Spéculons sur ces perspectives, dont le tableau sera intelligible aux enfants
mêmes, et passionnera d'avance pour la théorie positive d'Association contenue au
2e tome.
On a vu (avant-propos) qu'il serait imprudent de produire cette théorie avant
d'en avoir excité vivement le désir ; que l'opération reposant sur des calculs de
gastronomie et d'amusements combinés, pourrait sembler au premier abord indigne
de confiance. Le lecteur s'épargnera ces doutes, en s'exerçant, dans cette 2e partie,
sur l'analyse des prodiges que doit enfanter le régime sociétaire. Il en conclura
qu'une théorie de plaisirs industriels peut bien conduire au but où n'ont pas abouti
nos subtiles théories de balance, contre-poids, garantie, équilibre.
En réplique à ces illusions dominantes, il a bien fallu, dans la Ire partie, débuter
par de graves et profonds raisonnements ; prouver qu'on n'est pas en peine de
battre les sophistes avec leurs propres armes. Beaucoup de personnes ennemies du
jargon scientifique auront glissé sur ces arguments dont fourmille la 1re partie ; j'ai
même dispensé (avant-propos) de cette étude les lecteurs de 3me classe. Quant à
ceux de classe mixte ou 2me qui en auront pris une légère notion, elle a dû leur
laisser des impressions qui les guideront dans l'étude de la 2me partie où nous
allons entrer.
D'abord, ils auront fort bien compris que tout va au plus mal en ce monde,
malgré qu'on vante sans cesse le perfectionnement de la raison. Mieux vaudrait
avoir déraisonné, et avoir trouvé les voies de richesse et de bonheur dont la
multitude civilisée est si éloignée.
Ils auront compris de même qu'il existe beaucoup de branches d'étude
négligées et encore vierges, dont j'ai donné de nombreux tableaux, entre autres
celui des caractères et phases de civilisation (II), détail complètement ignoré, et
sans lequel notre politique ne se connaît pas elle-même, ne sait pas si l'ordre social
est en âge de progrès ou de déclin.
Ces omissions auront pu être aperçues des êtres les moins initiés aux sciences,
et les amener à conclure que tant de branches d'études négligées (voyez les
tableaux II), pourraient bien contenir le secret du bonheur social, si vainement
désiré.
Les lecteurs, même superficiels, auront compris encore que, dans le monde
matériel comme dans le monde social, tout se détériore à vue d'œil ; que les
climatures sont dénaturées et méconnaissables ; que les hivers usurpent la place
des printemps (1821) et souvent des automnes (1820), qu'au lieu de prendre des
mesures pour extirper l'ancienne peste, la civilisation laisse introduire de nouvelles
pestes, fièvre jaune et typhus ; que ce surcroît de calamités physiques, ajouté au
redoublement d'impôts et de calamités politiques, est un signe incontestable de
dégradation en mouvement matériel comme en social.
Ce sont là des points de fait, des vérités palpables et suffisantes à éclairer tout
homme qui voudra préjuger sur le débat établi entre l'industrie morcelée et
l'Association qui va métamorphoser de mal en bien le monde matériel et social.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 13
Chacun, en récapitulant ces effets croissants du mal, suspectera les sciences d'où
naît ce désordre qu'on a le front de nommer perfectionnement social : chacun sera
tenté de prêter l'oreille à la nouvelle science, qui doit réaliser tous les biens que
l'ancienne promet en vain.
Sur ce, l'on réplique par un argument qui paraît concluant, et qui semble
infirmer toutes ces belles espérances. On objecte : « Chacun se serait donc trompé,
et vous en sauriez donc plus à vous seul que les savants de tous les siècles ? »
« Chacun se serait donc trompé ! » Pourquoi non ? Serait-ce la première fois ?
N'en disait-on pas autant à Colomb, quand il annonçait l'Amérique, et à tous les
inventeurs qui ont prouvé que chacun s'était trompé avant eux ? C'est le propre de
chacun et du monde entier, que de se tromper pendant plusieurs mille ans sur les
dispositions les plus urgentes et les plus faciles, comme la soupente et l'étrier.
Assurément, chacun s'était trompé jusqu'au 12e siècle par oubli de ces deux
inventions si précieuses, et pourtant si à portée de tout le monde.
Il suffirait de cette étourderie entre mille autres pour prouver que le monde
entier peut être un monde sot, étourdi et aveugle sur les minuties comme sur les
grandes choses. Eh ! combien ne l'a-t-il pas été sur l'Association ? Si on en eût
manqué la découverte après de pénibles recherches, il y aurait déjà maladresse,
puisqu'il existait (II) seize voies d'exploration et de réussite. Or, quelle est
l'étourderie d'un globe qui n'a pas même songé à chercher la seule invention d'où
dépendait son bonheur, pas flairé une seule des 16 voies ?
N'a-t-on pas vu le monde entier commettre des erreurs bien plus choquantes ?
Citons-en une de celles qui règnent encore, et qui aurait dû depuis plusieurs mille
ans être rectifiée par tout homme, femme ou enfant ; c'est la coutume de considérer
la droite comme côté d'honneur. Il faut que Dieu en ait jugé tout autrement, car il a
placé à gauche le cœur, foyer de mouvement et le plus noble des viscères. Si les
civilisés ont raison de préférer la droite, il faudra donner raison à ce médecin de
comédie, qui veut placer le cœur à droite. On voit, au contraire, que dans tout le
système de l'univers comme dans le corps humain, la gauche est le côté d'honneur.
Aussi toutes les planètes présentent-elles la gauche au soleil levant. (Le seul
Herschel fait exception, pour causes qui seront expliquées en cosmogonie.)
Qu'on cesse donc de s'étonner si le monde entier se trompe sur la destinée
sociale, problème dont la solution n'était pas à portée de tous, quand on le voit se
tromper sur des vérités palpables, comme la prééminence de la gauche sur la
droite. Combien compterait-on de ces erreurs, soit générales, comme la préférence
donnée à la droite ; soit spéciales et bornées à un art, comme la stupide coutume de
noter la musique sur onze lignes ; ce qui oblige à faire usage de huit clefs, tandis
qu'en notant sur douze lignes, dont deux intermédiaires, 6, 7, en blanc, tout serait
ramené à une seule clef (correction qui sera expliquée).
C'est surtout dans l'étude de l'Association qu'il importe de se défier de ces
préjugés flatteurs pour l'ignorance générale ; de ces arguments dictés par l'orgueil,
comme celui-ci : « Tout le monde se serait donc trompé ! Eh ! qui êtes-vous, pour
prétendre donner des leçons au monde entier ? »
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 14
exigeaient des raisonnements sévères, comme ceux que j'ai disséminés dans la 1re
partie. Servons tour à tour les convenances de chacun, et dans une théorie qui doit
faire le bonheur de tous, donnons quelques préliminaires adaptés au goût de cette
nombreuse classe qui, peu versée dans les sciences, redoute les chemins de ronces,
et exige que la théorie, même la plus utile, soit artistement fardée.
On a pu voir, au début de l'avant-propos, que loin d'avoir besoin de fard, je
serais obligé de déguiser longtemps les beautés et les bienfaits de l'Association.
Dès à présent cette contrainte cesse : j'ai déjà atteint le premier but, qui était
d'entrer en lice quant aux raisonnements, et de prouver qu'en ce genre mes
batteries valent au moins celles des sophistes, qui n'ont su acquérir aucune
connaissance exacte, ni sur l'Homme, ni sur l'Univers, ni sur Dieu, et qui l'avouent
dans ces vers :
« Montrez l'homme à mes yeux ; honteux de m'ignorer, etc. »
Ils n'ont de même rien produit de satisfaisant sur les controverses dont l'âge
moderne s'enorgueillit, comme la liberté, le commerce, le libéralisme. Il me suffit
d'avoir, sur ces divers points, plaidé la négative et démontré l'aberration des
sciences, pour inspirer une confiance conditionnelle en la découverte qui va
réparer tout le mal.
Fort de ces dispositions préalables, je puis commencer à montrer les côtés
merveilleux de la nouvelle science, mais sans jamais séparer ce merveilleux des
calculs arithmétiques : à défaut, on pourrait me reprocher de tomber dans le vice
du génie civilisé, dans le simplisme, dans l'emploi de la raison sans le merveilleux,
ou du merveilleux sans la raison. J'établirai entre ces prétendues antipathies une
alliance permanente ; et comme cette intervention du merveilleux va donner aux
leçons une teinte moins sombre, qui les mettra à portée de la classe étrangère aux
sciences, je distingue cette nouvelle méthode par un léger changement dans le titre
général : c'est une transition de Prolégomènes en Cis-légomènes (contre-partie des
Trans et Post-légomènes qui occuperont le 9e tome).
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 16
QUATRIÈME NOTICE.
ALLIANCE DU MERVEILLEUX AVEC L'ARITHMÉTIQUE.
CHAPITRE PREMIER.
Bénéfice détaillé de la gestion unitaire : Greniers, Caves, Combustibles,
Fruits, Transports.
1
Quelqu'un va dire qu'on y perdra de beaux papillons. Grand dommage ! eh, qui empêche de
conserver quelques belles espèces qui n'obstrueraient pas les arbres et les chemins ? Les
papillons compensent-ils la 100e partie du dégât que font les chenilles ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 18
ses denrées par grandes masses, vu que dans cet ordre on n'achète que pour des
Phalanges d'environ 1500 personnes 1.
En épargnant la complication de vente, l'abus d'envoyer trois cents personnes
au marché au lieu d'une seule, faire trois cents négociations au lieu d'une seule, on
épargne du même coup la complication d'emploi. Si un canton vend 3,000
quintaux de blé à trois autres cantons, les soins de mouture et de manutention ne
s'étendront pas à « neuf » cents ménages, mais seulement à trois. Ainsi, après avoir
épargné sur la vente les 99/100es du travail distributif, on renouvellera cette
épargne sur l'emploi et la gestion du consommateur. Ce sera donc une économie
deux fois répétée du 99/100e : et combien en opérera-t-on « de semblables ! »
Observons, à ce sujet, que les économies sociétaires sont presque toujours de
mode composé, comme celle-ci qui, à l'épargne des frais du vendeur, ajoute par
contrecoup celle des frais du consommateur.
Passons des grains aux liquides. Les trois cents ménages villageois ont trois
cents caves et cuveries, soignées d'ordinaire avec autant d'ignorance que de
maladresse. Le dommage est bien pire encore dans les caves que dans les greniers,
la manutention du liquide étant beaucoup plus délicate et plus chanceuse que celle
du solide.
Une Phalange, soit pour ses vins, soit pour ses huiles et laitages, n'aura guère
qu'un seul atelier. La cave, en pays de vignoble, contiendra tout au plus une
dizaine de cuves, au lieu de trois cents. Il suffit de dix pour classer les qualités de
vendange, même en supposant la cueillette faite en deux et trois fois, comme elle
le sera lorsque l'Association, qui prévient tout risque de vol, permettra de cueillir à
terme les trois degrés de fruit, vert, mûr et passé, qu'on est obligé de confondre et
vendanger à une seule époque dans l'état actuel. Dès que la cueillette serait répartie
en trois actes, il n'existerait plus ni vert ni passé.
Quant aux futailles, il suffirait d'une trentaine de foudres, au lieu d'un millier de
menus tonneaux qu'emploient les trois cents familles [civilisées]. Il y aurait donc,
outre l'économie de 9/10es sur l'édifice, une économie de 19/20es sur la tonnellerie,
objet très-coûteux et doublement ruineux pour nos [cultivateurs] : souvent, avec de
grands frais, ils ne savent pas maintenir la salubrité dans les vaisseaux de leurs
caves, et exposent le liquide à la corruption par mille fautes qu'éviterait la gestion
sociétaire.
L‘œnologie est, de toutes les branches d'industrie agricole, celle où les civilisés
sont le plus en défaut. Il est impossible à des paysans, et même à de bons
propriétaires, de donner au vin les soins convenables. Divers auteurs, entre autres
1
La vente est faite sur échantillons levés par jurys, et remis sous cachet au congrès provincial,
selon les méthodes qui seront indiquées au traité de commerce véridique. Loin de prostituer les
denrées avant leur maturité, on ne les met en vente qu'aux approches de la perfection complète.
Chacun des cantons conserve toujours pour deux ans de subsistance, outre l'année courante, et
ne risque pas, comme nos paysans, d'être réduit à vendre son champ pour acheter du pain. La
pénurie devient impossible dans l'Association.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 19
M. le comte Chaptal, ont démontré que cette industrie est encore au berceau ; en
conséquence je la citerai de préférence dans les tableaux de l'impéritie des
cultivateurs civilisés.
Dans le cours de l'automne 1819, l'arrondissement que j'habitais a perdu plus
de 10,000 pièces de vin qui ont poussé, parce que les qualités faibles exigeraient
trois sortes de soins qu'il est impossible de leur donner en Civilisation.
1°. Bonnes caves placées en local opportun, soit sur roc, soit sur terrain
exhaussé et bien exposé au nord. Est-ce le paysan qui peut remplir ces conditions ?
pas même le propriétaire, qui emploie sa cave telle que le hasard la lui a donnée.
2°. Rafraîchissement journalier des caves et futailles. On ne voit au village
aucune de ces précautions : le paysan n'en a ni le temps, ni le talent, ni les moyens.
Il n'y a qu'une Série passionnelle de cavistes qui puisse vaquer à de pareils travaux.
3°. Coupe des vins faibles avec des qualités fortes qui les soutiennent à propos.
Ni le paysan, ni le bourgeois ne peuvent songer à se procurer des vins chauds de
[Portugal], d'Espagne, de Calabre, de Chypre, etc. Une Phalange qui traite pour
1500 personnes correspond avec tous les pays, et se procure aisément, par le mode
commercial véridique, toute denrée nécessaire et en telle qualité qu'elle désire.
Tous ces contre-temps qui paralysent l'agriculture civilisée n'existent plus chez
les Harmoniens. D'ailleurs, les récoltes y sont faites en gradation ; et lorsqu'on
évite de confondre le vert, le mûr et le passé, on laisse beaucoup moins de prise
aux germes de corruption : une Phalange les prévient dans tous les cas, en
appliquant à chaque travail des groupes spéciaux et enthousiastes ; on évite par-là
les immenses déperditions que nos statisticiens oublient de porter en compte 1.
Les théoristes oublient de même le calcul des améliorations possibles et
négligées en Civilisation. Souvent on pourrait, sur le liquide, quadrupler la valeur
réelle d'une récolte, surtout dans les vignobles dont la qualité n'est raffinée qu'au
bout de quelques années, et dont la précipitation civilisée consomme le produit
subitement, lorsqu'il est à peine au quart et même au sixième de la valeur où il peut
s'élever. Tel canton produit des vins qu'on vend 5 sous la première année, et qu'on
vendrait 50 sous au bout de cinq ans, époque où ils ne reviendraient qu'à 10 sous
avec les soins et l'intérêt. Mais tout a été consommé dès la 1re ou la 2me année,
avant que le vin n'ait pu se dépouiller de sa grossièreté.
Une Phalange bien pourvue de vins pour le courant annuel, aurait, au bout de
cinq ans, toute cette récolte intacte et raffinée ; elle ne la vendrait qu'en cette
cinquième année où un canton civilisé n'en conserve pas le 50e ; ou bien si elle la
vend de bonne heure, c'est à quelque Phalange de montagne qui n'en produit pas et
s'approvisionne de vin nouveau pour l'améliorer et le conserver jusqu'à terme.
1
[On ne doit pas perdre de vue que dans l'annonce d'un triplement de produit effectif, il faut
comprendre le produit négatif ou économie, qui n'est guère moindre que le positif.]
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 20
Il n'est pas d'économie reconnue plus urgente que celle du combustible ; elle
devient énorme dans l'état sociétaire ; une Phalange n'a que cinq cuisines au lieu de
trois cents, savoir :
La commande ou extra ;
Les 1re, 2e, 3e classes ;
Les préparations pour animaux.
Leur ensemble peut s'alimenter de trois grands feux, qui, comparés aux 300
feux des cuisines d'une bourgade, portent l'économie de combustible à 9/10es.
Elle n'est pas moins énorme sur les feux de maître : on verra, au traité des
Séries pass. que leurs groupes, soit en relations d'industrie interne ou
manufacturière, soit en relations de plaisir, bal, etc., exercent toujours en réunions
nombreuses et dans des salles consécutives ou Séristères, servies par des poêles à
vapeur qu'on ne chauffe que 3 heures pour 24. Les feux particuliers sont très-rares,
excepté au fort de l'hiver, chacun ne rentrant guère chez soi avant l'heure du
coucher, où il se borne à un petit brasier pour le déshabillé.
D'ailleurs, le froid est insensible dans l'intérieur du phalanstère (manoir de
Phalange) ; il y règne dans tous les corps de logis des galeries couvertes et
chauffées à petit degré, au moyen desquelles on communique partout à l'abri des
injures de l'air. On peut aller aux ateliers, aux réfectoires, aux bals et réunions,
sans besoin de fourrures ni bottes, sans risque de rhumes ni fluxions. La
communication fermée s'étend même du phalanstère aux étables, par souterrains
sablés ou par couloirs élevés sur colonnes à la hauteur du 1er étage.
Il n'y a de forte consommation en bois et charbon qu'aux cuisines, où l'on
prépare en un seul atelier,
Pour la 1re classe, de 900 personnes ;
Pour la 2me classe, 500 id.
Pour la 3me et la commande, 200 id.
Il suffit donc de trois feux, dont les restes et les brasiers alimentent la cuisine
des animaux.
Les détails subséquents prouveront que l'ordre sociétaire, tout en chauffant le
phalanstère entier et même les rues fermées ou rues-galeries, ne consomme en
combustible qu'environ le quart des masses qu'emploie l'ordre morcelé ou civilisé,
qui paraît n'être coûteux qu'en feux de ville, et qui l'est encore plus en feux de
village ; car souvent le paysan s'éclaire en brûlant force fagots, parce qu'il n'a pas
de quoi acheter de l'huile, et qu'il a le droit de ravager la forêt communale. Elle est
au contraire cultivée pièce à pièce dans l'Association, où les Séries de sylvains
donnent à chaque arbre forestier autant de soins que nous en donnons à un pot de
fleurs.
Je viens de passer en revue quelques-unes des épargnes sociétaires : leur
examen successif donne toujours en minimum les 3/4, les 9/10, et souvent les
99/100. On l'a vu précédemment, au sujet des marchés, ventes et achats de denrées,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 21
[perceptions et impôts,] même sur de petits objets qu'on ne daigne pas aujourd'hui
porter en compte, et qui deviennent de haute importance quand l'économie s'élève
à 99 pour 100, ou seulement à 49 pour 50, comme celle des laitières. Si une
bourgade est voisine de la ville, on verra les trois cents familles envoyer
quelquefois cent laitières avec cent brocs de lait, dont la vente et le port font perdre
à ces femmes cent matinées. J'ai observé (Introduction, II), qu'on peut les
remplacer par un petit char suspendu, conduit par une femme et un ânon ; bénéfice
de 49/50es. L’épargne est double si on considère que la femme distribuant dans
deux ou trois grands ateliers, [dits ménages progressifs qui seront le régime
sociétaire des villes,] sera de retour en moitié moins de temps que n'en auraient
mis les cent laitières : c'est un bénéfice réel de 99/100es sur le temps et les agents.
Les économies que je viens de citer sont toutes relatives aux travaux connus et
déjà pratiqués ; nous en pourrons énumérer une foule d'autres qui rouleront sur des
travaux évités : je les nommerai économies négatives, par opposition aux
précédentes qui sont positives, ou travail abrégé sans suppression de service.
Définissons quelque travail évité ou bénéfice négatif de l'Association : il en est
un bien immense, qui est celui des précautions contre le larcin.
Le risque de vol oblige trois cents familles d'une bourgade, ou du moins les
cent plus aisées, à une dépense improductive de cent murs de clôture, barricades,
fermetures, bornes, chiens, fossés, surveillants de jour et de nuit, et autres moyens
de défense contre le voleur. Cet inutile et dispendieux attirail serait supprimé dans
l'Association, qui a la propriété de prévenir tout larcin, et dispenser de toute
précaution contre le danger. On le verra plus loin.
Dans les relations sociétaires, il serait impossible au larron de tirer parti de
l'objet volé (sauf l'argent) : dans ce cas, un peuple qui vit dans l'aisance et qui est
imbu de sentiments honorables, ne forme pas même de projets de vol. Il sera
démontré que les enfants, si essentiellement voleurs de fruits, ne prendraient pas,
dans l'état sociétaire, une pomme sur un arbre. On en verra la preuve aux chapitres
qui traitent des esprits de corps dominants dans les Séries passionnelles.
Analysons, quant au fruit seulement les dommages du vol. Chacun a pu voir,
dans les villes populeuses, les marchés garnis de fruits verts et très-malfaisants,
surtout ceux à noyau. Si on reproche aux paysans cette cueillette prématurée, ce
meurtre végétal, chacun d'eux répond : on me les volera si j'attends qu'ils soient
mûrs. Nous avons vu plus haut que ce vol vicie les qualités de tous les vins, par la
coutume de cueillette intégrale et simultanée, dite Ban de vendange. Le vol vicie
de même la qualité des autres fruits, en forçant à la cueillette prématurée. À défaut
de récolte faite en temps opportun et en trois degrés, pour éviter les mélanges de
vert, mûr et passé, il devient difficile et même impossible de conserver les fruits :
cet inconvénient concourt, avec le défaut de bons fruitiers et procédés
scientifiques, à réduire au vingtième la masse des fruits conservés, et réduire en
même proportion la culture de ces végétaux.
Une perte bien plus ruineuse en sens négatif, et qu'on peut estimer au vingtuple
de la récolte réelle, c'est le dégoût de plantation. Je n'exagère pas en disant qu'on
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 22
cultiverait vingt fois plus de fruits, si on pouvait éviter les inconvénients attachés à
cette culture en Civilisation, c'est-à-dire si on avait :
1°. L’assurance de n'être pas volé.
2°. La garantie de n'être jamais trompé en achats de plants.
3°. La perspective d'être amicalement et habilement secondé dans le soin des
arbres et du fruitier.
4°. L’avance des espèces, terrains et attirails nécessaires au succès de ce genre
de culture.
Enfin, pour condition pivotale et voie d'emploi des grandes masses de fruit,
le bas prix du sucre (Introd., II), qu'il faut allier au fruit, pour employer utilement
la quantité et les qualités inférieures ou troisième choix.
Dans un ordre social où ces avantages seraient réunis, les 9/10es des hommes se
feraient une noble récréation de la culture des fruits, qui est de tous les travaux le
plus généralement goûté, le plus attrayant pour les divers âges et sexes ; tous ayant
quelque fruit d'affection et de convenance : groseillier pour les enfants, oranger
pour les femmes, etc.
Comment s'adonner aujourd'hui à cette culture, quand on y rencontre les quatre
disgrâces opposées aux conditions d'amorce ! On est assuré,
1°. D'être volé de toutes parts, en dépit des clôtures, qui ne garantissent point
des domestiques, enfants, maraudeurs.
2°. D'être mystifié par les pépiniéristes, malgré l'offre de bien payer les bons
plants et les bonnes espèces.
3°. De ne s'adjoindre, au lieu d'amis officieux et intelligents, que des
mercenaires maladroits, fripons, indifférents au succès.
4°. De ne pouvoir pas se procurer l'assortiment de terrains, d'expositions, de
machines et édifices nécessaires.
Enfin, de ne pas obtenir, [à bas prix,] en échange de farine et à poids égal, le
sucre qu'on doit mêler avec les fruits, pour les employer en conserve, confiture,
compote, marmelade.
Cette multiplicité d'obstacles donne une perte négative du vingtuple sur la non-
plantation des vergers ; et quant à la faible quantité de fruit existant, il y a perte de
plus de deux tiers, par le vice de qualité, l'impéritie de culture, et l'obligation de
cueillir au moment où le fruit est vert, fiévreux et plus nuisible qu'utile.
Le fruit allié au sucre doit devenir pain d'Harmonie, base de nourriture chez les
peuples devenus riches et heureux. Mais les sociétés civilisée et barbare n'ayant
pas la faculté d'exploiter le globe entier, et d'élever les denrées de zone torride,
sucre, café, cacao, en balance de prix avec les produits de zone tempérée, froment,
vin, huile, etc., on ne peut pas se procurer à prix modéré le sucre qui serait
nécessaire pour pouvoir faire l’emploi du fruit à la nourriture économique des
classes pauvres, [ainsi qu'on le fera du moment où 60 millions d'Africains
cultiveront le sucre et l'échangeront poids pour poids contre la farine de froment.
Cet effet peut avoir lieu en 1830.]
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 23
liquoreux pour les hommes, de vins blancs pour les femmes et les enfants, de
boissons acidulées, comme limonade, aigre de cèdre : elles deviendront très-
abondantes, lorsque la zone torride mise en pleine culture, échangera pièce pour
pièce une cargaison de citrons contre une de pommes reinettes.
Tous ces avantages tiennent à la restauration climatérique autant qu'à
l'Association ; elles naîtront l'une de l'autre, et il suffira de quelques années d'état
sociétaire pour nous délivrer de cette horrible saison qu'on appelle, par ironie sans
doute, le doux printemps ; saison infernale, surtout aux époques dites Lune rousse,
[pluies de la St.-Jean,] où le cultivateur passe deux mois entiers dans les transes et
la perspective de voir chaque matin ses vergers, ses vignes et tous ses travaux
anéantis par une gelée, comme on en a vu cette année 1821, la veille de juin, la
nuit du 29 au 30 mai, après une série de mauvais temps qui ont pu compter pour un
second hiver : l'aimable saison qu'un doux printemps de cette espèce !
N'est-il pas comparable à l'épée de Damoclès ? n'est-il pas pour les campagnes
l'ange exterminateur, dont les ravages réduisent la culture des fruits au 20me de ce
qu'elle devrait être ?
Combien il serait aisé d'étendre à un volume ces détails des désordres de
l'agriculture : ils iraient croissant tant que durerait la Civilisation, si déclinante
aujourd'hui, surtout par les intempéries dont le progrès rapide exige le plus prompt
remède : il n'en est qu'un, c'est le passage à l'état sociétaire.
CHAPITRE II.
Distinction des bénéfices en génériques et puissanciels.
Bénéfice. Produit
de manutention, 5 p. 1.
10.
de qualité 2.
20.
Produit, 10.
2.
de quantité, 2.
atteindra sous 20 ans à la trentuple valeur du produit positif ; et ainsi des moutons,
bœufs et autres animaux, dont le perfectionnement produira partout d'énormes
bénéfices positifs.
L'Association jouit de la propriété d'apprivoiser plusieurs espèces encore
indisciplinées, comme castor et zèbre, [perdrix, etc.] ; aussi les laines de castor et
de vigogne y seront-elles abondantes, comme aujourd'hui celles de mérinos. Les
castors y construiront en sûreté leur édifice dans des vallons palissadés. Les zèbres
séduits et non pas domptés, par des méthodes impraticables aujourd'hui, serviront
docilement de monture aux escadrons de petite cavalerie (enfants de 10 à 12 ans).
Le zèbre et le quagga, deux porteurs magnifiques, supérieurs au cheval en vélocité,
égaux à l'âne en vigueur, sont une conquête impossible à la Civilisation : lors
même qu'elle connaîtrait le procédé nécessaire à les apprivoiser, elle n'en pourrait
pas faire usage, parce qu'elle manque de tout ce qui peut se prêter aux convenances
instinctuelles de ces quadrupèdes.
Sans prévoir tous ces brillants résultats, il suffisait bien des accroissements de
richesse que promet l'Association, pour stimuler un siècle tout mercantile à en
chercher le procédé. Divers modernes ont entrevu ce produit colossal qu'on en
obtiendrait mais au lieu d'en faire l'objet d'un calcul, ils ont reculé d'éblouissement
chacun s'est écrié : Ça serait trop beau ; tant de perfection n'est pas faite pour les
hommes. Ainsi l'Association a été pour nos esprits ce qu'est pour nos yeux l'éclat
du soleil que nous ne pouvons pas fixer. Eh ! de ce que le soleil fatigue nos faibles
yeux, s'ensuit-il que cet astre n'existe pas ? C'est ainsi qu'ont raisonné ceux qui ont
prétendu que l'Association était impossible, parce qu'elle présentait des résultats
trop immenses pour leur étroite imagination.
Mais les passions ! mais les inégalités ! mais les conflits d'intérêt ! mais les
caractères antipathiques ! mais ! mais !!! etc. Objections dignes des sophistes, qui
s'exagèrent les difficultés d'un problème, pour se dispenser de le résoudre.
Les passions qu'on croit ennemies de la concorde ne tendent qu'à cette unité
dont nous les jugeons si éloignées. Mais hors du mécanisme appelé Séries
« exaltées », rivalisées, engrenées, elles ne sont que des tigres déchaînés, des
énigmes incompréhensibles. C'est ce qui a fait dire aux Philosophes qu'il faudrait
les réprimer ; opinion doublement absurde, en ce qu'on ne peut pas réprimer les
passions autrement que par la violence ou la substitution absorbante, substitution
qui n'est plus répression. D'autre part, si on les réprimait efficacement, l'ordre
civilisé déclinerait avec rapidité et retomberait à l'état nomade, où les passions
seraient encore malfaisantes comme parmi nous. Les vertus des bergers sont aussi
douteuses que celles de leurs apologistes, et nos faiseurs d'utopies, en supposant
ainsi des vertus chez des peuples imaginaires, n'aboutissent qu'à prouver
l'impossibilité d'introduire la vertu en civilisation.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 31
CHAPITRE III.
Énormité des bénéfices relatifs : Trentuple, Centuple, Milluple, Infinitésimal.
des climatures (voyez note A), et sur l'accessoire ou graduation locale, qui n'est
pas même connue dans nos capitales ; car on voit à Paris un Bazar ouvert, dit
Palais-Royal, dont les galeries couvertes ne sont ni chauffées en hiver ni ventilées
en été. C'est le superlatif de la pauvreté, comparativement à l'état sociétaire, où le
plus pauvre des hommes aura des communications chauffées et ventilées, des
tentes et abris pour toutes ses fonctions ; sauf un petit nombre de corvées, comme
celle de la poste, qu'il faut bien faire en plein air, quelle que soit la température :
mais l'exception du huitième confirme la règle : d'ailleurs les corvées seront
affectées à quelques individus dont le tempérament pourra s'en accommoder, et qui
s'en feront un jeu, vu le grand bénéfice qu'ils y trouveront.
L’accroissement de bien-être ou richesse relative, quant au vêtement, s'élèvera
donc à un degré prodigieux ; ce n'est pas exagérer que de l'estimer au centuple
relatif, pour le vêtement naturel ou atmosphérique.
Passons aux bénéfices relatifs de degré milluple et infinitésimal ou
incalculable : nous allons trouver cet avantage sur les logements et transports de
l'état sociétaire.
Dès la « pleine » fondation de l'Harmonie, tel qui aujourd'hui n'a qu'une cabane
ou un grabat dans les greniers des villes, jouira de 500,000 palais (phalanstères,
manoirs de Phalanges), beaucoup plus agréables que les palais de Paris et de
Rome, où l'on ne peut pas trouver le quart des agréments que réunira un
phalanstère, entre autres celui des communications couvertes et tempérées.
Ce même homme qui aujourd'hui est obligé de porter ses sabots à la main, de
peur de les user (coutume des paysans de la belle France), aura sur toutes les
routes du globe l'admission gratuite dans les voitures de minimum, qui seront de
bonnes diligences, bien suspendues ; puis le minimum de table, car les Harmoniens
exercent partout l'hospitalité, comme on l'exerçait à la Grande-Chartreuse, où un
voyageur pouvait s'installer pendant trois jours, bien reçu, bien nourri, bien logé,
mais sans fourniture de vêtements, ni de voitures, qu'il trouvera en Harmonie
partout où il en demandera.
Sous ce rapport, la richesse d'un tel homme s'élèvera bien au-delà du milluple,
comparativement à l'état civilisé. Les Rois mêmes pourront se dire mille fois plus
riches ; car à quelques journées de leurs états, n'allassent-ils que de France en
Barbarie, ils ne trouveront ni gîte ni subsistance ; encore moins des divertissements
composés, c'est-à-dire plaisirs des sens et de l'âme, essor combiné des passions
sensitives et affectives.
Un monarque est donc pauvre sous le rapport des logements, si, voulant
voyager en Asie, en Afrique, il n'y trouve pas un abri, n'y rencontre que famine,
voleurs, assassins, vermine, intempérie, et n'est pas même admis dans divers états,
comme Chine ou Japon, ou son goût pour les voyages l'aurait attiré. Que lui
serviront, dans ce cas, les châteaux qu'il possède autour de Paris ou Londres,
châteaux souvent fort ennuyeux pour lui et sa cour ? J'ai cité (II) madame de
Maintenon qui de son propre aveu mourait d'ennui ; il paraît que Louis XV était de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 34
même avis, et désertait volontiers ses palais pour le parc aux cerfs 1 et la petite
maison.
Quant au salarié qui, au lieu de palais, n'a pas même un grabat, comme les
Lazarons de Naples, réduits à coucher dans la rue, s'il acquiert l'avantage de
résider, faire bonne chère et se délecter dans 500,000 phalanstères, se faire
transporter gratuitement de l'un à l'autre dans d'excellentes voitures, ne sera-t-il pas
sur ce point fois 500,000 fois plus riche qu'un seigneur civilisé, qui n'a qu'un
château où il vit souvent [harcelé par l'usurier], fort ennuyé et très-dépourvu en
tous genres de plaisirs ?
La richesse RELATIVE peut donc, en Harmonie, s'élever, en quelques branches,
au degré incalculable désigné sous les titres de milluple et infinitésimal : en
prenant le terme moyen de ces accroissements relatifs, combinés avec les effectifs
dont traite le 1er chapitre, et les puissanciels dont traite le 2e, on verra que je suis
excessivement au-dessous de la réalité, dans mes évaluations de bénéfice général
énoncé comme il suit :
Assoc. simple, triple en effectif,
décuple en relatif.
Assoc. mixte, quintuple en effectif,
vingtuple en relatif.
Assoc. composée, septuple en effectif,
trentuple en relatif.
Et lorsqu'on aura lu le traité des Séries pass., qui enseigne l'art d'opérer ce
concours d'industrie bienfaisante, ce sera le lecteur même qui voudra enchérir sur
mes estimations, dont il aura été choqué à la lecture des premières pages.
D'ailleurs, en richesse effective comme celle de la subsistance, n'est-il pas
évident que les plébéiens et les princes mêmes obtiendront le trentuplement réel ?
Cela sera démontré plus loin, en parlant du pain et de ses variétés, sur lesquelles un
prince même ne peut pas, dans sa capitale (et encore moins en voyage), satisfaire
ses fantaisies d'espèce. Il est impossible de lui procurer en pain les variétés
journalières, si impraticables, si ruineuses en civilisation : lui-même n'aura pu ni
les prévoir ni les commander ; il n'aura pas su qu'à telle heure il lui surviendrait
une fantaisie de pain bis, en telle qualité et tel mélange ; et avec des millions de
rente, il sera obligé de se passer de ce qu'il désire. Ce n'est qu'en Association qu'il
peut jouir sur ce point de la richesse effective en variétés ; on les y trouve sans
cesse, parce qu'elles deviennent ressort d'économie pour les Séries pass.
1
Le monarque voyageant dans l'Harmonie aurait trouvé beaucoup mieux dans les 500,000 palais
du globe, ainsi qu'on le verra au traité du sympathisme occasionnel, sorte de plaisir que ne
peuvent pas se procurer les monarques civilisés, même dans leur parc aux cerfs, qui n'est après
tout qu'un sérail, une réunion de plaisir simple et de lien matériel. Ces sortes de jouissances, le
sympathisme occasionnel et autres, ne s'établiront pas dans la 1re génération d'Harmonie ; tout
ira par degrés.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 35
1
Voyez la note B.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 36
communément 30 pour 100 du capital qu'il a versé dans la Phalange. Répétons que
ce sera calcul arithmétique.
Ces aperçus de prodiges sociétaires que ridiculisent les lecteurs malveillants
serviront à piquer la curiosité des hommes impartiaux, et soutenir leur attention
dans la notice théorique à laquelle nous allons passer.
Pour fruit de celle-ci, reconnaissons qu'un volume d'analyses et de tableaux
spéculatifs sur l'Association (volume dont la publication devait être la première
tâche des Sociétés d'agriculture, dont chacune y pouvait fournir un contingent)
aurait réussi à stimuler les esprits et provoquer l'investigation. Il faut des indices
pour éveiller le génie et le décider à entrer dans des routes inconnues.
Rien n'y aurait mieux coopéré qu'un éveil spéculatif ; un volume d'utopie
sociétaire, dont je viens de donner le canevas dans cette 4e Notice, en supposant,
selon la méthode algébrique, le procédé découvert ; hypothèse d'autant plus licite,
que ledit procédé est publié dans cet ouvrage, et remplira pleinement les trois
conditions : 1° lien spontané des familles inégales ; 2° répartition proportionnelle
aux trois facultés, Capital, Travail et Talent ; 3° concours de l'intérêt collectif avec
l'intérêt individuel, et tant d'autres merveilles sociales, minimum, vérité, attraction
industrielle, etc. : elles ne peuvent naître que de l'Association, et nullement de
cette industrie morcelée ou civilisée qui s'épuise en tentatives d'amélioration si
tristement déjouées par le progrès évident des 9 fléaux (II), dont on ne peut trouver
le remède que dans une issue de la civilisation.
que 5 pommes, que le 50me. Voilà une richesse élevée au cinquantuple effectif par
le bon cultivateur, comparativement au mauvais.
(On n'obtient pas sur le froment ces énormes différences que donne la
perfection industrielle dans le soin des vergers, jardins et animaux ; c'est pour cela
que les Harmoniens spéculeront sur la nourriture de fruit sucré, légumes, viandes
et vins, et qu'ils négligeront le pain, subsistance bonne pour les misérables
civilisés.)
À ce bénéfice du cinquantuple positif que peut donner le perfectionnement
industriel, ajoutons celui du cinquantuple négatif ou épargne des dommages de
mauvaise culture.
À côté de ces deux cultivateurs d'artichaut, dont l'un n'atteignait qu'au
cinquantième du produit possible, j'en vis un cinquante fois plus lésé, car il perdit
pendant l'hiver cent vingt pieds d'artichauts, par la sottise d'un valet qui les couvrit
mal et les fit geler tous. Là-dessus, on jure, on tempête contre le lourdaud ; le mal
n'en est pas moins fait.
Pour évaluer arithmétiquement la récolte de ces trois quidams, disons que le
1er, en recueillant le cinquantuple du 2e, est encore bien loin du produit que
donnerait la dextérité d'une Série pass. ; que le 2e avec ses 5 pommes sur 64 pieds,
a travaillé en pure perte ; et que le 3e., perdant ses 120 plants par une maladresse, a
fait avec son travail cent vingt fois moins que rien.
Telles sont les prouesses de l'industrie morcelée : et lorsque la France,
convaincue de cette impéritie, cherche à y remédier en créant 300 académies
d'agriculture, que ne doit-elle pas à celui qui lui apporte le vrai remède, le seul
efficace, la théorie de culture sociétaire garantissant les trois bénéfices de qualité,
quantité et conservation, leur produit en multiple ou puissanciel, et l'avantage plus
grand peut-être, de la restauration climatérique, impossible en civilisation ?
CIS-AMBULE.
Examinons comment aucune de ces classes ne peut être dupée ni sur le melon
ni sur d'autres comestibles.
Chaque jour les groupes de melonistes, c'est-à-dire les cultivateurs et
distributeurs de melons achetés ou recueillis, dispose la quantité nécessaire à la
consommation journalière.
Quelques moments avant le repas de chacune des classes, on procède à la
sonde et dégustation des melons du jour : on commence par le lot estimé superfin,
et destiné aux compagnies de commande et de 1re classe, aux malades et
patriarches ∗.
∗
Nota. La 1re classe, quoique la plus riche, est la 1re attablée, contre l'usage civilisé qui, par des
travaux sédentaires et une vie apathique, ôte l'appétit aux gens riches, ou leur en laisse à peine
pour un dîné à la nuit tombante. Le contraire a lieu en Harmonie, où les riches, par une vie plus
active encore que celle des pauvres, jouissent d'un appétit florissant à leurs cinq repas, et ne
s'accommoderaient nullement d'un dîné qui prendrait la place du soupé, selon l'usage de Paris.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 41
Sur ces melons sondés et choisis parmi les meilleurs en apparence, on sépare
tout l'inférieur pour les tables de 2e classe, qui, payant moins, doivent avoir la
moyenne qualité. On sonde ensuite une masse de melons estimés 2e classe, dont on
n'admet que la portion précieuse pour être jointe aux résidus de 1re classe. Ensuite
pour les 3e tables de 900 personnes, dont le repas est plus tardif, on sonde la masse
entière des melons à consommer, et dont le choix est adjoint aux résidus de 2e
classe. Ainsi tous les melons servis aux tables de divers degrés sont non-seulement
bien appropriés au degré, mais revêtus d'un signe indicatif de leurs qualités ; de
sorte que, loin d'avoir aucune erreur à redouter, on voit par signes indicatifs la
valeur réelle de chacun des melons placés au buffet.
Achevons sur les convenances générales de cette répartition. Les pièces trop
menues, le fretin de très-bonne qualité, qui ne serait pas présentable aux
compagnies de 1re classe, convient à merveille pour les enfants de ladite classe.
Après tous les choix terminés, il se trouve quelques melons gâtés ou inférieurs, qui
sont répartis aux chevaux, vaches, moutons ou autres animaux, ainsi que les
croûtes de divers degrés. Vient ensuite la distribution des restes de tranche,
négligés quoique bons : ils sont distribués d'abord aux chats, puis aux volailles et
poissons en engrais. Les restes de sorte inférieure se partagent entre les animaux
de moindre valeur comme les pourceaux.
Ainsi pas un homme, pas un chat, ne peut être dupe sur le melon, fruit si
perfide pour les civilisés, parce qu'ils ne règlent par l'ordre distributif selon la
méthode sériaire voulue par Dieu ; méthode avec laquelle il a fait coïncider toutes
les dispositions de la nature. Il est fort juste que les civilisés, dans ces détails
distributifs, soient dupes de leur morcellement social ou régime familial ; et Dieu
exerce une ironie aussi fine que judicieuse, en créant certains produits
énigmatiques en qualité, comme le melon, fait pour mystifier innocemment les
banquets rebelles aux méthodes divines, sans pouvoir tromper en aucun sens les
gastronomes qui se rangeront au régime divin ou sociétaire.
Je ne prétends pas dire que Dieu ait créé le melon exclusivement pour cette
facétie ; mais elle fait partie des nombreux emplois de ce fruit. L'ironie n'est jamais
négligée dans les calculs de la nature ; on en verra la preuve à l'article PIVOT
INVERSE, pollen du lys. Le melon a parmi ses propriétés celle de l'ironie
harmonique, indépendamment d'autres plus importantes et dont il n'est pas temps
de faire mention.
Il suffirait de cette description des emplois combinés du melon, pour nous
désabuser sur tant de bizarreries apparentes de la nature. Il n'y a de bizarre que la
civilisation, qui n'a rien de compatible avec les vues de la Divinité, ni avec le
système distributif réglé antérieurement à la création, et adapté à l'état sociétaire ou
régime des Séries pass. contrastées, rivalisées, engrenées.
Il est, je le sens, bien humiliant de se rendre à pareille opinion, quand on a
amoncelé 400,000 tomes pour prouver que la civilisation est le but de Dieu, et
voilà pourquoi les Buffon, les Sénèque et autres beaux esprits, aiment mieux
prétendre que la nature s'est trompée en créant les passions et les règnes, que de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 42
mettre en question si les passions et les règnes n'ont pas une autre destination, et
par quels moyens on pourrait déterminer cette destinée inconnue, dont toute la
création matér. et pass. nous fait soupçonner l'existence, par son inconvenance
avec l'ordre civilisé et barbare.
Obligé de reproduire sous différentes faces la vérité fondamentale, que ni
l'homme, ni les produits de divers règnes ne sont faits pour la civilisation, j'ai
recours, dans cet article, aux dissertations familières, comme l'induction tirée des
emplois du melon dans l'état sociétaire. Je pourrais l'appuyer d'autres exemples de
même genre, fournis par ces produits qui paraissent faits, comme le melon, pour
persiffler l'homme, ne persifflent que la civilisation inhabile à les employer.
Terminons en observant que, dans l'ordre civilisé où le travail est répugnant, où
le peuple est trop pauvre pour participer à la consommation des mets précieux, et
où le gastronome n'est point cultivateur, sa gourmandise manque de lien direct
avec la culture ; elle n'est que sensualité simple et ignoble, comme toutes celles qui
n'atteignent pas au mécanisme composé, ou influence de production et
consommation agissant sur le même individu.
Je reprendrai cet argument au trans-ambule où la gastronomie, qui n'est
examinée ici qu'en emploi composé, sera traitée en bi-composé sur un autre sujet.
Il suffit, pour « le moment, » d'avoir démontré sur cette bagatelle gastronomique
l'inconvenance de l'ordre civilisé avec les dispositions de la nature, la connexion
essentielle des passions et des règnes avec les séries de groupes industriels dont
nous allons traiter, et l'impossibilité d'expliquer autrement que par la destination
sociétaire ; toutes les bizarreries apparentes de la création telle que la rébellion
d'un couple de porteurs magnifiques, le zèbre et le quagga, plus précieux que l'âne
et le cheval, et qui, indomptables pour les civilisés et barbares, deviendront des
montures aussi dociles que précieuses pour l'état sociétaire. La nature, en nous
refusant la possession de ces superbes quadrupèdes, nous raille plus amèrement
encore que dans les pièges du melon.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 43
Inter-Liminaires.
Il convient de modérer ces impatients, par une réplique négative, par un tableau
des désordres qu'engendre leur méthode, produisant tous les effets contraires aux
biens qu'elle promet. C'est l'usage de la philosophie : manquerait-elle à le suivre en
régime d'amour, comme en toute branche de mécanique sociale ?
Toutefois, si les sophistes ont pour la vérité le zèle dont ils font étalage, ne
doivent-ils pas applaudir à l'idée de la faire dominer dans les amours, d'où elle est
si bien bannie qu'ils n'ont jamais songé aux moyens de l'y introduire ; tant la
difficulté leur a paru insurmontable.
Cet obstacle, comme tant d'autres, tombe devant les Séries passionnelles : mais
fixons-nous à l'objet de cet Intermède, qui est purement négatif, n'ayant d'autre but
que de constater le mal actuel, et amortir la fougue des sophistes qui s'écrient « que
tout est perdu, si on s'écarte de leurs méthodes coërcitives et fautrices de la
dissimulation et de la perfidie, sous le masque d'appui de la vérité. »
C'est au sujet le plus frivole en apparence, aux amours, que va se rattacher le
plus grave des problèmes, celui du règne de la vérité : préalablement, donnons, sur
l'emploi de la vérité, une boussole fixe, comme j'en « donnerai » sur l'estimation
du bonheur, au « 7e » chapitre des « Cis » légomènes.
Nous allons passer, dès le livre suivant, au calcul le plus effrayant pour la
politique humaine, celui des ÉQUILIBRES PASSIONNELS. Quelle serait notre
déconvenue, en pareille étude, si nous n'avions pas de boussoles théoriques et
pratiques sur l'emploi de cette vérité, gage de tout équilibre, en matériel et en
passionnel !
Quant à présent, quelle vérité trouver dans les deux branches principales du
passionnel, dans les relations d'amour et d'ambition ? Ce sont des abîmes de
fausseté. On ne s'en est guère inquiété quant à l'amour, qu'on a cru hors du
domaine de la politique sociale, et non seulement à occuper Colin et Colette.
Loin de là : cette passion nous présentera des problèmes d'équilibre plus
difficiles encore que ceux d'ambition, parce qu'en mécanique passionnelle ainsi
qu'en musique, l'ordre mineur à moins d'accords que le majeur.
Cependant que deviendrait le calcul de l'Attraction ou Harmonie spontanée, s'il
ne s'étendait pas à l'amour comme à l'ambition, et si on ne parvenait pas à établir
en amour la pleine dominance de la vérité ? Ce sera le plus compliqué de tous les
équilibres, le plus étendu en ramifications et ressorts. Il faut donc y disposer de
loin les esprits ; tel est l'objet de ces Inter-liminaires, affectés à quelques analyses
de nos ridicules sociaux en mode mineur, des bévues du régime civilisé en
relations d'amour et de famille.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 45
Voilà de graves principes à propos de cet amour qu'on ne croyait bon qu'à
occuper les romanciers : ainsi l'avaient persuadé nos subtils politiques, pour se
dispenser de recherches sur le plus épineux des problèmes, celui du règne de la
vérité en amours. Cependant, où sera l'unité d'action en mécanique sociale, si on
admet que la fausseté doive dominer dans l'ordre mineur, dans les relations
d'amour, et par suite dans celles de famillisme ?
On n'admet point la fausseté, répliquent-ils ; on défend l'adultère en mariage, et
la fornication hors de mariage : puissant moyen, quand il est prouvé par le fait que
les amours illicites sont sept fois plus nombreux que les conjugaux ! On défend
aussi de préférer les richesses à la vérité : le beau succès qu'ont obtenu toutes ces
prohibitions morales !
Résumons et déterminons les boussoles en fait de vérité sociale ou praticable.
Boussole concrète ou pratique : elle est dans l'emploi des Séries pass. ; hors de
ce mécanisme, tout est faux. De là vient que l'ordre civilisé est aussi faux en
relations majeures, astuces d'ambition, amitiés trompeuses, etc., qu'en relations
mineures, amours illicites et vénaux, familles discordantes et paternité incertaine.
Boussole abstraite ou théorique : elle est dans L’UNITÉ et L'INTÉGRALITÉ de
système, qui exigent que toute mesure tendant à l'établissement de la vérité soit
applicable aux relations majeures et mineures. Il y a duplicité d'action, si on ne
spécule que sur un seul des deux ordres, si on veut établir la vérité dans les
relations sociales d'intérêt, sans l'établir dans celles d'amour. Cette prétention
simpliste engendre la fausseté générale : il faut y substituer le système composé,
une théorie applicable simultanément aux relations d'intérêt et d'amour.
La vérité une fois compatible avec l'ambition et l'amour s'étendra par suite aux
relations d'amitié et de famille ; car il est, parmi les quatre passions cardinales,
deux rectrices qui dirigent les deux autres.
Rectrices. Régies.
Hyper-majeure, L’AMBITION ; Hypo-maj., L’AMITIÉ ;
Hyper-mineure, L’AMOUR. Hypo-min., LE FAMILLISME.
Voilà, en théorie abstraite de vérité, le principe auquel devait se rallier la
science ; unité d'action et intégralité d'emploi. Si tout est lié dans le système de la
nature, comme le disent nos oracles civilisés, ils doivent en conclure que tout est
lié dans le système des passions, et que les relations d'amour doivent être
comprises dans un système de vérité sociale. Or, comment y établir la vérité sans
la liberté.
Mais cette liberté en amour n'est pas compatible avec l'ordre civilisé et
barbare : qu'en conclure, sinon que, pour arriver à la liberté et la vérité, il faut
découvrir une société autre que l'état civilisé et barbare, et que, pour la découvrir,
il faut la chercher ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 48
4. La dépense. En général, tout s'accorde à engager les jeunes mariés dans les
dépenses. On en voit beaucoup se plaindre au bout de trois mois, et parler
d'économie à la femme, qui en réponse les accuse d'avarice. La vie de ménage est
si coûteuse, qu'on en vient toujours à excéder le devis qu'on s'était fixé ; puis il faut
en rabattre : l'amour s'envole, dès que l'hymen cause de pareils débats ; l'illusion
tombe, la chaîne reste.
5. La vigilance. L'obligation de surveiller les détails d'un ménage sur lesquels il
n'est pas prudent de s'en rapporter aveuglément à la ménagère. Si elle dispose tout
à son gré, la table pâtira pour le service de la toilette. Combien d'autres dangers
obligent le mari à une vigilance dont il était dispensé dans son état de liberté !
6. La monotonie. Il faut qu'elle soit grande dans les ménages, puisque les maris,
malgré les distractions attachées à leurs travaux, courent en foule dans les lieux
publics, cercles, cafés, spectacles, etc., pour se délasser de cette satiété qu'on
trouve, dit le proverbe, à manger toujours du même plat. La monotonie est bien
pire pour les femmes, si elles veulent être fidèles à leurs devoirs.
7. Le discord en éducation : source de mésintelligence quand le père, plus sage
que l'épouse, ne veut pas consentir à ce qu'elle gâte les enfants. Un père s'ennuie
de leurs criailleries, s'en plaint et déserte. La femme s'en console avec quelque
voisin, et la discorde naît de ces enfants mêmes que la morale nous donne pour
gage d'ineffables accords.
8. Les placements et dotations. C'est à l'époque de ces corvées qu'un homme
trouve à décompter sur les douceurs du ménage. Cependant ses filles lui resteront
sur les bras, s'il ne s'ingénie pas à leur gagner une dot : comment faire ? il n'a tout à
point que le nécessaire : puis, il faut placer des garçons, subvenir aux frais
d'éducation. Que de supplices dans cet état conjugal, dépeint comme un chemin de
fleurs !
9. La séparation des enfants. Si l'on n'a que des filles, elles suivent leurs époux
en divers pays, ou en ménage dans la même ville. D'ordinaire, l'hymen enlève celle
qui faisait le charme des parents ; ils demeurent tristement abandonnés à eux-
mêmes. Le garçon trouve un bon parti dans quelque pays où il va se fixer.
Combien de parents sont réduits ou à perdre en entier la compagnie de leurs
enfants, ou à ne conserver que ceux qui leur plaisaient le moins, et les conserver de
loin, en ménage séparé où la compagnie des pères devient parasite !
10. L'alliance trompeuse : les désagréments à éprouver de la part des familles à
qui on s'est allié. Dans leur conduite postérieure, elles ne réalisent que rarement les
espérances qu'on fondait sur leur parenté, et souvent elles engagent dans maintes
duperies. Leur inconduite oblige à une rupture, à des discordes, qui remplacent les
doux plaisirs de famille, promis par la morale.
11. Les informations fautives ou renseignements inexacts sur ce qui s'est passé
avant la noce, en deçà du mariage, et sur le compte de l'épouse ou de ses parents.
Combien de maris croyant avoir épousé une Agnès, combien de pères, après le
mariage conclu, s'écrient : Si j'avais su telle chose, je ne serais pas entré dans cette
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 56
famille, ou je ne lui aurais pas donné ma fille ! Les informations sont si inexactes,
qu'on voit les 3/4 des individus faire entendre pareilles plaintes.
12. L'adultère, qu'on nomme cocuage sur les théâtres de France. Il faut que ce
soit un fâcheux accident, puisqu'on s'épuise en précautions pour y échapper,
malgré la certitude qu'a l'époux, avant le mariage, de subir le sort commun qu'il a
fait subir à tant d'autres. L’analyse de cette 12e disgrâce exigerait seule un article
aussi étendu que cet Intermède. Voyez Trans.
Y – LA STÉRILITÉ. Elle menace de déjouer tous les projets de bonheur, et
suffirait seule à épouvanter quiconque prend femme dans l'espoir de progéniture.
Le pauvre a toujours des légions d'enfants : aux gueux la besace. Il pleut des
enfants chez celui qui n'a pas de quoi les nourrir ; mais la stérilité semble frapper
spécialement les familles riches : elle vient déconcerter époux et aïeux, livrer leur
patrimoine aux collatéraux, dont l'avidité et l'ingratitude connues ou déguisées font
le désespoir des testateurs, et leur inspirent de l'aversion pour une compagne
stérile, pour ce nœud conjugal qui a déçu toutes leurs espérances ; vrai piège
social, souverainement impolitique sous ce rapport et encore plus sous le suivant.
– LA FAUSSE PATERNITÉ. C'est la plus odieuse des perfidies qu'engendre le
système conjugal ; et pourtant elle est en France un sujet de facétie publique,
même sur les théâtres, où l'on en badine en vers et en prose ; plaisanterie bien
digne d'un ordre social où tout est faux, et où il n'y a de voies de succès que pour la
fausseté. Aussi la loi et l'opinion s'unissent-elles pour interdire à un mari toute
réclamation à cet égard, ou neutraliser les plaintes qu'il peut porter. La justice lui
répond, cela n'est pas prouvé ; elle l'éconduit comme Guillaume réclamant ses
moutons volés par Agnelet. L'opinion lui dit, quand on ne le sait pas, ce n'est
rien ; quand on le sait, c'est peu de chose. Le voilà chargé des enfants d'autrui, et
berné pour s'en être aperçu. Injustice composée, essence de la civilisation, qui ne
fait jamais le mal en mode simple.
K. – LE VEUVAGE. Il réduit le père de famille au rôle de forçat, disgrâce bien
pire que les faibles ennuis du célibat ! Un père, à moins de grande fortune, est
transformé en galérien s'il reste veuf avec plusieurs enfants, et qu'il veuille les
élever aux bonnes mœurs, à l'industrie ; et si le père décède avant leur majorité,
l'inquiétude pour des enfants livrés à des mains mercenaires, la perspective des
désastres qui vont fondre sur cette jeune famille, l'abreuveront de fiel à ses derniers
moments.
L’ORPHELINAGE COMPOSÉ. La garantie du bonheur des enfants est
jouissance principale pour les père et mère : l'état conjugal ne garantit en aucun cas
ce bien être des orphelins. Les précautions de tutelle et curatelle ne suffisent
nullement à préserver l'orphelin de lésion et spoliation.
Il y a plus : l'enfant est souvent orphelin négatif, dans les cas très-fréquents où
des père et mère inhabiles dissipent le patrimoine qui devait lui échoir. Il est aussi
malheureux et peut-être plus que s'il était orphelin positif par leur décès
prématuré ; d'où il suit que l'état conjugal expose les enfants à deux orphelinages,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 57
sans garantie contre les lésions qui en doivent résulter. Aucun de ces vices ne peut
se reproduire dans l'état sociétaire, qui pourtant ne spécule pas sur le lien conjugal.
Corollaire. – S'il est vrai que cette union maritale soit un gage de bonheur, d'où
vient qu'une jeune veuve, qui jouit de quelque aisance, est réputée très-heureuse,
plus qu'elle ne pouvait l'être du vivant de son mari, et que l'opinion chez les deux
sexes proclame le bonheur des jeunes veuves, surtout quand elles savent conserver
leur liberté, ne pas tomber de Carybde en Scylla, du joug d'un mari sous le joug
d'un hâbleur sentimental, mais se réserver l'indépendance en amours et le droit de
changer d'amants ?
Telle est la classe de femmes civilisées dont chacun vante le bonheur. Il n'en
existe donc ni pour les femmes ni pour les hommes dans le lien conjugal. En effet,
la jeune femme n'est réputée heureuse que lorsqu'elle est veuve, ou lorsqu'elle a un
mari assez débonnaire pour se départir des droits conjugaux, ne voir dans les
alentours de l'épouse aucune liaison suspecte, l'élever au rang de LICENCÉE en
mariage, libre sous la tutelle d'un maître fictif. Telles sont les deux sortes de jeunes
femmes citées comme heureuses ; mais, dans l'une ou l'autre condition de veuve ou
licenciée, le bonheur de la jeune femme consiste à échapper au joug conjugal. Ce
lien constitue donc le malheur et non le bonheur des femmes, dans le cas où les
statuts en sont strictement observés.
Quant aux hommes, si on recueille leurs votes, on en trouvera les 7/8es en
jérémiades sur les tribulations du mariage, surtout chez le pauvre, qui ne connaît
du ménage que les misères. Mais à consulter les riches mêmes, qui n'ont à se
plaindre ni d'inconduite, ni de lésion sur la dot, ni de mauvais caractère d'une
épouse, on en voit encore la grande majorité s'écrier : « Quelle folie, quelle galère
que ce mariage : ah ! si c'était à refaire, on ne m'y prendrait pas ! »
Ce lien perpétuel fût donc imaginé pour le malheur des hommes et des
femmes ; les rares exceptions confirment le principe général. Il faut le redire sans
cesse à tant d'ergoteurs qui allèguent des exceptions pour des règles.
Résumant sur cette analyse, je demanderai quel mari peut se flatter d'échapper
à ces 16 disgrâces, dont souvent une seule suffit à faire le malheur de sa vie ? Sur
100 individus mariés depuis 10 ans, n'en trouvera-t-on pas 99 qui auront à se
plaindre, non pas d'une seule, mais de deux ou trois de ces disgrâces ? Quelle
source de leurre, en fait de bonheur, que ce lien de mariage, à moins de grande
fortune ! Quelle pauvreté de génie dans cette politique et cette morale, qui, en
opposition au sérail vexatoire pour les femmes, n'ont su imaginer qu'un lien
vexatoire pour les femmes et les hommes à la fois ! tant il est vrai que la
civilisation reproduit en mode composé tous les vices qu'on voit en mode simple
dans l'état barbare !
En indemnité de ces misères conjugales dont on pourrait doubler et tripler le
tableau, la morale promet aux époux des jouissances paternelles. Quelle garantie
en offre-t-elle ? et à supposer une famille en plein accroissement, voyons de
combien de mécomptes est menacé un père civilisé.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 58
où chaque père, voyant sous ses yeux l'emploi fructueux de tous, ne blâme ni ne
réprimande un enfant pour disparate de goûts avec ses père et mère.
Entretemps : l'ignorance, qui règne aujourd'hui sur le clavier général des
caractères, devient une source de discordes familiales aussi fréquentes que mal
fondées ; c'est un désordre inévitable en civilisation ; un vice inhérent à l'état
morcelé ou insociétaire appelé doux ménage, bien rude pour les couples sans
fortune qui composent le grand nombre.
Inégalité tierce des doses d'affection réciproque.
Les pères se plaignent sans cesse de n'être pas aimés autant qu'ils aiment, ne
pas obtenir moitié de l'affection qu'ils croient leur être due. Ils vont accuser la
nature d'injustice criante, en apprenant qu'elle veut, en civilisation, limiter la
tendresse filiale au tiers de la paternelle. Eux-mêmes connaîtront bientôt la justice
de cette loi, et sa nécessité en équilibre général, où le père obtiendra un retour
d'affection filiale en dose de quatre pour trois : il recueillera en ce genre plus qu'il
n'aura semé, quoique dégagé des soins d'éducation.
Quant à présent, les pères n'obtiennent en retour d'affection qu'un pour trois ;
dose tierce et insuffisante sans doute : encore ce faible lot est-il celui des pères
aimés, des plus heureux : il en est une foule qui n'obtiennent pas 1/6e de retour,
grand nombre pour qui l'enfant n'a que de l'indifférence, et quelquefois de
l'aversion, déguisée ou non. Il importera de leur bien démontrer cette disgrâce,
puisqu'elle touche à sa fin et que le remède en est découvert.
Il en sera de même des douze autres disgrâces dont je diffère l'analyse : elle
prouvera que la politique et la morale sont au superlatif d'impéritie, en voulant
établir le bonheur familial dans les ménages morcelés ou insociétaires, en fondant
leurs présomptions sur quelques familles riches qui sont l'exception et non la règle,
et qui encore ne s'élèvent pas, en ce genre de bonheur, au quart du charme familial
dont jouira chaque père en Harmonie.
§. – 3. RELIGION. Il conste, d'après les tableaux précédents ;
Que nos usages engendrent, en relations d'amour et de famille, tous les
désordres anti-politiques et anti-moraux ; exclusion de toute vérité, et déception
des époux et des pères dans leurs espérances de bonheur.
En principe, on ne saurait se refuser à convenir :
1. Qu'il faut spéculer sur un changement de période sociale, et par suite un
changement de mœurs et usages, si l'on veut établir la vérité et l'unité dans les
relations industrielles, domestiques ou familiales ;
2. Qu'on ne peut pas établir la vérité dans les relations majeures (ambition et
amitié), si on ne l'introduit pas dans les relations mineures (amour et famillisme),
dont la fausseté gangrène de proche en proche tout l'ensemble du système social.
On adhérera facilement à ces deux principes ; mais quelques personnes
scrupuleuses pourront critiquer l'application que j'en fais, les usages que l'état
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 61
Dans l'ignorance où nous sommes de ses desseins à cet égard, nous devons
éviter toute opinion qui limiterait sa puissance et sa providence. Or, ce serait
tomber dans ce vice, que de prétendre qu'après la fondation de l'Harmonie, il
manquerait à donner pour cette société des lois spéciales sur les mœurs publiques
et privées, comme il en a donné pour les précédentes sociétés et les divers âges du
genre humain.
Une considération qui motive cet augure, c'est qu'il ne conviendra pas à
l'Harmonie, dans ses débuts, dans ses deux premières générations, de s'écarter des
usages de Civilisations relativement aux unions sexuelles, et qu'on devra organiser
d'abord l'état mixte ou Harmonie hongrée, qui conserve en relations mineures la
plupart des coutumes civilisées, sauf les dispendieuses, comme l'éducation isolée
des enfants.
Il n'y a donc, dans le système de liberté amoureuse dont je viens d'exposer le
premier développement, rien qui contrevienne à l'esprit religieux, vu les délais
qu'exigera l'introduction de ces nouveaux usages, et la probabilité d'une
communication prochaine de la part de Dieu, sur les mœurs ultérieures à adopter
dans l'Harmonie, lorsqu'elle sera pleinement établie par toute la terre.
Les scrupules auxquels je réponds ne sont à les bien examiner qu'une double
erreur en sens de piété ; ils proviennent :
1°. D'un mouvement d'orgueil ou prétention de l'esprit humain à limiter la
puissance de Dieu, et la faculté qu'il a de modifier ses lois selon les temps, les
lieux et les périodes sociales ;
2°. D'un manque de foi et d'espérance en l'universalité de la Providence ; d'un
penchant à douter (comme Moïse frappant deux fois le rocher) que Dieu vienne à
temps subvenir à nos besoins.
Ainsi, les objections que je réfute, quoique louables au premier abord,
deviendraient double ouvrage à la Divinité, si l'on y persistait après cet
éclaircissement.
D'ailleurs, comment présumer que Dieu veuille nous priver de l'énorme
bénéfice d'une différence du triple au septuple produit ? elle aura lieu dès qu'on
pourra allier les accords mineurs aux accords majeurs, qui seront provisoirement
les seuls admis dans la transition de l'état civilisé à l'Harmonie.
Mais quelles que soient les restrictions que l'autorité et l'opinion jugeront
nécessaires dans cette transition, et dans tout le cours des première et deuxième
générations harmoniennes, il faut théoriquement envisager l'ensemble des
équilibres possibles, en amour comme en toute passion ; il faut, pour la gloire
même de Dieu qui a créé l'amour, déterminer ses emplois en industrie combinée,
dans un avenir plus parfait que le présent, et chez des générations sur qui nous
ignorons les desseins du Créateur.
Combien d'indices dénotent qu'il a considéré les « préceptes relatifs au
plaisir, » comme affaire de forme temporaire et non de fond. Au début de la race
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 63
humaine, il ne créa qu'un couple dont la reproduction exigea trois incestes de Caïn,
Abel et Seth, avec leurs trois sœurs. Dieu jugea à cette époque l'inceste admissible,
car il aurait pu l'éviter en créant un second couple dont les enfants auraient épousé
ceux d'Adam et Ève.
Dieu préféra, pour cette époque seulement, la voie de l'inceste : ce n'est pas à
nous de scruter ses motifs ; bornons-nous à conclure sur les faits, et en induire que,
dans l'esprit de Dieu, les coutumes en amour [et autres plaisirs] ne sont que formes
temporaires et variables, et non pas fond immuable.
À l'appui de ce principe, j'ai cité les mœurs des patriarches ; on pourrait y
ajouter celles qui ont régné de tout temps, et règnent encore chez l'immense
majorité des humains ; chez les Barbares où la polygamie est dominante, sans que
ces nations inclinent aucunement à s'identifier ni en amour, ni en administration,
aux mœurs des civilisés qu'ils méprisent, oppriment, massacrent plus
audacieusement que jamais [et dont ils convertissent forcément les enfants nés
chrétiens.]
D'autre part, des enfants de la simple nature, tels que Otahitiens [Aleutiens] qui
n'avaient eu aucune communication avec le monde social, ont été polygames par
impulsion naturelle. Combien de preuves que les coutumes amoureuses ne sont
dans les plans de Dieu que formes accessoires et variables, selon les transitions
d'une période sociale à une autre (II) !
Nous ne devons pas moins pleine obéissance aux lois qu'il nous a données pour
la période civilisée ; mais leur violation générale [très-évidente] est un motif de
conclure que si telles dispositions civilisées sont abusives et éludées de toutes
parts, comme les lois de fidélité en mariage et continence hors de mariage, on ne
doit pas pour cela méditer un changement d'usages qui pourrait bouleverser la
Civilisation ; mais chercher une issue de cette Civilisation qui fait naître les abus
même des institutions divines, et qui place les humains en état de rébellion
permanente et générale aux volontés de Dieu.
Toutefois on pourra, après la lecture de l'Interlogue suivant, juger sainement
des motifs qui l'ont déterminé à donner préférence au mariage pour méthode légale
en unions civilisées.
Je ne donne ici la solution du problème qu'en sens religieux et simple ; il reste à
la donner en sens religieux et social, ou sens composé : ce sera le sujet du morceau
suivant, qui sert de lien à l'ensemble de ces réflexions critiques sur la fausseté des
amours civilisés. La question n'a été traitée qu'ABSTRACTIVEMENT dans le présent
article Citer ; nous la traiterons CONCRÉTIVEMENT au suivant Inter, qui exposera
en final les vues de Dieu sur l'emploi du mariage, comme voie d'acheminement au
Garantisme et de progrès le plus rapide en échelle sociale.
L’analyse des abus qui naissent du commerce et du mariage était une double
voie ouverte à l'esprit humain pour s'élever aux garanties de vérité et de justice. On
eût introduit la vérité dans les relations industrielles, en inventant le remède aux
vices commerciaux (II) dont on n'a pas même fait l'analyse. On eût introduit la
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 64
justice dans les relations domestiques, en cherchant des palliatifs au triste sort des
pères et aux désordres conjugaux dont on a de même repoussé toute analyse. On va
reconnaître combien sur ce 2e point les inventions étaient faciles, et combien notre
politique, en mariage comme en toute branche du mécanisme social, est
constamment en opposition aux vues de Dieu et aux lois générales du mouvement.
INTERLOGUE.
Politique divine et humaine sur l'état conjugal.
Loin de pourvoir aux besoins des pères malheureux, proclamer et établir leurs
droits à un minimum, la politique, tout en déclamant contre la noblesse majeure ou
titrée, a créé une noblesse mineure qui se compose des privilégiés conjugaux, des
couples qui, n'ayant que les plaisirs du mariage ou du célibat prolongé, ne
contribuent en rien au soutien de la masse des producteurs mineurs, des pères
chargés d'enfants, sans moyen de les élever.
Cette noblesse mineure, tout en affectant de favoriser l'état conjugal, ne tend
qu'à le persécuter, envahir toute la faveur des lois et de l'opinion, et méconnaître
les droits des pères malheureux : ainsi l'on voit la noblesse majeure envahir toutes
les faveurs du prince et fouler tous les droits de l'industrieux. Dissertons sur celui
qu'ont les pères à un minimum familial.
L'instinct suffit partout à nous enseigner « que la masse du corps social doit
être engagée et grevée de redevances pour le soutien des corporations pivotales de
la société, entre autres du gouvernement. » Ce principe de garantisme est indiqué
par la nature à tous les souverains, sans qu'il soit besoin de la politique pour le leur
apprendre.
D'ordinaire, la civilisation étend trop loin l'application du principe ; car elle
grève le corps industriel de redevances parasites, entre autres d'une prestation de
tributs féodaux en faveur de la noblesse et d'une prestation de dîmes en faveur du
clergé, bien qu'il soit constaté que l'ordre civilisé peut exister sans dîmes ni droits
féodaux.
On n'ignore donc pas le principe des solidarités collectives ; car on en fait deux
sortes d'emplois : les uns utiles, comme tributs pour le service administratif et les
besoins communaux ; les autres abusifs, comme tributs de dîmes et de féodalité.
Est-il de classe qui ait plus de droits aux secours solidaires que celle des pères
de famille nécessiteux ? La philosophie les représente comme les colonnes du
système social ; elle ne voit de vrai citoyen que dans le père de famille. En effet,
c'est l'homme essentiellement intéressé au bonheur de l'état et au maintien de
l'ordre. Les pères et les propriétaires semblent à ce titre mériter toute la protection
des lois.
La législation n'a point su faire le lot à chacune des deux classes : injuste sur ce
point comme partout, elle prodigue ses faveurs au grand propriétaire ; elle l'accable
de dignités et de privilèges, selon l'adage, la pierre va toujours au tas ; puis elle ne
donne aux pères qu'un stérile encens, ou, pour mieux dire, un tribut de
gasconnades morales sur leur prétendu bonheur ; quand il est évident que les 7/8
des pères chargés de famille sont accablés de dégoûts et de tribulations, faisant,
dit-on, leur purgatoire en ce monde. La charité publique leur fournit des secours
illusoires et souvent humiliants. D'ailleurs, il en est beaucoup à qui l'honneur
défendrait d'en recevoir, et qui ne sont pas moins à la gêne.
Comment se fait-il que les comités de bienfaisance, qui voient de près
l'énormité du mal, n'aient pas eu l'idée de suppléer le stérile génie philosophique,
et de proclamer le principe de garantisme hypo-mineur, savoir : QUE LES RICHES
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 66
* Fe des 3 degrés.
Mariés sans enfants ;
Veufs et veuves ayant un enfant ;
** Fe des 2e et 1er degrés.
Mariés ayant un enfant ;
Veufs et veuves ayant deux enfants
*** Fe. du 1er degré.
Mariés ayant deux enfants ;
+ Veufs ou mariés ayant 3 enfants et plus,
avec une fortune colossale.
K CORPORATIONS PROPRIÉTAIRES.
Cette classe fortunée, tout en feignant de protéger les pères de famille, agit
comme les jacobins de 94 à l'égard de l'armée, à qui ils disaient : « Allez, tendres
frères d'armes, combattre les ennemis du dehors, et vous faire échiner pour nous
qui combattons les ennemis du dedans, qui pillons tout, grugeons l'huître et vous
laissons les coquilles. »
Ces diverses catégories de non-mariés et pseudo-mariés devraient, dans chaque
province, contribuer de revenu et d'hoirie en faveur des pères surchargés, des
victimes qui portent le fardeau de l'état conjugal et paternel, dont l'avantage est
tout entier aux sept degrés de pseudo-mariés mentionnés au tableau. Un père peut
avoir vingt enfants, mais si sa fortune est de 20 millions, il est dans la classe des
nobles mineurs ou pères heureux et privilégiés quant aux moyens d'existence et
d'éducation : il doit, sous ce rapport, contribuer pour le soutien de la multitude
nécessiteuse dans l'état paternel.
Quant à la proportion de cet impôt, elle exige des échelles composées en
double raison de fortune et de condition ; des taxes en raison composée de ces
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 67
deux bases. Par exemple, dans la classe pivotale, celle des célibataires de 1er degré
ou de grande fortune, on pourrait établir la progression suivante :
classe dite comme il faut devient nécessiteux si, ayant six enfants, il ne jouit que de
3000 francs de revenu.
Le garantisme doit donc, en éducation comme en fortune, distinguer les 3
classes, haute, moyenne et basse. Deux couples ont chacun six enfants et 3000 fr.
de rente ; celui de classe populaire est dans l'aisance, et celui de classe polie dans
le dénuement.
Nos politiques n'ont admis aucune de ces considérations. Ils n'ont spéculé sur le
mariage que pour en faire un piège social, une galère pour le peuple et un
trébuchet pour la classe instruite. On n'a envisagé le mariage que sous le rapport
d'amorce à la pullulation, et contrainte à l'industrie par imminence des besoins
d'une famille nombreuse.
En conséquence de ces calculs perfides, la politique feignant de protéger le
mariage abandonne les mariés nécessiteux, les prive de toute garantie sociale. Tel
est l'arrière-secret du mécanisme civilisé. C'est tout-à-point la fable du renard qui
attire le bouc dans le piège, et l'y laisse en disant :
« Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts. »
On essaiera d'atténuer l'accusation, en répliquant « que la politique est
entraînée ; qu'elle ne connaît pas de meilleur ordre que le mariage exclusif
permanent, bien moins vicieux que le système de concubinage et divorce pratiqué
par les anciens patriarches. »
Réplique évasive ! S'il est certain que le mariage est le seul procédé convenable
en régime civilisé, il est encore plus certain que la philosophie ne saurait se
justifier de n'avoir assuré aucune garantie de secours social aux pères nécessiteux
qui supportent tout le faix des fonctions de paternité. Ils sont, plus que toute autre
classe, dévorés par le ver rongeur, ATRA CURA. Les célibataires les plus pauvres, le
salarié, le soldat, ont parfois l'insouciance pour soutien, l'hôpital pour asile. Mais le
père de famille sans fortune est la victime du pacte social : des enfants qui lui
demandent du pain sont pour lui, matin et soir, le calice d'amertume, le vautour de
Tityus.
L'antiquité en était si convaincue, qu'elle accordait aux pères le droit
d'exposition et d'abandon des enfants. La Chine dont on vante les sages rois leur
accorde le droit de vente des enfants. L’Italie chrétienne accorde le droit odieux de
mutilation ; tant on est convaincu du mal être des pères et de leurs droits à des
secours.
La philosophie, pour esquiver la reconnaissance de ces droits et les recherches
de garantie qu'ils exigeaient, a payé les pères en gasconnades sur le bonheur du
doux ménage, les plaisirs qu'un tendre père goûte sous le chaume, et les tendres
entrailles de la douce paternité. Jongleries d'autant plus coupables que les
philosophes, habitant les capitales et voyant de près les misères paternelles de la
multitude ouvrière, savent bien que ce n'est pas en fleurs de rhétorique, mais en
indemnités pécuniaires, qu'on doit venir à son secours.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 69
Et cette classe de forçats politiques n'a pas été jugée digne de garantie
solidaire ! La sollicitude législative ne se porte que sur le sybarite non marié, ou
sur le riche propriétaire qui ne connaît du rôle de père que les plaisirs !
Tel est le déplorable résultat du défaut d'analyse des passions. Leur classement
régulier nous aurait appris que chacune des cardinales et même chacune des douze
doit jouir de la garantie qu'on accorde à quelques-unes. Or, si l'on admet une
garantie hypo-majeure (titre d'amitié), en obligeant la masse pour le soutien de
l'autorité communale qui fait fonction d'amitié collective ; si on la dote par des
octrois, centimes additionnels, etc., d'où vient que la classe des pères de famille,
qui est en titre hypo-mineur ce qu'est la commune en titre hypo-majeur, ne jouit
pas du même appui ?
C'est pour avoir manqué à faire ce raisonnement et à poser le principe énoncé
plus haut sur la garantie familiale solidaire, que la civilisation a manqué l'une de
ses issues les plus naturelles car la fondation des garanties familiales en aurait
entraîné beaucoup d'autres elle eût préparé les voies à la théorie de garantie
générale, et de là à de grandes découvertes ∗.
Il est surprenant qu'un siècle si subtil en finance n'ait pas songé à établir,
indirectement et au profit du fisc, cet impôt familial solidaire qu'on aurait pu
affecter au dégrèvement des pères chargés d'enfants et gênés pour subvenir aux
impositions. Mais la finance et l'économisme n'ont de génie que pour favoriser les
parasites. Aussi la classe la plus malfaisante du corps social, celle des
entremetteurs d'agiotage, nommés agents de change et courtiers, est-elle celle qui
échappe le mieux à l'impôt ; elle fait plus, et l'on peut prouver qu'au moyen de
formalités illusoires, comme un cautionnement très-minime, elle grève l'état
d'impôts bien supérieurs au léger tribut qu'il obtient d'elle ; de sorte qu'en stricte
analyse, c'est l'état qui paie les agents de change et courtiers, pour les déterminer à
accepter cent mille francs de revenu.
Ainsi la politique civilisée ne déclame contre un vice que pour en créer un plus
grand. L'agriculture était pressurée par le système féodal, elle l'est maintenant par
une autre sangsue, par le corps des agioteurs, où l'on voit des tripotiers gagner
rapidement, non pas des millions, mais des 10 et 20 millions, tout en disant que le
commerce ne va pas, qu'on ne protège pas le commerce.
Dans ce chaos de jongleries, comment se fait-il que la seule classe vraiment
opprimée, celle des pères pauvres, ne fasse entendre aucune plainte, n'élève aucune
∗
Elle y conduisait par quatre voies :
1. Elle fixait l'attention sur la distinction et le classement des garanties majeures et
mineures.
2. Elle acheminait du calcul des garanties de passions affectives à celui des garanties
sensitives.
3. Elle donnait accès, par un point quelconque, au principe du minimum proportionnel,
sans lequel il ne peut exister. (II) aucune liberté sociale.
4. Enfin, elle conduisait par degrés à la reconnaissance des trois conditions requises (II)
pour l'établissement du minimum et sa généralisation.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 70
familles industrieuses, qui sont les chevilles ouvrières de la société, devraient avoir
la garantie d'un petit bien-être, d'un minimum familial.
Nos philosophes ont méconnu ce principe. Tout préoccupés de s'immiscer dans
les affaires administratives, ils n'ont pas même fixé leur attention sur les deux
garanties primordiales dont le génie devait s'occuper :
Celle de vérité commerciale en relations majeures ;
Celle de minimum familial en relations mineures.
Dieu, en nous astreignant à l'état conjugal, nous ménageait donc une belle voie
de progrès social et d'issue de lymbe ; il prévit que la nécessité évidente de
soutenir les pères de famille, amènerait bientôt l'invention des garanties hypo-
mineures, et d'autres successivement. Telle est la marche ordinaire de l'esprit
social dans les divers globes : il faut que le nôtre soit bien encroûté d'égoïsme,
pour ne l'avoir pas suivie ni même entrevue.
Dans cette étude il eut fallu débuter, comme je viens de le faire, par l'analyse
des disgrâces qui pèsent sur l'état conjugal et paternel, dont je continuerai plus loin
l'examen. On en aurait conclu à la nécessité d'y porter remède et organiser la
garantie. Mais nos savants, en nous vantant le flambeau de l'analyse, ne veulent
analyser aucune branche des vices de la civilisation. Ils ont pris le parti de les
travestir en perfectibilités ; leur muse une fois montée sur ce ton, ils n'osent plus
rétrograder. Ce serait compromettre tous leurs écrits existants.
Il n'est pas moins évident que la Providence avait fait de très-sages dispositions
pour utiliser deux vices inévitables en lymbe, la contrainte et la fausseté.
Contrainte en état conjugal, fausseté en relations commerciales. Les tentatives de
remède aux vices qu'engendre cet ordre de choses nous auraient ouvert
promptement des issues de lymbe.
La Providence n'est donc point en défaut de tutelle politique pour l'homme,
puisque dans le mal même, dans cet état de morcellement, de contrainte et de
fausseté où nous nous obstinons, elle nous ménageait des voies de rapide
acheminement au bien. Mais notre globe est du petit nombre des mondes à génie
noueux et crétin, qui font exception à la marche ordinaire. Aussi s'est-il perverti au
point de faire l'apologie des misères conjugales et familiales, et des brigandages
mercantiles (II) dont il eût dû chercher le remède. Il existe environ un seizième de
globes noueux et postmeurs en génie qui ne savent pas mettre à profit les moyens
fournis par la Providence.
On pourra s'étonner que Dieu n'ait pas suppléé à cette apathie du génie par
quelque révélation orale ou écrite, confiée aux prophètes ou au Messie.
Une telle communication eût été hors du cadre du mouvement. Dieu, qui ne
veut laisser dans l'oisiveté aucune fonction, a confié à la raison humaine certaines
opérations ; elle est sur tous les globes commise à la recherche des issues de
lymbe : Dieu en les révélant contreviendrait à son plan. Les révélations orales et
écrites sont affectées aux commandements religieux ; les commandements sociaux
ont pour interprète divin la synthèse de l’Attraction passionnée. Dieu serait en
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 72
C'est donc une astuce que ce reproche d'offenser les mœurs, quand il est visible
que je confonds ceux qui en prennent le masque pour favoriser un égoïsme
contraire aux inventions de garantie paternelle.
Je continue, dans le troisième article, sur les preuves négatives de l'aberration
du génie en politique familiale, sur les abus de ce lien conjugal dont nous avons
manqué le seul emploi utile et conforme aux vues de Dieu, l'emploi
d'acheminement aux garanties mineures et d'engrenage en 6e période.
c'est un fruit que nous avons laissé corrompre par impéritie à en tirer parti : il
ouvrait double carrière à nos études.
L’HYPO-MINEURE ou calcul de la garantie d'indemnité familiale solidaire.
C'était une porte d'entrée en 6e période : j'en ai traité à l'Interlogue.
L'HYPER-MINURE ou calcul de la garantie d'affranchissement féminin gradué ;
porte d'entrée en 7e période ; II.
Je signale dans le présent article ces deux lacunes d'études, leurs influences en
dépravation sociale.
Stagnation en échelle.
1. Simple masculine :
DÉPRAVATIONS
2. Simple féminine :
MORALES
3. Composée antérieure
4. Composée postérieure
5. Collusoire
POLITIQUES 6. Conflictive
7. Répercutée :
Y DÉRAISON SPÉCULATIVE.
PROVOCATION À L’ÉGOÏSME.
* [Scandale de fausse affection, perfidie reconnue, mariage ab irato. Pères, affection faussée ;
filles sacrifiées au cloître, et cadets.
Ita, Privations de lien, Embarras de domesticité, marâtres.]
Stagnation en échelle : tout languit sur ce globe ; nul progrès vers le bien,
quoi qu'en disent les chantres de perfectibilité. Au lieu de progrès, c'est de la
dégénération qu'on observe de toute part. On ne voit que subversion matérielle des
climats, et subversion politique des sociétés. A l'heure où j'écris, 1er juin 1822, on
en distingue deux effets bien frappants.
SUBVERSION MATÉRIELLE. Dernière semaine de mai 1821, gelées qui enlèvent
moitié de diverses récoltes, et saison hivernale prolongée et consécutive plusieurs
semaines avant et après cette époque. Dernière semaine de mai 1822, chaleurs de
la canicule ; thermomètre de Réaumur à 25 degrés, avec saison estivale
consécutive depuis plusieurs semaines, quoiqu'en printemps.
SUBVERSION SPIRITUELLE. Mai 1822, indifférence parmi la chrétienté sur ce
que ses féroces amis, les Turcs, ont égorgé à Scio 40,000 chrétiens sans défense, la
plupart faisant acte de soumission, et 20,000 femmes âgées ; emmené 20,000
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 75
jeunes femmes en esclavage, et 40,000 enfants pour les élever dans la religion
mahométane. Grands éloges à la Russie, sur ce qu'elle reste, avec ses 912,000
soldats, spectatrice indifférente du massacre d'une nation chrétienne dont elle est,
par les traités de Kainardgi et Bucharest, protectrice obligée.
Sur tant d'horreurs, la mercantile Europe ne donne pas même signe d'émotion :
ce bouleversement des mœurs, des saisons et des esprits, n'est-il pas un
témoignage irrécusable de subversion physique et morale ?
Mais quel rapport entre ces événements et le mariage, sujet de l'article ? Un
rapport très-intime ; l'article tend à prouver que le monde social tombe en marche
rétrograde, s'il tarde à utiliser les essors du mouvement, tels que mariage,
commerce, [concentration actionnaire, 4e phase] et autres. Les conserver avec leurs
vices, n'essayer ni ne chercher de remède, c'est une stagnation qui mène à
l'empirisme, de même qu'une maladie négligée fait bientôt un progrès colossal.
On n'est pas impunément stationnaire en mouvement social. L'immobilisme
vanté par de petits esprits a déjà la propriété notoire de détériorer forêts et
climatures : il vient un temps où le mal matériel engendre le spirituel, et tous deux
réunis ont bientôt miné un globe : le nôtre est arrive à ce point de dégradation ; il
pèche par stagnation sociale et délai de transition, empirisme par commerce et
mariage. C'est un caractère négatif, et par cette raison noté inverse. Je passe aux
caractères de gamme positive.
1°. Dépravation interne masculine. Le monde se composant de dupes et de
fripons, il semble que les institutions devraient favoriser la classe exposée aux
duperies. Le mariage, au contraire, est tout au désavantage des gens confiants ; il
semble inventé pour récompenser les pervers. Plus un homme est astucieux et
séducteur, plus il lui est facile d'arriver par le mariage à la fortune et à l'estime
publique. Mettez en jeu les ressorts les plus infâmes pour obtenir un riche parti,
dès que vous êtes parvenu à épouser, vous devenez un petit saint, un modèle de
vertu. Acquérir tout à coup une grande fortune pour la peine de jouir d'une jeune
personne, c'est un résultat si plaisant que l'opinion pardonne tout à l'intrigant qui
sait faire ce coup de partie : il est déclaré de toutes voix bon mari, bon père, bon
gendre, bon parent, bon ami, bon voisin, bon citoyen, bon républicain. Tel est
aujourd'hui le style des apologistes : ils ne sauraient louer un quidam, sans le
déclarer bon de la tête aux pieds, en gros et en détail.
Un riche mariage est comparable au baptême par la promptitude avec laquelle
il efface toute souillure antérieure. Les pères et mères ne sauraient donc faire
mieux que de stimuler leurs fils à tenter, pour obtenir un riche parti, toutes voies
bonnes ou mauvaises, puisque le mariage, vrai baptême civil, efface tous péchés
aux yeux de l'opinion. Elle n'a pas la même indulgence pour les autres parvenus ;
elle leur rappelle longtemps les turpitudes qui les ont conduits à la fortune.
D'autre part, quelle voie de succès en mariage peut trouver un innocent qui,
docile aux lois civiles et religieuses, déclare qu'il veut conserver sa virginité
jusqu'à 30 ans pour l'apporter en dot à son épouse future, et que fidèle aux
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 76
∗
On lit en marge : [Hébétement conjugal,
Communication de vices.]
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 77
3°. Dépravation collective antérieure. Il est bien avéré que tous les hommes
considèrent le mariage comme un piège qui leur serait tendu. Ce sont les pères
mêmes qui excitent les fils à envisager ainsi le nœud conjugal ; et pourquoi ? C'est
que les pères, sachant par expérience que la duperie en ce genre est irréparable,
s'efforcent de persuader à leurs enfants cette vérité, de les rendre cauteleux et
cupides en négociation de mariage.
Aussi les trentenaires ou candidats, avant de franchir ce pas, s'épuisent-ils en
calculs. Rien de plus plaisant que les instructions qu'ils se donnent sur la manière
de façonner l'épouse au joug, et de l'ensorceler de préjugés. Rien de plus curieux
que ces conciliabules de garçons, où l'on fait l'analyse critique des demoiselles à
marier, et des embûches tendues par les pères qui cherchent à se défaire de leurs
filles. Après tous ces débats, on les entend conclure qu'il faut s'attacher à l'argent ;
que si l'on risque d'être dupe de la femme, il faut au moins n'être pas dupe sur la
dot, et s'assurer, en prenant femme, une indemnité qui compense les inconvénients
du mariage, en termes de l'art, LES ATTRAPES.
Ainsi raisonnent entre eux les hommes à marier : telles sont les dispositions
qu'ils apportent à ces nœuds de l'hyménée, à ces douceurs philosophiques du
ménage. Les femmes sont-elles moins perverses dans leurs comités consultatifs sur
le mariage, sur la conduite à tenir pour ensorceler et maîtriser un homme, en faire
un de ces niais qu'on appelle bons maris, voyant tout avec les yeux de la foi ?
En politique spéculative, quelle considération mérite un lien dont les
inconvénients notoires excitent les deux sexes à se défier l'un de l'autre avant de le
contracter ; s'endoctriner sur les moyens d'échapper au trébuchet, et d'y prendre ses
concurrents ! Comment un nœud perpétuel auquel on prélude par ces viles
spéculations, n'a-t-il pas été suspecté par des écrivains qui se disent amis de
l'auguste vérité !
N'omettons pas, en dépravation antérieure, les incestes et fornications
spéculatives. Tel préfère, à égalité de dot, la famille qui a beaucoup de filles, parce
qu'une fois installé chez elle à titre de beau-frère, il se formera aisément un sérail
des belles sœurs et de leurs amies : calcul aussi fréquent chez les hommes à marier
que l'est chez les mères celui de fixer un amant auprès d'elles, en lui donnant leur
fille ! Combien ces spéculations antérieures au mariage fourniront de belles pages
dans les fastes de l'auguste vérité civilisée !
4°. Dépravation collective postérieure. L’infidélité n'est que dépravation
simple ou personnelle ; ce même vice devient composé quand il est d'accord entre
les deux époux, et collectif, quand il est soutenu par les deux sexes, à l'unanimité
publique ou secrète.
La violation des lois conjugales est d'unanimité publique en divers pays, par le
fait ou le droit, et quelquefois par l'un et l'autre, comme en Italie. L’adultère y jouit
d'une protection légale ; on le stipule en contrat de mariage ; l'acte mentionne
l'admission de tel individu à titre de SIZISBÉE de madame, et conservant malgré le
mariage un droit de privautés avec elle. C'est une bigamie contractuelle.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 78
Ainsi tout concourt à couvrir le piège de fleurs : ceux mêmes qui y sont tombés
et qui s'en désolent en secret y entraînent le célibataire, soit pour placer une de
leurs filles, soit par jalousie de le voir à l'abri des ennuis conjugaux.
POSTÉRIEUREMENT tout conspire à jeter le père dans un autre piège, celui de la
fourmilière d'enfants. Il y est poussé d'abord par la pauvreté et le désespoir. Le
peuple fabrique des enfants par douzaines, en disant : Ils ne seront pas plus
malheureux que nous.
Dans la classe aisée, un mari est incité par de perfides voisins, complices de
l'accroissement de sa famille, ils lui disent que c'est Dieu qui les envoie, et qu'il n'y
a jamais trop d'honnêtes gens. Dieu n'en enverrait pas tant, si les voisins et amis ne
s'y entremettaient pas.
D'autre part, les dogmes religieux, plus sévères que dans l'antiquité, interdisent
au mari certaines précautions que dicte la prudence : Interdictio semen effundendi
extra vas debitum. La femme l'exige par masque de piété ; son vrai motif est de
légitimer les œuvres d'un amant.
Ainsi tout s'accorde à pousser dans l'abîme un chef de famille, joncher
d'enfants son pauvre ménage, et le conduire par cette pullulation à la pauvreté,
source de tous les vices.
6°. Dépravation de CONFLIT : la protection qu'accordent l'opinion et la loi aux
classes de contrevenants les plus audacieux. Examinons cet effet en masculin et en
féminin.
Masculin. L’adultère est déclaré crime, et pourtant un homme jouit dans la
bonne société d'une considération proportionnée au nombre de ses adultères
connus, affichés et protégés de fait par la loi qui tolère, d'après le motif, cela n'est
pas prouvé. On admire un Alcibiade, un Richelieu, qui ont suborné une infinité de
femmes mariées, et on raille celui qui, obéissant aux lois et à la religion, évite la
fornication avant le mariage, et conserve sa virginité pour une future épouse.
En fait d'adultère comme de duel, on voit la loi neutralisée par l'opinion, qui
n'est favorable qu'aux supercheries amoureuses, et même au dévergondage. En
effet, on note d'infamie une pauvre fille qui se laisse faire un enfant sans
permission de la municipalité ; on la déclare coupable, lors même qu'elle a été
fidèle à son amant : mais comparez la conduite de cette jeune fille avec celle des
soi-disant honnêtes femmes, qui donnent au mari des suppléants de divers degrés.
En menant ce train de vie, elles obtiennent de plein droit le brevet d'honnêtes
femmes. (Soit dit sans blâmer les dames qui se divertissent : elles n'auront peut-
être pas tant d'amants que leurs maris ont eu de maîtresses avant le mariage et
même après.)
La loi, si ridicule par ses injustices, l'est encore plus par ses contradictions ;
témoins les filles enceintes : on leur fait un crime de la grossesse, et un crime de
l'avortement provoqué. Cependant si elles tiennent à l'honneur, elles doivent aviser
aux moyens de conserver l'honneur en effaçant les traces de leur faiblesse, en se
faisant avorter dans le commencement de la grossesse où le fœtus n'est pas vivant.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 80
Je tiens qu'une fille agissant de la sorte est moins coupable que les père et mère
qui, du consentement tacite de la loi et de l'église, mutilent un enfant pour en faire
un chanteur de cathédrale, ainsi qu'on le voit dans la capitale de la chrétienté.
Féminin. Il est à remarquer que, malgré le système oppressif qui pèse sur les
femmes, elles ont obtenu le seul privilège qui devrait leur être refusé, celui de faire
accepter à l'époux un enfant qui n'est pas le sien, et sur le front de qui la nature a
écrit le nom du véritable père.
Ainsi dans le seul cas où la femme soit grièvement coupable, elle jouit de la
haute protection des lois ; et dans le seul cas où l'homme soit grièvement outragé,
l'opinion et la loi sont d'accord pour aggraver son affront. Eh ! comment les
civilisés, si persécuteurs dans les devoirs de chasteté imposés aux femmes et filles,
s'accordent-ils si débonnairement à courber leur front sous le joug, à héberger un
fruit d'adultère évident, à l'associer dans leur nom et leurs biens ! Voilà donc les
vœux de la philosophie accomplis : c'est vraiment dans le mariage que les hommes
forment une famille de frères, où les biens sont communs à l'enfant du voisin
comme au nôtre. La générosité de ces honnêtes maris civilisés sera dans l'avenir un
sujet d'amples risées, et il faudra bien quelques-uns de ces accessoires
divertissants, pour aider à soutenir l'insipide lecture des annales de civilisation.
L’extrême tolérance des maris sur l'offense la plus coupable, et la flexibilité
des lois pour pallier le délit, s'accordent bien avec les autres conflits du régime
amoureux. La confusion y est à tel point qu'on y voit d'une part à l'église, et d'autre
part au théâtre, deux morales contradictoires et prêchées simultanément aux
mêmes individus. À côté d'un temple où l'on enseigne l'horreur de la galanterie et
de la volupté, on voit un cirque où l'on ne forme l'auditoire qu'à l'exercice des
ruses galantes et aux raffinements du plaisir. La jeune femme, qui vient d'entendre
un sermon sur le respect dû aux époux et aux supérieurs, ira l'heure suivante au
théâtre y prendre une leçon sur l'art de tromper un mari, un tuteur ou autre argus ;
et Dieu sait laquelle des deux leçons fructifie le mieux. Ces conflits permanents
peuvent suffire à faire apprécier nos doctrines sur l'unité d'action en mécanique
sociale. Comme l'observe Montesquieu, des théories qui voient dans le mariage un
état saint, et dans le célibat un état saint, peuvent bien être envoyées à l'école sur
la question de l'unité.
7°. Dépravation de CONTRE-COUP. Effet de représaille et répercussion du vice.
Divisons-la en familiale et amoureuse.
Représaille familiale, par connaissance du piège où l'on est tombé. Dès la
troisième année, le doux ménage commence à se meubler de marmots, dont les
criailleries et l'entretien dispendieux apprennent à un père gêné dans quel trébuchet
il est tombé. Grand sujet de doléances entre les conjoints : de là naît cet esprit de
molinisme conjugal ou conscience accommodante, et morale de circonstance
fondée sur le besoin de subvenir aux frais du ménage et des enfants. À ce titre les
époux se croient tout permis en affaires d'intérêt. Le laboureur qui déplace les
bornes du voisin, le marchand qui vend de fausses qualités, le procureur qui dupe
les clients, sont en plein repos de conscience quand ils ont dit : « Il faut que je
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 81
vertu, ce travestissement est tout à l'avantage des plus licencieuses ; elles peuvent
nier leurs amours ou du moins rabattre sur le nombre des amants qu'elles ont
possédés. Combien voit-on d'honnêtes femmes qui, dans leurs adroites
confidences, prétendent n'en avoir eu qu'une demi-douzaine, et en dissimulent une
vingtaine ; tandis qu'une malheureuse qui n'en aura eu que deux est diffamée plus
que celles qui se sont fait des partisans par de nombreuses complaisances. La
garantie devient subversive, car elle est tout entière pour celles qui ont le plus
commis d'infractions aux lois. Elles ont en outre, dans la duperie de quelques
hommes et dans l'esprit d'intrigue dont elles sont pourvues, des garanties de
mariage que n'a pas une fille sage et sans fortune. Celle-ci est délaissée, tandis que
la galante ensorcelle un épouseur.
De tels désordres n'ont rien de surprenant dans un siècle où la politique ignore
que la confusion et l'égalité sont l'antipode des garanties ; que la prétention
d'établir des garanties sans échelle graduée n'est autre chose qu'une déraison
spéculative.
3. Contre-poids subversifs. C'est un sujet effleuré, livre IIe, notice 4e, au traité
des premiers amours d'Harmonie. On y « voit » double contre-poids : l'un en
matériel, l'autre en spirituel.
En matériel : cet ordre garantit aux individus que presse le tempérament une
voie de libre essor concordant avec les lois. Si une moitié de la jeunesse préfère les
jouissances précoces, il est juste que par contre-poids elle abandonne à la classe
vestalique diverses prérogatives.
En spirituel : la corporation du vestalat éprouvant une privation réelle par délai
d'exercice amoureux, il faut, pour la compensation, que les honneurs et les voies
de fortune soient de son côté. Ce contre-poids est d'autant plus juste que le corps
du damoisellat a eu l'option, et a de son plein gré renoncé aux avantages du
vestalat.
Voilà un contre-poids composé, appliqué aux deux classes ; à celle où domine
le principe matériel, et à celle où domine le principe spirituel. Il est COMPOSÉ, en
ce qu'il favorise proportionnément les deux parties, assurant les indemnités
d'ambition à celle qui souscrit des privations en amour, et les indemnités d'amour à
celle qui abandonne les chances d'ambition.
L’ordre civilisé présente-t-il aucune de ces dispositions équitables et
compensatives ? L’on n'y voit, au contraire, qu'un contre-poids composé subversif,
ou double partialité d'une part et double lésion de l'autre. En effet : Il y a double
avantage pour celui qui contrevient aux lois de continence ; il a pour lui l'opinion
et le plaisir (Voyez l'article Alcibiade, Richelieu.)
Il y a double duperie pour celui qui observe les lois de continence ; il essuie
privation de plaisir et raillerie générale.
Voilà évidemment des contre-poids subversifs ; double bénéfice pour
l'infracteur aux lois, double écueil pour l'observateur des lois.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 84
Qu'on nous explique maintenant ce que la politique civilisée entend par contre-
poids, et où elle en veut venir avec ses verbiages de balance, contre-poids,
garantie, aussi illusoires en régime d'amour qu'en affaires politiques, où ils
n'aboutissent qu'à organiser la contrainte, comme ils organisent la fausseté en
amour. Contrainte et fausseté, égoïsme et duplicité d'action, voilà en quatre mots
toute la politique civilisée.
ÉQUILIBRE SUBVERSIF. L’équilibre est le but du mécanisme social. On
ne s'occupe de balance, contre-poids et garantie, que pour arriver à l'équilibre.
Signalons donc l'absence d'équilibre en relations mineures d'amour et famillisme.
Observons cette lacune en sens collectif et individuel.
EN SENS COLLECTIF. Il faut recourir ici [au flambeau des méthodes
analytiques,] aux preuves arithmétiques. Nos coutumes entraînent l'homme à se
marier à 30 ans avec femme de 18. C'est le moyen terme des mariages en pays
policés. La peur de la conscription pousse quelques hommes à abréger le délai ;
mais c'est un effet accessoire. Il règne entre les conjoints une différence moyenne
de douze années en excédant chez le sexe masculin ; compte applicable à toute
Civilisation où le mariage n'est point violenté par voie coërcitive comme la
conscription.
Pendant les 12 ans de célibat, l'homme a formé en moyen terme 12 liaisons
d'amour illicite, à peu près 6 en commerce de fornication, et 6 en commerce
d'adultère. Ce n'est pas caver trop haut que d'estimer ces liaisons à UNE PAR AN,
quand on entend des jeunes gens, âgés de 20 ans, et n'ayant que cinq ans
d'exercice, dire : J'en suis à ma vingt-cinquième honnête femme, sans compter le
fretin. Abonnons donc pour 12 liaisons pendant les 12 années de célibat : il en
résulte,
Que le sexe féminin collectivement envisagé contracte,
Avant le mariage six liaisons en fornication ;
Après le mariage six liaisons en adultère ;
Proportion inévitable d'après l'énorme différence qui règne entre l'âge de mariage
pour les deux sexes.
J'estime ici en compte général qui admet des exceptions. Chacun se flatte d'en
avoir le bénéfice : qu'en résulte-t-il ?
Tel prétend avoir pris une femme vierge ; il en a eu, dit-il, de bonnes preuves.
Cela se peut, s'il l'a épousée jeune ; mais si elle n'a pas, avant la noce, fourni le
contingent d'équilibre en amours illicites, elle devra donc, après la noce,
compenser par douze liaisons en commerce adultère.
Non, dit le mari ; elle sera chaste, et j'y veillerai. En ce cas, il faudra donc que
la voisine compense par vingt-quatre infractions, savoir : douze liens en
fornication et douze en adultère, puisque l'équilibre général nécessite autant de fois
douze liaisons illicites qu'il existe d'hommes.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 85
Ce tort n'est pas astuce chez les philosophes ; mais seulement couardise,
escobarderie. Pour les convaincre de la justesse du reproche, donnons ici une
ébauche d'analyses conformes au vœu de Bacon, qui aurait voulu de la franchise et
des détails méthodiques dans les tableaux du mal.
Je choisis deux exemples en majeur et mineur.
On va se convaincre par ces tableaux que, dans les critiques publiées jusqu'à
présent sur chaque vice, le sophisme n'a dénoncé que les faibles délits servant à
excuser le mal. C'est un effet inévitable de toute analyse qui n'est pas intégrale,
graduée en classes, ordres, genres, espèces, et au besoin en variétés, ténuités et
infinités. (Voyez le Tableau, à la page suivante.)
Ne sont pas classées dans ce tableau les banqueroutes nationales, soit en direct,
comme le système de Law ; soit en indirect, comme le tiers consolidé. Elles
formeront une catégorie particulière dans un tableau complet ; celui-ci est une
ébauche où lesdites banqueroutes figurent en haut pivot Y.
La définition de ces 36 espèces étant renvoyée au traité des crimes du
commerce, nous devons nous borner ici à l'objet de la thèse ; elle tend à démontrer
« que, dans la critique des crimes sociaux, le sophisme ne s'attache qu'aux détails
qui peuvent excuser le mal et familiariser l'opinion avec l'aspect du désordre. »
Établissons l'accusation sur des faits notoires. Quelle est, sur les 36 espèces de
banqueroute, celle qu'on persifle au théâtre ? C'est, avant tout, la 36e, la
banqueroute pour rire. On met en scène le savetier qui, ayant reçu deux bottes
pour les raccommoder, n'en rend qu'une : c'est faillite de 50 p. %.
Si on n'expose que cette sorte de banqueroute à la critique, c'est familiariser les
spectateurs avec le vice ; transformer en sujet de facétie ce qui devrait être un sujet
de profondes méditations et de recherches sur l'antidote à appliquer au vice.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 90
1er GENRE. Les Innocents. 4e GENRE. Les Tacticiens. 7e GENRE. Les Sournois.
1. La Banqueroute Enfantine. 13. La Banqueroute Cossue. 25. La Banqueroute d'Indemnité.
2. id. en casse-cou 14. id. Cosmopolite 26. id. Hors de ligne
3. id. en Tapinois 15. id. de haute espérance 27. id. Repicquée
4. id. Posthume 16. id. Transcendante 28. id. Béate
17. id. en Échelon
3e GENRE. Les Séduisants. 6e GENRE. Les Agitateurs. 9e GENRE. Les Faux Frères.
8. La Banqueroute à l'Amiable 22. La Banqueroute de Grand genre 33. La Banqueroute en Filou
9. id. de Bon ton 23. id. au Grand filet 34. id. en Pendard.
10. id. de Faveur 24. id. en Attila 35. id. en Borgnon.
11. id. Galante 36. id. Pour rire
12. id. Sentimentale
scène et la bonne compagnie : quel nom faut-il donc employer ? Un nouveau mot,
une néologie, comme les noms de coiffuage et coiffu, puisque celui de cocu
semble trivial, et que celui d'adultère semble pédantesque.
Mais à quoi bon cette indulgence et ces capitulations avec le vice ? la disgrâce
où est tombé le mot cocuage ne sert qu'à constater le progrès de la chose, et la
mollesse des écrivains qui s'agenouillent devant le vice, au lieu de lui présenter
courageusement un ample miroir, un tableau méthodique et intégral des ordres,
genres, espèces et variétés de l'adultère.
L’un des journaux de Paris (Gazette de France), voulant un jour en donner une
analyse méthodique, borna sa division à trois espèces, et sans oser les désigner par
un nom spécial. Il rappelait à peu près les personnages de Molière : le George
Dandin, l'Arnolphe et l'Imaginaire. Est-ce définir un vice dont les variétés sont
innombrables, que d'en présenter seulement trois ? Il faut un tableau intégral, une
grande série qui embrasse et distingue amplement les ramifications et degrés.
Je pourrais donner cette hiérarchie du cocuage 1 en parallèle avec celle de la
banqueroute. J'ai un tableau de 72 modèles bien distincts, en ordres, genres et
espèces, par série mixte dont suit la distribution.
On admet en France des enfants posthumes d'un an. Je pourrais citer le tribunal
qui a rendu l'arrêt.
1
Une édition électronique réalisée à partir du texte de Charles Fourier, Hiérarchie du cocuage.
Collection L'écart absolu dirigée par Michel Giroud. Série Poche.
http://classiques.uqac.ca/classiques/fourier_charles/hierarchie_du_cocuage/hierarchie_du_cocua
ge.html
Fourier et les cocus par René Maublanc.
http://classiques.uqac.ca/classiques/fourier_charles/hierarchie_du_cocuage/hierarchie_du_cocua
ge_presentation_maublanc.html [MB]
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 93
vicieuses ; et qui pis est, ils en ont fait l'apologie indirecte, par une mollesse
d'attaque tendant à renforcer le vice et lui donner du lustre.
Souvent l'homme trop rusé est dupe de lui-même. C'est le fait de notre siècle
qui, à force de jongleries sur l'auguste vérité, a fini par manquer tous les bénéfices
qu'il aurait obtenus de calculs sur l'emploi de la vérité. On peut, au sujet de cette
maladresse, appliquer à l'âge moderne ce distique de La Fontaine :
Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui,
Qui souvent s'engeigne lui-même.
Ainsi a fait la philosophie, en se jouant de la vérité dont elle pouvait tirer si
grand parti. Redisons pour la vingtième fois que cette vérité, dont on a voulu faire
une vertu stérile, est au contraire la source des richesses, puisqu'elle est lien de
l'Association et voie des découvertes qui mènent à celle de l'Association.
Aussi, dans ce vers trop fameux,
L’argent, l'argent ; sans lui tout est stérile.
on pourrait changer le mot d'argent en celui de vérité, car il est certain qu'en
Association l'argent ou richesse ne naît que de la vérité mise en pratique.
Mais elle ne comporte pas de demi-emplois. J'ai prouvé qu'on doit l'introduire
en relations mineures comme en majeures ; qu'on ne pouvait arriver aux inventions
en mécanique sociale, que par des emplois intégraux de la vérité et par des
attaques intégrales du mensonge : en suivant cette méthode, on aurait marché à
grands pas au garantisme.
Il eût fallu d'abord procéder par étude négative, comme je l'ai fait dans ces
Liminaires, où je me borne à signaler les erreurs. J'invite les lecteurs studieux à se
pénétrer de ces doctrines négatives dont fourmille l'Intermède, et dont la
récapitulation nous conduirait trop loin. Les principales sont :
K Les propriétés subversives qui font du mariage une voie de dépravation
générale et de déraison spéculative, transition ou échelon de vices pour toutes les
classes.
1°. La lacune d'ORDRE en emploi partiel de la vérité ; emploi qu'on veut borner
aux relations majeures, d'amitié et d'ambition, sans l'étendre aux relations mineures
d'amour et de famillisme.
2°. La lacune de GENRE ; tort de vouloir introduire la vérité en affaires de
famille, sans l'introduire en affaires d'amour, intimement liées à celles de famille.
3°. L'échelle de fausseté du mineur au majeur, ou le régime qui façonne les
adolescents à la fausseté en amour, et par suite en ambition dans un âge plus
avancé.
4°. Le quadruple conflit des amours contre la vérité.
5°. Les disgrâces innombrables de cet état conjugal où on entraîne le peuple en
le lui peignant comme voie de bonheur et spéculant sur ses craintes de famine.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 96
FIN DE L’INTER-LIMINAIRE.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 97
TRANS-AMBULE.
Les Transitions harmoniques, ou le Triomphe des Volailles coriaces.
vieilles poules ; elles vont figurer, conjointement avec leurs amateurs, pour
appuyer une thèse de haut parage, celle de l'attraction proportionnelle aux
destinées (II). Elles vont concourir à prouver :
« Que toutes les impulsions attractionnaires, ridiculisées pour cause de bizarrerie, sont co-
ordonnées utilement au mécanisme sociétaire, où elles deviendront aussi précieuses
qu'elles sont inutiles et nuisibles dans le régime familial ou morcelé. »
On va se convaincre que la raison humaine se montre bien novice et bien
malavisée dans ses critiques sur les passions dites bizarres, et sur leur docte
Créateur qui ne les aurait pas données à l'homme, s'il les eût jugées inutiles au bien
général. Quel honneur pour une vieille poule coriace de faire les frais d'une
discussion si transcendante !
Au fait, certains estomacs sont affadis pas la volaille grasse, et se plaignent
qu'elle leur soulève le cœur. Ils préfèrent un coq mariné de trois ans, ou une poule
âgée et macérée. Ces viandes faites ont beaucoup de saveur ; elles s'attendrissent et
deviennent toniques à l'aide de sauces et apprêts qui les mortifient.
Si, dans un banquet, chez quelque Sybarite, l'un des convives paraît désirer ce
chétif régal d'une vieille poule, on lui répondra que c'est un mets si commun, qu'on
ne se serait pas douté qu'il pût plaire à personne. Cependant sur 50 individus, il
s'en rencontre au moins UN qui a ce goût bizarre : on en trouvera donc 24 dans une
Phalange contenant 1200 sociétaires au-dessus de l'âge de 15 ans, y compris les
femmes.
Ces partisans de vieilles poules marinées et accommodées en braisière ou en
gélatine forment, dans la série des consommateurs de poulets, un des quatre
groupes de transition selon le tableau spécial qui sera donné :
Nous traitons ici d'un goût de transition ultérieure : examinons l'utilité de cette
prétendue bizarrerie, et mettons la morale en action.
Chrysante, magnat de la Phalange de Saint-Cloud, est au nombre de ces
amateurs de vieilles poules marinées. Les gastronomes du lieu ne peuvent pas le
badiner sur cette manie, car il a trouvé sur la masse de la Phalange une vingtaine
de co-sectaires, hommes ou femmes, qui partagent ce goût avec lui. Souvent la
plupart d'entre eux se réunissent en dîné de secte, où le plat d'honneur fourni par
Chrysante est composé d'un coq entre deux vieilles poules.
Cette réunion corporative donne du relief aux cuisiniers qui préparent et
marinent ces vieilles volailles, et au groupe qui s'occupe de leur engrais au
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 99
poulailler. Voilà déjà un lien passionné entre ces trois groupes de consommateurs,
préparateurs et producteurs. Nous remarquerons plus loin que la vieille poule
mangée en civilisation y ferait naître autant de discordes qu'elle engendre ici de
liens.
Il faut aux Harmoniens, à table comme ailleurs, des stimulants qui unissent les
cœurs, les esprits et les sens. Or, cette régalade bizarre d'un coq entre deux vieilles
poules établit entre les co-sectaires de Chrysante une foule de liens fondés sur
l'affinité de goûts et d'action industrielle sur les menées d'amour-propre tendant à
accréditer leur mets favori : ils parviennent par les soins de préparation à donner
du lustre à ces sortes de volailles. Ils s'étayent d'une coalition avec les amateurs
des Phalanges voisines ; enfin ils soutiennent ce mets au point de le faire figurer
avec honneur au buffet, à la case de transition ultérieure, où les vieilles poules
marinées à propos sont souvent recherchées par diversion aux poulardes grasses.
Dès-lors ce chétif régal crée entre des inégaux un quadruple lien de cœur,
d'esprit, d'amour-propre et de sensualité. Brillant effet d'une transition artistement
ménagée, comme elles le sont toutes dans l'état sociétaire.
L'assemblage de ces quatre liens (deux suffiraient) produit une composite
redoublée ou bi-composée, qui exige double plaisir des sens et double plaisir de
l'âme. Que de merveilleuses propriétés chez une vieille poule adaptée aux
coutumes d'Harmonie sériaire !
Comparons le sort de cette pauvre volaille au rôle qu'elle jouerait en
civilisation ; elle y achèvera obscurément sa destinée sur quelque table de menue
bourgeoisie où elle deviendra un sujet de discorde. Achetée par une ménagère qui
est réduite à griveler sur l'anse du panier, pour subvenir aux frais de toilette, la
volaille surannée sera servie à midi sonnant, au tendre époux qui aimerait fort les
chapons s'ils n'étaient pas si coûteux. À peine a-t-il goûté du chétif oiseau qu'il dit
à sa femme : « Peste soit de la poule ; elle est coriace comme les cinq cents
diables ! Vraiment, répond la ménagère, on va te servir des poulardes fines pour
quelques sous que tu fournis, et qu'il faut t'arracher : donne donc de quoi payer les
bons morceaux, si tu veux faire bonne chère ; tu as toujours de l'argent à dépenser
au café avec les godailleurs. »
Cette apostrophe coupe la parole au tendre époux, qui aimerait comme
Harpagon, faire bonne chère sans donner de l'argent. Il achève sans réplique ce
morceau de pénitence, dont on fait manger le surplus aux tendres enfants, à qui il
est défendu de trouver rien de mauvais.
Ainsi la misérable poule, qui aurait fait en Harmonie le charme d'un repas de
gastronomes ambigus (titre de transition ultérieure), sera en civilisation une
pomme de discorde, une source de maussaderie dans le dîné d'un petit ménage
parcimonieux comme le sont ceux qui achètent les vieilles poules, sans pouvoir ni
savoir les mortifier et apprêter convenablement. Un tel ménage, pour la bien
macérer, dépenserait en vinaigre et hauts goûts plus qu'à l'achat d'une volaille fine.
Ce raffinement ne convient qu'à une grande Phalange bien pourvue du nécessaire,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 100
et faisant servir d'un jour à l'autre les bains de macération, parce qu'elle a une
consommation journalière de ces mets de transition.
Examinons un quatuor de beaux contrastes dans le parallèle de ces deux
volailles mangées, l'une en Civilisation, l'autre en Harmonie.
Remarquons d'abord que le peuple, en Association, profite de ces goûts
hétéroclites des riches : si Chrysante, magnat de la Phalange et habitué de 1re
classe, a choisi pour traiter ses amis trois vieilles volailles affectées aux tables de
3e classe, il en résulte que trois volailles fines, destinées pour la 1re table où figure
Chrysante, reflueront sur les tables de plébéiens au même prix auquel ils auraient
payé les communes.
C'est ainsi qu'on traite en Harmonie les reflux de classe ou déviations de table ;
elles tournent au bénéfice des inférieurs qui, pour cette raison et pour beaucoup
d'autres, flattent les bizarres manies des riches. Ceux-ci, de leur côté, ont des
motifs d'intérêt et d'agrément, pour encourager toutes les bizarreries de la classe
pauvre.
Analysons les liens que ces goûts ambigus produisent en Association, et les
discordes qu'ils font éclater en Civilisation. (Z est signe des effets subversifs, des
harmoniques.)
CINQUIÈME NOTICE.
CHAPITRE IV.
UTOPIE D'ISSUE VIOLENTÉE.
J'ai avancé (II) que le vice peut fournir plusieurs issues de civilisation. Je vais
examiner l'une des plus brillantes : on l'obtiendrait de la contrainte ou despotisme.
Elle n'est pas mentionnée au tableau (II) où l'on a omis les deux transitions,
l'Utopie sociétaire, dont je décris ici l'essai violenté
l’Architecture sociétaire, dont je traite à l'Extroduction.
Entrons en matière sur l'apologie conditionnelle du despotisme.
Dieu ne crée rien en vain : la vipère, la sangsue, la cantharide, fournissent à la
médecine des remèdes utiles. Tout ce qui nous paraît complètement vicieux en
matériel ou en passionnel a des propriétés occultes qui nous étonneront un jour,
comme celles du café nous ont étonnés après 4000 ans de dédain.
C'est sur la découverte de ces propriétés cachées qu'échoue le génie civilisé : il
ne sait pas même utiliser les petits défauts, les menus ridicules, comme le goût des
vieilles poules ; comment saura-t-il trouver dans les vices les plus odieux des voies
de salut social, et transformer un Néron en sauveur du monde policé, rôle qu'il eût
rempli s'il l'eût connu ?
Certain adage trivial, mais exact, nous dit, « que jamais mauvais ouvrier n'a su
trouver bon outil. » Tel est le fait de la politique civilisée elle ne sait tirer parti ni
de la vertu ni du vice. Rencontre-t-elle un Néron au lieu de l'utiliser tel que la
nature l'a formé, elle veut dénaturer ses passions, le transformer en ami du
commerce et de la modération, en ami des raves et du brouet noir. Instituteurs
malencontreux, vos leçons rendent Néron pire encore qu'il n'aurait été : sachez
employer les germes que la nature a semés dans son âme : il tend au despotisme ;
sachez lui suggérer un acte de despotisme grandiose et régénérateur, au lieu de le
harceler et le désorienter par le galimatias moral d'un Sénèque.
Il n'est de bon, en politique et en morale, que ce qui est compatible avec la
pratique. Les savantes utopies de Platon et Fénelon sont ridicules, parce qu'elles
sont impraticables : celles d'un casse-cou scientifique seront bonnes, si on peut les
mettre à exécution. Il n'a donc manque aux Néron et aux Philippe II, que
l'assistance d'un casse-cou utopiste. Au lieu de Sénèque et Burrhus, il eût fallu près
de Néron un philanthrope d'instinct, habile à pénétrer les plans d'opérations
sociétaires, qui reposent sur l'emploi du luxe et des plaisirs, et non sur le pitoyable
amour des raves et du brouet noir.
Nous allons donc, par convenance à l'esprit despotique, spéculer sur un projet
d'association violentée, sur un acte vexatoire assorti au caractère grandiose et
fastueux d'un Néron. Pour un moment, rallions-nous aux tyrans, puisque les
prétendus amis de la vertu, les Socrate et les Marc-Aurèle sont des avortons de
génie qui n'ont jamais su ni concevoir ni exécuter le bien. Prouvons-leur qu'en
utopie sociétaire comme en équitation, les plans d'un casse-cou politique auraient
été plus efficaces que les subtilités des sophistes.
Je suppose qu'en pays despotique, à Rome sous les Césars, ou à Paris sous
Bonaparte, le monarque, d'après quelque projet d'association forcée, prenne
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 105
fantaisie de réunir en un seul ménage six vingts familles aisées, avec les
domestiques nécessaires, et qu'il les oblige à contracter de gré ou de force une
société de six mois pour la vie animale et pour quelques travaux accessoires,
comme vergers, jardins, basse-cours, étables, avec deux ou trois manufactures
pour occuper les journées pluvieuses.
Dans cette entreprise violentée, le despote aura pour but de juger des
économies matérielles et des liens passionnels que peut produire une telle réunion.
Les économies ne pouvant être considérables que dans la classe qui jouit de
quelqu'aisance, et les liens ne pouvant se nuancer que chez la classe polie, il faut
choisir les 120 ménages parmi les propriétaires et rentiers que rien n'empêche de se
déplacer pendant les six mois de belle saison qu'ils vont souvent passer à la
campagne. On les y réunira dans quelque vaste et beau local, hors de barrières et
d'octroi, puisqu'il s'agit d'essai en économie domestique.
On les obligera à fournir en numéraire ou garanties la somme qu'ils
affecteraient pendant six mois à leur table ; apporter un contingent de linge et
vaisselle pour le fonds du ménage sociétaire ; on leur en fera au besoin l'avance.
Les travaux y seront sociétaires d'autorité, sans aucune licence de gestion
familiale séparée, mais sans contrainte au travail ; on exclura seulement le travail
isolé, en faveur du combiné : c'est l'opposé du système des philosophes. Ils ne
manqueraient pas de morceler le jardin en 120 portions égales, selon la loi agraire,
et les répartir à chacune des familles rassemblées. Ils donneraient à ces cultures
morcelées le nom suave et délicieux de petite république.
On doit procéder en sens inverse, puisqu'il s'agit d'essai sur les combinaisons
sociétaires : le despote aura défendu les cultures philosophiques et morcelées : aux
jardins, aux basse-cours, aux ateliers, on ne pourra travailler qu'en Association, qui
n'est ni communauté ni république. Ce sera aux sociétaires à s'ingénier pour
découvrir un moyen de rétribuer chacun selon ses œuvres, mais sans autoriser
l'exploitation isolée ; le despote voulant forcer l'investigation sociétaire, et
provoquer les développements que peut lui donner une masse de familles choisies
dans la classe aisée.
Qu'on n'objecte pas les difficultés de réunion, puisque je suppose un pays
despotique où il suffira de dire, comme en 1813, aux 10,000 gardes d'honneur :
Quittez votre bien-être, vos familles ; allez mourir ; l'empereur le veut.
Du reste, on ne gênera en rien ces ménages quant à leurs fantaisies
individuelles ; on se borne ici à exiger d'eux la réunion domestique et sociétaire
pendant six mois, où ils pourront nommer eux-mêmes et surveiller le comité de
gestion, approvisionnement et dépenses, comité pris dans le sein de la société,
comptable à elle, amovible par elle. Examinons les résultats de cette épreuve en
matériel et en passionnel.
MATÉRIEL. L’effet digne d'attention dans ce ménage centigyne, c'est la
tendance à se former en Séries, et les chances de succès complet ou approximatif.
L'Harmonie ne reposant que sur cette opération, un casse-cou politique devient
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 106
supérieur à tous les savants, s'il peut arriver par violence, ou brusquerie, ou jeu de
hasard, à la formation des Séries pass., qui sont destinée sociale de l'homme.
Le ménage centigyne y atteindra fortuitement, malgré qu'il opère sans
méthode : le despote l'a rassemblé sans trop savoir quels statuts il fallait lui
prescrire. Voilà ces reclus livrés à l'instinct économique.
Dès la première semaine, leur société reconnaîtra que son unité épargne les
sept huitièmes en frais de préparation, d'agents, de valets, de combustibles, etc. Les
sociétaires verront en outre, qu'avec une dépense réduite au tiers, ils se procurent
(par achats en droiture) une variété, une surabondance décuples de l'ordinaire du
ménage.
Cet avantage ne serait flatteur que pour la gourmandise, et non pour la sagesse,
objet de notre spéculation violentée 1. Qu'on ne répugne point à ce moyen ; il faut,
en mécanique sociale, savoir tirer parti du mal comme du bien. Examinons donc si
cette réunion aventurée et violentée nous conduira au but, à la formation des Séries
pass., mécanisme qui sera défini aux chapitres spéciaux.
Sur quel point, dans quelle branche de relations domestiques devra-t-on
habituer nos 120 familles recluses à former la Série ? Sera-ce dans les travaux des
jardins, des vergers, des étables, de volailleries ? Quelle fonction choisir pour
l'essai ? Aucune de celles qu'on appelle TRAVAIL. Opérons d'abord sur le plaisir,
sur la table, puisque c'est la fonction la plus généralement attrayante, et que si on
peut introduire à table ce mécanisme sériaire, objet de nos spéculations, il gagnera
tout le système industriel avec la rapidité de l'incendie.
1
Est-ce bien par la liberté qu'on peut conduire le civilisé à la sagesse ? Non il faut le contraindre.
Lorsqu'on força l'adoption des jantes larges, tous les voituriers jetaient les hauts cris et deux ans
après, ces mêmes hommes vantaient l'opération, disant : « Ah ! qu'on a bien fait de nous obliger
à prendre ces larges roues ! cela conserve les chemins ; on roule bien à présent. » En parlant
ainsi, ils oubliaient que deux ans plus tôt, ils avaient vomi peste et rage contre le décret des
jantes larges. Que n'a-t-on opéré de même sur le système métrique ou mesure unitaire, opération
si mollement conduite, qu'elle a avorté pour l'honneur de la liberté beaucoup trop ménagée dans
cette affaire. Tel est le civilisé, être sans raison. Il faut, pour son propre bien, employer avec lui
les voies coërcitives. Il n'use de la liberté que pour se porter au mal, contrarier toute réforme
utile, se faire l'instrument des agitateurs. Il n'est pas plus fait pour la liberté, que les barbares
bien dépeints par l'auteur de Mahomet, dans ce vers sur l'Arabie :
Et pour la rendre heureuse, il la faut asservir.
Est-ce donc à la seule Arabie qu'il faut appliquer ce principe ? Je tiens qu'il s'applique à la
civilisation entière, et surtout à la France : avec sa frivolité et son mépris d'elle-même et de ses
moyens, sa versatilité devenue sujet de risée, sa prévention servile pour une capitale minotaure,
son indifférence pour la chose publique, ses chansons sur la perte d'une province et d'une année,
son exigence de flatterie de la part de compatriotes, sa tolérance d'insultes de la part des
étrangers, son antipathie pour la vérité, l'ordre, la prévoyance ; la France, dis-je, avec ce
mauvais esprit fardé de bel esprit, est le pays le moins fait pour la liberté politique. En liberté,
comme en musique, les Français ne seraient jamais que la nation des DÉMESURES.
S'offenseront-ils de l'aveu ? Qu'ils me démentent par le fait, en prenant l'initiative de la vraie
liberté, de l'Association.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 107
Passons sur les détails du repas : il est clair que les 120 ménages, qui avaient en
moyen terme trois plats au service et deux au dessert, en auront ici, par extrême
économie, 40 au service et 25 à 30 au dessert, distribués selon les goûts des trois
sexes, et que tous les civilisés du dehors, qui seront invités à pareille lippée,
demanderont aux reclus de leur céder la place : chacun des passagers voudra
échanger sa liberté contre la nouvelle prison. Et pourquoi ? C'est qu'au sortir de
table on retrouvera même illusion aux jardins et ateliers. Les séries une fois
formées à table se forment dans toutes fonctions ; dès que la société en a reconnu,
par expérience, le charme et les économies, chacun devient unanime pour
appliquer cette méthode à tous les travaux, à tous les plaisirs. De là vient qu'il faut
d'abord introduire cet ordre dans le mécanisme des repas, où il est si aisé de le faire
adopter et d'en constater l'excellence, comparativement aux maussaderies et
déperditions civilisées, où l'on ne parvient à grands frais qu'à donner des repas
semblables à celui du renard à la cigogne : chaque maître de maison y sert selon
son goût, et sans pouvoir ni savoir satisfaire les convives ; témoin la maudite
drogue nommée vermicelle que prodiguent les ménagères et les traiteurs, pour
s'épargner les soins qu'exigerait un bon potage.
Ici, d'une pierre deux coups : le despote n'aura eu qu'un seul but, celui de tenter
les économies de ménage combiné. Non seulement il réussit ; mais il atteint un
autre but fort inespéré, qui est l'Attraction industrielle. On verra aux 4e et 5e tomes
qu'elle existe partout où il y a des Séries passablement équilibrées : or elles se
forment dans les travaux du moment où on peut les organiser à table, en triple
essor, ou subdivision par sexes, goûts et caractères : ceci nous conduit à parler des
subdivisions par caractères.
PASSIONNEL, assortiment de compagnies. C'est le point délicat et inconnu en
Civilisation : il est tâtonné dans les grandes soirées, où l'Amphitrion cherche à
appareiller une dizaine de petites tables, sans étiquette et assorties à volonté ;
division aussi agréable que celle du grand couvert est fastidieuse par le ton guindé
et alambiqué, le style d'adulation et les phrases parasites, les politesses dites
baisers de Judas.
Rien de cette gêne parmi nos reclus ; ils ne se distribuent à table et au travail
qu'en petits comités, variables à volonté, formant Série et groupes intimes. C'est
une distribution que la nature indique lorsqu'on bannit l'étiquette.
Pour faciliter l'assortiment et la liberté, ils ne manqueront pas d'établir trois
degrés de service en progression de dépense, des services à 15 mets, à 12 et à 9,
choisis sur la masse des objets placés au buffet.
Vouloir décrire les relations que l'instinct leur suggérera, ce serait anticiper sur
les volumes suivants ; bornons-nous à observer qu'ils réussiront, parce qu'ils auront
évité le vice capital des établissements antérieurs, où on n'a spéculé que sur des
ramas de pauvres. On peut les utiliser dans l'Association, mais non pas dans cet
essai irrégulier, où il ne faut au début d'autres gens nécessiteux que les
domestiques.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 110
ménage leur persuade à tous que la femme dirige au mieux le gouvernail. Quel
serait leur contentement dans la société centigyne, de se voir dès la première
semaine délivrés sans retour de ce tracas domestique et familial.
Considérons cette utopie comme un canevas qu'il faudra remettre en scène aux
tomes suivants, pour examiner ses chances de succès éventuel ; par exemple,
quand nous traiterons de l'éducation attrayante dont les philosophes, nommés
Lancastriens et mieux Mutualistes, paraissent avoir eu quelque légère idée. Nous
examinerons quels succès d'aventure aurait pu obtenir en ce genre le ménage
centigyne qui serait arrivé forcément à l'éducation sériaire, attrayante à l'industrie.
Si les épreuves sociétaires ont échoué, c'est parce que la fatalité a poussé tous
les spéculateurs à opérer sur des masses de pauvres gens qu'on soumet à une
discipline monastique industrielle, obstacle principal au jeu des Séries. Ici, comme
dans toute affaire, c'est toujours le SIMPLISME qui égare les civilisés aheurtés à des
épreuves sur la réunion pauvre ; ils ne peuvent pas s'élever à l'idée d'un essai sur la
réunion riche. Ce sont de vrais Lemmings (rats voyageurs de Laponie), aimant
mieux se noyer dans un étang que de dévier, dans leur marche, de la ligne adoptée.
L'intérêt les dirige bien mieux dans la recherche des mines d'or. Quand ils ont
ouvert sur un point quelques puits sans succès, ils savent bien conclure à changer
de direction et fouiller sur un autre point. Ils ne sont pas parvenus à ce degré de
sens commun en calcul d'Association.
Il fallait donc, à défaut de génie, un essai tyrannique tenté sur des riches.
Quelle étourderie aux philosophes (et encore plus aux illibéraux, familiarisés avec
le despotisme) de n'avoir pas suggéré cette idée aux despotes, au lieu de perdre le
temps à déclamer contre eux ! Bonaparte y aurait topé : la seule idée de changer en
trois mois la face du monde l'aurait électrisé, et il aurait affecté au Sérigerme
quelque château royal abandonné, comme celui de Meudon, près de Saint-Cloud.
Les Parisiens auraient brigué l'honneur d'admission pour courtiser le despote qui
n'aurait eu que l'embarras du choix.
L’on aurait aperçu au bout de trois mois beaucoup de lacunes dans le
Sérigerme, entre autres celles d'une masse de familles pauvres et d'une méthode
pour élever les valets au rang de sociétaires non salariés ; en peu de temps on
aurait obvié à ces inconvénients, et provisoirement l'on serait arrivé d'emblée à la
société bâtarde numérotée 6 1/2, au tableau (II). C'eût été une manœuvre aussi
brillante que subite ; car le Sérigerme installé en avril aurait été à la fin de juin en
plein exercice d'Association et d'Attraction industrielle.
Quelle palme pour les faiseurs d'utopies, s'ils eussent eu l'idée de s'associer au
despotisme, et de concevoir qu'avec des esprits viciés et bornés comme les
civilisés, l'oppression spéculative peut devenir un ressort plus judicieux que ce
fantôme de liberté dont on ne voit éclore aucun remède aux misères des peuples,
aux 9 fléaux (II) de lymbe sociale !
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 112
CHAPITRE V.
En plaçant donc 30, 000 fr. dans la Phalange de Meudon, sous condition de ne
s'y occuper que de ses plaisirs, Cléon perçoit un revenu net effectif de 6,000 fr.
faisant 20 p. %, qu'il a gagnés à se divertir et bannir toute inquiétude. Cet avantage
de doubler sans travail son revenu effectif s'étend, dans l'Association, à tous les
petits actionnaires en pleine santé, aptes à fréquenter les Séries d'industrie
attrayante.
Ce serait peu d'un tel revenu, s'il fallait, comme aujourd'hui, le consumer en
faux frais, impôts, domesticité, entretien de femme et enfants. Cléon n'a de
dépense à faire que pour lui seul, en nourriture, vêtement et logement. Un
Harmonien est délivré de tous ces frais qui accablent un malheureux civilisé. La
femme gagne par elle-même en se livrant au travail attrayant dans une trentaine de
Séries : l'enfant en fait de même, dès l'âge de trois ans, et jusque-là son entretien
est au compte de la Phalange. La domesticité se compose de plusieurs Séries
rétribuées en dividende sociétaire, sur le produit général : personne ne les paie
individuellement. Quant aux impôts, la Phalange les prélève sur le produit, avant
de régler les dividendes de Série (voyez livre IV, 8e section). Dès lors, Cléon qui a
versé 30,000 fr. de capital, dont il retire 6,000 fr. de rente, n'a que lui seul à
entretenir. Cléon, menant dans sa Phalange le train de vie qui lui coûterait bien au-
delà de trente mille francs dans Paris (voyez le trentuplement relatif), n'aura
dépensé au bout de l'an que 3,000 fr., et pourra en épargner autant chaque année.
Objectera-t-on que chaque petit propriétaire voudra en pareil cas adopter le
genre de vie de Cléon, s'adonner comme lui aux plaisirs devenus lucratifs ? Mais
l'agriculture sera aussi séduisante que les fonctions décorées aujourd'hui du nom
de plaisirs, et tout cultivateur opinera à payer d'un fort dividende ces plaisirs
devenus appuis de l'industrie productive. Cléon lui-même se trouvera cultivateur,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 115
quant aux orangers, œillets et objets titrés aujourd'hui de luxe agricole, mais aussi
nécessaires dans l'Harmonie que la culture des légumes et graminées.
Cléon retirant de son capital, sans aucune industrie pénible, un revenu net
effectif de 20 p. %, 6,000 pour 36,000, obtient relativement 60 p. % de net absolu.
En effet :
Si par voie usuraire ou autre il obtenait, en civilisation, d'un capital de 36,000
fr. le revenu de 6,000 fr., il faudrait déduire sur ce net l'entretien de femme et
enfants, les frais d'impôts et de domesticité : ces comptes payés, il ne resterait pas
à Cléon un net absolu de 2,000 fr. à affecter à sa dépense personnelle. Il sera donc,
tout autre calcul à part, trois fois plus riche en Harmonie, par compte définitif ;
c'est-à-dire que 6,000 fr. de net absolu lui vaudront 18,000 fr. d'un net effectif dans
l'ordre civilisé qui lui en absorberait 12,000 en faux frais de femme, enfants et
impôts.
Cela posé, son revenu net absolu comparativement au nôtre, ne sera pas de
20 p. %, mais de 60 p. %. Nos usuriers sont donc modérés, quand ils se bornent à
convoiter l'honnête intérêt de 30 p. %, puisque l'Association leur rapportera
l'équivalent de 60 p. % de rente du capital, en valeur effective de civilisation (ceci
indépendamment de la base de valeur réelle triplée (Introd. II), et du trentuple
relatif.
Si j'ai dédié ce chapitre aux petits propriétaires, c'est que la chance de revenu
net effectif sera bien moins forte pour un grand propriétaire possédant 500,000 fr.
Il percevra, quant au capital, la même rente de 10 p. % qu'obtient Cléon, soit
50,000 pour 500,000 ; mais il ne fera, par attraction, que le travail d'un homme
ordinaire ; et en supposant qu'il gagne, comme Cléon, 3,000 fr. en lots d'industrie
et talent, ce sera une addition imperceptible au lot de revenu capital porté à
50,000 fr. Mais ne sera-ce pas pour lui un avantage énorme que de placer
500,000 fr. à 10 p. % de rente garantie, sans aucune charge d'impôt ni de
surveillance ou risque, sans dépense de famille et domesticité ? À ces conditions,
son revenu sera effectivement triple de ce qu'il serait en civilisation, et 50,000 fr.
en Harmonie équivaudront pour lui à 150,000 en civilisation. Ce sera un produit
comparatif de 25 p. %, non compris les chances indiquées.
Il suit de ces détails que les « intérêts de 30 à 60 p. % » condamnés aujourd'hui
comme usuraires, sont précisément le taux auquel la nature veut élever les
capitalistes et propriétaires de diverses classes, les mondors à 30 et les menus à 60,
y compris le produit du travail attrayant qu'on a vu classé au rang des plaisirs réels.
Ainsi l'usure et même l'usure colossale de 60 p. % est innocentée,
comparativement au revenu net absolu de l'Association.
Ce n'est donc pas à tort que nos malheureux propriétaires s'estiment lésés et
frustrés par un chétif produit domanial de 4 p. %, et souvent 3, après l'impôt et les
risques déduits. Dans cet état de choses, ils sont assez excusables de recourir à
l'usure, à l'agiotage, et aux spéculations illicites, pour accroître des rentes à peu
près illusoires en comparaison des charges et risques, dont un seul, celui de guerre,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 116
peut réduire de moitié la fortune d'un propriétaire, ainsi qu'on l'a vu récemment en
Champagne, en Saxe, en Espagne et autres lieux.
Voilà pour l'usure une absolution conditionnelle ; on ne la justifie que sous le
rapport du besoin. Si ce vice a tant d'empire en tous pays, on n'en doit accuser que
l'agriculture civilisée, vraiment méprisable par l'exiguïté de ses produits et par la
fausseté des bons et simples villageois, qui ne cherchent qu'à tromper et voler. On
a souvent avec eux un procès au lieu d'un revenu : faut-il s'étonner que tous les
capitalistes s'adonnent de plus en plus à l'agiotage et aux spéculations
désastreuses ?
L'usure est extirpée dans l'ordre sociétaire, par substitution absorbante bi-
composée ou quadruple :
1°. Par l'énorme bénéfice que donne le placement en agriculture, sans charges
ni retenues ;
2°. Par l'impossibilité de lutter contre la régence de la Phalange, qui a toujours
des fonds à prix courant 1 pour tout homme solvable ;
3°. Par la rareté de besoin chez des gens qui n'ont point de dépense externe et
gagnent en se livrant au plaisir ;
4°. Par les sentiments d'honneur qui sont au 1er rang en Association, mais qu'il
est forcé de placer au 4e et dernier en civilisation.
1
À prix courant ! Mais si ce prix courant est de 10 par an, option accordée pour la rente fixe,
l'emprunteur ne sera-t-il pas écrasé par le prêt de Phalange, comme il l'est aujourd'hui par
l'usurier ? Non : une Phalange prête toujours au denier 16, à 9 pour 144, ou 6 1/4 p. 0/0. Elle
obtient elle-même à plus bas prix, des actionnaires extrêmes ; à 7 p. 144, faisant 5 p. 100. Un
emprunteur connu pourra obtenir d'eux au même prix à 5 ou 5 1/2, sans plus.
L’intérêt agricole de 10 est pour le sociétaire interne et résident ; encore ne lui prend-on à ce
taux qu'une somme déterminée, qui n'excédera guère 4 à 500,000 fr. S'il a dix millions de
capitaux, il place où il peut à taux de commerce qui est au-dessous du taux agricole ; et lors
même que sur dix millions il en aurait 9 placés à 5 p. 0/0 seulement, ne serait-ce pas déjà un
produit très-avantageux, vu l'exemption [des dépenses domestiques,] des risques de
banqueroute, surveillance, gestion, et la faculté de retirer ses dépôts à volonté et sans
avertissement préalable ? Chaque Phalange, à défaut de numéraire, peut lui envoyer son papier
acceptable au congrès provincial, qui a le double de tous les inventaires, et la note des dépôts.
Sans cette précaution, une Phalange pourrait spéculer comme nos tripotiers, qui émettent du
papier sans motif connu, et exercent ainsi le droit de souveraineté réelle ou droit de monnaie
fictive, 12e caractère du commerce mensonger, tableau (II).
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 117
séduire tous les pervers. Assez d'autres sauront donner ces couleurs à l'Association
et la travestir selon le goût du siècle.
Je leur abandonne volontiers cette palme banale, n'ayant de prétentions qu'à
celle d'inventeur ultra-civilisé, et non pas d'orateur civilisé.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 118
CHAPITRE VI.
De l'Économisme composé et puissanciel, vices du simplisme en économie.
deux luxes doivent, selon l'unité, être convergents ; chacun des deux doit soutenir
l'autre et conduire à l'autre. Quoi de plus vicieux qu'un assemblage de deux
éléments qui se contrecarrent ! c'est l'image de ces mauvais ménages où chacun
des deux époux ruine à l'envi la maison.
Telle est parmi nous la marche des deux luxes toujours en conflit : l'externe ou
richesse entraîne à des excès qui altèrent la santé ou luxe interne ; et de même le
luxe interne ou vigueur entraîne à des abus de plaisir qui compromettent la fortune.
Tous deux se détruisent l'un par l'autre : comment nos beaux esprits osent-ils parler
d'unité d'action et d'économie de ressorts, quand la duplicité règne dans le jeu des
ressorts primordiaux ? Peuvent-ils nier qu'il n'y ait jeu discordant ou simple dans
ce mécanisme, où l'on s'éloigne de la richesse dans les fonctions qui donnent la
santé, et où l'on s'éloigne de la santé dans les plaisirs que procure la richesse ?
Peuvent-ils nier que le bonheur et la sagesse consisteraient dans un ordre de choses
qui combinerait richesse et santé, conduirait à l'une et à l'autre simultanément ?
Telle est la propriété du régime sociétaire.
Un préjugé nous a abusés sur le désordre actuel ou conflit des deux luxes : on a
pensé que la Providence avait voulu partager ses faveurs, donner au pâtre et au
sauvage la vigueur en indemnité de leurs privations. Ce sophisme présente une
idée de balance équitable ; il n'est pas moins erroné : ce n'est pas ainsi que Dieu
spécule sur la justice ; nous verrons à l'article du malheur bi-composé, chap.
suivant, qu'il ne veut rien de simple dans la destinée de l'homme, et qu'il ne place
pas l'équilibre dans une divergence, mais dans une convergence d'éléments
contrastés.
Tel est l'effet des Séries pass. où l'homme riche a encore plus de santé que le
pauvre ; ce qui n'empêche pas que celui-ci ne soit très-vigoureux, et qu'on ne voie
un homme sur douze atteindre à 144 ans. Mais les riches harmoniens ont en plus
grande abondance les garanties de vitalité, parce que leur carrière plus fournie
d'attraction est plus active, plus variée, plus apte à prévenir les excès. Ainsi
s'établit le concours de la vigueur avec la richesse ; concours sans lequel il n'y a
point d'unité d'action entre les deux ressorts (luxe interne et externe).
Précisons bien ce tort radical de nos équilibristes sociaux, tout aheurtés à
spéculer en simple ; savoir :
Les politiques, sur la richesse en négligeant la santé ;
Les moralistes, sur la santé en négligeant la richesse.
Tout étant composé dans la destination humaine, si la masse n'arrive pas aux
deux luxes combinément, elle tombera dans les deux pauvretés cumulativement.
C'est ce qui a lieu dans l'état actuel où l'on voit une chute
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 120
Tels sont les résultats constants de l'état morcelé. Peu importe que les théories
prétendent nous conduire au luxe composé, ou luxe interne et externe, quand il est
notoire que le civilisé est moins robuste que le sauvage, et le citadin moins que le
villageois ; qu'enfin l'ordre civilisé fait diverger les deux luxes, au lieu de les faire
converger, marcher de front.
Voilà l'erreur définie en sens général : j'ai analysé jeu simple et conflit dans la
tendance aux deux luxes ; attaquons maintenant le simplisme sur quelque errement
spécial ; descendons du tout à la partie, à la journée de travail. Nous allons
distinguer sa valeur en degrés multiples, et arguer de ce calcul contre
l'économisme civilisé, qui ne spécule que sur la journée simple ou industrie
apathique et réduite au plus bas degré de produit, à la moindre activité possible.
Comment travaillent nos athlètes salariés ? Ils ne cherchent qu'à esquiver la
tâche. Ils baguenaudent si le maître s'éloigne : l'ouvrage est double si le maître
surveille sans relâche.
Un ingénieur me disait d'un travail : « Cela n'avance pas du tout ; il y a 40
pionniers. – Cependant, répondis-je, 40 hommes robustes. – Bah ! 40 pionniers
font de l'ouvrage comme 5 hommes ; ils travaillent par punition, sans
gratification ; ils en font le moins qu'ils peuvent. » Même raisonnement va
s'appliquer au parallèle de civilisation et d'association. Nous allons voir que 40
civilisés de la classe des maîtres, des bons ouvriers, font de l'ouvrage comme 5
harmoniens ; différence d'un à huit.
1
Elle est obligée, en ce que le besoin de travailler les force à faire le sacrifice de leur santé dans
des fonctions malsaines, des ateliers insalubres, [aciérie], des exercices outrés qui usent de
bonne heure les tempéraments, exposent le peuple aux fièvres et épidémies, sans moyens de
traitement. Il est donc en débilité relative et obligée ; et rien n'est plus faux que ces visions
d'équilibre qui placent la santé chez le peuple en dédommagement des richesses. Il a les germes
de santé ; mais il est forcé à s'en priver lui-même et se précipiter par misère dans les maladies,
courir à la mort pour échapper à la famine.
L'esprit civilisé, tout sophistique, aime à se repaître de compensations illusoires, comme celles
que je viens de réfuter. La vérité est que l'homme, étant un être de destin bi-composé, doit
arriver ou au bonheur bi-composé dans l'état de choses voulu par Dieu, ou au malheur bi-
composé sous les lois des hommes (redite nécessaire). C'est ainsi qu'on doit envisager la justice
divine sociale : elle est franche quant aux voies et moyens ; invariable dans sa marche
composée : pleine en bienfaits comme en fléaux ; témoin la peste bi-composée ou quadruple
dont nous sommes frappés aujourd'hui (avant-propos) : enfin elle est tout à fait incompatible
avec les escobarderies de contre-poids et de compensation que le sophisme veut lui prêter.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 121
1°. L’esprit de propriété est le plus fort levier qu'on connaisse pour électriser
les civilisés ; on peut, sans exagération, estimer au double produit le travail du
propriétaire, comparé au travail servile ou salarié. On en voit chaque jour les
preuves de fait : des ouvriers d'une lenteur et d'une maladresse choquante,
lorsqu'ils étaient à gages, deviennent des phénomènes de diligence dès qu'ils
opèrent pour leur compte.
On devait donc, pour premier problème d'économie politique, s'étudier à
transformer tous les salariés en propriétaires co-intéressés ou associés. C'eût été
doubler la valeur des journées à gages, et par suite les avantages d'accélération.
Mais les salariés ne composent que les trois quarts de la population
industrieuse (compte général établi sur les pays d'esclavage et de liberté).
Comment élever l'autre quart des journées, celles des maîtres, au double produit ?
Omettant ici les petits moyens, comme exemption de surveillance, retour des
maîtres et commis aux travaux qu'ils inspectaient, je me fixe au levier le plus
puissant, celui de la vérité qui règne en Association. Il suffirait, en agriculture et
manufacture, de la garantie de vérité et fidélité des agents, pour que les chefs
entreprissent une infinité de travaux auxquels ils n'osent pas même songer
aujourd'hui. J'ai remarqué, en parlant des vergers, qu'on planterait vingt fois plus
d'arbres à fruit, si on avait la garantie de n'être ni trompé sur la qualité du plant, ni
volé du fruit, obligé de le cueillir en masse et avant maturité ; si on avait de plus la
garantie de capitaux à prix non usuraire, comme on l'aura en Harmonie ; après la
chute de l'agiotage.
Ces deux ressorts, propriété et vérité, fournissent déjà plus de moyens qu'il n'en
est besoin pour élever la masse des journées de travail à double valeur ; et dans
cette hypothèse, une province d'un million d'habitants fournira le produit que peut
donner aujourd'hui celle peuplée de deux millions.
CHANCE DE 2e PUISSANCE.
CHANCE DE 3e PUISSANCE.
Un travail réfléchi donne à peine, malgré son activité, moitié de ce que produit
le travail passionné, d'où naissent la dextérité, la fougue industrielle, et les
prodiges incroyables pour ceux mêmes qui les ont opérés. Ce levier suffit à lui seul
pour élever au double un bénéfice déjà copieux par une bonne gestion. Ainsi la
journée de travail, dont le produit se trouvait quadruplé selon les chances de 1re et
2e puissances, parviendra au degré octuple par enthousiasme composé, levier de 3e
puissance : il est attribut permanent des Séries pass. qui se jouent des obstacles :
elles élèvent l'habileté, l'activité, à une perfection qui ne peut naître que des
passions nobles, dont on ne trouve aucun germe dans les vils ressorts d'intérêt qui
stimulent un maître en civilisation.
CHANCE DE 4e PUISSANCE.
Division postér.
Division intér.
Division amér. 1. Femmes. 5. Fiscaux. 10. Sophistes.
2. Enfants. 6. Manufactures. 11. Oisifs.
3. Valets. 7. Commerce. 12. Scissionnaires.
8. Transport.
1°. Les trois quarts des FEMMES de la ville et moitié de celles de la campagne,
par absorption aux travaux de ménage et à la complication domestique. Aussi leur
journée n'est-elle estimée, en économisme, que le quint de celle de l'homme.
2°. Les trois quarts des ENFANTS, pleinement inutiles dans les villes et peu
utiles dans les campagnes, vu leur maladresse et leur malfaisance 1.
3°. Les trois quarts des DOMESTIQUES de ménage, non cultivateurs, dont le
travail n'est qu'effet de complication, surtout en cuisine, et la moitié des valets
d'écurie, valets de luxe et travaux de luxe qui, n'étant nécessaires que par suite du
morcellement industriel, deviennent superflus en Association.
Ces trois classes composant le ménage forment une division à part dans la série
des parasites. Elles cesseront d'y figurer dans l'état sociétaire où la répartition
judicieuse, l'emploi opportun des sexes et des services, réduiront au quart ou au
quint le nombre de bras qu'emploie aujourd'hui l'immense complication des
ménages morcelés ou familles incohérentes.
1
J'observais un jour 5 enfants employés à garder 4 vaches ; (plus de bergers que de bêtes). Que
faisaient-ils ? Ils mettaient leurs vaches dans des blés verts et en épi. J'avertis le premier de faire
retirer la vache placée devant lui. Il me répondit : « Ce n'est pas la mienne. » Je fis même
injonction au suivant, et j'en obtins pareille réponse. À les entendre, les 4 vaches n'étaient à
aucun des 5 bergers. Je me retirai en haussant les épaules sur nos perfectibilités économiques.
On prétend que les enfants de village travaillent beaucoup : rien n'est plus faux. On en jugera
par le tableau des emplois de l'enfance dans l'état sociétaire, où son service est d'un produit
supérieur à celui que donnent les pères en civilisation, quoiqu'elle se borne à s'emparer des
fonctions faciles qu'exercent aujourd'hui les pères ; fonctions qui, une fois envahies par les
femmes et les enfants, laissent d'autant plus de marge aux travaux de force, comme irrigation et
autres, dévolus aux athlètes masculins, qu'absorbent aujourd'hui la complication domestique et
la répartition confuse des agents.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 124
4°. Les ARMÉES de terre et de mer, qui distraient du travail la plus robuste
jeunesse et la plus forte somme d'impôts, disposent ladite jeunesse à la
dépravation, en la forçant à sacrifier à une fonction parasite les années qu'elle
devrait employer à se former au travail dont elle perd le goût dans l'état militaire.
L'attirail d'hommes et de machines qu'on appelle armée est employé à ne rien
produire, en attendant qu'on l'emploie à détruire. Cette 2e fonction sera relatée plus
loin. Nous n'envisageons ici l'armée que sous le rapport de stagnation.
5°. Les légions de RÉGIE. On voit la seule douane absorber en France 24,000
hommes : ajoutons-y les droits-réunis et autres armées de commis, gardes
champêtres, gardes-chasses, espions, etc., enfin toutes administrations
complicatives, comme celles de finance et autres qui seront inutiles dans un ordre
où chaque Phalange paiera tous les impôts à jour fixe et sur simple avis du ministre
(voyez la note, Introd., II).
6°. La franche moitié des MANUFACTURIERS réputés utiles, mais qui sont
improductifs relativement, par la mauvaise qualité des objets fabriqués ; objets qui,
dans l'hypothèse d'excellence générale, réduiraient l'usé et la fabrication à moitié
de la déperdition actuelle, et souvent aux ¾ dans les travaux entrepris pour le
Gouvernement, que chacun s'accorde à duper.
7°. Les 9/10mes des MARCHANDS et agents commerciaux, puisque le commerce
véridique ou méthode sociétaire effectue ce genre de service avec le 10e des agents
qu'y emploie la complication actuelle. (Ce nouveau mode commercial est une des
belles branches de l'Association, et je regrette de ne pouvoir en donner
connaissance dans ces premiers tomes, qu'il est force de consacrer aux instructions
préliminaires et aux dispositions domestiques.)
8°. Les deux tiers des agents du TRANSPORT de terre et de mer, qui sont mal à
propos compris dans la classe du commerce, et qui, au vice de transport
compliqué, joignent celui de transport aventureux, notamment sur mer, où leur
impéritie et leur imprudence décuplent les naufrages.
Plaçons dans cette catégorie la contrebande, qui souvent aboutit à décupler la
somme des mouvements et agents qu'emploirait le transport direct. On a vu des
étoffes, pour aller de Douvres à Calais, passer par Hambourg, Francfort, Bâle et
Paris ; faire 500 lieues pour 7, le tout pour l'équilibre du commerce et de la
perfectibilité.
Saint Lundi, le plus ruineux de tous les saints, car il est festoyé 52 journées par an
dans les villes de fabrique.
Ajoutons les fêtes de corporation, de révolution, de carnaval, de patronage, de
mariage, et tant d'autres qu'on ne voudra plus chômer dans un ordre où les
réunions industrielles seront plus agréables que les festins et bals des civilisés.
Dans le chômage, il faut porter en compte la station accidentelle. Si le maître
s'éloigne, les ouvriers s'arrêtent : s'ils voient passer un homme ou un chat, les voilà
tous en émoi, maîtres et valets, s'appuyant sur la bêche et regardant pour se
délasser : 40 fois, 50 fois par jour ils perdent ainsi cinq minutes. Leur semaine
ressort à peine à quatre journées pleines. Que de chômage sans l'attraction
industrielle !
10°. Les SOPHISTES, et d'abord les controversistes [légistes] ; ceux qui les lisent
et s'entremettent à leur instigation en affaires de parti, en cabales improductives. Il
faut ajouter au travail de controverse qui embrouille chaque sujet, les commotions
politiques et distractions industrielles dont il est la source.
Le tableau des controversistes et sophistes s'étendrait bien plus loin qu'on ne
pense, à ne parler que de la jurisprudence qui semble un sophisme excusable ;
supposons que l'ordre sociétaire n'engendre pas le 20e des contestations actuelles,
et que pour terminer ce peu de différents, il ait des moyens aussi expéditifs que les
nôtres sont complicatifs ; il en résulte que les 19/20mes du barreau sont parasites,
ainsi que les plaideurs, les témoins, les voyages, etc., etc. Combien d'autres
parasites en sophisme, à commencer par les économistes, qui déclament contre le
corps des parasites dont ils portent la bannière.
11°. Les OISIFS, gens dits comme il faut, passant leur vie à ne rien faire.
Joignons-y leurs valets et toute la classe qui les sert. On est improductif en servant
des improductifs, comme les solliciteurs dont on a compté jusqu'à 60,000 dans la
seule ville de Paris. Colloquons ici tout le monde électoral.
Les prisonniers sont une classe d'oisiveté forcée ; les malades encore mieux.
On ne verra pas, chez les harmoniens natifs, le dixième des malades qu'on voit en
civilisation. Ainsi, quoique la maladie soit un vice inévitable, il est susceptible de
correction et de réduction énormes. Sur dix malades il y en a neuf enlevés mal à
propos au travail, par effet du régime civilisé ; neuf qui dans l'état sociétaire
seraient bien portants, n'en déplaise aux médecins.
12°. Les SCISSIONNAIRES, gens en rébellion ouverte contre l'industrie, les lois,
les mœurs et usages. Tels sont les loteries et les maisons de jeux, vrais poisons
sociaux, les chevaliers d'industrie, les femmes publiques, les gens sans aveu, les
mendiants, les filoux, les brigands et autres scissionnaires, dont le nombre tend
moins que jamais à décroître, et dont la répression oblige à entretenir une
gendarmerie et des fonctionnaires également improductifs.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 126
CLASSES PIVOTALES.
Y directe. Les agents de DESTRUCTION POSITIVE ; ceux qui organisent la
famine et la peste, ou concourent à la guerre. L’ordre civilisé accorde sa haute
protection aux agents de famine et de peste ; il chérit les agioteurs et les turcs ; il
encourage toute espèce d'invention qui peut étendre les ravages de la guerre, fusées
Congrève, canons Lamberti, etc.
(Nota. Les militaires, dans ce tableau, figurent en double ligne ; ici comme
faisant la guerre, opérant la destruction, et au n° quatre, comme bornés à la
stagnation, au rôle improductif. Ce n'est pas double citation, mais différence de
rôle, double caractère qui exige deux articles distincts.)
inverse. Les agents de CRÉATION NÉGATIVE. J'ai déjà prouvé qu'ils sont
excessivement nombreux ; que la plupart des travaux, tels que murs de clôture,
sont relativement improductifs : d'autres sont illusoires, par malentendu et
maladresse ; comme édifices qui s'écroulent, ponts et chemins qu'il faut déplacer et
refaire. D'autres sont un ravage indirect : cent ouvriers paraissent faire un travail
utile en abattant une forêt ; ils préparent la ruine du pays, et lui sont plus funestes
que les ravages de guerre, qui se réparent. D'autres sont fléaux de contre-coup,
prônés par l'économisme, comme l'invention d'une mode, qui réduira à la
mendicité vingt mille ouvriers, dont la stagnation sera une source de désordres.
En spéculant sur le retour au travail de toutes ces classes d'improductifs que
l'Association utiliserait d'emblée, nous pourrons encore tripler le produit. Il était
octuple en 3e puissance ; il devient ici vingt-quadruple, car ces masses
d'improductifs comprennent au moins les deux tiers de la civilisation ; et peut-être
estimé-je trop bas : il est certain que la seule chance d'emploi opportun des trois
sexes en industrie domestique doublerait la masse du travail : or, leur emploi
inopportun ne comprend que les trois articles de division antérieure 1, 2, 3. Si le
produit présumé de ces trois chances doit doubler la masse du revenu industriel, on
peut bien le tripler pour les onze autres.
Nous ne sommes pas au terme de ces accroissements puissanciels j'en citerai
encore des moyens très-efficaces, comme
5e PUISSANCE. Le rapide accroissement de la SANTÉ et de la force, tant des
hommes que des animaux et végétaux. Pour en juger il faut attendre le traité
d'éducation intégrale, où je prouverai que la force d'un harmonien doit égaler celle
de trois civilisés ; et que cent jeunes femmes harmoniennes prises au hasard seront
de force à terrasser cent grenadiers civilisés. L’amélioration des animaux sera la
même. Un ressort si puissant autorise bien à doubler l'estimation du produit
sociétaire futur ; mais il faudrait donc élever l'accroissement présomptif de 24 à
48 ! ici les données de richesse deviennent choquantes ; négligeons l'évaluation.
6e PUISSANCE. La restauration des CLIMATURES indiquée à la note A, Introd.
Cette nouvelle température devant garantir trois récoltes sur les points qui en
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 127
CHAPITRE VII.
Définition du Bonheur et du Malheur en composé, bi-composé et puissanciel.
son mal-être peut l'exciter à des larcins qu'il ne veut point commettre : un vol
survient ; c'est lui qu'on en soupçonne, lui qu'on en accuse, et sans autre fondement
que le besoin dont il est pressé.
Voilà pour lui deux nouvelles disgrâces, mépris et calomnie, lesquelles jointes
à celles de manque de travail et dénuement des enfants élèvent le malheur de cet
infortuné au degré bi-composé ou quaternaire. Il peut arriver à ce quadruplement
par mainte autre voie, par une maladie combinée avec la perte de travail. Au reste,
quand sa misère se bornerait à trois ou à deux disgrâces, elles suffiraient déjà à
confirmer l'adage de sort composé, selon lequel un mal ne va pas sans un autre, et
ainsi du bien : [Abyssus abyssum.]
Les heureux sont clair-semés, et les malheureux en nombre immense dans la
civilisation perfectibilisée, où les disgrâces pleuvent sur l'indigent. Est-il pourvu
d'aptitude au travail, il ne trouve ni emploi ni protection ; tandis que le millionnaire
qui n'a nul besoin de places administratives, et souvent nul talent pour les remplir,
voit la faveur lui jeter à la tête ces emplois dont tant d'honnêtes familles auraient
un besoin urgent. La pierre va toujours au tas : celui qui possède le bien, voit tous
les biens s'offrir à lui ; celui qui est engagé dans l'infortune, voit tous les maux
fondre sur lui. L’état du civilisé est donc un état composé et non pas balancé,
puisque l'affluence de biens amène un redoublement simple de biens, et que l'orage
de maux amène un déluge de maux.
Il semble, et je l'ai dit plus haut, que la justice divine aurait dû ménager des
indemnités aux affligés, établir des équilibres de compensation. Ce faux principe a
égaré le génie social dans tous les siècles ; « c'est » supposer un équilibre simple et
divergent, un état de choses où chaque malheur serait compensé par un bonheur, et
où la balance naîtrait d'éléments hétérogènes, BIENS et MAUX AMALGAMES. C'est
pour avoir « tenté cette compensation » à contre-sens de la destinée, que les
philosophes n'ont jamais su faire un pas en avant dans le calcul des voies de la
Providence. Elle ne veut composer l'équilibre que d'éléments convergents et
homogènes ; d'une masse de plaisirs, se garantissant de l'excès par leur affluence.
Un tel mécanisme est l'opposé des systèmes actuels qui spéculent sur la
compensation de bien et de mal, incompatible avec nos sociétés. Tant que nous
sommes rebelles à la loi divine et obstinés dans l'industrie morcelée, Dieu ne nous
doit qu'un redoublement de maux pour nous éclairer sur la fausseté des sciences
qui nous dirigent et nous prônent le [régime opposé, le] morcellement industriel. Il
est juste que ce vicieux mécanisme nous enfonce de plus en plus dans l'abîme des
misères sociales, afin de nous démontrer par le fait que l'état civilisé et barbare est
une contre-marche des passions, un faux emploi des ressorts par lesquels Dieu
voulait nous conduire au bonheur bi-composé [et non pas simple.]
Pour le définir, puisons deux exemples dans l'amitié et l'amour. Je prouverai
plus loin qu'un plaisir de gourmandise simple, qu'on méprise avec raison, s'anoblit
par emploi de la bonne chère dans une réunion amicale : on goûte en ce cas une
amitié composée ou étayée du plaisir sensuel nommé gastronomie.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 131
que les beaux esprits qui chantent la perfectibilité, tandis que le peuple s'écrie
partout : Ah ! qu'on est malheureux !
Achevons la définition du bonheur. Il reste à parler du PARCOURS ou jouissance
puissancielle qui s'élève au delà du degré bi-composé, au delà du quadruple plaisir.
Le parcours est l'amalgame d'une masse de plaisirs goûtés successivement dans
une courte séance, enchaînés avec art dans un même local, se rehaussant l'un par
l'autre, se succédant à des instants si rapprochés qu'on ne fasse que glisser sur
chacun, y donner seulement quelques minutes, à peine un quart d'heure à « chaque
jouissance. »
On peut, dans le cours d'une heure, éprouver une foule de plaisirs différents, et
pourtant alliés, réunis dans un même local. Par exemple : « Dorval » vient de
réussir auprès de la femme qu'il courtisait : c'est double plaisir des sens et de
l'âme : elle lui remet l'instant d'après un brevet de fonction lucrative qu'elle lui a
procurée ; c'est un troisième plaisir. Au bout d'un quart d'heure, elle le fait passer
au salon, où il trouve des surprises heureuses ; la rencontre d'un ami qu'il avait cru
mort ; quatrième plaisir. Peu après entre un homme célèbre, un Buffon, un
Corneille, que « Dorval » désirait connaître ; cinquième plaisir. Ensuite un dîné
exquis ; sixième plaisir. « Dorval » s'y trouve à côté d'un homme puissant qui peut
l'aider de son crédit et s'y engage ; septième plaisir. Dans le cours du repas un
message vient lui annoncer le gain d'un procès ; huitième plaisir.
Toutes ces jouissances cumulées dans l'intervalle d'une heure, et se rehaussant
par leur active succession, composeront un parcours qui doit, en règle générale,
rouler sur un plaisir de base, continué dans tout le cours de la séance. Ici Dorval a
atteint ce but, par la compagnie de sa nouvelle conquête, et le succès affiché au
repas ; c'est le plaisir de [base ou] pivot qui broche sur le tout et intervient en
continuité, comme fait le pain dans un repas où il est pivot, s'alliant à tous les mets.
[Il importe de remarquer cette différence du parcours aux autres jouissances qui
n'ont pas un plaisir de base combiné avec tous les autres.]
Si les plaisirs sont bornés à quatre, ils rentrent dans le genre bi-composé, que
j'ai distingué pour la régularité ; car quatre plaisirs peuvent être goûtés en parcours
ou alliage successif, aussi bien qu'en alliage simultané : mais au-delà de quatre, la
simultanéité devient difficile, et c'est sur les nombres 5, 6, 7, qu'on peut supposer
le parcours.
Cette sorte de plaisir, si rare en civilisation, est très-fréquente en Harmonie, où
un homme riche est assuré de se procurer chaque jour au moins trois ou quatre
parcours, indépendamment des séances de « plaisir » surcomposé et bi-composé.
Les parcours sont de trois titres, en pivot de cabaliste, de papillonne et de
composite ; celui que je viens de décrire est en titre de papillonne. Ce sont les
hauts accords des trois passions distributives, qui ne forment pas leurs gammes
puissancielles comme les autres passions.
Je passe brièvement sur cette définition, indispensable à faire connaître les
divers exercices dont se compose une journée de plein bonheur, qui doit être à
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 133
1
Les lumières ne peuvent être utiles au peuple que par combinaison avec le minimum, et garantie
de ce droit primordial. Quant à présent, il serait bien fâcheux que le peuple fût en état de
raisonner et mesurer l'abîme de maux où il est plongé. On ne trouve que trop de gens aptes à
faire l'analyse de leurs maux : si le peuple s'élevait à cette dignité, à cette raison, à cette
perspicacité idéologique, à cette fierté d'homme libre, que les philosophes lui veulent inoculer,
il aurait constamment à souffrir les 12 maux que je viens de citer et qui pèsent communément
sur le pauvre. Tout individu de la classe ouvrière a toujours 2, 3, 4 et 5 de ces misères en
fardeau habituel, en souffrance composée et bi-composée, en parcours de privations ; ce qui
confirme le principe émis plus haut, que si l'homme civilisé n'atteint pas au bonheur bi-
composé, il tombe en malheur bi-composé, la destinée du monde social ne pouvant être simple
Abyssus abyssum invocat.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 136
Une particularité à remarquer dans ce tableau, c'est que le plaisir simple n'est
point banni de l’harmonie, mais il n'y figure qu'en relais du composé. Celui-ci, par
son intensité, sa véhémence, userait les corps et les âmes, s'il n'était relayé de
temps en temps par de courtes séances en mode simple, comme une lecture de
gazettes et nouveautés : c'est plaisir simple et propre à fournir une [heure ou]
demi-heure de diversion utile entre des séances de vive jouissance, comme la sur-
composée, la bi-composée et le parcours.
Ainsi la simple nature n'est point exclue des plaisirs d'Harmonie mais elle n'y
figure qu'en accessoire, qu'en entr'acte ou relais du composé ; le plaisir simple
étant un état imparfait, un repos passionnel, qui est en exercice général ce qu'est le
sommeil à l'état de veille.
Ces charmes de la simple nature sont encore une des sornettes qu'il faudra
disséquer en plein. Ses amants, en l'exaltant premier rang, ont réussi à la faire
haïr ; je veux la faire aimer ainsi que la vérité, en les mettant toutes deux à leur
place. La nature composée et l'intérêt au 1er rang ; la nature simple et la « paix de
la vertu » au 2me. Hérésie apparente ! mais quand on connaîtra le mouvement
social, on verra que cette décision est sans appel.
(Au tableau de ces plaisirs qui nous sont garantis en Association, je pourrais
ajouter en contraste plusieurs analyses de malheurs sociaux, inhérents à l'état
civilisé, entre autres celle des 28 conflits des sens contre les vœux de l'âme, et
conflits de l'âme contre les vœux des sens. Le tableau serait digne d'exercer les
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 137
subtils analystes ; mais j'ai résolu d'abréger, dans ces premiers volumes, sur tout ce
qui touche à la théorie.)
Marc-Aurèle et autres optimistes qui, dans un bel hôtel, compensent à leur aise les
souffrances du pauvre. Il leur répond :
« Pour me soutenir dans le malheur, vous m'appuyez sur le bâton de la
philosophie, et vous me dites : « Marchez ferme ; courez le monde en mendiant
votre pain ; vous voilà tout aussi heureux que nous dans nos châteaux, avec nos
femmes et la considération de nos voisins. » Mais la première chose qui me
manque, c'est cette raison sur laquelle vous voulez que je m'appuie ; toutes vos
belles dialectiques disparaissent précisément quand j'en ai besoin ; elles ne sont
qu'un roseau entre les mains d'un malade. »
Qu'importe, au reste, le mérite des écrivains, sur une question si bien décidée
par l'expérience et la nature ? Suffit-il donc de bien écrire pour faire autorité en
politique et en morale, pour infirmer tous les témoignages de l'expérience ?
Comment un siècle qui vante à tout propos son perfectionnement de raison, en
vient-il à ne croire qu'au bel esprit, à donner sur toute question indécise la palme
au bel esprit ?
Quelle versatilité dans les opinions ! L’on prétend avoir fait des progrès en
raison et en raisonnement, et l'on met en crédit des sophismes tendant à paralyser
l'esprit investigateur, étouffer toute recherche d'un nouvel ordre social ; sophismes
décrédités de fait, par l'apostasie de leurs auteurs et fauteurs, dont les actions
dénotent que rien à leurs yeux ne compenserait le défaut de cette richesse dont ils
font leur idole !
Aux grands maux les grands remèdes : plus notre siècle est engouffré dans les
malheurs, révolutions, dettes, agiotage, monopole, intempérie, quadruple peste,
etc., plus il est urgent de reconnaître qu'on s'est totalement fourvoyé dans la
recherche du bonheur. Point de palliatifs, point d'accommodement pour sauver les
400,000 tomes ! Il faut franchement avouer l'ignorance politique, la nécessité de
s'ouvrir quelque nouvelle voie, et reconnaître dans le progrès de nos misères un
fanal que nous fournit la Providence : en effet,
Si Dieu agit avec nous en père éclairé, impatient de nous voir arriver aux biens
de l'Harmonie, il doit écarter de nous tout indice qui pourrait nous prévenir en
faveur de l'état subversif C'est pour cela qu'il donne à notre politique la propriété
d'aggraver tout mal dont elle veut tenter la cure. Si elle avait l'art d'adoucir et
diminuer les neuf fléaux lymbiques II), nous nous habituerions à espérer quelque
bien de ses lois, et négliger toute investigation du code social de Dieu. Le génie
social tomberait dans l'apathie, dans l'immobilisme chinois, dans l'optimisme
compensatif ; il cesserait de chercher le bien où il se croirait parvenu.
Pour nous préserver de cette erreur, Dieu a dû nous assujettir au redoublement de
maux, tant que nous nous confierons aux lumières philosophiques. Aussi
n'aboutissent-elles qu'à cribler de révolutions le monde entier, accroître partout les
impôts et ravages de guerre, l'indigence et la fourberie, envenimer rapidement la
gangrène physique ou intempérie, et la gangrène morale ou esprit mercantile.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 140
comment se fait-il qu'elle n'ait jamais été traitée ni proposée, que les académies
n'aient ni remarqué ces neuf vices de l'industrie civilisée ni provoqué la recherche
du remède qui serait l'Association ? Quelle nullité dans la politique !
J'ai franchi beaucoup de leçons nécessaires comme celle-ci ; ce n'est donc pas
prolixité que 600 pages de prolégomènes : après les avoir lus plutôt deux fois
qu'une, l'on ne sera pas encore bien affermi contre l'effort des préjugés, contre la
duperie de chercher les voies du bien dans des sciences qui donnent toujours des
effets opposés aux promesses.
Tel est l'argument qu'il faut reproduire sans cesse aux détracteurs, aux
présomptueux, aux sceptiques :
Ignorance de la philosophie en mécanique sociale ;
Refus d'en étudier (II) aucun des problèmes ;
Empirisme des fléaux qu'elle essaie de traiter.
On ne lui demande pas de répandre les lumières par torrents, comme elle s'en
flatte ; on désire seulement quelques antidotes spéciaux contre des calamités qui
s'accroissent, lors même que les souverains interviennent avec les savants pour y
porter remède. Jugeons-en par le quadrille suivant :
En matériel, En politique,
Pestes et Déboisements. — Agiotage et Traite des nègres.
Matériel. Tous les souverains sont d'accord avec les savants pour obvier à la
peste ; elle fait pourtant des progrès chaque année (voy. Avant-propos, citér) :
même concours des uns et des autres pour la conservation des forêts. Les
souverains rendent force décrets, les philosophes prodiguent les traités de
restauration forestière ; cependant l'un et l'autre mal vont croissant, parce qu'on ne
sait y opposer que le remède philosophique, la civilisation perfectibilisée ou
industrie morcelée.
Politique. Souverains et savants seraient d'accord sur la répression de l'agiotage
qui spolie les peuples, et compromet le fisc par des entraves de discrédit. Les
princes opinent de même contre la traite des nègres, et en ont signé l'abolition au
congrès de Vienne. Cependant l'agiotage redouble de ravages ; la traite est
continuée effrontément et avec des raffinements de cruauté.
D'où vient cette résistance de tous les vices aux efforts combinés des
souverains et des sciences ? Elle vient, il faut le redire, de ce qu'on n'oppose au
mal d'autre remède que le mal sous une autre forme ; toujours l'industrie morcelée,
qu'on accompagne d'innovations politiques, vrais péjoratifs qui aggravent les
calamités existantes.
Que penserions-nous d'un médecin qui, pour remédier à la fièvre tierce, ferait
naître la fièvre quarte avec redoublements, et la nommerait fièvre perfectibilisée !
Ce serait toujours la fièvre avec renfort de malignité : ce n'est pas guérir que de
modifier et empirer le mal.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 142
Tel est le talent de notre politique : elle opère sur une civilisation de 3e phase
(II, qu'elle trouve encroûtée de vices ; et pour tout remède, elle crée une
civilisation qui court en 4e phase par l'esprit mercantile. N'est-ce pas nous jeter de
fièvre tierce en fièvre quarte ? On lui demande un moyen d'extirper, et non pas
diversifier les vices ; un moyen de sortir du labyrinthe, et non d'en parcourir les
détours, qui ne sont toujours que cercle vicieux, comme toutes les théories de
civilisation perfectible et de travail morcelé.
Organisez une région selon les vues de Montesquieu ou de Rousseau, vous y
verrez dominer toujours les 9 fléaux lymbiques. Ces fameux publicistes sont donc
des empiristes ; ils ne savent qu'engouffrer le mouvement dans l'abîme : ils ne sont
point inventeurs, et c'est de l'invention qu'il faut pour nous sortir du bourbier
civilisé : il faut abjurer cette science d'engouffrement social, cette philosophie à
l'esprit noueux, incapable de s'élever à aucune découverte. On devait d'autant plus
s'en défier qu'elle ne sait pas analyser la civilisation, en classer les phases (II), en
déterminer la marche (II), en disséquer les ressorts.
Notre docte 19e siècle est donc un ignorant en mécanique sociale, puisqu'il ne
connaît pas même la civilisation, encore moins les périodes les plus élevées en
échelle. Et quand on saurait s'élever à cette analyse, il ne serait pas moins avéré
que la civilisation contrarie le vœu des souverains et des peuples : je viens d'en
donner une quadruple preuve.
Bref, il faut au monde policé une nouvelle science qui puisse lui ouvrir quelque
issue de civilisation ; et cette science ne peut être que celle de l'Association,
puisque nous n'avons à opter qu'entre deux régimes industriels, qui sont l'état
morcelé et l'état sociétaire.
POST-AMBULE.
La dette d’Angleterre payée en six mois par les Œufs de Poule.
∗
Quelques paysans, qui ont gardé les œufs un mois, en vendent à six sous la douzaine ; mais la
plupart sont rancis et à demi-punais. Un seul de ces vieux œufs suffit pour gâter une crème ou
une omelette. Il serait plus prudent de payer six sous pour être dispensé d'user de pareils œufs :
mais cela est bon pour des gosiers civilisés, des brutes qui ont pour refrain : « Tout fait ventre,
pourvu qu'il y entre. »
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 144
Les esprits civilisés, tout pétris de petitesse, regimbent d'abord contre cette
perspective de prodiges sociétaires. Essayons de les façonner par calcul
arithmétique, à envisager ces immenses résultats. Je vais les leur présenter en
gradation, à commencer par un calcul d'allumettes bien séduisant pour des amants
de la petitesse. Qu'ils prennent garde que celui qui se moquerait des économies
d'allumettes placées en 1er échelon, ne serait pas admissible à douter des
économies de 7e et échelon, tout ici étant arithmétiquement calculé pour une
population d'un milliard.
(Elle n'est pour l'instant que de 900,000,000 ; mais à peine l'Harmonie sera-t-
elle établie, que les chances de cessation de guerre, libre circulation, extirpation de
virus variolique et d'autres venins, accroîtront la population avec rapidité jusqu'à la
troisième génération, où le ralentissement de progéniture se fera et devra se faire
sentir.)
Je ne traite ici que de l'habillement, et non des autres épargnes, comme sellerie,
mobilier, etc., qui tiennent au trousseau individuel, très-copieux en Harmonie, où
chacun a des vêtements de toutes saisons, en parure, en mixte, en négligé et en
travail. Quelle serait la déperdition, si ces étoffes étaient comme en civilisation, de
mauvais teint, de mauvaise qualité, et mal défendues contre les dommages de
hardes, d'humidité, de lessive, etc. ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 146
Chez eux l'économie devient bon ton, par influence du jeu combiné des quatre
tons. Les Harmoniens, quoique généreux et somptueux, sont passionnés par bon
ton, pour les épargnes que nous traitons de lésine, ladrerie, comme de ramasser
une épingle ou retourner une allumette. Ils vous prodigueront les mets précieux, et
ils vous traiteront de vandale si vous perdez un noyau de cerise, une pelure de
pomme.
Chez nous, par bienséance, on écrit au ministre sur un papier d'ample
dimension, dont les 3/4 sont inutiles, et le ministre, par spéculation fiscale, répond
deux lignes sur une feuille d'une aune de long. Il régnera chez les Harmoniens un
esprit opposé, et en écrivant au ministre, l'honnêteté exigera qu'on emploie le
moins de papier possible. Y manquer ce serait offenser le ministre, le supposer
indifférent aux petites économies, qui sont en Harmonie gages de bonheur social,
non seulement par le profit annuel de deux mille milliards, mais par l'équilibre des
fonctions avec les attractions. Cet équilibre serait rompu, si une consommation
excessive d'objets manufacturés distrayait le peuple des séances agréables
d'agriculture, et l'obligeait à prendre sur ce travail des heures qu'il faudrait donner
à celui de fabrication, dont l'appât est limité en dose, tandis que l'Attraction
agricole est illimitée.
Dans ce cas la prodigalité des riches causerait au peuple double perte ; l'une de
plaisir par la diminution d'exercice en travail attrayant ; l'autre de bénéfice, par le
ralentissement qu'éprouverait la masse des travaux attrayants, si des fonctions
nécessaires, mais sans attrait, venaient par leur accroissement diminuer le nombre
et l'activité des séances bien intriguées, et réduire en même rapport le charme et le
produit qui vont de pair en mécanisme sériaire.
Dans un ordre où les liens affectueux existeront entre toutes les classes, on
verra les potentats mêmes donner le ton de cette économie de vêtements que nous
nommons esprit sordide, et qui est le véritable esprit de Dieu, dont la 1re propriété
(II) est l'économie de ressorts. Dieu ne perd pas un atome dans le mécanisme de
l'Univers, et partout où il y a absence d'économie générale, on peut dire qu'il y a
absence de l'esprit de Dieu.
Observons que ces petites économies, estimées deux mille milliards pour la
population actuelle du globe s'élèveront au quintuple, à dix mille milliards
annuellement, quand le cadre de population sera rempli.
Il convient de familiariser les lecteurs à ces immenses calculs d'économie
unitaire, pour bien convaincre l'Europe que son fardeau de dettes publiques, estimé
50 milliards avec les indemnités révolutionnaires, ne serait qu'une minutie pour la
hiérarchie sphérique, dont les moyens déjà colossals sur de petits objets comme les
oeufs de poule, deviennent effrayants lorsqu'on entre dans le détail de ses grandes
ressources, telles que le bénéfice des colonisations par annuités (II).
Quel sujet de réflexion pour les nations endettées ! L'article s'adresse aux
Anglais, qui aiment les calculs composés ou alliages de petites causes avec les
grands effets. Les Français, simplistes renforcés, ne sauraient se prêter à cette
grandeur spéculative ; ils préféreront manquer le remboursement de leur dette
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 148
fiscale et révolutionnaire, puis venir après coup dire, selon leur usage : Ah ! si on
avait su ! Qu'ils se tiennent donc pour avertis : je leur ai dit et leur redis encore :
« Bien avisés seront ceux qui agiront, tandis que les sots perdront le temps à
parler. »
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 149
Pivot Inverse.
UNITÉ DE L'HOMME AVEC L’UNIVERS ∗,
OU
PSYCHOLOGIE COMPARÉE ET ANALOGIE UNIVERSELLE.
∗
Les deux pivots doivent traiter de l'unité de l'homme avec Dieu et avec l'Univers ; la 3e unité de
la nature, celle de l'homme avec lui-même, est traitée dans le corps de l'ouvrage. (V. le plan en
tête du livre.)
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 150
Les anciens avaient donc entrevu le secret de la nature, l'analogie générale. Ils
partaient d'un principe juste, mais ils ne savaient pas l'appliquer ; leurs allégories
étaient fantastiques : il leur manquait la théorie d'interprétation, l'art d'expliquer
méthodiquement le sens de chaque hiéroglyphe animal, végétal et minéral. (Je
n'ajoute pas le mot aromal, puisque le règne aromal n'est pas encore connu ; il
suffit bien de citer les trois autres.)
S'il est dans les productions de la nature des tableaux frappants, comme le
cheval et l'âne, où l'on reconnaît aisément les portraits et caractères du militaire et
du paysan, d'autres tableaux comme la ruche d'abeilles et la fleur de pensée
doivent nous sembler bien incompréhensibles ; car ils peignent des effets sociaux
qui n'existent pas encore, et qui sont réservés à l'Association (7e et 8e pér., II.
Ruche, les 3 fonctions d'industrie unitaire ;
Pensée, les 5 tribus d'enfants industrieux.
Il faut donc connaître le mécanisme de toutes les périodes sociales indiquées au
tableau (III), pour lire dans ce grand livre de la nature et de l'analogie. Ainsi, sous
le rapport de la curiosité, quiconque veut étudier les mystères de la nature, sera
forcé à s'initier préalablement au calcul des passions, sous peine de ne rien
comprendre à ce vaste musée des 4 règnes représentant partout les effets de nos
passions.
Aussi est-ce une étude bien insipide, quant à présent, que celle de l'histoire
naturelle. C'est en vain que les Buffon, les Linné nous en vantent les charmes ; ils
n'en ont su faire qu'un corps sans âme, en la présentant sans l'appui des allégories
qui nous feront aimer, à titre de portraits, une fleur, un fruit, une feuille, une
racine, parce que nous y verrons un miroir de nos âmes, des jeux de nos passions.
Qu'on nous présente un bouquet assorti des fleurs nommées Iris, dont il existe
beaucoup de variétés, depuis l'iris papillon et très parfumé, jusqu'à l'iris colossal et
gris piqueté sans parfum : cette collection sera pour nous de médiocre intérêt,
d'autant mieux que plusieurs iris, comme celui de muraille et le gris colossal, sont
de nuance terne et triste, l'un sans parfum, l'autre d'odeur amère et rebutante. Mais
tous vont devenir intéressants même par leurs teintes sombres, si on nous apprend
qu'ils offrent le tableau des variétés du mariage, qu'ils en représentent exactement
les divers effets dans les différentes conditions.
Mariage de jeunes amants iris papillon.
Mariage de pauvres paysans, iris de muraille.
Mariage bourgeois ou d'aisance, iris bleu.
Mariage d'amants opulents, iris jaune et azur.
Mariage d'ambition ou de princes, iris gris colossal.
Les détails de cette analogie étendus à une douzaine de variétés répandront du
charme jusque sur les espèces les plus inodores, comme l'iris de muraille ou autres
dépourvus d'agrément. Ainsi, dans un musée, les tableaux de serpents et de
monstres deviennent, par leur vérité, aussi séduisants que ceux d'animaux
aimables.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 152
Par exemple, chacun se récrie sur le lugubre aspect du grand iris piqueté de
noir : il étale pompeusement les couleurs du deuil, et on pourrait le nommer fleur
de grand deuil, sans parfum, sans coloris. D'où vient ce contraste de luxe et de
tristesse ? Il le faut, par analogie aux unions conjugales des princes, d'où on exclut
les convenances d'amour, puisqu'on les marie sans s'être jamais vus. Le hasard
peut rendre heureuses de pareilles alliances ; mais, en principe, elles se privent du
ressort principal d'harmonie conjugale : Dieu a dû dépeindre cette servitude
politique par un emblème tristement pompeux, comme le grand iris gris, fleur
fastueuse, qu'il a privée de parfum, en symbole de ces mariages où règne le lien
simple et sans charme, les convenances d'état et des grandeurs, sans acception des
convenances d'amour. Elles sont figurées par le parfum des iris bleu, jaune et iris
papillon, emblèmes des mariages heureux par alliance de l'amour avec la fortune.
Dans ces descriptions il faudrait appuyer l'analogie, de détails sur les formes,
couleurs, habitudes et propriétés de la fleur, des feuilles, des graines, des racines :
j'y reviendrai plus loin ; mais dans cet article nous n'en sommes qu'à des préludes
sur l'analogie : bornons-nous d'abord à constater une lacune absolue d'études en ce
genre ; à signaler le vice de la science, qui n'établit ni liens emblématiques, ni unité
entre les produits de la nature et les passions, et qui pourtant nous rebat les oreilles
d'unité de l'univers, de lien universel entre toutes les parties du système de la
nature (II). Où donc est le lien entre les végétaux et les passions ? À quel effet de
passion se lie cette fleur nommée iris ; à quelle passion correspond chacun des
40,000 végétaux ? Même question sur les animaux et minéraux : là-dessus nos
escobars répliquent par l'impénétrabilité des profondes profondeurs, et la sacrilège
audace de cette raison téméraire qui veut sonder les décrets éternels.
Quelques auteurs ont reconnu le vice des méthodes actuelles en étude de la
nature : J.-J. Rousseau se plaint de ces théories qui, dit-il, nous crachent du grec et
du latin pour nous intéresser à une plante. Qu'un botaniste vienne vous débiter les
mots barbares de Tragopogon, Mesembryanthemum, Tetrandria, Rhododendrum,
il va vous dégoûter de la science à laquelle vous amorcera de prime-abord une
explication d'allégorie sociale. Jugeons-en par quelques végétaux des plus
méprisés, comme le buis et le gui.
Rien n'est moins intéressant que le buis, emblème de la pauvreté. Il habite les
lieux arides et les terrains ingrats, comme l'indigent qui est réduit au plus chétif
domicile, au local dédaigné de tout le monde. On voit les insectes s'attacher au
buis, comme au pauvre qui n'a pas le moyen de s'en garantir. Tel que le misérable
qui endure patiemment les privations et se fixe au moindre gîte, le buis brave les
intempéries et s'attache fortement au mauvais sol où il est relégué. L'indigent n'a
point de plaisirs : la nature a peint cet effet en privant la fleur de pétales, qui sont
emblèmes du plaisir. Son fruit est une marmite renversée, image de la cuisine du
pauvre, qui est réduite à rien ; la nature a peint cet effet par le renversement du
vase qui, en tout pays, est le fondement de la cuisine. Sa feuille est creusée en
cuiller pour recueillir une goutte d'eau, comme la main du pauvre qui cherche à
recueillir une obole de la compassion des passants. Son bois est serré et très-
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 153
noueux, par allusion à la vie rude et à la gêne du misérable chez qui règne
l'insalubrité, figurée par l'huile fétide qu'on retire du buis.
Le tableau du parasite n'est pas moins fidèle dans le gui, vivant des sucs
d'autrui, se développant indifféremment en sens direct ou inverse, comme
l'intrigant qui prend tous les masques. Le gui figure par sa feuille la duplicité, et
donne dans sa glu le piège où viennent se prendre les oiseaux, comme les sots se
prennent aux ruses du parasite.
Ainsi tels objets, qui au premier aspect n'excitent que le dédain et la critique,
s'embellissent par la fidélité des tableaux et la justesse hiéroglyphique. Sans cette
application, la nature est inanimée, simple à nos yeux, dépourvue de lien spirituel
avec nous, et le Créateur nous paraît en défaut dans ses sages dispositions.
Pourquoi, dit la critique, n'avoir pas donné du parfum à de superbes fleurs, comme,
Tulipe, Renoncule, Hortensia.
Justice. Étiquette. Coquetterie ?
On verra plus loin que si ces fleurs étaient douées de parfum, elles seraient des
peintures infidèles, indignes de la vérité qui doit régner dans les tableaux du grand
peintre.
Mais quel rapport entre les analogies et un calcul sur l'Association agricole ?
Ces deux sujets sont en rapport très-intime : la théorie d'Association étant fondée
sur les Propriétés des passions, il faudra démontrer par des emblèmes de tous
règnes que les lois de l'organisation sociétaire sont écrites dans la nature, ainsi que
les tableaux des passions vicieuses, ou essors que donne aux passions le régime
civilisé. On distinguera donc les hiéroglyphes animaux, végétaux, minéraux et
aromaux, en deux classes principales ; celle de subversion qui, comme le buis et le
gui, peint des effets de civilisation, de barbarie, de travail morcelé ; puis la classe
harmonique où sont représentées les dispositions de l'Harmonie sociétaire, et les
caractères qu'elle donne au monde social.
Par exemple, si j'enseigne que, dans une Phalange, l'enfance active de 4 1/2 à
20 ans doit être distribuée en 5 tribus ou chœurs des deux sexes, tom. 4 et 5 ;
2e. Chérubins et chérubines, 4 1/2 à 6 1/2 ans.
e
3 . Séraphins et séraphines, 6 1/2 à 9.
4e. Lycéens et lycéennes, 9 à 12.
5e. Gymnasiens et gymnasiennes, 12 à 15 1/2.
6e. Jouvenceaux et jouvencelles, 15 1/2 à 20,
il faut rallier ce précepte à un tableau naturel : on le voit tracé dans la fleur de
pensée, dont les cinq pétales bizarrement disposés figurent les relations des 5
tribus de l'enfance. Les trois plus âgées (n° 4, 5, 6) exercent une autorité régentale
sur les deux plus jeunes 2 et 3 ; aussi, par analogie, les trois pétales supérieurs ont-
ils la couleur jaune, Paternité (II), dont sont privés les 2 inférieurs. Cette leçon
devra se répéter dans toutes les autres parties de la plante ; dans les feuilles,
semences, racines, habitudes et relations de genre ou d'espèces.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 154
1
Rien n'est plus commun aujourd'hui que les cosmogonies ; tout faiseur de système se croit
obligé, en conscience, de donner la sienne. Le siècle tend visiblement à pénétrer ce grand
mystère, sur lequel il a fait, hélas ! moins de progrès qu'en aucune autre science. Il va passer
subitement de l'extrême obscurité à la pleine lumière, sauf à faire trêve de petitesse ; s'habituer à
ne voir en mouvement rien de petit ni de grand ; raisonner sur la naissance, l'accroissement, le
déclin et la mort des astres, aussi froidement que sur les phases de la vie d'un homme ou d'un
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 155
non pas la bergère grossière, simple et champêtre, comme l'ont cru les moralistes,
mais la jouvencelle élevée dans le luxe, habituée aux bienséances, et rehaussant les
dons de la nature par les secours de l'art ; enfin la pudeur en mode composé et non
en simple.
Cette intervention du travail de l'art se peint dans la feuille finement découpée ;
le parfum de la feuille peint une jeune fille qui dans l'opulence est laborieuse
(comme le seront les vestales harmoniennes). Observons à ce sujet, qu'en
explication d'analogies végétales, chaque portion de la plante fournit des emblèmes
génériques.
La RACINE est emblème des principes qui règnent dans l'essor de la passion ;
La TIGE, emblème de la marche que suit la passion ;
La FEUILLE, emblème du travail de la classe ou personne dépeinte, puis du
travail et des soins, comme éducation et autres, qui ont préparé tel effet de
passion ;
Le CALICE, emblème des formes dont s'enveloppe une passion, des alentours
qui l'influencent ;
Les PÉTALES, emblèmes de l'espèce de plaisir attaché à l'exercice de la
passion ;
Les PISTILS et ÉTAMINES emblèmes du produit que doit donner la passion ;
La GRAINE, emblème du trésor amassé par exercice de la passion
Le PARFUM, emblème du charme qu'excite la passion.
J'indiquerai abréviativement ces analogies par alliage de deux noms, comme
ceux-ci :
FEUILLE-TRAVAIL ; PÉTALE-PLAISIR ; GRAINE-TRÉSOR.
D'où vient que les écrivains, si habiles à expliquer les tableaux de la ROSE,
n'ont vu dans l’ŒILLET qu'une énigme impénétrable ? C'est qu'ils n'ont pas même
de notions élémentaires en ce genre d'étude ; ils ne connaissent pas encore
l'analogie des couleurs, dont neuf sont adaptées au tableau (II).
Guidés par cette indication, ils auraient vu que l'œillet représente un être gorgé
d'amour ; car le corps de la plante, feuillage, tige, calice, est plus près de l'azur que
du vert. Sa couleur est un petit bleu argentin ; d'où il est clair (II), que l'œillet
dépeint un être qui ne respire qu'amour, une classe que l'amour obsède et affaiblit,
puisque l'œillet, son emblème, tombe et traîne à terre sa tige élégante. Il faut
qu'une main amicale vienne le soutenir, le marier à une branche d'osier nommée
tuteur.
Telle est la jeune fille que presse un tempérament ardent : fatiguée de réplétion
d'amour, elle succombe comme l'œillet ; elle essuie même des maladies ; le besoin
du plaisir surmonte en elle tous les obstacles du préjugé ; et, par analogie, l'œillet
dans un calice gorgé de pétales crève son enveloppe et s'échappe en désordre,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 157
laissant tomber ses pétales, symboles de plaisir. Il faut que la main de l'homme
aide à rompre les barrières du calice, et qu'un ingénieux encartage favorise le
développement des pétales. Il faut de même à la jeune fille à tempérament un mari
aux petits soins, qui intervienne pour le plein essor des plaisirs. (Pétale est
emblème de plaisir.)
Aidée de ces divers appuis, la fleur est pompeuse, magnifique ; et c'est pour
nous peindre fidèlement cet état de la jeune fille, ce besoin de mari protecteur et de
soins galants, que l'œillet succombe sous le poids de sa fleur et réclame de nous
double secours de branche d'osier et d'encartage.
(Nota. Œillet devrait porter un nom féminin, puisqu'il représente une fille. Les
naturalistes ont joué de malheur dans les nomenclatures : ils ont presque partout
désigné les genres à contre-sens ; c'est une erreur à ajouter à tant d'autres : tout sera
bientôt rectifié, puisqu'enfin le système de la nature est découvert.)
Les détails iraient à l'infini, si on voulait analyser complètement un tableau
végétal, disserter sur les formes des racines et des graines, sur les habitudes et
époques de développement, sur les parallèles et contrastes. Par exemple, dans la
rose et l'œillet,
Pourquoi la découpure ou denture est-elle placée sur les feuilles de la rose, et
par contraste sur les pétales de l'œillet ?
Pourquoi l'épine est-elle placée sur les tiges du rosier, tandis qu'elle se trouve,
dans l'œillet, à la pointe des feuilles terminées en piquants ?
Ces dispositions sont autant d'emblèmes des effets de l'amour et de l'éducation
chez les jeunes filles opulentes ; car ci ce n'est point la classe pauvre qui est
dépeinte. Quand la nature veut peindre les effets et caractères de pauvreté, elle a
soin de les placer, comme le buis et le genet, dans les terrains les plus dédaignés ;
mais quand une fleur ou un fruit figurent au corset des petites maîtresses ou à la
table des sybarites, croyez que ces végétaux ne représentent que les passions et
caractères de la classe riche : le Créateur est un peintre bien fidèle ; il ne commet
pas d'erreurs.
Une phrase de commentaire sur ce premier tableau, sur les deux hiéroglyphes
de la rose et de l'œillet ! nos docteurs en unité de l'univers ne savent donc pas
encore expliquer l'unité sur les deux fleurs les plus connues ! Bien plus : ils
découvrent par instinct cette unité dans la rose ; ils savent y reconnaître le tableau
de la pudeur, et ils échouent complètement sur l'œillet, dont ils ne savent expliquer
en aucun sens l'analogie avec nos passions. Que sera-ce des végétaux dont le
langage hiéroglyphique est moins intelligible ?
Combien ils avaient besoin qu'une théorie nouvelle vint leur livrer la clef de ce
grimoire ! La psychologie comparée est une science aussi immense que
charmante ; elle remplira au moins mille gros volumes pour le seul règne végétal ;
et les dames, sur ce sujet, pourront disputer les palmes de la renommée ; car on
accolera à chaque solution de ces innombrables énigmes les noms de celles qui les
auront expliquées. Et comme un seul végétal peut, dans ses détails, présenter cent
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 158
2°. Reléguée. La vérité est belle, si l'on veut, mais belle à voir de loin ; et telle
est l'opinion du grand monde, puisqu'il ne peut pas admettre la fleur de vérité. On
ne présentera pas un bouquet de lis à une femme de bon genre ; on ne verra pas de
lis dans le salon d'un Crésus. Toute belle qu'est cette fleur, sa forme, son parfum,
son éclat, ne conviennent pas à la classe des sybarites. Ils n'aiment le lis que de
loin, comme la vérité ; ils le relèguent dans les angles du parterre. La fleur, comme
bouquet, ne peut convenir qu'au peuple qui ne craint pas les pesantes vérités. Aussi
voit-on le lis figurer dans les fêtes publiques et sur la porte des cabarets où règne la
vérité. Il charme les enfants qui ne craignent pas la bonne et franche vérité. Enfin
on l'emploie à orner les statues et portraits des saints aux jours de fêtes ; et c'est
fort bien fait de placer le symbole de la vérité entre les mains des habitants du
ciel ; car si elle est de recette en l'autre monde, elle ne l'est nullement en celui-ci.
D'autres emblèmes de vérité sont moulés dans les espèces de cette fleur. Le lis
orange représente une autre classe d'amants de la vérité, ces misanthropes
atrabilaires qui la pratiquent avec rudesse et ne savent point la rendre aimable.
Aussi ce lis a-t-il tous les caractères de l'âpreté ; il est sans parfum ; sa couleur est
celle de l'enthousiasme sévère, orange sombre (II), nuance terne, taches noires ;
mais ne donnons pas exclusivement aux roses et aux lis un article où tant d'autres
fleurs sollicitent quelque place. L’iris dont il a déjà été question exige encore
divers détails.
L'iris, emblème du mariage, porte trois chenilles sur ses trois pétales : or on ne
peut voir qu'un symbole de vice, partout où le règne végétal figure des chenilles,
comme dans l'euphorbe et l'héliotrope défleuri (la chenille étant l'emblème
principal des sociétés lymbiques, et de leur métamorphose en état sociétaire, figuré
par le papillon qui succède au vénéneux et dégoûtant insecte, comme l'état
sociétaire doit succéder aux infamies civilisées, barbares et sauvages).
L'iris fournit successivement deux corolles ou fleurs qui semblent s'éviter,
s'isoler l'une de l'autre. On voit la seconde longtemps cachée apparaître
inopinément dès que la première est passée. C'est l'image du lien conjugal, où un
homme presque suranné s'unit à une jeune femme. L'âge du plaisir n'est plus
commun entr'eux ; il finit pour l'un et commence pour l'autre : aussi la seconde
fleur n'éclot-elle que lorsque la première est flétrie.
La corolle d'iris paraît formée de trois fleurs distinctes et réunies forcément par
leurs extrémités. Le mariage est de même un compose de trois affections bien
distinctes et péniblement amalgamées ; ce sont :
étonne ; il semble que la fleur soit dans la tristesse ; elle baisse la tête et répand de
grosses larmes qu'elle tient cachées sous les étamines. C'est donc l'emblème d'une
classe qui gémit en secret. Cette classe est très-industrieuse, car la fleur porte en
bannière le signe d'industrie, la touffe de feuilles groupées au haut de la tige, en
symbole de la haute et noble industrie, des sciences et arts.
La classe d'industrieux qui gémit en secret n'est pas celle des plébéiens
grossiers, mais celle des savants utiles et obligés de fléchir devant le vice heureux :
aussi la plante incline-t-elle ses belles fleurs en attitude humiliante. Elles sont
gonflées de larmes cachées, image du sort des savants et artistes, qui font
l'ornement principal de la société et n'en sont payés que par des dégoûts, tandis que
les agioteurs et sangsues amoncellent des trésors en quelques instants.
Cette fleur est de couleur orange qui est celle de l'enthousiasme ou composite
(II), par analogie à la classe industrieuse des savants et artistes qui n'ont d'autre
soutien que l'enthousiasme contre la pauvreté et les humiliations dont ils sont
abreuvés dans le jeune âge.
À la suite d'une pénible jeunesse, ils parviennent à obtenir quelque relief ou
quelque petit bien-être : par imitation, la fleur, après avoir passé le bel âge dans
une attitude humiliante, élève enfin son pédoncule et sa capsule de graine ; mais il
est trop tard pour prendre cette attitude, quand le pédoncule n'est plus orné de sa
belle fleur et n'a plus qu'une triste gousse à présenter. Cet effet dépeint le tardif
bien-être des savants et artistes, qui ne peuvent lever la tête, sortir de l'état de gêne
et d'oppression, qu'après avoir consumé péniblement leur jeunesse à amasser
quelque argent, après avoir fléchi dans leurs jeunes années sous le poids de la
détraction, de la pauvreté, de l'injustice, et perdu les beaux jours de la vie à
préserver leur vieillesse de l'indigence.
Ainsi la nature, toujours en contradiction avec la philosophie, ne voit qu'ennuis
et disgrâces dans cette étude où la morale nous peint des torrents de charmes
ineffables ; mais n'oublions pas que l'article est consacré aux dames ; je vais me
rallier aux convenances du sexe, et lui présenter dans l'hortensia un tableau plus à
sa portée.
L'hortensia, emblème de la coquetterie, étale force parure, plus de fleurs que
de feuilles (J'ai compté 108 grosses boules sur un hortensia de moyenne
dimension). C'est une plante qui fatigue l'œil par ses massifs de fleurs : elle donne
dans le même excès que la coquette qui voudrait consumer en colifichets toute la
fortune du ménage. Par analogie, l'hortensia cache ses feuilles sous un fatras de
fleurs inodores et à demi-nuancées, en rosat ou demi-rose, argentin ou demi-bleu,
lilas ou demi-violet ; teintes ambiguës comme les sentiments de la coquette, qui
sont :
Un faible amour, argentin et non azur.
Une demi-amitié, lilas et non violet.
Une fausse pudeur, rosat et non rose.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 164
On y ajoutera une grande note d'analogie sur les végétaux philosophiques, les
choux et les raves de tous calibres, petits et grands : les carottes, panais, salsifis,
céleris, pommes de terre et betteraves. C'est dans cette note que seront
méthodiquement jugées et réfutées les visions de nos moralistes sur le doux plaisir
des champs (voyez Post-Logue, tom. V). Ladite note sur les raves et les choux
contiendra les premiers aperçus de médecine composée ou naturelle. Dans cet
article on donnera aussi quelques notions d'analogie sur les fruits, les arbres et
végétaux quelconques.
L'article INTER contiendra une mosaïque de tableaux en règne animal : il
traitera des quadrupèdes les plus connus, ainsi que des oiseaux domestiques, tels
que :
K Le CYGNE, La vertu inutile.
Le poulet, Les amants inconstants.
Le pigeon, Les jeunes amants.
Le faisan, Les amants jaloux.
Le canard, Les maris « subjugués. »
Le dinde, Les amoureux transis.
L'oie, Les paysans rusés.
La Pintade, Les gens communs.
Le PAON, L'Harmonie sériaire.
Aux deux articles Citer et Inter indiqués sous le titre d'instruction pour les
dames, il eût convenu d'ajouter un article d'analogie en minéral : connaissant fort
peu ce règne, je me bornerai à en dire quelques mots.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 166
∗
En rang aromal notre globule est l'égal de l'énorme Jupiter ; chaque tourbillon sidéral ayant une
cardinale miniature pour la régie du clavier d'amitié. Cette cardinale, quoique très-petite, est
aussi nécessaire en mécanique aromale que chacune des trois autres. Le char a besoin de ses
quatre roues. Certains arômes opérant par la qualité et non par la quantité suffisent en dose la
plus exiguë.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 169
mûrit que fort tard, par analogie à la naissance tardive des sectes morales, qui sont
des fruits de civilisation avancée et parvenue au plein. Quant au rôle social de ces
sectes, il est représenté par les jets qui de toutes parts vont poser des entraves,
arrêtant les petits voleurs et non pas les gros. Ainsi la morale contient tout au plus
les enfants et non pas les pères.
Par analogie à cette science qui veut étouffer les passions, la ronce jette de tous
côtés ses rameaux épineux qui vont au loin s'enraciner et obstruer la circulation.
Eh ! que reste-t-il de leur fatras de branches éparses ? Il n'en reste, comme des
nombreux systèmes de morale, qu'un chaos inextricable dont les plus érudits sont
réduits à dire, avec Condillac (II) : Il faut oublier tout ce que nous avons appris,
reprendre nos idées à leur origine, et refaire l'entendement humain.
Il le faut d'autant mieux que la morale ne conduit qu'à la ruine figurée par les
couleurs du fruit de ronce passant du rouge au noir, du luxe à la pauvreté.
Quiconque voudra suivre les principes de morale sévère, la justice et la vérité,
n'arrivera, à coup sûr, qu'à la pauvreté, et sera en peu de temps ruiné ∗.
Passant du simple au composé, de la mûre à la framboise, nous trouverons dans
celle-ci les emblèmes de la fausse morale, qui amalgame avec quelques momeries
de bons principes les dogmes d'ambition et de rapacité. Aussi la framboise
n'arrive-t-elle pas au noir, couleur de la pauvreté ; elle s'en tient à la couleur du
luxe, au rouge vif. Elle rejette l'épine, par allusion à la morale mondaine qui rejette
les doctrines contraires au plaisir. Elle est comme la mûre, divisée par petites
capsules comprimées, en symbole de l'éducation civilisée qui, même chez les gens
du monde, est un concours de doctrines répressives et ne produit que des enfants
viciés et suspects. Aussi la framboise, qui en est l'hiéroglyphe, est-elle de tous les
fruits le plus vermoulu : c'est un ramas de vers petits ou grands ; ce qui la fait
suspecter généralement, et, malgré sa saveur exquise, elle est peu présentable : on
voit la majorité des convives s'en défier, et la dédaigner à cause des vers dont elle
est si rarement exempte.
De là vient qu'elle n'est propre qu'aux emplois composés ou alliés au feu. La
confiserie en tire grand parti. Les enfants et les imprudents la mangent crue et sans
défiance ; de même que dans le monde les imprudents se lient facilement avec un
homme imbu de mauvais principes, mais séduisant par le ton et la fortune.
La CERISE, fruit sous-pivotal de cette modulation, est créée par la terre
copulant avec elle-même,
de pôle-nord, en arôme masculin,
avec pôle-sud, en arôme féminin.
∗
On en est à présent si bien convaincu, qu'on a abandonné de fait la pauvre science. Elle-même a
fait abjuration, en souscrivant à de nouvelles doctrines qui prêchent le trafic, l'astuce, les
hypocrisies politiques et domestiques. Mais le Créateur, et son agent l'étoile Vénus, en peignant
cette branche de l'éducation, n'ont dû représenter que les résultats de la véritable morale ou
pratique de la vérité et de la justice, qui conduisent le disciple à l'indigence, lorsqu'il n'a pas une
fortune patrimoniale, et le ruinent sans faute, s'il en possède une.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 173
La cerise, image des goûts de l'enfance, est le premier fruit de la belle saison.
Elle est dans l'ordre des récoltes ce que l'enfance est dans l'ordre des âges. Les
quatre genres de fruits indiqués doivent suivre la marche des quatre phases de la
vie. L'amitié domine en 1re phase chez les enfants, et l'amour en 2e phase chez les
adultes ; il faut, par analogie, que les fruits d'amitié paraissent les premiers, et ceux
d'amour en 2e ligne. De là vient que les rouges ou de titre amical sont suivis de
ceux à noyau, fruits d'amour, auxquels succèdent les poires, symboles de
l'ambition qui domine dans la 3e phase dite virilité : la marche est fermée par les
pommes, emblème de l'amour familial qui domine en 4e phase ou caducité.
La cerise, portrait des enfants libres, heureux et badins, doit exciter en eux les
effets qu'elle représente. Aussi l'apparition d'un panier de cerises met-il en joie tout
le peuple enfantin, à qui ce fruit est très-salutaire. La cerise est un joujou que la
nature présente à l'enfant ; il s'en forme des guirlandes et pendants d'oreille : il s'en
couronne, comme Silène se couronne de pampres. L'arbre est analogue au génie et
aux travaux de l'enfance : il est peu fourni de feuilles ; ses branches vaguement
distribuées donnent peu d'ombrage, ne garantissent ni de la pluie ni du soleil :
image des faibles moyens de l'enfance, il est incomplet, insuffisant à protéger et
abriter l'homme.
La fraise donnée par MERCURE est le plus précieux des fruits rouges ; elle nous
peint l'enfant élevé dans l'Harmonie, dans les groupes industriels : un fraisier est
un ouvrier qui opère comme nos jardiniers ; ses tiges traçantes vont planter en
ligne droite une file de rejetons. Il est juste que le plus précieux des enfants, celui
qui exerce l'industrie combinée, ait pour emblème le fruit le plus délicat de la
Série. La feuille est trinaire, par allusion aux trois chœurs, 4, 5, 6, qui dirigent
l'éducation. La fraise veut, comme la pêche, s'allier avec le vin et le sucre,
emblèmes des passions amitié et unitéisme ; ainsi le travail sociétaire se soutient
par l'amitié et tend à l'unité.
Les groseilles, données par les petites satellites, représentent les enfants
civilisés de diverses classes. La plus remarquable est la groseille rouge à grappes,
créée par Junon : c'est l'emblème des enfants peu cultivés et livrés à la bonne
nature. Ils sont d'une franchise mordante et indiscrète, capables d'aller répéter à
une femme à prétention, quelque fâcheuse vérité qu'ils auront ouï dire.
Le fruit qui peint ces petits diseurs de vérité doit être d'une saveur très-
piquante. Il a de la grâce, parce que la vérité est gracieuse chez l'enfant, et amuse
malgré l'indiscrétion. Un tel rôle n'est pas sans utilité ; il signale les travers ;
castigat ridendo. Aussi le fruit du groseillier rouge est-il purgatif et salubre. La
plante est semblable de feuilles et de grappes à la vigne, emblème d'amitié
composée ; aussi ces enfants libres, loquaces, indiscrets, sont-ils les plus adonnés à
l'amitié simple. Cette sorte de groseille est un fruit bourgeois et de moyenne
valeur, comme la classe d'enfants qu'elle représente : crue, elle figure peu aux
bonnes tables ; on n'en tire parti que par alliage avec le sucre et travail de
confiserie ; de même, les enfants trop libres et impolis n'acquièrent de prix qu'en se
ralliant aux manières de la classe plus relevée.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 174
1
Phœbé devait donner pour emblème des enfants gâtés, un très-beau fruit à forte grappe, de
nuance cramoisi, à peu près comme le faux raisin d'Amérique ; fruit bien parfumé comme le
coing, mais âpre et malfaisant, par analogie aux enfants gâtés, qui sont des êtres malfaisants et
dangereux.
L'enfant gâté ne manque pas d'aptitude quand le jeu lui plaît, et l'on peut en former un précieux
sujet, si on le sépare des pères pour le confier à d'habiles instituteurs. Ainsi la groseille Phœbée,
qui devait être tardive, aurait donné par piqûre et amalgame avec le suc ou bain de mûre, un
excellent mixte, comme l'épine-vinette passée au sucre. L'alliage à la mûre (emblème
d'institution morale) aurait neutralisé son âpreté, et donné en conserve le fruit ramené à une très-
bonne qualité, comme est l'enfant gâté, au retour de la pension où on l'a morigéné et cultivé.
C'est ainsi que l'avortement d'un produit nous en fait perdre un autre, neutralise la mûre de
ronce dont on n'a aucun emploi, et qui pourtant doit se lier utilement au clavier des fruits
rouges, où elle aurait très bien figuré par ce mélange.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 175
actuelles ; mobilier dont on peut sous cinq ans obtenir le remplacement, tout en
conservant le peu qu'il a fourni de bon ; cheval, mouton, etc.
Ce serait pour nous une connaissance bien vaine que celle du système de la
nature, si elle ne nous donnait pas les moyens de corriger le mal existant, et
remplacer les produits scissionnaires, les êtres nuisibles à l'homme, par des contre-
moulés ou serviteurs utiles. Que nous importerait de savoir en quel ordre chaque
astre est intervenu dans la création ; de savoir que le cheval et l'âne furent créés par
Saturne en telle modulation ; le zèbre et le quagga, par Protée (étoile non
découverte et bien existante, puisqu'on voit ses ouvrages en tous genres) ; que dans
cette modulation Jupiter donna le bœuf et le bison ; et Mars, le chameau et le
dromadaire ? Après ces notions acquises, il nous resterait la fâcheuse certitude que
ces astres, qualifiés de promeneurs oisifs, ont au contraire fait sur notre globe sept
fois trop d'ouvrage, en nous donnant un mobilier dont les 7/8es sont malfaisants.
Ce qui nous sera précieux, ce sera l'art de les ramener en scène de création pour
un travail contre-moulé, par lequel celui qui nous a donné le lion, nous donnera en
contre-moule un superbe et docile quadrupède, un porteur élastique, l'ANTI-LION,
avec des relais duquel un cavalier, partant le matin de Calais ou Bruxelles, ira
déjeuner à Paris, dîner à Lyon et souper à Marseille, moins fatigué de cette
journée, qu'un de nos courriers à franc étrier ; car le cheval est un porteur rude et
simple (solipède), qui sera à l’anti-lion ce qu'est la voiture sans soupente à la
voiture suspendue. Le cheval sera laissé pour attelages et parades, quand on
possédera la famille des porteurs élastiques, anti-lion, anti-tigre, anti-léopard, qui
seront de dimension triple des moules actuels. Ainsi un anti-lion franchira
aisément à chaque pas 4 toises par bond rasant, et le cavalier, sur le dos de ce
coureur, sera aussi mollement que dans une berline suspendue. Il y aura plaisir à
habiter ce monde, quand on y jouira de pareils serviteurs.
Les nouvelles créations qu'on peut voir commencer sous 5 ans donneront à
profusion de telles richesses en tous règnes, dans les mers comme sur les terres.
Au lieu de créer baleines et requins, hippopotames et crocodiles, en aurait-il plus
coûté de créer des serviteurs précieux :
Anti-baleines traînant le vaisseau dans les calmes ;
Anti-requins aidant à traquer le poisson ;
Anti-hippopotames traînant nos bateaux en rivière
Anti-crocodiles ou coopérateurs de rivière
Anti-phoques ou montures de mer ?
Tous ces brillants produits seront les effets nécessaires d'une création en
arômes contre-moulés, qui débutera par un bain aromal sphérique purgeant les
mers de leurs bitumes.
Glissons sur le tableau de ces merveilles prochaines : la perspective, loin de
satisfaire les lecteurs, fatigue une génération élevée à l'impiété, au doute de la
Providence, et qui, dans ses travers d'esprit, s'imagine que Dieu n'a pas, pour faire
le bien, autant de pouvoir qu'il en a eu pour faire le mal, dont il a dû organiser
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 177
dès que notre globe aura passé à l'Harmonie. Il peut en avoir fixé d'autres encore ;
et peut-être les deux premiers satellites de Saturne, récemment découverts,
n'étaient-ils pas en plan il y a 2000 ans. Mais, ce qu'il y a de certain, c'est que notre
soleil a usé le peu d'arôme tetra-cardinal qui lui restait.
D'où vient que notre planète n'en fournit plus ? Ce n'est pas effet d'impuissance
ni de vieillesse, car elle est fort jeune et infra-pubère. C'est une suspension
d'exercice aromal, causée par la chute de l'astre en subversion ascendante, où il
tomba environ 50 ans avant le déluge. Cette crise est inévitable sur tous les globes,
excepté le soleil ; ils en souffrent tous du plus au moins, comme les enfants
souffrent de la dentition.
La terre en a si prodigieusement souffert qu'une fièvre putride, résultant de cet
incident, s'est communiquée au satellite Phœbé qui en est mort. Notre planète n'est
pas moins un petit astre des plus vigoureux. On ne confierait pas à un astre faible
et douteux le poste important de cardinale miniature d'un foyer d'univers.
Tel est le rôle de la terre pourvue des facultés nécessaires. Pendant trois siècles
antérieurs au déluge (Éden, II), elle versa en bon titre, et le soleil put
s'approvisionner d'une petite masse d'arôme tetra-cardinal dont il a fait usage pour
fixer et implaner Vesta. Mais la provision était déjà épuisée au temps de César, où
le soleil fut affecté d'une forte maladie dont il a ressenti en 1785 une nouvelle
atteinte. Il est faux qu'il ait été malade en 1816, comme on l'en soupçonna : c'était
la terre seule qui était affectée, et qui l'est de plus en plus, ainsi qu'il appert par la
dégradation climatérique et les dérangements des saisons. Le soleil périclite de
même ; car tout astre pivotal est en souffrance dès qu'il est faussé en arôme tetra-
cardinal.
Une autre lésion interne est celle qui frappe sur notre globe exclus de
commerce aromal, hors d'état de se conjuguer ses cinq lunes vivantes, et réduit à
un astre mort, à la lune Phœbé, pour son service d'absorption et résorption
aromale.
Une planète, quoique morte et inhabitable, fait encore un service matériel de
momie, d'aimant aromal ; mais en tenant le poste trop longtemps, elle se putréfie et
nuit à celle sur qui elle est conjuguée. Tel est l'effet que Phœbé produit sur notre
globe frappé de double disgrâce, vicié par la corruption de son arôme typique, et
de celui de Phœbé dont il est obligé pourtant de faire usage, une cardinale ne
pouvant pas exister sans avoir au moins un satellite absorbant et résorbant pour
élaborer les effusions de pôles nord et sud.
Les cardinales n'ont jamais qu'un satellite avant d'être parvenues à l'Harmonie
composée ; jusque-là, leurs autres lunes se tiennent en orbite simple, comme
Junon, Cérès, Pallas, Phœbina et Mercure : ils ne viendront pas se conjuguer tant
que notre globe ne sera pas pourvu d'arôme de bon titre qui peut seul les attirer.
Mais dès que nous serons parvenus à l'Harmonie, notre globe régénéré d'arôme
reproduira son auréole lumineux ou couronne boréale, qu'il portait avant le déluge,
et qui est attribut de cardinale hypo-majeure (l’hyper-majeure porte la couronne en
équateur) ; aussitôt nos cinq satellites désorbiteront de leurs entre-ciels, se mettront
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 180
en marche et viendront se conjuguer sur nous, à peu près aux distances qui
suivent :
∗
Simultanément!!! À cela on répond : en supposant que le pôle-nord doive recevoir cette
couronne qui fondrait les glaces, comment pourrait-elle influer sur celles du pôle-sud ?
L’objection paraît plausible ; mais je demanderai aux opposants, comment il se fait que les
extrémités soient partout en correspondance, et que tel exercice, comme le patin, qui devrait
n'échauffer que les pieds, seuls agissants, échauffe en même temps les mains, à tel point qu'au
bout de dix minutes on ressent une démangeaison brûlante au bout des doigts tant de mains que
de pieds, quoique les mains soient restées très-oisives et que les pieds seuls aient forcé de
travail.
Le contact des extrêmes est une des lois les plus connues : ici elle devient palpable par la
correspondance de la colonne magnétique, rentrant au pôle-nord pour ressortir au pôle-sud ;
c'est cette colonne, ce sang du globe, qui communiquera au pôle-sud la température qu'aura
obtenue le pôle-nord, où l'on verra, comme avant le déluge, les orangers en plein champ aux
rivages maritimes de Sibérie, et les éléphants habiter la nouvelle Zemble et les terres polaires.
Leurs ossements amoncelés dans ces régions témoignent qu'ils y habitaient avant le cataclysme
causé par la mort de Phœbé, à l'époque où ce pôle était revêtu de son anneau. Le facile
rétablissement nous en est garanti par la fréquence des aurores boréales, ou pollutions du fluide
séminal qui devra former la matière de l'anneau, comme il forme la barbe dans le corps de
l'homme.
Alors commenceront les nouvelles créations, et le soleil recevant de notre globe un versement
de bon titre pourra reformer son quadrille d'arômes cardinaux et opérer sur les comètes, dont
102 doivent entrer en ligne, non compris le nécessaire de notre complet actuel, entre autres les
deux touches qui manquent, dit-on, au clavier d'Herschel. (Lacune douteuse ; car s'il existe à ce
clavier deux lunes aussi petites que Phœbina, nos télescopes ne les découvriront pas.)
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 181
J'ai dit ailleurs que ces verres seront composés de deux nouveaux minéraux,
diamant fusible et mercure fixe à la chaleur de 32°, par opposition an mercure
actuel qui n'est fixe qu'au froid de 32°.
Dès que nous serons pourvus de ces précieux minéraux, on entrera en
correspondance télégraphique ; et Mercure, notre plus précieux satellite, nous
apprendra À LIRE. Il nous transmettra l'alphabet, les déclinaisons, enfin toute la
grammaire de la langue harmonique unitaire, parlée dans le soleil et les planètes
harmonisées, et dans tous les soleils et tourbillons de la voûte céleste.
Nous ne pourrions pas espérer pareille notion des quatre petits satellites, qui
sont étoiles simples, non pivotantes et de bas degré comme les quatre de Jupiter. Il
est probable que Vesta est encore en lymbe sociale, et n'en saura pas plus que nous
en langage unitaire. Ses habitants, Lilliputiens de taille, le sont peut-être aussi de
génie social, comme nous qui sommes Lilliputiens de génie, sinon de taille.
Quant à Junon, Cérès et Pallas, on peut présumer que ces trois astres sont déjà
parvenus à l'Harmonie ; je l'augure de ce que leurs orbites sont engrenées. Au
reste, ils ne se seront élevés qu'à l'Harmonie divergente (période 8e table) ; aucun
satellite simple ne s'élevant à la composée convergente, période 9e.
Il n'en est pas ainsi de Mercure qui est, quoique satellite, une étoile pivotante et
d'ordre composé, assimilée aux cardinales et ambiguës, à titre de l'une favorite et
rectrice aromale du tourbillon (Flore n'étant pas rectrice active et ne pouvant le
devenir qu'en vibration descendante du tourbillon, vu qu'elle est d'octave mineure).
Mercure par sa pivotation nous sera infiniment précieux en correspondance, et
nous donnera à chaque instant, sauf réciprocité, des nouvelles de nos antipodes à
intervalle de 20 ou 30 heures au plus. J'ai déjà fait mention de cet avantage
vraiment inappréciable. Tel vaisseau parti de Londres arrive aujourd'hui en
Bengale, en Chine, en Japon ; demain, Mercure avisé des arrivages et mouvements
par les astronomes d'Asie, en transmettra la liste aux astronomes de Londres, qui
alors seront dégagés de leur brumeuse atmosphère ; ils auront, avec le ciel de
Provence, l'olivier sur les rives de la Tamise, et souvent des nuits bien plus belles
que nos plus beaux jours, quand par un temps serein elles seront éclairées de 3 ou
4, et quelquefois des 5 flambeaux lunaires, à cristallin vif et lustré, comme le sont
ceux des astres vivants.
La momie Phœbé qui, à raison de sa mort, est privée d'atmosphère ne peut
avoir que le cristallin terne et mat. Il faut tout le mauvais goût des civilisés pour
admirer ce cadavre blafard, bien plus odieux encore par ses résorptions délétères et
par le fléau de lune rousse ou 2e hiver qui vient chaque année déshonorer le
printemps, nous enlever non la dîme ni le quint, mais souvent moitié de nos
récoltes ; enfin nous entraver dans le cours de l'année par des températures
toujours outrées en durée, et pernicieuses à l'homme, à l'animal, au végétal, dont
les besoins exigent la fréquente variété, telle que nous l'obtiendrons de l'influence
alternative de nos cinq satellites, combinée avec celle de l'anneau boréal.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 182
2°. LÉSION EXTERNE ÉTENDUE À NOTRE UNIVERS. Sujet effrayant pour les
pygmées ! Il faut considérer notre univers comme une pomme sidérale, jouant son
rôle parmi des millions d'autres univers, et sujet aux phases d'accroissement et
décroissement.
Un homme est plus petit dans l'enfance que dans l'adolescence : une planète est
d'égale grosseur dans l'un et l'autre âge ; un univers est plus gros dans l'enfance
que dans la maturité. Ce n'est point une bizarrerie ni un contre-sens ; l'effet tient à
ce que les planètes et les univers ne croissent qu'en titre d'arômes et non en
dimension matérielle.
Dès qu'un univers est raffiné, parvenu au degré pubère, il se concentre ; ses
tourbillons se resserrent et sont d'autant plus illuminés, plus riches et plus heureux.
Les univers impubères sont aux pubères, ce qu'est la courge au melon : l'un des
fruits est une masse informe, fade et sans sucs ; l'autre plus petit est régulier, orné,
succulent et plein, sans désert intérieur, comme en ont les jeunes univers, et la
courge leur emblème.
Ainsi dès que notre univers entrera en puberté, les astres de voûte se
rapprocheront, formeront des chaînes de tourbillons entre notre soleil et la masse
des étoiles fixes. Nos planètes se concentreront ; Herschel dans ses oppositions ne
sera pas plus éloigné de nous que ne l'est aujourd'hui Jupiter, qui dans ce cas serait
parfois assez voisin de la terre pour lui former une 6e lune, Vénus et Mars une 7e,
une 8e.
Lorsque les 102 comètes seront implanées, trempées et aptes à la manœuvre, le
tourbillon s'élèvera de 3e en 4e puissance, formant quatre tourbillons secondaires,
dont chacun sera groupé sur une prosolaire à cristallin nuancé et anneau igné, en
titres majeurs. Alors le soleil, en place de la souillure fumeuse nommée lumière
zodiacale, aura une auréole nuancée moirée. Saturne, Jupiter et Herschel seront
promus en grade et élevés au prosolariat.
Notre globe y aurait les mêmes droits, car sur quatre prosolaires il en faudra
une miniature pour pivot du 1er tourbillon (titre d'amitié) ; mais notre planète est si
affaiblie par la catastrophe diluvielle et la longue durée des lymbes sociales, que je
doute fort qu'elle soit jugée apte aux fonctions de prosolaire miniature.
Après cette réorganisation, notre tourbillon sera le 2e en rang, tenant le titre
d'ambition. Nos ambiguës Mars, Vénus, Protée et Sapho, seront élevées au poste
de sur-ambiguës, liant le soleil aux quatre prosolaires, en gravitation sur double
foyer.
Depuis plus de 3000 ans notre univers se dispose à passer en 4e puissance : les
préparatifs sont fort activés depuis quelque temps ; on en voit l'indice dans les
dissolutions considérables de voie lactée qu'a observée M. Herschel. C'est une
preuve qu'il se fait dans le ciel de fortes levées de recrues sidérales, et qu'on
prépare les opérations dont les principales seront :
1°. D'élever les nébuleuses de 2e en 3e puissance. Elles sont soleils simples à
douze touches en octave simple sans cardinales ni ambiguës. On leur donnera un
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 183
Entretemps : la hiérarchie sidérale de voûte n'a pas moins fait ses dispositions,
qu'elle continue visiblement par les dissolutions de voie lactée : mais grâce à
l'invention qui va tout réparer, il n'y aura eu que 1800 ans de perdus ; et dans tous
les cas il n'y aurait pas eu plus de 2100 ans de délai ; car en supposant le
prolongement du désordre, la restauration n'aurait pas moins eu lieu sous trois
siècles à peu près, par suite des mesures arrêtées depuis 18 siècles en conseil
sidéral, et dont il est inutile de rendre en compte détaillé.
Le roi Alphonse de Castille aurait, dit-il, donné de bons conseils à Dieu sur la
création. C'est fort bien juger de la création scissionnaire et contre-moulée presque
en entier, ouvrage odieux à la Divinité même, qui a dû opérer ainsi selon l'unité
analogique ; mais c'est exciter à des critiques passives, au lieu de provoquer des
recherches actives sur le destin ultérieur du monde, sur les autres créations que
pourra faire l'auteur de la première, et sur les moyens d'en obtenir une meilleure.
B. de St-Pierre, par un système opposé à celui du roi Alphonse, veut nous
habituer servilement à admirer les horreurs de la création, en multiplier les
disgrâces, et entourer nos lits d'araignées dans l'espoir d'en chasser les punaises. Il
veut élever le mal du simple au composé ; car assurément les punaises ne céderont
pas à un tel ennemi ; elles abondent chez le pauvre où abondent les araignées.
Si l'on parcourt les écrits de cent beaux esprits, ou y trouvera à chaque page
cette aberration, cette fatalité qui entraîne toutes les opinions civilisées à contre-
sens du système de la nature, dont pourtant 16 branches d'étude pouvaient nous
ouvrir la voie (II). Mais nos philosophes, en se battant les flancs pour découvrir
quelque moyen d'initiation au système de l'univers, ont oublié de discuter sur quels
points on pouvait trouver accès. Ils ont agi dans leur investigation, comme un
aveugle qui, voulant pénétrer dans un vaste temple à 16 portes, irait se heurter sans
méthode contre les pilastres et les pans de mur, et en conclurait que le temple est
impénétrable ; au lieu de recourir à l'exploration générale (II), ou visite de
circonférence, qui lui ferait découvrir successivement toutes les portes.
Tel a été le tort de la philosophie. En lui reprochant ses erreurs, n'oublions pas
de séparer le bon or du faux ; répétons que ses doctrines offrent d'excellents
principes qu'elle refuse obstinément de suivre. J'en ai cité (II) douze auxquels je
rends hommage, entre autres celui de se soumettre aux oracles de l'expérience.
Puisse la corporation des philosophes accepter le défi, et après une expérience de
3000 ans, qui a suffisamment décelé tous les vices de la civilisation, opiner à la
facile expérience de l'état sociétaire dont les bienfaits (II) se répandraient par
torrents sur cette classe de savants qui, avant de le connaître, s'en déclarent
antagonistes. N'est-ce pas le cas de leur répliquer par ces paroles de Jésus-Christ :
Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font.
Là finissent leurs jérémiades sur les rigueurs et les mystères de la nature. Il
devient évident que ses prétendus voiles d'airain n'étaient qu'une excuse de
l'indolence, et que le système des CAUSES en mouvement et en créations va nous
être dévoilé en plein, du moment où nous voudrons substituer l'étude de l'attraction
et de l'analogie aux prestiges d'impénétrabilité déjà démentis par la découverte de
Newton, dont la mienne est la continuation.
En rendant à ce grand géomètre l'hommage d'initiative en théorie de
l'Attraction, n'oublions pas de remarquer que, dans la partie matérielle, seul objet
de ses études, il n'a rempli que moitié de la tâche, négligeant toute recherche sur
l'équilibre AROMAL, ressort des conjugaisons et distributions sidérales. Privés de
théorie sur cette branche de la gravitation, nous ne saurions dire pourquoi la très-
minime Vesta, assez petite pour servir de lune à Mars, n'est pas même attirée par
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 186
l'énorme Jupiter (l'affinité de Vesta étant bornée aux arômes hypo-majeurs). Ces
notions élémentaires en astronomie nous sont encore étrangères : quelle honteuse
lacune, quel sceau d'imperfection pour nos méthodes, et quel sujet de bénir la
découverte qui nous dévoile en plein le système de la nature, et qui, du parvis de
son temple où nous étions relégués, nous transporte au sanctuaire !
FIN DE LA NOTE E.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 187
EXTRODUCTION.
LE DEMI-LIBÉRALISME OU DEMI-ASSOCIATION.
Tel est l'effet de toutes les théories de faux libéralisme. Elles nous bercent de
garanties illusoires, qui peut-être sont cherchées de bonne foi par quelques-uns des
sophistes. Loin qu'ils en aient trouvé la voie, leur système représentatif imaginé
pour diminuer les impôts, n'aboutit qu'à accroître les impôts et les dettes en fous
pays soumis à cette forme de gouvernement.
Lorsque j'ai donné dans le cours de ce volume des aperçus du bonheur de
l'Association, chacun a été fondé à me répondre que, d'après les habitudes
civilisées, on n'a pas pu songer à pareilles spéculations ; qu'on a dû placer l'esprit
libéral dans les mesures les plus utiles à la masse d'un peuple organisé en ménages
isolés, en morcellement agricole, tel qu'on l'a vu jusqu'à présent.
Je vais partir de cette base et spéculer en civilisé sur des ménages non
associés ; examiner les ressources que ce régime incohérent pouvait fournir à de
vrais libéraux, s'il en eût existé chez les anciens ou les modernes.
Ce serait jouer un rôle méprisable et donner le coup de pied de l'âne, que
d'attaquer malignement le parti libéral au moment où il a perdu son influence. Mon
but, au contraire, est de partager l'affront entre les deux partis ; prouver aux soi-
disant libéraux qu'ils sont dupes d'avoir donné dans un système qui n'est autre que
l'obscurantisme travesti, et prouver aux illibéraux qu'ils sont également dupes de
n'avoir su inventer aucune des mesures du vrai libéralisme ou philanthropie
collective, qui aurait voué à la risée le libéralisme partiel, celui des sophistes.
Si notre siècle est dans une ignorance complète sur ce qui touche à la liberté
(1 partie, 2e notice, chap. 5, 6, 7), dont on a tant raisonné depuis plusieurs mille
re
ans, doit-on s'étonner qu'il règne pareille ignorance au sujet du libéralisme qui est
la plus récente des controverses ? Pour en découvrir les voies, en tout ou en partie,
il eût fallu des esprits enclins à la justice : les trouve-t-on en civilisation ?
L’on y voit des génies sophistiques appelés publicistes, spéculant, disent-ils,
sur le bonheur des nations ; en a-t-on jamais vu un seul qui méritât le titre de
PHILANTHROPE UNITAIRE, souhaitant le bien de l'humanité entière, sans excepter
les Barbares et Sauvages qui, après tout, font partie du genre humain, quoique nos
philosophes ne daignent pas les comprendre [non plus que les femmes] dans leurs
plans de libéralisme partiel ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 189
majorité des hommes ? C'est bien peu de chose que la sagesse de ces prétendus
philanthropes, quand on en vient à la scruter et la disséquer.
Lorsqu'on voit le génie social dirigé par de tels égoïstes, faut-il s'étonner qu'on
ne découvre aucune voie de bonheur général ? Il est clair que le genre humain est
trahi par ses prétendus amis, les faux « philantropes » tels que Platon et Caton,
gens qui ne songent qu'à se louer d'avoir échappé au malheur du grand nombre, et
semblent dire au peuple ce que le renard dit au bouc laissé dans le puits :
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts.
Tels sont les philanthropes civilisés : ils veulent, disent-ils, le bonheur, la
liberté, mais pour qui ? Pour eux et quelques affidés cabalistiques. Ils sont encore
ce qu'ils étaient au temps de Platon, un conciliabule d'aigrefins, ne songeant qu'à
leur bien-être, gens dont on a très-bien dit :
Platon fut surnommé divin
Il était, dit-on, magnifique
C'est qu'il régalait de son vin
La cabale philosophique.
Le tort de l'âge moderne est de ne point s'occuper à opposer aux philosophes
une classe de publicistes unitaires, [philanthropes réels] spéculant sur le bien de
tous, sur le plein libéralisme que j'ai défini au début de cet article, et dont une des
conditions est de concorder en tout sens avec les vues de l'autorité ; car, qu'y a-t-il
de libéral dans des prétentions qui ne tendent qu'à bouleverser le monde social,
mettre les partis aux prises, aigrir les ferments de guerre civile ? Tel est le fruit
qu'on retire des dogmes de philanthropie civilisée, lorsqu'on les met à l'épreuve.
En réponse à ces doctrines erronées, examinons quels pouvaient être les
emplois du vrai libéralisme, appliqué à l'ordre actuel, aux ménages incohérents,
cultivant sans association, pratiquant le travail morcelé. Démontrons qu'en
construisant sur cette base vicieuse, on pouvait déjà élever un édifice de demi-
bonheur ou GARANTISME, qui est (Intr.) la période moyenne entre l'état civilisé et
l'état sociétaire.
La demi-association est collective sans être individuelle, sans réunir ni les
terres ni les ménages en gestion combinée. Elle admet le travail morcelé des
familles ; mais elle établit entre elles des solidarités ou assurances corporatives,
étendues à la masse entière, afin qu'aucun individu ne soit excepté du bienfait des
garanties.
Ce principe est méconnu des philosophes qui ne s'occupent que de dispositions
non applicables à la masse : par exemple, ils s'obstinent sur les droits électoraux
qui excluent toujours un nombre immense d'individus. Étendez la prérogative
d'éligibilité aux hommes qui possèdent 100,000 fr., le propriétaire de 50,000 fr.
réclamera à juste titre, et se dira aussi bon citoyen que celui qui en a 100,000.
Admettez la classe de 50,000 fr., vous entendrez réclamer celle de 25,000 ; et ainsi
de suite.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 191
Et si, pour l'intégralité du bienfait, vous étendez l'éligibilité à tous les sujets, le
peuple vendra son suffrage pour un écu, selon l'usage des vertueux républicains de
Rome, et la nation sera en proie aux troubles civils. Cette inconséquence domine
dans toute notre politique. De là il est évident que les philosophes ne spéculent que
sur des mesures non susceptibles d'unité et d'intégralité, sans toucher à l'objet
principal ou garantie de travail et de minimum qu'ils ne savent point nous procurer.
Ils sont donc hors des voies du vrai libéralisme, qui a pour condition pivotale
l'unité ou extension des garanties à la masse intégrale des individus liés par le
pacte social, même aux plus pauvres.
Je n'examinerai pas ici la série d'inventions qu'il y avait à faire en ce genre ; je
me borne à en indiquer deux, dont l'une relative à l'ordre politique était du ressort
des académies de province ; l'autre qui touche à l'ordre matériel, était du ressort
des artistes. Cette division nous fournira deux articles : un sur les garanties de
l'agréable et un sur les garanties de l'utile ; choses que la philosophie sépare et qui
sont inséparables dans le système de la nature, où le bon et le beau doivent sans
cesse marcher de front. C'est ce que je vais démontrer dans les deux parties de
cette Extroduction.
Toutefois je dois prévenir que les questions de garantisme formant une théorie
très-étendue, si j'en traite ici deux, ce ne pourra être qu'abréviativement et par
forme d'argument des coutumes de 6e période, à l'exposé desquelles suffirait à
peine un volume égal à celui-ci. On ne lira donc dans cet article que deux aperçus
de garantie et non pas deux traités ; remarque nécessaire, en réponse au reproche
d'insuffisance de détails et d'accusations superficielles.
serait le premier pas à faire en garanties sociales, dont les sophistes raisonnent sans
cesse. L’initiative est prise en système monétaire ; il fallait étendre et généraliser
l'opération, l'appliquer à tout le régime commercial, qui n'est qu'une collusion de
corsaires dépouillant l'agriculture sous prétexte de faire circuler. La circulation
n'existait-elle pas en 1788, où le commerce employait quatre fois moins d'agents et
de capitaux qu'aujourd'hui ?
Signalons bien la lésion et la duperie de la pauvre agriculture étayons-nous de
faits récents.
Je lis dans un discours prononcé au Corps législatif, en novembre 1821, qu'une
seule maison de Londres a gagné en telle occasion trois millions sur telle branche
d'agiotage autour de laquelle sont groupés tous les Juifs de l'Europe ; sur les
reports de la rente. N'est-ce pas l'agriculture qui paie les bénéfices de tous ces
corsaires nationaux ou étrangers ? N'était-ce pas à elle à provoquer l'invention d'un
régime commercial différent, qui mît un terme aux pirateries de ces écumeurs
sociaux ? Il faut qu'elle couvre de ses deniers toutes les rapines des agioteurs qui,
pour doubler le mal (selon la loi de mouvement bi-composé), distraient tout le
numéraire, le concentrent dans les arènes d'agiotage où il afflue à bas prix, tandis
que le cultivateur n'en obtient qu'à un taux usuraire pour des exploitations utiles.
C'est contre cette double plaie que les sociétés agricoles des provinces devaient
provoquer la recherche d'une garantie : elles devaient se mettre en scission avec la
doctrine des économistes, la dénoncer d'après ses résultats notoirement vicieux et
contraires au but que se propose la science même.
Ces académies n'ont pas considéré que les sophistes ne s'attachant qu'à flatter
les vices dominants, agiotage ou autres, on n'obtiendra pas d'inventions utiles si on
ne les provoque pas, si on n'en signale pas l'absence. Or, les 400 académies
d'arrondissement voyant de près les plaies de l'agriculture, et n'étant point co-
partageantes des intrigues mercantiles des capitales, c'était à elles à dénoncer le
désordre du mécanisme industriel ; commencer NÉGATIVEMENT l'attaque du
système mercantile, et stimuler le génie à l'attaque POSITIVE, par invention d'un
régime commercial qui pût donner des résultats opposés à ceux de l'économisme,
assurer à l'agriculture la pleine jouissance de son produit, la garantir contre les
distractions et absorptions (II, 5e caractère), contre les énormes pillages du
commerce et de l'agiotage.
La philosophie, en déclamant contre des augmentations d'impôts qui s'élèvent à
quelques millions, ne dit mot sur les exactions des sangsues de la Bourse, qui
souvent, en un seul mois, enlèvent 30 millions à l'agriculture (en France, et
proportionnément en d'autres empires). Lorsque l'impôt subit une augmentation
motivée, celui qui la paie peut se consoler en pensant que ce versement est
employé, au moins en partie, à solder des agents civils et militaires. Mais tous les
tributs prélevés par l'agiotage et le commerce, loin de solder aucun agent utile, ne
servent qu'à élever indéfiniment le nombre des parasites commerciaux. (Je les
nomme parasites du moment où ils excèdent le nombre strictement nécessaire, le
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 194
10e de la quantité actuelle ; encore après cette réduction seraient-ils parasites s'ils
jouissaient du droit de libre mensonge et propriété intermédiaire.)
Qu'avait à faire le monde agricole dans cette conjoncture ? C'était de s'emparer
du commerce, envahir ses bénéfices, l'anéantir par une opération que lui-même
appelle ÉCRASEMENT. Les marchands ne s'occupent qu'à s'écraser respectivement :
tel est l'effet de la libre concurrence. Il fallait que l'agriculture écrasée par leurs
menées usât de la liberté de commerce, et les écrasât à son tour par une opération
que je nommerai comptoir communal actionnaire, maison de commerce et de
manutention agricole, exerçant l'entrepôt et faisant des avances de fonds au
consignateur. Ledit comptoir affecté à des subdivisions de 1500 habitants au moins
serait pourvu de jardin, grenier, cave, cuisine et manufactures communales : au
moins deux.
Quelle devait être l'organisation de ces établissements ? C'est de quoi je ne
traiterai pas dans cet article, où je ne veux qu'indiquer les principaux avantages du
comptoir communal actionnaire qui aurait, entr'autres propriétés, celles de
Réduire de moitié la gestion domestique des ménages pauvres et même des
moyens ;
Payer à jour fixe, par anticipation et sans frais, les impôts de la commune ;
Avancer des fonds au cours le plus bas tout cultivateur dont les domaines
présenteraient garanties ;
Procurer à chaque individu toutes les denrées indigènes ou exotiques au plus
bas prix possible, en l'affranchissant des bénéfices intermédiaires que font les
marchands et agioteurs ;
Assurer en toute saison des fonctions lucratives à la classe indigente, des
occupations variées, et sans excès ni sujétion, soit à la culture, soit aux ateliers.
L'établissement dont il s'agit, le Garantisme communal, a été pressenti en sens
général et en sens partiel.
Tentative en sens général : on sentit le besoin de secourir la classe pauvre des
campagnes, lorsqu'on réserva, sous le nom de communaux, des bois et pâturages
affectés au pauvre comme au riche. Il est reconnu que c'est une opération
malentendue que le pauvre dévaste les communaux, et qu'ils sont gérés au plus
mal. On a donc, dans cette opération d'utilité générale, manqué le moyen de
secourir le pauvre.
On a bien mieux échoué dans les tentatives partielles, comme les banques
territoriales et autres compagnies qui, feignant de secourir l'agriculture et le petit
propriétaire, ont été convaincues d'usure vexatoire, de prêt à 17 pour 0/0 l'an. Le
génie actuel n'est fécond qu'en ce genre d'inventions.
Ces divers secours et cent autres seraient fournis par le comptoir communal
actionnaire. Supposons-le formé, sans nous arrêter aux détails d'organisation. C'est
un vaste ménage qui épargne au pauvre tous ses menus travaux. Ce pauvre possède
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 195
un petit champ et une petite vigne ; mais comment peut-il avoir un bon grenier,
une bonne cave, de bonnes futailles, des instruments et agencements suffisants ? Il
trouve le tout au comptoir communal : il peut y déposer, moyennant une provision
convenue, son grain et son vin, et recevoir une avance des 2/3 de la valeur
présumée. C'est tout ce que désire le paysan, toujours forcé de vendre à vil prix au
moment de la récolte. Il ne craindrait pas de payer l'intérêt d'une avance ; il le paie
toujours à 12 pour 0/0 aux usuriers : il bénira le comptoir qui lui avancera à 6
pour 0/0 l'an, taux de commerce, en lui épargnant les frais de manutention ; car un
petit cultivateur se trouvera payé au comptoir pour faire sans fournitures l'ouvrage
qu'il aurait fait gratuitement chez lui, avec frais de fournitures. En effet :
Il a consigné au comptoir sa récolte, vingt quintaux de grain et deux muids de
vin : ce n'est pas lui qui fournit les sacs, les futailles, les chariots et animaux pour
conduire au marché : sa récolte faite et consignée, il travaille à journée pour le
comptoir, et il se trouve payé tout en soignant son blé et son vin qui gagnent en
valeur ; car on les réunit à une masse de grain, à un foudre de même qualité : on
peut même lui épargner les soins de cuverie, et recevoir sa vendange selon les
évaluations d'usage.
Le travail, pour garantir le grain des rats et charançons et pour manutentionner
quatre ou cinq foudres, ne s'élève qu'au 10e de ce qu'il serait dans une foule de
petits ménages dont le comptoir emploie accidentellement les plus pauvres dans
ses greniers, caves, jardins et ateliers. Ils ne peuvent en aucun temps y manquer
d'occupation, et c'est pour eux un bénéfice d'autant plus notable, qu'en consignant
au comptoir, ils ont beaucoup de temps de reste, par épargne de manutention et
même de cuisine ; car ils obtiennent, lorsqu'ils ont consigné des denrées, un crédit
quelconque à la cuisine communale, et imitent nos petits ménages qui prennent
chez le traiteur pour épargner les frais.
Le comptoir s'approvisionne de tous les objets de consommation assurée ;
étoffes communes, denrées de première nécessité et drogues d'emploi habituel. En
les tirant des sources, il peut les donner à petit bénéfice aux consignateurs, leur en
exhiber les comptes d'achat et de frais. Ces avantages sont autant d'amorces à la
consignation : si le comptoir est bien organisé, il doit, en moins de 3 ans,
métamorphoser tout le système agricole en demi-association ; car il sera recherché
du riche comme du pauvre : tout riche briguera l'avantage d'y être actionnaire
votant ; le petit consignateur non actionnaire y aura, en séance de Bourse, voix
consultative sur les chances de vente ; l'actionnaire opinera sur les ventes et achats.
Rien n'est plus agréable au campagnard et surtout au paysan que les assemblées
d'intrigue commerciale. C'est un charme dont il jouirait chaque semaine au
comptoir communal, en séance de Bourse, où l'on communiquerait les avis de
correspondance commerciale, et où l'on débattrait sur les convenances d'achat ou
de vente. Le paysan, quoique peu enclin aux illusions, convoiterait avidement la
gloriole d'actionnaire délibérant sur les achats et ventes du comptoir communal, ou
tout au moins le rang de consignateur à voix consultative. Les paysans tiennent
chaque dimanche la bourse, à la porte de l'église, avant ou après la grande messe ;
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 196
Il est donc certain que la science n'a pas su constater les véritables plaies de
l'industrie : ce devait être la tache des nouvelles académies. Elles devaient, dès leur
début, faire scission avec les sciences politiques, en dénoncer les résultats
évidemment vicieux, et appeler le génie à la recherche de quelques moyens
différents de ceux des sophistes de capitale, coopérateurs-dupes des pirateries du
commerce.
Je les dis coopérateurs-dupes : ces deux expressions doivent être accolées ; car
les savants font ici le rôle du chat de la fable, se brûlant pour tirer du feu les
marrons qui sont mangés par le singe. Les savants, sans entrer dans aucun partage
des bénéfices de l'agioteur, sont dupes de leur éblouissement, et se tiennent assez
honorés de sa protection. Les académies de province qui n'ont rien à briguer en ce
genre, devaient signaler le vice du système commercial, et prendre le rôle que n'ont
pas osé ou pas su prendre les savants de capitale.
Je supprime le plan d'organisation du comptoir ; il exigerait au moins 20 pages.
Insistons seulement sur l'observance de l'un des principes de vrai libéralisme,
posés.
On trouve ici triple accord avec le gouvernement.
1°. Perception facile de l'impôt. Les comptoirs, arrivés à leur pleine
organisation, le lui payent à jour fixe et en masse. L'administration épargne les
frais de perception qui, en France, peuvent s'élever pour les campagnes à 100
millions sur 140. Les comptoirs fournissent de l'emploi aux agents fiscaux retirés
et cumulant leur pension avec le bénéfice des nouvelles fonctions.
2°. La cessation de l'indigence et du vagabondage. Les comptoirs ont des
moyens d'occuper lucrativement et agréablement tout le peuple, de lui procurer
une douce existence, et de subvenir aux besoins des infirmes ; il ne reste ensuite à
secourir que les pauvres des villes : on en verra plus loin les moyens.
3°. L'accroissement du produit. Il sera démontré que cette organisation
l'élèverait pour le moins à moitié en sus, et que la France, au lieu de 4 milliards et
demi, en produirait 7 par entrée en Garantisme. Ce serait servir les vues de tous les
gouvernements.
Le comptoir communal n'est qu'une des garanties indiquées pour antidote
contre l'indigence. Il reste à parler des 4 garanties cardinales, qui doivent
intervenir concurremment avec la pivotale ou comptoir unitaire. Cette garantie
étant celle qui s'applique aux groupes, 2e foyer d'attraction, ils doivent y intervenir
tous quatre,
1°. En titre d'ambition. J'ai observé que la garantie d'admission aux emplois et
à l'exercice de toute industrie devient un moyen illusoire en civilisation. Il n'en est
pas de même lorsque l'état social passe à la période 6e, Garantisme : toutes les
corporations industrielles ou autres y sont engagées solidairement pour secourir
leurs indigents, dont le comptoir seul opère déjà une si grande réduction.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 198
2°. En titre d'amitié. L'ordre garantiste établit des engagements entre les
enfants et les amis. C'est encore une disposition impraticable dans l'ordre actuel,
où l'on pouvait seulement introduire les testaments libéraux ; innovation dont les
académies d'arrondissement devaient prendre l'initiative.
C'est un plaisant libéralisme que celui qui veut tout pour les siens et rien pour
d'autres. Telle est la coutume des testaments civilisés : on donne tout à sa famille,
comme si nulle autre classe n'était digne de libéralité. Le sacerdoce a eu le bon
sens de s'élever contre cet égoïsme familial, et engager les testateurs à des
dispositions moins exclusives, des legs à la paroisse, aux hospices, aux
monastères.
Les prétendus libéraux devaient propager cette disposition en sens amical, et
amener l'usage des legs aux classes de leur ressort, aux corporations de savants et
artistes, aux communes pour travaux publics et embellissements. Un célibataire ou
marié opulent dont la famille est dans l'aisance devient impardonnable de ne tester
que pour elle : voici le modèle d'un testament libéral, tel que devrait le faire un
millionnaire.
deux millions aux hospices, et rien aux pauvres, ni aux amis, ni aux parents, est-ce
agir honorablement ou follement ? M. de Mérode, en faisant cette disposition,
prouve qu'il était mécontent de sa famille ; tant de parents donnent des sujets de
plainte ! Mais si tels parents sont gens à oublier, doit-on oublier tout ce qui est
digne de souvenir ? N'a-t-on donc ni amis ni pauvres à secourir ?
L'esprit philosophique ne voit le monde que dans la famille ; et comme une
famille de collatéraux est quelquefois très-perfide, très-ingrate, le célibataire se
persuade volontiers qu'il faut s'isoler de tout, pour n'être pas dupe des collatéraux.
De là naissent les testaments ab irato, comme celui de M. de Mérode. N'avait-il
donc pas en Brabant quelques parents de branche dédaignée, quoiqu'honnête ? Un
millionnaire manque-t-il de parents pauvres et méconnus, qu'il devrait aider selon
la charité ? N'avait-il point d'amis pauvres, de concitoyens honorables et
nécessiteux ? Il en est foule à Bruxelles, si l'on en croit les gazetiers du pays.
Autre considération : M. de Mérode était-il Vandale, dénué de sollicitude pour
les sciences et les arts, pour les intérêts et besoins de sa commune ? Questions
oiseuses pour des civilisés ; ils ne connaissent que les partis extrêmes ; toujours à
l'antipode de la justice distributive, compromettant la vertu même par l'usage
désordonné qu'ils en font. C'est surtout dans les testaments qu'on voit régner cet
abus.
Si le défunt eût voulu agir avec quelque régularité, il aurait distribué
gradativement aux diverses corporations que je viens de nommer. Telles sont les
impulsions qu'aurait dû donner une philosophie vraiment libérale, et dont elle ne
s'est jamais occupée : aussi les testaments, qui devraient être un des puissants
ressorts d'esprit libéral, ne sont-ils le plus souvent que des monuments d'égoïsme
et de duperie, surtout en France, où les amis, les sciences, les arts, la commune et
les pauvres sont oubliés plus qu'en aucun pays.
Les 400 sociétés agricoles nouvellement fondées pouvaient remontrer l'opinion
sur ce point. Elles devaient, tout en servant les intérêts généraux, chercher à se
faire doter selon la méthode indiquée à la table précédente, suggérer à leurs
associés opulents cette disposition, en prendre collectivement ou partiellement la
résolution, créer enfin les testaments libéraux. Toutes seraient déjà dotées depuis 4
ans qu'elles existent ; mais les idées libérales dont chacun se targue sont ce qu'il y
a de plus étranger aux réunions civilisées.
J'ai dû m'appesantir sur ce sujet, parce que les testaments libéraux de fait sont
branche des garanties amicales qu'il faut allier au comptoir communal pour arriver
à l'extirpation de l'indigence. On ne saurait trop signaler la série d'erreurs et
d'omissions commises sur ce problème, sur cette INDIGENCE que la science
même qualifie d'opprobre éternel de la civilisation. Achevons sur le demi-remède
ou demi-association, et sur les garanties dont elle doit, en 6e période, s'étayer
contre l'indigence.
3°. En titre de famillisme. L’ordre actuel, en voulant donner au lien de famille
une prééminence absolue sur les trois autres, n'est parvenu qu'à le subordonner aux
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 200
trois autres ; car on protège le célibataire qui est un être voué aux cabales
ambitieuses, aux débauches amicales, aux amours illicites.
Il eût fallu protéger le lien de famille par des mesures efficaces, dont la
première était l'impôt de célibat progressif, tablé, affectant par degrés le revenu et
l'hoirie du célibataire. Il est bizarre qu'une législation, qui se dit protectrice du
mariage, donne pleine latitude à des sybarites qui se dispensent de toutes les
charges de l'état de famille ; inconséquence digne de la civilisation !
4°. En titre d'amour. Tout est manqué en garanties sociales, si on ne parvient
pas à établir le quadrille de garanties cardinales, amitié, ambition, famillisme et
amour. On ne doit pas négliger celles d'amour, notamment sur la virginité, la
paternité et l'indemnité de célibat féminin, sujets plaisants, si l'on veut ; mais
l'amour n'en est pas moins une des 4 roues du char social ; il doit avoir ses
garanties comme les trois autres passions cardinales, d'autant mieux que sans les
garanties d'amour on manque celles de famillisme.
D'ailleurs, les relations d'amour prendraient une teinte moins astucieuse, moins
libertine, lorsque la fondation des comptoirs communaux, en répandant l'aisance
dans les dernières classes, aurait facilité les mariages et prévenu la prostitution,
effet inévitable de l'indigence.
Ce n'est pas ici le lieu de traiter des garanties d'équité en relations amoureuses ;
il faudrait sur ce sujet préluder par une analyse des faussetés et vices du système
actuel : c'est à quoi j'ai consacré les Inter-Liminaires de ce tome, qui ne traitent la
question que négativement, analysant la fausseté des amours civilisés et les vices
qui en résultent : j'ai dû me borner à faire sentir la nécessité d'inventer cette
garantie complètement négligée, et pourtant indispensable pour arriver à la
solution du plus grand problème que se soit posé la politique civilisée, celui
d'extirper la mendicité.
3°. Il serait trompé en gestion comme en achat, grivelé par ses commis de
pharmacie, dupé par les paysans achetant à crédit, impatienté et dégoûté dès le 1er
semestre.
En outre, cette rêverie de pharmacies seigneuriales et métamorphose des
seigneurs en apothicaires philanthropiques, est ridiculisée de fait par le vœu des
seigneurs qui ne tendent qu'à grever le paysan de redevances, lui enlever par des
droits féodaux bonne partie de ses récoltes, et laisser au commerçant, au praticien
et au financier, le soin de ravir au villageois ce que le seigneur n'aura pas absorbé.
Ainsi toutes ces visions morales, comme la pharmacie poétique de Delille,
deviennent autant d'inepties quand on les examine de près : leur vice commun est
de vouloir fonder le bien social sur le régime civilisé ou travail morcelé, et de ne
pas s'élever à comprendre qu'il faut, pour arriver au bien public, des inventions en
régime sociétaire.
Tous ces plans d'établissements philanthropiques seraient réalisés par le
comptoir communal, dont je me réserve d'indiquer l'organisation, bien différente
de celles des compagnies civilisées, surtout en graduation de l'échelle
d'actionnaires. Ledit comptoir aurait parmi ses travaux une pharmacie sur laquelle
il bénéficierait honnêtement, tout en rendant au villageois de précieux services.
Il en serait de même de cent autres bienfaits sociaux qu'on perd le temps à
rêver : ils ne peuvent naître que des procédés sociétaires, et non du travail morcelé.
Or, le premier, le plus petit germe d'association agricole, c'est le COMPTOIR
COMMUNAL, initiative et ébauche de lien sociétaire, voie la plus prompte pour
entrer en Garantisme ou 6e période. Cette recherche était donc la tâche de savants
qui ont la prétention d'atteindre aux garanties sociales, sans sortir du régime de
travail morcelé et de ménages incohérents : mais où trouver des savants qui
veuillent consacrer leurs veilles à des inventions utiles, quand il est si facile de
s'illustrer par le sophisme !
La nature, fidèle au système des contrastes, nous avait ménagé pour arriver aux
garanties des voies de luxe comme des voies d'économie. J'ai traité, en Citer, de
l'utile ou voie économique, tenant à un essor solidaire des 4 groupes ou passions
affectives, et au commerce DIRECT ; je vais traiter, en Ulter, de l'agréable, des
voies fastueuses, tenant à un essor combiné des 5 passions sensitives.
Les plus influentes sont le goût et le tact, mais la nature a établi son plan sur
l'essor combiné de toutes cinq, et sur leur amalgame avec l'unitéisme ou passion
foyère.
C'est par la garantie de visuisme ou plaisirs de la vue qu'on devait débuter.
Cette jouissance est la moins accréditée des cinq : les civilisés, regardant comme
superflu ce qui touche au plaisir de la vue, rivalisent d'émulation pour enlaidir
leurs résidences nommées villes et villages, dont l'embellissement UNITAIRE aurait
conduit à une garantie d'essor des 5 sens. Ce plan était du ressort des arts, comme
le précédent était du ressort des sciences politiques. Recherchons comment les arts
pouvaient, par la voie d'embellissement et de salubrité, conduire par degrés à
l'Association.
Ici c'est par l'agréable que nous allons tendre à l'utile ; dans l'article précédent,
c'était par l'utile qu'on marchait à l'agréable. La nature pass. est toujours composée
dans sa marche, procédant toujours en direct et inverse, ouvrant ainsi double voie
d'avènement à ce bonheur social dont on l'accuse de nous fermer les routes en nous
opposant des voiles d'airain.
C'est un vice général parmi nos sciences que de dédaigner l'agréable, et croire
qu'on ne doit songer qu'à l'utile. Cette opinion est une des mille erreurs que je
désigne sous le nom générique de SIMPLISME : nous pouvions également atteindre
à l'Association et aux garanties sociales par l'agréable, dont le principal moyen eût
été la construction et distribution méthodique des édifices ; problème d'utilité
presqu'autant que d'agrément, car de cette bonne distribution dépend la salubrité
qui n'est pas médiocrement utile.
Je vais prouver que l'Association naîtrait de l'état des choses, dans une ville
construite sous le régime de garantie sensitive sur la beauté et la salubrité. Le
moyen politique ou comptoir communal s'adapte en 1er ordre aux campagnes ; le
moyen matériel ou construction méthodique s'adapte plus spécialement aux villes.
Ainsi l'initiative d'association pouvait être donnée par les partisans des cités
comme par ceux des campagnes.
Le reproche s'adresse principalement aux architectes, qui ne s'attendaient pas à
être impliqués dans les torts de la civilisation : ils y sont grièvement compromis ;
on en va juger :
Souvent on bâtit des villes nouvelles, soit en plan général, comme Philadelphie,
Manheim, etc., soit en plan additionnel et lié à une ancienne ville, comme Nancy-
Neuf, Marseille-Neuf. Aucun des princes fondateurs ni de leurs architectes n'a su
s'élever aux constructions d'ordre garantiste, qui pourvoit à l'utile et à l'agréable
cumulativement.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 204
Il est pour les édifices des méthodes adaptées à chaque période sociale, selon le
tableau (II) : je n'en citerai que 3.
En 4e période, la distribution barbare, mode confus. Intérieur de Paris, Rouen,
etc. ; rues étroites, maisons amoncelées sans courants d'air ni jours suffisants,
disparate générale sans aucun ordre.
En 5e période, la distribution civilisée, mode simpliste en méthode, ne
régularisant que l'extérieur où il ménage certains alignements et embellissements
d'ensemble : telles sont diverses places et rues des villes comme Pétersbourg,
Londres, Paris, qui ont des quartiers neufs, construits en système obligé pour les
particuliers qu'on astreint à suivre tel plan extérieur. Les tristes échiquiers, comme
celui de Philadelphie, sont un des vices capitaux du mode civilisé.
En 6e période, la distribution garantiste, mode composé, astreignant l'intérieur
comme l'extérieur des édifices à un plan général de salubrité et d'embellissement, à
des garanties de structure coordonnée au bien de tous et au charme de tous. C'était
une chance de perfectionnement social dont on aura peine à croire les
conséquences et l'étendue. Si un architecte eût su imaginer un plan de ville
assujettie aux convenances que je viens de stipuler, si cet architecte eût réussi à
faire adopter le plan à l'un des princes qui ont bâti une nouvelle ville, même petite
comme Carlsruhe, le monde social se serait élevé de la période 5e, civilisation, à la
période 6e, garantisme, par la seule influence des édifices d'unité composée, et leur
aptitude à provoquer par degrés les liens sociétaires.
Ainsi un architecte, qui aurait su spéculer sur le mode composé, aurait pu, sans
s'en douter et sans y prétendre, devenir le sauveur du monde social ; faire à lui
seul ce que tous les aigles de la politique n'ont pas su faire, et ouvrir aux humains
une des seize [vingt-huit] issues de civilisation (II). Il fallait bien que la nature
assignât aux arts quelqu'intervention dans l'affaire de l'Harmonie : elle a dû choisir
celui des arts, qui peut « le plus pour » satisfaire les 5 sens cumulativement : on
verra que c'est l'architecture.
Malheureusement, parmi tant d'artistes doués d'un goût très-délicat, il ne s'est
rencontré que des SIMPLISTES, inhabiles à concevoir un plan de convenances
générales dont je vais donner une légère idée.
Les 3 enceintes sont séparées par des palissades, gazons et plantations qui ne
doivent pas masquer la vue.
Toute maison de la Cité doit avoir dans sa dépendance, en cours et jardins, au
moins autant de terrain vacant qu'elle en occupe en surface de bâtiments.
L’espace vacant sera double dans la 2e enceinte ou local des faubourgs, et triple
dans la 3e enceinte nommée banlieue.
Toutes les maisons doivent être isolées et former façade régulière sur tous les
côtés, avec ornements gradués selon les 3 enceintes, et sans admission de murs
mitoyens nus.
Le moindre espace d'isolement entre 2 édifices doit être au moins de 6 toises ;
trois pour chaque, ou davantage ; mais jamais moins de 3 et 3 jusqu'au point de
séparation et [bas] mur mitoyen de clôture.
Les clôtures et séparations ne pourront être que des soubassements, surmontés
de grilles ou palissades qui devront laisser à la vue au moins 2/3 de leur longueur,
et n'occuper qu'un tiers en pilastres et palissades.
L’espace d'isolement ne sera calculé qu'en plan horizontal, même dans les lieux
où la pente serait très rapide.
L’espace d'isolement doit être au moins égal à la demi-hauteur de la façade
devant laquelle il est placé, soit sur les côtés, soit sur les derrières de la maison.
Ainsi une maison dont les flancs auront dix toises d'élévation jusqu'à la corniche,
devra avoir en vide latéral au-devant de ce flanc un terrain vacant de 5 toises, non
compris celui du voisin qui peut être de même étendue. Si deux maisons voisines
ont, l'une 10 toises de haut et l'autre 8 toises, il y aura entre elles 4 et 5, total 9
toises d'isolements et terrain vacant, partagé par un soubassement à grille ou
palissade.
Pour éviter les tricheries sur la hauteur réelle comme les mansardes et étages
masqués, on comptera pour hauteur réelle du mur tout ce qui excédera l'angle du
12e de cercle (angle de 30 degrés), à partir de l'assise [supposée] de la charpente.
Les couverts devront former pavillon, à moins de frontons ornés sur les côtés.
Ils seront garnis partout de rigoles conduisant l'eau jusqu'au bas des murs et au-
dessous des trottoirs.
Sur la rue, les bâtiments jusqu'à l'assise de charpente ne pourront excéder en
hauteur la largeur de la rue : si elle n'a que 9 toises de large, on ne pourra pas
élever une façade à la hauteur de 10 toises, la réserve de 45 degrés pour le point de
vue étant nécessaire en façade. (Si l'angle du rayon visuel était plus obtus, il en
serait comme des palais de Gênes ou du portail Saint-Gervais ; pour les examiner
il faudrait faire apporter un canapé et s'y coucher à la renverse.)
L’isolement sur les côtés sera au moins égal au huitième de la largeur de la
façade sur rue. Ainsi entre deux maisons, l'une de 40 toises de front et l'autre de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 206
48, l'isolement sera en minimum de 5 pour l'une et 6 pour l'autre ; total 11 toises ;
précaution nécessaire pour empêcher les amas de population sur un seul point.
L’espace d'isolement sera double en cour fermée et en face des bâtiments
comme rotonde ou autres, qui circonscriront plus des 3/4 du terrain. Ainsi, dans
une rotonde ou cour fermée dont les édifices auraient 10 toises de haut, la largeur
de la cour ou le diamètre de la rotonde sera de 10 toises au moins dans la Cité, et
plus encore en 2e et 3e enceintes.
Les rues devront faire face ou à des points de vue champêtres, ou à des
monuments d'architecture publique ou privée : le monotone échiquier en sera
banni. Quelques-unes seront ceintrées, [serpentées,] pour éviter l'uniformité. Les
places devront occuper au moins 1/8 de la surface. Moitié des rues devront être
plantées d'arbres variés dans chacune.
Le minimum des rues est de 9 toises ; pour ménager les trottoirs, on peut, si
elles ne sont que traverses à piétons, les réduire à 3 toises, mais conserver toujours
les 6 autres toises, en clos gazonné, ou planté et palissadé.
Chaque rue doit aboutir à un point de vue pittoresque, monument public ou
particulier, montagne, pont, cascade ou perspective quelconque.
Je ne m'engagerai pas plus avant dans ce détail, sur lequel il y aurait encore
plusieurs pages à donner pour décrire l'ensemble d'une ville garantiste. Mais nous
n'avons ici qu'un résultat à envisager ; c'est la propriété inhérente à une pareille
ville, de provoquer l'association dans toutes les classes, ouvrière ou bourgeoise, et
même riche.
Remarquons d'abord qu'on ne pourrait guère construire de petites maisons ;
elles seraient trop coûteuses par les isolements obligés. Les riches seuls pourraient
se donner cet agrément ; mais l'homme qui spécule sur des loyers serait obligé de
construire des maisons très-grandes, et pourtant très-commodes et salubres, à
cause de la double distance exigée en cour fermée.
Dans ces sortes d'édifices, on serait entraîné, sans le vouloir, à toutes les
mesures d'économie collective d'où naîtrait bientôt l'association partielle : par
exemple, si l'édifice réunit cent ménages, on n'y fera pas 20 pompes qu'exigeraient
20 maisons logeant chacune 5 ménages. Ce sera déjà une économie des 19/20es ou
de 9/10es, en supposant la pompe et ses auges de plus forte dimension.
Autant la police de propreté est difficile dans des maisons resserrées et
obstruées, comme celles de nos capitales, autant elle est facile dans un édifice où
les espaces vacants maintiennent les courants d'air. On éviterait donc ici, par le
fait, les vices d'insalubrité ; avantage de haute importance.
La distribution indiquée ne provoquera les inventions sociétaires que par
concurrence entre les grands édifices dont elle se composera. S'ils n'étaient qu'en
nombre de 4 ou 5 maisons à 100 ménages, comme on les peut trouver dans Paris
ou Londres, ces réunions éloignées les unes des autres n'auraient aucune émulation
économique.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 207
Mais si ladite ville contient 100 vastes maisons toutes vicinales et distribuées
de manière à se prêter aux économies domestiques, elle verra bien vite ses
habitants s'exercer sur cette industrie, qui commencera nécessairement sur l'objet
important pour le peuple, sur la préparation et fourniture des aliments. On verra 2
ou 3 des cent ménages s'établir traiteurs ; on en verra d'autres spéculer, en d'autres
branches, sur les fournitures de la maison.
Ainsi s'organisera la division du travail, qui, une fois introduite dans la cité ou
enceinte centrale, se répandra bien vite dans les deux enceintes de faubourg et
banlieue, où l'obligation de double et triple espace en terrain vacant nécessitera
d'autant mieux les grandes réunions.
(Voyez l'article précédent sur les espaces vacants.)
Du moment où la coutume d'association domestique sur la nourriture serait
adoptée dans les grands édifices de la cité, elle se répandrait dans ceux des
faubourgs, et surtout dans ceux de la banlieue, qui ajouteraient aux combinaisons
d'économie alimentaire, celles d'économie agricole.
Il en est du bien comme du mal ; et si l'on dit à bon droit, un mal ne va pas sans
un autre, abyssus abyssum invocat, on peut dire dans le même sens, un bien ne va
pas sans un autre : l'association en économies alimentaires amènerait dès le
lendemain celle en combinaisons agricoles.
Elle donnerait de même naissance à plusieurs dispositions sociétaires
inconnues aujourd'hui, comme la communication couverte en corridor ou rue-
galerie, qui est un puissant acheminement au régime sociétaire, unissant toujours
l'utile et l'agréable.
Dans les distributions précitées, le bien-être corporel serait ménagé autant que
les agréments de la vue. Ces vastes édifices, [à l'avantage d'être] bien aérés par
l'isolement garni de plantations, [réuniraient leur salubrité, les communications
intérieures et couvertes] : ils satisferaient le tact autant que la vue : ce seraient déjà
deux sens contentés dans une ville d'ordre GARANTISTE. Elle servirait un 3e sens
non moins important, celui du goût. Je prouverai « plus loin » que les
combinaisons alimentaires, sources d'énormes économies, s'établiraient à l'instant
dans une ville distribuée de la sorte.
Aux 3 sens favorisés par cette construction, joignons-en un 4e, celui de l'odorat.
Il est lésé à chaque instant dans les « maisons » infectes et les rues étroites de
civilisation. Au lieu des jouissances de l'odorat, on ne rencontre dans nos villes que
l'opposé ; des cloaques ou ramas d'immondices, une humidité, une infection
perpétuelles : j'en atteste ceux qui ont fréquenté les quartiers de populace dans
Lyon et Rouen. La civilisation entasse des immondices même sur les points dont
on vante la beauté. J'ai vu à la porte de Nancy des ramas de fumier et des mares :
le fumier à côté d'un arc triomphal n'offensait que la vue ; les mares insalubres
nuisaient à la santé ou tact. Le génie civilisé est intelligent à blesser tous les sens.
J'en ai cité quatre : vue, tact, goût, odorat, que favoriserait ce genre de
construction, nommé architecture composée, [unitaire] ou de 6e période : l’ouïe, 5e
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 208
civilisation, celle qui pouvait le mieux cadrer avec les distributions par ménages
incohérents.
Le tort principal de nos régénérateurs est de vouloir, en vrais simplistes qu'ils
sont, organiser l'utile sans l'agréable ou l'agréable sans l'utile, et n'aller qu'à l'excès
dans l'un et l'autre genre. Par exemple, ils prodiguent les dépenses quand il s'agit
d'embellir une CAPITALE : sous le règne de Napoléon ils avaient projeté une rue
IMPÉRIALE qui, s'étendant du Louvre à la Bastille, aurait coûté cent millions en
achat de maisons, non compris les frais de reconstruction des façades. CENT
MILLIONS étaient peu de chose quand il s'agissait de flatter bassement Napoléon ;
et ces mêmes hommes si prodigues pour la ville de Paris ne voulurent pas laisser
construire à Lyon 2 péristyles de 8 colonnes détachées, sur les façades de la place
Bellecour, la plus grande de l'Europe. Une ville de 160,000 habitants leur
paraissait indigne d'attention ; ils lui défendaient toute apparence de luxe ou même
d'élégance, et Lyon fut obligé de se borner à des colonnes tracées, à des ouvrages
d'une mesquinerie pitoyable sur une place immense.
Pourquoi l'architecture n'a-t-elle pas conçu, en système général, le plan que
chaque particulier sait concevoir pour son domaine et sa résidence ? Il orne les
avenues de l'édifice, il le dégage d'alentours immondes : ce qu'on fait pour l'édifice
d'une famille aisée, ne devrait-on pas le faire pour une ville où résident plusieurs
milliers de familles ? Comment cette spéculation vraiment libérale a-t-elle échappé
aux partisans du libéralisme ? C'est, diront-ils, qu'elle tient au luxe, qu'elle exige
un grand luxe : il est vrai ; mais la nature qui nous attire (II) au LUXE et aux
GROUPES, ne serait-elle pas en contradiction avec elle-même, si elle ne nous
ménageait pas des voies de bonheur social dans l'essor du luxe collectif ou
solidaire, qui est celui de l'architecture combinée, et dans l'essor des groupes
solidaires, dont le lien est le comptoir communal, base des garanties ?
J'ai traité la question en sens politique, CITER, et en sens matériel, ULTER.
Cette 2e preuve m'a paru nécessaire à dissiper les préventions régnantes contre le
beau matériel considéré comme frivolité, et à prouver qu'en dépit des simplistes, la
route des garanties solidaires ainsi que de tout bien social est composée ; qu'on
peut y arriver par les voies du beau comme par les voies du bon, et qu'on est à
l'opposé des méthodes de la nature, quand on veut séparer le beau et le bon, qu'elle
fait constamment marcher de front dans les dispositions sociétaires.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 212
1
L'académie dont j'étais membre a perdu depuis son plus riche sociétaire, D. d’A., homme
jouissant de 60,000 fr. de rente, et n’ayant qu'un enfant : il pouvait bien léguer à la société
d’arrondissement une année de son revenu, à payer par l’héritier en 3 ans, à 20,000 fr. par
terme, charge insensible pour l'héritier qui aurait eu encore 40,000 fr. à dépenser par chacun des
3 ans.
Moyennant quelques legs semblables, bornés à un an du revenu, chacune des 400 sociétés se
serait pourvue peu à peu d'un capital de 3 à 400,000 fr., somme nécessaire à acheter et organiser
une ferme expérimentale. Sans ce levier, rien de plus illusoire qu'une société d’agriculture ; ce
n’est pas avec des discours qu'on peut convertir le paysan et le dégager de ses vicieuses
routines. Il fallait lui montrer la sagesse en action ; il fallait concevoir qu'en agriculture, comme
en toute affaire, on ne peut rien sans capitaux, et aviser à s'en procurer par les testaments de vrai
libéralisme, dont la moindre initiative aurait entraîné à l'imitation.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 215
caractère commun à tous les partis civilisés, vice qui leur a fermé de tout temps et
leur aurait fermé de plus en plus la voie des inventions en politique sociétaire.
Loin qu'on y tendit en ce qui touche au matériel ou architecture combinée, nous
voyons les principes de propriété simple, d'enlaidissement et d'insalubrité, dominer
plus que jamais : et quant aux solidarités cardinales mentionnées à l’ULTER, notre
siècle absorbé par l'agiotage, l'esprit mercantile et les fureurs de parti, incline de
moins en moins à ces conceptions de bien social. Tant il est vrai que la civilisation,
avec ses momeries de perfectibilité et de garanties fictives, s'éloigne incessamment
de la voie des garanties réelles ! C'est un corps usé et vieilli qui, essayant tour à
tour les divers traitements, les orviétans philosophiques et féodaux, accélère sa
ruine, et ne réussira pas mieux que Jésabel,
À réparer des ans l'irréparable outrage.
La civilisation a fourni sa carrière, bien longue et trop longue pour le monde
social ; elle est affaiblie et minée par seize germes de dégénération récente, qui
constatent sa chute de virilité en caducité (Épilogue) : elle ne pourrait désormais
que décliner rapidement ; elle n'a d'autre voie de salut que d'échapper à elle-même.
Et pour y parvenir, il eût fallu, au lieu de créer 400 sociétés chargées
implicitement de perpétuer L'INDIGENCE ET LA FOURBERIE, seuls fruits qu'on
puisse obtenir des méthodes civilisées ; il eût fallu, dis-je, créer seulement 4
sociétés chargées de découvrir d'autres voies d'amélioration que celles des 4
sciences incertaines, dont le monde social ne recueille en tout sens que les neuf
fléaux lymbiques.
Mais comment un siècle, qui n'a pas encore le bon sens de distinguer entre la
vraie et la fausse nouveauté, s'élèverait-il à la recherche de la vraie, tant qu'il ne
sait pas poser en principe que le monde social étant évidemment dupe de la
philosophie et de la civilisation, il faut échapper à l'une et à l'autre ? C'est une
vérité que ne lui feraient entendre ni 400 ni 4000 académies, tout enfoncées dans
les voies de la philosophie, engouées du morcellement industriel, et du mensonge
garanti ou libre concurrence, anarchie commerciale.
On pourrait souhaiter à notre siècle autant de bon sens qu'en ont les tyranneaux
d'Asie, qui payent un bouffon pour leur dire la vérité en plaisantant. Le 19e siècle
devait titrer des bouffons scientifiques, chargés de lui dire toute vérité utile aux
intérêts du gouvernement. Quelques volumes de vérités
Sur les astuces commerciales (II) ;
Sur l'impéritie philosophique (II) ;
Sur les vices de l'industrie morcelée,
auraient bien mieux servi les gouvernements, que des académies dociles à
transiger avec le sophisme et l'agiotage.
Siècle de crétinisme politique, si tu ne sais pas, avec tes subtilités et tes torrents
de fausses lumières, voir l'abîme de misères où te plonge la civilisation, et prêter
l'oreille à une proposition d'épreuve de l'Association, c'est vraiment toi que le
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 218
ARRIÈRE-PROPOS.
COMPLÉMENT ET RECTIFICATIONS.
Évitons dans ce débat les illusions de richesse nationale réfutées richesse bien
vaine sans les deux conditions assignées à ladite page : on ne doit jamais les perdre
de vue en théorie de bonheur social.
La fausse nouveauté (II). J'invite les lecteurs bénévoles à se pénétrer de la
distinction établie (Intr.) sur la fausse et la vraie nouveauté, dont l'une donne le
mot au lieu de la chose, et l'autre la chose au lieu du mot. C'est l'argument à
opposer aux détracteurs : il suffirait seul à les confondre, à prouver combien les
vrais inventeurs sont compromis par la juste défiance qu'ont inspirée les faux
inventeurs.
Art. 3 (Intr.). Il est recommandé à ceux qui seront dans le cas de solliciter le
gouvernement ou les propriétaires anglais, pour la fondation du canton d'épreuve.
Des trois motifs cités, le 3e, Passe du Nord, m'a paru digne d'une ample notice
A (Ib.), et je l'ai dégagée à dessein de toute hypothèse de merveilleux, en l'isolant
du moyen annoncé dans la note E. Aussi n'ai-je (II) spéculé sur cette passe que
pour cinq mois de l'année ; restriction qui n'aura pas lieu après la renaissance de
l'anneau boréal. Il rendra les mers du pôle aussi praticables pendant les douze mois
que la Méditerranée ; car le climat polaire subira un échauffement gradué qui, à
partir du degré 60, établira une coïncidence de température entre les degrés
61, 59 ; -65, 55 ; -70, 50 ; -75, 45 ; -80, 40 ; -85 35 ; -90, 30.
Mais dans une introduction où il faut ménager le scepticisme et les habitudes, j'ai
dû ne faire aucune mention de ce qui touche au merveilleux.
Parmi les inadvertances qui sont la honte des sciences humaines, on doit ranger
l'oubli du calcul de culture intégrale du globe et bénéfice de raffinage climatérique
en mode composé, selon le tableau (Intr.) ; tout aperçu de cette hypothèse aurait
provoqué des spéculations sur la mise en culture du globe entier, et ce problème
aurait puissamment contribué à faire suspecter l'état civilisé et barbare, à stimuler à
la recherche d'une période sociale plus avancée.
J'ai eu bien tard connaissance d'une carte où se trouve, sous le nom de détroit
de Maldonado, la passe jugée problématique (II, note A). Mais l'existence du
détroit ne détruit pas les deux obstacles allégués (Intr.) ; entrave d'un cap gisant par
71°, et de voie non assurable ; double motif pour l'Angleterre de spéculer sur le
dégagement du pôle, et d'y affecter sans délai la même somme, 25,000 liv. sterling,
qu'elle affecte à une recherche qui est de pure curiosité, tant qu'existent ces deux
obstacles.
Les lecteurs assez sages pour suspendre leur jugement et douter jusqu'à
l'expérience, doivent recueillir dans ce 3e article trois arguments bons à opposer
aux Zoïles ; savoir :
Le discord inévitable des vrais inventeurs avec leur siècle, et l'heureux augure à
tirer de ces idées neuves qui rompent en visière au siècle, comme celles de Colomb
et Galilée.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 221
Il suffirait déjà du premier moyen (II), pour les stimuler à cette démarche :
mais on peut craindre que l'appât d'une immense fortune soit encore insuffisant, et
que l'amour-propre ne parle plus haut que la cupidité. On voit les marchands
mêmes commettre cette faute et se ruiner à plaisir pour écraser un rival ; on peut
bien soupçonner les philosophes d'être plus esclaves encore de l'amour-propre, que
le marchand qui se vante de mépriser la gloire.
Il a donc convenu de les aviser en grand détail sur les dangers de leur position
de plus en plus critique, sans espoir de retour. Leur perte est déjà consommée dans
l'état actuel de la civilisation ; c'est bien pis lorsqu'une science nouvelle et fixe
vient confondre leurs vieilles controverses, enseigner au monde social les voies de
la véritable Harmonie, la fusion d'intérêts des grands et des peuples, et l'art de
concilier (II) l'amour des richesses avec la pratique des vertus.
C'est à eux à méditer sur les trois perspectives présentées (II), et à considérer
qu'un siècle si notoirement engagé dans les routes du mal ne peut espérer les voies
du bien que d'une théorie contradictoire avec les sophismes dominants.
Si les philosophes persistaient à s'aveugler sur leur fâcheuse position, ils
mériteraient la devise, AURES HABENT ET NON AUDIENT. Je l'ai adoptée sans
application générale : j'invite les philosophes à faire exception, ne pas se ranger
dans la classe des longues oreilles, et comprendre que dans cette conjoncture
décisive, il faut se rallier à l'avis de leurs coryphées, Condillac et Bacon, oublier
tout ce qu'on a appris des 4 facultés du sophisme.
Un incident plus que probable et qu'ils doivent peser, c'est que la défection d'un
seul d'entre eux entraînera forcément la masse : or, manquerait-on à trouver dans
leur compagnie divers partisans de la doctrine sociétaire ? Elle séduira plus d'un
philosophe sous le double rapport d'intérêt et de gloire.
J'use d'une comparaison : tout capitaine disgracié et privé de service dans son
pays s'estimerait fort heureux si le prince voisin lui offrait un grade bien supérieur,
celui de général ; il n'hésiterait pas à changer de patrie. Telle est l'aubaine qui
s'offre à tous les philosophes ; une fortune brillante, sans autre démarche que
d'abandonner de vieilles controverses décréditées, une industrie usée, ingrate,
suspecte et se dénonçant elle-même (voyez à l'Avant-Propos, les devises
dialoguées).
En renonçant à ces vieilles chimères, les écrivains, loin de jouer le rôle odieux
de transfuges, se montreront en amis sincères de la vérité, prompts à suivre sa
bannière dès le premier instant où elle apparaît aux humains. S'ils l'ont dédaignée
dans l'état actuel, ils sont à demi-justifiés par les disgrâces qu'ils auraient
encourues dans une attaque purement négative, ou dénonciation des neuf
caractères du régime civilisé (II), sans indication du remède.
La scène change : l'issue du dédale est évidemment découverte, et il y aurait
folie de vouloir y rester, du moment où l'on peut en sortir. D'ailleurs, quel rôle vont
jouer dès à présent les vieilles controverses ? Le monde social dupé depuis si
longtemps par les sophistes va applaudir à la doctrine qui écrase le serpent et nous
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 223
1
Ce nom d'histoire naturelle est si équivoque, si irrégulier qu'on peut reprocher aux naturalistes
leur retard à imiter les chimistes qui ont rectifié en plein une vicieuse nomenclature. Pourquoi
une science qui admet le nom très exact de minéralogie, n'admettrait-elle pas de même ceux de
végétalogie, animalogie et naturalogie ? Ce goût de confusion dans le genre didactique est un
des mille travers qui ont retardé la découverte du calcul des Séries pass., ainsi que celle des
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 224
diverses garanties, dont la plupart auraient été déterminées facilement par des esprits amis de la
méthode, et enclins à en faire l'application générale.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 225
ABRÉGÉ
SUR LES GROUPES ET LES SÉRIES PASSIONNELLES.
CHAPITRE I.
DES QUATRE GROUPES.
Groupes Éléments.
d'Amitié, affection unisexuelle, Terre.
Majeurs
d'Ambition, « corporative, Air.
d'Amour « bissexuelle, Arôme.
Mineurs de Famille « consanguine, Eau.
Pivotal 5e d'UNITÉISME ou fusion des liens. Feu.
Le groupe pivotal n'est qu'un lien composé et non élémentaire ; il est applicable
à chacun des quatre autres.
On ne peut pas découvrir d'autres liens chez l'homme social. S'il ne forme
aucun de ces quatre liens, il devient, comme le sauvage de l'Aveyron, une bête
brute à formes humaines. Il ne fait de progrès en sociabilité qu'autant qu'il parvient
à former 1, ou 2, ou 3, ou 4 groupes. C'était donc par l'analyse des groupes qu'il
fallait débuter dans l'étude de l'homme social, tout à fait négligée, quoi qu'on en
dise.
Les sens ne sont point isolément des ressorts de sociabilité, car le plus influent
des sens, le goût, besoin de se nourrir, pousse à l'anthropophagie. La sociabilité
dépend donc de la formation des groupes ou ligues passionnées.
Les quatre groupes exercent alternativement l'influence dans les quatre phases
de la vie ; chacun d'eux est dominant dans l'une des phases, selon le tableau
suivant.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 228
1
Le groupe de famille n'excite à l'industrie que par frayeur de la famine ; aussi l'arrière-secret des
politiques civilisés est-il d'exciter le peuple aux mariages et à la pullulation, afin qu'il travaille
par effet d'alarme pour le sort d'une famille. Un tel mobile est attraction subversive, et non pas
harmonique ou fondée sur le charme attaché au travail. C'est pour cacher cette vérité, ce vilain
côté de la civilisation, que les politiques s'insurgent en chorus contre ceux qui, comme Stewart
et Malthus, aperçoivent le danger de l'excessive pullulation, et confessent franchement ce cercle
vicieux qui ne tend qu'à multiplier les mendiants, alimenter les germes de révolution, et fournir
à un conquérant de la viande à canon.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 229
Un groupe harmonique est une réunion pleinement libre, et liée par une ou
plusieurs affections communes aux divers individus dont se compose le groupe.
Si le groupe est harmonique, la dominante ou passion réelle est conforme à la
tonique ou passion d'étalage.
Le groupe est subversif, lorsque la dominante est différente de la tonique.
Par exemple, rien n'est plus commun que les réunions de prétendus amis, tout
pétris d'égoïsme, n'ayant de l'amitié que le masque, et de mobile réel que l'intérêt.
Telles sont les assemblées d'étiquette, où l'on ne ressent pas l'ombre du
dévouement qu'on y affecte. Chacun y vient dans des vues particulières d'ambition,
dé galanterie, de gourmandise, tout en prétendant que l'amitié vive et pure est son
seul mobile.
Ces groupes ont une dominante contradictoire avec la tonique. En effet, leur
tonique ou passion d'étalage est l'amitié ; leur dominante ou ressort véritable est
l'intérêt personnel.
EN TONIQUE, une réunion de clubistes prétend n'aimer que la patrie, la
fraternité, l'auguste philosophie et le salut du peuple souverain. EN DOMINANTE,
ils ne sont mus que par le désir de s'enrichir et d'envahir les fonctions
administratives.
La contrariété de tonique et dominante constitue le groupe subversif, qui est
ressort général en mécanique civilisée. Les quatre groupes y sont communément
subversifs, et presque jamais harmoniques ou mus par des passions qui soient à la
fois dominantes et toniques.
On trouve pourtant quelques groupes harmoniques en civilisation, car il existe
dans tout système social une exception du 8e qui confirme la règle. Par exemple :
Dans une partie carrée, les deux couples d'amants ressentent vraiment les
passions dont ils font étalage : ils ont réellement de l'amour d'amant à maîtresse, et
de l'amitié de couple à couple. Ils donnent un essor bien franc à ces deux passions ;
elles sont donc à la fois dominantes et toniques. Cette unité constitue le groupe
d'harmonie, très-rare en civilisation : il n'y figure pas même en dose du 16e, ni
peut-être du 32e ; et quand il y figurerait en dose du 8e, l'exception confirmerait la
règle ; d'autant mieux que, parfois, l'exception s'étend à 1/4, ce qui n'empêche pas
d'appliquer la règle aux trois autres quarts. Ainsi, parmi les quatre groupes, celui
de famille est en exception ou déviation du cadre général, parce que son lien formé
par le sang est indissoluble. Ce n'est donc pas un groupe libre, comme les trois
autres.
Rien de moins harmonique, parmi nous, que ce groupe de famille, qui pourtant
est pivot social. On y voit communément les pères opposés aux goûts des enfants,
sur les plaisirs, la dépense et la parure, sur le choix des amours et des maris : de là
vient que les enfants, et souvent la ménagère, déguisent habituellement leur
dominante, pour affecter la tonique voulue par le père. Dès lors le groupe est faux
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 230
et subversif ; il perd les propriétés des groupes harmoniques dont nous allons
parler aux pages suivantes.
La distinction des groupes en harmoniques et subversifs nous donnera huit
groupes au lieu de quatre. Nous aurons à étudier les propriétés des quatre groupes
harmoniques, ayant même passion en tonique et dominante ; puis les propriétés des
groupes subversifs, ayant la dominante hétérogène avec la tonique, selon l'usage
civilisé.
Et comme la distinction sera la même sur les huit autres passions radicales,
dont cinq sensitives et trois distributives, nous aurons, dans l'Alphabet de l'étude
de l'homme, vingt-quatre passions radicales 1 et non pas douze.
Par exemple, en traitant de l'amitié, nous distinguerons :
l'Amicisme ou amitié harmonique ;
l'Amicâtre ou amitié subversive.
Et de même sur la vue, nous distinguerons :
le Visuisme ou vue harmonique ;
le Visuâtre ou vue civilisée, amie des vilenies, du mauvais goût, des villes
et villages hideux.
1
Les 24 passions correspondent analogiquement aux 24 consonnes, accolées par douzaines
majeure et mineure ; BE-PE, DE-TE, FE-VE. L'alphabet des articulations naturelles formé de
12 consonnes majeures, 12 consonnes mineures, 4 voyelles mixtes, 4 voyelles sous-pivotales, et
la pivotale quadruple, est exactement conforme à l'alphabet passionnel de 3e degré, formé de 32
passions et le pivot quadruple.
Je ferai connaître, dans le cours du traité, l'alphabet naturel et son analogie aux passions. Ce
sera un sujet intéressant pour les sophistes, qui ont tant disserté sur la langue naturelle ; ils
reconnaîtront qu'elle est calculée, et que par conséquent elle n’a pu exister chez aucune des
peuplades primitives.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 231
Il est impossible que ces tons s'établissent dans les groupes civilisés. Par
exemple, dans celui de famille, les pères ne peuvent pas suivre leur impulsion
naturelle, qui est de céder constamment aux enfants : les convenances de
l'éducation obligent le père à tenir l'enfant dans la dépendance, ou du moins dans
le respect. L'état des choses est bien différent en Association, où le père, n'étant
chargé ni de l'éducation ni de la remontrance, n'a d'autre tâche que de flatter
l'enfant, et se livre sans danger au ton naturel de ce groupe, au gâtement ou
déférence du supérieur pour l'inférieur.
Il est de même à peu près impossible, dans les groupes d'amour civilisé,
d'observer le ton naturel, la pleine déférence du sexe fort au faible : aussi n'est-elle
qu'apparente. Si elle était réelle, il en résulterait d'innombrables duperies, dont les
hommes savent bien se garder. La politique prévient ces duperies, en excitant les
jeunes gens à ne point céder aux suggestions d'une maîtresse qui, si elle est pauvre,
débutera par demander le mariage. Les Français sont très-habiles à esquiver ce
piège ; aussi sont-ils la nation la moins galante, celle où les femmes sont le plus
trompées par les hommes.
3°. LA CRITIQUE. C'est une des relations les plus importantes dans l'état
sociétaire, où elle est source d'émulation et de perfectionnement. Voici en quel
ordre elle s'y exerce.
Maj., Groupe d'amitié :
la masse critique facétieusement l'individu.
Maj., Groupe d'ambition :
le supérieur critique gravement l'inférieur.
Min., Groupe d'amour ;
l’individu excuse aveuglément l'individu.
Min., Groupe de famille :
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 232
On peut s'étonner que je compte ici les affinités industrielles pour ressort
d'amitié : c'est un effet incompréhensible en civilisation, où le travail morcelé est
un supplice et non un lien de plaisir. Il faut attendre là-dessus l'exposé de l'ordre
sociétaire, où l'industrie devient aussi attrayante qu'elle est répugnante dans l'ordre
morcelé, si contraire à la nature de l'homme, que le sauvage dit à son ennemi :
puisses-tu être réduit à labourer un champ ! imprécation déjà citée, et qu'il faut
rappeler sans cesse à nos philosophes, prôneurs de l'industrie morcelée et anti-
sociétaire.
On voit à la priorité des deux lettres S ou M, que le ressort spirituel tient le 1er
rang dans les deux groupes majeurs, et que le ressort matériel domine dans les
deux groupes mineurs, moins nobles, par cette raison.
Si les deux ressorts interviennent combinément, le groupe est composé ; s'il
n'est stimulé que par l'un des deux ressorts, il est groupe simple : il devient mixte,
s'il est mu par deux ressorts de groupes différents ; il est sur-composé, si aux deux
ressorts d'un groupe s'en joint quelqu'un d'un autre groupe ; et bi-composé, s'il
réunit quatre ressorts de deux groupes différents.
1
En d'autres termes, lien de cœur. Mais l'expression lien de cœur est bien équivoque en amour : il
faut des noms qui évitent la confusion du matériel et du spirituel. Par exemple, pour le matériel, la
médecine et la théologie emploient les noms de copulation et œuvre de chair. J'ai adopté le
premier. On ne connaît guère de nom spécial pour l'amour purement spirituel, si rare et si douteux,
qu'il n'a sans doute pas paru digne d'attention. Autrefois on l'a nommé, dans les romans, amour
platonique et céladonique ; je me fixe au 2e nom. Au reste, je répète que sur les nomenclatures
j'admettrai toute correction régulière qui me sera indiquée.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 234
D'autres veulent fonder tous les accords sur l'affinité de contraste entre autres,
Bernardin de St.-Pierre, qui ne voit de germe d'harmonie que dans le contraste.
Rien de plus erroné que ces méthodes exclusives : les accords de caractère et
autres naissent de double source, des identités et des contrastes. L’état sociétaire
emploiera toujours ces deux ressorts concurremment et en alternat.
Il suffit de ce peu de notions pour désabuser ceux qui considèrent l'étude des
groupes comme plaisante. On pourrait leur faire entrevoir sur ce sujet des calculs
très-profonds et très-mathématiques dont j'épargne l'aperçu.
Résumons par une définition exacte et succincte.
Les groupes réguliers ou harmoniques, ceux qui ont la dominante conforme à
la tonique, doivent remplir les trois conditions suivantes :
1re. Association spontanée sans lien obligé et sans autre engagement que celui
des bienséances.
2e. Passion ardente et aveugle pour une fonction d'industrie ou de plaisir
commune à tous les sectaires.
3e. Dénouement sans bornes aux intérêts du groupe ; disposition à des
sacrifices pour le soutien de la passion commune.
Ce dévouement doit régner même dans le groupe de famille : seul des quatre, il
a le vice d'immutabilité en lien matériel. Il faudra, en Harmonie, que ce lien forcé
par le sang soit ramené par affection à la spontanéité, qu'il soit passionné chez les
consanguins comme chez les adoptifs.
J'ai beaucoup abrégé ces détails élémentaires, et trop, peut-être mais si l'on veut
connaître l'art de s'associer, l'art d'où dépend le bonheur général ; si l'on veut enfin
décupler promptement son revenu, il faut bien se résoudre à étudier les trois leviers
qu'emploie l'Association ; savoir :
les Groupes en genres, modes et degrés ;
les Séries contrastées, rivalisées, engrenées ;
les Claviers ou gammes de caractères des sept titres.
Étude peu effrayante, d'après ma promesse de l'épargner au lecteur, de me
borner à la lui faire entrevoir, et de le guider par synthèse routinière. Au moins
préludons à cette routine par une légère teinture des principes.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 236
CHAPITRE II.
Accords puissanciels des quatre Groupes.
Gamme puissancielle des accords d'amitié et des accords d'amour, avec analogies.
cardinaux
UT nat. RE bémol. UT dièze. RE nat. EXTRAPHILIE. Extragamie. Louche, faussé, Forcé, aigri. EXTRAMODE
Z
UT nat. SI dièze. UT bémol. SI nat. Miope, presbyte, poussé, tourné.
L’accord d'UNITÉISME en direct Y et inverse, est l'assemblage des 8 accords omnimodes fournis par chacun des 4 groupes.
Les accords omnimodes sont pivotaux ; celui d'Unitéisme est hyper-pivotal.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 240
Trois pages à donner aux ronces de la science ; tout sera de roses dès qu'on
arrivera aux moyens accords, tierce, quarte, etc.
0. Brut. HÉTÉROPHILIE, HÉTÉROGAMIE. Un seul des ressorts d'amitié ou
d'amour développe sans réciprocité, comme serait une amitié non partagée. Ce
n'est point un accord, mais seulement un germe d'où pourra naître l'accord nommé
groupe.
1. Prime en amitié MONOPHILIE, en amour MONOGAMIE. Il s'établit entre des
individus mus par accord monomode. Un seul des ressors d'amitié ou d'amour
indiqués au tableau.
Il est assez rare de trouver cet accord sans complication. Les enfants dans leurs
jeux sont communément en accord monophile spirituel, ou affinité d'amusements
sans affinité d'industrie. L’amitié de Cicéron et Atticus est un mixte où intervient
la ligue d'intérêts, mélange d'amitié et d'ambition.
Le lien de monogamie matérielle, accord de prime en amour, a lieu entre
homme et femme co-habitant sans inclination, comme il arrive dans la plupart des
mariages d'intérêt, où le lien est purement matériel.
Il y a monogamie spirituelle entre deux amants qui, surveillés et entravés, sont
contraints à s'en tenir à une ardeur céladonique ou lien de cœur, à un accord
purement affectif, une prime spirituelle.
Seconde. 2e. HÉMIPHILIE, HÉMIGAMIE. Accord dimode, lien qui déploie deux
ressorts chez l'un, et un seul chez l'autre. L’hémigamie est un lien fréquent en
mariage : une jeune personne de 16 ans épouse un barbon de 60 ans : celui-ci
ressent bien les deux sortes d'amour, l'amour matériel et le spirituel ou lien de cœur
(céladonie et copulation). Mais la jeune épouse ne trouve dans cette union aucun
lien pour l'âme ; elle y goûte à peine quelque plaisir sensuel, et se trouve bornée à
l'un des deux éléments de l'amour, au matériel ou copulation. L’analyse de ce lien
présente donc deux ressorts chez le mari et un seul chez la femme. C'est accord de
seconde, hémigamie ; il est fade et médiocre comme la seconde musicale, basse
transition à peine digne du nom d'accord.
Deux associés cultivent passionnément un verger : l'un des deux n'a de goût
que pour cette culture et non pour celui qui lui prête assistance ; l'autre joint au
goût de ce genre de travail une affection sincère pour son compagnon. Le lien chez
celui-ci est à double ressort, lien de fonction et lien de caractère ; et comme il n'y a
que le lien de fonction chez le premier, monalité de ressort chez celui-ci, dualité
chez l'autre, c'est lien d'hémiphilie, groupe d'amitié en accord de seconde ; accord
fade en amitié comme en amour, mais dont on sait tirer grand parti dans
l'Association, en ce qu'on amène à cet accord de seconde les personnes que la
civilisation n'amènerait pas même à celui de prime [les antipathiques].
Analogies du raisin. 0 état brut. Le verjus correspond à ce degré, parce qu'il est
par lui-même hors d'harmonie avec l'homme, et réduit à quelques emplois, qu'on
n'obtient qu'en le dénaturant par le feu ou l'eau-de-vie.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 241
1
On voit sur les théâtres des essais de pareils accords. Dans l'opéra de la fée Urgèle, une vieille
femme de 80 ans veut se faire aimer du chevalier Robert ; elle n'exige de lui qu'un accord de
seconde : elle ne prétend pas exciter chez le jeune homme un amour spirituel ; mais seulement
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 242
des bas accords ou ronces de la science : tous les autres, depuis la tierce jusqu'à
l'octave, sont des liens si charmants, qu'on me reprochera de n'avoir pas donné à
chacun au moins un chapitre ; mais nous en sommes à l'abrège.
MOYENS ACCORDS dits Cardinaux.
Ici commencent les groupes séduisants, les belles harmonies en amitié, en
amour, en corporation, en famille. Les groupes cardinaux, toujours pleins de
charmes, sont au nombre de quatre. Pour les dépeindre en peu de mots, avant d'en
donner une définition régulière, je les examine d'abord en action, en amour
individuel, où leur échelle bien restreinte est plus commode à définir qu'en amitié.
Tierce, Androgamie, Fidélité simple.
Quarte, Cryptogamie, Infidélité simple.
Quinte, Delphigamie, Infidélité composée.
Sixte, Phanérogamie, Fidélité composée.
Je n'examine ici que des couples et non des masses. Notre analyse va se borner
à mettre en scène la partie carrée.
Daphnis et Chloé, Tityre et Galatée, sont deux couples de parfaits amants qui
s'aiment en accord de tierce, en fidélité simple, car chacun d'eux est fidèle à sa
moitié.
Leur amour est un lien androgame, puisqu'il met en jeu de part et d'autre les
deux ressorts du tableau [des ressorts élémentaires des 4 groupes. MB]
Affinité matérielle par copulation ou lien des sens ;
Affinité spirituelle par céladonie ou lien de cœur.
Tant que les deux pastourelles sont fidèles chacune à son pastoureau, et ceux-ci
réciproquement, l'accord est une tierce amoureuse, lien trimode.
le déterminer à une complaisance répugnante pour lui. Il s'y résout enfin, et cette concession est
si péniblement amenée que les spectateurs mêmes en sont fatigués.
Dans la pièce de Zémire et Azor, on traite le même degré d'amour, l'accord hémimode qui
déploie deux ressorts chez l'un, et un seul chez l'autre. On veut obtenir de Zémire une affection
spirituelle pour le hideux Azor. Cet effet a été représenté au naturel dans le mariage du cul-de-
jatte Scarron avec Mme de Maintenon. Chacun s'étonnait de pareils succès, tant la civilisation est
dénuée de moyens pour établir ces accords de seconde, bien utiles pourtant en harmonie sociale,
puisqu'ils sont la ressource des gens avancés en âge.
Je me charge de démontrer (et ceci devient singulièrement intéressant pour la vieillesse d'un et
d'autre sexe) qu'en Association rien n'est plus facile que de procurer à tout sexagénaire, homme
ou femme, cette affection hémimode qu'on a représentée dans les deux opéras de la fée Urgèle
et de Zémire et Azor, et que chaque vieillard de 60 ans verra, non pas un, mais trois à quatre
jeunes gens de l'autre sexe empressés de lui accorder par pure inclination ce qu'Azor et la Fée,
sur nos théâtres, demandent si piteusement à Zémire et Robert.
Soit dit pour intéresser divers lecteurs qui ne veulent pas qu'on les entretienne sans cesse de
bénéfices agricoles. Il me serait aisé de choisir des sujets plus gais, mais la bienséance me les
interdit ; bienséance bizarre, qui blâme en écrit ce qu'elle permet de représenter sur les théâtres ;
contradiction inhérente à l'ordre civilisé, qui n'offre dans tous ses détails que duplicité d'action
(II).
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 243
Or, la fidélité des amants étant sujette au variable, surtout parmi ces couples de
partie carrée, il arrive bientôt que Chloé fait secrètement une infidélité à son
Daphnis, en faveur de Tityre ; on n'en dit mot ni à Daphnis ni à Galatée ; mais
l'accord est changé ; ce n'est plus une tierce où tout est réciproque : il y a infidélité
simple, puisque la tricherie se borne à un seul couple. Ces deux fraudeurs sont en
lien de quarte, par double emploi de l'amour chez un couple, et emploi simple chez
l'autre ; accord cryptogame et tétramode.
Peu après, Daphnis et Galatée, qui étaient restés fidèles quelques jours de plus,
s'avisent aussi de faire brèche au contrat, et s'aimer en secret, sans en rien dire à
Tityre et Chloé qui commettent la même peccadille. Voilà donc les deux couples
de tourtereaux devenus parjures : leur amour est parvenu à la quinte ou accord
delphigame et pentamode, infidélité composée, où le double emploi d'amour est
réciproque.
Et comme tout se découvre avec le temps, nos couples de fraudeurs ne tardent
guère à se prendre en faute les uns les autres. Pour faire la balance des torts,
chacun accommode, vu qu'on est à niveau de tricheries et qu'on n'a rien à se
reprocher. Tout s'arrange moyennant quelques verbiages sur la perfidie, et on entre
en accord de sixte, où chacun connaît les infidélités respectives, les doubles
emplois d'amour. Là-dessus s'établit un nouveau lien, qui admet tacitement cet
accord phanérogame, cet équilibre de contrebande amoureuse où chacun a trouvé
son compte.
Ainsi finissent tous les quadrilles de tourtereaux, et ces réunions de société
honnête où il arrive qu'en dernière analyse chacun des hommes a eu toutes les
femmes, et chaque femme a eu tous les hommes.
Telles sont les quatre phases de liens cardinaux en amour. Les deux dernières
s'appellent orgies ; elles ne sont que secrètes en accord de quinte ; elles deviennent
orgies franches en accord de sixte, bien que le quadrille soit censé n'avoir pas
même d'intimité copulative, et se borner à des liens de cœur, permis par la morale
et les saines doctrines.
Pour abréger sur la définition, je n'ai appliqué ces quatre accords qu'à des
couples et non à des masses. L’accord devient beaucoup plus étendu et plus
brillant, si on l'applique à des masses au lieu de couples. Dissertons sur cet effet en
amitié, puisque les amours de masse ne sont pas admis en morale civilisée,
quoique bien pratiqués par tant de compagnies fardées de morale. D'ailleurs, les
accords d'amour devant être bannis de l'Association simple, objet de ce traité, je
n'en parle qu'autant qu'ils peuvent concourir à faciliter les définitions.
et Pirithoüs étaient en affinité d'action, par ligue pour les faits héroïques ; ils
étaient de même en affinité de caractère (tableau), s'étant pris d'amitié à la suite
d'un combat singulier, où ils furent étonnés respectivement de leur bravoure.
On ne rencontre point, en civilisation, ces androphilies franches en lien de
caractère et d'action ; l'on n'y trouve guère que des amitiés subversives, en conflit
de ressorts.
Deux jeunes gens nous semblent grands amis ; c'est parce que l'un des deux tire
parti de l'autre, courtise sa sœur sans intention de l'épouser. Deux voisins nous
semblent grands amis ; c'est parce que l'un des deux veut obtenir pour son fils la
fille de l'opulent voisin. Dans tous ces liens on peut voir affinité de caractère, mais
non pas affinité d'action, puisque l'un déguise le lien d'action, et l'autre n'en a
point.
Bref, les amitiés en accord de tierce ou androphilies, déjà excessivement rares
parmi des couples unisexuels, le sont bien plus aujourd'hui parmi les masses.
Renonçons donc à les y chercher, et passons à la quarte, plus facile à rencontrer.
4me. Quarte, HERMAPHILIE, accord Tétramode.
C'est un lien des plus gais et tout à fait convenable à dérider les civilisés,
surtout en réunion nombreuse. On ne peut le rencontrer qu'en société libre et
payante, comme une pension de table. Pour l'équilibrer en quarte, il faut y réunir,
quant au lien de caractère, trois divisions ; par exemple :
Genre actif, les coryphées tenant le dé, 5.
Genre mixte, les moyens convives sans prétention, 4.
Genre passif, les faibles ou bardots, gens badinés, 3.
J'attribue cet accord à une table de pension, parce qu'il ne peut se rencontrer,
1°. Ni aux tables de famille, ou tout est glacial.
2°. Ni aux tables d'hôte, où règne la défiance.
3°. Ni aux tables d'étiquette, sans cordialité.
4°. Ni même aux tables amicales fortuites, où les trois distinctions de
genre et les gradations de facétie ne sont pas établies.
On ne peut rencontrer cette série de trois groupes échelonnés en genre amical,
que dans une table de pensionnaires habitués et pleinement libres.
Il y a grande différence entre la cordialité d'un pique-nique assemblé pour une
seule séance, ou la même société vue après une réunion habituelle de trois mois.
L’amitié était toute bienveillante le premier jour ; on ne badinait personne ; enfin
on était en accord de tierce collective. Mais après trois mois d'habitudes formées,
le ton de cette table sera tout à fait différent, et l'on pourra y trouver les trois
divisions indiquées plus haut, si c'est table de jeunes bourgeois ; car aux tables
militaires, la facétie ne peut guère s'établir, non plus qu'aux tables de vieillards.
Dès que le classement de rieurs, de badinés et de mixtes, est organisé, la
réunion prend un ton fort différent de celui qu'elle avait au début ; elle passe :
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 245
CHAPITRE III.
Ce ne sera pas une médiocre conquête que celle des moralistes, ennemis-nés de
l'Attraction : comment les rapatrier avec elle ? Il suffira de leur faire connaître les
sublimes propriétés de l'Attraction dans ses accords d'octave 8me degré Y : c'est le
sujet de ce chapitre.
Cet accord 8me est celui qui fait naître les affections généreuses et le
dévouement collectif entre gens qui ne se connaissent pas même de vue ni de
renommée. Il les met en sympathie artificielle et subite.
Sous le nom de sympathie, je n'entends pas l'esprit charitable qui est une
affection de 7me degré ; le 8me n'a pour véhicule que le plaisir, que le charme et non
la pitié. Tout élan de charité est ressort de 7me, et non d'octave.
Faire naître subitement une amitié collective et individuelle entre des êtres qui
ne se sont jamais vus (je dis amitié de charme, et non de charité), c'est un avantage
que la civilisation ne sait pas procurer à des rois : l'ordre sociétaire assure cette
jouissance aux plus pauvres individus.
C'est une des nombreuses merveilles qu'on va devoir aux accords de 8me degré,
que je désignerai sous divers noms.
Isolément et spécialement, ils seront nommés
Accords omnimodes, ou Octaviens, ou Pivotaux Y .
Collectivement et génériquement, je les nommerai :
Accord unitéiste X, provenant de l'ensemble des quatre pivotaux, ou plutôt
des huit ; car ils sont huit, si on les distingue en essor direct Y, et inverse . Nous
allons en étudier quatre seulement, puisque l'état de nos mœurs n'en admet que
quatre, les majeurs ; et proscrit les quatre autres, les mineurs. Il n'importe ; nous
étudierons et nous opérerons sur quatre comme sur huit.
L’accord 8e omnimode en degré direct Y procède des masses aux individus ; et
en degré inverse , des individus aux masses, en observant constamment la
marche progressive, qui est, selon les tableaux (II), ressort essentiel d'unité,
marche immuable de la nature harmonique.
Ici l'exemple doit précéder les définitions ; mais je suis obligé d'aller chercher
l'exemple dans les coutumes d'Harmonie, faire une excursion de quelques pages
dans la 8me période, décrire le procédé qu'elle emploie pour former un lien d'octave
ou lien omnimode entre des masses d'inconnus. Notre définition des gammes
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 248
table, ni en voiture. Les Harmoniens, ayant leur journée distribuée pour une
douzaine de séances au moins, opèrent à la minute, comme aujourd'hui les
militaires. Tout individu en retard se place aux voitures ou tables d'arrière-division.
À huit heures, les Gnidiens et Gnidiennes rassemblés au caravansérai de leur
phalanstère s'y classent en même série que les cent cinquante voitures attendues,
voitures dont on connaît le contenu en assortiments industriels, par un tableau
qu'ont remis les fées de caravane aux fées de Gnide.
Je désigne sous le nom de FÉES et FÉS la corporation affectée au travail des
sympathies quelconques. Ce sont des officiers du passionnel. Je place les fées
avant les fés, parce que dans toute relation d'accords mineurs (Amour et
Famillisme) les femmes ont le pas sur les hommes.
Au moment où les hérauts et hérautes de la caravane viennent annoncer son
arrivée, la Phalange de Gnide s'avance aux vestibules, et plus loin si le temps est
beau. Dans ce cas, elle distribue ses cent cinquante groupes sous les péristyles et
portiques. Au devant viennent se ranger les cent cinquante voitures pavoisées, vers
lesquelles s'avancent autant de groupes analogues en affinité industrielle.
Si le temps est pluvieux, l'abord s'exécute à couvert et aux vestibules. Les
voitures 1 et 2 entrant les premières sous les porches voient se détacher deux
groupes, l'un à bannière de grande chasse, l'autre à bannière de hyacinthe et
d'œillet. Ces groupes viennent donner la main à leurs sympathiques en industrie,
s'apparier collectivement et individuellement ; et ainsi des autres voitures, à
mesure d'entrée. L’affinité est aussi subite que si l'assortiment eût été distribué par
caractères.
(Voyez, pour plus amples détails, la note C).
Jusqu'ici, on ne voit guère, malgré les détails de la note C, sous quel rapport ces
assortiments de sympathies doivent séduire nos moralistes : je vais le leur
expliquer par l'analyse de quelques germes d'accords omnimodes qu'on rencontre
en civilisation.
Ce genre de lien y est excessivement rare ; il ne s'y montre que fortuitement et
par lueurs ; mais dans ses courtes apparitions, il élève les hommes à un état qu'on
peut nommer perfection ultra-humaine : il les transforme en demi-dieux, à qui tous
les prodiges de vertu et d'industrie deviennent possibles.
On en vit un bel effet à Liège, il y a quelques années, lorsque 80 ouvriers de la
mine Beaujonc furent enfermés par les eaux. Leurs compagnons électrisés par
l'amitié travaillaient avec une ardeur surnaturelle et s'offensaient de l'offre de
récompense pécuniaire. Ils firent, pour dégager leurs camarades ensevelis, des
prodiges d'industrie dont les relations disaient : Ce qu'on a fait en quatre jours est
incroyable. Des gens de l'art assuraient que, par salaire, on n'aurait pas obtenu ce
travail en vingt jours.
Quelle est cette impulsion qui enfante subitement les vertus, les prodiges
industriels unis au désintéressement ? Elle n'est autre que l'omniphilie, amitié de 8e
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 250
degré. Ce n'est point l'amitié douce et tendre que vante la morale ; c'est une passion
véhémente, une vertu fougueuse ; c'est vraiment le feu sacré ; et cependant il n'y a
point là d'amitié de 3e, 4e, 5e, 6e degré, puisque ces ouvriers venus des autres fosses
ne connaissaient pas individuellement ceux de la fosse Beaujonc. Il n'y avait donc
rien de personnel dans ce dévouement ; c'était affection de philanthropie collective
et non individuelle circonstance à remarquer pour la régularité de l'analyse.
Ce mouvement d'affection collective, qui germe tout à coup chez des masses,
est le plus brillant essor de la vertu. Tout moraliste avouera que si on pouvait
maintenir les hommes dans cet état de sublime philanthropie, leur conserver cette
noblesse dans toutes leurs relations, ils seraient transformés en demi-dieux. Or, si
ma théorie remplit complètement ce vœu de la morale, n'aurai-je pas fait sa
conquête ? Disposons-la par tableaux de cette unité amicale ou accord omniphile,
dont elle exprime le désir.
En voici un autre effet où se rencontre la vraie fraternité, mais pour un instant
seulement.
Les Troyens, après dix ans de siège, voient enfin s'éloigner l'armée grecque ; ils
sortent en foule de leur ville et vont parcourir les positions qu'occupait l'ennemi :
panduntur pontœ ; juvat ire. Dans l'excès de leur joie, ils oublient les distinctions
de rang, s'abordent confusément pour se dire : « Ici était Ajax, là Diomède ; ici
étaient les Dolopes, là les Thessaliens. » En pareil cas, le prince et le plébéien se
confondent ; la joie est si pleine, si franche, qu'elle a besoin de s'épancher de toutes
parts, se communiquer à tout venant. Chacun voit un confident, un ami, dans tout
ce qui l'entoure. C'est dans une telle situation que la philosophie peut contempler
quelques instants l'égalité et la fraternité, si maladroitement rêvées en civilisation,
où l'on ne sait pas former des groupes omniphiles qui sont vraiment fraternels.
On les forme à volonté dans l'Association, mais sauf préparatifs aussi n'ai-je
fait, dans la note C, qu'indiquer les dispositions préliminaires, une séance d'arrivée,
sans parler de la 2e ni de la 3e, dont les détails n'auraient pas été intelligibles. Il
suffit d'avoir fait entrevoir que l'ordre sociétaire, au moyen de ses méthodes
calculées sur les sympathies, saura, par une série de séances co-sympathiques
artistement graduées, faire naître les accords omnimodes en tous les titres ;
En maj. omniphilie Y et , omnitimie Y et ;
En min. omnigamie Y et , omnigynie Y et .
Et par suite, en UNITÉISME et X, résultat de ces accords pivotaux des quatre
groupes.
Continuons sur les germes qu'on en trouve parmi nous ; passons des effets
d'amitié omnimode aux effets d'ambition.
J'en vois un brillant essor dans l'assaut livré au fort de Mahon par l'armée
française. Le maréchal de Richelieu qui la commandait, étonné que les troupes
eussent pu, sous le feu de l'ennemi, gravir ces rochers INACCESSIBLES, voulut le
lendemain faire répéter cet assaut par forme de parade. La répétition semblait
facile, vu que les soldats n'avaient plus à surmonter le double obstacle du feu de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 251
l'ennemi et du barrage des points faciles. Cependant ces mêmes soldats ne purent
pas escalader de sang-froid les rochers qu'ils avaient franchis la veille, malgré tant
de périls.
Pourquoi ce ralentissement ? C'est que le jour de l'assaut, les soldats stimulés
par le levier suprême, l'accord omnimode, étaient des dieux et non pas des
hommes ; le lendemain, privés du feu sacré, du ressort omnimode (branche
d'ambition, nuance d'honneur du 8me degré), ils n'étaient plus que des hommes, des
champions d'impossibilité, des civilisés.
Dans ces tableaux de passions véhémentes, on voudrait éviter les froideurs
analytiques ; on ne peut pourtant pas les élaguer tout à fait : il est force de revenir
sur les trois effets que je viens de citer, et d'en décomposer les ressorts, afin
d'apprendre aux moralistes mêmes à connaître cette affection omnimode 8me
degré, cette passion foyère, dite unitéisme, qui réalisera toutes les vertus invoquées
dans leurs utopies.
Analysons successivement les trois accords cités, Liège, Troye, Mahon, en les
rapportant aux ressorts du tableau 260. Nous n'y verrons que des accords mixtes,
car il est bien difficile en civilisation d'en former d'autres. Peu importe, puisque le
mixte est très-fort en propriétés, quoiqu'assemblant : des ressorts empruntés de
divers groupes.
Le premier vice de ces trois accords est qu'on n'y voit point de progression,
point de subdivision par séries, genres et espèces. Tout y est confus ; ce ne sont pas
moins de très-beaux germes d'unité sociale, de vertu, de magnanimité ; ils n'ont
d'autre vice que celui de courte durée.
Dans ces trois accords, les impulsions, quoiqu'irrégulières, suffisent déjà à
élever l'enthousiasme au plus haut degré, créer des hommes qui se jouent des
obstacles, et à qui les prodiges de vertu deviennent familiers ; des hommes qui
atteignent de fait à cette fraternité rêvée par les moralistes.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 252
Malheureusement un tel accord dure peu en civilisation, et n'y fait que de rares
apparitions ; mais il suffit qu'on l'y ait vu par moments, pour qu'il soit accord
possible à l'espèce humaine, accord sur l'extension duquel on doit spéculer,
puisque ses impulsions élèvent l'homme au rang des dieux, en l'excitant à tous les
prodiges de vertu et d'industrie.
Le but de la morale doit donc être de multiplier ces accords omnimodes, et de
leur donner la prédominance en mécanique sociale. C'est un effet réservé à l'état
sociétaire, qui arrive en tout sens aux liens d'octave : ils n'y règnent pas
constamment ; leur impulsion trop violente userait l'âme et les sens ; mais ils y
dominent assez fréquemment pour exercer la suprématie, et régir les autres accords
de gamme, les subordonner aux liens omnimodes qui sont germes de prodiges en
industrie, en vertu et en fraternité, comme on le voit par ces trois accords de Liège,
Troye et Mahon.
Ce beau lien d'octave ou 8e degré ne peut naître et se soutenir que par entremise
des sept accords inférieurs qui forment son échelle ou gamme. S'il ne dure qu'un
instant parmi nous, c'est qu'on ne peut pas mettre enjeu combinément les sept liens
de gamme (voyez 266), d'où naît le 8e, comme le blanc naît de l'assemblage des
sept rayons lumineux.
De là vient que tel qui, comme Richelieu à Mahon, s'extasie devant un effet
d'accord omnimode, ne peut pas le faire renaître le lendemain, même en diminuant
les obstacles. On n'a point de méthode fixe, en civilisation, pour produire les
accords, pas même en bas degrés ni en moyens. Tel est le sujet du désespoir de la
morale, sans cesse occupé à rêver des liens civiques, familial et autres, en place
desquels ses théories ne font germer que de nouvelles discordes.
En principe, si l'on veut maîtriser le bel accord omnimode, le faire naître à
volonté, il faut créer préalablement les sept ressorts dont il se compose. Lorsqu'un
régime social produira en tous degrés les sept accords de la gamme d'amitié (voyez
266), il pourra à volonté faire naître les accords omniphiles 8e, et de même en titres
d'ambition, d'amour, de famillisme.
J'ai décrit, dans le cours de l'Intermède, un très-bel effet d'ambition en accord
omnimode, effet permanent en Association ; c'est l'unité passionnée de tous les
savants et artistes du globe, qui, dégradés aujourd'hui par leurs discordes, seront en
unité intentionnelle permanente, lorsque l'immensité des récompenses et des
auteurs couronnés aura absorbé toutes les jalousies. Leur concert sera aussi
éclatant, aussi ardent, que leurs haines sont scandaleuses en civilisation. Il
importait de faire connaître aux auteurs par quels moyens, par quels ressorts
d'ambition, l'ordre sociétaire peut les élever à cette fraternité dont leur maligne
république est si éloignée.
Publier la science qui enseigne à produire et perpétuer ces merveilles morales,
ces liens sublimes de 8e degré, n'est-ce pas conquérir de fait le suffrage des
moralistes ? Il m'est d'autant mieux acquis, que ma théorie d'Association simple
flatte les habitudes qu'ils ont consacrées, et élimine tout ce qu'ils proscrivent. Ils ne
veulent admettre en gamme de famillisme qu'un seul accord, que la prime ou
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 253
Ce n'a été qu'en 1819 que j'ai trouvé le moyen de hongrer ainsi le mécanisme
sociétaire : une fois cette découverte faite, j'ai pu me dire : Les moralistes sont à
moi. J'aurais dû présumer longtemps auparavant que Dieu, qui a prévu toutes les
entraves, avait ménagé quelque moyen d'accommoder l'Association aux
convenances du régime civilisé. Et si les amis de la vertu admirent, comme on n'en
peut douter, les beaux accords que je viens de décrire aux articles Liège, Troye,
Mahon ; s'ils désirent sincèrement l'extension de ces germes de vertu à tout le
système social, à tout le genre humain, ne sont-ils pas de fait, les partisans de cette
théorie des groupes et Séries pass., qui va outrepasser cent fois leurs désirs, et
transformer 900 millions de créatures démoniaques en autant de demi-dieux, dont
chaque pas sera marqué par des prodiges de vertu, d'industrie et d'unité sociale ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 254
sympathie d'amour passager. La Phalange de Gnide, pour bien choyer ses hôtes,
devra leur ménager ces successions d'accords en identité et contraste, sauf à eux à
opter sur les variantes offertes.
Après une douzaine de pareilles séances dans la journée du lendemain, séances
où l'on aura varié de toutes manières les sympathies, l'affection de la caravane pour
tous les Gnidiens et de ceux-ci pour toute la caravane, sera élevée au degré
omniphile inverse , puisqu'on aura procédé des individus aux masses.
Le but serait manqué si cet enchaînement de plaisirs ne coopérait pas au bien
de l'industrie active. Dès le lendemain les voyageurs seront déjà en si intime
liaison avec les Gnidiens, qu'ils s'adjoindront à eux dans toutes les séances de
travail à 5 h. du matin, après le délité (1er repas), l'hymne à Dieu et la parade
industrielle ; tous les Gnidiens allant en groupes au travail, s'y verront suivis et
secondés par leurs hôtes ; car en Harmonie chacun, quelle que soit sa fortune, a été
dès l'enfance élevé a exercer par attraction une cinquantaine de travaux ; on en
verra plus loin la preuve, au traité de l'éducation composée. La caravane connaîtra
donc et pratiquera par attraction les travaux des Gnidiens : si tel groupe, au sortir
du délité, va à la culture des hyacinthes, il verra se joindre à lui les hyacinthistes
qui étaient dans la voiture N° 2 ; et ainsi des groupes qui iront cultiver choux,
raves, haricots et autres légumes philosophiques.
N'anticipons pas sur ces détails d'emploi des groupes ; nous n'en sommes ici
qu'à la définition. Il suffit de dire que ces dispositions si opposées à nos coutumes
coopèrent sans cesse aux progrès de l'industrie ; et, pour en acquérir la preuve, il
faut attendre le traité des Séries sur lesquelles je vais préluder en deux chapitres de
définitions.
Celle des groupes m'a obligé à faire une excursion dans le domaine de
l'Harmonie. J'avais à décrire des accords de huitième degré, dont on ne trouve en
civilisation que des germes informes, sans graduation comme celle des 150
groupes de Gnidiens, assortis aux penchants industriels des 150 groupes de
voyageurs.
Je crois inutile d'avertir que ces brillants développements de passions n'auront
pas lieu dans les débuts de l'état sociétaire. Notre génération de paysans grossiers
n'a que faire de fées et de troubadours, elle ne saurait convenir à de pareils
accords ; mais elle en a les germes confus : je les analyserai aux pages suivantes,
où l'on verra que l'accord omnimode, quoique réduit chez nous au degré confus,
enfante déjà des prodiges de vertu et d'industrie : quelle sera son influence, quand
on l'aura généralisé, et élevé du mode confus au mode régulier et progressif !
Je n'ai expliqué cet accord qu'en degré inverse , procédant des individus aux
masses ; il est inutile de donner la définition du direct Y, opérant des masses aux
individus. Ce serait compliquer l'exposé, qu'il faut abréger, puisqu'il nous entraîne
souvent à parler d'un ordre social non encore existant. Je vais rentrer dans la sphère
intellectuelle des lecteurs, et traiter des germes d'unitéisme ou accords omnimodes
qu'on rencontre en civilisation.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 257
S'il existe ainsi dans les facultés de la vue des échelons dont l'homme atteint
déjà quelques-uns, par le secours de l'art ou de la nature, ne pourra-t-on pas
s'élever à d'autres degrés d'exercice visuel, comme le 2e dit caméléonisme ; le 5e,
dit co-aromal ∗ ; les 8e Y et 8e , non définis ?
En supposant que le corps humain ne doive pas s'élever au-delà de ses facultés
actuelles, il fallait au moins les classer ; c'est ce qu'on n'a pas fait ni sur le sens de
la vue ni sur les quatre autres.
Ainsi, tout en paraissant raffiner sur les méthodes analytiques, tout en se
flattant de quintessencier les analyses de sensations, perceptions, intuitions, etc.,
l'on n'a pas encore analysé l'échelle des fonctions sensuelles intuitives, non plus
que celles des quatre autres sens.
Prétendra-t-on que ces recherches sur l'échelle sensuelle, sur les degrés
d'essor naturel ou artificiel de chaque sens, n'auraient conduit à aucun résultat
utile ? C'est une erreur des plus graves : j'ai prouvé à l'Extroduction que les
recherches sur le sens de la vue et ses emplois intégraux, pouvaient ouvrir une
très-belle issue de civilisation, celle de l'architecture combinée (l'une des
transitions du tableau (II).
Ce dédain qu'on manifeste pour les branches d'étude négligées, ne contrevient-
il pas au premier des douze préceptes philosophiques (II), explorer en entier le
domaine de la science ? Elle devait donc fureter partout, généraliser
l'investigation, sans dédaigner aucun point : elle aurait fait des découvertes dans
les branches dont elle augurait le moins, notamment dans les recherches
spéculatives sur le sens de la vue : on en a vu la preuve à l'article garantisme
visuel (Extroduction).
Passant de l'homme matériel à l'homme spirituel, on retrouve pareille lacune.
La métaphysique n'a analysé aucune des facultés d'accords sociaux inhérentes aux
quatre groupes.
Il est donc évident qu'on a négligé l'étude de l'homme, tant matériel que
spirituel ; on s'est attaché à l'écorce, à la superficie, à des subtilités idéologiques
fort inutiles en calcul de destinée sociale.
De là vient qu'on n'a rien découvert sur les harmonies de l'homme avec
l'Univers, sur le destin des passions, les causes du mouvement, et l'analogie
universelle (dont j'ai traité en aperçu au pivot inverse).
∗
Le 5e degré, vue co-aromale, nous vaudrait l'avantage de voir en télescope, le miroir céleste ou
coque aromale qui entoure le globe et qui l'enveloppe en forme de bulle de savon placée entre
l'air et l'éther à 16 lieues de hauteur. Sans ce réflecteur, les planètes ne renverraient aucune
lumière. Il a la propriété de miroir interne du globe : il réfléchit toute scène de la surface du
globe, dans chacun de ses segments formés par les arcs du réflecteur, et jusqu'aux points
d'intersection de la plus basse corde des rayons. Ainsi, par un temps serein et en choisissant les
moments opportuns, un œil de 5e degré pourra voir de Paris, avec télescope, le mouvement des
ports de Bordeaux, Brest Bristol, Amsterdam et encore mieux de Londres et Anvers. Les
assureurs paieraient cher la jouissance d'un tel miroir.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 260
Et par suite on n'a rien déterminé sur les vues de Dieu ; on ne connaît pas
même ses propriétés primordiales (II) : si on en avait quelque notion, comment
oserait-on lui attribuer l'unité de système, et prétendre qu'il destine l'humanité au
chaos civilisé, barbare et sauvage, état opposé à toute unité ! Comment pourrait-
on croire, en outre qu'il veuille employer l'attraction en mécanique sidérale, et la
contrainte en mécanique sociale ? Cette duplicité d'action et de ressorts peut-elle
cadrer avec les vues d'un être unitaire en système ?
Dieu a disposé l'échelle des connaissances de manière à faire de l'étude de
l'homme un préliminaire obligé, une clef de toutes les sciences d'agrément que
recherche la folle raison civilisée : elle voudrait découvrir l'agréable avant l'utile,
pénétrer les mystères de l'harmonie de l'Univers avant d'avoir trouvé les voies de
la richesse, du bonheur, de l'unité sociale.
Dieu n'a pas permis cette anticipation, ce contre-sens de génie : il nous a
irrévocablement astreints à débuter par l'étude de l'homme, sous peine d'échouer
dans toutes les sciences d'agrément, comprises sous le nom générique de Théorie
des CAUSES du mouvement.
Nous allons y être initiés en plein, grâce à cette étude de l'homme, esquivée
depuis 3,000 ans, omission impardonnable à un siècle qui recommande sans cesse
d'aller du connu à l'inconnu, et qui, donnant ce précepte pour méthode et voie
d'invention, a refusé obstinément de l'appliquer à l'étude de l'homme, a refusé
d'aller de l’Attraction matérielle déjà connue, à l’Attraction passionnée dont la
théorie restait à connaître.
Voilà des redites sans doute ; mais trop peu encore : il faudrait les pousser à
cent fois, pour bien convaincre le genre humain qu'on l'a trompé sur ce qui touche
à l'étude de l'homme.
Cette science était l'issue naturelle de l'ordre civilisé et barbare (II, Y,
synthèse de l’Attraction). Les métaphysiciens l'ont esquivée, tout en faisant sonner
bien haut leurs études de l'homme, qui ne retire aucun fruit de ces subtilités
scientifiques. Partout le peuple se plaint à bon droit que les savants n'ont rien fait
pour améliorer son sort, que leurs découvertes en mécanique sociale se bornent à
l'art d'augmenter les impôts, et d'enrichir les sangsues fiscales et mercantiles tout
en chantant la perfectibilité.
Glissons sur l'impéritie politique ; cette pause ayant pour objet de dénoncer
l'omission d'études en matériel.
J'y ai préludé par la note A (Introd.), sur le désordre atmosphérique, et les
calculs de climature équilibrée.
Je rallie ce sujet avec la note E (Extrod.) qui traite d'une belle issue de lymbe
sociale, par le garantisme visuel ou architecture sociétaire. Ces branches de
perfectionnement tiennent à l'étude du matériel et des sens, ou de l'homme sensitif.
La Providence a ménagé sur tous les points des palmes pour le génie, et il y en
avait de belles à cueillir dans les études relatives au tact, à la vue et au goût : ceux
qui dédaignent les spéculations politiques sur le matériel de l'homme, peuvent être
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 261
assimilés, quant à l'impéritie, à cette pitoyable secte qui, par un autre excès, a
voulu faire de l'homme un être purement matériel.
Auteurs, qui avez échoué si honteusement sur le problème du bonheur social,
vos erreurs, en morale comme en métaphysique, ne proviennent que de l'ignorance
de notre double destinée, la sociétaire ou travail combiné, et l'insociétaire ou
travail morcelé : vous avez vu avec raison, dans l'homme insociétaire ou civilisé,
un monstre de perversité, bien dépeint dans ce distique « L’argent, l'argent ; sans
lui tout est stérile La vertu sans l'argent est un meuble inutile. »
Vous avez essayé des correctifs, des plans de régénération qui, ne reposant que
sur le travail morcelé ou insociétaire, ne peuvent garantir au peuple, ni minimum,
ni attraction industrielle, ni vraie liberté (II). De vos chimères sur la souveraineté
du peuple, on ne voit naître, comme du despotisme, que des légions d'affamés,
esclaves d'un écu, disposés à tous les crimes pour échapper à la misère ; gens dont
Rousseau a dit : « Ce ne sont pas là des hommes, il y a quelque bouleversement
dont nous ne savons pas pénétrer la cause. »
Effrayés, comme Rousseau, de la laideur de l'homme moral, vous avez cherché
à vous faire illusion par des subtilités idéologiques, sur le perfectionnement de la
raison. En étudiant le mécanisme des idées, avez-vous découvert le chemin du
bonheur social ? Non.
Avouez votre déconvenue : vous n'avez pas su expliquer l'énigme que
présentait l'homme ; la dualité d'essor des passions (II) ; la chenille sociale à
métamorphoser en papillon ; l'homme éclatant de vertus et comblé de richesse
dans l'industrie sociétaire, dégoûtant de vices et de pauvreté dans l'industrie
morcelée ou civilisée.
L’ignorance de cette double destinée vous a jetés dans les écarts de l'athëisme
et du matérialisme ; vous vous en êtes pris à Dieu du rétrécissement de votre génie,
de l'insuffisance de vos méthodes philosophiques. N'êtes-vous pas heureux qu'on
vous dévoile enfin le secret de cette nature de l'homme, à dualité d'essor passionnel
(II), et les échelons de la destinée sociétaire (II), dont vous désespériez plus que
jamais de pénétrer le mystère ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 262
CHAPITRE IV.
Voilà, sauf rectification, une série assez régulièrement graduée. J'ai désigné
sous le nom d'amer-fétide, les saveurs putréfiées, comme le gibier faisandé.
Certains chasseurs le veulent infect et à demi-gâté. Ne disputons pas des goûts,
puisque leur variété tant critiquée par la morale est précisément le ressort dont on a
besoin dans les Séries pass., qui ne pourraient ni opérer ni s'équilibrer sans
contraste de goûts.
Un homme de l'art saurait élever la série beaucoup plus haut, et y ménager des
transitions plus nombreuses ; par exemple :
Transit. Antér. 1.
AILE ascend. 8.
Transit. Citér. 1.
CENTRE. 13. 32.
Transit. Ultér. 1.
AILE descend. 7.
Transit. Postér. 1.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 264
aisément quatre transitions formant les liens internes et externes des trois corps de
Série.
Les divisions d'ordre pourront être :
En aile asc., les groupes à dominance de salaison.
En centre, les groupes à dominance de levure.
En aile desc., les groupes à dominance de cuisson.
Si l'on met en jeu un quatrième élément de discord, si on prépare les trente
sortes de pain avec trois farines différentes A, B, C, et qu'on les serve à 1500
personnes formant une Phalange sociétaire, il sera facile de décomposer les trente
groupes déjà cités, en une centaine de menues divisions cabalistiques. Par
exemple :
32 pour la farine A,
40 pour la farine B,
28 pour la farine C.
Et pour satisfaire les cent groupes d'environ quinze personnes en moyen terme,
chacune des trois farines A, B, C, employée de trois en trois jours, subirait l'échelle
de préparations graduées en divers degrés de salaison, levure et cuisson. C'est ainsi
qu'on opère en Harmonie, par variantes de farine d'une cuite à l'autre, comme
lundi en farine A,
mardi en farine B,
mercredi en farine C.
Puis, pour ne pas risquer d'épuiser ou ralentir l'attraction industrielle, on
répartit le service en alternats, comme
lundi à la Phalange de St.-Cloud,
mardi à la Phalange de Trianon,
mercredi à la Phalange de Marly.
Chacune pétrissant pour les trois emprunte à ses voisines des cohortes, et
envoie après la cuite les pains en fourgons suspendus. Cette association vicinale
n'a guère lieu qu'en hiver où le pain est plus facile à conserver.
Je ne prétends pas que le bénéfice de variété doive s'étendre indéfiniment ;
qu'une Phalange fabriquant trois cents sortes de pain puisse opérer à meilleur
compte que celle qui en fabriquera trente. Je veux dire, qu'en se fixant à certaines
limites (dont je ferai ailleurs le calcul), en différenciant un mets à 30, 40 et
quelquefois 50 ou 60 variétés, on fera moins de frais qu'à travailler en monalité.
Les nombres 30, 35, 40, seront en moyen terme les plus économiques ; ainsi, dans
ce nouvel ordre, il en coûtera moins pour faire l'omelette à trente variétés, que pour
faire une seule espèce d'omelette. Cette épargne, bien incompréhensible pour nous,
se fonde sur ce que l'Association étant obligée de cultiver par Séries qui donnent
une grande variété de produits, elle est de même obligée de consommer par
variétés en assortiment gradué ; à défaut, il n'y aurait ni unité ni équilibre entre la
production et la consommation.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 267
Par suite de cette méthode, une Phalange pourra donner aux sociétaires de
1re classe, option sur trente espèces ;
de 2e classe, option sur vingt espèces ;
de 3e classe, option sur dix espèces,
en toutes sortes de comestibles et boissons, et à plus bas prix que ne leur coûterait
aujourd'hui l'achat ou la préparation d'une seule espèce de pain ou de vin, qui ne
satisfera presque jamais le goût du consommateur, s'il sait discerner les nuances de
qualité.
Cette économie obtenue par voie de prodigalité est, comme tous les résultats
des Séries pass., un miracle composé, un merveilleux doublement choquant, et qui
semble contredire le sens commun ; mais en étudiant la théorie, on verra que ce
prétendu miracle est un effet nécessaire de l'ATTRACTION INDUSTRIELLE, qui ne
peut s'établir et se soutenir qu'autant que la production, manutention, distribution
et consommation s'exercent par échelle de nuances croissantes et décroissantes, à
chacune desquelles est affecté un groupe voué passionnément à la nuance
préférée.
Une Série n'est bien équilibrée qu'autant que ses groupes sont méthodiquement
formés et subdivisés en plusieurs sous-groupes, au moins en trois, afin de graduer
et contraster les nuances de goûts dans le groupe même, et se rallier aux groupes
voisins par quelques sectaires qui différent de la masse.
Un groupe régulier doit contenir en minimum sept sectaires, subdivisés par
deux, trois, deux, le centre devant être plus fort que les ailes.
Je ne prétends pas dire qu'un groupe ne puisse fonctionner à six et à cinq
sectaires ; j'indique ici, en principe général, les meilleures dispositions.
Ajoutons la condition pivotale , ou enrôlement sur un nombre septuple de
sociétaires co-intéressés.
Une série, à la supposer de sept groupes, soit 50 à 60 personnes, doit se
recruter et s'alimenter par une masse au moins septuple, comme 400. Ladite masse
doit être associée d'intérêts et de plaisirs avec la série qu'elle alimente par entrée et
sortie, recrutement et reversement. Les 50 sectaires doivent avoir des relations
actives et journalières avec 350 à 400 co-associés, liés avec eux en intérêts
domestiques, et co-sociétaires sur une foule d'autres fonctions.
Ce nombre septuple est indispensable sous le rapport de l'enthousiasme. Si une
culture exige 50 personnes passionnées comme on doit l'être dans le travail
sociétaire, on ne pourrait guère les extraire d'un nombre quadruple, soit 200.
Certaines cultures, comme les roses, les œillets, pourront bien séduire 50
personnes sur 200 : mais s'il s'agit de cultiver ronces ou chardons, vous ne verrez
se passionner pour ces travaux, qu'à peine le seizième, et non le quart des 200
personnes.
Estimons donc la fourniture de sectaires passionnés, à un huitième en moyen
terme ; car il est certain que si les orangers et les volières peuvent attirer un quart
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 268
ou un tiers, le soin des raves et des pourceaux n'attirera guère qu'un douzième ou
un seizième de la Phalange : elle doit donc puiser sur un nombre septuple du
moyen terme de ses séries ; car elle ne doit pas enrôler des acceptants de travail,
mais des enthousiastes. On ne réussit en industrie que par passion : le mécanisme
des séries rejette quiconque n'est pas fortement passionné pour l'espèce gérée par
chaque groupe où il prend parti.
Je me borne à ce peu de définitions sur le levier principal du régime sociétaire.
On a vu qu'il n'est pas de mon invention ; j'en puise la connaissance dans toutes les
œuvres de la Divinité : ce n'est qu'une imitation de la méthode établie dans la
nature entière ; et en admettant provisoirement que notre destinée industrielle soit
la série passionnelle, on voit quel est l'égarement de ces siècles savants qui ont
voulu fonder le système social sur la plus petite réunion possible, celle des familles
de 2, 4, 6, 8 individus ; tandis que la moindre des réunions doit être de 400
personnes, afin que chaque série, estimée en moyen terme à 50, puisse enrôler sur
un nombre au moins septuple.
Dans cette définition, j'ai préféré, pour analyse, les séries attenantes aux
comestibles ; à la gourmandise, passion la plus connue et la plus tolérée. On ne
pourrait pas décrire les relations d'une série amoureuse, les intrigues de ses divers
groupes, les gradations à observer dans leur classement, tandis qu'en tirant les
exemples de la passion du goût, l'on est sûr de ne choquer aucune classe : tel est
mon but.
Au moyen des définitions qu'on vient de lire, chacun saurait déjà former des
séries libres en toutes sortes d'emplois. Nous aurons à décrire d'autres séries d'un
ordre plus relevé, les mesurées et les puissancielles. Dans ces deux ordres, le
nombre des groupes est fixe et non pas libre : une serre mesurée ne s'organise que
par 12, 32, 134, 404 groupes et le pivotal. Une puissancielle a de même ses limites
fixes. Toutes deux sont à la série libre ce que la poésie est à la prose.
Il suffit, pour le moment, de s'exercer sur les séries prosaïques ou libres,
s'habituer à les classer en trois corps avec transitions. Le peu qui a été dit sur ce
sujet suffit à prouver que ce levier primordial d'harmonie n'est pas un procédé
inventé à plaisir ; que c'est une méthode imitative, puisée dans l'ensemble du
système de la nature, et que si on veut en suspecter l'excellence, il faudra
préalablement suspecter le mécanisme de l'Univers, et son docte Créateur, qui ne
procède que par séries dans tous ses ouvrages.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 269
CHAPITRE V.
Des trois Passions distributives, 10e, 11e, 12e appliquées aux Séries pass.
En considérant que sur toutes les passions le bénéfice des fantaisies va devenir
le même, que douze femmes vont devenir utiles en désirant douze toilettes
différentes, que douze convives gastronomes feront preuve de sagesse et
d'économie en demandant douze vins différents, ne doit-on pas dire que le
mécanisme sociétaire, l'essor des passions par séries contrastées, aura
métamorphosé le genre humain en 900 millions de petits saints, et le monde social
en un foyer de miracles composés ?
Déduisons de cet aperçu l'esquisse des trois passions distributives non encore
définies, et dont je n'ai donné qu'une faible idée à l'avant-propos.
10e. La CABALISTE. Pourquoi Dieu a-t-il rendu les hommes si enclins à
l'intrigue et plus encore les femmes ? C'est parce que, dans l'ordre sociétaire, tout
homme, femme ou enfant, doit être membre de 30, 40, 50 Séries pass. ; y épouser
chaudement les esprits de parti, les cabales d'un des groupes de la Série,
quelquefois de 2 et 3 (car on peut tenir à plusieurs groupes d'une Série, mais non
pas à deux contigus).
Une Série pass. ne souffre pas de sectaires modérés ; elle a horreur de la
modération. Qu'en arrive-t-il ? Que ses ouvrages sont de niveau avec la véhémence
de ses passions ; qu'ils sont portés à la plus haute perfection par suite des rivalités
ardentes qui règnent entre les divers groupes, tous ennemis de la modération, tous
engoués à l'excès de leur branche de travail, et prétendant l'élever au plus haut
degré de raffinement 1.
La perfection générale de l'industrie naîtra donc de la passion la plus proscrite
par les philosophes ; c'est la cabaliste ou dissidente, qui n'a jamais pu obtenir chez
nous rang de passion, quoiqu'elle soit si enracinée chez les philosophes mêmes, qui
sont les hommes les plus intrigants du monde social.
1
Si une Série ne peut pas y atteindre, elle fait abandon partiel ou total, et laisse aux cantons
compétents un travail où elle n'espère plus d'exceller ; travail qui, ne flattant pas l'amour-propre
des sociétaires, fait bientôt déchoir l'émulation et diminuer le nombre des sectaires dans les
groupes dont l'industrie contrariée par le terrain et les circonstances n'a donné qu'un produit de
médiocre valeur.
Tout canton se borne aux productions agricoles et manufacturières où il peut briller, et se
procure les autres par voie de commerce. Une Phalange aime mieux spéculer sur les variétés
que sur les espèces, mieux sur les espèces que sur les genres : si son terrain comporte la pomme
d'api et non la reinette, elle ne s'obstinera pas à cultiver des reinettes médiocres, selon les
principes des civilisés qui veulent, disent-ils, avoir de tout pour se passer de leurs voisins ; elle
se mettra, au contraire, à la merci de ses voisins pour les pommes reinettes ; mais elle les rendra
ses tributaires pour la pomme d'api dont elle cultivera les variétés, les ténuités, les minimités.
On ne verrait pas en Harmonie un canton élever des animaux, cultiver des fruits, mesquins dans
leur espèce : la Phalange met en éclipse tout groupe qui ne produit que de médiocres qualités ;
on ne le contraint pas à renoncer, car tout est libre en Harmonie ; mais il est exclu de la liste des
travaux dont le canton s'honore ; il porte la bannière écartelée de noir ; il est hors de ligne dans
les conflits de la bourse, et obligé de céder le pas à toute autre négociation de rassemblement
agricole, obligé de porter le panache à sommité noire. Ce n'est pas un déshonneur, mais un
signe d'éclipse et de réprobation nécessaire à laver le canton du reproche de médiocrité. Un tel
groupe n'attire que faiblement et se réduit toujours à un petit nombre de sectaires.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 271
La cabaliste est passion favorite des femmes : elles aiment à l'excès l'intrigue,
les rivalités et tous les grands ou menus essors de cabale. C'est une preuve de leur
convenance éminente pour le nouvel ordre social, où il faudra des cabales sans
nombre dans chaque Série, des scissions périodiques, afin d'entretenir un
mouvement d'entrée et de sortie parmi les sectaires des divers groupes.
Mais pourquoi ces innombrables intrigues, dira quelque philosophe pourquoi
ne pas rendre les hommes tous frères, tous unis d'opinion, tous ennemis des
richesses perfides ?
Pourquoi ? C'est qu'il faut dans l'homme des ressorts convenables à l'état
sociétaire auquel Dieu nous destine. S'il nous avait créés pour l'état familial et
morcelé, il nous aurait donné des passions molles et apathiques, telles que les
désire la philosophie. En étudiant le mécanisme sériaire exposé au tome 2e, on
verra que l'esprit de cabale en est le ressort le plus actif. Dieu, pour nous
approprier au jeu des Séries sociétaires, a dû nous rendre fortement enclins à la
cabale.
Aussi les hommes, dans toute assemblée délibérante, deviennent-ils des
cabaleurs fieffés. La divinité les persifle quand ils vont lui adresser la stupide
prière de les rendre tous frères, tous unis d'opinion, selon le vœu de Platon et
Sénèque. Dieu leur répond : « J'ai depuis des milliards de siècles créé les passions
telles que les exigeait l'unité de l'univers ; je n'irai pas les changer pour complaire
aux philosophes d'un globule imperceptible, qui doit rester, comme tous les autres,
soumis aux douze passions, et notamment à la 10e, la cabaliste. »
Une preuve que telle est la réponse et la volonté de Dieu, c'est qu'au sortir du
temple où les députés ont demandé à Dieu la fraternité et l'unité d'opinion, ils
courent dans leurs conciliabules cabaler et intriguer de plus belle : on n'en fait pas
d'autres à l'issue de la messe du St.-Esprit, à qui on a pourtant demandé
l'éloignement de tout esprit cabalistique. Le contraire a lieu ; de là il est évident
que le Paraclet veut qu'on obéisse à Dieu, et non à Platon.
Voilà déjà quelques présomptions en faveur de la passion 10e, cabaliste. On
peut entrevoir que, nuisible dans l'état morcelé, elle deviendra utile dans le travail
sériaire, où les divers groupes doivent être passionnés et cabaleurs pour faire
briller la variété qu'ils ont choisie dans telle espèce d'industrie. De là dépend leur
activité, leur émulation au travail. Appliquons l'hypothèse aux deux autres
passions distributives.
12e. LA COMPOSITE. Celle-ci exige dans toute fonction l'amorce composée ou
plaisir des sens et de l'âme, et par suite, l'aveugle enthousiasme, qui ne naît que de
l'assemblage des deux sortes de plaisir. Ces conditions ne sont guère compatibles
avec le travail civilisé, qui, loin de présenter aucune amorce ni pour les sens ni
pour l'âme, n'est qu'un double supplice dans les ateliers les plus vantés, comme les
filatures d'Angleterre, où les hommes, les enfants mêmes, travaillent quinze heures
par jour à coups de fouet, en local privé d'air.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 272
Le travail sériaire charme les sens, parce que chaque groupe l'exerce sur une
variété qu'il a passionnément choisie. Celui qui n'estime que la reinette verte refuse
de travailler aux arbres de reinette jaune, et encore mieux aux autres pommiers.
Voilà pour le charme sensuel : quant au spirituel, il consiste dans la compagnie
d'une masse de sectaires enthousiastes de la reinette verte et de ses somptueux
vergers, s'applaudissant entre eux sur leur préférence, fiers des éloges que reçoit
leur fruit, dans les expositions et les passages.
Pour nous rendre aptes à un travail disposé de cette manière et présentant
toujours double charme pour les sens et l'âme, il a fallu que Dieu nous assujettit à
la passion 12e, dite composite. Elle exige cet amalgame des deux sortes de plaisir,
et l'aveugle enthousiasme qu'ils excitent parmi les divers groupes d'une Série. C'est
donc nous établir en révolte contre Dieu, que de vouloir nous guider par la froide
raison, quand il nous a donné pour guide l'enthousiasme composé.
La composite est la plus belle des douze passions, celle qui rehausse le prix de
toutes les autres. Un amour n'est beau qu'autant qu'il est amour composé,
réunissant le charme des sens et de l'âme. Il devient trivialité ou duperie, s'il se
borne à l'un des deux ressorts. Une ambition n'est véhémente qu'autant qu'elle met
en jeu les deux ressorts, gloire et intérêt. C'est alors qu'elle devient capable de
brillants efforts.
La composite commande si bien le respect, qu'on s'accorde partout à mépriser
les gens enclins au plaisir simple. Qu'un homme s'approvisionne d'excellents mets,
d'excellents vins, pour en jouir isolément, se livrer tout seul au plaisir de la
goinfrerie, il s'exposera à des quolibets bien mérités. Mais si cet homme réunit
chez lui une compagnie choisie, où l'on goûte à la fois plaisir des sens par la bonne
chère, et plaisir de l'âme par l'amitié, il sera prôné, parce que ses banquets seront
plaisir composé et non pas simple.
Si l'opinion méprise le plaisir simple matériel, il en est de même du simple
spirituel, des réunions où il n'y a ni table, ni danse, ni amour, ni rien pour les sens,
et où l'on ne jouit qu'imaginairement. Une telle réunion, dénuée de la composite ou
plaisir des sens et de l'âme, devient insipide à elle-même, et n'ira pas loin sans « se
dissoudre, s'ennuyer d'elle-même. »
11e. LA PAPILLONNE ou Alternante. Quoiqu'onzième selon le rang, elle doit
être examinée après la 12e, parce qu'elle sert de lien aux deux autres, 10e et 12e. Si
les séances des séries devaient se prolonger 12 à 15 heures comme celles des
travailleurs civilisés, qui du matin au soir s'ahurissent à une fonction insipide sans
aucune diversion, Dieu nous aurait donné le goût de la monotonie, l'horreur de la
variété. Mais les séances de série devant être fort courtes, et l'enthousiasme
qu'inspire la composite ne pouvant guère se prolonger au-delà d'une heure et
demie, Dieu, par convenance à cet ordre industriel, a dû nous donner la passion de
papillonnage, le besoin de variété périodique dans les phases de la vie, et de
variété fréquente dans les occupations. Au lieu d'un labour de 12 heures, à peine
interrompu par un triste et chétif dîné, l'état sociétaire ne poussera jamais une
séance de labour au-delà de 1 1/2 ou 2 h. au plus ; encore y répandra-t-il une foule
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 273
d'agréments, des réunions des deux sexes terminées par un repas local, au sortir
duquel on passera à une séance de nouveaux plaisirs, avec variante de compagnies
et de cabales.
Sans cette hypothèse de travail sociétaire distribué dans l'ordre que j'ai décrit, il
serait impossible de concevoir à quel dessein Dieu nous aurait donné trois passions
si antipathiques avec les monotonies civilisées, et si intempestives dans l'état
actuel, qu'on ne veut pas même leur accorder le rang de passion, mais seulement le
nom de vices 1.
Une série, au contraire, ne saurait s'organiser sans le concours permanent de
ces trois passions. Elles doivent intervenir continuellement et simultanément dans
le jeu des intrigues de série. De là vient qu'on ne pouvait pas remarquer ces trois
passions avant d'avoir inventé le mécanisme sériaire, et que jusque-là elles ont dû
être considérées comme vices. Lorsqu'on connaîtra en détail l'ordre social auquel
Dieu nous destine, on verra que ces prétendus vices, la Cabaliste, la Papillonne, la
Composite, y deviendront trois gages de vertu et de richesse ; que Dieu a bien su
créer les passions telles que les exige l'unité sociale ; qu'il aurait tort de les changer
pour complaire à Sénèque et Platon ; qu'au contraire la raison humaine doit
s'évertuer à découvrir un régime social en affinité avec ces passions. Aucune
théorie morale ne les changera jamais, et, selon les règles de la dualité d'essor (II),
elles interviendront à perpétuité pour nous conduire AU MAL dans l'état morcelé ou
lymbe sociale, et AU BIEN dans l'état sociétaire ou travail sériaire.
Là finissent toutes les diatribes contre les passions, diatribes qui dès ce moment
retombent sur leurs auteurs. Il ne leur en restera que la honte d'avoir croupi 3000
ans dans cet esprit simpliste qui ne peut pas s'élever à spéculer sur l'alternative des
deux destinées ; l'une dite lymbe sociale, incompatible avec les passions et
1
La manie de variété ou papillonnage peut bien être un vice dans l'ordre civilisé qui est
inconciliable avec la nature ; mais cette passion n'est pas moins un besoin évident pour tous les
règnes : les races ont besoin d'alternat, variante, croisement ; à défaut, elles s'abâtardissent. Les
terres veulent de même alterner de productions et même de graines ; car un blé ne prospère pas
bien dans le champ qui l'a produit ; il réussira mieux dans le champ voisin. Les estomacs ont
également besoin de ce papillonnage : une variété périodique de mets aiguise l'appétit et facilite
les digestions. Les cœurs ne sont pas moins sujets au variable ; et si la morale prétend que c'est
un vice, l'expérience dépose que c'est un besoin, selon certaine chansonnette qui dit :
Je le tiens de tous les époux,
Tel est l'effet du mariage ;
L'ennui se glisse parmi nous,
Au sein du plus heureux ménage.
Notre femme a beaucoup d'appas,
Celle du voisin n'en a guère :
Mais on veut ce que l'on n'a pas,
Et ce qu'on a cessé de plaire.
C'est bien pis quand notre femme a peu d'appas et que celle du voisin en a beaucoup, ou bien
quand le mari a peu d'appas et que des voisins plus aimables viennent éveiller, dans le cœur de
l'épouse, la 11e passion, la papillonne, besoin des âmes et des corps, besoin de toute la nature,
comme on le verra dans une définition complète, renvoyée aux tomes suivants.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 274
s'efforçant vainement de les dénaturer au gré des sophistes ; l'autre dite état
sociétaire, qui assure le plein développement des passions et de l'attraction.
Envisageons l'abîme de sottise où s'engage la raison humaine en déclamant
contre les trois distributives avant de les connaître. Dieu nous ayant destinés au
mécanisme sociétaire qui ne peut opérer que par séries pass., a dû nous donner des
impulsions convenables aux relations par Séries qui exigent,
1. Balance de discords et d'accords. « Cabaliste, 10e pon. » ;
2 Variété fréquente de fonctions et de goûts. « Papill., 11e pon. »
3 Double plaisir et aveugle enthousiasme. « Composite, 12e pon. ».
Tant que nous vivons dans l'état morcelé, dans les périodes nommées lymbes
sociales (II), rien n'est plus funeste que l'influence de ces trois passions ; elles y
engendrent les désordres de toute espèce. Affectées à la direction des neuf autres,
elles les excitent à ces penchants d'esprit cabalistique, d'inconstance périodique et
d'engouement aveugle, aussi précieux dans les Séries qu'ils sont pernicieux en
civilisation.
Sur ce, la raison philosophique opine à se révolter contre les trois guides que
Dieu nous a donnés ; elle excite les hommes à étouffer ces trois passions
directrices, et par suite les neuf autres qui toujours suivent l'impulsion des trois
dirigeantes.
Une telle raison n'est autre chose qu'un état de rébellion ouverte contre Dieu
qui reste passif dans cette affaire, et n'emploie contre la sottise humaine d'autre
arme que la force d'inertie, la punition indirecte (II), jusqu'à ce qu'il plaise à la
raison de mettre en question, si les passions et leur Créateur sont faits pour se plier
aux cent mille systèmes de la philosophie, ou bien si la philosophie est faite pour
rechercher le système social assorti au vœu des passions, le mécanisme qu'il a plu
au Créateur de leur assigner, et auquel sont co-ordonnées toutes leurs impulsions.
Je réduis à ces cinq chapitres les notions préparatoires : elles se bornent à des
indices qui auraient besoin d'amples commentaires ; mais j'ai promis aux élèves de
leur éviter les ennuis de la théorie, de les diriger par synthèse routinière.
Il leur suffira donc d'une légère teinture sur l'étude des passions. J'effleure ici le
sujet, sauf à le reprendre dans les volumes 3 et 4, où je reviendrai sur les principes
dont je ne donne que de faibles notions, selon la méthode progressive, APERÇU,
ABRÉGÉ et TRAITÉ, qui m'a paru la plus convenable pour amortir peu à peu les
préjugés.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 275
INTER-LIMINAIRES.
Faussement du système social par celui des amours.
Initial.
CITER. Mosaïque en règne végétal.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 276
TRAITÉ
DE L'ASSOCIATION
DOMESTIQUE-AGRICOLE,
OU
ATTRACTION INDUSTRIELLE.
SYNTHÈSE ROUTINIÈRE.
PROLOGUE.
« Nous arrivons enfin au tableau de cet ordre sociétaire qui, selon les paroles de
Molière,
Doit être tout confit en douceurs et plaisirs.
Nous voilà délivrés des éternels prolégomènes, dont il a fallu boire le calice
jusqu'à la lie, pour se rendre apte à l'initiation ; maintenant, plus d'obstacles ; nous
n'aurons à lire qu'une théorie facile, charmante, et nos études vont devenir un
sentier de roses. »
Ainsi raisonnera un lecteur qui ne saura pas faire la différence des préparatifs
du plaisir avec le plaisir même. Les gens pressés de jouir voudraient qu'un arbre
donnât le fruit avant les feuilles, et que le livre qui enseigne les voies du bonheur,
fût une étude aussi agréable que les biens qu'il doit donner.
Un bal, un opéra, un festin, nous divertissent ; mais les travaux qui ont préparé
cette fête, n'ont pas été des plaisirs. Ainsi, quelque délicieux que soit le régime
sociétaire, la théorie qui doit nous l'enseigner n'a rien de récréatif par elle-même.
Elle ne doit charmer que par la justesse des calculs sur l'ordonnance de ces
passions tant méprisées, et qui pourtant sont, de toutes les œuvres de Dieu, la plus
parfaite, la plus sublime.
Un écrivain de profession saurait semer de fleurs ce brillant sujet mais j'ai
prévenu qu'on ne doit attendre de moi que le talent d'inventeur, et non celui de
rhéteur. N'est-ce pas assez servir les hommes, que de leur apporter l'objet de leurs
désirs, l'art de s'élever promptement à la richesse et au bonheur ? Quels faibles
soldats que ceux qui s'effraieraient d'un peu d'étude pour obtenir un tel bien !
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 278
Vouloir que le livre qui résout ce grand problème soit encore un livre
d'agrément, n'est-ce pas imiter un freluquet qui refuserait un trésor de cent mille
ducats, en disant que le sac est de grosse toile rousse, et qu'il n'acceptera cet or que
dans une corbeille ornée de falbalas ?
C'est un tort général en France, que de confondre les inventeurs avec les
spéculateurs qui écrivent pour amuser. Lorsqu'il s'agit de l'utile, on doit envisager
le fond, et non la forme d'une théorie. La seule idée qui doive ici préoccuper le
lecteur, c'est de vérifier si vraiment l'ordre des Séries passionnelles a la propriété
d'élever la richesse aux degrés indiqués,
On doit chercher ici des calculs et non des phrases : le problème n'est pas
d'orner l'esprit, mais de remplir la bourse. Manque-t-il d'écrivains qui ne
s'occupent qu'à récréer le public ? Il pleut du bel esprit en France, comme des
lavements dans Pourceaugnac : mais ce qui manque, en fait de livres, c'est celui
qui enseignerait l'art de s'enrichir subitement. Lorsqu'enfin ce secret est livré,
quelle inconséquence d'exiger que le traité prenne le ton flatteur de ces fariboles
oratoires, de ces systèmes insidieux dont les auteurs, loin de songer à enrichir le
public, ne veulent que s'enrichir à ses dépens.
Ramenons donc les esprits dans la droite voie, et observons-leur que plus ils
sont impatients de jouir, plus ils doivent rechercher, dans la théorie qui va les
satisfaire, des calculs rigoureux et non des fleurs de rhétorique. Loin d'exiger de
moi le talent des orateurs et des beaux-esprits, ils devraient se méfier de mon livre,
s'il se présentait sous ces formes. Un lecteur judicieux, qui ne veut que des
inventions utiles, fait peu de cas de ces illusions oratoires : il exige, avant tout, des
raisonnements, des principes, des preuves ; il veut être convaincu et non pas
entraîné. Ce n'est donc point ici l'appât du style qu'on doit chercher, mais la
garantie qui naît de calculs réguliers en preuve et contre-preuve.
Que chaque civilisé nous dise à quelles fatigues il se soumettrait pour obtenir le
bénéfice annoncé ! Qu'on propose à l'homme dont le revenu ne s'élève qu'à mille
francs, une corvée de deux années pour prix de laquelle on lui garantira une
fortune de trois mille francs de rente, et des agréments décuples de ceux dont il
jouit ; vous verrez notre civilisé souscrire à toutes les tribulations, s'expatrier,
courir aux Antipodes, braver les naufrages, les guerres, les intempéries. Et cet
homme qui, pour tripler sa fortune, s'exposerait pendant deux ans à pareille corvée,
doit-il trembler d'étudier deux volumes pour atteindre à son but, à la richesse ?
« Non, vraiment, réplique-t-il : si on était sûr de tripler sa fortune, on étudierait
deux cents volumes, au besoin. Mais, dit le lecteur, quand j'aurai étudié vos deux
tomes de théorie, me donneront-ils le moyen de former un canton sociétaire, sans
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 279
Insistons sur la propriété pivotale ou accord de la vertu avec la cupidité, et, par
suite, avec la volupté. Les Épicuriens eurent l'idée de cet accord : c'était une
louable intention ; ils avaient entrevu le but de Dieu, mais non pas les moyens : ils
omettaient de porter en compte la condition principale, ou assurance de trouver le
chemin de la fortune dans la pratique de la vertu et de la vérité. Je croirai, si l'on
veut, que la vertu isolée du plaisir doive séduire par elle seule ; mais d'où vient
qu'elle ne séduit aucun de ces histrions qui s'en disent les apôtres, et qu'en nous
prêchant le mépris, l'inconsidération ou non-considération 1 des richesses, ils sont
disposés à commettre tous les crimes pour s'élever à la fortune ?
Admettons leur sincérité, et raisonnons-en spéculativement. Si la vertu par sa
seule beauté trouve encore des partisans, malgré les disgrâces qui l'accablent, quel
doit être leur enthousiasme pour l'ordre sociétaire qui fait de la fortune le prix de la
vertu ! jusqu'à présent il a fallu opter entre l'une ou l'autre, puisque la civilisation
ne présente aucun moyen d'atteindre simultanément à l'une et à l'autre. L’état
sociétaire va mener de front ces deux ressorts si incompatibles dans l'état morcelé.
Quelle doctrine séduisante pour quiconque est sincèrement épris de la vertu ! son
1
Admirable formule, savante doctrine que prêchait à Paris un conventionnel nommé Pison du
Galand (1796). Il enseignait à cette Convention déjà si féconde en vertus qu'il fallait
inconsidérer ou non considérer les richesses, et que cette morale ferait le tour du monde.
La Convention nationale était si unanime pour la vertu, que personne ne contredit l'orateur.
D'ailleurs, elle réunissait dans son sein d'autres champions moraux de même force que M.
Pison. L'un d'entre eux avait proposé à l'auguste sénat conventionnel : « De faire confisquer tout
l'or et l'argent existants dans la république, de fondre ces vils métaux, et en fabriquer des boulets
pour les lancer contre les satellites de Pitt et Cobourg. »
La motion ne fit pas fortune ; elle valait pourtant celle du citoyen Pison. C'était de part et d'autre
même doctrine : l'un prêchait la théorie et l'autre la pratique.
En effet, si l'on juge à propos d’inconsidérer ou non considérer l'or et l'argent, peut-on faire
mieux que de les lancer sur nos ennemis, comme objets de nulle valeur, et garder pour nous le
fer, puisqu'il ne faut aux républicains que du pain, du fer puisqu'il salpêtre et des vertus ?
Je trouve seulement un inconvénient dans ce projet ; c'est que, si on eût confisqué, rassemblé et
fondu tout cet or et cet argent pour les lancer sur les ennemis, il eût été à craindre que certains
coryphées républicains n'en conservassent quelques boulets d'or massif, et des plus lourds, tout
en inconsidérant ou non-considérant ces vils métaux.
La belle chose que la philosophie ! Que de sublimes doctrines elle nous a enseignées depuis 300
ans ; combien de succès elle a obtenus dans Paris sur le dogme du mépris des richesses ! et le
siècle qui prêche ces sornettes se vante d'avoir perfectionné la raison !
Que dit-il, ce livre de l'Attraction ? Bah ! des folies : un homme qui prétend qu'on a manqué la
découverte des destinées ; que le genre humain est réservé à un immense bonheur ; qu'il existe
un calcul sur l'Harmonie universelle des pass. ; qu'elles tendent à former un nouvel ordre social,
qui serait l'opposé des discordes civilisées ; un ordre où tous les peuples vivraient dans les
délices et dans l'opulence graduée, malgré l'inégalité des fortunes ! un ordre où le travail
deviendrait plus attrayant que nos bals et spectacles ! un ordre qui, dès le premier essai, serait
adopté avec transport par tous les peuples civilisés, barbares et sauvages ! C'est un roman
gigantesque, s'il en fut jamais ; grandiose, à la vérité, mais impraticable. Si l'auteur avait raison,
tous nos philosophes se seraient donc trompés : tant de torrents de lumière, Platon et Sénèque,
Montesquieu et Rousseau, seraient donc réduits au néant Ah ! c'est impossible ; cet homme rêve
assurément. Eh ! quel est-il ? Est-ce un académicien, un philosophe célèbre ? Non : c'est un
provincial des plus obscurs. Bah, il n'a pas le sens commun ! La province fournit de plaisants
originaux.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 281
amant le plus farouche pourrait-il être ennemi d'une fortune qui deviendra le prix
des bonnes actions, et qui réalisera le vœu des épicuriens, rêvant en civilisation le
plus brillant effet du régime sociétaire ?
D'ailleurs, ces éloquents amis de la vertu sont pour l'ordinaire des savants :
obligés de sacrifier la fortune à la culture des sciences, ils deviennent à double titre
partisans de l'état sociétaire, qui les conduira à la fortune par la science et par la
vertu. (Voyez à l'intermède II, les deux moyens positifs.)
Quant à la multitude qui ne connaît guère d'autre guide que les sens, elle
deviendra idolâtre du gouvernement et de la science, au nom de qui on lui
recommandera de se livrer au plaisir, dont on lui fournira d'innombrables variétés.
Jusqu'à présent l'étude des passions n'a été qu'une région de ténèbres, où l'on a
marché sans boussole, réglant tout arbitrairement, prenant les diatribes et
sophismes pour des doctrines. Dans une telle contusion, les Zoïles ont beau jeu de
diffamer un inventeur qui apporte la BOUSSOLE SOCIALE, ou calcul des Séries
pass. ; de ravaler son livre au niveau des productions sophistiques, et condamner
l'ouvrage sur la lecture d'un paragraphe. Écoutons-les parler : voici le ton et la
manière de ces oracles.
Ainsi raisonne l'orgueil : chacun se donne des airs d'Aristarque, aux dépens
d'une découverte qui heurte les préjugés. Chacun au 15e siècle semblait homme
d'esprit, en traitant Colomb de visionnaire. Employez 20 ans de travail à tirer du
néant une théorie de haute importance, vous serez jugé sans appel par un farfadet
qui, n'ayant pas même lu l'ouvrage, n'étant pas capable d'en réfuter un seul
argument, tranche de l'oracle et entraîne les suffrages en flattant les petits esprits
jaloux des découvertes.
Pourquoi l'Europe ridiculisa-t-elle Colomb qui annonçait le nouveau monde
continental ? Je l'ai dit en d'autres termes ; c'est qu'en admettant que Colomb pût
avoir raison, l'on déversait le ridicule sur 20 siècles précédents. Cent millions
d'individus ne veulent pas consentir à se suspecter en masse, douter de toutes les
lumières acquises, et donner du relief à un inconnu qui entre en scène. En vain leur
représente-t-on les avantages de la découverte, et même leur intérêt personnel ;
dussent-ils en recueillir les mines du Potose, ils ne voient que l'affront fait à
l'orgueil général ; chacun regimbe et accuse l'inventeur de vision, pour sauver la
gloriole du siècle et la sienne propre.
Les adeptes de la doctrine sociétaire devront se garder d'aucun débat avec cette
tourbe de précieux. On ne doit s'attacher qu'à initier un des hommes éclairés qui
entourent les trônes, ou bien un riche capitaliste ; car, après tout, il ne faut qu'un
homme pour fonder l'Association, et dès qu'il aura fait mine de disposer le terrain,
toutes les légions d'Impossibles seront déjà battues de fait, confuses de leur
détraction anticipée, et humbles apologistes de l'invention qu'elles auront ravalée la
veille. Il suffira donc d'efforts médiocres pour l'exécution comme pour l'étude.
Assurés de trouver aisément un candidat sur une masse de 4000, comment les
disciples pourraient-ils concevoir des craintes ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 282
J'ai dû les rassurer dans ce court prologue, et remontrer ceux qui pensent
trouver une lecture amusante dans un ouvrage qui enseigne les voies du bonheur.
Ce serait exiger de la théorie ce qu'on doit attendre de la pratique : beaucoup de
gens commettent fort innocemment cette erreur. Après les avoir désabusés, nous
pouvons entrer en matière.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 283
LIVRE PREMIER.
DISPOSITIONS DU MÉCANISME.
SECTION PREMIÈRE.
DISPOSITIONS MATÉRIELLES.
CHAPITRE PREMIER.
Préparatifs du Canton d'essai.
POUR déférer au vœu des impatients, aux intentions des Français chez qui
j'écris, je vais faire de mes lecteurs des ROUTINIERS en art sociétaire : je vais les
éduquer comme les maçons-gâcheurs, qui en pratiquant deviennent architectes
sans connaissances géométriques.
Étudions donc l'Association en praticiens qui négligent les principes, ou n'en
apprennent que le strict nécessaire. J'en glisserai çà et là quelques-uns ; mais
superficiellement et sauf à les exposer avec régularité, quand nous passerons d'une
synthèse routinière à une synthèse régulière.
Je suppose que les lecteurs, même les impatients, ont connaissance des
chapitres dont j'ai déclaré la lecture OBLIGÉE. Quiconque aurait négligé cette
initiation préliminaire échouerait dans l'étude routinière. Je veux bien épargner aux
impatients, moitié et même deux tiers des instructions préalables ; cependant la
complaisance a des bornes, surtout en affaires scientifiques, et je ne peux pas, dans
l'enseignement d'une science neuve comme l'Association, dispenser un lecteur
d'étudier les principes en abrégé, selon l'instruction donnée pour les caractères
frivoles.
Je dois donc exiger et supposer qu'on ait lu au moins le minimum assigné
(Avant-Propos, post.) à la classe frivole ; minimum qui ne comprend guère qu'un
tiers du premier volume. Ce tiers a dû suffire pour leur enseigner la distribution
d'une Série et les relations de ses groupes.
Autre avis à leur rappeler. C'est qu'il faut traiter de l'Harmonie composée avant
d'enseigner la simple, qui est une réduction, comme la gravure qui retrace un grand
tableau.
Il est à peu près certain qu’on débutera par la petite Harmonie, désignée sous
les noms de hongrée ou simple (7e période, 1re partie, II) : elle n’exige qu’environ
80 familles villageoises, peu de terrain, peu de capitaux. Il conviendrait donc d’en
faire l’objet de nos premières études ; mais pour bien comprendre le mécanisme de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 284
une ville salubre. Cette ville serait obligée de les éloigner d'elle, et braquer le
canon contre ceux qui approcheraient ses murs.
La Phalange d'épreuve sera obligée de faire, en sens moral, pareille opération
contre la contagion des mœurs civilisées : elle sera forcée à s'isoler de ses perfides
voisins en toute relation passionnelle ou spirituelle (il faut se rappeler que ces deux
mots sont synonymes par opposition au matériel).
Les civilisés sont si habitués à la fausseté, qu'ils la pratiquent même dans les
circonstances où ils inclineraient à pratiquer la vérité. Un civilisé est menteur par
bienséance et par moralité. Avec de telles habitudes, les civilisés fausseraient le
mécanisme d'Harmonie, si on leur permettait de s'y entremettre.
Cette défiance n'empêchera pas d'admettre quelques civilisés comme
spectateurs consignés en quarantaine morale, et cette admission conditionnelle
sera l'objet d'une spéculation très-lucrative, qui voudra en bénéfice une vingtaine
de millions à la Phalange d'essai, pour peu qu'elle dirige habilement l'affaire (on en
verra plus loin l'estimation).
Continuons sur les détails de rassemblement.
Elle devra avoir, en cultivateurs et manufacturiers, au moins les 7/8es de ses
membres ; le surplus se composera de capitalistes, savants et artistes, qui ne
seraient pas nécessaires dans le petit essai d'Harmonie hongrée ou simple, borné à
80 ou à 100 familles de villageois et artisans. Mais il est entendu que nous
spéculons sur le mode composé, à 1500 ou 1600 sociétaires ; mode qu'il faut
expliquer d'abord, avant de descendre au simple, puisque le simple est une
réduction du composé.
Continuons donc à spéculer sur une grande Phalange de 1500 habitants,
exploitant un terrain de 6 millions de toises carrées (je dirais 2 millions en mode
simple).
La Phalange serait mal graduée et difficile à équilibrer, si, parmi ses
capitalistes, il s'en trouvait plusieurs riches à 100,000 fr., plusieurs riches à 50,000
fr., sans fortunes intermédiaires. En pareil cas, il faudrait chercher à se procurer
des fortunes moyennes de 60, 70, 80, 90,000 fr. La Phalange la mieux graduée en
tout sens élève l'Harmonie sociale et les bénéfices au plus haut degré.
En préparant les plantations et ateliers de la Phalange d'essai, il faudra prévoir
et estimer à peu près la dose d'attraction qui doit exciter chaque branche
d'industrie. Par exemple, on sait que le prunier attire beaucoup moins que le
poirier, on plantera donc moins de pruniers que de poiriers. La dose d'attraction
sera la seule règle à suivre dans chaque branche d'industrie agricole et
manufacturière.
Des économistes raisonneraient différemment ; ils poseraient en principe, qu'il
faudra cultiver ce qui rendra le plus, et forcer en dose sur les objets les plus
productifs. La Phalange d'essai doit se garder de cette erreur : elle doit avoir une
politique différente de celles qui la suivront : quand toutes les régions passeront à
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 287
CHAPITRE II.
Fonds capital et Chances de réduction.
Quelle somme faudra-t-il avancer pour cette brillante fondation qui va changer
la face du monde, le transformer en paradis terrestre ? Si je réponds dix mille
francs, chacun va éclater de rire ; si je réponds dix millions, chacun va tirer de
l'aile et dire que les souverains mêmes n'ont pas dix millions d'argent mignon à
exposer pour le succès d'une belle théorie.
Indiquez donc la somme qu'on voudra y affecter. Je laisse l'option sur toutes les
sommes, depuis 10,000 fr. jusqu'à 10,000,000 de fr. : toutes peuvent réussir
également, sauf le degré d'influence qu'aura le fondateur, et sauf le degré d'essai
qu'on voudra tenter, depuis la Phalange de pleine Harmonie à 15 ou 1600 sectaires,
jusqu'à la Phalange sous-hongrée, qui peut se réduire à 200 personnes, soit 40
familles de villageois et artisans, selon le tableau, II.
Le fondateur sera-t-il un souverain ou un particulier, sera-t-il de classe
moyenne, comme un grand propriétaire ou un riche banquier ? Toutes ces
variantes de facultés individuelles fournissent autant de chances, quant au
versement du fonds capital ; et il est très-certain qu'un grand souverain pourra,
moyennant une avance de 10,000 fr., fonder une Phalange de haute Harmonie, ce
que ne pourrait pas faire à égal prix un simple particulier.
Expliquons le mystère : ce souverain peut, de ses domaines ou forêts, fournir le
terrain en bail ou fermage, et avec grand bénéfice ; l'avance ne lui coûtera pas une
obole, car on transigera avec les fermiers qu'on admettra dans l'Association. Il
trouvera au bout de trois ans un ample bénéfice dans la vente de son terrain que
rachètera la Phalange quand elle sera en plein exercice.
Un souverain peut donc affecter une de ses forêts, en tout ou en partie, pour
éviter un achat de terrain cultivé. Le roi de France pourrait assigner, sur la forêt de
Saint-Germain, une portion prise entre Poisy et Conflans. Un roi peut prêter
quelques bataillons pour faire la coupe et coopérer aux travaux de défrichement et
fondation ; il peut aussi avancer un de ses domaines cultivés, car il est bon que la
Phalange d'essai trouve quelques vergers déjà emplantés et donnant du fruit ;
quelques vignes d'âge ; enfin quelques occupations productives de la première
année.
Si un grand souverain consent, comme il le peut, à faire l'avance de ces divers
objets qui ne lui coûteront aucun déboursé, il ne lui restera que peu de frais à faire
pour installer la Phalange. Il pourra y affecter (toujours à titre d'avance
remboursable) un de ses châteaux inutiles, par exemple, Choisy ou Meudon près
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 289
Paris. Mais comme les bâtiments civilisés sont distribués sans aucun rapport avec
les relations d'Harmonie, il conviendra beaucoup mieux de construire en plein
l'édifice et les étables, sauf à bâtir économiquement en briques et matériaux de peu
de valeur ; précautions nécessaires, puisque la Phalange d'essai, dépourvue
d'expérience, commettra nécessairement des fautes sur les dimensions convenables
à l'édifice.
En supposant la fourniture du terrain et le prêt de quelques bataillons à petit
salaire, pour accélérer le travail de fondation, il ne restera à faire que peu d'avances
pécuniaires pour les constructions, plantations, achats d'animaux, établissement
d'ateliers et équipement des sociétaires de la classe pauvre.
Admettons que pour ces divers frais il faille encore une somme de quatre
millions de francs dont les constructions absorberaient la majeure partie : on
divisera cette somme en 400 actions de dix mille francs, et si le prince prend la
première action, les courtisans, financiers, banquiers, prendront à l'instant toutes
les autres, vu qu'il n'y a pas une obole à risquer, l'affaire étant purement agricole et
manufacturière.
D'ailleurs, dès qu'on aura mis la main à l'œuvre, dès que le monde civilisé verra
que la civilisation va finir et qu'il faut tourner ses vues vers le nouvel ordre, les
actions du canton d'essai se vendront à une hausse inappréciable et dont
j'indiquerai plus loin les causes.
Si le prince, en délivrant les actions, se réserve de les retirer moyennant un
bénéfice de 50 p. 0/0 aux détenteurs, il aura la chance de gagner deux millions
dans le cas de doublement, 6 millions dans le cas de triplement du prix. Or, il est
certain que, pour l'avantage d'être actionnaires de la première Phalange, beaucoup
de membres achèteront à 30,000 fr. l'action qui n'en aura coûté que 10,000. Ils y
trouveront bénéfice pécuniaire sur le revenu, triple de celui de civilisation, et
avantage de prérogatives que donnera le rôle d'actionnaire : on en verra plus loin le
détail.
À ce compte, un souverain fondateur n'aura réellement avancé que 10,000 fr.
employés à la première action, et pour ce faible effort, il aura la garantie de
l'omniarchat du globe, ou sceptre héréditaire de l'unité universelle, (II). C'est un
résultat si plaisant et si facile, qu'il conviendra de le démontrer amplement dans
des chapitres spéciaux. En attendant, il est bon de l'annoncer, pour rassurer ceux
qui craignent qu'on ne réussisse pas engager un des princes d'Europe à cette
fondation. Il est plus probable que la majeure partie d'entre eux s'en disputeront
l'honneur, puisque les petits souverains de 400, 300 et même 200,000 habitants,
comme ceux de Darmstadt, Parme et Weïmar, ont tous les moyens nécessaires
pour opérer cette fondation sans bourse délier, et en se bornant à prendre la
première action, avec réserve de rachat du tout à 50 p. 0/0 de bénéfice.
Voilà une chance économique pour un monarque ou prince : j'en indiquerais
vingt autres pour des particuliers moins puissants, et qui ne voudraient
entreprendre pour essai qu'une Phalange minime à 40 familles villageoises, opérant
sur un petit terrain, sur un carré de 500 toises de base. On aura mille moyens
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 290
loin, division qu'on peut déjà former avec le nombre 400 (degré 1). Mais pour
faciliter les candidats qui auraient peu de capitaux disponibles, je donnerai la
théorie du degré , et je la donnerai assez régulière pour que le candidat qui, faute
de moyens pécuniaires, n'aura pu fonder que ce degré bâtard, jouisse néanmoins du
titre et des avantages de fondateur de l'Harmonie universelle aussi bien que s'il
avait fondé l'un des hauts degrés, comme 6, 7 et . La hiérarchie sphérique jugera
le fondateur selon ses moyens ; et s'il a fait autant qu'il a pu faire, n'eût-il fondé
que le degré ou minime, il sera de plein droit déclaré initiateur de l'Harmonie, et
omniarque héréditaire du globe.
Je recommanderai seulement au fondateur de ne pas donner dans l'excès de
timidité, et ne pas choisir le degré s'il peut opérer sur le degré 1 ; car on peut
avec 400 sociétaires former en plein les 32 chœurs des âges, et on ne le peut pas
avec 200. On aura donc sur le nombre 400 des chances de mécanique très-
étendues, et qu'on ne trouverait nullement dans le nombre de 200 sociétaires.
Toutefois, j'ai des procédés de circonstance que je ne me hâterai pas d'indiquer,
et qui suppléeront un peu au défaut de nombre. Je ne décrirai pas ces procédés
dans le présent traité ; je les réserve pour les fondateurs.
Les rassemblements coloniaux qu'on forme souvent en Europe, et qui émigrent
en Amérique ou en Tauride, ne conviendraient pas même pour une tentative
d'Association minime , dite sous-hongrée. Il faut, pour le mécanisme des Séries,
une variété graduée d'âges, fortunes, caractères, connaissances, etc. Le bas degré
n° 1 est le moins exigeant sur cette variété, mais encore veut-il quelque graduation,
et c'est ce qui manque dans ces réunions d'émigrants pour les colonies : elles se
composent de gens la plupart sans fortune ; elles n'ont souvent ni vieillards ni
enfants ; elles manquent de beaucoup d'autres ressorts indispensables. Cependant
si l'une de ces réunions était choisie pour noyau, il serait facile d'y ajouter les
variétés nécessaires pour une Association de bas degré à 400 personnes.
Il ne suffirait donc pas de réunir tel nombre de personnes ; il faut encore les
assortir par inégalités graduées en toutes facultés, et étendre l'échelle d'inégalités
en proportion du degré d'épreuve ; c'est-à-dire que dans le haut degré 8, il faut
que la graduation assemble depuis l'homme sans fortune, degré 0, jusqu'au cent,
millionnaire ; tandis que dans le bas degré 1 il suffira d'une échelle de petites
fortunes graduées depuis 0 jusqu'à 20,000 fr. de capital.
Expliquons une contradiction apparente au sujet des nombres 1600, 1800, que
j'indique pour les sectaires d'une Harmonie de haut degré 7e, ou 8e.
La théorie fixe à 810 le nombre des caractères distincts et composant l'échelle
entière ou clavier général des caractères à employer en grande Harmonie
domestique ; pourquoi en rassembler 1600 et 1800 ? Cette question exige une table
des seize tribus d'où l'on extrait les 810 caractères de ligne.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 292
Tribus. Tribus.
2e – 36. 15e – 36.
3 – 42. 14 – 42.
4 – 48. 13 – 48.
5 – 54. 12 – 54.
6 – 60. 11 – 60.
7 – 60. 10 – 66.
8e – 72. 9e – 72.
Choristes…………………. = 378. = 378……756. 810.
État-major et minor des 14 tribus 54.
On voit par ce tableau, que si le cadre de l'actif est de 810, il faut doubler ce
nombre pour bien opérer ; car l'hypothèse de 810 caractères actifs suppose déjà
192 inutiles et hors d'âge mentionnés à l'article A : les uns n'ont pas encore les
forces physiques, les autres par caducité en sont dépourvus. C'est donc une masse
essentiellement hors d'harmonie active, et non comprise dans les 810 de grand
clavier, nommés
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 293
Choristes 192
Plus, 450 personnages, les uns distraits par maladie,
voyage, corvée ; les autres par noviciat 810.
ou insuffisance du titre de caractère 450
Enfin, un renfort de doubles, qu'on ne peut estimer moins de 168
La pleine Harmonie ou âme intégrale exige donc environ 1620 individus pour
tenir en activité soutenue le clavier général de 810 caractères de ligne, opérant
journellement, constamment et sans lacune, dans les quatorze tribus de manœuvre
active, dont douze figurent en gamme, deux en pivot, ainsi qu'on le verra aux
chapitres spéciaux.
D'ailleurs, en débutant avec des civilisés et barbares qui sont très-dépourvus de
passions, de vigueur, de dextérité et de lumières, il faudra, pendant la première
génération, suppléer au défaut de facultés par la quantité, et ajouter en sus des
nombres indiqués aux articles B et C. Les générations suivantes, à mesure qu'elles
seront plus exercées, pourront réduire numériquement leurs Phalanges, et en verser
le superflu sur les territoires à coloniser.
J'ai traité de ce qui concerne le nombre des sociétaires et l'économie sur les
avances de capitaux ; il reste à parler des rapports sexuels en régie d'intérêts.
L'Harmonie distingue partout trois sexes ; elle ne confond jamais les enfants
avec les hommes et les femmes. Elle sait que l'enfance étant privée de deux
passions affectives, forme une classe différente des deux sexes qui fonctionnent
sur ces passions mineures, dites amour et famillisme. L’on distinguera donc les
trois sexes,
CHAPITRE III.
Administration interne et Usages domestiques.
L'organisation interne sera dirigée dans les premiers temps par une régence ou
conseil, composé des actionnaires les plus notables par leurs capitaux et leurs
connaissances industrielles ou scientifiques. Les femmes, s'il s'en trouve de
capables, devront y intervenir comme les hommes ; elles sont, en Harmonie, de
niveau avec les hommes dans toute affaire d'intérêt, sauf les lumières nécessaires.
L'Harmonie ne peut pas connaître de communauté ni rétribution collective à
des sociétés familiales ou conjugales ; elle est obligée de traiter avec chacun
individuellement, même avec les enfants au-dessus de 4 1/2 ans, et de répartir à
chacun en raison des trois facultés, travail, capital et talents. [Enfant paie son
loyer.]
Il est loisible aux parents, aux époux, aux amis, de mettre en commun ce qu'ils
possèdent, comme on le voit en civilisation ; mais la Phalange dans ses relations
avec eux ouvre au grand livre un compte à chacun, même à l'enfant de 5 ans. Ses
bénéfices ne sont point donnés au père ; et l'enfant, dès l'âge de 4 1/2, est
propriétaire des fruits de son industrie, ainsi que des legs, hoiries et intérêts que la
Phalange lui conserve et garantit sans frais jusqu'à sa majorité, fixée à 19 ou 20
ans, au jour où il passe de la 6e tribu, jouvenceaux et jouvencelles ; à la 7e tribu,
adolescents et adolescentes.
Après avoir évalué, en monnaie courante, les terres, machines, matériaux,
meubles et fournitures quelconques apportées par chaque sociétaire, on les
représente ainsi que les capitaux versés, par 1728 actions transmissibles et
hypothéquées sur les meubles et immeubles du canton, sur le territoire, les
édifices, troupeaux, ateliers, etc. La régence délivre à chacun des actions ou
coupons d'action, en équivalent des objets qu'il a fournis. On peut être sociétaire
sans être actionnaire ; on peut aussi être actionnaire extérieur sans être sociétaire
exerçant. Dans le deuxième cas, on n'a pas de droit sur les deux portions de revenu
affectées au travail et au talent.
Le bénéfice annuel, après inventaire, est divisé en trois portions inégales et
rétribué comme on l'a déjà dit :
5/12 au travail manœuvrier,
4/12 au capital actionnaire,
3/12 aux connaissances théoriques et pratiques.
Chacun peut, selon ses facultés, participer aux trois classes de bénéfice
cumulativement ou séparément.
Comme chargée de la comptabilité, la Régence fait à chaque sociétaire pauvre
l'avance de vêtement, nourriture et logement d'une année. On ne court aucun risque
à cette avance, car on sait que les travaux que le pauvre exécutera par attraction et
partie de plaisir, excéderont en produit le montant des avances à lui faites ; et
qu'après inventaire, la Phalange en solde de compte sera débitrice de toute la classe
pauvre à qui elle aura fait cette avance de minimum, qui comprend,
La nourriture aux tables de 3e classe, à cinq repas par jour ;
Un vêtement décent, et les uniformes de travail et de parade, ainsi que tout
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 296
CHAPITRE IV.
Mobilité et Produit net du capital en Harmonie.
C'est ici un chapitre plus digne d'un comité d'usuriers que d'une compagnie de
lecteurs honorables ; mais il faut se conformer au goût du siècle entièrement
mercantile, et l'entretenir d'abord de ce qui touche à l'agio des fonds.
Les hommes les plus rétifs à l'idée d'un nouvel ordre social seront les
capitalistes et propriétaires ; il est donc à propos de placer ici une courte digression
sur l'emploi des capitaux et la valeur des immeubles dans l'Harmonie : les
avantages qu'elle présente à cet égard sont dignes de fixer l'attention des
propriétaires et capitalistes, si fortement compromis par les révolutions et les
fourberies du régime civilisé : un parallèle de quelques lignes suffira à les
convertir.
Après les peines essuyées en civilisation pour amasser une fortune, on éprouve
de nouvelles fatigues, de nouvelles inquiétudes pour la conserver et la garantir à
des enfants qui, après la mort du père, ne tarderont guère à être victimes des
embûches sociales, banqueroutes de l'état ou des particuliers, astuces d'un fermier
ou d'un homme d'affaires. Tous ces inconvénients disparaissent dès que
l'Harmonie est organisée, et cet avantage est, ce me semble, un des premiers qu'il
convienne de faire entrevoir.
On ne possède pas en Harmonie des terres sans garantie de produit, comme il
arrive des domaines civilisés ; toute la Phalange qui cultive les terres est garante
envers le propriétaire actionnaire ; et, dans le cas de grêle ou autres fléaux, cet
actionnaire est toujours assuré de recueillir un minimum dont la Phalange entière
et la région entière sont collectivement assureurs. J'ai déjà préludé sur ce sujet ; il
convient d'en rappeler quelques détails, puisque les impatients peuvent l'avoir
franchi selon l'autorisation donnée (avant-propos, Post.).
Les propriétaires, soit par orgueil, soit par défiance, repoussent l'idée
d'Association : il faut multiplier les détails propres à les rassurer ; il faut leur
prouver, à plusieurs reprises, que dans l'état morcelé ils sont privés de tous les
biens qu'ils ambitionnent, et que l'état sociétaire leur en garantit la jouissance
complète et subite.
J'ai devisé sur leur pauvreté actuelle. À les en croire, ils ont de beaux
domaines, superbes propriétés ; mais quel en est le revenu ? À peine 3 p. % après
la déduction des impôts, délais, voleries, dommages accidentels et procès qu'il
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 299
n'est pas possible d'éviter, car qui a terre, a guerre. Il n'est d'ailleurs pas rare de
voir une année blanche comme 1816, où le propriétaire, loin de rien recevoir, est
encore obligé de faire des avances au fermier. Cet inconvénient devient très-
fréquent dans les pays vignobles, depuis la dégradation climatérique.
On a vu que l'Association assure au petit propriétaire un revenu fixe ou OPTION
de 8 1/3 p. %, lequel revenu ressort souvent au double par adjonction des deux lots
de travail et talent ; et que, pour le petit propriétaire, ce revenu net effectif de 16 à
17 p. % ressort à 50 p. % en net absolu, par la dispense des frais d'entretien de
ménage, femme, enfants, etc. Ces détails sont bons à rappeler aux possesseurs
d'immeubles, si gênés en civilisation.
Si quelques-uns crient à l'exagération sur ces perspectives, on peut leur
répondre : Pourquoi l'Harmonie ne ferait-elle pas pour le propriétaire, moitié de ce
que la civilisation fait pour la classe de parasites nommés marchands et agioteurs,
qui gagnent bien plus de 8 et de 16 p. % ; car on les voit arrivés avec quelques
sous, s'installer bientôt dans des hôtels somptueux ? Ils ont donc gagné
annuellement non pas 16, mais 100 et 200 p. % de leurs capitaux, tout en se
plaignant qu'on ne protège pas le commerce, qu'il ne se fait rien, que le commerce
est anéanti.
Ce préambule doit rassurer certains individus, qui de prime-abord semblent
répugner à mettre leurs domaines en société dans le canton de la Phalange. Ne
sont-ils pas déjà en société avec chacun de leurs métayers ? D'ailleurs, c'est la
Phalange entière qui se met en société avec eux et devient leur fermière : c'est elle
qui leur livre toutes ses terres en hypothèque, tous ses édifices, troupeaux et
ateliers : obtiendront-ils pareille garantie dans le village où ils possèdent un
domaine ? Verront-ils « trois » cent familles du village s'engager solidairement
pour leur assurer un minimum de [10 p. % sur les premiers 500,000 fr., et de 6 1/4
sur le reste] en revenu annuel du prix d'achat de leur domaine ? Voilà ce que leur
vaudra cette Association dont ils se défient avant d'en connaître les conditions et
les résultats.
Ils trouvent donc dans ce nouvel ordre :
1. Garantie du revenu habituel et de tous dommages que peuvent essuyer les
fonds, terres, édifices, usines, ateliers, etc.
2. Accroissement colossal du revenu effectif par option de 8 1/3. (Voyez le
chap. 5).
3. Accroissement du net absolu dont ils ne peuvent pas jouir en civilisation.
4. Chance des bénéfices de travail et talent, avec dispense de tous soins et de
toute inquiétude.
À ces nombreux avantages s'en joint un bien plus inconnu dans l'état actuel, et
auquel n'auraient jamais su parvenir nos fameux amis du commerce et de la
circulation ; c'est la faculté de réduire tous les immeubles en effets mobiliers
circulants, réalisables à volonté.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 300
Chaque Phalange rembourse, dès qu'on l'exige, les actions au prix du dernier
inventaire, avec agio pour la portion d'année qui se trouve écoulée : ainsi un
homme, posséda-t-il cent millions, peut réaliser d'un instant à l'autre sa fortune,
sans lésion d'une obole, ni droit de mutation 1, ni frais de vente. Il reçoit en outre la
portion d'intérêt ou dividende courant de l'année, comme il la recevrait sur un effet
à ordre dont on négocie l'intérêt jour par jour.
Si une Phalange manquait de fonds pour rembourser subitement un propriétaire
de nombreuses actions, le congrès de sa province paierait pour elle et garderait les
actions qui font une valeur bien plus réelle qu'aujourd'hui les domaines et le
numéraire ; car le numéraire en civilisation peut être volé, et ne produit rien par
lui-même si on ne le place pas. Une action territoriale, en Harmonie, produit
beaucoup sans placement ni risque ; elle ne peut se perdre ni par vol, ni par
égarement, ni par incendie ; la propriété étant constatée sur triple registre placé
dans deux corps de logis de la Phalange et dans un des congrès voisins. Les
transmissions n'étant valables que par adhésion du titulaire enregistrée, il ne court
aucun risque de larcin, égarement, incendie, pas même de tremblement de terre ;
car un tremblement n'engloutirait jamais les registres placés en divers lieux, ni la
transcription qui est au congrès provincial.
Le capital est donc complètement mobile dans ce nouvel ordre, quoique placé à
gros intérêt sur propriétés territoriales qu'aucune chance de révolution ou fraude ne
peut compromettre, et qu'on peut réaliser à l'instant sans frais. De là vient que les
rôles de propriétaire et capitaliste deviennent synonymes en Harmonie.
Cette mobilité du capital est le point sur lequel échouent en plein les
économistes civilisés. Pour se conserver aujourd'hui un capital mobile, on court
des risques si nombreux, que les Anglais placent en dépôt chez un banquier, sans
aucun intérêt et pourtant avec péril de banqueroute, pour le seul avantage de
remboursement exigible à volonté. On peut encore, sur les places de commerce et
de banque, se conserver un capital mobile, en prenant jour par jour des
informations sur la solvabilité des débiteurs ; mais pour peu que les informations
se ralentissent, on est bientôt compromis dans les faillites, où se trouvent pincés les
plus cauteleux.
Une Phalange ne peut, dans aucun cas, faire banqueroute, emporter son
territoire, son palais, ses ateliers, ses troupeaux. La contrée est assureur solidaire
contre les ravages des éléments qui seront bien réduits après cinq ou six ans
d'Harmonie, d'où naîtra une active restauration climatérique. Les incendies seront
de même réduits à très-peu de chose, par suite des excellentes dispositions de ce
nouvel ordre domestique.
1
Sans droit de mutation ! eh ! comment le fisc y consentirait-il ? Patience, on ne traite pas tous
les sujets dans le même chapitre. Ignoré-je que l’Harmonie devra servir avant tous les intérêts
du Prince ? Or, que désire-t-il ? de l'argent ; on lui en donnera beaucoup plus qu'il n'en perçoit
aujourd’hui ; dès lors que lui importera le système d'imposition ramené à l'impôt direct, unique
et sans frais.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 301
Un pupille ne risque jamais de perdre son capital ni d'être lésé sur la gestion et
les revenus ; la régie est la même pour lui que pour tous les actionnaires ; s'il a
reçu en héritage des actions sur diverses Phalanges, elles sont inscrites sur les
registres de ces Phalanges ; elles y portent le même intérêt pour lui que pour
d'autres, et ne peuvent lui être enlevées sous aucun prétexte, jusqu'à sa majorité où
il en disposera.
Une Phalange peut perdre sur une branche d'exploitation, comme une nouvelle
fabrique ; mais avant de procéder à l'ouvrage, elle notifie à chaque actionnaire
toute entreprise hasardeuse, manufacture, fouille de mine ou autre tentative qui
sort du cercle des opérations habituelles et connues. L’actionnaire est libre de
réaliser ses actions, ou de s'isoler de l'entreprise qui n'obtient pas sa confiance. Il
peut donc, tout en conservant ses actions, se borner aux chances ordinaires ; dans
ce cas il gagnerait dividende plein, lors même que la Phalange gagnerait moins par
insuccès d'une nouveauté.
Mais une Phalange en masse, dirigée par son Aréopage d'experts, ses
Patriarches, ses Cantons vicinaux, et autres gens exercés, n'est pas sujette à
l'imprudence comme un particulier ; et pour peu qu'une tentative industrielle soit
aventureuse, comme la fouille d'une mine, on a soin d'en diviser le risque entre un
grand nombre de Phalanges, consulter longtemps, faire assurer, etc. Quant aux
risques de fourberie, il n'en peut exister aucun en Harmonie.
J'ai dit que tout actionnaire a l'option d'intérêt fixe ou de dividende éventuel sur
le produit de l'année. L’intérêt fixe a été estimé 8 1/3 ; le dividende éventuel ou
sociétaire doit produire davantage ; ainsi les aventureux et les prudents peuvent se
satisfaire.
D'autres dispositions dont il n'est pas encore temps de parler, prouveront que la
propriété foncière ne peut être à la fois mobile et garantie que dans l'Harmonie, et
qu'elle n'est ni mobile ni garantie en civilisation, quelques mesures qu'on puisse
prendre pour atteindre au moins l'un des deux buts ; car celui qui place en
domaines manque la mobilité, et la garantie contre les révolutions et les pièges de
la chicane. D'autre part, celui qui a un portefeuille, n'a point encore sa fortune
mobile ; car le risque des banqueroutes devient pour lui une entrave permanente
COMPOSÉE.
1°. Entrave réelle par la périodicité de banqueroutes auxquelles ne peut
échapper l'homme à porte-feuille.
2°. Entrave idéale par les craintes et les contre-coups qui d'un jour à l'autre
alarment le capitaliste prêteur.
Ainsi la civilisation est organisée de manière à contrarier en double sens les
opérations du riche propriétaire ou capitaliste, et l'Harmonie, de manière à les
satisfaire doublement.
C'est dans tous les détails que nous trouverons ce résultat de bienfait composé
en régime d'Harmonie, et vexation composée en régime de civilisation ; tant il est
vrai que le mouvement simple est contraire à la nature de l'homme, et qu'on doit
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 302
CHAPITRE V.
Distribution du Phalanstère et des Séristères.
Table du Premier livre
L’édifice qu'habite une Phalange n'a aucune ressemblance avec nos
constructions, tant de ville que de campagne ; et pour fonder une grande Harmonie
à 1600 personnes, on ne pourrait faire usage d'aucun de nos bâtiments, pas même
d'un grand palais comme Versailles, ni d'un grand monastère comme l'Escurial. Si
on ne fonde pour essai qu'une Harmonie minime, à 2 ou 300 sociétaires, ou une
hongrée à 400 sociétaires, on pourra, quoiqu'avec peine, y approprier un monastère
ou palais (Meudon).
Les logements, plantations et étables d'une Société qui opère par Séries de
groupes, doivent différer prodigieusement de nos villages ou bourgs affectés à des
familles qui n'ont aucune relation sociétaire, et qui opèrent contradictoirement : au
lieu de ce chaos de maisonnettes qui rivalisent de saleté et de difformité dans nos
bourgades, une Phalange se construit un édifice régulier, autant que le terrain le
permet : en voici un aperçu de distribution pour un local favorable aux
développements.
Sur ce sujet, comme sur beaucoup d'autres détails descriptifs, il eût convenu de
donner des gravures ; elles sont indispensables quand il s'agit de dispositions
inusitées en architecture : « Segnius irritant animos demissa per aures. » Mais les
frais de planches auraient coûté, d'après information, 7 à 8000 fr., non compris les
frais d'impression de l'ouvrage. Il eût fallu se couvrir de cette dépense par une
souscription de 12,000 fr. Je n'ai pas pu la proposer.
Le Phalanstère ou édifice de la Phalange d'essai devra être construit en
matériaux de peu de valeur, bois, briques, etc., parce qu'il serait, je le répète,
impossible dans cette première épreuve, de déterminer exactement les dimensions
convenables, « soit » à chaque Séristère ou local de relations publiques affecté aux
« séries, soit à chaque » atelier, « chaque » magasin, « chaque » étable, etc.
Soit pour exemple un poulailler ou colombier ; avant de le construire, on aura
calculé et prévu avec soin combien une Phalange de tel degré doit élever de poules
et pigeons ; en combien d'espèces et variétés elle doit classer les sortes, pour
coïncider avec les Attractions des divers groupes qui soigneront les animaux, et
favoriser les rivalités de Série.
Mais comme la 1re Phalange ne peut avoir aucune notion pratique, elle
commettra nécessairement beaucoup d'erreurs sur les quantités, dimensions et
compartiments : avant d'arriver à des données exactes sur ces menus détails, il faut
des tâtonnements pratiques, surtout dans un premier essai.
La 1re Phalange sera une ébauche, une esquisse faite pour le compte du globe
qui en remboursera douze fois le capital. Elle sera en quelque façon une boussole
pour les Phalanges qu'on fondera partout dès l'année suivante. Elle servira à
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 304
Ces six salles très-inégales devront avoir à proximité divers cabinets pour les
divers groupes qui voudront s'isoler de la table de genre. Il arrive chaque jour que
certaines réunions veulent manger séparément ; elles doivent trouver des salles à
portée du Séristère où l'on sert le buffet principal qui alimente les tables d'un
même genre.
En toutes relations, l'on est obligé de ménager à côté du Séristère ces cabinets
adhérents qui favorisent les petites réunions. En conséquence, un Séristère ou lieu
d'assemblée d'une Série est distribué en système composé, en salles de relations
collectives et salles de relations cabalistiques, subdivisées par menus groupes. Ce
régime est fort différent de celui de nos grandes assemblées, où l'on voit, même
chez les Rois, toute la compagnie réunie pêle-mêle, selon la sainte égalité
philosophique, dont l'Harmonie ne peut s'accommoder en aucun cas.
Les étables, greniers et magasins doivent être placés, s'il se peut, vis-à-vis
l'édifice. L'intervalle situé entre le Palais et les étables servira de cour d'honneur ou
place de manœuvre qui doit être vaste. Pour donner sur ces dimensions un plan
approximatif, j'estime que le front du Phalanstère peut être fixé à 600 toises de
Paris, dont 300 pour le centre et la cour de parade, et 150 pour chacune des deux
ailes et des côtés joignant le centre.
Ce devis est applicable à un palais de 7e degré. Si nous descendons
progressivement jusqu'aux degrés 3, 2, 1, il est clair que les dimensions devront se
réduire à chaque, échelon ; et si on spécule sur le degré ou Harmonie minime,
on pourra supprimer tous ces aperçus de parade et d'étiquette, ou les réduire à peu
de chose ; car l'Harmonie, quelque minime qu'en soit le degré, ne peut pas se
passer d'un luxe proportionnel. Pour bien juger de la dose de luxe convenable en
degré minime, Sérigermie, continuons à disserter sur le degré 7, d'où nous
descendrons méthodiquement jusqu'au dernier degré.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 306
Derrière le centre du Palais, les fronts latéraux des deux ailes devront se
prolonger pour ménager et enclore une grande cour d'hiver, formant jardin et
promenade emplantée de végétaux résineux et verts en toute saison. Cette
promenade ne peut être placée qu'en cour fermée, et ne doit pas découvrir la
campagne. [La Phalange n'a pas besoin de promenade d'été. On verra au chap. IX
que tout le canton est promenade.]
Pour ne pas donner au Palais un front trop étendu, des développements et
prolongements qui ralentiraient les relations, il conviendra (dans une grande
Phalange de degré 7 ou X) de redoubler les corps de bâtiments en ailes et centre, et
laisser dans l'intervalle des corps parallèles contigus un espace vacant de 15 à 20
toises au moins, qui formera des cours allongées et traversées par des corridors sur
colonnes à niveau du 1er étage, avec vitrage fermé, et chauffé ou ventilé selon
l'usage de l'Harmonie.
Si ces cours allongées entre deux corps de logis parallèles avaient moins de 15
toises, elles ne pourraient pas comporter de plantations, et seraient inadmissibles
en Harmonie, où l'on doit réunir partout les agréments de toute espèce.
Les jardins doivent être placés, autant que possible, derrière le palais, et non
pas derrière les étables, au voisinage desquelles conviendra mieux la grande
culture. Au reste, cette distribution est subordonnée aux localités ; mais nous
spéculons ici sur un terrain à choix.
Je ne décris pas l'ordonnance des plantations, qui n'ont rien de semblable aux
nôtres ; ce sera le sujet d'un chapitre spécial : nous n'en sommes qu'aux détails de
l'édifice.
Le Palais doit être percé d'espace en espace, comme la galerie du Louvre, par
des arcades à voiture, conservant ou coupant l'entresol.
Pour épargner les murs, le terrain, et accélérer les relations, il conviendra que le
Palais gagne en hauteur ; qu'il ait au moins trois étages et la jacobine ou logement
de frise, outre le rez-de-chaussée et l'entresol, qui sont logements des enfants et des
vieillards très-avancés en âge.
Tous les enfants, riches ou pauvres, logent à l'entresol, parce qu'ils doivent être
dans la plupart des relations et surtout dans celles du soir et du matin (soir, de 9 à
11 ; matin, de 3 à 5 h.) ; séparés des adolescents et en général des âges qui exercent
en amour. On en verra plus loin les motifs ; admettons-les provisoirement, ainsi
que la nécessité d'isoler les enfants des relations de l'âge d'amour, concentrées au
1er étage ; tandis que l'enfance et l'extrême vieillesse (chœurs 1 et 16, Patriarches,
bambins) doivent avoir leurs salles de relations au rez-de-chaussée et à l'entresol.
Ils doivent être isolés de la rue-galerie, qui est la principale pièce d'un Palais
d'Harmonie, et dont on ne peut se former aucune idée en civilisation. C'est pour
cela seul qu'il convient d'en donner une courte description dans un chapitre spécial.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 307
CHAPITRE VI.
Une Phalange qui peut contenir jusqu'à 1600 et 1800 personnes, dont plusieurs
familles très-opulentes, est vraiment une petite ville ; d'autant mieux qu'elle a de
vastes bâtiments ruraux, que nos propriétaires et citadins relèguent dans leurs
habitations champêtres.
La Phalange n'a point de rue extérieure ou voie découverte exposée aux injures
de l'air ; tous les quartiers de l'édifice hominal peuvent être parcourus dans une
large galerie, qui règne au 1er étage et dans tous les corps de bâtiment ; aux
extrémités de cette voie, sont des couloirs sur colonnes, ou des souterrains ornés,
ménageant dans toutes les parties et attenances du Palais, une communication
abritée, élégante, et tempérée en toutes saisons par le secours des poêles ou des
ventilateurs.
Cette communication abritée est d'autant plus nécessaire en Harmonie, que les
déplacements y sont très-fréquents, les séances des groupes ne durant jamais
qu'une heure ou deux, conformément aux lois des 11e et 12e passions (Papillonne
et Compos.). S'il fallait, dans ces transitions d'une salle à l'autre, d'une étable à un
atelier, communiquer en plein air, il arriverait que les Harmoniens en une semaine
de gros hiver, de temps brumeux, seraient criblés de rhumes, de fluxions et de
pleurésies, quelle que fût leur vigueur. Un état de choses qui oblige à des
déplacements si fréquents, exige impérieusement les communications abritées ; et
c'est une des raisons pour lesquelles il sera très-difficile d'organiser dans un grand
monastère la moindre des Harmonies, le degré minime , qui pourtant
n'emploiera que la classe populaire, assez aguerrie contre les injures de l'air.
La rue-galerie ou Péristyle continu est placée au 1er étage. Elle ne peut pas
s'adapter au rez-de-chaussée, qu'il faut percer en divers points par des arcades à
voiture.
Ceux qui ont vu la galerie du Louvre ou Musée de Paris peuvent la considérer
comme modèle d'une rue-galerie d'Harmonie, qui sera de même parquetée et
placée au 1er étage, sauf la différence des jours et de la hauteur.
Les rues-galeries d'une Phalange ne prennent pas jour des deux côtés ; elles
sont adhérentes à chacun des corps de logis ; tous ces corps sont à double file de
chambres, dont une file prend jour sur la campagne, et une autre sur la rue-galerie.
Celle-ci doit donc avoir toute la hauteur des trois étages qui d'un côté prennent jour
sur elle.
Les portes d'entrée de tous les appartements de 1er, 2e, 3e étages, sont sur la rue-
galerie, avec des escaliers placés d'espace en espace, pour monter aux 2e et 3e
étages.
Les grands escaliers, selon l'usage, ne conduisent qu'au 1er étage mais deux des
grands escaliers latéraux conduisent au 4me étage, où se trouve en frise le camp
cellulaire dont nous parlerons plus loin.
La rue-galerie occupera en largeur 6 toises en centre, et 4 en ailes, quand on
construira les bâtiments définitifs au bout de 30 ans ; mais provisoirement, le globe
n'étant pas riche se bornera à des bâtiments économiques, et avec d'autant plus de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 309
raison, qu'il faudra les refaire, au bout de 30 ans, sur un plan beaucoup plus vaste.
On réduira donc la rue-galerie aux environs de 4 toises en centre, et 3 en ailes.
Les corps de logis auront environ 12 toises dans œuvre, selon le compte
suivant : tablé en pieds de Paris.
Aperçu de dimensions.
Une galerie 18 à 24 p. Dans œuvre.
Chambre sur galerie 20 12 toises ou 72 p.,
Chambre sur la campe 24 sauf avant-corps.
Deux murs intérieurs 4
monastères, parce qu'elle fait service de salle publique pour les repas d'armée
industrielle.
Je ne parle pas des bassins supérieurs pour le cas d'incendie ; c'est une
précaution de rigueur en Harmonie, où les bassins sont entretenus comme dans une
salle d'opéra.
Les corps de logis parallèles et rapprochés d'un 20e de toise sont joints par des
couloirs sur colonnes, au 1er étage : les communications au 1er seront sans
interruption, moyennant des couloirs de 50 en 50 toises.
Cette facilité de communiquer partout, à l'abri des injures de l'air, d'aller
pendant les frimas au bal, au spectacle en habit léger, en souliers de couleur, sans
connaître ni boue ni froid, est un charme si nouveau, qu'il suffirait seul à rendre
nos villes et châteaux détestables à quiconque aura passé une journée d'hiver dans
un Phalanstère. Si cet édifice était affecté à des emplois de civilisation, la seule
commodité des communications abritées et tempérées par les poêles ou les
ventilateurs, lui donnerait une valeur énorme. Ses loyers, à égale quantité de pièces
et de logements, seraient recherchés à prix double de ceux d'un autre édifice.
Les appartements sont loués et avancés par la régence à chacun des sociétaires.
Les séries d'appartements doivent être distribuées en ordre composé et engrené,
jamais en simple ; c'est-à-dire que s'ils sont de vingt prix différents, depuis 50, 100,
150, etc., jusqu'à 1000, il faut éviter la progression consécutive continue, celle qui
placerait au centre tous les appartements de haut prix et irait en déclinant jusqu'à
l'extrémité des ailes ; il faut engrener les séries dans l'ordre suivant :
Cet engrenage des six séries est une loi de la 12e pass.
La progression simple et constamment croissante ou décroissante aurait des
inconvénients très-graves :
En principe, elle serait fausse et vicieuse, comme simple, tout ressort
d'Harmonie devant opérer en mode composé.
En application, elle serait vicieuse en ce qu'elle blesserait l'amour-propre, et
paralyserait divers leviers d'Harmonie. Cette progression simple rassemblerait
toute la classe riche au centre, et tout le fretin sur les ailes ; il arriverait que les
corps de logis d'ailes ou ailerons seraient déconsidérés et réputés classe inférieure.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 311
CRAPITRE VII
Du Camp cellulaire, et des Curieux.
Table du Premier livre
Les actionnaires auront été critiqués par les beaux esprits et raillés par les sots ;
ils feront bien de rendre la pareille à cette maligne engeance, en l'obligeant à payer
cher pour voir ce nouvel ordre qu'elle aura raillé avant de le connaître.
D'ailleurs, on aura des frais à faire pour se garantir des importuns ; il faudra
entourer tout le canton d'une fraise, ou d'une palissade étayée de piliers d'espace en
espace ; à défaut, on aurait sur les bras des légions de curieux, qui encombreraient
le canton à tel point, qu'il serait impossible aux groupes et Séries d'opérer
régulièrement. On sera obligé d'employer des barrières pour se garantir de ces flots
de curieux : on en laissera entrer quelques milliers, mais à bonnes enseignes, et en
les distribuant de manière à n'être gêné par eux, ni en matériel, ni en passionnel.
On aura non-seulement des curieux à admettre, mais des envoyés de toutes les
contrées du globe ; car, en tout pays, avant de fonder les cantons d'Harmonie, on
ne manquera pas, selon les règles de la prudence, d'envoyer un homme chargé
d'examiner, non pas le matériel des dispositions d'Harmonie, qu'il sera fort aisé de
communiquer par gravures ou lithographies, mais le mécanisme passionnel
qu'aucune relation ne pourra décrire convenablement, et qu'il sera bon d'avoir vu
avant de fonder un canton. Il faudra d'ailleurs observer de près les fautes de
distribution que ce canton d'essai aura pu commettre, s'en assurer par une
vérification locale et oculaire. Toutes les régions du globe jugeront qu'il vaut
mieux hasarder le voyage d'un mandataire, habile observateur, que de s'exposer à
faire des fautes en distribution matérielle ou passionnelle. On aura donc pour les
régions civilisées et barbares, plus de 2 à 300,000 envoyés à satisfaire, et un
nombre de curieux au moins triple ; car l'Harmonie des passions étant le spectacle
le plus surprenant qui puisse exister pour des civilisés et barbares, tous les
individus en santé qui auront le moyen de faire le voyage, seront vivement tentés
de le faire, et on peut compter sur une masse de 6 à 800,000 curieux, outre les 2 à
300,000 envoyés. Réduisons, si l'on veut, à moitié ; ce sera environ 4 à 500,000
visites à recevoir.
Parlons du local qu'on assignera pour logement à ces légions de passagers, et
de la rétribution qu'on devra exiger d'eux.
Si on était en pleine Harmonie, dans une génération élevée aux précautions
contre le feu, je conseillerais à la Phalange d'essai de placer le camp cellulaire à la
frise, au-dessus du 3e étage, en jacobine ou croisée de demi-hauteur.
Il doit contenir quatre rangs de cellules, divisées d'abord par un large corridor
central et continu, qui partage les doubles rangs, subdivisés entre eux par groupes
de 5 ou de 7 ; 2 sur 3, ou 3 sur 4, laissant une croisée libre entre chaque groupe.
Cette croisée éclaire deux cellules extrêmes du 2e rang ; les deux moyennes, ou la
moyenne en 3 sous 2, sont éclairées par la fenêtre vacante du mur opposé.
Il faudrait ici une lithographie ; négligeons ce détail, d'autant mieux que ladite
méthode ne conviendra pas pour loger des civilisés, fort imprudents quant aux
précautions contre l'incendie. Il sera mieux de les réunir par chambrées, comme les
militaires, à une douzaine de lits par salle.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 314
genre que l'esprit démoniaque dont nos sociétés sont l'image, par leur mécanisme
de fausseté, de pillage et d'oppression. Nous ne verrons l'esprit de Dieu que dans
l'Harmonie des Séries passionnelles, dans leur unité, leurs vertus, et le charme qui
les stimule sans cesse à l'industrie utile. En réfléchissant sur l'enthousiasme dont
cette innovation fortunée va remplir le globe, ce n'est pas trop de compter sur
500,000 curieux qui viendront admirer l'équilibre et l'Harmonie des passions
développées sociétairement, par Séries contrastées, rivalisées, engrenées, évitant
les sept vices de l'industrie individuelle.
On ne pourra admettre les curieux qu'en petit nombre la première année, parce
que la Phalange ne sera pas exercée, n'aura pas pris son aplomb, noué ses
intrigues ; mais dès le printemps suivant, où elle rentrera en exercice avec des
habitudes formées et une marche assurée, on pourra admettre les masses de
curieux au parcours intérieur, en graduant le prix d'admission selon les fortunes ou
les concessions de parcours, et en faisant gérer les cuisines et tables du
caravansérai par des traiteurs civilisés, qui confinés dans ce local ne gêneront en
rien les relations de la Phalange primitive.
Lorsqu'ensuite on formera d'autres Phalanges, elles seront pendant longtemps
en arrière de celle d'épreuve, d'autant mieux que la terre entière voudra s'organiser
à la fois. On manquera de bois de construction ; il faudra aller faire une forte coupe
dans les régions de l'Amazone et du Mississippi : ce travail, à force de
dissémination des ouvriers exercés, marchera lentement ; dès lors la 1re Phalange,
si elle est fondée en haut degré, sera longtemps la plus avancée en Harmonie, et la
seule digne de curiosité.
C'est une spéculation sur laquelle devront réfléchir les actionnaires. À n'en
juger que par le concours des Anglais venus à Paris après la pacification, l'on
pourrait espérer des seuls Anglais une recette de 15 millions, et par conséquent 60
millions de l'Europe entière ; j'ai dit 20 à 25 millions, pour caver au plus bas.
Il sera indispensable d'astreindre les civilisés à cette contribution, car on serait
excédé par leurs sollicitations et leurs importunités. Mais quand ils verront qu'on
peut à peine admettre ceux qui paient cent, deux cents ou trois cents francs par
jour, ils se rendront à cette observation, la plus convaincante pour des êtres
habitués à juger tout au poids de l'or.
Entretemps, cette collecte mercantile ne sera qu'un des menus profits de la
Phalange d'épreuve ; son bénéfice principal consistera dans la récompense à
recevoir du globe, aussitôt que la Hiérarchie sphérique sera constituée ; et
quiconque aura concouru d'une manière quelconque à cette initiative d'où dépend
l'avènement aux destinées, sera assuré de recevoir une souveraineté héréditaire de
degré plus ou moins élevé. Je renvoie sur ce sujet aux chapitres qui traitent de la
division du globe en Harmonie, et des titres de souveraineté dont la création sera
obligée dans ce nouvel ordre.
À ce détail de l'édifice principal, il resterait à ajouter un tableau des édifices
accessoires ; châteaux, castels, belvédères, etc. Une Phalange régulière à quatre
châteaux placés à demi-distance de ses limites, et à peu près dans la direction des
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 316
quatre points cardinaux. L’on y porte le déjeuné ou le goûté, dans les cas où des
cohortes du voisinage se sont réunies pour accélérer un travail. Chaque groupe a
aussi son belvédère à l'un des angles du terrain où il gère une culture. Chaque série
a son castel sur le point le plus central entre ses diverses cultures. On n'aura pas
besoin de tout ce luxe dans un début ; et d'ailleurs notre tâche, ici, est d'étudier la
formation des Séries et leur mécanisme ; après quoi il sera facile de déterminer les
édifices d'utilité ou de luxe qu'elles devront construire.
Tout en se bornant pour le canton d'essai à un Phalanstère en brique et des
hangars au lieu de châteaux, l'établissement sera déjà assez attrayant pour que les
actions en soient recherchées à des prix fous le lendemain de l'installation, et que
la famille royale du pays vienne y demander par faveur un petit appartement.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 317
CHAPITRE VIII.
Distributions agricoles des Séries et Mariage des Groupes.
1°. L'ordre simple ou massif est celui qui exclut les entrelacements ; il règne en
plein dans nos pays de grande culture, où tout est champ d'un côté, tout est bois de
l'autre ; quoiqu'on voie dans la masse des terres à blé, beaucoup de points qui
pourraient convenir à d'autres cultures, et surtout aux légumineuses ; de même que
dans la masse des bois, on trouve beaucoup de pentes douces qui pourraient
convenir à une vigne ; beaucoup de plaines intérieures qui pourraient convenir à
une clairière cultivée, et améliorant la forêt où il faut ménager des espaces vides,
pour le jeu des rayons solaires, la circulation de l'air et la maturation du bois.
2°. L'ordre ambigu ou vague et mixte est celui des jardins confus qu'on nomme
Anglais, et qu'on devrait nommer Chinois, puisque l'Angleterre a emprunté des
Chinois cette méthode, fort agréable quand elle est employée à propos ; mais non
pas avec la mesquinerie civilisée, qui rassemble des montagnes et des lacs dans un
carré de la dimension d'une cour. L’Harmonie étant ennemie de l'uniformité
emploiera sur divers points d'un canton et notamment dans les pays coupés comme
le pays de Vaud, cette méthode chinoise ou vague et ambiguë, qui rassemble
comme par hasard toutes sortes de cultures et de fonctions ; elle formera un
contraste piquant avec les massifs (méthode 1) et les lignes engrenées (méthode 3).
3°. L'ordre composé et engrené est l'opposé du système civilisé, selon lequel
chacun tend à se clore et s'entourerait volontiers de bastions et batteries de gros
calibre. Chacun « parmi nous » veut se retrancher et faire une citadelle de sa
propriété. On a raison en civilisation, parce que cette société n'est qu'un ramas de
voleurs gros ou petits, dont les gros font pendre les petits ; mais en Harmonie, où
l'on ne peut pas essuyer le moindre vol, et où un enfant ne volerait pas même une
grappe de groseilles, on emploie, autant qu'il se peut, dans les distributions de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 319
culture, la méthode engrenée, selon laquelle chaque Série s'efforce de jeter des
rameaux sur tous les points, engage des lignes avancées et des carreaux détachés
dans tous les postes des Séries dont le centre d'opération se trouve éloigné du
sien 1.
L'ordre massif est le seul qui ait quelque rapport avec les méthodes grossières
des civilisés ; ils réunissent toutes les fleurs d'un côté, tous les fruits de l'autre ; ici
toutes les prairies, là toutes les céréales : enfin ils forment partout des masses
dépourvues de lien ; leur culture est comme leur système social, en état
d'incohérence universelle et d'excès méthodique.
D'autre part, chacun d'eux sur son terrain fait abus de la méthode engrenée ; car
chacun voulant recueillir, sur le sol qu'il possède, les objets nécessaires à sa
consommation, accumule vingt sortes de cultures sur tel terrain qui n'en devrait pas
comporter « trois ». Un paysan cultivera pêle-mêle blé et vin, choux et raves,
chanvre et pommes de terre, sur tel sol où le blé seul aurait convenu ; puis le
village entier mettra en blé exclusivement quelque terrain éloigné qu'on ne peut
pas surveiller contre le vol, et qu'il aurait convenu de mélanger de diverses
plantations.
Une boussole principale des civilisés dans leurs distributions de cultures, leurs
assolements, leurs époques de récolte, c'est le risque de vol. Dites à un agronome :
Vous semez là du blé ; j'y mettrais un verger ; le terrain me semble convenable.
Oui, répondra-t-il, mais je serais volé ; c'est un local que je ne peux pas surveiller.
Reprochez-lui de vendanger trop tôt, de récolter ses vergers avant maturité, [ne pas
faire trois cueillettes successives ;] il vous dira : Vous avez raison ; mais je serais
volé, je n'aurais rien, et je suis forcé de cueillir mes fruits encore verts [et tous à la
fois].
En Harmonie on ne court aucun de ces risques : les distributions de cultures
s'établissent en pleine convenance avec le terrain, et rien n'empêche qu'on
répartisse à chaque sol ce qui lui est assorti. Cette répartition s'opère selon les trois
modes indiqués plus haut ; le massif, le vague et l'engrené, parce que l'Harmonie a
besoin d'allier les Groupes et les Séries de divers titres, et de leur ménager des
rencontres dans les travaux, afin de les intéresser les uns aux autres.
Une Phalange, exploitant son canton comme s'il était domaine d'un seul
particulier, commence par déterminer à quels emplois convient chaque portion,
quels alliages elle peut subir, quels accessoires on ajoutera à la culture pivotale.
Ces alliages ont pour but d'amener divers groupes sur un même terrain, et de
laisser le moins que possible un groupe isolé dans ses travaux, quoique bornés à
une courte séance.
1
Ces trois ordres sont comparables à ceux de l'architecture grecque. On n'a rien pu trouver de
neuf après les trois colonnes grecques et leurs accessoires : les formes nommées Composite,
Ionique moderne et Toscane, sont de légères modifications des ordres grecs. Il en sera de même
de toutes les méthodes agricoles qu'on pourrait indiquer ; elles ne seront que modifications des
trois ordres ci-dessus.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 320
au « castel ou hangar » des cerisistes qu'on sert le goûté, repas léger et très-court ;
il a lieu de 5 heures 3/4 à 6 heures 1/4 ; tous ces groupes y sont rassemblés, et se
dispersent après la séance de goûté, où ils ont formé des liens amicaux et négocié
des réunions industrielles ou autres, pour les jours suivants.
Observons que ces rencontres de groupes industriels ne sont pas des réunions
d'amusette, où l'on se borne, comme dans l'état actuel, à des négociations d'amour
qui ne flattent que le jeune âge : ce sont encore des ligues d'émulation cabalistique,
où les divers groupes s'intéressent et se concertent pour le soutien des prétentions
industrielles de la Phalange et des Phalanges voisines. Tout, en Harmonie
sociétaire, se coordonne au bien de l'industrie ; les amours mêmes, quoique plus
actifs qu'en civilisation, concourent, et en tout sens, à stimuler le travail et
accroître la richesse.
Ainsi s'accomplit le vœu de la 12e passion, dite composite. Elle exige, dans
l'industrie comme en toutes relations, des liens composés ou dualisés. Le lien ne
serait que simple, s'il se bornait à exciter l'émulation industrielle par appât du
gain ; il faut y joindre des véhicules tirés d'autres passions, comme les rencontres
amicales ou les amours qui naissent de ces réunions, et qui attachent les femmes à
une industrie où elles doivent déjeûner, à l'issue de la séance, avec des hommes qui
leur sont agréables, tant de leur Phalange que des Phalanges voisines.
Plus d'un civilisé va dire qu'il n'enverrait ni sa femme ni sa fille à pareilles
assemblées. C'est raisonner comme le père que j'ai cité au sujet des dînés de
famille : à peine aura-t-il passé trois jours en Harmonie, qu'il trouvera avantageux
pour lui et ses enfants de renoncer aux dînés de famille.
Sous le même rapport, les pères seront les premiers à applaudir leurs femmes et
filles lorsqu'elles fréquenteront les Séries industrielles, parce qu'ils sauront que
rien de ce qui s'y passe ne peut rester inconnu. Or, les femmes sont bien gardées en
lieu où elles sont assurées que toutes leurs actions seront connues. C'est ce qui
n'arrive pas dans une maison civilisée, où le père, s'il veut surveiller femmes ou
filles, est trompé par tout ce qui l'entoure, et ne peut connaître ni les actions ni les
intentions de ceux dont il se défie.
On verra plus loin (sect. 4e.) que les mariages étant très-faciles en Harmonie,
même sans dot, les filles sont toujours placées de 16 à 20 ans, et que jusque-là on
peut leur laisser pleine liberté, parce qu'elles se surveillent entre elles. Il n'est de
garde sûre auprès d'une femme que l'œil de ses rivales, et on ne peut pas, en
Harmonie, tromper sur la virginité ni sur la fidélité : quand les femmes en seront
bien convaincues, les maris et les pères pourront négliger la surveillance, qui, en
civilisation, n'aboutit qu'à les faire mieux duper.
Renvoyons ces débats aux chapitres de l'éducation, et continuons sur les
dispositions générales.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 322
CHAPITRE IX.
Alliage des trois ordres agricoles.
L'état sociétaire, ainsi qu'on vient de le voir, exige l'emploi des ordres, 3
engrené, 2 mixte et 1 massif. Pour faciliter l'amalgame de ces trois méthodes, on
les marie autant que le terrain le permet.
S'il peut admettre dix sortes de végétaux ; si la diversité des pentes et
expositions d'un coteau peut comporter sur divers points, 1° les fêves, 2° la
navette, 3° les ognons, 4° les haricots, 5° les pommes, 6° les pêches, 7° le blé, 8°
l'orge, 9° le maïs, 10° la vigne, on ménage sur les pentes nord et sud, est et ouest
du coteau, toutes ces sortes de cultures, avec des belvédères adaptés à chacune, et
un castel sociétaire, entretenu proportionnellement aux frais des divers groupes
dont le coteau réunit les cultures.
Une telle disposition est d'ordre mixte ou ambigu 2e.
L'Association procède méthodiquement dans l'emploi des trois ordres : en
plaine, elle entrelace les cultures par mode engrené, par lignes droites ou courbes,
échelonnées ou serpentées, selon que le terrain le comporte. Sur un coteau, les
alliages sont vagues et tiennent de la méthode mixte, nommée Anglaise ou
Chinoise, qui exige des variantes selon les pentes, les expositions, les moyens
d'arrosage.
Ainsi, les entrelacements, soit en ligne droite et croisée (méthode composée ou
3e), soit en compartiments vagues et pittoresques (méthode mixte ou 2e), forment
une variété dont l'aspect est aussi récréatif que celui de la méthode civilisée est
monotone. Elle a pour vice dominant l'abus du 1er ordre, dit massif ou simple.
Toujours elle agglomère sur un point et en vastes amas un seul végétal comme le
blé, dont les variétés pourraient convenir à d'autres points du canton.
Ou bien la culture civilisée tombe dans l'excès contraire, dans le mixte diffus,
[ordre cisaillé,] sur un terrain circonscrit ; comme dans le cas ou 300 familles
villageoises cultivent 300 masses de choux sur 300 points, dont à peine 30 sont
convenables à cette production.
L’état sociétaire, exploitant un vaste canton comme s'il était domaine d'un seul
homme et sans risque de larcin, peut admettre combinément l'emploi des trois
modes. Leur amalgame garantit l'utile et l'agréable ; il réunit les avantages du
produit à ceux du coup d'œil, à la facilité de marier les groupes en réunion locale,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 323
de combiner leurs intrigues, les activer l'une par l'autre ; c'est l'union du beau et du
bon.
Cette distribution serait impossible en civilisation, vu l'exiguïté de certaines
cultures, comme les jardinages et vergers, que le risque de vol et le défaut de
fonctionnaires spéciaux obligent à restreindre au 10e de la proportion naturelle.
Mais en Harmonie, où l'on consomme beaucoup et où l'on exporte beaucoup, il
faut, s'il se peut, développer en détail chaque branche de culture, sauf à faire un
choix des variétés qui alimentent le travail par série ; c'est pourquoi un seul
végétal, comme l'artichaut, pourra donner lieu à former des lignes engrenées et des
détachements disséminés, qui fourniront les diverses qualités nécessaires à
[occuper les divers groupes] d'une Série. Ces divisions réparties sur un espace
d'une lieue carrée pourront s'entrelacer en cent manières avec les lignes et
détachements d'autres végétaux, et favoriser en tout sens les rencontres de groupes,
leurs mariages industriels.
On engrènera donc, autant que possible, toutes les cultures de fruits, de
légumes, de céréales et de fleurs ; les pâturages, les bois, les bassins et poissons
spéciaux, etc., afin de faire croiser les groupes en tout sens, et donner de l'activité à
leurs intrigues.
Lorsqu'on ne pourra pas pratiquer cette méthode composée ou engrenée, qui est
la 3e et la meilleure, on se ralliera à la méthode mixte ou 2e qui favorise déjà les
liens, et on ne se fixera à la méthode civilisée ou simple, ordre massif, qu'autant
qu'il serait impossible de mieux faire.
Encore, dans les cas où l'ordre massif sera nécessité par la nature du sol, aura-t-
on soin d'y faire diversion par des lignes de bordures, des autels de fleurs et autres
ornements.
D'ailleurs, l'ordre massif n'est pas désagréable et devient même noble, quand il
est placé à propos et entouré convenablement : il n'est insipide en civilisation que
par affluence en toutes cultures, et privation de parures en entourage.
Les femmes n'interviennent guère qu'en accessoire dans l'ordre massif, qui
comprend les emplois fatigants ; elles s'y entremettent pour le soin des bordures,
des réserves et des autels 1 de secte.
1
Les femmes et enfants cultivent les autels champêtres que chaque groupe et chaque Série
élèvent au centre ou aux angles de leur terrain favori, et qui sont utiles pour allier les sexes,
faire participer l'un aux travaux de l'autre.
Sur ces autels, on place au sommet d'un monticule de fleurs et arbustes, les statues ou les bustes
des patrons de la secte, des individus qui ont excellé dans ses travaux et l'ont enrichie de
quelques méthodes utiles. Ces images sont pour la secte un objet de culte agricole. Un groupe
ne commence point son travail sans avoir brûlé l'encens sur l'autel de ses Dieux de secte :
l'industrie étant aux yeux des harmoniens la plus louable des fonctions, l'on a soin d'y allier sans
cesse l'esprit religieux et les mobiles d'enthousiasme, comme le culte des hommes qui ont servi
l'humanité en perfectionnant l'industrie.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 324
carreaux vers les grands vergers de cerisiers et poiriers, on perdrait des deux côtés
non seulement le charme des rencontres industrielles, mais l'intérêt pour les
travaux respectifs qui servent de distraction et de leviers d'intrigue.
Les groupes et Séries prennent dans ces rencontres la même amitié que les
régiments qui ont coopéré dans une affaire. Le but est d'amener toutes les Séries à
se soutenir entre elles, s'intéresser les unes aux autres, et atteindre par cette amitié
collective au gage d'Harmonie, qui est la répartition des dividendes en raison
directe des masses, et inverse du carré des distances de capitaux. Ce n'est qu'en
multipliant les liens qu'on peut arriver à cette répartition équilibrée, Section 8e.
On doit donc donner les plus grands soins à ménager ces « engrenages de
culture » et entrelacements de groupes qui excitent l'amitié, l'intérêt réciproque. On
pratiquera ces mariages de groupes, même sur un seul travail ; par exemple, dans
les orchestres que nous confions exclusivement aux hommes, et dont divers
instruments, comme le violon, seront communément affectés aux femmes.
À défaut d'un plein mariage ou balance numérique des sexes, l'on en
approchera du plus au moins, et l'on se ménagera quelques adjoints de l'autre sexe,
même dans les travaux qui paraissent convenir exclusivement à un seul, comme le
soin de la cave. Si les cavistes d'une grande Phalange sont au nombre de 200, on
verra au moins une vingtaine de femmes former un groupe affilié à cette Série, et
en exercer quelque branche de travail, comme dans la gestion des vins blancs
mousseux, qui sont attrayants pour les femmes.
Il en sera de même de certains travaux tout féminins aujourd'hui, comme la
buanderie et autres, qui trouveront quelques acolytes parmi les hommes. Selon la
règle d'exception, quelques hommes se trouveront passionnés pour une branche de
ce travail ; ce ne sera pas d'emblée, mais lorsque l'Attraction aura atteint son
propre développement chez une génération harmoniquement éduquée, selon les
procédés décrits au 2e livre. Alors la parfaite division des travaux ménagera dans
chaque genre quelqu'espèce applicable au sexe incompétent sur le tout ; cette
transition ralliera la Série à l'autre sexe. On n'aura pas besoin de tous ces
engrenages dans une Phalange d'Harmonie hongrée ; mais nous sommes d'accord
de décrire la haute Harmonie, pour descendre de là aux procédés de la moyenne et
de la basse.
De même que les Séries s'attachent à opérer entre elles des mariages de
groupes et de sexes, des entrelacements de culture, ainsi les groupes opèrent entre
eux des amalgames et échanges de sectaires. Les séances étant limitées à une heure
ou deux, chacun peut tenir à 40 et 50 branches d'industrie et s'intéresser à leur
succès. Cette méthode d'engrenage universel est loi de la 11e passion, dite
Papillonne, et de la 12e, dite Composite. Or, on doit se souvenir que la boussole
générale d'Harmonie est de développer sans cesse en matériel comme en
passionnel, les trois passions distributives, tant décriées par les moralistes, et dont
l'essor est pourtant le seul gage de cette unité et de cette vérité, si vainement rêvées
et si faciles à établir.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 326
CHAPITRE X.
Corollaires sur l'accord matériel du bon et du beau par alliage
des trois ordres.
serait encore qu'une monotonie, parce qu'il ne contiendrait qu'un des trois ordres
agricoles, que l'ambigu ou 2e, dit anglais. On n'y verrait pas le mode engrené, 3e,
qui est bien autrement brillant, et qui donne à l'ensemble des végétaux d'un canton,
l'aspect d'une grande armée exécutant différentes évolutions, chacune représentée
par quelque Série végétale.
Au lieu de ce charme unitaire, on ne trouve dans les campagnes civilisées
qu'une dégoûtante et ruineuse confusion. 300 familles villageoises cultivent 300
carreaux de [choux] ou d'ognons, confusément assemblés et enchevêtrés ; c'est un
travestissement complet de l'ordre engrené, qui distribuerait dans le canton 300
compartiments d'un même végétal, distingués en carreaux de genre, d'espèce, de
variété, ténuité, minimité, selon les convenances de terrain, et liés par des divisions
d'ailes, centre et transitions adaptées aux divers sols.
Appliquons cette méthode aux légumes favoris de la philosophie, aux choux et
aux raves. La série des choutistes, pour profiter de tous les terrains opportuns,
pourra disposer sa ligne d'opérations sur un front d'une demi-lieue comprenant 3
divisions, 30 potagers et 300 carreaux.
En supposant que le centre de Série opère en face du Phalanstère, l'aile droite à
l'est et l'aile gauche vers l'ouest, il pourra y avoir une demi-lieue de distance de
l'une à l'autre aile. Ces trois divisions porteront sur divers points leurs carreaux de
transition, engrenant dans d'autres cultures.
Le même jour ou cette corporation d'amis des choux sera en travail et
disséminée au bas des coteaux, il se pourra que la Série des ravistes soit de même à
l'ouvrage sur les hauteurs, hissant ses pavillons sur 30 belvédères surmontés de
raves dorées, et que les deux assemblées soient nombreuses par emprunt de
cohortes vicinales, ou station de légions qui prendront part à l'ouvrage.
La scène déjà fort animée par ces groupes éparpillés le sera encore plus par la
gaîté et la passion, bannies des travaux de nos salariés, qui à tout instant s'arrêtent
et s'appuient sur la bêche, par distraction à leur ennui.
Dans cette occurrence, un philosophe traversant le canton contemplera de sa
voiture le ravissant spectacle qu'offriront tous les vrais amis des choux et des
raves, les héritiers des vertus de Phocion et Dentatus, déployant avec orgueil leurs
drapeaux, leurs tentes et leurs groupes sur les hauteurs et dans toute la vallée
parsemée de brillants édifices, au centre desquels s'élèvera le Phalanstère ou
manoir général dominant majestueusement le canton. À cet aspect, notre
philosophe se croira transporté dans un nouveau monde, et commencera à
concevoir que la terre, lorsqu'elle sera administrée selon le mode sociétaire ou
divin, éclipsera toutes les beautés dont nos romanciers ont paré leurs séjours
olympiques.
Reprenons les détails industriels : deux Séries, choutistes, ravistes ou autres, se
garderont bien de former comme nous des massifs énormes et sans liens : j'ai dit au
chapitre précédent qu'elles mettront à profit les variétés de sol et d'exposition, pour
entrelacer à propos les espèces de choux et de raves, pousser quelques choutières
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 328
sur les hauteurs affectées aux ravières, et de même quelques ravières dans les bas
affectés aux choutières.
Malgré cette dissémination, une Série dans l'ensemble de ses travaux ne
présentera pas la 30e partie de la complication qui règne dans 300 jardinets de nos
paysans, dont peut-être les 9/10es sont mal placés pour la culture et l'arrosage du
chou, et hors d'état de faire prospérer les différentes espèces, comme on le ferait en
les répandant sur les masses du territoire, et plaçant les choutières sur chaque point
où nulle autre culture ne pourrait obtenir autant de succès.
Lorsque le terrain est également convenable à plusieurs végétaux, on engrène
leurs lignes en équerres ou échelons, 3e ordre. C'est par le mélange de ce 3e ordre
avec le 2e ou ambigu, et le 1er ou massif à bordures et autels, que les campagnes
d'une Phalange, vues des hauteurs, présentent, en règne végétal, l'image de
plusieurs grandes armées, ou des évolutions qu'une seule peut effectuer
successivement. Les forêts mêmes offrent cet aspect, parce qu'elles sont
entrecoupées de nombreuses clairières cultivées, ne fût-ce qu'en fourrage naturel et
artificiel, dont les distributions rentrent dans le système d'amalgame des trois
ordres.
Pour l'activité du mouvement agricole, peu importe quelles Séries
interviennent. Le paysage est même plus animé, plus régulièrement meublé, si, au
lieu de deux Séries formant 60 groupes, il est occupé par des détachements de 30
Séries, fournissant chacune deux groupes.
Ainsi, au lieu de voir en une belle matinée 60 groupes d'amis des choux et des
raves, on pourra n'en voir que deux, auxquels s'adjoindront 58 autres groupes, les
uns, amis de « l'ail et de l’ognon ; les autres, amis des « carottes et panais : » si l'on
peut mettre en scène toutes sortes de cultures, la campagne n'en sera que mieux
ornée : il suffit qu'on la voie occupée par une foule de groupes agissants, et que le
fond du tableau soit suffisamment garni de personnages. L'action n'en sera que
plus intéressante si elle fait intervenir une trentaine de Séries, fournissant chacune
deux groupes (nombre certain pour un incertain), ou bien 1, 2, 3 groupes ; car en
calculs généraux on sous-entend toujours l'inégalité distributive.
Les séances étant de courte durée, on voit souvent ces groupes en mouvement
général de déplacement, aux heures de 6 1/2, 8 1/2, 10 1/2 du matin, et ainsi dans
la soirée. Cette activité n'existe pas dans les campagnes civilisées, où le paysan est
stationnaire pour une journée entière.
Le charme de ces tableaux ne serait que simple, si leurs personnages étaient
comme aujourd'hui des affamés dont il faudrait plaindre le sort. Ce serait le beau
isolé du bon, selon la méthode civilisée, qui ne sait créer le beau qu'aux dépens du
bon. Aussi tout ce qu'elle présente de beau, en jardins ou en édifices, est-il
improductif ; et par suite, les lieux où existe le bon, les campagnes cultivées et les
manufactures n'offrent-elles qu'un spectacle affligeant pour l'homme juste ; on y
voit des cultivateurs et ouvriers affamés, dont les trois quarts ne mangent pas à leur
appétit, et n'ont pas, dans les ardeurs de la canicule, un verre de vin pour se
garantir de la fièvre, pas une tente mobile pour s'abriter en moissonnant ; tandis
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 329
que dans la ville voisine les oisifs et les gobe-mouches réunis sous des tentes
bariolées et garnies de falbalas se gorgent de glaces, liqueurs fines et
rafraîchissements.
Ce bien-être, ce BEAU de civilisation, s'allie chez les Harmoniens avec le BON,
avec les charmes de l'industrie productive. Si la campagne d'un canton est couverte
d'une centaine de groupes, chacun des cents est pourvu de ces agréments que l'état
civilisé procure aux oisifs ; chacun a des provisions dans ses belvédères, fruits,
confiseries, vins assortis ; et, si la séance n'est pas de celles qui se terminent par un
repas, on verra partir du Phalanstère une centaine d'ânons, ou des chameaux
conduisant au pas les paniers de rafraîchissements aux divers groupes. Ainsi
s'opèrera l'alliance du bon et du beau, qui sont toujours concordants en Harmonie,
toujours discordants en civilisation.
L'on s'étourdit sur les pauvretés de l'agriculture civilisée, en lisant dans les
poëtes quelques tableaux de plaisirs champêtres ; Delille, usant largement du droit
de mensonge accordé aux poëtes, nous assure que les champs sont un séjour de
délices ineffables, que nous ne savons pas SAVOURER ; c'est son expression :
Mais peu savent goûter leurs voluptés touchantes
Pour les bien SAVOURER c'est trop peu que des sens.
Que voit-il donc de si touchant dans les voluptés d'une troupe d'ouvriers qui,
exposés au soleil de la canicule, souffrent la faim et la soif ; qui à midi, mangent
tristement une croute de pain noir avec un verre d'eau, et en s'isolant chacun de son
côté, parce que celui qui a un morceau de lard rance ne veut pas le partager avec
ses voisins ? Qu'y a-t-il donc à SAVOURER dans l'aspect des privations de ces
pauvres gens ? Il faut le crédit de Delille pour faire passer une telle arlequinade
pastorale ; Delille est en morale un autre CHAPELAIN,
Qui, de son lourd marteau, martelait le bon sens.
Il exige, au début de son poème, des yeux exercés et des sens délicats, pour
goûter les plaisirs de l'amour des champs ; à quelques pages de là, il veut exclure
les sens de la partie, et faire savourer des voluptés touchantes qu'il reconnaîÎt lui-
même peu flatteuses pour les sens.
Elles ne sont pas moins insipides pour l'âme : en effet, 300 familles d'une
bourgade, cultivant 300 carreaux de choux, n'auront dans ce travail aucun
stimulant pour l'amitié, l'amour, l'ambition, ni pour les passions distributives 10e,
11e, 12e.
12e. Point d'intrigue en COMPOSITE. Il n'y a dans leur jardin chétif et barricadé
aucun charme pour l'esprit ni les sens. Le travailleur n'y est mu que par le triste
véhicule d'échapper à la famine, et de s'approvisionner de quelques mauvais
choux, pour soutenir sa femme et ses enfants affamés ; sauf encore à surveiller, la
nuit, les voisins qui tenteront de lui voler ses choux. Tous ces calculs sont loin de
l'enthousiasme qu'exige la 12e passion.
10e. Point d'intrigue en CABALISTE ; car dans la culture de ses [mauvais] choux,
« le paysan » ne songe pas aux rivalités de perfectionnement, au choix des espèces,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 330
aux ligues avec des coopérateurs. Il n'a d'autre but que de remplir sa pauvre
marmite philosophique, en disant des plus détestables choux : Plût à Dieu qu'on en
eût toujours !
11e. Point d'intrigue en PAPILLONNE ; car en mangeant sa piètre soupe de
choux, bien durcis faute d'arrosage, il ne pourra pas varier sur les espèces, ni
savourer pendant le cours de l'année, cent sortes de choux, tant de son canton que
des cantons voisins ; variétés qui seraient chaque jour une amorce de plus pour le
cultivateur.
C'est assez démontrer que, dans nos cultures et ateliers civilisés et notre vie
champêtre, tout s'éloigne du bon et du beau, relégués jusqu'à présent dans les rêves
poétiques. Encore les poëtes sont-ils, dans leurs fictions mêmes, en contradiction
avec la nature sociétaire : ils nous peignent Daphnis et Chloé tenant des houlettes
près de leurs tendres agneaux. Rien dans ces tableaux ne s'accorde avec la nature ;
car, en Harmonie, période 8e. (II), les bergers et bergères conduisant un immense
troupeau sont montés sur de beaux chevaux, et entourés d'une « douzaine » de
chiens qui font exécuter les mouvements ordonnés : les troupeaux d'Harmonie sont
toujours très-nombreux, leurs bergers sont relayés de deux en deux heures, comme
nos sentinelles, et assemblés par couples ou quadrilles à cheval. Pendant cette
station, ils n'ont ni houlettes, ni rubans roses, ni rien des fades usages que leur
prête la poésie civilisée. Dans ces fictions comme partout, elle n'a pas plus de
notion sur le BEAU agricole que l'Économisme n'en a sur le BON.
L’union du beau et du bon en agriculture dépend de l'amalgame des trois ordres
[champêtres matériels] : ils ne sont pas même connus des agronomes civilisés, qui
n'en savent employer que les trois caricatures ; savoir :
1°. En massif, les amas de forêts ou de champs : leurs guérets sottement prônés
par les poëtes offrent l'aspect le plus insipide et le plus monotone ; tandis que les
forêts [jamais éclaircies] sont un chaos de masses informes et peu productives, en
ce que leur confusion intercepte le jeu des rayons solaires.
2°. En ambigu, les cultures entremêlées, qui ne servent qu'à favoriser le vol,
exciter les procès sans exciter l'émulation, et provoquer tous les inconvénients des
propriétés morcelées.
3°. En engrenage, la confusion ou dissémination, comme celle d'une bourgade
où l'on ne cultive, en 30 jardins, que trois sortes d'un légume ; tandis qu'une
Phalange, avec 30 potagers seulement, en cultiverait 300 variétés.
Ainsi, la méthode civilisée donne complètement dans les trois excès opposés à
l'alliance du beau et du bon. Toute concentrée ou toute morcelée, voilà la culture
civilisée : il semble qu'elle prenne pour modèles ses procureurs, qui tantôt écrivent
en lettres d'un pouce de haut quand ils travaillent à la toise et qui l'instant d'après
écrivent en pieds de mouches, quand on ne paie que l'exploit et non les pages. Ce
double excès est inséparable de l'état subversif (II, périodes lymbiques).
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 331
CITRA-PAUSE.
RAPPELONS, dès la première pause, une thèse qu'on ne doit jamais perdre de
vue, et qui sert de réplique à tous les détracteurs ; c'est le devoir d'EXPLORATION
GÉNÉRALE que s'impose la philosophie, devoir qu'elle foule aux pieds comme les
onze autres (II). Doit-on s'en étonner ! Le monde policé n'a jamais établi aucune
surveillance des sciences, aucune police pour vérifier si elles remplissent leurs
devoirs et y ramener celles qui s'en écartent. Enhardies par cette pleine licence,
elles ont dû négliger les recherches difficiles, et se jeter dans la facile carrière de la
controverse (Avant-propos).
Aujourd'hui qu'une heureuse découverte vient réparer tous les torts des
sophistes, les détracteurs ne manqueront pas de l'attaquer. Il n'est qu'une réponse à
leur faire : qu'ils donnent un meilleur traité sur l’Association. Voilà le premier qui
ait paru ; il tire du néant une science négligée à dessein par des hommes qui
reculaient devant le problème ; il donne un procédé d'Association, la Série de
groupes contrastés, assujettie à l'essor combiné des trois passions distributives. Si
le procédé est défectueux, ce dont on ne pourra juger qu'après l'épreuve, la science
n'est pas pour cela dispensée de trouver mieux.
Ce traité prouve déjà qu'elle n'a point rempli son devoir d'exploration générale ;
qu'avec ses jongleries d'impossibilité, elle a esquivé les deux études de
l'Association et de l'Attraction ; ces deux études n'étaient pourtant pas plus
épineuses que d'autres, puisqu'un homme des moins initiés aux sciences traite les
deux problèmes et en donne une solution. Jusqu'à ce que l'expérience ait prononcé
sur sa méthode, il faut ou en donner une meilleure, ou éprouver la seule qui ait été
fournie.
Que l'art d'enrichir les nations, le lieu sociétaire, ait été négligé des anciens,
cela est d'autant moins étonnant, qu'ils s'occupaient fort peu de richesse nationale,
et que la coutume de l'esclavage opposait un obstacle presqu'invincible aux essais
d'Association ; mais qu'on les ait négligés dans l'âge moderne, qui ne rêve que
moyens d'enrichissement, n'accueille que les sectes d'économisme qui le bercent
d'illusions de richesse ; qu'un tel siècle ait hésité à reconnaître que la principale, la
seule voie de richesse collective, serait l'Association domestique agricole, c'est un
aveuglement qui tient du prodige.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 333
Il est d'autant plus honteux pour la raison moderne, qu'elle n'a plus l'obstacle
d'esclavage du cultivateur ; nos savants l'ont trouvé aboli : c'était un préliminaire
indispensable aux tentatives de régime sociétaire. Du moment où le cultivateur est
libre et où l'on peut faire des essais d'Associations nombreuses par 500, 1000,
1500, il faut que les têtes économiques soient bien faussées, bien dépourvues de
génie inventif ou de bonnes intentions, si elles cherchent des voies de richesse
collective ailleurs que dans le lieu sociétaire.
Elles se bornent, pour toute réplique, à l'objection suivante : « On ne peut pas
associer deux ou trois ménages ; comment pourrait-on, sans démence, prétendre à
en associer 200 et 300 ? »
Cette option qui paraît sensée au premier coup d'œil est le comble de la
déraison, et, pour en juger par un seul indice, observons que les grandes économies
ne pouvant s'opérer que dans les grandes réunions sociétaires et nullement dans les
petites, le Créateur a dû distribuer son plan d'Association pour de nombreux
rassemblements, comme 200 ou 300 ménages, et non pas pour deux ou trois
familles qui, par exiguïté de nombre ou insuffisance d'efforts, n'élèveraient pas le
bénéfice d'Association au 30e de ce qu'il sera dans une grande réunion de 12 à
1500 personnes (redite nécessaire).
Il faut donc, à moins de supposer Dieu privé de discernement, reconnaître en
principe que son plan ne peut s'adapter qu'à de grandes réunions, et que si on ne
sait aucun moyen d'associer deux ou trois familles, c'est une induction à penser que
Dieu, selon le vœu de l'économie et de la raison, n'a composé sa théorie sociétaire
que pour le grand nombre (II) et non pour le petit. Cette observation n'a pas été
faite par nos timides spéculateurs ; ils se sont laissés rebuter par un obstacle
apparent, qui mieux apprécié devait soutenir leur espérance.
Autre indice : l'Association, quoiqu'impossible entre deux ou trois familles,
n'est pas pour cela impossible dans d'autres emplois ; on la voit exister dans
certaines branches d'industrie commerciale, telles que les compagnies de banque,
d'armement, d'assurance et autres entreprises qui réunissent jusqu'à 1000 et 2000
actionnaires. On la voit aussi s'établir dans les maisons de commerce, qui lient en
pacte sociétaire dix et vingt co-intéressés, et même davantage ; car certains
commerçants ou manufacturiers ont des comptoirs dans une douzaine de villes ou
ports de mer, et peuvent compter en chefs ou sous-chefs, au moins 50 sociétaires
actifs, non compris les associés passifs et accidentels, comme ceux qui n'ont intérêt
que sur tel vaisseau ou telle portion de la cargaison.
L’Association industrielle est donc faculté de l'homme : jusqu'à quel degré
peut-elle être poussée en agriculture, manufacture et commerce, mais surtout en
régime domestique, où l'incohérence des ménages cause des déperditions et frais si
incalculables ?
Des observations précédentes, il est aisé de conclure que l'Association n'est
profitable qu'à l'appui du grand nombre, sauf la condition de fidélité de gestion et
véracité en relations ; d'où il suit que, si Dieu a fait une théorie de lien sociétaire, il
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 334
n'a dû l'adapter qu'à de grandes masses, organisées de manière à trouver dans leur
union des garanties de gestion fidèle et de vérité pratique.
Cette clause de fidèle gestion peut nous sembler un obstacle insurmontable ; et
sans doute il le serait dans un ordre social comme le nôtre, où tout invite à la
friponnerie, et où l'on est raillé pour avoir fidèlement géré ; mais il faut croire (et
c'est un principe des philosophes mêmes (II)) que la nature n'est pas bornée aux
moyens à nous connus. La sagesse divine peut donc avoir cent moyens de résoudre
tel problème insoluble pour la raison civilisée ; et l'on verra, liv. 2e au traité des
Séries pass., que cette fidélité absolue de gestion dont l'idée nous fait crier à
l'impossible, devient la chose la plus facile et la mieux garantie, dès que les
volontés divines sont connues et que les Séries pass., sont organisées.
Il règne sur cette recherche des voies divines, un concours de préventions
injurieuses à la Providence : les uns, par superstition, croient qu'elle nous a
condamnés aux privations en cette vie ; les autres, par philosophie, croient qu'elle
nous a destinés à un bonheur médiocre, de là vient que les deux partis se sont
accordés à repousser l'idée d'un code sociétaire dont les résultats seraient vraiment
dignes de Dieu, c'est-à-dire immenses en générosité et en magnificence, comme les
aperçus que donne l'hypothèse d'Association.
L'orgueil philosophique s'oppose à pareille étude ; admettre que l'Association
soit possible et qu'il faille en rechercher les méthodes, c'est admettre que la
civilisation ne soit qu'une subversion sociale, et que ses 400,000 tomes de
philosophie soient des théories d'ordre subversif. Elles seraient suspectées du
moment où on apercevrait quelque moyen d'arriver à l'Association ; de là vient que
les savants en repoussent l'étude, avec d'autant plus d'obstination, qu'ils y voient
double inconvénient pour eux ; le danger de ne pas réussir et de consumer
inutilement leurs veilles sur un problème épineux, puis le danger de décréditer
leurs théories de morcellement industriel ou état civilisé et barbare.
D'autre part, la religion se trouve en collusion involontaire avec les
philosophes ; elle prêche avec raison qu’il faut se contenter de peu dans l'état
actuel, et dédaigner les biens de ce monde, puisque nécessairement les 9/10es des
civilisés en doivent être privés. Le sacerdoce ignore que cette pauvreté est limitée
aux quatre sociétés lymbiques (II) ; et les regardant comme destin irrévocable et
malheur sans remède, il opine dans le sens de la philosophie, à se contenter de peu,
négliger les perspectives d'immense fortune, de bonheur général, et par contrecoup
négliger les calculs sur l'Association. Cependant le sacerdoce, loin de la proscrire
spécialement, comme ont fait les philosophes, a au contraire excité les hommes à
tout ce qui pouvait favoriser les réunions. Il n'est pas moins certain que l'un et
l'autre, par des voies opposées, ont entravé cette étude, avec cette différence, que le
sacerdoce ne l'a point fait par système ni par intrigue littéraire, mais seulement
dans l'intention de consoler les humains d'un mal-être auquel il ne voyait pas de
remède.
Signalons sur cette matière les deux erreurs les plus plausibles et
l'inconséquence de ceux qui les ont accréditées ; ce sont :
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 335
1°. De s'attacher au petit nombre qui ne produit pas les grandes économies les
ressources de mécaniques ;
2°. De mettre en jeu l'esprit de famille qui, tendant à l'égoïsme, doit être
absorbé dans les liens corporatifs.
Un homme ligué passionnément avec 30 groupes exerçant diverses branches
d'industrie préférera les intérêts de ces 30 groupes à ceux de sa famille. Il les
préférera d'autant mieux, que dans une Série bien contrastée et rivalisée, les
groupes ne souffrent point de sectaire modéré en enthousiasme ; et d'ailleurs, il
sera convaincu, dans l'état sociétaire, que sa famille assurée de jouir d'un minimum
décent, ne peut, ni au présent, ni à l'avenir, éprouver aucun besoin. Rassuré par ces
considérations et entraîné par ses 30 passions industrielles, il optera pour le bien de
ses 30 groupes, c'est-à-dire de la Phalange entière. Il sera vraiment CITOYEN, tout
dévoué aux intérêts de la masse.
Un tel concours de chaque individu au bien de la masse ne peut pas avoir lieu
en civilisation, où l'intérêt individuel est toujours en lutte avec le collectif. On en
peut juger par les forêts, les pêcheries, que chaque individu dévaste pour son
bénéfice personnel, quoique la masse des habitants désire leur conservation ; elle
est souhaitée par l'individu même qui les ravage ; mais il est provoqué par des
convenances de profit individuel, qui poussent chacun à agir contre le bien de la
masse ; effet honteux de la politique civilisée, qui dans la pratique se trouve
toujours en contradiction avec la théorie, toujours en duplicité d'action, quoiqu'en
principe elle prenne l'unité pour boussole !
Toute unité doit produire mécanisme et combinaison d'efforts. Notre politique,
notre culture morcelée, ne produisent qu'une collusion d'efforts individuels pour le
mal général, témoin le ravage des forêts et tant d'autres.
Convaincus de ce vice, nos économistes auraient dû chercher des moyens
d'unité. Quelques-uns ont entrevu qu'on ne pourrait les trouver que dans
l'Association agricole ; mais, je le répète, le premier tort de l'esprit humain, dans
cette conjoncture, a été l'induction du petit obstacle au grand, la présomption très-
erronée, que si on échouait sur des tentatives d'associer 2 ou 3 familles, et 20 ou 30
familles, on échouerait d'autant mieux sur 200 et 300 ; tandis que dès le nombre 70
on pouvait réussir, sauf à sonder et déterminer peu à peu les dispositions
convenables.
Deuxième Tort. L'éblouissement par contraste du mal au bien. C'est le vice des
savants comme des ignorants. Je vais le dépeindre dans la classe populaire que
nous tournons en ridicule, et je ferai l'application aux savants, qui, sur ce point, se
montrent aussi bornés que le menu peuple.
Si l'on vient annoncer à un misérable, à un savetier dans son échoppe, qu'il est
possesseur d'un million, qu'un parent mort aux colonies lui lègue cette brillante
hoirie, vous verrez au premier instant le savetier s'irriter, croire qu'on veut le
railler, crier à l'impossible, se lamenter sur ce qu'il n'est pas fait pour le bonheur ; il
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 337
extasié sur cette énormité de bénéfices, il finissait, selon l'usage, par de stériles
doléances, et le refrain d'impossibilité, si cher aux Français ∗.
Les esprits modernes tombent sans cesse dans ce tort, dès qu'il s'agit de
spéculation utile au genre humain ; on se dispense de toute recherche avec le
savant mot IMPOSSIBLE ; et s'il s'agissait de quelque baliverne métaphysique, de
quelque misérable subtilité sur les aperceptions de sensation de la cognition de la
volition, l'on verrait tout le monde savant en émoi ; chacun répandrait à l'envi ses
torrents de lumière sur des futilités dont l'ordre social ne peut tirer aucun avantage.
Si j'avais donné dans cet éblouissement ; si, au lieu d'employer vingt-deux ans
au calcul de l'Association, j'avais dit, selon le refrain des Français : Cela serait
trop beau, donc cela est impossible, la théorie d'Association serait encore à
découvrir. La secte des impossibles ou impossibilistes a fait bien du tort au genre
humain ; je ne crois pas qu'il en existe de plus dangereuse ; elle est à coup sûr la
plus vicieuse du monde savant.
Plus une opération dont on ignore les moyens nous est démontrée utile, plus on
doit présumer que Dieu, convaincu de cette utilité, aura avisé aux moyens de la
réaliser. Cette persuasion serait un puissant stimulant aux recherches ; mais, pour
penser de la sorte, il faudrait un siècle religieux, pourvu d'espérance en Dieu, et de
foi en l'universalité de sa providence. Je sais combien ces idées de foi et
d'espérance en Dieu sont décréditées dans notre siècle de perfectibilité
philosophique ; mais quelle sera sa confusion, quand il verra que cette Association,
qui lui semblait impossible à cause de la magnificence des résultats, est
précisément l'ordre pour lequel Dieu a distribué les règnes soumis à notre
industrie, et surtout les passions si rebelles à toutes nos théories de morcellement
industriel !
Éblouissement, découragement, apathie et abandon de toute recherche, tel est,
en peu de mots, le caractère du génie moderne, sur tout problème qui sort du cercle
de ses lumières. Ce vice a retardé une foule de découvertes, entre autres celle de la
boussole, que les Chinois possédaient mille ans avant nous.
Quelques-uns voient avec raison, dans cette insouciance des corps savants,
dans leur refus de provoquer les découvertes, une jalousie anticipée, une crainte de
se voir éclipsés. Mais à ne considérer leur indolence que comme découragement, il
aura été d'autant plus fâcheux à l'égard de l'Association, qu'à défaut de la
découverte entière, on pouvait saisir des parcelles de théorie, ainsi que je le
prouverai à la suite du Ier livre, à l'Épisection qui traite
Des approximations régulières ou Sérigermie, 6 1/2 période ;
∗
Bonaparte les en avait un peu corrigés ; mais ils l'ont repris de plus belle : ils ont conservé de
son administration tout ce qu'elle avait de mauvais, entre autres la fiscalité ; ils ont rejeté le
peu qu'elle avait de bon propriété bizarre de la civilisation ; elle croit se perfectionner par des
changements administratifs, et de chaque régime elle conserve ce qu'il y a de vicieux entant des
vices nouveaux sur les anciens, et chantant la perfectibilité de la raison.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 339
SECTION DEUXIÈME.
DISPOSITIONS PASSIONNELLES.
CHAPITRE PREMIER.
Esprit et intérêts de la classe pauvre en Harmonie : effets de propriété composée.
ANTIENNE. Une étude routinière doit commencer par des notions superficielles,
par une reconnaissance du terrain. Tel a été l'objet de la 1re section, bornée à des
esquisses, à un coup d'œil sur le matériel de la Phalange, de ses édifices, de ses
cultures, de ses exercices, etc.
Nous avons à démontrer que le travail par Séries sera attrayant pour les riches
mêmes : il a fallu d'abord leur peindre l'ensemble d'une campagne sociétaire ; les
tableaux qu'on vient d'en lire ont de quoi séduire ; l'amorce ira croissant, si nous
jetons en 2e section un coup d'œil sur le mécanisme passionnel, sur la partie
politique et morale des relations harmoniennes. Ensuite nous passerons (3e et 4e
sections) au détail des quantités et qualités du produit que fournit ce nouvel ordre
social : de là nous nous élèverons par degrés au traité de l'équilibre sociétaire, ou
des ressorts d'attraction qui font mouvoir et maintiennent en plein accord cette
vaste mécanique de toutes les inégalités et de tous les contrastes.
Supposons-nous y transportés : c'est le moral que nous allons examiner. Le
premier spectacle qui frappera l'observateur, sera celui de l'insouciance générale en
affaires d'intérêt. Des êtres tout au plaisir ; pas un seul qui songe au besoin
d'argent, aux moyens de fortune ! Les pères mêmes, si inquiets dans l'état civilisé,
afficheront plus d'incurie que n'en ont aujourd'hui leurs enfants. Nul souci pour
marier une fille ou placer un fils ! Les mariages harmoniens ne coûtent pas une
obole ; point de frais d'établissement : c'est la Phalange qui tient le ménage, et les
jeunes époux, en se livrant au plaisir, à l'attraction industrielle, gagnent toujours
plus qu'ils ne consomment. Ils ne sont astreints à aucun soin des enfants ; c'est la
Phalange qui en fournit le trousseau, et qui pourvoit à toute l'éducation jusqu'à
trois ans, où l'enfant déjà attiré au travail fait un bénéfice égal à sa dépense.
Là finissent les ennuis paternels sur le placement des enfants. Ils sont tous
placés à l'agriculture et aux manufactures, jouissant du MINIMUM SOCIÉTAIRE : il
n'est plus besoin de sollicitude sur leur établissement.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 341
ravager le patrimoine d'un riche voisin, dont la propriété est simple, dépourvue de
liens avec la masse des habitants à qui elle n'inspire aucun intérêt.
En Harmonie, où les intérêts sont combinés et où chacun est associé, ne fût-ce
que pour la portion de bénéfice assignée au travail, chacun désire constamment la
prospérité du canton entier ; chacun souffre du dommage qu'essuie la moindre
portion du territoire. Ainsi, par intérêt personnel, la bienveillance est déjà générale
entre les sociétaires, par cela seul qu'ils ne sont pas salariés, mais co-intéressés ;
sachant que toute lésion sur le produit, ne fût-elle que de douze oboles, ôtera cinq
oboles à ceux qui, privés de fortune et d'actions, n'ont part qu'au dividende
industriel fixé, comme on l'a déjà vu, à trois classes de dividendes :
1er, 5/12 au travail ; 2e, 4/12 au capital ; 3e, 3/12 au talent.
Ce serait un sujet de jalousie pour la classe populaire, que ce 2e dividende
affecté au capital, si elle avait peu de moyens d'y participer. D'autre part, les jeunes
gens n'auront qu'un faible lot sur le 3e dividende affecté au talent ; de sorte qu'un
jeune homme pauvre ne porterait au bien général que peu d'intérêt, beaucoup
moins que l'homme d’âge mûr, qui a d'ordinaire des capitaux et des moyens
d'expérience ou de science pour obtenir part aux 1er et 3e dividendes.
La jeunesse d'Harmonie n'est point sujette à cette privation ; elle a
communément une part aux deux dividendes ; capital et talent. Rien n'est plus aisé
dans cet ordre que de posséder de bonne heure un petit capital. Tout enfant obtient
des legs, à titre d'adoptif industriel de riches vieillards, qui voient en lui le soutien
de leur industrie favorite. En outre, l'enfant dans sa jeunesse étant constamment
attiré au travail, ne peut pas dépenser autant qu'il gagne, et se trouve à son entrée
en minorité (à 9 ans), propriétaire d'un petit pécule, fruit de ses économies. (Voyez
la preuve, section de l'éducation.)
Le peuple, c'est-à-dire la 3e classe, a bien d'autres moyens d'acquérir un capital.
Comme on lui fait l'avance de tout son nécessaire annuel, en nourriture, vêtement
et logement, il n'est pas dans le cas de s'arriérer ni s'endetter. Il ne va pas dépenser
au cabaret ni aux loteries le fruit de son travail : il ne manque de rien et ne donne
plus dans ces rêves de fortune causés par le défaut du nécessaire : il n'a pas besoin
de perdre deux journées de dimanche et lundi à se délasser des fatigues de la
semaine et en oublier les ennuis, puisque son travail est métamorphosé en plaisir
continu. La dépense du peuple est communément bornée à la dette du minimum à
lui avancé, et inférieure au produit de son travail.
Le peuple a donc dès la 1re année un petit capital à placer, ne fût-ce qu'un 100e
d'action. Dès lors il est intéressé dans la 2e classe de dividendes, et on verra plus
loin qu'il est, pour les enfants mêmes, des chances d'intérêt dans le 3e dividende
affecté au talent. Le système d'Harmonie serait imparfait et mal lié, s'il ne
s'attachait pas à intéresser chaque sociétaire par les trois ressorts, capital, travail et
talent. La bienveillance ne serait pas générale et réciproque, si le mécanisme
péchait sur l'un de ces trois liens.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 343
Mondor veut cultiver des pêches ; mais il ne veut pas se mêler de la destruction
des insectes qui dévorent les pêchers. Il ne s'en occupera pas dans la Série des
pêchistes : la poursuite des insectes est confiée à quelques enfants aspirants, et
dirigés par un patriarche doyen de cette Série. Mondor a le double avantage de ne
pas se mettre en peine de cet important travail, et de le voir parfaitement exécuté
par des élèves de Série, la plupart pauvres, que ce travail rendra intéressants à ses
yeux. Mondor n'aime pas à s'occuper des greffes ; il en laisse le soin au groupe des
greffeurs, composé de quelques praticiens habiles, et il en admire les succès.
Mondor n'aimerait pas se charger d'une correspondance pour l'extraction des
espèces précieuses ; il se repose de ce travail sur le groupe du secrétariat de Série,
qui recueille tous les renseignements nécessaires.
Quel est donc l'emploi de Mondor ? Il aime à s'occuper de la taille des
espaliers ; il a des prétentions dans l'art d'émonder l'arbre et le faire fructifier
abondamment ; il se fait une fête, au printemps, d'arriver, la serpette à la main,
avec le groupe des émondeurs ; il fournit avec empressement une séance de deux
heures au milieu de sectaires bien vêtus, polis, loyaux, bienveillants, et tous attirés
comme lui, par passion, à ce genre de travail.
Tous les sectaires félicitent Mondor sur son habileté : il paie même tribut de
louanges aux divers groupes qui ont secondé son travail dans les diverses branches
d'échenillage, greffe, correspondance, etc. Comme chef d'apparat ou colonel de la
Série, Mondor est celui qui reçoit les compliments de la Phalange et des étrangers,
sur les fruits de cette Série, dont les séances industrielles ont été pour lui autant de
parties de plaisir. Comment ne serait-il pas attiré à ce travail, dont il n'a exercé que
la branche qu'il lui a plu de choisir, que l'émondage ou taille des arbres ?
S'il veut en civilisation cultiver des arbres à fruit, quel plaisir y trouvera-t-il ?
Des contrariétés sans nombre, des fraudes et dégoûts qui se termineront peut-être
par le vol de ses fruits, comme il arriva à un maréchal de Biron qui aimait
beaucoup cette culture. Tous ses fruits lui furent volés en une nuit, à la veille de la
récolte : il était vieux et en mourut de chagrin. Le vol, un des nombreux obstacles
qui disparaissent dans l'Harmonie, suffirait à lui seul pour dégoûter de la culture
les riches civilisés.
Rallions ce parallèle au principe, sujet de ce chapitre. Mondor est heureux et
secondé, parce qu'il est propriétaire composé, dont les intérêts sont liés à ceux de
tout ce qui l'entoure. Biron n'est que propriétaire simple, sans intérêt sociétaire
avec ses agents et voisins ; il est trahi par eux ; c'est la loi de nature. Si Dieu nous
destine à l'Association, n'est-il pas dans l'ordre que l'homme soit malheureux hors
du mécanisme voulu par Dieu ?
Les ressorts qui, en Harmonie, attachent les riches à l'industrie, sont les mêmes
qui attachent les pauvres à la classe riche. Phébon est sans fortune ; mais il est
précieux dans plusieurs Séries, par ses connaissances pratiques. Il est recherché
dans les assemblées cabalistiques et les repas de corps que donnent tous les chefs
d'apparat. D'ordinaire les groupes et Séries élisent, pour chefs de parade, les plus
riches sectaires ; et pour chefs de direction, les plus instruits. Or, il est d'usage que
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 345
les chefs d'apparat traitent, chacun une fois par an, les inférieurs de leur Série ou
de leur groupe, et flattent celui qui sert les rivalités par ses lumières.
D'autre part, les pauvres, en affaires de parti, s'attachent fortement à un chef
opulent qui apprécie leur travail, leur influence, et qui s'unit cabalistiquement avec
eux. De là vient que le vieillard aujourd'hui le plus pauvre et le plus dédaigné, est
en Harmonie très-recherché des riches, parce qu'il a nécessairement acquis une
grande expérience dans toutes les Séries qu'il a fréquentées pendant sa jeunesse. Il
devient précieux à tous les chefs opulents de ces Séries ; ils voient en lui le soutien
de leurs cabales émulatives.
D'ailleurs, Phébon n'est pas pauvre s'il est avancé en âge ; car il peut se classer
au chœur 15 des Vénérables, qui a droit à un service de 2e classe, et jouit d'autres
avantages. Or, dès que le pauvre n'a rien à demander, la défiance du riche est
dissipée ; d'autant mieux que l'éducation d'Harmonie donne au pauvre des
manières aussi polies que celles du riche. Dès lors il ne reste plus, entre ces deux
classes, aucun de ces nombreux motifs d'antipathie qui aujourd'hui obligent le
riche à se tenir sans cesse en garde contre l'indigent.
Si la vieillesse pauvre a tant de moyens d'intimité avec la classe riche, il en est
bien davantage pour la jeunesse pauvre : on en jugera aux chapitres spéciaux. Je
n'ai envisagé ici que le problème le plus difficile, celui d'union entre les deux
classes extrêmes, sous le rapport de l'intérêt qui, aujourd'hui, établit entre ces deux
classes une guerre de fait, par les tentatives continuelles du pauvre pour spolier
individuellement le riche, et du riche pour spolier collectivement les pauvres.
Dans les chapitres suivants, où je traiterai du faste des Séries, de l'élégance de
leurs ateliers et autres appâts attrayants pour les riches, on comprendra mieux
encore que l'homme riche prenne parti dans une quarantaine de sectes agricoles et
manufacturières qui s'empresseront de l'amorcer, en lui offrant la partie la plus
attrayante du travail.
D'ailleurs, l'attraction qui est bizarrement distribuée par la nature, entraînera
peut-être Mondor aux fonctions les plus rebutantes. Ce n'est pas un travail bien
séduisant que celui de serrurier ; cependant le Roi Louis XVI en faisait sa
récréation favorite.
Ainsi, parmi les enfants élevés dans l'Harmonie, on verra souvent les plus
riches se passionner pour les travaux qui nous semblent grossiers, et qui ne le
seront plus dans les brillants ateliers de ce nouvel ordre ; car, dit un adage, « il
n'est point de sot métier ; il n'est que de sottes gens. »
Admettons provisoirement cette convenance industrielle des diverses classes
harmoniennes ; elle sera étayée plus loin de cent démonstrations : raisonnons sur
cette hypothèse.
Le peuple d'Harmonie qui verra sans cesse le riche se mêler à ses groupes, à ses
sectes, et qui d'ailleurs sera bien pourvu du nécessaire, bien assuré de rétribution et
avancement proportionnel à son travail ; ce peuple, qui aura de nombreuses
perspectives de fortune dont je parlerai plus loin, perdra entièrement sa
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 346
CHAPITRE II.
Indépendance individuelle dans les Séries passionnelles.
Dans cette section affectée aux esquisses du passionnel, nous avons à préluder
sur les accords d'intérêt et de caractère. Il faut des aperçus en morale harmonienne,
et des aperçus en politique harmonienne. Élevons-nous par degrés de l'une à
l'autre, en donnant deux chapitres à la morale, deux chapitres au mixte, et deux
chapitres à la politique.
Nous abordons ici le sujet le plus important en Harmonie domestique, l'accord
passionné des serviteurs avec les maîtres, l'art d'exciter le dévouement respectif
entre les deux classes. Est-il un art dont la civilisation soit plus éloignée ? ou pour
mieux dire, n'est-elle pas antipathique avec tout accord des inégaux, notamment
celui des maîtres et des valets ? On va voir comment cette branche d'unité
domestique, si impraticable dans l'état actuel, s'établit en Association sans aucune
sagesse politique, et par le seul essor des passions.
Rien n'est plus opposé à la concorde que l'état actuel des classes de domesticité
et de salariés. En réduisant cette multitude pauvre à un état très-voisin de
l'esclavage, la civilisation impose par contre-coup des chaînes à ceux qui semblent
commander aux autres. Aussi les grands n'osent-ils pas se divertir ouvertement
dans les années où le peuple souffre de la misère. Le riche est sujet aux servitudes
individuelles comme aux collectives. Tel homme opulent est souvent parmi nous
l'esclave de ses valets ; tandis que le valet même jouit dans l'Harmonie d'une
complète indépendance, quoique les riches y soient servis avec un empressement
et un dévouement dont on ne peut pas trouver l'ombre en civilisation : expliquons
cet accord.
Aucun sociétaire dans l'Harmonie composée (8e période, II) n'exerce la
domesticité individuelle ; et pourtant le plus pauvre des hommes a constamment
une cinquantaine de pages à ses ordres. Cet état de choses dont l'énoncé fait
d'abord crier à l'impossible, comme tous ceux du mécanisme des Séries, va être
facilement compris.
Dans une Phalange, le service domestique est géré, comme toute autre
fonction, par des Séries qui affectent un groupe à chaque variété de travaux.
Lesdites Séries, dans les moments de service, portent le titre de pages et pagesses.
Nous le donnons à ceux qui servent les Rois ; on le doit à plus forte raison à ceux
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 348
qui servent une Phalange ; car elle est un Dieu agissant ; elle est l'esprit de Dieu,
puisqu'elle se compose des douze passions harmonisées par
Attraction passionnelle,
Vérité pratique, et Unité d'action.
Justesse mathématique,
C'est donc servir Dieu, que de servir la Phalange collectivement ; et c'est ainsi
qu'en Harmonie le service domestique est envisagé. Si on ravalait comme
aujourd'hui cette branche primordiale d'industrie, l'équilibre passionnel deviendrait
impossible.
À cet ennoblissement idéal du service, on joint l'ennoblissement réel, par la
suppression de dépendance individuelle qui avilirait un homme en le subordonnant
aux caprices d'un autre. Analysons le mécanisme du service collectif libre, dans
une fonction quelconque, celle de camériste (femme qui fait les chambres, les lits).
La pagesse Délie sert dans le groupe des caméristes de l'aile droite ; elle est
brouillée avec Léandre ; elle omet son appartement dans la visite du corps de logis
dont elle est chargée ; d'autres la suppléeront : il n'en est pas moins bien servi ; car
Églé et Phillis, deux des pagesses de ce groupe, se chargent de l'appartement de
Léandre qu'elles affectionnent.
Il en est de même aux écuries : si le cheval de Léandre est quitté aujourd'hui
par un des pages, il est repris et pansé par un autre page, ami de Léandre, ou par
les pages de ronde. Ainsi dans toute branche du service, chacun voit s'empresser
pour lui ceux dont il possède l'attachement, et à défaut de qui il serait soigné par la
masse du groupe.
Chacun peut, dès l'heure suivante, rencontrer dans d'autres fonctions ceux qui
l'ont servi l'instant d'auparavant, et qui se trouveront peut-être ses supérieurs en
changeant du travail. Églé servait Léandre à 7 heures : mais à 9 heures il y a séance
d'Abeillerie ; Léandre est un des nouveaux sectaires ; il n'a pris parti aux Abeilles
que depuis six mois ; il est encore neuf dans ce travail ; Églé qui l'exerce depuis
l'enfance, y est très-habile, et Léandre se trouve sous ses ordres à l'Abeillerie, dans
la fonction où il s'entremet.
Sous un tel régime, personne ne s'inquiète de se faire donner des soins
domestiques ; on n'a sur ce point qu'à fixer son choix sur les prétendants ; car sur
vingt pages qui servent telle écurie, il y en aura au moins dix en liaison très-intime
avec Léandre, par affinité cabalistique dans plusieurs Séries [des jardins, des
vergers, de l'opéra ;] de sorte qu'il ne manquera jamais d'un ami pour le soin de son
cheval qui, dans tous les cas, serait très-bien soigné par les pages de ronde. Mais
c'est un des charmes de l'Harmonie que de voir, dans toutes les menues branches
du service, un ami s'empresser pour vous, et un ami d'autant plus intelligent, que le
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 349
vrai tison d'enfer, peut devenir en Harmonie un gage de plaisir et de santé, quel est
le vice moral ou physique de civilisation que l'Harmonie ne puisse transformer en
gage de bonheur ?
Qu'on prenne acte de cet engagement : je le remplis peu à peu dans chaque
chapitre : celui-ci vient de montrer le service domestique, l'un des principaux
ennuis de l'état actuel, devenu un charme pour les maîtres et les serviteurs. Il en
sera de même de tous les vices dont la cure a désorienté les Esculapes sociaux. Un
seul ressort, la Série pass., va métamorphoser tous les maux en biens, va nous
convaincre de la sagesse immense du créateur des passions, et de l'impéritie des
soi-disant siècles savants, qui insultent au plus bel œuvre de Dieu, aux passions
dont ils ont refusé d'étudier le destin sociétaire.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 353
CHAPITRE III.
Faste productif des Séries passionnelles.
Table du Premier livre
J'ai donné dans les deux premiers chapitres les plus douces perspectives aux
amis de la morale. Peuvent-ils désirer rien de plus satisfaisant qu'une paix sincère,
un lien affectueux entre les deux classes riche et pauvre, si constamment ennemies
depuis l'origine de la civilisation ? Quelle moralité espérer, tant que la duplicité
d'action ou discorde des classes extrêmes règnera dans le monde social, et que ces
deux classes ne pourront trouver un simulacre de paix que dans la ligue des grands
pour contenir le peuple irrité par la misère !
Je viens de traiter de leurs accords futurs sous les rapports de coopération
agricole et domestique. On peut augurer que si l'union s'établit dans ces deux
relations, elle règnera dans toutes les autres. Mais n'oublions pas que ces deux
sections ne sont que des tableaux, des aperçus de l'union harmonienne : quand les
esprits seront bien nourris d'aperçus du nouveau mécanisme, il sera temps de
passer aux preuves.
Achevons sur le coup d'œil de la Phalange, examinée en accords passionnels
qui comprennent la politique et la morale : je viens de faire le lot aux moralistes ;
les deux derniers chapitres seront pour la politique ; donnons les deux moyens à
des détails mixtes, et d'abord à la direction du luxe, qui est une question mi-partie
de morale et de politique.
Les formes et directions du luxe varient selon les périodes sociales. En
barbarie, 4e période, la parure est corporelle : un Algérien est chamarré d'or ; il
semble un Crésus ; mais si on visite l'intérieur de sa baraque, on trouve un mobilier
moindre que celui d'un artisan civilisé. Le civilisé, au contraire, ne déploie son
luxe que dans les édifices, meubles, festins, équipages : malgré sa richesse, il est
quelquefois vêtu moins bien que ses valets.
Il est donc évident que le luxe change de direction et de formes selon les
périodes, et qu'en passant de la 5e période ou civilisation, aux périodes plus élevées
6e, 7e, 8e le luxe pourra prendre une direction tout à fait différente de celles que lui
donnent les coutumes civilisées.
Le luxe de l'Harmonie, ou 8e période, est corporatif ; chacun s'y attache à faire
briller les groupes et Séries qu'il favorise. On voit un germe de ces penchants dans
certaines corporations actuelles : souvent un colonel opulent fait de la dépense
pour distinguer son régiment, par la musique, les ornements ; et ce chef sera peut-
être fort négligé dans sa toilette, quoiqu'employant des sommes à parer un millier
de ses inférieurs.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 354
Toute corporation est orgueilleuse. Nos coutumes ont fait de l'orgueil un vice
capital ; les Séries pass. en feront une vertu capitale, une vertu civique, dont elles
recueilleront, entre autres avantages, l'émulation des industrieux et la perfection
des produits.
Si nos corporations civilisées répugnent déjà l'apparence de pauvreté, on peut
concevoir que celles d'Harmonie répugnent même l'apparence de médiocrité. La
régence d'une Phalange fournit à chaque groupe tout ce qui est nécessaire pour la
grande propreté : mais les riches sectaires y ajoutent selon leur amour-propre et
leur générosité.
Lucullus est capitaine du groupe des bigarots rouges, et Scaurus du groupe des
bigarots bruns. Ces deux rivaux font, pour soutenir la rivalité, les mêmes folies
qu'un prince pour sa maison de plaisance. Ils font construire à leurs groupes des
chariots et hangars plus brillants que notre attirail d'opéra. Chacun d'eux fait bâtir à
ses frais, au centre des lignes de cerisiers, un pavillon magnifique, en place du
hangar modeste que la régence avait fourni.
De là vient qu'une secte ou Série pass. est toujours somptueuse en ornements et
équipages, soit au travail, soit dans les parades. On accepte ces présents des
sectaires opulents, non comme faveur, mais comme libéralité qui tend au relief de
la corporation et de sa branche d'industrie, au soutien de ses rivalités avec d'autres
Phalanges.
Dans un ordre sociétaire où tout devra s'exécuter par attraction, comment
pourra-t-on construire par attraction les édifices particuliers, tels que le belvédère
ou castel de chaque groupe ? Un tel édifice n'est point payé par la Phalange ;
comment y entremettre collectivement les Séries de maçons et charpentiers, qui ne
sont à la solde de personne ? En outre, la plupart de leurs membres peuvent être
jaloux du groupe qui fait élever un superbe château et veut éclipser les autres.
Dans ce cas il faut bien, par exception aux règles générales, que les maçons et
charpentiers soient indemnisés par celui qui a voulu individuellement cette
construction. Nous avons à examiner si l'attraction des maçons et charpentiers
coïncidera avec cette fantaisie.
L'amour-propre les déterminera d'emblée. Chacun d'eux est associé à 40 ou 50
Séries, et souhaite que les gens riches desdites Séries se mettent en frais pour le
luxe des travaux. Il n'est pas de moyen plus sûr que de stimuler ces riches sectaires
les uns par les autres : en conséquence, chacun servira ardemment Lucullus dans
son projet de construire un pavillon au groupe des bigarots rouges, et Scaurus qui
voudra en construire un plus beau au groupe des bigarots bruns.
On s'appuiera de cette libéralité pour exciter tous les riches sociétaires des
autres groupes à l'imitation. Les Séries de maçons et charpentiers invitées à ce
travail seront stimulées par toutes les autres, intéressées à ce que les chefs de
groupes se distinguent, et que l'exemple de Lucullus et Scaurus puisse gagner de
proche en proche. Toutes les Séries souhaitent que les riches se piquent à l'envi de
magnificence industrielle dans les divers cantons ; que les cultures et ateliers
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 355
1
C'est encore un des mille plaisirs que les riches civilisés ne peuvent pas se procurer. Ils n'ont pas
de ces collecteurs ambulants qui viennent donner en tous genres des nouvelles du globe entier,
des abrégés succincts, comme était en 1790 le journal dit Beaumont : encore ce journal ne
traitait-il que de la politique. Les Harmoniens, à dîné, veulent papillonner sur 7 à 8 sujets
différents, de la politique aux théâtres, du commerce aux amours, etc., etc. ; il leur faut donc
plusieurs de ces feuilles abréviatives, intitulées esprit des journaux ; il leur faut de plus, des
conteurs qui abrègent encore la feuille, dispensent une table de la lire, et lui en débitent en
passant ce qui peut intéresser la compagnie. Le journaliste qui fait ces abrégés n'écrit que pour
les masses, le nouvelliste courant les tables sait faire à chacune la répartition de ce qui lui est
agréable. On rencontre des caractères qui ont ce goût de conter et parcourir ; ils ne sont utiles à
rien en civilisation ; ils seront très-précieux en Harmonie, ainsi que tant d'autres caractères dont
on n'a aujourd'hui aucun emploi.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 356
du soupé des pères, et doivent être couchés par convenance avec les relations de ce
nouvel ordre, où les gens âgés, aussi bien que les jeunes, sont en relations joviales
aux heures du soupé, et n'ont que faire de nos délassements de ménage, comme la
société des tendres enfants hurlant, brisant, souillant, etc.
En Harmonie, on aime que les enfants travaillent utilement pendant le jour, et
qu'ils se couchent dès les huit heures du soir, afin de ne pas gêner les délassements
des pères, et pouvoir se lever le lendemain de bon matin, ainsi que l'exigent leur
santé, leur intérêt, leur éducation et les convenances générales.
Et comme la nature a distribué toutes les attractions en affinité avec l'état
sociétaire, il arrive que les enfants harmoniens demandent à se coucher de bonne
heure. Ils se sont levés très-matin, la plupart à trois heures (voyez les articles
Petites Hordes) ; ils ont passé la journée en exercice continu, quoique sans excès,
vu la variété de séances ; ils tombent de fatigue à huit heures du soir, et on ne
pourrait pas les avoir au soupé de neuf heures ; ils y seraient ou endormis, ou
déplacés s'ils n'y dormaient pas. C'est pour les en éloigner que la nature leur a
donné un penchant à se coucher avant les pères. Aussi l'enfant n'acquiert-il la force
de veiller jusqu'à dix et onze heures du soir, que lorsqu'il approche de la puberté,
âge où il sera nécessaire qu'il assiste aux soupés.
Les civilités d'Harmonie diffèrent absolument des nôtres : on ne fait point de
visites inutiles, et qui emploieraient un temps précieux ; on se voit assez dans les
repas, dans les groupes industriels, à la bourse, aux fêtes du soir. Un étranger va
voir ses amis dans leurs réunions de travail. Voulez-vous faire à Lucullus une
visite flatteuse pour lui ? Allez le trouver au milieu des cerisistes, au groupe des
bigarots rouges dont il est capitaine, dans le verger où il est en fonctions et en habit
de travail ; à la fin de la séance, vous déjeunerez ou goûterez avec lui et son
groupe, dans le superbe château bâti à ses frais, et au frontispice duquel le groupe a
fait graver cette inscription :
Ex munificentiâ Luculli, Cerasorum clarissimi sectatoris.
C'est là qu'il déploie son faste et qu'il aime à faire admirer les cultures des
collègues chéris qu'il préside.
Ainsi les coutumes et la politique d'Harmonie tendent à reporter sur l'industrie
productive tout l'éclat, tout l'appui du luxe qui aujourd'hui ne s'attache qu'aux
fonctions improductives, et laisse les cultures et ateliers dans la plus dégoûtante
misère.
Ajoutons que les dépenses faites par un riche sectaire, pour ses Groupes et
Séries, ne coûtent point ce qu'elles semblent devoir coûter. Par exemple, qu'un
colonel traite 24 sectaires, état-major et capitaines de sa Série, en chère de
commande qui est d'un prix supérieur à celle de 1re classe, on peut estimer cette
commande à 4 fr. par tête, pour le repas qui coûterait 12 fr. à Paris et 36 à Londres.
Son repas de 24 personnes et lui 25e devrait coûter 100 fr. ; il faudra en déduire le
pris du dîné qu'ils ne prennent pas aux tables publiques, ce qui donnera par
approximation :
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 357
La dépense ne s’élèvera donc qu'à 53 fr. au lieu de 100 fr. Les gens riches
trouvent à chaque pas en Harmonie une foule de ces économies qui seraient
impraticables en civilisation, où l'on ne peut pas dire à 24 invités : « Je vous donne
un diné plus beau que celui de votre ménage ou de votre auberge ; payez-moi, en
déduction de mes frais, le montant de ce que vous auriez mangé chez vous ». Cette
compensation qui, dans l'ordre actuel, serait plus que sordide, existe pleinement en
Harmonie.
Comment chaque Série, chaque Groupe, réussissent-ils à se partager les gens
riches, utiles dans ce nouvel ordre à la perfection des diverses branches
d'industrie ? L’on va penser que tous les gens riches se porteront à quelques
travaux, comme les orangeries et serres chaudes, les parterres et vergers. Il n'en
sera rien ; les riches comme les pauvres s'adonneront à toute sorte de travaux,
parce qu'on s'enrôle en Harmonie à une quarantaine de sectes. On va voir, aux
deux sections de l'éducation, qu'il existera des appâts suffisants dans chaque
industrie pour y attirer quelques riches ; donnons-en provisoirement les indices.
Si l'éducation civilisée développait, dans chaque enfant, ses penchants naturels,
on verrait presque tous les enfants riches se passionner pour divers travaux très-
populaires, tels que maçonnerie, charpente, forge, sellerie. J'ai cité Louis XVI qui
aimait l'état de serrurier : un Infant d'Espagne préférait celui de cordonnier ; tel roi
de Danemark se plaisait à fabriquer des seringues ; l'ancien roi de Naples aimait à
vendre lui-même, au marché, le poisson de sa pêche ; le prince de Parme, élevé par
Condillac aux subtilités métaphysiques, aux perceptions d'intuition de cognition,
n'avait de goût que pour l'état de marguillier et frère lai.
La grande majorité des enfants riches donnerait dans ces goûts vulgaires, si
l'éducation civilisée n'en contrariait pas le développement, et si la saleté des
ateliers et la grossièreté des ouvriers ne créait des répugnances plus fortes que les
attractions. Quel est l'enfant de prince qui n'ait du goût pour l'une des quatre
fonctions que je viens de citer, maçon, menuisier, forgeron, sellier, et qui n'y fit
des progrès, s'il voyait dès son bas âge ce travail exercé dans de brillants ateliers,
par des gens polis, qui ménageraient toujours aux enfants un atelier miniature,
avec de menus outils et de menus travaux ?
Chaque Série industrielle doit disposer, dans le Séristère, un local pour les
bambins et chérubins qui voudront mordre à l'hameçon. Ces enfants y rencontrent
quelque doyen de l'art, tiré des trois tribus de Révérends, 14, Vénérables, 15, et
Patriarches, 16, qui se plaît à les former au travail. L’atelier est distingué en
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 358
espèces et variétés : si c'est une secte de forge, son Séristère ou salle générale de
Série contiendra des salles de genre, pour serruriers, maréchaux et forgerons ; puis
dans chaque salle, des ateliers d'espèce pour les subdivisions ; et partout, l'atelier
minime ou miniature, destiné aux petits enfants. Ces salles seront tenues, sinon
avec magnificence, au moins avec propreté et méthode.
On sait qu'un-groupe d'enfants ne cherche pas le luxe des édifices il préférera
aux lambris dorés de petites truelles et petites gâches, avec un petit tas de mortier à
broyer ; une menue forge et de menues enclumes qu'on lui ménagera à côté des
lignes de grands forgerons. Ces enfants seront triomphants de pouvoir fournir
quelqu'une des pièces d'un ouvrage fabriqué à leurs côtés dans le grand atelier ; en
outre, ils auront pour véhicule d'émulation l'aspect d'enfants plus grands, âgés de 6,
8 et 10 ans, et exerçant déjà dans quelques travaux de la forge.
Un appât aux enfants comme aux pères sera le luxe de chaque Série en parade.
Celle des forgerons paraît aux jours de sa fête en costume de Cyclopes ; elle figure
ainsi sur le théâtre de sa Phalange : ses salles représentent des antres effrayants,
qui plairont aux enfants mieux que les meubles somptueux d'un salon.
En exerçant ainsi les enfants en bas âge, on leur ménage toujours un levier
d'amour-propre, une portion facile du travail. Construit-on un édifice, on leur
réserve un pan de mur peu important ; on y conduit leur groupe en grand appareil,
en le faisant défiler à la parade matinale, avec ses petits outils et ses costumes de
travail. Ces enfants, après avoir exécuté avec enthousiasme, dans une courte
séance, la tâche qu'ils ont sollicitée, sont aussi fiers que s'ils avaient construit
l'édifice entier, dont ils disent déjà : « C'est nous qui avons bâti ce monument. »
On verra ces détails d'attraction à la section suivante ; bornons-nous aux influences
du faste des Séries, et supposons une action.
Louis XVI, âgé de 4 ans, habite la Phalange de Trianon ; il est passionné pour
la forge, et s'introduit dès le bas âge dans les ateliers des forgerons de Trianon ; il
épouse ardemment les rivalités de leur secte contre les cantons voisins ; il excelle
de bonne heure dans ce travail, auquel une forte attraction l'a conduit ; mais il est
fatigué d'entendre vanter la magnificence des cerisistes de Marly, à qui Dorante a
fait don de châteaux et ornements prônés partout. Louis XVI veut que les
forgerons de Trianon deviennent la Série la plus brillante de France. Parvenu à
l'âge de 19 à20 ans, où il peut disposer d'une portion de sa fortune, il l'emploiera à
faire briller sa secte favorite ; et, après avoir pris le consentement de la Régence
qui doit sanctionner toute construction entreprise par un adolescent, il fait bâtir un
Séristère ou atelier général, semblable aux antres que représente l'opéra dans les
forges de Vulcain ; il y ajoute un costume de parade pour la décoration de la Série.
Ce faste devient un stimulant pour les sectes de forgerons des autres Phalanges, et
de proche en proche on s'efforce de donner partout du lustre aux travaux de la
forge.
Pareille émulation a lieu entre les Séries de toute espèce. Il suffit qu'un homme
opulent en fasse briller quelqu'une, pour entraîner tous les cantons voisins à la
rivaliser en quelque manière, sinon en luxe, au moins en propreté, en perfection.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 359
Cette manie gagnera en Harmonie tous les hommes à grande fortune ; elle portera
le luxe sur le travail et les ateliers, aujourd'hui dégoûtants de pauvreté, de
grossièreté et de saleté.
Ce faste des travaux sera une semaille industrielle, puisqu'il concourra à
passionner les enfants comme les pères pour l'exercice de l'industrie productive.
Alors chacun, au lieu d'employer son superflu à construire des châteaux
individuels qui seraient inutiles en Harmonie, dépensera en bâtisse de beaux
ateliers, beaux belvédères, beaux hangars pour ses sectes favorites.
Cet effet, général dans le mécanisme des Séries pass., donne au luxe une
direction productive. Le luxe d'Harmonie se porte sur le travail utile, sur les
sciences, les arts et notamment sur la cuisine. Le luxe concourt, avec une foule
d'autres véhicules, à rendre ces fonctions attrayantes pour l'enfant comme pour
l'adulte. L'enfant, dans le bas âge, se plaira à parcourir tous les ateliers de sa
Phalange, s'initier à tous leurs travaux dans chaque atelier minime, y acquérir la
dextérité, la vigueur et les connaissances pratiques, et devenir, quelque riche qu'il
soit, un producteur apte à exécuter les travaux comme à les diriger.
Là finira la distinction de producteurs et consommateurs qui existe chez les
civilisés : il n'y a dans l'Harmonie que des producteurs ; et l'on verra plus loin que
l'éducation naturelle, dont le système est UN pour les cinq tribus de l'enfance, initie
les princes comme les plébéiens à toute sorte de fonctions, et leur assure santé,
dextérité et lumières ; triple avantage dont les prive communément l'éducation
civilisée.
Du moment où l'aptitude corporelle s'unit, chez les princes, à l'attraction
industrielle, ils sont producteurs en même temps que consommateurs, et le corps
social ne fait plus différence de ces deux fonctions : elles se trouveront partout
réunies dans chaque individu. Là finira la plus ridicule de nos duplicités sociales,
celle qui crée une classe destinée à consommer sans rien produire. Comment une
société qui opère de la sorte, ose-t-elle parler d'économie politique dont elle
s'éloigne en double sens :
En prodiguant les garanties de protection et de bien-être à la classe qui ne
produit rien ;
En refusant les garanties de minimum et de travail à la classe qui produit tout ?
C'est double bizarrerie : mais, réplique-t-on, cela est inévitable en civilisation.
Je le sais mieux que personne ; aussi observé-je aux philosophes, que s'ils veulent
atteindre à l'économie et à la saine politique, ils ne le peuvent qu'en découvrant une
issue de cette civilisation, qui est un galimatias de toutes les absurdités anti-
économiques et anti-politiques.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 360
CHAPITRE IV.
Du Charme composé permanent ou double prodige qui naît de
l'Harmonie passionnelle.
C'est ici une application des principes établis au VIIe. chap., (2e partie) ; le
monde civilisé est si neuf, si abusé sur la question du bonheur, qu'il faut, selon
Condillac, refaire son entendement sur ce sujet, et ajouter aux théories beaucoup
d'instructions pratiques. Appliquons donc le principe de bonheur composé, aux
aperçus déjà donnés.
Je pourrais dédier ce chapitre aux femmes ; il va justifier leur penchant pour la
magie, tout en la réduisant à sa juste valeur 1. Donnons trois exemples de cette
magie sociétaire, dite charme composé permanent.
1°. Double prodige en richesse. Les civilisés s'estiment fort heureux quand,
pour fruit de leurs travaux, ils arrivent à l'aisance après quelques années de
privations. Les 7/8 d'entre eux sont réduits à supporter le dénuement pendant la
jeunesse, pour n'atteindre, en fin de compte, qu'à la pauvreté dans la vieillesse. On
peut donc nommer classe avantagée, celle qui, pour prix d'une jeunesse laborieuse,
acquiert l'aisance ou « petite » fortune dans l'âge moyen, à 40 ans, où l'on est
encore à temps de jouir. Un tel succès est un demi-prodige, vu les difficultés à
surmonter ; et il y a prodige complet, lorsqu'en débutant sans capitaux, on arrive
par industrie à la grande fortune dès l'âge de 40 ans, ce qui est infiniment difficile
en civilisation.
Mais si on arrivait à la grande fortune de bonne heure, à 20 ans, sans versement
de capitaux et sans autre effort que de se livrer immodérément aux plaisirs de toute
espèce, le charme serait double, il y aurait prodige de faire grande récolte sans
semailles apparentes, et prodige d'obtenir la fortune par l'exercice des plaisirs qui,
en civilisation, la font perdre si souvent à qui la possède.
1
Eh ! quelle est cette juste valeur ? Nos sages se presseront de répondre que la magie est une
charlatanerie à interdire ; j'y souscris, pourvu qu'en réprimant tels charlatans, on n'en accrédite
pas de plus dangereux, comme il est arrivé dans la civilisation moderne.
Qu'avons-nous gagné à confondre les vieilles chimères de magie et de sortilège ? Nous sommes
tombés de Scylla en Charybde : et je puis prouver que, chimère pour chimère, l'ancien règne de
la magie blanche ou noire était bien plus rapproché de la nature que le règne actuel des magies
économique, civique, philanthropique, idéologique, par lesquelles on mystifie les nations plus
lestement qu'aucun magicien n'ait jamais mystifié les individus.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 361
d'ordinaire, n'ont lieu qu'à la fin du repas, et dans les séances trop longtemps
prolongées.
En partant de ce principe, on doit conclure que plus les plaisirs seront
nombreux et fréquemment variés, moins on pourra en abuser ; car les plaisirs,
comme les travaux, deviennent gage de santé quand on en use modérément. Un
dîné d'une heure, varié par des conversations animées qui préviennent la
précipitation et la gloutonnerie, sera nécessairement modéré, servant à réparer et
augmenter les forces, qu'userait un long repas sujet aux excès, comme les grands
dînés de civilisation.
L’Harmonie qui présentera, surtout aux gens riches, des options de plaisirs
d'heure en heure, et même de quart d'heure en quart d'heure, préviendra donc tous
les excès par le seul fait de la multiplicité des jouissances ; leur succession
fréquente sera un gage de modération et de santé. Dès lors chacun aura gagné en
vigueur, à proportion du nombre de ses amusements. Effet opposé à ceux du
mécanisme civilisé, où la classe la plus voluptueuse est partout la plus tôt
dépourvue de vigueur. On ne doit pas en accuser les plaisirs, mais seulement la
rareté de plaisirs, d'où naît l'excès qui semble autoriser les moralistes à condamner
la vie épicurienne.
L'ordre sanitaire, ou équilibre et modération dans l'usage de nos sens, naîtra
donc de l'affluence même des plaisirs, aujourd'hui si pernicieux par les excès que
provoque leur rareté. Un tel résultat sera double prodige, charme composé
permanent, relativement à la santé.
1°. Il transformera en gage de vigueur cette vie épicurienne qui, dans l'état
actuel, est voie de perdition, tant de la santé que de la fortune.
2°. En prodiguant aux riches ces alternats continuels de plaisirs, il transformera
en voie de santé la richesse, qui aujourd'hui n'est communément que voie
d'affaiblissement ; car la classe riche est toujours la plus sujette aux maladies ;
témoins les gouttes, rhumatismes et autres maux qui s'acharnent sur le prélat et le
ministre, et n'entrent pas dans la cabane du paysan, où d'autres maladies, comme
les fièvres, ne pénètrent que par excès de travail et non de plaisir.
Ici se trouve résolu le problème posé sur la goutte et les germes de maladies à
transformer en germes de vigueur. LA GOUTTE ne provient que des abus de bonne
chère et autres jouissances ; elle rentre dans la théorie d'équilibre sanitaire que je
viens de décrire, et qui fondant les contrepoids sur l'affluence et la rapide
succession des Plaisirs, métamorphose en gage de santé toute jouissance dont
l'abus est germe de maladie en civilisation.
3°. Double prodige en mécanisme. Je l'ai déjà énoncé : c'est la propriété qu'ont
les Séries pass. d'élever les économies en raison de la multiplicité des caprices et
raffinements sensuels.
On a vu, à l'article boulangerie, qu'une Phalange peut fabriquer trente sortes de
pain à moins de frais qu'un seul pain qui, par sa monalité d'espèce, aurait le vice de
ne point exciter les rivalités cabalistiques, et qui par suite ne répandrait aucun
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 363
charme sur les travaux, ne mettrait pas en jeu les leviers économiques de
l'Attraction.
Nous regarderions déjà comme prodige économique, l'art de mener un train de
vie fastueux, sans dépenser plus que si on vivait dans la médiocrité ; que sera-ce de
l'art de dépenser beaucoup moins dans le grand faste, que si on végétait dans la vie
bourgeoise ! Il y aura encore dans ce résultat un prodige redoublé ou charme
composé, dont on verra l'extrême facilité dans les détails qui seront donnés
postérieurement.
Il suffit d'avoir cité trois de ces effets miraculeux, pour désigner ce que
j'entends par le charme redoublé, qui est propriété constante des Séries pass. : le
monde une fois organisé selon cette méthode verra, dans chacune des fonctions
sociales, s'opérer ces doubles miracles qui seront un sujet d'enchantement
continuel pour les Harmoniens, et d'activité incalculable dans leurs travaux.
De là naîtront deux passions bien inconnues parmi nous : l'enthousiasme pour
Dieu, auteur d'un si bel ordre social, et la philanthropie ou amour de tout le genre
humain, du commerce de qui on recueillera, à chaque pas, tant de bienfaits
composés. Ces deux passions nouvelles (et faisant partie de la foyère unitéisme)
seront si puissantes sur les Harmoniens, que les louanges de Dieu s'entremêleront à
tous leurs plaisirs, et que l'hospitalité y sera partout plaisir au lieu de vertu.
Les prodiges composés, tels que je viens de les décrire, sont des effets si
étrangers à l'ordre civilisé, que les lecteurs ne pourront pas admettre une
perspective si brillante ; elle n'excitera que des objections d'impossibilité et de
vision magique.
Je ne me dissimule pas ce vice apparent ; mais je pose rigoureusement la thèse
du charme composé ou double miracle, comme propriété inhérente à tout
mécanisme de Séries pass. bien équilibrées. Je mettrai toute l'exactitude possible à
en fournir des preuves qui non-seulement lèveront tous les doutes, mais
démontreront que j'affaiblis encore le tableau, et que souvent le charme, au lieu de
se borner au mode composé ou double prodige, s'élèvera au sur-composé ou triple,
au bi-composé ou quadruple miracle 1.
1
Les magiciens et leurs disciples sont coupables d'un tort indépendant de celui de charlatanerie ;
c'est le tort de simplisme (je ne peux pas dire simplicité ni simplesse, mots qui offrent deux sens
étrangers à celui que je vais exprimer).
Nos magiciens passés (car il n'en existe plus) s'étudiaient à opérer des miracles simples ; c'était
méconnaître la destinée de l'homme, qui est composée, et ne tend qu'aux effets composés. Nous
devons, en fait de miracles, aspirer à obtenir double prodige ou rien ; toute merveille simple
étant hors du cercle des destinées humaines, exceptés les cas où le simple figure en relais du
composé.
Une merveille simple ne remplit point les vœux de l'homme, qui, stimulé par la 12e passion, la
Composite, ne peut s'accommoder ni d'un bonheur simple, ni d'un prestige simple. Il veut non-
seulement le composé ou double enchantement, mais il le veut en permanence. Tel est l'effet
réservé aux Séries pass., mécanisme qui produit en tout sens les doubles miracles dont on va
jouir à volonté par tout le globe.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 364
5. Il voit son fils, l'appui de son industrie, enlevé pour les milices dont le riche
est exempt de droit ou de fait.
6. Il voit sa femme et sa fille, si elles sont belles, engagées inévitablement dans
la prostitution, par les pièges du riche voisin pourvu de la clef d'or.
7. Il est privé de la protection des tribunaux : point de justice pour le pauvre ; il
n'a pas même de quoi consulter et réclamer ; et quand il le tenterait, il échouera
contre un riche adversaire qui le traînera d'instance en instance.
Enfin le plus souvent, le fruit de ses peines est pour un maître, et non pour
lui, qui n'a aucune participation au produit de son labeur.
Voilà, au lieu de charme composé, un orage de disgrâces et de persécutions
pour le peuple industrieux ; effet nécessaire du mouvement subversif ou civilisé,
qui produit en tout sens l'opposé des biens sociétaires ?
On doit donc, par analogie, attendre de l’Harmonie autant de charmes pour
l'industrieux, que la civilisation fait pleuvoir sur lui de calamités. Je reviendrai
encore sur ce problème du bonheur composé qu'il faut fréquemment remettre en
scène, car il est pierre de touche dans toutes les dispositions sociétaires ; il y aurait
vice de mécanique dans celle qui n'atteindrait pas ce but, et qui tendrait à nous
limiter aux illusions de bonheur simple, d'où résulte toujours le malheur composé.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 366
CHAPITRE V.
Armées industrielles de l'Association.
Il n'est aucun sujet qui s'allie mieux à la politique. L’aperçu des années
harmoniennes et de leurs prodiges industriels doit y tenir le premier rang.
Terminons donc nos esquisses, en donnant le chapitre 5 aux descriptions des
travaux et prodiges des armées attrayantes, et le chapitre 6 aux théories de régime
harmonien sur les subsistances, dont la sage distribution est le point essentiel en
politique.
L’industrie sociétaire devant s'exercer constamment par attraction, il faudra que
les armées productives de l’Harmonie soient rassemblées et mues par attraction,
par appât du plaisir, et variant leurs travaux de deux en deux heures, comme ceux
de la Phalange.
On verra, quand il en sera temps, quels ressorts l'Association sait mettre en jeu
pour amener sur le terrain un million d'athlètes industriels, tirés de cinquante
empires qui fournissent chacun vingt mille hommes : supposons provisoirement la
réunion opérée, et spéculons sur les résultats de ses travaux.
Belle perspective pour les fournisseurs ! Je les vois jubiler, à cette annonce
d'armées d'un million d'hommes : inutile espoir ! Il n'y a dans ces immenses
réunions pas un écu de bénéfice pour les sangsues. Chaque détachement se défraie
lui-même. Si l'armée d'un million d'hommes a été fournie par cent mille Phalanges,
à dix hommes en moyen terme, chacune des cent mille est chargée de la dépense
de sa cohorte. On n'a ni caisses militaires, ni magasins de vivres ou d'équipement.
Tout se trouve approvisionné par quelques lettres. On verra cet effet au traité du
commerce véridique, et des facultés que donnent ses entrepôts. Jusque-là, il faut
supposer l'armée réunie et vivant très-bien sans fournisseurs ni magasins spéciaux.
Notre objet n'est que de disserter sur ses travaux, et faire le parallèle de la gloire
des années actuelles avec celle des armées futures.
J'admets, si l'on veut, que les légions romaines détruisant 300,000 Cimbres à
Saint-Rémy se couvrent de gloire et moissonnent des lauriers ; mais ne serait-il pas
plus glorieux à ces deux armées Gauloise et Romaine, de se réunir pour créer au
lieu de détruire ? de se distribuer d'Arles à Lyon, et jeter, dans le cours d'une
campagne, trente ponts de pierre sur le Rhône ; élever sur tous ses bords des digues
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 367
pour sauver de précieuses terres qu'il importe chaque année ? Une telle gloire, ce
me semble, vaudrait bien les moissons de lauriers de nos héros, dont la réunion ne
laisse toujours qu'une moisson de cyprès aux contrées qui sont le théâtre de leurs
exploits.
On objecte : si les armées harmoniennes peuvent en une campagne exécuter ces
prodigieux travaux, que restera-t-il à faire pour la campagne suivante ? Plaisante
question ! Tout est à faire en industrie. Il faudra au moins 100 ans d'efforts de ces
grandes armées, pour recouvrir de terre végétale et reboiser les montagnes des
Alpes et des Pyrénées, que nos savants ont laissé déchausser, pour nous conduire à
la perfectibilité des abstractions métaphysiques.
Les années harmoniennes sont de 12 degrés, conformément au tableau (II, nos 2
à ). Le plus bas degré, 2e, assemble trois à quatre cohortes ; leurs emplois sont un
sujet que je ne peux ici qu'indiquer sans même l'effleurer ; mais il est force d'en
faire mention dans ces deux sections données aux aperçus.
Conformément à la thèse de dualité et contre-essor du mouvement (II),
l'Association doit avoir la propriété de rassembler des armées productives, comme
la civilisation en rassemble de destructives.
Et par opposition à l'ordre civilisé qui enrôle ses héros en leur mettant la chaîne
au cou, l'ordre sociétaire doit enrôler les siens par amorce de fêtes et plaisirs
inconnus dans l'état actuel, où une armée de cent mille hommes ne connaît d'autre
plaisir collectif que celui de détruire, incendier, piller, violer.
Malgré les jérémiades sur la pénurie des finances, chaque état trouve des
capitaux immenses, quand il s'agit de rassembler et approvisionner ces masses
destructives. J'ai ouï dire à un ingénieur russe, qu'au siège de Rutschuk, en 1811,
chaque bombe lancée sur la ville coûtait à la Russie 400 fr., par suite des frais de
transport. Que de dépenses pour la destruction des hommes et des édifices ! Quel
fortuné changement serait-ce, qu'un ordre de choses qui rassemblerait pareilles
masses d'hommes pour des travaux utiles ! C'est vraiment sur ce souhait que les
sceptiques s'écrieront, belles chimères, contes de fées, illusions d'une Harmonie
qui n'est pas faite pour les hommes !
Cette branche d'illusions (armées industrielles) sera une des premières à se
réaliser dès la fondation de l'Harmonie, parce que la jeunesse élevée en civilisation
a beaucoup de penchant pour les réunions d'armée, et que, n'ayant pas été façonnée
à l'agriculture harmonienne, elle y tiendra moins, dans le début, qu'une génération
qui y aura été habituée dès l'enfance ; elle courra d'autant plus avidement aux
grandes et brillantes réunions. Trois motifs entraîneront fortement à ces années
industrielles, dès le début de l'Association.
1°. La campagne s'y passe en divertissements autant qu'en travaux. On y a de
grandes occupations, mais qui alternent avec des fêtes immenses, concourant au
progrès de l'industrie. On en verra une description à l'article Gastrosophie
infinitésimale, 4e tome. Si l'on voulait passionner pour l'état sociétaire tous les
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 368
jeunes gens, tous les Sybarites [et surtout les femmes], il suffirait de donner dès à
présent ces tableaux.
2°. L’on n'y a rien à souffrir des injures de l'air ; chaque détachement étant
abrité en travail par de bonnes tentes, logé dans les camps cellulaires des
Phalanges voisines de son travail, conduit en voiture le matin au lieu du travail et
ramené de même le soir, en cas d'éloignement.
3°. L’avancement y est assuré au mérite par des méthodes fixes : par exemple,
une décoration de service effectif est aussi régulièrement distribuée que celle des
chevrons dans les régiments, et classée par croix à 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
branches, selon le nombre des campagnes. Après la 12e, on est par le fait promu au
rang de Paladin ou Paladine : c'est avancement de fait et de droit, mais non de
faveur. Il en est ainsi de toutes les méthodes employées en Harmonie ; la faveur
n'y est d'aucune influence : on en a vu la preuve à l'article (II) récompenses et
lustre des savants et artistes.
Cette garantie d'équité sera un des plus puissants ressorts pour attirer aux
armées industrielles ; il sera nécessaire de forcer d'amorce en ce genre ; car l'état
sociétaire aura besoin d'armées beaucoup plus nombreuses que les nôtres. J’estime
que pour l'attaque du SAHARA ou grand désert il faudra entretenir une masse de 4
millions d'hommes pendant 40 ans, à 6 ou 8 mois de travail chaque année. Cette
armée s'occupera à boiser de proche en proche, afin de rétablir les sources,
humecter et fixer peu à peu les sables, et améliorer graduellement les climatures.
En réfléchissant sur ces immenses travaux, on en vient aisément à soupçonner
que l'état civilisé et barbare est un travestissement de la destinée, et que l'homme
est fait pour l'unité sociale d'où naîtraient tant de merveilles. Comment nos faiseurs
d'utopies n'ont-ils pas osé rêver celle-ci : une réunion de 500,000 hommes occupés
à construire au lieu de détruire ! Après tout, les frais seraient beaucoup moindres
pour une armée productive ; et, outre l'épargne des hommes égorgés, des villes
brûlées, des campagnes ravagées, on aurait encore l'épargne des dépenses
d'armement et le bénéfice des travaux.
Cette seule considération qui n'exige pas de profonds calculs, devait suffire
pour éveiller les soupçons sur la civilisation et sur la dualité des destins sociaux.
C'eût été la meilleure réponse à faire à nos chantres de perfectibilité de la raison. Il
fallait leur demander, si la véritable raison ne serait pas d'assembler 500,000
hommes pour édifier au lieu de détruire ? Quiconque opinera pour l'affirmative,
conclura par le fait à chercher une issue de la civilisation, qui ne réunit des masses
que pour le ravage et le carnage.
C'est par défaut d'armées industrielles que la civilisation ne sait rien produire
de grand et échoue sur tous les travaux de quelqu'étendue ; elle a autrefois exécuté
de grandes choses, en employant des masses d'esclaves qui travaillaient à force de
coups et de supplices. Mais si des ouvrages comme les Pyramides et le Lac Mœris
doivent être abreuvés des larmes de 500,000 malheureux, ce sont des monuments
d'opprobre, et non des trophées pour la civilisation.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 369
1
Les enfants ne sont admis à l'année qu'en gradation de tribus, c'est-à-dire que les cinq tribus
classées sous les numéros et noms,
2. Chérubins et Chérubines, 4 1/2 à 6 1/2 ans,
3. Séraphins et Séraphines, 6 1/2 à 9
4. Lycéens et Lycéennes, 9 à 12
5. Gymnasiens et Gymnasiennes, 12 à 15 1/2
6. Jouvenceaux et Jouvencelles, 15 1/2 à 19 ou 20 ans, sont réparties dans des années
de nos correspondants à la table (II).
Les Chérubins, aux petites réunions d'un Duarchat ou Vicomté ; c'est la moindre subdivision
bornée à trois ou quatre Phalanges.
Les Séraphins, aux réunions de Triarchat ou Comté, comprenant environ une douzaine de
Phalanges.
Les Lycéens, aux réunions de Tétrarchat ou Marquisat, environ quarante-huit Phalanges.
Et ainsi des autres, selon la table (II).
Campagne industrielle ayant lieu chaque année en Harmonie, on détache pendant l'été une
portion d'individus des trois sexes qu'on répartit dans les années de divers degrés, jusqu'à celles
d'Onmiarchat, qui réunissent des masses tirées de tous les empires du globe.
Arrivé à l'âge d'adolescence, un individu a encore 7 degrés d'armées à parcourir d'année en
année c'est-à-dire qu'il ne peut être admis à une armée d'Omniarchat, qu'autant qu'il a fait une
campagne dans des armées de nos. 7, 8, 9, 10, 11, 12. Il y a exception pour le corps vestalique ;
il est admis d'emblée aux armées de tous degrés. Glissons sur ce détail, puisqu'on ne traitera des
Vestales qu'à la 4e section.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 370
Les magnifiques résultats de ces travaux collectifs étant le sujet le plus digne
de fixer et soutenir l'attention, je l'avais choisi pour première Médiante (II). Le
recueil que j'en avais fait se trouva égaré au moment de livrer à l'impression. L'on
peut le rétablir à la suite de ce 1er livre, où il prend naturellement place, à titre de
tableau de la grandeur industrielle des Harmoniens.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 371
CHAPITRE VI.
Système bi-composé des approvisionnements sociétaires.
1°. Le pain, substance pénible à fabriquer, est peu attrayant pour le peuple, qui
en tous pays préfère la viande et autres comestibles ; et d'autre part, le grain plaît
beaucoup aux animaux et volailles, dont on élèvera une énorme quantité.
2°. Le pain est faible d'attraction industrielle ; tous les travaux qui tiennent à la
production et manutention du pain, comme labourage, moisson, battage,
pétrissage, etc., sont si peu attrayants, qu'il faudra les renforcer d'attraction par le
moyen de cohortes vicinales, ou armées de 1er degré.
3°. Le pain, aliment peu flatteur pour le goût, est astreint à une fabrication
journalière. Elle sera dispendieuse en Harmonie, où il faut allouer à chaque Série
une rétribution d'autant plus forte, que son attribution industrielle est plus faible et
ses travaux plus fréquents.
D'après ces données, il est certain que le prix du pain en Harmonie sera à peu
près double de ce qu'il est, année commune, en civilisation, où l'on ne tient aucun
compte de la dose d'Attraction qu'excite un travail. Cette cherté du pain sera fort
indifférente au peuple, pourvu qu'il soit bien approvisionné de subsistances mieux
assorties au goût général.
Quels comestibles devront l'emporter sur le pain et former la ressource
principale des peuples ? C'est l'Attraction qui va nous l'indiquer ; consultons celle
des divers âges, et d'abord des enfants.
Si on leur présente les trois comestibles suivants, une livre de pain, une livre de
fruits, une livre de sucre, leur choix ne sera pas douteux : ils se disputeront le sucre
et les fruits, et dédaigneront le pain. Quels sont les mets que recherche l'enfant ? Il
aime en régime simple des fruits et du laitage ; puis en régime composé, il aime
ces objets unis au sucre, les confitures, les crèmes sucrées, et même les aliments à
1/4 de sucre, nommés compotes et marmelades.
Telle est la nourriture qu'indique l'Attraction pour les enfants. Et pourquoi la
nature leur inspire-t-elle ce goût ? C'est qu'il convient que l'homme s'alimente en
mode bi-composé, amalgamant les produits de sa zone et de diverses zones, choisis
parmi ceux dont la fabrication est peu coûteuse. Or, on verra dans les chapitres
spéciaux, que les mets cités plus haut, les compotes et marmelades, les croquets et
crèmes sucrées, et enfin les aliments à quart de sucre, coûteront beaucoup moins
en Harmonie que le pain. Ils auront de plus l'avantage d'unir les zones, et les faire
intervenir combinément dans le régime de subsistance générale. Cette méthode,
qui serait dispendieuse en civilisation, devient économique en Harmonie et
nécessaire aux liens généraux.
D'ailleurs, quand le globe entier sera en exploitation régulière, comment
consommerait-on l'immense quantité de sucre que produira la zone torride, si on ne
faisait pas intervenir le sucre dans les comestibles populaires des zones tempérées
et fraîches (je ne dis pas zone glaciale, car elle ne sera que fraîche après la
restauration climatérique, note A) ? Il conviendra donc de provoquer la
consommation du sucre, vu la facilité de conserver ce comestible, et l'économie
attachée aux fabrications sucrées, dont quelques-unes, comme la confiture fine,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 373
D'autre part, l'Harmonie n'amoncelle pas sur un terrain de peu d'étendue ces
fourmilières de populace qu'on voit en Chine, en Bengale, en Naples et en
Vurtemberg. Obligée de réserver partout des pâturages et surtout des forêts pour
entretenir les sources et équilibrer la température, elle ne peut comporter sur le
meilleur terrain, qu'un nombre limité d'habitants, qui n'excédera jamais 2000 par
lieue carrée de « 20 » au degré, et communément 1500 sur ladite surface.
Durant le 1er siècle, elle emploiera en versements coloniaux ses excédants de
population locale. On n'aura plus d'excédant au bout de deux siècles, parce que
l'espèce humaine multiplie fort peu du moment où le mécanisme d'Harmonie est
arrivé à sa plénitude et la race à sa pleine vigueur.
Dans le début, la France, faute de terrain, sera obligée de verser au dehors 4
millions d'habitants superflus ; l'Italie et le Vurtemberg, en proportion. Ces
contrées, quoique faisant des versements au début, remonteront ensuite au degré de
population actuel ; mais ce ne sera que lentement et à mesure qu'on aura reconquis
les montagnes déboisées, les landes, etc. Ces versements à titre de colonisation en
souveraineté perpétuelle seront un grand avantage pour tout souverain qui aura du
superflu de population.
Le but de l'Harmonie sera de mettre bien vite en culture la zone torride (II),
afin d'établir dans les consommations un équilibre d'attraction ; c'est-à-dire
produire les denrées quelconques en proportion du vœu de la multitude ; élever
promptement la masse du sucre commerciable au niveau de celle de la farine
commerciable, qui aura plus de valeur que le sucre, quand l'ordre naturel ou
équilibre bi-composé sera établi sur chaque zone.
Objectera-t-on que la population d'Europe n'est pas acclimatée aux régions
équatoriales, et que le superflu qu'on y verserait, comme 4 millions de Français et
autant d'Italiens, ne pourrait pas y cultiver le sucre et autres denrées de climat
chaud ? Cela est vrai ; mais ces versements opéreront indirectement l'effet indiqué.
On les colonisera dans les pays montueux et tempérés de l'équateur ; là ils
produiront les troupeaux, farines et objets nécessaires à entretenir les cultures des
basses régions dont ils seront voisins. Si on transporte 4 millions de Français sur
l'Atlas et sur la grande chaîne qui coupe l’Afrique depuis l'Abyssinie jusqu'au
Sénégal, ils ne seront pas fatigués de la climature tempérée de ces hautes
montagnes, et ils aideront puissamment le travail des Phalanges Nègres qui
cultiveront le sucre dans les basses régions. D'ailleurs, l'Afrique renferme 100
millions d'habitants, qui produiront d'emblée une énorme quantité de sucre, dès
qu'on y aura fondé l'Harmonie et organisé l'industrie (II).
La zone torride étant peu convenable à la culture du blé hors de pays
montueux, comment la nourrirait-on dans l'Harmonie, si les Phalanges voulaient,
selon la coutume française, manger du pain à profusion ? Il faudrait donc que la
zone tempérée continuât, selon la méthode civilisée, à ensemencer de froment la
grande majorité des terres cultivables. Alors tomberait tout le système d'Harmonie,
fondé sur l'abondance des jardins, vergers, pâturages, troupeaux, basse-cours et
engrais. On aura assez à faire de semer les grains nécessaires aux animaux et
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 375
volailles, notamment l'avoine, dont les nombreux chevaux d'Harmonie feront une
ample consommation. Il conviendra de diminuer fortement celle du blé, par
concurrence des mets sucrés, etc.
Admettons que les Harmoniens dociles à ce vœu renoncent à se gorger de pain,
et s'adonnent aux aliments qui seront moins coûteux, comme viandes, légumes,
laitages, confitures, compotes, fruits, [vins spiritueux nourrissants], etc. ; ils y
trouveront triple avantage.
1°. Satisfaire le goût général, surtout celui des femmes et enfants, pour les
laitages, compotes et fruits.
2°. Alimenter en juste proportion les cultures convenables aux diverses zones.
3°. Favoriser le développement de l'Attraction, qui entraîne fortement au soin
des vergers, troupeaux, jardins.
Le pain est un aliment d'ordre simple, fait pour les périodes lymbiques
industrielles, 3, 4, 5. L'aliment fondamental des périodes voisines de l'Harmonie
doit être un composé, comme le fruit mêlé de sucre et réunissant des produits de
deux zones. On verra au chapitre des caravanes que le transport du sucre sera très-
peu coûteux, et que les extorsions commerciales et bénéfices intermédiaires étant
impossibles dans l'Harmonie, rien ne s'opposera à ce qu'une région très-engagée
dans les terres, comme celle des monts Altaï et du lac Baïkal, ne fabrique encore la
compote à plus bas prix que le pain.
Le pain à cette époque sera presqu'un aliment de luxe ; on n'en verra point de
médiocre, parce que tout blé de qualité chétive sera découragé par la coutume de
l'éclipse. Cependant, malgré la faible consommation du pain, celle du froment sera
encore considérable, vu la grande quantité de pâtisseries grasses ou sucrées qui se
fabriqueront journellement dans chaque Phalange.
Le riz, qui dans les pays chauds alimente la classe inférieure, tombera en
discrédit, si on ne trouve pas un moyen de le cultiver sans nuire à la salubrité ;
peut-être suffirait-il de renouveler fréquemment les eaux dont il s'abreuve. Les
Harmoniens parviendront aisément à découvrir le correctif nécessaire au
méphitisme des rizières.
J'ai traité, plus haut, de l'immensité des cultures de fruits en Harmonie, et du
raffinement de soins qu'on y apporte. Cette industrie est à peu près nulle en
civilisation, où les vergers sont abandonnés à eux-mêmes, sans qu'on daigne
seulement enlever le gui ni le bois mort. Cette précieuse branche d'aliments va
devenir, par combinaison avec le sucre, l'une des subsistances pivotales.
C'est principalement par les boissons assorties aux goûts des trois sexes, que
l'Harmonie l'emportera sur les pauvretés civilisées. Deux des sexes, les femmes et
les enfants, n'ont aucune boisson favorite dans l'ordre actuel, où les hommes seuls
sont comptés pour quelque chose ; encore ne sait-on pas leur procurer la boisson
utile au cultivateur, le vin, dont il est dépourvu en tous pays.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 376
révéré des Français 1, qui dévoreraient en pain blanc tout le produit de l'Europe, si
on voulait les rassasier de ce comestible.
J'ai prouvé que le système des subsistances en Harmonie est bi-composé
interne et bi-composé externe, fonde sur quatre denrées de base en produit de la
zone, et quatre denrées de base en produit des deux autres zones. Avec garantie de
chacune des huit bases, la rareté accidentelle d'une des huit serait insensible dans
l'approvisionnement, vu l'affluence des sept autres.
Le contraire a lieu en civilisation, où les subsistances ne reposent guère que sur
une seule branche, blé ou riz : aucune autre denrée ne fournit une ressource assez
copieuse pour mériter le rang de comestible de base. La pomme de terre même, vu
l'impéritie en culture et en conservation, n'est pas encore parvenue à ce rang.
D'autre part, les approvisionnements de la denrée de base sont incertains et
confiés aux intrigues du commerce, qui souvent la détourne et la raréfie, comme en
1812, tout en feignant une grande sollicitude pour en fournir les marchés.
Ainsi, les civilisés réduits au mode simple en approvisionnements n'ont pas
même de procédé efficace pour assurer ce vicieux service. Leur politique est donc
nulle dans la 1re branche des relations sociales, et pourtant ils ont des écrivains qui
publient incessamment des théories de balance, contre-poids, garantie, équilibre.
*** Il est aisé de les opposer à eux-mêmes : j'ai cité pour exemple un
contemporain, J.-B. SAY (Avant-propos), qui s'élève contre les petits esprits
aheurtés à nier qu'on puisse découvrir un ordre social meilleur que la civilisation.
Il se range par le fait dans la classe des Expectants (II), des Montesquieu, des
Rousseau, des Voltaire, des Condillac, etc.
Cet ordre, opposé à la civilisation et à ses neuf caractères, ne peut naître que
d'un état de choses qui aura pour résultat :
1
Ils ne rêvent qu'aux moyens de manger du pain, dont ils se gorgent comme des ogres. Un
Auvergnat mangera lestement six livres de pain blanc à son déjeuné. Le mot de pain est si sacré
en France, parmi le peuple, que celui qui s'aviserait de dire que tel pain est mauvais, qu'il est
mal cuit, mal levé, peu salé, mou, cartonneux, serait considéré comme blasphémateur.
Les gens même de la classe polie ne savent faire aucune différence du mauvais pain au bon, tant
on est vorace de pain dans la belle France. Le respect pour le pain y est au degré de
superstition : aussi, en 1817, le peuple aimait-il mieux mettre dix sous à une livre de mauvais
pain, que sept sous à une livre de viande, bien plus nourrissante. Mais le peuple de France, fier
du beau nom d'homme libre, ne se croit pas digne de manger de la viande, qu'il trouverait
pourtant bien préférable.
Ésaü vendit son droit d'aînesse pour un plat de lentilles : chaque plébëien français vendrait tous
les droits de l'homme pour autant de livres de pain. Quelle jonglerie de vouloir élever ces
légions de faméliques à l'orgueil du beau nom d'homme libre ! Donnez-leur du pain, charlatans
philosophiques ; c'est tout ce qu'ils vous demandent : bien plus accommodants et plus humbles
que la belle antiquité, qui voulait du pain et des plaisirs, panent et circenses. Le peuple, dans
l'âge moderne, a rabattu moitié de sa demande ; et la philosophie qui ne sait pas le satisfaire
prétend avoir tout perfectibilisé !
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 379
Je serai plus bref sur ce sujet que le spartiate abbé de Mably. J'ai déjà exposé
les qualités qui constituent l'homme politique et moral, nommé CITOYEN, titre dont
aucun être n'est digne dans l'état actuel. Il ne reste qu’à commenter ledit
paragraphe.
Un village se compose de cent familles : leurs chefs, pour agir en citoyens,
doivent s'abstenir de tout ce qui peut préjudicier à la masse, doivent confondre leur
intérêt dans celui de la masse. Le contraire a lieu : chacun d'eux dépouille la forêt,
la livre à ses troupeaux dévaste les chasses et pêcheries ; son intérêt l'y oblige ; il
sait que les 99 autres en feront autant ; il est forcé à prendre part au ravage.
L'état actuel ou morcelé crée donc cent égoïstes dans les cent chefs de famille ;
aucun d'eux n'est citoyen. Tous tombent dans la duplicité d'action, isolant l'intérêt
individuel de l'intérêt collectif.
Ils ne peuvent devenir citoyens que dans un ordre qui leur fasse trouver leur
intérêt personnel dans la conservation des propriétés de la masse, qui leur
garantisse une juste rétribution sur les divers produits du fonds sociétaire, et qui en
même temps les mette dans l'impossibilité d'en rien distraire. Qu'un Harmonien
s'avise de tuer perdrix et cailles au temps de la ponte, il ne saura pas où les faire
cuire dans sa Phalange ; il serait admonesté sur cette infraction aux usages ; il s'en
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 380
gardera, sachant que plus on ménage le gibier, plus on est assuré qu'en temps
convenu il y en aura surabondance, et par suite bonnes lippées, même aux tables de
3e classe. Il trouve donc intérêt positif et négatif à opérer pour le bien de la masse :
intérêt positif dans la garantie de répartition proportionnelle ; intérêt négatif dans
l'impossibilité d'éviter le reproche de conduite incivique, s'il contrevient aux
résolutions générales.
Au lieu de cette garantie composée en conduite civique, la civilisation fournit à
tout homme, appât composé pour l'incivisme ou spoliation de la masse.
Appât positif dans le besoin. Sur cent paysans, il en est au moins 90 qui sont
nécessiteux et spéculent sur la vente d'un gibier qu'il eût fallu épargner ; ils
trouveront des acheteurs, chacun en civilisation se plaisant à encourager le mal ; ils
ont plein espoir de tenir caché ce délit, qui serait aussitôt connu dans l'état
sociétaire.
Appât négatif. S'ils laissent échapper une hase pleine, ils n'auront probablement
ni la hase, ni les levreaux de sa portée : ce sera faire un bien dont ils risquent ne
retirer aucun fruit, mais plutôt des railleries.
Ainsi, l'état actuel ou morcellement présente à l'homme une amorce positive et
négative pour le mal. De là vient que personne n'agit en citoyen pour le bien de la
masse ; personne n'est digne du nom de CITOYEN. L’homme qui s'en arroge le titre
n'est qu'un égoïste renforcé, qui se croit autorisé à toutes les friponneries, à tous les
crimes, parce qu'il travaille pour sa femme et ses enfants.
Je le répète ; c'est l'état des choses qu'il faut accuser, l'ordre vicieux qui
présente à chacun l'appât positif et négatif à trahir les intérêts de la masse : on ne
peut incriminer ici que la civilisation, et non pas les individus.
Posons abstractivement la thèse du vrai civisme, ensuite nous la traiterons
concrétivement. On est si fort ami des abstractions, dans notre siècle ; donnons
donc une page au goût du siècle, aux calculs abstraits.
Supposons une île du contenu de 100,000 familles, ou chacun des 100,000
chefs se décide, soit par raison, soit par inspiration divine, à opérer pour la masse,
lui sacrifier ses intérêts personnels, et user des plus grands ménagements pour les
forêts, pâturages, pêches et chasses.
Chacun, en épargnant un brochet ou une caille qu'il aurait pu prendre, a
travaillé pour le bien de 99,999 autres familles ; mais en revanche les 99,999 autres
ont travaillé à l'unanimité pour la sienne. Jusque-là, nulle perte pour aucune, et
compensation réciproque. Chacun a épargné pour la masse, en raison de ce que la
masse a épargné pour lui.
Mais bientôt le bénéfice deviendra immense par l'abondance de poisson et de
gibier, par le bon état des forêts et des pâturages ; l'île s'élèvera rapidement à la
richesse d'où elle aurait déchu avec la même rapidité, si chacun eût agi selon la
méthode égoïste ou civilisée, en ne spéculant que pour sa seule famille, ruinant les
chasses, rivières, forêts et pacages.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 381
Objectera-t-on qu'une fois cette richesse créée, tout sera envahi par quelques
privilégiés qui ne réduiront pas moins le peuple à la misère ? Sans doute cela aurait
lieu en civilisation ; c'est pourquoi le civilisé est dupe lorsqu'il fait le bien de la
masse, et l'égoïste seul est sensé dans l'état actuel, où toute philanthropie est
illusoire, absurde en pratique.
Mais nous spéculons sur l'état sociétaire, où le riche gagnant en proportion du
bien-être des classes moyenne et pauvre, sera intéressé à les soutenir, les favoriser,
et vice versa.
Posons ici le problème abstractivement. Dissertons sur les conditions ; elles ont
été indiquées, en italique, au dernier paragraphe du 6e chapitre.
Il est évident que cette philanthropie générale et réciproque exige trois
dispositions inconnues parmi nous.
1°. Le minimum gradué, l'absence de besoin et l'incurie pour l'avenir : si un
père voit sa famille nécessiteuse, ou s'il craint pour le lendemain, il ne consultera
plus les intérêts de la masse. « Ventre affamé n'a point d'oreilles. »
2°. La répartition proportionnelle aux trois facultés, capital, travail et talent.
Comment un villageois ménagera-t-il les intérêts d'une masse qui ne lui répartirait
pas équitablement un lot du bénéfice général qu'aura produit le concours de tous au
bien commun ?
3°. L'exploitation combinée ou sociétaire : sans cette combinaison il ne peut
exister nul concours des individus pour le bien général : on ne voit naître qu'un
concert de malfaisance et d'égoïsme ; les passions n'entraînent l'individu qu'à
opérer contre la masse, aux bénéfices de qui il n'est point associé et qui n'a pour lui
nulle sollicitude.
Telles sont les trois qualités requises pour former des CITOYENS, des êtres
conciliant la morale avec la politique, par la coopération de chacun au bien de
tous, et par l'unité d'efforts pour accroître les économies et les produits.
De ces trois conditions, les deux premières sont le résultat nécessaire de la
troisième, de l'association sériaire, qui a pour pivots le minimum gradué et la
répartition proportionnelle.
C'est ainsi qu'en rêvant le bien, en s'exerçant aux utopies d'industrie vraiment
civique, on serait arrivé à déterminer les conditions du bien social. C'eût été déjà
une solution abstraite du problème. Pour la donner concrète, on aurait eu à
déterminer les procédés d'Association.
Ces principes une fois établis, l'opinion serait intervenue pour rappeler à l'ordre
le monde sophistique, lui représenter qu'on est suffisamment repu des vaines
subtilités de la métaphysique, des controverses mercantiles et démocratiques. On
l'aurait sommé de faire trêve sur ces fariboles rebattues, et s'occuper enfin de
l'objet urgent, de la recherche des méthodes sociétaires.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 382
Ce travail est fait, et avant d'initier les lecteurs aux détails du mécanisme, il a
convenu de les promener idéalement dans ce nouvel ordre ; ils en ont vu le
matériel dans la 1re section ; ils ont, dans la seconde, examiné les accords de
morale et de politique dans les diverses branches du régime sociétaire. On y a vu
cet accord découlant de l'essor même des passions de la nature du mécanisme
sériaire.
Après ce coup d'œil sur les propriétés de l'Harmonie si c'est de bonne foi que
les philosophes désirent l'accord de la morale et de la politique, ils n'ont pas à
hésiter sur l'abandon de leur vieil édifice ; ils ne peuvent plus douter que le travail
morcelé ou civilisé n'engendre constamment tous les vices opposés à la morale
civique et à la saine politique, toujours l'égoïsme, la duplicité d'action, et les sept
fléaux lymbiques, indigence, fourberie, etc.
Les descriptions qu'on vient de lire sur le matériel et le passionnel de
l'Harmonie ont dû exciter la curiosité ; elle va croître à la lecture de l'intermède
suivant, qui est un complément des aperçus sociétaires. C'est une dernière
promenade en Harmonie, un coup d'œil plus rapide, où je restreins à des
paragraphes l'examen de ces prodiges dont chacun a occupé un chapitre dans le
cours de la 2e section.
FIN DE LA SECONDE SECTION.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 383
CITERLOGUE.
Qu'est-ce que c'est qu'un Citerlogue ? Est-ce quelque nouvel animal arrivant
du Congo ou du Monomotapa ?
Sans doute, répond un bel esprit : le Citerlogue doit être un quadrupède de la
famille des Dogues et Bouledogues : cela se devine à la rime en ogue.
Eh non ! reprend un troisième : ne voyez-vous pas que c'est quelque songe
creux d'un savant en ogue, d'un Idéologue, Géologue, Archéologue ?
Ainsi raisonnent les incroyables de France. Pour juger d'une méthode ou d'une
nomenclature nouvelle, ils n'ont d'autre pierre de touche que les jeux de mots, et
quand ils en ont décoché quelques bordées, ils s'admirent entre eux, se disant :
toujours charmants, toujours français !
Négligeons leurs plaisanteries banales : j'y répliquerai à l'Ulterlogue, où je
disserterai sur l'aversion des Français pour toute méthode, et sur leur goût pour la
confusion ; travers bien digne d'une nation qui se passionne pour les chanteurs
faux et démesurés, et pour l'amour du mépris de soi-même (Avant-propos, Post.).
Suspendons ce débat, et occupons-nous d'instructions plus utiles.
Le premier livre, sections 1 et 2, a été donné à un coup d'œil sur le matériel et
le passionnel d'un canton d'Harmonie.
Ce livre a pour but de familiariser le lecteur avec les prodiges sociétaires, lui en
faire désirer la prompte épreuve, lui inspirer une confiance présomptive et
conditionnelle, enfin le dépayser, par quelques tableaux du vrai bien social, avant
de lui exposer le mécanisme d'où naîtra ce colosse de richesse et de bonheur.
Plus que jamais le monde social est engoué des enfileurs de mots, infatué de
verbeux écrivains qui se flattent d'avoir perfectibilisé la raison par des subtilités
scolastiques.
La meilleure réponse à leurs jongleries est d'y opposer le tableau d'un ordre de
choses où régnerait la véritable raison, l'unité sociétaire.
J'ai préludé sur les prodiges industriels de cet ordre (Cis-Médiante, II) et sur le
parallèle de ses grandeurs avec nos mesquineries. La notice fut égarée au moment
de la livrer à l'impression ; je ne me souvins que de trois sujets, qui furent traités
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 384
beaucoup trop succinctement. En voici quelques autres, qui seront matière d'entre
acte, faisant suite à ladite Médiante.
Nous n'examinerons que six merveilles industrielles ; je donnerai, à la fin de
l'article, un aperçu des merveilles politiques : fixons d'abord notre attention sur le
matériel, dont les tableaux sont mieux appropriés au caractère civilisé.
Sujets déjà traités (II) :
Les modernes qui ne chantent que l'unité de l'univers, ne peuvent pas même
s'entendre sur l'unité de langage et de signes typographiques. Ils n’ont pourtant pas
lieu de se plaindre du siècle, ni de l'accuser de rébellion à la lumière ; car ils ne
sont pas encore convenus d'un mode unitaire en communications verbales et
écrites. Ils ont essayé très-maladroitement l'unité en système métrique ; ils y ont
échoué et l'ont mérité, pour avoir opéré à contre-sens du vœu de la nature ∗.
Les musiciens, qui n'ont pas de si hautes prétentions en unité, arrivent de fait au
but. Ils sont en accord d'unité pour les signes comme pour le mécanisme de leur
art. La musique est sur notre globe ce qu'elle est sur tous les globes.
Les musiciens sont à l'unité douzainale « ou naturelle ». Ils sont unitaires sur
LA THÉORIE, LE MÉCANISME, LES SIGNES et LE LANGAGE. Ils ont adopté en tous
pays les mêmes caractères d'annotation, et de plus, le même langage d'indication,
L’ITALIEN. Les voilà de fait arrivés au but que doit se proposer la science, à l'unité
bi-composée. Ils y atteignent sans aucune de ces prétentions d'unité qu'affichent
nos métaphysiciens et équilibristes d'univers, gens qui ne savent élever ni leur
science, ni le monde social à aucune des unités désirables.
Il n'en est pas de plus urgente que celle du langage, tout au moins celle
d'écriture et de caractères. On voit sur ce point les nations les plus sensées, comme
les Allemands, se passionner pour la duplicité et la confusion, en s'obstinant pour
le caractère Teuton et anguleux, tandis que le romain est commun à l'immense
majorité des états policés. Il sera, par cette raison, caractère provisoire d'Harmonie,
en attendant la fixation et détermination du langage naturel dont je parlerai à la
section des séries mesurées.
Sitôt après l'adoption du langage et du caractère provisoire, on fera imprimer à
800,000 exemplaires, plus ou moins, tous les ouvrages d'utilité générale, pour en
distribuer 600,000 aux diverses Phalanges, puis aux divisions provinciales et
régionnaires des divers degrés, selon le tableau (II).
les entreprises les plus magnifiques, plus de fonds qu'on n'en pourra désirer.
Faudra-t-il cent millions pour cette encyclopédie des règnes ? Cent millions seront
assignés et versés à l'instant par le congrès d'unité universelle.
En décrétant cette fructueuse avance et une foule d'autres également utiles, il
ne fera que suivre la loi de contre-mouvement, indiquée (II) ; faire pour la sagesse
et les travaux productifs, autant que font les civilisés pour la folie et la
dévastation. Ils sont toujours prêts à dépenser un milliard s'il s'agit de piller, brûler
50 villes et 500 villages, faire périr de blessures ou de misère 500,000 hommes, en
l'honneur des perfectibilités de civilisation perfectible.
Je le répète : pour opérer ces ravages, le monde civilisé a toujours un milliard
tout prêt : on en prend moitié sur pays ami, moitié sur pays ennemi. Le milliard se
perçoit per nas et nefas. Mais si on proposait de verser seulement cent millions
d'avances pour une entreprise utile, comme le dictionnaire que je viens de citer,
toute la finance en hausserait les épaules ; puis les naturalistes seraient bernés
comme visionnaires, bons apôtres demandant cent millions pour la science, et
voulant en mettre au moins 50 millions du côté de l'épée.
Bref, la science ne peut prospérer, les grandes entreprises ne peuvent s'exécuter
que dans un ordre social qui aura surabondance de richesses et de capitaux à
verser ; et de plus, garantie contre les fraudes mercantiles, dont le monde savant
peut être suspecté.
Poursuivons sur la kyrielle des pauvretés civilisées : il a fallu prouver d'abord
aux Parisiens, que leur ville qu'ils croient si splendidement pourvue en
établissements scientifiques, n'a pas en ce genre le dixième des ressources qu'aura
en Harmonie la moindre Phalange du globe. L’assertion paraît exagérée ; je le
prouverai, à la rigueur.
être les mœurs des cultivateurs avec qui peuvent sympathiser les quadrupèdes que
je viens de citer.
Toutefois il est plaisant que cette Europe, qui se vante sans cesse d'avoir tout
perfectibilisé, n'ait pas encore acclimaté dans les Alpes et autres montagnes
l'animal qui donne la plus riche toison du monde, le Vigogne, bien plus facile à y
transporter que la chèvre du Tibet, qui pourtant y a été amenée par les soins de
MM. Ternauv et Jaubert.
On objecte que l'Espagne n'en voulait point livrer. Mais pourquoi l'Europe
était-elle assez sotte pour maintenir l'Espagne en possession de l'Amérique, dont
cette paresseuse métropole vient enfin d'être dépouillée comme elle le méritait, et
comme elle aurait dû l'être depuis cent ans, s'il eût existé une législation sensée sur
le monopole colonial, sur les conditions et époques d'émancipation légitime ?
D'autre part, l'état morcelé n'a rien de l'activité nécessaire aux entreprises : il
faudrait, pour recouvrir un vaste terrain comme les landes qui règnent de Bayonne
à Bordeaux, creuser au moins vingt petits canaux destinés au transport des terres,
ou bien faire des chemins ferrés pour les chars mécaniquement conduits à la
vapeur.
S'agit-il du dessèchement d'un marais ? on sera, comme pour les reboisements,
gêné par les mésintelligences de cent propriétaires qui en possèdent quelques
portions. Comment les faire concourir au travail des saignées et creusements
d'étangs ? L’unité sociétaire peut seule exécuter ces prodiges, et la civilisation
échoue partout où elle trouve quelque peu d'obstacles. Aussi les Marais Pontins, si
souvent attaqués depuis les Romains jusqu'à Pie VI et Bonaparte, ont-ils résisté à
toutes les tentatives de dessiccation. Que serait-ce de marais bien plus étendus,
comme ceux de Polésie, de Guyane, d'Amazone, de Mississipi, que les
Harmoniens feront disparaître en un demi-siècle ?
L’Harmonie, qui opère en mode composé sur l'ensemble du mécanisme social,
ne doit pas s'en tenir aux économies matérielles, aux prodiges d'industrie comme
ceux relatés dans le présent article :
À la Cis-Médiante (II)
Au Post-Ambule.
Elle doit opérer semblables économies dans le mécanisme politique, où tout sera
au niveau du matériel, en économie de dépense, en économie de temps, en épargne
mixte, temps et dépense.
SECTION II.
DISPOSITIONS PASSIONNELLES.
Antienne.
Ch. 1. Esprit et intérêts de la classe pauvre en Harmonie.
2. Indépendance individuelle dans les Série passionnelles.
3. Faste productif des Séries passionnelles.
4. Du charme composé permanent.
5. Armées industrielles de l'Association.
6. Système bi-composé des substances d'Harmonie.
Postienne.
TABLE ET TABLEAUX
DU TOME IV.
THÉORIE EN CONCRET.
LIVRE DEUXIÈME.
Antienne.
Ch. 1. Organisation des petites hordes.
2. Fonctions civiques des petites hordes.
3. Application aux équilibres passionnels.
4. Organisation des petites bandes.
5. Fonctions sociales des petites bandes.
– Erreur bi-composée sur le génie féminin.
Note G. Sur la connivence des philosophes
et des Français pour avilir le sexe féminin.
6. Application à l'équilibre matériel par la gymnastique intégrale.
LIVRE TROISIÈME.
DISPOSITIONS DE HAUTE HARMONIE.
Modulations ambiguës.
Modulations infinitésimales.
. Généralités sur l'infinitésimal passionnel.
Table d'hyper-série octavienne à deux dimensions.
. Passions infinitésimales inverses.
Échelle progressive des vilains goûts en tous degrés.
Y Passions infinitésimales directes. Guerre majeure ou gastrosophique.
Leçons d'équilibre et de prudence.
Appendice.
LIVRE QUATRIÈME.
DE L’ÉQUILIBRE PASSIONNEL.
APPENDICE.
POST-LOGUE. – Le bon sens banni dans l'âge moderne par le bel esprit.
– Morale de l'Homme des champs.
ÉPI-SECTION.
Mode sociétaire simple, ou 7e période.
ÉPILOGUE.
La politique rétrograde faussée par 16 dégénérations.
FIN DE LA TABLE.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 397
SOUS LE TITRE DE
PLAN DU IIe TOME,
∗
Les preuves sur le mécanisme sociétaire doivent être NÉGATIVES et POSITIVES à la fois, preuves
composées : si le respect dû aux usages et préjugés oblige à retrancher quelque branche de
preuves positives, il faut se rattacher aux négatives, comme les tableaux de la fausseté civilisée
en relations d'amour et de famille (CITER, III ; INTER, III ; ULTER, III). Ces analyses dénotent
le besoin d'un régime différent pour arriver à la vérité. Or, si notre système familial était
conservé dans l'état sociétaire (Harmonie composée, II), l’Association fonderait donc ses
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 398
Dans cet intermède, l'exposition placée aux deux articles PRÆ (III) et CIS, est
fort incomplète ; elle est SIMPLISTE, ne roulant que sur les vices inhérents à la
fausseté.
Ce sujet devait être envisagé sous un point de vue COMPOSÉ, et joindre la
perspective des garanties solidaires à celle du règne de la vérité.
Il eût fallu, dès l'exorde, PRÆ (III), mentionner ce double but, VÉRITÉ et
GARANTIES SOLIDAIRES : il est exprimé bien tard, et trop peu mentionné aux
articles TRANS et POST.
J'ai commis cette erreur, ce simplisme de but, en voulant faire trop de
concessions à l'esprit français qui exige que, dans une dissertation sur l'amour, on
débute par les roses, les papillons et autres fariboles. Préoccupé de cette obligation,
j'ai perdu de vue l'un des deux buts, les solidarités, et je n'ai fait envisager que la
vérité. On commet aisément ces inadvertances, quand le manuscrit n'est composé
qu'au moment d'être livré à l'ouvrier.
En traitant de la vérité, il faut se garder de la recommander par elle seule, selon
l'usage de nos politiques. Il faut toujours lui accoler l'utile ou bénéfice qu'elle
produit constamment dans l'état sociétaire. Elle y devient agréable et utile : dans
l'état civilisé, elle n'est que ruineuse et honnie.
On verra aux sections 7 et 8 que la nouvelle science d'équilibre passionnel est
de la compétence des femmes comme des hommes, et qu'ici les contre-poids et
balances ne sont plus des sentiers de ronces comme dans les sciences actuelles.
Obligé de renvoyer les sections 5 et 6, j'ai motivé ce délai par deux aperçus,
dont le 1er, prouve que le sujet de la 5e section roulerait sur des calculs trop
profonds pour des commençants ; et le sujet de la 6e, sur des calculs souvent
risibles aux yeux des civilisés qui ignorent que les moindres plaisirs sont, en
Harmonie, l'objet de vastes calculs en essor infinitésimal.
Cette opinion injurieuse à Dieu est combattue dans les 3 articles Citer, Inter et Ulter, où l'on
voit que la fausseté établie par le régime actuel, n'engendre que des mœurs infâmes qui ne
sauraient être le vœu de la divinité. De là j'ai conclu (Trans., III), contre le régime de la fausseté
conjugale et commerciale, et conclu sur le besoin d'un régime garant de vérité en commerce et en
amour
C'est traiter une question d'équilibre social en sens négatif : pour passer au positif je donnerai,
au 3e tome, le mécanisme de commerce véridique ; mais il restera à donner celui des amours
véridiques ; et tant que les préjugés s'opposeront à ce qu'il soit publié, on ne devra pas s'étonner
que les théories d'équilibre passionnel présentent des lacunes.
Les passions ne sont pas une mécanique dont on puisse équilibrer séparément telle ou telle
branche, selon les caprices de chaque lecteur et les restrictions de chaque sophiste ; leur équilibre
doit être INTÉGRAL ET UNITAIRE ; chacune des parties y correspond au tout ; et si on fausse
l'équilibre en amour, il sera, par contre-coup, faussé du plus au moins dans les autres branches du
mécanisme sociétaire. J’ai dû employer un long Intermède à établir ce principe ; il sert de réplique
équilibres passionnels sur la fausseté, et par suite Dieu serait ami de la fausseté, puisqu'il en
ferait le pivot de son mécanisme social.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 399
à toutes les objections qu'on pourra m'adresser sur les lacunes, des points faibles, etc. Quand il me
sera permis d'écrire l’Harmonie pass. en entier sans en exclure une passion de très-haute influence
l’amour, cardinale rectrice mineure), on verra qu'il n'existe aucun côté faible dans l’Harmonie
passionnelle ou théorie d'unité sociétaire, et que Dieu a bien intégralement calculé et consolidé les
équilibres sociaux, sur tous les points de son mécanisme.
J'ai fait à cet égard une épreuve sur les lecteurs, par des dissertations puériles
en apparence, l'une sur l'échelle des vilains goûts, et ses emplois en infiniment
petit ; l'autre, sur une babiole gastronomique, les petits pâtés. On se tromperait fort,
si on traitait ces détails de futilités lorsqu'ils s'appliquent à des spéculations
étendues au globe entier. Je préviens que cette courte section est un piège pour les
esprits faux et gens à courte vue, qui ne manqueront pas de s'y prendre, ignorant
qu'on ne peut pas établir les équilibres de consommation, production, hygiène et
autres, sur les grains et farines, si on ne sait pas l'établir sur leurs plus menus
emplois, comme petits pâtés, croquignoles et dragées.
Déjà j'ai préludé sur les questions d'infiniment petit au Post-Ambule (II), où j'ai
indiqué une économie annuelle de 400 milliards sur des épingles, des allumettes et
autres minuties que dédaigneraient nos sublimes génies. Toutefois, il faut faire ici
une différence de nation à nation, et je suis persuadé que ces calculs sur les
emplois de l'infiniment petit, seront mieux appréciés hors de France.
Non-seulement ils forment une branche pivotale de l’Harmonie ; mais ils
doivent y produire des équilibres généraux en matériel et en passionnel c'est la
thèse que je démontre à la 6e section, sur des infiniment petits. Le calcul sur les
œufs de poule (III) n'est qu'une harmonie matérielle simple : ici je présente
l'harmonie des infiniment petits en composé matériel et passionnel. Au reste, si les
sots raillent sur pareille thèse, les géomètres et les vrais équilibristes en sentiront
l'importance.
J'ai déjà remontré (II) les lecteurs pointilleux qui ne s'attachent qu'aux
accessoires, aux minuties, aux côtés plaisants pour des esprits superficiels : je leur
réitère que, dans une affaire d'intérêt si majeur, l'attention doit se fixer sur les sept
points principaux, énoncés Avant-Propos, PRÆ ; il importe de le rappeler au début
du 2e tome, afin de garantir le lecteur bénévole des insinuations de détracteurs et
ergoteurs qui lui feraient perdre le fruit de cette étude, en le distrayant par la
critique des formes, au lieu de le fixer à l'examen du fond, à la question de réalité
de l'invention.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 400
LIVRE DEUXIÈME.
DE L’ÉDUCATION UNITAIRE,
OU INTÉGRALE COMPOSÉE.
SECTION TROISIÈME.
ÉDUCATION EN PHASE ANTÉRIEURE ET CITÉRIEURE.
Dans un prélude, évitons de parler du matériel qui nous conduirait trop loin, et
bornons-nous à envisager l'éducation harmonienne en sens moral et politique,
c'est-à-dire en sens unitaire ; car il ne peut exister ni saine politique, ni saine
morale, hors des voies d'unité ou voies de Dieu.
L'éducation harmonienne, dans ses procédés, tend d'abord à faire éclore dès le
plus bas âge les VOCATIONS D'INSTINCT, appliquer chaque individu aux diverses
fonctions auxquelles la nature le destine, et dont il est détourné par la méthode
civilisée, qui, d'ordinaire et sauf rares exceptions, emploie chacun à contre-sens de
sa vocation.
Si votre astre en naissant vous a formé poëte, les leçons de la morale et du
devoir filial tendront à faire de vous comme de Métastase un portier au lieu d'un
poëte, et tout l'attirail de la sagesse philosophique sera mis en jeu pour vous
entraîner aux fonctions d'où la nature voulait vous écarter. Les 9/10es des civilisés
pourraient élever cette plainte.
Il n'est donc pas de question plus obscurcie parmi nous que celle de la vocation
ou instinct de fonctions sociales. Ce problème va être pleinement éclairci par le
mécanisme de l'éducation harmonienne. Elle ne développe jamais chez l'enfant une
seule vocation, mais une trentaine de vocations graduées et dominantes en divers
degrés.
Le but étant de conduire d'abord au luxe (1er foyer d'Attraction II), il faut que
l'éducation entraîne au travail productif ; elle ne peut y réussir qu'en faisant
disparaître une tache bien honteuse pour la civilisation, et qu'on ne trouve pas chez
les Sauvages ; c'est la grossièreté et la rudesse des classes inférieures, la duplicité
de langage et de manières. Ce vice peut être nécessaire parmi nous, où le peuple
accablé de privations sentirait trop vivement sa misère s'il était poli et cultivé ;
mais dans l'état sociétaire où le peuple jouira d'un minimum supérieur au sort de
nos bons bourgeois, il ne sera pas nécessaire de l'abrutir pour le façonner à des
souffrances qui n'existeront plus, et pour l'enchaîner à des travaux qui n'auront rien
de pénible, puisque le mécanisme sériaire les rendra attrayants.
De cette chance d'Attraction industrielle dérive la nécessité de polir la classe
plébéienne ; car si l'industrie sociétaire doit amorcer les souverains comme les
plébéiens, il suffirait de la seule grossièreté du peuple pour contre-balancer les
amorces que le nouveau système industriel pourrait présenter aux grands. La classe
riche ne se plairait jamais à exercer le travail avec des rustres, à se mêler à toutes
leurs fonctions. Ainsi, par le double motif du bien-être du peuple et de l'accession
des riches au travail, il devient inutile que le peuple d'Harmonie reste grossier ; il
faut au contraire qu'il rivalise de politesse avec la classe riche, pour réunir attrait
des personnes et attrait des fonctions dans les cultures et manufactures.
La politesse générale et l'unité de langage et de manières ne peuvent s'établir
que par une éducation collective, qui donne à l'enfant pauvre le ton de l'enfant
riche. Si l'Harmonie avait, comme nous, des instituteurs de divers degrés, pour les
trois classes, riche, moyenne et pauvre, des académiciens pour les grands, des
pédagogues pour les moyens, des magisters pour les pauvres, elle arriverait au
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 402
même but que nous, à l'incompatibilité des classes et à la duplicité de ton, qui
serait grossier chez les pauvres, mesquin chez les bourgeois, et raffiné chez les
riches. Un tel effet serait gage de discorde générale : c'est donc le premier vice que
doit éviter la politique harmonienne : elle s'en garantit par un système d'éducation
qui est UN pour toute la Phalange et pour tout le globe, et qui établit partout l'unité
de bon ton.
Évitons ici de confondre l'unité avec l'égalité. La classe opulente, loin d'être
lésée par la politesse des inférieurs, y trouve une foule d'avantages incontestables.
Aussi tout homme riche préfère-t-il des domestiques polis et intelligents, comme
ceux de Paris, aux rustres de province, par qui on est fort mal servi et
grossièrement traité.
D'ailleurs, le service n'étant pas engagement individuel en Harmonie, où il est
au contraire lien d'affection individuelle, c'est pour l'homme riche un double
charme que de trouver dans ses nombreux pages des amis intimes et des gens polis
comme lui. On croit déjà favoriser les monarques en leur procurant un seul de ces
agréments, celui d'avoir pour pages des jeunes gens d'une éducation très-soignée.
Si un Harmonien peut ajouter à cet avantage celui de trouver des amis dans tous
ses serviteurs, s'ensuivra-t-il que ce régime ait quelque rapport avec l'égalité ?
Usons d'une comparaison : prétendra-t-on que, pour éviter l'égalité, il faille que
le peuple soit de plus petite stature et de plus faible corpulence que les gens
riches ? Non, sans doute. L’unité matérielle veut que les corps soient de même
taille dans toutes les classes. Il n'y a jusque-là qu'unité simple, bornée au matériel
ou physique de l'homme.
L'unité composée qui doit être matérielle et passionnelle, et qui ne peut s'établir
qu'en Harmonie, exige que les humains soient identiques en ce qui touche aux
essors de l'âme comme en développements du corps, qu'ils soient homogènes par
le langage et les manières, quoique très-inégaux en fortune.
Du moment où le travail sera devenu attrayant, il n'y aura nul inconvénient à ce
que le pauvre soit poli et instruit. Il y aurait au contraire lésion pour le riche et pour
l'industrie générale, si le pauvre conservait les mœurs grossières de la civilisation ;
il doit se rencontrer sans cesse avec les riches dans les travaux attrayants des
Séries pass. Il faut, pour charmer et intriguer ces réunions, que les manières soient
unitaires, généralement polies. Les Harmoniens s'aiment entre eux autant que les
civilisés se détestent ; la Phalange se considère comme une seule famille bien
unie ; or, il ne peut convenir à une famille opulente qu'un de ses membres soit
dépourvu de l'éducation qu'ont reçue les autres.
Pour élever à l'unité de manières toute la masse des enfants, le plus puissant
ressort sera l'OPÉRA, dont la fréquentation est pour tous les enfants d'Harmonie un
exercice demi-religieux, emblème de l'esprit de Dieu, de l'unité que Dieu fait
régner dans le mécanisme de l'Univers. L'opéra est l'assemblage de toutes les
unités matérielles : aussi tous les enfants Harmoniens figurent-ils, dès le plus bas
âge, aux exercices d'opéra, pour s'y façonner aux unités maté., acheminant aux
pass.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 403
J'ai déjà observé qu'une salle d'opéra est aussi nécessaire à une Phalange que
ses charrues et ses troupeaux. Ce n'est pas seulement pour l'avantage de se donner
dans le moindre canton un spectacle aussi brillant que ceux de Paris, Londres et
Naples ; c'est pour éduquer l'enfance, la former au matériel d'Harmonie.
Ce spectacle sera à la fois vœu d'Attraction et de raison. Il sera vœu
d'Attraction, en ce qu'on verra les enfants entrainés passionnément à y figurer dès
l'âge de 4 ans ; vœu de raison, en ce que les pères y verront le rudiment industriel
de l'enfance, l'initiation figurative aux principes de l'Harmonie sociale.
L’éducation unitaire doit élever les hommes aux perfections du corps et de
l'âme. Nos instituteurs armés de fouet, de palettes et d'abstractions métaphysiques,
savent former des Nérons et des Tibères : laissons-leur ce honteux talent, fruit de
l'éducation partielle simple, et étudions le système de l'éducation intégrale
composée, qui saura d'un Tibère et d'un Néron pris au berceau, pris à trois ans,
former un monarque plus vertueux que les Antonins et les Titus.
Chacune de ces quatre phases est soumise à un régime spécial, tant pour
l'enseignement que pour les doses de liberté. Quoique les enfants jouissent en
Harmonie d'une pleine indépendance en tout ce qui ne leur est pas nuisible, il est
pourtant des limites obligées ; on ne pourrait pas, sans démence, permettre à un
bambin de manier les petites haches et autres instruments tranchants disséminés
dans les ateliers. Le bambin n'est admis à ces prérogatives que par degrés, c'est-à-
dire qu'en passant à la tribu des chérubins, il acquiert le droit de manier tels
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 404
instruments, comme de fortes scies ; mais il ne sera admis à manier les haches que
lorsqu'il passera des chérubins aux séraphins.
Dans les deux phases de basse enfance, antér. et citér., on a pour règle de faire
dominer l'éducation du matériel sur celle du spirituel [sans pourtant négliger celle-
ci].
Dans les deux phases, ultér., et postér., c'est l'éducation du spirituel qui domine
sur celle du matériel.
Ce contraste correspond aux facultés des divers âges dans les « quatre » tribus
de [lutins,] bambins, chérubins et séraphins, âgées de 2 à 9 ans, il est plus pressant
de former le corps que l'esprit ; et dans les deux tribus de lycéens et gymnasiens,
âgées de 9 à 15 1/2, on doit plus de soins à la culture de l'esprit.
Ce n'est pas que les Harmoniens négligent de former à tout âge le cœur et
l'esprit des enfants ; ceux-ci auront à 4 ans plus de délicatesse et d'honneur que
n'en ont chez nous les enfants de 10 ans. La culture du matériel n'exclut point celle
de l'esprit ; mais comme il est dangereux d'exercer trop tôt l'esprit, on devra dans le
bas âge faire dominer l'instruction corporelle, selon l'échelle suivante des épreuves
imposées aux jeunes tribus, n° 1 à 6.
Chaque fois qu'un enfant postule pour monter d'un chœur dans un plus élevé, il
est soumis à l'examen sur un certain nombre d'épreuves et de thèses.
1°. En gradation des [lutins aux bambins, et des] bambins aux chérubins : 7
épreuves matérielles à son choix ; 7 exercices de dextérité appliquée
proportionnément aux diverses parties du corps.
1°. Un de main et bras gauche. 2°. Un de main et bras droit.
3°. Un de pied et jambe gauche. 4°. Un de pied et jambe droite.
5°. Un des deux mains et bras. 6°. Un des deux pieds et jambes.
7°. Un des quatre membres.
Plus, en thèse pivotale, un exercice intellectuel sur la 1re des trois propriétés de
Dieu, sur l'économie de ressorts, celle des trois qui est la plus intelligible aux
enfants.
(Nota. Dans cette table, le côté gauche ou côté du cœur et de l'orient tient le 1er
rang, qu'on lui donne toujours en Harmonie, où l'orient et la gauche sont côtés
d'honneur. Le globe présente la gauche au soleil.)
2°. En gradation des chérubins aux séraphins : on est plus exigeant sur les
épreuves et thèses qui sont fixées à 12, savoir :
Sept en matériel, même Série que les précédentes, mais sur des exercices plus
difficiles ; et cinq en spirituel, sur quelques petites études à portée d'un enfant de 6
ans.
Plus, une thèse pivotale sur la 2e propriété de Dieu, la justice distributive.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 405
Parmi nous la politique voudrait d'abord élever l'enfant à la vertu, tandis qu'il
faut, selon le 1er foyer d'attraction, l'élever avant tout à la richesse composée, c'est-
à-dire :
PREMIÈRE NOTICE.
ÉDUCATION ANTÉRIEURE.
CHAPITRE PREMIER.
Des trois Ordres de Basse Enfance.
Ces derniers sont les seuls qui commencent à fréquenter comme sectaires les
ateliers et réunions industrielles. On y voit bien quelques poupons de 30 à 33 mois,
mais qui n'ont pas rang de néophytes admis. De là vient que j'ai donné aux ordres 1
et 2 le nom de sous-tribu, S. T. Les bambins sont une tribu, T.
Nous trouverons même subdivision dans l'autre classe extrême, qui est celle
des vieillards, des infirmes et des malades ;
Malades , Infirmes , Patriarches .
Les patriarches forment une tribu n° 16, opposée en degré à celle des bambins
n° 1. Les malades et infirmes équivalent à des sous-tribus inactives, comme les
poupons et nourrissons. Il y a dans toutes les distributions harmoniennes
correspondance exacte, mais sans égalité.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 408
CHAPITRE II.
Appâts matériels d'industrie pour la Basse Enfance.
Retour à table et tableaux du tome IV
Il semblerait plus méthodique de traiter d'abord des nourrissons et des
poupons : diverses considérations me décident à commencer par le plus âgé de
trois ordres de basse enfance, par les bambins.
Nous avons à examiner comment on fait naître chez eux LE FEU SACRÉ, le
point d'honneur industriel ; sentiment si inconnu des enfants civilisés, qui
l'éprouvent à contre-sens, en mode subversif. Ils n'ont d'émulation que pour mal
faire ; le plus triomphant, le plus considéré des autres, est celui qui a commis le
plus de dégât.
Le régime sociétaire inspire à l'enfant, dès le plus bas âge, des inclinations tout
opposées, le désir de se signaler dans vingt ou trente sortes d'industrie.
C'est vers l'âge de 2 1/2 à 3 ans que l'on commence à débrouiller l'énigme des
vocations, qui, je le répète, sont au nombre de 20 ou 30 dans chaque enfant de 3
ans, quoiqu'en civilisation l'on ait peine à lui en découvrir une seule, à l'âge de 20
ans.
L'état sociétaire a de nombreux moyens de faire éclore chez l'enfant ces
vocations industrielles. J'en vais citer « seize, dont trois » ont été déjà mentionnés
séparément, c'est une sorte de récapitulation à placer en note 1.
1
RESSORTS MATÉRIELS EN ÉCLOSION DES VOCATIONS.
* 1°. L'élégance des ateliers-miniatures, affectés à chacun des Séristères.
* 2°. [Le furetage, flanage.]
* 3°. L'appât des ornements gradués.
* 4°. Les privilèges de parade et maniement d'outils.
* 5°. L'avantage de choisir dans chaque branche d'industrie, le détail auquel on veut se
livrer.
* 6°. [La singerie.]
7°. La manie imitative qui domine dans le bas âge.
RESSORTS SPIRITUELS EN ÉCLOSION DES VOCATIONS.
** 8°. L'absence de flatterie paternelle, inadmissible dans l'ordre sociétaire, où l'enfant est
jugé et remontré par ses pairs.
** 9° Le ton ascendant (II), ou inclination des enfants à suivre l'impulsion de leurs
camarades un peu plus âgés.
** 10°. [L'entraînement, la déférence graduée.]
** 11°. L'agrément de séances courtes, joyeuses, intriguées et fréquemment variées.
** 12°. [La crainte du renvoi aux chœurs de demi-caractère.]
** 13°. L'enthousiasme pour les prodiges exécutés par les chœurs supérieurs [d'un degré],
seuls êtres que l'enfant choisisse passionnément pour modèles.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 412
Aucune de ces amorces n'étant mise en jeu dans l'éducation civilisée, on ne doit
pas s'étonner si les enfants sont rétifs au travail. Examinons brièvement l'influence
de quelques-uns de ces douze moyens d'Attraction ; étudions-les en matériel dans
ce chapitre, et en spirituel dans le suivant ; distinction assez difficile, car les deux
sujets se confondent presque toujours.
Devisons d'abord sur l'influence des ornements et privilèges. Un beau panache
suffit déjà, chez nous, pour séduire un villageois, l'enrôler au régiment, lui faire
signer l'abandon de sa liberté. Quel sera donc l'effet de ces parures pour enrôler un
enfant au plaisir, à des réunions amusantes avec ses semblables ?
Entretemps : expliquons-nous sur le mot privilège, qui ferait insurger les
farouches républicains. L’idée de privilège semble contradictoire avec la pleine
liberté dont les enfants harmoniens doivent jouir ; précisons le sens de ce mot.
Dire que les enfants seront pleinement libres, ce n'est pas prétendre qu'on doive
leur accorder des licences dangereuses. Il y aurait folie de permettre à un séraphin
de 7 ans le maniement des armes à feu, ou aux chérubins de 5 ans, le maniement
des haches. La liberté qu'on donne aux enfants consiste dans l'option sur toute
fonction et tout plaisir qui est sans danger pour eux, et qui ne lèse point les
convenances d'une autre corporation d'enfants. S'il plaisait à un [bambin, un]
chérubin, d'arracher les fleurs cultivées par un groupe de séraphins, il y aurait
lésion et motif de répression. [Mais cette malfaisance, ce vandalisme, ne pourraient
se rencontrer que chez un enfant arrivant de civilisation et jamais chez ceux élevés
dès le bas âge en Association.]
Les tribus de l'enfance doivent donc avoir des prérogatives graduées selon leur
âge. La tribu 6, jouvenceaux et jouvencelles, qui entre en puberté, peut être admise
à certaines lectures et études qu'on ne peut pas accorder aux enfants impubères. La
tribu 5, gymnasiens et gymnasiennes, âge de 12 à 15 1/2 ans, jouit du droit de
chasser à l'arme à feu, droit qu'il ne serait pas prudent d'accorder aux lycéens et
lycéennes, âge de 9 à 12 ans. Ceux-ci ont le droit de monter sur les chevaux nains,
et de paraître en escadron dans les parades et manœuvres. On ne pourrait pas, sans
imprudence, accorder cette monture aux séraphins âgés de 6 1/2 à 9 ans. Ils sont
trop faibles pour manier un cheval ; mais ils ont déjà le droit d'employer les petites
haches et autres outils qui sont interdits aux chérubins de 4 1/2 à 6 1/2 ans. Ceux-ci
peuvent manier des couteaux, ciseaux, rabots, fortes scies ; conduire des chars à
** 14°. Les émulations et rivalités entre chœurs et sous-chœurs contigus, émulations excitées
par l'ironie de ceux qui ont déjà obtenu l'admission en échelon supérieur.
** 15°. La pleine liberté d'opinion en travail et durée du travail.
** 16°. L'intervention officieuse des patriarches, très-aimés de la basse enfance, et très-
patients à lui donner des leçons.
L'influence de la « série contrastée, des courtes séances », ordre qui peut seul exciter
chez l'enfant le charme et la docilité nécessaires en études industrielles, [et donner
essor aux trois passions distributives, essor naturel du caractère qui, dans une
phalange portée au grand complet, trouve et développe sans obstacle toutes les
inclinations distribuées par la nature à chacun des 810 caractères primitifs.]
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 413
chien, et vaquer à une foule de fonctions très-enviées des bambins, à qui pourtant il
est force de les interdire : on leur accorde seulement quelques accessoires et
diminutifs. Par exemple, les hauts bambins ont l'emploi des petites scies d'un pied,
propres à couper des bûchettes et allumettes, à exercer l'enfant, l'habituer de bonne
heure au maniement des outils [et à l'attelage des chiens.]
L’impatience d'admission à ces privilèges est un grand stimulant pour les
enfants qui brûlent de s'élever de tribu en tribu, d'échelon en échelon, toujours
empressés de devancer l'âge, s'ils n'étaient contenus par la sévérité des examens et
des thèses : on en laisse le choix au récipiendaire, car il est indifférent que l'enfant
prenne parti pour tel ou tel groupe industriel ; il doit seulement faire preuve de
capacité dans certain nombre de groupes, qui, en se l'agrégeant, attestent par le fait
son intervention utile.
Ces attestations sont expérimentales, et nulle protection ne pourrait les obtenir,
puisqu'il faut opérer et figurer adroitement dans les fonctions d'épreuve. Les
groupes et séries travaillent par émulation bien plus que par intérêt, n'admettent
chaque postulant qu'autant qu'il est pourvu de l'aptitude nécessaire pour coopérer
efficacement, et soutenir avec honneur les rivalités du groupe luttant contre ceux
des cantons voisins.
Les chœurs de l'enfance, même les plus petits qui sont ceux des bambins et
bambines, sont en rivalité ouverte avec pareils chœurs [néophytes] des Phalanges
voisines. On rassemble les tribus homogènes de plusieurs Phalanges, comme 5 à 6
tribus de chérubins ou tribus de bambins, pour les faire concourir, lutter de
manœuvre à la parade, [à la procession,] à l'opéra, aux petits ateliers.
D'après cela, les chœurs même les plus jeunes sont pétris d'amour-propre et de
prétentions, et n'admettraient pas un candidat maladroit ; il serait renvoyé mois par
mois, d'examen en examen, tant qu'on le croirait assez novice pour compromettre
la renommée d'une tribu, d'un chœur, d'un groupe, etc., [et au bout de 3, 4 ou 5
renvois, il serait classé aux chœurs de demi-caractère.] Les enfants sont des juges
très-rigoureux sur ce point ; l'affront du refus devient piquant pour ceux qui ont
passé l'âge d'admission dans une tribu. Après six mois de répit et d'épreuves
réitérées, ils sont, en cas d'insuffisance, mis hors de ligne et relégués dans les
chœurs de « demi-caractère ». Les parents ne peuvent pas se faire illusion sur leur
infériorité, ni prôner comme à présent la gentillesse d'un petit sot.
Notre objet spécial dans ce chapitre est l'éducation de la tribu des bambins
seulement ; mais pour en prendre connaissance, il faut, tout étant lié dans
l'éducation harmonienne, observer le mécanisme des 5 tribus supérieures, dont
celle des bambins doit imiter les dispositions.
Chacun des chœurs d'enfants trouve des travaux adaptés à ses moyens : la
Divinité en a ménagé pour tous les âges. Par exemple, sur les voitures ; les groupes
de chérubins et chérubines qui cultivent de petits légumes et qui en font la
cueillette, les conduisent aux cuisines dans des chars attelés de chiens, travaillent à
l'épluchage, au lavage. Les groupes de séraphins et séraphines conduisent des
chars moins petits, attelés d'ânons, et affectés au transport d'objets plus pesants.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 414
Les groupes de lycéens conduisent des chars attelés de chevaux nains ; les groupes
de gymnasiens mènent déjà ceux attelés de chevaux moyens ; enfin, les
jouvenceaux conduisent de grands chars et grands chevaux. On a soin d'établir cet
ordre échelonné dans tous les ateliers et travaux, afin d'exercer chaque enfant selon
ses facultés. Même graduation industrielle pour les chœurs féminins.
Les enfants étant très-fidèles à l'impulsion de la nature, point distraits par les
spéculations d'intérêt, seront les plus ardents à organiser dans la Phalange d'essai
leurs 5 tribus, numérotées 2, 3, 4, 5, 6. Celle des bambins, n° 1, dont nous allons
parler, sera plus difficile à former, car elle ne peut agir qu'en écho des 5 autres.
Elles donneront le bizarre exemple d'enfants offrant aux pères des modèles
d'Harmonie sociale ; car ces enfants formeront, dès le 1er mois, toutes leurs
intrigues de série, que les pères n'auront guère formées qu'au bout de trois mois.
L'industrie de la tribu des bambins et bambines est initiative d'éducation
harmonienne, puisque c'est sur l'âge de 3 ans à 4 1/2 qu'il faut opérer le
développement des nombreuses vocations industrielles.
Pour les faire éclore chez l'enfant, on lui donne pleine liberté de parcourir les
ateliers dès qu'il est en état de marcher et d'agir, dès l'âge de 2 ans 1/2, et même
plus tôt, pourvu qu'il soit conduit par l'un des surveillants désignés pour guides
enfantins (nous les nommerons BONNES et BONNAINS), qui chaque jour ont des
postes et sentinelles dans tous les ateliers où abordent les poupons qu'il faut
conduire.
D'ailleurs, à défaut du guide, l'enfant peut, au moment où on lève la séance,
être accompagné par l'un des membres qui, au sortir de là, se rend à la réunion
vicinale où le bambin veut prendre part. Chacun supplée au besoin les guides
enfantins.
On peut donc, dès l'âge de 2 ans et 1/2, dès que l'enfant est en état de bien
marcher, l'abandonner à l'attraction ; car elle ne le poussera que vers les points du
Phalanstère, ateliers et jardins, où se trouveront des réunions d'enfants annexées à
des groupes d'âge supérieur, et pourvues de petits instruments pour s'exercer au
travail, sur lequel un patriarche ou révérend présent à la séance prendra plaisir à
instruire les bambins et poupons.
Terminons en assignant la différence du classement d'âge au classement
d'industrie. S'il s'agit de l'échelle d'âge, on distinguera :
Les hauts bambins, mi-bambins, bas bambins.
Les hauts poupons, mi-poupons, bas poupons.
Mais le talent ne suit pas toujours l'échelle des âges, et les bambins, considérés
sous le rapport du talent, se classent comme toutes les autres corporations
industrielles, en 3 degrés de sectaires dans chaque branche de travail :
Les « Novices et Novices » ;
Les Bacheliers et Bachelières ;
Les Licenciés et Licenciées.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 415
Étudions donc l'art d'entraîner à l'industrie les bambins et poupons, art auquel
se coordonne tout le mécanisme de l'éducation antérieure dans les 3 ordres de
nourrissons, poupons et bambins. Tout serait vicieux en institution primaire, si on
manquait l'art d'amorcer au travail la basse enfance ; elle contracterait des goûts
d'oisiveté comme les enfants civilisés. Analysons avec soin la méthode qui
préserve de ce vice les enfants harmoniens, et les organise dès le plus bas âge en
athlètes industriels.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 417
CHAPITRE III.
Ressorts spirituels d'industrie pour la Basse Enfance.
Qu'on rassemble cent bambins ou « lutins » pris au hasard. Si on leur fait voir
ces diverses manœuvres, ils s'empresseront tous de les imiter. À défaut de fusil,
chacun d'eux prendra un bâton ; à défaut d'encensoir, une pierre suspendue à une
corde ; à défaut de houlette, une branche de saule.
Que si on leur fournit de petits fusils, petits encensoirs, petites houlettes, vous
les verrez transportés de joie, écoutant avec une docilité respectueuse les leçons
[qu'un chérubin de 6 ans] voudra bien leur donner sur les évolutions. Leur
enthousiasme croîtra encore si on ajoute costume et attirail, si on leur donne de
petits bonnets de grenadier pour la manœuvre, petits surplis pour la procession,
petits chalumeaux pour les figures chorégraphiques.
Les lutins et bambins trouvent toutes ces gimblettes aux Séristères d'institution
harmonienne, et en divers degrés. Ils n'obtiennent que l'encensoir [de bois sans
feu,] et le fusil de bois dans leurs essais. Devenus plus habiles, ils auront encensoir
d'étain et fusil de fer ; puis, en 3e degré, l'encensoir argenté, etc. Ce mode
progressif est un des grands ressorts d'émulation entre eux.
On les rassemble parfois dans une école manœuvrière d'aspirants. Ils ont, dans
les jardins comme dans le Phalanstère, quelques locaux affectés à leurs essais ; là,
on emploie en exercices utiles toutes les gimblettes et bimbeloteries que la
civilisation fabrique, sans aucun fruit, pour l'éducation. Le « lutin » y trouvera,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 418
pour lois leurs sots caprices en éducation, comme la manie de plonger en hiver
l'enfant dans le bain froid, pour imiter quelques républicains de l'antiquité. Je me
borne à analyser les vues de l'Attraction. Or, il est de fait qu'elle donne aux 19/20es
des enfants un caractère et des penchants opposés à ceux du père qui s'efforcerait
de communiquer ses penchants à son fils : elle veut, au contraire, guider l'enfant
par le ton ascendant (III), déférence des inférieurs aux supérieurs, ton qui est
l'opposé de celui qu'elle assigne au groupe de famille.
Désire-t-on, en éducation comme en toute autre affaire, connaître exactement le
vœu de la nature ? Il en est un moyen sûr ; c'est d'opiner à contre-sens de la
philosophie, toujours antipathique avec la nature ou Attraction.
Or, quels sont les préceptes de la philosophie ?
Elle veut, « Que le père soit instituteur de son enfant,
Et que le père ne gâte pas son enfant. »
Adoptez les deux opinions contraires :
« Que le père ne soit pas instituteur de l'enfant,
Et que le père se livre au plaisir de gâter l'enfant. »
C'est double contravention aux lois de la philosophie, et par conséquent double
ralliement au vécu de la nature, puisque les doctrines philosophiques ne sont autre
chose qu'un contre-sens composé, ou double contrariété avec le vœu de la nature.
On verra, dans le cours de cette section, que les pères harmoniens n'ont d'autre
fonction paternelle que de céder à l'impulsion naturelle, GÂTER L'ENFANT, flatter
toutes ses fantaisies, selon la règle du ton descendant (III), déférence du supérieur
à l'inférieur.
L'enfant sera suffisamment réprimandé et raillé par ses pairs. Les rebuffades
qu'essuient les hauts poupons de la part d'un groupe de bas bambins, et ceux-ci à
leur tour de la part des bas chérubins, deviennent le germe d'une émulation qui ne
pourrait jamais éclore dans la compagnie des pères et mères, admirant toujours les
gaucheries de leur progéniture.
Le contraire a lieu entre enfants ; ils ne se font ni compliments ni quartier : le
marmot un peu exercé est inexorable pour les maladroits ; et d'autre part, le
poupon raillé n'osera ni crier, ni se fâcher avec des enfants plus âgés que lui, qui
riraient de sa colère et le renverraient des salles.
Cet art d'assouplir et fasciner l'enfant par autorité attrayante est si neuf, que j'y
consacre une note F 1, pour mieux fixer l'attention sur le ressort employé, le
charme corporatif ascendant et gradué.
Bref, le véritable instituteur de l'enfant, le ressort qui peut seul faire naître chez
un poupon le feu sacré, l'émulation industrielle, c'est une compagnie d'autres
1
Voyez ci-après, page 465. [Les numéros pages réfèrent à l’édition de papier et non à l’édition
électronique, MB]
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 420
enfants plus âgés de six mois ou d'un an, et plus éminents en dignités et
décorations. Lorsqu'un poupon ou bambin a parcouru dans la journée une demi-
douzaine de pareils groupes, et essuyé leurs quolibets, il est bien pénétré de son
insuffisance, bien disposé à consulter les patriarches et vénérables qui ont la bonté
de lui donner des leçons.
Après cela, peu importera que les parents, au moment du coucher, s'amusent à
le gâter, lui dire qu'on est trop sévère, qu'il est bien charmant, bien adroit ; ces
verbiages ne feront qu'effleurer, sans persuader. L'impression est faite. Il est
humilié des railleries de 7 à 8 groupes de bambins qu'il a fréquentés dans la
journée. En vain le père et la mère lui diront-ils que ces bambins, qui l'ont
repoussé, sont des barbares, des ennemis du commerce et de la tendre nature ;
toutes ces fadaises paternelles seront de nul effet, et le poupon retournant le
lendemain aux Séristères bambiniques ne se souviendra que des affronts de la
veille ; ce sera lui qui, par le fait, corrigera le père, du GÂTEMENT, en redoublant
d'efforts et prouvant qu'il connaît son infériorité.
Du reste, le gâtement ne peut pas avoir lieu aux ateliers, parce que les pères et
mères ne se rencontrent pas à l'ouvrage avec les poupons, et fort peu avec les
bambins, mais seulement avec les chérubins qui sont déjà admis dans de grands
ateliers. Les hauts bambins y ont seuls quelqu'accès ; les pères et mères, gens de
30, 40, 50 ans, sont trop intrigués dans leurs grands ateliers et cultures, pour avoir
le temps de s'en éloigner, s'inquiéter des fonctions de l'enfance, assez bien soignée
par quelques patriarches vénérables et révérends des deux sexes, à qui on commet
la direction des Séristères et cultures bambiniques.
Le gâtement est donc impossible en industrie sociétaire, puisque la plus jeune
compagnie que rencontrent les pères aux champs et aux ateliers, se compose de
chérubins et chérubines qui sont déjà plus sensés que tous les pères civilisés :
chaque chérubin exerçant la remontrance près des bambins la reçoit à son tour des
séraphins ; il sait que les flatteries de sa mère n'en imposeraient pas au jury
séraphique devant qui il faudra faire ses preuves pour la gradation.
Ainsi sera neutralisée et absorbée cette funeste influence des pères en qui la
philosophie toujours malencontreuse a cru voir les instituteurs naturels de l'enfant.
Ignore-t-elle que le père, tout préoccupé du besoin de richesse, ne fera germer chez
son fils que des vues de cupidité, le formera de bonne heure à capituler avec le
vice pour arriver à la fortune, « à faire avec le Ciel des accommodements ! » Ainsi,
le père GÂTERA le moral, tandis que la mère GÂTERA le physique par des vices de
régime, par une indulgence dangereuse : l'intervention des pères et mères n'est
donc le plus souvent pour l'enfant qu'une source de GÂTEMENT COMPOSÉ. Qu'il y a
loin d’un tel rôle à celui D'INSTITUTEUR INTÉGRAL COMPOSÉ !
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 421
CHAPITRE IV.
Corollaires sur l'Éducation de la Basse-Enfance.
Sauf avis au lecteur de ne point précipiter ses jugements : si, après avoir lu les
quatre phases d'éducation harmonienne, il veut prendre la peine de relire la
première, il jugera faciles et naturels tous les effets qui, pour le moment, peuvent
lui sembler exagérés.
Voilà ma réponse aux objections prématurées des gloseurs. Tel va me
reprocher d'accorder aux marmots de 3 ans une sagesse, une dextérité, enfin des
facultés de corps et d'esprit qu'on oserait à peine exiger de l'enfant de 6 ans.
À quelques pages d'ici, je réfuterai ces objections, au chapitre de la précocité
composée des enfants harmoniens.
Combien élèvera-t-on d'autres objections aussi peu fondées ! Par exemple,
celle du peu de valeur de ces menus travaux de bambins : voilà, dira-t-on, de
grands frais en ateliers minimes, en outils, costumes, gimblettes graduées : quel
fruit en recueillera-t-on ? Ces enfants auront scié, trempé et lié quelques paquets
d'allumettes ou de buchettes ; prouesse illusoire ! Deux hommes en une heure
feraient plus d'ouvrage en ce genre que vingt enfants.
Le raisonnement est des plus faux : toutes ces minuties donnent un bénéfice
énorme, qui découle de quadruple source :
1°. Positif matériel, en ce que ces enfants, faisant la plupart du temps l'ouvrage
de civilisés de 30 et 40 ans, le font beaucoup mieux et plus lestement. Six bambins
et poupons, au moyen de la table octogone inclinée (décrite plus loin), égousseront
un quintal de pois en moins de temps que n'en mettraient six de nos servantes, et le
triage sera bien plus exact dans les trois qualités. Les cuisines, la confiserie, les
ateliers, le parterre, le potager, les étables, fourmillent de ces menus ouvrages
qu'exécuteront avec célérité les bambins et poupons, et par cela seul ils gagneront,
à 4 ans, la journée d'un de nos ouvriers diligents.
2°. Positif spirituel : ils feront le charme de la Phalange, par leur dextérité, leur
concours d'émulation, leur intervention précoce au travail, à l'opéra, au cérémonial,
et leur tendance générale aux bonnes mœurs, inséparables du travail : ce concert
industriel des enfants sera un ressort très-puissant pour établir l'accord entre les
pères : dans ce cas, les enfants auront fait en politique sociale, ce qu'ont vainement
tenté cent mille philosophes.
3°. Négatif interne : en se formant aux exercices industriels dès l'âge de 3 à 4
ans, ils épargneront le temps précieux que donne un civilisé de 15 ou 20 ans à son
apprentissage, et presque sans succès ; car nos ouvriers sont, pour la plupart, des
massacres ; tandis que l'enfant harmonien, formé de très-bonne heure à la
dextérité, sera, dès l'âge de 9 ans, aussi adroit au travail que les prestidigitateurs le
sont en escamotage, ou que les banquiers de Pharaon le sont au maniement des
cartes et des écus. Même souplesse règnera dans tous les travaux des Harmoniens
âgés de 9 ans, et encore mieux parmi les hommes faits.
4°. Négatif externe, par l'épargne du dégât que font les enfants actuels. Je n'en
cite qu'un exemple.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 426
À l'âge de 3 ans, je fus un jour laissé seul dans le jardin d'un chanoine qui était
à vêpres : c'était le moment où les fruits sont à peine noués : les pommes, poires et
pêches n'étaient qu'à la grosseur de noisettes le jardin était rempli de beaux
espaliers. Je m'occupai une demi-heure à cueillir tous ces jeunes fruits. Je détruisis
au moins 200 douzaines de précieux fruits ; la terre en était jonchée ; j'en rapportai
quelques centaines dans mon tablier, à deux domestiques, le mien et celui du
chanoine. En voyant cette moisson, ils jurèrent plantureusement, me traitèrent de
petit massacre, enragé d'enfant, etc.
C'était la faute des deux valets ; ils s'étaient amusés à boire une bouteille du
caveau du chanoine, et m'avaient laissé seul dans le jardin. Ils allèrent piteusement
ramasser et jeter au dehors toutes les traces du ravage.
Voilà les enfants civilisés, race démoniaque, dont l'instinct n'est tourné qu'au
mal, lors même qu'ils agissent innocemment, car j'avais commis ce dégât sans
malice, par pure amusette. (Quelle dut être la surprise du chanoine, à son retour de
vêpres ? il dut jurer plus que les deux domestiques.)
Cet instinct de malfaisance est l'apanage de tous les enfants insociétaires. Hier
encore j'en ai vu un qui dans un jardin s'occupait à casser les jeunes greffes d'une
centaine de petits arbres entés nouvellement ; après quoi il essayait d'arracher
l'arbuste. Je suis arrivé à temps pour l'arrêter et appeler quelqu'un. Il faudra avoir
vu en action les enfants harmoniens, pour pouvoir juger combien les enfants
civilisés sont détestables. Rebelles à tout travail utile, ils deviennent infatigables
quand il s'agit de faire le mal ; ils n'épargnent ni le temps ni la peine ; et ce ne sera
pas une petite économie que celle des dégâts enfantins et des barrières ou gardes
employés contre le mauvais génie de l'enfance.
J'ai analysé dans ces menus travaux des poupons et bambins un bénéfice
quaternaire ou bi-composé en positif et négatif. Il faut y ajouter le bénéfice pivotal
de la santé et du rapide accroissement, qui est le fruit de leur industrie [libre],
variée sans excès. Le développement régulier du corps tient à cette variété
d'exercices appliqués à toutes les parties, c'est par ce moyen que les enfants
harmoniens pris à 4 ans seront égaux en vigueur aux civilisés de 6 ans, égaux en
industrie à nos ouvriers de 20 ans (sauf les emplois de force physique) [et égaux en
intelligence à nos enfants de 12 ans.]
Au sujet de ces travaux de l'enfance et du mobilier enfantin, rappelons la règle
de l'ordre progressif. Par exemple, en commandant les charrues pour une Phalange,
ses fondateurs oublieraient, je gage, qu'il faut, quant aux charrues d'hommes faits,
les acheter de trois grandeurs pour les trois classes de force humaine, et opérer de
même pour l'enfance qui est partout en écho de la grande industrie. Les enfants
auront donc de petites charrues de trois degrés, pour les gymnasiens, les lycéens et
les séraphins.
Pareille échelle doit régner dans tout le mobilier industriel ; il doit être en tout
sens progressif composé. Faisons l'application à quelque problème bambinique,
l'égoussage des pois verts, des haricots, etc.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 427
naître. Elles emploieront le ton d'amitié où doit dominer celui d'ambition, et si elles
emploient à propos un ton, elles ne l'établissent jamais en degré requis.
Par exemple, dire que l'enfant doit être entraîné à l'industrie par ton corporatif
ascendant, ce n'est pas admettre que le ton puisse être donné directement au
« lutin » de 2 1/2 à trois ans, par les séraphins de 8 à 9 ans. L'échelle progressive
serait faussée ; le ton ne serait plus VICINAL. C'est seulement des bambins de 3 1/2
à 4 ans, que le « lutin » admet l'influence émulative, et reçoit l'impression de
charme corporatif.
L'enfant ne porte pas loin ses vues ambitieuses : plus il est faible, moins son
vol est élevé. À l'âge de 3 ans il n'enviera pas le rôle des enfants de 8 à 10 ans :
leurs fonctions, leur lustre, ne sauraient stimuler un lutin ; il n'est ému que des
prouesses de bambins âgés de 4 à 5 ans ; ce sont là ses dieux, ses maîtres adoptifs.
Le charme est donc VICINAL chez l'enfant ; le ressort qui créera charme et
entraînement industriel doit partir de corporations vicinales en âge. Tel est le
secret que n'ont pas su pénétrer nos subtils analystes de l'homme.
En stricte logique, il faudrait dire que le ressort émulatif de l'enfance doit être
un charme corporatif ascendant
de mode vicinal, progressif, bi-composé 1.
L'usage reprouve ces définitions trop méthodiques ; il exige la brièveté aux
dépens de l'intégralité.
Sur tout ce qui touche à cette influence du charme industriel en éducation, il
faut attendre d'avoir lu l'ensemble du mécanisme sociétaire, où les ressorts
n'agissent que par impression graduée des divers échelons. L'on verra, à l'article
e
VESTALES (6 tribu), que le corps vestalique exerce sur les bambins une influence
émulative très-puissante. Cet effet n'est plus charme VICINAL, mais charme de
TRANSITION, fondé sur la loi du contact des extrêmes : c'est un autre levier dont on
n'a pas encore parlé. Le calcul du mouvement social est immense, et l'on ne peut
en exposer que successivement les nombreux détails. Il faut donc, avant de
prononcer sur leur efficacité spéciale, attendre l'exposé du tout et des influences
combinées.
Achevons sur les trois ordres de basse enfance, en appliquant au plus jeune, à
celui des nourrissons, les règles de charme progressif et vicinal.
1
Le charme doit être bi-composé, savoir :
Composé interne, par intervention concurrente des deux sexes enfantins luttant sur les branches
de travail ;
Composé externe, par intervention des deux âges vicinaux, du supérieur qui exerce la
remontrance et l'ironie, et de l'inférieur sur qui l'autre l'exerce.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 429
CHAPITRE V.
Régime progressif des Nourrissons.
« Dédié aux Pères de famille. »
enfants. On peut dire qu'elles ne sont pas nourrices, mais assassins du marmot, qui
aurait besoin d'être sagement gouverné. Ces mères ne s'étudient qu'à lui créer mille
fantaisies pernicieuses, qui sont pour lui un poison lent et tuent la plupart des
enfants riches. Le tendre père, occupé à mentir dans sa boutique, est bien aisé que
sa femme reste dans l'arrière-boutique avec son enfant, plutôt que de courir le
quartier, s'immiscer dans les caquets et affaires galantes. Dans ce cas, le mari est
philosophe par jalousie : c'est la crainte de certaine coiffure qui le rallie au système
de Rousseau sur l'allaitement. L’épouse est facile à prendre au piège ; dépourvue
de récréations, elle se jette à corps perdu dans la tendresse maternelle dont l'excès
n'est pas moins vicieux que celui de toute autre passion. Aussi les femmes riches
sont-elles assassins de leurs nourrissons, à qui elles créent une foule de défauts ;
tandis qu'une paysanne obligée de soigner vingt travaux et n'ayant qu'une demi-
heure à donner, matin et soir, à l'allaitement, n'élève pas l'enfant à satisfaire ses
caprices ni à s'en forger plus que la nature ne lui en donne.
On s'étonne sans cesse que la mort enlève le fils unique d'une riche maison,
tandis qu'elle épargne de misérables enfants du voisinage, entassés sur des châlits.
Ces enfants ont une garantie de santé dans la pauvreté d'une mère qui, [obligée
d'aller aux champs,] n'a pas le temps de s'occuper de leurs fantaisies nuisibles,
encore moins de leur en créer plus que la nature n'en suggère. Tel est le défaut des
femmes riches et dépourvues d'occupation. Aussi cette classe est-elle la seule qu'il
convienne d'exclure de l'allaitement, sauf exception. C'est pourtant la seule que
Rousseau ait pu y rappeler, puisque les autres y sont forcées par la pauvreté.
Passons aux autres bévues du philosophe de Genève. Il blâma le berceau à
courroies, les liens qui assujettissent l'enfant : il eut raison, sans doute ; mais il ne
suffit pas de critiquer un abus ; il faut en indiquer le remède. Chaque enfant n'a
pas, comme l'Émile de Rousseau, 50 mille francs de rente et une douzaine de
valets à son service. Comment la paysanne allant aux champs trouvera-t-elle des
gardes pour surveiller son enfant libre dans le berceau ou vers le feu ? Quand donc
persuadera-t-on aux philosophes que tout le monde n'a pas 50,000 fr. de rente, et
qu'il faudrait adapter leurs systèmes de morale aux classes qui n'ont ni rentes, ni
valets à leur service ?
Ainsi spécule une Phalange d'Harmonie, qui veut un régime d'éducation
unitaire et applicable progressivement à la masse entière. En conséquence, elle
divise les nourrissons en 3 ordres de caractère comme d'âge, savoir :
Les PACIFIQUES, les MUTINS et les DIABLOTINS.
Ils sont réunis dans 3 salles contiguës et assez distinctes pour que les
diablotins, sans cesse hurlant, ne puissent étourdir ni les pacifiques, ni même les
mutins, déjà plus traitables.
Les mères ont trop d'intrigues industrielles dans l'Harmonie, pour oublier tout-
à-coup 40 et 50 groupes où elles s'occupent de culture et de fabrique. Elles sont
déjà fort ennuyées que la corvée des couches les en ait distraites pendant une
quinzaine ; et dès le moment des relevailles, elles sont aussi empressées de revoir
tous leurs groupes, que de visiter l'enfant qui ne manque d'aucun soin, dans les 3
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 431
salles où veillent jour et nuit, à tour de rôle, des experts, composant la Série des
Bonnes, et disposées par la nature et l'attraction pour cette corvée.
Les bonnes, distinguées en divers groupes, ont un service de faction alternative,
aussi sévère que celui d'une ville assiégée, et jamais, aucune minute de jour ni de
nuit, les 3 salles de nourrissons ne manquent de surveillantes exercées à deviner et
satisfaire tous leurs besoins. La mère n'a d'autre fonction que de paraître à heures
fixes pour l'allaitement. Ce devoir une fois rempli, elle peut vaquer à toutes ses
intrigues « industrielles et autres. » Elle peut même s'absenter sans inconvénient
pendant une journée, car il existe des nourrices de supplément, classées par
tempéraments, et pouvant toujours offrir à l'enfant un lait de même tempérament
que celui de la nourrice absente. Ces précautions ne sont pas connues ni praticables
en civilisation : elles sont un des nombreux avantages réservés aux grandes
associations, distribuées par Séries passionnelles.
La civilisation toujours simpliste dans ses méthodes ne connaît que le berceau
pour asile du nourrisson. L’Harmonie qui opère partout en mode composé alterne
du berceau à la natte élastique. Les nattes sont placées à hauteur d'appui ; leurs
supports forment des cavités où chaque enfant peut se caser sans gêner ses voisins.
Des filets de corde ou de soie, placés de distance en distance, arrêtent l'enfant sans
le priver de se mouvoir, de voir autour de lui, et d'approcher l'enfant voisin, séparé
par un filet.
La salle est chauffée au degré convenable pour tenir l'enfant en chemise ou en
vêtement léger, et éviter, autant que possible, tout embarras de langes et de
fourrures.
Les berceaux sont mus par mécanique : on peut agiter en vibration 20 berceaux
à la fois. Un seul enfant fera ce service, qui occuperait chez nous 20 femmes.
La salle des nourrissons est visitée matin et soir, par les médecins de la
Phalange, qui sont intéressés à ce qu'aucun enfant ne tombe malade ; car, en
Harmonie, un groupe de médecins n'est rétribué, je l'ai déjà dit, qu'en rapport de la
santé collective, et non pas selon le traitement des individus. Ainsi, plus il y a de
malades, moins les médecins gagnent. Leur tâche étant de maintenir toute la
Phalange en bonne santé, et de prévenir plutôt que de traiter le mal, leur dividende
ou portion sociétaire du produit général sera d'autant plus fort que l'année aura
fourni moins de malades. Ces médecins, bien différents des nôtres, ne trouvent leur
intérêt qu'à maintenir tout le monde en santé. Ils ne pourraient accepter aucune
rétribution individuelle, sans être déshonorés et éprouver une grande perte
pécuniaire, l'Harmonie considérant comme opprobre social tout service individuel
salarié.
Continuons sur le Séristère des nourrissons, divisé en trois salles. Même
classement règne parmi les bonnes. On en distingue trois groupes, qui fournissent
chaque jour un poste de station perpétuelle, formé de trois escouades :
Les Bonnes des Pacifiques ; ce sont les moins patientes.
Les Bonnes des Mutins, sont celles de caractère moyen.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 432
C'est oublier que l'égalité est poison en Harmonie : ce principe que j'ai maintes
fois énoncé est violé dans cette occasion. Rectifions l'erreur, et distribuons
progressivement comme il suit :
1
Parfois les simples sont applicables ; mais il faut, en système général, spéculer sur les
composées, et en étendre l'emploi autant que possible, puisque le mouvement simple n'est utile
qu'en relais du composé. On doit donc, dans le soin des enfants comme dans toute branche de
relations sociétaires, procéder par Séries composées, sauf les cas très-rares où l'on pourra
employer le mode simple, qui n'intervient qu'en exception, et jamais en pivot.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 434
J'aurais dû y établir une différence d'âges, vu que le sexe féminin atteint plus
tôt à la puberté que le masculin : ses chœurs doivent donc être un peu plus jeunes,
comme seraient Lycéennes, 8 3/4 à 11 1/2 ;
Gymnasiennes, 11 1/2 à 14 1/2.
Je me suis borné à indiquer un seul âge ; c'est une faute de simplisme, commise
par simplification ou abréviation. Nous nous engagerions dans un dédale de
minutieux calculs, si je suivais trop strictement ces règles ; il suffit de les
mentionner en principe, comme celles d'inégalité numérique des sexes, et inégalité
d'âges entre les sexes de chaque tribu.
Ce chapitre étant dédié aux pères de famille, il faut, en finissant, fixer une
seconde fois leur attention sur le plus grand fléau des familles riches, sur le vice de
régime qui enlève tant de jeunes enfants ; vice qui frappe spécialement sur la
classe opulente. On voit partout les marmots, qui n'ont ni pain, ni chemise,
échapper à la faux qui enlève le rejeton d'une puissante maison.
Sur ce, les Crésus accusent la nature, sans s'apercevoir que la mort de leurs
enfants est l'effet d'un système d'éducation plus vicieux encore chez les riches que
chez les indigents.
Il sera démontré que la classe opulente souffre plus que la pauvre du défaut du
régime combiné en éducation, et que, sur ce point comme sur beaucoup d'autres,
les riches, tout en croyant asservir le peuple, deviennent eux-mêmes victimes d'une
oppression mal entendue et gauchement organisée.
Ainsi, dit un auteur, c'est des demeures malsaines où habite le misérable, que
sortira la fièvre qui enlèvera le seigneur. Dans le même sens, on peut dire : Le
dénuement des enfants pauvres généralise les vices d'éducation qui moissonnent
les enfants des riches. Organisez en nourrissage le régime combiné, le Séristère à
compartiments triples pour les âges et triples pour les caractères, vous garantirez à
la fois les enfants du riche et ceux du pauvre. Un tel bienfait ne serait-il pas
préférable à ce morcellement philosophique, source d'insalubrité et de mortalité
pour les enfants riches ou pauvres, et pour les pères autant que pour les enfants ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 435
CHAPITRE VI.
Contre-poids de caractère pour les Poupons et Nourrissons.
1
Une bonne, à Paris, mène son poupon au jardin des Plantes, et, selon l'usage de ces villageoises
qui effraient toujours les enfants, leur font peur de l'ogre ou du loup, les tiennent sur le bord
d'une fenêtre en les menaçant de les précipiter, cette bonne menaçait le sien de le faire manger
par l'ours Martin. Elle le tenait sur le bord du fossé : quelqu'incident la trouble ; elle laisse
tomber l'enfant dans la fosse. Il est aussitôt enlevé et dévoré par l'ours, après quoi la bonne
désespérée va se noyer dans la Seine ; beau dédommagement pour un père !
Tel est le savoir-faire des bonnes : pour s'en garantir, la philosophie dira que l'enfant ne doit être
confié qu'à la sollicitude paternelle : mais n'est-il pas connu que le tendre père, dans la classe
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 437
populaire, est encore plus dangereux que les bonnes dans la classe opulente ? En voici un
exemple récent, un fait arrivé en 1819.
Un tendre père de village, ne sachant comment faire taire son criard de poupon, lui disait : « Si
tu cries encore, je te ferai coucher avec les cochons » ; et de menace en menace, il le ferme tout
de bon dans l'étable à cochons, pour y coucher. Le lendemain il va chercher son enfant, et ne
trouve plus que des ossements : les cochons l'avaient mangé. On peut juger du désespoir du
goujat. Ne voyons-nous pas chaque jour de ces sottises paternelles ? d'où il est aisé de conclure
que les pères et mères sont les êtres les moins capables d'élever leur enfant, et que le train de vie
de nos ménages ne peut nullement convenir aux inclinations du bas âge, lors même que tous les
ménages consentiraient à devenir philosophes moyennant 50,000 fr. de rente, comme le moral
papa d'Émile, qui, avec un tel revenu, serait déjà réputé sage, quand il ne suivait pas un mot des
préceptes de J -L Rousseau.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 438
L’entretien des deux âges extrêmes, tribu des bambins et tribu des patriarches,
étant considéré comme charité générale, on n'exige rien pour les soins donnés à
l'enfant. C'est le canton en masse qui supporte les frais des Séristères de poupons,
nourrissons et bambins. La Série des bonnes est rétribuée comme toutes les autres,
par un dividende sur le produit général.
« Je suis bien payée, dit une bonne civilisée ; mais je gagne bien mon argent :
ah ! je n'y tiens plus ; il y a de quoi perdre patience. » Voilà ce qu'on entend même
chez des gens riches qui ont de quoi faire des frais. Qu'est-ce donc chez les
pauvres, qui n'ont pas de quoi acheter du linge à l'enfant ! Aussi, dans les villages,
combien meurent de misère, surtout dans la classe des enfants pris à salaire et
amenés de la ville ? J'ai entendu citer une mère qui en a envoyé 14 au village ; 9 y
sont morts, et des 5 autres la mère en a tué 2, à force de mauvais traitements.
Combien d'autres les tuent par l'excès de précautions ! Il n'est pas de classe plus
sacrifiée que les marmots civilisés.
La nature veut leur éducation collective pour le bien des enfants comme pour le
repos des pères. En dépit des devoirs sacrés de la nature, il n'est pas un couple
d'époux qui ne soit ennuyé plus ou moins de l'attirail d'éducation des nourrissons,
de leur malpropreté, et des services répugnants qu'exige leur faiblesse. Il suffirait,
pour liguer tous les pères et mères contre la civilisation, de pouvoir leur montrer,
s'il existait une Phalange déjà organisée, les Séristères où on élève les nourrissons,
poupons et lutins subdivisés en groupes, 9 d'âges consécutifs, 9 de caractères
contrastés, et 6 de sexe pour les bambins qui déjà font rivaliser les sexes.
Dans ces groupes, les plus âgés influencent les plus jeunes, et s'entraînent
respectivement aux fonctions utiles, par suite de l'impulsion qu'ont donnée les
tribus supérieures, celles de chérubins et séraphins, qui font déjà partie de
l'harmonie active. En voyant cette propension générale des enfants aux procédés
d'accord matériel et d'unité, chaque père s'écrierait : « Voilà la vraie perfection
d'enseignement ; le secret de la nature sur l'éducation ; le bien où l'on ne peut pas
atteindre dans nos ménages incohérents ; l'ordre qui assure aux pères l'insouciance
et l'économie, aux enfants des soins continus et judicieux, une garantie sanitaire, et
un contentement qu'ils ne peuvent pas trouver hors du régime voulu par la
nature ».
Et lorsque le père viendrait à faire le parallèle de ce bel ordre avec celui de son
ménage philosophique, peuplé d'enfants rebelles au travail, hurlant, brisant,
querellant, manquera-t-il de s'écrier : « L'homme a méconnu sa destination ; nous
étions faits pour le « régime » combiné, pour l'association domestique ; la
philosophie nous a entretenus dans l'incohérence ; elle nous a trahis pour cacher
son impéritie à découvrir la théorie du lien sociétaire. »
Hors de cette association à laquelle nous sommes destinés, tout, dans les
instincts de l'enfant comme dans ceux de l'homme fait, devient énigmatique pour
nous. Notre état domestique ne peut, même chez les rois, satisfaire aucun des
désirs de l'enfant, qui dès lors est rebelle, acariâtre, et se trouve retardé en essor
physique et moral. J'ai déjà remarqué que l'enfant ne tient nullement à vivre sous
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 439
digérer facilement, et arriver aux 5 repas avec un brillant appétit. Ils donneront
donc les plus grands soins à la denture des enfants, qui seront tous visités chaque
semaine par les dentistes.
Il faut observer qu'en Harmonie le groupe des dentistes est comme les autres
fonctionnaires de médecine, affecté au service collectif, rétribué en proportion de
la santé générale, et non des maladies individuelles. Il importera donc au groupe de
dentistes que la Phalange n'ait, s'il se peut, aucun râtelier endommagé. Leur beauté
et sanité générale sera pour les dentistes le gage du bénéfice et de la renommée,
comme pour les autres genres de médecins, qui tous perdraient à l'affluence de
malades, et verraient diminuer leur dividende en rapport de l'accroissement de
fatigues.
L'Harmonie ne jugeant pas le talent sur de belles phrases, mais sur de bons
résultats, chaque Phalange estimera ses médecins d'après la statistique sanitaire du
canton, résumée en moyen terme de 9 années. La Phalange de Tibur a eu pour
moyen terme de malades, selon les tableaux comparés de 9 ans, 2 sur 100 par an.
La Phalange de Lucrétile a eu pendant ces mêmes années, en malades et durée du
mal, un moyen terme de 3 sur 100. La contrée en conclura que les médecins de
Lucrétile sont dépourvus d'habileté, et leur Phalange peu satisfaite ne leur allouera
qu'un médiocre dividende en répartition générale.
Chaque médecin est donc intéressé à veiller sur la santé de la masse. Aussi
verra-t-on le groupe des dentistes, comme ceux des autres médecins, visiter chaque
semaine les Séristères des poupons, des bambins et autres enfants, et faire à la
régence un rapport sur les moindres incidents qui pourront compromettre les dents,
collectivement ou individuellement : si quelque brouillard pouvait nuire aux
râteliers, on verrait les dentistes ordonner et surveiller jour par jour, les précautions
générales adaptées aux divers tempéraments, et surtout aux enfants de 9 ans,
époque de 2e dentition.
La civilisation, où tout est subordonné à l'intérêt individuel, ne fournit que des
dentistes intéressés à ce que l'ouvrage donne, et qu'il y ait beaucoup de ces
râteliers qu'on appelle chevaux à l'écurie, gens qui ont besoin des soins continuels
de leur esculape. C'est une conséquence inévitable du système de duplicité qui
intéresse chaque classe de citoyens au mal-être des autres classes. J'en ai fait
mention à l'Avant-Propos, CITER., en terminant par ces mots bons à répéter : la
civilisation ne présente qu'un bizarre mécanisme de portions du tout, agissant et
votant chacune contre le tout ; et pourtant elle raisonne d'unité d'action ; elle fait
trophée de sciences nommées économiques et unitaires !
Là finissent les détails sur la direction combinée de ces marmots, dont j'aurais
traité plus brièvement si elle n'était le fondement du mécanisme sociétaire. Il faut,
je le répète, que l'éducation de l'Harmonie soit achevée au moment où la nôtre
commence, terminée avant 5 ans.
Ce n'est pas qu'après cet âge il ne reste à l'enfant une foule de connaissances a
acquérir ; mais une fois admis aux chérubins, il se forme de lui-même, et n'a plus
besoin d'autre stimulant que des rivalités établies entre les tribus et les chœurs, 2,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 442
3, 4, 5, 6. C'était donc sur l'éducation antérieure ou de 1re phase, [âge 3 à 4 1/2 ans,
et sur l'instinctuelle ou préparatoire de 0 à 3 ans que reposait tout le problème ; et
j'ai dû, au risque de redites, y donner plus de détails qu'aux trois autres phases,
dont l'exposé sera bien plus succinct.
L’éducation des 5 tribus supérieures 2, 3, 4, 5, 6, ne présentera pas de
difficultés. Nous avons dès ce moment franchi toutes les épines ; c'est pour les
diminuer, que j'ai divisé en petits chapitres toute la notice d'éducation antérieure.
En la terminant, remarquons sur la médecine comme sur les relations
quelconques, une métamorphose qui justifie un peu les diatribes de Molière ; chez
nous elle est négative subversive, en ce qu'elle a intérêt à propager le mal et en
rendre les traitements très-coûteux. L'effet contraire a lieu dans l’Association, où
le médecin et le pharmacien sont eux-mêmes co-associés de la Phalange, et
intéressés à ce qu'elle dépense le moins possible en traitement de maladies et en
renouvellement de sujets. La médecine y devient donc positive harmonique. Sur ce
point comme sur tout autre, c'est toujours le double miracle ou charme composé
(III) aussi inséparable du mécanisme sociétaire, que la fraude composée l'est du
régime civilisé et de ses prétendues perfectibilités.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 443
DEUXIÈME NOTICE.
ÉDUCATION CITÉRIEURE.
Thuriféraires. Fleuristes.
12 Chérubins, 12 Chérubines,
16 Séraphins, 16 Séraphines, 144,
20 Lycéens, 20 Lycéennes,
24 Gymnasiens, 24 Gymnasiennes,
72 72,
auxquels on joint divers employés accessoires tirés, soit des chœurs de « demi-
caractère », soit des quatre tribus précitées.
Ce nombre de douze douzaines convenant merveilleusement aux subdivisions
et à la variété des figures, on peut dire que la procession du saint Sacrement est
[beaucoup] plus pompeuse dans un canton d'Harmonie que dans nos grandes
capitales, Paris, etc.
On voit dans nos processions l'extrême empressement des enfants pour ce
genre d'évolutions, où ils ne sont guère admis qu'à 12 ans à l'emploi de
thuriféraires ; encore leur manœuvre est-elle faible de nombre et de figures. Ceux
d'une Phalange doivent, à 5 ans et même à 4, savoir manœuvrer dans une masse
nombreuse de 144, exécutant des évolutions beaucoup plus compliquées que les
nôtres, et avec un ensemble inconnu en civilisation, où les thuriféraires ne savent
pas même aller au triple pas, [ni établir le double pas pour le bas âge.]
Il est certain que les enfants de 5 ans seront tout de feu pour cet exercice, et
qu'ils seront très-peu empressés d'apprendre à lire. Le premier travail sera un délice
pour eux ; le second, une fadeur. D'où il est évident que la nature les porte à
cultiver les facultés matérielles avant les intellectuelles, et qu'on ne pourra guère
qu'à 6 ans les amorcer à la lecture et l'écriture, par l'impatience d'être admis aux
séraphins.
D'où vient cette impulsion de l'enfance aux exercices matériels ? De ce que la
nature veut, avant tout, faire de l'homme un cultivateur et manufacturier, le
conduire à la richesse avant de le conduire à la science. Mais, pour entremettre
l'enfant avec succès dans les cultures harmoniennes qui exigent perfection et
célérité, il faut que, de très-bonne heure, il soit exercé aux développements
corporels HARMONIQUES. C'est par cette raison que l'Attraction le pousse
violemment à ces manœuvres chorégraphiques et gymnastiques ; il y acquerra la
dextérité nécessaire dans les cultures, étables, volailleries, cuisines et autres
fabriques d'une Phalange, où toutes ses opérations doivent s'exécuter avec la
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 445
souplesse, l'aplomb et la mesure qu'on voit régner parmi nos athlètes d'opéra et de
gymnastique.
C'est principalement à l'opéra que l'enfant se formera à cette dextérité
qu'exigent les travaux harmoniens. De là vient que l'opéra « tiendrait » le premier
rang parmi les ressorts d'éducation.
La distribution des tribus chérubiques et séraphiques étant semblable à celle
des chœurs bambiniques déjà décrite, nous n'aurons ici qu'à traiter des fonctions où
intervient activement cette jeunesse de phase citérieure. Je l'examinerai dans cinq
Séries industrielles ; savoir :
CHAPITRE VII.
Opéra Harmonien, ou Série pivotale en unité matérielle.
Ce sont les deux points où le conduit l'Attraction : les enfants et les chats
seraient fourrés sans cesse à la cuisine, si on ne les en chassait pas. Quant à la
magie de l'opéra et des féeries visuelles, c'est ce qu'il y a de plus entraînant pour un
enfant.
Aux cuisines de sa Phalange distribuées en mode progressif, il acquiert la
dextérité, l'intelligence en menus travaux sur les produits des deux règnes qu'on y
met en œuvre. À l'opéra, il acquiert l'esprit d'unité matérielle, qui doit être type et
voie de la passionnelle.
L'opéra est l'assemblage de tous les accords matériels mesurés. Il est aisé d'y en
compter une gamme complète.
L’opéra est donc l'assemblage de tous les accords matériels [du charme qui en
résulte], et l'emblème actif de l'esprit de Dieu, ou esprit d'unité mesurée. Or, si
l'éducation de l'enfant doit commencer par la culture du matériel, c'est en l'enrôlant
de bonne heure à l'opéra 2, qu'on pourra le familiariser avec toutes les branches
d'unité matérielle, d'où il s'élèvera facilement aux unités spirituelles.
Dans l'ordre civilisé, l'opéra, à supposer qu'il n'exigeât aucuns frais, serait un
levier très-dangereux en éducation ; il ne convient point aujourd'hui de polir le
peuple, mais d'entretenir la dissidence, la duplicité matérielle entre les classes riche
1
On n'admet que peu ou point la gymnastique à l'opéra civilisé : elle est réputée genre populaire,
et reléguée sur les petits théâtres. C'est dépravation de goût, et non pas raffinement. Toutes les
harmonies matérielles sont nobles : mais comme les grotesques, funambules, sauteurs, etc.,
plaisent au peuple, ils ont dû être disgraciés par la haute compagnie civilisée, qui répugne le
peuple et ses goûts. La gymnastique rentrera en faveur dans un état de choses où les grands et le
peuple seront UNS par le ton et les manières.
2
J'ai observé que la Phalange d'essai n'aura pas besoin d'un opéra dès le début. On ne pourrait pas
l'organiser avec des paysans qui, excepté ceux de Bohème et d'Italie, ne savent que brailler et
non chanter : mais ces êtres grossiers sont l'embryon de l'espèce humaine ; elle ne commencera
à naître que dans la génération élevée en pleine Harmonie. C'est sur celle-là que nous devons
spéculer. Traitons donc l'opéra comme objet de première nécessité pour les Harmoniens ; car,
dès l'organisation sociétaire, on ne tardera pas deux ans à sentir le besoin indispensable de ce
spectacle pour l'éducation unitaire.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 448
et pauvre. L’opéra serait dangereux même pour l'enfant riche, parce que cette
réunion des beaux-arts excite à l'enthousiasme, aux idées nobles et généreuses qui
naissent de la culture des arts : de telles impressions sont nuisibles à un enfant qui,
au sortir de là, va rentrer dans le commerce d'un monde vil et perfide.
L’enfant harmonien est exempt de ce danger ; il ne sort du temple de justesse
matérielle ou opéra, que pour rentrer dans un océan de justesse passionnelle, dans
les Séries de groupes où il voit chaque passion coopérer aux accords sociaux, à la
justice, à la vérité, à l'unité, dont l'opéra est le tableau. L'opéra formera donc les
Harmoniens aux mœurs qu'ils devront pratiquer, et sous ce rapport il sera une
boussole de sagesse dans l'éducation, où il ne serait aujourd'hui qu'un fanal
trompeur, qu'une voie d'égarement.
Objectera-t-on que ce serait élever tout le genre humain à l'état de comédien ?
Il n'y aura plus de comédiens, quand tout le monde le sera : et d'ailleurs, notre
éducation civilisée forme-t-elle autre chose que des arlequins sociaux, depuis les
jongleries de probité chez les hommes jusqu'aux jongleries de « piété et fidélité »
chez les femmes ? Notre système d'éducation n'engendre que des histrions
politiques et moraux, indignes même du nom de comédien, qui, dans la rigoureuse
acception, indique le peintre fidèle de la nature et de la vérité. Or, des champions
de fausseté comme les civilisés, dont on aperçoit à chaque instant la duplicité, ne
sont pas dignes du nom de comédiens, et ne méritent que celui d'histrions sociaux.
[Laissons ces folles objections et venons au sujet.]
Aucun bambin n'est admis aux chœurs de chérubins, s'il n'a de l'aptitude à
figurer dans quelque fonction d'opéra ; et, pour donner plus de relief à cet exercice,
on en fait un accessoire du culte religieux, dont il relève le cérémonial par les
hymnes et les manœuvres. On amène à l'opéra, mais en loge lointaine, les poupons,
pour leur former l'oreille à la justesse : elle germe aisément chez le jeune âge.
L'opéra devient donc branche d'institution essentielle pour l'enfant du prince
comme pour celui du berger. Le bambin s'y prête d'autant mieux, que l'opéra est
souverainement attrayant pour lui. Rien ne plaît tant au jeune âge, que l'unité des
évolutions et des chœurs, que les enchantements et les féeries : aussi est-on assuré
que tous les enfants se porteront avec une ardeur fougueuse à ce genre d'exercices,
et qu'on sera obligé, non pas de les attirer à l'opéra, mais de contenir leur
impatience par des statuts d'admission très-rigoureux.
L’opéra n'étant parmi nous qu'une arène de galanterie et un appât à la dépense,
il n'est pas étonnant qu'il soit réprouvé par la classe morale et religieuse ; mais il
est, en Harmonie, une réunion amicale, non payante ; il ne peut donner lieu à
aucune intrigue vicieuse entre gens qui se rencontrent à chaque instant dans les
divers travaux des séries industrielles.
Rassurons sur ce point certains lecteurs qui s'insurgeraient à l'idée de voir leur
femme ou leur fille figurer dans une légion théâtrale d'un millier de personnes. Je
sais comme eux ce qui résulte des réunions de comédie, même de celles
d'amateurs ; mais qu'ils attendent de connaître le régime de l'Harmonie, où, ni à
l'opéra, ni ailleurs, les amours ne peuvent donner aucune inquiétude à père ni à
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 449
que 2 ou 3 fois par an sur le théâtre ; et en d'autres moments il s'entremet dans les
chœurs, l'orchestre, les danses, la peinture, les machines, etc.
Cette affluence de coopérateurs permet de varier à l'infini les répertoires, et en
même temps l'unité de langage procure une multitude infinie d'acteurs, car un
passage d'armée donne à une contrée cent mille acteurs ou actrices ; les
Harmoniens étant tous nés sur les planches 1, acteurs par enthousiasme, par
habitude, et non par intérêt.
Il n'y a point de comédiens salariés dans l'Harmonie. Les Séries de l'opéra et
des beaux-arts y sont, comme toutes les autres, payées par un dividende sur le
produit général. Les pères ainsi que les enfants, figurant sur le théâtre et s'en
faisant une intrigue agréable, ne voudraient pas que cette fonction fût moins
honorée que d'autres. Elle jouit, au contraire, d'un lustre immense, et devient une
voie d'avancement à d'éminents emplois.
Envisagé quant à l'influence morale sur l'enfant, l'opéra est une école de morale
en image : c'est là qu'on élève la jeunesse à l'horreur de tout ce qui blesse la vérité,
la justesse et l'unité. Aucune faveur ne peut excuser à l'opéra, celui qui est faux de
la voix ou de la mesure, du geste ou du pas. L'enfant d'un prince, dans les figures
et les chœurs, est obligé de souffrir la vérité, et les critiques motivées de la masse.
C'est à l'opéra qu'il apprend à se subordonner en tout mouvement aux convenances
unitaires, aux accords généraux. L'opéra est donc l'école MATÉRIELLE d'unité,
justice et vérité : il est, sous ces rapports, l'image de l'esprit divin, le vrai sentier
des « mœurs d'harmonie. »
C'est non-seulement en tableaux, mais aussi en relations sociales que l'opéra est
sentier d'unité. Par exemple, en fait de langage, quelle honte pour les civilisés,
qu'avec leurs jactances de perfectibilité ils ne puissent pas se comprendre de
voisins à voisins, ni régulariser le langage, pas même de province à province d'un
même empire, vivant depuis mille ans sous les mêmes lois !
C'est à l'habitude générale de la scène que les Harmoniens devront en grande
partie l'unité de langage et même de prononciation réglée en congrès universel.
Tout est lié dans le système des unités ; le langage est le premier anneau de cette
vaste chaîne : la duplicité actuelle du langage est le sceau de réprobation pour la
sagesse philosophique. Où donc prétend-elle établir l'unité, si elle ne peut pas
même l'introduire dans la première des relations sociales, celle du langage ?
1
Dans l'ordre sociétaire, on considérera comme estropié de naissance l'enfant qui, à l’âge de 4
ans 1/2, n'aurait pas la justesse de voix, d'oreille et de mesure. Ce défaut ne pourra guère avoir
lieu, parce que les enfants seront élevés dès le berceau dans les chœurs musicaux. Chaque
groupe ayant ses cantates et hymnes de travail, les entonne en début et clôture de séance,
comme le Benedicite et les Grâces dans nos monastères. L’enfant habitué à ces concerts dès
l’âge le plus tendre, ne peut manquer d’acquérir la justesse de voix et de mesure, et l'aptitude à
figurer à l'opéra. Quant à la comédie, comme à l'Association donne un plein développement à
« chacun des » 810 caractères, « tout Harmonien excelle nécessairement en quelque genre de
comédie ou tragédie qui se rattache à son caractère. »
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 451
CHAPITRE VIII.
Je dis PRINCIPALE, et c'est une vérité bien reconnue de tous les agronomes, qui
s'accordent à dire : « si le fermier n'avait que ses cultures de grains, s'il ne faisait
pas des élèves ou animaux destinés à la vente, il n'aurait jamais de bénéfice, et
pourrait à peine payer le prix de sa ferme. Il ne se sauve que sur les élèves, soit en
quadrupèdes, soit en volatiles. Une entreprise d'abeilles ou de vers à soie enrichira
plus un métayer que tous ses guérets vantés par les poëtes. »
S'il est une erreur pardonnable, c'est d'avoir ignoré pendant 3000 ans que nos
animaux domestiques sont faits pour l'harmonie mesurée, et ne peuvent prospérer
sans son intervention. Quand on n'a pas su découvrir cette destination chez les
hommes où l'on en voit tant d'indices, faut-il s'étonner qu'on ait commis pareille
bévue à l'égard des bêtes qui offrent bien peu d'indices d'aptitude à l'harmonie car
on ne voit guère que le cheval qui soit susceptible d'accord mesuré cet accord le
charme dans la manœuvre en escadron ; le plus mauvais cheval devient un
Bucéphale pour suivre la masse escadronnée ; il marchera jusqu'à la mort, et se
crèvera plutôt que de quitter l'escadron.
D'où vient qu'on voit si peu de quadrupèdes favorisés de cette propriété
d'harmonie matérielle ? C'est que la nature (Voyez la note E, sur la cosmogonie
appliquée. – Pivot inv., T. III), ayant été excessivement gênée et restreinte dans le
système des créations post-diluvielles, n'a pu admettre les quadrupèdes qu'en très-
petite exception aux propriétés d'harmonie mesurée. Aussi l'exception ne porte-t-
elle notoirement que sur quatre, qui sont, le cheval, l'éléphant, le singe et le castor.
L'exception, comme on le voit, est bornée à un centième ; car les quadrupèdes
connus sont au nombre d'environ 370, dont quatre seulement sont initiés à
quelques facultés d'harmonie mesurée.
D'autres, comme le bœuf et le zèbre en sont très-susceptibles, mais dans un état
de choses impraticable parmi nous, et qui n'auront lieu qu'en régime sociétaire. Le
chien, notre premier serviteur, est très-apte à diverses manœuvres harmoniques
dont nous n'avons jamais eu l'idée. Nous savons l'élever à des tours de force, des
danses de tréteaux, etc. ; nous ne savons lui enseigner aucun procédé d'harmonie
profitable à l'industrie. Si le cheval est fait pour l'harmonie des alignements et des
évolutions, le chien est destiné à d'autres, dont la principale est celle des gammes
de direction, que l'ordre civilisé ne peut pas mettre en usage, parce qu'il n'a ni
grands troupeaux, ni moyens de les élever.
En Association, le troupeau le plus subalterne, comme celui des oies, forme des
masses immenses qu'on ne parviendrait pas à diriger, si l'on procédait selon la
méthode confuse des civilisés, et surtout à la manière barbare des Français, qui ne
savent diriger les bêtes qu'en les déchirant à coups de fouet, et disant : pourquoi
sont-ils chevaux, pourquoi sont-ils moutons ?
Tout animal domestique, en Harmonie, est élevé musicalement comme les
bœufs du Poitou, qui marchent ou s'arrêtent selon le chant du conducteur. Mais
ceci est excès, abus de l'influence musicale ; on ne doit pas l'employer à fatiguer
les hommes ; il suffira d'en user pour indiquer à l'animal ce qu'on exige de lui,
selon la coutume des bergers qui appellent au son du cornet.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 454
1
Un troupeau, ne fût-il que d'oies, marche dans cet ordre, par colonnes UT, MI, SOL, SI, que
guident les chiens à sonnettes. Si les oies et autres animaux en prennent l'habitude, c'est que dès
l'enfance on les y façonne. Plusieurs variétés d'oies, objets de rivalités entre plusieurs groupes,
sont élevées selon diverses méthodes et dans des chambrées distinctes. Ces oiseaux contractent
facilement l’habitude de ne pas se mélanger, et suivre la sonnette de leur chambrée. Pour les
exercer à la bien connaître, on a soin de leur tendre des pièges sur de fausses notes ; et c'est un
travail qui fait partie de l'éducation des enfants.
Par exemple, trois groupes vont, à la même heure, porter à manger à leurs trois chambrées
d'oies. Le groupe des oies UT ira faire une feinte aux oies des chambrées MI, SOL ; il agitera la
sonnette du dîné en UT, et ne leur donnera rien. Après quelques instants d'impatience, elles
entendront l'appel en MI ou en SOL, qui leur apportera réellement le repas. Dès qu'elles y
auront été trompées une dizaine de fois, elles sauront fort bien distinguer leur note : les animaux
ont un discernement exquis pour tout ce qui tient à la gueule ; on ne les voit jamais se tromper
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 455
route est évacuée en un instant. Les civilisés pour cette opération emploieraient
une demi-heure, mille coups de fouet et dix mille morsures de chien.
Je me borne à cette particularité, entre mille autres à citer sur l'éducation des
troupeaux d'Harmonie. Les chevaux seront exercés au point de marcher sur quatre
de front, sans autres guides qu'un petit nombre de cavaliers sonnant un appel
différent pour chaque peloton.
Moyennant cette méthode musicale, combinée avec l'amorce des repas, les
convenances de terrain et la douceur générale des maîtres, on verra les zèbres et
même les castors aussi privés que les chevaux, sauf la différence de traitement.
Hors de l'état sociétaire et des Séries pass., il n'est pas même possible de tenter
ces prodiges de régie animale ; on s'engagerait dans une dépense quadruple du
bénéfice, en essayant la méthode harmonienne ; on trouverait partout des civilisés
grossiers et malfaisants, qui la contrarieraient ; puis des animaux voisins qui
n'étant pas formés à cette méthode, gâteraient par leur fréquentation ceux
harmoniquement éduqués. De là vient que les agronomes civilisés n'ont pas même
pu imaginer cette éducation naturelle attrayante, et se sont bornés généralement à
la méthode violentée, infiniment plus longue et plus dispendieuse. Aussi
l'Harmonie emploiera-t-elle à éduquer, régir et perfectionner ses immenses
troupeaux, à peine le quart des individus qu'emploierait proportionnément la
civilisation, pour les hébéter, les abrutir et abâtardir les races.
Les chefs de la Série d'éducation des chiens et des troupeaux auront le rang de
Sibyls et Sibylles (titre des directeurs de l'institution). Un instituteur de chiens ou
d'oies est en Harmonie un personnage de haute importance, car il doit former à ce
talent des groupes de séraphins et séraphines opérant sous sa direction.
L'on ne pourra discipliner ces immenses troupeaux, qu'autant que chacun
connaîtra leur langage de convention, qui, une fois arrêté en congrès d'unité
sphérique, sera le même par toute la terre. Si chacun étourdissait comme
aujourd'hui les animaux, de cris divers et arbitrairement choisis, leur faible
intelligence n'arriverait jamais à une discipline collective et unitaire.
sur l'heure des repas ; on croirait qu'ils connaissent l'horloge. Un cheval a-t-il stationné une
seule fois dans une écurie de telle route, s'il repasse deux ou trois ans après, il reconnaît l'écurie
et s'arrête à la porte.
Les Harmoniens mettront à profit cet instinct des animaux, toujours intelligents quand leur
appétit s'y trouve intéressé. On est fort habile en civilisation à leur donner une éducation
improductive ; on enseigne à des chiens savants mille grimaces et gambades, qui ne sont
d'aucune utilité et qui consument en vain le temps de l'instituteur. On enseigne à des puces à
traîner un petit chariot. On voit jusqu'à des ânes savants et des cochons savants. J'ai vu même un
phoque obéissant, et bien stylé à faire des singeries. Ces tours de force inutiles dénotent quel
parti l'homme pourra tirer des animaux, quand il saura faire de leur éducation un système
unitaire et productif ; travail auquel seront principalement employés les enfants, qui ont
beaucoup de penchant à ce genre de fonction, et qui aujourd'hui ne savent qu'hébéter et
maltraiter les animaux.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 456
On exigera d'un enfant d'Harmonie qu'il sache, avant tout, vivre unitairement
avec les animaux ; qu'il connaisse leur vocabulaire d'appels et de commandements
principaux, afin de ne pas contrarier le système adopté pour les régir. L’enfant qui
à 4 ans 1/2 manquerait de ces notions pratiques, serait refusé au chœur des
chérubins : le jury chérubique lui répondrait, qu'on ne peut admettre au rang des
Harmoniens un être qui n'est pas encore l'égal des animaux, puisqu'il ne sait ni leur
langage, ni leurs convenances.
N'est-ce pas être au-dessous des animaux que de méconnaître la déférence
qu'on doit à leurs instincts ? Ils ne sont profitables pour nous, qu'autant que nous
assurons leur bien-être. De là vient qu'en France où chacun se hâte de crever les
chevaux à force de coups, de fatigues et de voleries sur la nourriture, on ne peut
pas remonter localement la cavalerie, et on tire de ce quadrupède beaucoup moins
de service qu'en Allemagne où il est ménagé. Le cheval de bataille du grand
Frédéric était encore vivant à l'âge de 36 ans ; ce même animal, entre les mains des
Français, n'aurait pas passé 13 ans ; les palefreniers lui auraient volé moitié de son
avoine, et les maîtres l'auraient tué de coups, en disant, pourquoi est-il cheval ?
Les animaux sont heureux dans l'Harmonie, par la douceur et l'unité des
méthodes employées à les diriger, par le choix et la variété des subsistances, par
les soins de sectaires passionnés, observant toutes les précautions propres à
embellir l'espèce : aucun de ces soins ne peut avoir lieu dans la brutale civilisation,
qui ne sait pas même disposer commodément les étables. On peut assurer sans
exagération, que les ânes, dans l'Harmonie, seront bien mieux logés et mieux tenus
que les paysans de la belle France.
Le fruit de leur discipline et de leur bien-être équivaudra à la différence d'une
troupe réglée à une masse de barbares sans tactique. Vingt mille européens battent
aisément cent mille barbares et même plus, car les Russes n'étaient que sept mille
contre la grande armée chinoise de plus de 100,000 hommes.
C'est donc bénéfice de sextuple sur la discipline : il sera de même sans bornes
sur la gestion des animaux d'Harmonie, améliorés par le mode composé, qui
exige :
Discipline mesurée attrayante
Procédé sériaire en perfectionnement ;
Soins passionnés en amélioration de race ;
Régime unitaire.
Mais quel sera le nouvel Orphée qui rendra les enfants et les animaux si dociles
à toutes les impulsions de discipline unitaire ? Quel talisman mettre en jeu ? Pas
d'autre que cet opéra traité de frivolité par nos moralistes et agronomes, tous
d'accord à dire, « qui bien chante et bien danse, peu avance. »
L’adage peut être vrai en civilisation ; mais il sera des plus faux en Harmonie,
où cette discipline passionnée des enfants et des animaux, cette source d'énorme
richesse, découlera principalement des habitudes contractées dès le bas âge à
l'opéra, école de toutes les unités matérielles mesurées. Nos prétendus sages, en
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 457
CHAPITRE IX.
Cultures Enfantines de l'Harmonie.
fleurs ou en fruits, et presque tout le potager et le parterre, doivent être envahis par
les femmes et les enfants. Loin de là ; un enfant civilisé n'entre au jardin que pour
y manger les fraises et les groseilles qu'il n'a point cultivées, y friper les fleurs et
les légumes : aussi, ce qu'il y a de plus à désirer dans un jardin, c'est que les
enfants n'y mettent pas les pieds.
Les botanistes nous peignent leur science comme la plus intéressante, la plus
rapprochée de la nature : d'où vient donc qu'elle ne peut passionner l'enfant qui est
l'être le plus voisin de la nature, et que, loin de se prendre de belle passion pour la
botanique, il ne fait que ravager les jardins et vergers, refuser tout travail agricole ?
On nous dit que les paysans tirent parti de leurs enfants dès l'âge de 7 ans : sans
doute, à force de coups de bâton ; mais quel service en obtiennent-ils ? Ils
emploieront trente enfants à transporter en fardeau ce que conduiraient trois
enfants harmoniens sur trois chars attelés de trois ânons.
Une preuve incontestable que les civilisés ne savent tirer en agriculture aucun
parti ni des femmes, ni des enfants, c'est que l'homme est obligé d'abandonner les
travaux qui lui sont spécialement attribués par la nature, et qui sont principalement
les forêts et l'irrigation ; deux choses dont le cultivateur civilisé ne peut pas
s'occuper, parce qu'il est absorbé par les travaux FÉMININS et ENFANTINS, tels que
les petites étables et volailleries, le potager et autres fonctions, dont les femmes et
enfants devraient le dégager.
Singulier résultat de la tyrannie masculine ! L'homme croit avoir asservi les
femmes ; qu'en résulte-t-il ? que c'est lui-même qui est esclave ; qu'au lieu d'avoir
subordonné les femmes, il a dégoûté de l'industrie femmes et enfants. Il se trouve
réduit à exercer les travaux dont ces deux sexes devraient se charger ; il est de plus
obligé de prélever, sur le produit de son travail, les frais d'entretien et dotation des
femmes et enfants : c'est l'effet de toute tyrannie ; elle se prend dans ses propres
filets.
Analysons mieux le trébuchet où est tombé le sexe masculin : sa véritable
destination est de vaquer aux grands travaux qui exigent la force des bras : tels
sont les trois emplois de
Culture des forêts,
Ouvrages d'irrigation,
Soin des graminées.
La troisième fonction absorbe tout ; l'agriculteur ne peut vaquer, ni à la culture
des forêts, ni à l'irrigation et aux ouvrages qu'elle exige : au contraire, le
cultivateur ne s'attache qu'à détruire les forêts, il détruit par contrecoup les sources
et moyens d'irrigation.
Voilà donc deux des trois branches de grande culture gérées à contresens de la
raison. Quant à la troisième, celle des graminées, comment est-elle traitée ? j'y
distingue trois vices des plus choquants.
1°. Le défaut d'engrais et de qualité. On en a si peu, qu'il faut ensemencer des
champs en quantité énorme, et à peu près double de ce qu'emploiera l'Harmonie
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 461
pour obtenir égale quantité de grain. Quant aux qualités d'engrais, c'est une
distinction que ne fait ni ne peut faire le paysan civilisé.
2°. Les jachères. Des terres qui se reposent une année ! le soleil se repose-t-il ?
manque-t-il à venir tous les ans mûrir les moissons ? aurait-on besoin de jachères
si on n'employait aux céréales que les terres convenables et soutenues des masses
et qualités d'engrais nécessaires ?
3°. Les vices de détail : on voit dans divers champs autant de pavots que d'épis.
On y voit cent autres négligences qui ne seraient pas même connues dans l'état
sociétaire, où des groupes d'enfants parcourent les champs pour les émonder.
D'où viennent tous ces désordres ? De ce que le sexe masculin est surchargé de
la tâche des deux autres, qui ne font qu'un simulacre de travail.
Mais quelle carrière va s'ouvrir pour l'industrie masculine, du moment où les
deux autres sexes rentreront en disponibilité par le régime sociétaire ! on verra tout
à coup les 7/8es des femmes en vacance industrielle, par la suppression des travaux
compliqués et parasites qui naissent du morcellement des ménages, du soin pénible
des enfants, de la mauvaise qualité des étoffes et des confections ; enfin, des sots
caprices de la mode, qui absorbent tant de femmes en ouvrages de couture
interminables et en minuties superflues.
Après la cessation de ces désordres, on s'apercevra que les 5/6es des femmes
sont disponibles : à quoi les occuper ? À l'agriculture ; elles envahiront donc
majeure partie des menus travaux qui occupent aujourd'hui les hommes.
D'autres seront envahis par les enfants, qui seront amorcés à la culture par le
régime des Séries contrastées, rivalisées, engrenées.
Dès lors il ne restera aux hommes dans la force de l'âge que les fonctions de
vigueur, comme les trois citées plus haut ; puis celles de manufacture pénible,
charpente, maçonnerie, forge, etc. Ils interviendront accessoirement dans toutes les
menues cultures, parterre et potager, mais sans en supporter le soin permanent : ce
sera le lot des femmes et enfants.
Cette répartition naturelle est anéantie par la défection des enfants et la
complication qui absorbe les femmes. Toute la masse du travail retombe sur
l'homme seul, qui, surchargé de la sorte, doit négliger les branches les plus
importantes, comme le soin des forêts et l'irrigation. Il effleure la tâche de son
sexe, pour vaquer à celle de tous trois.
Jugeons-en par un seul végétal, par les RAVES, sentier des vertus
républicaines. Si la république ne doit vivre que de raves, au moins faut-il, pour le
bon ordre, qu'on répartisse aux trois sexes le travail de culture, savoir :
Aux enfants les petites raves ;
Aux femmes les raves moyennes ou navets
Aux pères les gros ravognons de Curius Dentalus, et grosses ravasses de la
citoyenne Phocion.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 462
Telle serait la série naturelle de distribution ; elle est impraticable dans l'ordre
civilisé : vous y verrez le fier républicain obligé de cultiver lui-même les raves de
toutes les dimensions, et de faire en plein l'ouvrage des deux autres sexes.
Désordre inévitable hors des Séries, qui appliqueraient chaque sexe aux fonctions
que la nature lui destine. C'est une des conditions nécessaires à faire naître
l'attraction industrielle, qui, même en Séries, ne pourrait pas se développer si on
maintenait dans les travaux la confusion d'emplois qui y règne aujourd'hui ; si on
voulait, comme dans la civilisation perfectibilisée, atteler une femme et un âne à la
même charrue (coutume des provinces nord de l'Espagne. Les femmes ne sont
guère moins maltraitées dans la belle France).
On a vu dans ces deux chapitres, combien les enfants sont éloignés de leur
destination en travaux de règne animal et végétal, et combien il est évident que le
régime civilisé ne les pousse qu'à l'oisiveté et à tous les vices anti-industriels. Les
moralistes ont bonne grâce, après cela, de nous vanter les tendres enfants, si dignes
de leurs vertueux pères, petits vandales, bien dignes de grands vandales ! Voilà la
vraie devise des enfants et des pères civilisés.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 463
CHAPITRE X.
Des Cuisines sériaires et de leur influence en éducation.
La thèse étant des plus neuves, j'ai dû l'étayer de distinctions exactes sur le sens
des mots et sur les indices que fournit l'état des choses en civilisation.
Sur ce, on va reproduire l'objection déjà faite, au sujet de l'opéra. « Vous
voulez donc, dira-t-on, élever tous les enfants à l'état de cuisinier ! » Même
réponse qu'à la page 506 1. Ce n'est pas moi qui veux ; c'est l'Attraction qui en
ordonne ainsi, et l'on va se convaincre qu'elle veut passionner pour la CUISINE tous
les enfants.
es
TOUS, en style de mouvement, signifie les 7/8 , puisqu'il est connu que
l'exception de 1/8e confirme la règle.
Or, quand les 7/8es des enfants sont passionnés pour jouer l'opéra et faire la
cuisine, en vaudront-ils moins pour cela ? C'est ce que nous allons examiner.
Observons d'abord que c'est le but indirect de la morale civilisée elle exprime
sans cesse et implicitement le vœu de voir les enfants se faire cuisiniers, car elle
veut qu'ils s'adonnent aux soins des animaux et des végétaux.
Comment pourront-ils juger des méthodes préférables dans le soin des animaux
et végétaux, s'ils ne connaissent pas les rapports de manutention agricole avec les
ressources de manutention culinaire ? L'agriculteur qui ignore cet art, travaille sans
principes et sans but économique.
Ainsi font nos villageois, qui élèvent un animal ou cultivent un légume, pour
tâcher de tromper celui qui l'achètera ; mais si on spécule sur un état d'unité
« industrielle », si le cultivateur veut favoriser le consommateur, il doit connaître
l'emploi mixte ou art de la cuisine, et se guider dans ses cultures selon les
convenances de cet art.
De là résulte déjà que la cuisine est portion intégrante des études agricoles, et
que, pour faire de l'enfant un parfait agronome en gestion animale et végétale, il
faut de très-bonne heure l'initier aux raffinements de cette cuisine, de cette
gastronomie proscrites par les farouches amis des raves et du « brouet noir. »
Autre motif qui milite pour élever l'enfant harmonien au travail de cuisine :
c'est celui où il se formera le plus promptement aux cabales nuancées et graduées
qui sont l'essence des Séries pass. On n'est apte à figurer et rivaliser dans les
Séries, qu'autant qu'on sait se passionner pour telle nuance, telle fantaisie, qui
forme un échelon dans une grande Série de 30 nuances, 10 variétés et 3 espèces.
Or, pour habituer l'enfant à distinguer les échelons de qualités et se passionner
spécialement pour quelqu'une, il faut mettre en jeu le sens le plus puissant sur le
bas-âge ; c'est sans contredit le goût, la gourmandise, divinité de tous les enfants.
1
[Dans l’édition de papier et non dans cette édition électronique, MB]
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 465
Le sens du goût, le plus impérieux de tous, est un char à 4 roues qui sont :
1. La culture, 3. La cuisine,
2. La conserve, 4. La gastronomie,
L’hygiène équilibrée. »
gastrocole, faire valoir ou critiquer ce qui tient aux deux branches de culture et
conserve (1er et 2e rouages du sens du goût) ; puis juger en « connaisseur » sur ce
qui touche à la cuisine, 3e rouage du sens du goût ; prononcer entre les diverses
cabales de tant de groupes et Séries qui interviennent à fournir ce comestible.
Ainsi, l'homme initié aux 3 fonctions de culture, conserve et cuisine, devient
par le fait expert sur la 4e ou gastronomie.
Cette quadruple instruction achemine par degrés à la science par excellence, à
« l’HYGIÈNE COMPOSÉE » ou application de la gourmandise aux convenances des
nombreux tempéraments que la médecine actuelle réduit à 4. (On pourrait, sur
cette limite, lui adresser des objections assez embarrassantes 1.)
Continuons sur notre sujet. L'émulation est faible, si elle ne porte que sur une
intrigue simple. Un homme qui sera cuisinier et gastronome à la fois, aura déjà
double véhicule d'intrigue et d'émulation : si on y ajoute celui d'intervention active
dans la culture, il y aura triple source d'intrigue ; elle deviendra quadruple ou bi-
composée, si on y ajoute la conserve. Dans ce cas, l'enthousiasme et l'émulation
1
Si les tempéraments sont bornés à 4, savoir :
*** SANGUIN, BILIEUX, MÉLANCOLIQUE, FLEGMATIQUE ;
Feu, Terre, Air Arome, Eau ;
UNITÉ, Amitié, Ambition, Amour Famillisme, d'où vient que tel remède appliqué à vingt bilieux
dans une même maladie, donnera au moins dix résultats différents ? Ces bilieux se subdivisent
donc en d'autres ordres dont le mot bilieux désigne la classe entière ; puis ces divers ordres de
bilieux se subdiviseront en genres, lesquels genres en espèces, puis en variétés, ténuités,
minimités, etc.
J'en ai quelquefois conféré avec des physiologistes ; ils confessent l'enfance de la science dans
cette branche d'analyse, comme dans beaucoup d'autres, et ils disent : « On s'est borné à
désigner 4 points cardinaux ; l'on risquerait, en poussant plus loin les distinctions, de s'enfoncer
dans les sophismes. »
De telles craintes sont-elles des excuses valables, et le soldat est-il autorisé à lâcher pied partout
où il y a du danger ?
En se restreignant, comme on l'a fait, à indiquer des points de reconnaissance parmi cette foule
de tempéraments, devait-on se borner au modique nombre de 4 ? Analysons les lacunes de cette
division quaternaire.
Elle est juste quant aux analogies primordiales que je viens de classer en correspondance avec
les éléments et passions cardinales.
Elle pèche en ce qu'elle n'a ni foyer, ni mixtes. Il fallait indiquer un tempérament pivotal ,
correspondant au feu. L'on trouve ce tempérament chez certains sujets OMNIMODES, qui se
façonnent indifféremment au climat chaud comme au froid, aux aliments échauffants comme
aux rafraîchissants : ces tempéraments sont rares, mais il en existe.
Il fallait ensuite, aux 4 cardinaux accoler 4 mixtes. Par exemple, une substance froide, la fraise,
est un aliment pesant pour tel sujet, qui la digérera plus aisément si on l'allie avec de la crème :
deux réfrigérants combinés font pour lui fonction d'échauffants : c'est un tempérament bâtard ou
mixte, qui est hors de la ligne des 4 tempéraments cardinaux.
Il fallait donc, en distinction primordiale, reconnaître 4 tempéraments cardinaux, 4 mixtes, puis
le pivotal direct et inverse. Telle est la division en 1re puissance.
En 2e puissance on en aurait distingué un plus grand nombre ; puis en 3e et 4e, des nombres
croissants selon certaines proportions, qui en 5e puissance, donnent le nombre 810 pour les
tempéraments comme pour les caractères. La gamme en est énoncée (II) sans indication des
nombres.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 467
s'élèveront au plus haut degré ; car des sectaires du chou fonctionnant à leur
carreau, y élèveront des débats sur les nuances de goût, de préparation, de
conserve et de culture, et sur les fautes commises en ces divers genres. Le travail
sera d'autant mieux soigné, qu'on y aura apporté quatre esprits de parti au lieu d'un.
L'émulation n'aurait que moitié de cette intensité, si l'intrigue était réduite à deux
ressorts ; que le quart, si réduite à un seul.
On s'efforcera donc, en Harmonie, d'enrôler de bonne heure chaque individu
aux quatre branches de la science gastrophile, afin qu'il devienne expert sur trois
au moins, et qu'il ne se borne pas au rôle ignoble de gastrolâtre, déshonneur de nos
Apicius dont tout le savoir se réduit à jouer des mâchoires, sans aptitude à opiner
ni agir dans les trois autres branches du goût, dans la culture, la conserve et l'art
culinaire.
Ces principes établis, il reste à examiner si l'attraction s'y prêtera, si elle
enrôlera l'enfance [et les pères] au travail des cuisines. On va voir que ce sera, de
tous les ateliers, le plus séduisant pour le bas-âge [et par suite pour les pères
habitués dès le bas-âge], si l'on y observe exactement la boussole d'Harmonie, la
distribution par Séries contrastées, rivalisées, engrenées, dont on va examiner
l'influence dans les cuisines sociétaires.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 468
CHAPITRE XI.
Amorces et Progrès de l'Enfant aux Cuisines Sériaires.
Enfin, la cuisine serait pour l'enfant une école de dépravation, par les sottes
complaisances des domestiques, et les accidents fâcheux qui souvent en seraient la
suite.
Ainsi la première école de l'enfant, la cuisine, lui est interdite en civilisation. Je
la place au premier rang, parce que le stimulant y est plus fort que partout ailleurs.
La cuisine exerce en lui l'esprit et les sens ; car, au charme du mobilier en
miniature qu'il trouve là comme dans d'autres ateliers, se joint l'influence de la
gourmandise, passion très-généralement dominante chez les enfants des premières
phases, 0 à 9 ans.
Sans doute ils ne sont pas friands de viandes ni de ragoûts, [mais de crèmes
sucrées] ; d'ailleurs sous le nom de CUISINES SÉRIAIRES, je comprends tous les
ateliers de comestibles, entre autres ceux de confiserie, fruiterie, laiterie, qui sont
les lieux les plus attrayants pour l'enfant ; la boutique du confiseur est pour lui le
paradis terrestre ; et c'est au Séristère de confiserie (annexe des cuisines), qu'est la
première école des poupons et bambins. Le jardin, éminemment utile à l'éducation
de l'enfant, est en chômage une partie de l'année ; la cuisine est constamment en
activité.
Parvenu à l'âge de raisonnement, aux chœurs des séraphins, 6 1/2 à 9 ans, il
apprendra aux cuisines mieux que partout ailleurs, la progression nuancée ou
échelle des fantaisies dont se composent les trois corps d'une Série ; il y prendra
parti après option raisonnée, et il en épousera quelques rivalités.
Vingt groupes sont en débat sur la supériorité de leurs choux : comment un
enfant prendra-t-il parti pour l'un des vingt groupes, s'il ne sait pas faire la
différence des saveurs de ces divers choux, et des modifications qu'y apporte l'art
culinaire combiné avec les variétés de méthodes agricoles ? Il faudra de bonne
heure initier l'enfant à tous ces raffinements de culture et de cuisine, lui en faire
distinguer les graduations ; système tout opposé à la sagesse actuelle, qui
persuaderait à un enfant, « que tous les choux naissent égaux en droits, et qu'un
vrai républicain doit manger sans blâme ni louange, toutes les sortes de choux,
pour le triomphe des saines doctrines. »
Les variétés de mets étant très-nombreuses dans les cuisines d'une Phalange,
tout enfant peut, sans recourir aux choux et denrées patriotiques, trouver mille
sources d'intrigues industrielles dans les mets de cuisine enfantine, dans les crèmes
sucrées, compotes, pâtisseries, confiseries, herbages et fruits. C'en est bien assez
pour l'engager dans les rivalités agricoles, et l'habituer à connaître les échelles de
goûts régnants sur un même objet, les classer par centre et deux ailes, s'enrôler
dans un des groupes de centre ou d'ailes, et en soutenir les procédés et les cabales.
Dès qu'il est parvenu à ce point, il a mordu à l'hameçon industriel ; son éducation
s'achève d'elle-même, par la seule impulsion des intrigues de Série.
Et comme les intrigues de bonne chère sont les plus puissantes sur l'enfant tout
dévoué au sens du goût, on s'efforcera de rendre la cuisine attrayante pour le jeune
âge, l'enrichir d'un mobilier bien adapté aux travaux de l'enfance, et toujours
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 470
distribué en triple échelle, grande, moyenne et petite, avec nuances dans les trois
divisions pour satisfaire tous les goûts.
Ce n'est pas un appât pour un enfant actuel, que de voir un rôti à la broche ;
mais c'est une amorce pour les enfants d'harmonie, que de voir les broches
nombreuses, disposées autour de trois feux saillants qui alimentent sept ou neuf
genres de broches.
Cet assortiment fournit des fonctions pour tous les âges. Les chérubins soignent
les broches sous-minimes, d'alouettes, becfigues, placées en étage sur l'un des
côtés du petit feu où les séraphins soignent les broches sur-minimes, contenant
cailles, grives et pigeons.
Les lycéens et gymnasiens surveillent, au moyen feu, les deux ou trois espèces
de broches à volailles et pièces de moyenne force.
Enfin, les fonctionnaires adolescents surveillent, au grand feu, les broches de
grandes pièces.
Cette distribution échelonnée 1 amorce l'enfant ; elle ne lui plaît qu'autant
qu'elle est graduée par nuances, et qu'il peut y jouer en petit le rôle de singe ou
imitateur de ses aînés.
1
Par exemple, un grand four de pâtissier, bien noir, bien malpropre, et garni de grillons sifflants,
ne saurait plaire ni aux enfants, ni aux hommes. Si nous supposons, au lieu de ce sale atelier,
trois fours inégaux, ornés alentour de marbre noir, pour éviter le noircissement causé par la
fumée ; si chacun des trois fours est adapté aux pâtisseries de diverses grandeurs, les groupes
d'enfants seront charmés de faire cuire au troisième four les petits pâtés, petits gâteaux,
mirlitons et menus objets qu'ils auront préparés. Leur intervention offrira triple avantage.
Exempter les hommes faits d'un ouvrage auquel suffisent les plus faibles enfants ;
Former ces enfants au travail, à l'école d'hommes exercés ;
Ménager à ces mêmes hommes une rivalité piquante, en ce qu'elle sera exercée par les enfants,
leurs inférieurs.
Ainsi le régime sériaire ou industrie progressive crée pour les enfants [et les pères] une foule
d'appâts dont le travail morcelé n'offre aucun germe. Nos travaux ne sont jamais assez étendus
ni assez gradué pour comporter l'échelle d'ateliers en degré septénaire au novennaire. Tout
Séristère offre cette variété nuancée, au moyen de trois laboratoires de genre, subdivisés en
deux ou trois laboratoires d'espèce.
Une telle échelle ne peut se former régulièrement que dans une association très-nombreuse,
comme une Phalange de grande Harmonie à 15 ou 1600 sociétaires. On ne pourrait pas établir
cette graduation dans une Phalange d'ordre simple, de 4 à 500 personnes ; encore moins dans
une petite réunion de 20 ou 30 ménages, qui ne sauraient fournir les assortiments de passions
nécessaires.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 471
CHAPITRE XII.
Précocité composée des Enfants.
lié à celui des ateliers et cultures et provoqué par les impressions reçues à ces
ateliers.
Par exemple, Nisus à 6 ans est passionné pour le soin des faisans et des œillets ;
il figure activement dans les intrigues des groupes qui soignent la faisanderie et
l'œilleterie.
Pour introduire Nisus aux écoles, on se gardera bien de mettre en jeu l'autorité
paternelle et la crainte des férules, pas même l'espoir de récompense. On veut, au
contraire, amener Nisus et ses pareils à demander l'instruction : comment s'y
prendre ? Il faut amorcer les sens, qui sont les guides naturels de l'enfant.
Le vénérable Théophraste qui, à la faisanderie, préside les chérubins et les aide
de ses conseils, apportera à la séance un gros livre contenant les gravures des
différentes espèces de faisans, de celles que possède le canton, et de celles qu'il ne
possède pas. (C'est un volume de l'Encyclopédie naturalogique enluminée).
Ces gravures font le charme des enfants de cinq ans ; ils en parcourent
avidement la collection. Au-dessous de ces belles images est une courte définition.
L'on en explique 2 ou 3 aux enfants. Ils voudraient entendre lire toutes les autres ;
mais le vénérable de station ou le séraphin de ronde n'a pas le temps de s'arrêter à
ces explications.
C'est une ruse convenue dans les Séristères de basse enfance chacun est
d'accord à dire au chérubin, qu'on n'a pas le temps de lui expliquer ce qu'il veut
savoir ; on lui refuse adroitement les instructions qu'il demande ; on lui observe
que s'il veut connaître tant de choses, il n'a qu'à apprendre à lire, comme tel et tel
qui ne sont pas plus âgés que lui, et qui, sachant lire, sont déjà admis à la
bibliothèque mineure.
Là-dessus, le séraphin emporte le livre des belles images dont on a besoin aux
salles d'étude. Pareil tour est joué aux enfants qui cultivent les œillets ; on a excité
leur curiosité sans la satisfaire en plein.
Nisus piqué de cette double privation qu'il a essuyée aux groupes de faisanderie
et d'œilleterie, veut apprendre à lire pour s'introduire à la bibliothèque, et y voir les
gros livres qui contiennent tant de belles images. Nisus fait part de ce projet à son
ami Euryale, et tous deux forment le noble complot d'apprendre à lire. Une fois
l'intention éveillée et manifestée, ils trouveront assez les secours de
l'enseignement : mais l'état sociétaire veut les amener à demander l'instruction ;
leurs progrès seront trois fois plus rapides, quand l'étude sera travail d'attraction,
enseignement sollicité.
Ici j'ai mis enjeu l'un des goûts favoris de l'enfance, le goût des gravures
enluminées, représentant les objets auxquels l'enfant s'intéresse activement par
connexion avec ses travaux.
Ce ressort paraît suffisant pour éveiller l'idée d'apprendre à lire analysons
mieux l'amorce, et distinguons-y un mobile bi-composé, double en matériel et
double en spirituel.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 474
est familière à tout enfant harmonien de 4 ans et demi : c'est une moitié de sa thèse
d'examen sur la première des propriétés de Dieu, l'économie de ressorts 1.
En précocité comme en toute autre qualité, il faut, pour se mettre au ton de la
nature, désirer tous les avantages possibles : Dieu ne veut pas être généreux à
demi ; sa munificence pour nous est sans bornes ; il faut donc, pour nous rallier à
ses vues, demander tous les biens imaginables sur chaque branche de bonheur.
Demander en plein la précocité matérielle et intellectuelle des enfants, le
développement intégral minime de ces deux sortes de facultés.
Encore ce double essor serait-il imparfait s'il ne conduisait pas des emplois
matériels aux études, et des études ou théories aux fonctions pratiques, alliance
qu'on ne trouve jamais chez nos enfants précoces.
On en voit quelques-uns exceller à 5 ans dans une fonction matérielle. J'ai vu à
l'opéra de Paris une petite danseuse qu'on disait avoir moins de 5 ans, et qui était
virtuose en danse et en pantomime. Ce n'est là qu'une branche de précocité, et cela
ne suffirait pas, en Harmonie, pour la faire admettre des bambines aux chérubines.
Ce ne serait pour elle qu'un des marchepieds à franchir, selon le tableau suivant.
Une bambine qui choisira et soutiendra ces épreuves sera admise aux
chérubines.
On sera assuré que l'habileté dans ces diverses fonctions doit entraîner bientôt
la bambine à demander les leçons théoriques, perfectionner l'esprit en proportion
du corps, élever l'enfant à l'éducation intégrale composée, c'est-à-dire complète en
fonctions du corps et de l'âme, ainsi que je l'ai indiqué pour le corps, page 447.
Je n'ai fait aucune mention du progrès des séraphins voisins de l'âge de 9 ans et
prêts à passer aux lycéens. Il est clair que l'enfant qui, à 4 ans, fréquente déjà
plusieurs ateliers, plusieurs cultures, sera, à 9 ans, habile dans vingt branches de
1
La thèse sur les propriétés de Dieu est toujours COMPOSÉE, et doit être soutenue en matériel sur
les emplois du feu ou corps de Dieu, et en spirituel sur les emplois des passions ou âme de
Dieu.
Le bambin postulant aux chérubins ne sera examiné que sur les plus bas emplois du feu ; l'art
d'allumer, entretenir économiquement, couvrir et conserver le feu, avec de petites bûches et
pincettes minimes. Ce petit talent lui vaudra, outre l'avantage de dextérité, l'art d'éviter les
brûlures et les risques d'incendie.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 476
Le chérubin postulant aux séraphins sera examiné sur un emploi plus relevé, comme le
chauffage opportun des petits fours.
Le séraphin postulant aux lycéens sera examiné sur un emploi de feu composé, comme l'usage
de la poudre.
Le lycéen postulant aux gymnasiens, sur quelques emplois difficiles de feu composé ; et ainsi
pour l'admission aux jouvenceaux ; le feu devant toujours figurer comme branche matérielle de la
thèse à soutenir sur les propriétés de Dieu (447).
CITER-PAUSE.
la plus petite] qui, loin d'être un procédé d'art social, n'est qu'absence de génie,
sceau d'ignorance et d'apathie imprimé sur la politique ancienne et moderne, et sur
les sciences exactes qui devaient la suppléer.
La nature brute assemble les humains par couples dans les huttes sauvages ;
ceci est assemblage de reproduction et non de travail. Il restait donc à inventer le
procédé d'assemblage industriel.
Pour se dispenser de cette recherche, la seule urgente, les philosophes ont
déclaré que le mode sauvage, l'état de couple ou ménage conjugal, était destinée
industrielle de l'homme. Cette réunion pourtant n'est que l'absence de toute
combinaison, puisqu'elle est le moindre des assemblages domestiques.
Mais la philosophie ne daigna jamais spéculer sur les combinaisons
domestiques. Les anciens sophistes, entravés dans ce calcul par la coutume de
l'esclavage, et de plus tout pétris d'ambition, tout préoccupés de s'immiscer dans
les fonctions administratives, n'envisagèrent en politique sociale que le
gouvernement, sans songer à porter sur d'autres points les vues de réforme et
d'exploration. Ils laissèrent le travail domestique dans l'état brut ou état de couple,
tel qu'ils l'avaient trouvé.
Voilà leur négligence bien constatée : aucune recherche en mécanisme
domestique sur les moyens de la nature, qu'ils nous peignent pourtant comme
n'étant pas bornée aux moyens connus. Pourquoi donc la supposer bornée à un seul
procédé industriel, au ménage en couple sans association vicinale ? N'est-ce pas là
le vice qu'ils dénoncent eux-mêmes, en disant : garder que les erreurs devenues
des préjugés ne soient prises pour des principes.
Au mépris de ce précepte, ils ont érigé en principe leur antique préjugé sur le
travail morcelé et le ménage en couple, qu'ils nous donnent pour destinée
exclusive, irrévocable, dernier terme des perfectibilités perfectibles.
Enfin les voilà confondus par la théorie des Séries pass. ou ménages
sociétaires. Pour se familiariser à cette découverte et à ses brillants effets, il faut,
selon le précepte des sophistes, oublier ce qu'on a appris en théorie de
morcellement ; faire abstraction de cette science erronée, et reprendre les idées à
leur origine.
Or, quelle est l'origine des idées sociales ? Est-ce dans les rêveries de Socrate
et Platon qu'il faut en chercher la source ? Non, sans doute : il faut remonter aux
conceptions divines, bien antérieures à celles de la raison humaine. Dieu, avant de
créer les globes, n'a pu manquer de statuer sur leur destinée sociale, sur le mode le
plus convenable à leurs relations industrielles et domestiques. C'est une vérité que
j'ai établie dans tout le cours de la 1re partie des Prolégomènes : il faut la
reproduire quand il s'agit de reprendre les idées à leur origine. Remontons donc à
l'idée sociale primitive, à l'intention de Dieu sur l'ordre domestique industriel de
nos sociétés.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 479
Dieu ne put opter pour l'exercice des travaux humains, qu'entre des GROUPES
ou des INDIVIDUS, qu'entre l'action sociétaire et combinée ou l'action incohérente
et morcelée. C'est un principe à rappeler sans cesse.
Comme sage distributeur, il n'a pas pu spéculer sur l'emploi des couples isolés,
opérant sans unité selon la méthode civilisée ; car, l'action individuelle porte en
elle-même 7 germes de désorganisation, cités, III, dont chacun suffirait à lui seul
pour engendrer une foule de désordres. Nous allons, par le tableau de ces vices,
juger si Dieu a pu hésiter un instant à proscrire le travail morcelé qui les engendre
tous.
Dieu aurait adopté tous ces vices pour base du système social, s'il se fût fixé à
la méthode philosophique ou travail morcelé : peut-on soupçonner le créateur de
pareille déraison ? Donnons quelques lignes à l'examen de chacun de ces
caractères, avec parallèle des effets sociétaires**.
1°. La mort : elle vient arrêter les plus « utiles » entreprises d'un homme dans
des circonstances où personne alentour de lui n'a ni l'intention de les continuer, ni
les talents ou capitaux nécessaires.
**Les séries pass. ne meurent jamais : elles remplacent chaque année, par de
nouveaux néophites, les sectaires que la mort leur enlève périodiquement.
2°. L'inconstance : elle s'empare de l'individu, lui fait négliger ou changer les
dispositions ; elle s'oppose à ce que l'ouvrage atteigne à la perfection, à la stabilité.
** Les séries ne sont pas sujettes à l'inconstance ; elle ne saurait causer ni
fériation, ni versatilité dans leurs travaux. Si elle enlève annuellement quelques
sectaires, d'autres aspirants s'agrègent, et rétablissent l'équilibre, qu'on maintient
encore par un appel des anciens, qui sont corps auxiliaire dans les cas d'urgence.
3°. Le contraste de caractère du père au fils, et du donateur à l'héritier
contraste qui fait abandonner ou dénaturer par l'un les travaux commencés par
l'autre.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 480
** Les séries sont exemptes de ce vice, parce qu'elles s'assemblent par affinité
de penchants, et non par lien de consanguinité, qui est gage de disparate dans les
penchants.
4°. L'absence d'économie mécanique ; avantage pleinement refusé à l'action
individuelle : il faut des masses nombreuses pour mécaniser tous les travaux, soit
de ménage, soit de culture.
** Les Séries, par le double moyen de masse nombreuse et concours sociétaire,
élèvent nécessairement la mécanique au plus haut degré. J'ai donné sur ce sujet,
aux Prolégomènes, les détails les plus satisfaisants.
5°. La fraude et le larcin, vices inhérents à toute entreprise où les agents ne
sont pas cointéressés avec répartition proportionnelle aux trois facultés de chacun ;
au capital, au travail, aux lumières.
** Le mécanisme sériaire pleinement à l'abri de fraude et larcin est dispensé
des précautions ruineuses qu'exigent ces deux risques.
6°. L'intermittence d'industrie : manque de travail, de terres, de machines,
d'instruments, d'ateliers et autres lacunes qui, à chaque instant, paralysent
l'industrie civilisée.
** On ignore ces entraves dans le régime sociétaire, constamment et
copieusement pourvu de tout ce qui est nécessaire à la perfection et à l'intégralité
des travaux.
7°. Le conflit des entreprises : les rivalités civilisées sont malveillantes et non
émulatives ; un manufacturier cherche à écraser son concurrent : les industrieux
sont des légions d'ennemis respectifs.
** Rien de cet esprit insocial dans les Séries, dont chacune est intéressée au
succès des autres, et dont la masse n'entreprend que les cultures et manufactures
dont le débouché est garanti.
La contrariété des deux intérêts individuel et collectif, comme dans le ravage
des forêts, des chasses, des pêcheries, et la dégradation des climatures.
** Effet contraire dans les Séries ; concert général pour le maintien des
sources de richesses, et la restauration climatérique en mode intégral composé
(note A, II).
L'absence d'unité en plans et en exécution ; l'ordre civilisé étant un
monstrueux ramas de toutes les duplicités.
** Y Voyez dans tout le cours des Prolégomènes, ainsi qu'au Pivot inverse
ULTER, la combinaison de toutes les unités dans le mécanisme sériaire : item,
liv.4, sect. 7 et 8.
Enfin, le travail salarié ou servage indirect, gage d'infortune, de persécution,
de désespoir pour l'industrieux civilisé et barbare.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 481
3°. Qu'on doit attendre des passions développées en mode sociétaire, autant de
bienfaits qu'elles engendrent de fléaux dans l'état morcelé.
Telles sont les conclusions où on serait arrivé depuis longtemps, si on eût
voulu, selon l'avis des philosophes, reprendre les idées sociales à leur origine,
remonter à leur vraie source, à l'option de Dieu ou « libre arbitre » sur les deux
mécanismes sociaux (II).
J'ai dû les y rappeler, au risque de quelques réminiscences ; mais je me suis
convaincu en divers entretiens que les redites périodiques sont indispensables avec
des esprits si gangrenés de Philosophie, qu'ils ne vont pas à un quart d'heure sans
se rallier aux controverses de sophisme dont ils avaient, l'instant d'auparavant,
confessé la déraison, et à leur éternel préjugé, de croire la nature bornée en
mécanique sociale, aux moyens connus.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 484
SECTION QUATRIÈME.
Cette théorie a le défaut d'embrasser les quatre passions affectives, dont deux,
l'amour et le famillisme, ne sont pas du ressort de l'enfant. On ne pourra guère lui
enseigner que des analogies partielles sur les deux affectives majeures, amitié et
ambition : encore l'enseignement devra-t-il être circonspect et restreint dans ce
genre de leçons.
Il sera donc impossible d'initier les enfants de 12 ans au système de la nature,
quelle que soit la précocité de leur génie. Ils ne jouiront pas moins de tout
l'enseignement actuel, combiné avec la pratique dont ils sont privés en civilisation,
où nos instituteurs sont bornés au quart des moyens d'enseignement ; car ils
manquent de théories d'analogie universelle, comptées par moitié ; et dans l'autre
moitié qui leur reste, ils ne peuvent pas entremettre la pratique industrielle avec la
théorie.
Dès lors, l'enfant harmonien, quoiqu'exclu d'initiation au système de la nature,
aura encore dans ses études une chance de progrès double de celle des enfants
civilisés, qui ne peuvent pas combiner la pratique avec la théorie.
L'institution civilisée est donc réduite au quart des moyens naturels soit dit en
réplique à nos perfectibiliseurs, qui prétendent faire de l'enfant de 12 ans un génie
universel, outrer en tout sens la précocité, et forcer les moyens au lieu de les
développer par degrés.
Les Harmoniens évitant cette faute s'attacheront aux développements
progressifs ; ils cultiveront
TROISIÈME NOTICE.
ÉDUCATION ULTÉRIEURE.
universelle. Que servirait d'éduquer l'esprit avant l'âme, d'initier les enfants à la
science, avant de les avoir façonnés aux mœurs convenables pour ce bel ordre de
choses qui assurera le bonheur de l'humanité entière ?
L’appui principal de l'unité, son palladium en mécanique passionnelle,
reposera sur une corporation de Décius industriels, tirés de l'âge de 9 à 15 ans,
c'est-à-dire des deux tribus de lycéens et gymnasiens.
Il convient de traiter de cette corporation et de toutes les autres dont se
compose l'enfance, avant de parler du corps sibyllin chargé de l'enseignement. Le
détail de ses méthodes sera mieux placé à la fin de cette section, où l'on aura vu les
résultats du travail des instituteurs harmoniens : ils seront appréciés d'avance,
quand on aura pu comparer leurs précieux services aux vaines formalités de
l'éducation civilisée.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 490
CHAPITRE PREMIER.
Organisation des Petites Hordes.
doivent être pourvues d'un attirail fort inconnu parmi nous, d'une collection de
chevaux nains comme ceux d'Islande et de Corse.
On ne pourra guère s'en procurer au début de l'Harmonie : on n'en trouve que
peu ou point en civilisation, où ils sont négligés et sans emploi spécial. Mais en
Harmonie ils sont de haute utilité pour monter la cavalerie minime, les Petites
Hordes et Petites Bandes, ressorts de haute influence en éducation.
« Qu'elles aillent à pied ; cela est plus économique, » dira quelque philosophe
ami des raves et du brouet noir. On peut lui répondre dans le même sens : « que
nos ministres et sénateurs civilisés quittent leurs carrosses et aillent à pied ; cela est
plus économique. »
Il faut, répondront-ils, que les chefs de l'état imposent à la multitude par l'éclat
extérieur. Il en est de même en Harmonie, où la haute enfance doit imposer à la
basse enfance en mode composé : en matériel par l'éclat des costumes, et en
spirituel par l'éclat des actions nobles et utiles. Sans l'intervention de ce double
charme, comment les tribus 6, 5, 4, pourraient-elles entraîner la basse enfance,
tribus 3, 2, 1, qu'il faut frapper du charme bi-composé, du prestige corporatif
ascendant ?
Le premier moyen d'imposer aux yeux (car il faut avec l'enfant parler aux
yeux), c'est la différence de cavalier à piéton.
Les tribus de lycéens et gymnasiens sont à cheval.
Les tribus de chérubins et séraphins sont à pied.
Si à ce ressort d'imposance matérielle se joint l'éclat des vertus sociales, du
dévouement à la patrie, à la cause de Dieu et de l'unité, les plus jeunes chœurs de 3
à 9 ans suivront frénétiquement l'impulsion donnée par les chœurs de 10 à 20 ans.
C'est sur le Corps Vestalique et les Petites Hordes que repose tout ce mécanisme
d'entraînement corporatif ascendant.
Si la phalange d'essai veut opérer avec un brillant succès, elle devra se procurer
environ 200 chevaux nains, de taille graduée pour les âges 9 à 15, afin de pouvoir
donner l'éclat nécessaire aux Corporations de 9 à 15, qui sont le plus puissant
levier d'émulation industrielle pour toute la basse enfance, bambins, chérubins et
séraphins.
Je répète qu'on n'aura pas besoin de ce levier dans un essai d'Harmonie
hongrée, bornée à une modeste réunion de cultivateurs. Mais il est entendu que
nous spéculons sur la pleine Harmonie, pour déterminer ensuite les retranchements
dont elle sera susceptible dans l'essai de méthode hongrée.
Nous supposons donc ici les chœurs de lycéens et lycéennes, gymnasiens et
gymnasiennes, montés sur chevaux nains, et formant deux corps sous les noms de
Hordes et Bandes.
Les Petites Hordes adoptent la manœuvre tartare perfectionnée ; elles marchent
en blocs ou cercles, dont le centre vide ne contient que le porte-lion ou porte-aigle.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 492
Ces hordes enfantines ont leur langage corporatif ou ARGOT ; leur petite
artillerie, leurs généraux nommés Petits Kans et Petites Kantes ; noms tartares,
parce qu'elles adoptent la manœuvre tartare en évolutions.
Elles ont aussi leurs Bonzes ou « Druïdes » ; ce sont des acolytes choisis parmi
les personnes âgées qui ont conservé du goût pour le genre immonde, si commun
chez les enfants. Ces acolytes, sous le titre de « Druïdes et Druïdesses », de
l’Argot (ou Coëres, Coëresses, titre que les mendiants civilisés donnent à leur
président ou chef des gueux), se joignent aux Petites Hordes, les secondent et
dirigent dans leurs travaux, et font trophée de braver comme elles tout travail
répugnant.
Il faut avoir douze campagnes dans les armées industrielles pour être admis au
rang de « Druïde et Druidesse » des Petites Hordes. Il y a aussi des postulants pour
ce rang, afin que les adolescents, qui inclinent à persévérer dans les travaux
répugnants, puissent coopérer aux travaux des Petites Hordes.
L'ensemble de ces corporations affectées par point d'honneur au travail
répugnant, [peut] se nommer l’ARGOT, nom qui désigne les Petites Hordes et leurs
dignitaires ; puis leurs alliées, les Grandes Hordes d'aventuriers, dont nous
traiterons en haute harmonie, tome V.
La plus belle parure des Petites Hordes consiste à avoir double couleur sur
chaque individu, sans aucune ressemblance. Par exemple :
pour différencier les revers de ses régiments, quoiqu'il fût si aisé d'en adopter une
centaine de bien distinctes et bien solides.
Ce luxe n'est point superflu ; il est nécessaire que les Petites Hordes exercent
une grande attraction sur l'enfance avec qui il faut toujours parler aux yeux.
Terminons en observant que cette corporation est celle qui doit maîtriser le
grand maître du monde, LE VIL MÉTAL qu'on nomme argent. Les Petites Hordes
sont l'antidote universel à la cupidité : ce sont elles qui doivent absorber toutes les
discordes en affaires d'intérêt, faire prédominer la vertu et l'unité dans les débats de
répartition pécuniaire, débats les plus dangereux ; car il n'existerait d'harmonie sur
aucune passion, si on ne savait pas, avant tout, maîtriser et harmoniser la passion
du vil métal qui, en dépit des diatribes philosophiques, règne de plus en plus sur la
civilisation perfectibilisée.
Philosophes, dont les belles théories patriotiques sont déjouées depuis 3000 ans
par l'influence de ce vil métal, vous avez cru pouvoir le combattre avec des légions
électorales qui ne servent qu'à propager la vénalité. Nous allons dompter le
monstre avec une légion d'enfants. Les Petites Hordes lutteront seules contre le vil
métal, et le réduiront à fléchir devant une vertu civique et religieuse, LA CHARITÉ.
À ces mots, je vous vois sourire avec ironie. Vous jugez le monde harmonien
par vous-mêmes ; vous mesurez ses moyens à ceux de vos génies étroits. Sans
doute l'argent resterait maître du champ de bataille, si l'Association n'avait à lui
opposer que des conceptions philosophiques. Mais elle saura lui opposer des
vertus. Eh ! pourquoi Dieu nous aurait-il inspiré de l'admiration pour la vertu, s'il
ne nous eût ménagé les moyens de la faire germer dans nos sociétés, et d'y assurer
son triomphe.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 495
CHAPITRE II
Fonctions civiques des Petites Hordes.
Alors les Hordes conduites par leurs Kans et leurs « Druïdes » s'élancent à grands
cris, passant au devant des patriarches qui les aspergent : elles courent
frénétiquement au travail, qui est exécuté comme œuvre pie, acte de charité envers
la Phalange, service de Dieu et de l'unité.
L’ouvrage terminé, elles passent aux ablutions et à la toilette ; puis se
dispersant jusqu'à 8 heures dans les jardins et ateliers, avec leurs « collègues »,
elles reviennent assister triomphalement au déjeûné. Là, chacune des Hordes reçoit
une couronne de chêne ou d'épines, qu'on attache au drapeau ; et après le déjeûné
elles remontent à cheval et se rendent dans leurs Phalanges respectives.
Les Petites Hordes ont, parmi leurs attributs, la réparation accidentelle des
grandes routes, c'est-à-dire l'entretien journalier de la superficie. Les grands
chemins, en Harmonie, sont considérés comme salon de l'unité ; et par suite, les
Petites Hordes, à titre de charité unitaire, veillent à la propreté et à l’ornement des
routes.
C'est à l'amour-propre des Petites Hordes que l'Harmonie sera redevable d'avoir
par toute la terre des grands chemins plus somptueux que les allées de nos
parterres. Ils seront entretenus d'arbres et arbustes, même de fleurs, et arrosés au
trottoir.
Si une route de poste essuie le moindre dommage, l'alarme est à l'instant
sonnée, et un tocsin de la tour d'ordre avertit l'Argot, qui va, s'il le faut, à la lueur
des torches, faire une réparation provisoire, et arborer sur les lieux le pavillon
d'accident, de peur que le dommage n'étant aperçu par quelques voyageurs ne
donne lieu d'accuser le canton d'avoir de mauvais sacripans. On l'accuserait de
même d'avoir de mauvais chenapans ; si on trouvait un reptile malfaisant, serpent
ou vipère, et si on entendait un croassement de crapauds à la proximité des grands
chemins.
Quoique leur travail soit le plus difficile par défaut d'attraction directe, les P.
H. sont la moins rétribuée de toutes les Séries. Elles n'accepteraient rien s'il était
« décent » en Association de n'accepter aucun lot : elles ne prennent que le
moindre ; ce qui n'empêche pas que chacun de leurs membres ne puisse gagner les
premiers lots dans d'autres emplois : mais à titre de congrégation de philanthropie
unitaire, elles ont pour statut le mépris indirect des richesses, et le dévouement aux
fonctions répugnantes qu'elles exercent par point d'honneur.
Ce dévouement qui nous paraîtra indifférent, est un palladium d'unité, ainsi
qu'on le verra à l'équilibre d'amitié, sect. 7, qui ne pourrait pas s'établir sans le
secours de cette corporation.
La plus belle prérogative des Petites Hordes [et qui noue les premières années]
consiste dans la faculté de sacrifier un 8e de leur fortune au service de DIEU ET DE
L’UNITÉ ; mots synonymes, puisque la cause de l'unité est celle de Dieu.
Certes, il n'est rien de plus inconvenant que d'accorder à un enfant pupille et
âgé de 9 ans, le droit de disposer d'une portion quelconque de sa fortune. Cette
licence, dans l'ordre actuel, serait la source des abus les plus révoltants.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 497
Il n'en est pas de même en Harmonie ; l'enfant qui entre aux Petites Hordes ne
peut pas être dupe en leur cédant un 8e de sa fortune : on en verra la preuve.
Bornons-nous ici à consacrer le principe, le versement du 8e.
S'il est autorisé par les coutumes harmoniennes, c'est que les Petites Hordes
étant conservatrices de L'HONNEUR INDUSTRIEL, on doit leur fournir les moyens de
soutenir ce rôle.
En conséquence, l'Aréopage fait en leur faveur une exception d'un huitième sur
l'emploi de la fortune patrimoniale. De sorte que l'enfant qui possède 800,000 fr.
dont il ne peut disposer qu'à l'âge de majorité, a le droit d'en distraire cent mille
francs dès l'âge de 9 ans, s'il est admis aux Petites Hordes, qui consacreront cette
somme au soutien de l'unité.
Encore ne sera-t-il pas aisé aux enfants riches d'obtenir cette faveur ; on en
verra plus d'un y échouer, malgré l'offre de cent mille francs, qui en civilisation
serait un gage de cent mille accueils.
Le plus précieux emploi des trésors de l'Argot a lieu dans la séance de
répartition ; elle se tient chaque année à la suite de l’inventaire. Lorsqu'il est clos
on procède à répartir les bénéfices aux Séries.
Nous n'en sommes pas encore à cette opération ; observons, par avance, qu'il
peut arriver que diverses Séries se trouvent lésées. Telles prétendront qu'on leur
doit en dividende proportionnel un degré de plus, le 4e au lieu du 5e, différence
200, 300 louis. C'est un démêlé assez délicat, qui est aisément terminé par les
Petites Hordes.
À la séance de répartition elles prennent, à titre de Série de charité unitaire, le
dernier degré et le moindre lot pécuniaire : malgré l'évidence de leurs fatigues et
de leur dévouement, elles réclament comme prix honorifique la plus faible part.
Elles préviennent, par cet acte de désintéressement, les réclamations que pourrait
élever la Série qu'on classerait à ce dernier degré.
Leur trésor est apporté en séance. Leurs chefs sont placés au-dessous de
l'Aréopage, avec un bassin rempli de rouleaux d'or. Si quelque Série se plaint d'une
lésion proportionnelle de 300, 400 louis, et que les votes soient indécis, à peu près
partagés, le Petit Kan [chef de la horde] porte une corbeille de 400 louis devant les
chefs de cette Série, qui sont tenus de l'accepter. C'est pour eux un affront, un avis
à mieux s'entendre une autre année avec les Séries rivales, afin qu'il ne s'élève, à la
séance de répartition, aucun débat capable de compromettre l'unité.
Une Phalange qui passerait pour être sujette aux mésintelligences dans l'instant
décisif, au jour de la répartition, serait décréditée dans l'opinion ; ses actions
tomberaient ; on s'en déferait promptement, parce qu'on sait, en Harmonie, que le
matériel ou industrie périclite si le passionnel est en discorde ; l'Attraction, dans ce
cas, diminue d'intensité ; le travail et le produit ne peuvent manquer de s'en
ressentir.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 498
1
Défiler en orage, en nuées qui s'entrechoquent ! c'est chose inconnue en civilisation, où l'on n'a
jamais perfectionné les évolutions en ligne courbe. Elles ne sont pas même connues des
Tartares : ils n'en ont que le germe, et ne connaissent pas les manœuvres courbes, comme
1'ORAGE, la FOURMILLIÈRE, le SERPENTAGE, les VAGUES BRISÉES, etc.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 499
Elles sont toujours sur pied à 3 heures du matin, nettoyant les étables, pansant
les animaux, travaillant aux boucheries, où elles veillent à ce qu'on ne fasse jamais
souffrir aucune bête et qu'on lui donne la mort la plus douce.
Elles ont la haute police du règne animal : celui qui maltraiterait quadrupède,
oiseau, poisson, insecte, soit en le rudoyant, soit en le faisant souffrir aux
boucheries, serait justiciable du divan des Petites Hordes ; et quel que fut son âge,
il se verrait traduit devant un tribunal d'enfants, comme inférieur en raison aux
enfants mêmes ; car on a pour règle, en Harmonie, que les animaux n'étant
productifs qu'autant qu'ils sont bien traités, celui qui maltraite ces êtres hors d'état
de se venger, est lui-même plus animal que les bêtes qu'il persécute.
(La police du règne végétal appartient au sénat des Petites Bandes, et celui qui
gâterait fleur ou fruit, arbre ou légume, serait justiciable de ce sénat enfantin.)
Aucune classe ne saurait être jalouse du relief des petites Hordes il est mérité
par des fonctions austères dont s'affranchissent les petites Bandes, formant moitié
de la haute enfance. L'Argot ne réunit que les caractères de forte trempe, capables
de subir de rudes épreuves. Au jour de la réception, il faut que le récipiendaire
présente avec fermeté son bras à la brûlure, pour être marqué d'un lion, s'il entre
aux sacripans ; d'un aigle, s'il entre aux chenapans. On exige de lui, comme du
gladiateur blessé, qu'il souffre avec grâce. Moitié des enfants ne peuvent pas se
prêter à ces épreuves ; aussi prennent-ils parti dans les Petites Bandes, qui ont bien
leur utilité.
Mais les respects et les honneurs sont dus à l'Argot, parce qu'il est en
Harmonie, palladium composé, garant contre les attaques de l'orgueil et de la
cupidité. Double victoire que la nature a réservée aux enfants et non aux pères !
Combien nos équilibristes sociaux étaient éloignés de soupçonner que l'enfance
recelât ce foyer de patriotisme, et que les enfants dussent être un jour les colonnes
de vertu sociale !
Les enfants harmoniens excelleront dans toutes les manœuvres, inconnues même des fameux
cavaliers tartares, mameluks, arabes et mahrattes. L'Argot tout entier sera composé de cavaliers
en voltige, comme les écuyers de Franconi : les chevaux nains, par la douceur et les
raffinements de l'éducation, deviendront aptes à toutes ces manœuvres aussi brillantes que les
nôtres sont monotones. Rien de plus insipide que les parades civilisées à pied et à cheval : qui
en a vu une, en a vu mille : toujours la même chose ! Quant à celle d'Harmonie, elles ont en
mode rectiligne et curviligne, soit en ordre serré, soit en espacé ou lâche, des manœuvres
variées à l'infini, comme celles des ballets d'opéra.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 500
CHAPITRE III.
Application aux équilibres passionnels.
Étendons la démonstration aux âges inférieurs dont j'ai traité en 1re et 2e Notice,
et reproduisons, à ce sujet, une thèse déjà débattue, mais dont il est force de
disséminer les preuves.
Il s'agit de l'opportunité de l'Attraction passionnée, de sa convenance avec tous
nos besoins, et de la sagesse du Créateur qui l'a distribuée, dans tous les âges, en
doses proportionnelles aux emplois d'Harmonie sociétaire.
En 1re et 2e Notice, j'ai justifié Dieu sur plusieurs attractions du bas-âge qui
nous semblent vicieuses ; la curiosité et l'inconstance : elles ont pour but d'attirer
l'enfant dans une foule de Séristères où il doit se former à l'industrie ; le penchant à
fréquenter les polissons plus âgés : c'est d'eux qu'il doit recevoir, en Harmonie,
l'impulsion du charme corporatif ascendant : la désobéissance au père, au
précepteur ; ce ne sont pas eux qui doivent l'élever ; son éducation doit se faire
dans les Séristères par les rivalités cabalistiques.
Ainsi, tous ces prétendus vices de l'enfance deviennent qualités utiles dans
l'état sociétaire, et judicieusement adaptées par le Créateur aux convenances des
Séries.
En 3e Notice, je viens de le justifier d'une attraction très-généralement
critiquée ; c'est le penchant de l'enfance à la malpropreté. Ce goût, chez les petits
enfants, est innocent et sans prétention : il prend un vol plus élevé chez ceux de 9 à
12, vrais maniaques de saleté ; ils la poussent du simple au composé, et conçoivent
de vastes plans de cochonnerie. Par exemple, ils vont le soir frotté d'ordures les
marteaux de portes et cordons de sonnettes, les enduire de leur denrée favorite ; ils
ne rêvent qu'aux moyens d'en barbouiller tout le genre humain. Leurs complots
sont bien trainés et sagement exécutés ; sauf quelques horions et coups de fouet
que les laquais leur administrent, mais qui ne ralentissent pas leur noble ardeur.
D'où vient cette frénésie ordurière chez les écoliers de 10 à 12 ans ? Est-ce vice
d'éducation, défaut de préceptes ? Non, car plus on les sermonnera contre la saleté,
plus ils s'y acharneront. Est-ce dépravation ? La nature serait donc dépravée, car
c'est elle qui excite en eux de tels penchants ! Si le système distributif de
l'Attraction est juste en tous ses détails, il faut « que tous ces instincts réputés
vicieux aient un emploi très-utile, puisqu'elle est si puissante sur la majorité des
enfants de 10 à 12 ans ».
Nous ne saurions, en civilisation, débrouiller cette énigme ; la voilà expliquée :
la manie de saleté est une impulsion nécessaire pour enrôler les enfants aux Petites
Hordes, les aider à supporter gaiement le dégoût attaché aux travaux immondes, et
s'ouvrir, dans la carrière de la cochonnerie, un vaste champ de gloire industrielle
et de philanthropie unitaire.
Sur ce point comme sur tout autre, le créateur et distributeur de l'Attraction a
donc bien fait tout ce qu'il a fait, et la science en aurait jugé ainsi, même avant la
solution du problème, si elle avait su franchir les limites du génie civilisé, ne pas
croire la nature sociale bornée aux moyens connus, aux mécanismes civilisé et
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 502
barbare. Mais notre siècle, tout engoué des abstractions, n'a jamais su s'élever à
celles qui auraient provoqué les recherches en politique sociétaire.
La manie de saleté qui règne chez les enfants n'est qu'un germe informe comme
le fruit sauvage ; il faut le raffiner, en y appliquant les deux ressorts d'esprit
religieux unitaire et honneur corporatif. Étayés de ces deux impulsions, les
emplois répugnants deviendront jeux d'attraction INDIRECTE COMPOSÉE. Cette
condition établie au précédent chapitre se trouve remplie par les deux amorces que
je viens d'indiquer.
En s'adonnant aux fonctions méphitiques, où souvent la santé du peuple est
compromise, les enfants harmoniens n'exposent jamais la leur, étant toujours bien
parfumés et purifiés avant et après une courte séance. Leurs austérités n'ont aucun
rapport avec nos exercices, qui exténuent l'enfant sous prétexte de l'endurcir aux
fatigues. Les Petites Hordes sont sur pied à trois heures du matin, même au fort de
l'hiver ; mais on parcourt le Phalanstère à couvert, dans la rue-galerie, dans des
corridors chauffés, suspendus sur colonnes, et traversant les cours allongées. On va
du Phalanstère aux étables, en souterrains sablés : l'enfance n'a donc point à
souffrir des intempéries dans ses fonctions matinales ; se couchant à huit heures du
soir, elle donne au sommeil un temps suffisant : il n'y a dans ses travaux aucune
lésion d'équilibre sanitaire.
Passons de ce préambule à l'équilibre passionnel.
Pourquoi l'enfance est-elle appelée au rôle principal en mécanisme d'amitié
générale ? C'est que les enfants, en passions affectives, sont tout à l'honneur et à
l'amitié. Ni l'amour, ni l'esprit de famille ne peuvent les en distraire : c'est donc
chez eux qu'on doit trouver l'amitié dans toute sa pureté, et lui donner le plus noble
essor, celui de charité sociale unitaire, prévenant l'avilissement des classes
inférieures par l'envahissement des fonctions abjectes, et maintenant l'amitié entre
le riche et le pauvre [item aux Petites Bandes, libéralité en lutte avec la
philanthropie].
Dans les divers chapitres qui ont traité des Séries (Groupes et Séries, III), j'ai
démontré que s'il existait dans l'Harmonie une seule fonction méprisée, réputée
ignoble et dégradante pour la classe qui l'exerce, les services inférieurs seraient
bientôt déconsidérés en chaque branche d'industrie, aux étables, aux cuisines, aux
appartements, aux ateliers, etc. : l'avilissement s'étendrait d'une fonction à l'autre ;
le mépris du travail renaîtrait par degrés, et l'on finirait comme en civilisation, par
titrer de gens comme il faut, ceux qui ne font rien, ne sont bons à rien. Il arriverait
que cette classe riche ne prendrait plus parti aux Séries industrielles, et répugnerait
toute relation sociétaire avec la classe pauvre.
C'est à l'enfance à préserver de ce vice le corps social, s'emparant
corporativement de tout service dédaigné, en l'exerçant pour la masse et non pour
l'individu (sauf le service des malades qui ne peut être confié qu'à une corporation
d'âge mûr, celle des infirmiers ; encore les Petites Hordes y interviendront-elles
quant aux fonctions immondes).
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 503
Ce n'est que sur cet âge qu'on pouvait jeter les yeux pour faire exercer par
attraction indirecte la branche des travaux répugnants. Pour prix de ce dévouement
généreux, on les autorise à un autre sacrifice, à celui d'une partie de leur fortune.
Ainsi l'Harmonie sait produire double dévouement, là où la civilisation ne ferait
germer que double égoïsme.
Eh ! qu'en coûte-t-il pour amener les Petites Hordes à ces prodiges de
philanthropie ? Quelques fumées de gloriole ; un premier rang dans les parades, un
carillon de suprématie, le privilège de mettre la première main au travail, d'être les
premières au poste difficile ! C'est payer une fatigue par une autre fatigue. Ainsi
l'exige l'ordre composé, seul assorti aux penchants du cœur humain. Les
corporations civilisées les plus austères sont souvent celles qui obtiennent de leurs
cénobites le plus d'affection et de persévérance ; que sera-ce dans les Petites
Hordes, où le dévouement n'aura presque rien de pénible matériellement, grâce aux
penchants de leur âge à braver la fétidité et se faire un jeu de la malpropreté ?
Longtemps je commis la faute de blâmer ce ridicule des enfants, et chercher à
le faire disparaître dans le mécanisme des Séries pass. : c'était agir en Titan qui
veut changer l'œuvre de Dieu. Je n'obtins de succès que lorsque j’eus pris le parti
de spéculer d'accord avec l'Attraction ; chercher à utiliser les penchants de
l'enfance, tels que la nature les créé. Ce calcul me donna la corporation que je
viens de décrire, et qui est l'une des 4 roues du char, l'un des leviers cardinaux en
équilibre passionnel.
On a vu (III) que chacun des 4 groupes domine dans l'une des 4 phases de la
vie, et que c'est le groupe d'amitié qui régit l'enfance ou première phase. Aussi
l'amitié n'est-elle, à aucun âge, plus dominante et plus franche que chez les enfants.
Puisqu'il faut extraire de chacune des 4 phases de la vie, un des rouages
d'équilibre passionnel, on ne peut extraire de la phase antérieure, dite Enfance, que
le rouage d'amitié.
Eh ! comment obtenir des enfants un effet d'amitié unitaire, applicable à tout le
genre humain, et formant l'un des pivots cardinaux de l'unité ? Ce problème est
résolu par la corporation des Petites Hordes ; elle exerce en mode unitaire la seule
branche de charité qui reste en Harmonie ; il n'y a plus de pauvres à secourir, plus
de captifs à racheter et délivrer des bagnes il ne reste donc aux enfants que
l'envahissement des travaux immondes charité de haute politique, en ce qu'elle
préserve de mépris les dernières classes d'industrieux, et par suite les moyennes.
Elle établit ainsi la fraternité rêvée par les philosophes, le rapprochement spontané
entre toutes les classes.
Si, dans un tel ordre, le peuple est poli, loyal, exempt de besoin, il ne peut plus
exister chez les grands ni défiance, ni mépris pour le peuple. De là naît
l'enthousiasme amical dans tous les groupes industriels, où le peuple est
nécessairement mêlé avec les grands. Ainsi se réalise le rêve qui veut faire de tous
les humains une famille de frères.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 504
SOUS-NOTICE DEUXIÈME.
DES PETITES BANDES.
CHAPITRE IV.
Organisation des Petites Bandes.
Ces deux classes refuseront de s'enrôler aux Petites Hordes, et prendront parti
dans la corporation rivale où le sexe féminin est en majorité ; corporation très-utile
sans doute, mais qui n'a pas le rang de ressort cardinal en équilibre passionnel.
Les Petites Bandes, quoique entièrement composées de lycéens et gymnasiens,
enfants de 9 à 15 ans, sont si polies, que les garçons y cèdent le pas aux filles, soit
parce que les femmes y sont en majorité, en rapport de deux pour un, soit parce
que la corporation a pour statut et goût dominant, l'atticisme, le ton opposé à celui
de Petites Hordes, qu'elle éclipse dans les sciences, les arts, et dans diverses
branches d'industrie.
Cette rivalité suffit à créer chez les Petites Bandes un ton et des mœurs
diamétralement opposées à celles de l'Argot. La différence de manières entre les
deux corps est comparable à celle qu'on voit aujourd'hui entre les militaires et les
gens de robe. Le contraste est encore plus saillant.
Bref, les Petites Bandes sont des réunions d'enfants aussi raffinés sur le bon
ton, que peut l'être chez nous la meilleure compagnie de Paris ou de Londres ;
mais à cet atticisme elles joignent une qualité plus précieuse, qui est la prétention
d'exceller dans les sciences et les arts, à commencer par l'agriculture, première des
sciences.
Le créateur a ménagé, en répartition de caractères, une division fondamentale
en nuances fortes ou majeures, et nuances douces ou mineures ; distinction qui
règne dans toute la nature : en couleurs, du foncé au clair ; en musique, du grave à
l'aigu ; et ainsi dans tout le système de l'univers.
Ce contraste qui règne parmi l'enfance comme chez les autres âges, suffit seul à
enrôler une moitié des lycéens et gymnasiens aux Petites Bandes, qui font un
service beaucoup moins pénible que celui des Petites Hordes.
J'ai observé que cette moitié est contrastée en nombre et en sexe comme en
caractère, savoir :
Aux Petites Hordes, 2/3 de garçons et 1/3 de filles ;
Aux Petites Bandes, 2/3 de filles et 1/3 de garçons.
Si l'une des corporations brille à vaincre les obstacles en matériel, il faut que
l'autre excelle à les vaincre en spirituel. Aussi les Petites Bandes se distinguent-
elles davantage aux études, aux cultures et fabriques. Elles sont généralement plus
industrieuses, excepté en certaines fonctions, comme l'équitation, le soin des
chevaux et chiens, la grande chasse, la grande pêche, qui sont plus spécialement le
lot des Petites Hordes ; mais les animaux dont le soin exige talent et patience,
comme les zèbres et castors, les abeilles et vers à soie, sont affectés aux Petites
Bandes qui se piquent de raffinement industriel. Ceci tient au chapitre suivant, qui
traite des fonctions. Continuons sur le dispositif.
En costume, elles adopteront les vêtements chevaleresques et romantiques, soit
de l'antiquité, soit de l'âge moderne, en variant de Phalange à Phalange pour les
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 508
CHAPITRE V.
Fonctions sociales des Petites Bandes. Erreur bi-composée sur le génie féminin.
cependant que le rôle de la CHEVALERIE n'est guère moins précieux que celui de
L'ARGOT ; et en mettant à profit chez les jeunes filles leur manie de parure, nous
allons en obtenir un quadrille de merveilles qui seront :
fleurs, s'étend bientôt aux beaux-arts, et par suite, aux sciences et aux fabriques
(instruction composée, le bon et le beau).
L’effet du régime sériaire étant de lier tous les travaux, engrener leurs relations
de telle manière que l'un conduise à l'autre, peu importe qu'une portion de l'enfance
affectionne ceux qu'on appelle frivoles ; ils achemineront aux utiles.
Pour développer en plein le génie « industriel » il est nécessaire qu'une portion
de l'enfance opère sur la branche des arts, du luxe de décor et d'apparat. C'est
exciter le charme et accroître les véhicules industriels.
Les Petites Bandes se passionnent donc pour l'ornement du canton entier ; et
comme conservatrices du charme social, du bon goût, du ton unitaire, elles
exercent les fonctions des académies Française et della Crusca : elles ont la
censure du mauvais langage et de la prononciation vicieuse.
On considère en Harmonie comme luxe unitaire, la pureté de langage ; et sur ce
point, chaque chevalière des Petites Bandes a le droit d'agir comme la revenderesse
d'Athènes qui badina Théophraste sur une locution défectueuse. Le sénat de la
chevalerie a non-seulement la police du langage parmi les enfants, mais le droit de
censure épistolaire sur les pères mêmes : il dresse la liste des fautes de grammaire
et de prononciation commises habituellement par un sociétaire, et lui en envoie
copie signée de la sénatrice présidente et de la chancelière, avec invitation à s'en
corriger.
Auront-elles fait des études suffisantes pour exercer une critique si difficile ?
Sans doute ; on ne leur accordera ce droit que pour exciter à l'étude. Il faut un
stimulant dans tout travail : or, le droit de critique et les prétentions corporatives
sont déjà double stimulant.
Le relief de ces diverses fonctions sera nécessaire pour attirer à la chevalerie
les petits garçons de caractère studieux, et contre-balancer l'influence du corps de
l'Argot. Ce lustre littéraire et cette police du bon ton accordés à la chevalerie
offrent encore l'avantage de faire naître l'amour-propre corporatif, et par suite
l'AMITIÉ COMPOSÉE, celle qui s'étend à la masse. Elle est très-inconnue en
civilisation, où les femmes dédaignent communément leur sexe, ne connaissent
que l'amitié simple ou individuelle, sont pétries d'égdisme dans leur ostentation, ne
faisant cas d'un colifichet qu'autant que des voisines pauvres en sont privées.
Les Petites Bandes sont ennemies de cette vanité anti-sociale : stimulées par les
grands exemples de vertu et de charité que donnent les petites Hordes, elles ont à
cœur de les égaler en ce qui est de compétence de la chevalerie. Elles ne
s'occupent de parure qu'en sens collectif, et sous le rapport du lustre général de la
Phalange. Une aspirante fortunée fera, lors de son admission, présent d'un
ornement quelconque à son escouade, et à l'escadron entier si ses moyens le lui
permettent. Elle serait méprisée, si on pouvait la suspecter d'égoïsme et d'esprit
civilisé.
La chevalerie, à l'instar de l'Argot, a aussi des séances d'initiative honorifique.
Chaque fois qu'on prépare des travaux d'agrément, d'élégance, un ornement de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 514
Ces rapports, sans engager dans les analogies d'amour et de famillisme, élèvent
déjà l'enfant aux idées d'unité de l'univers, facilitent sa mémoire et accélèrent
puissamment l'instruction. Ils ont le précieux avantage de lier et engrener les
études, entraîner l'enfant de l'une à l'autre ; ce qui n'a pas lieu dans le mode actuel
d'enseignement, où règne une incohérence fâcheuse entre les diverses branches.
On peut déjà entrevoir l'erreur annoncée sur le génie féminin, très-faussement
jugé par nos analystes, qui n'ont su apprécier ni la femme ni l'enfant.
Ils ont commis quadruple erreur quant à la convenance des femmes avec
l'étude. Ils ont d'abord négligé le principe de parure composée, interne et externe.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 515
1°. Pour le composé interne ou parure du corps étrangère à celle des vêtements,
je renvoie au chapitre 6e qui traite de la gymnastique intégrale.
2°. La parure composée externe suppose l’ornement du corps et de l'esprit, leur
culture simultanée, c'est-à-dire qu'on doit non-seulement encourager chez les
femmes ce goût de la parure ; mais il faut trouver moyen de le faire coopérer à
l’ornement de l'esprit, en l'alliant à la culture des sciences et des arts ; et sous le
titre de luxe unitaire composé, mener de front les deux parures du corps et de
l'esprit.
À ces deux omissions ajoutons-en deux autres :
3°. Ils ont ignoré que ce luxe unitaire doit être collectif et non individuel ; qu'il
ne peut produire d'heureux effets que par application à des masses formées de
diverses classes de fortune corporativement liguées.
4°. Enfin, cet essor féminin, avec les trois conditions précitées, serait encore
dépourvu d'activité, s'il n'était aiguisé par la rivalité masculine.
Ces quatre clauses une fois observées, les femmes brilleront dans tous les arts,
dans toutes les études que la philosophie veut leur interdire. Le véritable germe de
ce perfectionnement féminin se trouve dans le goût de la parure, qui est le
stimulant à toutes les opérations de luxe collectif, où elles excelleront dans les
Séries.
L’erreur commise à l'égard du génie féminin est donc bi-composée, ou formée
de quadruple ignorance en analyse et synthèse de la nature des femmes et de leur
destination sociale.
Ainsi sera confondue cette outrageante et vandalique philosophie qui, avec ses
verbiages sur la propagation des lumières, veut condamner à l'ignorance une
moitié du genre humain, en réduisant les femmes à s'hébéter dans les travaux du
ménage où leurs facultés naturelles ne peuvent prendre que peu ou point d'essor.
On peut remarquer ici double bizarrerie : l'une, que ce sont les soi-disant
propagateurs des lumières, les philosophes, qui se montrent les plus actifs à
étouffer le génie d'une moitié du monde social ; et l'autre que la nation qui se dit la
plus courtoise, la plus galante, est celle qui manifeste le plus de jalousie du mérite
des femmes, celle qui est le plus unanime à les éloigner des fonctions publiques,
notamment du trône, et à les dégrader jusque sur les théâtres, où l'on voue au
ridicule tout penchant des femmes à s'illustrer (voyez la note G, page 569).
Spéculant en sens contraire, l'Harmonie veut faire du sexe féminin le CONTRE-
POIDS et non pas le VALET du masculin : cette balance est établie chez l'enfance
même, par entremise des Petites Bandes.
Pour juger du prix de leur rivalité, il faut se rappeler que le mécanisme d'une
Série industrielle ne se raffine et se soutient que par la distinction minutieuse des
goûts en espèces, variétés, ténuités, minimités (III).
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 516
Dieu n'a créé aucune passion sans lui ménager des contre-poids et moyens
d'équilibre. J'ai défini succinctement leur effet sur l'éducation ultérieure, en disant
que
Les Petites Hordes marchent au beau par la route du bon ;
Les Petites Bandes marchent au bon par la route du beau.
Cette action contrastée est loi universelle de la nature. On ne trouve dans tout
son système que « contre-poids » de forces par mouvement direct et inverse, par
vibration ascendante et descendante, mode réfracté et réflecté, majeur et mineur,
force centripète et centrifuge, etc., etc. C'est partout le jeu direct et inverse,
principe absolument inconnu dans l'institution civilisée qui, toujours « simple en
méthode » veut diriger les élèves en marche simple, et pourtant les assujettir à
différentes morales selon les castes, à différents systèmes selon les changements de
ministère, les élever aujourd'hui selon Brutus, et demain selon César.
Loin de ces versalités périodiques et de ce régime SOLIMODE, l'Harmonie
emploie la direction contrastée ou dualisée, et de plus la méthode septenaire en
enseignement (chap. du corps sibyllin). Qu'importe la voie préférée par l'enfant,
pourvu qu'à l'âge de 19 à 20 ans, où l'éducation harmonienne est terminée, toute la
jeunesse d'un et d'autre sexe ait réussi du plus au moins à exercer sur le beau et le
bon, sur l'utile et l'agréable ; succès impossible à l'institution actuelle ? En
subordonnant la masse entière à un système solimode, elle échoue nécessairement
sur une moitié qui refuse l'instruction, et par suite sur l'autre moitié qui, dépourvue
de concurrence ne doit avancer qu'à pas de tortue, comparativement au progrès
qu’elle eût fait à l'aide de la méthode naturelle.
Entre-temps, le lecteur aura tiré grand fruit du parallèle de ces deux
corporations enfantines, Argot et Chevalerie, s'il a réussi à comprendre et graver
dans sa mémoire le théorème suivant :
Qu'en éducation harmonienne ou équilibrée le système, pour être unitaire, doit
être composé et bi-composé dans sa marche, qu'il doit tendre à la fois AU BON ET
AU BEAU, mais par des méthodes contrastées, concurremment employées, et
laissées au libre choix de l'enfant, au vœu de l’Attraction.
Que toute dérogation à ce principe cause chez l'enfance ENGORGEMENT
PASSIONNEL ; d'où il résulte qu'au lieu d'arriver au bien composé par essor et
contre essor, elle n'arrive qu'au mal composé par non essor et faux essor.
Doctrine bien neuve et bien incompatible avec l'esprit philosophique, tout
encroûté de simplisme et toujours antipathique avec la nature, en éducation comme
en toute branche de l'art social.
Et pour établir ce principe en mode composé ou unitaire, étendons-le du
passionnel au matériel, par une digression qui sera le complément du cadre
d'éducation ultérieure.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 518
Un mari opposera les besoins de son ménage, la nécessité de fixer l'épouse aux
soins domestiques, tandis que l'époux vaque aux affaires extérieures.
De tels arguments ne sont pas applicables à l'état sociétaire, où le ménage
simplifié par la combinaison générale des travaux, n'emploie guère qu'un 8e des
femmes qu'il absorbe aujourd'hui. On pourra donc cesser d'avilir ce sexe par une
éducation servile ; on pourra inspirer aux jeunes filles le désir d'une gloire qui sera
voie de fortune et d'illustration à la fois, car elles participeront aux magnifiques
récompenses que l'Harmonie décerne aux sciences et aux arts (Interm., II) ; et les
pères mêmes, qui connaissent le prix de l'argent, exciteront leur fille à courir cette
carrière de bénéfices à millions, qu'on ne trouverait pas dans l'art d'écumer le pot et
ressarcir les vieilles culottes.
D'ailleurs, si la rivalité des sexes (4e condition) est bien établie, les Séries
féminines voudront, dans chacune de leurs fonctions, posséder les connaissances
nécessaires ; joindre la théorie à la pratique, même dans les ouvrages de pot et de
cuve. S'agit-il de buanderie ? elles voudront que leur présidente ou autre officière
connaisse chimiquement la qualité des savons et lessives, leurs effets dans le
blanchiment : la Série se croirait dégradée si elle était exposée à mal opérer faute
de ces notions, et obligée d'appeler des hommes chaque fois qu'il faudrait en
disserter.
Le sexe masculin envahit parmi nous tous les travaux des femmes, et leur
enlève jusqu'à la couture. Cette monstruosité cessera quand le libre essor
d'Attraction aura ramené chaque sexe à ses emplois naturels. On verra tomber à
plat tous ces préjugés sur l'incapacité des femmes, et dans les écoles minimes
d'Harmonie, on verra les filles en plus grande affluence que les garçons.
S'il était vrai, d'après l'autorité de Mahomet et J.-J. Rousseau, que la femme ne
fût destinée qu'aux plaisirs de l'homme ou au service du pot au feu, la loi de
contraste émulatif, base du système d'équilibre passionnel, serait donc méconnue
en relations domestiques et en éducation ! Sur quoi s'établirait la rivalité, si les
garçons ne se voyaient pas, à égalité d'âge, surpassés par les filles dans diverses
carrières, beaux-arts et autres ? On n'obtiendrait pas du sexe masculin la politesse,
la déférence pour les femmes. Il sera nécessaire qu'elle règne déjà chez une moitié
de l'enfance, afin de lui donner le change sur les motifs de cette courtoisie qu'elle
verra générale chez les adolescents.
Les femmes devront mériter cette considération dès le bas-âge, par un mérite
constaté. Eh ! dans quel genre de supériorité ? Dans l'art d'écumer le pot ! Ce sera
en Harmonie la tâche de gens âgés, plutôt que d'enfants. Il faudra beaucoup de
force et d'expérience pour soigner les grandes bassines d'Harmonie, contenant
chacune au moins un quintal de bœuf. Les jeunes filles pourront tout au plus
s'occuper des pots de terre, où seront les bouillis fins, qui exigeront des cuisinières
fort exercées ; mais il faudra des hommes pour les bassines de terre encadrées en
fer et mues par poulies.
L’enfance féminine de 9 à 15 ans ne bornera donc pas son ambition au
philosophique talent de faire bouillir le pot : les jeunes chevalières, loin de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 520
négliger ce travail, sauront faire de meilleurs potages que ceux des perfectibiliseurs
de Paris ; mais elles tireront leur lustre spécial de la culture des arts et des sciences,
qu'elles sauront allier de bonne heure avec les travaux minutieux de la culture, des
fabriques, et du pot au feu, puisque pot il y a.
Sans ce contraste de mérite entre les filles et garçons en bas-âge, il n'existerait
pas de contre-poids à la rudesse naturelle du sexe mâle, au penchant des petits
garçons à mépriser l'autre sexe. Les filles seraient pleinement découragées, et les
garçons sans émulation, si l'on ne ménageait pas à chaque sexe en bas-âge, des
carrières d'illustration spéciale et des titres au respect de l'autre.
Cette concurrence est la véritable destination du sexe féminin. Le tableau des
Petites Bandes est l'horoscope de son lustre futur, et du rôle important qu'il jouera
dès l'enfance, quand il sera rendu à la nature. Je ne parle pas encore de son rôle
dans l'âge adulte, mais seulement de ses relations.
Loin de soupçonner que les femmes fussent réservées à briller dès le jeune âge
dans l'industrie, les arts, les sciences et les vertus sociales, on ne sait que les
disposer à subir le joug marital d'un inconnu qui les marchandera. J'admets que
l'ordre civilisé ait besoin de cette abjecte politique ; il n'est pas moins, certain que
les philosophes et les Français s'y prêtent d'intention, et y coopèrent plus
malicieusement que d'autres par les sophismes qu'ils prodiguent pour détourner les
femmes du chemin de la gloire, les en exclure de vive force.
Dans l'enfance on en fait des esclaves moraux ; dans l'adolescence on les
pousse à l'intrigue, au sot orgueil, en ne cessant de leur vanter le pouvoir passager
de leurs charmes : on les excite à l'astuce, au talent d'asservir l'homme ; on vante
leur frivolité, en disant avec Diderot, que, pour leur écrire, il faut « tremper sa
plume dans l'arc-en-ciel, et saupoudrer avec la poussière des ailes du papillon. »
Quel est le fruit de ces fadeurs d'arc-en-ciel et de papillon ? Les deux sexes en
sont dupes ; car si on ne découvre pas la destinée sociale des femmes, on manque
par contre-coup celle des hommes. Si l'issue de civilisation est fermée à l'un des
sexes, elle l'est également à l'autre. Or, il était trois issues à découvrir par calculs
de politique sociale féminine : voyez II, les nos 5, 7, 9, du tableau.
En rendant ici justice au sexe faible, je ne songe nullement à quêter son
suffrage. On ne gagne rien à prôner un esclave : il ne considère que ceux qui le
maîtrisent ; et tel est le caractère des femmes civilisées, indifférentes sur leur
asservissement, n'estimant que l'art de tromper le sexe qui les opprime, et les
confine aux travaux du ménage.
Les Turcs enseignent aux femmes qu'elles n'ont point d'âme, et ne sont pas
dignes d'entrer en paradis. Les Français leur persuadent qu'elles n'ont point de
génie, et ne sont pas faites pour prétendre aux fonctions éminentes, aux palmes
scientifiques.
C'est la même doctrine, sauf la différence des formes, grossières en Orient,
polies en Occident, et s'affublant chez nous de galanterie pour masquer l'égoïsme
du sexe fort, son monopole de génie et de pouvoir, pour le bien duquel il faut
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 521
rapetisser les femmes, leur persuader que la nature veut les reléguer aux fonctions
subalternes du ménage, fonctions auxquelles suffira l'enfance dans l'état sociétaire.
Les Sévigné et les Staël n'étaient pas des écumeuses de pot, non plus que les
Elisabeth et les Catherine. Voilà les femmes en qui on peut entrevoir la destination
du sexe faible, et la concurrence du génie qu'il exercera avec plein succès, dès qu'il
sera rendu à sa nature, qui est, non pas de SERVIR, mais de RIVALISER l'homme ;
non pas de ressarcir les vieilles culottes des philosophes, mais de confondre en
Harmonie sociétaire leur fatras de 400,000 bouquins, prêchant le morcellement
industriel et l'avilissement des femmes.
Pour prix de ce ramas de fadaises politiques, le sexe qu'ils ne jugent bon qu'à
écumer le pot, jugera, dans l'Harmonie, qu'on doit leur verser comme à DOM
JAPHET, le pot sur la tête, pour avoir manqué 3000 ans l'étude de l'homme,
dégradé et perverti la femme, entravé et faussé l'enfant, et finalement, bouleversé
le monde social par des visions de liberté qui n'aboutissent qu'à opprimer le sexe
féminin tout entier, et l'immense majorité du masculin.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 522
CHAPITRE VI.
Application à l'équilibre matériel par la gymnastique intégrale.
un point où ils auraient dû se porter beaucoup plus tard, s'ils eussent été activement
et continuement absorbés par une gymnastique intégrale, entretenue dès l'enfance.
On pense généralement que la délicatesse de nourriture est la vraie cause de
cette puberté précoce qu'on remarque chez la classe riche. On cite comme preuve
le paysan qui souvent est à peine nubile à 16 ans, tandis qu'on marie les rois à 14.
Leur accroissement est terminé à 18 ans, celui du villageois ne l'est pas à 21.
On commet sur ce point une erreur, qui est de prendre les effets de FAUX
ESSOR pour effets d'ESSOR DIRECT. Il n'est pas pressant d'éclaircir ce problème qui
se complique avec des questions non encore traitées. Bornons-nous à des indices
de faux jugement, entre autres l'induction tirée de la nourriture délicate.
Aucun monarque n'élève son fils au rôle d'Apicius ; tant s'en faut l'héritier du
trône est souvent nourri plus sobrement que le fils d'un bourgeois de campagne,
dont les aliments sont d'aussi bonne qualité que ceux d'un fils de prince
moralement élevé. Cependant on ne voit pas que ces jeunes campagnards soient
nubiles et en pleine puberté à14 ans. Cette precocité se manifestera plus tôt chez
un jeune bourgeois de la ville, parce qu'il prend moins d'exercice, ne vaque à
aucun travail de force, et fait souvent des excès obligés, en occupations sédentaires
d'école et d'étude.
C'est donc l'exercice, bien plus que la qualité des aliments, qui influe sur cette
accélération de nubilité : elle s'opère sous l'équateur malgré la plus chétive
nourriture, et par une autre cause, la dilatation des pores.
Voilà déjà des erreurs sur ce qui touche aux causes de nubilité précoce : j'en
pourrais indiquer d'autres ; mais, je le répète, l'examen de ce sujet serait hors du
cadre de cette section, et pouvait tout au plus trouver place dans la grande note E
(Pivot inverse), qui n'était pas assez étendue pour entrer dans ces détails. Il suffit
de dire provisoirement que le précieux effet de tardive puberté ne pourra être dû
qu'à l'accroissement unitaire et proportionnel de toutes les parties du corps ; effet
impossible à obtenir en régime civilisé, où on arrive constamment aux excès
contraires.
Un autre levier composé qui manque tout-à-fait dans l'éducation actuelle, c'est
la gymnastique intégrale de l'âme, je veux dire, l'exercice proportionnel de toutes
ses facultés, combiné avec l'essor permanent de l'Attraction, ou état de bonheur
continu et de joie permanente.
Loin d'un tel contentement, l'enfant civilisé est accablé d'ennui et de disgrâces.
J'admets que le plus ou moins d'ennui n'influe pas sur son accroissement actuel, et
même que l'ennui engraisse les sots, selon certain dicton ; il n'est pas moins
évident que l'ordre civilisé est tout-à-fait dépourvu de ce levier composé, de ce
double bien-être de l'âme dont il faut porter en compte les influences, dans le cas
où elles se combineraient avec la gymnastique intégrale ; elles lui prêteraient un
secours dont nous ne saurions estimer l'efficacité, tant que la théorie des équilibres
passionnels ne sera pas complètement publiée.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 526
1. La Dogmatique ; 3. L'Insurgente
2. La Cupide ; 4. L'Évasive ;
la Mondaine ou Absorbante.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 529
L’enfant, à 16 ans, lors de son entrée dans le monde, reçoit une éducation toute
nouvelle ; on lui enseigne à se moquer des dogmes qui intimident et contiennent
les écoliers, à se conformer aux mœurs de la classe galante, se rire comme elle des
doctrines morales ennemies du plaisir, et se moquer bientôt après des visions de
probité, lorsqu'il passera des amourettes aux affaires d'ambition ; enfin s'engager
dans les folles dépenses, les emprunts usuraires, et communiquer sa dépravation à
toutes les fillettes qu'il peut fréquenter.
Voilà un quadrille d'éducations bien distinctes, dont quatre sont en concurrence
Jusqu'à l'âge nubile, où la pivotale vient éclipser et absorber toutes les autres.
Avant cet âge, la 1er, celle des savants, n'a qu'une influence apparente : c'est entre
les trois autres que la pomme est disputée ; elles envahissent le cœur, l'esprit et les
sens de l'élève ; et lorsqu'il atteint 15 ans, à peine lui reste-t-il de l'éducation
dogmatique un léger fonds de préceptes vertueux, la plupart dangereux s'ils sont
suivis à la lettre, mais qui n'ont d'empire qu'autant qu'ils se concilient avec les
impulsions mondaines. [L’éducation égoïste ou expérimentale apprend bien vite
qu'argent est tout et façonne d'abord à la fausseté.]
Cette complication d'instituteurs rivaux est assurément l'antipode de l'unité. Les
moralistes feignent d'ignorer ce quadruple conflit ; il leur convient de le cacher,
pour faire valoir leurs services. Dans quelle défaveur tomberaient-ils, si l'on venait
à reconnaître que tout cet échafaudage d'institution civilisée n'est qu'un choc
d'éléments inconciliables, un assemblage monstrueux de toutes les duplicités
d'action ?
Sur ce, les sophistes ne manqueront pas de répliquer, car ils n'ont jamais tort en
paroles, non plus que les avocats : mais jugeons-les à l'épreuve, et sur quelqu'une
de leurs tentatives récentes.
Je n'examinerai pas leurs prétentions à maîtriser l'ambition, l'amour, etc. : ils
sont si nuls en ce genre de lutte, que leur reprocher leur impéritie, ce serait battre
des gens à terre. Attaquons-les sur le point où ils croient avoir réussi, sur l'esprit
libéral qu'ils se flattent d'avoir fait germer, et dont ils n'ont su créer que le fantôme.
Jamais la philosophie n'a su former une âme philanthropique et libérale
(Extroduction) ; l'on n'a pas vu parmi ses élèves les plus marquants, tels que les
princes, un millième de libéraux ; et quant à ceux qui ont eu, comme Henri IV et
Jules-César, quelque teinte de libéralisme, les uns, comme Henri, ont dû cet esprit
à la bonne nature, et non pas aux pédagogues dont Henri ne fut point circonvenu ;
les autres, comme César, paraissent avoir dû beaucoup plus à la nature qu'aux
leçons de la science. Du reste, les uns et les autres n'ont été que des avortons en
libéralisme.
En effet, César n'eut pas la moindre idée neuve en philanthropie, et ne tenta
rien, dans sa haute puissance, pour le bien-être du peuple, c'est-à-dire des esclaves,
ni pour la garantie de minimum aux citoyens pauvres. Même reproche aux
Antonin, aux Titus, aux Marc-Aurèle : aucun d'eux ne tenta d'introduire cet
affranchissement général qui s'opéra dans Rome.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 531
Henri IV eut quelques lueurs d'esprit libéral, sans aucunes vues quant aux voies
d'exécution. L’on peut admirer son vœu généreux de la poule au pot qu'il
souhaitait à tous ses laboureurs ; mais cette poule au pot, à supposer qu'elle devînt
leur lot, ne serait encore qu'une chimère libérale ; car il existe, sous un laboureur
de grande ferme, vingt valets qui ne tâteraient pas de la poule. Ajoutons-y la
femme et les enfants, qui, chez le villageois, sont considérés comme une valetaille,
et nourris bien différemment du père.
En général, parmi les princes qui ont fait de grandes choses, les uns, comme
Pierre 1er et Frédéric II, n'avaient reçu de leurs vandales parents qu'une mince
éducation ; les autres, comme Louis XIV et Alexandre, n'ont étonné le monde
qu'en secouant le joug des doctrines scolastiques, en prodiguant les hommes et
l'argent ; ces monarques peuvent se dire
« Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée,
et rien à la science qui s'en arroge l'honneur. »
La nullité des instituteurs éclate dans la plus soignée des éducations ; elle a
formé Néron. C'était pourtant de très habiles personnages et fameux libéraux que
Sénèque et Burrhus : leurs talents réunis produisirent Néron. Qu'est-ce que nos
philosophes modernes ont ajouté aux systèmes d'éducation ? Quelques subtilités
idéologiques et mercantiles ! Si on eût renforcé les leçons de Sénèque et Burrhus
par le pathos métaphysique et économique des théories actuelles, Néron aurait
perdu patience un an plus tôt, et aurait donné dans le crime un an plus tôt.
Au résumé, les instituteurs qui professent le libéralisme, loin de savoir rallier
les élèves royaux à leur doctrine, les engagent involontairement dans les travers et
les crimes. Ils ne savent former que des masques moraux, donnant dans tous les
excès dès que le frein est enlevé. Aussi la science confuse de ses défaites, cherche-
t-elle chaque jour de nouveaux systèmes. N'est-ce pas s'avouer égaré, que de
changer de route à chaque instant ?
Toutefois, ils ne sont en éducation que ce qu'ils sont en toute branche de leurs
théories ; car, quel est le côté le plus ridicule de notre société civilisée ? est-ce
l'éducation qui forme les Tibère et les Néron ? est-ce la jurisprudence avec son
dédale de lois contradictoires ? est-ce la finance avec ses raffinements qui
n'enseignent que l'art de doubler les impôts ? est-ce le commerce avec son grimoire
d'agiotage et ses 36 crimes sociaux (II) ?
On ne saurait décider entre tant de perfectibilités.
Non nostrum inter vos tantas componere lites.
Chaque branche du mécanisme civilisé semble être la plus vicieuse, et réclamer
la palme du ridicule. On pourrait les comparer aux villes de Rouen, Troyes, Angers
et Poitiers, disputant en France la palme de laideur, que le voyageur adjuge à
toutes quatre, accompagnées de plusieurs autres ; car il n'est rien d'abominable
comme les villes de la belle France, hormis celles de Flandre bâties par les Belges,
ou Nancy bâti par Stanislas. Mais la bâtisse purement française, petites rues
d'Orléans, petites rues de Lyon, est ce qu'il y a de plus sale et de plus affreux en
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 532
civilisation. Tout pétris de petitesse, les Français ont la manie de resserrer leurs
maisons, comme si l'espace leur manquait ; ils semblent craindre que le monde ne
soit pas assez grand : ne serait-ce pas leurs esprits qui sont trop petits pour le
monde, bien que chacun de leurs savants prétende en concevoir les harmonies et
nous expliquer l'unité de l'univers ?
On a vu, au Pivot Inverse, ULTER, combien ils sont intrus en pareil débat,
ignorant même l'alphabet de la théorie, la condition d'unité
Trinaire en application aux trois principes,
Quaternaire en liens de chacun des trois.
Nos savants sont de fort habiles gens, sans contredit : mais quelle est leur
inconséquence de s'immiscer dans les questions d'unité, tout à fait étrangères à leur
domaine ! On pourrait dans cette prétention les comparer à Bonaparte, qui, ayant
assez d'états, et même trop pour un civilisé, pour un politique simpliste, voulut
encore y ajouter la Russie, et finit par y échouer misérablement.
Telle est la démence des savants modernes, quand ils s'aventurent à deviser sur
l'unité, grimoire impénétrable à quiconque envisage la civilisation comme destinée
du monde social. Ils ne connaissent pas même les lois de la première unité, celle de
l'homme avec lui-même, avec ses passions ; sujet dont Voltaire dit : mais quelle
épaisse nuit ! À plus forte raison peut-on le dire de leurs ténébreuses doctrines sur
les deux autres unités, celles de l'homme avec Dieu et avec l'univers. En
s'obstinant sur ce sujet, ils commettent double faute ; montrer leur côté faible, et
compromettre leur mérite réel.
Toutefois, s'ils ont quelque prétention à l'unité de système, ce ne sera pas en
éducation, dont je viens de disséquer l'édifice et mettre en évidence le savoir-faire.
Il n'est aucun pays où les quatre impulsions données à l'enfant soient plus
distinctes, plus hétérogènes, plus collusoires, qu'en France, et où la pivotale dite
esprit de société, soit plus pervertissante, plus opposée aux préceptes moraux.
Convaincus, je pense, de leur duplicité et quadruplicité d'action dans cette
branche importante du mécanisme social, les philosophes s'habitueront peu à peu
à goûter la recommandation de leur divin Condillac, le conseil de refaire leur
entendement, et oublier tout ce qu'ils ont appris dans cent mille systèmes.
Ils apprécieront mieux encore la sagesse de cet avis, dans le tableau
harmonien de la quatrième phase d'enfance, âge de transition en puberté, partie la
plus critique de l'éducation, et où la philosophie va se montrer ce qu'elle est
partout, un colosse de duplicité, d'obscurantisme et d'antipathie avec la nature.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 533
QUATRIÈME NOTICE.
ÉDUCATION POSTÉRIEURE.
permanent, qui travaille sans relâche à désorganiser la société, fouler aux pieds
toutes les limites posées par la législation.
Elle ne lui permet plus qu'un seul essor, celui du lien conjugal, astreint à la
fidélité réciproque et perpétuelle des contractants. Autrefois l'amour avait plus de
latitude ; les saints patriarches Abraham et Jacob pouvaient, sans péché prendre
successivement une demi-douzaine de femmes, répudier l'une du vivant de l'autre,
y adjoindre des concubines : Salomon, le plus sage des hommes, en avait sept
cents. Mais aujourd'hui, les voies morales sont plus restreintes, et, sous aucun
prétexte, ni hommes, ni femmes ne peuvent s'écarter de la loi de monogamie
exclusive dite mariage ; toute autre copulation est criminelle.
Partant, si l'on faisait dans chaque ménage l'inventaire des fredaines secrètes,
combien trouverait-on de jeunes couples qui, au bout de dix ans, n'eussent fait
aucune brèche au contrat ? Peut-être pas un sur cent. Il n'y aurait de fidèles que
ceux de nécessité, comme les mariés sexagénaires : encore à cet âge la fidélité du
mari serait-elle assez douteuse.
Voilà dans le lien conjugal, seul essor permis à l'amour, 99/100es de fausseté
sur un moyen terme de dix ans. Pour compléter le compte des infractions, passons
aux amours illicites.
Ils sont en nombre immense, vu l'habitude générale chez les jeunes gens de ne
se marier qu'à 30 ans. Il est connu que sur l'ensemble des amours, ceux de lien
conjugal ne figurent que pour un huitième.
En effet, si on pouvait énumérer toutes les liaisons amoureuses et accointances
licites ou illicites, on reconnaîtrait qu'il s'en trouve les 7/8es hors de mariage et en
copulations coupables, dites fornication, adultère, etc.
Étrange résultat de recensement érotique ! On trouve en relations amoureuses,
les 7/8es en révolte patente ou secrète contre les lois sociales.
Dans le 8e restant, qui se compose d'amours légitimes, on voit les 99/100es des
individus adonnés à la perfidie, violant en secret les engagements de fidélité
conjugale.
Enfin, dans l'une et l'autre classe de liens légitimes ou illégitimes, on voit
l'impunité assurée partout à l'hypocrisie, l'amour excitant tout le monde social à la
fausseté au mépris des lois et des préceptes, et les coupables protégés dans
l'opinion, en raison du nombre de leurs fornications et adultères connus, et même
affichés.
Je m'abstiens de réflexions critiques sur cet état de choses ; je me borne à
présenter sommairement un tableau des faits, et demander aux champions de
l'auguste vérité, si l'on pourrait imaginer un ordre plus opposé aux intérêts de la
vérité, et s'il n'est pas évident qu'en amour, comme en toute autre branche du
système social, le régime civilisé n'a su s'élever qu'au superlatif de l'impéritie. À
quoi servent des lois qui ne sont ni exécutées, ni exécutables ? Elles n'aboutissent
qu'à déconsidérer la législation et provoquer l'hypocrisie céllective des infracteurs.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 535
Les Barbares, tout haïssable qu'est leur gouvernement, sont plus réguliers, plus
conséquents avec les principes. Ils font des lois étayées de violences très-odieuses
mais EXÉCUTÉES. Ils posent en principe l'assujettissement des femmes à la fidélité
et à la monogamie, puis la licence de polygamie et d'infidélité accordée aux
hommes ; injustice criante, assurément, mais qui ne met pas le système social en
contradiction avec lui-même. Leurs lois sont vexatoires ; mais elles s'exécutent.
Celles des civilisés, iniques et absurdes, ont encore le tort d'être inexécutables et
inexécutées. Ainsi le vice est toujours simple en barbarie, et composé en
civilisation où les lois tendent à gêner l'essor de l'amour chez les deux sexes ; tous
deux foulent aux pieds les lois ; c'est une « double » oppression qu'ils éludent par
un vice composé. Les lois barbares ne gênent cet essor que chez un sexe qui
n'élude point, ne le pouvant pas : il ne reste que vice d'oppression simple. On
trouve constamment cette différence entre la barbarie et la civilisation.
Les questions relatives à une législation plus judicieuse, à un emploi plus
régulier de l'amour, ont été éludées dans tous les temps, sous prétexte que l'amour
est une folie ; mais folie ou non, c'est un ressort dont les effets ont dû être prévus
par Dieu, et coordonnés à un plan d'harmonie et d'unité d'action.
Procédons à déterminer ce plan avec pleine régularité. Plus on a traité
légèrement cette question depuis 3000 ans, plus je dois y apporter de méthode et
m'étayer de l'échelle complète des accords, afin de ne laisser ni vague, ni lacune
dans la théorie d'une passion de si haute influence.
L'amour, tout indomptable qu'il nous semble, n'est pas plus difficile à
harmoniser que l'ambition ou autre des douze ressorts. Il ne s'agit que de connaître
en plein le calcul des équilibres.
Je n'en donne ici aucun exposé ; ce serait un épouvantail pour le lecteur. Avant
de s'initier à tous ces grimoires théoriques, il faut s'exercer sur les tableaux du
nouveau mécanisme ; remarquer qu'il est disposé de manière à obtenir des essors et
contre-essors justes, comme les deux indiqués, puis en faire le parallèle avec notre
mécanisme social, qui ne donne en tout sens que de faux essors et faux contre-
essors, et vicie les caractères et les passions en raison du bien qu'on en devait
obtenir par essors justes.
Croirait-on que l'un des plus beaux caractères qu'ait produit la civilisation, était
NÉRON ? Il sera prouvé que ce tyran, le plus détestable des hommes, était un
caractère de même titre ou même degré que le plus aimable des princes, HENRI IV.
Tous deux sont tétratones, âmes à quatre dominantes passionnelles ; et toute
Phalange qui veut organiser intégralement son clavier général de 810 caractères, a
autant besoin d'un Néron et d'une Néronne, que d'un Henri et d'une Henriette. Il
sera curieux d'examiner comment la civilisation a donné un essor juste à Henri et
un essor faussé à Néron.
Sans attendre les méthodes qui enseigneront tous ces détails, il est aisé de voir
que l'ordre civilisé fausse le jeu de toutes les passions : donnons-en un exemple
tiré du famillisme.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 536
Un père sacrifie ses filles à la vanité de faire un héritier ; il force les filles à se
cloîtrer pour la vie ; voilà le famillisme (cardinale hypomineure) étouffé par
l'orgueil ou ambition (cardinale hypermajeure) ; c'est une passion éclipsée,
travestie par une autre qui la dénature et la met en fausse position. Le même père
médite un riche mariage pour son fils qui s'amourache d'une fille sans fortune, et
l'épouse au grand regret du père. Voilà encore le famillisme éclipsé et faussé chez
le père ; la première fois en actif, la seconde fois en passif.
Le problème d'Harmonie passionnelle est donc d'organiser un régime
domestique et social qui, prévenant tous ces conflits, y substitue autant de
concerts ; comme si le fils qu'on a cité devenait amoureux de la demoiselle que le
père lui destine, et que la sœur de son plein gré se passionnant pour l'état de
chanoinesse, ménageât ainsi toute la fortune à l'héritier préféré par le père : celui-
ci, dans ce cas, se trouverait en équilibre passionnel bi-composé, par deux essors
où les enfants serviraient ses vues ambitieuses, et deux essors qu'il pourrait donner
à l'affection paternelle.
C'est dans la théorie sociétaire que nous allons trouver l'art de faire naître à
chaque pas ces concerts de passions, et faire de ce charme social une voie
d'immenses richesses et d'unité de tous les peuples : c'est dans ces passions tant
insultées par l'obscurante philosophie, qu'éclatera la sublimité du génie de Dieu.
Elles sont un magnifique orchestre à 810 instruments ou caractères en ordre
domestique, et à cinq milliards en mécanique générale. Comment un siècle qui se
dit penseur et profond, a-t-il pu penser que Dieu avait créé ces ressorts de l'âme
sans leur assigner une organisation ? comment a-t-il tardé à soupçonner qu'il y
avait sur les passions quelque mystère à pénétrer, quelque science manquée par
nos étroits génies, et dont les plus vastes, comme Voltaire, avouent cette désolante
infirmité de l'esprit humain, en s'écriant : mais quelle épaisse nuit, etc.
En débutant dans cette étude, il fàut éviter de s'engager dans les profondeurs
théoriques : on doit s'attacher d'abord à la pratique ; observer l'Harmonie en action,
ses diverses corporations, leurs emplois en industrie et en plaisir. Après s'être
familiarisé aux tableaux de ce nouvel ordre, on apprendra facilement à en
décomposer les ressorts, impulsions, contrepoids et lois d'équilibre général.
Achevons donc sur les tableaux du régime de l'enfance, par un exposé des
coutumes de transition amoureuse ou quatrième phase d'éducation unitaire.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 537
CHAPITRE VII.
Des Vestales Harmoniennes.
Ainsi les uns reprochent crûment au sexe, et les autres poliment, cette fausseté
qui, après tout, n'est que l'écho de celle des hommes, bien plus coupables,
puisqu'ils sont libres.
Que les écrivains polis craignent de reprocher aux femmes leur duplicité, cela
est dans l'ordre ; ils ne connaissent pas le remède à cette astuce générale qui règne
en amour ; il serait indiscret de dénoncer un vice dominant, quand on ne sait pas en
indiquer le correctif.
Il est évident que les femmes comprimées en tout sens n'ont de ressource que la
fausseté. Le tort en retombe sur le sexe persécuteur et sur la civilisation qui, en
amour comme en politique, asservit le fort au faible.
Mais voici une chance tout-à-fait neuve : une société autre que la civilisation,
des mœurs nouvelles où la liberté des femmes et par suite leur loyauté seront le
gage du bonheur des hommes et de l'enrichissement général. En livrant ce précieux
secret, je suis dispensé d'excuser chez les femmes et les hommes une duplicité
dont l'un et l'autre sexe ne sera plus entaché dans l'état sociétaire.
L’éducation harmonienne serait un avorton, si, après avoir élevé l'enfant
jusqu'à quinze ans à des principes d'honneur, à la pratique de la vérité, elle
l'introduisait, dès son entrée en adolescence, dans un monde où les hommes et les
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 539
Les vestales étant communément en nombre double des vestels, ont le pas sur
ces derniers ; elles l'auraient même à égalité de nombre : nous nous bornerons
donc, en parlant de ce corps, à nommer le féminin. D'ailleurs, je donnerai sur les
vestels un chapitre spécial : occupons-nous d'abord du sexe le plus intéressant en
chasteté.
La fréquentation journalière des hommes est très-permise aux vestales ; non-
seulement elles les voient dans toutes les séances industrielles, mais elles tiennent
cour à 3 heures du matin 1, pendant un quart d'heure, et les poursuivants titrés y
sont admis en séance.
Ce titre est demandé et obtenu sur délibération du corps vestalique, réuni en
synode auquel assistent les dignitaires féminins de la cour d'amour. La conduite
d'un homme est scrutée lorsqu'il postule comme poursuivant ; on ne lui fait pas un
crime de l'inconstance, car elle a son utilité en Harmonie ; mais on examine si,
dans ses différentes liaisons amoureuses, il a constamment fait preuve de déférence
pour les femmes et de loyauté avec elles. Ceux qu'on appelle en France d'aimables
roués, gens qui font trophée de duper les femmes, seraient non-seulement exclus,
mais on refuserait quiconque aurait manifesté le moindre penchant à ce caractère.
Ce qu'on appelle en Harmonie déférence pour les femmes, galanterie loyale, n'a
aucun rapport avec la conduite de nos aigrefins moraux, dont la feinte discrétion
n'est qu'une ruse pour mieux duper femmes et filles, maris et pères. Ces cafards
sentimentaux sont souvent pires que les roués dont ils blâment les manières : les
uns ne cherchent que le plaisir, les autres en veulent à la bourse, et leurs vertus ne
sont qu'une comédie pour happer une héritière ou gruger une douairière ; la
civilisation n'étant, en amour comme en intérêt, qu'une mascarade universelle dont
on peut dire avec Regnard :
Les meilleurs en un mot ne valent pas le diable.
Différons donc toute explication sur l'espèce de vertu que les femmes
harmoniennes exigeront des poursuivants de vestales et des hommes en général.
J'entends répondre : on laissera vos vestales, si elles sont si bégueules, si
précieuses. Quel homme voudra se faufiler avec un comité de femelles qui se
donneraient les airs de le censurer dans leur synagogue, sur ses actions, ses
habitudes, son caractère ?
Voilà des objections de civilisé : le mieux est de n'y rien répondre. Quand on
connaîtra le mécanisme d'Harmonie, on verra ce qu'un homme gagnerait à être mal
dans l'opinion des vestales. Il serait, dès le lendemain, rayé du testament d'une
1
Il faut être matineux pour ce genre de courtoisie ; mais l'Harmonie tire parti de tout, pour
stimuler l'industrie. Le poursuivant, au sortir de cette cour, est libre à trois heures 1/4 ; il
fournira une bonne séance industrielle de 1 heure 1/2 jusqu'au délité ou premier repas à 4
heures 3/4.
Ainsi le régime sociétaire cumule vingt appâts divers pour garantir chacun de la lutte contre le
chevet. Aussi à 4 heures du matin ne trouvera-t-on au lit ni homme, ni femme, ni enfant ; à
peine quelques patriarches que la faiblesse de l'âge y retiendra forcément.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 542
incommodes ; ils entendraient le comité accélérer par ses vœux l'époque où on sera
délivré d'eux, où on pourra jouir d'une fortune qu'ils ont mauvaise grâce à retenir,
et dont ils ne savent pas jouir, si l'on en croit la jeunesse.
Non-seulement cette opinion domine chez les jeunes gens, mais elle règne chez
les hommes d'âge rassis, à qui elle échappe en vingt occasions ; par exemple, au
décès d'un homme riche, vous entendez chacun s'écrier : voilà le fils qui va jouir.
L’existence de son père le privait donc de jouissances bien précieuses au dire du
public ! Dès lors elle lui suggérait indirectement le désir de la mort du père.
Là finissent les illusions de père adoré, de tendres enfants, amis des saines
doctrines. Rien de vrai dans ces apparences, et les rares exceptions confirment la
règle. Il peut arriver, PAR EXCEPTION, que des enfants, des héritiers, en
expectative, désirent sincèrement la longévité du détenteur ; mais ces cas sont si
rares, qu'on ne saurait où en chercher des exemples. Un homme âgé n'est aimé des
siens, ils ne souhaitent sa conservation, que lorsqu'un viager ou revenu
quelconque, assis sur sa tête, serait anéanti avec lui.
D'ailleurs, c'est chez la multitude qu'il faut observer sur ce point le caractère
civilisé. Croit-on que les pères âgés soient aimés chez le peuple ? On les y
maltraite, s'ils sont sans fortune ; on leur souhaite ouvertement la mort, s'ils sont
dans l'aisance et « tenaces » selon l'usage des villageois.
Ce préambule était nécessaire à éclairer les pères et aïeux sur une erreur des
plus grossières où ils tombent du plus au moins, dans l'état actuel.
Après l'âge d'amour, ils conçoivent le plaisant projet de se concentrer dans les
affections familiales, au sein de leurs tendres enfants, élevés selon les saines
doctrines à l'amour du commerce et de la charte.
Pense-t-on que la nature ait manqué à prévoir ce vœu de la vieillesse, et aviser
aux moyens de le satisfaire ? Elle y a pourvu ; mais le destin de l'homme étant
composé et non pas simple, elle veut satisfaire à la fois les deux affectives
mineures, qui sont intimement liées en mécanique sociale. Elle veut ménager à la
vieillesse des charmes en amour et en famillisme à la fois. Les mesures prises à cet
égard impliquent ces deux passions cumulativement ; et toutes les dispositions
qu'on lira en équilibre de passions tendront à réserver, aux vieillards d'un et d'autre
sexe, un essor combiné des deux affectives mineures, dites amour et famillisme.
Vous vous moquez, répond un modeste septuagénaire. Je n'ai plus ni la beauté,
ni les facultés qu'il faut apporter en pareille liaison, et par délicatesse je la
refuserais ; je croirais faire le supplice de celle qu'on voudrait m'associer.
C'est bien pensé : mais l'ordre de choses qui vous ménagera diverses chances
d'amour en âge avancé, vous ménagera de même la santé, comme au scélérat Ali-
Pacha, qui s'est marié à 80 ans ; la beauté comme à Ninon, qui fut courtisée à 80
ans.
Il est vrai que ce perfectionnement matériel n'est pas applicable à la génération
présente : aussi l'ai-je avertie qu'on n'a pas besoin d'organiser, au début de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 544
l'Harmonie, les coutumes qui s'établiront au bout d'un demi-siècle. Mais dans un
plan d'équilibre général des passions, il est force de traiter de l'ensemble, pour faire
apprécier la justesse des opérations partielles qu'on devra en adopter, et surtout
pour convaincre les vieillards, qu'il n'est pas en leur pouvoir de se restreindre
collectivement à telle ou telle jouissance, quoique la raison paraisse l'ordonner, et
qu'en se bornant au famillisme (affections de famille), ils y seront en fausse
position, en mystification permanente, quelque illusion qu'ils se fassent à cet
égard.
Toutefois, c'est une science bien neuve et bien profonde : en la publiant, on
peut dire avec Horace : « Odi profanum vulgus, et arceo. » Ce ne sera pas dans ces
premiers volumes que je la donnerai en entier ; il suffira de la faire entrevoir.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 545
CHAPITRE VIII.
Fonctions du Corps Vestalique.
pas du seul astre dépourvu d'habitants, du seul où il n'y ait rien à observer et
opposer en parallèle à nos sottises de perfectibilité.
En supposant qu'on opte pour le premier parti, pour n'admettre que portion de
la théorie sur l'amour et le famillisme, il faut que l'auteur en donne exactement les
équilibres et dispositions, surtout celles du premier âge ou transition ascendante,
qui comprend les corps de Vestalat et Damoisellat.
Leur tableau n'aura aucun rapport avec cette froide raison vantée par nos
équilibristes. On ne trouvera ici que des sujets d'admiration en deux genres,
tendant, selon la règle, au bon et au beau par des routes différentes.
Si les vestales tiennent le premier rang, c'est que chez les jeunes filles de 16 à
18 ans, rien ne commande mieux l'estime qu'une virginité non douteuse, une
décence réelle et sans fard, un dévouement ardent aux travaux utiles et charitables,
une émulation active aux bonnes études et aux beaux-arts. Toutes ces qualités
réunies dans une assemblée d'une trentaine de jeunes filles [de chaque phalange]
doivent capter sans réserve la faveur publique. Aussi les vestales, dans l'Harmonie,
sont-elles un objet d'idolâtrie générale, même pour les enfants, car elles sont alliées
des Petites Hordes et coopératrices de leurs travaux charitables, sauf ceux de genre
immonde : mais dans leur séance corporative du matin, heure 3 1/4 à 4 3/4, elles
n'ont que des emplois d'utilité publique, aux cuisines, à la lingerie, etc., et
lorsqu'elles arrivent au repas matinal, au délité, heure 4 3/4, elles ont déjà fourni
une séance de 1 heure 1/2 pour le service public.
Elles assistent en corps et avec les Petites Hordes à tous les travaux d'urgence
pour lesquels la Régence, dans un cas périlleux comme l'imminence d'orage, fait
sonner le ban d'appel à ceux qui peuvent quitter leurs occupations. Partout où
l'intérêt public est en péril, le corps vestalique et l'Argot sont les premiers au poste.
Elles ne perçoivent, en rétribution sociétaire, qu'une somme inférieure de
moitié au médiocre dividende qui est alloué à l'Argot, dont les travaux sont plus
nombreux et plus pénibles, et dont elles sont associées en charité dans le service
matinal ; tandis que les faux frères, de même âge, les Damoiseaux et Damoiselles,
sont au petit lever de la cour galante (séance de 4 heures 1/4 à 4 3/4).
Recommandées par tant de titres à la faveur de l'enfance et de l'âge mûr, il n'est
pas étonnant qu'elles soient l'objet d'un culte semi-religieux, d'une idolâtrie
« générale ».
Ce genre d'hommage est un besoin pour l'esprit humain ; il veut des idoles en
tous genres : idoles religieuses dans la personne des saints, idoles scientifiques et
sociales dans les hommes célèbres dont il honore la mémoire et les hauts faits.
L’idolâtrie est un besoin collectif et individuel. Une mère se fait une idole de
son enfant, après s'être fait une idole de son mari ou de quelque autre [ami de la
maison].
Le corps vestalique, par suite de ce besoin général, devient en masse l'idole de
la Phalange : il a rang de corporation divine, ombre de Dieu. L’Argot même qui
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 549
n'accorde le premier salut à aucune puissance [de la terre], incline ses drapeaux
devant le corps vestalique révéré comme ombre de Dieu, et lui sert de garde
d'honneur.
Chaque Phalange s'efforce de produire les plus célèbres vestales on les
distingue en vierges d'apparat, de talent, de charité [et de faveur]. Chaque mois on
élit un « quadrille » de présidence qui occupe le char dans les cérémonies.
Elles ont sur tous les autres fonctionnaires une supériorité déférée par l'opinion.
Les souverains mêmes, à la cour des vestales, oublient leur rang et figurent en
simples particuliers.
Elles tiennent le haut bout dans le cérémonial, et font aux jours de gala les
honneurs de la Phalange dans les repas et assemblées d'étiquette. Lorsqu'un
monarque y arrive, on se garde bien de l'obséder comme chez nous, par un envoi
de municipaux débitant de tristes harangues sur le bien du commerce : il est reçu
par deux vestales d'apparat, les plus belles du canton, et ornées des pierreries du
trésor. Elles vont à sa rencontre aux colonnes du territoire, et il fait son entrée dans
leur char à 12 chevaux blancs, harnachés en violet 1, trijugués sur quatre lignes, et
montés par quatre sacripans et quatre chenapans. Le char est escorté par les Petites
Hordes et les paladins ; il a en cortège les faquiresses et faquirs à l'avant, les
vestels et les Petites Bandes à l'arrière.
Lors du rassemblement d'une armée, les vestales s'y rendent avec les Petites
Hordes pour la séance initiale, et c'est de la main des vestales que l'armée reçoit
l'oriflamme ; après quoi l'Argot défilant en orage devant le trône des vestales,
ouvre la campagne par une première charge.
L'accord unanime des divers âges à diviniser cette corporation ne pourrait
s'appliquer à aucune autre classe : il n'en est point d'autre qui jouisse de la faculté
de produire l'illusion chez les âges pubères et impubères à la fois, en la fondant sur
des motifs très-opposés, l'amitié chez les enfants, l'amour chez les adolescents,
[l'esprit de parti, la gratitude chez les vieillards]. Ces « diverses » illusions
concourent également au progrès de l'industrie, dont le corps vestalique est une des
colonnes [soit à la Phalange, soit aux armées].
À l'extérieur, elles ont pour fonction principale en industrie l'entraînement aux
armées. Comme ces réunions en Harmonie sont immensément brillantes et
avantageuses, et nullement fatigantes, puisque le travail s'y exécute sous tente
mobile ; comme on y donne chaque jour des fêtes magnifiques et aussi délicieuses
que nos fêtes publiques sont affadissantes, on n'a pas besoin d'y amener les jeunes
gens la chaîne au cou, à la manière de nos conscrits, fiers du beau nom d'homme
libre ; on trouverait plus qu'on ne voudrait de jeunes légions en hommes et en
1
Les couleurs vestaliques sont : Blanc, symbole de l'unité ;
Rose, symbole de la pudeur ; Brun et Azur mêlés de Rouge ;
Violet, symbole de l’amitié ; Décence et Amour mêlés d’Ambition.
Elles sont données par le pois musqué, l'un des hiéroglyphes de vestalité (Pivot inverse, Inter) :
il n’y a rien d'arbitraire dans les couleurs distinctives des corporations harmoniennes.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 550
présente une ombre de Dieu dans le « quadrille » vestalique élu tous les mois, en
titres d'apparat, de talent, de charité [et de faveur], et paré des joyaux et pierreries
du trésor de la Phalange. Les chœurs de chérubins et séraphins, [l'argot même,] lui
servent de lévites, exécutant au devant de sa marche et aux pieds de son trône les
évolutions de l'encensoir. Cette prévention de l'enfance pour les vestales donne du
relief aux corporations leurs alliées, telles que les patriarches, et le corps du
faquirat 1 auquel il convient d'attirer l'enfant dès le bas âge.
Un côté plus vicieux encore de l'éducation civilisée est de n'établir dans les
études aucun contre-poids à l'influence de l'amour, qui vient à 15 ou 16 ans
distraire et préoccuper les jeunes têtes, surtout les femmes, au point de leur faire
négliger le peu qu'elles ont appris des arts ou des sciences, même dans le
nécessaire comme la grammaire, dans l'agréable comme la musique. Ce vice
domine en France plus que partout ailleurs. Au reste, est-il un point de l'éducation
civilisée où on puisse découvrir autre chose que des contre-sens et des ridicules
indiqués sommairement au Trans-Lude ? Il en est un qui me semble digne d'un
article spécial en complément de ce chapitre.
1
Il n'existe parmi nous aucun de ces liens fédéraux entre l'enfance et les âges supérieurs. Lorsque
nous en serons à traiter de cette corporation, les vieillards civilisés commenceront à reconnaître
leur impéritie (7e chapitre), d'avoir ligué contre eux toute la jeunesse, au lieu de s'y être ménagé
d'utiles amis, et d'avoir, quoique les plus forts, fait la loi tout à leur désavantage, et distribué les
relations amoureuses de manière à priver la vieillesse de toutes les chances qu'elle pouvait s'y
réserver.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 552
Si elle chôme dix ans sans époux, elle est en butte au persifflage public. Dès
qu'elle atteint 25 ans, on commence à gloser sur sa virginité comme denrée
suspecte, et pour prix d'une jeunesse passée dans les privations, elle recueille, à
mesure qu'elle avance en âge, une moisson de quolibets dont toute vieille fille est
criblée ; injustice bien digne de la civilisation ! elle avilit le sacrifice qu'elle a
exigé : ingrate comme les républicains, elle paie le dévouement des jeunes filles
par des outrages et des vexations. Faut-il s'étonner, après cela, qu'on ne trouve
chez toute demoiselle, tant soit peu libre, que le masque de chasteté, que le
simulacre d'une obéissance dont toute vierge serait punie dans sa vieillesse, par
l'opinion même qui exige le sacrifice de sa belle jeunesse au préjugé !
La chasteté perpétuelle des filles peut-elle entrer dans les vues d'une législation
judicieuse ?... non, sans doute ; et si elle doit n'être que temporaire, jusqu'à quel
âge convient-il qu'elle se prolonge ?... Est-il rien de plus inutile qu'une virginité
perpétuelle ! c'est un fruit qu'on laisse corrompre au lieu de s'en nourrir ;
monstruosité plaisante dans un ordre social qui prétend à la sagesse et à
l'économie !
On considère, en Harmonie, la virginité comme un fruit qu'il faut cueillir et
employer à sa maturité, à l'âge de 18 à 19 ans. La virginité, dans ce nouvel ordre,
ne sera pas une vertu douteuse ; on en aura des garanties bien suffisantes, et les
honneurs n'en seront pas décernés à des hypocrites comme nos rosières
champêtres, toujours en avance de générosité, et donnant par anticipation à leur
seigneur et à Colin, certaine fleur en échange de la rose qu'elles convoitent. Peut-
on les blâmer de leurs intrigues secrètes, quand on réfléchit à la duperie d'une fille
assez débonnaire pour croire que le mariage sera le prix de sa chasteté ! Loin de
là ; c'est d'ordinaire une libertine ou une intrigante qui enlève les meilleurs partis,
tandis que la fille chaste, décente et belle, vieillit dans le célibat, si elle n'a pas le
talent d'amorcer et décider les sots qu'une fille exercée à l'art d'ensorceler.
Eh ! quand on garantirait à la fille décente un mariage pour prix de sa chasteté,
sera-ce une récompense réelle ? Il y a plus de mauvais maris que de bons, et l'on
risque fort de rencontrer un mari brutal, quinteux, joueur, débauché ; c'est
volontiers le sort d'une honnête fille, qui a rarement assez de finesse pour discerner
les hypocrisies de ses prétendants, leur délicatesse fardée, dont une femme un peu
ménagée ne sera point la dupe.
Il n'est donc pour une fille chaste et sans fortune d'autre perspective que de
gagner avec peine et à force de travail une chétive nourriture, s'ensevelir dans ses
belles années, se priver des délassements qui lui sont offerts, se consumer en
austérités de toute espèce, pour l'honneur du préjugé. Si l'on considère cette
fâcheuse condition des véritables vierges, il faut avouer que la jeune fille pauvre et
vivant avec peine de son travail, ne pouvant pas suffire à nourrir une mère infirme,
est bien excusable quand elle écoute celui qui fait briller l'or à ses yeux. D'ailleurs,
quelle duperie pour le corps social, de prolonger la chasteté au-delà d'un terme
convenu ! Et quel fruit retire-t-il des privations qu'a endurées une vierge de 40
ans ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 554
Elles ne sont pas nombreuses ni à 40, ni à 30, va-t-on me dire ; j'en suis
persuadé : mais si les femmes obéissaient à la loi, il y aurait par millions des
vierges de 30 et 40 ans. Quel avantage y trouveraient les hommes ? une vierge de
40 ans n'est plus qu'un objet de risée ; c'est un fruit qu'on a laissé gâter. Or,
l'Harmonie qui sait utiliser toutes choses, ne sera pas si dupe que de faire chômer
la virginité après l'âge de 19 ans, qui est celui où on peut en tirer parti pour une
foule de prodiges industriels qu'opèrent les armées. Cet emploi serait
complètement manqué par les délais : en outre, on fermerait l'accès à d'autres
vestales qui croissent à deux ou trois ans de distance. Il est donc clair que la
civilisation, dans ses règlements sur la chasteté, a été dupé des coutumes et
préjugés barbares, et de la stérilité de ses philosophes et législateurs qui, sur ce
point comme sur tant d'autres, n'ont jamais su faire la moindre invention pour tirer
l'ordre civilisé des fausses manœuvres où il est engagé.
Après ce tableau du triste sort de la virginité actuelle, on peut juger de
l'impéritie d'un système d'éducation qui emploie chez les femmes, douze années
d'enfance à préparer un sacrifice dont on ne leur ménage en récompense que des
duperies et des outrages.
Une politique aussi stupide, aussi vexatoire, mérite bien que la nature persiffle
à « cet ouvrage », [s'en moque] et reprenne en secret ses droits par la ligue
générale des femmes pour tromper les oppresseurs, et que, faute de savoir honorer
et rémunérer la chasteté réelle chez les filles et les épouses, on ne voie partout que
le simulacre de chasteté, la duperie des amants et époux qui ont compté sur
pareille vertu, et la duperie du corps social, dans toute sa politique relative
d'amour : ce sera le sujet du Trans-Appendice.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 555
CHAPITRE IX.
Des Vestels Harmoniens.
y a crime d'adultère ; dans le deuxième cas, crime de fornication, selon les lois
civiles et religieuses.
Cependant l'opinion établit pour règle, qu'un homme ne doit se marier qu'à 30
ans (Lycurgue fixait ce lien à 37 ans) ; qu'il n'a pas, avant cet âge, l'aplomb
convenable à l'état conjugal et paternel. Or, si l'opinion le ridiculise lorsqu'il
conserve sa virginité jusqu'à 37 ans, c'est exiger qu'il séduise des femmes mariées
ou non mariées, et qu'il tombe dans les crimes d'adultère, fornication, stupre, viol,
etc.
« Voilà ce que produisent » la législation et l'opinion avec leurs impulsions
contradictoires ? Pourraient-elles s'entendre en un seul point, sur ce qui est
commandé par l'une et défendu par l'autre ? On remplirait un volume du tableau
des absurdités qu'entraînerait l'observance de leurs préceptes respectifs, notamment
sur la chasteté prescrite à quiconque n'est pas marié. Il ferait beau voir que tous les
hommes s'abstinssent de femmes tant qu'ils ne sont pas mariés, c'est-à-dire jusqu'à
l'âge d'environ 30 ou 40 ans. Je ne sais trop comment les femmes
s'accommoderaient de pareil régime, en cas qu'il pût convenir aux jeunes gens.
Au résumé, le commerce amoureux n'étant nullement compatible avec les
préceptes de la législation toujours opposée à l'opinion, il a dû dégénérer en astuce
générale et accord secret pour la violation des lois. Aussi le jeune homme qui
garde sa virginité, est-il publiquement traité de benêt. La chose est envisagée fort
différemment en Harmonie, d'autant mieux que cette virginité bornée au tiers des
jeunes gens ne doit s'étendre qu'à l'âge d'environ 19 ans, et procure à ces
conditions une foule d'avantages à toutes les classes d'hommes et de femmes. Nous
allons, de l'exposé de quelques-uns de ces avantages, déduire les considérations
qui maintiendront dans le rôle vestalique 1/3 des jeunes gens de 16 à 20 ans.
Je commence par un motif de politique. Le corps des vestels est protégé, investi
de prérogatives, parce qu'il est nécessaire pour donner le change à l'enfance au
sujet des relations d'amour. Si tous les jouvenceaux de la 6e tribu prenaient une
maîtresse à 16 ans, passaient subitement du gymnasiat au damoisellat, et
abandonnaient brusquement les travaux du matin, cette défection générale des
hommes provoquerait de fâcheuses conjectures dans la tribu du gymnasiat : elle en
conclurait que la cour galante et les amours sont donc bien remplis de charme :
bientôt les enfants de 15 ans et par suite ceux de 14 et de 13, voudraient anticiper
sur les époques fixées pour cette transition.
Mais la demi-désertion des deux choeurs n° 6, et la conservation d'une moitié
dont 1/3 de garçons et 2/3 de filles qui restent avec l'enfance, y produisent un
esprit de parti, une préférence cabalistique très-propre à inspirer à l'enfance du
dédain pour l'amour, et pour cette moitié de scissionnaires qui ont déserté les
travaux du matin et se sont introduits aux séances du soir de la cour galante.
La défection des chœurs entiers de jouvenceaux et jouvencelles deviendrait
donc l'objet d'une curiosité inquiète et dangereuse chez les choeurs moins âgés : il
faut un procédé mixte ; or, la transition amoureuse est masquée très-artistement au
moyen du vestalat, qui prête à toutes les équivoques et préventions dont il convient
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 558
que les enfants soient imbus sur pareille matière. Ils voient les démonstrations
d'amour aux alentours des vestales ; mais tout dans la cour vestalique est d'une
décence qui, loin d'éveiller aucun soupçon chez l'enfant, lui fait dédaigner les
mœurs galantes des chœurs supérieurs, et soutient son enthousiasme pour
l'industrie matinale et pour le corps vestalique resté fidèle à ces travaux.
Par nécessité de donner le change aux enfants sur les affaires d'amour,
l’Harmonie doit soutenir et encourager le corps des VESTELS, indispensable dans
cette politique.
De quelle classe de jouvenceaux sera-t-il tiré ? De ceux qui, comme le fils de
Thésée, entraînés par la chasse et les fonctions actives, n'inclinent que fort tard à
l'amour, et sont absorbés par une foule d'autres intérêts, si nombreux en Harmonie,
où chaque branche d'industrie est le germe d'intrigues les plus piquantes. Si la
chasse à elle seule suffisait pour distraire Hippolyte de l'amour, que sera-ce d'un
ordre social où chaque jouvenceau sera préoccupé de vingt et trente sortes
d'intrigues plus intéressantes que n'est aujourd'hui la chasse !
Autre chance : quelques jeunes gens de 15 à 19 ans se seront passionnés pour
des vestales qui ne veulent point encore admettre d'amant possesseur. Ces jeunes
gens seront peu tentés de fréquenter la cour galante, où ils ne trouveraient pas leur
bien-aimée. Ils resteront comme elle au drapeau vestalique, en attendant le
moment où ils pourront la suivre à l'armée et y briguer sa préférence ; tout
poursuivant étant de plein droit admis à l'armée, à la suite de la vestale qui lui a
concédé ce titre.
Un appât non moins fort pour le rôle de vestel sera celui des alliances
monarcales dont ces jeunes gens obtiennent parfois la préférence [par faculté
d'admission précoce aux grandes années.] De là vient que leurs parents et amis les
exciteront à rester dans le corps vestalique jusqu'à 19 ans, époque où ils iront à
l'armée, et où le plus pauvre vestel, s'il est remarquable par ses moyens personnels,
pourra espérer d'être choisi par quelque haute souveraine, comme géniteur
d'héritier titulaire, et parvenir au titre d'époux, qui, en Harmonie, ne se donne aux
hommes et aux femmes qu'autant qu'il y a progéniture vivante et reconnue de l'un
et de l'autre.
Les vestels auront sur ce point plus d'espoir de succès que les vestales dont on
verra la franche moitié échouer dans le rôle de génitrice : les jeunes femmes en
Harmonie étant trop robustes pour concevoir de bonne heure, on en verra bon
nombre de stériles à perpétuité ; la plupart ne seront fécondes que vers l'âge de 25
ans. Dès lors, sur vingt vestales choisies pour génitrices monarcales, on peut
prévoir que dix échoueront faute de fécondité : elles n'obtiendront dans ce cas que
le titre de vice-épouse, qui donne un droit dans les hoiries et un rang de dignitaire.
Les vestels n'auront pas ce risque à courir ; une princesse ne viendra guère à
l'armée pour y faire choix d'un géniteur, avant de s'être assurée par expérience
qu'elle est en âge ou en état de fécondité.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 559
1
En théorie d'équilibre passionnel, il faut absorber la tentation vicieuse, par la multiplicité des
chances d'essor et par l'étendue des chances de compensation.
L'on voit quelques-uns de ces effets en civilisation, entre autres dans la classe des commis-
marchands. Il n'en est pas de plus généralement probe en gestion, parce que c'est la classe qui a
le plus d'occasions de larcin. Peut-être y céderaient-ils souvent s'ils n'avaient pour l'avenir des
perspectives d'avancement qui les soutiennent dans les voies de la probité. Dès lors cette
renonciation au larcin n'est plus privation pour eux, mais option soutenue d'espérances, comme
celle du corps vestalique dans ses délais d'abandon à l'amour.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 561
CHAPITRE X.
Des Damoiselles et Damoiseaux.
elle comprend les 9/10es des paysannes, et les grisettes de la ville, qui à 16 ans ont
déjà eu plus d'amants qu'elles n'ont d'années. On rencontre aussi parmi les
demoiselles de la bourgeoisie ou de haut parage, quelques aigrefines qui, avec
leurs masques d'Agnès et de bigotes, « sont bien plus débauchées que les »
grisettes. Il existe donc en civilisation une très-grande majorité de femmes
précoces en amour et en libertinage secret.
La transition amoureuse est au contraire fort décente en Harmonie, parce que le
corps du damoisellat a des rivalités qui l'obligent à se respecter, et ne pas former
un contraste choquant avec le vestalat où règnent au suprême degré l'honneur et la
pudicité. Il faut, pour établir la concurrence, que les damoiseaux et damoiselles
compensent leur faiblesse précoce par un grand raffinement de délicatesse en
amour, de manière que les deux carrières de vestalat et de damoisellat conduisent
par des voies différentes aux buts généraux de l'éducation, aux progrès de
l'industrie [et des études], au lustre des vertus sociales, [et qu'ils marchent, l'un au
bon par la route du beau, l'autre au beau par la route du bon.]
L’époque la plus critique de l'éducation, celle d'avènement en puberté,
deviendrait l'écueil du système harmonien, si elle faisait dévier la jeunesse de ces
nobles sentiments dont l'éducation l'a nourrie. L'amour ne doit donc intervenir que
pour donner une force nouvelle à ces impulsions honorables ; il doit opérer à
l'encontre du mécanisme civilisé, où il ne s'empare des jeunes têtes que pour leur
inspirer le mépris de tous les préceptes de l'éducation, l'esprit d'astuce et de ligue
secrète contre les mœurs et les autorités, le goût des excès, et souvent des vices et
de la crapule. Voilà ce qu'obtient l'éducation civilisée, en refusant d'ouvrir à
l'amour les deux carrières de rivalité honorable qui doivent « l'utiliser » et le
régulariser dans ses débuts.
Les relations d'Harmonie sont disposées de manière que nulle intrigue d'amour
ne peut rester inconnue, surtout dans la tribu du jouvencellat ; en outre, la fidélité
et toutes les affections honnêtes y jouissent d'un lustre dont on ne voit pas même
l'ombre parmi nous, qui ne pouvons ni garantir la fidélité, [ni lui assurer un lustre,
une récompense.] Ce serait donc pour un damoiseau comme pour une damoiselle,
un grand déshonneur que de n'avoif pas débuté par quelques détails honorables, et
d'entrer dans la carrière comme la jeunesse civilisée, par la route du dévergondage
ou de l'hypocrisie.
Le corps de damoiselle refuserait de s'agréger de tels personnages : s'il n'a pas
pu marcher de front avec les vestales dans le sentier de la virginité, il se pique de
les égaler au moins en délicatesse. Ainsi le jouvenceau ou la jouvencelle qui
débuteraient sans moralité dans leurs amours, essuieraient l'affront d'être refusés au
corps du damoisellat, qui tient rang, à la cour galante, dans la Série de fidélité. Ils
seraient obligés de prendre place à la première tribu complémentaire (III), et y
seraient mal vus, parce que cette tribu est hors de ligne par insuffisance de titres
caractériels, et non par défaut de mœurs ni de procédés.
Comment les penchants honnêtes pourraient-ils germer chez les jeunes
femmes, si on en dispensait les jeunes gens leurs compagnons de tribu, et si le
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 564
jeune homme allait, comme en civilisation, se livrer à une foule de femmes dès que
le premier pas est franchi ; s'il trouvait comme aujourd'hui dans la classe dite
honnête et comme il faut, des femmes qui voudraient toutes prendre leur part d'un
joli débutant ? Dans ce cas le libertinage des jeunes gens entraînerait celui des
jeunes filles, et le corps du damoisellat ne serait bientôt qu'une réunion d'orgie :
l'ordre sociétaire prévient cette dépravation en astreignant les damoiseaux aux
mêmes statuts de fidélité que les damoiselles.
On vante les premiers amours, leur vive impression dont il reste toujours des
souvenirs : il faut donc, en politique sociale, utiliser cette belle passion en lui
donnant un brillant essor. Les choix étant libres, on ne verra pas beaucoup de
jouvenceaux se passionner pour les jouvencelles de même âge : la nature aime les
croisements et rapproche volontiers les âges éloignés. D'ailleurs, elle établit en
Harmonie tant de relations amicales entre les âges divers, qu'on verra encore plus
qu'à présent, le jouvenceau débuter avec une femme âgée, et la jouvencelle avec un
homme fait. Il n'y aura toutefois rien de fixe là-dessus, puisque l'entière liberté
règnera dans les choix.
Le premier amour est très-révéré en Harmonie ; on le considère comme une
sorte d'alliance perpétuelle, et on ne manque jamais de le cimenter par un legs
testamentaire. C'est encore l'opposé des usages civilisés, où le premier amour
entravé par les parents, méconnu par la loi, déguisé par les amants, ne laisse
bientôt après, que les plus faibles souvenirs, et se trouve d'autant mieux
déconsidéré, que la loi affecte de ne reconnaître pour premier amour que celui du
lien conjugal, qui chez les hommes est plus souvent vingtième amour que premier,
et qui est si rarement premier chez les femmes.
Quelle sera la durée probable de la fidélité d'un damoiseau ou d'une
damoiselle ? Pense-t-on que ceux qui auront débuté à 16 ou 17 ans, puissent être
fidèles jusqu'à 19 ou 20 ans, époque d'entrée en adolescence ? Le terme serait long
et un peu au-dessus de la puissance humaine : cependant, pour y arriver autant que
possible, on s'attache à prévenir les occasions d'inconstance ; la secte des
damoiseaux et damoiselles n'a qu'un demi-accès en cour galante ; elle ne fréquente
pas les séristères de hauts degrés en amour ; elle n'est qu'un anneau de transition,
jouissant d'une demi-liberté amoureuse. Quoique l'Harmonie distingue des amours
de tous degrés, indiqués à la gamme (II), elle ne se hâte pas d'y admettre la
jeunesse dont l'éducation n'est pas achevée ; aussi le damoisellat ne fréquente-t-il
que les Séries du degré de fidélité, et la secte du faquirat qui est celle de Décius
amoureux d'un et d'autre sexe ; puis la secte de rigorisme ou pruderie, dernier
anneau en gamme de fonctions d'amour.
Il reste à parler des fautes ou peccadilles érotiques ; l'Harmonie sait qu'elle
n'obtiendrait rien si elle voulait trop prétendre : il faut donc se borner à maintenir
le corps du damoisellat dans de sages limites, sans exiger l'impossible, comme en
civilisation où l'on obtient la fidélité en paroles, mais en réalité le libertinage
secret. Qu'arrive-t-il des devoirs outrés qu'on impose ? Les femmes bien informées
du dévergondage des hommes se font une conscience accommodante et des
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 565
principes de représailles, comme celui-ci que j'ai entendu soutenir par certaine fille
vertueuse : « Une infidélité, ce n'est rien du tout, ce n'est qu'un petit oubli : bah ! ce
n'est rien du tout. » Elle soutenait ce principe contre quatre hommes. Tels sont les
maximes de femmes qui ont rang de très-honnêtes ; qu'on juge par là de ce que
peuvent être les moins honnêtes !
N'est-il pas plus sage de céder quelque chose au torrent, que de vouloir
comprimer la passion, qui rompra les digues et renversera tout l'échafaudage de
répression ? C'est par cette sotte méthode que les femmes civilisées deviennent
autant de libertines, par la seule persuasion qu'elles ont le droit de rébellion secrète
et de représailles contre les hommes. L'Harmonie plus sage transige avec la
nature ; et pour obtenir ce qui est possible, elle ne demande jamais au-delà.
C'est une corporation très-distinguée, que celle des heureux mortels qui
obtiennent en premier amour les damoiselles et damoiseaux. Quel nom leur
octroyer ? Je ne sais, et je m'en rapporte aux romantiques sur les nomenclatures.
Par analogie au titre de Troubadour choisi pour les possesseurs de vestale, nous
pouvons affecter le titre de Ménestrel et Ménestrelle aux possesseurs de damoiselle
et damoiseau. Ce sont deux noms d'anciens poëtes galants ; ils peuvent convenir à
ces deux emplois. Les ménestrels comme les troubadours jouissent de certains
privilèges dont on ne peut pas faire mention ; ces détails tenant aux relations de la
cour galante dont je ne traiterai pas dans ces deux volumes, ni peut-être dans les
suivants.
Si la déchéance du pro-vestalat est prononcée à la seconde infidélité connue,
celle du damoisellat où les mœurs sont moins rigoureuses, n'a lieu qu'à la seconde
inconstance ou à la première persistante. Tout damoiseau ou damoiselle qui peut
rester fidèle jusqu'à l'expiration du terme (âge d'environ 19 ans 1/2) acquiert par là
de beaux privilèges : on en obtient de moindres pour une fidélité moins prolongée.
Par exemple, un damoiseau fidèle jusqu'au terme, jusqu'au passage en
adolescence, obtient de plein droit l'admission à l'armée, dès l'année suivante.
Cette admission sera différée d'un an ou deux, s'il a manqué de fidélité un an ou
deux ans avant le terme. On proportionne ainsi toutes les prérogatives, l'Harmonie
n'admettant l'arbitraire en aucun cas.
Il nous reste à examiner comment ces corporations de premier amour, au
nombre de quatre, les
Pro-vestales et Pro-vestels ; Damoiselles et Damoiseaux ;
Troubadour et Troubadoures ; Ménestrels et Ménestrelles,
concourent au soutien des bonnes mœurs et de l'industrie : ce sera le sujet d'un
court parallèle avec l'indécence et les vices qui dominent dans les premiers amours
de civilisation.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 566
1
Clodomir sur les bords de la Seine était sectaire actif des roses mousseuses, des prunes drap-
d'or, des fraises ananas, et de beaucoup d'autres végétaux. À l'armée du mont Hémus, il a
obtenu la vestale Antigone ; il la suit en troubadour à sa Phalange de l'Hippocrêne : là il se liera
d'emblée avec tous les groupes qui cultivent ses végétaux favoris ; il leur communiquera les
procédés de France et s'instruira des leurs. Il voudra, à titre de prince français, se distinguer et se
montrer en digne émule des habitants de l'Hippocrêne. L'amour ne peut plus exciter à la
fainéantise dans un ordre où l'on ne rencontre plus d'oisifs, où les travaux sont métamorphosés
en plaisirs soutenus de vives intrigues, et où le monde social, plus ami des richesses que nous ne
le sommes, vouerait au mépris nos héros d'oisiveté conjugale.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 568
La reine BLANCHE de Castille ne voulait pas que son fils saint Louis se délectât
trop souvent avec sa jeune épouse Marguerite, qui s'en désolait, disant à la reine
mère : Ne me laisserez-vous jamais voir mon seigneur ? Blanche les gourmandait
quand elle les trouvait, dans le cours de la journée, Occupés à SE RENDRE AU
DEBVOIR CONJUGAL. Blanche aurait été dispensée de ces remontrances, en
Harmonie, où les jeunes époux sont entraînés sans cesse à des fonctions utiles qui
laissent peu de temps à leurs caresses morales ; d'autant mieux que leur séance
galante du soir se passe comme celles de la journée, en nombreuse compagnie,
occupée en partie à la culture des arts, et alliant une occupation à la galanterie.
Bref, les couples de jeunes amants ainsi que toutes les corporations
d'Harmonie, devront tendre au premier foyer d'attraction, au luxe interne et
externe. Ils s'éloigneraient de l'un et l'autre, s'ils passaient leurs journées dans une
mollesse qui, en les énervant, compromettrait la vigueur ou luxe interne, et
détournerait de l'industrie, voie de luxe externe ou richesse.
On nous parle sans cesse de contre-poids en politique civilisée mais quel
contre-poids établit-elle dans les premiers amours ? Licence absolue chez le sexe
masculin, et contrainte légale absolue chez le sexe féminin. On ne saurait voir ni
balance ni équilibre dans un tel ordre. Telle fille que le tempérament obsède et
expose à de graves maladies, ne sera pas mariée à vingt-cinq ans ; telle autre, qui
pouvait différer, est mariée à quinze ans, [ou pourvue d'une demi-douzaine
d'amants]. Et les philosophes, auteurs d'un tel ordre, nous rappellent à la simple
nature ! Doivent-ils s'étonner que la nature ligue en secret toute la jeunesse contre
leurs systèmes coërcitifs, opposés en tout sens à la règle d'équilibre, tendre à la
fois au bon et au beau par développements libres et contrastés ? peut-on trouver
chez nous, dans les premiers amours des femmes, ni liberté légale, ni contraste
corporatif, ni tendance contrastée, des unes au bon par le beau, et des autres au
beau par le bon ?
Ils ont donc établi en premier amour, comme dans toute leur politique sociale,
un régime opposé à celui qu'ils promettaient ; opposé à l'équilibre, à la vérité, à la
justice. Quelle est leur petitesse de n'avoir pas osé, en 3000 ans, spéculer sur un
ordre différent, sur un essor méthodique de cette liberté dont ils se disent les
apôtres, et dont par le fait ils ne sont que les ennemis secrets !
On se hâtera d'accumuler des objections contre ces premiers amours
d'Harmonie, entre autres celle-ci : « la fille d'un grand seigneur, d'un millionnaire,
pourra donc, à l'abri du titre de vestale ou damoiselle, se prendre de belle passion
pour un intrigant sans le sou, et l'afficher pour amant. »
Toutes ces critiques sont prévues ; j'ai plus de réfutations prêtes qu'on ne
pourra alléguer d'obstacles. Sur dix tribus qui exercent en amour, je n'ai décrit
encore que la première ; il faut attendre le tableau des neuf autres et de leurs
influences. Je me borne à rappeler la condition que je me suis imposée dès
l'argument : « pleine coïncidence de l'amour libre avec les deux autorités
administrative et paternelle, en tout ce qui touche à L'INTÊRET et aux MŒURS. » La
clause, je pense, est assez précise et assez sévère ; elle sera strictement remplie à
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 569
la fin du traité : mais s'il est convenu que je parcourais tel espace en un jour, peut-
on exiger que je le parcoure dès la première heure ? J'ai répondu (Interlogue) à
ces impatients qui veulent que l'on construise le faîte de l'édifice avant d'en poser
les fondements.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 570
CHAPITRE XI.
Du Corps Sibyllin.
Directs Inverses.
1* d'amitié, ROITELETS. *1 d'amitié, COERES, CORYB.
Maj. 2* d'ambition, SACERDOCE. *2 d'ambition, SCIENCES, ARTS.
3* de famill., MONARCAT. *3 de famillisme, INSTITUTION.
Min.
Ces dix sortes de sceptres portés à vingt par emploi en masculin et féminin sont
aussi nécessaires en Harmonie que les vingt doigts des mains et des pieds le sont
au corps humain. Chacun des sceptres est gradué à douze degrés et pivot, selon la
table (II).
On peut remarquer dans ce tableau des postes brillants alloués à deux classes
bien mal rétribuées aujourd'hui ; d'abord aux instituteurs spéciaux *3 ; puis au
sacerdoce 2*, qui est à moitié corps d'institution. Tout curé de campagne travaille
plus ou moins à former des élèves, les catéchiser en religion, les initier aux
éléments des sciences. Le sacerdoce est donc aussi une classe d'instituteurs qui
n'est pas mieux récompensée que la titulaire, car les curés de campagne sont en
France d'une extrême pauvreté. Leur sort sera l'opposé en Harmonie où tout curé
jouira dans sa Phalange des honneurs et avantages de magnat : les vicaires en
proportion. L’amour de Dieu étant passion ardente chez les harmoniens, ils ne
souffriraient pas que les ministres des autels restassent comme aujourd'hui dans un
état voisin de la pauvreté ; et le sort d'un vicaire de Phalange sera, quant au bien-
être, au moins égal à celui dont jouit en France un évêque.
Le corps sibyllin ou corps des instituteurs est d'autant plus considéré en
Harmonie, que chacun a des prétentions à y figurer dans un âge avancé. Nous
allons en juger par le mode employé dans l'élection des sibyls et sibylles.
2°. Mode électif. Chacun exerçant dans une quarantaine de Séries, en
agriculture, fabrique, sciences, arts, etc., parvient avec le temps à la perfection
théorique ou pratique dans quelqu'une : dès lors il est fonctionnaire enseignant,
sans avoir besoin de commission ministérielle, ni de protection en cour. Il suffit
qu'un individu, homme ou femme, soit jugé par ses inférieurs aptes à donner
l'instruction, pour qu'elle lui soit demandée. Le professorat théorique ou pratique
n'est jamais concédé que par l'opinion ; les dividendes affectés à l'instruction sont
rétribués par degrés et par vote des sybils, à ceux qui ont notoirement donné le plus
de soin et de lustre aux leçons et à l'instruction des élèves.
L’instruction étant demandée passionnément, chaque aspirant sait bien
s'informer et discerner quel est le personnage le plus capable de la lui donner, quel
est le canton où il doit aller entendre un grand maître. Elle est organisée comme
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 573
chez les Grecs, où tout sophiste était libre d'ouvrir une école, et n'avait d'élèves que
ceux que la confiance lui amenait.
Les femmes comme les hommes peuvent être, en Harmonie, chefs
d'instruction. Baucis est la plus exercée de sa Phalange à conserver les fruits et
soigner le fruitier ; ce sera d'elle que chacun recherchera des leçons théoriques ou
pratiques sur cet art ; et comme les femmes en Harmonie sont aussi industrieuses
que les hommes, il y aura autant de sibylles que de sibyls, en dépit de la
philosophie, qui veut exclure les femmes du rôle d'institutrices, et les condamner
en masse à faire bouillir le pot et ressarcir les vieilles culottes.
On peut être sibyl en toutes fonctions. Gros-Pierre n'excelle que dans la culture
patriotique des raves ; il peut devenir, avec le temps, un habile raviste praticien ou
théoricien. Ce sera dans ses oracles que les jeunes sectaires des raves iront puiser
la lumière : il verra se réunir dans son école tous les vrais amis des ravognons :
Gros-Pierre sera, par le fait, sibyl de raves ou en raves, et participant aux
dividendes sibyllins, puisqu'il sera chef d'instruction pour les raves, qui occuperont
en culture une Série industrielle, comme en occupera tout autre légume.
Chacun pouvant ainsi parvenir au corps sibyllin, se trouve intéressé à lui
donner le plus grand lustre. Dès lors c'est par vote unanime que ce corps est élevé
en Harmonie aux honneurs suprêmes, et occupe un des huit sceptres cardinaux
dont on a vu le tableau. À ce compte, les savants et artistes d'un et d'autre sexe
occupent deux sceptres sur dix ; les degrés *2 sciences et arts, *3 institution. En
outre, ils participent aux huit autres quelle différence d'avec leur abjecte condition
dans l'état civilisé !
Quoique l'Harmonie n'admette aucune préférence pour les sièges
d'enseignement, cependant il est force de privilégier quelques points centraux pour
les collections à l'usage des sciences et arts, comme pour le dépôt du cadastre du
globe contenant 120,000 tomes de 30 pouces de hauteur (II), et pour d'autres objets
qui ne pourront pas se trouver en chaque Phalange, tels que les cabinets complets
d'histoire naturelle. On en donnera la présidence aux sibyls de hauts degrés ; mais
leur élection ne pourra être objet de faveur, puisqu'ils seront élus par la masse
générale 1, sur notoriété de renommée et à la majorité des votes.
1
On va s'écrier : le Roi ne sera-t-il pas jaloux de ce droit d'élection ? Y consentira-t-il ? Patience
on verra au traité des équilibres, qu'un Roi en Harmonie trouve son intérêt à s'isoler de ces
cabales électorales, et ne voudrait pas accepter le privilège de nomination. Cela sera bien
démontré : mais suivons l'ordre des matières, et n'exigeons pas que le dénouement tienne la
place de l'exposition.
Cette jalousie de pouvoir que ressentent aujourd'hui les monarques, n'est qu'une enseigne de
faiblesse et d'inquiétude. Lorsqu'ils verront leurs sceptres bien affermis et garantis à perpétuité à
leur lignée, avec binage d'hérédité sur un élu, ils se passionneront pour un ordre si favorable à
leurs intérêts, et pour toute mesure tendant à le consolider. Ils applaudiront donc à l'absolue
liberté des élections, où ils trouveront d'ailleurs le double avantage de satisfaire la masse qu'ils
aimeront, et de jouir des chances d'intrigue. Ce sont des thèses à démontrer aux sections des
équilibres.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 574
Ainsi l'instituteur aujourd'hui destitué de ses ingrates fonctions, soit par défaut
de protections, soit par un contre-coup des querelles de parti, obligé d'être en
civilisation le plus rampant et le plus misérable des hommes, prendra place parmi
les dignitaires les plus honorés et les plus indépendants.
3°. La méthode unitaire à suivre en institution. C'est un ample sujet de
controverse en civilisation, où tout ministre et tout écrivain veut faire prédominer
sa méthode, et où l'on change les systèmes d'éducation aussi inconsidérément que
les modes.
L’exposé d'enseignement unitaire va être, comme d'usage, un procès aux
simplistes, qui croient la nature bornée à un seul moyen, et qui veulent tout
façonner à leur manie. Ce serait un sujet très-propre à les désabuser, s'ils étaient
assez modestes pour se confesser de quelqu'erreur.
En affaire d'enseignement comme en toute autre, nous tendrons constamment
au même but, à obtenir par attraction ce que la méthode civilisée arrache par
contrainte, ce qu'elle recherche sans l'obtenir.
Et puisque les caractères (selon la table, II) sont distribués en sept ordres, il
faut, pour amorcer à l'étude la masse entière des individus, enfants ou hommes
faits, leur présenter sept méthodes sur l'ensemble desquelles chacun puisse
rencontrer sa convenance. Je vais les indiquer.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 575
CHAPITRE XII.
Gamme simple en Méthodes d'Enseignement.
Retour à table et tableaux du tome IV
Nouveau procès avec les ennemis des gammes, qui considèrent cette
distribution comme arbitraire ou systématique ! On leur répliquera au traité des
Séries mesurées. Au reste, qu'ils essayent de corriger la suivante que je donne
comme ébauche, tableau approximatif. D'autres pourront le compléter et le
régulariser en le portant à seize méthodes, savoir :
2 en transition ;
2 en pivot 16.
12 en gamme. 7 primaires ;
5 secondaires
Je n'en donne ici que neuf ; j'en ai d'autres égarées dans les manuscrits. C'est
une gamme difficile à mettre au net ; un seul homme n'y réussirait guère ; c'est
pourquoi je la réduis au mode simple de sept touches : c'en est assez pour mettre
sur la voie ceux qui voudront l'amplifier et l'achever.
2. Analyse inverse ;
3. Synthèse directe ;
4. Synthèse indirecte ;
6. PAP. La méthode ambiante ou hachée ; les parcours et retours ; les études multiples et
alternées.
7. COMP. Les alliages et applications ; le parallélisme composé ; les éphémérides,
mnémoniques, jeux adaptés.
L’ANALOGIE UNIVERSELLE.
1
Toute découverte ou idée neuve risque d'être enfouie pour un siècle, si l'auteur ne lutte pas avec
fermeté contre la plaisanterie qui en France entre toujours en scène avant le raisonnement. Si les
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 579
systèmes de Newton et Linné furent abandonnés après avoir été entrevus par Pythagore et
Hippocrate, ce fut peut-être l'effet de quelques railleries contre lesquelles mollirent ces deux
grands hommes. On peut, avec une vaste érudition, manquer parfois de caractère : d'Alembert,
quoique doué du jugement le plus sain, tomba dans cette faiblesse : il n'osa pas soutenir sa
proposition avec la fermeté nécessaire à accréditer une idée neuve.
Pour peu qu'on cède à la détraction, elle circonvient rapidement les esprits. Quel charme pour la
tourbe des gens médiocres, de pouvoir dire à un d'Alembert : « Vous rêvez ; vous avez
quelquefois des idées saugrenues : ces savants ont par moments besoin d'ellebore ! » et là-
dessus, tout pygmée se rengorge, se croit un cerveau mieux organisé que celui de d'Alembert :
une coterie entière s'admire elle-même, aux dépens du géomètre qu'elle croit ramener dans la
droite voie. Ainsi fleurit le vandalisme, quand le génie faiblit en lutte.
Je regarde ce petit succès comme très-pernicieux ; car l’opinion de d'Alembert conduisait à des
principes généraux sur l'ordre composé, et l'emploi simultané des modes inverse et direct. Une
fois appliqué à l'histoire, on l'aurait étendu plus loin, et peut-être au système entier de la
politique sociale, pour en déduire la règle de dualité du mouvement (II) ; et cette fois comme
tant d’autres, une petite cause aurait produit un grand effet.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 580
1
Quels aperçus aurait donnés une recherche sur l'avenir de la civilisation bornée à son quadrille
de moyens actuels ?
[K Salaire décroissant.]
1. Esprit mercantile. 3. Fiscalité croissante.
2. Monopole maritime. 4. Pullulation alarmante.
Discordes enracinée.
Tels sont les germes d’où la philosophie tire l'augure d'une perfectibilité colossale sans entrer
dans aucun détail ; car toutes ses opinions sur l'avenir ne sont qu’escobarderie, refus d'augures
méthodiques dont elle esquive le problème en nous promettant des torrents de perfectibilité :
elle nous gasconne comme les diseurs de bonne fortune qui promettent : à la jeune fille, qu'elle
va être heureuse en amour et mariée à celui qu'elle aime ; puis à sa mère, qu'elle va recevoir
comme Gulistan deux dromadaires chargés d'or. Tels sont en substance les raisonnements de la
philosophie sur l'avenir politique du corps civilisé.
Pour peu qu'on eût spéculé régulièrement sur le fâcheux quatuor d'éléments sociaux indiqués
plus haut, on aurait reconnu dans la civilisation actuelle un corps qui tombe en caducité, un
empiétement de tous les vices politiques, et une imminence de crise funeste qui serait la chute
en 4e PHASE ou féodalité mercantile (II) ; la coalition des Crésus de la haute banque avec les
grands propriétaires, pour museler cette populace croissante depuis la vaccine, bâillonner les
insidieux apôtres de liberté partager le gâteau de féodalité entre le haut agiotage et la noblesse,
établir la féodalité composée au lieu de la simple. Telle est, au plus juste, la perfectibilité où
court à grands pas la civilisation moderne.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 582
CHAPITRE PIVOTAL.
Procédés d'Enseignement harmonien.
ont, s'il faut les en croire, inventé un système d'instruction mutuelle, que d'autres
disent renouvelé des Grecs (de qui on a reproduit tant d'idées qu'on donne
aujourd'hui pour neuves. Voyez à ce sujet l'ouvrage de Dutens, sur les découvertes
attribuées aux modernes).
Je me garderai bien de prononcer sur le procédé, car je ne le connais pas. Tout
ce que j'en puis affirmer, c'est qu'il est d'ordre simple, et par conséquent très-
insuffisant. Il ne se combine point avec le procédé pivotal spirituel Y, indiqué plus
haut. Voilà pour premier vice, une lacune des plus énormes, l'absence de l'un des
deux éléments dont se forme le mode composé convergent.
** Autre monstruosité ! Ces écoles d'enseignement mutuel sont, comme les
collèges, des réunions d'êtres disparates, hétérogènes, sans esprit de corps, sans
intérêts communs, sans unité de mœurs et de principes, sans rivalités graduées,
sans concert dans les travaux autres que ceux de l'école. Ces masses divergentes ne
peuvent guère éviter les duplicités d'action ; aussi s'est-elle déjà manifestée par des
jalousies entre les savantins et les ignorantins. Une voie d'instruction nouvelle est
devenue un brandon de discorde, un aliment des esprits de parti. De quel côté sont
le bon droit et l'utilité ? Je ne le sais ni ne m'en informe ; je me borne à remarquer
la fâcheuse propriété qu'a l'ordre civilisé de faire naître le mal des éléments du
bien ; je conclus de là que c'est folie de vouloir améliorer la civilisation par des
nouveautés quelconques. Il n'y aura d'innovation précieuse que celle qui nous
ouvrira l'issue de cet abîme social.
Pour opiner sur le fond de la question, il me paraît que les mutualistes ont
entrevu partie du procédé de la nature, la distribution progressive de
l'enseignement.
Parmi nous, les enfants envoyés à une école sont confondus pêle-mêle sans
classement. Lorsque cent étudiants fréquentent un cours, il faut que le professeur
abonde à servir et endoctriner toute cette pétaudière, dont les 3/4 au moins sont
incapables de raisonner avec lui, et, qui pis est, n'en ont aucun désir. Il peut s'en
rencontrer une dizaine de bien disposés : c'en serait assez ; car un professeur ne
doit jamais avoir plus de 8 à 10 élèves ; il est matériellement impossible qu'il
donne des soins efficaces à une réunion qui excéderait la douzaine.
Les sibyls et sibylles d'Harmonie n'admettront que ce petit nombre de disciples
titrés pour la conférence individuelle. Ensuite l'instruction se distribuera par
degrés, par des pro-sibyls et sous-sibyls qui, aspirant aux grades supérieurs, et
reconnus aptes à donner l'enseignement de 2e, 3e, 4e degrés, jouiront déjà d'une
répartition sur le dividende alloué au corps sibyllin.
Nos écoles n'admettent pas cette échelle progressive et sociétaire d'instituteurs.
Callisthène est chargé d'enseigner la rhétorique ; il en doit enseigner seul toutes les
branches ; il n'a pas dans son école de vice-professeurs et sous-professeurs co-
intéressés comme le sont les entrepreneurs d'un pensionnat. L’Harmonie établit
cette graduation en toute espèce d'enseignement sur les cultures et manufactures
comme sur les sciences et arts.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 585
Il résulte de ces détails que l'enseignement mutuel qui n'est qu'en mode simple
et divergent parmi nous, devient composé convergent dans l'état sociétaire ; s'il ne
s'élève pas à cette hauteur, son utilité ne peut être que très-médiocre ; on n'est
jamais dans les voies de la perfection sociale, tant qu'on opère en mode simple.
J'ai observé (II) que les Français qui revendiquent après coup toute découverte,
prétendent que l'école de Lancastre n'a rien inventé en ce genre, et qu'un des leurs
en a tout l'honneur. D'autre part, les détracteurs assurent que le mutualisme n'est
qu'un emprunt fait aux sophistes grecs. Pourquoi donc tant d'érudits fouillant
depuis si longtemps dans les archives de l'antiquité, n'ont-ils pas su reproduire et
accréditer cette méthode ? Le génie moderne est donc bien tardif, bien noueux
quand il s'agit de retrouver les procédés utiles que le temps ou les préjugés nous
ont fait perdre.
À supposer que cet enseignement mutuel, dépeint par ses antagonistes comme
une réminiscence des écoles de Pythagore, soit vraiment conception du génie
moderne, il nous faut donc 3000 ans pour pénétrer le moindre mystère de la
nature ! Un procédé dont elle suggère l'invention à tout maître un peu surchargé
d'écoliers ! et à peine ce procédé est-il mis en scène, qu'on donne le quadruple
scandale
Que de malfaisance dans les esprits civilisés, que de lenteur dans leurs inventions,
quel chaos de vice et d'impéritie dans cette société qui vante à chaque pas ses
perfectibilités, quand il est évident qu'elle décline en 4e phase ; et combien doivent
être confus ceux qui voulaient perfectionner cette lymbe de misères, lorsqu'ils
apprennent enfin qu'on avait (II) seize voies pour en sortir, et que l'option sur
toutes ces issues est dès ce moment offerte au genre humain !
Quelle chance pour les Français ! Si je la faisais trop valoir, ils me prendraient
pour un intrigant littéraire, cherchant à les subtiliser. Qu'ils ne s'y trompent pas : je
connais le terrain, et je ne spécule pas sur eux, bien convaincu que la France est
encore ce qu'elle a toujours été :
Le paradis des jeunes femmes, des sophistes ou beaux esprits, et des animaux
inutiles ;
L'enfer des femmes âgées, des inventeurs ou bons esprits, et des animaux
utiles.
Un tel pays n'est-il pas nécessairement l'antipode de la raison sociale, bien qu'il
soit le foyer des illusions qu'engendrent le sophisme et l'abus du raisonnement !
apostrophe peu flatteuse pour eux, mais indispensable de ma part. C'est une
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 587
réplique anticipée au reproche qu'ils m'adresseront bientôt, de ne les avoir pas très-
sérieusement avertis des dangers d'un jugement superficiel sur la découverte du
calcul de l'Association, des risques de manquer l'acquittement de leur dette
consciencieuse et fiscale de douze milliards. Ce sera le sujet de l'Ulterlogue.
Sont-ils pauvres ? l'enfant est pour eux une surcharge dès le bas âge. Étourdis
par ses cris, affadis par sa malpropreté, ils maudissent dès la deuxième année ce
lieu conjugal, ce ménage dont ils reconnaissent trop tard le piège.
Quelques riches pourvus d'amples appartements et de nombreux serviteurs sont
délivrés de cet importun tracas, et relèguent les marmots loin du salon. Mais pour
un riche, n'est-il pas cent pauvres obligés de supporter nuit et jour les
incommodités de cet enfant, qui peut-être n'est pas le leur ? Cette incertitude de
paternité est le côté odieux du régime conjugal, le vice qu'il faudra rappeler sans
cesse, et démontrer par calcul bien régulier ; car tout est d'accord en civilisation
pour en imposer sur ce chapitre.
On a vu que l'éducation harmonienne est une source de charme perpétuel pour
les pères : délivrés des soins fatigants qu'exige le poupon, exempts de toute
surveillance pendant le cours de l'enfance, exempts des corvées d'établissement et
dotation dans l'âge pubère, ils peuvent se livrer pleinement à leur impulsion
naturelle, au plaisir du GÂTEMENT ; plaisir sans lequel les pères sont malheureux,
par intervertissement des tons 1 passionnels (I.
Une vérité dont le lecteur a pu se convaincre dans le cours de ce deuxième
livre, c'est que dans l'ordre actuel il n'est pas possible, même à un souverain, de
donner à ses enfants l'éducation voulue par la nature, l'essor intégral des facultés
du corps et de l'âme, et que cet effet ne saurait avoir lieu hors des Séries
passionnelles.
Ainsi notre état social, qui veut fonder le bonheur domestique et public sur les
plaisirs de famille, n'a pas la moindre affinité avec la nature, dans la principale des
relations de famille, dans l'éducation ! qu'on juge par là du prix de ces systèmes
qui, voulant nous ramener à la simple nature, ne connaissent en éducation ni la
simple, ni la composée intégrale, et pourtant sont révérés comme torrents de
lumière : je donnerai, à l'Ultra-Pause, sur un fragment du Télémaque, la mesure de
leurs lumières.
1
Comme le lecteur peut s'ennuyer de recourir à ce tableau des tons, montrons lui le principe en
action. Quel est le père vraiment heureux, ou d'Henri IV qui, obéissant au vœu de son enfant, lui
sert de cheval et marche à quatre autour de la chambre devant l'ambassadeur d'Espagne ; ou de
ce père moraliste mis en scène par Diderot (et que je crois avoir déjà cité) ? Il résiste pendant
cinq actes aux volontés de son fils, et finit par céder, en disant : « Qu’il est cruel, qu'il est doux
d’être père ! Il n'est heureux qu'au moment où il cède à la nature, au ton descendant, déférence
des supérieurs aux inférieurs. Henri n'attend pas cinq actes ; il cède à l'instant même, et pour
son bonheur, car les pères comme les amants sont plus heureux par le gâtement ou idolâtrie, que
par la raison impérieuse ; les deux affectives mineures plaçant le bonheur dans l'idolâtrie et la
déraison.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 589
Tel enfant, comme Thomas Diafoirus fils, ne veut pas apprendre à lire à neuf
ans ; il sera peut-être à dix-huit ans l'un des meilleurs élèves. En Harmonie,
certains titres de caractère sont rétifs au système d'enseignement limité qui domine
jusqu'à quinze ans. Ils pourront devenir les plus intelligents lorsque le système sera
plein, par étude d'analogie mineure, c'est-à-dire des hiéroglyphes d'amour et de
famille, que les sybils harmoniens ne pourront pas mettre en jeu avec les
impubères, et dont l'emploi ne commencera qu'après quinze ans.
Les éclaircissements sur ce sujet sont forcément renvoyés au traité des
transitions, qui n'est pas de ce volume.
2. La jeune tribu des complémentaires doublants (III) semblait aussi devoir
occuper un article. C'est encore une corporation inexplicable, tant qu'on ne connaît
pas la théorie des transitions harmoniennes. Tout civilisé pensera qu’une masse
d'enfants non admis dans les cinq chœurs de ligne,
2. Chérubins, 3. Séraphins, 4. Lycéens, 5.Gymnasiens,
6. Jouvenceaux,
ne peut se composer que du rebut de l'enfance, que des jeunes avortons et crétins
de la Phalange.
C'est une erreur ; car il pourra se trouver dans cette tribu beaucoup de
caractères d'un titre douteux, équivoque ; souvent même des titres supérieurs et
transcendants, qui, par incident quelconque, ne seraient pas susceptibles de
développement précoce, ou qui prendraient un essor désordonné et hors de gamme.
Si les trois tribus de complément (III) étaient à mépriser, personne ne voudrait
y figurer. Les pères s'indigneraient d'y voir classer leurs enfants ; elles
deviendraient une pomme de discorde, et on serait forcé de les supprimer.
L’Harmonie ne doit créer aucune corporation sans l'étayer d'un lustre fondé en
titres.
Ajoutons que ces trois tribus pourront réunir des caractères de très-haut titre,
mais hors d'emploi par suite de blessure. Celui à qui un accident aura causé la
perte d'un membre ou d'un sens, vue, ouïe, etc., sera par le fait inhabile à
l'Harmonie active. Il n'en sera pas moins considéré, quant aux moyens
intellectuels, que son corps estropié ou infirme ne pourra plus seconder ; mais il
devra prendre place dans les tribus hors de ligne ; l'emploi dans les douze chœurs
d'harmonie active,
2. 3. — 4. 5. 6. —— 7. 8. 9. 10. — 11. 12. 13,
supposant l'exercice intégral des 12 passions, sauf exception pour les quatre
chœurs 2, 3, 4, 5, antérieurs à la puberté, et bornés à 10 passions, par absence de 2
affectives mineures.
3. Les preuves de la répartition opportune des fonctions.
« Vous attribuez, dira-t-on, tel emploi à telle corporation : pourquoi en priver
telle autre qui peut avoir même aptitude et mêmes droits ? »
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 591
Ces distributions n'ont rien d'arbitraire ; elles sont calculées par affinité
composée ou bi-composée, selon diverses règles dont il serait trop long de rendre
compte. Donnons-en une seule preuve, sur quelque attribution assez indifférente en
elle-même.
J'ai dit que les Petites Hordes sont chargées de la petite artillerie, canons d'une
livre de balle, menue école : là-dessus, nombreuses objections des ergoteurs « À
quoi bon de l'artillerie dans un état social où il n'y aura point de guerre ? On ne va
pas à la chasse avec des canons. Et quand ils seraient utiles, pourquoi ne pas les
donner de préférence au chœur des adolescents de 20 à 25 ans, plus forts et plus
adroits à pareille fonction, qui exige une prudence étrangère aux enfants de 12
ans ? D'ailleurs, si l'artillerie de petit calibre est confiée aux enfants, ne doit-on pas
la remettre aux Petites Bandes, classe la plus studieuse de l'enfance ? »
Objections mal fondées ! Je ne règle les répartitions qu'avec preuve
d'opportunité et sur calculs très-réguliers. Citons-en un seul, celui de l'affinité bi-
composée, que je vais appliquer à la bagatelle dont il s'agit, à la préférence donnée
à l'Argot pour le service de la petite artillerie.
On découvre ici un quatuor d'affinités ; deux en matériel M*, M** deux en
spirituel S*, S**.
M*. Affinité matérielle pour le vacarme. Les Petites Hordes étant la moitié
turbulente de l'enfance, elles ont nécessairement du goût pour le fracas éclatant,
comme celui des petits canons d'une livre de balle.
M**. Affinité industrielle pour la marine. Elle puisera dans le corps des Petites
Hordes bien plus que dans celui des Petites Bandes. Elle trouvera donc dans
l'Argot des canonniers tout formés ; elle en aura besoin ; il faudra, malgré la paix
universelle, des canons sur les côtes et en pleine mer, pour héler et signaler les
navires.
S*. Charme corporatif ascendant. L’Harmonie devant donner du relief à la
plus utile des corporations enfantines, elle ne saurait mieux faire que de confier
aux Petites Hordes la fonction la plus bruyante et par conséquent la plus révérée de
l'enfance, qui, amie du vacarme, ne voit rien de plus respectable que de petits
canons de 1 ou 2 lb., manœuvrés par des enfants à cheval, et traités comme vases
sacrés dont l'attouchement est interdit aux profanes. (L’Argot et ses alliés, vestels,
coëres, paladins, ont seuls le droit de toucher la petite artillerie.)
S**. Utilisation composée de l’Attraction. Cette prérogative accordée à l'Argot
présente l'avantage d'attirer à l'industrie répugnante, aux fonctions immondes, par
une fonction pénible et savante, qui est la manœuvre du canon. C'est étendre le
charme à deux fatigues, en tirer l'utilité composée, exciter l'Argot même à l'étude
des sciences fixes, nécessaires en gestion d'artillerie.
Lorsqu'on s'astreint soi-même à consulter cette pierre de touche, LA PREUVE BI-
COMPOSÉE, on est, je pense, à l'abri du soupçon d'arbitraire en répartition
d'emplois. Cette vérification, quoique suffisante par son excellence, n'est encore
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 592
qu'une de celles dont se compose mon grimoire ; il en est beaucoup d'autres que je
mets en usage, et dont je ne peux pas donner connaissance.
4. Les compléments différés et inconséquences apparentes.
On trouvera beaucoup de détails insuffisants et de calculs non terminés : par
exemple, j'ai omis d'assigner un emploi au trésor des Petites Hordes, qui,
augmentant sans cesse par les versements des admis, ne serait pas en balance de
placements, s'il était borné aux dons indiqués.
À quel service affecter le surplus ? le remettre en proportion de versement aux
membres sortants ? Ce serait une balance ignoble : ils n'ont pas donné ce capital
pour le reprendre en partie, pour en retirer peut-être la moitié, au moment où ils
quitteront la corporation. Il faut que ces sommes soient pleinement appliquées à
leur destination, à la charité unitaire, et que la portion superflue soit encore
distribuée selon des règles de charité unitaire bi-composée, telles que les donateurs
primitifs puissent participer au remboursement dans de nouvelles fonctions de
charité.
Ces fonctions ne sont pas déterminées en entier ; une telle recherche n'est pas
urgente, et j'ai pu la laisser en suspens, comme bien d'autres qui seront des
problèmes à proposer aux critiques. S'ils pensent qu'il soit si aisé de statuer sur les
dispositions d'Harmonie, et qu'elles soient de pure imaginative, qu'ils essaient d'y
ajouter, en se soumettant, comme moi, à la condition d'utilité bi-composée, qui
encore n'est pas la seule clause à imposer en pareil travail. On en trouvera de plus
embarrassantes au chapitre d'une journée de plein équilibre passionnel, 8e section.
J'ai cru cet article utile à rassurer ceux qui pourraient attribuer les omissions
à quelque vice de théorie. Ce serait mal jugé ; la théorie est bien complète :
cependant diverses branches de doctrine devront rester en suspens, et leur
suppression causera ces lacunes qui peuvent fournir des arguties aux malveillants,
mais qui, d'après cet éclaircissement, ne doivent pas ébranler la confiance des
lecteurs bénévoles. Malgré leur petit nombre, ils sont les seuls dont je recherche le
suffrage ; pauci, sed boni. Il ne nous faut qu'un fondateur, qu'une ISABELLE DE
CASTILLE, qui sache, en dépit des détracteurs, apprécier et employer CHRISTOPHE
COLOMB.
NOTA. Ce traité d'éducation naturelle s'élève, pause et tables déduites, à 309
pages. C'est à peine moitié des plus courts qui soient connus, et à peine un dixième
de ceux qu'on ne juge pas trop longs, quoique tout sophistiques. Les lois de la
nature sur l'éducation, exposées en 309 pages ! Telle est ma réponse aux
détracteurs hâtifs, qui voient des longueurs dans une telle brièveté. Que penseront-
ils d'un Émile de 2200 pages, qui ne leur enseigne que l'éducation contre nature ?
Le sophisme n'est jamais trop long pour des esprits faussés ; la vérité est toujours
trop longue pour qui ne veut que de l'encens et des illusions philosophiques.
LIVRE TROISIÈME.
DISPOSITIONS DE HAUTE HARMONIE.
SECTION CINQUIÈME.
DES DEUX MODULES MESURE ET PUISSANCIEL
[ET DES SÉRIES MIXTES].
ARTICLE ABRÉVIATIF.
APERÇUS DIVERS.
1
MODUL !!! Pourquoi ne pas s'en tenir aux termes usités, qui sont, mode, MODULE et
modulations ? C'est que ces trois mots ont un sens limité, spécial et très-différent de celui dont il
s'agit ici. Je dois adapter un nom nouveau à un sens nouveau, s'il est vrai, selon Condillac, que
les mots sont les véritables signes de nos idées. J'adopte mode et modulation, termes d'analogie,
ayant le même sens en passionnel qu'en musique : mais module, nom de dimension en
architecture, en numismatique, ferait équivoque en passionnel ; je préfère modul, pour indiquer
les 4 formes des Séries pass.
Dès l'avant-propos, j'ai réfuté ces objections parasites contre la néologie obligée, et je dois
rappeler à ce sujet la tolérance des grammairiens sur les bizarres expressions qui sont chaque
jour mises en scène par la finance et le commerce, comme le cumul et le débet, le décrochement
de laïente et le raccrochement de la pratique. Tout est permis en néologisme, quand les
agioteurs ont dicté l'ordre aux académies. Mais un Provincial, un PARIA, qui a l'impertinence de
faire des découvertes sans être académique, doit-il être admis aux droits dont jouit chaque limier
d'agiotage ? Non : ceux-ci ont le privilège de néologisme grossier et inutile ; un inventeur n'a
pas même le droit de néologie technique et obligée ! Voilà la justice littéraire.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 594
lisant le livre IV, que la théorie des équilibres est un beau rêve non étayé de
démonstrations méthodiques.
Loin de là : les preuves seront surabondantes ; mais il n'y a pas d'inconvénients
à les différer. Si quelques lecteurs les exigent, on est assuré que le grand nombre
veut une prompte initiation, et répugne à s'engager dans un dédale de calculs. Je
me bornerai donc, dans deux articles, à donner un aperçu des sujets que devaient
traiter les deux sections du liv. IIIe.
Je désigne sous le nom de moduls d'Harmonie, les quatre méthodes employées
dans la distribution des Séries.
1° En simple, 2° en mixte, 3° en mesuré, 4° en puissanciel.
On peut les comparer avec nos méthodes employées dans le langage, savoir :
Correspondance.
er
Modul 1 , simple, — prose ordinaire.
Modul 2e, mixte, — prose poét. ou mêlée de vers.
Modul 3e, mesuré, — vers libres.
Modul 4e, puissanciel, — vers suivis et stances.
La méthode simple est celle des civilisés dans leurs tableaux de la nature, où ils
se bornent à passer consécutivement des classes aux ordres, de là aux genres, puis
aux espèces, etc., négligeant de distinguer les transitions.
Cette méthode a été suivie dans la série des banqueroutiers, qu'on a lue aux
Inter-Liminaires (III). On y a distingué 3 ordres, 9 genres, 36 espèces : je n'ai pas
mentionné celles de transition. Le mode simple ne les classe pas séparément.
La méthode mixte a été employée (II) dans le tableau nominal des crimes du
commerce. Elle est déjà plus féconde en accords que la simple ; elle est plus
distincte en progression croissante et décroissante ; elle donne plus de saillie, plus
de contraste aux subdivisions de genres et d'espèces : en outre, elle détache les
transitions, qu'elle sépare aux deux extrêmes, en double sorte, selon ce tableau
d'une série mixte en 64 espèces.
Patriarches
Bas Y Hauts
pivots X pivots
Bambins
A P O Q
BC — DEF— GHIJ — LMN
Cette distribution, dite mesurée, est la plus commode pour établir des affinités
ou sympathies en matériel et en passionnel.
De tout temps la classe qui aime le merveilleux a rêvé des calculs sur les
sympathies. Le défaut de notions fixes a donné sur ce sujet beaucoup de crédit aux
charlatans et magiciens. Quelques savants ont pensé confusément qu'il pouvait
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 596
exister une théorie fixe en ce genre ; ils ont essayé quelques systèmes simples, et
n'en ont obtenu aucune lumière sur cette énigme.
Les sympathies et antipathies ont été pour Dieu l'objet d'un calcul très-
mathématique ; il a réglé celles de nos passions aussi exactement que les affinités
chimiques et accords musicaux.
Je comptais préluder sur cette matière dans le 3e livre, qu'il est forcé de
renvoyer. Ce délai s'accorde bien avec l'annonce faite (III), d'élever d'abord les
disciples en ROUTINIERS, à la manière des maçons gâcheurs, qui deviennent
architectes par pratique.
Bornons-nous donc à l'argument de la science différée.
Les sympathies ne peuvent s'établir méthodiquement qu'en graduant les
caractères par douzaine, avec pivot et transitions, selon le tableau ci-dessus.
Ces douzaines ou octaves doivent être distribuées de manière à produire 3
sortes d'accords :
1°. Le contrasté progressif majeur et mineur, qui est en rapport avec les tierces,
quartes, quintes et sixtes musicales.
2°. Le conjugué progressif ou identique. On peut en voir les degrés dans le
tableau suivant, où la série se conjugue sur elle-même en divergence.
1. — 2. 3. — 4. 5. 6. — 7. 8.
1/6. — 15. 14. — 13. 12. 11. — 10. 9.
8/8. — 7/8. 6/8. — 5/8. 4/8. 3/8. — 2/8. 1/8.
parfaitement semblables. Une âme veut ces 2 sortes de sympathie, pour être bien
équilibrée en accords composés.
L'accord identique ou conjugué existe par degrés entre les 16 âges
correspondants, selon la série ci-dessus. L'accord est plein, 8/8, entre les deux
tribus, 1. bambins, 16. patriarches : leurs goûts se concilient à merveille. L'accord
est 7/8 entre les tribus, 2. chérubins et 15. vénérables. Enfin, il est très-faible,
réduit à la dose de 1/8, entre les deux tribus
8. les formés et les formées ;
9. les athlétiques et les athlétiques.
Ledit accord, quoique de faible degré, est identique en ce que l'impression est la
même dans la tribu entière, à peu d'exceptions près.
L’homme le mieux pourvu de ces sortes d'accords les trouverait bientôt
insipides, s'il n'avait les moyens d'alterner des uns aux autres, et du majeur au
mineur. C'est ce qui manque en civilisation, même aux Sybarites. Aussi se
plaignent-ils tous de manquer d'illusions, d'être blasés sur les plaisirs.
Il est encore une sorte de sympathie, les pivotales ou infinitésimales dont il
n'est pas temps de parler, et qui doivent intervenir dans le cadre général des
accords sociaux.
Le traité des séries mesurées devait enseigner comment on organise en majeur
et mineur ces octaves ou douzaines de passions graduées, d'où l'on tire les mêmes
accords que des octaves musicales.
Il n'est pas aisé de classer ainsi les goûts par octaves ; une Phalange peut
cultiver 40 sortes de poires, tellement distribuées qu'on ne pourra pas, sur les 40
groupes de cette culture, former une octave de groupes régulièrement gradués,
comme ceux de la série des âges.
Aussi les séries mesurées sont-elles beaucoup plus rares que les libres et les
mixtes ; mais elles ont une plus forte influence en Harmonie sociale ; et il suffit
bien, pour la plénitude des accords, qu'une Phalange puisse organiser en MESURE
un tiers de ses séries : on en aura à peine un huitième dans le début.
Du reste, les séries mesurées sont d'autant plus commodes en distribution,
qu'elles peuvent rejeter (III, C) dans trois corps complémentaires, tout ce qui serait
parasite ou faux en échelle d'octaves graduées.
On ne court aucun risque à tenter l'ordonnance mesurée par gammes de 7, 12,
avec pivot et transitions : si elle ne peut pas réussir, l'ébauche retombe au rang de
série libre ou mixte. C'est par cette raison que je préfère les gammes septenaires et
douzainaires dans mes aperçus. Fussent-elles incomplètes, elles sont toujours aussi
régulières qu'une série libre ; car la douzaine et la septaine comportent de belles
divisions par 2, 3, 2 ; 4, 5, 3 : il est donc prudent, en toute division, de tenter le
modul mesuré, sauf à retomber dans le libre, qui comprend toutes les séries
irrégulières.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 598
qui est à nos yeux le sceau de la justice divine en matériel, notamment dans le plus
vaste ouvrage de Dieu, dans les tourbillons de mondes planétaires si mesurés dans
leur marche, qu'ils parcourent à minute nommée des milliards de lieues ? Ces
astres sont disposés en binoctave mesurée, comme celle dont je viens de donner le
tableau. Ils fonctionnent de même en double octave dans leurs versements ou
absorptions ou résorptions d'aromes.
Tant que nous ne savons pas reconnaître l'esprit divin dans les harmonies
mesurées matérielles, nous ne sommes pas dignes de nous élever aux
passionnelles, ni d'en pressentir le système. Comment des accords mesurés ne
seraient-ils pas applicables aux passions, qui sont la portion de l'univers la plus
identifiée avec Dieu ?
Loin d'avoir entrevu ce destin des passions, nous voyons l'ordre mesuré
tomber, pour ainsi dire, dans le discrédit. L’opéra, réunion des toutes les harmonies
mesurées, est plus que jamais titré de frivolité ; et l'on vante encore aujourd'hui la
sagesse du rêveur Platon, qui voulait bannir les poëtes de sa république, et les
faisaient conduire à la frontière au son de la musique : c'était employer une
harmonie mesurée à en chasser une autre. Si nos oracles de sagesse ont de si sottes
idées sur l'ordre mesuré, faut-il s'étonner qu’il n’en ait jamais entrevu le mystère,
qu’il n’ait pas su y apercevoir l'agent principal de l'harmonie des passions ?
(Nota.) L’étude du modul puissanciel en cinquième degré est celle qui devra,
par le secours de l'analogie, fournir aux géomètres un procédé pour les équations
de 5e, 6e et 7e degré. J'en donnerais les indices, dont le principal est, que les Séries
pass. une fois parvenues en 5e puissance, changent de procédé, et opèrent sur des
caractères au lieu d'opérer sur des groupes. Il est probable que l'algèbre devra
imiter cette méthode, et chercher dans le mécanisme sériaire les emblèmes de la
route nouvelle qu'il faudra suivre en formules excédant le 4e degré.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 600
PLAN DE L’ULTER-PAUSE.
C'est ce qui a eu lieu : l'Europe n'a envisagé qu'une seule affaire sur quatre, que
l'intérêt interne ou répression des partis. Les mesures ont été si maladroitement
conduites, qu'au bout de 7 ans on voit, à l'intérieur de l'Europe, les partis plus
envenimés que jamais ; et à l'extérieur, la chrétienté avilie par les Barbares,
l'Amérique échappant à ses envahisseurs, et les finances périclitant de plus en plus
dans tous les empires, dont chacun accumule emprunts sur emprunts.
Expliquons comment une politique judicieuse eût réussi sans efforts, en menant
de front toutes les opérations indiquées.
L'Europe, à l'époque appelée restauration, avait en tout pays un superflu de
troupes qu'il eût été bien plus sage d'occuper utilement que de licencier. C'est en
partie le licenciement qui a développé ou attisé les germes de discorde.
L'Europe avait de plus une masse de vaisseaux inutiles, notamment les 40 pris
à la France dans le port d'Anvers.
Il y avait donc surabondance de matériaux pour une expédition d'intérêt et de
gloire externes : on va voir comment elle eût garanti les deux avantages d'intérêt et
de gloire internes.
L'Europe devait débuter par la punition des pirates barbaresques, bourreaux des
chrétiens. Mais pour attaquer le mal à sa source, il fallait expulser d'abord les
Scythes campés en Europe, et renvoyer le Sultan turc à Bagdad. Il n'avait aucun
moyen de résistance, ni flottes, ni armées. La confédération, en l'attaquant
brusquement par terre et par mer, l'aurait en une campagne relancé au-delà d'Alep,
et confiné entre ses ennemis naturels, les Persans et Vahabis, et les Druses chez qui
on aurait rétabli un roi chrétien à la résidence de Damas et Jérusalem.
Les biens confisqués sur les Turcs auraient payé les frais de l'expédition. La
seule population grecque aurait suffit àcontenir les Turcs d'Europe, après
l'évacuation de Constantinople.
Ensuite les Barbaresques intimidés auraient été astreints à livrer des postes sur
la côte, pour les garnisons destinées à observer le pays.
Après cette restauration externe, l'Europe aurait envoyé, aux états espagnols
d'Amérique, sa flotte pour leur donner une organisation régulière, mettre un terme
aux guerres civiles, et installer des princes tirés des diverses maisons d'Europe.
Sur ce plan d'expédition utile et glorieuse, chacun se hâte d'objecter la
difficulté de concilier les intérêts des diverses couronnes. Mais comment se fait-il
qu'on les ait toutes conciliées depuis sept ans pour faire l'opposé de ce
qu'exigeaient leur intérêt et leur gloire ? Continuons l'examen des résultats de cette
opération, dont je ne dois donner ici que l'aperçu.
Elle aurait produit d'emblée l'effet tenté pendant sept ans par les princes
confédérés, la destruction du faux libéralisme et la substitution du vrai.
Que sont ces chimères de libéralisme dont l'Europe s'effraie au point de se jeter
dans les bras de ses ennemis naturels ? ressusciter la puissance ottomane qui
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 602
∗
EMPIRES : Constantinople, Alep ; le Caire (suzerain des Barbaresques) ; les Antilles, le Mexique
Buénos-Ayres pour toute l’Amérique méridionale.
ROYAUMES : Damas, Valachie, Servie, Albanie, Epire, Morée, et divers en Amérique
méridionale.
CESSIONS : diverses aux princes d'Europe ; Moldavie et Mingrélie aux Russes ; Bosnie à
l'Autriche, Candie à l’Angleterre, 1.500.000 habitants à la France, en contiguïté, etc., sauf
détails
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 603
D'où vient cet aveuglement ? De ce que les philosophes qui régentent le monde
civilisé n'ont jamais connu que la politique simpliste qu'ils ont enseignée à tout ce
qui existe. Imbus sans le savoir des doctrines philosophiques, les souverains et
leurs ministres ne rêvent que des plans de simplisme, et tombent en tous sens dans
la duplicité d'action inhérente au simplisme. Observons-la seulement sur quatre
points.
1° Traité. 2°. Légitimité. 3° Religion. 4e Révolution.
1°. TRAITÉ. Les souverains, sur l'invitation de l'Angleterre, signent à Vienne
l'abolition de la traite des nègres. Depuis ce temps, il arrive que la traite se fait
ouvertement sous le pavillon des signataires, avec redoublement de cruauté ; que la
puissance qui avait proposé l'abolition de la traite, en tolère la continuation,
pouvant l'empêcher à volonté ; qu'elle protège en outre la traite des blancs, faite
par les Turcs dans tous les pays grecs, dont ils emmènent les femmes et les enfants
en esclavage.
2°. LÉGITIMITÉ. Ce titre est donné à un gouvernement où la soldatesque joue
aux boules avec les têtes des ministres, massacre ses souverains, et tout récemment
Sélim et Bairactar.
D'autre part on méconnaît les familles les mieux fondées en titres ; le
descendant de Gustave-Adolphe. Il n'était rien de plus légitime que la dynastie
VASA : elle a commis le crime de résistance à Bonaparte elle n'est ni légitime, ni
indemnisée. On objecte des convenances politiques mais si on avait bien opéré, le
jeunes VASA serait aujourd'hui placé sur l'un des trônes d'Orient ou d'Amérique, et
ne regretterait pas celui de ses ancêtres.
3°. RELIGION. Elle nous enseignait à préférer les chrétiens aux infidèles.
Aujourd'hui pour être dans le sens de la religion, il faut révérer les Scythes
massacrant les chiens de chrétiens, fumant la pipe sur les cadavres de leurs prélats
crucifiés, et enlevant leurs enfants pour les élever au mahométisme.
4°. RÉVOLUTION. Il s'agissait de la terminer ; on travaille à l'organiser chez les
Barbares qu'on vient de révolutionner et retremper. On leur a enseigné tout le
grimoire de 1793 ; les levées en masse, l'art de battre monnaie en coupant les têtes
des riches chrétiens ; aujourd'hui les Grecs, à demain les Francs : qui sait
comment se terminera la crise, quand toutes ces hordes levées en Turquie
rentreront chez elles sans le pillage promis ?
C'est le simplisme qui a conduit l'Europe à toutes ces duplicités d'action ; la
politique engagée dans ces fausses positions en est venue au point de ne pouvoir
plus s'entendre elle-même, ni sur les principes, ni sur les résultats, ni sur les voies.
On se comprend fort bien, réplique-t-elle ; on n'a que faire de tant de principes ;
on veut à tout prix se délivrer de ces agitateurs qui compromettent la sûreté des
trônes. Sans doute c'est bien vu ; mais il ne fallait pas opérer à contresens ; imiter
l'ours de la fable, qui, pour chasser une mouche du nez de son ami, lui lance un
pavé et
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 604
SECTION SIXIÈME.
ARTICLE ABRÉVIATIF
APERÇUS DIVERS.
MODULATION AMBIGÜE.
L'ambigu ne doit pas être confondu avec le neutre : tous deux font partie du
mouvement mixte ; mais le NEUTRE est un des 3 modes ; l’AMBIGU s'entend des
transitions, au nombre de 4.
Les produits ambigus sont très-nombreux en matériel ; toute série animale,
végétale, aromale et minérale, offre des espèces ambiguës à ses extrémités, et
souvent entre ses subdivisions de centre et d'ailes. Deux groupes qui cultivent des
coings et brugnons sont des groupes ambigus. Les Patagons et Lapons sont deux
races ambiguës.
Il existe des groupes ambigus ou passionnels, ainsi que des caractères. Ils
servent à utiliser une foule de manies bizarres dont on se plaint dans le mécanisme
civilisé : indiquons-en une série formée de genres bien connus.
barbare, si incompatible avec la nature de l'homme, qu'on voit partout les peuples
s'insurger et renverser cet ordre, dès l'instant où ils ne sont pas contenus par la
crainte des gibets.
On a vu que la nation française est celle chez qui prédomine le genre ambigu. Il
existe des titres en caractère national comme en individuel, et il est bon que les
Français apprennent à connaître les leurs, qui sont le titre ambigu et le titre
infinitésimal. Une fois pourvus de cette connaissance, ils verront que de toutes les
nations la leur est celle qui avait le plus besoin de l'invention de l'Harmonie, seul
ordre où on puisse utiliser les caractères titrés d'ambigu et d'infinitésimal.
MODULATIONS INFINITÉSIMALES.
C'est-à-dire que, dans tel canton d'où l'on tire à peine dix mille poulets
médiocres et de plate saveur, une série infinitésimale produira deux cent mille
poulets exquis et différenciés à autant de saveurs que la gestion aura employé de
groupes, dont le minimum est de 3000.
X2 en 9 e
" un " sur " 16,792,304
Mi 10 X3 en 10 e
" un " sur " 50,376,912
Fa 11
X4 en 11e " un " sur " 201,519,648
Sol re 12
X5 en 12e " un " sur " 604,558,944
Z en pneuma-omnitone un " sur " 2,418,235.776
Le 1er degré est celui qui ne compterait qu'un couple sur 8 10 caractères. Cette
rareté l'expose au ridicule, qui va croissant dans les degrés suivants.
Pour en indiquer l'emploi, spéculons d'abord sur un degré peu rare, comme les
4 et 5e.
e
Assurément rien n'est plus risible, au premier coup d'œil, qu'une fantaisie
limitée à un individu sur 150,000,000. C'est pour s'être laissé prendre à ces
apparences trompeuses, que les philosophes ont avorté en étude de la nature, et ont
vu de profonds mystères là où ils auraient dû voir des dispositions unitaires,
l'analogie du passionnel au matériel.
Étudions cette proposition sur les fantaisies raillées que j'ai nommées
infinitésimales inverses.
On les étouffe en tous pays, surtout chez les enfants qui inclinent fortement aux
goûts bizarres, comme de manger du plâtre qu'ils arrachent des murs : c'est
pourtant la bonne nature qui les y pousse.
Dans le cas où ces fantaisies étouffées en tous pays par la raillerie et la
contrariété pourraient se développer en liberté, quelle est la quantité qu'on en
verrait éclore, soit en gourmandise, soit en amour, soit en toute autre passion ?
L’on en trouverait 7 sur 8 individus, c'est-à-dire que sur 900,000,000 d'habitants,
somme actuelle, il y en aurait 780,000,000 sujets à quelques-uns de ces goûts
bizarres de 13e degré Z, que la raillerie étouffe aujourd'hui, et qui sont réduits à se
dissimuler ou à ne paraître que difficilement, sans essor plein, sans emploi utile.
Les goûts dépravés de 13e degré, qui ne sont départis qu'à un individu sur
150,000,000, sont souvent inconnus des titulaires mêmes, qui les considèrent
comme impulsions vicieuses à réprimer. Cependant elles sont l'ouvrage d'un
créateur qui ne fait rien sans motifs plausibles.
J'ai dit que l'un des emplois de ces vilains goûts est l'attraction aux grandes
armées : parmi les amorces qui y entraînent, plaçons en pivots
Inverse , les bizarreries infinitésimales
Direct Y, les raffinements infinitésimaux.
Si donc on veut rassembler et utiliser une armée de 13e degré , tirée de tous
les empires du globe, il faut dans les 18 amorces, dont 14 de gamme, 2 de pivot et
2 de transition ménager avec soin les 2 pivotales, celles des hautes bizarreries et
celles des hauts raffinements. Toutes deux fournissent égal nombre de recrues, à
peu de chose près : toutes deux comprennent environ les 7/8es de l'espèce humaine.
L'organisation de ce lien corporatif gradué sera une fonction des sibyls de
gastrosophie et des fées d'amour, dans les armées de 13e degré ; puis on formera
pareilles séries moindres en puissance, dans des armées de 12e, 11e 10e degré. Ce
sera une voie de liens ajoutée à vingt autres, et une voie qui tient un rang très-
éminent dans le mécanisme passionnel. J'en ai décrit (III) un bel effet, au sujet des
poules marinées ; lien dont on a vu de brillants résultats, et qui pourtant n'est qu'au
plus bas degré d'intensité ; car dans la gamme infinitésimale inverse, il n'est classé
qu'en ambigu K et hors de gamme ?
Ainsi Dieu sait aller au but de l'unité, par la double voie
des infiniment petits comme des infiniment grands,
des ridicules infinis comme des charmes infinis :
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 618
Je ne parlerai pas de celle d'amour, qui ne serait pas compatible avec nos
mœurs ; il suffit d'un tableau de régime gastrosophique, pour faire connaître les
intrigues des armées harmoniennes. (Piège aux Zoïles ; je les en préviens.)
Supposons une grande armée de 12e degré, réunissant des divisions tirées d'un
tiers du globe, d'environ 60 empires qui ont fourni chacun 10,000 hommes ou
femmes. Les 60 divisions ou armées d'empire sont rassemblées sur l'Euphrate,
ayant leur quartier général à Babylone.
Cette grande armée a choisi deux thèses de campagne, dont une en industrie
qui est l'art de l'encaissement. Elle doit encaisser cent vingt lieues du cours de
l'Euphrate, selon des méthodes quelconques.
Ladite armée étant d'ordre majeur a de plus une thèse gastrosophique ; c'est la
détermination d'une série des petits pâtés en orthodoxie hygiénique de 3e
puissance, à 32 sortes de petits pâtés, plus les foyers, tous adaptés aux
tempéraments de 3e puissance, conformément au tableau.
Les 60 empires qui veulent concourir ont apporté leurs matériaux, leurs farines
et objets de garniture, les sortes de vins convenables à leurs espèces de pâtés.
Quoique le globe paie les frais, chaque empire fait à son gré ses
approvisionnements pour la thèse de bataille.
Chacun de ces empires a choisi les gastrosophes et pâtissiers les plus aptes à
soutenir l'honneur national, et faire prévaloir les sortes de petits pâtés qu'il prétend
faire admettre en série orthodoxe de 3e puissance.
Avant l'arrivée des 60 armées, chacune d'entre elles a envoyé ses ingénieurs
disposer les cuisines de bataille qui sont relatives à l'objet de thèse et aux
consommations accessoires. Les cuisines de bataille ne font pas le service
journalier des subsistances ; chaque armée se nourrit dans les caravenserais des
Phalanges où elle est campée.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 621
Les oracles ou juges qui siègent à Babylone sont tirés, autant qu'il se peut, de
tous les empires du globe, et non pas exclusivement des 60 empires qui figurent au
concours.
L’année forte de 600,000 combattants et 200 systèmes de petits pâtés prend
position sur l'Euphrate, formant une ligne d'environ 120 lieues, moitié au-dessus et
moitié au-dessous de Babylone.
Avant l'ouverture de la campagne, les 60 années font choix de 60 cohortes de
pâtissiers d'élite, qu'elles envoient à Babylone pour le service de la haute cuisine
de bataille servant le grand Sanhédrin gastrosophique. C'est un haut jury qui fait
fonction de concile œcuménique sur cette matière.
En même temps on détache des 60 armées cent vingt bataillons de pâtissiers de
ligne, qui se répartissent par escouades en chaque armée, de manière que chacune
ait 59 escouades tirées des 59 autres armées, et fabricant les petits pâtés selon les
instructions des chefs de thèse de leur empire.
Chacune des 60 armées se classe dans le centre ou les ailes, selon la nature de
ses prétentions en série :
L'affaire s'engage par des fournées de l'un des trois corps, soit de l'aile gauche,
sur les mirlitons qui sont dégustés à Babylone par le grand Sanhédrin ou congrès
des oracles et oraclesses. On ne peut pas présenter au concours plus de 2 ou 3
systèmes par jour. La dégustation deviendrait confuse si on excédait le nombre de
trois.
Chaque jour, dans les 60 armées, les cuisines de bataille fabriquent et servent à
leur armée les espèces présentées au jugement du grand Sanhédrin, afin que
lesdites armées en aient la mémoire fraîche et encore un arrière-goût, au moment
où arrivera le bulletin de Babylone qui relatera les opinions du Sanhédrin sur
lesdites espèces.
Au bout d'une semaine employée à la dégustation des systèmes de l'aile
gauche, le Sanhédrin rend un jugement provisoire, et le bulletin de Babylone fait
connaître aux 60 armées et au monde entier, que les trois empires de FRANCE,
JAPON et CALIFORNIE ont remporté un premier avantage ; que tels systèmes de
mirlitons présentés par eux sont admis provisoirement en aile gauche de série
orthodoxe, ou adaptés aux convenances de tempérament.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 622
Jusqu'ici la lutte est concours et non pas bataille, qui ne peut commencer
qu'après une admission de série entière. Il faudra qu'un mois s'écoule, avant que le
Sanhédrin puisse former un cadre provisoire de systèmes orthodoxes à 12 espèces,
distinguées par 3, 5 et 4 pour le centre et les ailes, plus un pivot.
Ce n'est là qu'un préliminaire de bataille, pendant lequel chaque armée a
d'autres intrigues plus actives : mais celle-ci étant la principale doit occuper la
campagne entière, 5 à 6 mois.
Le cadre étant formé au bout d'un mois et notifié au globe, la bataille s'engage
sur toute la ligne et en triple lutte ; car chacun des 48 empires qui ont échoué au
concours du cadre, conserve les chances :
De débusquer l'un des admis ou même un corps d'aile ou centre, en produisant
de nouveaux systèmes de petits pâtés qui n'ont pas encore concouru ;
D'être admis en contre-octave, lorsqu'il faudra former une gamme complète à
12 espèces majeures et 12 mineures ;
De prendre place dans les 4 transitions, les 4 sous-pivots et les grands pivots
non encore admis.
Ces trois chances donnent une extrême activité aux ligues, et aux voyages de
diplomates dans les 60 années. Chaque jour on voit se former de nouvelles
alliances entre divers empires qui jugent convenable d'associer leurs sortes de
petits pâtés et de vins ou autres boissons, pour former centre ou aile, et pour livrer
bataille à une masse de systèmes déjà admis.
La multiplicité de ces prétentions oblige à former 3 jurys en sous-ordre pour les
dégustations et présentations. Ces jurys placés aux trois grandes divisions, à 30
lieues l'un de l'autre, sont servis comme le Sanhédrin, chacun par 60 escouades de
pâtissiers d'élite. Leurs décisions sont provisoires et subordonnées aux
dégustations du Sanhédrin. Dès lors la lutte devient générale, et d'autant plus
variable que chaque admission ou rejet cause de nouveaux plans, produit de
nouveaux cartels adressés à un ou plusieurs empires, et exige de nouvelles
négociations entre les vainqueurs qui ont des attaques à redouter jusqu'à la fixation
définitive de la série orthodoxe.
Entre-temps, les 64 cuisines de bataille font des prodiges de talent ; les
voyageurs accourent de toutes parts pour être témoins de ces luttes savantes qui
vont décider sur les prétentions de tant d'empires ; les bulletins de Babylone sont
lus avidement par tout le globe, surtout dans les empires qui prennent part au
combat.
Balivernes, dira-t-on, vous promettez un traité sur l’Association, et vous
débitez vingt contes d'enfants !!! Patience, jusqu'au commentaire qui va suivre ; et
la prétendue baliverne deviendra solution très méthodique d'un problème
d'équilibre en INFINIMENT PETIT, contre-poids nécessaire de l'INFINIMENT
GRAND : mais achevons.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 623
votre science ; les Beauvilliers, les Archambault, ne sont que des guides confus,
opérant sans distinction des tempéraments, sans aveu d'autorités compétentes.
Leurs palmes sont plutôt un sujet de facétie qu'un sentier de gloire ; celle d'Apicius
réunira intérêt et gloire, car elle sera pour lui une voie d'acheminement à de hautes
dignités, même à divers degrés de magnatures et de sceptres, en titre d'ambition
* 2, et d'institution * 3.
J'ai donné ces détails pour appuyer un principe, savoir, que les armées
harmoniennes de tous degrés ont des fêtes si brillantes et des intrigues si actives, si
nombreuses, que l'admission à l'armée est une faveur, et ne s'obtient que sur des
titres fondés. Par exemple, à cette campagne des petits pâtés, on exigera de moitié
des postulants l'aptitude au travail de pâtissier, et à d'autres qui seront sujets de
moindres thèses.
On établit pareille bataille sur tous les jolis goûts, soit en gastrosophie, soit en
beaux-arts et en amour. Or, les petits pâtés sont joli goût de très-haut degré, et
peut-être même du plus élevé, car on trouvera peu de gens, hommes, femmes ou
enfants, qui ne soient amateurs de quelque sorte de petits pâtés ou mirlitons.
Ladite armée, outre ses thèses en jolis goûts, aura opéré aussi sur les vilains
goûts par série divergente en retour. Les armées d'Harmonie ont une foule de
fonctions qui toujours tendent à former des liens de toute espèce entre les régions
du globe, et les établir en proportion du degré de raffinement ; lorsque les
orthodoxies seront fixées, on verra dans toute armée de 10,000 hommes, des fêtes
en 5e degré par exemple :
On se donnera des repas de tempérament, divisés par 810 compagnies, qui
auront préparé chaque mets de 810 manières différentes, mais orthodoxes, pour
chacun des 810 tempéraments.
Ce n'est qu'aux armées qu'on peut se donner de pareilles fêtes ; car 810
compagnies à 9 ou 10 personnes font déjà 8,000 personnes attablées, plus les
servants : il faut donc des réunions de 10,000, pour se donner des fêtes en 5e degré,
sur les mets ou autres objets. Une armée de 30,000 peut donner des fêtes de 6e
degré, bien plus raffinées et répandant plus de charmes sur les liens dont elles sont
la source.
On s'est donc lourdement trompé sur le but des passions, en prétendant les
ramener à l'uniformité d'essor. Leur harmonie, leur équilibre en mécanisme
sociétaire, tiennent à l'extrême variété des développements qu'on donne à une
même passion.
Entendez à une table quelques civilisés manifester des goûts différents sur une
bagatelle, sur une omelette : un sage croira opiner philosophiquement, en disant
que toutes les omelettes sont égales en droits, et qu'on doit manger indifféremment
toutes celles qui sont présentées.
Loin de là : il faut, pour harmoniser en 5e degré la passion des omelettes, lui
ouvrir 810 voies d'essor, par un classement de 810 variétés appliquées à autant de
tempéraments, et adoptées par un Sanhédrin qui transmettra théoriquement à tous
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 625
les empires du globe les règles de fabrication de 810 omelettes dont la science-
pratique sera communiquée aux susdits empires, par les légionnaires qui auront fait
la campagne des omelettes de 5e degré.
Si l'on s'apercevait d'un retard de digestion dans quelque série de
tempéraments, dans ceux qui s'adonnent à l'omelette soufflée, ce serait une thèse à
proposer aux armées. Le congrès d'unité siégeant à Constantinople indiquerait pour
l'année suivante une lutte d'industrie quelconque, jointe à une bataille d'omelettes
soufflées, à donner en lieu quelconque, soit à Paris, par une armée de divers
empires, qui viendrait prendre position de Rouen à Auxerre, y débattre
théoriquement et pratiquement la thèse des omelettes soufflées, et de leur
assortiment orthodoxe en série des tempéraments.
Tout en s'occupant gravement de ces apparentes futilités, une armée
d'Harmonie exécute d'immenses et magnifiques travaux. Qu'importe qu'elle ait,
aux heures des repas, des intrigues de pâté et d'omelette ? Ces rivalités qui
semblent frivoles, sont branche principale en équilibre de passions, et plus on
parvient à élever les raffinements en haut degré (selon la table, 671), plus on est
assuré d'établir un parfait équilibre dans les essors de chaque passion. Quel
démenti à cette philosophie qui voulait nous ramener à la sainte égalité des goûts, à
la monotonie universelle, et qui prétendait fonder sur l'uniformité cet équilibre de
passions qu'on ne peut asseoir que sur l'essor progressif et méthodique des variétés
de goûts VILAINS ou JOLIS !
J'ai satisfait d'avance à ce problème, en choisissant l'objet le plus petit dans une
branche très-minime, la pâtisserie : je l'ai traité en équilibre composé intégral, en
convenance matérielle avec l'échelle générale des tempéraments, et convenance
spirituelle avec les intrigues émulatives du globe entier.
En choisissant pour exemple d'infinitésimal deux sujets dignes de raillerie,
j'étais assuré de prendre au trébuchet deux classes de critiques : les sophistes, qui
croient trouver à mordre sur les calculs facétieux, et les pusillanimes, signalés à la
médiante (II), qui croient tout perdu quand on s'écarte des graves calculs de cette
philosophie moderne, qui, avec ses perfectibilités de droits imprescriptibles,
n'aboutit qu'à ensanglanter l'Europe depuis 30 ans, et faire naître la famine au sein
de l'abondance.
La seule objection spécieuse qu'ils pourraient m'adresser, c'est qu'en annonçant
ici une harmonie infinitésimale ou de 8e degré, j'en donne une de 3e, puisque la
thèse des petits pâtés n'est établie que sur 32 espèces et 32 tempéraments.
Je me suis restreint à ce 3e degré, sachant que c'en est déjà assez pour
effaroucher les pygmées. J'aurais pu, en spéculant sur une réunion de 600,000
industrieux, décrire une harmonie de 8e degré qui n'exige que 300,000
coopérateurs en série convergente. L’armée aura foule d'autres intrigues en 8e
degré, ne fût-ce que sur le pain. Mais il suffit bien d'un 3e, sur une minutie comme
le petit pâté, qui est lui-même de 8e degré quant au rang qu'il tient en fabrication de
graminées, et qui pourtant nous a fourni un moyen d'intrigue universelle.
Bref, cet aperçu des accords infinitésimaux ne paraîtra frivole qu'aux lecteurs
vraiment frivoles, à ceux qui, ne jugeant que sur les apparences, méprisent les
petits moyens en équilibre. Je leur ai démontré que le plus petit, comme la
combinaison sériaire des vilains goûts de 13e degré, fournit une harmonie
applicable à l'humanité entière ; de sorte que le plus minime des ressorts engendre
la plus immense des unités passionnelles.
Pour désabuser le lecteur de ces préventions contre les petits moyens, il a
convenu de l'exercer un instant sur deux de ces petitesses apparentes, dans les deux
articles :
Infinitésimal inverse, les vilains goûts,
Infinitésimal direct, les minuties gastronomiques.
Un tel choix est beaucoup plus régulier que n'aurait été celui d'une industrie
grande à nos yeux, comme celle des rivalités sur l'encaissement des fleuves ;
fonction que j'ai assignée à l'armée d'Euphrate. Je dois préférer les détails propres à
confondre le préjugé, la fausse grandeur qui traite de petitesses les calculs hors de
sa portée. C'est un vice dont il faut se corriger, si l'on veut s'initier à la théorie de
l'équilibre passionnel, toujours composé, opérant toujours sur l'infiniment petit
comme sur l'infiniment grand.
Rectifions tous ces faux jugements par un rappel aux principes. Comment
harmoniser les passions d'une armée de 600,000 individus, hommes et femmes ; la
maintenir en plein accord avec 600 Phalanges locales dont elle habite les
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 628
Quel dommage pour eux que l'esprit de détraction, leur maladie endémique, les
excite à retarder leur propre bien-être et celui du monde entier, en contrariant une
découverte dont il leur serait si facile de prendre l'initiative d'épreuve et s'allouer le
bénéfice de fondation !
À ces mots, ils pourraient me considérer comme un flatteur, quêtant leur
suffrage, et cherchant parmi eux des fondateurs de l'Association. Je me garderais
bien de faire fonds sur eux pour l'initiative d'aucun bien. Je me borne à signaler
leur duperie dans cette conjoncture ; ce sera un sujet d'intermède.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 631
SUJET D'ULTERLOGUE.
∗ Déjà pareille lésine a eu lieu au sujet de la statue de Henri IV : des dons si lents, si réfléchis,
qu'ils deviennent presque offensants pour celui qui en est l'objet ! Le grand Henri n'aurait
point voulu d'un hommage si froidement rendu. Quant à son petit neveu, je ne doute pas que si
on lui fait lire à 20 ans les détails de la libéralité française dans l'affaire de Chambord, il ne
prenne en aversion le domaine qui en est le fruit. Je suppose que le neveu tiendra de l'aïeul.
On aurait dû s'attendre, dans ces deux hommages, à quelque beau mouvement, quelque noble
élan de la classe compétente. Il fallait que les portions royalistes des corps électoraux
souscrivissent individuellement ; elles le devaient, surtout depuis la loi qui restreint en leur
faveur les droits des petits propriétaires à l'éligibilité : dans ce cas, on aurait sans doute vu le
parti libéral se piquer d'émulation, et déclarer qu'il ne voulait pas être en arrière de
générosité. C'eût été une explosion subite et collective de zèle national, au lieu d'une
souscription stimulée et pitoyable. Mais les Français, soit libéraux, soit illibéraux, ne s'élèvent
guère à la LIBÉRALITÉ. On les disait grande nation ; oui, grande en mesquinerie et en excès.
Pour ne parler que de statues, on en a élevé par douzaines à Louis XIV ; pas une seule à
Charlemagne, à saint Louis, à François Ier, à Bayard, à Turenne !
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 633
VICES. 1°. Faux patriotisme. Ils ne voient la patrie que dans l'esprit de parti, se
consolant par une chanson de la perte d'une province, et affluant dans les
spectacles au moment où ils apprennent la déroute d'une armée ou d'une escadre.
On ne connaît pas de nation plus indifférente collectivement sur les intérêts et les
malheurs de la patrie.
2°. Égoïsme communal et individuel. Il n'est aucun pays où les autorités
municipales soient plus insouciantes sur les intérêts de la commune. On devient
ridicule en France, quand on paraît s'occuper sérieusement de ce qui peut être utile
à une ville, à un canton. Ces soins n'étant partout qu'un masque d'intérêt personnel,
on tourne en dérision celui qui les pousse jusqu'au degré de dévouement
communal.
Par suite, il n'est aucun pays où le lien d'amitié individuelle soit plus faible,
plus éphémère, et où les amis soient moins dévoués, moins serviables. On s'en
aperçoit surtout dans les successions : le plus riche personnage ne léguera pas une
obole à des amis pauvres.
3°. Cruauté inutile. De toutes les nations, le Français est celle qui maltraite le
plus les animaux. Tout Français tournerait en dérision celui qui solliciterait pour
leur épargner d'inutiles souffrances. Les bouchers, les cuisiniers, les enfants
mêmes, n'ont pas de plus grand plaisir que de torturer les animaux, et se croient
justifiés en disant : Pourquoi sont-ils moutons, pourquoi sont-ils veaux ?
4°. Déperdition. L'on ne voit aucune nation plus dévastatrice. Les Turcs
ravagent par férocité et barbarie ; les Français ravagent par instinct de malfaisance.
Un soldat français à la guerre fait couler vingt tonneaux dans une cave, là où un
Allemand se bornerait à prendre son nécessaire. Effet naturel du caractère français,
qui, destiné à l'essor outré, infinitésimal, ne connaît aucunes bornes dans la
dévastation, notamment dans celle des forêts.
5°. Injustices méthodiques. On voit les Français frustrer à plaisir la plupart de
leurs grandes villes. Reims, Valenciennes, Dunkerque, Lorient, n'ont pas même
une préfecture, qu'il eût été si aisé de leur donner sans contrevenir aux proportions
moyennes de population départementale. Nantes n'a point de cour d'appel. Même
injustice dans toutes les distributions de sièges inférieurs, et plus encore dans les
circonscriptions. L’on voit d'anciennes capitales de grande province ou
d'intendance, Limoges, Besançon, Poitiers, réduites à un petit ressort administratif
qui n'est pas moitié de ceux de Saint-Lô ou Saint-Brieux ; d'autres, Nancy, Dijon,
Montpellier, ont un ressort inférieur à ceux de Laon ou de Quimper-Corentin.
Vingt bourgades, Guéret, Privas, Foix, Digue, Gap, Valence, Draguignan,
Mende, Rodez, Alby, Montbrison, Vesoul, Lons-le-Saunier, Laon, Chaumont,
Mézières, Melun, Châteauroux, Tulle, Mont-de-Marsan, Vannes, Quimper-
Corentin, et autres dont la plupart n'étaient pas même petits chefs-lieux, ont les
mêmes administrations que Marseille, Nantes, Lille, Strasbourg, Clermont ; une
préfecture sans cour d'appel. C'est la sainte égalité des constituants, dépouillant les
grandes cités, les grands propriétaires, pour donner au petit peuple.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 634
N'est-ce pas être injuste à plaisir que de priver d'arrondissement une belle
capitale d'ancienne province, Valenciennes ? réduire à une justice de paix des
villes de 10,000 habitants, comme Salins ? On sait donner une province à Montde-
Marsan, et rien à Bayonne. Je remplirais vingt pages des ridicules de cette
distribution territoriale dont il fait dire comme des cartes mal données, tout à
refaire.
6°. Esprit vexatoire. Le Français jouit moins du bien qu'il possède que du mal
qu'il voit souffrir à ces voisins ou compatriotes. Il n'est pas de nation plus imbue
du faux principe, que pour assurer le bien des riches, il faut organiser le mal-être
des pauvres. Aussi la France est elle pleinement insouciante sur tout mal-être du
peuple. On voit les soldats manquer de vêtements de propreté, comme le bas ou
demi-bas qu'ils avaient en 1789 : on s'en aperçoit à l'odorat, lorsqu'on passe à côté
d'un régiment, et c'est une humiliation pour le soldat. Mais personne en France ne
réclamera, bien qu'on sache que nul député n'oserait refuser deux millions que
coûterait ce service annuel. Il suffit, en France, qu'une classe pauvre soit privée du
nécessaire, pour que toute la nation y adhère. Henri IV sous ce rapport était digne
de n'être pas Français, puisqu'il souhaitait la poule au pot à toute la classe ouvrière.
TRAVERS. 1°. La détraction nationale. Une palme scientifique n'a rien de
flatteur pour eux, si elle peut répandre un lustre sur la nation entière. Tout autre
pays serait fier d'avoir enlevé à l'Angleterre la découverte des lois du mouvement,
effleurée et manquée par Newton ; mais les Français sont indifférents sur la gloire
nationale, à moins qu'une affaire de parti ne vienne les stimuler ; à défaut, leur
premier mouvement sera toujours de traverser tout compatriote qui pourrait
illustrer leur nation.
2°. Basse jalousie. Leur capitale ne jouit que de l'avilissement des autres villes,
et ne permet pas qu'elles aient de beaux édifices. On n'a pas accordé à la ville de
Lyon de mettre deux péristyles à colonnes sur la place Bellecour, la plus grande de
l'Europe ; Paris se serait ombragé de voir un beau monument dans la seconde ville
de France. Je connais telle cité à qui on n'a pas permis de placer quatre petites
colonnes au portail de sa bibliothèque publique.
3°. Parisisme. Manie de ravaler les provinces qui auraient besoin de
dégrossissement. L’on se plaît à leur en ôter les moyens, pour favoriser les
railleries d'autres provinces privilégiées et plus habiles à flatter. Toutes, au reste,
s'accordent sur un seul point, sur le principe, Gniak Paris, Gniak Paris. Toutes se
tiennent honorées si on leur fait quelque passe-droit pour l'avantage ou
l'amusement des Parisiens.
4°. Barbouillage. Lesprit français est le plus ennemi de toute méthode aussi ne
voit-on aucune nation plus amie de la mauvaise musique et des chanteurs faux. On
la verra changer vingt années de suite les uniformes de ses régiments, et sans
jamais établir aucune différence méthodique. Semblable au Sauvage qui ne sait
compter que jusqu'à 10, autant qu'il a de doigts, le Français ne sait pas trouver au-
delà de dix couleurs, quand il serait si aisé d'en employer cent aussi distinctes que
solides, même sans recourir aux mélanges. La confusion est bien pire dans les
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 635
LIVRE QUATRIÈME.
DE L’ÉQUILIBRE PASSIONNEL.
SECTION SEPTIÈME.
DES ÉQUILIBRES CARDINAUX
[PAR LES ACCORDS NEUTRES.]
L’équilibre des passions affectives ne peut s'établir qu'autant qu'on fera naître
des affections, des sympathies corporatives entre les classes aujourd'hui
antipathiques, telles que riches et pauvres, jeunes et vieux : les affections à créer
entre eux seront des accords de RALLIEMENT, en ce qu'elles uniront les
antipathiques naturels ou extrêmes divergents.
Les accords de ralliement doivent être au moins de huit genres deux pour
chacune des affectives, L’équilibre ne pouvant pas s'établir par fonction simple,
mais par composée, il faut opérer au moins deux ralliements sur chaque passion, et
plutôt quatre en modulation bi-composée ; mais nous nous bornerons à deux.
Chacune des quatre passions est le produit de deux ressorts élémentaires, l'un
spirituel et l'autre matériel : aucune des quatre n'est de nature simple ; on y
distingue :
le seul ralliement spirituel à citer en amour. Nous serons de même gênés sur ce qui
touche aux essors de famillisme. Sans ces entraves, j'aurais analysé dans chacune
des passions cardinales quatre fonctions de ralliement ou voies d'équilibre, qu'il est
aisé d'y découvrir.
Dans une science nouvelle, il faut éviter d'amonceler les preuves ; tout superflu
en ce genre est plus fatigant qu'instructif. Il suffira donc de faire entrevoir que je
pourrai, si on le désire, quadrupler les preuves de la propriété de ralliement
inhérente à l'ordre sociétaire. Je pourrai démontrer que, dans cet ordre, chacune des
passions cardinales présente quatre garanties de rapprochement des classes
extrêmes et de concert passionné entre les castes les plus inconciliables
aujourd'hui.
Nous nous bornerons, je le répète, à 2 garanties sur chaque passion, total 8, soit
parce que ce nombre suffit en théorie d'équilibre général, soit parce qu'il ne serait
pas possible d'exposer les 4 ralliements d'amour, ni les 4 de famillisme, les accords
dérivant de coutumes futures dont le tableau serait inconvenant, et dont
l'établissement est renvoyé aux 3e, 4e et 5e générations d'Harmonie.
Ne perdons pas de vue que tout ralliement entre des classes extrêmes, comme
riches et pauvres, suppose le régime des Séries pass., et les effets que j'en ai
décrits ; entre autres le minimum proportionnel ou aisance de la classe inférieure,
les manières polies chez le cultivateur et l'ouvrier, l'élégance des ateliers, le faste
des cultures, la division du travail, la brièveté des séances, l'option sur les emplois,
l'activité des intrigues, etc. À défaut de ces germes de concorde générale qui
naissent du régime sériaire, il serait inutile de songer à aucun ralliement passionné
entre des antipathiques tels que riches et pauvres.
Le lecteur devra donc, en lisant ce petit traité du ralliement, éviter avec soin la
bévue de comparer les tableaux d'Harmonie avec les moyens de la civilisation, où
il serait de toute impossibilité d'opérer des rapprochements entre castes ennemies.
Envisageons bien l'emploi des ralliements ou accords affectueux entre classes
opposées. Que deviendrait le lien sociétaire, si, au moment où une Phalange se
rend à la salle de conseil pour statuer sur les répartitions du produit annuel, les
Séries, les groupes arrivaient à la séance avec des haines corporatives, des
antipathies de caste ? Il faut que tout soit disposé pour que cette séance de
répartition resserre les liens, au lieu d'exciter les discordes que l'intérêt éveille si
aisément dans l'ordre actuel.
Avant donc de traiter de cette répartition, qui sera le sujet de la 8e section,
étudions l'esprit général que les sociétaires apporteront à ladite séance, les
intentions conciliantes dont ils seront animés. C'est ce que nous allons déterminer
par le calcul des ralliements affectueux que les Séries pass. établissent entre les
diverses classes antipathiques parmi nous. Quand on connaîtra la surabondance de
ces liens, leur influence colossale pour établir l'affection collective, on sera
convaincu que les harmoniens, en séance d'évaluation, n'auront que des luttes de
générosité et jamais de sordide intérêt.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 640
[Dans cet article, j'annonce que l'exposé des ralliements sera limité à 2 en
chaque titre, et, plus loin, entraîné par le sujet, j'en viens à les donner au nombre de
4 sur tous les titres. Cette surabondance dans la branche des preuves les plus
importantes ne pourra qu'être utile.]
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 641
CHAPITRE PREMIER.
Généralités sur l'équilibre de Ralliement. Principes déduits du Ralliement d'amitié.
COLONNES DE RALLIEMENT.
Attraction industrielle. Éducation unitaire.
Minimum intégral. Population proportionnelle.
C'est sur l'ensemble de ces quatre facultés que repose tout le mécanisme des
ralliements et équilibres. Comment espérer de rallier riches et pauvres, les amener
à une affection réciproque, si le pauvre est exposé à tomber dans l'indigence qui est
l'épouvantail du riche ? Comment assurer au pauvre un minimum intégral,
comprenant subsistance, vêtement et logement décents, si on ne sait pas créer
l'attraction industrielle, à défaut de laquelle il abandonnerait le travail dès qu'il
serait pourvu d'un ample minimum.
D'autre part, comment réunir amicalement le riche et le pauvre, si celui-ci n'a
pas reçu une éducation propre à lui donner le ton et les manières du riche ? Enfin,
que serviraient les trois propriétés précédentes, si le régime sériaire avait, comme
le familial, la propriété de population illimitée, produisant des fourmilières sans
balance numérique, sans proportion avec les moyens d'aisance générale ?
Ces quatre propriétés sont donc le gage essentiel des ralliements et de
l'équilibre social : j'aurai souvent lieu de le rappeler, et je me bornerai à citer les
deux premières, attract. indust. et minim. intég., ainsi que je l'ai déjà fait.
Que de conditions pour arriver à cet équilibre des passions ! Mais pourquoi
s'effrayer de l'étude, quand tout se borne à connaître le mécanisme des Séries d'où
naissent, comme par enchantement, tous les accords sociaux (III), ainsi qu'on a
déjà pu en juger par le court exposé sur le ralliement d'amitié ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 645
CHAPITRE II.
Du Ralliement subversif ou confus, procédé de l'harmonique.
On verra à l'article équilibre civilisé, pourquoi cette table doit être ainsi
distribuée.
Dissertons d'abord sur les douze sous-castes de gamme. L'analyse n'y
découvre, au lieu de liens amicaux, qu'une échelle ascendante en haines et
descendante en mépris.
Le mépris s'attache principalement à la 12e sous-caste, comprenant le bas
peuple qui vaque aux fonctions immondes. Le mépris pèse un peu moins sur la 11e
sous-caste, comprenant le moyen peuple ; et moins encore sur la 10e, le haut
peuple, qui pourtant est méprisé des cinq sous-castes bourgeoises, lesquelles à leur
tour essuyent pareil dédain des quatre sous-castes nobles.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 646
CHAPITRE III.
« Détails » sur le Ralliement d'amitié.
Déjà j'ai observé qu'on trouve les indices de dévouement charitable aux
fonctions abjectes, chez les monarques mêmes, et qu'on voit le Jeudi saint les
souverains laver les pieds à douze pauvres, fonction dont le monarque se croit
honoré en raison de l'abjection du service. Or, quand il existera une corporation de
haut parage, vouée à l'exercice de toute fonction abjecte, aucune ne le sera
réellement : sans cette condition, point de ralliement de la classe riche à la pauvre.
S'il nous est démontré que l'esprit religieux engendre ce dévouement de charité
générale, tel qu'on le voit chez les Pères de la Rédemption et autres sociétés, il ne
restera qu'à employer ce penchant selon les convenances du nouvel ordre ; et lors
même que la corporation des Petites Hordes ne paraîtrait pas le procédé le plus
efficace, il ne serait pas moins certain que le principe de charité industrielle existe
parmi nous, sauf alliage à l'esprit religieux, et que, si j'ai erré dans l'application,
dans les us, coutumes et statuts du corps de charité unitaire, les critiques devront
s'évertuer à mieux employer un ressort dont ils ne peuvent pas contester
l'existence ; inventer une secte plus apte à lever l'entrave du dégoût industriel en
fonctions immondes.
Toutefois les harmoniens, plus judicieux que nous en théorie et en pratique de
charité, n'appliqueront pas cette vertu à des cérémonies inutiles, comme de laver
les pieds aux pauvres qui se les laveraient bien eux-mêmes, ou d'employer un
pénitent de 50,000 fr. de rente à détacher du gibet un supplicié. Quand il n'existera
plus ni mendiants, ni pendus, on ne pourra pas spéculer sur eux pour la charité
d'ostentation. Toutes ces pratiques, louables, quant à l'intention et l'exemple, ne
sont qu'un avortement de politique charitable. Elle doit s'attacher à opérer le
ralliement sincère des castes extrêmes que rien ne peut concilier en civilisation,
parce que cette société manque
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 649
amies ou des amantes ; soit en ordre ascendant, selon l'exemple de Lucas cité plus
haut, affection de l'intérieur au supérieur :
En observant de plus que chacun, dans l'état sociétaire, forme de pareils liens
avec une centaine d'individus, membres de sa Phalange, et qui tous ont coopéré à
son service personnel, avec preuves de préférence affectueuse :
En estimant, dis-je, l'influence que ces liens doivent exercer, on concevra que
la fonction de domesticité pourra, dans l'état sociétaire, fournir à elle seule autant
de leviers de concorde qu'elle fournit de leviers de discorde en régime civilisé.
L'homme riche, parmi nous, au lieu de trouver cent amis et amies empressés à
l'obliger en tout service, ne trouve que cent spoliateurs forcés par la pauvreté à des
spéculations cupides, à des simulacres d'affection.
C'est ainsi que la civilisation, par le service individuel et salarié, crée au riche
cent sujets de mécontentement, là où l'Association lui créerait cent liens amicaux,
cent germes de ralliement composé, soit du supérieur à l'inférieur, soit de
l'inférieur au supérieur.
(Nota. Les deux ressorts que je viens de citer rallient par affinité de caractère,
en ce que l'intérêt se porte sur les individus et non sur leurs fonctions. Dans les
deux ressorts suivants, le ralliement est par voie d'affinité industrielle, en ce que
l'intérêt s'attache d'abord aux fonctions et s'étend de là aux individus qui les
remplissent. En mécanisme d'amitié comme des trois autres cardinales, il faut que
les quatre ressorts de ralliement s'adaptent par deux couples aux deux éléments de
la passion (selon la table, 702).
Que servirait d'amener la classe riche à sympathiser avec les industrieux par la
bonne éducation et l'aisance du peuple, par la propreté des ateliers et autres
amorces de l'état sociétaire, s'il fallait faire excès de travail, l'exercer
consécutivement pendant 12 heures sur un même objet, comme cela se pratique
dans nos ateliers, nos campagnes, nos bureaux ? Il n'y aurait nul moyen de se faire
illusion sur l'ennui de ce travail outré ; il deviendrait rebutant même en fonctions
agréables ; tandis que les courtes séances de 1 et 1/2 ou 2 heures au plus, soutenues
d'une société d'amis, répandront la gaieté et le charme jusque dans les fonctions
essentiellement répugnantes.
Un inconvénient bien pire que les longues séances et plus répugnant encore est
la complication des travaux dont il faut, dans l'état actuel, embrasser tout le détail.
J'ai observé (III) que tel homme riche veut bien se charger d'une seule branche,
mais non pas de vingt fonctions que peut exiger un seul végétal : il ne veut pas
s'occuper d'arrosage, parasolage, sarclage, paillassonnage : par cette raison, il
s'attache à 4 groupes de co-sectaires, qu'il voit ardents et intelligents dans ces 4
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 651
Pour estimer les chances d'amitié qu'ouvre l'intrigue, chacun doit se rappeler
des circonstances où il a été vivement stimulé dans quelque menée suivie d'un
plein succès. Par exemple : cabale électorale pour faire passer tel candidat ; cabale
de la bourse dans les jeux d'agiotage ; cabale d'écoliers méditant une fredaine à
l'insu des pédants ; cabale d'amants projetant une partie carrée à l'insu des pères ;
cabale de famille sur un bon parti à obtenir. Si ces intrigues sont couronnées de
succès, l'on prend en amitié les coopérateurs : on a, malgré quelques inquiétudes,
passé d'heureux moments à conduire l'intrigue ; les agitations qu'elle produit sont
besoin de l'âme. (Cabaliste, 10e passion supprimée par les philosophes, ainsi que
l'ambition, 7e.).
Loin de ce calme plat dont la morale nous vante les douceurs, l'esprit
cabalistique est la véritable destination de l'homme. L’intrigue double ses moyens,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 652
agrandit ses facultés. Comparez le ton d'une coterie d'étiquette, son jargon moral,
guindé, languissant, avec le ton de ces mêmes individus en état de cabale : ils vous
sembleront métamorphosés ; vous admirerez leur laconisme, leur ton animé, l'essor
actif des idées, la prestesse des actions, des résolutions ; enfin, la rapidité du
mouvement spirituel ou matériel. Ce beau développement des facultés humaines
est le fruit de la cabaliste ou 10e passion, qui règne constamment dans les travaux
et les réunions d'une Série passionnelle.
Comme elle obtient toujours des succès quelconques, et que ses groupes sont
tous précieux les uns aux autres, le charme des cabales devient un puissant lien
d'amitié entre tous les sectaires, même les plus inégaux.
De là vient que la courte séance d'une Série ou d'un groupe est un moment plus
désiré que ne peut l'être parmi nous un bal ou un festin, dont le plaisir est contre-
balancé par des embarras de toilette, étiquette, transport et retour, inconnus en
harmonie : un groupe y a pour costume des uniformes de travail, qui exigent tout
au plus deux minutes de vestiaire, et le transport d'un séristère à un autre se fait par
des corridors chauffés ou ventilés, (rue-galerie). Tout est charme en pareilles
relations : aussi les réunions d'ateliers sont-elles attendues avec impatience, objet
de négociations très-actives à la bourse 1.
L'intrigue répand du charme sur les fonctions les plus insipides c'est un ressort
puissant pour rallier les castes incompatibles. Un roi aime la pêche maritime ; il
prend plaisir à vendre lui-même son poisson au marché : le voilà, par le fait,
bienveillant pour les pêcheurs qu'il a la prétention de rivaliser en art de la pêche, et
pour les dames de la halle, qu'il rivalise en art de la vente.
Cet événement récent est un très-bel exemple de ralliement amical descendant,
ressort qui fait naître, en industrie, l'affection du supérieur pour l'inférieur. C'est un
effet qu'il tant [(?) MB] savoir produire dans tous les genres d'industrie, et qui sera
généralisé dans l'état sociétaire.
Telle est la propriété des intrigues de Série : elles créent l'esprit cabalistique,
passion où l'on trouve, comme dans l'amour, la propriété de confondre les rangs,
rapprocher le supérieur de l'inférieur. Une cabale active et ardente établit entre ses
meneurs une intimité de longue durée, si d'autres intérêts ne viennent pas les
désunir. On ne court pas ces risques en Harmonie, où les cabales de Série ne sont
que des voies d'émulation, des luttes en procédés honnêtes ainsi qu'en industrie.
Les rivalités sociétaires sont joviales et polies ; les individuelles sont tristes et
malveillantes.
D'ailleurs, si une Phalange organise bien ses ralliements qui sont de vastes
accords de masse, il arrive que les brouilleries individuelles sont de nulle
1
J'avais promis un chapitre sur la bourse d'Harmonie, sur l'art d'y traiter et dénouer en moins
d'une heure des milliers d'intrigues, dont chacune peut impliquer cent personnes. C'est un
chapitre difficile et assez long : il a fallu le renvoyer comme tant d'autres, dont le délai
nécessitera un volume additionnel à cette livraison.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 653
CHAPITRE IV.
Principe de l'équilibre d'ambition.
Jamais homme, depuis l'existence des sociétés, n'a eu mieux que Bonaparte les
moyens de conquérir et conserver le sceptre du monde. Il y serait parvenu, s'il
n'eût été rapetissé par l'esprit français. La France lui a reproché l'éducation qu'elle
lui a donnée ; c'est bien lui qui aurait pu reprocher à la France l'éducation qu'il en
avait reçue. Veut-on faire un avorton de celui que la nature a moulé en type de
grand homme ? il suffira de le faire élever en France ; le façonner au goût de
l'arbitraire, de la confusion, de l'imprudence et autres vices qui constituent le
caractère national des Français.
Brisant sur ce sujet, occupons-nous des ralliements d'ambition, et débutons par
une comparaison qui fera toucher au doigt le ridicule de nos doctrines sur la
modération, et la fausse direction de nos idées en équilibre d'ambition.
Chacun, soit dans les sièges et les armées, soit en voyage ou ailleurs, a pu se
trouver à des repas où l'on manquait de l'abondance et même du nécessaire. En
pareil cas, la politesse est bientôt oubliée ; chacun songe à se pourvoir, et ne voit
que deux êtres dangereux dans ses deux voisins.
Supposez les mêmes individus attablés le lendemain avec une chère décuple,
un repas surabondant, magnifique, vous verrez renaître la confiance et la civilité ;
chacun offrira les mets à son voisin, et les convives seront, selon le vœu de la
morale, une famille de frères ; ce sera un vrai ralliement d'amitié. À quoi aura tenu
cette métamorphose ? À décupler la proie, à l'élever fort au-dessus de la dose
désirée par l'assemblée.
Dans un tel festin, on n'entendra pas l'amphitryon dire aux convives « Modérez
votre appétit : la faim, la soif sont vos dangereux ennemis défiez-vous de la nature
qui vous excite à manger les bons morceaux. » (Discours équivalent au dogme
moral qui nous dit : « Modérez votre ambition : l'amour des richesses et des
grandeurs est votre dangereux ennemi ; défiez-vous de la nature qui vous excite à
solliciter les bonnes sinécures. »)
Loin de tenir ce langage, le maître excite les convives à satisfaire leur appétit, à
l'aiguiser par le choix de mets et de vins adaptés à leurs facultés digestives. Ainsi
doit s'établir l'équilibre d'ambition : il ne peut se fonder que sur le plein essor des
désirs que nous donne la nature, sauf à l'état social à nous fournir les moyens de
satisfaire ces désirs, nous en ménager l'essor proportionnel aux facultés, qui sont
sans bornes en jouissances d'ambition.
Les civilisés sont cette compagnie famélique et défiante que je viens de
dépeindre ; gens qui ne songent qu'à frustrer leurs semblables, et avec raison, car
ils sont tous au dépourvu ; et quoi qu'en dise la morale dans ses élucubrations sur
la soif de l'or, il est certain qu'un civilisé n'en a jamais assez ; l'état social étant
organisé de manière à exciter toujours plus de désirs qu'on n'a de moyens. Il est
donc deux conditions à remplir en équilibre d'ambition :
ACCORD DIRECT. Il consiste à décupler, centupler les chances de fortune, les
multiplier à tel point qu'il ne reste à chacun que l'embarras du choix, comme dans
un repas copieux et surabondant.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 658
patrimoniaux, et, après tant de déboursés, il n'a pas satisfait le vingtième des
solliciteurs dont il est obsédé.
Un roi, dans l'ordre sociétaire, jouit de tous les avantages opposés il n'a pas
d'autre dépense à faire que celle de son entretien personnel, pas un seul officier à
payer ; parce que les officiers de sa couronne étant, ainsi que le roi, utiles au travail
productif, sont rétribués à ce titre d'un dividende quelconque. Dans cet état de
choses, le roi, loin de consommer en frais de maison le produit de ses propres
domaines, peut au contraire ajouter à ses épargnes toute la somme qu'il reçoit pour
liste civile ou traitement de royauté.
Je m'attache à établir dans ce prélude, que les rois mêmes sont excessivement
restreints en essor d'ambition. Cette vérité une fois établie, on n'aura pas de peine à
conclure que les particuliers sont encore plus restreints. On en jugera plus loin, par
le tableau d'un seul des ralliements d'ambition, celui des trônes de divers degrés, et
notamment des trônes du monde que chacun peut et doit convoiter en Harmonie.
Le vice des civilisés n'est donc pas d'avoir TROP d'ambition, mais d'en avoir
TROP PEU ; et le vice de la civilisation est de ne fournir aucun moyen de satisfaire
les médiocres ambitions qu'elle excite. Ces deux torts qu'il fallait préalablement
signaler vont être pleinement démontrés par la théorie de ralliement et équilibre
d'ambition, dont je viens de poser le principe.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 660
CHAPITRE V.
Du quadrille des ralliements d'ambition.
J'ai préludé sur ce sujet au grand Intermède (II). Des 4 moyens dont il se
compose, les 2 premiers (II) sont, en équilibre d'ambition, les deux ralliements
ascendants, voies d'affection ambitieuse de l'inférieur au supérieur.
Si, dans l'état sociétaire, les liens entre inégaux se bornaient aux quatre gages
de ralliement amical déjà décrits, l'affection générale ne s'élèverait pas au degré
nécessaire en débats d'intérêt : il faut la renforcer (707) par de quadruples liens
d'ambition, d'amour, de famillisme ; établir ces liens du supérieur à l'inférieur, et
de l'inférieur au supérieur.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 661
ici à observer le second ralliement ascendant des inférieurs aux supérieurs ; l'art
d'intéresser les moindres classes aux dignitaires et aux dignités, qui ne sont
aujourd'hui pour la masse du peuple que des objets de haine bien fondée, par
l'oppression qu'exercent en tous lieux les grands sur la multitude civilisée de qui ils
se disent adorés, dans les gazettes.
J'indiquerai plus loin (note H) comment l'état sociétaire amène peuples et
individus à une affection réelle pour le souverain et la souveraineté, pour l'homme
et la chose, et comment les monarques obtiennent véritablement des inférieurs
cette affection dont les apparences, exigées aujourd'hui, ne produisent en réalité
que l'indifférence, pour ne pas dire plus.
RALLIEMENTS DESCENDANTS.
1
« Les Arméninens, dit Peuchet (Dictionn. de géographie commerciale), ont une dissimulation
active et profonde, une bassesse industrieuse, des manières aussi fausses que persuasives, tous
les petits moyens que la fraude et l'artifice peuvent suggérer. Façonnés au despotisme,
humiliations, parjures, rien ne leur coûte pour parvenir à leur but. La religion même n'est qu'un
instrument de plus entre leurs mains, pour cimenter leurs intérêts et leurs tromperies : en Russie
ils suivent le rite grec, en Perse le mahométisme, etc. »
Les Hollandais au Japon foulent aux pieds la croix pour obtenir le droit de trafiquer. Les Juifs
sont, par principe de commerce, les espions de toutes les nations, et au besoin les dénonciateurs
et les bourreaux, comme on le voit aujourd'hui en Turquie, où ils signalent, à tant par tête, les
proscrits cachés, et commettent mille autres infamies. Quel ulcère social que cet esprit de
commerce, et quelle dépravation dans la philosophie moderne qui s'en fait l'apologiste !
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 668
CHAPITRE VI.
Excellence des Ralliements d'ambition pour affectionner les peuples aux
souverains.
tous ces motifs de jalousie et de haine secrète, soit des grands entre eux, soit des
inférieurs aux supérieurs ; il faut pourtant faire disparaître tous ces levains de
discorde, si on veut rallier franchement les inférieurs aux monarques et aux grands.
Colloquons dans ce problème le sexe féminin et le neutre. Les convenances de
civilisation obligent à interdire aux femmes les fonctions publiques : cette
exclusion serait en Harmonie un sujet de mécontentement pour la moitié du genre
humain. Déjà dans l'état actuel, on les voit se venger par l'intrigue ; elles règnent
indirectement sur tous les points d'où on a voulu les exclure : ne serait-il pas plus
prudent de leur assigner un domaine assorti à leur goûts, des fonctions où elles
eussent la faculté de faire le bien et jamais le mal ? Tel est le système de
l'Harmonie ; elle multiplie les dignités afin que chacun en trouve d'applicables à
ses passions ; elle crée des sceptres et des magnatures pour les femmes et les
enfants mêmes ; seul moyen d'extirper cet esprit de rébellion qui règne aujourd'hui
chez les femmes et les enfants.
Les deux sexes, féminin et neutre, deviennent en Harmonie les soutiens des
autorités parce qu'ils en font partie. Le grand art de la politique est d'intéresser
chaque membre du corps social au maintien de l'ordre établi : c'est donc un acte de
sagesse que de faire entrer en partage de dignités les femmes et les enfants ; à
défaut, il arrive que la femme envahit de fait les fonctions civiles ; qu'une favorite
fait déclarer la guerre quand le Roi et les peuples voudraient la paix, et que, selon
Marmontel, un petit nez retroussé change les lois d'un empire.
Pour éviter ces empiétements, l'Harmonie concédera à chaque sexe, à chaque
âge, et à toutes les classes de citoyens, des dignités graduées et plus sensées que
les nôtres, où l'on ne voit que des titres vides de sens ; une Reine qui ne règne pas
et n'exerce aucune branche d'autorité ; une présidente qui ne préside rien ; une
maréchale qui ne commande rien : concessions aussi illusoires que le titre de
peuple souverain donné à gens qui n'ont pas de pain.
C'est dans le système opposé que nous découvrirons l'art de liguer tous les
sujets pour le soutien du souverain et de la souveraineté ; lorsqu'on aimera les
effets de souveraineté, on aimera le souverain, à moins qu'il ne soit un monstre.
C'est donc la souveraineté et ses agences qu'il faut rendre aimables, rendre aussi
séduisantes que les agences actuelles sont haïssables. Je vais analyser cette amorce
descendante ou séduction du peuple, par les huit sceptres cardinaux de la table
(629) et par les deux pivotaux dont l'influence est plus puissante.
Nous blâmons un pauvre de désirer un million ; nous l'appelons visionnaire,
quand il rêve aux moyens de gagner ce million par des jeux de loterie : le contraire
a lieu en Harmonie, où chacun blâme le pauvre de ne pas désirer cent millions et
une souveraineté du globe, soit de MÉRITE ACQUIS, soit de LOTERIE
CARACTÉRIELLE.
La chance de loterie influe par moitié dans les dix sortes de souveraineté
(629) ; est-ce une sage disposition de la Providence ? Des rigoristes vont répondre
qu'il faudrait bannir cet esprit de loterie, n'admettre que l'esprit philosophique
dégagé d'ambition. Laissons-les déraisonner sur le bien social, et continuons à
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 671
examiner le but des passions ; l'on va se convaincre qu'en donnant moitié des
dignités harmoniennes au mérite acquis et moitié aux jeux de loterie, Dieu a bien
fait tout ce qu'il a fait. Exemple :
Irus, le plus pauvre des hommes, peut devenir l'égal d'Homère, composer des
poëmes aussi fameux et moins ennuyeux que l'Iliade. Supposons que le globe
lorsqu'il sera au complet d'environ 4 millions de Phalanges, adjuge à Irus, par
majorité de votes, deux sommes de 12 fr. pour deux poëmes qu'on jugera
supérieurs à l'Iliade et l'Odyssée ; Irus, pour prix de ces deux ouvrages, possédera
environ cent millions de francs au grand contentement du globe qui, satisfait
d'avoir deux beaux poëmes épiques, souhaitera qu'Irus en gagne encore autant à
pareille condition. Il conviendra donc que le plus pauvre des êtres, homme ou
femme, aspire, dès le bas âge, d'immenses richesses, à un gain de cent millions.
Nonobstant cette fortune, Irus pourra être promu au trône électif * 2,
d'ambition, donné à ceux qui excellent dans les sciences et les arts. Ce sceptre est
annuel ; Irus peut y être nommé pour un an ; le voilà devenu l'un des omniarques
du globe, et du gré du monde entier. Il est donc louable à tout homme ou femme
d'aspirer à l'un des sceptres du globe entier, puisque le monde trouve son plaisir à
créer ces sceptres beaucoup plus productifs que dispendieux ; on en verra la
preuve.
Irus, dès son enfance, a fait preuve de mérite supérieur dans les Petites
Bandes ; plusieurs actions d'éclat l'ont fait connaître au monde enfantin par la
gazette de la chevalerie, et il a été nommé à l'âge de 13 ans, haut roitelet du globe
(dignité annuelle qui alterne d'un an sur trois entre les Petites Hordes et les Petites
Bandes). Ainsi, deux sceptres du monde sont échus à Irus ; valait-il mieux qu'il
ambitionnât la médiocrité philosophique ?
Rien n'empêchera qu'Irus ne parvienne à d'autres omniarcats, ou du moins à
quelques degrés 12, 11, 10 de souverainetés (table, II). Tous les sceptres (629) lui
sont accessibles, sauf le n° 3 * monarcat héréditaire : mais ce degré peut échoir à
l'un de ses enfants : il se peut que sa fille soit la plus célèbre vestale du pays, et soit
préférée par l'omniarque héréditaire du globe, si elle se rend à une armée unitaire
où cet omniarque viendra faire choix d'une génitrice. Irus lui-même peut, d'après
sa renommée, avoir été choisi pour géniteur par l'omniarque du globe, et se trouver
père de l'héritier ou héritière du sceptre familial universel n° 3. Cette chance est de
loterie autant que de mérite ; car elle repose en partie sur la beauté qui est pour
chacun loterie de formes, faveur de nature et non mérite acquis.
En considérant qu'Irus peut avoir des prétentions aux 10 sceptres du monde ;
que toute femme pauvre peut avoir les mêmes prétentions, puisque les sceptres
sont masculins et féminins dans tous les degrés (II), on concevra que les êtres les
plus pauvres aiment un pareil ordre, et approuvent cette échelle de souverainetés
dont quelqu'une doit échoir sinon à eux, au moins à leurs enfants ou amis. C'est un
espoir que chacun est fondé à nourrir, et sans se faire illusion ; car si l'on n'atteint
pas les souverainetés omniarcales (table, 629), on peut obtenir celles de n°
inférieur (table, II), notamment les bas degrés 1, 2, 3, qui n'exigent qu'une célébrité
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 672
locale et vicinale, puisque le degré 3 ne dépend que des suffrages d'une douzaine
de cantons ; le degré 2, que de 3 à 4 cantons ; le degré 1, que de la seule Phalange.
Par suite de cette chance de souveraineté flatteuse pour tout le monde, on verra
tout le peuple payer avec joie (II), ou, pour mieux dire, souscrire avec joie l'impôt
des souverainetés, tout-à-fait insensible pour lui. Cet impôt n'étant point déboursé
individuel, mais prélèvement fait dans chaque Phalange, avant la répartition
annuelle, chacun peut espérer, soit en sa faveur, soit en faveur de ses proches ou
amis, l'un des gros lots qu'on forme de cet impôt.
Par exemple, qu'un enfant soit nommé haut roitelet, haute roitelette du globe,
ne reçut-il qu'un traitement d'un demi-franc, ce serait dès à présent 300,000 fr. sur
600,000 Phalanges, et 1,500,000 ou 2,000,000 fr. quand le globe sera porté au
complet de 3 à 4 millions de Phalanges. Une telle fortune, pour un enfant de 13 à
14 ans, est déjà bien magnifique ; elle sera moindre dans les degrés 12, 11, 10, etc.,
mais encore suffisante à stimuler le peuple qui est bien plus joueur de loterie que
les gens riches, plus enclin à se repaître d'espoir de fortune immense, pour peu
qu'il y ait possibilité de succès : aussi joue-t-il à la loterie la chance du terne, qui
est des plus mauvaises, comportant lésion de moitié pour le joueur.
Le régime des souverainetés graduées sera donc pour le peuple une loterie
perpétuelle dont il souscrira l'impôt avec joie, impôt que je n'estime qu'à un 48e des
bénéfices annuels de chaque Phalange.
D'après le penchant de chacun à s'exagérer le mérite de ses enfants, tel père qui
aura échoué dans l'obtention d'une ou plusieurs souverainetés, ne doutera pas que
son fils ou sa fille n'y réussissent. Elles plairont donc même aux plus sots des
hommes, à ceux qui n'auront pas été en état de se mettre sur les rangs : chacun
d'eux sera persuadé que ses enfants, par les ressources de l'esprit ou le charme de
la beauté, vont s'élever à quelqu'un des trônes suprêmes , ou du moins des hauts
degrés 8, 9, 10, 11,12.
Voilà, sur le problème qui nous occupe, sur le ralliement affectueux du peuple
aux grands, un aperçu de solution : il est déjà évident que le peuple aimera les
souverainetés, et voudra par passion payer l'impôt qui y est affecté ; impôt prélevé,
non déboursé, très-insensible pour qui jouit d'un ample minimum. Comment après
cela n'aimerait-il pas les souverains et magnats qu'il verra se confondre avec lui
dans les travaux attrayants des Séries pass., y soutenir cabalistiquement ses
rivalités, l'appeler, dans les repas de festivité de la Série, à leur table où sa
politesse le rendra admissible ? De tels souverains et magnats seront aussi aimés
du peuple, qu'ils doivent l'être peu quand il ne les connaît que par les garnisaires,
les rats de cave et les droits féodaux.
Pour mieux juger de l'influence des souverainetés graduées sur le peuple et de
son enthousiasme pour cette foule de dignités, on peut en étudier l'effet dans les
deux degrés pivotaux, CARACTÉRISME Y et FAVORITISME , qui prêtent bien
davantage aux illusions paternelles et personnelles. Cet examen sera le sujet de la
Note H. (Voyez page 742).
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 673
rois, quand nous voyons le Roi opérer conformément à nos désirs : c'est un charme
dont on jouit constamment en Harmonie.
En effet, tout homme qui serait maître absolu du globe entier, s'occuperait à
tout pacifier, établir un régime qui assurât le calme présent et à venir, le bon ordre
des cités et familles, des relations industrielles et administratives : tel sera le règne
sociétaire : sa permanence et ses bienfaits seront garantis pour une période estimée
septante-cinq mille ans. Chacun régnera donc spéculativement sur le globe entier,
en y voyant dominer l'ordre de choses qu'il préfère, celui qu'il établirait s'il était
maître absolu.
C'est une jouissance qu'aujourd'hui nul souverain ne peut se procurer, même
dans son royaume ; il ne la goûte ni en matériel ni en politique. Tout souverain
voudrait voir les dilapidations réprimées, les factions éteintes, le trône bien garanti
à sa dynastie, les sujets sincèrement affectionnés, l'empire bien à l'abri des
conquêtes ; aucun d'eux n'a sur ces divers points le quart des garanties qu'il peut
souhaiter. Il en est de même en matériel : qu'un prince désire voir les forêts
restaurées, les marécages desséchés, les montagnes reboisées, il rendra cent
ordonnances qui n'aboutiront à rien. Et, dès la première année de l'Harmonie, il
verra 900 millions d'hommes occupés à satisfaire tous ses vœux sur ces divers
points.
D'après cela, est-il raisonnable de demander si les princes voudront consentir à
la création de tels et tels fonctionnaires ? Ils voudront tout ce qui sera nécessaire au
soutien du bel ordre social qui contentera tous les désirs ; et convaincus que la
stabilité de cet ordre dépend du plein essor de chacune des douze passions, ils
n'auront garde d'en vouloir entraver aucune, surtout l'ambition, qui est la rectrice
principale, et l'on peut dire la plus magnifique des passions cardinales.
Aucune autre ne fournit des ralliements si grandioses, des liens si sublimes que
ceux expliqués dans la note H et dans l'article protection fédérale inverse. L’amour
et le famillisme nous en donneront de plus gracieux ; mais c'est dans les
ralliements d'ambition qu'éclate la grandeur des inepties sociales de la raison
civilisée, dite philosophie. En outrageant les passions, la plus savante œuvre de
Dieu, n’est-elle pas l'écho de
Ces noirs habitants des déserts,
Insultant par leurs cris sauvages,
L’astre éclatant de l'univers ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 675
juges et le procès, il l'accordera d'autant mieux pour capter des armées, et s'élever
au trône du monde, affaire de toute autre importance qu'un procès.
Quelle carrière pour des femmes aimables dont l'empire est si borné
aujourd'hui ! Mais, dans cette élection de favoris, la beauté n'est pas le seul arbitre
des choix ; il faut exciter un enthousiasme quelconque. Madame de Staël, sans être
belle, avait tout à point les qualités propres à capter le suffrage de favoritisme
général. Elle aurait parcouru quelques armées, où le charme de sa faconde, joint au
relief de ses écrits, aurait décidé en sa faveur le vote de la majorité des Phalanges
du globe.
À défaut de globe entier, on peut tenter de moindres conquêtes, charmer au
moins un petit empire comme la France, 9e degré, (II). N'obtînt-on que la faveur de
sa Phalange, c'est déjà un lot d'autant plus propre à enthousiasmer les Français, que
dans cette branche d'élections l'on se piquera d'agir à la française, juger sans raison
et selon le pur caprice.
Parmi nous, des favoris ou favorites, tant du prince que de l'opinion, ne sont
point des êtres intéressants pour l'industrie ; ils le deviennent en Harmonie, où
cette fonction est un stimulant très-actif dans les travaux de série ou d'armée.
Quiconque aspire au favoritisme hante les grandes réunions d'industrie passionnée,
et cherche à y répandre le charme. Les harmoniens étant sans cesse au travail, ce
n'est que là qu'on peut les courtiser en masse. La phalange se passionne pour celui
ou celle qui sait animer les grandes réunions ; il devient d'abord favori de Phalange
ou de vicomté (II) ; puis, par degrés, favori de comté, de marquisat, de royaume,
d'empire, de césarat, etc.
On sait combien les pères se font illusion sur le mérite de leurs enfants ; l'ourse
de la fable trouve ses petits beaux et mignons : tout père, toute mère porte pareil
jugement sur le physique et le moral de ses enfants ; dès lors tout le peuple en
Harmonie se berce du charme de voir ses enfants promus aux trônes de
favoritisme. L’illusion est bien autrement forte sur les trônes de caractérisme Y,
dont nous allons parler : elle existe de même sur les 8 sceptres de quadrille.
On conçoit par là que le peuple d'Harmonie veuille foule de rois, d'empereurs
et sceptres de tous les titres et de tous les degrés. Ses enfants, dit-il, parviendront à
ce rang ; il n'en doute nullement ; c'est pour lui un prestige de loterie d'autant plus
louable qu'il n'a rien de ruineux, rien de trompeur ; qu'il excite le père à stimuler
l'enfant dans ses études, et qu'il affectionne le peuple aux grands et aux princes,
tous aimables pour lui, car il ne les connaît que par les bénéfices qu'il recueille de
leurs fonctions.
Ce charme est surtout remarquable dans la souveraineté de titre caractériel, au
sujet de laquelle chacun peut s'élever bien haut, en fait d'illusion, et voir le
souverain présomptif du globe dans un enfant qui n'est pas encore né, ou qui est au
berceau ; y voir dès l'âge de 7 ans un omniarque légal. Expliquons l'énigme.
Les caractères nous sont distribués par la nature, en titre fixe, que l'éducation
ne saurait changer : elle peut leur donner un vernis, des formes quelconques, sans
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 677
Un caractère de haut degré est don de nature et non pas d'éducation. La nature
en distribue la quantité nécessaire à la régie passionnelle d'une Phalange : elle
sème AU HASARD, sur 811 enfants, les 810 titres de caractères internes. (Je dis 811,
parce qu'il en faut quelques-uns de titres plus élevés pour la régie externe, qui
emploie à peu près 1 sur 2,000.)
L’Harmonie ayant des méthodes fixes pour découvrir le degré de chacun, l'on
est sûr qu'il n'y aura ni erreur ni faveur dans ce classement : dès lors toute femme
enceinte peut se dire : Je suis peut-être enceinte d'un omniarque pivotal du globe,
ou d'un degré éminent dans les hautes régies (II), ou tout au moins d'un pentatone
qui aura, par droit de nature, la régie passionnelle de sa Phalange ; il en sera le
premier personnage en hiérarchie harmonique, et jouira des dividendes et
bénéfices attachés à ce rang.
Cette idée est pour le peuple une loterie d'autant plus charmante, qu'on y gagne
sans y rien jouer. Nous raillons sur le théâtre un nigaud nommé Jocrisse qui,
n'ayant rien mis à la loterie, va voir les numéros sortis, pour savoir s'il a gagné. On
lui dit : « Imbécile, comment pourrais-tu y gagner, tu n'y as rien mis ? » À quoi il
répond : Eh ! que sait-on ? L’HASARD.
Chacun, en paternité harmonienne, jouira de la chance miraculeuse qu'entrevoit
Jocrisse, gagner par effet du hasard, sans avoir rien joué. En effet, il faudra bien
que ces nombreux officiers caractériels, dont les brevets sont distribués AU
HASARD par la nature, soient engendrés de quelqu'un. Tout homme ou femme, en
cas de paternité, aura des espérances bien fondées dans cette loterie qui ne coûtera
rien à personne ; on risquera tout au plus de n'y rien gagner, et jamais d'y perdre
une obole.
À ne spéculer que sur l'intérieur de sa Phalange, on voit déjà que, sur 810
naissances, il y a 234 lots d'officiers et sous-officiers caractériels, dont 176 sous-
officiers et 58 officiers ; toutes fonctions qui rapportent un bénéfice en dividende
caractériel. Que d'espoir pour une femme pauvre dans sa grossesse, que d'illusions
fondées ! Pourrait-on imaginer une loterie plus séduisante pour la classe populaire,
surtout quand on envisage la chance de procréer les hauts titres, des officiers de
province, de région, de royaume, d'empire, enfin du globe entier ?
Ainsi se trouvera utilisée la passion des loteries, si violente chez le peuple : elle
interviendra en Harmonie, non pour le pousser traîtreusement à sa ruine, selon les
suggestions de la fiscalité ; mais pour l'attacher à l'ordre établi, aux grandeurs, aux
souverainetés qu'il ne possédera pas, et dont il pourra espérer, pour sa progéniture,
des omniarchies, duarchies, triarchies du globe. Plus un homme est pauvre en
Harmonie, plus il tient à la conservation des nombreuses dignités qu'il espère pour
ses enfants ou petits-enfants ; la longévité des harmoniens leur garantissant
l'avantage de voir peut-être 7 générations.
Un monarque du titre familial qui est le seul héréditaire, ne pourra pas plus
jalouser les neuf autres souverainetés, qu'il ne jalouse aujourd'hui ses propres
ministres, chargés de fonctions dont il ne veut pas se charger lui-même. Ces neuf
classes de souverains, dont huit électives et une naturelle, seront, par le fait, les
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 679
FIN DE LA NOTE H.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 681
CHAPITRE VII
Quadrille des ralliements de famillisme.
exercé, et dont il peut, par ses conseils, soutenir les prétentions de supériorité. Il est
pour elles ce que serait un vieux pilote dans une tempête où les jeunes marins
sentiraient leur insuffisance, et le conjureraient de les aider.
Cette affection cabalistique des jeunes gens pour les vieillards ne saurait
s'établir dans l'état actuel, où on ne travaille que par besoin, par contrainte et non
par attraction. Le jeune ouvrier qui gagne un modique salaire, s'inquiète fort peu
des revers du maître instructeur, il s'en réjouit, par vengeance d'un refus essuyé sur
l'augmentation de solde ou sur l'avancement. L’enfant qui va aux écoles par ordre
de parents, n'aime pas un régent dont il voudrait déserter les leçons.
Ainsi, la vieillesse aujourd'hui devient odieuse à la jeunesse, par influence du
travail et de l'étude qui, dans les Séries pass., établissent, des élèves aux maîtres,
une affection plus qu'amicale, un lien de paternité idéale, un véritable amour filial.
Il s'étend des individus à la masse, et fait naître chez toute la jeunesse un
enthousiasme collectif pour les vieillards ; véritable ralliement familial des
inférieurs aux supérieurs, effet de gratitude par lequel l'enfant adopte pour second
père celui qui ne l'est pas ; le lien est d'autant plus brillant, qu'il devient esprit de
corps chez l'enfance toute entière : ceci est adoption en essor inverse ; la
précédente, nommée continuatrice, est adoption en essor direct.
Après ces détails sur les emplois sociétaires de l’ADOPTION, il convient de
classer en quadrille ses deux procédés. Je représente par initiales C, A, les
éléments du lien familial, adoption et consanguinité.
Les deux qui précèdent sont les moins puissants du quadrille, et pourtant on en
sent vivement l'absence : il n'est pas un instituteur qui ne s'indigne de l'ingratitude
de la jeunesse. Quant à l'absence d'héritiers continuateurs, c'est un sujet de
jérémiades chez tous les pères. Leurs entreprises, leurs collections, seront
abandonnées ironiquement par des enfants ; le beau cabinet d'antiques, la
bibliothèque péniblement rassemblée, prendront le chemin de la friperie,
deviendront la proie du bouquiniste et de l'antiquaire. Les pères, dans leurs
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 685
passions industrielles, sont vraiment assassinés par leurs enfants. Que de lacunes
dans les prétendus charmes du lien de famille, que d'indices accusant la
civilisation, et soufflant à l'oreille de l'homme qu'il a manqué la voie des destinées
heureuses, et que l'état actuel de ce monde n'est qu'une lymbe sociale, dont
quelque découverte inespérée nous ouvrira l'issue !
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 686
CHAPITRE VIII.
Des Testaments harmoniens, et de leurs propriétés ralliantes.
legs dans un âge avancé, où il est rare qu'un harmonien soit pauvre : dans ce cas, le
testateur les doterait.
Un homme âgé de 150 ans, n'ayant d'ordinaire que deux ou trois épouses,
distribue à ses enfants qui, en cumulant les sept générations, peuvent bien s'élever
au nombre de 250, dont moitié vivants, selon la progression
aux 7/8es, qui en mouvement sont comptés pour le tout. D'ailleurs, ce 1/8e exclu
participera aux héritages de quelques autres magnats.
Dans un tel ordre social, si la Phalange contient 40 riches, tout pauvre les
considère en masse comme ses donateurs ; car il peut espérer de 35 entre eux une
portion d'hoirie, soit directement, soit indirectement ; et il devient partisan zélé des
gens riches, quand il peut se croire participant à l'hoirie de 35 riches sur 40.
C'est le point où il faut atteindre pour établir l'équilibre dans la passion de
famillisme, en faire une voie de ralliement affectueux entre inégaux. Il y a
équilibre partout où une passion est développée de manière à contenter la masse de
population, collectivement et individuellement.
La morale civilisée nous invite à nous considérer comme une famille de frères
[tous unis par l'amour du commerce et de la charte]. Plaisant verbiage ! Lazare,
jeune homme très-pauvre, peut-il considérer comme frère le riche patriarche
Ithuriel, s'il n'obtient pas de sa grande fortune la moindre parcelle, ni en héritage,
ni en prestations quelconques pendant sa vie ? Lazare peut, en Harmonie, espérer
ces avantages : il est peut-être des descendants directs, ou des adoptifs
continuateurs, ou des collatéraux, ou tout au moins des héritiers indirects, ceux de
ricochet : en attendant, Lazare se rencontre avec Ithuriel dans divers groupes de
culture, de fabrique, et dans les repas de corps que ce vieux magnat donne à ses
groupes, à titre de vétéran et doyen d'une industrie où il a brillé, dont il aime à
s'entretenir, à soutenir les cabales et prétentions.
Lazare qui, aujourd'hui, n'obtiendrait pas les miettes de la table de ce riche,
devient donc participant à sa fortune ; il aura pour lui des sentiments de frère, et de
même pour d'autres magnats de la Phalange, sur qui il fonde pareille espérance.
Quant à présent, Lazare peut-il ressentir quelqu'affection fraternelle pour des
égoïstes de qui il n'a rien à attendre ni au présent ni à l'avenir ?
Cet ordre ne s'établira point dans l'Harmonie hongrée, ni même dans les
premières générations d'Harmonie composée ; mais il est nécessaire de le décrire,
pour initier les lecteurs au calcul de ralliement, dont le thème est,
Que l'état sociétaire, en donnant à une passion le plus vaste développement,
l'essor en tous degrés de gamme (selon la table, III) est assuré d'en voir naître des
gages de concorde générale, et des ralliements entre classes les plus opposées.
La thèse appliquée aux familles est d'autant plus digne d'examen, que le groupe
familial est parmi nous le plus discordant des 4, et le principal foyer d'égoïsme.
Continuons donc à analyser ses relations dans l'ordre sociétaire, notamment en ce
qui concerne l'hoirie disséminée sur 7 générations.
Démontrons d'abord que le plaisir d'hériter, si rare en civilisation, devient en
Harmonie un charme périodique, et presqu'aussi fréquent que le retour des quatre
saisons.
Quelle que soit la longévité des harmoniens, il en meurt chaque année : ne fût-
ce que 16, il s'en trouvera,
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 689
2 de haute fortune,
3 de moyenne fortune,
4 de basse fortune, et 7 pauvres.
Chacun aura des parcelles d'hoirie à recueillir sur 4 des 16 défunts, et chacun
pourra recueillir au moins sur 14, y compris la chance des ricochets : dès lors les
héritages en Harmonie sont une aubaine périodique répétée plusieurs fois par an ;
elle s'étend aux pauvres comme aux riches, aux enfants comme aux pères. Il faut
bien cette périodicité d'héritage, dans un ordre de choses qui doit élever à l'infini
tous les plaisirs.
L’amour familial ne serait plus réciproque, s'il excitait à de viles spéculations
sur la mort du testateur. Aujourd'hui, l'homme qui jouit le plus du plaisir d'hériter
est celui dont les parents sont frappés d'une mort prématurée. En Harmonie, au
contraire, chacun voit les héritages se multiplier pour lui, en raison de la longévité
générale : il en résulte que chacun désire longue vieillesse à tous ceux dont il veut
partager l'hoirie. Effet assez inconcevable pour des civilisés, à qui le délai
d'héritage inspire une impatience dévorante, bientôt transformée en malveillance,
quand le détenteur est tardif à trépasser.
Cette soif d'héritages est entièrement calmée par la dissémination que je viens
de décrire ; elle habitue le jeune homme à recueillir annuellement des lots de
lignée ou d'adoption : la fréquence de ces récoltes le rend d'autant moins avide,
qu'il a très-peu de besoins en Harmonie où il trouve, sans dépense, la plupart des
plaisirs de son âge. Il s'habitue à considérer les héritages comme fruits successifs
dont on attend patiemment les récoltes consécutives. On n'est guère désireux de
raisins ni de pommes, quand on jouit de la cerise et de la fraise ; mais si on n'avait
dans le cours de l'année qu'un seul fruit d'une semaine de durée, on aurait
cinquante semaines de violente impatience : telle est la situation des héritiers
civilisés ; la chance est bien pire pour le grand nombre, qui n'a aucune hoirie à
espérer.
La jeunesse, en Harmonie, n'a rien de ce caractère ignoble et rapace des
légataires actuels qui, attendant tout ou presque tout d'un seul côté, sont réduits à
souhaiter la mort de celui dont l'existence prolongée les prive du total. Un
harmonien, recueillant chaque année quelque legs, patiente sans peine sur les
hoiries différées ; il les considère comme une réserve assurée ; il se plaît à voir
quelques patriarches prolonger leur carrière, amasser, grossir le trésor dont portion
lui est garantie. Il spécule sur cette réserve, comme un homme aisé sur les bois
dont il diffère la coupe, afin qu'ils gagnent en hauteur et maturité. Tel un héritier
harmonien souhaite, pour son intérêt même, la longévité des testateurs ; et lorsque
l'hoirie lui échoit, il peut dire avec sincérité : J'aurais désiré qu'elle fût différée de
20 ans. [Il les aime réellement.]
(Nota. L'affluence de dignités et fonctions publiques produit, en Harmonie,
même générosité chez tous les prétendants, aujourd'hui si impatients de la mort de
leurs supérieurs).
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 690
C'est donc dans la grande subdivision des héritages, et dans la coutume des 3 à
4 ordres de legs, ceux de lignée directe, ceux d'adoption industrielle, ceux de
collatéraux, ceux d'amis, amantes, etc., que réside le germe de ralliement entre les
jeunes héritiers et les vieux donateurs. Cette dissémination est impraticable hors de
l'état sociétaire : l'état civilisé, en forçant à concentrer les héritages sur un très-petit
nombre de tête, fait éclore de part et d'autre les germes de haine. S'il faut attendre
d'un seul point le tout ou majeure partie de son bien-être, le jeune homme, en butte
aux privations, ne peut pas aimer les détenteurs de son futur patrimoine.
Aussi tous les vieillards opulents de civilisation sont-ils plutôt haïs qu'aimés de
leurs hoirs ; ils le savent ; ils se défient d'eux et cherchent ailleurs des amis. Ils
sont d'autant moins aimés, que le lot est plus copieux. L'héritier se dissimule cette
ingratitude ; il se persuade qu'il ne les hait pas : mais est-ce aimer un homme, que
de lui souhaiter en secret un prompt départ pour le grand voyage ? Effet inévitable
des hoiries concentrées et limitées à un petit nombre de successeurs !
Ainsi l'ordre civilisé, en comprimant l'essor des passions, en les restreignant
dans un cercle étroit, transforme en germes de haine tout ce qui serait gage
d'affection dans le cas de vaste essor. Notre système social crée chaque père, dans
ses enfants, une troupe de conspirateurs intentionnels : ils le sont même
involontairement, et les exceptions confirment la règle. D'ailleurs, il n'y aura
jamais de franche piété filiale, tant que l'état des choses poussera à désirer prompte
jouissance de la succession, désir qui implique celui de la mort du père ou
détenteur de la proie convoitée. Les rois sont plus que d'autres sujets à cette
disgrâce, leur place étant, pour l'héritier, l'objet d'un violent désir.
Sur ce point la politique familiale se trouve, comme l'administrative, en état de
SIMPLISME ET FAUSSE POSITION (Ulter pause). Elle met aux prises les deux
ressorts, affection et intérêt. C'est vouloir que l'un des deux étouffe l'autre ; or, ce
ne sera pas, en civilisation, l'intérêt qui cédera le pas aux devoirs d'affection ; il
faut un mécanisme qui les concilie, et qui fasse trouver les convenances d'intérêt
dans la longévité même. Il n'est d'autre moyen que les hoiries disséminées en 3 ou
4 ordres ; effet résultant des deux conditions de Polygamie bissexuelle et longévité
septigénère. À ce prix, le descendant ressent pour l'ascendant une affection
COMPOSÉE, où le vœu de l'intérêt coïncide avec celui de l'amour filial, et milite
spéculativement pour la longévité.
Quelle cacophonie, quelle duplicité d'action dans tout le système des affections
familiales civilisées ! La fausseté en est si avérée, que chacun, après la mort d'un
père, félicite hautement et crûment le fils héritier sur ce qu'il va enfin jouir. Cet
ENFIN est synonyme du tandem custode remoto : on s'avoue nettement, après la
mort du père, que le fils était impatient de cette mort, comme le jouvenceau
d'Horace l'est du départ de son pédant.
À la vérité, ce n'est ni au fils, ni en sa présence, qu'on tient ce langage, mais en
son absence ; on raisonne sur ce ton dans les compagnies les plus morales, dans
celles où l'héritier viendra, un quart-d'heure après, jouer la comédie et assurer qu'il
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 691
aurait voulu que cette jouissance fût différée de 20 ans. On sait ce qu'il faut en
croire.
Je ne saurais trop accuser cet odieux mécanisme des hoiries concentrées, qui
excite l'héritier à souhaiter la mort du bienfaiteur, même d'un père, et à plus forte
raison d'un frère, d'un oncle, et d'un parent éloigné. Ainsi, le civilisé est poussé
dans la tombe par ceux mêmes dont il fera le bonheur : juste représaille de la
nature contre cet égoïsme paternel qui donne aux chefs de famille un cœur de fer
pour tout le reste du genre humain, et leur persuade qu'ils ne doivent de sollicitude
qu'à leurs enfants ! Si chacun est vertueux pour accorder sa tendresse à l'objet de sa
passion exclusive, il s'ensuivra qu'une dévergondée comme Messaline, une
empoisonneuse comme Locuste, seront des âmes sensibles, parce qu'elles sont
affectueuses pour leur enfant ou leur amant.
Il reste à parler d'un 2e ralliement en titre de consanguinité ; c'est le descendant,
du supérieur à l'inférieur, par les lignées en majorité.
Sur 1,600 individus dont se compose la Phalange, le patriarche Ithuriel est
parent de la majorité : en effet ses descendants vivants en ligne directe s'élèvent à
120 au moins ; ses adoptifs au même nombre ; total 240 : soit 200, formant le 8e du
canton ; en ajoutant les collatéraux de cette lignée directe, on aura au moins le
quadruple, 800 et 200 ; total 1,000 : c'est plus de moitié de la Phalange ; de sorte
qu'Ithuriel, par esprit de famille, est forcé à désirer le bien public, le bien de la
Phalange entière, dont les 5/8es sont ses parents, et les 3/8es sont d'anciens amis ou
jeunes co-sectaires en industrie, d'anciennes maîtresses ou leurs enfants. Cette
impulsion est ralliement descendant, établi du supérieur en âge à tous ses
inférieurs.
Ici, comme dans le régime des hoiries disséminées, le mécanisme devient
composé : le même esprit familial qui porte un civilisé à désirer le bien de sa
famille aux dépens du bien de la masse, portera Ithuriel à ne désirer que le bien de
la Phalange qui est en majorité sa famille, et en minorité son amie. Ici enfin
l'intérêt familial se trouve d'accord avec l'intérêt public dont il est sans cesse isolé
dans le mécanisme civilisé. Ce ralliement par majorité de lignée pourrait être le
sujet d'un ample chapitre, si le défaut d'espace ne me forçait à abréger. Il resterait à
ajouter, sur ce quadrille de liens familials d'Harmonie, quelques observations
générales qui seront mieux placées aux Post-alables.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 692
CHAPITRE IX.
Lacune de Ralliements d'amour.
La suppression de ces quatre articles est d'autant plus gênante pour moi, qu'ils
auraient désappointé les malins, portés à supposer qu'une théorie de libre amour est
une théorie d'obscénité.
À coup sûr toute liberté de ce genre serait, chez les civilisés, une source
d'impudicité et de dévergondage ; mais, en Harmonie, les quatre ralliements
d'amour sont des gages de sublimes vertus sociales, correspondant selon la table
suivante :
Tel est l'état où l'on réduit la belle théorie de l'équilibre passionnel, si, pour
complaire au préjugé, l'on en retranche le ralliement d'amour qui est, parmi les
quatre, le plus fort absorbant de l'intérêt, le plus puissant ressort d'union entre les
inégaux.
J'ai décrit des concerts sociaux bien sublimes dans les trois autres cardinales, et
surtout dans l'ambition ; mais ils ne sont pas de nature à remplacer ceux qui
naissent de l'amour. C'est, parmi les quatre passions cardinales, celle qui fournit le
plus de liens : les beaux accords décrits ; aux chapitres de l'ambition, régularisent
la marche de l'intérêt ; ceux d amour (notés 759) ont un autre emploi, qui est
d'absorber l'intérêt : sous ce rapport, aucune autre des trois passions cardinales ne
peut suppléer aux lacunes en ralliement d'amour.
Prévoyant que je serais arrêté à ce chapitre, par les convenances morales, et que
cette lacune paralyserait tout l'exposé de la théorie, j'ai de longue main préparé le
lecteur à cet incident ; je l'en ai averti dès l'avant-propos.
Sans cette contrariété, je n'aurais pas eu besoin de tant de précautions ni de si
longs prolégomènes, pour former l'opinion du lecteur ; il a dû s'étonner souvent de
trouver dans le cours de l'ouvrage des détails qu'on pourrait juger hors-d'œuvre,
comme l'analyse du lien conjugal, aux Inter-Liminaires, et de la duperie des
savants (Interm., II).
Au premier coup d'œil on traite les accessoires de diatribes superflues, de
chevilles et redondances qui retardent l'exposé de la théorie ; il n'en est rien : ce
sont des digressions nécessaires pour rappeler sans cesse que le siècle n'est pas en
état d'entendre la vérité en étude de la nature, et qu'il faudra par cette raison le
priver des plus belles portions d'une théorie dont pourtant j'annonce la découverte
intégrale.
Pour convaincre le lecteur de la fausseté de ses jugements en étude de la nature,
je l'ai remontré, dès l'introduction, sur ce qui touche aux destinées matérielles
climatériques, dont j'ai traité dans la grande Note A. Elle traite de l'impéritie des
modernes en calcul d'harmonies physiques du globe. Lorsqu'on voit les esprits
faussés à ce point, sur des branches d'étude que le préjugé n'entraverait pas,
comment augurer quelque bon sens relativement aux études réprouvées, comme
celle des emplois du libre amour ?
En vain les présenterais-je comme tableaux des mœurs établies dans Saturne et
Herschel ; mœurs toutes favorables aux quatre vertus d'hospitalité, civisme, charité
et constance ; on n'amènerait pas la philosophie intolérante à capituler sur le
chapitre de la liberté amoureuse et des combinaisons qu'elle produit en tous degrés
de gamme (III). Il est donc force de mutiler la théorie, la réduire à des aperçus
partiels non susceptibles de lien général, ni de preuves complètes sur l'art
d'équilibrer en plein les passions de tous degrés.
Je continuerai, néanmoins, car il est des branches en régime sociétaire, entre
autres celle de l'industrie journalière, où l'on a peu besoin du secours que
prêteraient les ralliements d'amour. Mais en calcul d'équilibre passionnel général et
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 695
de répartition satisfaisante pour les trois facultés, capital, travail et talent, c'est
celui qu'il aurait été urgent de décrire avant de passer au grand problème de la
répartition.
Il est aisé de reconnaître que l'amour est la passion la plus puissante en
mécanisme de ralliements : déjà, parmi nous, il sait créer subitement des liens
entre un roi et une bergère, entre une princesse et un simple soldat : les trois autres
affectives peuvent bien, par fois, opérer des rapprochements entre inégaux ; mais
non des ralliements aussi forts, aussi subits.
C'est donc l'amour qui possède par excellence la propriété de ralliement, et c'est
de lui qu'on tirera les plus puissants leviers, soit pour le rapprochement et
l'affection entre inégaux, soit pour l'art de concilier les antipathies naturelles ou
accidentelles. Mais le préjugé si complaisant sur les obscènes peintures d'un sérail
turc, sur les mœurs immondes ou atroces des Barbares, ne veut pas admettre le
tableau des amours d'un peuple libre et décent, d'un régime satisfaisant pour tous
les âges, où la vieillesse trouverait l'art de s'affranchir des vils moyens de
séduction pécuniaire ; où la jeunesse trouverait dans le calcul de sympathie
occasionnelle, des milliers de charmes inconnus en civilisation.
Ces mœurs honorables sont réprouvées par l'ombrageuse philosophie : je lui
cède le pas, en supprimant la théorie des ralliements sur laquelle je n'ai fait que
préluder. Je ne doute pas que les auteurs de cette lacune ne soient les premiers à se
plaindre de mon extrême circonspection.
Entretemps : on peut les remontrer sur la marche vraiment illibérale qu'ils ont
donnée aux amours civilisés : on n'en voit naître que des liens d'égoïsme suivis
d'un oubli complet. Tel couple s'est adoré avec grand étalage de passion, et peu de
temps après les deux individus engagés en d'autres liens, soit de mariage, soit
d'amour, sont aussi indifférents, aussi étrangers l'un à l'autre, que s'ils ne s'étaient
jamais connus. Ingratitude provoquée par la morale, qui déclare champions de
vertu ceux qui oublient, pour une épouse, tout lien antérieur. Même dépravation
dans l'opinion. Elle prône ceux qui, oubliant toutes les maîtresses passées, leur
refusent tout secours, et ne considèrent que la dernière en date.
Cet égoïsme sanctionné par la philosophie conjugale est l'opposé du but de la
nature, qui veut créer des liens nombreux et stables dans les 4 branches d'affection.
Que l'amour soit tout entier pour la dernière venue, cela n'importe ; mais l'équilibre
social exigera qu'on maintienne des liens entre amants qui se seront quittés.
L'usage sera de se titrer en héritage, lorsque les amours auront eu quelqu'éclat, soit
en passion, soit en durée. Aussi les hoiries d'amour joueront-elles un grand rôle
dans la 3e portion de 1/4 ou 1/3, donnée aux affections autres que celles de
consanguinité ou d'adoption.
Les courtisanes, par instinct, devinent le vœu de la nature ; elles se font doter et
pensionner ; elles ont raison : si la flamme était si ardente, au dire de l'amant, n'est-
il pas juste qu'il en reste quelque chose, ne fût-ce que pour l'honneur des serments
tant prodigués ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 696
Le titre d'hoirie une fois concédé en Harmonie n'est plus révoqué. Une telle
action serait infâme ; la maîtresse régnante s'en ombragerait, et craindrait, avec
raison, d'essuyer le lendemain pareille avanie. En même temps, la cour d'amour
notifierait à l'égoïste révocateur, qu'il n'est plus admissible à ses séances. Une
quarantaine de Séries industrielles qu'il fréquente, lui notifieraient que son nom est
voilé sur le tableau, et qu'entaché par un procédé civilisé, il ne sera admis aux
séances de Série qu'avec un crêpe jaune au bras.
Les hommes étant titrés en hoirie par les femmes, l'amour devient pour les
deux sexes une belle chance d'héritages ; il est même probable qu'il figurera pour
un quart en concurrence avec les descendants, les collatéraux et les adoptifs. On
n'aura que très-peu d'amis à titrer en hoirie ; les amis, s'ils sont jeunes, ont les 4
chances précitées, et, s'ils sont vieux, ils se trouvent d'ordinaire enrichis par
lesdites hoiries et les bénéfices industriels.
Les liens d'hoirie en amour d'Harmonie sont de divers degrés, dont le principal
est le PIVOTAT, ou lien de constance composée, amour ommmode qui
s'amalgame avec tous les autres. On appelle pivotale, une affection qui broche sur
le tout, à laquelle on revient périodiquement, et qui se soutient en concurrence
avec d'autres amours plus nouveaux et plus ardents.
Tout caractère de haut titre, bien équilibré, doit avoir en Harmonie des amantes
pivotales ou amants pivotaux, non compris le courant, c.-à-d. les amours de
passions successives, et le fretin ou amours de passade, qui sont très-brillants en
Harmonie, vu les passages de légions d'un et d'autre sexe. Ils donnent lieu à tous
les couples d'amants de conclure des trêves de quelques jours, lesquelles trêves ne
sont point réputées infidélité, pourvu qu'elles soient régulières, consenties
réciproquement après coup, et enregistrées dès le lendemain de la variante, en
chancellerie de la cour d'amour, afin de démentir l'intention de fraude cachée.
Ces coutumes, je le répète, sont celles de la planète Herschel, qui, n'étant point
honorée des lumières de la philosophie ni des maladies siphyllitiques, suit en
amour des usages fort opposés aux nôtres : tel est le pivotat cité plus haut, qui
donne lieu à de très-beaux ralliements, et qui est appui de la constance simple,
seule connue parmi nous.
La civilisation ne s'est élevée à aucune étude sur le simple et le composé en
amour, sur les belles combinaisons sociales dont l'amour composé est susceptible
quand il module en tous degrés de gamme (III). De cet oubli résulte une plaisante
bizarrerie ; c'est d'avoir ennobli la populace amoureuse, les titres bourgeois et
solitones, et d'avoir avili les officiers passionnels (p. 744), les polytones, qui sont
seuls aptes aux régies de Séries amoureuses. Par suite de cette subversion
hiérarchique, le système des amours en civilisation est le pur jacobinisme érotique,
la souveraineté du peuple passionnel, c'est-à-dire de tous les bas titres caractériels,
et l'avilissement de tous les hauts titres ou âmes susceptibles de liens grandioses, et
d'aptitude à la direction générale. C'est un mécanisme dont l'examen sera des plus
curieux.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 697
Un indice de cette subversion est l'opinion régnante sur les deux principes ou
éléments d'amour (702). Lubricité et Céladonie. On feint de dégrader le premier, le
matériel, qui pourtant domine exclusivement ; puis on feint de considérer le 2e, le
spirituel, qui est non-seulement ridicule par le fait, mais inconnu, confondu avec
des duperies sentimentales et visions comme celles de la TANTE AURORE. Faute
d'étude sur l'élément spirituel, on n'a pu ni découvrir les belles combinaisons qu'il
peut produire, comme l'Angélicat et le Faquirat (759), ni constater l'état insocial et
dépravé des amours civilisés, où règne le plus vil égoïsme, la provocation légale à
l'ingratitude. Mais brisons sur ce sujet, puisqu'il a été convenu de le passer sous
silence.
(NOTA). En terminant sur les ralliements, observons qu'il eût fallu traiter de
celui de haute transition, donné par les propriétés politiques du vestalat.
Négligeons ce sujet ; il faudrait, dès cette 1re livraison, 4 volumes au lieu de 2, si je
voulais entrer dans les détails méthodiquement nécessaires.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 698
cours aux leurs (voyez l'Ultra-Pause) : un mécanicien social doit donner cours à
toutes les passions, sauf à régulariser leur marche par des contre-poids qui ne
peuvent avoir lieu que dans l'état sociétaire.
3°. Alimenter l'essor en tous degrés (table, III) ; opérer sur des matériaux
assortis en tous échelons. C'est la méthode suivie dans les Phalanges ; elles se
forment un arsenal de matériaux, un clavier à 810 caractères (p. 744), distribue par
Séries où se classent les variétés et les gradations, de manière à former une échelle
complète, un magasin où l'on ait la faculté de puiser des doses quelconques de
chaque titre, et procéder méthodiquement à la formation et à l'engrenage des
accords passionnels.
Ces 3 principes ont été exposés dans le cours de la 7e section, il convient de les
rappeler aux étudiants, en les combinant avec la règle déjà posée (711), ce qui
donne une gamme de sept principes, savoir :
4 relatifs au mode (711) :
3 relatifs aux leviers, ci-haut (765) :
Principe fondamental, les Séries pass.
Au lieu de discuter sur ces développements vastes et méthodiques, nos théories
civilisées veulent réduire chaque passion au plus faible essor, borner l'ambition
aux petits bénéfices, au mépris des places lucratives restreindre l'amour à une
même femme pendant la vie entière.
Il faut enfin s'entendre sur ces chimères de modération ; elles se trouvent
confondues lorsqu'on les met en parallèle avec les vrais équilibres que je viens de
décrire, et qui se fondent sur des contre-poids et non sur des répressions.
Les accords passionnels, nommés ralliements, naissent de passions
immodérées, insatiables dans leurs désirs : on a vu qu'il faut, en Harmonie
d'ambition, convoiter des trésors immenses, aspirer aux divers sceptres du monde :
qu'il faut en Harmonie de famillisme, étendre le lien à l'infini, par la polygamie
masculine et féminine ; absorber l'égoïsme familial, dans les ramifications
nombreuses de la parenté et des héritages (sauf organisation sociétaire par Séries
pass.)
Les sophistes n'ont admis le principe de VASTE ESSOR que sur la seule amitié.
La philosophie veut faire de tout le genre humain une grande famille de frères et
amis ; mais elle ne veut tolérer que l'essor le plus médiocre en ambition, en amour,
en famillisme.
Remarquons ici leurs inconséquences en théorie et en pratique ; et d'abord en
théorie. Que signifie cette prétention de donner plein essor à telle passion, et de
réduire telle autre au plus faible développement. C'est accuser Dieu d'impéritie ;
prétendre qu'il a eu tort de créer telles ou telles passions ; qu'il devait les supprimer
ou les réduire au quart de leur intensité, pour complaire à Platon et Sénèque.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 700
établir dans les relations sociales une générosité universelle, il suffira de donner
aux amours la plus grande extension possible, sauf la règle de développer les deux
ressorts (702) et éviter les amours simples, purement matériels ou faibles en
illusion, ne laissant après eux aucun lien capable d'exciter la générosité.
Il résulte de ces aperçus, que l'équilibre passionnel dont on a tant raisonné dans
notre siècle, n'est point une science arbitraire comme celle des Platon et des
Sénèque : il repose sur des règles fixes, que j'ai dans ce résumé réduites au nombre
de trois pour en faciliter le souvenir.
Si ces règles ne sont pas observées, ainsi que la condition primordiale
d'Association par Séries contrastées, les passions deviennent l'image d'un orchestre
d'instruments discords qui fausseraient à qui mieux mieux, et dont les auditeurs
s'écrieraient : Arrêtez les violons, réprimez les basses, modérez les flûtes, etc. Ce
n'est pas ainsi qu'on procède pour atteindre à l'Harmonie : il faut bien accorder les
instruments, et les diriger en jeu combiné, chacun selon ses emplois indiqués en
partition ; après quoi il n'y aura rien à réprimer.
Tel doit être le jeu des passions : Dieu n'a pas crée ces ressorts de mouvement
pour les réprimer ; il veut au contraire leur donner l'essor le plus actif, sauf les
emplois indiqués par synthèse de l'Attraction, et sauf à en régulariser la marche par
les contre-poids dont la théorie nous restait à découvrir, et dont je viens de donner,
sous le nom de ralliement, un aperçu qui relègue au rang des visions toutes les
billevesées de modération.
ULTER-PAUSE.
plaignent déjà du carême, qui établit cette gêne pendant six semaines : ici la
philosophie va plus loin ; elle veut régler la nourriture pendant tout le cours de
l'année. Mais voyons ses statuts en cuisine.
« Quelle honte, disait-il, que les hommes les plus élevés fassent consister leur
grandeur dans les ragoûts par lesquels ils amollissent leur âme et ruinent
incessamment la santé de leur corps ! Il faut donc, ajoute Mentor, borner vos repas
aux viandes apprêtées sans aucun ragoût ; c'est un art pour empoisonner les
hommes. » Tout doux, seigneur Mentor ; on vous citera tels individus qui ne
peuvent se nourrir que de ragoût, même à déjeûné. Voilà bien les moralistes : ils
veulent non-seulement soumettre à leurs caprices tous les esprits, mais, qui pis est,
tous les estomacs.
« Le roi Idomédée (en vrai ami des saines doctrines) retranche donc tous les
ragoûts, et Mentor retranche ensuite la musique molle et efféminée qui corrompait
toute la jeunesse. Il borne la musique aux fêtes, dans les temples, pour y chanter
les louanges des dieux et des héros. » Voilà de saines doctrines musicales :
défendons tous ces chants efféminés des Grétry, des Sacchini : n'admettons que les
musiques mâles, comme la Carmagnole et le Tragala, si nous voulons être au ton
de la morale douce et pure.
« Il défendit très-sévèrement la magnificence des maisons, et voulut que
chaque maison un peu grande eût un péristyle. » Y pensez-vous, seigneur
Fénélon ? un péristyle est une magnificence très-coûteuse. Voilà bien les
moralistes : coûte qui coûte, ils veulent que chacun se conforme à leurs goûts, et
un philosophe qui aura bâti un péristyle, ordonnera à tout citoyen d'en bâtir autant.
Celui-ci veut « que chaque maison ait de petites chambres pour les personnes
libres ». Pourquoi dans un pays très-chaud comme Salente (état de Naples), ne pas
permettre les grandes chambres salubres et bien aérées ? Mais notre moraliste aime
les petites chambres ; il faudra que chacun se confine comme lui dans un réduit,
tout en faisant l'énorme dépense d'un péristyle, qui suppose colonnes ou pilastres.
L’article d'où j'extrais ces sornettes ne s'étend qu'à une huitaine de pages, ce
qui rend les contradictions d'autant plus plaisantes, qu'elles ne sont souvent qu'à un
feuillet de distance, comme les suivantes, fort digne de l'attention des commerçants
et économistes.
« Il faut régler l'étendue de terre que chaque famille pourra posséder ; il ne faut
permettre à chacune, dans chaque classe, que l'étendue de terre ABSOLUMENT
NÉCESSAIRE pour nourrir le nombre de personnes dont elle est composée... »
(C'est la loi agraire, l'arrière-secret de la morale douce et pure.)
« Si l'on a planté trop de vignes, il faut qu'on les arrache ; le vin est la source
des plus grand maux parmi les peuples. Que le vin soit donc conservé comme une
espèce de remède, ou comme une liqueur très-rare, qui n'est employée que pour les
sacrifices. » (Et ailleurs il dit) « qu'on n'admette que le vin du pays. »
Ne garder du vin que pour les burettes !!! Voilà un moraliste bien endiablé
contre les ragoûts et le vin : comment s'accordera-t-il avec Horace et Anacréon, et
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 704
même avec les sacrificateurs ou prêtres, qui ne sont point d'avis qu'on limite aux
burettes l'usage du vin ; ils aiment assez avoir du vin sur table : mais procédons au
recueil des contradictions que notre moraliste va articuler, dès les pages suivantes,
contre son précepte de loi agraire et destruction des vignes.
« D'ailleurs, la liberté de commerce était entière à Salente : bien loin de le
gêner par des impôts, on promettait une récompense à tout marchand qui pourrait
attirer à Salente le commerce de quelque nouvelle nation. »
Eh ! sur quoi commercera-t-on dans un pays qui, ne cultivant que la quantité de
terre ABSOLUMENT NÉCESSAIRE pour nourrir son peuple, n'a pas de superflu à
exporter ? Un pays qui, arrachant les vignes et n'admettant que les vins du cru, ne
peut acheter ni vins étrangers, ni liqueurs, également prohibées, et qui défend
toutes marchandises de pays étranger, pouvant introduire le luxe et la mollesse ;
un pays où le savant politique Mentor « RETRANCHA un nombre prodigieux de
marchands qui vendaient des étoffes façonnées de pays éloignés ; des broderies,
des vases d'or et d'argent, avec des figures de dieux, d'hommes et d'animaux ; des
parfums, de beaux meubles, etc. » (Mentor a ordonné plus haut de rassembler tous
les meubles somptueux et de les vendre aux Peucètes, pour éviter la corruption et
la renvoyer charitablement chez les voisins.)
Après tant de prohibitions, je ne vois pas sur quoi on pourra commercer dans
une contrée qui ne veut rien acheter de l'étranger, et qui, n'ayant que les cultures
absolument nécessaires, n'a rien a donné en échange, rien à livrer au commerce
extérieur.
Cet obstacle n'embarrasse pas notre moraliste, et il va d'un trait de plume créer
dans Salente un commerce plus immense que celui de Londres : écoutons.
« Ainsi les peuples y accourrent bientôt en foule de toutes parts : le commerce
de cette ville était semblable au flux et reflux de la mer : les trésors y entraient
comme les flots viennent l'un sur l'autre : la firanchise, la bonnefoi, la candeur
semblaient, du haut de ses superbes tours, appeler les marchands des pays les plus
éloignés ; chacun d'eux vivait paisible et en sûreté dans Salente. »
Holà, Seigneur Fénélon ! vous avez dit plus haut qu'on retranchait, c.-à-d.
qu'on excluait et pourchassait tous ceux qui vendaient les étoffes de pays éloignés,
les vins, liqueurs, parfums, vases, meubles étrangers : que pouvaient donc faire à
Salente ces marchands qui apportaient les trésors comme les flots viennent l'un sur
l'autre ? Les marchands ne viennent pas pour la promenade, et ne livrent leurs
trésors qu'à bonnes enseignes. Ils ne pouvaient pas vendre aux Salentins des
subsistances, puisque Mentor avait pris des précautions pour que chaque famille
en produisit le nécessaire : on pouvait encore moins vendre aux Salentins des
étoffes même d'utilité, puisque Mentor avait employé aux arts nécessaires, comme
draperie et toilerie, tous les ouvriers qui servaient aux arts pernicieux : ces
navigateurs ne vendaient pas des épices dans un pays qui proscrivait les ragoûts,
ainsi que toutes les productions lointaines et riches : le pays ne buvait que du vin
du cru : sur quoi donc commerçaient ces légions de marchands qui apportaient les
trésors comme les flots viennent l'un sur l'autre ? Venaient-ils faire emplette de
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 705
Un célèbre fabuliste blâme les médecins, Tant pis et Tant mieux, d'ouvrir deux
avis contradictoires dont le malade est victime. Ces médecins ont au moins
l'excuse de la dualité d'individus. Ici le moraliste étant seul ne devrait avoir qu'une
opinion, et il en a non pas deux, mais trois bien distinctes : en effet,
1°. Il veut d'abord faire arracher les vignes, source des plus grands maux ; n'en
laisser que pour les sacrifices religieux, contre l'avis des prêtres mêmes, qui ne
sont pas fâchés de voir du vin sur table.
2°. Après avoir condamné l'usage du vin, il excite le roi à donner l'exemple de
boire chaque jour, à l'ordinaire, du vin agréable et fort : c'est vouloir que le roi
invite à l'immoralité, puisque le vin et les ragoûts sont la source des plus grands
maux.
3°. Oubliant ses diatribes contre le vin, il finit par changer les ruisseaux en vin
délicieux comme du Nectar, dont les paysans ne manqueront pas de se gorger au
point de tomber morts-ivres et se livrer dans l'ivrognerie à tous les départements.
Toutes ces contradictions sont applaudies moyennant le passe-port de morale
douce et pure. Un écrivain sensé et non philosophe aurait adopté une seule
opinion, un parti raisonnable, comme de permettre qu'on bût modérément du vin,
chose assez nécessaire au cultivateur, sous un climat brûlant comme celui de
Naples.
Fénélon, dans un autre chant de son livre, fait l'éloge des douze présents de
Bacchus pour charmer les soucis des hommes : pourquoi vouloir en priver le
cultivateur qui en a besoin, non pour se charmer, mais pour prévenir des maladies
et réparer ses forces épuisées par les feux de la canicule ? Un pauvre moissonneur
brûlé pendant une journée par le soleil de Naples aurait besoin d'un peu de vin
pour se soutenir : il n'en aura point ; cela ne convient pas à la morale : il faut que
les moissonneurs deviennent philosophes, qu'ils s'exposent à une bonne fièvre,
plutôt que de se restaurer par un verre de vin ! risum teneatis.
Le TÈLÉMAQUE est vanté comme oracle des saines doctrines de l'éducation
philosophique : je n'y vois, ainsi que dans tous les livres de morale, qu'un tissu de
fadaises faites pour fausser l'esprit des jeunes gens, les conduire à la déperdition
s'ils suivent seulement le quart de ces préceptes, que tout père a bien raison de
démentir par institution cupide. Un enfant imbu de tels principes ne serait qu'un
pédant hébété : arrivant à la table de son père, il y verrait, comme dans tous les
ménages, un ragoût des restes de la veille : il faudrait donc qu'il sortit de table en
disant au père : « Je ne veux pas amollir mon âme ni faire consister ma grandeur
dans les ragoûts. » Si c'est un prince élevé selon le Télémaque, il faudra qu'en
montant au trône de France, il dise à ses peuples : « Habitants de Bordeaux et
Cognac, de Languedoc et Provence, de Bourgogne et Champagne, arrachez toutes
vos vignes ; n'en gardez que de quoi dire la messe ; le vin est la source des plus
grands maux. Quand il n'y aura plus ni vin ni eaux-de-vie à vendre dans Bordeaux
et la Rochelle, dans Marseille et Sette, vous verrez les vaisseaux y accourir de
toutes parts, et les trésors y entrer comme les flots viennent l'un sur l'autre. »
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 707
avoir plus de richesses et de plaisirs (la sainte égalité) : ce n'est point pour lui-
même que les Dieux l'ont fait Roi, il ne l'est que pour être l'homme des peuples.
Quelle horrible inhumanité de leur arracher les doux fruits de la terre qu'ils ne
tiennent que de la nature libérale et de la sueur de leur front ! »
En substance, il veut qu'on supprime les impôts, qu'on rédime la liste civile,
qu'on lie les mains au Roi, et que l'autorité passe au peuple. Voilà en propres
termes l'argot de la jacobinière, le pendant de la loi agraire conseillée plus haut.
Cependant c'est Fénélon qui parle ; c'est le livre sans pareil, la boussole
d'éducation, la quintessence de morale douce et pure. Eh ! trouve-t-on dans la
morale autre chose que l'esprit démagogique allié aux rêveries de folles vertus ?
Tel est le piège des ouvrages bien écrits : déraison politique et morale ; pas une
phrase où l'on puisse concilier l'auteur avec lui-même ; pas un précepte compatible
avec le sens commun ! Tout à l'heure Mentor a retranché la musique molle et
efféminée qui corrompt toute la jeunesse, et plus loin il met ses bergers en quête
pour aller chercher des chansonnettes !
« Le berger revient avec sa flûte, et chante à sa famille assemblée les nouvelles
chansons qu'il a apprises dans les hameaux voisins. » Quoi, seigneur Fénélon !
vous voulez qu'on mène une vie sérieuse et noble, sans aucune musique molle et
efféminée ; et vous conseillez de perdre le temps à s'occuper de chansons, en
changer tous les jours ! À telle page vous n'admettez que la gravité et la constance,
puis au feuillet suivant vous prêchez la frivolité et la nouveauté à ces misérables
Salentins. Vous dites : « Ils n'auront que du pain et des fruits de leur propre terre,
gagnés à la sueur de leur visage. L’époux avec les chers enfants doivent revenir
fatigués ; tous les maux du travail finissent avec la journée. » Les voilà donc
harassés, ne songeant qu'à trouver leur soupe aux choux et leur châlit, n'ayant pas
le temps de courir les villages voisins, pour s'y meubler l'esprit de chansons
efféminées, et interdites selon vos dogmes, qui « bornent la musique aux fêtes des
temples, aux louanges des Dieux et des Héros. »
Pour en finir de ces billevesées morales, voici le vertueux Narbal prouvant qu'il
vaut mieux mourir que de mentir ; soutenant que Télémaque et lui doivent aller à
l'échafaud plutôt que de dire un petit mensonge qui leur sauverait la vie. Mais si
nous avions raisonné de la sorte en 93 et 94, où en serions-nous ? Chacun, pour
sauver sa vie, a dit force mensonges aux comités révolutionnaires ; pour mon
compte, j'ai trompé trois fois en un jour le comité et la visite domiciliaire : dans ce
seul jour j'ai trois fois échappé à la guillotine par de bons mensonges, et je crois
avoir bien fait, n'en déplaise aux moralistes. Je pense même qu'un bon civilisé doit
exercer ses enfants au mensonge et à la dissimulation. Le beau galimatias qu'on
verrait, si les diplomates et les courtiers prenaient tout à coup fantaisie de dire la
vérité. De bonne foi, est-elle faite pour la mercantile civilisation ?
Eh ! si ces docteurs moraux sont si amoureux de la vérité, pourquoi avoir tardé
3000 ans à faire le calcul de la vérité supposée, 3e issue de civilisation (II) ? Je n'ai
pas employé d'autre procédé pour découvrir le mécanisme des Séries pass. Ils y
seraient parvenus de même en spéculant sur la vérité collective, combinée avec
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 709
l'industrie interne et externe ; tandis qu'en prêchant la vérité individuelle, isolée des
emplois industriels, ils n'ont pu aboutir qu'à enraciner la civilisation, engouffrer le
genre humain dans les sept fléaux lymbiques (II) et dans la déraison politique et
morale.
Je viens d'appuyer la thèse par un aperçu des sottises dogmatiques du
Télémaque ; le bon homme Fénélon ne se doutait guère des résultats qu'aurait, en
1798, sa doctrine essayée en France. Fénélon n'est pourtant pas suspect de
perversité : qu'est-ce donc des auteurs écrivant bien comme lui et n'usant de ce
talent que pour exciter le désordre, s'élever aux fonctions publiques en
bouleversant le système social ? Ne suffirait-il pas de cette considération, pour
apprendre enfin aux modernes qu'il faut, en politique sociale, se défier des
ouvrages bien écrits, recourir aux inventions bien raisonnées, reconnaître enfin à
quels travers systématiques, à quel degré de folie les dogmes de modération et les
jongleries oratoires peuvent conduire la politique, lorsqu'elle se confie aux
systèmes des philosophes qui, en feignant de vouloir modérer les passions, ne
veulent que se livrer à leurs fantaisies et y asservir tout ce qui existe ?
Je reprendrai ce sujet au Post-Logue, où je traiterai d'une erreur capitale des
modernes, qui pensent que le bel esprit, les charmes du style sont le seul guide à
suivre en politique sociale, sans aucun accès pour le bon esprit et le sens commun.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 710
SECTION HUITIÈME.
CHAPITRE PREMIER.
cette illusion, et tout sophiste est bien venu lorsqu'il suppose des compensations
dont il n'existe pas une ombre dans l'état civilisé.
La véritable compensation doit être SENTIE ET AVOUÉE. Or, combien
rencontre-t-on, dans l'état actuel, d'hommes qui se trouvent compensés du manque
de richesse ? Qu'on fasse l'appel nominal sur cette question ; il donnera, pour un
homme satisfait de sa fortune, cent mécontents qui se plaindront du défaut
d'argent, de l'injustice des hommes et des rigueurs du sort. Ils ne sont donc pas
compensés par un bien-être senti et avoué ! Leurs passions sont hors d'équilibre
compensatif, puisqu'elles souffrent des privations.
L'équilibre passionnel est un ordre dans lequel chacun trouve un
dédommagement réel et suffisant à l'indemniser des inégalités de fortune et de
facultés. La théorie sociétaire enseigne l'art d'établir subitement ce bien-être parmi
les 900 millions d'hommes qui peuplent ce globe, et leur procurer le charme
compensatif sur chacune de leurs douze passions. Mais auparavant, apprenons à
quelles conditions il peut régner parmi neuf hommes, sur une passion quelconque ;
ensuite nous étendrons le procédé d'une passion à toutes les douze, et du petit
nombre de neuf hommes à l'ensemble des 900,000,000.
Soit pour exemple, un festin de neuf personnes bien assorties, bien amicales,
qui dans cette réunion auront joui de la 12e passion, la composite, exigeant le
concours d'une affective et d'une sensitive.
Chacun dans ladite réunion aura joui d'une sensitive par la bonne chère, et
d'une affective par l'amitié et la gaieté qui auront régné entre les convives.
Chacun des neuf aura donc joui de la composite, mais en variétés graduées et
contrastées ; car tel aura plus joui en gourmandise qu'en amitié ; tel autre, plus en
amitié qu'en gourmandise. De cette différence graduée nous allons déduire la
formule de l'équilibre compensatif composé.
Le convive P, Mécène, est le seul qui ait goûté en égale dose les deux plaisirs,
amitié et gastronomie : il les a ressentis en 5e degré, moyen essor de chaque
passion.
Le convive L, Apicius, préoccupé de la chère, n'a joui du plaisir amical qu'au
degré 9e, qui est le dernier ; mais il s'est élevé au 1er degré en plaisir
gastronomique ; c'est lui qui a le mieux fait honneur aux mets et aux vins. On
trouve son contraste dans le convive T, Virgile, qui a donné peu d'attention au
matériel du repas ; aussi est-il au 9e et dernier rang en plaisir gastronomique ; mais
il a fait une dépense de bel esprit ; il a brillé ; son amour-propre est flatté ; il a fait
le charme des convives, et goûté le plaisir amical au plus haut degré, au 1er.
Ses deux jouissances, amicale en 1er degré,
gastronomique en 9e degré,
font compensation ou équilibre avec celles d'Apicius, dont l'essor passionnel donne
plaisir amical en 9e degré,
plaisir gastronomique en 1er degré.
Le convive P, Mécène, qui a développé de niveau les deux ressorts passionnels,
amitié en 5e degré,
gourmandise en 5e degré, n'a ni plus ni moins
joui que les deux précédents ; car chez tous trois les doses réunies des deux plaisirs
donnent parité d'essor : 5 et 5 équivalent à 9 et 1, à1 et 9.
Il en est de même des six convives,
M, N, O, en dominance de gourmandise,
Q. R. S. en dominance d'amitié.
On voit à l'inspection du tableau que les doses contrastées et graduées de leurs
deux plaisirs, ont dû procurer à chacun compensation de jouissances, mais sans
égalité d'essor chez aucun des 9 ; tous ayant développé leurs deux passions en
degrés inégaux, sauf le convive P, dont les deux essors, quoiqu'égaux entre eux, ne
sont pareils en degré à aucun essor des 8 autres convives.
Cette formule d'équilibre compensatif est un germe auquel on donnera
l'extension nécessaire au traité des sympathies et antipathies. Nous n'en sommes ici
qu'aux leçons élémentaires ; sur quoi il faut observer que [comme celle (III) plus
complète que celle-ci] l'Harmonie pass. n'exige pas des groupes aussi
régulièrement équilibrés et gradués ; mais dans les formules on spécule toujours
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 713
J'ai donné sur une seule branche de leurs équilibres, sur le ralliement
d'extrêmes divergents, une section assez complète pour dénoter que la théorie sera
régulière et satisfaisante sur les autres branches dont je suis obligé de différer le
traité ; nous pouvons après cela passer à l'équilibre unitaire, qui est le résultat de
tous les autres.
Il se divise en interne ou répartition, et externe ou commerce véridique. Ce
deuxième seul exigerait un volume de contre-preuve ou analyse du commerce libre
et mensonger (III ; IV). Par défaut d'espace, nous nous fixerons à l'objet primordial
en théorie, à l'accord unitaire interne ou domestique, fondé sur la répartition
équilibrée en raison des trois facultés.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 717
CHAPITRE II.
Formule d'un groupe d'équilibre industriel.
Retour à table et tableaux du tome IV
On se rappellera que les formules sont des modèles à suivre
approximativement, et que l'équilibre n'exige pas une échelle d'assortiments aussi
réguliers que ceux des formules. Il suffit de les prendre pour guides en distribution,
et d'en approcher autant que possible, par une exacte proportion des 810 caractères
(page 744), et de leurs compléments (I).
La Phalange de Gnide est célèbre par la culture des œillets : elle a la prétention
d'être la première du globe en ce genre. La fabrication des parfums à l'œillet est
une des branches d'industrie qui distinguent cette Phalange (les parfums sont gérés
par une Série distincte de celle qui cultive la fleur) : cette Série se compose de trois
groupes :
Un pour les grosses espèces,
Un pour les moyennes à parfum,
Un pour les petites.
Je ne disserterai que sur un seul de ces trois groupes, celui des grosses espèces
en uni et panaché. Il est composé de 32 sectaires, selon le tableau suivant :
Plus, 4 aspirants non compris au tableau, et de divers âges : car le goût d'une
culture peut naître à 50 ans comme à 5.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 718
Plus, 4 auxiliaires ou émérites qui ont quitté le groupe, mais qui, experts à ce
travail, s'y rendent en cas d'urgence.
Tous les sectaires de ce groupe, sans distinction d'âge, sont violemment
passionnés pour leurs carreaux d'œillets : chacun d'eux est disposé à faire des
sacrifices de toute espèce pour soutenir la renommée du groupe. Crésus et
Cléophas, Zénobie et Artémise, malgré leur grande fortune, mettent la main à
l'œuvre et encouragent à l'envi les travaux : enfin ces 24 sectaires sont 24
maniaques, perdant la tête pour leurs œillets, dont la patriarche Hécube est aussi
engouée que la chérubine Zélie. Ils ne souffriraient pas dans leur compagnie un
sectaire modérément passionné, ils ne l'admettraient pas même pour aspirant : ils
n'accordent ce titre qu'aux novices ardents à l'ouvrage et brûlants d'enthousiasme.
Si tel enfant qui postule en admission, négligeait, aux approches d'un orage,
d'accourir pour couvrir de tentes les carreaux d'œillets, on le rejetterait comme
élève glacial, incapable de soutenir la renommée de ce groupe célèbre.
Ces 24 sectaires et leurs aspirants ou auxiliaires, malgré l'inégalité de fortune,
se considèrent comme famille cabalistique, et s'entr'aident en toute occasion ;
propriété que n'ont pas les familles. Les quatre enfants pauvres, Sélima et Nisus,
Zélie et Hylas, ont des protecteurs zélés dans Crésus et Zénobie, dans Cléophas et
Artémise, dont les véritables enfants n'ont pas pris parti dans le groupe des
œillettistes. La nature croise les penchants et les fait alterner du père au fils, [pour
ménager des chances d'adoption industrielle.]
En conséquence, Crésus âgé de 50 ans aime de prédilection la jeune Sélima,
âgée de 14 ans, parce qu'elle est un autre lui-même aux travaux de l'œillet ; elle s'y
est emparée de tous les soins matériels que Crésus, au retour de l'âge, commence à
négliger. Les plaisants diront que ce penchant de Crésus pour Sélima est suspect de
quelqu'autre affinité ; il n'importe : si Crésus conçoit de l'amour pour elle, il ne l'en
aimera que mieux sous le rapport cabalistique, à titre d'héritière de ses penchants et
fantaisies industrielles ; et il ne testera pas sans lui assigner un legs dans la classe
des lots d'adoptifs, classe qui obtient communément un tiers dans tous les
testaments des harmoniens.
Nous supposons que Thalès, riche sectaire de ce groupe, mort l'année
précédente, aura laissé des legs à quelques-uns des quatre enfants pauvres, et à
plusieurs des sectaires.
Chacun des huit enfants trouve des instituteurs aussi doctes qu'empressés, dans
Hécube et Théophraste, dans Baucis et Philémon. Il importe de remarquer, au sujet
des œillets, ce mode d'éducation amicale et passionnée qui s'étend à tous les
travaux de l'Harmonie.
Le hasard a bien servi les œillettistes de Gnide, en enrôlant avec eux Galatée
qui est la plus belle vestale de la contrée. Elle contribue puissamment à attirer les
curieux au magnifique parterre de ce groupe. Tous les sectaires sont flattés que,
dans les cercles et fêtes, elle paraisse quelquefois en costume d'Hamadryade de
l'œillet ; qu'elle soit leur bannerette dans les parades, leur déesse mythologique
dans les festivités, leur organe dans les réceptions d'étrangers et d'amateurs.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 719
CHAPITRE III.
Répartition hyper-unitaire en raison directe des masses et inverse des distances.
Des 600 fr. accordés au travail, on formera huit Séries de 24 lots, à peu près
dans l'ordre suivant (je dis 24 lots et non pas 32, les aspirants et auxiliaires n'ayant
pas de rétribution).
8, 11, 14. " 33. 24, 27, 30. " 81. 204.
12, 15, 18. " 45. 28, 31, 34. " 93. 396.
16, 19, 22. " 57. 32, 35, 38. " 105. 600.
20, 23, 26. " 69. 36, 39, 42. " 117.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 722
On voit que les deux plus fortes parts sont adjugées à Galatée et Endymion,
non que leur travail soit le plus nécessaire, car ils ne peuvent pas, à 18 ans, avoir
acquis une intelligence supérieure ; mais leur présence excite l'enthousiasme. La
beauté est un levier puissant dans un ordre où tout marche par Attraction. Galatée
est chef du corps vestalique ; or, une compagnie s'attache aux belles personnes
quand elles ne sont pas infatuées exclusivement d'un seul favori. Endymion est
chef du corps de Damoiselle, corps des amants fidèles en premier amour et
considéré sous d'autres rapports ; tous deux obtiennent le douzième de faveur
(selon la passion contre-foyère ou favoritisme, légèrement définie, 743). Cette part
est peu de chose ici ; mais elle peut être beaucoup plus forte dans divers groupes
au nombre d'une soixantaine, dont ces deux personnages sont sectaires. Ainsi
Galatée, quoique jeune et sans fortune, gagnera beaucoup, parce qu'elle est belle et
chaste ; qualités dont la réunion ne procure aucun bénéfice en civilisation, par des
voies honorables comme la faveur collective d'un groupe industriel ; Endymion
obtiendra aussi cette faveur à titre de damoiseau distingué.
Viennent ensuite les travailleurs recommandables, Tityre et Amaryllis, jeunes
gens pauvres, mais très-diligents dans le soin du matériel ; Araminte et Damon,
gens de moyen âge, qui gèrent avec intelligence le bureau et les comptes, et
méritent, vu leur fortune médiocre, une ample répartition. La tenue des écritures ne
les empêche pas de vaquer à la culture.
Dans les Séries 3e et 4e, je place d'abord Zénobie et Crésus qui, d'après leur
fortune colossale, n'auraient aucun besoin de lots élevés. Ils les méritent cependant
par leurs services empressés et judicieux, leur activité dans la cabale extérieure.
Tous deux assez satisfaits de l'amitié de leurs sectaires voudraient pouvoir
abandonner le lot de bénéfice qui leur échoit ; ils n'en acceptent que le taux de
minimum, huit fr., qu'on ne peut pas refuser. Ils emploient le surplus en
encouragements ; ils le distribuent aux enfants pauvres, ardents au travail et zélés
pour l'honneur du groupe. Artémise et Cléophas font de leur portion semblable
usage ; ils n'acceptent que le minimum de huit fr., et distribuent le surplus aux
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 723
enfants pauvres et aux aspirants sans fortune, dont les services précieux sont
l'espérance du groupe.
Sans pousser plus loin le détail, raisonnons sur cette répartition. Si les plus
riches sont ceux qui ont voulu recueillir le moindre lot ; si loin de prétendre à la
plus forte part en raison de leur fortune, ils abandonnent tout ce qui leur échoit en
sus du minimum, il en résulte qu'ils tendent au bénéfice en raison inverse des
distances de capitaux, car ils possèdent la plus forte somme de capitaux
actionnaires, « dont ils perçoivent en plein le dividende » et ils veulent la plus
faible part de bénéfice « en travail et talent » : ils tendent donc au premier foyer
d'Attraction, au luxe ou bénéfice dans ces deux branches en raison inverse des
distances. C'est une des deux conditions de l'équilibre passionnel de répartition.
Examinons l'autre, qui consiste à tendre au luxe en raison directe des masses de
capitaux.
On a vu que les 1200 fr. alloués à ce groupe ont été divisés en trois portions,
dont 600 au travail, 400 au capital, et 200 aux lumières. Sur la somme de 400 fr.
répartie aux capitaux actionnaires, les quatre sectaires opulents reçoivent d'autant
plus qu'ils ont plus d'actions. Leur part est forte, parce que 10 des 24 sectaires n'ont
que peu ou point de capitaux, et ne concourent presque pas au partage des 400 fr.
de « lots de capitaux ». Les actionnaires perçoivent, sur ce point, en raison directe
des masses de capitaux. Ainsi est remplie la 2e condition qui constitue le contre-
poids d'Harmonie distributive [et qui assimile l'équilibre des passions à celui des
planètes. Raison directe des masses, inverse des distances].
Nous voyons l'effet contraire dans tout le mécanisme civilisé, où l'homme tend
et arrive au bénéfice en raison directe des masses et directe des distances de
capitaux, car dans toute entreprise où il intervient à la fois de ses capitaux et de
son travail, comme dans une maison de commerce, une régie de banque publique,
etc., enfin dans toute société d'actionnaires, celui qui coopère des deux manières,
par gestion active et versement de fonds, veut non-seulement un dividende
proportionnel à sa masse d'actions, ce qui est fort juste ; mais il veut encore une
levée ou traitement plus fort que celui des commis sans capitaux, à qui pourtant il
laisse les plus pénibles fonctions.
Il tend donc au bénéfice en raison DIRECTE de la masse de capitaux, et DIRECTE
de la distance de capitaux ; ce qui constitue l'absence de contrepoids, la subversion
du principe d'équilibre « de générosité » en répartition.
De ce vice il résulte que le mécanisme civilisé ne peut produire que des
monstruosités, que des fourmilières d'indigents à côté de quelques fortunes
colossales ; aussi, à la honte de nos verbiages économiques de balance, contre-
poids, garantie, équilibre, ne voit-on partout qu'indigence, fourberie, égdfsme et
duplicité d'action (III).
Passons à la 3e portion de genre. Il reste à répartir le dividende neutre des 200
fr. affecté au talent. Ce lot est l'objet d'un scrutin particulier, dans lequel Hécube
etThéophraste, Baucis et Philémon, gens très-âgés qui sont, quant à l'industrie
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 724
Ces dons ne s'étendent pas aux sectaires adultes : ils ont assez de moyens de
bénéfice, et entrent dans un âge où il ne serait plus décent de recevoir ces
gratifications. Elles ne s'étendent qu'aux impubères, aux chœurs de chérubins,
séraphins, lycéens et gymnasiens.
Il en résulte qu'au jour de répartition, chacun de ces enfants pauvres se trouve
gratifié d'une forte somme ; car si l'enfant a obtenu 15 fr. dans une vingtaine de
groupes qu'il fréquente, c'est pour lui 300 fr. en sus des bénéfices alloués pour son
industrie. Dissertons sur les résultats de cette répartition, si différente des ladreries
et extorsions civilisées.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 726
CHAPITRE IV.
Propriétés de la répartition équilibrée.
prétentions au rang d'esprit fort, ne s'est élevé qu'au bel esprit faible et très-faible
en judiciaire, tant qu'il croit les vues de la Divinité bornées aux abominations
connues, telles que les sociétés civilisée, patriarcale, barbare et sauvage, et
l'horrible mobilier de création subversive qui nous peint les mœurs infâmes de ces
quatre sociétés.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 730
CHAPITRE V.
Objections sur l’Harmonie de répartition.
D'ailleurs, un fleuriste civilisé n'a pas l'avantage d'être secondé par des
Amaryllis, des Galatée, que nos Crésus voudraient, au prix d'une forte somme,
attirer à soigner le parterre avec eux ; et de même, plus d'une douairière
s'adonnerait ardemment à la culture des œillets, si elle voyait ses fatigues adoucies
par les soins du beau Tityre, du bel Endymion : à ce prix nos douairières
cultiveraient au besoin les ronces et les épines.
Mais comment organiser ces réunions si gracieusement assorties, dans des
travaux presque répugnants, tels que le labourage qui n'a pas, comme les œillets, le
pouvoir d'attirer un Crésus, une Artémise ? La charrue, la rizière, n'attirent que des
athlètes pauvres, qui ne sont point disposés à céder leur quote-part de bénéfice.
Je réponds que ladite cession est un ressort accessoire ; l’Harmonie s'établirait
sans cette générosité, et par d'autres liens non encore décrits. D'ailleurs, on se
tromperait lourdement en estimant, d'après l'état actuel d'une industrie, la dose
d'attraction qu'elle exerce en Harmonie. Cette charrue si odieuse aujourd'hui sera
conduite par le jeune prince comme par le jeune plébéien : elle sera une espèce de
tournoi industriel, où chaque athlète ira faire ses preuves de vigueur et dextérité,
s'en faire valoir devant les belles, qui viendront clore la séance en apportant le
déjeûné ou le goûté.
Un jeune prince élevé dans la Phalange y aura, dès l'âge de huit ans, conduit de
petites charrues avec le chœur des séraphins. À onze ans on le verra, par plaisir et
par amour-propre, manier déjà une moyenne charrue, et s'appuyer, pour
l'admission aux gymnasiens, de la profondeur et de la régularité des sillons qu'il
aura tracés. Il briguera l'honneur de concourir, avec de plus âgés, au labour d'une
terre légère : le roi son père y applaudira comme le père de la princesse Nausicaa
lui applaudissait lorsqu'elle allait elle-même laver ses robes (Odyssée).
Ainsi chacun sera laboureur, dans l’Harmonie, et se fera une fête de la courte
séance de deux heures de labour qui réunira, par intervention des cohortes
vicinales, quatre ou cinq appâts divers et inconnus en civilisation, comme la lutte
industrielle entre les cohortes, sur la beauté et la manœuvre de leurs bœufs ; lutte
qui offiira aux connaisseurs, autant d'intérêt que nos courses de chevaux.
3°. On arguera de l'insuffisance des moyens actuels en Attraction où trouver,
pour le canton d'essai, des nymphes propres à exciter l'enthousiasme dans les
groupes industriels ? On ne trouvera que de grossiers paysans, avec qui tout
sybarite répugne à frayer, et encore plus à s'associer dans les travaux champêtres.
Pour réfuter ces objections et autres sur les lacunes d'Attractions, examinées à
l'Épi-Section, il faudrait anticiper sur l'ordre des matières : n'ai-je pas dit qu'on
débutera par l'Association simple, et que dans le cas où on fonderait d'emblée la
composée, on ne pourrait pas former toutes ces Harmonies transcendantes avec
une grossière génération de civilisés ? Elle se polira pourtant assez promptement :
nos rustres seront d'abord enthousiasmés d'un état de choses qui leur assurera plus
de bonheur que n'en trouve aujourd'hui le seigneur dans son château. Ils seront
bien vite corrigés de leur grossièreté, quand ils trouveront dans la politesse une
voie de fortune assurée. Chacun d'eux deviendra, au bout d'un an, ce que devient
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 732
aujourd'hui le paysan, qu'une hoirie d'un million installe dans un bel hôtel, où il se
purge bien vite de sa crasse originelle.
Je me borne à ces trois objections entre beaucoup d'autres. À les bien examiner,
elles militent contre la civilisation. Par exemple, on est tenté de croire que nos
sybarites ne voudront pas être associés avec Grojean et Margot : ils le sont déjà
aujourd'hui (je crois l'avoir fait observer). L'homme riche n'est-il pas obligé de
débattre ses intérêts avec vingt paysans qui tiennent ses fermes, et qui tous
s'accordent à griveler sur lui ? Il est donc, par le fait, associé des paysans, obligé
de s'informer des bons et mauvais fermiers, du caractère, des mœurs, de la
solvabilité et de l'industrie il est en société très-directe et très-fatigante avec
Grojean et Margot il ne sera, en Harmonie, que leur associé indirect, dégagé des
comptes de gestion qui sont réglés par les régents, procurateurs et officiers
spéciaux, sans que le capitaliste ait besoin d'y intervenir, ni coure aucun risque de
fraude. Il sera donc délivré des désagréments de son association actuelle avec les
paysans ; il en contractera une nouvelle où il n'aura rien à leur fournir, et où ils ne
seront pour lui que des amis officieux et dévoués, selon les détails donnés sur le
régime des Séries pass. et sur les ralliements. Si dans les festivités il paraît à leur
tête, c'est qu'il lui aura convenu d'accepter le grade de capitaine. S'il leur donne un
repas de corps, c'est qu'il prend plaisir à se reconnaître de leurs prévenances
continuelles. [Cette intimité sera même active la première année, si on fait un bon
choix de paysans, polis comme ceux de Paris et Tours. D'ailleurs le peuple
harmonien se polira très-promptement.]
Ainsi l'argument élevé sur les répugnances d'association entre Mondor et
Grojean, déjà associés de fait, n'est, comme tous les autres, qu'une argutie vide de
sens, et dénotant seulement que la civilisation sait semer des germes de haine
partout où l'Harmonie créera (757), entre le riche et le pauvre, des germes
d'affection. J'invite le lecteur à se défier de ses faux jugements sur ce sujet : si l'on
a passé 3000 ans à étudier la science de discorde sociale ou civilisation, l'on peut
bien accorder trois semaines d'étude à la théorie qui va donner tous les biens
opposés, et ne pas se hâter d'accumuler les objections avant de connaître en plein
les moyens d'exécution, dont ces premiers tomes sont loin de renfermer tout le
système, et dont on ignore encore le plus brillant ressort, exposé au 7e chap.,
équilibre hypo-unitaire.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 733
CHAPITRE VI.
Équilibre de Classement entre les Séries.
1
Dans notre civilisation perfectible, on s'évertue à raffiner les souffrances des animaux, en disant
pourquoi sont-ils bœufs, pourquoi sont-ils poulets, pourquoi sont-ils poissons ? Le boucher les
entraîne à coups de fouet et morsures de chien dans les abattoirs fumant de sang, et dont l'odeur
les effarouche, leur fait souffrir une mort anticipée. Tout cuisinier éclatera de rire si on l'invite à
tuer ou étourdir les poissons avant de les écailler et les ouvrir.
La Série des bouchers harmoniens raffine sur les précautions qui peuvent éviter aux animaux
l'idée de la mort. On a soin de laver par un canal et parfumer l'abattoir ; on les y attache en
masse, afin que le groupe d'abatteurs les frappe simultanément : on prend enfin toutes les
précautions qui peuvent leur éviter la souffrance réelle ou idéale. Le détail de ces soins serait
ridicule aux yeux des Français, qui se délectent partout à torturer les animaux, quadrupèdes,
oiseaux, poissons et jusqu'aux papillons. L'affection des harmoniens pour les bêtes donne un
grand relief aux fonctions d'un boucher intelligent à les ménager, et cette fonction est classée au
1er rang en nécessité.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 734
D'autres fonctions peu considérées parmi nous, comme celle des infirmistes ou
curateurs de malades, jouissent en Harmonie de la plus haute considération. Il en
est de même de la Série des nourrices et pouponnistes : leurs travaux étant
répugnants doivent être classés avant celui du labour, et former avec le travail des
Petites Hordes, la section de 1er ordre dans la classe de nécessité.
Répétons que ce n'est pas la valeur du produit qui est règle de rang : voici à cet
égard un problème sur lequel se tromperont tous les civilisés. Si l'on demande
laquelle des deux Séries de floricoles ou fructicoles doit être classée avant l'autre,
chacun répondra que ce n'est pas même un sujet de doute ; que les fruits sont
infiniment préférables aux fleurs ; que la Série qui cultive les vergers, les espaliers,
doit non-seulement être classée avant celle qui cultive les fleurs ; mais que celle-là
doit être classée en catégorie d'utilité, et celle-ci en catégorie d'agrément, qui est
moins rétribuée.
C'est fort mal jugé : la Série des vergers [ou des fructicoles], quoiqu'infiniment
productive, reste dans la catégorie d'agrément, et de plus elle y est classée au-
dessous de la Série des floricoles qui ne produit pas autant qu'elle coûte ; les ventes
de graines et fournitures aux parfums ne couvrant pas les frais de culture [des
fleurs].
Étudions les motifs de ce classement, déduits des influences d'Attraction en
mécanique sociétaire.
Les vergers, en Harmonie, sont des séjours délicieux ; leur soin est le plus
récréatif de tous les travaux. Les rencontres de cohortes vicinales, et les amours
dont je n'ai pas parlé, s'y joignent à mille autres amorces. D'ordinaire, les sexes y
sont réunis, l'un pour le travail de force, l'autre pour celui d'adresse. Tout verger
est parsemé d'autels de fleurs, entouré de cordons d'arbustes : le travail n'y exige
guère de tentes roulantes, parce que les arbres en tiennent lieu. Si l'on ajoute à tous
ces attraits, le charme puissant de la culture des fruits, l'avantage de n'être plus
trompé sur les espèces ni volé sur les récoltes, de n'être entouré au verger que de
sectaires polis et bienveillants, d'y trouver après la séance un déjeûné ou goûté au
castel, d'y être stimulé par une foule de cabales sur les rivalités, on pensera que sur
1000 personnes il doit s'en trouver 999 en attraction pour le soin des vergers, au
moins dans quelque branche. C'est une série infinitésimale [ou d'attraction
générale], comme celle du poulailler (671).
La secte des vergers, abstraction faite de son produit, est donc la dernière en
titres classiques, parce qu'elle est la plus forte en dose d'attraction. D'autres sectes
recourront aux expédients pour renforcer d'attraction : celle-ci ne cherchera qu'à
diminuer l'intensité d'appât, et ralentir l'empressement général à s'y enrôler.
Quant à la secte des floricoles, elle est fort mal appréciée en civilisation : si son
produit est plein de charmes, son travail ne l'est guère ; il exige beaucoup
d'assiduité, de connaissances, de soins minutieux, pour un plaisir de courte durée.
Sur ce, les amis du commerce [et de la charte] répondront qu'il faut supprimer les
fleurs et semer en place des pommes de terre, comme aux beaux jours de
Robespierre qui en fit placer dans les carreaux du parterre des Tuileries. Ces
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 735
CHAPITRE VII
Répartition Hypo-Unitaire, en raison directe du mérite et inverse de la cupidité.
Il n'est pas, je crois, de sermons plus inutiles que ceux où l'on dit aux civilisés
« Soyez modérés dans votre ambition ; ne cherchez point à tout envahir aimez que
vos concitoyens obtiennent leur part des bénéfices, et sacrifiez, s'il le faut, une
partie du vôtre pour établir la concorde. » Celui qui prêcherait pareille doctrine aux
marchands, aux procureurs, [aux maquignons], aux paysans, aux civilisés
quelconques, serait bien la voix qui crie dans le désert.
C'est par les impulsions cupides qu'on va amener tous les harmoniens à cette
justice pondérée : mais n'est-ce point contredire les lois de l'Attraction ? J'ai dit
qu'elle veut des passions ardentes, insatiables de richesses et de plaisirs : comment
de tels hommes seront-ils modérés, désintéressés en distribution des bénéfices ?
Chacun, s'il est avide de richesses, voudra la part du lion ; et le premier débat sur
les répartitions sera [donc un] signal de discorde et de fureurs entre les groupes et
les Séries ! Il n'en sera rien. Nous allons les voir sur ce point aussi calmes, aussi
philosophes en réalité, que les beaux esprits le sont en paroles. Ce prodige ne tient,
je le répète, qu'à élever la cupidité, du mode simple au composé.
Si chacun des harmoniens était, comme les civilisés, adonné à une seule
profession ; s'il n'était que maçon, que charpentier, que jardinier, chacun arriverait
à la séance de répartition avec le projet de faire prévaloir sa profession, faire
adjuger le lot principal aux maçons s'il est maçon, aux charpentiers s'il est
charpentier, etc. : ainsi opinerait tout civilisé : mais en Harmonie, où chacun,
homme ou femme, est associé d'une quarantaine de Séries, personne n'est intéressé
à faire prévaloir immodérément l'une d'entre elles ; chacun pour son intérêt même
est obligé de spéculer en mode inverse des civilisés, et de voler en tout sens pour
l'équité. « Démontrons le fait » sous le rapport de l'intérêt, et sous celui de la
gloriole (co-élément d'ambition, 702).
Alcippe est membre de 36 Séries, qu'il distingue en trois ordres, A, B, C. Dans
les 12 de l'ordre A, il est ancien sectaire tenant les premiers rangs en importance et
en droits au bénéfice : dans les 12 de l'ordre C, il est nouveau sectaire, ne pouvant
espérer que de faibles lots ; et dans les 12 de l'ordre B, il est en moyen terme
d'ancienneté et de prétentions. Ce sont trois classes d'intérêts opposés, stimulant
Alcippe en trois sens différents, et le forçant par intérêt et par amour-propre à
opter pour la stricte justice. En effet :
S'il y a lésion, fausse estimation du mérite réel de chaque Série, Alcippe sera
lésé sur les dividendes à recueillir dans les 12 Séries A où il excelle. Il sera piqué,
en outre, de voir leur travail et le sien mal appréciés. À la vérité, cette injustice
pourra favoriser les 12 Séries C ; mais comme il n'y est que subalterne, rétribué de
faibles lots, il ne serait pas compensé des pertes à éprouver dans les 12 Séries A,
où il obtient les lots supérieurs. Quant aux 12 Séries B, où il est sectaire moyen, il
lui importe également qu'elles soient rétribuées avec justice ; car en obtenant trop,
elles préjudicieraient aux Séries A et C : Alcippe ne veut pas être lésé dans les
Séries A où il a de fortes parts ; il ne songe pas à se récupérer sur les Séries B où il
n'a que des parts moyennes ; ce serait duperie évidente. [Il ne veut pas qu'on ravale
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 740
les séries C, où son penchant l'a enrôlé, et si les séries B obtiennent trop peu, il
sera lésé sous d'autres rapports.]
Pense-t-on qu'Alcippe tâchera de faire favoriser les 12 Séries A où il perçoit de
forts dividendes ? Mais ces 12 Séries sont des trois classes ; environ quatre de
nécessité, quatre d'utilité, quatre d'agrément. Si Alcippe obtenait du gain sur les
quatre premières, il perdrait d'autant sur les 4 dernières. Le besoin de justice
trinaire est le même sur ces 12 Séries qu'il l'était plus haut sur la balance d'intérêts
dans les 36 Séries. Moyennant ce mécanisme, l'individu se trouve, par cupidité
même, forcé à désirer et recommander la justice ; et plus il raffine en calculs
d'intérêt, plus il incline à l'équité.
L’impulsion est la même en sens d'amour-propre. Si quelque vice de répartition
lésait l'une des trois classes, nécessité, utilité, agrément, Alcippe serait lésé dans
les 12 Séries où il excelle, car elles se trouvent mi-parties de ces trois classes. Ni
Alcippe, ni d'autres ne voudraient voir leurs travaux de prédilection ravalés et
rétribués en dessous de leur valeur « même là où ils sont novices. » Or, pour leur
garantir cette juste rétribution sur les douze travaux favoris, il faut que la justice
s'étende à tout l'ensemble des Séries distinguées en trois classes.
On pourrait sur ce sujet entrer dans les détails spéciaux et les parallèles de
lésion, d'ou l'on conclurait que plus un homme sera cupide et spéculateur en
intérêt, plus il opinera pour la plus stricte justice, tant par intérêt que par amour-
propre ou gloire (702). [Appliquer à Alcippe, à ses 36 Séries, le théorème de
l'influence du carré du terme moyen de Série, égale à l'influence du multiple des
extrêmes. Traiter en Série arithmétique et non géométrique, quia homme basse
puissance, ita en masse et distance, moindre degré que planète.]
Voilà donc la cupidité d'accord avec toutes les impressions nobles, dont nous
avons détaillé les influences à la section des ralliements. On a vu que par
impulsion des 16 ressorts de ralliement, chacun n'apporte en séance de répartition
que les vues les plus généreuses : or, quand toutes les opinions et tous les intérêts
s'uniront à vouloir [avec les accords intentionnels] la générosité et la justice,
comment pourrait-on ne pas y arriver, surtout avec les moyens d'estimation
régulière exposés dans ce chapitre et au précédent.
D'ailleurs, une légère inexactitude en évaluation ne préjudicierait à personne ;
car on sait que si on obtient plus dans une Série, moins dans une autre, on se
trouve à peu près en balance, et dans ce cas il n'y a pas de lésion réelle. Ces
minuties de détail pourraient-elles troubler l'union, dans une société où tous les
âges et les sexes enthousiasmés de leur bonheur social, n'arrivent aux débats de
répartition qu'avec l'intention de tout sacrifier au maintien d'un si bel ordre ?
Ajoutons que si on lésait involontairement une Série, effet qui pourrait avoir
lieu sans intention et par suite d'erreur générale, on s'en apercevrait bien vite au
ralentissement d'attraction ; l'on y verrait de la désertion, de la tiédeur ; d'où l'on
conclurait à la renforcer d'attraction, soit en modifiant l'assortiment de caractères
ou clavier passionnel, soit en lui allouant une indemnité provisoire sur le fond de
réserve composé du lot abandonné par les Petites Hordes, soit en l'élevant en
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 741
CHAPITRE, VIII.
Distribution d'une journée de bonheur ou de plein équilibre de passion.
s'éloigne de ce but s'il se vautre dans la mollesse. Il importe donc à celui qui a
passé la nuit avec sa belle, de trouver, dès l'aube du jour, une option sur d'autres
plaisirs qui le distraient, le garantissent de l'excès, et l'entretiennent dans la variété
de fonctions qui est gage de santé (vœu de la 11e passion, dite Papillonne).
Tel est l'avantage dont jouit chaque harmonien. Alcibiade et Aspasie se
lèveront à quatre heures du matin, parce que des plaisirs très-variés les appellent.
Ils vont goûter un PARCOURS, ou assemblage de diverses jouissances qui feront
contre-poids à l'indolence. Ils auront pour amorces le lever galant ou arrière-cour
d'amour qui est tenue à quatre heures du matin, et où se débrouillent toutes les
intrigues de la nuit ; la cour des vestales, et différentes assemblées auxquelles
succède, à 4 h. 3/4, le délité ou repas matinal suivi de parade et hymne à Dieu ; les
harmoniens jugeant sage de s'attabler et jouir des bienfaits de Dieu avant de lui
adresser des actions de grâces. Aussi le repas matinal est-il considéré chez eux
comme cène religieuse, initiative de l'office divin.
Essayons, avec les faibles moyens que fournit la civilisation, de composer à
notre sybarite une journée harmonienne, et par conséquent attrayante en lever
matinal.
Nous limiterons les séances au terme de 1 à 2 heures, selon les règles de la
composite et de la papillonne qui ne permettent pas d'excéder ce terme ; l'ivresse
du plaisir ne pouvant pas se soutenir au-delà de deux heures.
1re. Séance, de 4 heures à 5 1/2. Il faut débuter par une composite ou
assemblage de deux plaisirs ; encore faut-il en exclure l'amour, défendu par la
philosophie moderne. Recourons donc aux plaisirs politiques et moraux :
supposons qu'un postillon vienne, à 4 heures du matin, annoncer à Cléon l'arrivée
de son père qui, après une longue absence, revient avec la nouvelle du gain d'un
procès de cent mille écus, d'où dépend leur fortune.
Il y a ici double plaisir de l'âme, composite bâtarde ; la joie du gain d'un procès
décisif en fortune, et la joie de revoir un père depuis longtemps absent (je le
suppose père aimé, et non pas de ceux que le peuple appelle crûment des pères vit
trop, parlant à leur personne ; tant les enfants se gênent peu chez le peuple, pour
dire aux pères l'auguste vérité, et les inviter à mourir le plus tôt possible).
L'appât qu'on vient de citer est assez fort pour décider Cléon à se lever, et aller
recevoir son père dont la voiture suit de près le courrier. Les détails sur les
intrigues du procès et autres nouvelles pourront bien fournir une séance animée et
soutenir l'empressement pendant une grande heure. Au bout de ce temps, la fougue
sera calmée, l'enthousiasme ralenti, et il faudra, selon les lois de la Papillonne, un
nouveau plaisir et même une option sur plusieurs : mais avec les pauvretés du
mécanisme civilisé, ne prétendons pas aux options, et bornons-nous à présenter un
plaisir seulement, pour chaque relais passionnel.
2e. Séance, de 5 1/2 à 7 heures. Des voisins informés de l'heureuse nouvelle
viennent complimenter le père et le fils. L’un d'eux propose une partie de chasse et
un déjeûné à son château près de la ville. Il faut supposer la chasse heureuse et la
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 745
compagnie agréable. Cette séance peut conduire Cléon jusqu'à 7 heures ; elle est
de composite bâtarde (on doit se rappeler que la composite est de trois espèces,
engrenée, bâtarde et multiple).
3e. Séance, de 7 à 8 1/2 heures. Cléon arrive au château ; il y trouve quelque
beauté dont nous le supposerons amoureux, ou du moins courtisan dans des vues
de mariage, puisque tout autre dessein serait coupable, selon la philosophie. Le
gain du procès donne du relief à sa prétention ; il sera fort bien accueilli des
parents ainsi que de la jeune personne, et la séance, y compris un déjeûné, peut se
prolonger agréablement jusqu'à 8 1/2 : c'est composite engrenée.
4e. Séance, de 8 1/2 à 10 heures. Cléon retourne à la ville, où il arrive à 9 h. Il
se bornera jusqu'à 10 h. à un plaisir simple, comme lecture d'un ouvrage nouveau,
de gazettes ou mémoires, qui rempliront agréablement une heure. Ici le plaisir
simple est bien placé ; il forme relais à trois séances de composé.
5e. Séance, de 10 h. à 11 1/2. Au sortir d'un plaisir simple, il faut alterner par
un composé. Nous supposerons à Cléon quelqu'intrigue secrète, quelqu'amour
illicite qui l'occupera jusqu'à 11 1/2. Si nous n'admettons pas le vice à la fête, il
sera impossible de conduire notre civilisé au terme d'une journée de minimum
harmonien, ou journée dialoguée en octave simple à douze plaisirs et les deux
pivotaux. Passons-lui donc cette séance galante, de 10 à 11 h. 1/2, puisqu'il est
connu que le plus juste pèche sept fois par jour.
6e. Séance, de 11 1/2 à 1 h : on relayera la vacation amoureuse par une affaire
d'intérêt, une acquisition avantageuse. Le gain de son procès détermine quelque
voisin à transiger sur un immeuble en litige : Cléon acquiert un domaine
arrondissant et longtemps contesté ; il l'obtient à bon prix. Les pourparlers et
rédactions fourniront une séance animée jusqu'à une heure ; séance de pur intérêt,
plaisir simple.
Y Séance pivotale, de 1 h à 2 1/2. Le dîné. Je le suppose assez bien pourvu en
bonne chère et en convives, pour réunir les plaisirs des sens et de l'âme, composite
engrenée.
7e. Séance, de 2 1/2 à 4 h. Arrive un envoi de végétaux exotiques pour la serre,
qu'il veut rendre la plus brillante du pays. Cet incident rassemble chez lui quelques
savants qui, aidés du café et du punch, dissertent en grec et latin sur les genres et
les espèces, tandis que les jardiniers procèdent à l’empotage, et travaillent au lieu
de parler et boire. Les végétaux sont arrivés en bon état ; Cléon triomphe d'avance
de l'éclat futur de sa serre. Il y a ici composite engrenée, plaisir de la vue excité par
le bel assortiment de végétaux rares, et jouissance d'amour-propre, dans les éloges
qu'obtient sa collection, et dans le relief de primauté dont va jouir sa serre.
8e. Séance, de 4 à 5 h. Passage d'un personnage puissant, par la protection de
qui il espère obtenir un emploi de haute valeur. Les belles promesses de sinécure et
les fumées d'ambition vont l'enivrer pendant une heure, jusqu'au départ du
voyageur. Plaisir simple, et peut-être composite bâtarde.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 746
Remarquons, par apostille à ce tableau, que les plaisirs simples, figurant ici au
nombre de 4, deviennent très-séduisants lorsqu'ils forment relais ou variante d'une
composite à l'autre. L’âme et les sens peuvent soutenir consécutivement 2 ou 3
séances de plaisir composé, surtout lorsqu'on goûte des composites bâtardes et
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 747
CHAPITRE IX.
Critique de cette journée de bonheur minime.
Quel sujet de réflexions sur l'erreur de cette philosophie qui place le bonheur
en civilisation ! Elle ne raisonne que d'équilibre ; je viens de lui en enseigner les
voies.
Pour compléter la leçon, il faudrait disserter sur les maux de tant de civilisés
qui, pourvus de santé, fortune et moyens de bien-être, n'arrivent qu'à un extrême
malheur. Il suffit souvent d'une passion subversive comme le jeu, pour les accabler
de chagrin. D'autres fois, une liaison imprudente en amour vient les assiéger de
maladies en pleine santé, interrompre pendant des mois entiers tous leurs plaisirs.
Un échec en affaires d'ambition, une place manquée, l'inconduite d'une femme,
d'un enfant, les revers de parti ou autres disgrâces, empoisonnent la vie de ceux
dont on cite la situation comme suprême bonheur. Qu'est-ce donc de ceux que
l'indigence accable, et quel parallèle à faire de tant de misères, avec l'immensité de
plaisirs qui attendent ces infortunés, et qui leur seront prodigués dès qu'un
fondateur aura fait l'épreuve d'où dépend l'issue de civilisation et l'avènement aux
destinées heureuses ?
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 752
CHAPITRE X.
Échelle des Attractions spéciales en correspondance aux périodes sociales.
Cette échelle diffère du composé au simple avec celle qui (II) classerait
consécutivement les sociétés humaines. Il s'agit ici d'indiquer le degré d'attraction
qu'elles exercent sur l'homme : par exemple, si les deux périodes Sauvagerie et
Garantisme exercent égale dose d'attraction, elles doivent être classées sur même
ligne et sous même lettre B ; et si elles attirent plus que la civilisation A, elles
doivent être accolées sur un échelon plus élevé que celui de la civilisation A ; tel
est le sens de cette échelle.
On y voit que la barbarie, degré +, répugne l'échelon civilisé A qui est pourtant
plus élevé ; ce refus est un effet d'attraction fort juste ; car les Barbares pouvant
s'élever à l'état sauvage, degré B, qui correspond en bonheur au garantisme, leur
attraction serait faussée si elle tendait aux périodes civilisation et patriarcat, qui
n'occupent en ligne de bonheur que le degré A.
L’impulsion sociale est donc fort juste en inverse chez les Barbares et encore
plus chez les Sauvages, qui, élevés en bonheur au degré B, ne commettront pas la
sottise d'adhérer à la civilisation, degré A, inférieur au leur. Ils n'adhéreraient
qu'aux deux périodes Séri-sophie et Séri-gamie, degré C, et légèrement à la
période Séri-simplie, degré B 1/2.
Je regrette de n'avoir pas pu donner quelques chapitres sur cet important sujet
qui aurait débrouillé toutes les illusions conjecturales des philosophes sur le
progrès social et la perfectibilité civilisée. Ils se seraient convaincus que la
populace est en impulsion régulière inverse lorsqu'elle veut se révolter et renverser
l'ordre social, pour rentrer dans l'état sauvage plus élevé d'un degré en bonheur ;
cette même populace rebelle aux lois civilisées se ploierait avec plaisir aux
coutumes de Garantisme, qui lui assureraient en industrie active un bonheur de
degré B, égal à celui de la période sauvage, selon le tableau ci-dessus.
Nos savants sont de même en impulsion judicieuse et régulière directe dans
leurs rêves de balance, contre-poids, équilibre ; car ils tendent à la période
Garantisme qui réalise tous ces biens, et qui correspond en bonheur à la Sauvage,
selon le tableau. Les savants veulent s'élever du degré A au degré B en direct, la
populace en inverse.
Dès lors le peuple est aussi régulier dans ses vues de subversion sociale, que la
science dans ses vues de perfectibilité ; l'un et l'autre tendant par voie contrastée au
degré B, il comprend Garantisme et Sauvagerie, tendance composée, qui constate
la justesse des impulsions attractionnelles en direct et inverse !
Pour habituer le lecteur à spéculer sur cette échelle de périodes et y rapporter
les prétentions de bonheur social, je vais user d'une comparaison tirée de l'ordre
civilisé, où l'on trouve une échelle de convoitises exactement correspondantes au
tableau ci-dessus. Telle classe n'a que les désirs du Sauvage, un bon repas, sans
songer au lendemain ; telle autre s'élève presque aux désirs de l'Harmonien.
Examinons-les en série, et comparativement aux périodes sociales qui réalisent
chaque sorte de convoitise.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 754
7°. Les sybarites, degré C, les oisifs des capitales, sont une classe supérieure
aux philosophes, non par le bel esprit, mais par le bon esprit en attraction. Ils sont
plus près du but de la nature, plus près de la vraie perfectibilité qui est celle des
plaisirs. En théorie de bonheur ils suivent la méthode du chanoine Evrard :
« Vingt muids rangés chez moi sont ma bibliothèque. »
Portant cet esprit dans toutes les branches de jouissance, ils tendent manifestement
au mécanisme de 7e période qui raffine sur chaque plaisir ; ils sont tous, sans
exception, ultra-civilisés, car la civilisation ne sait pas même raffiner sur les
plaisirs permis, comme la bonne chère, impossible hors du régime sériaire.
8°. Les maniaques passionnels, degré D, espèce de fous qu'on trouve en France
plus qu'ailleurs dans la classe des jeunes gens. Ce sont des êtres courant d'excès en
excès, impatients de la civilisation et de ses faibles jouissances, passant les nuits
dans la débauche. Leur imagination ardente ambitionne l'état de composite
perpétuelle ou fougue d'attraction qui sera le partage des harmoniens, mais qui,
chez eux, sera contrebalancé par l'affluence des plaisirs et la brièveté des séances :
alors l'insatiabilité de jouissance deviendra garant de santé et de sagesse ; et si
cette classe d'insatiables doit trouver en Harmonie composée un plein
contentement, pourquoi spéculer sur des périodes inférieures qui, satisfaisant les
désirs modérés des classes 2, 3, 4, 5, 6, ne contenteraient pas pleinement la 7e et
encore moins la 8e ? C'est donc un vice que la modération en pareil calcul.
Les 8 classes de postulants en bonheur ne peuvent donc trouver un gage de
succès que dans la période 8, degré D, qui est la plus facile à établir ; ou tout au
moins dans la période 7, qui déjà s'écarte en tout point des vues de bonheur
modéré. Il se trouverait dans la période 6, Garantisme : on en a l'option ; mais il
faut 300 ans pour l'organiser en plein ; il ne faut pas 3 ans pour fonder la période
7 : celle-ci serait donc préférable, même à moindre dose de bonheur : or, elle en
assure davantage ; on ne peut donc pas hésiter sur l'option ; et c'est par cette raison
que j'ai dû négliger de m'occuper des prétentions de bonheur modéré, d'autant plus
suspectes que celui qu'on satisferait en ce genre, aspirerait, dès le lendemain, à
l'immense bonheur. C'est ne pas connaître la nature de l'homme, que de le croire
compatible avec la modération : il est malheureux que, par déférence pour ces
dogmes erronés de bonheur modéré, on ait négligé depuis 3000 ans la voie de salut
social, ou étude analytique et synthétique de l'Attraction passionnelle.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 757
gouvernement se trouve, dans chaque pays, ligué avec l'agriculture, pour garantir
les producteurs des fourberies et rapines du commerce libre, et entrer en partage
des énormes bénéfices qui passent aujourd'hui entre les mains des intermédiaires
improductifs, nommés marchands, banquiers, etc.
D'après le retard de ces divers traités, ma théorie d'équilibre doit sembler bien
incomplète : il y manque d'ailleurs une analyse des passions, dont j'ai donné le plan
(III), et beaucoup d'autres détails théoriques sur les caractères. Dans l'impossibilité
de traiter tant de sujets dès la 1re livraison, j'ai dû m'en tenir aux problèmes
d'équilibre interne, dont certaines portions peuvent sembler trop peu détaillées. J'y
suppléerai dès qu'on m'aura fait à cet égard des observations régulières. (Ce n'est
guère par là qu'on débute en France.)
Au reste, ce premier traité, quoique bien incomplet, suffit à ramener tout
lecteur à des opinions judicieuses sur la destinée ; à lui prouver, 1° que les nations
industrielles sont faites pour l'Association, et non pour le morcellement ; 2° que le
Sauvage a raison de refuser l'industrie, tant qu'on ne la lui présente pas en ordre
sociétaire et attrayant ; 3° qu'il n'est pas d'autre méthode compatible avec
l'Attraction industrielle, que celle des Séries, adoptée par Dieu dans toute la
distribution de l'univers, et dont l'introduction peut seule élever le mécanisme
social à l'unité d'action avec le système de l'univers.
POST-LOGUE.
« L'exemple de la bienfaisance lui est donné par la nature même qui n'est à ses
yeux qu'un échange éternel de secours et de bienfaits. Il s'associe à ce concert
sublime, appelle au secours de ses vues bienfaisantes toutes les autorités du
hameau qu'il habite (le curé et le magister), et par ce concours de bienveillance
et de soins, assure le bonheur et la vertu de la vieillesse et de l'enfance !!! »
On est étourdi, après avoir lu ce pathos oratoire, ce déluge de pensées libérales,
véritable enfilade de mots dénués de sens. La nature n'est rien moins que
bienfaisante ; elle ne donne rien à celui qui n'a rien. Les seigneurs ne s'associent
point aux concerts sublimes de la nature ; ils ne s'associent qu'aux ligues de
féodalité pour pressurer le paysan ; ils ne voient pas des autorités dans le curé et le
magister ; ils commandent au magister comme à un pied-plat ; et quant au curé, s'il
veut être admis au château, il faut qu'il suive l'ordre. D'ailleurs, le seigneur ne veut
pas tant d'acolytes pour assurer le bonheur du hameau, il ne veut que lui, les
gardes-chasses et le percepteur ; il exige que la vieillesse et l'enfance mettent leurs
vertus à bien obéir et bien payer ; fort éloigné en cela de les appeler au partage de
ses richesses et de ses sensations, comme le prétend notre poëte.
Et c'est avec ces balivernes morales que Delille veut nous enseigner à connaître
la nature champêtre, en disant :
« Apprendre à la bien voir, c'est apprendre à l'aimer. »
Nous l'avons vue de plus près que lui, qui ne l'a aperçue que des balcons du
château, et c'est pour l'avoir vue de très-près, que nous ne l'aimons pas, et que nous
préférons la nature des châteaux à celle des champs.
« Soyez l'homme des champs, votre rôle est sublime. »
Ouais ! analysons les sublimités du rôle de cet homme qui, dit-on, aime la
campagne en vrai sage, et qui sait
« Qu'il vaut mieux, sous ses humbles lambris,
Vivre heureux au hameau, qu'intrigant à Paris. »
Le poëte nous apprend que le vrai sage a sous ses humbles lambris une meute
immense et fait de grandes chasses au cerf. Il fallait bien cela pour amener une
description de la chasse, car Delille n'a jamais qu'un seul but, c'est de faire des
descriptions souvent hors de propos. Aussi, en traitant de plaisirs des champs,
débute-t-il par décrire tous les jeux de la ville : billard, wisk, échecs, trictrac. Il a la
manie de l'hypotypose, comme Perrin-Dandin a celle de juger. Hors du genre
descriptif et des traductions, il devient, quoique bon phrasier et bon rimeur, le
dernier des écrivains en imagination et en raison.
Le sage qu'il nous dépeint est un épicurien qui, pour vivre heureux au hameau,
imite la frivolité des libertins, ne cherche que nouveauté et raffinement dans les
plaisirs champêtres.
« Le vulgaire au hasard jouit de leur beauté ;
Le sage veut choisir : tantôt la nouveauté
Embellit les objets ; tantôt leur déclin même,
Aux objets fugitifs prête un charme qu'on aime.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 763
« Que le sage doit multiplier ses jouissances en multipliant ses sensations qu'il
doit se laisser charmer des douces images de la nature, et parcourir dans leurs
innombrables variétés ses riches attraits ; la bien voir pour apprendre à l'aimer ;
savourer les voluptés avec des sens délicats. » (Telles sont les expressions du
moral rimeur.)
Pour peu que les belles soient amies de la sagesse champêtre, elles se rendront
à ces excellents préceptes, et emploieront leurs sens délicats à échanger les
secours et les bienfaits, s'associer aux sublimes concerts de la nature, et multiplier
les sensations pour multiplier les jouissances. Tout se passera au mieux et sans
bruit à l'étage des marquis et des comtesses ; tandis qu'au bas et au voisinage des
cuisines, ce ramas de cochers et de soubrettes amenés par les amis des champs,
feront chorus des scènes champêtres, et multiplieront leurs sensations par leurs
jouissances. Ainsi les sensations multipliées d'étage en étage, élèveront toute cette
cohue morale au faite de la perfectibilité perfectible et des innocentes vertus des
hameaux.
Que fait notre sage pendant cette bacchanale ? Réfléchit-il sur l'amour des
champs ou sur l'amour des prés ? Non ; le bon apôtre saura bien prendre part au
gâteau ; il ne ferait pas les frais d'une telle bourdifaille, s'il n'était pas sûr de tirer
son enjeu ; quelque tante officieuse lui aura ménage une nièce accommodante.
C'est donc un chef d'orgie, un directeur de bastringue champêtre que Delille nous a
dépeint sous le nom d'ami des champs. Voilà à quoi se réduit la morale douce et
pure, quand on veut en soumettre les visions à un sérieux examen ; les apprécier
selon les notions du sens commun ; ne pas se laisser prendre au cliquetis
d'expressions, au fatras d'illusions ; confondre l'histrion moral par ses principes
mêmes, et le renvoyer à l'école sur cette nature champêtre qu'il prétend nous
apprendre à bien voir
Observons-la donc telle qu'elle est, en comparant les vertus de notre sage et de
sa séquelle de bombanciers, avec les torts imputés à leurs antagonistes, à ce
Mondor, cet ennemi des champs, ce Béelzébuth moral que le poëte accuse en ces
termes :
« Avec pompe on l'habille, on le couche, on le sert,
Et Mondor au village est à son grand couvert. »
C'est donc pour se mettre au petit couvert que notre sage épicurien rassemble
sous ses humbles lambris 80 godailleurs et 40 chevaux : quel petit couvert ! Voilà
bien les moralistes : quand ils déclament contre un vice, croyez qu'ils en sont
beaucoup plus entachés que celui qu'ils dénigrent pour cacher leurs turpitudes.
Ce petit couvert de 80 amis des champs est un choix de beaux esprits et de
joueurs, à en juger par le tableau de leurs amusements pastoraux ; échecs, trictrac,
wisk, piquet, loto, billard : jeux très-champêtres, auxquels il adjoint le plaisir de
lire Voltaire et Racine. Aucun sot n'est admis dans ce congrès à prétention,
« Ainsi fermant la porte au sot qui, de Paris,
S'en vient tuer le temps, la joie et vos perdrix. »
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 765
Voilà les chasseurs en disgrâce et traités de sots. Tout à l'heure le poëte les vantait
pour acheminer à des descriptions ; elles sont faites, on n'a plus besoin d'eux, on se
moque de leurs longs et assommants récits : ce sont des sots, tuant la joie et les
perdrix. Notre sage leur ferme sa porte : voyons de quels beaux esprits il a fait
choix hors de Paris.
« Ce sont de vieux voisins, des proches, des enfants,
Qui visitent des lieux chers à leurs premiers ans. »
Précieux choix ! Les vieux voisins de campagne sont de vieux chicaneurs qui,
après avoir grugé le sage, lui feront vingt procès, et qui, au lieu de s'amuser à relire
tout Racine, liront Cujas et Barthole pour y trouver quelque rubrique de chicane.
Et qui voit-on encore arriver avec ces vieux voisins et vieux plaideurs ? « C'est un
père adoré qui vient, dans sa vieillesse, etc. »
Adoré ou non adoré, si ce père est homme prudent, que pensera-t-il en voyant
le train de vie que mène son fils, assemblant chez lui, comme le Dissipateur du
théâtre, non pas 40, mais 80 dévorants, avec leur escadron de chevaux à l'écurie ;
le tout sous prétexte d'étudier l'art de jouir des champs.
On n'en finirait pas sur les ridicules du sage, et du poëte qui le prône. Intolérant
comme tout moraliste, Delille subordonne les 80 élus à ses fantaisies, il leur
défend de jouer la comédie de société. Il en résulterait selon lui certains
inconvénients d'amourettes ;
« Et quelquefois les mœurs s'y sentent des coulisses. »
Pour correctif il leur fait jouer un jeu d'enfer, et sabler le vin mousseux au dîné, à
la suite de quoi ces désœuvrés feront bien pis dans leur soirée, que s'ils eussent été
occupés par une comédie de société. J'ai expliqué plus haut quelles scènes de
morale ils machineront pour la nuit suivante, sauf à mystifier le sage en feignant,
pour lui plaire, de
« Relire tout Racine et choisir dans Voltaire. »
Ils y choisiront la Pucelle et les pièces de même acabit ; car, quel autre choix
peut faire un essaim d'étourdis que le Champagne a mis en gaieté ? En nous
peignant cette cohue de bombanciers, menant joyeuse vie dans le château d'un
homme opulent, l'auteur a raison de dire :
« Ce sont les vrais plaisirs, les vrais biens que je chante,
Mais peu savent goûter leur volupté touchante. »
Et vraiment il est peu de gens assez riches pour monter leur maison sur un tel
pied, soit aux champs, soit en ville. Toutefois on ne voit pas quel rapport ont ces
joyeux ébats d'une légion d'oisifs, avec les fonctions agricoles et les scènes
champêtres, dont le titre GEORGIQUES annonçait le tableau, titre auquel s'était
conformé Virgile, parce que dans Rome et Athènes le bel esprit ne dispensait pas,
comme en France, de la justesse des idées.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 766
quoi ? à fustiger les enfants ? – Non, non : à répandre les saines doctrines de
l'amour des champs : – eh ! quel succès faut-il espérer, si vous, seigneur, et vos 80
godailleurs, tournez sa science en ridicule, et souriez à la tourbe de polissons qui
lui lancent des boulettes au menton ? Là où l'instituteur est insulté, haï par les
enfants et raillé en secret par les grands, il n'y a ni institution, ni moralité.
Après avoir ainsi préludé à la régénération des hameaux, notre sage va
consommer l'œuvre par un coup de haute politique. Il transforme d'un trait de
plume tous les grands seigneurs en apothicaires de canton.
« Dans les appartements du logis le moins vaste,
Qu'il en soit un où l'art, avec ordre et sans faste,
Arrange le dépôt des remèdes divers,
À ses infirmités (du paysan) incessamment offerts.
Menez-y vos enfants, etc., etc. :
Que surtout votre fille amenant sur vos traces
La touchante pudeur, la première des grâces, etc. »
Ainsi, pères et enfants du château doivent devenir apothicaires, s'ils veulent
suivre le sentier de l'amour des champs. Cependant il ne faut pas moins de 6 ans
d'étude pratique et théorique pour former un bon pharmacien. Dès lors les grands
seigneurs qui se destinent à la robe ou à l'épée, devront laisser en suspens leur
instruction, négliger la jurisprudence et la stratégie, pour étudier la pharmacie très-
complètement ; car le villageois ne sait rien manutentionner ; il faudra lui préparer
ses drogues dans l'officine du château. Quel doux charme pour la demoiselle qui,
avec sa touchante pudeur est spécialement chargée de l'apothicairerie par notre
sage ! Quelle facilité pour l'amant, qui enverra la matrone demander
ostensiblement une prise de rhubarbe, et remettre un billet doux ! On pourra à
volonté s'introduire, lier une intrigue avec la châtelaine devenue pharmacienne :
quelle vaste carrière aux vertus champêtres ! Notre poëte s'en extasie, et
apostrophant tous les seigneurs qui ne se font pas apothicaires, il leur dit :
« Cœurs durs, qui payez cher de fastueux dégoûts,
Ah ! voyez ces plaisirs, et soyez-en jaloux. »
Il y aura ici des jaloux de plus d'une espèce, et je ne répondrais pas que les
pharmaciens de profession ne fulminassent contre cette nouvelle morale, qui sera
pour eux un signal de ruine totale ; car du moment où les grands seigneurs seront
tous apothicaires, donnant gratuitement ou à crédit les drogues au paysan, il est
clair que les apothicaires patentés seront réduits à plier bagage. Cette révolution
pharmaceutique sera accompagnée de plusieurs autres qu'il est bon d'indiquer.
D'abord les seigneurs obligés de former chez eux une pharmacie, sous peine
d'être déclarés cœurs durs, achèteront leur assortiment chez le droguiste de la ville
voisine. Ils seront attrapés, Dieu sait : on leur glissera tous les rebuts de magasin,
vieilles drogues sans vertu et fausses drogues malfaisantes ; écorce de cerisier en
place de kina, etc. : les pauvres paysans pâtiront de ces duperies ; les malades
paieront le tribut à la nature ; et les apothicaires de la ville, furieux de voir leurs
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 770
boutiques abandonnées, diront que les campagnards immolés ont bien mérité leur
sort en prenant des remèdes chez les intrus.
Entretemps : les seigneurs désappointés par ce début maladroit, aviseront à
mieux opérer ; ils formeront un comité pour diriger les achats et aller aux sources.
Ou écrira à Marseille et Livourne pour se mettre au cours des mannes et du séné ; à
Londres et Amsterdam pour connaître les mouvements des jalaps et des
ipécacuanhas, et peu à peu nos grands seigneurs se trouveront engagés dans le
tripot commercial ; car du moment où l'on saura que ces nouveaux amis du
commerce présentent bonne garantie, on les amorcera comme dans les maisons de
jeu, par un début engageant : d'abord une petite spéculation en follicules de séné ;
puis un accaparement de jalaps ou de casses : ensuite un plus grand, et peu à peu
on les lancera dans le haut tripotage des cafés et des grains. On en a vu cent, dans
le cours de la révolution, dissiper de cette manière de superbes fortunes
patrimoniales. Voilà le piège où les conduirait le songe creux de notre
philanthropique homme des champs. MM. les seigneurs, quoi qu'en dise le sage,
laissez aux apothicaires le soin de préparer potions, loques et pilules. Un adage
dit : que chacun fasse son métier, et les vaches seront bien gardées.
(NOTA.) Je n'ai cité dans cet article que les ridicules du premier chant, dont
encore j'ai omis la majeure partie.
Dans le 2e chant, notre sage se fait ministre de l'intérieur ou peu s'en faut ; il
construit des canaux, s'empare des travaux publics, dirige la province entière. De
sorte qu'avec un pareil sage dans chaque province, le ministre n'aurait plus rien à
faire. Mais ce n'est plus trois cent mille francs de rente, c'est un million au moins
qu'exige ce rôle moral.
Combien de pervers se convertiraient à l'amour des champs, si on voulait leur
assurer un tel revenu, indispensable pour exercer cette nouvelle sagesse champêtre.
Le poëte nous la définit : « Une heureuse habitude des sentiments doux et
modérés, d'où résultent ces émotions paisibles, également nécessaires au bonheur
et à la vertu. » Quel roucoulement moral et quel plaisant écrivain, avec ses
émotions de vertu paisible et modérée qui exige un million de rente ! Quelqu'un a
dit que, pour éteindre un incendie, il faudrait y jeter le Bélisaire de Marmontel ;
ajoutons-y l'Homme des champs, ouvrage d'autant plus fade, que l'auteur l'a
composé pour se justifier du reproche de ne pouvoir rien imaginer, ne savoir ni
voler de ses propres ailes, ni faire choix d'un sujet intéressant.
Laissons l'homme des châteaux avec son chantre glacial et ses lieux communs
de morale épicurienne ; je ne m'occupe pas ici de littérature, mais des
empiètements qu'ont faits la littérature et le bel esprit sur le raisonnement ; c'est le
sujet de conclusion.
Un auteur dit QUE L’ESPRIT EST UNE SORTE DE LUXE, QUI DÉTRUIT LE BON
SENS CONME LE LUXE DÉTRUIT LA FORTUNE. Telle est l'influence de l'esprit sur
notre siècle, où il envahit tout. On ne veut plus, même sur les sujets les plus
graves, que du bel esprit, sans acception du sens commun. Le siècle n'a pas la
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 771
sagesse de faire à chacun son lot distinct, d'assigner au bel esprit le domaine
littéraire, et d'exiger en politique sociale du sens commun, c'est-à-dire des théories
compatibles avec l'expérience.
D'après ce travers de notre siècle, c'est au tribunal littéraire que sont jugés les
inventeurs ; on n'examine pas s'ils apportent des procédés utiles, des voies de
prompte restauration, l'on exige pour titre exclusif, les charmes du style. Qu'un
livre contienne autant d'absurdités que de phrases, peu importe ; chacun, sur ce
reproche, répond, cela est bien écrit ; le charme du style, voyez-vous, il n'y a que
ça. Tel est le refrain général en France : le bel esprit n'avait pas empiété de la
sorte, à l'époque où Boileau le plaçait un second rang, même en poésie, disant aux
poëtes :
« Aimez donc la raison ; que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule, et leur lustre et leur prix. »
Aujourd'hui la raison n'est plus comptée pour rien, même en fait de sciences
utiles, et le traité de la plus importante des découvertes ne sera jugé que sous les
rapports du style, de la méthode, de la distribution des matières.
Encore une fois, il n'y a ici que deux choses à examiner, la théorie abstraite et
la théorie concrète de l’Association.
EN ABSTRAIT, il faut discuter la thèse de dualité du destin social. (II) ;
disserter sur cette possibilité de deux mécanismes industriels, l'incohérent ou état
morcelé et faux actuellement régnant et le sociétaire ou combiné encore inconnu.
EN CONCRET, il faut discuter si l'auteur a vraiment trouvé le procédé
d'Association, si la Série passionnelle est la voie efficace ; il faut, en cas de doute,
sommer les sceptiques d'en rechercher un meilleur, et provisoirement soumettre
celui-ci à une épreuve : quel qu'en soit le style, fût-il expliqué en patois, il n'est pas
moins le premier et l'unique procédé sociétaire qui ait été proposé, et le seul
d'accord avec les vues de la nature, puisqu'il est le seul conforme à l’Attraction, le
seul adapté à toutes les impulsions naturelles de tous sexes et de tout âges.
Les faux jugements sur cette opération et les délais qui en peuvent résulter
seront si préjudiciables au genre humain, qu'on ne saurait trop le prémunir contre
le tort de traiter et juger en affaire littéraire l'exposé de la plus précieuse
découverte. Répétons que ceux qui veulent des charmes de style, en peuvent assez
trouver dans 400,000 tomes de sciences incertaines et de romans. Quelle
bizarrerie a la nation qui passe pour la pure amie de la variété, de tomber dans
l'excès contraire sur ce qui touche aux écrits scientifiques, et vouloir partout de la
muscade, partout du beau style ! J'en ai suffisamment démontré les abus, dans
cette analyse partielle des visions de Delille et Fénélon. N'est-ce pas assez prouver
qu'un inventeur qui se recommanderait comme eux, par cet étalage de faux
brillants, serait suspect d'être comme eux un champion de déraison ? Est-ce là ce
qu'on doit rechercher dans un traité de mécanique passionnelle ? Et après tant de
malheurs qui ont pesé sur la génération présente, n'est-il pas temps enfin qu'elle
apprenne à distinguer entre les emplois de bel esprit et de raisonnement, et qu'elle
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 772
ÉPI-SECTION.
Ce serait mal connaître un mécanisme, que de n'en pas indiquer d'avance les
côtés faibles. On sait que les débuts sont pénibles en toutes choses, et le premier
canton sociétaire devra rencontrer divers obstacles de circonstance : il a fallu les
prévoir et aviser aux moyens de les surmonter. Il aura à vaincre le vice de
transition ou d'initiative, les lacunes d'attraction ; en voici un aperçu.
EN MATÉRIEL. 1°. Inhabileté de la classe riche aux fonctions agricoles et
manufacturières. Heureusement elle sera peu nombreuse dans une Phalange
d'Harmonie simple ; mais encore faudra-t-il savoir l'intéresser au mécanisme,
l'attirer à s'y entremettre. Cet obstacle disparaîtrait d'emblée en Harmonie
composée ; la simple n'aura pas les mêmes ressources.
2°. L'inexpérience des industrieux : habitués à un seul travail et non pas à 20 ou
30. Ils seront donc neufs et maladroits dans la plupart de leurs nouvelles
fonctions : ils auront la gaucherie d'une troupe de recrues arrivant au dépôt.
3°. Le défaut de fonctions hivernales : elles reposent principalement sur les
manufactures, qui ne pourront pas attirer suffisamment sans le concours de
rivalités avec des Phalanges voisines. Or, la Phalange d'essai sera seule ; son
premier hiver et le 2e abonderont donc en calmes passionnels, et les Séries y seront
fréquemment dépivotées, c'est-à-dire en fausse attraction ou tendance imparfaite
au luxe et à l'unité, obligées de prolonger la durée des séances, et commettre
maintes fautes contre l'équilibre passionnel.
4°. Le défaut d'animaux exercés. Quelque bon qu'en puisse être le choix, ils
n'auront pas reçu l'éducation harmonienne ; ils seront viciés par des habitudes
contraires au mécanisme des Séries. Les vices originels ne se corrigent guère chez
les animaux ; et les plus précieux aujourd'hui pourront, dans divers emplois, se
trouver les plus défectueux par convenance et obstination pour les procédés
civilisés.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 774
mécanisme. On les emploiera pourtant, mais sans se lier d'intrigues avec eux. Ils
fourniront un secours matériel, et non passionnel.
3°. RARETÉ DE SÉRIES. La première Phalange, même en mode composé, en
aura à peine le tiers de ce qu'en formerait une Phalange de 3e génération. Et si l'on
descend du mode composé au simple, on essuiera encore une réduction portée au
tiers, c'est-à-dire que la première Phalange organisée en mode simple, n'aura guère
que le 9e des Séries qu'on peut former en pleine Harmonie.
Elle éprouvera dans son mécanisme, dans ses liens sociaux, un ralentissement
proportionnel, et comparable à celui d'une usine qui, au lieu de recevoir de son bief
neuf pieds cubes d'eau, en temps donné, n'en recevrait qu'un pied.
2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
21 24 27 30 33 36 39 — 33 30 27 24 21 18 15
avril et mai, parce que la 2e classe manquera d'habitude, et que la 3e ne sera pas
entrée. La cuisine, jusque-là, sera bornée à deux sortes, moyenne et basse.
La Phalange d'essai commettrait une erreur si elle entreprenait en petit les
travaux d'une grande Phalange, comme le 1/4 ou le 1/3 de labour. Elle devra
adopter moins de fonctions, et s'appliquer à y introduire une subdivision complète.
Ce n'est pas sur la quantité de Séries, mais sur leur plein essor et leur bonne
organisation qu'il faudra spéculer : qu'elles soient peu nombreuses, peu importe,
pourvu qu'on y voie naître le mécanisme des rivalités contrastées et des gradations
de nuances : on ne l'obtiendrait pas d'une affluence de petites Séries
imparfaitement distribuées : paucœ, sed bonœ.
En conséquence on devra, dans cet essai, rejeter presqu'en entier les grands
travaux de champs et vignes, et les grandes manufactures, comme serait une
fabrique de drap. Il faudra s'attacher aux fonctions romantiques et attrayantes ;
jardins, troupeaux, serres et vergers s'il se peut, fleurs en grande quantité, comme
tous les objets dont on peut jouir dès la 1re année ; car il ne s'agira pas tant de
bénéficier que de réussir à organiser le régime d'attraction industrielle. La
Phalange d'essai sera assez triomphante si elle peut, au bout de la belle saison,
montrer le mécanisme d'attraction en pleine activité : il deviendra évident qu'on
peut l'appliquer à la grande culture, par l'extension des procédés qui l'auront
introduit dans la petite culture. La civilisation sera déjà anéantie par ce résultat ; et
une fois cette cause gagnée au bout de la campagne, tous les sociétaires seront
assez riches ; les actionnaires pourront vendre à trois et quatre cent pour cent de
bénéfice ; ils s'en garderont, et ne céderont pas une action à mille pour cent dans le
succès.
La Phalange d'essai devra spéculer sur des attractions de travail indirect,
comme la FRUITERIE. Elle n'aura que peu de fruits de son cru à conserver, car ses
plantations en seront à leur première année, et ses vergers productifs seront bornés
à peu de chose. Mais si elle est placée à côté d'une riche capitale pourvue de beaux
fruits, comme Paris, elle en achètera une énorme quantité en superbes espèces,
dont elle meublera un immense fruitier. Ce travail entretiendra une grande et
attrayante série ; le soin des fruits étant de goût général chez les savants comme
chez les femmes et les enfants.
Employant à son fruitier les procédés que fournit la physique, elle pourra
l'année suivante, en avril et mai, prodiguer les richesses de l'automne. Ce sera
industrie indirecte, puisque l'objet en sera de production extérieure. Il faudra se
ménager plusieurs séries de ce genre ; la Phalange d'essai étant obligée de s'écarter
des méthodes régulières, et de chercher en industrie externe les ressorts qu'elle ne
pourra pas trouver en industrie interne, par suite des lacunes d'attraction.
Ladite Phalange devant avoir au moins trois manufactures, elle adoptera la
confiserie, tant par convenance avec la fruiterie que par affinité avec les goûts des
femmes et des enfants dont il faut étudier les fantaisies pour les amener
promptement aux harmonies de série. Les trois manufactures qui me paraissent
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 779
préférables, sont : pour les enfants, la confiserie ; pour les femmes, la broderie ;
pour les hommes, la fabrique de meubles ; ce choix sauf meilleur avis.
Ce sera dans le courant d'avril qu'elle introduira sa 3e ou 1re classe, composée
d'une vingtaine de familles riches. On pourra en choisir la majeure partie parmi les
propriétaires ou rentiers qui ont un état de maison au-dessus de leurs moyens, et
qui, pour compenser les frais du séjour d'hiver à la ville, emploient
économiquement la belle saison à savourer, avec une âme pure et une bourse
légère, la touchante volupté du doux plaisir des champs (Delille).
Souvent ces familles louent une maison de campagne ; elles trouveront fort
bien leur compte à entrer dans la Phalange, parce qu'elles y jouiront à peu de frais
d'un luxe bien supérieur à celui qu'elles avaient dans la capitale, soit pour les
voitures soit pour la table. Dès que ces vingt familles riches seront installées, on
organisera les cuisines en chère de trois classes ; plus, la commande et les
animaux.
La Phalange simple ne pouvant pas établir en plein la domesticité passionnée,
faute de Petites Hordes, elle y suppléera par une corporation externe composée de
domesticité salariée et non sociétaire, affectée aux corvées qui seraient
provisoirement hors de mécanisme et hors d'attraction ; mais non plus à celles qui,
comme le service des cuisines, conviennent de prime abord au régime sériaire.
Ainsi les employés des cuisines et des étables seront sociétaires et non pas salariés.
L'installation sera terminée une quinzaine après l'entrée de la 1re classe qui, en
moins d'un mois, sera pleinement habituée au mécanisme de Série. L'initiative
commence par les repas qui sont gais, économiques et somptueux en état
sociétaire ; des repas on s'initie aux fonctions du parterre et du potager, puis à
celles des étables et des ateliers ; mais toujours spontanément, par attraction, et
sans statuts obligatoires.
Dans le cours de juillet, on admettra quelques sectaires dont le besoin aura été
reconnu. La dernière admission, composée d'ouvriers les plus convenables pour
obvier aux calmes passionnels de l'hiver, n'aura lieu qu'en septembre.
Je termine là cet aperçu qui deviendrait trop vague et exigerait trop de détails,
tant qu'on ignore le local et les moyens qui seront affectés à cette fondation : il
suffit d'assurer que tous les obstacles sont prévus, et seront surmontés sans efforts.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 780
Sauf erreur, et d'après les renseignements donnés par les gazettes, il m'a paru
encore que le duc de Devonshire et le comte Groswenor pouvaient être comptés
parmi les candidats de caractère. Il en est probablement d'autres sur les 25 ; mais
ne les connaissant pas, je ne puis en juger. Quant aux riches capitalistes et
négociants anglais qui n'étaient pas portés dans cette liste, s'il se trouve parmi eux
des êtres aussi honorables que l'était le négociant Gresham, de Londres, ceux-là
sont candidats de caractère.
Je ne doute pas qu'on n'en trouve bon nombre aux États-Unis, et que la
fondation de l'ordre sociétaire n'y soit envisagée comme affaire nationale, vu son
extrême facilité, et le besoin urgent de régulariser les climatures et policer les
Sauvages. D'ailleurs on y voit, parmi les citoyens, de très-nobles caractères, tels
que M. Rufus King, signalé par l'offre qu'il fit, dans un moment de détresse, de
prêter à l'état moitié de sa fortune. On peut donc espérer de trouver sur ce point des
candidats de caractère, et surtout des masses de sous-candidats ou souscripteurs
actionnaires.
Dans l'île de St.-Domingue, le président BOYER est vivement intéressé à ce
qu'on arrive promptement à une issue de civilisation. [Il serait flatté de l'idée
d'élever le genre humain à l'harmonie universelle, aux vraies lumières, par
entremise de ces noirs que la civilisation veut proscrire, placer au-dessous du rang
d'hommes.] Même intérêt doit stimuler les chefs des gouvernements américains
nouvellement affranchis : ce sont des candidats sur qui l'on doit jeter les yeux,
notamment sur le président BOLIVAR qui, illustré par ses faits d'armes, ne l'est pas
moins par son désintéressement politique, et son humanité à l'égard des nègres
dont il a ménagé l'affranchissement.
Passant au continent européen, nous n'y trouverons pas nombreuse clientèle ;
cependant je vois en Hollande un candidat très-distingué, le baron de Wulferer, de
La Haye, qui a de ses deniers avancé aux Grecs, en munitions et secours, plus d'un
million de florins, et à contre-balancé à lui seul la tendance de la chrétienté à livrer
cette malheureuse nation aux bourreaux mahométans. Un tel homme est de droit
au 1er rang parmi les caractères magnanimes et vraiment philanthropiques. Tels
sont les êtres vers qui il faut tourner ses regards, pour la délivrance du genre
humain et la fondation d'une Phalange démonstrative.
Jetant les yeux sur l'Allemagne, je n'y vois pas de candidats de caractère parmi
les grands et les riches personnages. Les deux rois de Danemark et de Saxe ont été
dépouillés d'un tiers de leurs états ; seraient-ils sensibles à l'idée d'obtenir en
indemnité plus qu'ils n'ont perdu ? Ils traiteront d'illusion cette perspective : ni ces
princes, ni d'autres, ne penseront que le genre humain soit malheureux en
civilisation. Il n'est donc d'autre moyen à faire valoir auprès d'eux, que l'appât du
triplement subit de revenu.
Parmi les princes dépossédés, il s'en trouve de collectifs, comme les magnats
de Pologne et les trois sénats de Venise, Gênes et Lucques. Ceux-là, mécontents de
la civilisation, peuvent goûter l'idée de passer à une autre période sociale, et
entreprendre la facile fondation qui élèvera le globe à l'unité.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 782
Parmi ceux qui ont perdu un trône, on peut remarquer le prince Eugène de
Leuchtenberg, candidat d'autant plus précieux que, si un personnage marquant de
l'Allemagne incline à la fondation, il trouvera foule de sous-candidats ou
actionnaires parmi les Allemands de moyenne fortune, et même parmi les grands.
La nation allemande, renommée par sa judiciaire, est la plus apte à peser et
apprécier les immenses avantages de l'Association : j'en conclus qu'on doit
beaucoup compter sur elle.
En Italie et en Pologne, on trouvera des candidats parmi les princes et les
grands. La circonstance les a entraînés dans les débats révolutionnaires ; ils y ont
été froissés, et inclineront d'autant mieux à penser que la civilisation, incompatible
avec toutes les idées généreuses, n'est point la destinée du genre humain.
Telle est l'opinion de tout parti battu en révolution : les hommes en général ne
reviennent de leur engouement pour la civilisation, qu'après en avoir été dupes. On
pourrait, d'après ce principe, spéculer sur les partis battus, si ceux qui échappent à
l'échafaud pouvaient emporter leur fortune. C'est ce qui n'a pas lieu : de là vient
que l'Italie, l'Espagne et le Portugal, qui auraient fourni beaucoup de candidats, ne
seront peut-être d'aucun secours.
Je devrais considérer la Russie comme abondante en candidats, si l'esclavage
des cultivateurs ne s'y opposait à l'essai du mécanisme d'attraction : l'on ne pourrait
ni organiser ni faire manœuvrer des Séries passionnelles en les composant
d'esclaves. D'ailleurs, les seigneurs russes, habitués à conduire à coups de fouet
leurs paysans, admettraient difficilement l'idée de culture attrayante et opérée
spontanément sans fouets ni supplices.
Cependant aucun pays n'a un besoin plus pressant de la restauration
climatérique (note A, II) ; aucun ne serait plus intéressé à voir l'oranger croître en
pleine terre à KOLA, Nord-Laponie, sous cinq ans (plus, les 2 ans nécessaires à
l'épreuve démonstrative). Les seigneurs russes, possesseurs de vastes domaines
que les frimas frappent de stérilité, trouveraient dans ce seul incident un triplement
de fortune, indépendamment des autres chances de triplement, inhérentes au
mécanisme sociétaire.
Plusieurs de ces Boyards pourraient, même sans toucher à leur revenu,
effectuer la fondation. J'ai ouï dire que le prince Scheremetoff avait refusé un
million d'un riche serf qui voulait s'affranchir à la suite de quelque grand bénéfice,
héritage ou autre. En acceptant l'offre et employant ce million à former la
compagnie actionnaire de 3 à 4 millions, le prince travaillerait pour l'intérêt du
genre humain et pour le sien : la perspective de l'omniarcat du globe peut bien
tenter un homme riche à 12 millions de rente. Le prince Labanof construit, dit-on,
un palais dont les frais s'élèveront à 10 millions. Qu'il essaie de laisser une aile en
suspens, et d'affecter 3 millions à la fondation sociétaire, affaire digne de
réflexion ! (Item, la bâtisse de Saint-Sauveur, à Moscou.)
Et la France n'offre-t-elle donc point de candidats ? Le duc d'Orléans, par la
naissance d'un héritier de la couronne, vient de perdre un beau trône qui serait échu
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 783
à sa famille : ne sera-t-il point tenté d'obtenir un trône cent fois plus beau que celui
de France ?
D'autres aussi ont les moyens et paraissent enclins aux grandes choses :
malheureusement l'esprit français viendra à la traverse : nul homme en France
n'oserait se prononcer sur une idée neuve, avant que les détracteurs et les
sceptiques n'eussent donné l'impulsion.
Pour mieux définir l'obstacle, je pourrais indiquer en France une gamme
complète d'antagonistes ; ils débuteront par des mesures hostiles contre une
découverte qui est tout à leur avantage ; en voici la séquelle.
J'avais joint à cette table une note explicative de chacune des 16 espèces ; mais
le commentaire eût paru offensant à la nation française qui n'aime pas les vérités :
aussi ai-je réduit à 18 défauts au lieu de 36, l'Ulter-Logue (721). Ici je réduis de 16
à 4, expliquant seulement les pivots Y et transitions K 1.
1
I K. Les Calembourgeois. Dans tout autre pays, ils ne seraient rien moins qu'une puissance ; ils
en sont une en France. Le moindre calembour sur l'attraction passionnée intimidera vingt
académies et jettera dans l'hésitation celles qui inclineraient à une opinion favorable. En vain
leur dirait-on que les calembours sont le talent du petit peuple, des compagnons du gavot ;
raison insignifiante aux yeux d'une nation qui n'estime que les jeux de mots et l'abus du bel
esprit. Il en résulte que les Calembourgeois, sans être tout à fait en France les arbitres de
l'opinion, exercent par initiative une haute influence ; et il suffirait d'eux seuls pour faire tomber
toute la nation française dans le vice indiqué (II), le tort de confondre les vraies nouveautés avec
les fausses ; de se laisser gagner de vitesse par d'autres qui pourront opiner à agir, tandis que les
Français perdront le temps à parler, et manqueront, pour un jeu de mots, le remboursement de
leur dette de 12 milliards.
Sur la ligne des Calembourgeois figurent les Impossibles, gens qui font encore moins de
frais d'esprit, et obtiennent en France de l'influence à bon marché, car leur science tout entière
consiste dans le seul mot IMPOSSIBLE. Ces deux classes vicient l'opinion sur tout ce qui
touche aux découvertes ; accueillant les mauvaises, comme le sucre de lait et le café de
chicorée, et rejetant les bonnes, entre autres la vaccine qui a lutté vingt ans contre les
détracteurs avant d'être admise.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 784
Toute règle est sujette à exception : je ne doute pas qu'il ne se trouve parmi les
grands dignitaires de France, des hommes plus clairvoyants que leur nation, et qui,
en dépit du scepticisme, apprécieront la découverte, et reconnaîtront quelle duperie
ce serait à la France de n'en pas prendre l'initiative.
Parmi les candidats, on peut porter en liste les sociétés qui ont un but
philanthropique ou industriel : en Angleterre, celle de l'abolition de la traite, et
celle des découvertes dans l'Afrique intérieure : en France, celle d'encouragement
de l'industrie nationale, et autres à qui la théorie d'Association devient
indispensable pour les conduire à leur but, d'où les éloigne de plus en plus le
régime civilisé.
Au nombre des corporations à compter pour candidats, on doit placer le clergé
de France. Aucune classe n'est plus intéressée à réparer promptement ses pertes :
sans trop d'attachements aux biens temporels, on regrette nécessairement ceux dont
on a été dépouillé. L’état sociétaire assurerait d'emblée au clergé une
compensation plus que suffisante ; la place de curé élevant au rang de magnat de
Phalange, devient en Harmonie un poste équivalent, pour le temporel, au sort d'un
archevêque de France. Le bien-être des vicaires sera en proportion ; ce qui me
donne lieu de remarquer qu'aucune classe n'est plus vivement intéressée que le
clergé français, sous les rapports de la charité chrétienne et de l'intérêt corporatif, à
accélérer l'épreuve de l'Association.
Négligeant les défunts, nous avons encore dans neuf classes de vivants, des
candidats notables.
1. Parmi les entreprenants, je distingue l'amiral Cochrane, homme aventureux
en guerre et en industrie, car il a établi de grandes usines au Chili. On assure qu'il a
fait d'amples bénéfices dans ses expéditions navales ; c'est tout à point un candidat
pour la fondation de l'ordre sociétaire.
2. Parmi les agronomes politiques, je ne sais si M. de Fellenberg inclinerait à se
mettre à la tête de la société actionnaire. Je ne connais pas assez son caractère pour
asseoir un jugement à cet égard.
3. Parmi les proscrits, les Grecs qui auront pu échapper aux boucheries
ottomanes : on assure que le prince Karaza, retiré en Italie, possède de grands
capitaux. L'entreprise lui conviendrait sous tous les rapports.
4. Parmi les ambitieux : je lisais dernièrement que le marquis de Londonderry a
dépensé 30,000 1. sterl., soit 750,000 fr. pour sa première élection. Ceux qui font
en Angleterre de tels sacrifices pour une fonction temporaire, hésiteront-ils à
employer pareille somme, non pas en dépense perdue, mais en avance garantie
pour une fondation qui, au lieu de conduire au médiocre poste de député, conduira
au trône héréditaire du globe. Voilà une proie faite pour tenter un ambitieux.
5. Parmi les colons : dernièrement une réunion de 200 familles suisses a fondé
sur l'Ohio, la ville de Neu-Vevay, composée d'environ mille habitants inégaux. Ils
auraient fait moins de frais pour une distribution de Phalange mixte de 4e degré
(III). Ainsi beaucoup d'individus et de corporations mettraient et auraient mis en
pratique le procédé sociétaire, s'il eût été plus tôt découvert.
6. Parmi les négatifs : je range dans cette catégorie les gens enclins aux folles
dépenses, et incapables de faire de la fortune quelque emploi judicieux. Certain
fermier général (J'ai oublié son nom, bien digne d'oubli), dépensa 4 millions pour
donner à Louis XIV une fête instantanée, recevoir dans son château le monarque à
son passage. Louis dédaigna ce stupide hommage et ne s'arrêta qu'un quart d'heure
chez le traitant qui insultait à la misère des peuples par cette dépense de 12
millions (4 millions du siècle de Louis XIV en valaient 12 de nos jours).
Les sangsues de cette espèce n'adhéreront jamais à faire un sage emploi de
capitaux, dans une entreprise agricole, manufacturière et franche de risques, telle
que la fondation de la Phalange d'épreuve : ils sont candidats de haut degré en
moyens pécuniaires, mais candidats CRÉTINS en moyens intellectuels.
7. Parmi les occasionnels, c'est-à-dire ceux qui ayant une somme très majeure
engagée dans une affaire ingrate, peuvent en distraire tout ou partie sans paralyser
l'entreprise. Telle est la situation du corps germanique ; il a 20 millions en dépôt
pour la fortification d'Ulm, non adoptée ; sur quoi on lui a observé avec raison,
1°. Qu'Ulm tout seul ne formant pas ligne serait insuffisant à arrêter un ennemi
victorieux.
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 787
2°. Qu'il faudrait, même en appuyant Ulm par d'autres forts, en établir encore
une première ligne sur le Rhin.
3°. Que les plans proposés pourraient entraîner une dépense de 100 millions au
lieu de 20.
Le corps germanique n'en serait donc pas quitte à moins de 100 millions, dont
le 20e est 5 millions.
Qu'il essaie d'affecter ce 20e à la fondation de la Phalange d'épreuve. Les fonds
ne seront pas aliénés pour cela, et seront dans tous les cas placés aussi solidement
que chez un banquier, où ils sont demeurés 3 ans sans intérêt.
Belle cause à plaider vers le corps germanique, d'autant mieux que toutes ses
familles souveraines et princières auraient besoin de procurer des sceptres à leurs
nombreux enfants ou collatéraux. Je les invite à réfléchir sur la perspective,
exposée II.
On devra faire valoir la chance d'inutilité prochaine de toutes les forteresses,
dès l'instant où le globe passera à l'Harmonie sociale ; puissant motif de distraire,
pour un essai exempt de risque, une portion de toute somme affectée à ces
constructions, ET DÉJÀ VERSÉE EN DÉPOT.
Nous pouvons donc placer le corps germanique au premier rang, parmi les
candidats occasionnels ; mais il présente l'inconvénient de masse disséminée, qu'il
est difficile d'amener à une décision, même dans l'affaire la plus favorable pour
elle. Ce n'est pas moins un sujet de spéculation, sous le double rapport de la
disponibilité des fonds, et du danger encouru par le corps germanique de
quintupler inutilement le fonds de 20 millions déjà fourni.
Concluons de ce tableau, qu'on trouvera facilement un fondateur, puisque sur
4000 candidats il suffit d'en convaincre UN SEUL. Encore dans ces aperçus n'ai-je
pas mentionné les deux plus notables, deux candidats vraiment forcés et pivotaux,
en individuel et Y en collectif.
La précaution à employer pour déterminer les indécis, c'est d'établir une
distinction exacte entre la forme et le fond du débat.
QUANT AU FOND, il s'agit de savoir si le procédé d’Association est découvert,
et si ce procédé est vraiment la SÉRIE PASSIONNELLE, contrastée, rivalisée,
engrenée. Les détracteurs nieront et railleront, selon leur usage : mais présentent-
ils un procédé meilleur ? Non ; ils n'en proposent aucun, n'en savent imaginer
aucun ; ils ne sont habiles qu'à diffamer les inventeurs et non à les suppléer :
comparables à de mauvais soldats qui refuseraient de combattre et voudraient,
après la victoire, dénigrer ceux qui ont monté à l'assaut : bien fou qui prête l'oreille
à de pareils hommes.
QUANT À LA FORME, ils trouveront amplement à mordre ; mais il restera à
examiner s'ils ne sont pas dupes de leur malice, et pris aux divers pièges que je leur
ai tendus. (Voyez le plan de ce tome.)
Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle II (2001) 788
ÉPILOGUE (renvoyé).
La politique rétrograde, faussée par 16 dégénérations.