Les Réseaux D'irrigation Dans La Géographie Politique de Cuzco
Les Réseaux D'irrigation Dans La Géographie Politique de Cuzco
Les Réseaux D'irrigation Dans La Géographie Politique de Cuzco
Américanistes
Sherbondy Jeanette. Les réseaux d'irrigation dans la géographie politique de Cuzco. In: Journal de la Société des
Américanistes. Tome 66, 1979. pp. 45-66 ;
doi : https://doi.org/10.3406/jsa.1979.2170
https://www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1979_num_66_1_2170
DE CUZCO
Cet article a été écrit conjointement avec celui dans lequel R. T. Zuidema
analyse les rapports entre les divisions territoriales dites moitié et suyu et la
répartition géographique des réseaux d'irrigation dans le Cuzco inca 1. D'une
manière comparative, je suggère que les subdivisions de chaque suyu en zones
assignées aux diverses panaca et ayllu ont été instituées en fonction des
exigences propres à chaque réseau d'irrigation 2. Le système des ceque divise
théoriquement chaque suyu en trois principaux secteurs de cercle. Une répartition
similaire des terres ayllu se retrouve de nos jours au village de San Andres
de Machaca (Bolivie) 3. Ce village se situe au centre d'un terroir circulaire,
en principe du moins. Celui-ci est divisé en moitiés, supérieure et inférieure ;
chaque moitié se subdivise à son tour en trois secteurs correspondant aux biens
fonciers de chacun des six ayllu de San Andrés. Une correspondance assez
étroite existe entre ce modèle théorique et la réalité géographique des
divisions du territoire 4.
1. Zuidema, 1978.
2. J'ai utilisé divers types de sources : chroniques publiées de l'histoire inca ; documents,
les uns publiés les autres non, de la période coloniale espagnole (réclamations en matière
de biens fonciers et de droits sur les eaux). Une des sources les plus intéressantes était
constituée par une partie de la « Visita » officielle du territoire de Cuzco, effectuée en 1711-1714
par le marquis de Valdelirios. Elle a été partiellement publiée par M. Rostworowski, sous
le titre « Nuevos aportes para el estudio de la medición de tierras en el Virreynato e Incario »,
Revista del archive nacionál del Peru, Entregas I et II (1964).
J'ai complété les données historiques par mes propres observations ethnographiques sur
le terrain au cours de l'été 1972, de la période août 1975-octobre 1976 et du mois de juillet
1977. Ces séjours ont été rendus possibles par des subventions de Г Anthropology department
et du Graduate college de l'University of Illinois et par une bourse Fulbright-Hays. Des
travaux complémentaires sur les systèmes d'irrigation à Cuzco seront inclus dans ma Ph. D.
dissertation.
3. Albó, 1972.
4. Voir le dessin, reproduit par nous (fig. 4), du modèle théorique et de la configuration
réelle des terres ayllu de San Andrés dans Albó, 1972, p. 781.
46 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES
5. Pour une description du système des ceque, voir Сово, 1956, II, pp. 169-186, et pour
une analyse de ce système, Zuidema, 1964 et 1978.
6. Zuidema, 1973, a, p. 129.
7. Rostworowski, 1964, p. 12.
RÉSEAUX D'IRRIGATION AU CUZCO 47
Chinchaysuyu.
Si nous avons pu établir que l'importance relative des réseaux d'irrigation
et des biens fonciers, à Antisuyu, correspond à la hiérarchie politique et
cosmologique des Incas, qui fonde celle des panaca et des ayllu, dès lors nous
pouvons supposer qu'il en était de même à Chinchaysuyu, et qu'un système de
correspondance équivalent existait entre les panaca, les ayllu, leurs terres
et leurs ressources en eau. Bien que ne disposant pas de données exactes sur
la localisation des biens fonciers, du moins savons-nous quelque chose au sujet
des canaux et des réseaux d'irrigation de Chinchaysuyu.
A l'époque post-incaïque, sous l'administration coloniale espagnole, le canal
provenant de Ticatica assurait l'approvisionnement en eau le plus
important u. En raison de la destruction du réseau des canaux au cours de la
conquête, Cuzco souffrit du manque d'eau durant la décade qui suivit. Le canal
Ticatica fut reconstruit par les Espagnols en 1548 et à nouveau en 1571 1б.
Le gouvernement péruvien le reconstruisit derechef en 1910 et il fait encore,
de nos jours, partie du réseau d'alimentation en eau potable de Cuzco 16.
Les canaux Chacan, branchés sur le cours supérieur de la rivière Sapi, elle-
même issue du mont Senca, amenaient l'eau jusqu'au centre de Cuzco et
irriguaient les cultures en terrasse situées au-dessus de la ville, depuis la rivière
Sapi jusqu'à la gorge où se forme la rivière Choquechaca-Tullumayu. Le canal
Viroypaccha alimentait vraisemblablement les quartiers de Cuzco situés à
13. En juillet 1976, j'ai pu localiser Huayllacán sur les pentes qui dominent Paullu Grande,
où un grand champ a gardé ce nom. Un terrain plus petit portant le même nom se trouve
dans le village voisin de Macay. Voir la carte dans l'étude de Solis Gamarra, 1972. Comme
Zuidema l'a écrit (1978), le territoire compris entre Paullu et Coricocha constituait
probablement la chefferie de Marna Micay.
14. MuRÚA, 1964, p. 189.
15. « Actas de los Libros de Cabildo del Cuzco », Revista del archive histôrico, 9, pp. 277,
279 ; Toledo, 1929, pp. 133-136.
16. Honorable Junta Económica del Agua de Chinchero, 1910, p. 18.
RÉSEAUX D'iRRIGATION AU CUZCO 49
l'est de la Tullumayu ; dès lors il doit avoir servi à irriguer les terrasses de ce
qu'on appelle actuellement la paroisse San Bias. On le considérait comme une
des plus importantes ressources en eau de Cuzco 17.
Pilcopuquio donnait naissance à un canal construit dans un ravin proche
de Patallacta, demeure que fit construire Pachacuti Inca, où il mourut et où
sa momie fut conservée 18. Il avait ordonné que les eaux « apparaissent » en
ce lieu 19. Patallacta se situait probablement là où se trouvent maintenant
les ruines appelées « Qenqo » 20. Par conséquent, le canal Pilcopuquio doit
avoir été, soit le canal et le réservoir situés au nord-est de Qenqo, soit les sources
qui alimentent, à l'est de Qenqo, un réservoir dans la vallée où est bâtie
actuellement Villa San Bias. En ce qui concerne leur ordre d'importance dans
l'approvisionnement de Cuzco, le canal Ticatica et les canaux Chacan se situent au
premier rang. Vient ensuite le canal Viroypaccha et enfin le canal Pilcopuquio.
17. Blanco, 1974, I, p. 180 ; Guaman Poma de Ayala, 1936, p. 1051 ; Сово, 1956, II,
p. 170.
18. Сово, 1956, II, p. 169.
19. Ibid. ; Sarmiento de Gambóa, 1943, p. 114.
20. Zuidema, 1978.
21. J'ai repris le système utilisé par Zuidema pour désigner chaque ceque et huaca. Voir
Zuidema, 1964 et 1978.
22. Сово, 1956, II, pp. 169-178.
23. Zuidema, 1978.
50 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES
pos des Incas associés avec chaque suyu. Tupa Inca Yupanqui, Pachacuti
Inca et Inca Roca avaient tous des liens étroits avec Cuzco proprement dit,
alors que Viracocha Inca et Yawar Huacac étaient associés avec la vallée de
l'Urubamba. Yawar Huacac fut élevé par Yayllu de sa mère à Pata Huailla-
can (près de Paullu). Son successeur, Viracocha Inca, avait fui à Caquia Xaqui-
jaguana pendant les guerres chanca : c'est de là qu'il exerça son influence,
alors que Pachacuti Inca, au contraire, s'établissait à Cuzco M. Il y a donc,
dans la mise en place des réseax d'irrigation de Chinchaysuyu et d'Antisuyu,
une conformité avec la logique de l'organisation sociale au sein de ces suyu et
avec les connotations mythologiques propres à chacune d'elles.
Tambo Machay Ill'i'a : 9 Canal Tambo Ma- Panaca Sucso Viracocha Inca
chay (section
supérieure)
(Prèsd'Illansayua) III'2'a : 6 Canal Tambo Ma- Panaca Aucail- Yawar Huacac
chay (section in- le
férieure)
Guamantanta, Pa- III'3'a : 2, 3, 5 Puquios sur la rive Ayllu Yacanora
cay puquio, Cuil- gauche du Huata-
lorpuquio nay
Sacasaylla puquio III'3'b : 1, 2, 4, Puquios au pied Ayllu Ayarma-
et probablement 6 du Mont Picol ca
Pirqui puquio,
Avacos puquio et
Urco puquio
Lampa puquio, Su- Ш'3'с : 1, 2, 3 Puquios entre Pi- Ayllu Cari
rama puquio et col et les hauteurs
Corpor puquio ď Angostura
O\Yuncaypampa
A \
Illansayua
n terrasse repérée
zone est divisée en deux par le quatrième ceque, qui semble marquer la limite
des terres de la panaca Sucso par rapport à celles de la panaca Aucaille.
Cependant, il existe quatre ceque supplémentaires : deux du côté de Sucso (III I b
et III 1 c) et deux du côté ď Aucaille (III 2 b et III 2 c). Ces ceque subdivisent
le territoire de chaque panaca en trois secteurs. Le canal Tambo Machay est
également divisé par les ceque en deux sections principales, chacune subdivisée
en trois. Les panaca peuvent avoir utilisé ces sections pour organiser les équipes
de travailleurs chargés de nettoyer le canal chaque année. (Voir figure 3, «
Division probable du canal Tambo Machay en deux groupes de trois ceque ».) Nous
savons, par des descriptions ethnographiques contemporaines du travail en
commun dans d'autres régions du Pérou, que dans une collectivité donnée,
les groupes sociaux organisés sont utilisés dans la mise en œuvre des travaux
collectifs 26. C'est tout spécialement le cas lorsqu'il s'agit du curage des canaux,
tâche qui reste souvent la seule activité encore pratiquée en commun dans
certains villages. A cette occasion seulement, on peut observer comment
l'organisation sociale du village se répercute sur la répartition en groupes de
travail. C'est à Saiwite (Abancay), en 1972, que j'ai trouvé l'exemple le plus proche
de Cuzco d'une communauté qui se répartit elle-même en groupes de
travailleurs pour entretenir un canal. Le cas offre d'autant plus d'intérêt que le canal
en question est ancien et remonte pour le moins à l'époque inca. Là où il débute
se trouve un rocher fameux pour ses reliefs sculptés figurant des canaux, des
terrasses, des réservoirs et des animaux tels que serpents, grenouilles, lézards
et singes. Cet univers sculpté est conçu de manière à représenter le dos d'un
puma 27. Le rocher se situe sur la plus haute terrasse d'une pyramide céré-
monielle qui fut sans doute un temple. L'eau descendait de gradin en gradin
en franchissant une série de pierres entaillées de façon à créer autant de
cascades. Quant au rocher lui-même, on peut le comparer aux énormes roches
sculptées des environs de Cuzco, associées à des canaux d'irrigation, comme
ceux de Lanlacuyoc et de Lacco. Ce qui éveille encore plus l'attention, dans
la perspective d'une comparaison avec le système des ceque, c'est que la
communauté de Conchaca à Saiwite se divise en trois groupes principaux de
travailleurs pour nettoyer le canal. La division d'un ayllu en trois groupes
subsiste de nos jours dans la région de Cuzco, au village d'Anta. Cette triparti-
tion peut se désigner par les termes collana, payan et cayao, comme c'est le
cas dans le système des ceque, ou par les termes capac, hatun et huchuy, comme
on l'observe aujourd'hui pour les subdivisions de Y ayllu Collana, à Anta 28.
Cette dernière terminologie était en usage en 1787 dans la zone du canal de
Saiwite, aux villages de Curahuasi et Antilla. A Collaguas, au cours des xvie et
xvne siècles, il y avait trois ayllu, chacun de 300 hommes, dénommés «
Collana », « Payan » et « Cayao ». De surcroît, chaque ayllu se subdivisait en trois
pachaca (« patacas ») de cent hommes chacune, désignées également par ces
mêmes termes de « Collana », « Payan » et « Cayao » 29.
Fig. 2. — Relation hypothétique entre les ceque, les terres des panaca et des ayllu
et les principaux canaux. En tireté, les canaux.
1111a
canal
Tambo Machay
1112a
1113a
CUZCOZ-1 Yacanora
30. Le mode de possession des terres par des ayllu qui détiennent des terrains dans
plusieurs zones écologiques différentes a été étudié dans diverses régions des Andes. Voir Murra,
1972.
RÉSEAUX D'IRRIGATION AU CUZCO 57
Les enclaves.
Une cause permanente de malentendus était due à l'existence d'enclaves
réservées à l'usage des voyageurs. Actuellement encore, nous connaissons
des cas où un ayllu possède une enclave dans le territoire d'un autre ayllu 31.
Cette enclave sert de halte pour la nuit aux voyageurs d'un ayllu qui traversent
le territoire d'un autre ayllu : du fait que nul, appartenant à ce dernier, ne
donnerait à ces voyageurs le gîte ou le couvert, il est donc indispensable que
leur propre ayllu entretienne un lopin cultivé sur le territoire des voisins. Il
y avait à Antisuyu une enclave appartenant aux ayllu Capac et Hatun, qui
relevaient de Chinchaysuyu. Peu après la conquête de Cuzco par les
Espagnols, un décret royal de 1552 mentionne des terres appartenant à ces ayllu
près de Yuncaypampa 32. Or, c'est là que s'abreuvaient les caravanes de llama
sur la route principale qui menait de Cuzco aux pentes tropicales du versant
est des Andes. Il semble donc que cette enclave ait été destinée à l'usage des
voyageurs 33.
Droits d'usufruit des ayllu.
Une autre forme de confusion résultait des droits d'usufruit exercés par
un ayllu sur la terre ou sur l'eau appartenant à un autre ayllu. Des
contradictions existaient entre les concepts juridiques espagnols et le droit coutumier
inca (ou andin) à l'égard des droits sur l'eau ou sur les pâturages. Une dispute
révélatrice à cet égard éclate au début du xvine siècle entre les ayllu Hatun
et Capac, de la paroisse San Bias, et les ayllu Sucso et Aucaille, de la paroisse
San Sebastián 34. Pour les besoins de l'irrigation, les terres des premiers, situées
près de Yuncaypampa, dépendaient du canal Tambo Machay, lequel
appartenait à Sucso et Aucaille. En plus de l'utilisation du canal pour remplir un
réservoir où s'abreuvaient leurs troupeaux, les ayllu Capac et Hatun se servaient
de l'eau courante pour laver leurs patates et ocas séchées et gelées (chuňo et
caya, respectivement). Aux termes d'une pétition envoyée par eux en 1713,
ils utilisaient l'eau du canal Tambo Machay quatre jours et quatre nuits par
mois 35.
31. Information qui m'a été communiquée par Zuidema, à propos de Tomanga et Huar-
caya, Ayacucho.
32. Rostworowski, 1962, p. 161.
• 33. Сово, 1956, II, p. 176 ; Rostworowski, 1964, p. 27.
34. Rostworowski, 1964, pp. 26-30.
35. Ibid., p. 27.
58 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES
Terres ď Amaru.
Il semble que les problèmes nés de droits concurrents sur les terres et sur
les eaux se soient également posés à l'époque inca. Un cas intéressant est celui
des terres que l'on dit avoir appartenu à Amaru Tupa Inca, et dénommées
« Terres ď Amaru ». L'intérêt réside non seulement dans le problème juridique
qu'elles posent, mais aussi dans le contexte mythologique dans lequel il est
discuté. Amaru Tupa Inca était le fils aîné de Pachacuti Inca, bien qu'il ne
lui ait pas succédé sur le trône 89. Tupa Inca Yupanqui, second fils de
Pachacuti Inca, succéda à son père et Amaru Tupa Inca fit allégeance à son frère 40.
On pourrait s'attendre, par conséquent, à ce qu'Amaru Tupa ait appartenu
à la panaca de Pachacuti Inca, Hatun. Cependant, tous les symboles associés
à sa personne l'identifient avec l'idole (huauge) de Viracocha Inca et avec la
panaca Sucso d'Antisuyu. Quand Gonzalo Pizarro découvrit la momie de
Viracocha Inca à Caquia Xaquixaguana, sa huauge s'y trouvait également. Elle
portait le nom d'Inca Amaru41. Amaru Tupa Inca était né à Vilcasguaman,
mais sa naissance ne fut officiellement célébrée qu'après qu'il eût été présenté
à son grand-père Viracocha Inca, à Cuzco. C'est alors qu'il fut nommé 42. Il
y a donc insistance sur sa descendance directe de Viracocha Inca 43.
Le nom d'Amaru Tupa Inca le rattachait également à Viracocha Inca.
« Amaru » et « Viracocha » ont des connotations symboliques et mythologiques
semblables. Tous deux sont associés à l'eau, spécialement celle des
inondations. « Amaru-mayu » (la rivière-serpent) désigne une rivière qui laisse à la
décrue des dépôts d'alluvions **. Un mythe associait également à une rivière
le dieu Cuniraya Viracocha 45. D'autres mythes évoquent le dieu Viracocha,
démiurge qui crée le monde à partir des eaux primordiales et le détruit ensuite
par un déluge. Quand les-eaux se retirèrent, une partie d'entre elles forma le
lac Titicaca à partir duquel Viracocha recréa le monde actuel. Puis il disparut
en marchant sur les eaux de la mer. On l'appela pour cette raison «
Viracocha » qui signifie « écume de la mer » 4e.
38. « Titulos, proviciones ynstrumentos y demas autos pertenecientes a las tierras de Âmaro
cancha, la Calera enzima de la Parrochia de San Bias », Archivo departamental del Cuzco,
Sala 2, top. 9 (Archive del colegio de Ciencias), legajo I : folios 15 v°-20.
39. Santa Cruz, 1968, p. 300; Sarmiento, 1943, p. 115.
40. Сово, 1956, II, p. 83 ; Las Casas, 1909, p. 419 ; Sarmiento de Gambóa, 1943, p. 117.
41. Sarmiento de Gambóa, 1943, p. 83 ; Сово, 1956, II, p. 77.
42. Santa Cruz, 1968, p. 299.
43. Murua, 1964, II, p. 10.
44. Information communiquée par Hernan del Barco.
45. A vila, 1966, cap. 2.
46. Sarmiento de Gambóa, 1943, p. 42.
60 SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES
Amaru Tupa Inca était également associé aux vertus curatives de l'eau.
Une histoire raconte comment Tupa Inca Yupanqui fut guéri, par lui, d'une
maladie, dans les eaux de Mananhuaňunca (« le lieu où personne ne meurt »),
ainsi nommé en raison de cet événement. Un autre récit associe Amaru Tupa
Inca avec les eaux de Mananhuaňunca, Colquemachacuai et Cantoc 47. Le mal
avait été transmis par Viracocha Inca, qui, disait-on, était malade quand on
lui présenta Amaru Tupa Inca 48. Ces récits expliquent pourquoi il y a une
référence à la maladie dans le nom de la panaca de Viracocha Inca, Sucsu.
En quechua, suesuni a le sens ď « être malade, être invalide 49 ».
Enfin, l'association de Amaru Tupa Inca avec Antisuyu peut être décelée
par l'emplacement de ses terres. Sur le territoire d'Antisuyu, c'étaient celles
qui longeaient la frontière de Chinchaysuyu et se situaient le plus près de Cuzco.
Appelées « terres d'Amaru » dans les documents d'époque coloniale, elles
comprenaient les terrasses de Lucre et Occhullo, voisines de l'extrémité orientale
de Cuzco. Leur irrigation était réalisée par un réseau de canaux descendus
de la zone marécageuse dite Ucu Ucu. Ces canaux remplissaient un réservoir
à partir duquel on répartissait l'eau sur les terres des particuliers. Le
réservoir d'Amaru était probablement celui qui se trouve près du rocher sculpté
appelé maintenant Lacco. A l'extrémité la plus élevée des terres d'Amaru,
là où débutait leur réseau d'irrigation, se situait Amaru Marca Huasi, huaca
située sur le ceque de la panaca Sucso (Ill'l'a). On peut vraisemblablement
identifier ce site avec les ruines de la forteresse inca qui porte aujourd'hui
le nom de Puca Pacara 50. Cette huaca associe plus étroitement encore les terres
d'Amaru avec la panaca Sucso. La colline d'Amaru, où se trouvent les
bâtiments d'Amaru, apparaît au nord d'Ucu Ucu sur une carte peinte en 1771
ou 1772 51. Comme « marca huasi » désigne une construction destinée au
stockage des semences pour la récolte suivante Amaru Marca Huasi jouait un rôle
important pour assurer la bonne conservation des semences prévues pour
garantir la sécurité alimentaire de Cuzco en cas de situation grave, lors des
sécheresses notamment 5a. Amaru Tupa Inca était responsable de l'agriculture et
des bâtiments à Cuzco, alors que son frère Tupa Inca Yupanqui avait la charge
des affaires militaires dans le gouvernement de l'État, ce qui l'amenait à passer
beaucoup de temps en dehors de Cuzco бз. On rapporte un mythe selon lequel
les terres d'Amaru Tupa Inca bénéficiaient de conditions climatiques
particulièrement favorables, si bien que lors d'une sécheresse qui affecta Cuzco
pendant sept années consécutives, ces terres donnèrent des récoltes qui sau-
47. MuRÚA, 1964, II, pp. 11-14 ; Guaman Poma de Ayala, 1936, p. 316.
48. Santa Chuz, 1968, p. 299.
49. Gonzalez Holguîn, 1952, p. 331.
50. Il faut probablement identifier Amaru Marca Huasi, qui était proche de Tambo Machay,
avec les ruines appelées aujourd'hui Puca Pucara (« forteresse rouge »), voisines également
de l'hacienda Huaylla Cocha. Ce doit être la même forteresse inca qu'un document ancien
mentionne comme « Paucar-uaylla-eocha » (Rostworoski, 1962, p. 161).
51. Macéra, 1968 : carte de La Calera.
52. Gonzalez Holguîn, 1952, p. 169, « Marca chacra » désigne le champ où poussent les
plantes qui donneront les semences, tandis que « Marca moho » désigne les semences réservées
pour les prochaines semailles (Gonzalez Holguîn, 1952, p. 232).
53. Muhúa, 1964, I, p. 58.
RÉSEAUX D'iRRIGATION AU CUZCO 61
vèrent la ville de la famine 64. Leur position privilégiée dans la vallée de Guzco
semble due au fait que les terrasses situées sur les pentes nord sont épargnées
par la plupart des gelées. Une autre explication tiendrait à l'exceptionnelle
qualité du réseau d'irrigation pour ces terres en particulier. Le rôle d'Amaru
Tupa Inca dans l'agriculture impliquait la pratique des rites agraires de la
religion inca. Par ailleurs, les panaca constituaient moins des lignages propre-
ments-dits que des groupes professionnels ou politiques. Du fait que la panaca
Sucso constituait le groupe des grands-prêtres 55, Amaru Tupa Inca, en tant
que huauge de Viracocha Inca, et à ce titre chef de la panaca Sucso, endossait
nécessairement le rôle de grand-prêtre chargé d'assurer le succès des récoltes.
Peut-être avait-il également l'administration des canaux d'irrigation de Cuzco.
Quand les Incas assiégèrent cette ville, tenue par les Espagnols, ce fut le grand-
prêtre qui décida d'ouvrir les retenues des canaux afin d'inonder les routes
et les champs alentour, ainsi les chevaux des Espagnols resteraient embourbés
au cas où ils chercheraient à s'échapper 56.
Au gouvernement, la place d'Amaru Tupa Inca par rapport à Г Inca régnant,
Tupa Inca Yupanqui, était celle de dirigeant en second, appelé « Segunda
persona » en espagnol 57. Ce n'était pas lui qui avait autorité sur Hurin Cuzco,
mais probablement Capac Yupanqui S8. La première mention du dirigeant
en second remonte à 1582, dans un rapport fait par Christoval de Molina au
vice-roi Martin Enriquez 59. L'Inca régnant ne s'occupait pas des affaires
évoquées à Cuzco par les gouverneurs de provinces : elles étaient du ressort du
dirigeant en second, personnage eminent de la propre lignée de Г Inca. Il entrait
en charge le jour même où le nouvel Inca commençait son règne. On le
choisissait parmi les prêtres du soleil. En tant que tel, Amaru Tupa Inca devait
décider quelles huaca seraient désormais l'objet d'un culte, et quelles devaient
être détruites 60. Les deux dirigeants étaient indispensables et
complémentaires, tous deux devaient mourir avant que ne leur succède une autre diade.
Huayna Capac ne put accéder au trône avant que Tupa Inca Yupanqui et Amaru
Tupa Inca n'aient tous deux péri 61.
Des modes de gouvernement similaires, où le principal dirigeant est flanqué
d'un personnage de moindre envergure, se retrouvent sur la côte
septentrionale du Pérou 62. Il en résultait pour l'organisation politique de Cuzco que
Tupa Inca Yupanqui, dirigeant principal de Hanan Cuzco, était secondé par
Amaru Tupa Inca, et qu'il existait pour Hurin Cuzco un autre dirigeant
principal, Capac Yupanqui, probablement accompagné lui-même d'un autre
dirigeant en second. Les divisions de Cuzco en suyu concrétisaient cette règle de
quadripartition. Tupa Inca Yupanqui était associé à Chinchaysuyu, et Amaru
Tupa Inca à Antisuyu. Capac Yupanqui doit probablement avoir été associé
à Collasuyu et son second à Cuntisuyu.
Conclusion.
Le principe consistant à organiser la division de l'espace à partir d'un point
central d'où rayonnent des lignes qui sont autant de « frontières » est assez
commun dans les Andes. J. Albó Га montré à propos de l'exemple de San Andres
de Machaca. R. T. Zuidema a proposé d'interpréter ce type d'organisation
de l'espace comme l'expression d'une puissance politique centrale qui
considère les choses ď « en haut », alors qu'au contraire une structure en grille ou
en carré reflète le point de vue ď « en bas » 63. Dans Guzco inca, l'emprise sur
l'espace se faisait à partir de Г Inca régnant, grâce à des lignes rayonnant depuis
le centre de Cuzco et dont chacune reliait entre elles une série de huaca. C'était
le système des ceque.
J'ai abordé le problème de l'organisation des terres des panaca et des ayllu
autour de Cuzco en cherchant d'abord à établir la réalité géographique des
faits, ensuite en la confrontant avec le modèle fourni par le système des ceque.
Depuis l'exemple le plus documenté et le plus manifeste encore actuellement,
celui des terres de Sucso et d'Aucaille et de leur réseau d'irrigation, j'ai observé
qu'une huaca sur le ceque de Sucso marque le point de départ d'un de leurs
principaux canaux. La situation de leurs terres semble indiquer qu'elles se répar-
tissaient par secteurs, autour de Cuzco, d'une manière comparable à celle des
terres des ayllu de San Andres. Du fait que les terres et les eaux de chaque ayllu
tendent à ne former qu'un seul district d'irrigation, tout secteur doit s'adapter
au fonctionnement global du réseau, depuis son origine jusqu'aux derniers
champs qu'il arrose. Le contrôle de l'approvisionnement en eau revêtait donc
une grande importance stratégique. Aussi, la possession de sources par une
panaca ou un ayllu s'exprimait par l'obligation religieuse qui lui était faite
d'en prendre soin comme d'une huaca ou sanctuaire. La relation étroite
existant entre panaca ou ayllu et source d'eau était renforcée parce que l'affiliation
de la panaca ou de Vayllu se faisait avec le ceque sur lequel se trouvait la source.
C'est ce qui explique que des irrégularités constatées sur le terrain dans la
localisation des ceque sont dues parfois à la nécessité de s'accommoder des réseaux
d'irrigation existants.
A partir de l'exemple qu'apporte la répartition des terres et des canaux
possédés par les panaca Sucso et Aucaille, il semble que le secteur attribué
à une panaca devrait idéalement débuter au niveau du ceque d'où part le canal
d'irrigation dont il est tributaire. Il se terminerait au niveau du ceque où se
trouve la source alimentant la panaca viosine. Cependant, les caractéristiques
particulières de chaque réseau d'irrigation demandaient des ajustements au
système des ceque. C'est en particulier le cas pour les trois derniers ceque d'Anti-
suyu qui se suivent l'un l'autre au lieu de rayonner à partir du centre de Cuzco.
Chaque ceque comporte des sources qui alimentent les réseaux d'irrigation.
Ceux-ci arrosent les terres entre le ceque et le Huatanay, cours d'eau qui forme
GLOSSAIRE
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