Romance Pictural de Albertine
Romance Pictural de Albertine
Romance Pictural de Albertine
Abstract
Albertine's Pictorial Romance
Painting in "Remembrance of Times Past" either transcends existence, or remains glued to its own materiality, often showing up
different characters' "iconolatry"; but paintings are also systematically used to further the novelist's intentions, as the five
paintings that accompany the Narrator's passion for Albertine show clearly.
Bertho Sophie. Le roman pictural d'Albertine. In: Littérature, N°123, 2001. Roman Fiction. pp. 101-118.
doi : 10.3406/litt.2001.1723
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_2001_num_123_3_1723
■ SOPHIE BERTHO, université libre d'amsterdam
Le roman pictural
d'Albertine
Proust,
«encombrée,
galeries
deet voir
salons
parfois
on
disait-elle,
qu'il
des
le même
sait,
tableaux,
fréquente
s'intéresse
dein Boudins
situ,
au —
lorsqu'
Louvre
passionnément
etcomme
de
entre
Corots»,
d'abord
1898
celui
à dès
dans
et
lade
1902,
peinture
l'enfance,
les
Madame
expositions,
il visite
'. Il dans
nela
Straus,
cesse
Bel
les
1 . Je remercie l'Organisation Néerlandaise pour la Recherche Scientifique (NWO) qui a bien voulu soutenir
ma recherche. Une version allemande légèrement différente, «Gemàlde und Geheimnisse bei Proust» va pa
raître in F. Balke et V. Roloff (éd.), Erotische Recherchen. Zur Decodierung von Intimitat bei Marcel
Proust, Munich, Wilhelm Fink Verlag.
2. Proust ne cesse de récuser la «religion de la beauté», si présente encore en ce début du XXe siècle et dont
Ruskin, mais aussi Montesquiou, cher à Proust, furent les grands officiants. Proust qui, entre 1896 et 1904,
consacre à l'esthéticien anglais le plus clair de son temps, avec de nombreux articles et surtout des traduc
tions,jugera durement — tout particulièrement dans sa préface à La Bible d 'Amiens ( 1 904) — ce qu'il nom
me«l'idolâtrie» de Ruskin; «maladie», dit Proust, «péché» qui consiste à subordonner le sentiment moral
au sentiment esthétique, tout en affirmant le contraire, à préférer une doctrine «belle» à une doctrine
«vraie». Avec pour conséquence un ratage: l'idolâtrie signe la fin de la création; voir «John Ruskin», in
Contre Sainte-Beuve, éd. établie par P. Clarac et Y. Sandre, «Bibliothèque de la Pléiade», 1971, p. 105-140 1 H1
(CSB). Pour saisir l'attitude ambiguë de Proust à l'égard de Ruskin, voir la remarquable biographie de Jean- 1U1
Yves Tadié, Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1996, les chapitres IX et X. Également Julia Kristeva, Le
Temps sensible, Paris, Gallimard, 1 994, en particulier p. 1 35- 1 36, et surtout Edward Bizub, La Venise inté- LITTÉRATURE
rieure. Proust et la poétique de la traduction, Neuchâtel, La Baconnière, 1991. n° 123- sept. 2001
ROMAN FICTION
tableau n'est pas là pour être admiré mais pour pénétrer notre vie, ou bien
celle des personnages, certains tableaux opérant en effet plutôt au niveau
du lecteur, d'autres à l'intérieur du récit. On ne trouvera donc pas dans la
Recherche, malgré les innombrables renvois à la peinture, de ces ekphra-
seis au sens traditionnel du terme — et que pratiquaient encore volontiers
les contemporains de Proust — qui nous invitent à quitter un instant le
roman pour nous tourner vers un tableau, l'admirer3. Proust face à la
peinture agit en prédateur: il détourne la matière du tableau aux fins de
son roman. C'est dire qu'il néglige la dimension picturale ou religieuse
de l'œuvre d'art, abrège tout savoir la concernant, retenant certains él
éments du tableau, en occultant d'autres, selon les besoins de la narration.
Si les œuvres choisies et interprétées par Proust ne sont pas citées
pour être admirées, de quelle manière plus précisément entrent-elles
dans la Recherche! D'une part, dans certains cas, la peinture est confor
me à la poétique proustienne explicitée dans le Temps retrouvé. Elle
métaphorise le réel: les natures mortes de Chardin qui éclairent la beauté
des «plus pauvres choses», les marines d'Elstir qui redessinent ce que
l'habitude, la logique avaient obscurci, synthétisent et visualisent en
quelque sorte une conception de l'art que Proust développe dans Le
Temps retrouvé1^. Le tableau se fait alors l'équivalent de la métaphore et
de la mémoire involontaire, il devient un instrument de révélation des
essences et du temps.
D'autre part cependant — et c'est l'immense majorité des cas — les
innombrables références picturales concernent en premier lieu les person
nages et le déroulement de l'intrigue 5. Les tableaux caractérisent les per
sonnages, ils ont alors une fonction psychologique, ou bien encore ils ont
une fonction structurale. Ils préfigurent le comportement d'un personnage,
ils annoncent des événements à venir dans le déroulement du récit.
3. Pour une mise au point de la notion d'ekphrasis, qui connaît aujourd'hui un regain d'intérêt, je me per
mets de renvoyer à mon article: «Les Anciens contre les Modernes, la question de l'ekphrasis chez Goethe
et chez Proust», Revue de Littérature comparée, 1/1998, p. 54-62. Contrairement à l'utilisation qu'il fait de
la peinture dans la Recherche, Proust se fait bien critique d'art dans, entre autres, ses études sur
«Rembrandt», «Watteau», «Monet» ou ses «Notes sur le monde mystérieux de Gustave Moreau» (Essais
et articles, in CSB, op. cit. , p. 667-674) ; et on peut considérer comme des ekphraseis classiques les poèmes
de jeunesse composés sur le modèle des Phares de Baudelaire: Portraits de peintres: Antoine van Dijck,
Albert Cuyp, Paul Potter, Antoine Watteau (in Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, Pierre Clarac
et Yves Sandre (éd.), Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1971, p. 80-82).
4. Pour «l'utile leçon de Chardin» (RTP, III, 205), voir le texte écrit vers 1895, «Chardin et Rembrandt» :
«Nous avons appris de Chardin qu'une poire est aussi vivante qu'une femme, qu'une poterie vulgaire est
aussi belle qu'une pierre précieuse» (CSB, 372-382). Dans la Recherche (À la recherche du temps perdu,
édition publiée sous la direction de Jean- Yves Tadié, «Bibliothèque de la Pléiade», 4 vol., 1987-1989,
(abréviation : RTP)), Proust a placé les enseignements de Chardin dans les aquarelles d'Elstir, qui a retrouvé
dans Chardin «des fragments anticipés d'oeuvres à lui» (RTP, II, 420), et n'a pas craint de prendre comme
sujet un hôpital (RTP, II, 275). La peinture d'Elstir aura un effet rhétorique puissant sur le Narrateur: acca
blépar la vision sordide d'une table après le repas, le Narrateur saura admirer plus tard, après avoir vu les
Elstir, «le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d'une serviette défaite»
102 (RTP, II, 224). Sur Proust-Chardin, voir la remarquable étude de Jean Roudaut, « Proust : "par qui nos yeux
sont déclos" ou la vie profonde des natures mortes», L'Arc, n° 47, déc. 1971, p. 28.
LITTÉRATURE 5. Pour une typologie des différentes fonctions du tableau chez Proust, voir notre article «Ruskin contre
n° 123 - sept. 2001 Sainte-Beuve, le tableau dans l'esthétique proustienne», Littérature, n° 103, oct. 1996, p. 94-1 12.
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE
Nous allons examiner ici les cinq tableaux qui accompagnent — en l'éclair-
cissant et en l'approfondissant à la fois — le mystère d'Albertine. Leur rôle
est si central et si évident qu'il convient sans doute de parler, parallèlement
au «roman d'Albertine», du roman pictural d'Albertine. Chacun de ces
tableaux a fait l'objet, bien entendu, de diverses études, mais, curieusement,
la critique proustienne ne s'est pas arrêtée jusqu'à présent sur le lien étroit
— chronologique et narratologique — qui les rattache. En fait, ces tableaux
(Elstir, Giotto, Titien, Carpaccio, et encore Giotto) accompagnent les diffé
rentes étapes de la passion du Narrateur pour Albertine.
Dans l'univers proustien, la peinture, lorsqu'elle concerne les per
sonnages, a toujours une connotation erotique. Le désir pour advenir a
besoin d'un medium6: ce sera la peinture (parfois la musique). Éros, de
manière très baudelairienne, n'advient jamais que travesti. Un des exemp
lesles plus saisissants du rapport que l'art entretient avec le désir est
bien sûr celui d'Odette-Botticelli 7, mais plus encore peut-être que
Swann, le Narrateur enveloppe Albertine d'un réseau d'analogies artist
iques qui n'est pas sans rappeler l'idéal wagnérien de l'art total, du
Gesamtkunstwerk^. De plus, l'érotisme est renforcé ici par le mystère qui
6. Voir Volker Roloff qui insiste sur le fait que chez Proust «les éléments erotiques, esthétiques, moraux,
et épistémologiques sont étroitement liés»: «Sur l'esthétique du voyeur dans la Recherche. Curiosité et
spectacle du désir», in Marcel Proust 2, Nouvelles directions de la recherche proustienne, Bernard Brun
(éd.), Minard, 2000, p. 273-293. Pour la fonction méta-littéraire des références picturales, voir aussi Mieke
Bal, Images littéraires ou comment lire visuellement Proust, Toulouse, Presses universitaires du Mirail,
1997. Concernant le rapport entre peinture italienne et Éros, on lira avec profit l'étude d'Alberto Beretta
Anguissola, «Proust et les peintres italiens», dans le beau Catalogue de l'exposition Marcel Proust, l'écri
tureet les arts, sous la dir. de Jean- Yves Tadié, Gallimard, Bibliothèque nationale de France, Réunion des
musées nationaux, 1999, p. 33-41.
7. Concernant Ruskin-Proust et la Zephora de Botticelli, signalons le remarquable article de Cynthia J.
Gamble, «Zipporah: a Ruskinian Enigma Appropriated by Marcel Proust», Word & Image, vol. 15, n°4,
1999, p. 381-394.
8. Au sujet du Wagnérisme dans la Recherche, cf. Rainer Warning, Proust-Studien, le chapitre intitulé
« Feste des Bôsen in La Prisonnière», Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2000 ; plus généralement concernant
les manifestations fin de siècle dans la Recherche, voir Luzius Keller, «Marcel Proust zwischen Belle Épo-
que und Moderne», in Catalogue de l'exposition Marcel Proust zwischen Belle Époque und Moderne, Rai- LITTÉRATURE
ner Speck et Michael Maar (éd.), Francfort, Suhrkamp, 1999, p. 25-44. n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION
C'était — cette aquarelle — le portrait d'une jeune femme pas jolie, mais
d'un type curieux, que coiffait un serre-tête assez semblable à un chapeau me
lon bordé d'un ruban de soie cerise; une de ses mains gantées de mitaines te
nait une cigarette allumée, tandis que l'autre élevait à la hauteur du genou une
sorte de grand chapeau de jardin, simple écran de paille contre le soleil. À
côté d'elle un porte-bouquet plein de roses sur une table [...]• Le caractère
ambigu de l'être dont j'avais le portrait sous les yeux tenait sans que je le
comprisse à ce que c'était une jeune actrice d'autrefois en demi-travesti. Mais
son melon, sous lequel ses cheveux étaient bouffants mais courts, son veston
de velours sans revers ouvrant sur un plastron blanc me firent hésiter sur la
date de la mode et le sexe du modèle, de façon que je ne savais pas exactement
ce que j'avais sous les yeux [...]. Le long des lignes du visage, le sexe avait
l'air d'être sur le point d'avouer qu'il était celui d'une fille un peu garçonnièr
e, s'évanouissait, et plus loin se retrouvait, suggérant plutôt l'idée d'un jeune
efféminé vicieux et songeur, puis fuyait encore, restait insaisissable [...]. Au
bas du portrait était écrit: Miss Sacripant, octobre 1872 (RTP, II, 203-205).
Proust introduit une sorte de suspense, de flou concernant l'identité de la
femme peinte par Elstir en ne révélant que fort tard au lecteur, dix pages
plus loin environ, qu'il s'agit là en fait du portrait d'Odette de Crécy. La
silhouette d'Albertine encadrée dans la fenêtre de l'atelier d' Elstir va
ainsi se superposer à l'aquarelle, à ce «jeune être qui semblait s'offrir
aux caresses dans ce provocant costume», selon l'une de ces «erreurs
optiques» si prisées par le peintre, et préalables selon lui à la vérité. Des
éléments précis de la description peuvent s'appliquer directement à
Albertine. Sacripant, synonyme de «vaurien», «chenapan», préfigure
Albertine qui a un «genre si voyou» (RTP, II, 200), et trouve son pen
dant pictural, à la fin du roman d'Albertine, en ce jeune vénitien
hédoniste, ce compagnon de la Calza peint par Carpaccio, en qui le Nar
rateur croit reconnaître Albertine morte. Le chapeau melon porté par la
Miss semble une réplique du «polo noir» que porte Albertine à Balbec,
coiffure masculine fort inhabituelle chez une jeune bourgeoise. Enfin, le
qualificatif «insaisissable» évoque celle qui sera bientôt désignée
comme «être de fuite». Superpositions proustiennes: Miss Sacripant,
tableau palimpseste, cache la dame en rose, qui cache Odette, qui cache
Albertine, mais aussi Lea, mais aussi Gilberte, Andrée, Rachel, selon
une série déclinable à l'infini puisque les femmes proustiennes sont tou
tes des Miss Sacripant. La critique a parlé d'hermaphroditisme dans la
lignée des décadents. Certes la Recherche a indéniablement un côté fin
de siècle, mais on dira plutôt qu'elles sont dans cet entre-deux flou, dans
ce système fluctuant, «à la fois masculin et féminin» 17, système parato-
pique qui érotise parce qu'il force à déchiffrer. La femme qui échappe,
J-UD 17. Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Seuil, 1989. p. 106; pour l'hermaphroditisme chez
Proust, on retiendra, parmi de nombreuses études, plus particulièrement celle de Compagnon ; voir également
LITTÉRATURE Raymonde Coudert, Proust au féminin, op. cit., qui consacre de nombreuses pages à Albertine comme
n° 123 - sept. 2001 «fleuron de l'énigmatique civilisation gomorrhéenne», en particulier le chapitre «La faute des femmes».
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE
L'IDOLÂTRIE DE GIOTTO
21. Brassai' commente longuement ces réincarnations du féminin en masculin et vice- versa: Marcel Proust
sous l'emprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997.
22. Parmi les nombreux commentaires des fresques de Giotto dans la Recherche, on retiendra Karlheinz
Stierle, «Proust, Giotto und das Imaginàre», in G. Boehm, K. Stierle, G. Winter (éd.), Modernitàt und Tra
dition, Festschrift fur Max Imdahl zum 60. Geburtstag, Miinchen, Wilhem Fink Verlag, 1 985, p. 2 1 9-249 ;
Paul de Man, Figurai Langage in Rousseau, Nietzsche, Rilke, and Proust, New Haven and London, Yale
1 f\Q University Press, 1979, p. 57-78; Marcel Muller, «Création et procréation ou allégorie et jalousie dans la
1UÔ Recherche», in Bernard Brun (éd.), Marcel Proust 2, Nouvelles directions de la recherche proustienne, op.
cit., p. 57-78; Juliette Hassine, «La Charité de Giotto ou l'allégorie de l'écriture dans l'œuvre de Marcel
LITTÉRATURE Proust», BIP, n° 26, 1995, p. 23-43 ; notre article «Ruskin contre Sainte-Beuve, le tableau dans l'esthétique
n° 123 -sept. 2001 proustienne», op. cit., p. 109 et 110 en particulier.
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE
Un des matins qui suivirent celui où Andrée m'avait dit qu'elle était obligée
de rester auprès de sa mère, je faisais quelques pas avec Albertine que j'avais
aperçue, élevant au bout d'un cordonnet un attribut bizarre qui la faisait re
ssembler à l'«Idolâtrie» de Giotto; il s'appelle d'ailleurs un «diabolo» et est
tellement tombé en désuétude que devant le portrait d'une jeune fille en t
enant un, les commentateurs de l'avenir pourront disserter comme devant telle
figure allégorique de 1' Arena, sur ce qu'elle a dans la main (RTP, II, 241).
Proust s'est inspiré pour ce passage de la reproduction qui se trouve
dans La Library Edition de Ruskin 23, mais, comme d'ailleurs pour la
Caritas, il néglige la dimension religieuse de l'allégorie, profanant en
même temps le (trop victorien, trop moralisateur) regard ruskinien 24.
Proust s'approprie littéralement cette peinture, il ne retient que ce qui
sert son roman: le titre (l'idolâtrie étant, nous l'avons vu, un problème
central pour Proust), et ce qu'on voit de la manière la plus réaliste, la
plus «plate» (deux femmes ensemble). En effet la figure de l'idolâtrie,
enveloppée dans une de ces «houppelandes qui revêtent certaines des
figures symboliques de Giotto» (RTP, I, 80), représente un personnage
dont on dira, contrairement à l'édition de la Pléiade 25 qu'il n'est pas
masculin mais féminin; Proust parle bien des «femmes» de Giotto, des
«déesses» de Giotto, suivant ainsi Ruskin26. Et l'attribut27, l'idole que
l'allégorie tient dans sa main, reliée à son cou par une corde, représente
également une figure féminine, redoublant, à une échelle réduite, en
quelque sorte la première. Ce redoublement semble prédire ce que Marc
elne découvrira que bien plus tard: le goût d' Albertine pour les fem
mes. La fresque de Giotto lue de manière réaliste, comme Proust nous
invite à le faire, est une allégorie de Gomorrhe; derrière Albertine
«Idolâtrie de Giotto» se dessine en palimpseste «l'Impureté de Giotto».
23. Proust a vu les fresques de Giotto à la Chapelle de 1' Arena à Padoue, lors de son premier voyage à Ve
nise avec sa mère en mai 1900 ; mais c'est vraisemblablement à Ruskin qu'il doit sa fascination pour Giotto.
La correspondance de Proust (Ph. Kolb, La Correspondance de Marcel Proust (1880-1922), Pion, 21 vol.,
1976-1993, t. Vil, p. 274; abréviation: Corr.) nous apprend qu'il possédait les 39 tomes parus entre 1903
et 1912 de la «Library Edition» (voir supra, note 18). Cette édition extraordinaire reproduit des copies, par
fois même en couleurs (de fresques, tableaux, sculptures, détails architecturaux), réalisées de la main de
l'esthéticien anglais. Dans Giotto and his Works in Padua, «Library Edition», vol. XXIV, 1906, op. cit.,
sont reproduites les allégories suivantes: la Prudence, la Fortitude, la Tempérance, la Foi, le Désespoir,
l'Idolâtrie, la Colère, l'Inconstance, la Folie (voir en particulier les p. 1 16 et 121). Dans Fors Clavigera I,
vol. XXVII, 1907, on trouve cinq autres planches: L'Espérance, l'Envie, l'Injustice, la Justice et la Charité
(p. 115) qui joue un rôle si important dans la Recherche.
24. Concernant Proust, Ruskin et Giotto, voir l'intéressante étude d'Emily Eells, «Ruskin, Proust et
rhomotextualité», Études Anglaises, n°52-l, 1999, p. 18-27.
25. Dans la note de l'édition de la Pléiade, op. cit., la figure de VIdolâtrie est en effet désignée, à tort nous
semble-t-il, comme étant du sexe masculin: «On y voit un homme tenant dans la main droite une idole qui
lui a mis la corde au cou et tournant le dos à Dieu. En haut du panneau, on lit le nom du vice ainsi figuré
Infidelitas, qu'il convient de traduire en français par "Idolâtrie"» (RTP, II, p. 1458).
26. Dans ses Stones of Venice, Ruskin décrit la figure de VIdolâtrie comme étant du sexe féminin: «bound
by a cord round her neck to an image which she carries in her hand, and has flames bursting forth at her
feets», op. cit, vol. X, p. 392. Voir aussi J. Ruskin, Giotto ans his works in Padua, vol. XXIV, «Library -t r\(\
Edition», op. cit., p. 1 16, 121. 1 \JZs
27. Le mot «diabolo» et ses connotations terrifiantes, prémonitoires d'une angoissante Albertine, fait écho
à la perception première du Narrateur face à la petite bande des jeunes filles, semblable à «Méphistophélès LITTÉRATURE
surgissant devant Faust» (RTP, II, 210). n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION
Proust désigne en effet sous ce nom, dans des brouillons qui furent sup
primés pour faire place à l'histoire d' Albertine, la fuyante et vicieuse
femme de chambre de Madame Putbus, bien connue pour ses amours
lesbiennes et avec qui le Narrateur visite la Chapelle de 1' Arena28.
Enfin on notera qu' Infidelitas est le titre originel de l'allégorie de
Giotto (que Proust traduit d'ailleurs justement par Idolâtrie), et l'infidél
ité, l'un des traits d' Albertine, que plus tard le Narrateur nommera
«grande déesse du Temps» (RTP, III, 888); paradoxalement cette dési
gnation n'a rien de sacré, la «déesse du Temps» est en fait une déesse
du Temps perdu, une déesse de l'Infidélité: c'est par ses infidélités pré
sumées qu' Albertine oblige le Narrateur à remonter le Temps, à l'explorer.
Avec Y Idolâtrie qui renvoie implicitement à l'initiale Infidelitas,
Proust met en place le doublet qui résumera la relation entre Albertine et
le héros de la Recherche: infidélité et idolâtrie. Car cette représentation
de l'idolâtre asservi à l'idole, qu'on lira d'abord littéralement sous sa
forme gomorrhéenne d'une Albertine aimant les femmes, est encore à
l'image de la passion du Narrateur pour Albertine (qui lui a mis la corde
au cou).
Dans le Temps retrouvé, le Narrateur utilise ce même terme & ido
lâtrie pour dire les sentiments éprouvés à l'égard de certaines femmes,
celles qui pourraient lui causer de la souffrance: «J'avais un certain sen
timent d'idolâtrie pour les futures Gilberte, les futures duchesses de
Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer» (RTP, IV,
566). Admirons ici les extraordinaires équilibres proustiens : il faudra un
deuxième tableau pour exorciser l'idolâtre, le possédé d' Albertine; ce
sera une toile de Carpaccio qui représente justement une scène d'exor
cisme!
28. Voir RTP, IV, esquisse XVIII, lire en particulier p. 724-725. L'épisode de la troublante femme de
chambre, très important au départ et finalement supprimé par Proust, se trouve dans les Cahiers 36, 23, 24,
48, 50. Dans la version définitive, Madame Putbus quitte Venise avec ses domestiques au moment où Marc
elet sa mère y arrivent.
29. Soulignons que dans la version «À Venise» de la dactylographie retrouvée d'Albertine disparue (voir
i i r\ l'édition annotée de N. Mauriac et E. Wolf, Grasset, 1987) — dactylographie finale remaniée par Proust
-L A \J quelquesjours avant sa mort, le 18 novembre 1922, marquée en sa partie centrale d'une importante suppres-
sion — , les passages concernant le tableau avec l'aigle, et le tableau de Carpaccio ont, entre autres, été sup-
LITTÉRATURE primés. Pour plus de clarté concernant les diverses suppressions dans cette dactylographie, voir N. Mauriac
n° 123 -sept. 2001 et E. Wolf, op. cit., dont la note en p. 190-191.
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE
ans était si noble, si radieuse, que c'était un vrai Titien à acquérir avant
de s'en aller» (RTP, IV, 219).
Dans une perspective proustienne, c'est-à-dire réaliste, et sacrilège,
le tableau de Titien représentant l'apôtre avec l'aigle pourrait être lu
comme une scène de désir et d'érotisme, réplique de Léda et du cygne,
cet autre tableau qui fascinait Proust. L'imaginaire proustien, comme on
sait, est bien plus sensible à la mythologie païenne qu'au symbolisme
chrétien: le Titien raconte ainsi encore l'histoire de Ganymède, ce bel
adolescent qu'aime Zeus et dont il s'empare en prenant la forme d'un
aigle.
32. Ce tableau de Carpaccio fait partie du cycle de la Légende de la croix (Venise, vers 1495; on peut
aujourd'hui, comme Proust autrefois, le voir à l'Académie). Proust avait vu les Carpaccio (à l'Académie et
dans la chapelle de San Giorgio dei Schiavoni) lors de ses deux séjours à Venise en 1900: «Carpaccio est
précisément un peintre que je connais fort bien, j'ai passé de longues journées à San Giorgio dei Schiavoni
et devant Sainte Ursule, j'ai traduit tout ce que Ruskin a écrit sur chacun de ses tableaux», écrit-il à son amie
Maria de Madrazo, sœur de Reynaldo Hahn et tante par alliance de Fortuny, le 17 février 1916 (Corr., t. XV,
p. 56). La correspondance entre Proust et Madame de Madrazo au sujet de Fortuny et Carpaccio (voir Corr.,
t. XV, p. 49, 56, 58, 62, 63), en particulier les lettres de février et mars 1916 — Proust en 1916-1917 rédige
Albertine disparue — , a été souvent reproduite. Concernant la genèse de ce passage, voir les notes de Anne
Chevalier (RTP, IV, p. 1 122-1 123) et de Nathalie Mauriac Dyer (La Fugitive, op. cit., 4 et 5, p. 332-334);
l'étude de J. Theodore Johnson «La place de Vittore Carpaccio dans l'œuvre de Marcel Proust», in
Mélanges à la mémoire de Franco Simone, III, Éditions Slatkine, Genève 1984, et celle de Kazuyoshi
mYoshikawa, «Proust et Carpaccio: un essai de synthèse», Travaux de littérature, L'Adirel, T.L. XIII, sept.
2000, p. 271-286.
33. À propos de Fortuny (1871-1949), voir Guillermo de Osma, The Life and Work of Mariano Fortuny,
LITTÉRATURE Aurum Press, London, 1994; Anne-Marie Deschodt et Doretta Davanzo Poli, Mariano Fortuny, Éditions
n° 123 - sept. 2001 du Regard, Paris, 2000.
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE ■
n° 44,Ce1994,
34. qu'a p.montré
42. Alberto Beretta Anguissola dans son article «Pèlerinages proustiens à Venise», BMP,
35. Gabrielle et Leon Rosenthal, Carpaccio, Biographie critique, illustrée de vingt-quatre reproductions
hors texte, dans la série «Les Grands artistes», Paris, Henri Laurens, 1906. Une lettre adressée à Reynaldo
Hahn, datée par Philip Kolb du mois d'août 1907, et dans laquelle Proust demande qu'on prenne dans sa
bibliothèque «le petit volume broché intitulé Carpaccio dans la collection des peintres» {Lettres à Reynaldo
Hahn, Philip Kolb (éd.), Paris, Gallimard, 1956, p. 43), atteste que Proust possédait bien cet ouvrage.
36. Gustav Ludwig et Pompeo Molmenti, Vittore Carpaccio, la vie et l 'œuvre du peintre, ouvrage traduit 1 1 Q
par H. L. de Perera, illustré de vingt-six planches en photographies et de deux cent vingt neuf gravures en 1 1J
noir tirées hors texte, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1910. Cet ouvrage, qui est à notre avis celui prêté à
Proust par Maria de Madrazo, a déjà été signalé par J. Theodore Johnson, «La place de Vittore Carpaccio LITTÉRATURE
dans l'œuvre de Marcel Proust», op. cit., 1984, en particulier p. 675-676. n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION
37. Lettre à Madame de Madrazo, datée du 6 février 1916, Corr., t. XV, p. 49. Quelques jours plus tard, le
17 février 1916, Proust poursuit ses investigations : «[...] cette lettre où [. . .] vous parlez avec une maestria
fantastique successivement du Southern Pacific et de Carpaccio, a de quoi éblouir. [...] Quant à Fortuny
j'aimerais beaucoup savoir de quels Carpaccio il s'est inspiré ou a pu s'inspirer, et dans ces Carpaccio de
quelle robe exactement et dans quelle mesure» (Corr., t. XV, p. 56).
38. Gustav Ludwig et Pompeo Molmenti, op. cit., planche 98, p. 255.
39. Gabrielle et Leon Rosenthal, op. cit., p. 64. Proust a repris littéralement de nombreux éléments de
114 l'ekphrasis des Rosenthal pour sa longue description du tableau de Carpaccio. Voir à ce sujet Annick
Bouillaguet, «Entre Proust et Carpaccio, l' intertexte des livres d'art», in Sophie Bertho éd., Proust et ses
LITTÉRATURE peintres, Amsterdam- Atlanta, Rodopi, n° 37, 2000, p. 95-102.
n° 123 -sept. 2001 40. En post scriptum à la lettre à Madame de Madrazo du 17 février 1916 (Corr., XV, p. 58).
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE
41. À l'exception de Gérard Macé dans son beau petit livre, Le Manteau de Fortuny, Gallimard, 1987. 1 i-O
42. Juliette Monnin-Hornung, Marcel Proust et la peinture, Genève, Droz, 1 95 1 , p. 70.
43. Karlheinz Stierle dans son étude «Giotto und das Imaginâre», place également la fresque de Giotto sous LITTÉRATURE
le signe d' Albertine, op. cit., p. 23 1-233 en particulier; son interprétation finale diverge cependant de la nôtre. n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION
[...] après avoir traversé en plein soleil le jardin de 1' Arena, j'entrai dans la
chapelle des Giotto où la voûte entière et le fond des fresques sont si bleus
qu'il semble que la radieuse journée ait passé le seuil elle aussi avec le visi
teur et soit venue un instant mettre à l'ombre et au frais son ciel pur [...]. Dans
ce ciel transporté sur la pierre bleuie volaient des anges [. . .] Avec tant de fer
veur céleste, ou au moins de sagesse et d'application enfantines, qu'ils rap
prochent leurs petites mains, les anges sont représentés à 1' Arena, mais
comme des volatiles d'une espèce particulière ayant existé réellement, ayant
dû figurer dans l'histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques. Ce
sont de petits êtres qui ne manquent pas de voltiger devant les saints quand
ceux-ci se promènent; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus
d'eux, et comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les
voit s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécut
er des loopings [...], et ils font beaucoup plutôt penser à une variété disparue
d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Fonck s'exercant au vol plané, qu'aux an
ges de l'art de la Renaissance et des époques suivantes [. . .] (RTP, IV, 226).
Certes, dans ce passage, Albertine n'est aucunement nommée, pourtant
Proust clôt bien ici le cycle des tableaux qui lui est dédié: la fresque de
1' Arena renvoie à la toute première vision de la petite bande sur la digue de
Balbec, «une procession sportive digne de l'antique et de Giotto» (RTP, II,
165), et surtout Proust réunit ici les mots utilisés pour les métaphores qui
désignent le plus fréquemment Albertine: ange, oiseau, aile.
Ange désigne toujours une Albertine dégagée de la jalousie et
spiritualisée : «ange musicien» (RTP, III, 885), «ange de la musique»
(RTP, IV, 70), Albertine soustraite à tout «était le pur chant des Anges»
(RTP, III, 621). Par contre, c'est de la mobilité angoissante d' Albertine
«être de fuite», que semble issu le grand réseau métaphorique de
V oiseau: jeunes filles «mouettes» (RTP, II, 146) sur la plage de Balbec,
motif byzantin et vénitien des oiseaux affrontés, brodés sur la robe de
chambre de Fortuny, aigle menaçant gravé sur les mystérieuses bagues
oubliées. Le regard d' Albertine est une «aile mystérieuse, rapide,
bleuâtre» (RTP, IV, 141). Quant aux jeunes élèves de Fonck, auxquels
sont comparés les anges de Giotto, ils évoquent, par delà Agostinelli, les
promenades que le Narrateur fait avec Albertine prisonnière pour voir
les aérodromes aux alentours de Paris.
L'image de l'oiseau dans l'univers proustien ne dit pas seulement
l' inaccessibilité: elle est en même temps, si on y regarde bien, éminem
ment sexuelle. Les affres de la jalousie dessinent Albertine en oiseau
séducteur: «Me souvenant de ce qu'elle était sur mon lit, je croyais voir
sa cuisse recourbée, je la voyais, c'était un col de cygne, il cherchait la
bouche de l'autre jeune fille» (RTP, IV, 108).
i i /c Rappelons donc ici le livre que cite Gilberte en guise de réponse,
que le Narrateur lui demande incidemment si Albertine «avait de ces
N°littérature
123 -SEPT. 2001 goûts»: «Justement le livre que je tiens là parle de ces choses [. . .]. C'est un
LE ROMAN PICTURAL D'ALBERTINE