Les Réseaux D'irrigation Dans La Géographie Politique de Cuzco

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Journal de la Société des

Américanistes

Les réseaux d'irrigation dans la géographie politique de Cuzco


Jeanette Sherbondy

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Sherbondy Jeanette. Les réseaux d'irrigation dans la géographie politique de Cuzco. In: Journal de la Société des
Américanistes. Tome 66, 1979. pp. 45-66 ;

doi : https://doi.org/10.3406/jsa.1979.2170

https://www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1979_num_66_1_2170

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LES RÉSEAUX D'IRRIGATION

DANS LA GÉOGRAPHIE POLITIQUE

DE CUZCO

par Jeanette SHERBONDY

Cet article a été écrit conjointement avec celui dans lequel R. T. Zuidema
analyse les rapports entre les divisions territoriales dites moitié et suyu et la
répartition géographique des réseaux d'irrigation dans le Cuzco inca 1. D'une
manière comparative, je suggère que les subdivisions de chaque suyu en zones
assignées aux diverses panaca et ayllu ont été instituées en fonction des
exigences propres à chaque réseau d'irrigation 2. Le système des ceque divise
théoriquement chaque suyu en trois principaux secteurs de cercle. Une répartition
similaire des terres ayllu se retrouve de nos jours au village de San Andres
de Machaca (Bolivie) 3. Ce village se situe au centre d'un terroir circulaire,
en principe du moins. Celui-ci est divisé en moitiés, supérieure et inférieure ;
chaque moitié se subdivise à son tour en trois secteurs correspondant aux biens
fonciers de chacun des six ayllu de San Andrés. Une correspondance assez
étroite existe entre ce modèle théorique et la réalité géographique des
divisions du territoire 4.

1. Zuidema, 1978.
2. J'ai utilisé divers types de sources : chroniques publiées de l'histoire inca ; documents,
les uns publiés les autres non, de la période coloniale espagnole (réclamations en matière
de biens fonciers et de droits sur les eaux). Une des sources les plus intéressantes était
constituée par une partie de la « Visita » officielle du territoire de Cuzco, effectuée en 1711-1714
par le marquis de Valdelirios. Elle a été partiellement publiée par M. Rostworowski, sous
le titre « Nuevos aportes para el estudio de la medición de tierras en el Virreynato e Incario »,
Revista del archive nacionál del Peru, Entregas I et II (1964).
J'ai complété les données historiques par mes propres observations ethnographiques sur
le terrain au cours de l'été 1972, de la période août 1975-octobre 1976 et du mois de juillet
1977. Ces séjours ont été rendus possibles par des subventions de Г Anthropology department
et du Graduate college de l'University of Illinois et par une bourse Fulbright-Hays. Des
travaux complémentaires sur les systèmes d'irrigation à Cuzco seront inclus dans ma Ph. D.
dissertation.
3. Albó, 1972.
4. Voir le dessin, reproduit par nous (fig. 4), du modèle théorique et de la configuration
réelle des terres ayllu de San Andrés dans Albó, 1972, p. 781.
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A l'égard du Cuzco inca, nous observons un modèle théorique similaire :


la ville se situant au centre d'une zone circulaire d'environ deux lieues de rayon
(10 km), divisée en moitiés et quarts (les suyu) 5. Chaque suyu est divisé en trois
secteurs de cercle, d'une manière qui rappelle les subdivisions de chaque moitié
de San Andres. Il est vraisemblable que ces divisions correspondent aux terres
de chaque panaca, de la même façon que les secteurs de San Andrés
correspondent à la part de chaque ayllu. C'est bien ce qui semble ressortir, en tout
cas, des données les plus abondantes, relatives à Antisuyu. Ce sera donc en
partant de cette base que nous pourrons aller plus avant dans l'analyse des
autres parties du Cuzco.
L'ayllu consiste en un groupe de gens qui se considèrent comme
descendants d'un ancêtre commun ; il occupe une portion de territoire déterminée,
dotée des ressources en eau nécessaires pour les cultures 6. De ce fait, la mise
en place d'un ayllu était tributaire des caractéristiques propres du réseau
d'irrigation dont il dépendait. L'exercice d'un contrôle sur l'approvisionnement
en eau était vital pour son existence. Dans le système des ceque, une manière
de formaliser ce contrôle avait consisté à organiser les huaca (sanctuaires)
sur le ceque de chaque panaca ou ayllu de façon à y inclure les sources
alimentant leurs réseaux d'irrigation.
Antisuyu.
Sur le territoire d'Antisuyu existent deux districts d'irrigation, le
supérieur et l'inférieur. Le réseau supérieur profite des eaux de nombreuses sources
qui jaillissent au bas des pentes du mont Qatunqui, qui domine Tambo Machay.
Ces sources forment le cours du Tambo Machay, rivière qui se jette dans le
Huatanay près de San Sebastian, qui fut le village inea de Sami. Dans ce réseau
hydrographique, les ruines de Tambo Machay marquent la limite à partir de
laquelle les eaux sauvages et naturelles deviennent « civilisées ». La rivière
elle-même est bordée de murs de pierre qui empêchent l'érosion des rives. En
outre, les ruines se situent près de l'embouchure du premier et du plus
important canal dérivé de cette rivière. Il a reçu des noms variés, canal « Tambo-
Machay », « Qatunqui » ou « Sucso-Aucaille ». Traversant Yuncaypampa, il
amène l'eau depuis Tarnbo-Machay jusqu'aux terrasses des pentes dominant
Saňu. D'autres canaux, situés de part et d'autre de la rivière Tambo-Machay,
y prélèvent de l'eau jusqu'à ce que celle-ci soit « contaminée » par des sources
salées au voisinage de l'embouchure.
Le canal principal du réseau de Tambo Machay était, et reste, la propriété
des panaca Sucso et Aueaille. Peut-être avaient-elles également le contrôle
des autres canaux issus de la même rivière ; des recherches ultérieures devraient
pouvoir le montrer. Leurs terres se situaient dans le voisinage. Au moins
jusqu'au début du xvine siècle, les terres de Sucso restaient proches de Yuncay-
calla et de Macaycalla près de Chitapampa, elles n'étaient pas loin non plus
de Yuncaypampa 7. Encore aujourd'hui, le territoire d'Aucaille s'étend sur

5. Pour une description du système des ceque, voir Сово, 1956, II, pp. 169-186, et pour
une analyse de ce système, Zuidema, 1964 et 1978.
6. Zuidema, 1973, a, p. 129.
7. Rostworowski, 1964, p. 12.
RÉSEAUX D'IRRIGATION AU CUZCO 47

la rive droite du Tambo-Machay, au sud de Yuncaypampa et au nord des


sources salées 8. Les terrasses environnant Saňu peuvent avoir appartenu
aux deux panaca.
Le réseau d'irrigation inférieur consiste en une série de puquios situés sur
les terres basses, proches du Huatanay, qui étaient possédées, non par des
panaca, mais par des ayllu non royaux. Jusqu'à la récente expansion urbaine
de Cuzco, la plupart des sources servaient à irriguer des haciendas ;
cependant les habitants de San Sebastián désignent cette zone en général comme
ayant appartenu à Yayllu Yacanora, dont le village se situait autrefois entre
les sources salées et Callachaca 9. Il y a peu de temps encore, les membres de
cet ayllu étaient installés dans la moitié inférieure de cette ville, tout en
constituant un ayllu de San Sebastián 10.
A l'est de Saňu, les puquios jaillissent sous les monts Picol et Pachatusan.
Ces sources étaient à la fois plus éloignées et de moindre altitude que le réseau
hydrographique de Tambo-Machay, situé plus haut, et relativement proche de
Guzco. La relation qui existe entre le réseau de Tambo-Machay et celui des
puquios est donc celle d'un système d'altitude supérieure, voisin de Cuzco,
avec un système situé plus bas, et plus loin. Cette opposition des principaux
districts d'irrigation, haut-interne/bas-externe, se retrouve dans le rang
qu'occupent respectivement les panaca et les ayllu qui contrôlent ces systèmes : panaca
royales de Sucso et d'Aucaille opposées aux ayllu non royaux de Yacanora,
Ayarmaca et Cari. De nos jours, Ayarmaca reste Vayllu le plus important situé
dans la moitié inférieure de San Sebastián, et il possède toujours des terres
sur la rive gauche du Huatanay, près du mont Picol et de Sacsawaylla n. Cari
ne survit plus à présent que dans le toponyme Cari Urco, qui désigne une
colline près de San Sebastián ; quant à Yayllu lui-même, il a cessé d'exister avant
la fin du xvine siècle, sinon auparavant 12. Sucso et Aucaille, qui occupent
la moitié supérieure de San Sebastián, ne forment plus actuellement qu'un
seul ayllu, ce qui les rend difficiles à distinguer. Leur intérêt commun dans
le réseau d'irrigation de Tambo Machay a probablement favorisé leur
réunion. Viracocha Inca et Yawar Huacac, fondateurs des deux panaca Sucso
et Aucaille, sont également associés l'un avec l'autre et impliqués ensemble
dans l'histoire de ce que l'on pourrait appeler « le Grand Antisuyu ». Cette
zone s'étend depuis le canal Tambo Machay jusqu'à la rivière Vilcanota, incluant
ainsi la capitale de Г Inca Viracocha, Caquia Xaquijaguana, où était conservée
sa momie, de même que Paullu, où Yawar Huacac passa son enfance et où
fut déposée sa momie. Le même territoire comprend encore le lac Coricocha,
source cosmologique des eaux de l'ensemble du réseau de Tambo Machay,
ainsi que des autres réseaux du « Grand Antisuyu ». Une croyance affirme que

8. Voir la carte de Cuzco au 1 /200.000e éditée par Г « Institito geográfico militar » du


Pérou.
9. Сово, 1956, II, p. 177.
10. Romero Aedo, 1970, p. 35.
11. Moscoso, 1950, p. 159 ; Aguilar, 1925, p. 25.
12. Le registre des ayllu de San Sebastián en 1796 ne mentionne pas Cari. « Matricula de
indios de la parroquia de San Sebastián », Archivo departamental del Cuzco, Primera Sala,
Archivo de José Izquierdo, legajo 16, cuaderno 7.
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le lac appartient à Paullu. Par conséquent, le mythe du don des eaux


d'irrigation à Cuzco par Mama Micay renvoie à l'intégration du district irrigué
de Tambo Machay à la zone dont Cuzco constitue le noyau. Toutes les terres,
et tous les cours d'eau qui naissaient, croyait-on, du lac Coricocha,
appartenaient aux descendants de Mama Micay : Yawar Huacac (pour la panaca Aucaille)
et Viracocha Inca (pour la panaca Sucso) 13. La répartition des biens fonciers
de Susco et Aucaille coïncide grosso modo avec Г « implantation territoriale »
de Viracocha Inca et Yawar Huacac. La limite des deux terroirs aurait divisé
le canal de Tambo Machay en deux sections, la section supérieure alimentant
Sucso. La partie supérieure du canal ne jouit pas seulement d'une altitude
plus élevée, elle détient une position privilégiée par rapport à l'autre section
du fait qu'elle peut contrôler l'approvisionnement en eau de celle-ci, avec la
faculté de le limiter ou de le couper complètement. La section inférieure n'a
donc pas la puissance ni l'autonomie de la section supérieure, dont elle dépend.
La position occupée par chacune correspond au rang supérieur de Viracocha
Inca par rapport à celui de Yawar Huacac.

Chinchaysuyu.
Si nous avons pu établir que l'importance relative des réseaux d'irrigation
et des biens fonciers, à Antisuyu, correspond à la hiérarchie politique et
cosmologique des Incas, qui fonde celle des panaca et des ayllu, dès lors nous
pouvons supposer qu'il en était de même à Chinchaysuyu, et qu'un système de
correspondance équivalent existait entre les panaca, les ayllu, leurs terres
et leurs ressources en eau. Bien que ne disposant pas de données exactes sur
la localisation des biens fonciers, du moins savons-nous quelque chose au sujet
des canaux et des réseaux d'irrigation de Chinchaysuyu.
A l'époque post-incaïque, sous l'administration coloniale espagnole, le canal
provenant de Ticatica assurait l'approvisionnement en eau le plus
important u. En raison de la destruction du réseau des canaux au cours de la
conquête, Cuzco souffrit du manque d'eau durant la décade qui suivit. Le canal
Ticatica fut reconstruit par les Espagnols en 1548 et à nouveau en 1571 1б.
Le gouvernement péruvien le reconstruisit derechef en 1910 et il fait encore,
de nos jours, partie du réseau d'alimentation en eau potable de Cuzco 16.
Les canaux Chacan, branchés sur le cours supérieur de la rivière Sapi, elle-
même issue du mont Senca, amenaient l'eau jusqu'au centre de Cuzco et
irriguaient les cultures en terrasse situées au-dessus de la ville, depuis la rivière
Sapi jusqu'à la gorge où se forme la rivière Choquechaca-Tullumayu. Le canal
Viroypaccha alimentait vraisemblablement les quartiers de Cuzco situés à

13. En juillet 1976, j'ai pu localiser Huayllacán sur les pentes qui dominent Paullu Grande,
où un grand champ a gardé ce nom. Un terrain plus petit portant le même nom se trouve
dans le village voisin de Macay. Voir la carte dans l'étude de Solis Gamarra, 1972. Comme
Zuidema l'a écrit (1978), le territoire compris entre Paullu et Coricocha constituait
probablement la chefferie de Marna Micay.
14. MuRÚA, 1964, p. 189.
15. « Actas de los Libros de Cabildo del Cuzco », Revista del archive histôrico, 9, pp. 277,
279 ; Toledo, 1929, pp. 133-136.
16. Honorable Junta Económica del Agua de Chinchero, 1910, p. 18.
RÉSEAUX D'iRRIGATION AU CUZCO 49

l'est de la Tullumayu ; dès lors il doit avoir servi à irriguer les terrasses de ce
qu'on appelle actuellement la paroisse San Bias. On le considérait comme une
des plus importantes ressources en eau de Cuzco 17.
Pilcopuquio donnait naissance à un canal construit dans un ravin proche
de Patallacta, demeure que fit construire Pachacuti Inca, où il mourut et où
sa momie fut conservée 18. Il avait ordonné que les eaux « apparaissent » en
ce lieu 19. Patallacta se situait probablement là où se trouvent maintenant
les ruines appelées « Qenqo » 20. Par conséquent, le canal Pilcopuquio doit
avoir été, soit le canal et le réservoir situés au nord-est de Qenqo, soit les sources
qui alimentent, à l'est de Qenqo, un réservoir dans la vallée où est bâtie
actuellement Villa San Bias. En ce qui concerne leur ordre d'importance dans
l'approvisionnement de Cuzco, le canal Ticatica et les canaux Chacan se situent au
premier rang. Vient ensuite le canal Viroypaccha et enfin le canal Pilcopuquio.

Rapports des réseaux d'irrigation avec le système des Ceque 21.


Nous savons que les panaca Sucso et Aucaille contrôlaient le canal Tambo
Machay et Yayllu Yacanora, probablement, les sources Guamantanta et Pacay-
puquio. Tout cela correspond avec leur identification aux ceque III 1 a, III
2a et IH3a respectivement. Dès lors je suggère que la mise en place des panaca
et des ayllu sur les autres ceque d'Antisuyu et de Ghinchaysuyu s'était faite de
manière à leur donner le contrôle des sources ou des « points critiques »
échelonnés le long des canaux dont ils disposaient. On trouvera dans le tableau
qui suit :
1. La localisation des sources ou des « points critiques » (coïncidant avec des
huaca) des principaux canaux de Chinchaysuyu et d'Antisuyu ;
2. Les ceque sur lesquels ils se situaient dans le système de ce nom 22 ;
3. Les réseaux d'irrigation qu'ils alimentaient ;
4. Les panaca et les ayllu qui avaient la charge de ces ceque ;
.

5. Le nom de Г Inca considéré comme fondateur de chaque panaca.

La différence la plus notable entre les réseaux d'irrigation de Chinchaysuyu


et ceux d'Antisuyu réside en ce que les premiers amènent l'eau sur les terres
de la zone urbaine de Cuzco, alors que les seconds l'en éloignent : en effet,
le réseau d'Antisuyu conduit l'eau d'irrigation vers l'est de Cuzco. Cette
opposition interne /externe en matière d'irrigation se retrouve également dans
l'organisation sociale des suyu. Chinchaysuyu est associé avec les Incas qui régnèrent
sur Cuzco et Antisuyu avec des gens de l'extérieur, venus des versants
orientaux des Andes **. Le même contraste interne /externe se manifeste à pro-

17. Blanco, 1974, I, p. 180 ; Guaman Poma de Ayala, 1936, p. 1051 ; Сово, 1956, II,
p. 170.
18. Сово, 1956, II, p. 169.
19. Ibid. ; Sarmiento de Gambóa, 1943, p. 114.
20. Zuidema, 1978.
21. J'ai repris le système utilisé par Zuidema pour désigner chaque ceque et huaca. Voir
Zuidema, 1964 et 1978.
22. Сово, 1956, II, pp. 169-178.
23. Zuidema, 1978.
50 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

pos des Incas associés avec chaque suyu. Tupa Inca Yupanqui, Pachacuti
Inca et Inca Roca avaient tous des liens étroits avec Cuzco proprement dit,
alors que Viracocha Inca et Yawar Huacac étaient associés avec la vallée de
l'Urubamba. Yawar Huacac fut élevé par Yayllu de sa mère à Pata Huailla-
can (près de Paullu). Son successeur, Viracocha Inca, avait fui à Caquia Xaqui-
jaguana pendant les guerres chanca : c'est de là qu'il exerça son influence,
alors que Pachacuti Inca, au contraire, s'établissait à Cuzco M. Il y a donc,
dans la mise en place des réseax d'irrigation de Chinchaysuyu et d'Antisuyu,
une conformité avec la logique de l'organisation sociale au sein de ces suyu et
avec les connotations mythologiques propres à chacune d'elles.

Source (Huaca) Numéro du Réseau d'irrigation Panaca ou ayllu Inca


ceque. et de la huaca

Callanca puquio I'i'c : 6 Canal Ticatica Ayllu Capac Tupa Inca


Yupanqui

Chacanguanacauri, I'2'b : 7, 9, 10 Canaux Chacan Ayllu Hatun ou Pachacuti Inca


Senca et Corcor panaca Iňaca
puquio
Viroypaccha I'3'Ь : 4 Canal Viroypac- Panaca Vica- Inca Roca
cha quirao

Pilcopuquio I'3'c : 3 Canal Pilcopuquio Ayllu Huacay-


taqui

Tambo Machay Ill'i'a : 9 Canal Tambo Ma- Panaca Sucso Viracocha Inca
chay (section
supérieure)
(Prèsd'Illansayua) III'2'a : 6 Canal Tambo Ma- Panaca Aucail- Yawar Huacac
chay (section in- le
férieure)
Guamantanta, Pa- III'3'a : 2, 3, 5 Puquios sur la rive Ayllu Yacanora
cay puquio, Cuil- gauche du Huata-
lorpuquio nay
Sacasaylla puquio III'3'b : 1, 2, 4, Puquios au pied Ayllu Ayarma-
et probablement 6 du Mont Picol ca
Pirqui puquio,
Avacos puquio et
Urco puquio
Lampa puquio, Su- Ш'3'с : 1, 2, 3 Puquios entre Pi- Ayllu Cari
rama puquio et col et les hauteurs
Corpor puquio ď Angostura

24. Betanzos, 1968, pp. 16-17.


RÉSEAUX D'IRRIGATION AU CUZCO 51

Divisions territoriales et système des Ceque.


Une hiérarchie des rapports qui unissent les panaca et les ayllu aux réseaux
d'irrigation qui leur sont dévolus existe également à l'intérieur de chaque
suyu. A Antisuyu régnait l'opposition supérieur/inférieur entre d'une part
les panaca royales (Sucso et Aucaille) et d'autre part les ayllu non royaux (Yaca-
nora, Ayarmaca et Cari). On retrouvait la même hiérarchie entre réseaux
d'irrigation : le plus prestigieux, celui de Tambo Machay, contrastait avec les réseaux
plus modestes, dérivés de puquios et qui n'avaient avec Cuzco qu'un rapport
de moindre altitude et de plus grand éloignement. En ce qui concerne Chin-
chaysuyu, nous pouvons présumer que les panaca Capac et Hatun y étaient
associées avec les réseaux d'irrigation majeurs, ceux de Ticatica et de Cha-
can : ces panaca occupaient en effet un rang plus élevé que la panaca Vica-
quirao et Yayllu Huacaytaqui. Nous avons localisé les principaux canaux de
Hanan Cuzco, et estimé que les panaca et les ayllu qui, dans le système des
ceque, avaient la responsabilité des sources, acquéraient par là même le
contrôle des réseaux d'irrigation qui en dérivaient. Je crois pouvoir affirmer que
ces mêmes ceque ont servi de lignes-frontières entre les terres des panaca et
ayllu. Étant donné que le type de division radiale des terres ayllu continue
d'être en usage dans les Andes, il n'y a rien d'improbable à ce que le même
principe de base, consistant à segmenter un cercle, ait été en usage à Cuzco
du temps des Incas. щ
En ce qui concerne la panaca Sucso, nous savons que le principal canal
utilisé par elle provenait de Tambo Machay. Il était situé sur le premier ceque
d'Antisuyu (III 1 a), assigné précisément à la panaca Sucso. Nous savons par
ailleurs que celle-ci détenait des terres dans la zone comprise entre Tambo
Machay et Yuncaycalla. La panaca Aucaille utilisait également le canal Tambo
Machay, à partir de l'endroit où il traverse le ceque assigné à Aucaille (III 2 a).
Le repère en est constitué par la huaca Illansayua, près de Yuncaycalla. Or,
nous savons qu' Aucaille possède encore actuellement des terres voisines ď
Illansayua. Dès lors, le ceque III 1 a, celui de Sucso, peut avoir marqué la limite
initiale du territoire de Sucso et le ceque III 2 a sa limite terminale, où débute
en même temps le territoire d'Aucaille.
Les terrasses situées au-dessus de San Sebastián sont les dernières terres
à bénéficier du réseau d'irrigation de Tambo Machay. Elles précèdent le ceque
assigné à Yayllu Yacanora (III 3 a), de sorte que ce ceque peut, pour sa part,
avoir marqué la limite terminale du territoire d'Aucaille et le commencement
de celui de Yacanora. Il semble que les terres de Yacanora aient été situées
en plaine, sur la rive gauche du Huatanay.
Si une relation aussi étroite existait entre ceque et panaca, et entre celles-
ci, leurs canaux et leurs terres, à Antisuyu, il est vraisemblable qu'une même
corrélation se retrouvait également à Chinchaysuyu. En observant les
caractéristiques de chaque réseau d'irrigation et les relations qu'il pouvait avoir avec
les huaca du système des ceque qui avaient une signification déterminée pour
chaque canal, nous pouvons établir des limites hypothétiques entre les
territoires des panaca et ayllu de Chinchaysuyu. Il me semble que les terres de
Vayllu Capac avaient pour limite le ceque assigné à cet. ayllu (I'1/c) ainsi que
52 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

la ligne de démarcation entre Chinchaysuyu et Cuntisuyu. Si j'ai choisi ces


deux frontières, c'est parce que le ceque I'i'c inclut la source du canal Ticatica
et que le dernier ceque I'i'a comprend la huaca Apuyavira, au niveau de laquelle
le canal Ticatica pénètre dans le Cuzco.

A Corcorpuquio ' Qatunqui

O\Yuncaypampa
A \
Illansayua

A site archéologique Guamantanta .


О habitat A AVSan Sebastian
Pacay PuquiovO (Saliu)
?? montagne
canal
canal probable
,

n terrasse repérée

Fig. 1. — L'irrigation dans la région du Guzco.

Le territoire de la рапаса Hatun se situait probablement entre le ceque de


Capac (I'i'c) et le ceque de Vicaquirao (I'3'b). La source la plus élevée en
altitude de la rivière Sapi se situe au pied des monts Huayna Corcor et Senca.
Elle alimente en eau les canaux Chacan et d'autres, tandis que le cours
inférieur de la Sapi fournit de l'eau à des canaux plus proches de Guzco. Le ceque
I'2'a comporte plusieurs huaca associées avec cette source : Sapipachan, Sapi
RÉSEAUX D'IRRIGATION AU CUZCO 53

proprement dit et Quisco, la colline dominant Sapi (I'2'a : 6, 7, 8). C'est


pourquoi le ceque I'2'a peut avoir été affilié également avec la panaca Hatun. Le
canal Chacan, comme on le désigne habituellement, part du ceque I'2'b de la
panaca Hatun et va jusqu'à l'actuelle hacienda de Pucro, lieu depuis lequel
il a pénétré dans le territoire du Cuzco depuis les temps anciens.
Comme le canal Viroypaccha semble avoir irrigué les cultures en terrasses
situées sur la rive gauche de la Choquechaca, il est probable que le territoire
de Vicaquirao était constitué par ces terrasses. Leur ceque (I'3'b) peut avoir
servi de limite d'un côté, et le ceque de Huacaytaqui (I'3'c) d'un autre, ce qui
laisse à Huacaytaqui le territoire compris entre son propre ceque (I'3'c) et la
limite séparant Chinchaysuyu d'Antisuyu, qui était aussi le premier ceque
d'Antisuyu (III 1 a).
A la lumière de ce que nous savons des ceque de Chinchaysuyu et des
premiers ceque d'Antisuyu, la structure territoriale des panaca et des ayllu
apparaît donc en gros comme autant de secteurs délimités par des lignes
rayonnant du centre de Cuzco. Ce modèle est une version plus complexe de la
structure radiale selon laquelle s'ordonnent les ayllu de San Andres. Cependant,
quand nous atteignons les trois derniers ceque d'Antisuyu (III'3'a, ПГЗ'Ь et
III'3'c), nous ne retrouvons plus de lignes partant du centre de Cuzco. Il semble
que nous ayons plutôt affaire à une structure linéaire, dans laquelle chaque
ceque fait suite au précédent, en s'éloignant de Cuzco vers l'est jusqu'au-delà
des limites de la vallée de Cuzco. Un phénomène semblable avait lieu à Cunti-
suyu au niveau du huitième ceque, constitué en réalité de deux ceque distincts :
IV'A'3'c prolongé dans la même direction par IV'A'3'a 25. Je suggère que, si
les trois derniers ceque d'Antisuyu « dévient » par rapport à la structure radiale
observée pour les autres ceque de Hanan Cuzco, c'est en raison de la nature
distincte des réseaux d'irrigation mis en cause. Au niveau des derniers ceque,
les canaux provenant de puquios servaient à irriguer les terres comprises entre
ces puquios et le Huatanay. On peut estimer par conséquent que Vayllu Yaca-
nora détenait la zone comprise entre son ceque (III'3'a) et le Huatanay, et
qu'il en était de même pour Ayarmaca (ceque II I'3'b) et pour Vayllu Cari (ceque
Ш'3'с). Le cours du Huatanay formait de la sorte, comme Га suggéré Zui-
dema, la limite séparant Antisuyu de Chinchaysuyu. (Voir la figure 2, «
Relations supposées entre les ceque, les terres des panaca et des ayllu et les
principaux canaux »).

Division du travail et système des ceque.


Après avoir examiné les relations possibles entre les ceque, les terres
appartenant à des panaca ou à des ayllu et leurs réseaux d'irrigation, nous pouvons
nous demander si les ceque ne remplissaient pas également d'autres rôles. Dans
le cas de Sucso et d'Aucaille, nous avons affaire à une zone délimitée par le
premier ceque d'Antisuyu (III 1 a) et par le septième (III 3 a). Ceux-ci
définissent le territoire irrigué par le réseau de Tambo Machay depuis son
commencement jusqu'aux limites d'extension de ses canaux. L'ensemble de cette

25. Zuidema, 1977.


54 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

zone est divisée en deux par le quatrième ceque, qui semble marquer la limite
des terres de la panaca Sucso par rapport à celles de la panaca Aucaille.
Cependant, il existe quatre ceque supplémentaires : deux du côté de Sucso (III I b
et III 1 c) et deux du côté ď Aucaille (III 2 b et III 2 c). Ces ceque subdivisent
le territoire de chaque panaca en trois secteurs. Le canal Tambo Machay est
également divisé par les ceque en deux sections principales, chacune subdivisée
en trois. Les panaca peuvent avoir utilisé ces sections pour organiser les équipes
de travailleurs chargés de nettoyer le canal chaque année. (Voir figure 3, «
Division probable du canal Tambo Machay en deux groupes de trois ceque ».) Nous
savons, par des descriptions ethnographiques contemporaines du travail en
commun dans d'autres régions du Pérou, que dans une collectivité donnée,
les groupes sociaux organisés sont utilisés dans la mise en œuvre des travaux
collectifs 26. C'est tout spécialement le cas lorsqu'il s'agit du curage des canaux,
tâche qui reste souvent la seule activité encore pratiquée en commun dans
certains villages. A cette occasion seulement, on peut observer comment
l'organisation sociale du village se répercute sur la répartition en groupes de
travail. C'est à Saiwite (Abancay), en 1972, que j'ai trouvé l'exemple le plus proche
de Cuzco d'une communauté qui se répartit elle-même en groupes de
travailleurs pour entretenir un canal. Le cas offre d'autant plus d'intérêt que le canal
en question est ancien et remonte pour le moins à l'époque inca. Là où il débute
se trouve un rocher fameux pour ses reliefs sculptés figurant des canaux, des
terrasses, des réservoirs et des animaux tels que serpents, grenouilles, lézards
et singes. Cet univers sculpté est conçu de manière à représenter le dos d'un
puma 27. Le rocher se situe sur la plus haute terrasse d'une pyramide céré-
monielle qui fut sans doute un temple. L'eau descendait de gradin en gradin
en franchissant une série de pierres entaillées de façon à créer autant de
cascades. Quant au rocher lui-même, on peut le comparer aux énormes roches
sculptées des environs de Cuzco, associées à des canaux d'irrigation, comme
ceux de Lanlacuyoc et de Lacco. Ce qui éveille encore plus l'attention, dans
la perspective d'une comparaison avec le système des ceque, c'est que la
communauté de Conchaca à Saiwite se divise en trois groupes principaux de
travailleurs pour nettoyer le canal. La division d'un ayllu en trois groupes
subsiste de nos jours dans la région de Cuzco, au village d'Anta. Cette triparti-
tion peut se désigner par les termes collana, payan et cayao, comme c'est le
cas dans le système des ceque, ou par les termes capac, hatun et huchuy, comme
on l'observe aujourd'hui pour les subdivisions de Y ayllu Collana, à Anta 28.
Cette dernière terminologie était en usage en 1787 dans la zone du canal de
Saiwite, aux villages de Curahuasi et Antilla. A Collaguas, au cours des xvie et
xvne siècles, il y avait trois ayllu, chacun de 300 hommes, dénommés «
Collana », « Payan » et « Cayao ». De surcroît, chaque ayllu se subdivisait en trois
pachaca (« patacas ») de cent hommes chacune, désignées également par ces
mêmes termes de « Collana », « Payan » et « Cayao » 29.

26. Quispe, 1969 ; Pinto, 1970 ; Isbell, 1972.


27. Carrión Cachot, 1955.
28. Zuidema, 1964, p. 115.
29. Ibid., pp. 115-117.
Huatanay

Fig. 2. — Relation hypothétique entre les ceque, les terres des panaca et des ayllu
et les principaux canaux. En tireté, les canaux.

1111a

canal
Tambo Machay
1112a

1113a
CUZCOZ-1 Yacanora

Fig. 3. — Division supposée du canal Tambo-Machay en deux groupes de trois ceque.


56 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

A Saiwite, actuellement, l'ensemble des travailleurs chargés de nettoyer


le canal est réparti en trois groupes de cent hommes, ayant chacun pour tâche
de nettoyer un tiers de l'ouvrage : l'un se charge du tiers supérieur, l'autre
du tiers médian, et le troisième du tiers inférieur. La comparaison des
données relatives aux pachaca de Collaguas avec l'organisation actuellement en
vigueur à Saiwite pour la répartition du travail en équipes, confirme que la
pachaca servait, plus que tout autre chose, de base à la division du travail.
Bref, les ceque peuvent avoir servi à répartir les équipes de travailleurs de Sucso
et d'Aucaille chargés de nettoyer le canal Tambo Machay aux mois d'avril
et de mai de chaque année. Il est possible que les ceque n'aient pas été institués
dans ce seul but, mais à en juger par ce que nous enseignent d'autres exemples
andins, où les subdivisions en groupes sociaux se répercutent sur
l'organisation du travail, on peut avancer que, du temps des Incas, le système des ceque
devait également servir à faciliter l'organisation du travail collectif.

Modes ď appropriation collective des terres et des eaux.


Toutes les terres du secteur d'Antisuyu n'appartenaient pas aux panaca
et aux ayllu d'Antisuyu. Ces exceptions ont pour nous l'intérêt de révéler
les complexités du mode d'appropriation foncière à l'époque inca. Sur les terres
comme sur les eaux, différents types de droits pouvaient s'exercer : il y avait
des terres possédées en commun par les panaca et les ayllu, d'autres aux mains
de particuliers, d'autres sur lesquelles certaines communautés jouissaient de
droits de passage ou de droits à l'usufruit de pâturages et de réserves d'eau
qui ne leur appartenaient pas 30.
Sur le territoire d'Antisuyu, l'existence de terres appartenant à des panaca
et à des ayllu affiliées à Chinchaysuyu peut avoir résulté de mariages exoga-
miques entre habitants des deux suyu. Il n'est pas rare, de nos jours, qu'un
membre d'un ayllu épouse quelqu'un appartenant à un autre ayllu, tous deux
s'associant au sein de l'ayllu du conjoint qui possède le plus de terre. Il
pouvait donc arriver que telle ou telle personne de Capac ou de Hatun pût
détenir en propre des biens situés sur le territoire d'Antisuyu, lequel continuait
d'appartenir globalement à Sucso et à Aucaille. A la suite de la conquête
espagnole, la fonction politique des panaca disparut, et les « intrus » appartenant
à d'autres panaca transmirent leurs droits, par héritage, aux membres de leur
propre panaca, fractionnant du même coup les droits de propriété de la panaca
qui les avait accueillis. L'agencement complexe des droits sur la terre et sur
l'eau qui avait cours sous la domination inca fut réorganisé en 1572 par le
gouvernement colonial espagnol, afin de répondre à ses propres objectifs
politiques. A Cuzco, plusieurs ayllu furent concentrés en une seule paroisse, avec
obligation d'y résider. On tenta de réformer les droits fonciers en rassemblant
les terres des ayllu au voisinage des paroisses. C'est ce que l'on appela les « reduc-
ciones ». En agissant ainsi, les autorités espagnoles provoquèrent la
concentration des anciens panaca et ayllu de Chinchaysuyu dans la paroisse de

30. Le mode de possession des terres par des ayllu qui détiennent des terrains dans
plusieurs zones écologiques différentes a été étudié dans diverses régions des Andes. Voir Murra,
1972.
RÉSEAUX D'IRRIGATION AU CUZCO 57

San Bias, située à l'extrémité orientale de Chinchaysuyu, à la limite d'Anti-


suyu. Quant aux panaca et ayllu d'Antisuyu, elles furent rassemblées dans
la paroisse de San Sebastián, peut-être également dans celle de San Jeronimo.
Les documents concernant les héritages et les ventes de terres nous
apportent des informations sur les modes anciens de possession de biens fonciers
ou de droits sur les eaux, sur les changements intervenus depuis et sur les
conflits nés à la période coloniale de la confrontation entre les intérêts espagnols
et ceux des Incas. Notre discussion va porter à présent sur quelques-unes de
ces multiples occasions de conflits.

Les enclaves.
Une cause permanente de malentendus était due à l'existence d'enclaves
réservées à l'usage des voyageurs. Actuellement encore, nous connaissons
des cas où un ayllu possède une enclave dans le territoire d'un autre ayllu 31.
Cette enclave sert de halte pour la nuit aux voyageurs d'un ayllu qui traversent
le territoire d'un autre ayllu : du fait que nul, appartenant à ce dernier, ne
donnerait à ces voyageurs le gîte ou le couvert, il est donc indispensable que
leur propre ayllu entretienne un lopin cultivé sur le territoire des voisins. Il
y avait à Antisuyu une enclave appartenant aux ayllu Capac et Hatun, qui
relevaient de Chinchaysuyu. Peu après la conquête de Cuzco par les
Espagnols, un décret royal de 1552 mentionne des terres appartenant à ces ayllu
près de Yuncaypampa 32. Or, c'est là que s'abreuvaient les caravanes de llama
sur la route principale qui menait de Cuzco aux pentes tropicales du versant
est des Andes. Il semble donc que cette enclave ait été destinée à l'usage des
voyageurs 33.
Droits d'usufruit des ayllu.
Une autre forme de confusion résultait des droits d'usufruit exercés par
un ayllu sur la terre ou sur l'eau appartenant à un autre ayllu. Des
contradictions existaient entre les concepts juridiques espagnols et le droit coutumier
inca (ou andin) à l'égard des droits sur l'eau ou sur les pâturages. Une dispute
révélatrice à cet égard éclate au début du xvine siècle entre les ayllu Hatun
et Capac, de la paroisse San Bias, et les ayllu Sucso et Aucaille, de la paroisse
San Sebastián 34. Pour les besoins de l'irrigation, les terres des premiers, situées
près de Yuncaypampa, dépendaient du canal Tambo Machay, lequel
appartenait à Sucso et Aucaille. En plus de l'utilisation du canal pour remplir un
réservoir où s'abreuvaient leurs troupeaux, les ayllu Capac et Hatun se servaient
de l'eau courante pour laver leurs patates et ocas séchées et gelées (chuňo et
caya, respectivement). Aux termes d'une pétition envoyée par eux en 1713,
ils utilisaient l'eau du canal Tambo Machay quatre jours et quatre nuits par
mois 35.

31. Information qui m'a été communiquée par Zuidema, à propos de Tomanga et Huar-
caya, Ayacucho.
32. Rostworowski, 1962, p. 161.
• 33. Сово, 1956, II, p. 176 ; Rostworowski, 1964, p. 27.
34. Rostworowski, 1964, pp. 26-30.
35. Ibid., p. 27.
58 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

Ils reconnaissaient en même temps leur obligation de réparer et de nettoyer


la section du canal dont ils faisaient usage. Ce canal, comme tous ceux des
Andes, nécessite au moins une fois l'an un travail collectif, à la fois pour le
nettoyer et réparer les dégâts causés par les pluies et le piétinement du bétail.
Cette obligation revêt beaucoup d'importance, et nul ne peut s'y soustraire
sans encourir une forme ou l'autre de sanction. La sévérité de celle-ci varie,
tantôt elle consiste à requérir de la personne qui n'est pas en mesure
d'effectuer le travail d'apporter sa contribution en argent, ou en boissons, mais elle
peut aller jusqu'à refuser le droit à l'eau à un récalcitrant. A San Sebastián
actuellement, une contribution est demandée à toute personne qui ne peut
travailler ; en cas de refus, ses terres seront les dernières à être irriguées. L'action
de nettoyer et de réparer un canal n'est donc pas seulement une nécessité
pratique. En termes de droit coutumier andin, cet acte a toujours servi à
déterminer qui exerce des droits sur un canal et qui en est propriétaire. Au xvine siècle,
Sucso et Aucaille manifestèrent leur prétention à la possession du canal Tambo
Machay en y effectuant chaque année, en avril ou en mai, les travaux
nécessaires. La dispute fut provoquée par Sucso et Aucaille, qui tout en
reconnaissant à Capac et Hatun le droit d'utiliser le canal aux fins d'irrigation, leur en
déniaient l'usage pour remplir leur réservoir : affirmant que cette eau ne leur
appartenait pas, et que les ayllu Capac et Hatun devaient donc la payer, soit
en argent soit en nature, à l'époque du grand nettoyage annuel effectué par
Sucso et Aucaille. Une pétition de Capac et Hatun fait apparaître en outre
que Sucso et Aucaille voulaient se charger du nettoyage du canal tout entier,
réaffirmant de la sorte leur prétention à sa propriété exclusive. Ils tâchaient
d'imposer à Capac et Hatun, en échange du privilège d'utiliser l'eau, une
redevance qui se substituerait à leur droit de nettoyer et de réparer une section
du canal. Le conflit fut réglé en faveur de Capac et Hatun, qui invoquèrent
un décret royal qui faisait du roi d'Espagne le propriétaire exclusif des eaux,
des pâturages et des forêts. Lui seul par conséquent avait le pouvoir
d'accorder des droits spécifiques sur le canal, et non pas Sucso ni Aucaille 36.

Terres possédées par des particuliers.


Une troisième cause de difficultés résidait dans la possession, par des
particuliers, de terres situées sur le territoire d'un ayllu qui n'était pas le leur.
Encore une fois, l'exemple que nous allons donner se rapporte à des terres
proches de Yuncaypampa. Trois « petits- fils » de Tupa Inca Yupanqui
affirmaient leurs droits sur des terres que leurs ancêtres avaient possédées (ainsi
que sur les indiens qui y vivaient) 37. Un de ces héritiers réclamait
Yuncaypampa, près du territoire des ayllu Capac et Hatun, un autre réclamait des
terres voisines de celles du troisième, et qui englobaient Tambo Machay. Ces
terres étaient revendiquées à titre de biens personnels. Au cours de la période
coloniale, cependant, une partie au moins d'entre elles furent ajoutées à celles
des ayllu Hatun et Capac : elles furent en effet réclamées, en 1574, par les ser-

36. Loi 5, Titre 17 du livre IV de la Recopilación de las Leyes de Indi as ; Rostworowski,


1964, p. 26.
37. Rostworowski, 1962, pp. 157-164.
RÉSEAUX D'iRRIGATION AU CUZCO 59

viteurs des propriétaires décédés, à titre de rémunération pour les services


qu'ils avaient rendus. 38 Le gouverneur de la paroisse San Bias hérita de ces
biens (ou d'autres parcelles situées à Yuncaypampa) par sa femme, qui les
tenait de son père. Toutefois, comme ce gouverneur était chargé de défendre
les prétentions des ayllu, Capac et Hatun de San Bias, il est possible que son
héritage ait consisté en biens propres, mais aussi en l'exercice de prérogatives
sur les biens communaux de ces deux ayllu.

Terres ď Amaru.
Il semble que les problèmes nés de droits concurrents sur les terres et sur
les eaux se soient également posés à l'époque inca. Un cas intéressant est celui
des terres que l'on dit avoir appartenu à Amaru Tupa Inca, et dénommées
« Terres ď Amaru ». L'intérêt réside non seulement dans le problème juridique
qu'elles posent, mais aussi dans le contexte mythologique dans lequel il est
discuté. Amaru Tupa Inca était le fils aîné de Pachacuti Inca, bien qu'il ne
lui ait pas succédé sur le trône 89. Tupa Inca Yupanqui, second fils de
Pachacuti Inca, succéda à son père et Amaru Tupa Inca fit allégeance à son frère 40.
On pourrait s'attendre, par conséquent, à ce qu'Amaru Tupa ait appartenu
à la panaca de Pachacuti Inca, Hatun. Cependant, tous les symboles associés
à sa personne l'identifient avec l'idole (huauge) de Viracocha Inca et avec la
panaca Sucso d'Antisuyu. Quand Gonzalo Pizarro découvrit la momie de
Viracocha Inca à Caquia Xaquixaguana, sa huauge s'y trouvait également. Elle
portait le nom d'Inca Amaru41. Amaru Tupa Inca était né à Vilcasguaman,
mais sa naissance ne fut officiellement célébrée qu'après qu'il eût été présenté
à son grand-père Viracocha Inca, à Cuzco. C'est alors qu'il fut nommé 42. Il
y a donc insistance sur sa descendance directe de Viracocha Inca 43.
Le nom d'Amaru Tupa Inca le rattachait également à Viracocha Inca.
« Amaru » et « Viracocha » ont des connotations symboliques et mythologiques
semblables. Tous deux sont associés à l'eau, spécialement celle des
inondations. « Amaru-mayu » (la rivière-serpent) désigne une rivière qui laisse à la
décrue des dépôts d'alluvions **. Un mythe associait également à une rivière
le dieu Cuniraya Viracocha 45. D'autres mythes évoquent le dieu Viracocha,
démiurge qui crée le monde à partir des eaux primordiales et le détruit ensuite
par un déluge. Quand les-eaux se retirèrent, une partie d'entre elles forma le
lac Titicaca à partir duquel Viracocha recréa le monde actuel. Puis il disparut
en marchant sur les eaux de la mer. On l'appela pour cette raison «
Viracocha » qui signifie « écume de la mer » 4e.

38. « Titulos, proviciones ynstrumentos y demas autos pertenecientes a las tierras de Âmaro
cancha, la Calera enzima de la Parrochia de San Bias », Archivo departamental del Cuzco,
Sala 2, top. 9 (Archive del colegio de Ciencias), legajo I : folios 15 v°-20.
39. Santa Cruz, 1968, p. 300; Sarmiento, 1943, p. 115.
40. Сово, 1956, II, p. 83 ; Las Casas, 1909, p. 419 ; Sarmiento de Gambóa, 1943, p. 117.
41. Sarmiento de Gambóa, 1943, p. 83 ; Сово, 1956, II, p. 77.
42. Santa Cruz, 1968, p. 299.
43. Murua, 1964, II, p. 10.
44. Information communiquée par Hernan del Barco.
45. A vila, 1966, cap. 2.
46. Sarmiento de Gambóa, 1943, p. 42.
60 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

Amaru Tupa Inca était également associé aux vertus curatives de l'eau.
Une histoire raconte comment Tupa Inca Yupanqui fut guéri, par lui, d'une
maladie, dans les eaux de Mananhuaňunca (« le lieu où personne ne meurt »),
ainsi nommé en raison de cet événement. Un autre récit associe Amaru Tupa
Inca avec les eaux de Mananhuaňunca, Colquemachacuai et Cantoc 47. Le mal
avait été transmis par Viracocha Inca, qui, disait-on, était malade quand on
lui présenta Amaru Tupa Inca 48. Ces récits expliquent pourquoi il y a une
référence à la maladie dans le nom de la panaca de Viracocha Inca, Sucsu.
En quechua, suesuni a le sens ď « être malade, être invalide 49 ».
Enfin, l'association de Amaru Tupa Inca avec Antisuyu peut être décelée
par l'emplacement de ses terres. Sur le territoire d'Antisuyu, c'étaient celles
qui longeaient la frontière de Chinchaysuyu et se situaient le plus près de Cuzco.
Appelées « terres d'Amaru » dans les documents d'époque coloniale, elles
comprenaient les terrasses de Lucre et Occhullo, voisines de l'extrémité orientale
de Cuzco. Leur irrigation était réalisée par un réseau de canaux descendus
de la zone marécageuse dite Ucu Ucu. Ces canaux remplissaient un réservoir
à partir duquel on répartissait l'eau sur les terres des particuliers. Le
réservoir d'Amaru était probablement celui qui se trouve près du rocher sculpté
appelé maintenant Lacco. A l'extrémité la plus élevée des terres d'Amaru,
là où débutait leur réseau d'irrigation, se situait Amaru Marca Huasi, huaca
située sur le ceque de la panaca Sucso (Ill'l'a). On peut vraisemblablement
identifier ce site avec les ruines de la forteresse inca qui porte aujourd'hui
le nom de Puca Pacara 50. Cette huaca associe plus étroitement encore les terres
d'Amaru avec la panaca Sucso. La colline d'Amaru, où se trouvent les
bâtiments d'Amaru, apparaît au nord d'Ucu Ucu sur une carte peinte en 1771
ou 1772 51. Comme « marca huasi » désigne une construction destinée au
stockage des semences pour la récolte suivante Amaru Marca Huasi jouait un rôle
important pour assurer la bonne conservation des semences prévues pour
garantir la sécurité alimentaire de Cuzco en cas de situation grave, lors des
sécheresses notamment 5a. Amaru Tupa Inca était responsable de l'agriculture et
des bâtiments à Cuzco, alors que son frère Tupa Inca Yupanqui avait la charge
des affaires militaires dans le gouvernement de l'État, ce qui l'amenait à passer
beaucoup de temps en dehors de Cuzco бз. On rapporte un mythe selon lequel
les terres d'Amaru Tupa Inca bénéficiaient de conditions climatiques
particulièrement favorables, si bien que lors d'une sécheresse qui affecta Cuzco
pendant sept années consécutives, ces terres donnèrent des récoltes qui sau-

47. MuRÚA, 1964, II, pp. 11-14 ; Guaman Poma de Ayala, 1936, p. 316.
48. Santa Chuz, 1968, p. 299.
49. Gonzalez Holguîn, 1952, p. 331.
50. Il faut probablement identifier Amaru Marca Huasi, qui était proche de Tambo Machay,
avec les ruines appelées aujourd'hui Puca Pucara (« forteresse rouge »), voisines également
de l'hacienda Huaylla Cocha. Ce doit être la même forteresse inca qu'un document ancien
mentionne comme « Paucar-uaylla-eocha » (Rostworoski, 1962, p. 161).
51. Macéra, 1968 : carte de La Calera.
52. Gonzalez Holguîn, 1952, p. 169, « Marca chacra » désigne le champ où poussent les
plantes qui donneront les semences, tandis que « Marca moho » désigne les semences réservées
pour les prochaines semailles (Gonzalez Holguîn, 1952, p. 232).
53. Muhúa, 1964, I, p. 58.
RÉSEAUX D'iRRIGATION AU CUZCO 61

vèrent la ville de la famine 64. Leur position privilégiée dans la vallée de Guzco
semble due au fait que les terrasses situées sur les pentes nord sont épargnées
par la plupart des gelées. Une autre explication tiendrait à l'exceptionnelle
qualité du réseau d'irrigation pour ces terres en particulier. Le rôle d'Amaru
Tupa Inca dans l'agriculture impliquait la pratique des rites agraires de la
religion inca. Par ailleurs, les panaca constituaient moins des lignages propre-
ments-dits que des groupes professionnels ou politiques. Du fait que la panaca
Sucso constituait le groupe des grands-prêtres 55, Amaru Tupa Inca, en tant
que huauge de Viracocha Inca, et à ce titre chef de la panaca Sucso, endossait
nécessairement le rôle de grand-prêtre chargé d'assurer le succès des récoltes.
Peut-être avait-il également l'administration des canaux d'irrigation de Cuzco.
Quand les Incas assiégèrent cette ville, tenue par les Espagnols, ce fut le grand-
prêtre qui décida d'ouvrir les retenues des canaux afin d'inonder les routes
et les champs alentour, ainsi les chevaux des Espagnols resteraient embourbés
au cas où ils chercheraient à s'échapper 56.
Au gouvernement, la place d'Amaru Tupa Inca par rapport à Г Inca régnant,
Tupa Inca Yupanqui, était celle de dirigeant en second, appelé « Segunda
persona » en espagnol 57. Ce n'était pas lui qui avait autorité sur Hurin Cuzco,
mais probablement Capac Yupanqui S8. La première mention du dirigeant
en second remonte à 1582, dans un rapport fait par Christoval de Molina au
vice-roi Martin Enriquez 59. L'Inca régnant ne s'occupait pas des affaires
évoquées à Cuzco par les gouverneurs de provinces : elles étaient du ressort du
dirigeant en second, personnage eminent de la propre lignée de Г Inca. Il entrait
en charge le jour même où le nouvel Inca commençait son règne. On le
choisissait parmi les prêtres du soleil. En tant que tel, Amaru Tupa Inca devait
décider quelles huaca seraient désormais l'objet d'un culte, et quelles devaient
être détruites 60. Les deux dirigeants étaient indispensables et
complémentaires, tous deux devaient mourir avant que ne leur succède une autre diade.
Huayna Capac ne put accéder au trône avant que Tupa Inca Yupanqui et Amaru
Tupa Inca n'aient tous deux péri 61.
Des modes de gouvernement similaires, où le principal dirigeant est flanqué
d'un personnage de moindre envergure, se retrouvent sur la côte
septentrionale du Pérou 62. Il en résultait pour l'organisation politique de Cuzco que
Tupa Inca Yupanqui, dirigeant principal de Hanan Cuzco, était secondé par
Amaru Tupa Inca, et qu'il existait pour Hurin Cuzco un autre dirigeant
principal, Capac Yupanqui, probablement accompagné lui-même d'un autre
dirigeant en second. Les divisions de Cuzco en suyu concrétisaient cette règle de
quadripartition. Tupa Inca Yupanqui était associé à Chinchaysuyu, et Amaru

54. Santa Cruz, 1968, p. 301.


55. Zuidema, 1974.
56. Castro Tito Cussi Yupanqui Inca, 1917, pp. 66-67.
57. Zuidema, 1973a, p. 158.
58. Ibid., p. 156.
59. Molina, 1582, dans Levillier, 1925, p. 280.
60. Murtja, 1964, I, p. 48.
61. Santa Cruz, 1968, p. 305.
62. Netherly, 1977.
62 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

Tupa Inca à Antisuyu. Capac Yupanqui doit probablement avoir été associé
à Collasuyu et son second à Cuntisuyu.

Conclusion.
Le principe consistant à organiser la division de l'espace à partir d'un point
central d'où rayonnent des lignes qui sont autant de « frontières » est assez
commun dans les Andes. J. Albó Га montré à propos de l'exemple de San Andres
de Machaca. R. T. Zuidema a proposé d'interpréter ce type d'organisation
de l'espace comme l'expression d'une puissance politique centrale qui
considère les choses ď « en haut », alors qu'au contraire une structure en grille ou
en carré reflète le point de vue ď « en bas » 63. Dans Guzco inca, l'emprise sur
l'espace se faisait à partir de Г Inca régnant, grâce à des lignes rayonnant depuis
le centre de Cuzco et dont chacune reliait entre elles une série de huaca. C'était
le système des ceque.
J'ai abordé le problème de l'organisation des terres des panaca et des ayllu
autour de Cuzco en cherchant d'abord à établir la réalité géographique des
faits, ensuite en la confrontant avec le modèle fourni par le système des ceque.
Depuis l'exemple le plus documenté et le plus manifeste encore actuellement,
celui des terres de Sucso et d'Aucaille et de leur réseau d'irrigation, j'ai observé
qu'une huaca sur le ceque de Sucso marque le point de départ d'un de leurs
principaux canaux. La situation de leurs terres semble indiquer qu'elles se répar-
tissaient par secteurs, autour de Cuzco, d'une manière comparable à celle des
terres des ayllu de San Andres. Du fait que les terres et les eaux de chaque ayllu
tendent à ne former qu'un seul district d'irrigation, tout secteur doit s'adapter
au fonctionnement global du réseau, depuis son origine jusqu'aux derniers
champs qu'il arrose. Le contrôle de l'approvisionnement en eau revêtait donc
une grande importance stratégique. Aussi, la possession de sources par une
panaca ou un ayllu s'exprimait par l'obligation religieuse qui lui était faite
d'en prendre soin comme d'une huaca ou sanctuaire. La relation étroite
existant entre panaca ou ayllu et source d'eau était renforcée parce que l'affiliation
de la panaca ou de Vayllu se faisait avec le ceque sur lequel se trouvait la source.
C'est ce qui explique que des irrégularités constatées sur le terrain dans la
localisation des ceque sont dues parfois à la nécessité de s'accommoder des réseaux
d'irrigation existants.
A partir de l'exemple qu'apporte la répartition des terres et des canaux
possédés par les panaca Sucso et Aucaille, il semble que le secteur attribué
à une panaca devrait idéalement débuter au niveau du ceque d'où part le canal
d'irrigation dont il est tributaire. Il se terminerait au niveau du ceque où se
trouve la source alimentant la panaca viosine. Cependant, les caractéristiques
particulières de chaque réseau d'irrigation demandaient des ajustements au
système des ceque. C'est en particulier le cas pour les trois derniers ceque d'Anti-
suyu qui se suivent l'un l'autre au lieu de rayonner à partir du centre de Cuzco.
Chaque ceque comporte des sources qui alimentent les réseaux d'irrigation.
Ceux-ci arrosent les terres entre le ceque et le Huatanay, cours d'eau qui forme

63. Zuidema, 1973b, p. 163.


RÉSEAUX D'IRRIGATION AU CUZCO 63

frontière entre Antisuyu et Collasuyu. A partir de l'exemple d'Antisuyu où


j'ai montré quelles relations existaient probablement entre le réseau
d'irrigation, les terres des panaca et le modèle inspiré par le système des ceque, j'ai
émis quelques hypothèses quant au mode de division des terres à Chinchay-
suyu, basées sur ce que nous savons de ses principaux systèmes d'irrigation.
Les ceque qui subdivisaient de surcroît les terres de chaque panaca ont sans
doute correspondu aux divisions en sous-ayllu. Dans le cas des panaca Sucso
et Aucaille, les trois sections du canal Tambo Machay attribuées à chacune
peuvent avoir servi à l'organisation du travail collectif d'entretien de ce canal.
Si les hypothèses basées sur les données relatives à Antisuyu se vérifient à
l'égard de Ghinchaysuyu, nous pouvons appliquer le même raisonnement aux
relations qui pouvaient exister entre réseaux d'irrigation et domaines des panaca
à Hurin Cuzco et l'organisation du système des ceque.
A Chinchaysuyu comme à Antisuyu, la structure sociale est axée sur les
associations/oppositions symboliques et hiérarchiques entre
supérieur/inférieur et intérieur/extérieur. C'est également vrai pour les systèmes
d'irrigation de chaque suyu. Chinchaysuyu englobe les principaux réseaux d'irrigation
de la ville de Cuzco proprement dite, tandis qu'Antisuyu comprend ceux qui
arrosaient les environs de Cuzco et des zones plus éloignées, vers l'est. Par une
conformité logique à ces règles, les plus importantes panaca de chaque suyu
avaient la charge des réseaux d'irrigation majeurs. Ainsi, les panaca Capac
et Hatun contrôlaient probablement le réseau des canaux Ticatica et Cha-
can de Chinchaysuyu, qui jouaient un rôle plus vital pour Cuzco que les canaux
Viroypaccha et Pilcopuquio, contrôlés, eux, par les panaca Vicaquirao et Hua-
caytaqui. A Antisuyu, les panaca Sucso et Aucaille avaient la charge de
l'important réseau de Tambo Machay, alors que les ayllu non royaux disposaient d'une
série de puquios dans la vallée du Huatanay.
L'association de Chinchaysuyu avec l'Inca régnant, et celle d'Antisuyu
avec les prêtres, s'exprimaient géographiquement : l'un comme les autres avaient
des terres dans leurs suyu respectifs. Les biens fonciers de la panaca du
souverain régnant de Hanan Cuzco se situaient probablement à Chinchaysuyu.
Nous disposons de meilleures données pour affirmer la relation du territoire
d'Antisuyu avec la « Segunda persona » de l'Inca. Ce personnage était choisi
parmi les grand-prêtres et pour cette raison ses terres se situaient à Antisuyu,
en particulier dans le secteur assigné à la panaca Sucso. Ce fut le cas pour Amaru
Tupa Inca, dirigeant en second auprès de Tupa Inca Yupanqui.
Des recherches ultérieures sur les réseaux d'irrigation et les terres de Hanan
et de Hurin Cuzco devraient permettre de mettre mieux en lumière
l'organisation politique de Cuzco et le rôle joué par les panaca dans le fonctionnement
réel de la capitale inca.

GLOSSAIRE

Ayllu : a) groupe de parenté du type « kindred » ou b) groupe défini par l'unité du


territoire irrigué, qui possède un chef.
Ceques : lignes imaginaires qui divergeaient à partir de Cuzco et sur lesquelles étaient
distribués les lieux sacrés.
64 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES

Illustration non autorisée à la diffusion


RÉSEAUX D'IRRIGATION AU CUZCO 65

Huaca : lieu sacré.


Panaca : ayllu ou groupe de parenté du type « kindred », issu d'un Inca.
Puquio : source.
Suyu : province, quart, quartier.

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