Biomecanique

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Histoire de la mdecine Biomcanique

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LE MOUVEMENT CHEZ LONARD DE VINCI, NAISSANCE DE LA BIOMCANIQUE The motion by Leonard de Vinci : Birth of the biomechanics
LE NEN D.*,**
RSUM : La Renaissance est ce mouvement des arts et des sciences auquel nchappe pas Lonard. Influenc par le dveloppement de limage de lHomme, il nous rvle avec sa plume lintriorit du corps telle quelle navait jamais t dmontre jusqualors. Il cherche dans lanatomie les rponses ses interrogations concernant la place de lHomme dans le macrocosme. Sil respecte la tradition des anciens sur la physiologie, il innove sur le fonctionnement de cette machine humaine, machine dont il aurait subconsciemment aim tre le concepteur. Ltude du mouvement des corps se concrtise par des expriences fonctionnelles dont il dveloppe plusieurs applications. Il disserte sur le mcanisme de la pronosupination qui le passionne. Ingnieur dans lme, il donne lexplication du fonctionnement de lunit musculo-tendineuse, appliquant la flexion du coude la thorie du bras de levier. Il voque le rle des poulies des tendons flchisseurs, indiquant avec grande justesse le rle dterminant des poulies les plus importantes. Bien quil ait, de tous les peintres de la Renaissance, le mieux thoris la dissection, il faonne de superbes modles dans lesquels lesthtique seule domine et o napparat paradoxalement aucune trace vritable de lanatomie. Lessentiel dans son esprit est de modeler un visage, une main dans une attitude, un mouvement. Lanatomie est un outil lui permettant de mieux apprhender les volumes, les formes et la position des structures dans lespace, la bonne coordination du mouvement des parties. Grce lanatomie et la biomcanique, Lonard entend bien lever la peinture au rang des sciences. SUMMARY : Leonard does not escape. Influenced by the development of the image of the Human Being, he revealed us with his quill pen the interiority of the body, as it was never demonstrated like this before. He searches in the anatomy the answers to his interrogations concerning the place of the Human Being in the macrocosm. If he respects the traditions of the Ancients about physiology, he innovates on the functioning of this human machine, of which subconsciously he will like to be the creator. The study of the body motion materializes by some functional experiments of which he develops many applications. He writes on the mechanism of the pronosupination, which fascinates him. Engineer to the core, he gives the explanation of the functioning of the musculotendinous unit and applies the theory of the lever arm to the flexion of the elbow. He calls to mind the action of the pulleys of the flexor tendons and indicates with a real accuracy the determining action of the most important pulleys. Of all the painters of the Renaissance, he had the best theorization of the dissection. He shapes some beautiful models in which the only aesthetic dominates and where paradoxically appears no real traces of anatomy. The essential in his mind is to model a face, a hand in a pose, a motion. The anatomy is a tool, which authorizes him to have a better apprehension of the volumes, the forms and the position of the structures in the space and the good coordination of the motion of the parts. Because of the anatomy and of the biomechanics, Leonard tries to raise the painting to the level of sciences.

INTRODUCTION La connaissance du corps par la dissection devient lobsession des mdecins de la fin du Moyen Age qui fondaient jusque-l leur science sur les lectures et lapprentissage dune anatomie et dune physiologie galienique et hippocratique. Cette Renaissance tardive de lanatomie relve de causes multiples, essentiellement dordre moral : les interdits religieux, gnralement sous-tendus par le respect de lintgrit du corps, le sort de lme aprs la mort, lide de rsurrection, limpuret engendre par le contact avec les morts1, le dogme incontest de lanatomie galienique dcrite au IIme sicle partir de la dissection animale, la prohibition forte et pesante du clerg ainsi quune certaine
** Centre Franois Vite (EA 1161), Universit des Sciences et des Techniques, Nantes 44000 ** Service de Chirurgie Orthopdique, , CHU, Brest 29200

clipse chirurgicale pendant le Moyen Age. Mais surtout, et ce jusque pratiquement vers le XVIIme sicle, lanatomie nest pas considre comme une science fondamentale ; en un mot, il ne sert rien de connatre lanatomie pour lanatomie. Ainsi, comprendre par soimme et par la dissection rvolutionnera lanatomie la renaissance et sera loccasion de luttes acharnes, de joutes verbales entre progalienistes, ne remettant pas en cause la toute puissante anatomie animale, et les antigalienistes, qui introduisent dans une re nouvelle des notions recueillies par ltude approfondie des entrailles du cadavre. Paralllement, une corporation qui ne prsente aucun lien direct avec la mdecine, celle des artistes , notamment la guilde des peintres florentins, se prend de passion pour le corps humain, dans le but de le sublimer au travers de leurs crations, de rvler une certaine vrit sur lhomme en perptuant son image de 33

Rf : ANN. ORTHOP. OUEST - 2007 - 39 - 33 40

manire la plus fidle possible, de substituer avec leurs mains dartiste la puret dun nu cette vision intolrable du cadavre tal sur une table dont ils se servent pour parfaire leur connaissance de la myologie. Quand apparat Lonard de Vinci anatomiste Le village de Vinci voit natre en 1452 celui qui deviendra le plus clbr des hommes. Dans la pense de Lonard, la connaissance du corps va au-del dune anatomie de surface : ltude du mouvement, du fonctionnement de cette machine dont il aurait certainement aim subconsciemment tre le concepteur, le proccupe autant sinon davantage que la simple anatomie descriptive. Lanatomie de Lonard se caractrise par sa modernit. Il se rapproche dune conception mdicale par sa manire de conduire la dissection, comme il se substitue lingnieur - quil est dans lme - dans sa manire de considrer la fonction des organes ou ltude du mouvement. Mais dans sa pense, lanatomie doit se faire dans le respect des structures tudies et de la personne, car ne pas nuire fait partie intgrante de son mode de pense comme semble-t-il de son mode dexistence. Le respect de lhomme, cest dj pour Lonard la fidlit une ralit. Dans ses carnets, faisant rfrence la dissection musculaire, il crit : Souviens-toi de ne jamais modifier les contours daucun membre en enlevant un muscle pour en dcouvrir un autre ; et si tu enlves seulement des muscles dont lune des lignes de contour est aussi celle dune partie du corps duquel tu las dtach, tu devras indiquer par un pointill le contour du membre supprim du fait de lamputation dun muscle ; et si tu procdes ainsi, la forme du membre que tu dcriras ne sera pas dpourvue de naturel, bien quampute en quelques-unes de ces parties. Et en outre il en rsultera une connaissance plus grande de lensemble, car aprs quune partie aura t enleve, tu verras dans lensemble lexacte forme de la partie do elle a t te 2. Ces notions sont trs actuelles, et nous savons bien de nos jours que lartifice de dissection peut nimporte quel moment diriger notre main et notre esprit vers des descriptions artificielles, donc errones. Dans le texte cidessus, le respect de la disposition tissulaire originelle met en valeur limmense considration de Lonard pour ce que reprsente lHomme, car lHomme est un , et malgr la dissection, indivisible. La partie a toujours tendance vouloir se rattacher son tout dorigine pour chapper son imperfection 3. Dans ltude de lanatomie, Lonard de Vinci ne se contente pas dtudier la situation et lagencement des structures du corps humain dans lespace, ou dvoquer la fonction pour la fonction . Il intgre ses notions dans des applications de la vie quotidienne, comme la vie 34

quotidienne lui sert de support ses rflexions et ses tudes. La dynamique des structures dun Homme en mouvement semble pour Lonard de Vinci le but suprme de lanatomie. Il ne le dtache donc jamais de ce qui lentoure, la nature, envisage dans sa globalit selon une vision unitaire, et toujours dans le respect de ce que celle-ci a agenc. tu reprsenteras le bon fonctionnement de ces membres : cest dire dans lacte de se lever aprs stre couch, remuant, courant et sautant en des attitudes varies, soulevant et portant de gros poids, lanant des objets au loin et nageant ; et ainsi pour chaque mouvement tu dmontreras quels membres et quels muscles le dterminent, et notamment le jeu des bras 4. Equation mouvement / Reprsentation graphique Ltude du mouvement des corps dans lesprit de Lonard se concrtise par des expriences fonctionnelles dont plusieurs applications ont t dveloppes dans ses travaux anatomiques, applications retranscrites par le dessin comment avec gnie. Considrons certaines dentre elles : Il fut le premier a associer laction musculaire aux contraintes subies par los, de mme quil donne la main par exemple, lorientation adapte selon laction soumise au squelette de lavant-bras et / ou du bras par les muscles concerns (Fig.1)5. Cette adaptation du geste lanatomie est dans la peinture une quation difficile tablir au dbut du style renaissant, quation qui se rsout dans un quilibre harmonieux avec de Vinci et les autres peintres anatomistes dans leurs uvres au tournant du XVIme sicle. Dans le couronnement de la Vierge de Fra Angelico par exemple (v.1395 / 1400-1455), dat de 1442, il nexiste aucune harmonie, aucune concordance, entre le geste de porter la couronne et celui de la dposer sur le crne de Marie 6.

Fig. 1.

Fonction musculaire Il concrtise la fonction musculo-tendineuse en inventant des maquettes squelettiques, dans lesquelles des cordelettes remplacent les muscles. Il donne lexplication du fonctionnement de lunit musculo-tendineu-

se, en lappliquant par exemple la flexion du coude, dont il compare la force entre lHomme et le singe, selon la thorie du bras de levier (Fig. 2)7. Poulies de rflexion des tendons flchisseurs Le premier par le dessin, il voque le rle des poulies de rflexion des tendons flchisseurs la main. Ces structures permettent ainsi ces tendons de flchir les doigts dune manire optimale. Il indique avec une justesse dmontre par les travaux exprimentaux et lexprience clinique du XXIme sicle le rle fondamental des deux poulies les plus importantes : A2 et A4 (fig. 3)8. Le mcanisme de la pronation et de la supination Ses travaux sur la prono-supination sont absolument remarquables. Nous reprendrons un passage dun travail personnel consacr cette tude9 : Lonard consacre tout ou partie de quelques planches au mouvement de prono-supination de lavant-bras, qui fait intervenir les chanes osto-articulaires du membre suprieur et les moteurs musculaires quil dcrit et dont il dfinit avec exactitude les rles. Une premire planche (Clark 19000v / FA I v / c. 1510 / Windsor) rvle un descriptif sous diffrents angles des os du membre suprieur. Les squelettes semblent tous diffrents, mais reprsents en extension ou en trs lgre flexion, rappelant au passage laile dploye dun oiseau. Il dmontre le mcanisme de la pronation, faisant figurer sur certains dessins les muscles responsables de ce mouvement - le pronator quadratus (carr pronateur) quil dessine sous forme de deux lignes parallles, et le pronator teres (rond pronateur) et ceux responsables de la supination, en particulier le biceps, dont il montre la naissance partir de deux tendons. Laction antagoniste entre le biceps et le pronator teres nest par contre pas clairement exprime ici. La fonction de la main tant la finalit du mouvement de prono-supination, Lonard symbolise encore son mouvement en se rapportant au monde dans lequel lhomme progresse : La position habituelle de la paume de la main est dtre tourne vers lhorizon, et sa position extrme habituelle est dtre tourne vers le ciel ou vers lenfer, ce qui signifie, en direction de la tte ou le pied de lindividu 10. Le squelette de la main est montr sous divers aspects avec ses 4 mtacarpiens, les 3 phalanges des doigts longs de mme que celles du pouce11. Le carpe apparat plutt schmatique , probablement parce que celui-ci ne reprsente pas lobjet de ltude prsente. Le deuxime dessin de la planche offre une vue explose pour montrer non seulement le dtail des os, mais leurs rapports avec les structures environnantes. Une deuxime planche (Clark 19004r / FA 5r / c. 1510 / Windsor) dvoile deux membres infrieurs et pas
Fig. 2. la thorie du bras de levier

Fig. 3.

Fig. 4.

moins de huit membres suprieurs (Fig. 4). Trois des membres suprieurs sont tendus, en pronation ou en semi-pronation ; cinq sont flchis ou semi flchis. Lonard de Vinci dmontre ici que le muscle biceps est le principal supinateur de lavant-bras et secondairement flchisseur, son antagoniste tant le pronator teres, dont laction est une pronation de lavant-bras. Il met laccent non pas tant sur le descriptif du squelette de la main que sur la fonction du membre suprieur. Ceci explique que les vues soient en extension et en flexion du coude, en pronation et en supination de lavant-bras. A ct de cela, le carpe reste encore rudimentaire, reprsent souvent par un seul os. La multiplication de ses dessins sur le thme de la prono-supination rvle sa fascination pour le mcanisme dorientation de la main dans lespace sans que lpaule soit oblige de se mouvoir. Lorsquon examine les deux membres suprieurs situs en haut et gauche de la planche, lun en flexion lquerre, lautre en forte flexion, il est possible de deviner, dessine au crayon fin, la trace du biceps et linsertion de celui-ci assez loin sur le radius, ce qui rappelle la planche consacre au bras de levier (Clark 19026v / FB 9v / c. 1504-1506). 35

concernant : lquilibre des muscles antagonistes, les synergies fonctionnelles, la mcanique et le tonus musculaire. Nous dcouvrons bien ici un Lonard de Vinci davantage proccup par la comprhension des fonctionnements de manire gnrale que dune mdecine savante . Il rassemble dans ses carnets des dessins dune anatomie qui ne se veut surtout pas contemplative. En cela, il se positionne en pionnier, avant mme Andr Vsale (1514-1564), et mieux que Berengario Da Carpi (1470-1530) ou plus tard Bartolomeo Eustachi (1558-1609), il revendique une anatomie applique au mouvement, la vie, une anatomie intelligente au service dune vrit. Lien entre anatomie et peinture ?
Fig. 5. La prono-supination

La planche la plus belle et la plus significative (Clark 19103 v / Q III 9v / c. 1505 / Windsor) consacre au phnomne de la prono-supination prcde de cinq ans celles que nous venons de dcrire (Fig. 5). Le schma de laction antagoniste du biceps et du pronator teres parat trs clair et sans ambigut. Comme sur les planches prcdentes, il ne laisse sur les os de lavantbras positionn ici en pronation que les deux muscles tudis, insistant encore sur les avantages fonctionnels dvolus aux muscles antagonistes et ceux qui ont deux tendons leur origine comme le biceps. Presque toutes les planches voquant la prono-supination ignorent le rle du pronator quadratus, tout simplement parce que Lonard lui attribue davantage un rle de coapteur effet de rapprochement - du radius et de lulna (ou cubitus) que de pronateur de lavant-bras quil confie tout entier au pronator teres. Le pronator quadratus est un muscle puissant qui provient de lintrieur de lun des os du bras [comprendre avant-bras] et qui se termine lintrieur de lautre os, et il est cre dans le seul but de prvenir la sparation des deux os bc12. Lonard de Vinci est loin davoir tudi tous les muscles, qui sont le plus souvent dnomms sur ses dessins par des lettres de lalphabet ou des pithtes, montrant par ailleurs quil accorde davantage dintrt au graphisme qu la nomenclature. Mais il explique parfaitement les mcanismes physiologiques les 36

On lit souvent que lanatomie est pour Lonard au service de sa peinture . Cette affirmation nest que partiellement fonde. Lanatomie fait partie de sa vie plus de vingt ans durant (1487 1513 /1516) alors que paralllement, les uvres picturales signes de sa main sont peu nombreuses, se rarfient mme avec lge. Si lanatomie sert sa peinture, directement ou non, cest davantage pour traduire son obsession de la dynamique, du jeu des formes, de la construction sans faille dune uvre o absolument aucun dtail nest laiss au hasard, que par un dsir rel dappliquer cet art les donnes concrtes de ses propres travaux. La biomcanique, dans son tude anatomique, semble avoir son quivalent dans la peinture, au travers du mouvement. Le mouvement, sous tous ses aspects, proccupe Lonard de Vinci comme une obsession. Rapparat le Lonard ingnieur et anatomiste qui se sert du support et de ses techniques de peinture pour peindre des personnages qui il confre le mouvement. Il anime des formes, apparemment inertes, par la rencontre de lombre et de la lumire, par lenchevtrement de courbes et de droites, par les changements de position entre les visages et les corps, ou encore par lintgration de volumes dans lespace - il opte en particulier dans ses compositions pour une reprsentation pyramidale des personnages ou dun ensemble de personnages13. Dans ses notes, dans le Trait sur la peinture publi aprs sa mort, dans ses esquisses et ses peintures, Lonard sattache dissquer les mouvements susceptibles dtre dessins ou peints, produisant un ensemble impressionnant dattitudes et de gestes. Dans sa pense, le terme mme de mouvement contient une combinaison de significations quil applique entre autres la peinture, en leur confrant un rle absolument fondamental. Ainsi le mouvement exprime ltat dme que le bon peintre doit reprsenter par le geste et lattitude les mieux adapts. mouvements correspondant ltat dme de ltre vivant qui se meut1 4 . Par de brves

notations de quelques signes, copie les gestes des hommes selon leurs tats dmes, sans quils se rendent compte que tu les observes, sinon ta prsence les distraira et ils perdront la vivacit naturelle de lacte sur lequel ils se concentraient 15 . Lonard de Vinci prche pour une adquation entre le geste de la main et lge de son personnage, intgrant ainsi les modifications du mouvement selon les conditions physiologiques de lhomme. Par mouvement, lon entend que les attitudes ou gestes des vieillards ne soient pas faits avec la vivacit qui conviendrait ceux des jeunes gens 16 . Il conditionne ltude du mouvement lacquisition de connaissances anatomiques et des proportions, lanalyse des postures. Les mouvements de lhomme demandent tre tudis une fois que lon a acquis la connaissance des membres et de lensemble, dans toutes les postures des membres et articulations 17 . Lonard de Vinci dmontre avec la main que son dplacement dans lespace, aussi minime soit-il, modifie sa vision et son aspect. Il est impossible quune mmoire quelconque puisse conserver tous les aspects ou changements dun membre quelconque de nimporte quel animal qui existe. Nous prendrons comme exemple la dmonstration dune main. Etant donn que toute quantit continue est divisible linfini, le mouvement de lil qui regarde la main aller de a b se dplace dun espace ab, qui est lui-mme une quantit continue et, en consquence, divisible linfini. Chaque partie du mouvement modifie laspect et limage de la main, et il en sera de mme si elle se dplace sur tout le cercle. Ce sera la mme chose pour la main qui se lve : elle traversera un espace qui est une quantit continue 18 . Ainsi, lanatomie de Lonard de Vinci, comme sa peinture, sont caractrises par le mouvement, lon pourrait dire plus justement par les mouvements. Dans un chapitre consacr au mouvement et pesanteur, il commence ainsi : Parle dabord du mouvement, ensuite du poids, qui procde du mouvement ; puis de la force qui drive du poids et du mouvement ; enfin de la percussion qui nat du poids, du mouvement, et souvent, de la force 19 . Je ne pouvais terminer linterprtation de ses mouvements sans en rfrer au monde dans lequel lHomme sinscrit, un monde subissant au gr de variations et dagressions de toute origine un mouvement perptuel. Lonard ressent intensment lbranlement du monde qui semble caractriser la toute fin du XVme sicle, au niveau politique, scientifique et artistique. Cest par son art que Lonard de Vinci essaie de saccorder au rythme du monde et de matriser ce mouvement. depuis 1496, Lonard de Vinci na plus seulement pour ambi-

tion de construire des machines, mais bien de dcrire la grande machinerie du monde. Puisque lunivers est mouvement, la mcanique permet den rendre compte, dans sa globalit. De lhorlogerie lhydraulique, de lanatomie lurbanisme puisque la ville galement est parcourue de flux et quil sagit den rguler le cours, tout entrane Lonard vers une pense du mouvement universel 20 .

La main dans ses peintures Analysons deux des rares peintures manant rellement du Matre, et intressons-nous cet organe auquel il donne le mouvement avec tant de grce : la main. La premire est la version de la Vierge au rocher (Fig. 6)21 commande par la confrrie franciscaine de lImmacule Conception de la Vierge Milan. La scne voque la fuite en Egypte de Marie et lenfant Jsus, qui auraient, selon les vangiles apocryphes, rencontr Jean Baptiste dans le dsert. Il existe un extraordinaire ballet de mains, liant entre eux les personnages disposs lentre dune grotte. Marie tourne les yeux avec tendresse vers le jeune Jean Baptiste alors mme que sa main gauche, protectrice, plane au-dessus de lenfant Jsus assis. La main est remarquablement dessine. Le jeu de la lumire et de lombre lui confre relief, prsence et mme mouvement. En lobservant de trs prs, nous avons limpression de la voir vibrer. Le pouce est situ dans le plan des autres doigts mais cart de lindex, ce qui fait natre un des deux plis naturels de la premire commissure : la vision du Matre est juste. Un ange sourit lgrement dans cette version, pointant lindex de sa main droite vers Jean-Baptiste en prire. De la main gauche, il soutient lenfant Jsus assis devant lui, qui, avec un geste de bndiction, est tourn galement vers Jean Baptiste. Consciemment ou non, Lonard inscrit le jeu des mains dans une spirale qui renvoie les mains en cascade dun personnage lautre, crant au passage une impression dynamique. Marie et lange font un geste de la main qui nest pas destin au protagoniste de la scne vers lequel ils dirigent leur regard. Seuls les regards de Jsus et de Jean Baptiste se destinent lun lautre. Les mains des quatre personnages sinscrivent dans un triangle dont la base est forme par celles de Marie, lange et Jsus, et le sommet par les mains de Jean Baptiste. Aucune des mains nest implique dans le mme geste, ce qui renforce leffet de mouvement. Les mains de Marie, de lange et celle du Christ se situent sur une mme ligne verticale, sopposant celle de Jean Baptiste. Dans cette uvre, les ombres, plus importantes que la lumire, font ressortir la blancheur des mains, des visages et des corps. 37

Fig.6. La vierge au rocher

Fig.7. la dame lhermine

Lonard de Vinci peint entre 1488 et 1490 le portrait de Cecilia Gallerani dite Dame lhermine( Fig. 7 ) 22 . Ce petit animal reprsente le symbole de la puret et de la vertu. Il fait aussi partie des armes du Duch de Bretagne. Les historiens proposent plusieurs interprtations du portrait dans le dtail desquels je nentrerais pas, si ce nest pour rappeler que la Dame est la matresse de Ludovico Sforza dit Le More , nomm en 1488 par Ferdinand 1er de Naples membre de lordre de lhermine. Lobjectivit du rendu anatomique est remarquable. Les parties charnues, le visage, la poitrine et la main droite se dtachent dun fond sombre qui les met en valeur. Observons la main droite de la Dame : elle nest pas pose, sinon les doigts seraient plutt joints, ou bien lgrement carts tout en restant parallles. Avec lindex et le mdius spars et la flexion lgre de la premire articulation de lindex, le peintre souhaite probablement donner limpression que la Dame retient dun mouvement ferme mais doux la blanche hermine. La position de flexion du poignet concourt cette impression. Lonard donne dans ce portrait une impression de mouvement : le buste est tourn vers la gauche, la tte vers la droite, les deux parties exprimant des mouvements contraires. Lattention de la Dame est donc porte vers la droite du tableau, zone imaginaire o elle affiche un sourire qui se lit autant dans les yeux que sur les lvres. Cette zone imaginaire, dans la pense de Lonard, pourrait tre lamant. La main est peinte de face, comme pour rtablir un certain quilibre entre les 38

deux parties. Cette dynamique se poursuit par laspect de la main, lgrement incline du ct interne, ce qui correspond au mouvement inverse du corps de lanimal, main qui se fond par la couleur avec celle de lhermine, comme pour mieux en signifier le lien. Considrant toujours le domaine de la peinture, on peut se demander, au-del de lactivit artistique de Lonard, si la connaissance du corps par la dissection apporte rellement au XVIme sicle une aide la peinture de manire gnrale, la reprsentation du mouvement ou celle du corps ? En dautres termes, la dissection peut-elle rellement supplanter lobservation du modle, base de la ralisation artistique ? Lobjectif dun idal physique, dans le respect de la notion prgnante de canon des proportions, est certainement le but principal de la dissection dans la pense des peintres. On peut sentir cette tendance, par la rvlation de la musculature, des tendons et des vaisseaux sous-jacents, concider dans certaines oeuvres avec lapparition de peintres dits dissecteurs , tels Antonio del Pollaiolo (1432-1498) dans Le martyre de Saint Sbastien23 ou encore Andr Verrocchio dans le baptme du Christ24. Mais reprsenter les muscles sous la peau, comme la partie cache dun iceberg, exactement comme il se prsente dans la ralit, ne sera le don que de quelques privilgis, de passionns de lexactitude anatomique, tels Michel Ange ou Lonard de Vinci qui invite le peintre dbutant connatre comme : la forme intrinsque

de lhomme : Le peintre qui a la connaissance de la nature des nerfs, muscles et tendons saura bien, dans le mouvement dun membre, combien de tendons, et lesquels, provoquent ce mouvement, et quel muscle en se gonflant, est cause du raccourcissement du tendon. Il saura ainsi reprsenter les muscles, de faon diverse et universelle, par les effets varis des personnages, et il ne fera pas comme beaucoup qui, dans des gestes diffrents, font toujours ressortir les mmes choses dans les bras, le dos, les poitrines et les jambes : ces choses-l, rajoute-t-il, ce ne sont pas de minces erreurs. 25 Lorsque lon compare les mains dAlbrecht Drer (1471-1528), qui a prouv sa matrise dans le dessin de la main, avec celles de Michel Ange, il est ais de mesurer le travail danatomiste qui se cache derrire celle du peintre Italien. Si lobservation suffisait rellement, comment expliquer quAlbrecht Drer, peintre remarquable, portraitiste mais aussi observateur extraordinaire de la main, nait pas eu ce don, sloignant dans le dessin des mains de lanatomie vritable ? Cette approximation provient certainement moins de ses bonnes capacits observer que du fait quil ne sait pas rellement ce qui se dissimule derrire les saillies musculaires de la main. : quel muscle, quelle forme ? Pour un il peu averti, la distinction entre la main de Dieu peinte par Michel Ange dans la Cration dAdam ( Fig 8)26 et une main reprsente dans le mme geste par Drer 27 est insignifiante (Fig. 9). Lobservation du modle, le talent mme de lartiste sont les secrets du dessin de Drer. Faut-il pour autant abonder dans le sens de ceux pour qui seule lobservation est le facteur essentiel de la reprsentation graphique ou picturale, relguant la dissection un rle trs accessoire. Je ne le pense pas. Mais peu importe, Drer nous fait rver, la dynamique de ses mains affiche dans son uvre les multiples possibilits fonctionnelles dont elle fait preuve. Ce raisonnement nous ramne tout simplement Lonard de Vinci. Le peintre possde une vision trs personnelle de la dissection qui reprsente ses yeux non seulement un prambule ncessaire lexercice de lart quil positionne au sommet du savoir : la peinture, mais nous lavons vu la dissection est pour lui une extraordinaire opportunit de travailler sur la mcanique humaine et de la comprendre. Mais il napplique que trs indirectement ces prceptes sa propre peinture. Bien que de tous les peintres
Fig. 8. La cration dAdam

Fig. 9. La Main de Drer. 1. muscle premier interosseux dorsal,

2.3. saillies probablement musculaires, non fidles la ralit.

de la Renaissance, il ait le mieux thoris la dissection, il modle sur la toile de superbes mains comme celles de Mona Lisa dans lesquelles lesthtique seule domine et o napparat aucune trace vritable de lanatomie en profondeur, comme dailleurs aucune trace de pinceau. Le jeu des lumires estompe les reprsentations des accidents naturels que sont les tendons ou les veines. Cela ne lintresse pas. Ce qui est essentiel pour lui, cest de faonner un visage ou une main dans une attitude, un mouvement. Il dpasse la seule application dune anatomie statique, la peinture. Pour lui, lanatomie est un outil lui permettant de mieux apprhender les volumes, les formes et la position de structures, dorganes dans lespace, la bonne coordination du mouvement des corps ou des parties.

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BIBLIOGRAPHIE 1 Cest en effet toute lAntiquit tardive, chrtienne ou non, qui est imprgne de lide que la proximit des morts est porteuse dimpuret, que leur contact risque de souiller les vivants. 2 Maccurdy E. Leonard de Vinci. Les carnets. Gallimard, 2000 p137. 3 Lonard de Vinci. Maximes, fables et devinettes. Ed Arla, 2002. 4 Maccurdy E. Leonard de Vinci. Les carnets. Gallimard, 2000, p106. 5 Planche Clark 19011v /FA 12v / c1510 / Windsor . Collection prive-Droits rservs. 6 Fra Angelico. Christ couronnant la Vierge. 1442. Museo di San Marco. Florence. 7 Planche Clark 19026v /FB 9v / c.15O4-1506 / Windsor . Cf. Collection prive-Droits rservs 8 Planche Clark 19009r /FA 10r / c.1510 / Windsor . Cf. Collection prive-Droits rservs 9 Le Nen D. Renaissance de la main au XVme-XVIme sicles : une communion entre Art et Science. Thse de Doctorat en Humanits, option Epistmologie, Histoire des Sciences et des Techniques. Nantes 2005. 10 OMalley CD, Saunders JB. Leonardo da Vinci on the human body. Gramercy Books, New York, 1982.p489. 11 Conception Galnique encore adopte au Moyen Age et la Renaissance 12 Maccurdy E. Leonard de Vinci. Les carnets. Gallimard, 2000, p495 13 Raphal introduit la composition pyramidale du tableau ou du carton, considr comme lessence de la Renaissance, avant son installation Rome en 1508, et cela dans plusieurs de ses uvres : des portraits essentiellement ( La belle Jardinire 1507 , muse du louvre). 14 Keller A. Le trait de la peinture de Lonard de Vinci. Ed Jean de Bonnot, Paris, 1977. 15 Maccurdy E. Leonard de Vinci. Les carnets. Gallimard, 2000 p 88. 16 Maccurdy E. Leonard de Vinci. Les carnets. Gallimard, 2000 p 66 17 Maccurdy E. Leonard de Vinci. Les carnets. Gallimard, 2000 p 88 18 Maccurdy E. Leonard de Vinci. Les carnets. Gallimard, 2000 p 162 19 Maccurdy E. Leonard de Vinci. Les carnets. Gallimard, 2000 p 155vb 20 Boucheron P. Lonard de Vinci. Portrait historique dun gnie. LHistoire, 2005, 299 : 38-47. 21 La vierge au Rocher . Muse du Louvre . Coll. Prive. Droits rservs. 22 Portrait de Cecilia Gallerani (la dame lhermine). Vers 1490 . Muse de Cracovie Cartoryski museum. 23 Antonio del Pollaiolo Le martyre de Saint Sbastien 1473-1475 National Gallery . Londres. 24 Andr Verrocchio Le baptme du Christ 1470-1473.Galerie des Offices. Florence. 25 Keller A. Ed Jean de Bonnot, Paris, 1977.p 63. 26 Michel Ange La Cration dAdam 1508-1512. Chapelle Sixtine,Vatican, Rome,Coll,. Prive -Droits rservs. 27 Albrecht Drer. Dessin de main. In Drer par J.Berger, Taschen, 2002.

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