Lexegese Biblique en Contexte Postmodern
Lexegese Biblique en Contexte Postmodern
Lexegese Biblique en Contexte Postmodern
dans Eric GAZIAUX éd., Les enjeux d’une théologie universitaire, Conférences du dixième
anniversaire de Théodoc, 20-21 novembre 2014, (Cahiers de la Revue Théologique de Louvain 42),
Leuven, Peeters, 2016, p. 39-50.
Que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou non, c’est de tout ceci
dont nous héritons et sur cet univers intellectuel là nous ne pouvons pas faire
l’impasse. Or il se trouve que nous vivons actuellement une période où, dans le
domaine de l’exégèse — mais ce n’est sans doute là qu’un des nombreux
symptôme d’une époque — la tentation est réelle d’une régression
épistémologique. Soit sous sa version fondamentaliste dure (elle est connue pas
besoin de s’y attarder) ou plus « soft » (certaines lectures canoniques et
narratives sont parfois au service d’une approche conservatrice du texte
biblique). Soit encore sous sa version scientiste (du côté de certains avatars de la
troisième quête du Jésus historique ou d’une sclérose de la tradition exégétique
historico-critique).
1
Voir F. CUSSET, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie
intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
2
Paris, Editions de Minuit, 1979.
3
L’école structuraliste (Roland Barthes, Gérard Genette et Roman Jakobson) a influencé les philosophes
postmodernes. Mais aussi les dissidents du surréalisme (Georges Bataille et Antonin Artaud) ainsi que les
théoriciens de la littérature (Walter Benjamin et Maurice Blanchot).
1
Dans ce contexte, je voudrais souligner ce que sont selon moi les enjeux de
l’exégèse. Je le ferai en deux temps. Tout d’abord je porterai un coup d’œil en
arrière, sur l’histoire de l’exégèse au XXe siècle. Ensuite, je soulignerai trois
défis que doit relever l’exégèse.
1. 1. Bultmann et la démythologisation
4
P. GIBERT, L’invention critique de la Bible. XVe-XVIIIe siècle Paris, Gallimard 2010.
5
R. BULTMANN, L’interprétation du Nouveau Testament Paris, Aubier, 1955.
6
R. BULTMANN, Nouveau Testament et mythologie, Genève, Labor et Fides, 2013.
2
l’entreprise de Bultmann comme un effort consistant à prendre pour norme la
mentalité moderne et enlevant ainsi de la Bible tout ce qui semble incompatible
avec la raison. C’est sur ce point que porte le malentendu. Pour Bultmann,
démythologiser ne veut pas dire démythiser. Il fait une différence fondamentale
entre le terme de mythe et le terme de mythologie.
Il faut même dire que la démythologisation est l’inverse de la
démythisation parce que dans l’un et l’autre cas l’interprétation du mythe n’est
pas la même. Le mythe témoigne de l’expérience que nous faisons de la
présence et de l’action divine dans notre monde. Il parle de ce qui nous dépasse
et nous échappe. La mythologie, au contraire, veut comprendre, connaître, et
rendre intelligible. Elle groupe des mythes, et en fait un système cohérent
d’explication. Elle transforme l’annonce d’un mystère en une information sur le
surnaturel. Bultmann ne veut donc pas démythiser, mais démythologiser, ce qui
consiste à retrouver le sens existentiel du mythe contre la rationalisation qu’en
opère la mythologie. Avec la mythologie, le croyant rationalise Dieu ; il
l’objective ou le chosifie. Comme le dit Bultmann, « il objective l’Au-delà en un
en deçà ». C’est pourquoi, il faut interpréter le mythe. C’est tout le sens de la
démythologisation. Il s’agit d’interpréter les énoncés mythologiques pour
retrouver la foi qui s’y exprime, foi traduite dans des catégories et une
perception du monde qui aujourd’hui ne sont plus les nôtres. La
démythologisation ne consiste donc pas à purifier la Bible de ce qui gêne la
raison (comme dans la démythisation), mais à interpréter, à chercher l’intention
du texte qui, dans un langage mythique, exprime la foi, le « Dieu » qui a parlé
hier et qui s’adresse aujourd’hui encore à l’homme.
3
formidable développement de la recherche biblique qu’amplifiera le concile
Vatican II et dont nous sommes encore au bénéfice aujourd’hui.
7
J’ai reprends ici des éléments de réflexions déjà déployées dans E. CUVILLIER « Exégèse et théologie :
un double défi », dans E. CUVILLIER, B. ESCAFFRE (éds), Entre exégètes et théologiens : la Bible, Actes du
congrès de l’ACFEB, Toulouse 29 août – 1e septembre 2011, Paris, Cerf, 2014, p. 273-284. Sur la question
herméneutique, cf. aussi E. CUVILLIER, « L’herméneutique du texte biblique : leurre du lecteur ? » dans
R. BURNET, D. LUCIANI, G. VAN OYEN (éds), Le Lecteur. Sixième Colloque International du RRENAB,
Université Catholique de Louvain, 24-26 mai 2012 (BEThL 273), Peeters, University Press, 2014, p. 93-114.
8
P. RICŒUR, « Herméneutique. Les finalités de l’exégèse biblique », dans D. BOURG, A. LION (éds), La
Bible en philosophie, Paris, Cerf, 1993, p. 27-51, cf. p. 28. Sur l’herméneutique ricœurienne, cf. P. RICŒUR,
Cinq études herméneutiques, Genève, Labor et Fides, 2013.
4
La prise en compte de la dimension historique du texte biblique est d’abord
indispensable pour préserver la théologie et l’Église de toute coïncidence avec la
vérité qui est la tentation de toute appropriation religieuse. En outre, elle rappelle
que ce n’est pas en dehors d’une rencontre concrète avec l’histoire que l’on peut
appréhender ce dont il est question dans l’évangile. Il s’agit de rompre et avec
l’illusion de l’immédiateté, et avec le risque de réduire le théologique à un
espace spécifique. Rompre avec l’immédiateté dans la mesure où l’histoire
rappelle la distance irréversible qui existe entre la vérité croyante et l’événement
qui la fonde. Rompre avec le risque d’isolement de la théologie dans la mesure
où la tâche historique ne cesse de rappeler que la foi chrétienne est de part en
part un phénomène historique appréhendable de la même manière que tout autre
phénomène religieux.
L’exégète n’est cependant pas un être hors histoire. Il est, lui aussi, inscrit
dans un cadre historique particulier. Et c’est à partir de ce contexte qu’il va lire
et interpréter le texte biblique. Les raisons pour lesquelles il lit tel texte, le lieu à
partir duquel il le lit, le désir qui l’anime et, plus généralement, le contexte
historique au sein duquel il évolue : tout cela fait partie intégrante des
paramètres de la lecture. Et c’est d’ailleurs pourquoi l’exégèse est toujours à
recommencer : l’histoire passée est irrémédiablement perdue, et l’on n’y accède
qu’à partir d’une interprétation, d’un regard qui est toujours et celui de l’époque
à laquelle on appartient et de sa propre subjectivité. Il n’y a d’histoire
qu’interprétée, et interprétée par un individu inscrit dans une histoire. La mise à
distance par le détour du questionnement historique du texte n’en est pas moins
une garantie non négligeable que son interprétation théologique ou plus
simplement la subjectivité de l’exégète, ne fera pas l’économie du moment de la
distanciation.
9
P. RICŒUR, « La fonction narrative », Etudes Théologiques et Religieuses, 54, 1979, p. 209-230.
5
Il s’ensuit alors que récit empirique et récit fictif croisent leur référence sur
« l’historicité de base de l’expérience humaine10 ». Pour le dire autrement, celui
qui raconte une histoire ou celui qui raconte l’Histoire procèdent, par delà la
différence entre récit « fictif » et récit « vrai », d’une démarche commune : c’est
leur historicité qu’ils portent au langage. C’est une compréhension du monde
qu’ils proposent, c’est à l’interprétation de leur propre existence dans le monde
qu’ils procèdent, consciemment ou non11. Ainsi l’exégète peut-il se reconnaître
dans cette « profession » d’un critique littéraire : « Nous ne renonçons pas à lire
des œuvres de fiction, car dans les meilleurs des cas, c’est en elles que nous
nous évertuons à trouver une formule susceptible de donner un sens à notre vie.
Au fond, toute notre existence, nous sommes en quête d’une histoire de nos
origines qui nous dise pourquoi nous naissons et nous vivons. Nous cherchons
soit une histoire cosmique, l’histoire de l’univers, soit notre propre histoire (que
nous racontons à un confesseur, un psychanalyste ou un journal intime). Et
parfois nous osons espérer que notre histoire personnelle coïncide avec celle de
l’univers ».12
10
P. RICŒUR, « La fonction narrative », p. 228.
11
Ces choses ont déjà été dites il y a longtemps par R. BULTMANN, « Une exégèse sans présupposition
est-elle possible ? », dans : Foi et Compréhension, Tome 2, Paris, Seuil, 1969, p. 167-175 (original allemand :
1957). D’une autre manière, mais dans un sens similaire, P. BÜHLER, « L’interprète interprété », dans
P. BÜHLER, Cl. KARAKASH (éds), Quand interpréter c’est changer. Pragmatique et lectures de la Parole (Lieux
théologiques 28), Genève, Labor et Fides, 1995, p. 237-262 ; également, du même, « Le lecteur éclairé : la clarté
comme clarification », Etudes Théologiques et Religieuses, 71, 1996, p. 245-258, cf. surtout p. 256-258.
12
U. ECO, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset, 1996, p. 183-184.
6
Il constitue un discours religieux dont il convient de comprendre la
signification dans un geste interprétatif qui en déplie les potentialités de sens
pour l’aujourd’hui du lecteur. Tout discours sur les récits bibliques qui refuse
cette tâche de démythologisation, « re-mythologise » en quelque sorte le propos
biblique. Cette « re-mythologisation » se contente de redupliquer, en
l’actualisant, le discours religieux, c’est-à-dire le discours idéologique ou
moraliste. Le risque est alors de perdre la dimension d’ouverture et
d’imprévisible qu’offre le texte biblique. La dimension idéologique où moraliste
propre au discours religieux (i.e. mythologique) propose en effet plus de
réponses qu’elle n’ouvre à l’imagination créative. Or, les récits bibliques
relèvent d’une poétique de la foi et de l’action. Dit autrement, interpréter les
textes bibliques ne signifie pas répéter un discours religieux ou imiter des actes,
mais puiser à la source de ces récits pour rencontrer une parole autre et imaginer
des formes de l’action qui en découlent.
Maître Eckhart priait Dieu d’être libéré de Dieu13. C’est une des prières les
plus célèbres qui soient, une des plus radicales, et une des contributions les plus
importantes à la théologie, une théologie libérée des chaines de la métaphysique,
c’est-à-dire d’une pensée encore largement mythologique. Quoiqu’on en dise
aujourd’hui, l’exégèse — du moins lorsqu’elle est pratiquée au sein d’une
faculté qui s’honore encore de ce nom, fait partie des disciplines de la théologie.
Elle doit donc, elle aussi, se libérer de la pensée mythologique. Elle doit donc,
elle aussi, prier Dieu de la débarrasser de Dieu. Prier le Dieu de la Bible de la
débarrasser du Dieu que les mythologies religieuses ont construit à partir de la
Bible. D’où le titre que j’ai donné à mon propos et que j’explique en terminant :
il me semble que la visée de l’exégèse aujourd’hui n’est pas la question de
l’existence du Dieu de la Bible — discours mythologique par excellence —
mais la question de son insistance.
13
« Nous prions d’être libres [ou dépris] de Dieu… », in « Beati Pauperes Spiritu », sermon 52 ; cf. A. DE
LIBERA (trad.,) Traités et sermons, « Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même », Paris, Flammarion,
1995, p. 351.
14
J. D. CAPUTO, The Insistence of God. A Theology of Perhaps, Bloomington, Indiana University Press,
2013.
15
En particulier, outre l’ouvrage mentionné à la note précédente, The Weakness of God. A Theology of the
Event, Bloomington, Indiana University Press, 2016.
7
d’un événement, la chance d’une grâce qui provoque le trouble et ouvre à la
réflexion. Le nom de Dieu est ce qui arrive dans l’« événement » que peut
constituer la rencontre avec le texte biblique.
« Le nom de Dieu n’est pas le nom d’un être, même pas du plus élevé ni du
premier des êtres (ens supremum, primum ens), qui ferait d’impossibles choses.
Ce n’est pas le nom de l’Être ni du fondement des êtres, comme chez Hegel ou
Tillich, ce qui n’est au fond qu’une théologie post-théiste ou « panenthéiste » un
peu plus métaphysique. Ce n’est pas non plus le nom de l’être par-delà l’être ou
sans être (hyperousios) de la théologie mystique, qui n’est par ailleurs qu’un
discours provocateur trop souvent alourdi par le bagage d’une métaphysique
néoplatonicienne (hyperousiologique). L’audace de Dieu, c’est celle-ci : Dieu
n’existe pas – comme être, comme l’être des êtres, comme super-être –, Dieu
insiste. Dieu a l’audace de n’exister pas, de se contenter de mots, d’un texte, de
textes sacrés, dans lesquels quelque chose se fait dire – figurer, narrer, poétiser –
dans et sous le nom (de) « Dieu » dans un texte « sacré ». Le nom (de) « Dieu »
se diffuse, se dissémine dans une concaténation d’effets textuels sacrés. Dieu a
l’audace de se contenter d’un appel, c’est-à-dire quelque chose qui se fait
appeler dans et sous le nom de Dieu, avec insistance, s’insinuant jusque dans la
vigueur même de notre vie facticielle, dérangeant sa tranquillité, amenant l’épée
et non la paix. Dieu a l’audace de nous laisser l’existence et la force, d’en
appeler à nous pour la force, interrompant les sillons bien établis de notre vie
quotidienne »16
C’est ce « Dieu » là qu’il nous faut chercher à faire surgir du texte biblique,
parce que c’est ce Dieu là qui insiste, persiste ou subsiste. L’autre, le Dieu de la
métaphysique religieuse, celui qui se contente d’exister, ne doit plus être l’objet
de l’enquête exégétique. Seul le Dieu qui « insiste » est digne d’intérêt.
L’insistance de Dieu signifie que le nom de Dieu appelle une réponse de notre
16
« The name of God is not the name of a being, even of the highest or first being (ens supremum, primum ens),
who does impossible things. It is not the name of the Being or ground of beings, as in Hegel and Tillich, which is
just more metaphysical, post-theistic “panentheistic” theology. Nor is it the name of the being beyond or without
being (hyperousios) of mystical theology, which is an otherwise provocative discourse too often weighted down
by the baggage of a Neoplatonic (hyperousiological) metaphysics. The audacity of God is this: God does not
exist—as a being, as the being of beings, as a hyperbeing—God insists. God has the audacity to not exist, to be
content with words, with a text, sacred ones, in which something is getting itself said—figured, narrated,
poetized—in and under the name (of) “God” in a “sacred” text. The name (of) “God” diffuses or disseminates
itself in a concatenation of sacred textual effects. God has the audacity to be content with a call, meaning
something that gets itself called in and under the name of God, insistently, insinuating itself into the sinews of
factical life, disturbing its tranquility, bringing the sword, nor peace. God has the audacity to leave the existence
and the strength to us, to call upon us for strength, interrupting the settled grooves of quotidian life. » John
Caputo, The Audacity of God. Towards an Idea of Weak Theology (extrait d’un texte de John Caputo dont la
traduction française, de Pascale Renaud-Grosbras, paraîtra dans un numéro spécial de la revue Etudes
Théologiques et Religieuses (2015, tome 3) consacré à cet auteur. Seront également proposés les traductions des
chapitres 2 et 3 de The Insistence of God. Le chapitre 1 est disponible en français : « Dieu peut-être. Esquisse
d’un Dieu à venir et d’une nouvelle espèce de théologiens » (traduction de C. LAIDET), Les Temps Modernes
669-670, 2012, p. 274-288.
8
part. Dieu n’est pas quelqu’un qui « fait » des choses et nous demande d’obéir à
des injonctions qu’il s’agirait de déduire des textes bibliques. Dieu est le nom de
l’appel qui réside au cœur du texte biblique et dont le travail exégétique tente de
rendre compte, dont il tente de dire la pertinence pour l’aujourd’hui du monde.
Le nom de Dieu, c’est le nom d’un appel, comme une série de coups inattendus
et insistants à la porte de notre bureau d’exégète. Dérangeante visite au cœur de
notre occupation de biblistes : Dieu « en soi » ne veut pas être l’objet de notre
enquête. Mais le « nom de Dieu » doit devenir le sujet qui nous inquiète et dont
nous ne devons cesser de nous demander comment il convient de traduire les
questions essentielles qu’il pose à ceux qui, par le truchement des textes
bibliques, acceptent de se mettre à l’écoute de son insistant appel.
17
Cette lecture critique concerne non seulement la Bible mais également le Coran qui doit aussi passer par
une telle « déconstruction ».
18
« I am thus distinguishing a theopoetics from a mythopoetics. Theopoetics is not mythopoetics just because
it is mytho-poetics demythologized and re-poeticized in a poetics of the event. In theopoetics, everything turns
on rejecting supernaturalism, that is, the cluster of distinctions between natural and supernatural, transcendance
and immanence, reason and faith, human knowledge and divine revelation, and time and eternity. In mytho-
poetics, an omnipotent Superbeing in the sky, who outknows, outwits, outwills, and outmans us has to our good
9
de le fermer, de déplacer les lectures plutôt que de les opposer les unes aux
autres de façon stérile.
Élian Cuvillier
Institut Protestant de Théologie
Faculté de Montpellier
fortune intervened in terrestrial life and equipped us with the “secret”, with the hidden “answer” to the question
that we could never have come up with on our own (at least those of us who happened to be lucky enough to be
standing in the right place at the right time to receive the revelation as the divine motorcade goes speeding by).
The several “religion” – If it is not time to give up on this word – are for me so many ways to “poetize” or “sing”
the world (Merleau-Ponty), and they differ from one another in ways that are broadly similar to the ways that
languages differ from one another. It would make no more sense to ask what is the true religion than to ask what
is the true language. They differ as do different modes of “being in the world” (Heidegger), different “forms of
life” (Wittgenstein), different measures of intensity within the plane of immanence (Deleuze), and different
vocabularies doing different things (Rorty). » (J. CAPUTO, The Insistence of God., op. cit., p. 97).
10