Les Mouvements Sociaux Dans La Publicité: Politisation Du Discours Des Marques Et Dépolitisation de La Représentation Des Mouvements Sociaux
Les Mouvements Sociaux Dans La Publicité: Politisation Du Discours Des Marques Et Dépolitisation de La Représentation Des Mouvements Sociaux
Les Mouvements Sociaux Dans La Publicité: Politisation Du Discours Des Marques Et Dépolitisation de La Représentation Des Mouvements Sociaux
Promotion : 2016-2017
Soutenu le : 31/10/2017
Je tiens à exprimer mon immense gratitude à Monsieur Raphaël Haddad, mon tuteur
professionnel, pour son intérêt bienveillant et les précieux conseils qu’il n’a eu de
cesse de me prodiguer depuis que nous nous sommes rencontré·e·s.
Enfin, je remercie mes proches pour leur soutien inébranlable au cours de ces derniers
mois, ainsi que mes voisins de bibliothèque qui m’ont permis de traduire toutes les
campagnes publicitaires en langues étrangères que je n’aurais pas pu comprendre.
2
Table des matières
Remerciements .......................................................................................................................... 2
Avant-propos ............................................................................................................................. 5
Introduction ............................................................................................................................... 6
I. S’engager pour engager : l’attrait des mouvements sociaux pour les marques ............. 15
1. Appréhension de la « marque » : définitions et représentations ........................................ 15
1.1. La marque comme signe distinctif tangible : approche étymologique ...................... 15
1.2. Evolutions sémantiques et conceptuelles de la marque ............................................. 17
1.3. L’enrichissement du rôle social des marques : de la commercialisation d’un produit à
la promotion d’un système de pensée ................................................................................. 18
2. L’évolution de la représentation des consommateur·rice·s ............................................... 21
2.1. Pour une approche holistique des consommateur·rice·s : la figure du « consommateur
citoyen ». ............................................................................................................................. 21
2.2. Les relations entre marques et millennials ................................................................ 23
2.3. La représentation d’une jeunesse révoltée ................................................................. 28
3. La puissance mobilisatrice des mouvements sociaux........................................................ 30
3.1. La connivence créée par des moments historiques charnières : les Printemps Arabes
selon Pepsi et Coca-Cola..................................................................................................... 30
3.2. Des moments effervescents et émotionnellement forts : approche durkheimienne...32
3.3. La construction identitaire collective et individuelle ................................................ 34
II. Entre esthétisation de l’unification et effacement de l’opposition : la dépolitisation de
la représentation des mouvements sociaux ........................................................................... 38
1. Le détournement de symboles protestataires fédérateurs .................................................. 38
1.1. L’adoption du langage symbolique propre aux mouvements sociaux ...................... 38
1.2. La mobilisation de « moments de grâce » iconiques................................................. 42
1.3. L’exploitation de l’héritage hippy : des symboles consensuels et fédérateurs .......... 44
1.4. Le travestissement de symboles révolutionnaires ..................................................... 45
2. L’esthétisation de moments festifs : des mouvements sans violence ................................ 46
2.1. L’adoucissement de la propagation de la révolte : métaphores poétiques ................ 46
2.2. Le motif du rassemblement festif .............................................................................. 48
3. L’effacement des oppositions et le fantasme de l’unité ..................................................... 49
3.1. « Qui lutte ? Qui est l’adversaire ? Pourquoi lutter ? » : définition tourainienne des
mouvements sociaux ........................................................................................................... 50
3.2. Des mouvements sans adversaire et sans cause ....................................................... 51
3.3. L’effacement des frontières culturelles et l’universalisation des mouvements ........ 52
3
3.4. La promotion de valeurs universelles ................................................................... 56
III. Les stratégies de légitimation du discours des marques................................................ 58
1. Etude de la réception : analyse comparative des campagnes de Pepsi et Diesel ............... 58
1.1. Des campagnes qui ne laissent pas indifférent·e·s .................................................... 58
1.2. La cohérence de la démarche des marques ............................................................... 60
1.3. Le rôle du produit : analyse du schéma narratif des campagnes ............................... 64
2. Le brouillage discursif des marques .................................................................................. 66
2.1. La dépublicitarisation : une publicité qui ne se nomme pas ...................................... 66
2.2. La politisation du discours des marques : une alternative au discours politique
traditionnel ? ....................................................................................................................... 68
2.3. Pour sortir de l’opposition binaire politique/publicitaire : l’analyse des discours
propagandistes..................................................................................................................... 71
3. Recommandations professionnelles .................................................................................. 74
3.1. Eviter l’écueil de l’appropriation d’un mouvement social par le travestissement de sa
représentation ...................................................................................................................... 74
3.2. Investir des formes d’engagement social alternatives, selon une démarche sincère et
cohérente ............................................................................................................................. 75
3.3. S’inscrire dans le débat public par le biais d’actions concrètes ................................ 76
Conclusion................................................................................................................................ 78
Bibliographie ........................................................................................................................... 81
Ouvrages ................................................................................................................................ 81
Revues scientifiques............................................................................................................... 84
Articles de presse ................................................................................................................... 85
Dictionnaires en ligne ............................................................................................................ 86
Annexes .................................................................................................................................... 87
Résumé ................................................................................................................................... 103
Mots-clés ................................................................................................................................ 104
4
Avant-propos
Bon visionnage !
5
Introduction
A travers son clip Jump In, la marque de soda visait pourtant à véhiculer un message
de tolérance, d’unité et de paix universelle. Lancée le 4 avril 2017 aux Etats-Unis, cette
campagne s’inscrivait dans un contexte socio-politique tendu. Quelques mois
auparavant, Donald Trump devenait le 45e président des Etats-Unis et annonçait
aussitôt de nombreuses mesures qui ont sidéré une partie de la population américaine.
Ainsi les idéaux de tolérance, d’unité et de paix sont-ils mis à mal par les décrets du
Président. Le Muslim ban, qui vise à « Protéger la Nation de l’entrée de terroristes
étrangers aux Etats-Unis » à travers la suspension du programme d’admission des
réfugié·e·s et de l’entrée sur le territoire des citoyen·ne·s de l’Irak, l’Iran, la Libye, la
Somalie, le Soudan, la Syrie et du Yemen, choque beaucoup d’Américain·e·s. Les
frontières revêtent une signification plus dure, incarnée notamment par la figure du
mur entre les Etats-Unis et le Mexique. La liberté et l’égalité des chances sont autant
de principes chers à ce peuple qui sont attaqués frontalement. Or beaucoup ont le
sentiment qu’aucun·e acteur·rice politique n’élève une voix discordante avec assez
d’ampleur. On assiste alors à une multiplication des manifestations, à l’image de la
Marche des Femmes ou des marches du mouvement Black Lives Matter.
6
dernières s’opposaient aux mesures susnommées du Président américain. Aux images
célébrant la diversité et soulignant les difficultés rencontrées par les migrants se
succèdent des messages tels que « Together is beautiful » (Coca-Cola) ou « Nous
croyons que, peu importe qui tu es, d’où tu viens, qui tu aimes ou qui tu vénères, tout
le monde a sa place. Le monde est plus beau quand on s’accepte. #Weaccept »
(Airbnb).
Les marques s’inscrivent dans le débat politique, en se saisissant d’un sujet d’actualité.
Certes, ces mécaniques d’appropriation publicitaires ne sont pas réductibles au
domaine politique. Toutes les formes sociales, médiatiques ou culturelles peuvent
devenir un enjeu pour les marques, qui cherchent sans cesse à établir de la connivence
avec leurs cibles. Néanmoins, la saisie du motif politique dans la publicité présente des
modalités particulières. Aux questionnements sur les enjeux de la récupération d’un
phénomène s’ajoutent les interrogations sur la légitimité des marques à s’aventurer sur
le terrain politique.
Un phénomène politique, plus que les autres, retient notre attention : les mouvements
sociaux. En effet, si les campagnes politiquement engagées évoquées plus tôt ont
bénéficié d’un accueil plutôt enthousiaste de la part du public et des médias, celui
réservé aux communications mettant en scène des mouvements sociaux est tout autre.
7
Luther King a réagi sur Twitter en postant une photographie du leader du mouvement
des droits civiques bousculé par un policier, accompagné de la légende « If only Daddy
would have known about the power of #Pepsi »1. Très vite, un hashtag appelant au
boycott de la marque est repris en masse. C’est dans ce contexte que la marque retire
sa campagne et s’excuse pour sa maladresse.
1
« Si seulement Papa avait été au courant du pouvoir de Pepsi », tweet du 05/04/2017, voir Annexe 1
8
conflictuels, en ayant recours à différentes formes de protestation. En d’autres termes,
il s’agit de toute action collective dont l’intention est de changer les comportements
et/ou les institutions en un sens favorable à un groupe actif et organisé. Les formes
d’action des mouvements sociaux sont variées : pétitions, manifestations, émeutes,
grèves, occupations, etc. Des grèves ouvrières à Nuit Debout, en passant par les
Printemps Arabes ou les émeutes de Londres, les mouvements se suivent mais ne se
ressemblent pas.
Ces phénomènes mobilisent certainement les individu·e·s sur un plan plus affectif et
émotionnel que n’importe quel autre évènement de la vie politique et sociale d’une
cité. Pour les marques, mobiliser des références aux mouvements sociaux est d’autant
plus tentant qu’ils cristallisent des phénomènes de construction identitaire sociale et
individuelle. Ces moments historiques possèdent un langage propre et un ensemble de
rituels. Ils exacerbent les passions et célèbrent la solidarité et la force du groupe : ce
sont des moments d’effervescence collective. Parce qu’ils sont le fruit d’une
mobilisation citoyenne, ils figurent souvent, dans l’imaginaire collectif, parmi les
temps forts d’une nation. Ces remarques permettent une première compréhension de
l’attrait qu’ils véhiculent pour les marques. Dans le même temps, on pressent d’ors et
déjà les risques que représente leur appropriation et détournement à des fins
commerciales par des acteur·rice·s privé·e·s qui leur sont extérieur·e·s.
L’exploitation des codes propres aux mouvements sociaux par les marques
s’adjoignent, dans la plupart des cas, des slogans injonctifs formulés à l’impératif.
« Live Bolder, Live Louder, Live For Now »3, « Jump In »4, « Make Love Not Walls »5,
2
MATHIEU Lilian, L’Espace des mouvements sociaux, Editions du croquant, 2011, p. 12
3
« Vis plus courageusement, vis plus fort, vis le moment présent », dans Jump In de Pepsi
9
« Make Tomorrow Better »6 : les marques qui mettent en scène des mouvements
sociaux engagent leur cible à y prendre part. Ce faisant, elles semblent signifier
qu’elles en sont actrices et s’attribuent une légitimité à promouvoir un certain mode de
pensée. Les marques se positionnent comme des contre-pouvoirs, des instances
sociales proposant un projet alternatif aux modèles politiques traditionnels. En offrant
une vision d’un idéal sociétal, les marques semblent se politiser, au sens où « est
politique toute parole qui nous engage à faire quelque chose de ce monde, et quelque
chose de nouveau »7. Selon Hannah Arendt, qui refuse de séparer pensée et action, la
politique « est d’abord affaire à langage ». Et par leur parole, les marques cherchent à
agir sur la société.
Il ne s’agira pas pour nous de juger de la légitimité des marques à se saisir des
mouvements sociaux comme objets publicitaires d’un point de vue éthique, ou de
fournir une réflexion philosophique à propos de ce phénomène. Nous proposerons
plutôt une analyse socio-sémantique de ces publicités, afin d’identifier les enjeux,
4
« Rejoins le mouvement », dans Jump In de Pepsi
5
« Fais l’amour, pas les murs », dans la campagne de Diesel
6
« Fais en sorte que demain soit meilleur », dans la campagne de Coca-Cola
7
ARENDT Hannah, Qu’est-ce que la politique ?, Edition revue et commentée, Le Seuil, 2015
8
Notion développée par Paul Bacot, sociologue politique, professeur de Sciences Politiques à l’IEP de
Lyon et directeur de la Revue Mots. Les langages du politique
9
BACOT, 1991, p.86, cité par DELALANDE Benjamin in « Publicité sans frontières. De la pub au
politique. », Mots. Les langages du politique [En ligne], 98, 2012, mis en ligne le 01 mai 2014, consulté
le 16 Mai 2017, URL : http://mots.revues.org/20613
10
Ibid.
10
modalités et conséquences des représentations des mouvements sociaux sur la nature
des discours des marques.
11
énonciatrices crédibles. L’appropriation de formes sociales, culturelles et politiques
chargées de valeur, à travers les emprunts discursifs notamment, permettraient aux
marques de paraître plus légitimes à communiquer à propos d’un mouvement social, en
camouflant la forme publicitaire traditionnelle.
En vue de traiter cette problématique, nous avons adopté une approche socio-
sémantique, issue des sciences de la communication, de la sémiologie et de la
sociologie, afin d’étudier le discours publicitaire des marques lorsqu’elles se saisissent
des mouvements sociaux. Cette approche s’est doublée d’un regard professionnel issu
de la publicité et du marketing, forgé par des discussions et des entretiens avec des
publicitaires et par une confrontation quotidienne aux enjeux de légitimité des marques
lors d’un stage de fin d’études au sein du département Stratégies d’une agence de
publicité. Au cours de cette expérience professionnelle, il m’incombait en tant que
planneuse stratégique de formuler des recommandations aux marques qui souhaitaient
communiquer sur leur engagement social, sans subir les accusations d’opportunisme.
L’analyse des campagnes publicitaires dévoilées lors du SuperBowl, puis de celles
primées lors du Festival de publicité de Cannes, deux évènements majeurs pour les
publicitaires, m’a fait prendre pleine conscience de l’ampleur du phénomène
d’emprunts discursifs de la publicité à la politique, et, par conséquence, d’apparente
politisation des marques. L’intérêt que j’ai porté à ce sujet m’a conduite à solliciter de
nombreuses discussions avec des planneur·euse·s stratégiques et des créatif·ive·s, chez
Ogilvy dans un premier temps, puis aux Etats-Unis où j’ai été amenée à vivre quelques
mois. Enfin, il m’a semblé opportun de réaliser un entretien avec Benoit de Fleurian,
Directeur des Stratégies chez Ogilvy Paris et j’ai eu la chance de rencontrer, à New
York, Roopali Mukherjee, spécialiste américaine de l’engagement social des marques
et autrice de Commodity Activism. Cultural Resistance in Neoliberal Times.
Après avoir identifié mon objet d’étude, j’ai procédé à travail documentaire
conséquent. Mes lectures ont eu trait, tout d’abord, aux théories sociologiques autour
des mouvements sociaux. La sociologie des mouvements sociaux constitue aujourd’hui
un champ des sciences sociales à part entière, à l’intersection de la science politique,
de la sociologie et de l’histoire contemporaine et moderne, avec ses manuels et ses
recueils de textes, ses revues, ses sections spécialisées au sein des associations
12
professionnelles de sciences politiques et de sociologie. Les ouvrages d’Erik Neveu,
de Lilian Mathieu, de Didier Chabanet, d’Olivier Filleule et de Geoffrey Pleyers et
Brieg Capitaine, notamment, nous ont permis de dresser un panorama des théories
sociologiques autour de ces phénomènes sociaux, de saisir les dynamiques de
socialisation qui s’y jouent, mais aussi de comprendre les enjeux sous-jacents aux
nouvelles formes de mobilisation. Ces lectures ont été influencées par des théories de
sociologie générale, notamment à travers les écrits d’Emile Durkheim et d’Alain
Touraine.
Dans la production scientifique universitaire, les liens entre les discours politiques et
publicitaires ont fait l’objet de plusieurs recherches. La revue Mots. Les langages du
politique a consacré un numéro aux emprunts entre politique et publicité. Des
auteur·rice·s comme Caroline Marti de Montety ou Benjamin Delalande y
questionnent les mobilisations du politique par la publicité grâce à l’analyse de
campagnes centrées sur le lexique et l’imagerie révolutionnaires. Le champ de
recherche sur la saisie des mouvements sociaux par la publicité fait donc l’objet d’un
intérêt de la part plusieurs chercheur·euse·s en sciences de la communication. Il est au
cœur d’intéressantes problématiques actuelles. Néanmoins, les questions de réception
et de statut de la marque comme instance énonciatrice n’y sont pas développées. Il
s’agit donc d’un champ tout à fait ouvert, ce qui le rend d’autant plus passionnant.
Afin de traiter la problématique, il m’a semblé pertinent de m’appuyer sur une analyse
comparative de deux campagnes parues à quelques mois d’intervalle, dans un contexte
socio-politique similaire : Jump In de Pepsi et Make Love Not Walls de Diesel. Ces
deux marques internationales font face à des enjeux similaires. Elles ont le même cœur
13
de cible. Par ailleurs, toutes deux prônent à travers leurs communications un mode de
vie léger et amusant. J’ai suivi cette étude comme un fil rouge tout au long du
mémoire, sans m’empêcher de faire référence, lorsqu’il m’a semblé pertinent, à un
corpus plus élargi de films et d’affiches publicitaires.
Les campagnes analysées ont été choisies selon un ensemble de critères préalablement
définis. Tout d’abord, les marques étudiées sont des multinationales. Ces dernières, en
effet, doivent composer avec des enjeux qui leur sont propres : internationalisation des
campagnes et donc d’un évènement politique souvent lié au contexte socio-politique
d’une région, mobilisation de symboles universels, etc. Si toutes les campagnes
choisies mettent en scène un mouvement social, il ne nous a pas semblé nécessaire que
tous renvoient à un mouvement social réel. Au contraire, certaines marques choisissent
de ne conserver que l’essence ou l’esthétique de la révolte. Les campagnes qui en
découlent sont, à notre sens, tout aussi riches sémiologiquement. En revanche, nous
nous sommes attachées à des représentations des « nouveaux mouvements sociaux »,
que nous définirons dans le corps de notre travail. Le corpus n’est pas centré sur un
unique mouvement social ou sur une seule région géographique. Les mouvements
sociaux qui y figurent sont issus des cinq continents et correspondent aux « nouveaux
mouvements sociaux » du deuxième millénaire : Printemps Arabes, Black Lives
Matter, émeutes de Londres de 2011, mouvement de 2016 en Corée du Sud, etc.
Notre réflexion s’articulera en trois temps. Il nous incombera tout d’abord de saisir
l’attrait que présentent les mouvements sociaux pour les marques à travers la
compréhension des enjeux sous-jacents de la politisation des marques. Puis nous nous
intéresserons à la dépolitisation de la représentation des mouvements sociaux par les
marques à travers l’appropriation, l’esthétisation et le détournement de symboles
protestataires fédérateurs. Enfin, nous analyserons les stratégies de légitimation mises
en œuvre par les marques et proposerons quelques enseignements issus de notre étude
à destination des marques.
14
I. S’engager pour engager : l’attrait des mouvements sociaux
pour les marques
Coca-Cola, Levi’s, Ray Ban, Diesel, Pepsi, Chanel… On ne compte plus les marques
qui mettent en scène, dans leurs communications publicitaires, des images de révolte,
de protestations, voire d’émeutes. Cette tendance publicitaire révèle une aspiration des
marques à saisir des phénomènes socio-politiques afin de revêtir une image de marque
engagée dans les changements sociaux et il nous appartient d’en éclairer les enjeux.
Les marques se définissent avant tout comme des signes. L’étymologie de ce terme
renvoie, dans de nombreuses langues, à sa fonction d’authentification de l’origine ou
des propriétaires d’un produit. Les termes espagnol et portugais marca, allemand
Mark et français marque sont dérivés du latin margo, qui désigne à la fois une borne
de pierre et un signe. La notion anglo-saxonne de branding, quant à elle, fait référence
au brandon, en vieux français, un outil dont se servaient les fermiers et fermières des
grandes plaines pour marquer le bétail au fer rouge, afin de le distinguer de celui des
voisin·e·s.
C’est cette acception première de la marque en tant que signe distinctif que souligne la
définition proposée par le Trésor de la Langue Française, pour qui la marque est un
« signe matériel de nature diverse facilement reconnaissable appliqué généralement
15
à/sur une chose pour en indiquer de façon conventionnelle certaines caractéristiques
et permettre de distinguer cette chose d’une autre (ou parmi d’autres semblables ou
analogue) »11. La marque peut désigner la chose marquée autant que ce qui en garantit
l’authenticité et en protège les droits de propriété. Dans ce cas, la marque correspond
au signe spécial apposé par un·e ouvrier·ère ou un·e artisan·ne sur l’objet fabriqué
(marque de l’orfèvre, de l’ébéniste, de l’éditeur·rice, etc.). De manière similaire, la
marque est le signe, l’empreinte apposée sur différentes sortes de marchandises soit
pour en désigner le lieu d'origine, soit pour faire la preuve qu'elles ont été contrôlées et
ont acquitté les droits. On parle alors de marque de la douane, de l'or ou de l'argent. La
marque peut également être le signe par lequel un·e marchand·e indique sur un article
le prix auquel elle ou il décide de le vendre, comme on le trouve chez Zola : « ... un
matin, comme Mouret traversait la soie, il s'arrêta, surpris de voir Favier en train de
modifier les étiquettes de tout un solde de velours noir. - Pourquoi baissez-vous les
prix? demanda-t-il. Qui vous en a donné l'ordre? (...) je n'ai jamais toléré ces
tentatives d'indépendance... Nous seuls décidons de la marque »12.
L’acception qui nous intéresse plus particulièrement aujourd’hui est la marque dans sa
dimension commerciale. Elle se définit alors comme un signe commercial distinctif
(chiffre, caractère, nom, figure) apposé sur l'article, sur l'emballage dans le but d'en
indiquer l'appellation commerciale, l'entreprise de distribution et le support matériel de
ce signe (cachet, étiquette, label). Par métonymie, ce terme est souvent employé (et il
en sera de même dans le cadre de ce travail) pour désigner la firme, l’entreprise, qui
détient cette marque.
11
Site internet du Trésor de la Langue Française, entrée Marque, consulté le 08/08/2017. URL :
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?11;s=1771453890;r=1;nat=;sol=0;
12
ZOLA Emile, Au Bonheur des dames, Folio Classiques, 1883, p. 715
16
Les définitions de marque, telles qu’elles figurent dans les dictionnaires généralistes,
s’attachent donc toutes à sa matérialité : il s’agit d’un signe distinctif matériel et
tangible.
17
tangibles et intangibles »16. Selon lui, « Au-delà du nom et/ou du signe qu’elle utilise,
la marque exprime une valeur, un savoir-faire, une expertise, une histoire, un
engagement, une caution, qui contribuent à aider le consommateur dans son choix»17.
Dans le Mercator, enfin, on peut lire que la marque est un « Nom et [un] ensemble de
signes qui indiquent l’origine d’une offre, la différencient des concurrents, influencent
la perception et le comportement des clients par un ensemble de représentations
mentales, et créent ainsi de la valeur pour l’entreprise »18.
Malgré l’évolution sémantique de cette notion, un trait se détache comme un fil rouge
à travers ces diverses définitions : le caractère distinctif de la marque.
La publicité participe de véhiculer des valeurs, une histoire, une atmosphère, qui
influencent la perception des consommateur·rice·s et leurs représentations mentales.
Elle tend de plus en plus à s’éloigner de la réclame, et donc de la promotion pure d’un
produit en particulier, au profit de la mise en scène d’un mode de vie rattaché à
l’univers de la marque.
Dès les années 1970, Jean Baudrillard19 explique dans La Société de consommation
que nous ne consommons plus des objets mais leur sens symbolique. Et ce sens
symbolique est généré par la publicité. Ce faisant, le signifiant prend le pas sur le
16
KAPFERER Jean-Noël, Re-marques, Editions d’Organisation, 2001, p. 12
17
Ibid., p. 14-15
18
Le Mercator 12e édition, version numérique, entrée « Marque - Brand », consulté le 08/09/2017.
URL : http://www.mercator-publicitor.fr/lexique-marketing-definition-marque
19
BAUDRILLARD Jean, La Société de consommation, Gallimard, 1970
18
signifié, et tout signe verbal ou visuel représentant des choses se détachent de leurs
référents. Les images l’emportent sur le réel et deviennent toutes puissantes.
Ainsi, dans sa campagne Make Love Not Walls, Diesel ne vante pas la beauté, qualité
ou confort de ses jeans. Si les protagonistes sont vêtu·e·s de ses pantalons ou vestes, le
film publicitaire cherche à mettre en avant les valeurs chères à la marque avant tout. A
travers cette campagne, la marque ne cherche pas tant à mettre l’accent sur ses produits
que sur un mode de pensée. La communication publicitaire se concentre en effet sur la
promotion de certaines valeurs comme la tolérance ou la solidarité. Le message de la
marque ne concerne aucunement la valorisation du produit mais de l’état d’esprit de la
marque : « #Makelovenotwalls parle de démolir les murs mentaux et physiques qui
nous séparent, et de tous se réunir au nom de l’unité et de l’amour. Diesel cherche à
démolir ces murs en montrant qu’un futur plus lumineux et excitant est possible »20.
Libre aux consommateur·rice·s de se reconnaître dans ce mode de pensé, de se sentir
compris·e et de rejoindre la communauté Diesel.
20
Description de la campagne Make Love Not Walls par son directeur artistique, sur YouTube
19
« En se détachant du produit, la marque se dématérialise pour devenir concept et
rentrer en résonnance avec les attentes et les désirs des consommateurs »21, explique
Benjamin Delalande. Le postulat selon lequel la marque deviendrait concept nous
permet de comprendre la stratégie des marques étudiées dans le cadre de ce travail de
recherche : en mettant en scène un mouvement social, elles ne cherchent pas à
promouvoir les bénéfices fonctionnels et inhérents du produit (le goût ou l’absence de
calories d’un soda, le confort d’un vêtement, la fragrance d’un parfum), ni même un
style de vie mais un système de pensée.
Nicolas Riou explique ainsi : « Après le marketing du produit, puis celui de l’image,
les marques proposent désormais des systèmes de pensée. Des éthiques ou des morales
s’adressant à l’individu».22 Et Bernard Cathelat d’avancer : « Nous pensons que non
seulement la publicité est une école d’adaptation à l’actualité, une grande source de
création artistique, mais aussi et surtout un phénomène social, une fabrique de styles
de vie et de nouvelles valeurs. Les annonceurs sont bien devenus des acteurs parfois
inconscients d’une pédagogie sociale et des animateurs engagés à donner un plus de
vitalité de la vie culturelle. Ils assument un rôle de véritables « gourous » dont les
images et les histoires remplacent le vide et la monotonie parfois constante dans les
discours politiques ou religieux.23 »
21
DELALANDE Benjamin, « Publicité sans frontières. De la pub au politique. », Mots. Les langages du
politique [En ligne], 98, 2012, mis en ligne le 01 mai 2014, consulté le 16 Mai 2017, URL :
http://mots.revues.org/20613
22
RIOU Nicolas, Pub Fiction, Editions d’Organisation, 2002, p .67
23
CATHELAT Bernard, Publicité et Société, Payot & Rivages, 2001, p.19
24
SEMPRINI Andrea, La marque : une puissance fragile, Vuibert, 2005, p.16
20
d’agrégation collective et identitaire»25. Au même titre que les autres acteur·rice·s
sociaux, les marques peuvent donner leur vision de l’intérêt général ou leur avis sur
une problématique sociale. « Il n’y a pas d’émetteur plus légitime que d’autres pour
exposer ses convictions»26 et chacun·e est amené·e à être écouté·e, voire à être
entendu·e si elle·il jouit d’une forte popularité. Si cette assertion sera remise en
question dans le cadre de ce mémoire, et ce à la lumière de l’étude des réceptions des
campagnes étudiées, elle permet de comprendre l’état d’esprit des annonceur·euse·s et
des publicitaires.
25
Ibid.
26
RIOU Nicolas, Op. Cit., p. 79
21
de plus en plus engagé·e·s à travers leur consommation. Des termes tels que « conso-
battants », « consomm’acteurs » ou « consommateurs citoyens » fleurissent dans les
publications ayant trait au marketing et à la publicité. En 2011 déjà, la sortie du livre A
nouveaux consommateurs, nouveau marketing. Zoom sur le conso’battant27 avait fait
émerger cette nouvelle figure de la ou du consommateur·rice. Née de la conjonction de
la baisse du pouvoir d’achat et du souci de préservation de la santé et de
l’environnement, la·le conso-battant·e cherche à la fois une meilleure qualité et un prix
plus bas dans les produits achetés. Mais surtout, elle·il « veut consommer mieux et pas
consommer plus »28, ce qui signifie qu’il s’agit d’un·e consommateur·rice plus critique
et attentif·ive aux valeurs des marques. Son acte de consommer doit contribuer à la
bonne marche de la société. En cela, elle ou il rejoint le « consommateur citoyen », qui
profite de l’acte d’achat pour faire entendre sa voix. Ainsi, acheter biologique, c’est
s’engager pour la planète ; consommer français, pour les petits producteurs. Par ses
choix d’achat, la ou le consommateur·rice participe à la régulation de la société de
consommation et peut peser sur l’offre des producteur·rice·s. Elle·il devient ainsi un·e
véritable acteur·rice du marché. Ces notions sont le fruit d’une transformation sociale
due à la démocratisation d’Internet, et notamment des réseaux sociaux, qui facilitent
l’accès et l’échange d’informations. La relation entre marques et consommateur·rice·s
s’en trouve totalement changée, et sa verticalité se perd au profit d’une interaction
permanente.
27
JOURDAN Philippe, LAURENT François, PACITTO Jean-Claude (dir.), A nouveaux
consommateurs, nouveau marketing. Zoom sur le conso’battant, Dunod, 2011
28
Ibid., p.12
22
2.2. Les relations entre marques et millennials
Lors de notre entretien29, Benoît de Fleurian, directeur des stratégies chez Ogilvy Paris
et Président d’Ogilvy Change, soulignait l’obsession des marques pour les millennials
et son impact : l’engagement social ou politique des marques. Parallèlement, il pointait
le hiatus entre l’intention des marques en s’engageant politiquement et l’effet -
inexistant - de leurs campagnes, soulignant le fossé qu’il existe entre ce que les
millennials disent et ce qu’elles et ils font :
« - Pourquoi tu penses que les marques […] se réapproprient les mouvements sociaux ?
- Parce qu’il y a du fric à se faire !
- Tu penses que ça marche, pour toucher un consommateur ?
- Dans le fond, je pense pas. Mais toutes les marques aujourd’hui n’ont qu’un mot à la
bouche, c’est les millennials, et les millennials, ils veulent des marques qui ont du sens dans la
société, qui s’engagent dans la société. C’est pas étonnant si dans tous les outils marketing des
grandes entreprises mondiales, le mot brand purpose30 est apparu partout. »
29
Voir Annexes
30
Le brand purpose désigne l’impact sociétal et culturel qu’une marque souhaite acquérir, ce qu’elle
apporte aux citoyens. Cela peut être promouvoir le temps passé en famille pour une marque de voiture,
la révolution de la vision de la beauté féminine pour une marque de soins, etc.
23
L’omniprésence de la notion a participé à générer son aura fantasmagorique. Les
millennials apparaissent comme étant diamétralement différent·e·s de leurs ainé·e·s,
comme une espèce étrange et incompréhensible, que les experts se proposent de
décrypter : « Do you speak millennial ? »31, « Millennials, Génération Y, qui êtes-
vous ? »32, « Les millennials, génération « star » et exigeante »33, « Millennials, le
nouveau péril jeune pour les marques »34, « Les Millennials, un casse-tête pour les
marques »35…
L’étude des titres est d’autant plus intéressante lorsqu’elle s’attache à l’évolution
chronologique de ceux-ci. Les articles les plus récents questionnent la pertinence d’une
telle notion (« Les Millennials existent-ils vraiment ? »36, « Les Millennials : une
légende urbaine ? »37) et à la réception de ce terme par les principaux intéressés :
« 85% des millenials détestent les millennials »38 annonce l’ADN avant de continuer
« … et c’est de notre faute. A trop être épiés, les Millennials ont fini par ne plus
pouvoir se voir en peinture. »
31
REALI Mariana, « Do you speak millennial ?», LesEchos.fr, publié le 24/02/2017, consulté le
27/08/2017, URL : https://www.lesechos.fr/24/02/2017/LesEchosWeekEnd/00065-018-ECWE_do-you-
speak-millennial-.htm
32
LERMITE Charlène, « Millennials, génération Y, qui êtes-vous ? », LSA, publié le 27/11/2015,
consulté le 27/08/2017, URL : https://www.lsa-conso.fr/millennials-generation-y-qui-etes-vous,226035
33
POTHAIN Valéry, « Les Millennials, génération star et exigeante », Stratégies.fr, publié le
19/01/2017, consulté le 27/08/2017, URL : http://www.strategies.fr/actualites/marques/1054353W/les-
millenials-generation-star-et-exigeante.html
34
BERTRAND Philippe, « Le millennial, nouveau péril jeune pour les marques », LesEchos.fr, publié
le 28/06/2017, consulté le 27/08/2017, URL : https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-
distribution/030415755887-le-millennial-nouveau-peril-jeune-pour-les-marques-2098246.php
35
ROLLAND Sylvain, « Les millennials, un casse-tête pour les marques », La Tribune, publié le
05/07/2017, consulté le 27/08/2017, URL : http://www.latribune.fr/technos-medias/les-millennials-un-
casse-tete-pour-les-marques-742791.html
36
LE ROY Sylvie, « Les millennials existent-ils vraiment ? », L’ADN, publié le 03/02/2017, consulté le
27/08/2017, URL : http://www.ladn.eu/nouveaux-usages/etude-marketing/les-millennials-existent-ils-
vraiment/
37
La Fabrique de la Cité, « Les Millennials : une légende urbaine ? », publié le 31/01/2107, consulté le
27/08/2017, URL : https://www.lafabriquedelacite.com/fabrique-de-la-
cite/site/fr/publications/pages/les_millennials_une_legende_urbaine.htm
38
CAPECCHI Ivan, « les millennials détestent leur génération », L’ADN, publié le 12/07/2017,
consulté le 27/08/2017, URL : http://www.ladn.eu/nouveaux-usages/etude-marketing/etude-les-
millennials-detestent-leur-generation/
24
La première définition de ce terme est sociologique. Elle est le fruit d’une réflexion sur
les générations par William Strauss et Neil Howe, deux historiens américains. Ils
publient Generations : The History of America’s Future39 en 1991. Ils y définissent
une génération comme un «groupe dont l’étendue représente approximativement une
phase de vie et dont les frontières sont fixées par la personnalité des paires »40, qui
sont des « personnes reconnaissables et déterminées par une tranche d’âge commune,
des croyances et des comportements communs, et une appartenance perçue à une
génération commune»41. Chaque génération se construit autour d’événements
fondateurs vécus en même temps, de circonstances historiques spéciales qui permettent
d’expliquer certains comportements générationnels. Trois effets entrent en jeu : l’effet
« cycle de vie » (avoir le même âge au moment d’une étude), l’effet «cohorte», (être
né·e au même moment et vivre les mêmes expériences au cours de sa jeunesse), et
l’effet « de périodes » (vivre des circonstances historiques spécifiques à une époque
qui expliquent le comportement d’une génération).
Au-delà de toutes ces définitions, ce serait donc bien le digital, Internet et les nouvelles
technologies qui constitueraient le plus grand lien entre les millennials, et donc la plus
grosse fracture avec les générations précédentes. Si au sein même des millennials tels
que définis par Strauss et Howe, les usages digitaux diffèrent, il n’empêche que cette
génération dans son ensemble semble avoir incorporé l’usage du digital, en avoir fait
39
HOWE Neil, STRAUSS William, Generations : The History of America’s Future, 1584 to 2069,
Perennial, 1992
40
Ibid., p. 64
41
Ibid.
25
un acquis irréfutable. Car faire génération, cela semble aussi passer par la création
d’une frontière avec les autres générations, et le digital joue bien ce rôle clivant,
comme le souligne Thomas Stengler en parlant de la différence établie par Marc
Prensky entre digital natives et digital immigrants : «Les immigrants ont beau
chercher à s’intégrer dans le nouveau monde numérique, leurs habitudes, leurs
réflexes ne trompent pas : ils conservent et conserveront toujours un « accent » et des
42
pratiques propres à leur langue, à leur culture d’origine». Il y aurait donc des
pratiques, des habitudes, et au-delà de cela une vraie culture propre aux millennials qui
les différencierait de leurs aîné·e·s.
Il ne s’agit pas ici d’entrer dans les détails des querelles entre chercheur·euse·s sur la
notion de millennials. Il convient donc de faire une distinction entre une définition
sociologique des millennials, qui justifie tous les questionnements posés ci-avant, et
une définition marketing de ceux-ci en tant que cible de communication pour, in fine,
vendre des produits de consommation. Celle-ci sera nécessairement plus simple,
certainement un peu caricaturale parfois, pour être opérante et répondre rapidement
aux besoins de ses nouveaux·elles client·e·s. Il s’agit moins de parler d’individualités
dans leur spécificité au sein d’un groupe que de parler de cible marketing.
Dans le champ du marketing, le rapport des millennials aux marques est la question
centrale. Eric Briones, directeur du planning stratégique de Publicis et Nous, souligne
le besoin des marques de créer une relation émotionnelle et durable avec cette cible,
souvent décrite comme étant engagée partout sauf vis-à-vis des marques : « Il faut
entrer dans une histoire d’amour avec eux. Les marques doivent repenser le temps
long pour construire une relation, en veillant à maintenir un fil rouge pour permettre
42
STENGLER Thomas, Digital natives, culture, génération et consommation, EMS, 2015, p. 18
26
aux millennials d’aller et revenir…»43. Engagé·e·s sans être militant·e·s, elles·ils
attendraient des marques transparence et authenticité. Les millennials sont décrit·e·s
comme prêt·e·s à s’enflammer pour ce qu’elles·ils aiment et ce qui les révoltent,
notamment dans la communication des marques. C’est selon Eric Briones une façon
d’être acteur·rice de leur monde, de manifester leur engagement et de « prendre un peu
la lumière à moindre frais »44.
Elles et ils se différencient des autres classes d’âge par leur rejet de l’approche par
genre : «Une des tendances émergentes est leur vision d’une identité plurielle, observe
Emma Fric, directrice recherche et prospective du cabinet de style Peclers Paris. Un
tiers de cette génération ne se reconnaît pas dans la classification binaire
masculin/féminin. Ils envisagent leur identité non pas comme transgenre, mais comme
transférable et évolutive, guidée par leurs émotions plus que par l’appartenance à un
genre»45. Valéry Pothain souligne que pour les générations précédentes, les 20-30 ans
renverraient l’image d’une génération «star», égocentrique, capricieuse, impatiente et
paradoxale, capable d’exiger une consommation plus éthique et raisonnée tout en
s’adonnant à la «fast fashion». La réalité est beaucoup plus nuancée. Loin d’être
égocentrique, «le millennial parle au nom du collectif. Il est grégaire et privilégie
autant la starification des autres que la sienne », explique Éric Briones.
«C’est la première génération vraiment consciente que ses actes individuels ont une
incidence sur l’environnement. L’éthique influence donc son mode de consommation et
ses exigences à l’égard des marques, analyse Emma Fric. Le choix d’une marque n’est
pas tant lié à son produit qu’à ses attitudes et engagements qu’elle prend»46.Vincent
Garel, directeur des stratégies de TBWA Groupe confirme: «Tout ce que le millennial
demande aux marques, c’est le partage de leur conscience des enjeux. Ils ne leur
demandent pas d’être parfaites tout de suite, mais d’engager une démarche de
progrès. Ils les regardent comme ils le font d'une marque employeur: de très haut,
avec de grandes attentes en matière de respect et d’éthique. Les millennials
43
BRIONES Eric, cité par Valéry Pothain, in « Les Millennials, génération star et exigeante »,
Stratégies.fr, publié le 19/01/2017, consulté le 27/08/2017, URL :
http://www.strategies.fr/actualites/marques/1054353W/les-millenials-generation-star-et-exigeante.html
44
Ibid.
45
FRIC Emma, citée par Valéry Pothain, Op. Cit.
46
Ibid.
27
représentent la première génération ayant formulé une aspiration à moins
consommer»47.
En faisant des millennials leur cible prioritaire, les marques se fient à des études et
rapports qui clament décortiquer leurs attentes, parmi lesquelles un engagement des
marques. Ainsi n’est-il pas étonnant de constater que la totalité des campagnes
étudiées, et donc représentant un mouvement social, s’adresse à une cible jeune.
Ainsi, la campagne Make Love Not Walls de Diesel, met en scène, en l’espace d’une
minute, un artiste tatoué, désolé par l’hostilité du monde qui l’entoure, une
chorégraphie et une fête improvisée, un mariage homosexuel et une marche pour
l’amour et la tolérance. Les protagonistes sont d’origines ethniques très variées et l’on
devine une diversité religieuse à la présence d’un voile sur la tête d’une des femmes.
Les styles des personnages tendent à rappeler la gender fluidity très en vogue sur les
podiums de maisons de luxe et sur les couvertures des magazines. La gender fluidity
est le trait de la jeunesse libre avec leur corps et leur identité qui fait fi des normes
sociales de genres. En célébrant la diversité (de genre, de sexualité, d’origine, de
religion), Diesel cherche à représenter, de manière fantasmée, une génération nouvelle.
Ce faisant, la marque cherche à s’en attirer les grâces, en se positionnant comme une
marque inspirante et inclusive.
Les films de Chanel (N°5 L’eau : the film) et de Levi’s (Levi’s Legacy), sont
révélateurs à ce titre. Tous deux se composent d’une succession d’images incarnant
47
GAREL Vincent, cité par Valéry Pothain, Ibid.
28
l’essence de la jeune génération. La campagne de lancement de l’eau de toilette
Chanel s’est faite à destination des millennials, cible première de ce produit. La
marque s’est dépassée pour mettre en scène autant d’indices générationnels qu’une
vidéo d’une minute pouvait en contenir. Le choix de l’égérie et actrice de la publicité
est évocateur. Lily-Rose Depp, fille de Vanessa Paradis et de Johnny Depp mais
surtout influenceuse remarquable, est suivie sur Instagram par plus de 3,3 millions de
personnes à ce jour. Elle incarne une jeunesse connectée et maîtresse de son image. Ce
spot est centré autour des paradoxes d’une génération qu’il essaye de cerner à coup
d’images vives sur lesquelles apparaissent des adjectifs antonymiques tels
que « composed and excessive »48, « instant and infinite »49, « vulnerable and
invinsible »50. Et de finir un regard malicieux de l’ambassadrice : « You know me. And
you don’t »51.
Outre des scènes de fêtes, de création artistique, de selfies, You Know Me And You
Don’t donne à voir une révolte. Elle figure comme caractéristique essentielle de la
jeunesse. Si cet extrait fait sourire (Lily Rose Depp et ses amies assises sur le toit de
l’Opéra Garnier brandissant un drapeau Chanel et utilisant des fumigènes roses), il
n’en reste pas moins que ces images sont saisissantes par les symboles contestataires
qu’elles empruntent et dont nous ne manquerons pas de faire une analyse approfondie
dans la suite de ce travail : points levés, bouches déformées par des cris, étendard
brandi, fumigènes…
De la même façon, Levi’s Legacy est un film publicitaire destiné aux millennials
représentant la jeunesse contemporaine, saisie dans ses paradoxes. La tendresse y
côtoie la violence de la rébellion ; les baisers, les émeutes. Sous certains aspects, dont
le titre, ce film ressemble à un manifeste de marque. Il se veut inspirant. Le slogan,
« Go Forth », est un message de soutien à la jeunesse et la bande son est un poème
dans lequel la révolte est magnifiée.
Ainsi l’attrait pour les millennials et la représentation que s’en font les agences de
publicité comme des consommateur·rice·s engagé·e·s permet-il d’expliquer en partie
48
« Posée et excessive »
49
« L’instant et l’infini »
50
« Vulnérable et invincible »
51
« Vous me connaissez. Et vous ne me connaissez pas. »
29
leur intérêt pour les mouvements sociaux. Car plus qu’un évènement social ou culturel,
le mouvement social revêt un puissant caractère mobilisateur.
3.1. La connivence créée par des moments historiques charnières : les Printemps
Arabes selon Pepsi et Coca-Cola
Les mouvements sociaux figurent parmi les moments charnières d’un pays. Ils font
partie du quotidien de toute une population pendant un laps de temps plus ou moins
long et marquent les esprits. Ces évènements rassemblent autant qu’ils opposent. Il s’y
noue systématiquement des relations solidaires entre des inconnu·e·s, réuni·e·s pour
défendre une même cause ou un même idéal. Bien souvent, ils occupent intensément
l’espace médiatique et urbain, dans lesquels vivent les communications publicitaires.
Les mouvements sociaux ne peuvent pas être ignorés. Ils deviennent très vite le centre
de l’attention de milliers de gens, c’est-à-dire de potentiel·le·s consommateur·rice·s.
Les marques peuvent difficilement faire fi du climat social et politique du pays.
Prenons pour exemple le cas du Printemps Arabe, qui secoue le Moyen Orient à partir
de l’année 2010. A l’époque, Diesel a fait de l’éloge de la stupidité (comprendre la
légèreté) le fil rouge de ses campagnes, en adoptant le slogan « Be Stupid ». La marque
est épinglée lorsqu’une bannière publicitaire montrant deux jeunes, nu·e·s sur une
barque, célébrant l’insouciance encadre un article relatant la violence de la Révolution
qui gronde au Moyen Orient. Le contraste dérange et donne lieu à la publication de
plusieurs articles. Certes, bon nombre de marques auraient pu se trouver dans une telle
situation, au sens où les campagnes mondiales font généralement fi du contexte
politique de chacun des pays.
30
Coca-Cola, qui, à la suite de la révolution égyptienne en 2011, chantent les charmes
des Printemps Arabes. Les deux multinationales ont produit des spots similaires,
mettant en scène les révoltes à travers des métaphores. Ces campagnes, parues en
Egypte, font implicitement référence aux Printemps Arabes. S’il n’est pas nommé, les
indices ne laissent pas de place au doute quant au cadre spatio-temporel.
La technologie, et notamment les réseaux sociaux, occupent une place importante dans
le film produit par Pepsi. Un jeune homme « envoie à tous » une série de
photographies, qu’une femme reçoit sur son téléphone mobile. Sur les écrans, la
couleur bleue, très utilisée par les réseaux sociaux et souvent associée à Internet en
général, est prédominante. La technologie fait ici office de clin d’œil au mouvement
que l’on surnomme « la Révolution Twitter ». Une femme porte un keffieh, accessoire
iconique de la révolution. Au second plan, on observe des télévisions diffusant des
informations en continu. Le motif du rassemblement, notamment d’une population
jeune et vraisemblablement éduquée, complète le tableau.
Enfin, la bande son est signée Cairokee. Ce choix n’est pas anodin, puisqu’il s’agit
d’un groupe de rock égyptien qui est devenu particulièrement populaire grâce à sa
musique révolutionnaire à la suite de la Révolution Egyptienne en 2011. Leurs paroles
politiquement engagées ont fait leur succès lors des Printemps Arabes. Leur morceau
phare, « Ya El Midan », avec plus d’un demi-million de vues dans les deux jours
suivants sa sortie, rend hommage à la Place Tahir. Le clip vidéo donne à voir les
derniers affrontements de manière indirecte, en livrant des images de l’appartement
d’un manifestant, jonché de vêtements troués par des balles, des blouses blanches, des
oignons et du vinaigre (connus pour dissoudre les effets des gaz lacrymogènes) et des
boucliers. Les commentaires sous la publicité sur YouTube concernent d’ailleurs
principalement la musique.
Le film produit par Coca-Cola quant à lui fait apparaître la place Tahrir, la place de la
Libération, devenue l’emblème de la Révolution égyptienne. Divers mouvements y ont
manifesté, tel que le Mouvement de la Jeunesse du 6 avril, le 25 janvier 2011. Le 27
janvier, après trois jours d’affrontements, le siège du Parti National Démocratique,
alors au pouvoir, est incendié. Des chars de l’armée égyptienne prennent position sur la
place. Au cours des jours qui suivent, la place devient l’épicentre de la contestation, et
31
est envahie quotidiennement par des milliers de manifestant·e·s. Elle figure depuis
comme un symbole de la Révolution.
Les marques s’emparent donc des mouvements sociaux comme d’objets publicitaires
car ces derniers cristallisent l’attention et les préoccupations d’une population entière,
et ce durablement. Ils restent un moment fort de l’histoire d’un pays ou d’une région.
En cela, ils permettraient aux marques de créer de la connivence, voire une
« communion » avec une population.
Les mouvements sociaux font l’objet d’un intérêt d’autant plus grand que leur
caractère extraordinaire et historique se double d’une capacité à profondément
émouvoir une population. Il s’agit de moments forts, émotionnellement, et les
émotions sont vécues à la fois personnellement et socialement.
Il nous paraît pertinent de rattacher ces moments à ceux décrits par le sociologue Emile
Durkheim sous le terme de « moments effervescents ». Selon l’auteur des Formes
élémentaires de la vie religieuse, les « moments effervescents » sont des moments
cruciaux dans la vie sociale et citoyenne des individu·e·s, qui génèrent beaucoup
d’émotions et au cours desquels se constituent les représentations collectives. A la
lumière de cette lecture, on considère les acteur·rice·s des mouvements sociaux
comme l’ « assemblée qu’échauffe une passion commune »52 décrite dans l’ouvrage. Il
explique que l’intégration sociale croît avec l’intensité des passions. On peut donc
penser que plus un mouvement est violent, plus il générera du lien social. Selon
Durkheim, il est des « périodes historiques », les périodes « révolutionnaires ou
52
DURKHEIM Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie,
Presses universitaires de France, 2008, p. 370
32
créatrices » dans lesquelles « les individus se recherchent, s’assemblent davantage : il
en résulte une effervescence générale »53. L’effervescence est un moment de transition,
de changement social, où les « passions sont intenses », où certains connaissent « le
démon de l’inspiration oratoire » en s’adressant à une foule, se laissant aller à « toute
sorte d’outrances » et sentant une « force peu commune se répandre hors de lui »54.
Elle est transfigurée par ce moment tellement différent de l’ordre ordinaire des choses,
dans lequel la fête tient le rôle de déclencheur de l’effervescence :
« … toute fête, alors même qu’elle est purement laïque par ses origines, a certains
caractères de la cérémonie religieuse, car, dans tous les cas, elle a pour effet de
rapprocher les individus, de mettre en mouvement les masses et de susciter ainsi un
état d’effervescence, parfois même de délire, qui n’est pas sans parenté avec l’état
religieux. L’homme est transporté hors de lui, distrait de ses occupations et de ses
préoccupations ordinaires »58. En suivant cette thèse, les mouvements sociaux
semblent acquérir une dimension sacrée au sens où ils sont entourés de rituels et qu’ils
53
Ibid., p. 372
54
Ibid, p. 371
55
Ibid., p. 377
56
Ibid., p. 710-711
57
Ibid., p. 384-385
58
Ibid., p. 640
33
provoquent l’exaltation, voire le délire. Cela permet d’expliquer l’importance que leur
accordent les marques.
« Il est vrai que d’un public surexcité, comme il arrive souvent, jaillissent parfois des
foules fanatiques qui se promènent dans les rues en criant vive ou à mort n’importe
quoi … Non seulement la naissance et la croissance, mais les surexcitations même du
public, maladies sociales apparues en ce siècle et d’une gravité toujours grandissante,
échappent [aux influences du temps] »59
59
TARDE Gabriel, Le public et la foule, PUF, 1989, p. 39
34
personnel dans le conflit des individu·e·s, en s’appuyant sur des recherches empiriques
portant sur différents types de mouvements (démocratiques, écologistes, conservateurs,
indigènes…) dans quatorze pays (France, Belgique, Italie, Espagne, Pologne, Russie,
Ukraine, Turquie, Liban, Kurdistan, Palestine, Pérou, Canada et Japon). Dans ces
analyses, remarquent les auteurs, on est surpris par l’ampleur de l’engagement
personnel dans chacun de ces conflits. Dans l’introduction, intitulée « La
subjectivation au cœur des mouvements contemporains », ces derniers notent ainsi que
l’engagement dans un mouvement n’est pas que social et collectif. Il est aussi
profondément personnel. Selon eux, « L’implication dans un mouvement social
travaille profondément l’individu jusque dans sa subjectivité et sa subjectivation »60,
entendue comme la manière de se penser et de se construire soi-même comme principe
de sens. Le rapport à l’action est « vécu sur le mode de l’espoir, du désenchantement,
de la lassitude, des émotions plutôt qu’en termes d’efficacité, de succès ou d’échec».61
Fondées sur une communauté et une cause circonscrites, ces mobilisations cherchent
généralement à préserver l’autonomie des acteur·rice·s concerné·e·s et à faciliter
l’individuation des conduites. Aspirant à un engagement plein et effectif, ces derniers
60
PLEYERS Geoffrey, CAPITAINE Brieg (dir.), Mouvements sociaux. Quand le sujet devient acteur,
Ed. Fondation Maison des Sciences de l’Homme, 2016, p.5-6
61
Ibid.
62
CHABANET Didier, « Les nouveaux mouvements sociaux », in FILLIEULE Olivier, MATHIEU
Lilian, PECHU Cécile (dir.), Dictionnaire de mouvements sociaux, Presses de SciencesPo, 2009, p. 371-
378
35
tendent à mettre en œuvre des pratiques militantes qui, même intenses, visent à limiter
les contraintes organisationnelles qu’impliquerait un mouvement fortement
hiérarchisé, soumis à des règles strictes ou immuables. Parce qu’elles sont perçues
comme un moyen d’établir un équilibre entre épanouissement personnel et rationalité
fonctionnelle, les formes de participation directes ou décentralisées sont privilégiées,
empruntant fréquemment au modèle fluide du réseau. Elles contribuent ainsi à
expliquer l’inventivité qui caractérise les répertoires d’actions des nouveaux
mouvements sociaux et permettent de renforcer le contrôle que les acteur·rice·s ont sur
leur engagement. Ceci a cependant la conséquence d’exposer ces mouvements à des
risques de discontinuité qui en menacent constamment l’existence.
Affichant leur autonomie, voire leur défiance à l’égard du pouvoir de l’Etat, dont la
conquête ne constitue pas pour eux un enjeu majeur, les nouveaux mouvements
sociaux « contestent et déplacent en quelque sorte les règles du jeu politique ». Ce
faisant, ils témoignent de la vitalité de ce qu’il est convenu d’appeler « la société
civile » et contribuent à la politisation d’enjeux auparavant confinés à la sphère privée
et, à ce titre, largement tabous dans l’espace public (rapport au corps, sexualité, droit à
l’avortement, etc.), ouvrant la voie à des évolutions culturelles majeures, comportant
souvent une dimension transgressive. En ce sens, les nouveaux mouvements sociaux
correspondent avant tout aux attentes de catégories jeunes et éduquées, orientées vers
des valeurs dites « postmatérialistes » et la satisfaction des besoins de la personne.
L’auteur de l’article note que ces phénomènes ont fait l’objet d’interprétations très
contrastées, la plupart des observateur·rice·s les considérant comme les
« manifestations positives d’un désir de participation et, plus fondamentalement
encore, d’une conception exigeante de la démocratie, proche des individus concrets,
soucieuse de répondre aux défis d’une société ouverte et plurielle »63. D’autres
chercheur·se·s ont quant à elles·eux soumis des versions plus désenchantées, en
insistant sur le vide social, le communautarisme et même le tribalisme que ces
mouvements incarneraient et favoriseraient. Malgré ces divergences, ces analyses ont
en commun la mise en avant d’une tendance à la fragmentation, voire à l’atomisation,
des formes d’action collective et, au-delà, du corps social.
63
Ibid., p. 373
36
Les mouvements sociaux travaillent donc l’identité des invididu·e·s en tant que
collectif mais aussi personnellement. Or le moment pendant lequel les personnes se
construisent est une période clef pour une marque, qui essaie de rencontrer sa ou son
consommateur·rice pendant sa transition, afin de l’accompagner sur le temps long.
En fait, les mouvements sociaux exacerbent les conditions dont rêvent les marques
pour promouvoir leurs produits : la génération d’un moment d’exaltation collective et
de changements individuels et sociaux, pendant lequel les émotions l’emportent plus
facilement sur le contrôle de soi.
La représentation des mouvements sociaux répond donc à une multitude d’enjeux pour
les marques. Face à un univers de plus en plus concurrentiel, les marques ont pris
l’habitude de ne plus seulement communiquer sur des produits mais sur des valeurs.
Pour beaucoup d’entreprises, il devient difficile de se différencier par ses produits et la
valeur de la marque repose sur les représentations mentales qu’elle engendre. Les
communications publicitaires s’appuient donc sur un ensemble de valeurs qui
constituent l’identité de la marque. Ces valeurs, ou les systèmes de pensée qu’elles
promeuvent peuvent les mener à adopter des codes discursifs habituellement attribués
aux acteur·rice·s politiques traditionnel·le·s. Cet engagement est motivé par la
représentation qu’elles se font de leur cible, qui attendrait un engagement social ou
politique de la part des marques. Les mouvements sociaux présentent des
caractéristiques attractives pour les marques, au sens où ils génèrent un état d’esprit
proche de celui qu’elles cherchent à provoquer chez leur cible : excitation, exaltation,
affirmation de son identité individuelle et communautaire... Ainsi, s’il s’agit d’un
exercice risqué, l’affiliation symbolique à un mouvement social permettrait
théoriquement à la marque de toucher émotionnellement une cible qui l’intéresse,
jeune et plutôt aisée, en créant de la connivence avec celle-ci.
37
II. Entre esthétisation de l’unification et effacement de
l’opposition : la dépolitisation de la représentation des
mouvements sociaux
Les marques tendent à se saisir des mouvements sociaux comme objets publicitaires
pour adopter une posture engagée et créer de la connivence avec son public.
Néanmoins, les marques ne retiennent des mouvements sociaux et n’en mettent en
scène que certains aspects. Les marques semblent particulièrement se saisir des
mouvements sociaux en tant qu’objets esthétiques, festifs et fédérateurs.
Les mouvements sociaux possèdent leur langage propre, composé d’un ensemble de
signes, d’usages, voire de rites. Le corps devient souvent le principal moyen de
communication. La présence d’une personne à une manifestation, à un sit in, à un
blocus, suffit à signifier son désaccord ou son soutien à une cause. En se trouvant à un
endroit à un moment donné, la·le citoyen·ne fait entendre sa voix.
Les gestes ont une importance particulière lors de ces évènements, puisqu’ils
permettent de véhiculer un message et de souligner la force du groupe. Ils deviennent
symboles, qui « servent à susciter une allégeance, [...] à éveiller des émotions
positives au sein de la population, [...] à parler aux sentiments du plus grand
nombre.64» L’usage de certains gestes figure comme une tradition des mouvements
sociaux. Ils permettent aussi de les identifier en tant que tels immédiatement. Le poing
levé, par exemple, est mondialement compris comme un signe de combat, de révolte et
de soutien. Malgré sa plus grande polysémie, le signe de V, formé par l’index et le
64
BRAUD Philippe, Sociologie politique, LGDJ, 1998, p. 131
38
majeur, la paume tournée vers la ou le destinataire·rice permet de signifier une attitude
victorieuse.
Il n’est pas surprenant que les publicités qui nous intéressent mettent en scène un
certain nombre de symboles empruntés aux mouvements sociaux, à commencer par le
poing brandi. Afin de souligner la manière dont les marques s’approprient des
symboles protestataires fédérateurs, nous nous proposons de nous concentrer sur
l’étude de ce rituel précis, le lever du poing, que l’on retrouve dans l’ensemble du
corpus comme un indice métaphorique de la révolte. Il s’agit d’un objet d’étude
sémiologique particulièrement riche. En effet, le poing levé est plus qu’une image : il
est l’ «emblème d’un geste politique rituel historiquement marqué »65. Sans prétendre à
une histoire sociologique de ce geste, nous proposons ici de nous pencher sur son
contexte d’apparition et de circulation pour en observer l’évolution sémantique. Dans
son étude sur la reprise de l’iconographie révolutionnaire de Mai 68 dans les
campagnes d’E. Leclerc en 200566, Caroline Marty de Montety évoque ainsi pour
parler de ce geste « une métaphore d’amplification qui sursignifie [la] tension ou [le]
désaccord »67.
Signe tout à la fois de lutte, de colère et de solidarité, le poing levé jalonne l’histoire
des mouvements de gauche révolutionnaire du XXe siècle. Dans un article destiné à la
revue Mouvement Social68, Gilles Vergnon s’attache à retracer l’histoire du poing levé
considéré comme rite politique, de ses origines comme signe de ralliement de la
gauche antifasciste dans les années 1930 à son usage de masse aujourd’hui.
65
MARTY DE MONTETY Caroline, « À vos caddies, citoyens ! La révolution, motif politique saisi par
la publicité », Mots. Les langages du politique [En ligne], 98 | 2012, mis en ligne le 01 mai 2014,
consulté le 09 octobre 2017. URL : http://mots.revues.org/20623
66
Les publicités « Il est interdit d’interdire de vendre moins cher », « La croissance oui sauf celle des
prix ! » et « La hausse des prix oppresse votre pouvoir d’achat » conçues par l’agence Australie et
accompagnées du slogan « E. Leclerc défend votre pouvoir d’achat ».
67
MARTY DE MONTETY Caroline, op. cit.
68
VERGNON Gilles. « Le « poing levé », du rite soldatique au rite de masse. Jalons pour l'histoire d'un
rite politique », Le Mouvement Social, vol. no 212, no. 3, 2005, pp. 77-91.
39
à la manifestation collective comme à la pose individuelle »69. A ce titre, il est, selon
l’auteur, le mieux à même d’affirmer l’identité du groupe et de rassembler dans la
communion de ses valeurs.
D’une part, le poing levé marque un radicalisme et une disponibilité pour la lutte qui
permet de différencier les communistes des sociaux-démocrates. D’autre part, il est le
pendant d’extrême gauche au rituel nazi du bras tendu vers le haut, la main déployée. Il
faut donc le comprendre dans une logique de « propagande symbolique » de gauche en
concurrence avec les organisations fascistes.
69
Ibid.
70
NARRITSENS André, « Brève histoire du poing levé », Site web du Parti Communiste
d’Aubervilliers, consulté le 09/09/2017. URL : http://pcfaubervilliers.fr/spip.php?article692
71
VERGNON Gilles, Op. cit., p.89
72
Ibid.
40
possibilité de se retrouver sur une photographie publiée ou dans le film
d’actualités »73…
Son utilisation en 1936 en France «montre que le lever de poing est devenu, plus
qu’une menace, un signe de reconnaissance mutuelle doublé d’un affichage de soi»,
poursuit le site du PCF, qui parle d’«usage bon enfant du lever de poing, [qui]
cohabite avec d’autres qui révèlent, des photos le montrent, comme aux origines, la
colère voire une violence potentielle».
Le poing levé accompagne, dans la deuxième moitié du XXe siècle, les luttes des droits
civiques des Noir·e·s, autant sur le continent américain que dans le cadre de la lutte
anti-apartheid. Dans les années 1960, il est adopté par le mouvement des Blacks
Panthers aux Etats-Unis et associé à son slogan «Power to the people» et au logo, la
panthère noire. Lors des Jeux Olympiques d’été de 1968 à Mexico, les vainqueurs
américains du 200 mètres Tommie Smith et John Carlos créent une polémique en
levant leur poing en l’air, tête baissée, un gant en cuir dans une main, lors de leur
remise de médaille pendant que retentit l'hymne national américain. Ce geste se fait le
symbole explicite de la protestation contre le racisme et la ségrégation raciale aux
Etats-Unis. Les deux sportifs sont exclus des Jeux Olympiques.
Le poing levé, par sa simplicité et sa pérennité, figure parmi les rites politiques
devenus signes d’identification universels, du Front populaire aux mouvements
contestataires de 1968. Cette universalité permet de comprendre la perpétuation de ce
geste lors des mouvements sociaux de ces dernières années, du mouvement Occupy
Wall Street aux Révolutions arabes.
Le poing levé s’est diffusé dans la culture comme figure d’une revendication légitime,
d’un contre-pouvoir, d’une manifestation qui passe sous silence ce que la révolution
peut avoir de plus violent : les combats, armes et corps à corps, le sang… Avant
l’appropriation du poing levé par les publicitaires, la circulation de ce poing levé dans
la culture politique, médiatique et culturelle a contribué à sa médiagénie tout autant
qu’à son altération, lui faisant perdre parfois en dangerosité politique ce qu’il a gagné
en ritualité. Caroline Marty de Montety souligne ainsi que la figure du poing levé est
73
Ibid.
41
« associée à un jeu connotatif a minima double, à la fois affirmation forte d’une
revendication et asepsie de la révolution »74.
Les marques empruntent des images mythiques à la culture populaire liée aux
mouvements sociaux. Il s’agit d’appropriation et de détournement d’images qui ont
particulièrement marqué les esprits et qui sont systématiquement associées à
l’imaginaire de la révolte dans ce qu’elle a de plus émouvant et de plus exceptionnel.
Le film publicitaire Jump In de Pepsi s’ouvre ainsi sur un violoncelliste, qui joue de
son instrument à ciel ouvert, face à une foule de manifestant·e·s qui semblent réclamer
une plus grande unité. Difficile de ne pas penser à la scène mythique de Mstislav
Rostropovitch qui, à la chute du mur de Berlin en 1989 s’y était rendu pour jouer du
violoncelle devant le mur. Quelques années plus tard, un autre violoncelliste, Vedran
Smajlovic, s’était mis à jouer dans les ruines de la bibliothèque nationale de Sarajevo,
tout juste détruite par les premiers mois de siège. Ces moments de grâce ont
profondément ému les populations. Ce sont des images insolites et exceptionnelles qui
acquièrent pourtant le statut de symbole d’un évènement ou d’un combat, comme si
elles les représentaient tout à fait.
Dans ce même film de Pepsi, le plan qui marque le dénouement du conflit met en
scène Kendall Jenner qui se détache de la foule, s’avance vers le cordon de policiers et
leur fait face, une cannette de soda à la main. Elle offre la boisson à l’un des policiers,
pour signifier sa volonté de mettre fin au conflit et signer la réconciliation. Là encore,
74
MARTY DE MONTETY Caroline, op. cit.
42
il semble que la scène s’inspire d’un fait réel, un autre moment de grâce, immortalisé
par l’objectif de Marc Riboud. La photographie, « La jeune fille à la fleur »75, a été
prise le 21 octobre 1967, en pleine guerre du Vietnam, alors que les pacifistes veulent
se faire attendre à Washington. Une jeune fille, Jane Rose Kasmir s’approche de la
garde devant le Pentagone et fait face aux baïonnettes, une fleur à la main. Ce cliché
est devenu l’un des symboles du pacifisme anti-guerre du Viet Nam. L’emprunt de
cette référence est donc riche de sens.
75
Voir Annexe 2
76
Voir Annexe 3
43
un policier souriant acceptant de partager un soda et où le violoncelliste surplombe les
manifestant·e·s (il se trouve au sommet d’un immeuble).
Il n’est pas rare d’observer, lorsque les marques décident de représenter un mouvement
social, des emprunts à l’héritage des mouvements contestataires hippies. Or ce qui est
retenu de ces mouvements n’est pas tant le message (nulle trace de la contestation du
nucléaire, par exemple) ou la forme du combat, mais les symboles et slogans.
Diesel opère ainsi, avec Make Love Not Walls, un détournement du slogan hippy
« Make Love, Not War », « Faites l’amour, pas la guerre ». Ce slogan pacifiste est issu
de la contre-culture américaine des années 1960. Originellement utilisé par les
opposants à la guerre du Viet Nam, il est rapidement devenu l’emblème des
mouvements d’opposition à la guerre.
Le symbole Peace and Love apparaît quant à lui sur de nombreuses pancartes,
notamment dans la publicité de Pepsi. Ce signe, composé de l’intersection de trois
lignes contenues dans un cercle, a vu le jour sous le crayon de Gerald Holtom, un
artiste et graphiste britannique membre de la campagne pour le désarmement nucléaire,
le 21 février 1958. Il est inspiré par l’alphabet sémaphore, un mode de communication
par le corps en agitant des drapeaux, utilisé dans la marine et l’aviation. Il fait
référence aux lettres N (un V inversé en baissant les bras) et D (un bras levé), pour
77
« Nuclear Disarmament ». Ce dessin, simple et fédérateur, s’est rapidement propagé
parmi des groupes d’activistes pacifistes. Il s’est beaucoup répandu aux Etats-Unis
pendant les manifestations contre la guerre du Viet Nam et à Woodstock. Il est aussi
devenu l’un des symboles de l’opposition au régime d’apartheid en Afrique du Sud et
celui des mouvements de Mai 68 à Paris. Dans son livre Peace : The Biography of a
Symbol, Ken Kolsbun dit du symbole qu’il « continue d’exercer un appel presque
hypnotique ». « C’est devenu un cri de ralliement pour presque n’importe quel groupe
de travail pour le changement social ».78
77
« Désarmement Nucléaire »
78
KOLSBUN Ken, Peace : The Biography of a Symbol, National Geographic, 2008
44
Très fédérateur sans être particulièrement engageant, le signe Peace and Love a été
souvent saisi par la publicité, d’autant plus que son auteur n’en a jamais demandé les
droits. Axe en avait fait l’emblème de sa campagne Unhate, par exemple, en
l’opposant sur l’ensemble de ses packagings. Le succès de ce symbole peut être
expliqué par son universalité : il est immédiatement compris par l’ensemble des
cultures. De plus, il est associé à des valeurs positives de paix et d’amour, contre
lesquelles il semble difficile de se positionner.
Ainsi n’est-il pas anodin de remarquer que le signe Peace and Love brandi sur
certaines pancartes, dont les branches et le cercle rempli de rouge sombre sont dessinés
à la peinture blanche sur fond bleu roi, ressemble curieusement au logo Pepsi. Ce
détournement du signe Peace and Love associe la marque à la paix et en fait un
symbole pacifiste. Dans le même temps, la marque fait ainsi défiler des manifestant·e·s
avec des pancartes à l’effigie de Pepsi, qui devient par conséquence, une revendication,
au même titre que la paix.
45
Capture d’écran de la campagne Jump In de Pepsi, dans laquelle le symbole Peace and Love ressemble
étrangement au logo de la marque
Pepsi détourne des symboles des mouvements sociaux pour qu’ils prennent la forme de
son logo. La marque travestit ainsi un combat réel pour s’en attribuer.
Erik Neveu remarque ainsi, dans Sociologie des mouvements sociaux, que « Le réflexe
suspicieux qui identifie la rue au désordre, à une pathologie d’une démocratie qui ne
saurait être que représentative et bienséante, s’est démonétisé. La séduction d’une
vision en termes d’irrationnel […] reste en revanche puissante. Faute d’expliquer les
46
mouvements rarement anticipés, on feint de les éclairer par les métaphores de
l’explosion, de la contagion, du carnaval»79.
Pepsi, dans sa campagne Make Tomorrow Better sur le Printemps Arabe, illustre la
diffusion de la révolte par la métaphore de la couleur. « Tout commence par une
idée », signe Pepsi dans un dialecte égyptien. L’idée est métaphoriquement représentée
par une bulle (au sens littéral du terme, puisqu’elle ressemble étrangement à une bulle
de Pepsi), qui apparaît soudainement au-dessus de la tête des protagonistes, telle une
ampoule dans une bande dessinée. Cette idée résulte, en fonction des personnages, de
la consommation de Pepsi, de la réception de photographies sur les réseaux sociaux, du
visionnage d’un journal télévisé… Des personnages qui « ont l’idée » se propagent
alors des rayons de couleurs qui colorent les murs de la ville. La peinture multicolore
couvre les bâtiments. Cette métaphore joyeuse véhicule de l’optimisme. Elle efface
aussi la révolution dans ce qu’elle a de plus violent, puisqu’ici, les avancées sociales
sont représentées par la colorisation de la ville.
Chez Diesel, les protagonistes décident de passer à l’acte - passer à travers le mur qui
les sépare à l’aide d’un tank gonflable multicolore, allégorie de l’amour - après s’être
envoyé des fleurs (au sens propre du terme) d’un côté du mur à l’autre. Ici, cet échange
de fleurs tient lieu de consultation citoyenne. C’est ainsi, semble-t-il, que les
79
NEVEU Erik, Sociologie des mouvements sociaux, 6e édition, La Découverte, 2015, p. 67
47
personnages se mettent d’accord de se rejoindre, en exprimant leur présence et leur
volonté de se réunir. L’usage artistique de la fleur comme d’une arme agit comme un
clin d’œil à l’œuvre de Banksy. A travers des pochoirs humoristiques et poétiques, le
célèbre street artiste véhicule des messages engagés et subversifs. La manière dont
l’artiste mêle, dans ses graffs, violence de la révolte et tendresse semble avoir inspiré
l’équipe créative de la campagne de Diesel, notamment à travers son Manifestant aux
80
fleurs . Ce pochoir représente un manifestant, arborant un foulard sur le nez et une
casquette à l’envers, dans une posture de combat, prêt à lancer ce qui pourrait être un
cocktail molotov. Or dans sa main se trouve en fait un bouquet de fleurs, peint avec
des couleurs pastels. La poésie a donc remplacé la violence de la révolte.
Sous de nombreux aspects, les mouvements sociaux tels qu’ils sont représentés, ont
l’apparence de rassemblements festifs, où le collectif revêt un aspect plus joyeux que
menaçant.
La danse, par exemple, a une place importante dans les films publicitaires analysés,
qu’elle soit présentée comme une activité constituante de la jeunesse, au même titre
que la révolte comme chez Levi’s ou Chanel, ou comme partie intégrante de la révolte
elle-même, comme chez Pepsi ou Diesel. Une scène entière du film Jump In est
consacrée à une chorégraphie prétendument improvisée qui regroupe trois
manifestants. L’attention portée aux corps, alors moyen de communication lors des
manifestations, nous permet d’expliquer le glissement vers la danse. Les corps sont
magnifiés par les deux activités.
La musique a elle aussi un rôle particulier dans les mouvements sociaux, notamment
pendant les manifestations. Celle-ci accompagne souvent les mouvements de
protestation afin d’entretenir la motivation de ses acteur·rice·s. Dans la campagne de
Pepsi, lorsque le violoncelliste évoqué plus tôt décide de se joindre aux
manifestant·e·s, il apporte son instrument et commence un « bœuf » avec deux autres
80
Voir Annexe 4
48
musiciens qu’il rencontre pendant la manifestation. La musique, comme la danse,
réunit les individu·e·s et magnifie la cohésion sociale.
La sociologie des mouvements sociaux permet de définir ces mouvements comme des
phénomènes réunissant des dimensions collectives, conflictuelles et orientées vers le
changement social. Or il apparaît que la division propre aux mouvements sociaux est
49
effacée par les marques au profit de la magnification de l’unité et de la cohésion
sociale.
50
Or l’existence et la reconnaissance d’un·e adversaire est essentielle au mouvement
social. Les mouvements se définissent, selon Lilian Mathieu, comme « des
phénomènes réunissant des dimensions collectives, conflictuelles et orientées vers le
changement social ».82 Si la dimension collective est au cœur des campagnes et que la
visée de changement social est suggérée par la promotion de valeurs comme la
tolérance, la dimension conflictuelle est quasiment effacée des mouvements sociaux.
Or tout mouvement protestataire nécessite un adversaire : « Les protestations
collectives impliquent une relation d’opposition, d’antagonisme et de confrontation
avec un adversaire plus ou moins clairement identifié (le patron de telle entreprise ou
le capitalisme en général, tel leader politique ou le racisme, etc.) et supposent, sinon
une composante perturbatrice, au moins une part de rapport de force : on peut défiler
pacifiquement dans la rue et en veillant à ce qu’aucun débordement n’entache la
manifestation, l’enjeu est bel et bien de montrer, en les rassemblant publiquement, la
force et la détermination de ses troupes à un adversaire ».83
Selon une approche sociologique, les mouvements sociaux ne peuvent donc être que
lorsqu’il existe une situation d’opposition, de confrontation avec un·e adversaire.
Lors de l’étude des campagnes représentant des mouvements sociaux, force est de
constater l’absence d’adversaire. Chez Pepsi, les forces policières sont certes présentes,
positionnées en cordon armé. Néanmoins, cette figure d’opposition s’évanouit
instantanément lorsque Kendall Jenner saisit une canette de Pepsi, s’avance vers les
policiers et tend la boisson à l’un d’eux. Ce dernier marque un court temps
d’hésitation, souligné par un silence, suivi du son caractéristique de l’ouverture d’une
canette. Le policier arbore un sourire en coin et adresse un regard amusé à son
collègue. La foule des manifestant·e·s est en liesse et célèbre la réconciliation avec
l’opposition. C’est que Pepsi appellera, dans son communiqué, « la célébration de
l’amour ».
82
MATHIEU Lilian, L’Espace des mouvements sociaux, Editions du Croquant, 2012, p. 12
83
Ibid, p. 14
51
Le film de Diesel met en scène un obstacle, que l’on pourrait éventuellement
considérer comme un adversaire. Il s’agit d’un mur surmonté de barbelés qui sépare
deux populations, et qui peut désigner le mur entre les Etats-Unis et le Mexique, et par
association la politique du Président américain Donald Trump. Il n’en reste pas moins
que l’adversaire n’est pas nommé, et qu’il ne porte aucun visage. De plus, le sentiment
de révolte qui anime les protagonistes ne les conduit pas à détruire ce mur ou à
l’abattre. Il leur suffit de passer au-dessus, dans un premier temps, puis au travers,
grâce à une ouverture en forme de cœur entouré de fleurs, formé par un tank gonflable
multicolore, allégorie de l’amour.
52
ne semble s’être intéressée à cette dimension internationale qu’à partir des années
1990, néanmoins : auparavant, la dimension internationale était tout au plus cantonnée
aux facteurs contextuels à prendre en compte pour comprendre un mouvement social.
Depuis une vingtaine d’années, elle semble marquée par un « tournant
84 85
transnational » . La transnationalité est définie par Keohane et Nye comme les
«contacts, coalitions et interactions à travers les frontières étatiques qui ne sont pas
contrôlés par des organismes de politique étrangère centraux des gouvernements ».
84
SIMEANT Johanna, « La transnationalisation de l’action collective », in Éric Agrikoliansky et al.,
Penser les mouvements sociaux, La Découverte, 2010, p.121-144
85
KEOHANE Robert, NYE Joseph, Transnational Relations and World Politics, Harvard University
Press, 1972
86
DELLA PORTA Donatella, TARROW Sidney, Transnational Protest and Global Activism, Rowman
& Littlefield, 2005, p. 2 -3
53
La transnationalisation des mouvements sociaux implique une transformation des
répertoires d’action, explique Johanna Siméant87. La question de la transformation des
répertoires d’action est posée : c’est au moins un « style transnational » de la
protestation qui émerge aujourd’hui. Au répertoire « paroissial et patronné » de
Charles Tilly, suivi du répertoire « national et autonome », succéderait un répertoire «
transnational et solidariste ». Les campagnes internationales s’appuient sur des
événements médiatiques devant beaucoup à la globalisation de l’industrie des loisirs et
de l’information, qui contribue à la prise en charge d’événements à la frontière de la
protestation et du divertissement, et à la définition des situations protestataires.
Bien qu’un mouvement social puisse être transnational, il n’en reste pas moins qu’il est
marqué par des particularités culturelles propres au pays dans lequel il se développe.
54
d’universaliser la représentation des mouvements sociaux dans la publicité, ces
derniers ont une résonnance qui reste relative à la région de sa ou son récepteur·rice.
La réception des campagnes internationales est éloquente. Si une même campagne peut
« parler » à des personnes de cultures différences, elle n’aura pas le même impact
selon le pays où elle est diffusée.
88
Voir Annexe 5
55
Bien que la réception des campagnes dépende profondément du contexte dans lequel
elles s’inscrivent, la mondialisation a participé d’une transnationalisation certaine des
mouvements sociaux. L’effacement d’un adversaire précis permet également de
faciliter une internationalisation des campagnes, au sens où il gomme les particularités
politiques des mouvements, au profit de la valorisation de valeurs universelles.
Plus que des messages de protestation réels, les marques s’engagent en faveur de
valeurs, positivement connotées, par le biais de tableaux utopiques. Les valeurs
prônées par les marques, parmi lesquelles figurent l’amour, la tolérance, la solidarité,
traversent non seulement les frontières, mais permettent aussi d’échapper à un ancrage
topographique réel. Enfin, la promotion de telles valeurs permet aux marques de se
protéger derrière leur pouvoir de rassemblement. Qui pourrait se fâcher que Diesel
promeuve l’amour ?
L’émancipation est le réel enjeu mis en scène par Diesel à travers la célébration de la
liberté. Les affiches comme le film publicitaire véhiculent cet éloge à travers une
multitude de signes sémiologiques. La nudité des personnages, tout d’abord, illustre la
liberté des corps, qui se défont peu à peu des vêtements qui pourraient entraver leurs
gestes. Sur l’une des affiches, une silhouette androgyne se tient, nue, face au tank
gonflable. Les gestes sont amples, les corps s’étendent, par la danse et les sauts.
89
QUESSADA Dominique, La société de consommation de soi, Verticales, 1999, p. 27
90
Ibid.
56
Les entreprises disposent depuis 1880 de la « personnalité juridique », et cette notion a
été étendue dans les années 1970 à la protection de leur liberté d’expression. Cette
légitimité, obtenue de haute lutte par les milieux d’affaires, donne aux entreprises une
protection juridique égale à celle de la liberté d’expression dont jouissent
constitutionnellement les individu·e·s. Désormais, l’entreprise se trouve considérée
comme une personne morale dont la liberté d’expression est garantie juridiquement.
Les titres des campagnes étudiées évoquent la promotion d’un système de pensée, d’un
certain état d’esprit et ainsi leur intervention dans la sphère politique : « Make Love
Not Walls », « Express Yourself », « Make Tomorrow Better », « Live Bolder. Live
Louder. Live for Now », etc.
Les marques se saisissent donc des mouvements sociaux dans leurs communications
publicitaires car ils incarnent des moments de cohésion sociale et d’émancipation
qu’elles cherchent elles-mêmes à promouvoir. Ce faisant, elles ne retiennent de ces
phénomènes que la dimension esthétique, festive et collective, laissant volontairement
de côté tous leurs enjeux politiques et donc conflictuels profonds. En supprimant les
indices de division, les marques dépolitisent la représentation des mouvements
sociaux. Le détournement de symboles révolutionnaires et l’appropriation d’un
héritage culturel protestataire déclenche souvent des réactions de rejet violent de la
part des consommateur·rice·s, pour qui les marques ne sont pas légitimes à s’emparer
d’un sujet comme les mouvements sociaux. La crainte de ce rejet conduit les marques
à adopter de nouveaux registres discursifs, afin d’affirmer une certaine légitimité.
91
Ibi.d, p. 90
57
III. Les stratégies de légitimation du discours des marques
La saisie des mouvements sociaux par la publicité laisse rarement le public indifférent.
Ces derniers, nous l’avons vu, touchent à l’affect des individu·e·s. Contrairement aux
campagnes qui détournent ou parodient régulièrement la politique, la « récupération
commerciale » des mouvements sociaux est souvent perçue comme un vol. Les
citoyen·ne·s en sont en effet les acteur·rice·s et le travestissement de la réalité du
conflit peut être insupportable. Il ne s’agit pas d’une classe politique qu’elles ou ils
critiquent souvent. Ainsi n’est-il pas rare que ces campagnes génèrent de nombreux
articles, tribunes ou posts sur les réseaux sociaux, voire, lorsque la protestation
s’amplifie, un boycott.
Jump In n’a pas échappé à la règle : elle a connu un tel scandale qu’elle a été retirée
par Pepsi moins de 24 heures après son lancement. La plupart des journaux y ont
consacré un voire plusieurs articles, de l’ADN à Courrier international en passant par
Le Monde ou Libération. Les chroniqueurs des Late Night Shows américains y ont
également consacré un billet. Or ce bruit médiatique a eu une tonalité de scandale et
Pepsi a essuyé un bad buzz d’une intensité remarquable.
58
Décriée pour la parodie involontaire qu’elle fait des manifestations Black Lives
Matter, visant à protester contre les violences policières aux Etats-Unis, notamment à
l’encontre de la population afro-américaine, la publicité a fait l’unanimité contre elle
sur les réseaux sociaux comme dans les médias. Ce qui, au moins, est
« rafraîchissant », ironise le site The Wired, dans un article intitulé « Pepsi’s Kendall
Jenner ad was so aweful it did the impossible : it united the Internet »92. « The soft
drink ad succeeded. It did indeed provoke conversation - about Pepsi’s tone-
deafness »93.
En 48 heures, la vidéo a été vue près de 1,6 millions de fois sur YouTube et a récolté
cinq fois plus de pouces rouges que de likes. Très vite, des appels au boycott de la
marque se multiplient sur Twitter autour du hashtag « BoycottPepsi ».
92
« La pub de Kendall Jenner pour Pepsi était tellement horrible qu’elle a fait l’impossible : rassembler
sur Internet », WATERCUTTER Angela, «Pepsi’s kendall jenner ad was so awful it did the impossible:
it united the internet », The Wired, publié le 05/04/2017, consulté le 01/10/2017, URL :
https://www.wired.com/2017/04/pepsi-ad-internet-response/
93
« La pub pour le soda a accompli sa mission. Elle a effectivement engagé la discussion - à propos de
la cécité de Pepsi. », Ibid.
94
« Pepsi essayait d’envoyer un message universel d’unité, de paix et de tolérance. Clairement, nous
avons raté et nous nous excusons. Nous ne cherchions pas à prendre à la légère des problématiques
sérieuses. Nous retirons le contenu et arrêtons les lancements à venir. Nous nous excusons également
d’avoir mis Kendall Jenner dans cette position. »
59
La campagne Make Love Not Walls, en revanche, a bénéficié d’un accueil bien plus
favorable, entre bienveillance et indifférence. Présentée comme une réponse au « mur
de Trump » dans les médias, elle est louée pour la tolérance qu’elle encourage.
Cette différence de réception invite à s’interroger sur les enjeux qu’ont soulevés l’une
et l’autre.
60
Diesel s’adresse avant tout à des femmes et des hommes entre 18 et 35 ans. Elle
communique auprès d’une jeune clientèle, que l’on peut qualifier d’urbaine, branchée
et plutôt aisée financièrement aux vues du positionnement oscillant entre haut de
gamme et luxe de Diesel. La marque exploite cette cible de jeunes adultes en lançant,
dans les années 1990, une gamme pour leurs enfants, Diesel Kids. Sa campagne
automne/hiver 2016 surfait sur les codes du numérique afin de s’adresser aux
millennials, en utilisant selfies, sites de drague en ligne, emojis et hashtags. Andres
Neophytou, Directeur Créatif, a décrit la campagne comme un « commentaire sur la
culture et la célébrité auprès de la génération post-digitale. Nous sommes
complètement transparents vis-à-vis de l’endossement publicitaire de la part des
célébrités, le dating en ligne, le surf sur les sites pornographiques, et l’obsession de
soi »95. Le placement médiatique de la campagne suit cette logique : les publicités ont
notamment été diffusées sur Pornhub (site pornographique) et Grindr (site de rencontre
gay à l’image sulfureuse).
95
ROOSEN Mélanie, « Diesel et la génération Z », L’ADN, publié le 20/01/2016, consulté le 24/09/2017,
URL : http://www.ladn.eu/mondes-creatifs/top-des-pubs/diesel-et-la-generation-z/
61
jeans mais un style de vie, une philosophie. Diesel, c’est l’ouverture à la nouveauté,
l’honnêtement avec soi-même pour une vie plus agréable.
Diesel véhicule donc une image jeune, rebelle, provoquante et tolérante. La campagne
Make Love Not Walls s’inscrit dans cet ADN de marque et dans la continuité de
campagnes politiquement engagées, sans jamais se défaire de son apparente légèreté.
La marque Pepsi quant à elle est créée en 1893 par le pharmacien Caleb D. Bradham et
déposée sous le nom « Pepsi-Cola » en 1902, quelques années après le lancement de
Coca-Cola. A l’origine, la boisson gazeuse était vendue comme un médicament destiné
à soulager les troubles intestinaux, avant d’être consommée comme un soda.
Actuellement, le groupe PepsiCo commercialise plusieurs marques de boissons en plus
de Pepsi-Cola, comme 7up, Tropicana,ou Lipton Ice Tea. Mais le groupe est également
présent sur le marché du snacking avec des marques comme Lay’s, Doritos ou
Benenuts. En 2012, PepsiCo était la deuxième entreprise agroalimentaire au niveau
mondial et la première en Amérique du Nord par son chiffre d’affaires, qui s’élevait à
65.5 milliards de dollars. Au niveau mondial, le groupe, présent dans 160 pays.
Le cœur de cible de la marque Pepsi est constitué des jeunes de 15 à 35 ans. Elle tend à
s’intéresser à des cibles féminines, notamment par le biais de ses boissons sans sucre
(lancées avant celles de son concurrent historique Coca-Cola). Ainsi, le Pepsi Light est
habillé de rose et désigné par l’appellation « sexy drink » en 2007. Afin de se
distinguer de son rival Coca-Cola, Pepsi a adopté une image de marque jeune, fun et
dynamique, quand Coca-Cola s’adresse à tous les membres de la famille et fait du
vivre ensemble et de la convivialité son territoire communicationnel. Pepsi se veut
donc plus spécifiquement jeune. Ses différents slogans en sont la preuve : « C’est la
génération Pepsi ! », « Maintenant… qui pense jeune pense Pepsi ! ».
62
Sa stratégie publicitaire s’adapte à la cible jeune. Le ton est souvent humoristique,
notamment à travers une publicité comparative et moqueuse à l’égard de son
concurrent principal. Très tôt, elle développe des partenariats avec les célébrités en
vogue chez les jeunes. En 1984, la marque signe par exemple son premier partenariat
avec Michael Jackson, qui propose pour l’occasion une reprise de Billie Jean. Bien
souvent, les célébrités prêtent leur image à la marque, mais aussi leur voix. On pense à
Ray Charles, Britney Spears, les Spice Girls ou encore Christina Aguilera. Les
publicités de Pepsi prennent volontiers des allures de films à gros budgets. L’une
d’entre elles, qui regroupe les chanteuses Pink, Beyoncé et Britney Spears, fait écho au
film Gladiator. La mise en scène d’une autre avec Beyoncé, Jennifer Lopez et David
Beckham n’est pas sans rappeler Kill Bill de Quentin Tarantino.
Pepsi a donc fait de la pop culture son terrain de jeu et sa stratégie publicitaire repose
en grande partie sur ses ambassadeurs choisis parmi les célébrités les plus en vogue
chez sa cible de jeunes. Le choix de Kendal Jenner apparaît comme une évidence : il
est en parfaite adéquation avec l’identité de la marque.
Côté Diesel, c’est le danseur étoile ukrainien Sergeï Polounine qui prête ses traits à la
campagne. A 20 ans, il est promu danseur étoile au sein du Royal Ballet, devenant
l’artiste le plus jeune à accéder à ce rôle. L’artiste a toujours cultivé une image de
rébellion. Il quitte, en janvier 2012, le Royal Ballet de Londres à la surprise générale,
afin de retrouver d’avantage de liberté. Il danse pour le clip de David LaChapelle Take
me to Church en 2015. Cette chanson de Hozier dénonce les discriminations liées à la
religion et le clip original montre les violences meurtrières à l’encontre des
homosexuels en Russie. Sergeï Polounine se détache des danseurs classiques par son
corps recouvert de tatouages. Surnommé le « bad boy du ballet », il parle ouvertement
de son addiction à la drogue et des scarifications qu’il s’infligeait. Le choix de Sergeï
Polounine comme ambassadeur de la campagne est en adéquation avec l’identité
rebelle et haut de gamme de Diesel, ainsi qu’avec les valeurs de tolérance et de liberté
prônées par Make Love Not Walls.
63
Côté Pepsi, Kedall Jenner a été retenue pour le rôle de la mannequin décidant de tout
quitter pour marcher pour la paix. Kendall Jenner est avant tout connue pour être la
demi-sœur de Kim Kardashian. Mannequin de profession, elle se fait connaître à 12
ans à travers l’émission de téléréalité L’Incroyable Famille Kardashian. Sa carrière de
mannequin décolle en 2014, année durant laquelle elle fait des photographies pour le
magazine Vogue et pour le Marie-Claire mexicain, et défile lors de la Fashion Week de
New York, Milan et Paris pour des créateurs tels que Marc Jacobs, Tommy Hilfiger,
Dolce & Gabbana, Fendi, Givenchy ou encore Chanel. Elle a désormais sa statue de
cire au musée Madame Tussauds. Avec ses près de 84 millions d’abonnés sur
Instagram, Kendall Jenner fait indubitablement partie des influenceuses les plus en
vogue chez les adolescent·e·s. Elle est chaque année récompensée par les Teen Choice
Awards, en tant que Personnalité féminine de télé-réalité de l’année (2013),
Mannequin préférée des internautes (2015 et 2016) ou encore Social Media Star
(2015). L’influenceuse Kendall Jenner ne s’est jamais fait remarquer pour quelque
engagement politique ou social. Elle est donc un choix judicieux pour une campagne
Pepsi, puisqu’elle possède tous les critères mis en avant par la marque : jeunesse,
légèreté, fun. En revanche, en incarnant pour Pepsi la figure de proue de
manifestations contre les inégalités raciales et de genre, elle s’est exposée à une vague
de protestation massive.
La publicité Diesel n’est pas centrée sur les produits qu’elle vend. Ceux-ci n’ont pas un
rôle particulier dans le film. Si les comédien·ne·s sont vêtu·e·s de jean et que la
couleur bleue est omniprésente, comme un rappel à la couleur des jeans, le produit n’a
pas un rôle de déclencheur de la révolte. Les protagonistes répondent de leur volonté
propre. Elles et ils décident d’elles·eux-mêmes de faire tomber le mur qui les sépare et
64
le produit n’intervient d’aucune manière. Il se fait simplement le partenaire de ce
mouvement, sous la forme d’un vêtement, d’un bouquet de mariage ou d’un voile. Il
est présent sans monopoliser l’attention des spectateur·rice·s. Le produit apparaît donc
comme un accessoire, sans lequel la campagne n’aurait pas la même saveur. Mais la
résolution du conflit, c’est-à-dire la réunion des protagonistes n’en dépend pas. En ce
sens, Diesel donne à voir sa vision du monde idéal et s’en fait le partenaire.
Pepsi, au contraire, place son produit au centre du film. Pepsi encadre, littéralement, le
film et le sature de différents signes. Le langage sonore, tout d’abord, est
particulièrement présent. Le film s’ouvre sur le bruit reconnaissable d’une canette qui
s’ouvre, suivi du son caractéristique du pétillement d’une boisson gazeuse. Ce son
introduit le dénouement du schéma narratif. La musique s’arrête lorsque Kendall
Jenner tend une canette de Pepsi, ce qui offre un écrin de silence à l’ouverture du soda
et renforce ainsi son impact. Le son de la canette brise le silence tendu et déclenche un
tonnerre d’applaudissements et d’acclamations, suivi du retour de la musique. Enfin, le
spot se termine sur le logo et le slogan de la marque, Live For Now96, soutenus par ce
même signe sonore : le son d’une boisson gazeuse versée dans un verre et le bruit des
glaçons qui s’y trouvent. Cette signature sonore renvoie à la fraicheur. Outre les signes
sonores, le langage visuel est empli de symboles signifiant Pepsi. Le logo est
discernable en arrière-plan sur un distributeur automatique de boisson, ainsi que sur
une affiche. De plus, le produit apparait sous toutes ses formes. Au cours du film de 2
minutes et 30 secondes, on peut apercevoir du Pepsi sous forme de canette, bouteille
en verre et bouteille en plastique. La version classique est accompagnée de sa
déclinaison light. Enfin, plusieurs occasions de consommation sont mises en scène : on
peut ainsi voir une canette de Pepsi light bue par un violoncelliste en train de jouer de
la musique sur un toit, une canette classique consommée par une photographe en
manque d’inspiration, assise à son bureau, une bouteille consommée par deux jeunes
femmes à la terrasse d’un restaurant, ainsi qu’une canette, piochée dans un bac à
glaçons contenant moult déclinaisons du produit, et offerte au policier en guise de
signe de réconciliation, la boisson étant mise en scène comme facilitant le partage et la
convivialité.
96
« Vis le moment présent »
65
Ainsi, Pepsi, toutes formes de signes confondus, apparaît à 23 reprises au cours de ce
film. Mais plus encore que le nombre impressionnant d’apparition du signe, ce qui
étonne est le rôle central qui est conféré au produit. La canette que tend Kendall Jenner
au policier n’est pas une simple boisson mais un outil de réconciliation. Pepsi, c’est ce
qui rassemble, jusqu’au point de faire oublier les divisions. L’explosion de joie
provoquée par la consommation de la boisson par le policier semble signifier la
victoire des manifestant·e·s, dont le but est transformé ici en réconciliation avec les
forces de l’ordre. Pepsi permet de résoudre le conflit.
Les couleurs bleue roi et rouge sont omniprésentes : elles revêtent les manifestants (la
plupart d’entre eux et elles sont vêtus de jean, portes des bandeaux rouges, etc.) mais
aussi les pancartes. Les couleurs utilisées sont autant d’indices semés par la marque.
Chaque plan, chaque image extraite de ce film appelle la marque.
Tandis que Diesel positionne ses produits comme un support à la lutte, en proposant
sur son site d’ « acheter l’uniforme » en parlant de la collection de vêtements, et que la
marque s’efface de la campagne, Pepsi détourne les signes des mouvements sociaux
pour qu’ils prennent la forme de son logo. La marque travestit ainsi un combat réel
pour s’en attribuer l’origine et ainsi collecter les bénéfices de la mobilisation qu’il s’y
est opéré. Cette différence fondamentale permet de soumettre une deuxième hypothèse
à la divergence de réception entre les campagnes.
La différence principale entre les deux campagnes repose sur le type de discours
employé et par conséquent sur la stratégie de légitimation de la parole qui entre en jeu.
La campagne Make Love Not Walls échappe au schéma énonciatif publicitaire
traditionnel. Elle repose en effet en grande partie sur des formes artistiques.
Le film publicitaire, tout d’abord, reprend à son compte des codes cinématographiques.
Il est introduit en tant que film, et utilise un lexique propre au cinéma. Il s’ouvre en
66
effet sur un traveling sur lequel s’affiche « Diesel presents »97, suivi de « a film
directed by David LaChapelle »98. Plus encore que ses termes, le clip emprunte au
cinéma ses techniques. Il en résulte un spot qui s’offre à la contemplation, grâce à une
esthétique soignée, à des plans larges, à l’usage du ralenti, etc.
La campagne Make Love Not Walls s’est déclinée en print (presse et affichage) mais
aussi en happenings. Les éléments clés du film et des affiches, le mur troué en forme
de cœur et le tank gonflable multicolore ont été exposés tels des œuvres d’art, dans
plusieurs villes du monde99. Avec le hashtag #Makelovenotwalls, la marque invite le
public à rejoindre le mouvement sur les réseaux sociaux. Sur le site Internet, une
exposition de polaroids issus de la campagne sans information marchande.
97
« Diesel présente »
98
« Un film réalisé par David LaChapelle »
99
Voir Annexes 6
67
La marque s’inscrit ainsi dans la tendance de la dépublicitarisation. Cette notion,
développée parallèlement à celui de publicitarisation et d’hyperpublicitarisation par
Karine Berthelot-Guiet, Caroline de Montety et Valérie Patrin-Leclère dans La Fin de
la publicité ? Tours et contours de la dépublicitarisation100, désigne la tendance
actuelle des marques à ne plus recourir aux seules formes canoniques de la publicité et
à s’inspirer de formes plus valorisées socialement : médiatiques (magazine, livre, série
TV ou web, jeu vidéo…), culturelles (film, musée, exposition…) ou encore
numériques (réseaux sociaux, blogs…). Les marques s’immiscent ainsi partout, au
risque de ne pas être reconnues, voire de donner à penser que tout devient publicitaire.
Par leur durée inhabituellement longue pour des clips publicitaires (généralement 30
secondes ou une minute contre deux minutes 30 pour la publicité de Pepsi), l’absence
de paroles, la place accordée à la danse et l’importance de la musique, qui porte à elle
seule les valeurs prônées par la marque (Higher Love chez Diesel, par exemple), ces
publicités prennent des airs de clips musicaux.
100
BERTHELOT-GUIET Karine, DE MONTETY Caroline, PATRIN-LECLERE Valérie, La Fin de la
publicité ? Tours et contours de la dépublicitarisation, Le Bord de l’Eau, 2014
101
QUESSADA Dominique, Op. Cit., p. 85
102
Ibid.
68
En fait, ce type de discours publicitaire, lorsqu’il avance sur de nouveaux terrains, et
en particulier sur le terrain politique, ne transgresse pas de frontière, car celles-ci,
explique Delalande, « continueraient à exister même si elles étaient franchies - mais il
les fait disparaître, d’où le trouble, l’incertitude, la difficulté à identifier des espaces
différenciés comme ceux du privé et du public ou encore ceux de l’information et de la
communication »103.
Les campagnes que nous avons étudiées dans le cadre de ce travail de recherche sont
toutes des campagnes institutionnelles. C’est-à-dire qu’elles ne valorisent pas un
produit en particulier, mais la marque dans son ensemble, à travers les valeurs qu’elles
mettent en avant. En promouvant un mode de pensée, les marques donnent à voir leur
vision d’une société idéale et cherchent à installer une légitimé en énonçant un
discours destiné à l’opinion publique. Leur discours n’est pas celui d’un acteur
économique intervenant sur un marché pour y vendre des produits, mais celui d’un
acteur civique situant son action dans l’horizon de l’intérêt général. Il s’agit donc d’un
processus de « politisation », de « travail politique ». Paul Bacot définit ce dernier
comme « une construction sociale d’une représentation du monde fondée sur une
problématisation conflictuelle élargie »104. Selon lui, « Pour qu’une réalité soit perçue
et donnée à voir comme problématique, cela suppose de percevoir - et donner à voir-
un écart entre ce qui est et ce qui devrait être. C’est ensuite penser que la réduction de
cet écart est souhaitable […] par des actes appropriés […]. C’est enfin signaler la
responsabilité d’une instance »105. La marque Diesel met en scène, nous l’avons vu,
une réalité problématique : la présence d’un mur jonché de barbelé, qui symbolise les
murs physiques et psychologiques qui séparent les humain·e·s. Elle montre ensuite ce
qui devrait être : la destruction des dits murs et la jouissance de l’unité et des amours
universelles. La marque prouve que la réduction de cet écart est souhaitable en
montrant les protagonistes de son film célébrer leur réunion. Enfin, elle signale
implicitement la responsabilité d’une instance au sens où l’on peut y voir une
référence au mur entre les Etats-Unis et le Mexique souhaité par le Président américain
Donald Trump. A travers cette campagne, Diesel semble donc présenter toutes les
caractéristiques de la politisation.
103
DELALANDE Benjamin, Op. Cit.
104
BACOT Paul, 1991, p.86, cité par DELALANDE Benjamin, Op. Cit.
105
Ibid., p. 87
69
Dans cette perspective, les marques autrices de ces campagnes emprunteraient le rôle
d’actrices civiques situant leur intérêt commercial dans l’intérêt général. Il s’agit donc
d’un double discours, un discours publicitaire paré d’un discours militant, qui demande
à être inséré dans le débat public et qui prétend défendre les consommateurs.
Les marques ne cherchent pas à s’approprier les traits d’acteur·rice·s politiques. Elles
visent au contraire à s’attaquer au « monopole de la politique comme seul mode
d’organisation et de régulation de la société »106. L’idée est que les instances
politiques traditionnelles n’ont pas su répondre aux attentes des citoyen·ne·s et les ont
déçu·e·s, contrairement à ces entreprises qui parviendraient, par le biais de la
consommation, à apporter le bonheur à toutes et à tous. Les marques cherchent ainsi à
concurrencer les acteur·rice·s traditionnel·le·s, en défendant une vision grandiose de la
politique : « en visant le bien commun, elles défendent une conception « noble » de la
politique à l’opposé d’une vision politicienne, censée tromper la société et entraver la
liberté. » La publicité serait donc « un discours politique ne relevant pas de l’ordre du
politique » et qui « se présente comme une alternative au discours politique
traditionnel »107.
Ainsi la publicité construit-elle ici un discours politique qui se veut comme un recours
contre le discours politique traditionnel, qu’elle a contribué à vider de son sens. Elle
génère la croyance « qu’elle est une force organisationnelle supérieure à la politique,
parce qu’elle contiendrait un projet global plus souple, plus homogène et plus
106
QUESSADA Dominique, Op. Cit., p. 99
107
Ibid., p. 101
108
Ibid.
109
DELALANDE Benjamin, Op. Cit., p. 90
70
collectif. Elle réalise alors le projet du discours politique mieux que le discours
politique lui-même »110.
Le discours publicitaire, en tant que discours qui dissout des frontières, dont celles de
sa propre activité, engendre une incertitude entre ce qui est politique et ce qui ne l’est
pas. Il devient lui-même un discours politique qui ne relève plus de l’ordre du politique
alors qu’il prétend s’y substituer, en portant un projet plus homogène et collectif, libéré
des divisions, que ne peuvent pas porter les instances politiques traditionnelles.
Patrick Charaudeau établit que les discours propagandistes ont une visée d’incitation à
faire. C’est-à-dire qu’il s’agit de « faire savoir » pour « faire faire », « faire dire » ou
« faire penser ». L’énonciateur·rice attend que son interlocuteur·rice accomplisse un
acte, dise ou pense quelque chose, mais elle ou il n’est pas en position d’autorité.
L’instance énonciatrice doit donc recourir à un « faire croire » pour compenser
l’absence de rapport autoritaire. Le « faire croire » consiste en « un discours plaçant
l’autre en position de bénéficiaire de faire, même si au bout du compte c’est le sujet
incitateur qui doit en tirer les bénéfices »111. La personne incitée reçoit alors une
information qui la place dans une position, non pas de « devoir faire » (issue d’une
prescription) mais de « devoir croire » : elle serait l’agente d’une quête dont elle serait
110
QUESSADA Dominique, Op. Cit., p. 102
111
CHARAUDEAU Patrick, « Il n’y a pas de société sans discours propagandiste » in OLLIVIER-
YANIV Caroline, RINN Michael (dir.), Communication de l’Etat et gouvernement social, Presses
Universitaires de Grenoble, 2009, p.28-29
71
la bénéficiaire : « le sujet récepteur doit croire que l’acte qu’il accomplirait serait
pour son bien propre »112.
Les discours politique et publicitaire résultent d’une même intention, celle de « faire
faire en faisant croire ». Ce n’est donc pas la visée du discours qui permet de les
distinguer. L’identification de leurs destinataire·rice·s, en revanche, pointe une
divergence. Selon l’auteur, le discours politique s’adresse à des destinataire·rice·s,
considéré·e·s comme une instance citoyenne, qui bénéficie de son action
collectivement, y compris avec la ou le locuteur·rice. L’emploi de la première
personne du pluriel « nous » est courant. Les discours publicitaires quant à eux
s’adressent à une instance consommatrice, qui bénéficie de son action
individuellement. Dans ce cas, la deuxième personne du pluriel, « vous », s’oppose à
l’instance énonciatrice « je ».
Néanmoins, les deux types de discours s’opposent à une « instance adversaire », que
l’on peine à trouver dans les campagnes analysées. Les discours de ces marques ne
seraient donc ni politique, ni publicitaire.
112
Ibid.
113
Ibid, p. 32
72
général afin d’aboutir au bien-être collectif. Ce type de discours est également appelé
publicité sociale. Le discours promotionnel ne connaît pas d’instance opposante
directe, qui est propre au discours publicitaire, de manière plus ou moins explicite. La
ou le destinataire·rice du discours promotionnel est la·le civil·e ou la·le citoyen·ne,
plus ou moins directement concerné·e par le comportement social désigné. Elle·il est
impliqué·e dans la quête de l’instance locutrice qui « se présente comme un conseilleur
faisant appel pour la réparation du Mal qui a été dénoncé114 ». Tandis que dans le
discours publicitaire, la·le destinataire·rice est l’agent bénéficiaire de sa propre quête,
elle ou il est l’agent d’une quête de solidarité dans le discours promotionnel. La·le
locuteur·rice, dans le discours promotionnel est lanceur·euse d’un appel,
dénonciateur·rice d’un mal, plus que pourvoyeur·euse d’un bien ou donateur·rice d’un
« moyen » de combler une quête individuelle. Le discours promotionnel relève du
domaine de l’Ethique et prône non le meilleur pour soi comme dans le discours
publicitaire mais le devoir faire pour tous. C’est donc de ce registre que notre corpus
semble se rapprocher le plus.
L’étude des écrits de Charaudeau nous permet donc d’attribuer aux communications
publicitaires analysées des caractéristiques issues de trois types de discours : politique,
publicitaire et promotionnel. L’ambiguïté de ces discours nous paraît vouée à perdurer.
Nous pouvons cependant proposer de mettre fin à l’opposition entre discours politique
et publicitaire. Par bien des aspects, ces publicités prennent en effet d’avantage l’allure
de discours énoncés par une instance citoyenne pourtant attachée à aucun Etat, qui
considère ses destinataire·rice·s de manière holistique.
114
Ibid., p.33-34
73
3. Recommandations professionnelles
L’honnêteté des marques par rapport à la réalité des mouvements sociaux est une
condition nécessaire pour qu’une campagne ne soit pas rejetée immédiatement par le
public. Tout d’abord, elles se doivent d’être réalistes quant à leur engagement réel dans
la protestation. L’instrumentalisation d’un mouvement est particulièrement mal perçue
et seul·e·s semblent légitimes à s’exprimer les acteur·rice·s véritables du mouvement.
La marque a tôt fait d’être discréditée.
L’exemple de la marque Absolut Korea115 l’illustre bien. Elle s’est ainsi fendue d’un
visuel destiné à promouvoir sa vodka en détournant une image d’une des
manifestations qui avaient lieu en Corée du Sud alors. Le pays connaissait une période
de vive agitation politique, rythmée par des manifestations massives six semaines
115
Voir Annexe 7
74
durant, jusqu’à la destitution de la Présidente Park Geun-Hye par les députés sud-
coréens le 9 décembre 2016 en raison d’un vaste scandale de corruption. Le slogan
« The future is yours to create »116 se découpe sur une photographie d’une veillée aux
chandelles de plusieurs milliers de manifestant·e·s. Celle-ci a été retouchée, afin de
donner à la foule la forme caractéristique d’une bouteille d’Abosult Vodka.
Symboliquement, cette image semble signifier que ce qui réunit les manifestant·e·s
n’est autre que le produit commercialisé. Ce détournement vide de sens la mobilisation
citoyenne et a été vécu comme une agression.
Afin d’éviter de telles accusations, les marques se doivent de communiquer sur des
valeurs, plus que sur un produit. Ce dernier doit se faire discret et ne saurait en aucun
cas remplacer l’objet du regroupement ou prétendre résoudre le conflit comme chez
Pepsi.
La représentation d’un mouvement social fictif, telle qu’on la trouve chez Diesel,
semble être une stratégie prudente. Elle permet aux marques de jouer avec les codes de
la révolte sans toutefois heurter la sensibilité des individu·e·s qui y auraient participé.
Il s’agit pour les marques de proposer des publicités aux messages inspirants et
émouvants, à travers un tableau utopique et symbolique.
3.2. Investir des formes d’engagement social alternatives, selon une démarche
sincère et cohérente
Les tentatives de saisie des mouvements sociaux par les marques ne sont généralement
pas très heureuses. Le public est assez peu crédule et la portée des discours des
marques dans ces publicités mériterait d’être questionnée à travers des études
d’impact. Si ces publicités peuvent émouvoir, notamment grâce à leurs emprunts à l’art
qui en font des campagnes esthétiques, leur revêtement social semble avoir peu de
poids. Plutôt que de miser sur la représentation de l’engagement politique à travers la
publicité, les marques gagneraient surement à investir un engagement réel.
116
« C’est à vous de créer l’avenir »
75
La continuité est indispensable à la bonne compréhension de la démarche par les
consommateur·rice·s.
Ces intérêts sont loin d’être incompatibles avec l’intérêt général. Pourtant, ils se
trouvent trop rarement associés. Une marque dont la réussite financière repose sur
l’intérêt commun aura toutes les raisons d’être cohérente. Cette démarche ne repose
pas tant sur la publicité que sur les produits ou services proposés par la marque.
Les marques ont la notoriété et les moyens nécessaires à lancer leur propre mouvement
social, à condition d’être humble et irréprochable. Plutôt que de s’engager pour la paix,
pour laquelle les marques ne peuvent vraisemblablement pas grand-chose, celles-ci
peuvent s’engager à leur échelle, avec les ressources dont elles possèdent.
En s’engageant, les marques doivent apporter des solutions pour résoudre, en partie
tout du moins, le problème qu’elles soulignent. Les marques ont une carte à jouer en
apportant des solutions concrètes à un problème de société en mettant à profit leur
expertise plus que leur notoriété. On peut penser à Vodafone Turquie qui a créé une
application pour permettre aux femmes victimes de violences conjugales de trouver de
76
l’aide quand elles en ont besoin. Cette application se déguise sous la forme d’une
application lampe de poche, pour être non détectable par quelqu’un d’autre. Cette
opération a été soutenue par une campagne de publicité uniquement destinée aux
femmes : affiches dans les toilettes pour femmes, publicités discrètes dans les paquets
de protections hygiéniques, annonce au milieu d’un tuto de maquillage, etc. En
proposant des actions concrètes aux consommateur·rice·s, les marques évitent l’écueil
du slacktivisme, de l’engagement passif, du coup de communication bien-pensant mais
non suivi d’action. Elles viennent compléter les dispositifs mis en place par les Etats et
les associations en apportant leur expertise sans pour autant s’y substituer.
77
Conclusion
78
La deuxième hypothèse consistait à étudier les éléments retenus par les marques au
sein des mouvements sociaux. Nous envisagions qu’en éludant l’opposition propre à
ces mouvements, les marques semblaient les dépolitiser dans leurs publicités.
L’analyse sémiologique d’un corpus de films et d’affiches publicitaires nous permet de
valider cette hypothèse. Les différents écrits sociologiques nous ont en effet permis
d’envisager les mouvements sociaux comme des phénomènes qui opposent un groupe
organisé d’individu·e·s motivé par un projet de changement social à un adversaire. Or
si ces publicités reprennent, détournent et magnifient plusieurs caractéristiques des
mouvements sociaux, l’opposition y est quasiment toujours absente. Dans le cas
inverse, elle est suffisamment superficielle pour que la marque permette de la
surmonter et de rétablir l’unité. Ce n’est donc pas le caractère politique des
mouvements sociaux, essentiellement conflictuel, qui intéresse les marques, mais leurs
aspects esthétiques, mobilisateurs, émotionnels, festifs et historiques. Elles
sélectionnent certains éléments présents dans les mouvements sociaux, en fantasment
d’autres, et en effacent quelques-uns : ceux qui sont proprement politiques. Il s’opère
donc une dépolitisation de cette représentation, au sens où seule la forme des
mouvements est mise en scène, dénuée du message protestataire qu’elle porte, troqué
au profit d’un message publicitaire.
79
croire que les consommateur·rice·s sont dupes. Il n’en reste pas moins que les
discours ainsi produits s’insèrent plus aisément dans la sphère publique.
Plus encore que les emprunts discursifs, qui sont aujourd’hui de mise, il nous semble
que l’enjeu véritable pour les marques est de pouvoir s’engager pleinement dans les
problématiques sociales. Afin de gagner en légitimité, il ne s’agirait pas tant pour elles
de promouvoir des valeurs nobles et globalement consensuelles, que de contribuer à
résoudre, à leur échelle, un problème social. Ainsi l’engagement des marques dans les
problématiques sociales soulève-t-il des enjeux qui ouvrent de nouvelles pistes de
réflexion. Si nous avons pu esquisser les contours nouveaux de la place des marques
dans l’espace public aujourd’hui, cette problématique complexe mériterait à elle seule
qu’on la traite lors d’un travail de recherche approfondi.
80
Bibliographie
OUVRAGES
KLOPP Serge, LAVERNE Yves, MOURIAUX René (et alii), Désir individuel,
Conscience collective, Syllepse, 2010
81
MATHIEU Lilian, L’Espace des mouvements sociaux, Editions du croquant, 2011
82
MUKHERJEE Roopali, BANET-WEISER Sarah, Commodity Activism. Cultural
Resistance in Neoliberal Times, Engelska, 2012
Romans
83
REVUES SCIENTIFIQUES
VERGNON Gilles, « Le « poing levé », du rite soldatique au rite de masse. Jalons pour
l'histoire d'un rite politique », Le Mouvement Social, vol. no 212, no. 3, 2005, pp. 77-91
BARBET Denis, « Les emprunts discursifs entre politique et publicité. Des échanges
inégaux », Mots. Les langages du politique [En ligne], 98 | 2012, mis en ligne le 26
novembre 2012, consulté le 22 octobre 2017. URL : http://mots.revues.org/20590
84
ARTICLES DE PRESSE
85
REALI Mariana, « Do you speak millennial ?», LesEchos.fr, publié le 24/02/2017,
consulté le 27/08/2017, URL :
https://www.lesechos.fr/24/02/2017/LesEchosWeekEnd/00065-018-ECWE_do-you-
speak-millennial-.htm
DICTIONNAIRES EN LIGNE
86
Annexes
Annexe 1 : Réactions sur les réseaux sociaux suite à la publicité « Jump In » de Pepsi
87
Annexe 2 : Photographie « La jeune fille à la fleur » de Marc Riboud et capture
d’écran d’un plan du film Jump In de Pepsi
88
Annexe 3 : Photographie « Tank Man » de Jeff Widener et capture d’écran d’un plan
du film Make Love Not Walls de Diesel
89
Annexe 4 : Photographie de l’œuvre de Banksy « Le Manifestant aux fleurs » et
capture d’écran d’un plan du film Make Love Not Walls de Diesel
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Annexe 5 : Visuel de la campagne Never Hide de Ray Ban
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Annexe 6 : Visuels de la campagne « Make Love Not Walls » et photographies des
opérations publicitaires
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Annexe 7 : Visuel de la campagne « The future is yours to create » d’Absolut Vodka
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Annexe 8 : Capture d’écran d’un plan extrait de la campagne de Chanel, N°5 L’eau :
the film
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Annexe 10 : Retranscription de l’entretien de Benoît De Fleurian, Directeur des Stratégies
chez Ogilvy Paris et Président d’Ogilvy Change, mené le 10/05/2017
La première partie s’attache à expliquer les facteurs qui motivent les marques à
s’emparer des mouvements sociaux comme objets publicitaires. Elle propose une
réflexion sur l’évolution des définitions et représentations attachées à la notion de
marque. La compréhension des attentes des consommateur·trice·s, notamment des
millennials, par les agences de publicité et les annonceurs constitue un deuxième
facteur et nous conduit à proposer un panorama de cette génération, d’un point de vue
sociologique et publicitaire. Les mouvements sociaux, enfin, présentent des
caractéristiques qui attirent les publicitaires. Une approche sociologique nous permet
d’en souligner la puissance mobilisatrice : ce sont des moments historiques charnières,
qui touchent à l’affect des individu·e·s de manière presque sacrée, et qui participent à
la construction identitaire collective et individuelle des citoyen·ne·s.
Enfin, la troisième partie étudie les stratégies de légitimation mises en œuvre par les
marques. Elle s’ouvre sur une étude de la réception de ces campagnes et propose, à
travers une étude comparative, une explication des facteurs qui mènent au rejet ou à
l’acceptation d’une campagne publicitaire qui met en scène des mouvements sociaux.
Ceux-ci mettent en lumière un brouillage entre les univers politique et publicitaire,
ainsi que l’emprunt de registres discursifs alternatifs de la part des marques. La
dépublicitarisation, notamment, permet aux instances énonciatrices de revêtir une
légitimité superficielle. Cette partie se conclue par des recommandations
professionnelles.
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Mots-clés
Dépolitisation
Discours publicitaire
Engagement
Manifestations
Marque
Mouvements sociaux
Publicité
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