Etude Sur Arcane 17

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Études françaises

André Breton mythographe


« Arcane 17 »
Michel Beaujour

Volume 3, numéro 2, mai 1967

URI : https://id.erudit.org/iderudit/036267ar
DOI : https://doi.org/10.7202/036267ar

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Éditeur(s)
Les Presses de l'Université de Montréal

ISSN
0014-2085 (imprimé)
1492-1405 (numérique)

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Citer cet article


Beaujour, M. (1967). André Breton mythographe : « Arcane 17 ». Études françaises, 3 (2),
215–233. https://doi.org/10.7202/036267ar

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NOTES ET DOCUMENTS

ANDRÉ BRETON MYTHOGRAPHE :


«ARCANE 17»
II faut que notre pensée veuille bien « se faire
tout avoine blanche dans cette batteuse » qu'est la
prose de Breton. Nous devons consentir à la surprise
et à l'essor: dès lors nous voilà happés, triturés, déli-
vrés de notre gangue raisonnable, et la parole nous pro-
jette parmi les éléments naturels, nous entraîne dans
les labyrinthes de l'analogie : de notre nuit, elle fait une
transparence. Pour qui se confie à elle, la parole de
Breton est le guide qui initie au mystère et qui suspend
le doute. Il en est d'elle comme des faits précipices
évoqués dans Nadja, qui font soudain glisser un pan du
mur, et creusent une faille dans les tristes apparences.
Surpris, battus, nous voici prêts à embrasser cette
reconstruction du monde et de l'homme selon le désir.
Et c'est, toujours reprise et toujours efficace, la rup-
ture inaugurale du premier Manifeste : « Tant va la
croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la
vie réelle s'entend, qu'à la fin cette croyance se perd.
L'homme ce rêveur définitif ... ». Oui, la croyance se
perd, et le rêve s'empare de l'homme. Mais Breton se
garde de séparer le rêve de la vie, et il instaure la vie
rêvée, la vie vécue comme en rêve, et le rêve inséré
dans la vie. Il nous convie à pénétrer dans le mythe . . .
Dès la première phrase d'Arcane 17, l'espace my-
thique est instauré: « Dans le rêve d'Élisa, cette vieille
gitane qui voulait m'embrasser et que je fuyais, mais
c'était l'île Bonaventure... »1. Espace qui se bâtit tou-
jours à partir d'une topographie réelle, avec ses repères
que chacun d'entre nous peut retrouver. Pour nous, le
mythe ne se déploie pas dans une forêt d'Ardenne que
nulle carte d'état-major n'atteste, mais dans tel café,
1. André Breton, Arcane 17, Paris, Pion, «Le monde en
10-18 :», 1965, p. 5.
216 ÉTUDES FRANÇAISES III, 2

dans telle rue avec ses marchands de charbon, et sur


cette côte écartée de la Gaspésie, desservie par des au-
tocars « rares et poussifs ». Il ne s'agit pas de rêver
légèrement, de se laisser entraîner à la fantaisie, mais
bien de se retrouver et de se reconnaître, de s'y recon-
naître: « mais c'était l'île Bonaventure ... ». Le rocher
Percé, l'île Bonaventure occupent de toute leur maté-
rialité géologique les premières pages d'Arcane 17, et le
Canada français derrière eux, avec son Église tyran-
nique, son alouette, et son langage aux résonances
nervaliennes. En effet, seul le langage permet de saisir
cet espace où la terre se prolonge dans l'imaginaire, où
les choses se métamorphosent en images, et où les
images elles-mêmes se nouent et se substituent les unes
aux autres selon le jeu infini de la métaphore et de
la métonymie où, par conséquent, le rêve ne s'oppose
plus à la veille. L'espace mythique est l'espace de la
poésie, du langage informé par le désir, mais c'est aussi
l'espace où se déroule une aventure fondamentale, celle
de chacun d'entre nous et de nous tous. Ici, tout est
signe qui s'impose et insiste pour qu'on entende son
langage obscur. Nous savons qu'il s'adresse à nous, à
moi qui le reconnais et je ne puis passer outre sans
tenter de le déchiffrer : tout, des pierres aux animaux,
est oracle. Mais seul, je suis désarmé, obtus, les
oracles s'épuisent à me faire signe. Dans cette obscu-
rité qui s'épand même autour de moi, ma langue se
paralyse. Je suis séparé, perdu, si une main ne vient
me guider, si la lumière venue d'autres yeux ne vient
illuminer les signes, si une parole ne vient me souffler
l'interprétation des oracles. Ce guide, cette médiatrice,
c'est la femme aimée, Élisa dont le rêve attentif me
révèle à moi-même et instaure le sens. Ainsi les pre-
miers mots à9Arcane 17 sont-ils indispensables, puis-
qu'ils permettent la reconnaissance. Sans Élisa, sans
le rêve raconté par Élisa, sans ce langage à la fois
voilé et éclairant, pas de mais c'est : la circulation ver-
tigineuse entre les différents niveaux de l'espace my-
thique telle qu'elle s'établit dès les premières pages
autour de l'île Bonaventure, commence avec ces images
partagées. L'immense métaphore, où tout le paysage se
prend, et prend sens, est déjà implicite dans la sub-
ANDRÉ BEETON MYTHOGBAPHE 217

stitution d'une vieille gitane, d'une diseuse de bonne


aventure, à l'île Bonaventure. Tout est déjà placé sous
le signe de la sorcière, de la voyante, de la fée qui illu-
mine le rocher, et de Mélusine la terrestre.
Dès lors, il n'y a plus qu'à suivre Breton, ou à le
rejeter d'un coup, car il nous signifie que son mythe,
que les mythes, dont il se nourrit et où il lit son accord
et sa révolte, ne sont des fables que dans la mesure
où il faut les dire, où ils ne peuvent demeurer muets.
Rien ne lui est plus étranger que de vouloir raconter un
conte de fée auquel il ne croirait pas. Il ne peut écrire
qu'ensorcelé.
C'est donc un non-sens que de parler des mythes
dans l'oeuvre de Breton, comme s'il les utilisait pour
étoffer son discours, pour lui conférer une profondeur,
une richesse d'emprunt. Breton est de ceux qui vivent
le mythe, parfois sans le connaître (mais il le recon-
naîtra bientôt à la direction à la fois imprévue et né-
cessaire qu'ont pris ses pas ; pour lui, et c'est le para-
doxe du titre de son premier livre, il n'y a aucun pas
perdu). Tel Stephen Dedalus qui s'enfonce dans Ie
labyrinthe de l'Odyssée, il ne cesse de suivre un sillon
doré. Mais il ne le fait pas selon le bon vouloir d'un
auteur. Breton vivait, libre et enchanté.
On a trop parlé d'une influence du freudisme sur
le surréalisme. Nous savons quel dialogue de sourds
fut celui du poète et du médecin, si éloigné, disait-il,
des choses de l'art. Parlons plutôt d'une convergence.
Car Breton est de la race des fondateurs, non de celle
des disciples. Il est de ceux qui ont réintroduit le mythe
dans la vie, comme Freud lui-même, et qui renvoient
à la nécessité d'interpréter les signes, en restituant au
langage sa valeur oraculaire. De même que Freud nous
oblige à reconnaître et à reparcourir, chacun à notre
façon, l'aventure œdipienne, Breton replace en nous,
nous restitue le mythe d'Osiris : ce n'est plus une his-
toire, parmi tant d'autres, mais le tracé que nous de-
vons suivre puisque nous sommes des hommes, et qu'il
y a des femmes à aimer, et le désir en nous que tout ce
qui est disparate prenne un sens et nous conduise à
l'unité. Arcane 17 est le texte où sa quête de toute une
vie prend forme, et dont tous les autres ne sont que
218 ÉTUDES FRANÇAISES HI, 2

des fragments. C'est son dernier grand livre : il n'écri-


ra plus que des poèmes, des essais ou de brèves proses
fulgurantes qui pourraient pour ainsi dire prendre
place dans l'architecture d'Arcane 17, comme Nadja,
l'Amour fou, ou les Vases communicants nous appa-
raissent désormais comme des amorces, les paliers de
la spirale ascendante et toujours reparcourue qu'Ar-
cane 17 résume et révèle. Et de même, tous les élé-
ments mythiques qui s'entrecroisent dans Arcane 17
sont des annonces ou des échos de ce mythe central que
Breton lui-même assume dans son amour pour Élisa,
et dans sa parole poétique.
Depuis toujours, Breton proférait des éléments du
mythe qu'il reconnaîtra soudain en lisant dans Éliphas
Lévi ces « mots obscurs et plus brillants que le jais »:
OSIRIS EST UN DIEU NOIR. Dès lors, ombre et clarté
convergent, révolte et consentement ne sont plus anti-
nomiques.
Comme je venais d'écrire ces pages, je suis tombé
sur un bel2 article d'Armand Hoog dans les Nouvelles
littéraires . Ce qu'il y dit du rocher Percé et de sa
place dans la conscience de Breton est si touchant que
je suis soudain frappé par la vanité de mon essai:
Hoog a connu Breton. Il est allé jusqu'à Gaspé pour
reconnaître les lieux de l'illumination, comme Yves
Bonnefoy le fit plus tard, si bien que Bonaventure et
Percé sont devenus un but de pèlerinage pour ceux que
le surréalisme a une fois sommés. L'enchantement
naturel se substitue à l'artifice de Sainte-Anne-de-
Beaupré... Et cette association ne peut se séparer
pour moi de la dédicace inscrite par Breton dans
l'exemplaire de VAmour fou destiné à Armand Hoog:
« Les églises, à commencer par les plus belles, les dé-
molir et qu'il n'en reste plus pierre sur pierre. Et vive
alors le mythe nouveau! ».
Le thème principal du livre est résumé ici, ainsi
que toute l'entreprise surréaliste, telle qu'elle se re-
définissait dans ces années de la guerre et de l'exil.
Un nouveau mythe : Breton donna à certains l'impres-
sion que n'importe quel mythe ferait l'affaire. Hoog,
2. 8 novembre 1966, p. 6.
ÀNDEÉ BEETON MYTHOGEAPHE 219

quant à lui, croit que le mythe de Mélusine est celui qui


répond soudain à cette attente, et où viennent cohabi-
ter, en ce lieu géométrique qu'est le rocher Percé, le
mythe du château et celui de la médiation féminine,
dont les linéaments se déchiffrent dans tous les textes
antérieurs de Breton. C'est ce que j'ai longtemps pensé
moi aussi, et je continue à croire que Mélusine est la
divinité effarouchée et familière qui insuffle sa vie à
l'étrange bucolique qu'est l'œuvre de Breton. Mais
derrière Mélusine, accessible et fuyante, se dessine Isis
la rassembleuse des membres éparpillés d'Osiris : celle
qui rend à la clarté le dieu noir des initiations. À tra-
vers la Mélusine de la légende poitevine, Breton re-
cherche le mythe universel et tente de renouer avec la
tradition ésotérique. Breton affirme en effet que le
mythe d'Isis et Osiris lui « paraît... plus riche, plus am-
bitieux et 3aussi plus propice à l'esprit que le mythe
chrétien » : c'est bien lui qui doit supplanter les églises
démolies, et satisfaire « à la fois à plusieurs sens, parmi
lesquels on a voulu distinguer le sens poétique, le sens
historique, le sens uranographique et le sens cosmolo-
gique »4. Breton ressent le désir d'un mythe assez
vaste pour guider et nourrir la quête ésotérique qui,
« toutes réserves faites sur son principe même, offre
au moins l'immense intérêt de maintenir à l'état dyna-
mique le système de comparaison, de champ illimité,
dont dispose l'homme, qui lui livre les rapports suscep-
tibles de relier les objets en apparence les plus éloignés
et lui découvre partiellement la mécanique du symbo-
lisme universel »5.
Il est peut-être naïf de parler du mythe aujour-
d'hui comme le fait Breton, avec la confiance d'y dé-
couvrir une clef universelle. L'analyse structurale de
Lévi-Strauss, et, déjà, les recherches de Dumézil, nous
invitent à la prudence, et nous forcent presque à mo-
quer l'enthousiasme de Breton. Où les surréalistes
cherchaient un salut (et l'on pense aussitôt à Artaud,
confiant son être fuyant aux mythologies indiennes)
S. Arcane 17, p. 103.
4. Ibid., p. 104.
5. Ibid., p. 105.
220 ÉTUDES FEANÇAISES III, 2

nous ne trouvons plus qu'un génial bricolage, une jon-


glerie de « my thèmes ». Si le mythe est un métalan-
gage, il n'est plus certain qu'il nous propose un sens
universel et aisément traduisible. Après le verbe, le
mythe perd ses prestiges pour devenir objet de connais-
sance. Pourtant la fascination s'exerce encore, et la
science n'épuise pas la poésie, ou plutôt, car il ne s'agit
pas ici de se réfugier dans un obscurantisme que Bre-
ton n'aurait pas partagé, la poésie renaît toujours de
ces fragments qui tendent inlassablement à se ressou-
der en un ordre nouveau. Et d'ailleurs rien ne nous dit
que le langage mythique ne corresponde pas, dans ses
agencements mêmes, sinon dans ses contenus spécifi-
ques, à un désir constitutif de l'homme : le mythe serait
alors l'immense discours du désir qui se manifeste par-
tout dans des figures variées à l'infini, comme dans
les combinaisons du langage lui-même. Mais, il n'y
aurait plus de mythe suprême, de mythe universel...
Quoi qu'il en soit, Breton propose plus une foi
qu'une science dans Arcane 17, et en cela il est fidèle
à son pacte avec la poésie. Si la science renonce à se
trouver un centre et se défie de toute transcendance,
Breton semble, quant à lui, se jeter vers le centre où
tout converge et prend sens, vers ce moment de la
médiation et de la reconnaissance où la clarté aveugle
les ténèbres. Et pourtant, Breton fut-il si naïf, est-il
si dépassé qu'on puisse le rejeter aux vieilles lunes du
théocentrisme, du géocentrisme, ou même de l'anthro-
pocentrisme ? La place qu'il assigne à l'homme au sein
de la nature, son refus passionné et souverain des pri-
vilèges : « II y a, à travers tout ce qu'on foule, quelque
chose qui vient de tellement plus6 loin que l'homme et
qui va tellement plus loin aussi » , font peut-être de lui
le prophète de cet « anti-humanisme » contemporain,
gros déjà d'un nouvel humanisme.
Acceptons donc le postulat que l'homme de désir
s'exprime en lambeaux de mythes et qu'il ne cesse de
chercher le mythe « le plus riche, le plus ambitieux »
dans le réseau duquel ses propres mythes viendraient
s'insérer. Cette rencontre s'était produite pour Miche-
6. Arcane 17, p. 36.
ANDRÉ BEETON MYTHOGBAPHE 221

let : la Sorcière est sans doute le livre qui s'apparente


le plus à Arcane 17. Il avait déjà su accorder l'amour
et la révolte, et construire un discours où une seule
femme assume tous les rôles de la féminité. Mais
Michelet était homme du XIXe siècle, et il vivait, il par-
courait la genèse, la diachronie : l'Histoire.
Breton, lui, sans rompre avec l'histoire, joue plus
à son aise dans le moment, dans la contemporanéité.
Son imagination n'abolit pas le temps, mais sa parole
est un jaillissement perpétuel dans le présent qui se
projette vers le futur. Le présent de Michelet est un
« présent historique ». L'histoire de Breton est une
façon d'embrasser le présent et l'avenir. Aussi, pour
lui, tous les mythes sont-ils contemporains de son désir.
C'est pour cela que la structure temporelle d'Arcane 17
paraît artificielle. L'apparition successive des divers
emblèmes de l'arcane 17, l'étoile, est inévitable puisque
tout discours est dans le temps, mais nous sommes in-
confortablement conscients de ce que le temps n'est ici
qu'une métaphore de l'espace. Tout, dans Arcane 17,
devrait se déployer dans l'espace et n'accepter de la
temporalité que ce qui est nécessaire pour parcourir
de l'œil un tableau complexe.
Les mythes se superposent, s'échelonnent selon une
perspective aux plans multiples et simultanés. Et c'est
pourquoi il y existe une tension entre, d'une part,
l'histoire, qui se fait au jour le jour, depuis le débarque-
ment des forces alliées sur la côte de Normandie (où
Breton voit l'occasion pour le Canada de renouer avec
la France) jusqu'à la Libération de Paris, et au retour
de Breton au 42, rue Fontaine, et, d'autre part, le
déploiement des figures mythiques selon une chrono-
logie artificielle. Ne nous y trompons pas, cette ten-
sion est constitutive du surréalisme, tiraillé entre l'his-
toire et la vision : elle ne se résout que dans les toiles
des peintres, ou par des abandons au profit soit de la
poésie « pure », soit de l'histoire dépoétisée.
Cette discordance apparaissait déjà lorsque Breton
posa dans « Limites non frontières du surréalisme »,
la question des châteaux, élément majeur de la struc-
ture mythique surréaliste. Il ne convient pas d'aborder
ici cette question dans le détail: elle comporte divers
222 ÉTUDES FRANÇAISES HI, 2

aspects, dont le plus visible fut la réhabilitation du


roman noir ou gothique, et le culte de Sade. Toujours
est-il que le château apparaît à Breton comme le lieu
initiatique par excellence, et cela, dès le premier Mani-
feste et les textes de « Poisson soluble ». C'est le re-
paire des « chevaliers de la variante », et c'est aussi le
lieu qui recèle la salle murée du mystère, la chambre
de la Belle au bois dormant, lieu commun de tous les
rêves.
Or, le château isolé, qui prend valeur de postulat
dans la rêverie embastillée de Sade, et où converge tout
ce qu'on nomme tour à tour érotisme ou pornographie,
définit le vase clos où la transgression se déchaîne;
mais il ne peut s'arracher à ses fondations féodales.
Malgré tous les efforts des modernes pour le mettre
en branle dans le temps et lui attribuer une significa-
tion transhistorique, universelle, il n'en est pas moins
la survivance d'un passé de violence et d'oppression.
Si le château est le but de tous les vrais amants, puis-
qu'il cristallise le désir humain, c'est qu'il est hors du
temps. Hors du temps, ou toujours déjà, irrémédiable-
ment, dans le passé ? Le mythe du château nous révé-
lerait-il que l'érotisme et la poésie sont réactionnaires ?
Ces questions sont trop graves, dans l'optique même
du surréalisme, pour que l'ambiguïté de la réponse ne
provoque pas un malaise, celui-là même qu'ont éprouvé
beaucoup de lecteurs attentifs à9Arcane 17. C'est la
crainte de voir le surréalisme se figer, ou, tout au
moins, progresser à reculons, fasciné par des arché-
types historiquement déterminés. Disons plutôt que
l'appel du château et l'attrait du mythe manifestent
une ambiguïté constitutive de l'homme, déchiré entre
son désir et son archéologie.
Au fond, Arcane 17 aurait moins dérouté un hom-
me de la Renaissance que les contemporains d'André
Breton, car déchiffrer ce livre exige un effort analogue
à celui qu'imposent les fameuses fresques du palais
Schifanoia de Ferrare. Mais, aujourd'hui, les figures
de l'allégorie se mêlent au lieu de se superposer en
bandes distinctes, et la pensée analogique n'est pas un
donné accepté par tous les bons esprits: c'est une re-
constitution ésotérique. Au lieu de se référer à un
ANDEÉ BRETON MYTHOGRAPHE 223

savoir universel et partagé, Arcane 17 renvoie à une


mythologie à demi effacée, avec laquelle nous ne som-
mes pas familiers. En ceci, l'œuvre de Breton participe
de la difficulté qui est le propre de beaucoup de poèmes
modernes, avant qu'ils ne soient recouverts de gloses
qui, bientôt, se substituent à lui : nous pensons en par-
ticulier aux Cantos d'Ezra Pound . . . Dans ces poèmes
éthiques, et didactiques, les figures du passé mythique,
les personnages exemplaires de l'histoire et les con-
temporains se coudoient dans une éternité qui est, en
fait, le présent du discours. Isoler la strate mythique
à!Arcane 17 est donc une trahison que seul justifie le
désir d'expliquer et de mieux saisir ce qui se trame
dans le présent, et quels en sont les prolongements vers
l'avenir.
Par où commencer? Si nous admettons que la
phrase : « Osiris est un dieu noir » forme le centre d'où
est sorti ce livre, c'est bien de là qu'il faudrait partir,
pour rayonner ensuite vers les mythes de la médiation
féminine : Mélusine et l'arcane 17 du tarot. Mais c'est
la structure de l'arcane qui informe tout le livre, et le
mythe de Mélusine est introduit, à travers des figures
analogiques, dès les premiers paragraphes. De toute
façon, notre analyse sera scandaleuse et arbitraire.
Je me propose donc de commencer par Mélusine pour
arriver enfin à Isis et Osiris en passant par le tarot
de l'étoile. Nous ne pourrons éviter les interférences.
Il ne s'agit pas de raconter une fois de plus ces histoires
connues, mais de voir comment Breton les met en
œuvre pour son propre projet.

Ainsi Breton voit Mélusine après le cri, et il aspire


au second cri. Entre ces deux cris, la médiation de la
femme reste incomplète, inefficace. Mélusine, ondine
qui a pris apparence féminine par amour, épouse inhu-
maine d'un Lusignan, lui donnait des enfants, qui
comportaient chacun un petit défaut; elle construisait
des châteaux merveilleux, étranges et imparfaits. Cette
union ne pourra durer qu'autant que le mari reste dans
The Metropolitan Museum of Art, Harris Brisbane Dick Fund, 1931
ANDRÉ BRETON MYTHOGRAPHE 225

Tignorance et honore le pacte fondamental qui lui in-


terdit de voir sa femme chaque septième jour: c'est
alors qu'elle se métamorphose, selon sa nature, en pois-
son, en serpent, en oiseau. Mélusine est femme en
apparence, mais seulement en apparence: elle appar-
tient au domaine de la nature, et c'est son amour seul
qui l'astreint à partager la vie d'un être humain. Elle
est heureuse, et son mari aussi. Mais il est jaloux, et
la curiosité va détruire cette union miraculeuse : l'hom-
me surprendra sa femme métamorphosée.
C'est alors qu'elle pousse le premier cri, qui mar-
que la prise de conscience de sa perte: aimant toujours,
elle ne pourra plus être aimée. Elle apparaît mons-
trueuse à l'homme : à ses yeux, le lien de Mélusine avec
la Nature l'exclut de l'humanité. C'est le moment de
la prise de conscience, dans l'exclusion et la révolte.
Le regard de l'homme, qui soudain la connaît autre
sans la comprendre, lui révèle ce qu'elle est, radicale-
ment différente et exclue: et sur elle se projettent
toutes les terreurs irrationnelles de l'homme devant la
Nature. L'harmonie est détruite par la connaissance,
et c'est de là que naît le décalage irréparable entre
l'homme et la femme. Elle fuit, elle se réfugie dans
les eaux, sur la terre, dans les airs auxquels son amour
l'avait arrachée, l'amour au nom duquel elle avait
trahi son union avec la Nature. Et dès lors, la nostal-
gie s'empare de l'homme qui a préféré la connaissance
au mystère et aux dons de la magie naturelle. Mélusine,
« c'est toujours la femme perdue, celle qui chante dans
l'imagination de l'homme »7, responsable de la rupture.
Mélusine après le premier cri, c'est l'image d'une ab-
sence, celle de la femme-enfant, de la femme médiatrice
dans le désir de l'homme coupable. Elle est l'image
même de la chute et de l'unité perdue entre l'homme
et la nature. Son absence engendre l'ombre et le déses-
poir. Mais le mythe de Mélusine ne s'achève pas sur
ce moment de la rupture et de la négation. Il porte
l'espoir que Mélusine, qui n'a pas renoncé à son amour
détruit, parviendra à se faire accepter par l'homme
telle qu'elle est et non plus reconstruite selon l'image
7. Arcane 17, p. 60.
226 ÉTUDES FRANÇAISES m , 2

qu'il lui imposait, sa propre image antinaturelle : « au


bout de quelles épreuves pour elle, pour lui, ce doit être
aussi la femme retrouvée. Et tout d'abord il faut que
la femme se retrouve elle-même, qu'elle apprenne à se
reconnaître à travers ces enfers auxquels la voue sans
son secours plus que problématique la vue que l'homme,
en général, porte sur elle. »8
Se fondant donc sur la promesse du mythe de
Mélusine, Breton exige, en ces heures les plus sombres
de la guerre où l'esprit masculin constate sa propre
faillite, que la femme prenne conscience d'elle-même,
qu'elle impose la paix, qu'elle se distingue radicale-
ment, et parvienne à imposer ses valeurs: c'est alors
qu'on entendra le second cri de Mélusine. Et puisque le
triomphe de la femme sera aussi, bien qu'il l'ignore, une
victoire pour l'homme aliéné aujourd'hui par tout ce
qu'il refuse à la femme, ce second cri annoncera une
nouvelle unité, plus parfaite que celle qui fut autre-
fois saccagée: une unité où la différence jouera dans
une féconde dialectique, une unité délivrée du men-
songe, de l'ignorance et de la jalousie.
Résumons la dialectique qui sous-tend la légende
de Mélusine, aussi bien que le premier niveau de la
démarche de Breton dans Arcane 17:
1. À l'origine, la femme ne parvient à s'unir à l'homme
qu'en dissimulant ses attaches naturelles. Cette
union est rompue lorsque la jalousie, la libido
sdendi et la peur de l'homme déclarent que cette
continuité entre Femme et Nature est maléfique.
2. La femme-fée se révolte et s'exile. La femme de-
vient esclave soumise à l'image que l'homme lui
impose. Mais la vision de la femme-enfant rejetée
vient hanter les rêves de l'homme, aliéné par sa
tyrannie.
3. Cet inique rapport de forces, et la rupture avec
la Nature qu'il implique, conduit à la catastrophe.
C'est la situation présente.
4. Pour dépasser cette situation, il faut que la femme
reprenne conscience de ses pouvoirs éternels et de
ses liens avec la nature, puis, qu'elle sache imposer
S. Arcane 17, p. 60.
ANDEÉ BEETON MYTHOGBAPHE 227

sa volonté par les moyens en son pouvoir (ceci


inverse les données de la Lysistrata d'Aristophane).
C'est la phase révolutionnaire.
5. Mais en se libérant, la femme libère également son
oppresseur, elle crée ainsi les conditions d'une nou-
velle unité et d'un nouveau pacte avec la Nature
(le deuxième cri). Cette unité dans la diversité est
scellée par l'amour. Elle suppose un bouleversement
des conditions sociales. C'est le but même du surréa-
lisme (réconciliation des antinomies) qui serait
atteint par là.
Nous trouvons déjà dans la légende du Poitou
adoptée par Breton ces éléments constitutifs que sont
la chute dans la diversité par la connaissance, et la
promesse du retour à une unité supérieure en qualité.
On peut également distinguer le couple dialectique
révolte/confiance ainsi que la fonction essentielle du
langage, soit qu'il prenne la forme du cri, soit qu'il
sous-tende toute la gamme des métaphores et des
métonymies qui entrent en jeu dans la métamorphose,
ou qu'il se fasse promesse et prophétie.
Sans entrer dans une analyse détaillée de l'arcane
17, dont la richesse est difficilement épuisable, nous
constatons bientôt des analogies frappantes avec ce
qui précède: ne nous attardons pas à l'image de la
jeune verseuse, dont la fonction est centrale, mais par
cela même, évidente : elle correspond à Mélusine, et elle
apparaît couronnée par l'étoile de l'Espoir. Il vaut
mieux écouter le dialogue des ruisseaux issus des deux
urnes qu'elle tient à la main. C'est ici que nous re-
trouvons la dialectique de la séparation et de l'unité,
de la révolte et de l'acquiescement.
Le ruisseau de gauche dit: « Je brûle et je réveille,
j'accomplis la volonté du feu »9, tandis que celui de
droite proclame: «J'enchante et je multiplie. J'obéis
à la fraîcheur de l'eau... »10. Ainsi le premier corres-
pond-il au premier cri de Mélusine, révolte de la
conscience contre l'apparence imposée, contre la sta-
gnation mensongère, au risque de tout perdre. La
9. Arcane 17, p. 86.
10. Ibid., p. 87.
228 ÉTUDES FRANÇAISES ILI, 2

connaissance est chute hors d'un état de grâce, frag-


mentation: je me connais soudain séparé. Comme
Mélusine après le cri, comme l'homme qui en est respon-
sable, je perds ce que j'ai eu, mais je sais encore ce
que j'ai perdu. Toutefois ce que j'ai perdu était félicité
mensongère, défense de savoir imposée par une ins-
tance tyrannique. Grâce au discours du ruisseau de
gauche, nous percevons donc ce qui lie Mélusine exilée
à Lucifer, et à la Sorcière de Michelet. Si la connais-
sance est destruction de l'unité originelle, elle est aussi,
de par la dialectique des révoltes successives, promesse
des « villes de l'avenir », elle nourrit un nouveau rêve
resplendissant.
Quant au ruisseau de droite, il annonce le deuxième
cri, celui de la réconciliation. Il offre à animus le ré-
confort d'anima, il marque l'épanouissement de l'in-
conscient, et la promesse de recréation d'une unité plus
naturelle. Il entraîne au long du cycle des saisons.
Mais n'oublions pas que ces deux ruisseaux, aux
postulations apparemment inconciliables, s'unissent
dans le corps de la jeune verseuse, et que leur union
ne peut se concevoir que sous le signe de l'espoir et de
l'amour.
Le message de la rose, et celui du papillon, autres
emblèmes de l'arcane 17, confirment les paroles des
ruisseaux. « La rose dit que l'aptitude de régénération
est sans limites » n et l'aile du papillon est, « dans
toutes les langues, la première grande lettre du mot
Résurrection » au-delà des « obscures métamorphoses ».
Mais résurrection et régénération impliquent mort et
négation, et, par conséquent, révolte. La nouvelle vie,
sur laquelle la mort a passé, acquiert une nouvelle qua-
lité: «...cette vie n'est plus seulement la vie telle
qu'aveuglément l'être s'y abandonne et s'y fie, mais
bien la vie chargée de tout ce qu'elle a12pu puiser dans
le sentiment de sa négation concrète » .
Cette nouvelle vie embrasse des régions au-delà de
la souffrance, que seules le verbe poétique peut explo-
rer. Régions où se déroule « la vie poétique des
11. Arcane 17, p. 89.
12. Ibid., p. 91-92.
ANDEÉ BEETON MYTHOGItAPHE 229

choses »13 et que le poète ne peut saisir, en une « intelli-


gence poétique de l'univers » que grâce à la médiation
des « yeux dans lesquels elles se dévoilent tout en-
tières »14.
Sans entrer dans le détail du mythe d'Osiris, il
faut évoquer les éléments qui ont retenu l'attention de
Breton, et d'abord le fait qu'Osiris est le soleil des
ténèbres, le protecteur de l'ombre, père d'Horus, le
jeune soleil levant. Dans le contexte d'Arcane 17
Osiris symbolise donc l'espoir préservé au fond de la
nuit et qui la transmue.
Associé à la puissance vitale des eaux du Nil en
crue, on voit comment son évocation module celle des
deux ruisseaux de l'arcane 17. Mais on ne peut parler
d'Osiris sans susciter à ses côtés la présence d'Isis, sa
femme-épouse, qui a su dérober à Râ (le grand dieu
solaire, en qui étaient groupés tous les attributs divins
dans une unité sans histoire) le Savoir — son nom
secret: elle est devenue dépositaire du mystère. C'est
elle aussi qui, lorsque Osiris est tué par son frère Seth,
parvient à rassembler les morceaux épars de son corps,
sauf les parties génitales dévorées par les poissons, et
les place dans quatorze statues, dont une seule ne con-
tient aucun fragment de son époux. On peut donc dire
que si Isis, en se révoltant contre le Dieu suprême a
rompu l'Unité première, elle assume la responsabilité
d'une nouvelle unité. Son désir de connaissance a mis
l'histoire en branle, a provoqué une chute dans le
temps et dans la fragmentation, mais le rassemblement
des membres d'Osiris peut s'interpréter comme la
longue tâche qui créera une nouvelle unité, une unité
qui prend conscience de l'espace et du temps.
Ainsi le rôle d'Isis nous apparaît-il analogue à
celui que doit assumer Mélusine entre les deux cris,
et toute femme face au démembrement provoqué par
la lutte fratricide des hommes. Sans elle, Osiris est
moins qu'un dieu noir, c'est un dieu éparpillé, un dieu
souffrant, un dieu châtré. Mais il faut ajouter qu'Isis
et Osiris forment le couple inséparable qui assure la
13. Arcane 17, p. 91.
14. Ibid., p. 92.
230 ÉTUDES FRANÇAISES 111,2

régénération, qui garantit le cycle des saisons et l'al-


ternance des nuits et des jours, et si Osiris est le
soleil des ténèbres, Isis est l'étoile du matin, celle
même qui brille au-dessus de la jeune verseuse de
l'arcane 17, YÉtoile.
Le mythe d'Isis et Osiris rassemble donc les
thèmes fondamentaux A9Arcane 17: l'espoir au sein
des ténèbres illuminées par la présence féminine,
aussi bien que celui de la recherche d'une nouvelle
unité au-delà de la fragmentation: la résolution des
antinomies.
Cette recherche emprunte les chemins de la magie,
comme le témoigne d'ailleurs le choix d'une lame de
tarot comme cadre allégorique de cette grande prose.
Mais pour Breton, comme pour les prédécesseurs aux-
quels il rend hommage, Gérard de Nerval, Fourier,
ou le Victor Hugo de la Fin de Satan, il s'agit avant
tout d'une magie verbale. Encore faut-il prendre Verbe
au sens fort qui convient ici. S'il en fallait d'autre
témoignage que la phrase où Breton résume son espé-
rance : « Et cette lumière ne peut se connaître que trois
voies: la poésie, la liberté et l'amour qui doivent ins-
pirer le même zèle et converger, à en faire la coupe
même de la jeunesse éternelle, sur le point moins
découvert et le plus illuminable du cœur humain »15,
si donc cette affirmation ne suffisait pas, on pourrait
s'en rapporter à tous les mythes qui forment la trame
d'Arcane 17, h commencer par celui que Breton em-
prunte à Victor Hugo : « mais Lucifer, l'intelligence
proscrite, enfante deux sœurs, Poésie et Liberté ... »16.
Ceci ne fait que confirmer la convergence de ces
mythes. Parmi les symboles de l'arcane 17 se trouve
la lettre hébraïque phe « qui ressemble à la langue
dans la bouche et qui signifie au sens le plus haut
la parole même ». Et selon toutes les interprétations,
cette lettre symbolise le pouvoir magique de la pa-
role poétique. Or, pour les Égyptiens, l'œil, cet œil
qui fut le truchement du premier contact entre
Breton et Élisa et qui apparaît au poète comme une
15. Arcane 17, p. 121.
16. Ibid., p. 120.
ANDRÉ BRETON MYTHOGRAPHE

clef, comme interrogation et comme réponse et le


« porte toujours à la source même de la vie spiri-
tuelle »17, Pœil aurait été le soleil dans la bouche,
le verbe créateur. Cet œil parle, et tout est. Mais l'œil
de la femme médiatrice nous promet une seconde
création, après la chute dans le temps et l'espace,
sa parole annonce déjà le deuxième cri de Mélusine.
Au fond, Arcane 17 n'est que la transcription de
cette parole, de cette promesse. Ou plutôt ce livre
est l'interprétation de son message épars et désormais
rassemblé. Les symboles de l'arcane apparaissent en
rêve, ainsi que les épisodes du mythe d'Osiris. Mais ce
rêve éveillé, n'est-ce pas le rêve d'Élisa, sur quoi ouvrait
le livre et qui se continue ? En effet Breton prétend
n'écrire qu'en état de transe, en état de grâce :
Cet état de grâce, je dis aujourd'hui en toute
assurance qu'il résulte de la conciliation en un seul
être de tout ce qui peut être attendu du dehors et
du dedans, qu'il existe de l'instant unique où dans
l'acte de l'amour l'exaltation à son comble des
plaisirs des sens ne se distingue plus de la réali-
sation 18 fulgurante de toutes les aspirations de
l'esprit.
Cette coïncidence du dedans et du dehors, de la per-
ception et de la représentation est la condition même
de toute découverte, de toute parole. Aussi pourrait-on
dire que tous les mythes A9Arcane 17 possèdent une
origine commune dans le mythe de l'amour fou, re-
nouvelé et approfondi du fait qu'il s'est trempé dans
l'absence et la nuit : « Un mythe des plus puissants
continue ici à me lier, sur lequel nul apparent déni
dans le cadre de mon aventure antérieure ne saurait
prévaloir. « Trouver le lieu et la formule » se confond
avec « posséder la vérité dans une âme et un corps »19.
Nous disions précédemment qu'Arcane 17 aurait
moins dérouté un homme de la Renaissance que nos
contemporains. En effet, la parfaite cohérence de
toutes ses parties, la traversée vertigineuse des ana-
17. Arcane 17, p. 94.
18. Ibid., p. 147.
19. Ibid., p. 27.
232 ÉTUDES FRANÇAISES III, 2

logies semble bien éloignée de notre confusion, et des


lambeaux de savoir chèrement gagnés que nous nous
efforçons d'articuler. Au niveau mythique, ce livre
forme un cercle parfait, et tous les éléments de rup-
ture, tous les conflits, la séparation et l'angoisse se
muent magiquement en harmonie. L'œil de Breton
accommode mieux sur la clarté, sur la transparence que
sur l'opacité. Ce noble discours, cette parole sans faille
a la noblesse et l'épaisseur géologique du rocher Percé
autour duquel elle prend son essor. Cette prise directe
(ou médiatisée mais la coïncidence est si parfaite entre
la médiatrice et le poète qu'aucune faille n'apparaît)
sur ce qu'on a nommé l'inconscient collectif, fait qu'on
se laisse emporter à partager le rêve de Breton, qui lui-
même partage celui d'Élisa. Et nous nous prenons à
rêver avec la Nature: nous voilà enfermés comme le
harfang de la jeune fée, et, prisonniers du rocher nous
contemplons le scintillement de cette nuit illuminée.
Le temps s'arrête. Le renouvellement dont nous
parlent l'arcane et le mythe d'Osiris est cyclique, il
nous roule dans une éternité d'apparences parmi les-
quelles notre courte perspective ne fait pas le poids.
C'est que le mythe est éternelle répétition, il nous
console, il nous berce en rattachant nos minces joies
et nos deuils à la permanence. À première vue, il leur
imprime un caractère de dignité, mais n'est-ce pas
qu'il les éclipse de toute sa grandeur, et qu'il les
réduit enfin à n'être que de négligeables accidents ?
Ainsi la parole mythique de Breton fait-elle bon
marché de cette guerre qui se déroule si loin, et sur une
si médiocre échelle. Bien entendu, telle n'est pas la
volonté lucide du poète, mais la structure même de son
livre implique cette rupture entre l'éternel et le con-
tingent. L'histoire, celle qui se fait, et qu'il évoque
çà et là, du débarquement allié à la Libération de
Paris, lui glisse entre les doigts, file entre les mailles
du mythe. Osiris est un dieu noir... est-ce bien la
sorte de réconfort qui pouvait toucher les détenus
des camps, les combattants de Stalingrad, les résistants
face au peloton d'exécution ? Et l'on se demande en
refermant Arcane 17, si ce livre qui couronne l'œuvre
ANDBÉ BRETON MYTHOGEAPHE 233

de Breton, ne fait pas du langage un cercle vide, s'il


ne va pas précisément à !'encontre de ce que le poète
voulait lui-même accomplir en écrivant Nadja ou
VAmour fou, c'est-à-dire l'ouverture du cercle de la
fiction, l'irruption du monde réel dans un discours qui
réconcilierait la perception et la représentation; et
si, par conséquent, la culmination du grand style, cette
assurance olympienne, ne rejettent pas le surréalisme
vers un art qu'il s'était juré de tuer.
MICHEL BEAUJOUR

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