High Frequencf Trading Et La Formation
High Frequencf Trading Et La Formation
High Frequencf Trading Et La Formation
THÈSE
PRÉSENTÉE
COMME EXIGENCE PARTIELLE
AU DOCTORAT EN SOCIOLOGIE
AVRIL 2019
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Service des bibliothèques
Avertissement
La diffusion de cette thèse se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le
formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles
supérieurs (SDU-522- Rév.10-2015). Cette autorisation stipule que «conformément à
l'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à
l'Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d'utilisation et de
publication de la totalité ou d'une partie importante de [son] travaiJ de recherche pour
des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise
l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des
copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support
que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entraînent pas une
renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété
intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de
commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»
REMERCIEMENTS
J'aimerais d'abord remercier mon directeur, Éric Pineault, pour les conseils et le
soutien qu'il m'a fourni tout au long de mon cheminement. Merci à mes camarades
du CAFCA pour les innombrables discussions passionnées que nous avons eues et
pour leur support moral. Je remercie également le CRSH et le FQRSC pour leur
soutien financier, ma mère et ma grande amie Joelle, pour avoir fait la correction
linguistique de cette thèse, Christian Goyette et Éric Duhaime pour leurs généreux
commentaires, et enfin, Ahmed, pour n'avoir jamais cessé de croire en moi.
Finalement, un merci tout spécial à Benoit Gaulin, non seulement pour avoir
gentimentrelu et commenté ma thèse, mais pour m'avoir transmis sa passion pour la
sociologie.
TABLE DES MATIÈRES
REMERCIEMENTS ------------------------------------------ II
INTRODUCTION ------------------------------------ 1
CHAPITRE!
LE HIGH FREQUENCY TRADING DANS LA LITTÉRATURE: UN
MÉCANISME D'ÉCHANGE AU SERVICE DE LA LIQUIDITÉ ET DE
L'EFFICIENCE ALLOCATIVE
1.1 Introduction ---------------------------------------- 18
1.2 Qu'est-ce que le highfrequency trading? 19
1.3 Les stratégies mises en œuvre par le HFT 28
1.3.1 La tenue de marché 28
1.3.2 L'arbitrage 29
1.3.3 Les stratégies directionnelles 30
1.4 La microstructure des marchés et les analyses du HFT 31
1.4.1 Les effets du HFT sur la microstructure de la liquidité 34
1.4.2 L'impact du HFT sur l'intégrité des marchés 43
1.4.3 Les risques systémiques induits par le HFT 48
1.5 Les instances de régulation et le HFT 56
1.5.1 Les réglementations en vigueur aux États-Unis 56
1.5.2 Les réglementations en vigueur en Europe 57
1.5.3 Les réglementations en vigueur au Canada 59
1.5.4 Les insuffisances de la réglementation en vigueur 60
Vl
CHAPITRE II
L'INSTITUTIONNALISME DE JOHN R. COMMONS COMME CADRE
D'ANALYSE DU HFT
2.1 Introduction ----------------------------------------- 66
2.2 La propriété intangible comme fondement du capitalisme 67
2.3 Le going concern comme unité de pouvoir dirigée par la logique de la
propriété intangible 74
2.4 La bourse comme forme particulière de going concern 87
2.5 Objet et méthode _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 100
2.6 Conclusion 109
CHAPITRE III
LE PROCESSUS DE CONSTITUTION HISTORIQUE DE LA BOURSE DE
NEW YORK ET DE SON SYSTÈME DE SPÉCIALISTES
3.1 Introduction ---------------------------------------- 111
3.2 La Guerre d'Indépendance et l'émergence de la Bourse de New York_ 112
3.2.1 Une première tentative avortée de contrôle
du processus de négociation _________________________ 112
3.2.2 L'émergence de la Bourse de New York 118
3.3 La« seconde guerre d'indépendance» et la transformation
de la Bourse de New York en going concern formel______________ 121
3.3 .1 L'augmentation du nombre de titres financiers sur lesquels spéculer
et 1'intensification des conflits liés à la concurrence - - - - - - - - - - - 121
3.3.2 L'organisation de la Bourse de New York sous forme de boys club_ 125
3.3 .3 Les principales working ru!es de la Constitution de la Bourse de New
York et leurs avantages concurrentiels ____________________ 129
3.3.4 La reconnaissance juridique du commercial goodwill de la Bourse
Vll
CHAPITRE IV
LA CONSOLIDATION DU POUVOIR DES SPÉCIALISTES AU SEIN DU
GOVERNING COMMITEE DE LA NYSE
4.1 Introduction - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 160
4.2 La crise financière de 1929, la mise en place de la Securities
and Exchange Commission et la consolidation du pouvoir décisionnel
des spécialistes 162
4.2.1 Les transformations de l'économie et des marchés financiers
états-uniens dans les années 1880 162
4.2.2 Les origines de la bulle spéculative des années 1920 168
4.2.3 Le krach de 1929, la création de la SEC et la consolidation
du pouvoir des spécialistes 175
4.2.4 La mise en place de mesures antitrust comme moyen de contenir
le pouvoir des spécialistes la NYSE 186
Vlll
CHAPITRE V
LA DISSOLUTION DU MONOPOLE DES SPÉCIALISTES DE LA NYSE : Du
DÉVELOPPEMENT DU HFT À LA FORMATION DE BOURSES
MULTINATIONALES GÉANTES
5.1 Introduction------------------------------------------- 211
5.2 La remise en cause du monopole des spécialistes de la NYSE par 1' arrivée
des investisseurs institutionnels sur le marché des actions et 1' adoption
de mesures anticoncurrentielles par le Goveming Committee 213
5.3 La crise financière de 1968-1970 et la croisade de la SEC contre les
pratiques des courtiers de la NYSE 227
5.3 .1 Les fondements de la crise 227
5.3 .2 La réponse de la SEC : 1' abolition des avantages compétitifs
des courtiers de la NYSE 23 8
5.3 .3 Les nouvelles activités commerciales des courtiers de la NYSE et
l'augmentation des opportunités de profits des spécialistes 242
5.4 Le développement des ECN, la dissolution du monopole
des spécialistes et le développement du HFT 248
5.4.1 L'émergence des ECN et l'apparition du HFT 248
5.4.2 La dissolution du monopole des spécialistes par la SEC et le
développement du HFT 258
5.5 La riposte des spécialistes de la NYSE au développement du HFT et la
formation de bourses multinationales géantes 264
5.6 Conclusion 271
IX
CONCLUSION~-------------------------------------274
Le high frequency trading (HFT) est une pratique boursière très récente qui consiste à
utiliser des algorithmes d'un bout à l'autre du processus de placement afin de détecter
les micromouvements de marché et d'en tirer un maximum de profit. De façon plus
spécifique, le's caractéristiques associées à cette pratique sont les suivantes : 1) le
HFT se particularise par un volume de transaction très important, par une rotation
quotidienne élevée du portefeuille et par 1' absence de détention de titres à la clôture
des marchés. 2) il est essentiellement utilisé par des investisseurs agissant pour leur
compte propre; 3) son efficacité repose sur la vitesse d'exécution; 4) finalement, les
principales stratégies à partir desquelles le HFT tire avantage de la fluctuation des
cours sont la tenue de marché, 1' arbitrage et les stratégies directionnelles.
favorisant la liquidité, cette approche met de 1' avant une forme de téléologie de
1' efficience qui nie non seulement 1' ancrage social de la bourse, mais aussi son
processus de transformation historique.
Or, du point de vue de la théorie institutionnaliste de John R. Commons, qui est celle
que nous adoptons, la bourse est une entité capitaliste qui, devant se soumettre a,ux
lois sur la concurrence juste et équitable, augmente ses opportunités de profit en
mettant en place des working ru/es obligeant ses participants à adopter des
comportements qui lui confère un avantage concurrentiel. À la lumière de ce cadre
théorique redonnant à la bourse son ancrage social, cette thèse se propose de saisir la
façon dont le HFT transforme la stratégie concurrentielle des bourses, soit la manière
dont elles parviennent à se démarquer de leurs concurrentes et à réaliser du profit.
Selon nous, cette compréhension est la condition sine qua none sur laquelle repose la
mise en place d'une réglementation efficace du HFT.
Aux termes cette analyse, nous montrerons qu'avec la généralisation du HFT, les
organisations boursières parviennent à se démarquer les unes des autres grâce à des
opérations de fusions-acquisitions et, plus particulièrement, grâce à la capacité
d'influencer et/ou de contourner les réglementations boursières que leur confèrent la
taille géante et le caractère multinational obtenus par 1' entremise de telles opérations.
MOTS CLÉS: High Frequency trading, HFT, bourse, organisation boursière, Bourse
de New York, NYSE, spécialistes, goodwill, stratégie concurrentielle, Co mmons,
institutionnalisme, propriété intangible, working rules.
INTRODUCTION
Émil~ Zola
Notes préparatoires à L'argent
Croyant qu'il n'avait copié que des logiciels libres de droit, Serge Aleynikov
tente alors d'expliquer aux autorités ayant pris 1' affaire en charge que le
téléchargement de programmes informatiques appartenant à Goldman Sachs a très
certainement dû avoir eu lieu par mégarde. Malgré cette explication, le procureur
demande au juge sa mise en détention provisoire, sous prétexte qu'il ferait partie d'un
2
1
Voir Yves Eudes,« Les geeks à la conquête de Wall Sreet »,Le monde, 2 septembre 2009; Michael
Lewis, Flash Boys, New York, W.W Northon & Compagny, 2014.
3
Le high frequency trading (HFT) est une pratique très récente qui consiste à
utiliser des algorithmes afin de détecter les micromouvements de marché et en tirer
un maximum de profit. De façon plus spécifique, les caractéristiques associées à cette
activité sont les suivantes :
2) Ensuite, le HFT est essentiellement utilisé par des investisseurs privés, soit
des investisseurs qui opèrent pour leur propre compte, comme des banques
d'investissement, des hedge funds ou des firmes spécialisées.
Pour preuve, plus des deux tiers des transactions financières mondiales sont
désormais effectuées par ces robots capables de vendre ou d'acheter plus d'un millier
de produits financiers avant qu'un être humain puisse même cligner des yeux.
En dépit du fait qu'il puisse mener à des formes d'abus et qu'il comporte des
risques systémiques graves, le HFT n'est pourtant pas proscrit par les instances de
régulation. En effet, plutôt que de l'interdire, les autorités ne cherchent qu'à le
baliser. Ainsi, malgré les mises en garde quant aux dangers que cette pratique
comporte, la réglementation ne vise qu'à enrayer les comportements abusifs et à
réduire les possibilités de crises systémiques. Les raisons justifiant la posture des
régulateurs sont par ailleurs très faciles à comprendre : non seulement ils s'appuient
sur la littérature actuelle pour encadrer le HFT, mais ils ont eux-mêmes une approche
standard des marchés financiers et de la bourse. Ainsi, bien que le HFT comporte des
risques d'abus et d'assèchement généralisé de liquidité qui doivent être amoindris par
des réglementations, les instances de régulation croient par ailleurs qu'elles doivent
aussi favoriser le développement de cette pratique, et ce parce que dans la littérature,
6
elle est présumée accroître la liquidité disponible sur les marchés, et, ce faisant,
1' efficacité de 1' allocation des ressources financières.
Parce qu'elle dépasse les limitent des cadres théoriques que nous venons de
présenter, c'est l'approche institutionnaliste en économie que nous utiliserons afin de
comprendre la façon dont le HFT transforme les organisations boursières qui assurent
son développement. Influencé par le pragmatisme et le darwinisme,
l'institutionnalisme est une école de pensée qui, fondée au tournant du :XXe siècle
aux États-Unis par les travaux de Torsten Veblen, John R. Commons et William R.
Mitchell, appréhende l'économie en tant que phénomène socio-institutionnel en
constante mutation. Dans cette perspective, ce sont les institutions qui constituent le
point de départ de toute analyse économique. En outre, cette école de pensées en
propose une définition qui lui restitue son caractère social, politique et historique. En
effet, pour les institutionnalistes, les institutions sont des constructions sociales qui,
résultant d'un processus de transformation historique, structurent l'économie de façon
endogène. Influencés par le pragmatisme et 1' évolutionnisme, les institutionnalistes
américains proposent donc une conception de 1' économie qui se veut en rupture
radicale par rapport à la posture défendue par les néoclassiques. Pour Bazzoli (1999,
p. 20), c'est d'ailleurs « cette rupture épistémologique affirmée par
l'institutionnalisme et le projet d'une autre économie politique qui en découle qui
fondent l'intérêt et l'actualité de ce courant».
Veblen, c'est également cette idée d'instinct qui se trouve au cœur du processus
d'apparition des innovations institutionnelles. Cette explication laisse toutefois une
question fondamentale en suspend: comment ces innovations émergent-elles dans
l'esprit humain? Finalement, chez Veblen, l'aspect juridique des institutions n'est
pas théorisé. Par conséquent, le caractère éthique des institutions n'est donc jamais
pris en considération.
En raison des limites inherentes à 1' approche de Veblen, nous considérons que
ce sont les travaux de John R. Commons qui s'avèrent les plus pertinents dans
1' analyse du HFT, et ce, pour deux raisons bien précises : non seulement la théorie
développée par cet auteur nous permet de redonner à la bourse son ancrage social, et,
ce faisant, d'analyser son processus de transformation historique, mais, fondée .sur
1' étude du droit, c'est également elle qui permet de penser le mieux la régulation de
ce phénomène. En effet, s'appuyant sur 1' analyse du droit américain, Commons
avance que, dans une économie capitaliste, la propriété est intangible, ce qui veut dire
que, dans un tel type d'économie, la propriété ne renvoie plus à une chose physique,
mais à la valeur monétaire future d'une chose échangée sur le marché. Or, parce
qu'elle se rapporte à la valeur d'échange d'une chose, et non à la chose elle-même, la
propriété est par conséquent indissociable de la liberté d'accès au marché et, plus
encore, à la liberté de choisir la meilleure alternative offerte, soit celle permettant
d'empocher le meilleur gain. Cette liberté sur laquelle repose la réalisation de la
valeur d'échange d'une chose comporte par ailleurs un paradoxe: parce que la liberté
correspond à une absence de contrainte, la liberté des uns peut dès lors se faire au
détriment de celle des autres. En effet, lorsque la liberté ne rencontre aucune limite, il
devient possible pour les individus « les plus forts » de restreindre, par la force,
1' accès des autres au marché, ou encore de les abuser en vue de maximiser leurs
gains. Pour que la valeur d'échange se réalise bel et bien sur le marché, l'État doit
donc indubitablement intervenir en mettant en place deux lois particulières : une
première qui oblige les individus à respecter les prestations de paiement et de
11
livraison inhérentes à tout échange sur le marché, et une deuxième, souvent appelée
« loi antitrust », « loi anti-monopole » ou « loi sur la compétition juste et équitable »,
interdisant la concurrence déloyale et garantissant du même coup le libre accès aux
choix des opportunités sur le marché. Pour Commons, ce n'est qu'avec l'existence de
telles lois, lesquelles permettent dès lors à tout individu subissant un préjudice de
faire appel à l'appareil juridique et de demander réparation et/ou compensation, que
la propriété intangible peut exister, ou encore, mais toujours dans le même sens, que
la valeur monétaire d'une chose peut être réalisée.
Reposant sur 1' existence de ces lois, le capitalisme devient dès lors, pour
Commons, un système économique fondé, d'un côté, sur la production de biens et de
services pour l'usage d'autrui, et, de l'autre, sur le contrôle des droits de propriété des
valeurs d'usage produites en vue d'en obtenir une valeur monétaire sur le marché.
Pour Commons, le fait que le capitalisme soit fondé sur le droit est incompatible avec
la théorie néoclassique, et ce, pour la raison suivante : les cours de justice qui sont
chargées de faire respecter la loi ne se basent jamais sur une explication téléologique
des phénomènes économiques pour rendre une décision en cas de violation, mais
prennent toujours en considération uri ensemble de facteurs, tels que le contexte, les
intentions des individus, les circonstances atténuantes, la jurisprudence, etc. Pour
Commons, 1' application des lois sur lesquelles repose le capitalisme exige donc, en ce
sens, de prendre en considération les facteurs psychologique, historique, économique
et éthique sous-jacents aux phénomènes économiques, ce qui est foncièrement
incompatible avec 1' approche néoclassique qui évacue toutes ces dimensions au profit
d'une explication téléologique.
Cette perspective institutionnaliste fondée sur 1' étude du droit est la plus
adaptée à 1' analyse de la transformation de la bourse par le HFT. En effet, dans une
perspective commonsienne, la bourse est un going concern, soit une entité collective
dirigée par la logique de la propriété intangible qui, articulant des dimensions
12
La bourse possède aussi une dimension politique. En effet, parce que, soumise
à la loi sur la concurrence juste et équitable, elle ne peut jamais multiplier ses profits
par la force, c'est dès lors en obligeant ses participants (ses travailleurs, ses courtiers,
etc.) à adopter des pratiques qui présentent un avantage pour les investisseurs qu'elle
parvient à persuader ces derniers à transiger avec elle plutôt qu'avec une autre et,
partant, à multiplier ses profits. Or, c'est par l'entremise de working ru/es mises en
place par les individus en position d'autorité que la bourse parvient à obtenir de ses
participants, sous peine de perte de gains monétaires, les pratiques nécessaires à
1' augmentation et au maintien des avantages offerts aux investisseurs. De ce point de
vue, les pratiques boursières ne sont pas le résultat d'un processus d'évolution
naturelle des mécanismes d'échange, ou encore, mais toujours dans le même sens, le
13
fruit d'une décision rationnelle visant à rendre les marchés plus liquides, mais le
résultat d'une logique de pouvoir.
Dans cette perspective, le HFT ne peut donc plus être considéré comme un
mécanisme mis en place par la bourse en vue d'augmenter la liquidité disponible sur
le marché et n'ayant d'effets que sur cette dite liquidité: il doit être appréhendé
comme une pratique qui, apparaissant de façon contingente avant d'être régularisée
14
par les dirigeants de la bourse, permet aux organisations boursières d'augmenter leurs
opportunités de profits. Or, en tant que pratique adoptée par 1' organe de contrôle de la
bourse, le HFT n'est pas sans effet sur cette dernière : les working ru!es desquelles il
découle présentent certaines brèches, limites et lacunes qui participent à 1' adoption de
nouvelles pratiques par les participants créatifs et, ce faisant, à 1' apparition de
nouveaux problèmes de concurrence qui demandent à être pris en charge par les
instances de régulation. Or, pour bien régler les conflits concurrentiels liés au
développement du HFT, il faut d'abord et avant tout comprendre cesdits conflits.
Cela revient donc à dire que, pour réglementer adéquatement le HFT, il importe de
saisir la façon dont cette pratique transforme la façon dont les bourses parviennent à
se démarquer de leurs concurrentes et à réaliser du profit.
Dans cette thèse, c'est à 1' analyse de cette transformation que nous nous
consacrerons. Pour y parvenir, nous utiliserons la méthode élaborée par Commons.
Nommée comparative method ofreasoning, cette méthode consiste à étudier à la fois
le processus de mutation de 1' action individuelle et le processus de sélection des
comportements par les individus en position d'autorité. Dans cette perspective, les
phénomènes économiques s'étudient dans un premier temps à travers les trois
éléments qui caractérisent un going concern, soit : les _working rules mises en place
par l'organe de contrôle; le statut légal de l'organisation et les lois auxquelles elle
doit se soumettre en vertu de ce même statut. Ensuite, il faut se pencher sur les
pratiques inusitées adoptées par les divers participants, de même qu'aux multiples
facteurs qui ont favorisé leur apparition. Finalement, il faut étudier la façon dont ces
nouvelles pratiques minent les opportunités de profit de 1' organisation, de même que
le processus de sélection de nouvelles règles collectives par les individus en position
d'autorité. À la lumière de ce qui vient d'être dit, on comprend que pour saisir la
façon dont le HFT transforme la façon dont les bourses parviennent à se démarquer
de leurs concurrentes et à réaliser du profit, il importe d'analyser le processus de
15
Nous verrons alors que le HFT a émergé. sur des bourses rivales en réaction
aux règles anticoncurrentielles mises en place par les spécialistes de la Bourse de
New York et qu'il s'est développé en lien avec l'érosion du monopole que ces
derniers avaient réussi à acquérir grâce à leur position privilégiée sur 1' organe de
contrôle de l'organisation. Nous montrerons alors que le développement du HFT ne
fut pas sans effet sur la Bourse de New York et, plus largement, sur l'ensemble des
bourses nationales et internationales, et ce, tout simplement parce que les spécialistes
n'assistèrent pas à leur déchéance de façon passive, mais firent plutôt volte-face en
engageant 1' organisation dans un processus de fusion-acquisition avec les bourses
rivales sur lesquelles le HFT s'était développé. Dans un effet boule de neige, ce
processus de fusion-acquisition en entraîna d'autres, lesquels culminèrent par la
16
Le travail qui suit comportera cinq chapitres. Dans le chapitre 1, nous nous
intéresserons premièrement au HFT de façon plus approfondie et offrirons par
conséquent une explication exhaustive de ce phénomène. Par la suite, nous
procéderons à la revue des analyses du HFT effectuées par la microstructure des
marchés. Nous nous intéressons finalement à la réponse que les régulateurs ont
adressée au HFT et, partant, aux principales réglementations qui ont été mises en
place aux États-Unis, en Europe et au Canada en vue d'enrayer les pratiques abusives
et de réduire les risques systémiques. Dans· le chapitre 2, nous développerons le cadre
théorique commonsien à partir duquel nous analyserons la façon dont le HFT
transforme les organisations boursières au sein desquelles il se développe et offrirons
une explication approfondie de notre méthode. Dans le chapitre 3, nous nous
intéresserons au processus de constitution historique de la Bourse de New York et de
son système de spécialistes. Dans le chapitre 4, nous nous pencherons sur le
processus historique de consolidation du pouvoir de ces derniers au sein de l'instance
de contrôle de l'organisation. Dans le chapitre 5, nous nous intéressons finalement à
la dissolution du monopole des spécialistes et à la façon dont cette dissolution a
permis le développement du HFT sur des plateformes de négociation rivales. Nous
17
M. Guessous
Annales marocaines de sociologie
1.1 Introduction
Bien que le HFT existe depuis environ une décennie, ce n'est que depuis le
krach éclair de mai 2010 qu'on s'intéresse à cette pratique. En effet, depuis cet
événement où les« robots traders» sont réputés avoir fait chuter le Dow Jones de 400
points en 3 minutes, les études portant sur cette nouvelle forme de transaction sur les
marchés financiers se sont multipliées. En fait, c'est essentiellement à la
19
microstructure des marchés que 1' on doit 1' essentiel des études du HFT. À 1' intérieur
de cette discipline, on retrouve généralement trois grandes catégories d'analyse de ce
phénomène, soit celles qui se sont penchées sur les effets du HFT sur la
microstructure de la liquidité ; celles qui se sont intéressées à 1' impact de cette
pratique sur l'intégrité des marchés ; puis, finalement, celles qui ont porté sur les
risques systémiques induits par ce nouveau phénomène. Ce sont sur ces études que
s'appuient généralement les instances de régulation pour encadrer le HFT.
3
Dans la littérature francophone, on ne retrouve pas de traduction univoque du terme « high frequency
trading». Par exemple, la Banque du Canada utilise l'expression «négociation haute fréquence»,
l'Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), celle de
«trading haute vitesse». Dans les médias, le terme« courtage haute fréquence» est également utilisé.
Ainsi, en raison de cette pluralité d'expressions, nous préférons utiliser l'expression d'origine qui, dans
la littérature anglophone, est adoptée de façon unanime.
20
nombre de définitions différentes du HFT. Ainsi, cette pratique peut être définie « as
a wide variety of highly competitive trading strategies used by securities market
intermediaries who use an automated system of algorithmic trading and ultra-fast
computers in order to hold securities for a fraction of a second and then transact to
capture the spread » (Yoon, 201 0, p. 921 ), ou encore, comme étant « la mise en
œuvre très rapide de stratégies de négociation automatisées qui permettent
l'exécution d'un grand nombre d'opérations en de courts laps de temps, dans le but de
profiter d'écarts de prix ou d'autres inefficiences observées sur les marchés» (Barker
et Pomeranets, 2011, p. 53). En dépit du fait qu'il n'existe aucune définition univoque
de ce phénomène, certaines caractéristiques spécifiques sont néanmoins associées au
HFT dans la littérature académique (Gomber, Arndt, Lutat et Uhle, 2011; Lenglet,
2011; Leis, 2012), et dans les documents produits par les instances de régulation des
marchés financiers (OISCO, 2011; OCRCVM, 2011; SEC, 2010).
dominante, soit celle qui est la mieux adaptée à son environnement. Dans un
deuxième temps, il s'agit de former une nouvelle population de solutions constituées
uniquement d'« astuces » dominantes, de choisir encore une fois les mieux adaptées,
et de refaire cette opération des milliers de fois dans le but d'obtenir un algorithme
optimal pouvant s'adapter idéalement à n'importe quel type d'environnement et de
situation4 • Le inweber (2009, p. 186) vulgarise bien le processus d'évolution
artificielle propre aux algorithmes génétiques :
Start with an initial population, random for purists, with known good solutions
included for engineers. Let the programs [ ... ] do that thing they do, whatever they do,
and keep score. Favor the high scorer in the next generation, and mix things up by
using crossover [ ... ] to evolve hybrids.
4
Pour comprendre en quoi consistent un algorithme génétique et son processus d'évolution, voir le
vidéo suivant du chercheur Karl Sim, affilié au MIT :
http://www.voutube.com/watch?v=FOOHycypSG8
22
HFT, les ordres ne sont pas seulement émis à haute fréquence, comme le nom
l'indique, mais également à très faible latence. La vitesse devient donc un enjeu
majeur ici. Pour les firmes de HFT, cela implique d'investir constamment dans des
dispositifs technologiques toujours plus puissants, tels que des ordinateurs et des
algorithmes plus performants.
Afin d'être encore plus rapides, plusieurs autres pratiques vont également être
adoptées par les firmes de HFT. D'abord, les firmes chercheront à maximiser la
vitesse d'analyse et d'exécution de leurs algorithmes. En effet, selon Leinweber
(2009), pour être efficace, un algorithme ne doit pas seulement être adaptatif, il doit
également être rapide. Or, pour l'auteur, cette double exigence pose cependant
problème, puisqu'une analyse mathématique rigoureuse des marchés financiers à un
moment donné est un processus laborieux qui peut s'avérer long et, par conséquent,
désavantageux. Par exemple, si un algorithme adaptatif X est programmé dans le but
d'effectuer une analyse optimale de la situation, il prendra nécessairement plus de
temps avant de décider de vendre ou d'acheter un titre qu'un algorithme adaptatif Y
ne visant pas 1' optimalité. Au moment où 1' algorithme X aura terminé son calcul,
l'algorithme Y aura déjà effectué une certaine quantité de transactions qui, en plus
d'avoir généré un certain profit, auront modifié les cours boursiers de façon plus ou
moins significative. Ce faisant, le résultat obtenu par l'algorithme X, suite à son
analyse, ne sera plus adapté à la nouvelle situation résultant des transactions
effectuées par l'algorithme Y. Un algorithme rapide est donc, dans certains cas,
beaucoup plus efficace qu'un algorithme adaptatif programmé pour réaliser une
analyse optimale. Ainsi, selon Leinweber (2009), deux mesures seront prises en vue
de maximiser la rapidité de l'algorithme. D'une part, on privilégiera l'utilisation
d'algorithmes produisant des analyses boursières «satisfaisantes» plutôt
qu'optimales 5 • D'autre part, on programmera l'algorithme pour qu'il apprenne à
5
En science informatique, cette technique se nomme le « satisfaying ».
24
utiliser par lui-même d'autres algorithmes, adaptatifs ou non. Grâce à cette technique
autoréférentielle appelée intelligence amplification, l'algorithme n'a donc plus à
effectuer lui-même toute l'analyse d'une situation à un moment donné: il peut
maintenant économiser du temps en utilisant les résultats obtenus par d'autres
algorithmes et ainsi prendre des décisions beaucoup plus rapidement. Grâce à cette
rapidité, les algorithmes ont considérablement abaissé le temps moyen d'exécution
d'un ordre. Selon la Securities and Exchange Commission (SEC) (2010), alors qu'en
2005 ce temps s'élevait à un peu plus de 10 secondes, en 2007, il ne s'élevait qu'à 0.7
seconde.
un accès « in which the customer' s orders flow directly into the market without
passing through the broker-dealer system». En ce qu'il permet aux ordres d'accéder
directement aux marchés sans passer par un système intermédiaire, le second modèle
d'accès est par conséquent plus rapide que le premier. Or, que les ordres passent ou
non par le système des broker-dealers, ils sont dans les deux cas soumis à des
procédures de vérifications visant à minimiser certains risques de marchés, lesquelles
procédures, bien entendu, augmentent le temps de latence. Dans le cas de 1' accès nu,
les ordres ne sont pas soumis à de telles vérifications. En effet, 1' accès nu « is a subset
of sponsored access where pre-trade filters [ ... ] are not applied to orders before such
orders are submitted to an exchange » (SEC, 201 0). Ce faisant, « naked access
reduces latencies and facilitates more rapid trading [ ... ] preserving the confidentiality
of sophisticated, proprietary trading strategies, and reducing trading costs by lowering
operational costs, commissions and exchange fees » (SEC, 201 0). En vue de réduire
le temps de latence, les firmes de HFT vont par conséquent favoriser ce dernier type
d'accès, lorsque celui-ci est permis par les instances de régulations.
sur laquelle ils œuvrent afin d'y placer leur propre ordinateur6 • Pour éviter qu'un
opérateur n'obtienne un avantage par rapport à un autre, chaque ordinateur individuel
est relié au serveur central par un câble de fibre optique de même longueur. 7
Finalement, les firmes de HFT vont avoir recours à des ordres flash (Bhupathi,
2010; McGowan, 2011). L'ordre flash repose sur l'accès privilégié à une information
avant qu'elle ne devienne publique. Moyennant quelques frais, les bourses révèlent
aux firmes de HFT qui souscrivent à ce service des informations sur les intentions de
vente ou d'achat d'autres investisseurs approximativement trente millisecondes avant
de les rendre publiques (Duhigg, dans Bhupathi, 201 0). Ce faisant, les algorithmes de
HFT peuvent ainsi exécuter l'ordre en question avant que le reste du marché n'en ait
pris connaissance.
Il est très difficile de savoir dans quelle proportion le HFT est présent sur les
marchés boursiers, et ce, pour deux raisons principales. D'abord, comme il existe
plusieurs définitions du HFT, il n'y a pas de consensus sur les indicateurs à utiliser
pour mesurer sa présence sur les différentes places de négociation. Ensuite, la quasi-
totalité des transactions est aujourd'hui de nature algorithmique. Or, ce ne sont pas
tous les algorithmes qui sont destinés au HFT. En effet, plusieurs d'entre eux ne sont
6
En tant que nouveau phénomène, la colocation tend considérablement à transformer le paysage
traditionnel des places boursières. En effet, si les différentes bourses utilisent des serveurs centraux
depuis qu'elles se sont informatisées, ces systèmes informatiques sont devenus si gigantesques avec la
colocation qu'ils requièrent maintenant d'énormes édifices pour les héberger. Or, en raison de leur
immense taille, ces bâtiments ne peuvent plus être situés dans les grands centres financiers, mais
doivent être relocalisés ailleurs, dans des régions éloignées. Par exemple, les serveurs d'un des
principaux marchés de produits dérivés au monde, le Chicago Mercantile Stock Exchange, ont été
relocalisés dans une ville appelée Aurora, au centre de l'État de l'Illinois. Notons également que la
mythique Bourse de New York ne se situe plus à Wall Street, mais au New Jersey. Fait notoire, devant
impérativement être refroidis pour éviter qu'ils ne surchauffent, les serveurs centraux des places
boursières sont devenus extrêmement énergivores. À cet égard, la Bourse de New York est aujourd'hui
l'un des plus grands consommateurs d'électricité au New Jersey.
7
Un câble traversant l'Atlantique est actuellement en construction en vue de sauver 5 millisecondes
sur les transactions financières entre la Bourse de New York et celle de Londres. Bientôt opérationnel,
ce projet confié à la société Hibernia Atlantic aura coûté près de 300 millions de dollars (Le monde,
«Le trading algorithmique: mobilisation contre la menace des ordinateurs boursiers», 20 avril2013).
27
programmés que dans le seul but de réduire les impacts de marché générés par des
ordres d'achat ou de ventes importants (Leis, 2012; Gomber, Arndt, Lutat et Uhle,
2011). Par exemple, plutôt que d'envoyer un seul ordre de vente de 1000 actions, qui
risque de faire varier les prix de façon considérable, un investisseur va utiliser un
algorithme qui va décomposer 1' ordre en 100 ordres de vente de 10 actions, lesquels
seront envoyés à des intervalles de temps spécifiques soigneusement calculés par
1' algorithme en vue de réduire au minimum la fluctuation des cours. En ce sens, si le
HFT repose nécessairement sur l'utilisation d'algorithmes, ceux-ci ne sont pas tous
destinés au HFT. Ce faisant, il est très difficile de distinguer les algorithmes de HFT
des autres types d'algorithmes, et, par conséquent, de mesurer dans quelle proportion
le HFT est présent sur les marchés boursiers.
1.3.2 L'arbitrage
L'arbitrage, seconde stratégie utilisée par le HFT, consiste quant à elle à tirer
avantage de 1' écart de prix entre deux produits financiers structurellement ou
statistiquement corrélés. Dans 1~ cas de 1' arbitrage structurel, il s'agit essentiellement
d'observer le cours d'un même titre financier sur différents marchés et de tirer profit
des écarts de prix. Par exemple, supposons qu'un titre financier donné se vende en
même temps 4,90 $à la Bourse de Toronto et 4.91 $à la Bourse de New York. Un
arbitragiste tirera dès lors avantage de cette situation en achetant le titre à 4,90 $ à
Toronto et en le revendant aussitôt 4.91 $ à New York, car cela lui permettra
d'empocher un profit de 0.01 $ sur chaque titre acheté et revendu de cette manière.
Dans le cas beaucoup plus complexe de l'arbitrage statistique, il s'agit de profiter de
30
flux que ceux-ci permettront d'obtenir dans les années à venir9 • En tant
qu'information à partir de laquelle s'effectue l'évaluation des actifs, les prix sont
considérés s'ajuster de manière à égaliser 1' offre et la demande globale de capitaux :
ils baissent si 1' offre est supérieure à la demande et augmentent dans le cas inverse.
En effet, quand le prix d'un titre est supérieur à la valeur fondamentale calculée, la
demande diminue et l'offre augmente. Au contraire, lorsque le prix annoncé est
inférieur à la valeur estimée, la demande augmente et 1' offre diminue. Lorsque le prix
de chaque titre disponible sur le marché est présumé correspondre immédiatement à
sa valeur fondamentale, 1' offre et la demande globale sont alors censées s'égaliser et
atteindre 1' équilibre général. À ce moment précis, 1' allocation de 1' épargne disponible
est réputée s'accomplir de façon optimale, c'est-à-dire de telle sorte qu'il n'y ait ni
pénurie ni gaspillage. Plus concrètement, cela veut dire que, d'un côté, les
9
Dans une perspective néoclassique, c'est précisément l'information concernant la valeur
fondamentale des actifs que le prix est censé révéler. Pour mesurer le degré d'intégration de
l'information au prix, la notion d'efficience informationnelle développée par Eugene Fama dans son
article de 1970 intitulé « Efficient Capital Markets : A Review of Theory and Empirical Work » sera
utilisée. Dans cet article, Fama définit en fait trois formes d'efficience des marchés, lesquelles se
rapportent à des ensembles d'informations différentes: la forme faible, la forme semi-forte et la forme
forte. Dans la forme faible, les marchés sont dits efficients si les cours actuels reflètent la totalité des
informations concernant l'historique des cours passés. Dans la forme semi-forte, les cours
comprennent toutes les informations publiquement disponibles au moment présent. Cette information
publique inclut, bien sûr, les variations antérieures des cours, mais aussi les comptes des sociétés, les
avis d'experts, les données publiées dans la presse financière, les décisions des autorités monétaires,
etc. Finalement, dans sa forme forte, en plus de refléter les données sur les cours passés et les
informations publiques, les prix intègrent également les informations privées ou privilégiées détenues
par un petit groupe d'investisseurs. Incorporant à tout instant l'ensemble des informations disponibles
concernant leur valeur fondamentale, les marchés sont alors considérés comme complètement
efficients. À ce moment, l'asymétrie dans la répartition de l'information disparaît forcément, puisque
la totalité des données à connaître se trouve intégrée dans le prix. Dans leur article intitulé « On the
Impossibility of Informationally Efficient Markets» (1980), Stanford J. Grossman et Joseph Stiglitz
ont toutefois démontré qu'un marché ne peut jamais être complètement efficient sur le plan
informationnel lorsque l'acquisition de l'information comporte un coût. En effet, selon eux, « because
information is costly, priees cannot perfectly reflect the information which is available, since if it did,
those who spent resources to obtain it would receive no compensation. There is a fundamental conflict
between the efficiency with which markets spread information and the incentives to acquire
information» (p. 405). Autrement dit, si le prix d'un actif reflète déjà l'ensemble des données
disponibles à propos de sa valeur fondamentale, personne alors ne tentera d'acquérir d'informations
sur l'actif en question, puisqu'il n'y a aucun gain à retirer.
33
investisseurs financent les projets dont la valeur actualisée nette est la plus élevée et
que, de l'autre, aucun projet« rentable» n'est écarté par manque de capitaux.
Selon cette conception, l'efficience allocative ne peut être atteinte que sur les
marchés où les investisseurs peuvent à tout moment passer d'un titre à un
remboursement en monnaie. La liquidité est donc, en ce sens, la principale condition
sur laquelle repose 1' allocation des ressources. Ce lien entre liquidité et allocation
efficace des ressources financières est d'ailleurs très bien exprimé par l'IOSCO
(20 11, p. 9) dans le passage suivant :
[I]t is important to seek that financial markets continue to fulfill their role in
financing the real economy, by channeling investment and saving, facilitating capital
formation and efficiently allocating and transferring risks. Financial markets should
be efficient, fair, orderly and transparent. Investors should easily and rapidly be able
to determine the best available priee in the market. Access to markets should be fair.
Deep and liquid markets create opportunities for listed companies to raise funds and
opportunities for participants to invest and to manage risk. They also embody active
and efficient priee formation through trading, quickly pricing in news and reflecting
changing attitude towards risk. Efficient markets minimize transaction and search
costs, and limit inherent information asymmetries between issuers, investors and their
agents that can lead to loss of confidence and reluctance to participate. For instance,
investors and market participants fear a lack of information and, especially, the risk
of trading with a party that has superior information or manipulative intent.
Dans cette perspective, le rôle de la bourse consiste alors à assurer cette liquidité par
la mise en place de règles de négociation et de mécanismes d'échange.
finalement, celles qui ont porté sur les risques systémiques induits par ce nouveau
phénomène.
1. 4.1.1 L 'étroitesse
L'étroitesse d'un marché se caractérise par le temps nécessaire à un
investisseur pour renverser sa position et par les frais qu'il devra débourser pour le
faire. Plus le délai d'exécution d'un ordre et les frais transactionnels seront faibles,
plus le marché sera considéré comme étroit. Les frais de transaction comprennent
généralement deux types de coûts distincts : 1) les coûts explicites, qui incluent les
taxes d'entrée sur le marché et les coûts de « back office» liés au traitement des
ordres, et 2) les coûts implicites, qui, se rapportant à la fourchette de prix, constituent
la rémunération du service de liquidité (O'Hara, 1995; Biais, Foucault et Hillion,
1997; Guyot, 2007). Nonobstant l'existence des premiers coûts, qui sont fixes et
35
Quels sont les déterminants de la fourchette de prix? Autrement dit, sur quelle
base les teneurs de marché ou les investisseurs détermineront-ils les nouveaux prix
proposés? Deux paradigmes ont répondu à cette question : le paradigme de
1' inventaire et le paradigme informationnel 10 • Le paradigme de 1' inventaire postule
que les teneurs de marché ont des portefeuilles sous-optimalement développés par
10
Les analyses de la fourchette de prix se sont essentiellement penchées sur les marchés gouvernés par
les prix, c'est-à-dire sur les marchés où le service de liquidité est assuré par un spécialiste. Selon
O'Hara (1995), ces analyses peuvent néanmoins être facilement étendues aux marchés gouvernés par
les ordres. Cependant, il importe selon lui d'indiquer qu'on ne peut procéder à une généralisation
complète de ces analyses aux marchés gouvernés par les ordres, l'importance moindre, voire l'absence
de coûts d'inventaire pour les investisseurs générant des ordres limites posant obstacle à une telle
généralisation.
37
rapport aux autres investisseurs à qui ils offrent l'immédiateté 11 (O'Hara, 1995; Biais,
Foucault et Hillion, 1997). S'intéressant aux objectifs poursuivis par le teneur de
marché, Stoll (1976) explique en effet que celui-ci ne peut pas simplement être
considéré dans sa fonction de fournisseur d'immédiateté, mais qu'il doit également
être vu en tant qu'acteur financier qui, cherchant comme tout autre investisseur à
maximiser son investissement, affiche des préférences pour certains titres financiers.
Or, contrairement aux autres investisseurs présents sur les marchés financiers, le
teneur de marché prend le risque d'altérer son inventaire, c'est-à-dire l'ensemble de
titres qu'il possède en vertu de ses préférences, afin d'accommoder les autres
investisseurs dans leur désir d'échanger. Selon les modèles d'inventaire, c'est cette
altération qui, en vertu des risques qu'elle engendre pour celui qui la subit, donne lieu
11
Ce postulat repose sur la théorie du portefeuille développée par Harry Markowitz (1952; 1991 ).
Stipulant qu'il est primordial pour tout investisseur financier d'évaluer à la fois le taux de rentabilité
d'un instrument financier et son risque, qui correspond à la probabilité que ce taux ne se réalise pas,
cette théorie s'intéresse à la façon dont les investisseurs doivent composer leur portefeuille afin que
celui-ci présente le risque le plus faible possible. Pour Markowitz, un portefeuille est un ensemble
d'instruments financiers dont la rentabilité correspond à la somme des rentabilités de chaque titre
pondérée par la proportion que représente la valeur du titre dans l'ensemble de la valeur du
portefeuille. Selon lui, plus il y aura de titres différents dans le portefeuille, plus grande sera la chance
que la rentabilité espérée se réalise effectivement. Cette tendance relève en fait de la loi de la
probabilité : en moyenne, les écarts entre les réalisations et les espérances seront toujours moins
importants sur un portefeuille observé au cours d'une période donnée que sur un seul et même titre
observé sur une longue période. De cette loi, on comprend donc que, pour Markowitz, c'est la
diversification qui, en réduisant le niveau de risque global d'un portefeuille, permet par le fait même
d'en augmenter la rentabilité. Pour mesurer le degré de diversification d'un portefeuille, Markowitz
utilise un paramètre bien particulier que 1' on nomme coefficient de corrélation. Plus spécifiquement, ce
paramètre permet de mesurer la fluctuation commune entre deux variables aléatoires. Plus leur
tendance à bouger en même temps sera importante, plus le coefficient de corrélation sera élevé. Ce
coefficient s'inscrit sur un continuum qui peut aller de + 1 à -1. Si les variables sont parfaitement
corrélées, le coefficient est de + 1. Si elles sont inversement corrélées, le coefficient est de -1. Si elles
ne sont pas du tout corrélées, le coefficient est de O. Ainsi, pour deux titres positivement corrélés, les
périodes de haut rendement de l'un correspondent à des périodes de haut rendement pour l'autre. Il en
va de même pour les moments de mauvaise performance. Par contre, si elles sont négativement
corrélées, les phases de bonne performance du premier correspondent à des phases de sous
performance pour le second, et vice versa. Dans le contexte d'une corrélation nulle, les performances
de l'une n'indiquent toutefois rien sur celles de l'autre. Ainsi, grâce à ce paramètre, Markowitz a
finalement démontré mathématiquement en quoi le fait de diversifier le portefeuille en mettant
ensemble des instruments financiers qui sont peu ou pas corrélés permettait de réduire la volatilité du
portefeuille et, partant, d'abaisser au maximum le risque moyen.
38
à des écueils qui devront être compensés par les gains qui seront tirés de la fourchette
de prix.
Finalement, 1' environnement concurrentiel a lui aussi une grande influence sur
l'évolution de la fourchette. S'appuyant sur Ho et Stoll [1980], Guyot (2007, p. 41)
explique qu'en situation de monopole :
[L] a politique de prix du teneur de marché obéit aux seuls facteurs de la gestion de la
position d'inventaire et du comportement de la demande de liquidité. Le teneur de
marché affiche donc des prix cotés au-delà de ses prix de réserve, et réalise un profit
non nul lié à son avantage de monopoleur. En revanche, en situation concurrentielle,
le teneur de marché possédant les prix de réserve les plus compétitifs s'alignera sur
son concurrent le plus proche afin de réaliser un profit positif.
Ainsi, dans les modèles de l'inventaire, plus il y aura de teneurs de marché sur un
même marché, plus les fourchettes de prix sur ce marché auront tendance à rétrécir :
d'un côté, les risques d'altération de l'inventaire seront répartis sur plusieurs
individus plutôt que sur un seul, de 1' autre, ils se feront compétition entre eux pour
attirer le plus d'opérateurs possibles, ce qui les obligera à offrir une fourchette de prix
plus mince.
1.4.1.2 La profondeur
La profondeur est le second critère à partir duquel se définit la liquidité. Selon
Guyot (2007, p. 24), «la profondeur d'un marché financier définit la taille minimale
du flux d'ordres requis pour faire fluctuer les prix de marché, ou encore l'importance
du nombre de titres portés à l'échange». Ainsi, un marché est donc considéré profond
lorsqu'il existe un nombre important de titres disponibles pour l'échange et/ou
lorsque des transactions de tailles importantes peuvent être effectuées sans provoquer
d'impact majeur sur les prix.
41
1. 4.1. 3 La résilience
Dernier critère à partir duquel la liquidité est définie, la résilience se rapporte
pour sa part à la capacité du marché à absorber rapidement les variations temporelles
des cours. En effet, selon Schwartz et Francioni (2004), «a market is resilient if
temporary priee changes due to temporary order imbalances quickly attract new
orders to the market that restore reasonable share values. Trades are less apt to be
made at inappropriate priees when a market is resilient» (p. 61). En ce sens, la
résilience est donc indissociable de la profondeur des marchés.
À partir des critères sur la base desquels un marché liquide est défini, soit
1' étroitesse, la profondeur et la résilience, trois éléments seront utilisés dans les études
en microstructure des marchés pour mesurer la liquidité : la taille de la fourchette, le
volume d'échanges réalisés et, finalement, le délai séparant deux transactions, ordres
ou révision de prix (Guyot, 2007). Dans un premier temps, puisque, sur un marché
liquide, l'échange s'effectue idéalement sans délai, et que ce délai est d'autant plus
grand que la fourchette de prix est importante, la fourchette de prix servira de mesure
de la liquidité. Ainsi, un marché sera d'autant plus liq:uide que la fourchette de prix
sera mince. Ensuite, dans la mesure où la liquidité est fonction du nombre de titres
. portés à 1' échange, le volume d'échanges sera généralement utilisé pour capturer le
degré de profondeur d'un marché. En ce sens, plus grand sera le volume échangé,
plus grande sera la liquidité. Finalement, puisque la liquidité disponible sur un
marché dépend du degré de résilience de celui-ci, et que la résilience se mesure à la
vitesse à laquelle le marché absorbe les variations temporelles des cours, la fréquence
entre deux transactions, ordres et révisions de prix sera une troisième mesure de la
liquidité. Ainsi, plus haute sera la fréquence des transactions, plus vite les cours
cesseront de fluctuer, et plus liquide sera le marché.
Dans la littérature, plusieurs se sont questionnés sur les effets du HFT sur la
liquidité. Dans une des premières études académiques consacrées au HFT, Cvitanic et
42
Kirilenko (2010) avancent que la présence d'opérateurs haute fréquence sur les
marchés oblige les opérateurs humains à augmenter leur vitesse d'exécution. Ce
faisant, les algorithmes de HFT réduisent considérablement le temps entre chaque
transaction et contribuent donc, en ce sens, à la croissance du volume de transactions.
Partant, ils contribuent à l'augmentation de la liquidité, c'est-à-dire à la capacité, pour
les investisseurs, de passer en un instant d'un titre à un remboursement en monnaie.
Gerig et Michayluk (20 10) soutiennent pour leur part que les teneurs de
marché haute fréquence sont plus polyvalents que les teneurs de marché traditionnels,
car, contrairement à ces derniers, qui opèrent sur un seul titre, ceux-ci peuvent
effectuer des transactions sur plusieurs titres et catégories de titres à la fois. Étant
ainsi capables d'analyser rapidement l'information relative à plusieurs actifs corrélés,
ils font varier les prix plus rapidement et plus fréquemment que les teneurs de marché
traditionnels. Conséquemment, ils augmentent la liquidité en créant des possibilités
d'arbitrage.
Gomber, Arndt, Lutat et Uhle (2011) se sont pour leur part intéressés au
liquidity rabate offert par les bourses pour chaque ordre limite effectué, lequel vise
explicitement à augmenter la liquidité disponible et, ce faisant, à attirer un maximum
d'opérateurs. Les auteurs expliquent que, depuis la mise en place de ce nouveau
service,« members removing liquidity from the market (taker; aggressive trading) are
charged a higher fee while traders who submit liquidity to the market (maker; passive
trading) are charged a lower fee or are even provided a rebate » (p. 26). Selon eux,
non seulement cette réduction de coûts augmente le nombre d'opérateurs HFT
générant des ordres limites, mais elle contribue aussi à la cotation de fourchettes de
prix plus étroites en raison de la concurrence accrue entre ces mêmes opérateurs. Par
1' entremise de ce rabais, les opérateurs HFT deviennent donc non seulement les
principaux fournisseurs d'immédiateté sur les marchés, mais ils augmentent
également le niveau de liquidité.
43
ordres d'achats importants, ou encore, de faire varier les prix en leur faveur, on se
demande si cette pratique ne causerait pas préjudice à cette catégorie de grands
investisseurs (SEC, 2010 ; IOSCO, 2011 ; Jarrow et Protter, 2011). À cette
interrogation s'en ajoute une autre, qui concerne cette fois leur capacité à suivre les
cours de la bourse. On se demande effectivement si la difficulté qu'éprouvent les
investisseurs institutionnels à suivre en temps réel la fluctuation des prix ne les
rendrait pas dépendants des opérateurs haute fréquence, lesquels savent mieux qu'eux
où se trouve la liquidité.
marchés financiers plus opaques, comme les OTC où les dark pools 12 , où ils ne sont
pas tenus d'afficher les informations relatives à leurs intentions de vente ou d'achat.
Poussée à 1' extrême, une telle situation pourrait engendrer un assèchement de
liquidité à grande échelle, les opérateurs haute fréquence n'ayant plus de contrepartie
et se trouvant, par conséquent, obliger d'échanger entre eux.
12
Un marché OTC (« Over-the-Counter »)est un marché financier où les transactions s'accomplissent
d'un commun accord entre le vendeur et l'acheteur, sans qu'une tierce partie - une chambre de
compensation- n'intervienne entre eux. Un dark pool est pour sa part une plateforme de négociation
alternative, peu ou pas réglementée, sur laquelle les opérateurs ne sont pas tenus de s'identifier et où
l'information concernant les ordres d'achat et de vente n'est pas affichée.
46
afin de diriger les opérations dans le sens voulu, est également souvent évoquée
(SEC, 2010; IOSCO, 2011 ; Leis, 2012; O'Hara, 2014; Egginton, Van Ness et Van
Ness, 2014). La pratique la plus souvent signalée est le quote stuffing. Selon
Egginton, Van Ness et Van Ness (2014, p. 1), « quote stuffing is a practice where a
large number of orders to huy or sell securities are placed and then canceled almost
immediately ». Selon Leis (2012), lorsqu'ils s'adonnent à cette pratique, les
opérateurs haute fréquence poursuivent un double objectif. D'abord, en générant une
grande quantité d'ordres factices, ils cherchent à obliger les algorithmes de HFT
rivaux à les analyser et, par conséquent, à les ralentir. Ensuite, par cette même
technique, ils parviennent également à ralentir les places de négociation dans le
traitement des ordres et, ce faisant, à créer artificiellement des opportunités
d'arbitrage (ce type d'arbitrage se nomme time arbitrage ou encore, latency
arbitrage).
Dans la littérature, le HFT est souvent présumé causer ce type de risques (Leinweber,
2009; SEC, 2010; SEC et CFTC, 2010; IOSCO, 2011; Leis, 2012). En effet, selon
Leis (2012, p. 58), « HFT increased the dependence of financial markets on
technology and enables market participants to trade at speeds and volumes never seen
before, thus exacerbating market stresses and liquidity risks ». Par conséquent, ces
risques peuvent donc provenir de plusieurs sources.
De telles erreurs peuvent donc créer des paniques boursières sans fondement et,
ultimement, conduire à des krachs financiers.
« The markets' senstttvtty rises, thus exposing them to rogue algorithms (i.e.
algorithms that malfunction and operate in an unintended way), to end-of-day trading
pressures and to strategies focusing solely on short-term profits, which could cause
potential de-correlations of priees from market fun dam entais (p. 59). »
conclu que cet événement avait été causé par plusieurs facteurs concomitants.
D'abord, lors de cette journée spécifique, les marchés financiers ont ouvert dans un
contexte de pied de guerre en raison de la crise du crédit européenne, et, plus
spécifiquement, de la situation financière de la Grèce. Selon la SEC et la CFTC, cette
situation d'incertitude financière s'est d'ailleurs traduite, cette journée-là, par une
volatilité plus g~ande sur les marchés (environ 15.5% plus élevée qu'à l'habitude),
par la hausse des prix des credit default swaps émis par le gouvernement grec et par
la baisse de la valeur de l'Euro. Ainsi, à 14h30, juste avant qu'il ne chute
drastiquement, le Dow Jones avait déjà baissé de 2.5 %.
ce moment, le krach avait déjà atteint le marché des actions, entraînant avec lui une
seconde crise de liquidité. Selon la SEC et la CFTC, celle-ci a été causée par la
réaction des teneurs de marché. En effet, réagissant à la panique généralisée qui
s'était alors emparée du marché, les teneurs de marché traditionnels ont commencé à
offrir des fourchettes de prix beaucoup plus larges, alors que, n'étant tenus par aucune
obligation, les teneurs de marché haute fréquence se sont pour leur part complètement
retirés du marché, provoquant ainsi 1' assèchement de la liquidité. En conséquence,
expliquent la SEC et la CFTC (p. 1),
« Over 20,000 trades across more than 300 securities were executed at priees more
than 60% away from their values just moments before. Moreover, many of these
trades were executed at priees of a penny or less, or as high as $100,000, before
priees of those securities retumed to their "pre-crash" levels. »
Immédiatement après le krach, les autorités ont pris la décision d'annuler 1' ordre
initial duquel a découlé toute cette réaction en chaîne, soit 1' ordre de 75 000 contrats
sur l'indice E-Mini. Bien que les pertes financières aient été évitées lors de cet
événement, la SEC et la CFTC concluent néanmoins que le HFT a grandement
participé à son ampleur, notamment en donnant une fausse impression de liquidité, en
exploitant des écarts de prix entre des produit.s corrélés et en se retirant des marchés.
Selon Nanex LLC (cité dans Leis, 2012, p. 64), «this is extremely disturbing, [... ]
because as more HFT systems start doing this, it is only a matter of time before
54
quote-stuffing shuts down the entire market from congestion »13 . Jugeant que cette
pratique « is a manipulative deviee designed to overload the quotation system», la
firme suggère donc de la rendre illégale. Afin de prévenir la saturation du carnet
d'ordres, elle propose ~gaiement que ceux-ci aient un temps de vie minimum avant
qu'ils ne puissent être modifiés et/ou annulés. Notons toutefois que ces
recommandations ne seront pas suivies par la SEC.
Pour Cliff et Northrop (2012), peu importe le rôle exact qu'ont joué les
algorithmes de HFT dans le Flash Crash de mai 2010, il importe de prendre cette
nouvelle forme de négociation au sérieux, puisque celle-ci aurait pu avoir des
conséquences beaucoup plus désastreuses. En effet, selon eux, si le Flash Crash était
survenu lors de la fermeture des marchés, plutôt qu'en après-midi, la situation aurait
été toute autre. Plus spécifiquement, expliquent-ils,
« [T]he true nightmare scenario would have been if the crash's 600 points down-
spike, the trillion-dollar write-off, had occurred immediately before market close:
that is, if the markets had closed just after the steep drop, before the equally fast
recovery had a chance to start. Faced with New York showing its biggest ever one-
day drop in the final 15 minutes before the close of business on May 6th, and in the
absence of any plausible public-domain reason for that happening, combined with the
growing nervousness that the Greek govemment would default on its sovereign debt
and throw the entire Eurozone economie union into chaos, traders in Tokyo would
have had only one rational reaction: sell. The likelihood is that Tokyo would have
seen one of its biggest ever one-day losses. Following this, as the mainland European
bourses and the London markets opened on the moming of May 7th, seeing the
unprecedented sell-offs that had afflicted first New York and then Tokyo, European
markets would have followed into precipitous freefall. None ofthis would have been
particularly useful in strengthening confidence in the Greek debt crisis or the future
of the Euro, either. And, as far as we can tell, the only reason that this sequence of
events was not triggered was down to mere luc ky timing. Put sim ply, on the
aftemoon of May 6th 2010, the world's financial system dodged a bullet (p. 7). »
13
Cette phrase semble avoir été retirée du rapport de Naxex. En effet, si elle est citée par Leis (2012
cette phrase, qui est censée apparaître dans la conclusion du rapport, n'apparaît plus dans la version
qu'il est actuellement possible de retrouver en ligne
(http://www.nanex.net/201 00506/FlashCrashAnalysis CompleteText.html). Il serait donc intéressant
de se pencher sur cette étrange disparition.
55
Pour ces deux auteurs (2010, p, 13), le Flash Crash de mai 2010 a donc montré
qu'avec le HFT,
« The global financial markets have become high-consequence socio-technical
systems of systems, and with that cornes the risk of problems occurring that are
simply not anticipated until they occur, by which time it is typically too late, and in
which minor crises can escalate to become major catastrophes at timescales too fast
for humans to be able to deal with them (p. 13). »
Par conséquent, les risques induits par le HFT sont, selon eux, à prendre très au
sérieux.
Bien qu'il comporte des risques systémiques très importants, le HFT n'est
pourtant pas proscrit par les instances de régulation. En effet, plutôt que de bannir
cette forme particulière de trading, les autorités ne font que l'encadrer. Ainsi, malgré
les mises en garde quant aux risques que son omniprésence comporte, la
réglementation ne vise qu'à lutter contre les pratiques abusives et à amoindrir les
possibilités de crises systémiques. Les raisons justifiant cette posture réglementaire
sont par ailleurs très faciles à comprendre : non seulement les régulateurs s'appuient
sur la littérature actuelle pour encadrer le HFT, mais ils ont eux-mêmes une approche
néoclassique des marchés financiers et de la Bourse. En ce sens, parce que, dans la
littérature, le HFT est présumé accroître la liquidité disponible sur les marchés, le
HFT est donc considéré par les régulateurs comme étant un moyen permettant
d'atteindre l'efficience allocative. En ce sens, il importe de donner libre cours à son
déploiement, mais aussi d'encadrer les mauvaises utilisations et les risques qu'il
comporte. Pour les instances de régulation, cet encadrement est absolument
primordial, puisque « market abuse [and] market failure [can] ultimately lead to an
inefficient allocation of resources and damage the role of the market place in capital
allocation » (SEC, cité dans Leis, 2012, p. 28). Dans la prochaine section, nous allons
nous intéresser aux principales réglementations en vigueur aux États-Unis, en Europe
et au Canada.
56
Ensuite, elles doivent avoir la capacité de détecter les ordres erronés, de même
qu'elles doivent disposer de dispositifs techniques, tels des disjoncteurs de protection,
pour les intercepter (Commission européenne, dans Leis, p. 73). Dans le même ordre
d'idées, des procédures visant à limiter le ratio d'ordres annulés, à ralentir le flux
d'ordres lorsque nécessaire et à limiter le pas de cotation doivent être instaurées afin
d'empêcher les firmes de trading algorithmiques d'aggraver la condition des marchés
lorsque ceux-ci plongent dans une période de tension (Commission européenne, dans
Leis, p. 73). Finalement, les plateformes de négociation sont tenues de contrôler
régulièrement les fournisseurs d'accès direct au marché, puis de s'assurer que ceux-ci
endossent la responsabilité des transactions effectuées par leurs clients (Commission
européenne, dans Leis, p. 73).
59
Bien qu'elles soient similaires aux réglementations instituées par la SEC aux États-
Unis et par la Commission Européenne en Europe, ces mesures sont par ailleurs de
nature privée, en ce sens où elles sont mises en pratique de façon strictement
volontaire par les plateformes de négociation. Néanmoins, en 2010, l'OCRCVM a
lancé la Plateforme d'enrichissement des technologies de surveillance STEP, laquelle
est censée permettre de surveiller l'activité de négociation sur les marchés boursiers
canadiens (Barker et Pomeranet, 2011). En 2013, le Règlement 23-103 sur la
négociation électronique et 1'accès électronique direct aux marchés a également été
adopté par les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM). En vertu de ce
règlement, les opérateurs de marché sont tenus de soumettre « toutes les activités de
négociation, peu importe leur source, à des contrôles automatisés avant la saisie des
ordres afin de gérer efficacement les risques liés à la négociation électronique »
(OCRCVM, 2013). Au printemps 2014, ce règlement a été complété par une nouvelle
règle visant quant à elle à obliger les courtiers à gérer « les risques financiers,
réglementaires et autres qui peuvent survenir lorsque des tiers transmettent des ordres
par voie électronique directement à un marché» (OCRCVM, 2013). Dans un autre
ordre d'idée, en avril 2012, l'OCRCVM a procédé à un changement majeur dans la
60
De 1' autre, les mécanismes de surveillance mis en place par les instances de
régulation ne sont pas du tout adaptés au contrôle des transactions hautes fréquences.
Un rapport produit en 2011 par le Boston Consulting Group met d'ailleurs en garde la
SEC contre cette insuffisance. Dans ce document· (cité dans Friederich et Payne,
2012, p. 24), il est indiqué que la SEC« does not have sufficient in-house expertise to
investigate the inner working of trading algorithms ». Ce faisant, il est donc
recommandé que la SEC « should have staff who understand how to perform the
61
Ensuite, dans les cas où les pratiques abusives mises en place par le HFT
parviendraient à être détectées, elles seraient très difficilement condamnables. En
effet, selon Leis (20 12), le cadre réglementaire actuel - qui définit et balise les
pratiques abusives en fonction des critères d'intentionnalité et d'artificialité - n'est
pas du tout adapté au nouveau contexte transactionnel induit par le HFT. Comment
démontrer 1' intentionnalité derrière une pratique abusive dans un monde peuplé
d'algorithmes? Comment prouver l'évolution artificielle des cours dans un contexte
où ce sont dorénavant les ordres et non plus les prix qui servent de socle
informationnel aux transactions? Ces questions, qui, à ce jour, n'ont pas encore
trouvé de réponses, sont néanmoins essentielles à surmonter pour permettre
1' imputabilité des abus.
Cliff et Northrop (2010) se sont pour leur part intéressés aux limites des
réglementations adoptées en vue de limiter les risques systémiques. Pour les deux
auteurs, l'ensemble de ces réglementations participe à ce qu'ils appellent la
normalisation de la déviance. Selon eux,
« [This process] occurs when the safe-operating envel ope of a complex system is not
completely known in advance, and where events that were a priori thought to be
outside the envelope, but which do not then result in failures, are taken after the fact
as evidence that the safe envelope should be extended to include those events (p. 9). »
Par un tel processus, l'absence de catastrophe en vient donc à être normalisée, c'est-à-
dire interprétée comme une preuve que de nouvelles catastrophes sont moins
susceptibles de se produire. Or, pour Cliff et Northrop, ce raisonnement révèle
62
1.6 Conclusion
Dans ce chapitre, nous nous sommes intéressés aux études du HFT réalisées
par la microstructure des marchés. Deux raisons ont justifié notre intérêt pour ces
études: elles constituent la quasi-totalité de la littérature portant sur cette nouvelle
pratique et elles servent de socles aux instances de régulation pour réglementer le
HFT. Pour mieux situer ces analyses, nous avons d'abord expliqué en quoi consiste
exactement le HFT. Nous avons alors vu que, bien que difficile à défiriir, cette
nouvelle pratique comportait néanmoins plusieurs ~aractéristiques spécifiques.
Premièrement, en plus de se caractériser par l'utilisation d'algorithmes d'un bout à
l'autre du processus de placement, le HFT se particularise par un volume de
transactions très important, par une rotation quotidienne élevée du portefeuille et par
1' absence de détention de titres à la clôture des marchés. Deuxièmement, le HFT est
essentiellement utilisé par des investisseurs qui opèrent pour leur propre compte.
Troisièmement, 1' efficacité de cette pratique particulière repose également sur la
vitesse d'exécution, c'est-à-dire sur la faculté à repérer les écarts de prix et à effectuer
les transactions avant les autres. Finalement, les principales stratégies à partir
desquelles le HFT tire avantage de la fluctuation des cours sont la tenue de marché,
1' arbitrage et les stratégies directionnelles.
Nous nous sommes par la suite penchés sur les différents types d'analyses que
l'on retrouve dans la littérature en microstructure des marchés, de même qu'à la
perspective théorique néoclassique sur laquelle elles s'appuient. Nous avons vu que,
dans cette perspective, le rôle des marchés financiers est d'assurer l'allocation
63
efficace des ressources financières, c'est-à-dire de les diriger vers les projets
économiques les plus rentables. Nous avons également vu que, parce que les marchés
financiers comportent d'importantes frictions pouvant miner l'effectivité des
échanges - la plus importante étant probablement la possible absence de contrepartie
dans 1' échange -, une organisation particulière, soit la bourse, doit les surmonter au
moyen de règles et de mécanismes de négociation assurant de façon efficiente la
liquidité. Nous avons ensuite constaté qu'à l'intérieur de la microstructure des
marchés, on retrouve généralement trois grandes catégories d'analyse du HFT, soit
celles qui se sont penchées sur les effets du HFT sur la microstructure de la liquidité ;
celles qui se sont intéressées à l'impact de cette pratique sur l'intégrité des marchés ;
puis, finalement, celles qui ont porté sur les risques systémiques induits par ce
nouveau phénomène.
portant sur les risques systémiques ont pour leur part démontré que le HFT peut
conduire à une crise généralisée de la liquidité, comme en témoigne le Flash Crash de
mai 2010.
John R. Commons
The economies of collective actions
2.1 Introduction
Dans le chapitre précédent, nous nous sommes intéressés aux analyses du
HFT effectuées par la microstructure. Nous avons alors vu qu'à l'intérieur de cette
discipline, on retrouve trois grandes catégories d'analyse du HFT, soit celles qui se
sont penchées sur les effets du HFT sur la microstructure de la liquidité; celles qui se
sont intéressées à l'impact de cette pratique sur l'intégrité des marchés; puis,
finalement, celles qui ont porté sur les risques systémiques induits par ce nouveau
phénomène. Nous avons également vu qu'en dépit de leur contribution à la
compréhension du HFT, les études réalisées par la microstructure et utilisées par les
instances de régulation comportent une importante limite qui empêche toute véritable
réglementation de cette pratique : en raison du cadre théorique néoclassique sur
lequel elles s'appuient, aucune d'entre elles ne s'est intéressée à la façon dont cette
nouvelle pratique transforme elle-même les organisations boursières au sein
desquelles elle se développe. Or, nous avons également avancé que la prise en compte
de cette transformation induite par le HFT est prim~rdiale pour mettre en place des
réglementations qui soient véritablement adaptées et que, pour y parvenir, nous
devions adopter une approche qui, redonnant à la bourse son ancrage social, autorisait
1' analyse de son processus de transformation.
67
Or, pour Commons, cette liberté d'accès au marché ne correspond dans les faits à rien
d'autre qu'à une liberté de choix entre plusieurs alternatives. Pour que ce choix entre
les différentes alternatives soit effectué, quatre types de transactions sont
généralement impliqués et un minimum de quatre individus est requis. Les quatre
transactions sont : la transaction effective, la transaction potentielle, la transaction
possible et la transaction impossible :
« The actual transaction occurs, of course, between those who actually exchange the
product. The potential transactions are those which may or may not occur, since the
parties on the market are ready to exchange but do not. The possible transactions are
those which might occur if conditions were different, such that parties not now upon
the market should decide to come upon the market. To which may be added the
impossible transactions which, owing to remoteness in time or places and the
consequent inaccessibility of parties to the market, cannat, under any circumstances
take place» (Commons, [1924] 1974, p. 65).
sens, un minimum de quatre personnes est toujours nécessaire sur le marché pour que
l'individu réalise la meilleure valeur d'échange possible, soit deux acheteurs et deux
vendeurs, ou encore, le vendeur et l'acheteur, de même que la meilleure alternative
pour chacun d'eux.
Pour que la valeur d'échange se réalise bel et bien sur le marché, l'État doit
donc indubitablement intervenir en plaçant des limites à la liberté. En effet, en tant
qu'entité possédant le monopole de la violence physique légitime, c'est lui et lui seul
qui, en dernier ressort, peut parvenir à limiter la liberté individuelle. Selon Commons,
c'est essentiellement par la mise en place de working rules qu'il y parvient. Pour les
définir simplement, les working rules encadrent les volontés individuelles en
établissant, par 1' entremise de droits, de devoirs et de libertés, des modèles stables et
partagés de comportements. Par 1' entremise de sanctions conditionnelles pouvant être
anticipées, les règles définissent donc ce que les individus pourraient (may) faire, ce
qu'ils peuvent (can) et ne peuvent (cannot) pas faire, de même que ce qu'ils doivent
(must) faire dans leurs échanges avec les autres. De façon plus spécifique, nous dit
Bazzoli (1999, p. 102),
[Ce sont des lois qui, consolidées sous la notion de due process of law], régulent les
comportements -en plaçant des limites sur la volonté individuelle et en définissant
les règles du jeu, donc en homogénéisant les conduites - de telle sorte que les conflits
potentiels ne ruinent pas la sécurité des anticipations sans laquelle les individus ne
s'engageraient pas dans les transactions.
Notons cependant que, pour Commons, les règles et les sanctions ne doivent pas être
considérées dans leur seul aspect contraignant. Bien au contraire: puisqu'à chaque
devoir ou restriction de l'action correspond un droit ou une sécurité, «collective
action is more than control of individual action - it is, by the very act of control [... ],
the liberation of individual action from coercion, duress, discrimination, or unfair
competition, by means of restraints placed on other individuals » ([1934] 1959,
p. 73) 15 . Notons également que ces working rules font intervenir l'éthique, puisque
ceux qui les mettent en place -les représentants de l'État -les choisissent en fonction
de valeurs qu'ils considèrent comme «bonnes». En ce sens, explique Commons
([1934] 1959, p. 63), « [the working rules change] with the changes in customs and
the class dominance, or with changes in judges, or with changes in the opinions of
judges, or with the changes in the customary meaning of property and liberty». En
15
C'est ce contrôle collectif de l'action individuelle qui correspond à une institution chez Commons.
71
vue de limiter la liberté individuelle, trois grandes catégories de working ru/es sont
imposées par l'État aux individus: des interdictions, des devoirs et des possibilités
(avoidance, performance andforbearances):
« [A]voidance [ ... ] is the duty to avoid that act, with the implied command to choose
any other potential, possible, or impossible act not prohibited. [Performance is] the
positive right of one person and the correlative duty to perform ali the necessary acts
and transactions that make a complete performance. [Forberance is] an intentional
omission» (Commons, [1924] 1974, p. 74).
En vertu de ces règles, les individus peuvent faire appel à 1' appareil juridique en cas
de préjudice.
.Le second conflit encadré par les business laws est celui qui concerne la compétition
déloyale (doctrine of Fair or Unfair Competition). Ici, les règles mises en place par
l'État visent à assurer que les acheteurs et vendeurs compétitionnant entre eux
n'utilisent pas de méthode injuste pour réaliser leur valeur d'échange sur le marché.
Le troisième et dernier conflit concerne le prix d'achat et de vente (doctrine of
Reasonable or Unreasonable Priee and Value). Dans ce cas, les lois visent à assurer
que les vendeurs et les acheteurs ne transigent pas à des prix abusifs. Selon
Commons, la propriété conçue comme un actif et non comme une chose ne peut
exister sans la mise en place de ces règles par les autorités légales. En effet, pour lui
([ 1924] 1974, p. 130), « the se duties create correlative rights on behalf of the inferiors
which are equivalent to reducing the exposure of the weaker parties by reducing the
liberty of the stronger ». Avec la propriété intangible, la liberté de choix prend donc
ici un sens légal : « liberty [... ], is permission to choose, protected by keeping other
people off[ ... ]. It exists only through official behavior to permit and authorize it »
73
Pour Commons, l'échange prend alors un sens très particulier, et ce, pour une
raison bien précise : la négociation ne porte pas sur des choses, mais sur des droits.
Dit autrement, lorsque deux individus se rencontrent sur le marché pour échanger, ce
qu'ils échangent, ce n'est jamais la chose physique en elle-même, mais le droit de
propriété pour obtenir la valeur d'échange de la chose. C'est d'ailleurs pourquoi il
préfère lui substituer le terme de « transaction » et, plus précisément encore, de
« transaction de marchandage » (bargaining transaction). En effet, pour lui ([1934],
1959, pp. 58, 86, 87),
« Transactions [ ... ] are not the "exchange of commodities" in the physical sense of
"delivery" [ ... ]. [They are] based on expectations of the immediate or remote future,
secured by collective action consisting of the institutions of property, and available
only after the closing of the negotiations which end in the transaction. Transactions
are the means, under the operation of law, of acquiring and alienating legal control of
economie quantities [... ]. But legal control is not only an economie quantity, it is
control of future behavior of individuals upon which the dimension of that economie
quantity will depend. »
Dans cette perspective, la transaction devient donc une unité intégrée à la totalité
sociale via une structure de pouvoir. C'est d'ailleurs pour cette raison que Commons
considère que toutes les transactions effectuées sur le marché sont d'abord et avant
tout des authorized transactions: leur existence suppose toujours l'intervention de
l'autorité souveraine détentrice de la violence légitime. En ce sens, la transaction de
marchandage ne fait pas intervenir que quatre entités, mais bien cinq: « two buyers
and two sellers, each, however, govemed by past and expected decisions of the courts
in case of dispute, if a conflict of interest reach that crisis » (Commons [1934] 1959,
p. 62). Faisant intervenir le droit, l'économie et l'éthique, la transaction est donc,
pour Commons, l'« unité ultime d'analyse».
74
Dans cette perspective, c'est aussi la valeur qui acquiert une signification
particulière. En effet, à partir du moment où la propriété privée devient le droit sur la
valeur d'échange future d'une chose, garantie par l'autorité publique, la valeur
devient pour sa part spéculative et comportementale. C'est ce qu'explique Commons
dans le passage suivant [1924] 1974 pp. 22-28) :
« Value resides in the expected will in action, and the expected will in action is the
expected action and transactions. [A]ll value is expectancy. [This] includes
expectancies of two kinds of future behavior of other people, one of which is the
expected restraint or compulsion place on others on my behalf; the other is
opportunities afforded by them and open to me. »
Le capital étant pour 1' auteur la valeur marchande présente des comportements futurs
des autres (Capital is the present value of expected beneficia/ behavior of other
people) ([ 1924] 1974 p. 28), le capitalisme devient dès lors un système économique
fondé sur 1' anticipation du comportement à venir des autres sur le marché. Plus
exactement, nous dit Commons, « This, we take, is the substance of Capitalism
distinguished from the Feudalism or Colonialism [... ] - production for the use of
others and acquisition for the use ofthe self» ([1924] 1974, p. 21).
2.3 Le going concern comme unité de pouvoir dirigée par la logique de la propriété
intangible
Pour Commons, un going concern est une unité de pouvoir dirigée par la
logique de la propriété intangible. De façon plus spécifique, un going concern est une
entité collective qui, d'un côté, produit des biens et des services pour l'usage d'autrui,
et qui, de l'autre, contrôle les droits de propriété des valeurs d'usage qu'elle produit
en vue de les revendre et de maximiser ses gains. Pour reprendre les termes de
Commons ([1924] 1974, p. 8): «a going concem [ ... ] is none other than a
technological process of production and consumption of physical things and a
business process of buying and selling, borrowing and lending, commanding and
obeying according to shop rules ». Chez Commons, 1' organisation économique est
75
Pour augmenter la part résiduelle des profits, un contrôle des emplois et des salaires
doit donc être assuré par 1' entremise de ces mêmes transactions de rationnement.
transactions avec les autres sur le marché? Selon Commons, la manière la plus facile
d'y parvenir est d'employer des méthodes abusives, soit de contraindre physiquement
les individus à transiger avec lui et/ou d'éliminer physiquement ses compétiteurs. Or,
un going concern ne peut utiliser de telles méthodes, et ce, tout simplement parce
qu'il est une entité juridique soumise aux business laws offair trade. En effet, si une
organisation économique peut exister sans aucune reconnaissance juridique, elle
s'expose le cas échéant à la liberté des autres organisations et, ce faisant, à la
possibilité de subir un ensemble d'abus ne pouvant être punis ou compensés. Pour
remédier à cette situation, une organisation doit donc exister, comme les individus
d'ailleurs, en tant qu'entité juridique: C'est ce qu'explique Commons dans le passage
suivant ([1924] 1974, p. 143) :
77
« [T]he law books distinguish a "natural person" from an artificial person, the former
a human being who exists as a product of nature, the latter a collection of individuals
existing only "in contemplation of law". But the natural person is also artificial in
contemplation of law, and the artificial person is as natural, in law, as the natural
person [ ... ]. If the individual lives without rights he is not a person, but a thing, that
can be captured, bred, owned and killed without violating any duty towards him. If an
association has no rights, it is too an outlaw and its members may be penalized [ ... ].
What the state does for each is to personify it by granting and imposing rights, duties,
liberties and exposures, and if to do this for an association is to create an artificial
being so also is it an artificial process to do the same for an individual. »
En devenant ainsi une entité juridique, 1' organisation économique se voit imposer par
l'État un ensemble de working ru/es qui, d'un côté, limite sa liberté et qui, de l'autre,
augmente son champ des possibles par 1' entremise de protections à 1' égard de la
liberté des autres going concerns. Si, pour obtenir ces protections, 1' organisation doit
au préalable obtenir un statut juridique, ce statut peut quant à lui prendre différentes
formes. Plus simplement, cela veut dire que 1' organisation peut prendre la forme
d'une association, d'un partenariat, d'une coopérative ou encore, d'une corporation.
Pour reprendre les termes de Commons ([ 1924] 1974, p. 144),
« The charter of its creation [ ... ] are but the group of promises and commands which
the state makes in the form of working rules indicating how the officiais of the state
shall act in the future in matters affecting the association, the members of the
association, and the person not member. lt is these promises and commands, or
working rules, of officiais which constitute the charter and determine the status of the
association. » ·
Comme des droits, des devoirs et des libertés spécifiques sont associés à chacun de
ces statuts, 1'organisation choisit sa forme juridique en fonction de 1' encadrement
légal qu'elle souhaite avoir. En dépit du statut légal sous lequel elle choisit d'exister,
avec sa reconnaissance juridique, 1' organisation économique acquiert néanmoins un
pouvoir bien particulier: « [the power to withhold] things from others' use, protected
by the physical power of the sovereign » (Common, [1924] 1974, p. 52).
Indépendamment de leur statut, les organisations économiques sont par ailleurs toutes
soumises au même due process of law que les individus, et ce, parce qu'elles sont
toutes des entités légales. En effet, puisque leur activité consiste à produire des
valeurs d'usage dans l'anticipation de leur valeur monétaire, et que cette valeur
78
monétaire ne peut être réalisée que dans le cadre de transactions répétées sur le
marché, les organisations économiques doivent, elles aussi, se soumettre aux business
laws offair trade.
avantage concurrentiel pour une organisation. Pour reprendre encore une fois les
termes de Commons, « [ifJ the best proportioning (market remaining the same)
obtains a maximum net income, the worst proportioning wipes it out» (1924, p. 166).
social fondamental, qui est le rapport salarial. Chez Commons, le rapport salarial se
rapporte à la relation entre ceux qui possèdent les droits de propriété et ceux qui ne
les possèdent pas. Par 1' entremise du contrat, ces derniers vendent leur force de
travail aux propriétaires, lesquels leur octroient en échange un salaire qui leur
permettra par la suite d'acquérir les droits de propriété nécessaires à l'usage futur des
choses dont ils ont besoin pour assurer leur survie. Bien que, comme toute relation
sociale d'échange sur le marché, le rapport salarial repose sur un contrat garantissant
légalement les droits et les devoirs de chacun, il n'en demeure pas moins que, pour
Commons, ce rapport en est un très particulier, et ce, en vertu de ce qui est échangé
sur le marché. Comme il l'explique dans le passage suivant ([1924] 1973, p. 284),
. « What [the laborer] sells when he sells his labor is his willingness to use his faculties
according to a purpose that has been pointed out to him. He sells his promise to obey
commands. He sells his goodwill. But even this promise as no exchange-value [ ... ].
Renee, the free laborer is employed at will - no obligation arises on the part of the
employer to keep him, and no obligation on the part of the laborer to continue the
work. »
De fait, parce qu'il implique la soumission des travailleurs à des objectifs pouvant
aller à 1' encontre de leurs propres intérêts, le rapport salarial - indissociable de la
production pour l'usage d'autrui - crée donc du conflit plutôt que de l'ordre.
L'industrial goodwill fait donc référence ici à la capacité du going co nee rn à susciter
l'adhésion volontaire des travailleurs à sa propre finalité, par-delà le conflit capital-
travail.
81
C'est par l'entremise de working ru/es que le going concern parvient à obtenir
de ses participants (internes et externes) les comportements nécessaires à
l'augmentation et au maintien de son goodwill. Tout comme les working ru/es
institutées par 1' autorité souveraine, ces règles mises en place par 1' organisation
économique à l'interne déterminent ce que chaque participant, selon son statut, peut
et ne peut faire, ce qu'il pourrait faire et ce qu'il doit et ne doit pas faire. C'est donc
par ces règles que le going concern parvient à arrimer le comportement de tout un
chacun à sa propre finalité. Or, ici, contrairement aux working ru/es adoptées par
l'État, ce n'est pas à une sanction physique que les individus s'exposent en cas de
transgression des règles, mais à une sanction économique, soit la perte de gains. Ce
contrôle de l'action individuelle des participants par l'action collective du going
concern peut cependant s'exercer via deux catégories de working ru/es distinctes sur
lesquelles il convient de se pencher, soit les règles coutumières (customs) et les règles
organisées 16 • Les règles coutumières représentent la forme de contrôle social de
16
Parce qu'il procède au contrôle de l'action individuelle, un going concern est donc, pour Commons,
à la fois une organisation et une institution. Sur le double statut de l'entreprise, voir Gislain (2010) et
Bazzoli et Dutraive (2002).
82
l'action individuelle la plus élémentaire : elles sont une façon de ressentir, de penser,
et d'agir non codifiée qui, apprises par l'intermédiaire d'un processus de
socialisation, déterminent de façon plus ou moins contraignante le comportement
individuel à adopter dans 1' entreprise. Plus spécifiquement, elles constituent des
représentations collectives partagées définissant des normes de conduites auxquelles
les individus adhèrent de façon plus ou moins consciente (Bazzoli, 1999). Pour
reprendre les termes de Commons ([1934] 1959, p. 153): « custom is a kind of social
compulsion imposed on individuals by those who feel and act alike ». En tant
qu'opinion collective en contrôle de l'opinion individuelle, la coutume n'est donc
jamais une simple affaire individuelle. En effet, poursuit-il ([1934] 1959, p. 155),
« habit is repetition by one person. Custom is repetition by the continuing group of
changing person ». Parce qu'elles sont apprises par l'entremise d'un processus de
socialisation, ou encore, mais toujours dans le même sens, parce que leur effectivité
repose sur leur intériorisation par les individus, les règles coutumières sont toujours
provisoires et incertaines. Ainsi, si ce type de règles constitue la forme de contrôle
social la plus élémentaire, elle est par ailleurs très bancale. Pour pallier le caractère
incertain des règles coutumières, des règles formelles, organisées et garanties par une
autorité officielle possédant une capacité de sanction économique conditionnelle,
doivent donc également être mises en place.
Remédiant aux insuffisances des règles coutumières, les règles formelles sont
un type de working ru/es particulier dont la caractéristique est d'être mises en œuvre
par un processus formel d'organisation. Autrement dit, ce sont des règles
impersonnelles mises en place et garanties par ceux que Commons appelle les
authorized figures - les gestionnaires, le board of directors, les conseils
d'administration, etc. - dont la transgression conduit à une sanction économique.
Mentionnons en outre que, pouvant prendre une infinité de formes, ces règles
dépendent néanmoins de la structure de 1' organe de contrôle ou encore des intérêts
partagés par les individus en position d'autorité. Bien que ces règles soient mises en
83
place par une autorité privée, il importe de rappeler qu'elles ne peuvent se développer
qu'à l'intérieur des limites permises par le statut juridique de l'organisation. En outre,
en cas de conflit ne pouvant être résolu, ou encore, en cas de violation de la loi sur les
contrats ou des business laws offair trade, l'autorité ultime chargée de prendre en
charge le problème reste par ailleurs toujours l'État: en tant qu'entité possédant le
monopole de la violence physique légitime, c'est lui, et lui seul qui, en dernier ressort
peut parvenir à imposer un niveau supérieur de working ru/es et, partant, à rétablir
1' ordre là où règne le conflit. Par ces règles, qui ne correspondent ni plus ni moins
qu'à un pouvoir privé régulé par l'État, des pratiques spécifiques permettant à
l'entreprise de se démarquer voient par conséquent le jour. Appelées «transactions
routinières», ce sont dès lors ces mêmes pratiques qui en viennent à caractériser le
fonctionnement normal de l'organisation et, ce faisant, son goodwill. Tout comme la
valeur, le goodwill d'une organisation est donc, lui aussi, en ce sens, comportemental.
Loin de créer de 1' ordre spontané, les transactions stratégiques dans lesquelles
s'engagent les individus créatifs peuvent par ailleurs miner le goodwill de
l'organisation économique, et ce, pour trois principales raisons. D'abord, si
l'existence d'un ordre suppose que les pratiques individuelles soient acceptées par la
85
collectivité et qu'elles lui apparaissent comme légitimes, rien ne garantit que les
transactions stratégiques soient spontanément admises par le groupe. Ensuite, 1' avenir
étant imprévisible et impénétrable, aucun individu ne peut prévoir 1' ensemble des
conséquences de sa nouvelle tactique sur le comportement d'autrui. Finalement, les
transactions stratégiques peuvent se buter à 1' inertie des autres acteurs. Comme
l'explique Bazzoli (1999, p. 117): « Commons affirme que l'homme raisonnable est
certes rationnel, mais c'est aussi un être de passion, de stupidité et d'ignorance : il a
ainsi tendance à s'accrocher aux habitudes et aux règles existantes quand bien même
celles-ci sont devenues inefficaces et inadéquates». Ainsi, plutôt que de créer de
1' ordre, les transactions stratégiques suscitent au contraire des réactions aussi
imprévisibles que différenciées de la part des autres individus. À défaut d'être
spontanément acceptées, elles génèrent donc, en ce sens, de nouvelles situations
conflictuelles pouvant affecter le goodwill de 1' organisation et, ce faisant, ses
opportunités sur le marché.
Pour que le conflit créé par les transactions stratégiques se résorbe, il faut
absolument que ces dernières cessent d'être marginales et qu'elles deviennent
routinières. Or, comme l'explique Bazzoli (1999, p. 118), pour Commons,
Le processus Hspontané~~ d'imitation diffusion n'est pas suffisant pour envisager la
persistance de certaines pratiques et 1' évolution institutionnelle : la seule stabilité que
connaisse la société dans un univers toujours changeant est celle créée par l'action
collective.
Plus simplement, cela veut dire que la résolution des problèmes générés par les
transactions stratégiques ne peut se faire que par la mise en place de nouvelles règles
formelles visant à contrôler les nouvelles pratiques et à sécuriser les nouvelles
anticipations. Dans ce processus de réforme du contrôle de 1' action individuelle par
l'action collective, ce ne sont cependant pas toutes les transactions stratégiques
émergentes qui s'imposeront aux participants de l'organisation par l'entremise de
règles : ce sont seulement celles qui seront méticuleusement choisies par le pouvoir,
86
sur la· base des valeurs partagées par les individus en position d'autorité, qu1
parviendront à se généraliser et, partant, à devenir routinières. Mentionnons
également que ce processus de réforme peut, en dernière instance, faire intervenir
1'État par 1' entremise de son système juridique et judiciaire. En effet, si, pour
Commons, les transactions stratégiques sélectionnées sont imposées aux participants
via la mise en place de nouvelles working ru/es par les autorités légitimes de
l'organisation, il n'en demeure pas moins qu'en cas de conflit non résolu, le pouvoir
juridique - le droit - et le pouvoir judiciaire - la jurisprudence - peuvent à tout
moment intervenir dans le processus de sélection de nouvelles règles en imposant
celles considérées comme «bonnes» - la jurisprudence étant toujours, dans ce
contexte, la médiation de dernier recours. Cela dit, que ce soit les working ru/es de
l'État ou celles de l'organisation économique« in all cases, [they] are subject to slow
historical change, through the changes in economie, political and ethical conditions »
(Commons, [1924] 1974, p. 139)
le conflit, non 1' ordre [ ... ] est la force motrice [... ] dans un processus sans fin de
résolution de problèmes et d'émergence de nouveaux problèmes».
17
Notons que les entreprises peuvent, elles aussi, dans certains cas, émettre des obligations.
18
Historiquement, c'est à Anvers, au 16e siècle, avec le développement d'un instrument financier
nommé « lettre obligataire », que ces protections furent mises en place. Au moment de son apparition,
cette lettre n'était en fait rien d'autre qu'un certificat privé émis· par un marchand appelé «débiteur»
qui, ayant reçu une avance de fonds de la part d'un marchand appelé «créancier», s'engageait à lui
rembourser, à terme, la totalité du montant obtenu sous forme de prêt. En dépit des avantages qu'elle
comportait, l'usage de la lettre obligataire demeurait toutefois limité, et ce, principalement en raison de
l'insuffisance de garanties légales pour les créanciers. En soi, cette insuffisance de garanties légales
des lettres obligataires dans le nord de l'Europe n'était pas un enjeu pour l'obtention d'un prêt
commercial. Or, à l'aube du 16e siècle, et pour des raisons politiques, Anvers voulut s'imposer comme
nouveau centre financier de l'Europe. Pour y parvenir, il fallait cependant que la ville mette au point
des techniques financières qui parviennent à assurer la protection juridique et financière des créanciers.
Selon Van de Wee (1963, 1967), ces techniques furent la reconnaissance légale de la clause« payable
au porteur» et l'endossement. La reconnaissance légale de la clause «payable au porteur» fut
l'innovation financière par laquelle ledit porteur put jouir d'une protection juridique et financière. Dès
lors, le détenteur d'une lettre obligataire obtint le droit de poursuivre en justice le débiteur de la lettre.
Pour le débiteur, cette protection juridique du porteur signifiait que son devoir de remboursement
devenait dorénavant une obligation légale, à savoir une obligation encadrée par l'instance du droit. Si
la possibilité de poursuivre en justice le débiteur fut ce qui permit au détenteur d'une lettre obligataire
d'obtenir une protection juridique, cette possibilité ne lui assurait que très difficilement une protection
financière. En effet, dans la mesure où les lettres obligataires circulaient de main en main, et que cette
circulation impliquait souvent plus de cinq transferts, il était souvent difficile, dans les faits,
d'identifier avec certitude le dernier débiteur, soit celui contre qui la procédure judiciaire devait être
88
avec la création des banques centrales, lesquelles fournissent aux États les prêts
nécessaires au remboursement des intérêts devant être payés à leurs créditeurs 19 • En
ce sens, nous dit Commons, avec la négociabilité des dettes,
entamée. Ainsi, pour assurer la protection financière du porteur, il était strictement nécessaire de
pouvoir identifier avec certitude le dernier débiteur de la lettre. À Anvers, au 16e siècle, ce fut la
technique financière de l'endossement, laquelle consiste à apposer sa signature à l'endos d'un effet de
commerce, qui permit aux autorités de retracer la personne contre qui entamer une action légale en cas
de non-paiement, et partant, d'assurer la protection financière du détenteur de la lettre obligataire.
Grâce aux deux techniques financières dont nous venons de discuter, la lettre obligataire devint dès
lors un objet entièrement négociable, représentant ainsi un droit cessible à un revenu sous forme
d'intérêt.
19
C'est en Angleterre, au 17e siècle que fut créée la première Banque centrale. Pourquoi? Dans
l'ensemble de l'Europe, le manque de confiance dans la capacité des gouvernements à rembourser
leurs dettes nuisait considérablement à l'obtention des fonds nécessaires au financement de leurs
activités (Michie, 2006). En raison de l'insolvabilité des États, l'essentiel du trésor public de la plupart
des pays européens provenait donc presque exclusivement de taxes imposées sur toutes sortes de
produits ou d'activités (Dickson, 1967; Roseveare, 1991). Or, non seulement ces mesures devinrent
rapidement un lourd fardeau pour les populations, mais, au moment où les besoins financiers des États
augmentèrent- notamment en raison des nombreuses guerres qui, à l'époque, traversaient l'Europe-,
les fonds ainsi obtenus se révélèrent vite insuffisants pour financer l'ensemble des activités étatiques.
(lngham, 2004; Dickson, 1967, Roseveare, 1991). Pour pallier à cette situation, les États
commencèrent bientôt à se financer en émettant des titres sur la bourse d'Amsterdam (Michie, 2006).
Or, lorsque l'Angleterre entra en guerre contre la Hollande, la possibilité pour l'État de financer ses
activités militaires en émettant des titres à court terme sur la bourse d'Amsterdam fût, évidemment,
complètement anéantie. En vue de remédier à la situation, l'État anglais procéda à la mise en place
d'un nouveau système de financement public. Dans le cadre de ce nouveau système, ce n'était plus les
fonds obtenus par l'entremise de taxes qui servirent au financement de ses activités militaires, mais
ceux levés par l'émission d'obligations (bonds) (Roseveare, 1991; Dickson, 1967). En effet, plutôt que
d'avoir recours à de lourdes taxes s'imposant à tous indépendamment de leur volonté, l'État se mit
désormais à emprunter auprès de citoyens volontaires. En échange des fonds ainsi récoltés, des
promesses de paiements sous forme d'obligation d'État (state bonds) étaient distribuées. Celles-ci
donnaient alors droit au paiement d'un intérêt et au remboursement complet, à échéance, du montant
prêté. Tout comme les créances privées, les créances d'État étaient elles aussi cessibles et, par
conséquent, négociables. Bien qu'elles pouvaient facilement être négociées, les obligations d'État
demeuraient cependant impopulaires, et ce, en raison de la réputation négative qui leur était associée.
En effet, il n'existait encore aucune procédure qui orientait par avance les activités financières de
l'État sur le long terme. Ce faisant, il arrivait souvent que l'État ne rembourse pas les intérêts dus à ses
créanciers. Compte tenu de l'insolvabilité de l'État et, par conséquent, du risque que comportait la
détention de ces titres, ces derniers étaient donc intensément répudiés par les investisseurs (Michie,
2006). Pour remédier à l'impopularité des titres qu'il émettait en vue d'assurer le financement de ses
activités miliaires, l'État anglais procéda, en 1694, à la création d'une société par actions toute
spéciale, soit la Banque d'Angleterre. Si le principe de la banque publique n'avait rien de nouveau à
l'époque, la fonction qui fut attribuée à la Banque d'Angleterre était pour sa part sans précédent:
moyennant intérêts et frais d'opération, c'est elle qui fournit désormais à l'État les prêts nécessaires au
remboursement des intérêts devant être payés aux détenteurs d'obligations. En contrepartie, elle se vit
octroyer le privilège de« battre monnaie», c'est-à-dire de transformer les créances d'État en monnaie
bancaire. Plus spécifiquement, elle obtint le droit exclusif de transformer les promesses de paiement
89
« What [1 buy] is not a physical thing. lt is a promise of future behavior on y our part
and a permission to me to get the officers of the law to compel you to behave as you
promised if you do not do so willingly. You have sold to me a part of y our liberty.
Let us call it an Encombrance on your Liberty » ([1924] 1974, p. 22).
L'action est elle aussi une propriété intangible, puisqu'elle renvoie à la valeur
d'échange des opportunités sur le marché. Cette forme particulière de propriété se
développe lorsque les going concern prennent la forme légale de la corporation et
deviennent elles-mêmes des propriétés intangibles. En vertu de ce nouveau statut
juridique, les propriétaires d'un going concern ne sont cependant plus directement
responsables de cette dernière : leurs droits individuels sont désormais dissociés de
leurs droits de propriété. En ce sens, la corporation est une entité juridique qui repose
sur la dissociation légale des droits in personem des droits in rem (Commons, [19~4]
20
1959) • Dès lors que ce sont les going concerns qui deviennent eux-mêmes des
faites par l'autorité publique en un moyen de paiement officiel pouvant à tout moment être converti en
une quantité d'or préalablement fixée, soit le billet de banque.
20
À son origine, la corporation n'était pas une institution privée, ayant pour seul but l'accumulation de
profit, mais une institution semi-publique mise sur pied par l'État en vue de mener à bien des projets
nationaux nécessitant d'énormes ressources financières (Roy, 1997; Dickson, 1967; Roseveare, 1991).
L'incorporation n'était pas un acte relevant de la volonté des individus : c'était plutôt l'autorité
souveraine qui, par l'émission de chartes spéciales, permettait la formation de sociétés par actions
(Dickson, 1967; Bowman, 1996; Roy, 1997). Lui seul pouvait donc permettre l'accès à cette forme de
propriété. Relevant d'un acte souverain à la fois ponctuel et exceptionnel, ces chartes étaient également
tributaires des instances législatives en ce sens où chaque demande d'émission devait faire l'objet d'un
débat avant d'être approuvée. Pour obtenir une telle charte, les individus désirant s'incorporer devaient
faire la démonstration que leurs intentions étaient bel et bien de servir la communauté, et non
simplement de faire du profit (Roy, 1997, p. 45). Dans ce contexte, un simple doute des autorités quant
aux réelles intentions des individus pouvait justifier le refus d'une demande d'incorporation et faire
ainsi échouer le processus d'émission d'une charte. En raison de l'existence de telles chartes et du
processus législatif qui caractérisait leur émission, le nombre de corporations créées était donc limité.
Lorsque leur création était approuvée, les corporations devaient se soumettre à un ensemble de closes
visant à encadrer de façon étroite l'ensemble de leurs pratiques. Enchâssées dans la charte émise, ces
closes spécifiaient notamment la quantité maximale de profit pouvant être engrangée, les échéances et
le rythme des opérations de même que la durée de vie de la charte (Roy, 1997; Bowman, 1996). La
Verenigde Oostindische Compagnie (VOC) ou encore, la Dutch East India Company, fut la première
société par actions à être mise en place par l'entremise d'une charte (Petram, 2011). Formée en 1602,
cette entreprise hollandaise se spécialisait dans le commerce entre l'Asie et l'Europe. De façon plus
précise, elle envoyait des bateaux en Extrême-Orient, lesquels revenaient en Hollande remplis de
produits de luxe qui étaient par la suite vendus dans toute l'Europe. En contrepartie de ce monopole
commercial, la VOC devait par ailleurs assurer la colonisation de l'Asie. Pour mener à bien cette
90
propriétés intangibles, ce qui est vendu et acheté sur le marché ne devient rien d'autre
que des opportunités de profit à venir ou, mieux encore, la possibilité de transactions
futures. Pour résumer ces deux types de propriété intangible que sont respectivement
les obligations et les actions,
« Encumbrances are duties that other people owe to me, and opportunities are their
liberties, their absence of duties to me. Yet, both are valuable to me and valuable to a
third party who huy them of me, and are therefore property in the sense of
exchangeable value or assets » (Commons, [1924] 1974, p. 23).
La valeur d'échange pouvant être obtenue de la vente des obligations, et, plus
encore, des actions, est par ailleurs hautement spéculative, et ce, parce qu'elle dépend
de comportements futurs qui ne sont pas mesurables. Dans le cas des obligations, elle
dépend de la capacité à venir de 1' autorité publique à garantir le devoir de prestation
des débiteurs, dans le cas des actions, elle repose sur la capacité des individus
siégeant sur l'organe de contrôle d'une organisation à mettre en place des working
ru/es permettant de reproduire le goodwill de cette dernière. Pour reprendre les termes
de Commons ([1924] 1974, p. 161), « it is this very intangible asset, the goodwill of a
going concern, consisting in the expectation of a net operating income, that is bought
and sold when the stocks [... ] of the concem are bought and sold » Or, puisque le
goodwill de l'entreprise correspond à sa capacité à maintenir ses opportunités de
marché dans le temps et que cette capacité, puisqu'elle est comportementale, ne
figure dans aucun livre comptable, la valeur d'échange de ce goodwill, qui
correspond à la valeur d'échange des actions, est donc hautement spéculative. Pour
reprendre encore une fois les termes de Co mmons ([ 1924] 1974, p. 211 ),
activité, la compagnie disposait d'une armée qui lui permettait de combattre les résistants autochtones
et de repousser les puissances européennes rivales des routes commerciales et des territoires conquis.
91
« If value were a fixed external object, having a physical existence, there could be
one value of a thing at one time and place. But if value is a process of valuing [the
goodwill of a going concern], then the purpose of valuation determines what the
value shall be. If the purpose is that of setting forth an ethical relation between buyer
and seller, creditor and debtor, employer and employee, sovereign and citizen,
expressed in priees, then there might be conceivably be as many values of the same
thing as there are varieties of these elementary human relations. »
De ce qui vient d'être dit, on comprend donc que les obligations et les actions
sont des formes particulières de propriété intangible qui sont achetées et vendues dans
l'anticipation de leur valeur d'échange. Cette valeur est par ailleurs hautement
spéculative, en raison du caractère intangible, non mesurable, de ce qui est vendu et
acheté. Dans le cas des obligations, ce qui est échangé, « [is] the intangibility of the
promised collective behavior of public officiais which authorizes private behavior »,
dans le cas des actions,
« [It is] the intangibility of the expected collective behavior of the members of the
association itself, which is a private behavior thereby authorized. One is the promised
behavior of govemment set forth in working rules for public officiais, the other the
intended behavior of a going concem set forth in the working rules of its employees,
agents and functionaries » (Commons, [1924] 1974, p. 145).
Or, pour réaliser cette valeur d'échange, il est néanmoins primordial que les
investisseurs/spéculateurs soient libres d'accéder au marché financier - ce que
92
Commons appelle plus généralement le money marker1 • En effet, comme dans le cas
de n'importe quelle forme de propriété intangible, il est strictement nécessaire que les
individus désirant tirer une valeur monétaire des obligations et des actions puissent
les acheter et les vendre librement sur le marché des titres. Par libre accès au marché,
il faut entendre ici aussi la liberté de choix entre les deux meilleures alternatives
disponibles au moment de la transaction ou encore entre les deux meilleurs prix de
vente/achat. En ce sens, un minimum de quatre personnes est, ici aussi, toujours
21
Notons que les marchés financiers existaient bien avant que les obligations et les actions ne fassent
leur apparition. En effet, c'est à Bruges, au 14e siècle, qu'émergea ce que nous pouvons considérer être
la première forme moderne de marché financier. Cette 'émergence se fit en lien avec l'apparition d'un
instrument financier particulier, ayant alors pour fonction de médiatiser les relations de créances liées
aux activités commerciales entre les marchands : la lettre de change. Pour comprendre cette
émergence, il faut savoir qu'à cette époque, en Europe, il était strictement prohibé par l'Église de
prêter à un tiers une somme d'argent contre intérêt. Pour cette raison, il n'existait pas de bailleurs de
fonds professionnels. Les prêts étaient plutôt octroyés de façon ponctuelle (De Roover, 1942). Or, à la
fin du Moyen-Âge, une catégorie de financiers professionnels, au statut légal particulier, fit son
apparition à Bruges : les cambistes. En plus de faire le commerce de gros, les cambistes se
spécialisaient dans le commerce des lettres de change (parce qu'ils s'adonnaient à la fois au commerce
de marchandises et au commerce de telles lettres, les cambistes étaient donc, en ce sens, des
«marchands-banquiers»). Au Moyen-Âge, cependant, la lettre de change n'était pas encore reconnue
ni garantie par l'autorité souveraine, de sorte que, d'un point de vue légal, elle n'était pas légalement
négociable. À cette époque, la lettre de change était plutôt un contrat notarié, soit une forme d'accord
juridique singulier et privé, par lequel un marchand-banquier, appelé « donneur », avançait une somme
d'argent à un tiers, appelé «preneur» ou «tireur», et recevait en échange un instrument qui était
payable à usance, soit à terme, mais dans un autre lieu et dans une autre devise (De Roover, 1946).
Mentionnons également qu'en raison de cette même prohibition de l'usure, ou encore, du prêt« à gain
certain», les lettres de change ne pouvaient être escomptées. Plus simplement, cela veut dire que la
lettre de change n'était pas encore un instrument reconnu par 1' autorité souveraine détentrice de la
violence légitime et que, ce faisant, les prestations de paiement et de livraison inhérentes à son achat et
à sa vente ne pouvaient être garanties par l'instance du droit. Quoi qu'il en soit, les lettres de change
étaient tout de même négociées. C'est à la place publique de Bruges, dans un bâtiment nommé
« bourse », que se .rencontraient les cambistes pour négocier les lettres de change. Parce qu'une telle
négociation n'était pas reconnue par l'autorité royale, il va de soi que cet endroit était un lieu privé,
dépourvu de toute forme d'encadrement formel. Le nom «bourse», qui fut officiellement donné à ce
lieu privé particulier où s'accomplissaient la vente et l'achat de tels instruments financiers, n'est pas
anodin. En effet, au 14e siècle, l'appellation« bourse» était en fait utilisée pour désigner l'endroit où
se rencontraient les marchands venus d'ailleurs pour faire le commerce des marchandises. De façon
plus spécifique, il y avait sur cette place commerciale une maison que l'on avait coutume d'appeler
« beurse », en raison du fait qu'elle appartenait depuis plusieurs générations à la famille Van der
Burse. Selon Van Werveke (1936), c'est donc par tradition que les cambistes se rencontraient devant
cette maison pour accomplir le commerce des lettres de change et qu'ils donnèrent le nom officiel de
« bourse » pour désigner cet endroit. Ce terme fut par la suite employé dans les autres grands centres
financiers, comme Anvers, Lyon ou Amsterdam, pour dénommer le lieu où s'effectuait le commerce
de tels contrats. Le mot fut même utilisé pendant un moment en Angleterre, avant qu'Élisabeth 1 ne lui
substitue le nom d' Exchange.
93
nécessaire pour que 1' individu réalise la meilleure valeur monétaire, soit deux
acheteurs et deux vendeurs : le vendeur et 1' acheteur actuels ainsi que la meilleure
alternative pour chacun d'eux.
Or, parce qu'un mécanisme de négociation est produit en vue d'obtenir une
valeur d'échange, et parce que cette valeur augmente en fonction du degré de la
rareté, il importe par conséquent de contrôler artificiellement l'accès à ce mécanisme
afin d'accroître les profits pouvant être générés. À travers des transactions de
rationnement, la bourse parvient donc à restreindre 1' accès à son mécanisme à
certains membres exclusifs, soit à ceux que l'on a coutume d'appeler «courtiers».
Moyennant des frais d'adhésion, ceux-ci sont dès lors les seuls à avoir accès au
processus de négociation. Ce faisant, ils peuvent par la suite offrir aux investisseurs-
spéculateurs un service de vente et d'achat de titres moyennant commission. Plus
1' accès au mécanisme sera restreint à une mince quantité de courtiers, plus les frais de
commission chargés aux investisseurs-spéculateurs seront élevés. Inversement, plus
les courtiers empocheront des profits sous forme de commission, plus la bourse sera
en mesure de charger des frais élevés d'adhésion. Quoi qu'il en soit, pour procéder à
l'achat et à la vente d'actions et d'obligations, les investisseurs-spéculateurs doivent
toujours avoir recours aux services d'un courtier, lequel doit pour sa part être membre
d'une bourse. Par l'entremise des transactions de rationnement, les gains obtenus par
la bourse via les frais d'adhésion sont par la suite répartis entre les différents
participants (employés, propriétaires, créanciers, managers, etc.).
Si une bourse peut exister sans aucune reconnaissance juridique, elle s'expose
elle aussi, comme tout autre going concern, à la liberté des autres bourses et, ce
95
La question ici est: en quoi consiste le goodwill d'une bourse? La réponse est
simple :puisqu'une bourse tire ses profits des frais d'adhésion des courtiers, lesquels
tirent leurs propres profits de la multiplication du nombre de transactions accomplies
pour le compte d'investisseurs-spéculateurs, le goodwill d'une bourse renvoie donc
aux avantages concurrentiels s'adressant à la fois aux investisseurs-spéculateurs et
aux courtiers. Ces avantages peuvent ici aussi être répertoriés en deux catégories, soit
le commercial goodwill et l'industrial goodwill. Le commercial goodwill s'adresse
aux investisseurs-spéculateurs et fait référence à tous les comportements adoptés par
la bourse afin de les convaincre de transiger avec ses courtiers plutôt qu'avec ceux
d'une autre bourse. De façon plus spécifique, le commercial goodwill d'une bourse se
rapporte à sa réputation, à celle de ses courtiers, aux protections financières offertes,
aux commissions devant être déboursées, aux possibilités de gains spéculatifs, aux
services connexes, tels que la prise en charge du processus de règlement-livraison,
etc. Pouvant prendre une infinité de formes, ces avantages dépendent néanmoins du
96
Comme pour toute autre forme de going concern, c'est par 1' entremise de
working rules que la bourse parvient à obtenir de ses participants les comportements
nécessaires à l'augmentation et au maintien de son goodwill. Tout comme celles
mises en place par 1'État, ces règles déterminent ce que chaque participant, selon son
statut, peut et ne peut faire, ce qu'il pourrait faire et ce qu'il doit et ne doit pas faire.
Plus précisément, elles déterminent les droits et les devoirs des courtiers, des
employés du back-o.ffice, des dirigeants et investisseurs-spéculateurs. Puisque la
bourse est une organisation économique, ce n'est jamais une sanction physique
qu'elle peut infliger aux individus qui transgressent les règles, mais seulement une
sanction économique se traduisant par une perte de gains. Comme dans tout going
concern, ce contrôle de l'action individuelle des participants par l'action collective de
la bourse peut cependant s'exercer via les deux catégories de working ru!es sur
lesquelles nous nous sommes penchés précédemment, soit les règles coutumières,
lesquelles correspondent aux habitudes, aux croyances et aux ententes tacites
97
partagées par les participants, et les règles organisées, qui sont mises en place par
1' organe de contrôle de 1' organisation et dont le contenu dépend des intérêts partagés
de ceux qui les créent et les garantissent. Si ces règles formelles ne peuvent se
développer qu'à l'intérieur des limites permises par le statut juridique de la bourse, en
cas de transgression du due process of law, c'est ici aussi que les représentants de
l'État interviennent et imposent des sanctions d'ordre supérieur, soit des sanctions
pouvant faire intervenir la violence physique. Par ces working rules, des transactions
routinières, soit des pratiques spécifiques qui caractérisent le goodwill de la bourse à
un moment donné, apparaissent. Ce sont ces transactions qui, dès lors, permettent à
1' organisation de se démarquer de ses concurrentes et, ce faisant, d' al;lgmenter ses
opportunités de marché de même que ses profits.
Il est à noter que les transactions routinières qui émergent des working rules
mises en place par la bourse et qui, représentant son goodwill, lui permettent de se
démarquer de ses compétiteurs sur le marché, confèrent à 1' organisation un autre type
de pouvoir économique qui lui permet de développer une seconde activité
commerciale. Ce pouvoir économique que lui confère son goodwill n'est en fait rien
d'autre que celui qui lui permet de discriminer les titres négociés. Pour comprendre
ce pouvoir, il faut savoir que, pour les corporations dont les titres sont vendus et
achetés sur le marché financier, la bourse constitue un important vecteur
d'augmentation de leur propre goodwill, et ce, parce que, légalement, leur valeur
marchande correspond à leur capitalisation boursière, soit à la valeur totale de leurs
actions sur le marché (Commons [1934] 1959). Dans ce contexte, la cotation des
titres émis par les corporations devient très importante: puisqu'elle permet aux
investisseurs-spéculateurs de spéculer sur la valeur d'échange de leurs actions et
obligations, elle permet de faire augmenter cette valeur et, partant, d'accroître la
capitalisation boursière des corporations. Les corporations sont dès lors en mesure
d'augmenter leur propre goodwill, c'est-à-dire d'obtenir davantage de fonds lors de
leur prochaine émission d'actions, d'obtenir de meilleures conditions de prêts
98
par les transactions stratégiques par la mise en place de nouvelles working rules et,
par extension, de nouvelles transactions routinières. À travers ce processus de
réforme, ce ne sont cependant pas toutes les transactions stratégiques qui seront
« routinisées » par 1' entremise de règles : seules celles qui seront méticuleusement
choisies par 1' organe de contrôle de la bourse, sur la base des valeurs partagées par
les individus en position d'autorité, parviendront à se généraliser et à caractériser le
nouveau fonctionnement normal de 1' organisation. Si les dirigeants de la bourse sont
ceux qui déterminent quelles transactions stratégiques sont éliminées et lesquelles
sont, à l'inverse, transformées en transactions routinières, l'État peut ici aussi
intervenir dans le processus de sélection en imposant ses propres working rules.
Comme pour n'importe quel going concern, le processus de transformation
transactionnelle de la bourse est sans fin puisque les nouvelles règles mises en place
offrent elles aussi de nouvelles brèches, créent elles aussi de nouvelles insatisfactions
et ne sont effectives que dans un contexte bien particulier. Ce faisant, elles sont
vouées à être remises en cause par de nouvelles transactions stratégiques qui devront
à leur tour être encadrées ou éliminées.
Or, comme nous 1' avons vu précédemment, les transactions routinières ne sont
elles-mêmes jamais sans effets sur les going concerns. En effet, les working rules à
partir desquelles des transactions deviennent routinières n'encadrent jamais la totalité
des comportements individuels ni l'entièreté du réel. Ce faisant, ces règles sont
vouées à être remises en cause par la créativité des participants et à créer de nouveaux
problèmes de concurrence qui devront être régularisés au moyen de nouvelles règles.
En tant que transaction routinière, le HFT n'échappe pas à ce processus: les working
rules desquelles il découle présentent certaines brèches, limites et lacunes qui
participent à 1' adoption de transactions stratégiques par les participants et, ce faisant,
à 1' apparition de nouveaux conflits qui demandent à être régularisés par les autorités
privées et publiques. Or, pour bien régulariser les nouveaux conflits concurrentiels
induits par le développement du HFT, il faut d'abord et avant tout comprendre cesdits
conflits. Cela revient donc à dire que, pour réglementer les conflits concurrentiels qui
ont émergé avec le développement du HFT, il importe de saisir la façon dont cette
pratique transforme le choix des opportunités des bourses, soit la façon dont elles
parviennent à se démarquer de leurs concurrentes et à réaliser du profit, de même que
les possibles violations du due process of law auxquelles cette nouvelle forme de
goodwill peut conduire.
Pour réaliser notre analyse, nous utiliserons la méthode élaborée par Common,
soit la comparative method of reasoning. Cette façon d'analyser les phénomènes en
sciences humaines peut également être qualifiée de « darwinisme méthodologique »
(Bazzoli, 1999), en ce sens où elle consiste à étudier à la fois le processus de mutation
et de sélection des comportements. Pour comprendre cette méthode, il importe de
savoir qu'elle s'oppose explicitement à la méthode d'analyse propre à la science
économique qui, empruntée aux sciences naturelles, aborde 1' évolution des
phénomènes humains en termes de loi et de finalité (équilibre général, efficience,
liquidité, etc.). L'évolutionnisme de Commons, nous dit Bazzoli (1999, p. 111),
102
[Est en effet] tout entier dirigé contre la théorie de la main invisible identifiant un
ordre naturel de la société, et sa transcription en théorie de la sélection naturelle selon
laquelle les institutions de 1' économie de marché ont émergé spontanément de la
nature humaine et ont été sélectionnées du fait de leur plus grande efficience.
intentionnalité, c'est-à-dire d'une capacité à orienter son action vers une finalité qu'il
peut lui-même choisir. Faisant de cette intentionnalité consciente et sélective la
caractéristique distinctive de 1' être humain, il en découle selon Commons que les
phénomènes sociaux ne peuvent être étudiés en tant que résultats de processus
spontanés et prédéterminés, comme le fait la science économique. Ils doivent plutôt
être compris comme étant le produit, intentionnel ou non, du human will in action.
C'est aussi en partant des règles collectives encadrant les actions individuelles
qu'il convient d'analyser un phénomène économique. Plus particulièrement, c'est le
contexte institutionnel dans lequel s'inscrit le processus de mutation
comportementale à l'origine du phénomène qu'il convient de prendre comme point de
départ de l'analyse. En ce sens, c'est donc le going concern qu'il convient d'étudier,
et ce, à travers les trois éléments qui le caractérisent, soit : les working ru/es mises en
place par 1' organe de contrôle de 1' organisation en vue de générer les transactions
routières par lesquelles cette dernière parvient à multiplier ses opportunités
commerciales; les intérêts et valeurs des individus en situation d'autorité; la forme
légale de l'organisation et le due process of law auquel elle doit se soumettre en vertu
de ce statut. Une fois le contexte de départ établi, il faut ensuite se pencher sur les
106
transactions stratégiques des divers participants, soit celles qui rompent avec 1' ordre
établi, de même qu'aux multiples sources à l'origine de ces transactions. Finalement,
il faut étudier les conflits et problèmes générés par ces transactions, à savoir la façon
dont elles minent la multiplication des opportunités de 1' organisation sur les marchés,
de même que le processus de sélection de nouvelles règles collectives par les
individus en position d'autorité afin de permettre à l'organisation de continuer à
réaliser une valeur monétaire sur le marché et, ce faisant, d'assurer sa pérennité. Or,
parce que les nouvelles working rules à l'origine de l'institutionnalisation d'une
nouvelle pratique économique sont toujours susceptibles d'être abusives et, partant,
de violer la loi sur les contrats et celle de la concurrence juste et équitable, une
analyse des problèmes liés à la nouvelle activité économique et des mesures mises en
place par 1' autorité souveraine pour y remédier doit également être réalisée. Comme
le souligne Commons (1951, p. 139), « it is the abuses that are embodied in these
same working rules that require [that we study] the hierarchy of superior working
rules ultimately organized through the sovereign legislative, executive, judicial, and
administrative departments of government ». Pour comprendre l'émergence d'une
activité économique de même que les abus auxquels elle peut conduire, il convient
donc d'analyser 1' articulation de ces quatre éléments, soit le contexte institutionnel de
départ, les transactions stratégiques et leurs causes, le processus de stabilisation par le
going concern, de même que les règles adoptées par 1'État pour remédier aux
possibles abus. Pour reprendre les termes de Commons (1951, p. 143),
« [T]he history of economie condition and the changing alternative open to
individuals is necessary for an understanding of present-day economie, and of the
relative importance of hundreds of different factors that make up the facts, as weil as
the different proposais for the future. [It] is the history of many causes and
conditions, such as protective tariffs, immigration laws, corporation law, labor
unions, ignorance, passion, weakness, strength, and many others, which must be
taken into account [ ... ]. Instead of investigating a simple cause of self-interest,
hundreds of causes and historical conditions must be weighed and balanced against
each other in the endeavor to understand how to act on the present-day problem. »
107
À la lumière de ce qui vient d'être dit, on comprend que pour saisir la façon
dont le HFT transforme le choix des opportunités des bourses, soit la façon dont elles
parviennent à se démarquer de leurs concurrentes et à réaliser du profit, de même que
les possibles violations du due process of law auxquelles cette nouvelle façon de faire
peut conduire, il importe d'analyser le processus de mutation comportementale
duquel le HFT a émergé, de même que ·le processus de sélection à partir duquel il est
devenu une transaction routinière caractérisant le fonctionnement normal des bourses.
Comme le HFT apparaît historiquement aux États-Unis, c'est par l'analyse des
bourses états-uniennes que nous analyserons le HFT. Puisque, dans une perspective
commonsienne, le going concern et les trois éléments qui le caractérisent (les working
ru/es mises en place par 1' organe de contrôle; les intérêts et valeurs des individus en
situation d'autorité; la forme légale de l'organisation et le due process of law auquel
elle doit se soumettre) constituent le point de départ de toute analyse
institutionnaliste, il importe, en ce sens, d'analyser le HFT en prenant comme point
d'origine une bourse spécifique. Bien que nous ayons pu choisir d'étudier
1' émergence du HFT à partir de n'importe quelle organisation boursière, nous avons
néanmoins décidé de porter notre regard sur la Bourse de New York. Notre choix se
justifie de plusieurs façons. D'abord, la Bourse de New York jouit d'un très grand
pouvoir économique, et ce, autant aux États-Unis qu'à l'échelle mondiale. En effet,
selon Michie (1986, 2006), Banner (1998), Sobel (1965, 1975, 1977), Seligman
(1982), Oesterle, Winslow et Anderson (1992) et Benn (2000), pour ne nommer que
ceux-ci, de toutes les organisations boursières que l'on retrouve aux États-Unis, la
Bourse de New York est celle sur laquelle repose l'ensemble du système financier de
ce pays. Selon eux, c'est également cette bourse qui, depuis la fin du XIXe siècle, agit
en tant que moteur de transformation du système financier mondial. En raison du
pouvoir économique de la Bourse de New York, et donc de son influence sur le choix
des opportunités des autres organisations boursières, nous avons donc choisi de la
prendre comme point de départ de notre analyse. La seconde raison qui justifie notre
choix se rapporte quant à elle à un critère de faisabilité: parce que la Bourse de New
108
York est l'une des plus anciennes aux États-Unis, mais aussi, parce qu'elle est l'une
des plus puissantes d'un point de vue économique, les études portant sur cette bourse
particulière sont par conséquent très abondantes et, ce faisant, constituent un matériau
riche pour comprendre le HFT. Si nous avons choisi de nous pencher sur le HFT en
prenant comme point de départ la Bourse de New York, c'est donc essentiellement en
raison des avantages qu'une telle analyse comporte au niveau de la pertinence
sociologique et de la faisabilité.
auxquelles il mène. Il est à noter que, pour effectuer notre analyse, nous n'utiliserons
aucun matériau de première main, mais plutôt de la littérature secondaire, plus
précisément des études historiques.
2.6 Conclusion
Dans ce chapitre, nous avons élaboré le cadre théorique à partir duquel nous
allons étudier la façon dont le HFT transforme les organisations boursières sur
lesquelles il se développe. Nous avons vu que, fondée sur l'étude du droit, l'approche
de Commons était la plus adaptée à l'analyse du HFT, et ce, parce qu'elle nous
permettait de redonner à la bourse son ancrage social et, ce faisant, d'analyser son
processus de transformation historique. En effet, nous avons vu que, dans une
perspective commonsienne, la bourse est un going concern qui, articulant des
dimensions économique, juridique, politique, psychologique et éthique, se transforme
dans le temps. De façon plus spécifique, nous avons vu : 1) que la bourse possède une
dimension économique, en ce sens où elle est une organisation capitaliste qui contrôle
le processus de négociation des titres financiers en vue d'en revendre le droit d'accès
et de réaliser un gain; 2) qu'elle possède une dimension juridique, puisque, pour se
protéger de la liberté des autres, une bourse doit toujours exister en tant qu'entité
légale et se soumettre à la loi sur la compétition juste et équitable; 3) qu'elle revêt une
dimension politique, en ce sens où, soumise à la loi sur la conccurence, ce n'est que
part son goodwill qu'elle parvient à augmenter ses opportunités de profit; 4) qu'elle
possède une dimension psychologique et éthique qui nous permet de penser son
processus de transformation historique.
3.1 Introduction
Dans le chapitre précédent, nous avons présenté notre cadre théorique. Nous
avons alors vu que la bourse est un going concern, soit une entité collective dirigée
par la logique de la propriété intangible qui, articulant des dimensions économique,
juridique, politique, psychologique et éthique, se transforme dans le temps. Nous
avons également vu que, pour comprendre la façon dont le HFT transforme le choix
des opportunités des bourses, de même que les possibles violations du due process of
law auxquelles cette nouvelle pratique conduit, nous devions d'abord nous pencher
sur le processus de mutation comportementale duquel le HFT a émergé, de même que
le processus de sélection à partir duquel il a été régularisé par l'organe de contrôle de
la bourse. Comme le HFT apparaît historiquement aux États-Unis et que, depuis le
19e siècle, c'est sur la Bourse de New York que s'appuie l'ensemble du système
112
financier de ce pays, nous avons également vu que c'était cette bourse particulière
qu'il convenait de prendre comme point de départ de notre analyse.
Durant 1' époque coloniale, les pratiques marchandes étaient donc très rares et
celles que 1' on retrouvait étaient pour la plupart effectuées par des marchands
ambulants. Il en était également de même pour les activités bancaires et financières :
contrôlées par et depuis 1' Angleterre, elles étaient quasi inexistantes sur le nouveau
continent (Roy, 1997; Sobel, 1965). Dans ce contexte où l'agriculture était la
principale activité économique accomplie par les nouveaux arrivants et où il y avait
une absence de banques et de corporations locales, on retrouvait par conséquent très
peu de titres financiers aux États-Unis. Comme le souligne Sobel (1965, p. 14),
« Only six or seven chartered companies existed during the entire colonial period
[ ... ]. Banking, a necessary precondition for business development and the
concomitant growth of securities markets, was hamstrung by the Crown, and those
few colonials that might have been interested in starting businesses were prevented
by lack of funds. »
À New York, c'est sur Wall Street que ces marchands se rencontraient pour
accomplir leurs activités. Devant son nom au mur de bois de 12 pieds de haut par
1340 pieds de large érigé par le gouverneur Peter Stuyvesant en 1653 pour remplacer
la clôture de lattes qui avait jusqu'alors servi à maintenir les animaux d'élevage et les
populations autochtones hors de la ville (Stedman et Easton, [1905] 1969), cette rue
fut un repaire de pirates jusqu'à la fin du 17e siècle et devint le lieu de rencontre
privilégié des marchands au début du siècle suivant (Sobel, 1965). Si, à 1' origine, les
marchands se rencontraient sur Wall Street pour faire le commerce d'esclaves et de
grains de maïs, ils se mirent rapidement à spéculer sur les quelques actifs anglais qui,
ayant traversé 1' Atlantique, étaient négociés à New York. Avec le développement de
1' économie locale, ces mêmes marchands devinrent également banquiers : en
l'absence d'institutions bancaires et financières légalement reconnues, ils se mirent à
octroyer du crédit aux individus nécessitant une avance de fonds et à émettre en
retour des certificats de crédits qu'ils revendaient par la suite à d'autres marchands-
banquiers (Roy, 1997; Steadman et Easton, [1905] 1969). Dès lors que les marchands
devinrent aussi banquiers et qu'ils commencèrent ainsi à financer l'économie locale,
le nombre de titres financiers augmenta et les possibilités de spéculation se
multiplièrent (Steadman et Easton, [1905] 1969).
Bien que les activités spéculatives aient débuté durant 1' époque coloniale, ce
n'est qu'avec la Guerre d'Indépendance qu'elles augmentèrent significativement. La
raison permettant d'expliquer une telle augmentation est la suivante: c'est à ce
moment que les premières institutions bancaires firent leur apparition. La première
institution à voir le jour fut la Banque d'Amérique du Nord. Fondée à Philadelphie en
1781, cette première banque centrale fut mise en place par le Congrès afin de soutenir
le financement des activités militaires et gouvernementales de la nouvelle
Confédération (Steadman et Easton, [1905] 1969 ; Sobel, 1965). De façon plus
spécifique, explique Sobel (1965, p. 16), « it was granted a national charter in return
for making loans to the government and discounting its papers ». Possédant
115
désormais les fonds nécessaires pour effectuer des paiements de coupons obligataires,
l'État procéda dès lors, lui-même, à l'émission d'obligations (Stedman et Easton,
[1905] 1969; Sobel, 1965; Roy, 1997). Très rapidement, ces obligations devinrent un
facteur de spéculation parmi les marchands-banquiers de Philadelphie (Stedman et
Easton, [1905] 1969; Sobel, 1965; Welles, 1975): « their priees rising and falling
with the news ofWashington's army » (Sobel, 1965, p. 16). Avec cette augmentation
considérable des activités spéculatives dans cette ville, une bourse fut rapidement
mise en place sur Chesnut Street. En effet, explique Sobel (1965, p. 17), « a stock
exchange was organized, and Philadelphia quotations were the standards by which
brokers in other cities set their priees ».
Voulant rivaliser avec Philadelphie qui, à 1' époque, était le principal centre
financier des Etats-Unis, des hommes d'affaires de Wall Street décidèrent de mettre
en place la Banque de New York. Fondée en 1784, mais n'obtenant une charte qu'en
1791, cette Banque avait alors pour mission d'octroyer du crédit aux commerçants
locaux, à la municipalité et au gouvernement des États-Unis (Sobel, 1965). Dans la
foulée, des marchands-banquiers new-yorkais spéculant sur des titres de dette
publique et sur les actions de la Banque de New York tentèrent de mettre en place
une bourse similaire à celle que 1' on retrouvait sur Chesnut Street. Ainsi, en 1791, un
groupe de spéculateurs forma ce qu'ils nommèrent The Six Percent Club, en
référence aux obligations d'État émises au taux de 6% que ledit groupe aspirait à
contrôler (Sobel, 1965; Banner, 1998). Grâce à la formation d'un tel groupe, les
membres réussirent ainsi à s'accaparer l'ensemble de ce lot d'obligations et à
empêcher les autres marchands d'y avoir accès. En vertu de leur mainmise sur cette
catégorie spécifique de titres, ils parvinrent dès lors à imposer des frais de
commission à tous les spéculateurs désirant se les procurer et, pour chaque
transaction effectuée, à empocher ainsi un gain correspondant à un certain
pourcentage de la valeur marchande de l'actif. Selon Sobel (1965), c'est par
1' entremise d'enchères que les fondateurs du Club parvinrent à contrôler 1' accès aux
116
prix des obligations d'État et à empocher un profit: par une telle manœuvre, ils
obligeaient ainsi les spéculateurs à révéler leurs intentions d'achat et, ce faisant,
réussissaient à faire gonfler le prix des actifs et de leur commission.
Particulièrement utiles pour écouler des titres, ces enchères organisées par le
Club devinrent rapidement populaires auprès de détenteurs de « vieux » actifs
désirant s'en départir afin de s'en procurer de nouveaux. En effet,
« Toward the end of the year, auctions were held in other new issues[ ... ]. A pattern
soon developed. In order to sell his holdings, the owner would contact an auctioneer
and deposit the certificates with him for sale. Buyers, having been informed of the
sale, would congregate at the auctioneer's table to bid on the securities. The
auctioneer would call out the name of the securities and its denomination, the term of
the sale, and the date of delivery (Sobel, 1965, p. 20) ».
ailleurs de plus en plus importantes, et ce, au fur et à mesure que la spéculation gagna
en popularité. Pour reprendre encore une fois les termes de Sobel (1970, p. 10),
« speculation in treasury bonds and stock in the Bank of the United States, which was
soon joined by other bank securities, sparked the increased trading. In so doing, it
helped creating a new kind of securities market».
des activités spéculatives, et ce, au plus grand bonheur des membres du club qui, eux,
empochaient un profit sous forme de commission.
Si ce contexte spéculatif fut très lucratif pour les membres du Six Percent
Club, il eut néanmoins des conséquences sur 1' économie états-unienne. En effet, il
mena au premier krach financier de l'histoire du pays (Banner, 1998; Sobel, 1965).
Afin d'éviter qu'une nouvelle crise de se produise, l'État mit en place une working
rule très importante, soit une loi interdisant les contrats à terme (Banner, 1998). Dès
lors, on assista à une diminution considérable des activités spéculatives et à la
dissolution concomitante du Six Percent Club (Banner, 1998).
« [W]e, the subscribers, brokers for purchase and sale of public stock, do hereby
solemnly promise and pledge ourselves to each other that we will not buy or sell from
this date, for any person whatsoever, any kind of public stock at a less rate than one-
quarter of one percent commission on the species value, and that we will give
preference to each other in our negotiations. »
22
Seuls la Caroline du Nord et le Massachusetts possédaient alors une telle loi (Roy, 1997).
121
dégager des surplus - répudièrent alors les titres de propriété, alors considérés comme
louches. C'est ce qu'explique Sobel (1965, p. 25) dans le passage suivant:
« Capital accumulation was taking place throughout the nation [ ... ]. Each small
merchant and farmer considered himself a capitalist; rather than invest his funds in
companies he could not control, he would put them back into his farm or his shop.
Better a new piece of land and new tool than questionable pieces of paper. »
N'ayant plus aucun fonds disponible pour mener la guerre contre 1' Angleterre,
le Congrès n'eut alors d'autre choix que de procéder à des emprunts massifs. Ainsi,
afin de financer ses activités militaires, le pays procéda dès 1812 à 1' émission
massive d'obligations. Plus spécifiquement, nous dit Sobel (1965, p. 25), «the New
York city and state governments floated bond issues each year from 1812 to 1817,
and during this same period, federal obligations increased from $45 million to $123
million». En vue de favoriser la mise en place de nouvelles industries, l'État de New
York se dota également d'une loi générale sur les corporations au cours de cette
123
même période (Roy, 1997; Mitchell, 2007; Sobel, 1965). En vertu de cette working
rule, les actionnaires purent dorénavant jouir du principe de responsabilité limitée.
Étant désormais financièrement protégés d'un point de vue légal, ceux-ci devinrent de
plus en plus enclins à demander une charte à l'État afin de mettre sur pied une
corporation destinée à servir les intérêts du gouvernement23 . Dans la foulée de cette
loi, plusieurs nouvelles banques furent donc créées (Sobel, 1965).
23
Il importe de rappeler que les corporations ne sont pas encore des entreprises privées, mais des
institutions publiques.
24
Notons également que, dans ce contexte de tension avec l'Angleterre, où les économies locales
étaient maintenant laissées à elles-mêmes, la mise en place de nouvelles manufactures fut encouragée
par l'État afin de pallier le problème d'importation. Bien qu'elles n'aient pas pris la forme légale de la
corporation, le nombre de manufactures explosa littéralement durant la guerre. En 1800, explique
Sobel (1965, p. 29), « there were fewer than twenty cotton mills in the nation, and by 1812, there were
still fewer than ninety. But four years later the number jumped to more than 200, and millions of
dollars were invested in the New England mills atone».
124
Banner, 1998; Michie, 1986). Chargeant des frais de commission plus bas que les
courtiers de la guilde, ces intermédiaires, que 1' on nomma les curbstone brokers 25,
parvenaient ainsi à augmenter leur commercial goodwill et à attirer un nombre
toujours plus grand de spéculateurs, et ce, au détriment des courtiers œuvrant au
Tontine Coffee-House.
Si les curbstone brokers étaient des rivaux très importants pour les courtiers
de la guilde, les intermédiaires de Philadelphie représentaient eux aussi une source de
rivalité des plus menaçantes. En effet, à l'époque, c'est Philadelphie, et non New
York, qui était le principal centre financier des États-Unis (Sobel, 1965, 1975, 1977;
Banner, 1998). Ce faisant, non seulement il y avait beaucoup plus de titres cotés à la
Bourse de Philadelphie qu'à Wall Street, mais, lorsqu'une catégorie d'actifs était
disponible à ces deux endroits, les investisseurs locaux comme étrangers choisissaient
presque systématiquement de se rendre à Philadelphie. Dans ce contexte, ce sont
essentiellement les courtiers œuvrant sur Chesnut Street qui parvenaient à tirer profit
des activités spéculatives, et non ceux du Tontine Coffee-House. Par conséquent,
«the rivalry between the two cities was fierce, each bidding for the same, federal,
state and private bond issues, and both exchanges claiming leadership for the entire
nation » (Sobel, 1965, p. 30).
25
Le terme « over-the-counter brokers » qui, avec le temps, en vint à être utilisé pour désigner ces
intermédiaires particuliers n'est pas anodin: plutôt que d'œuvrer sur une bourse organisée, ceux-ci
menaient leurs activités depuis leur propre bureau, « dealing securities over his counter » (Sobel, 1977,
p. 68). Le terme « marché OTC » (ou « de gré à gré, en français ») fut donc bientôt utilisé pour
désigner le marché où œuvraient ce genre d'intermédiaires.
125
auxquelles se référait la guilde new-yorkaise depuis 1792 (Sobel, 1965, 1975, 1977).
Ainsi, le 25 février 1817, dans le but de mater les curbstones brokers et les
intermédiaires de Philadelphie, les courtiers du Tontine Coffee-House décidèrent de
se doter d'un statut juridique et de mettre en place des working ru/es officielles, soit
des règles qui allaient permettre l'institutionnalisation de comportements susceptibles
d'augmenter le goodwill de l'organisation et, ce faisant, d'attirer les spéculateurs. Ils
abandonnèrent dès lors ce nom pour adopter celui de New York Stock and Exchange
Board.
Le New York and Stock Exchange Board décida également de ne pas être une
copropriété. Au début du 19e siècle, à New York, une telle forme juridique de going
concern comportait les caractéristiques suivantes en vertu de la loi :
« In a joint stock association [ ... ] ail the individuals composing the company are
liable as partners. [Shareholders] are ali liable, individually, for the de bts, if they
should become insolvent. [A] joint stock company [... ] exists as a business enterprise
- to trade and gain thereby [ ... ]. Membership in a joint stock association is attested
by shares which anyone can huy and hold »(Dos Passos, [1905] 1969, p. 512).
Selon Dos Passos ([1905] 1969), Sobel (1977) et Welles (1975), cette situation ne fut
en aucun cas le résultat du manque de connaissance des courtiers ou celui d'une
erreur juridique, mais bien le fruit d'une décision délibérée. En effet, en n'ayant
techniquement aucun statut juridique, le New York Stock and Exchange Board
127
Deuxièmement, n'étant pas une corporation soumise à une charte et, par
conséquent, à une date d'échéance ni une association se transformant lors de la
résignation ou de l'ajout d'un partenaire, le New York Stock and Exchange Board
pouvait ainsi jouir d'une succession perpétuelle. Comme l'explique Dos Possos
([1905] 1969, p. 512),
« It [could] existas long as its members choose to keep up its organization [... ]. The
New York Stock and Exchange goes on in its business li fe without regard to change
in its membership by death or trans fer of the seats. Members go and members come,
but it goes on forever. »
Dernier avantage conféré par 1' absence de statut légal au New York Stock and
Exchange Board : il lui était possible de trier ses membres sur le volet. En effet,
contrairement à une corporation ou une copropriété dont les actionnaires ne peuvent
transférer leurs droits sur 1'entreprise que par une cession légale de leurs actions, le
128
New York Stock and Exchange Board, en n'adoptant aucune de ces formes
juridiques, pouvait pour sa part choisir ses membres sur la base de leur personnalité,
de leur influence ou de leur notoriété. En ce sens, nous dit Dos Passos ([1905] 1969,
p. 512), « membership in the Stock Exchange [was] a persona! privilege, not
transferable without the consent of the Exchange ». De ce fait, l'organisation
possédait donc un contrôle total sur ses membres : c'est elle qui décidait des
modalités à partir desquelles une personne pouvait devenir membre et qui, de
surcroît, choisissait qui allait effectivement le devenir. Pour reprendre encore une fois
les termes de Dos Pasos ([1905] 1969, p. 514), «the New York Stock Exchange, in
this respect [was] like a club. It [had] the right to select its own society, and it can
refuse to admit applicants without deigning to give a reason. In this respect, the
power of the Exchange [was] almost despotic ».
Prenant donc la forme d'un club plutôt que celle d'un going concern soumis
au due process of law, le New York Stock and Exchange Board se dota de sa propre
constitution. Le but derrière la mise en place de telles working ru/es était en outre fort
simple : protéger les intérêts pécuniaires de ses membres en s'assurant un contrôle sur
l'accès au marché des titres (Banner, 1998; Welles, 1975). En effet, par ces règles, les
courtiers du New York Stock and Exchange Board visaient à augmenter le goodwill
de leur organisation, c'est-à-dire à se démarquer des courtiers que l'on retrouvait sur
le trottoir de Wall Street et sur Chesnut Street, et, partant, à s'arroger toujours plus de
clients disposés à leur verser une commission« not less than Y4 percent »26 •
26
En 1860, il devint possible pour les courtiers de la Bourse de New York de réduire leur frais de
commissions à 1/8 de pour cent lorsqu'ils transigeaient avec des spéculateurs importants, comme des
banques ou des curbstones brokers. Au cours de la décennie, lorsque les frais de commissions
passèrent de 1/4 de pour cent à 1/8 de pour cent pour tous les clients, les intermédiaires du club
commencèrent en outre à ne se charger que 1/32 de pour cent (voir parfois que 1/50) lorsqu'ils
transigeaient entre eux. Bientôt, ce privilège fut étendu à tous les membres d'une firme de courtage, et
non seulement à ceux présents sur le parquet (Michie, 1986).
129
Ensuite, il fut convenu que les nouveaux membres ne puissent être admis que
sur la base d'un vote, et que trois votes en défaveur d'une nouvelle adhésion
suffisaient à refuser une candidature. Comme 1' explique la cinquième règle de la
constitution de 1817 (dans Stedman et Easton, [1905] 1969) « the election of ali new
members should be by ballot - he or they must be proposed at least three days
preceding the election, and three black halls shall exclude ».
27
Pour la totalité de ces règles, voir Stedman et Easton ([1905] 1969).
130
apprenti ce,'' but within the year, this requirement was stiffened, mandating a 2-year
apprenticeship to an existing member of the board. »
Cette transcription faite par James Medbery (1870, p. 28) d'une enchère ayant eu lieu
à la Bourse de New York28 nous permet de mieux comprendre le processus de
négociation des titres qui y prévalait :
V.P. : Delaware and Hudson Canal. Any Bids?
(As no broker makes an o.ffer, the mallet rings down upon the desk and the cali
proceeds.)
Pennsylvania Coal, Central Coal, Cumberland Coal, American Coal, Spring
Mountain Coal, Canton Company, Western Union Telegraph ...
VOICE: l'Il give '5 for a hundred,- '5 for a hundred,- '5 for a hundred.
ÜTHER VOlCES: A Hundred at 5/8. Five Hundred at~. Any part offive hundred at V4.
FIRST VOICE: l'Il take A hundred.
V.P.: At 5114. A hundred at 5114. Any bids? (Rap. Rap). That will do for the stock.
ROBUST BIDDER: 12 for a hundred,- 12,- 12112,- 13- 14-
VOICE : Sold.
SIMULTANEOUS VOICE: 1 take the stock.
V.P.: One hundred to Snow at 14.
SECOND VOICE: 1 claim that lot, Mr. President.
V .P. : The chair decides that Snow made the purchase.
SECOND VOICE: 1 appeal.
V.P.: ls the appeal second?
FRESH VOlCES: Second the motion.- Second appeal.
(The vice-president brings the question to the Board, and Broker No. 2 has but three
votes to show for it.)
V.P.: The Chair sustained. Go on with the stock.
28
Notons qu'il s'agit là d'une transcription d'une enchère ayant eu lieu à la fin des années 1860, et
non d'une enchère s'étant déroulée au moment de la constitution du New York Stock and Exchange
Board. Bien que ce détail méritait d'être mentionné, il n'en demeure pas moins que cela n'affecte en
rien la compréhension que l'on peut tirer de la procédure qui fut mise en place en 1817, puisque celle-
ci demeura la même jusqu'en 1869.
131
Dans une résolution faite quelques mois après l'adoption de la constitution, une
working rule interdisant les courtiers de quitter la salle durant une enchère en cours
fut mise en place. Vers la fin de la 1' année 1817, un amendement interdisant toute
forme de divulgation des prix obtenus au cours des enchères fut également apporté :
« Resolved That no member of this Board, nor any partner of a member, shall
hereafter give the priees of any kind of Stock, Exchange or Specie, to any Printer for
Publication [... ] » (Constitution du New York and Exchange Board de 1817, dans
Stedman et Easton [1905] 1969).
Ce sont les working ru/es sur lesquelles nous venons de nous pencher qui
permirent aux courtiers du New York Stock and Exchange Board de contrôler l'accès
au marché des titres dans sa quasi-totalité et, ce faisant, d'effectuer une ponction
monétaire sur les activités spéculatives d'autrui. De façon plus spécifique, ces
working ru/es conférèrent à la bourse le goodwill, et, plus particulièrement, le
commercial goodwill dont elle avait besoin pour attirer les spéculateurs et leur exiger
une redevance sous forme de commission. Le premier avantage concurrentiel conféré
132
par les working rules précédemment décrites fut la présence quasi assurée d'une
contrepartie dans l'échange. Comme l'explique Banner (1998, p. 120),
One benefits a broker received in exchange for his membership fee was an orderly
procedure for matching buyers and sellers and regular access to a room full of other
brokers, any of whom might be a trading partner when one was needed. As each issue
of stock was called, and as each block of offered stock was put up for auction, every
member with an interest in buying or selling was brought together for that purpose
with the expenditure of a minimum oftime and effort.
Cette situation se distinguait radicalement de celle que 1' on retrouvait sur le trottoir.
En effet, en raison du caractère désorganisé des transactions, il était souvent très
difficile pour un courtier œuvrant dans la rue de trouver une contrepartie dans un
délai raisonnable. Or, en étant membre du New York Stock and Exchange Board, les
courtiers ne s'exposaient que dans de très rares cas à de tels risques. Pour cette raison,
les individus désirant spéculer sur des titres financiers en vue d'en soutirer un profit
rapide et facile étaient par conséquent beaucoup plus enclins à avoir recours aux
services des courtiers membres du club qu'à ceux des curbstone brokers (Banner,
1998). Notons que les enchères comportaient un autre bienfait très important pour les
membres du club: étant eux-mêmes spéculateurs, ils profitaient également de la
présence de contrepartie pour leur propre bénéfice (Banner, 1998; Welles, 1975).
Selon 1' auteur ( 1965, 1977, 1975), à la fin des années ·183 0, le nombre de transactions
accomplies sur le trottoir était d'ailleurs beaucoup plus important que celui effectué
au New York Stock and Exchange Board.
29
Cet avantage informationnel fut encore plus marqué avec l'arrivée du télégraphe. Dans la mesure où
les nouvelles financières en provenance de l'Europe parvenaient en Amérique par l'entremise de l'Ile
de Manhattan, c'est la Bourse de New York qui était par conséquent la première à recevoir
l'information concernant les prix auxquels s'étaient échangés les titres circulant sur les bourses du
vieux continent. Pendant un moment, les membres de l'organisation possédaient donc un avantage
informationnel par rapport aux courtiers œuvrant dans les autres villes des États-Unis (Sobel, 1965;
Michie, 1986; Banner, 1998).
134
cette assurance était garantie de façon aussi bien formelle qu'informelle. Au niveau
formel, la solvabilité de la contrepartie était assurée par les règles strictes d'admission
que nous avons mentionnées plus haut. En effet, en soumettant les demandes
d'adhésion au ballottage, en faisant de 1' expérience professionnelle une condition
d'admission et en se réservant le droit d'expulser tout membre faillant à honorer les
contrats conclus avec ses pairs, le New York Stock and Exchange Board s'assurait de
la présence de courtiers solvables et dignes de confiance, et réduisait ainsi
considérablement les risques de défaut de paiement. Du point de vue des membres du
club, explique Banner (1998, p. 122), ce processus de sélection très rigide et très
exclusif« translated into an ability to depend on his trading partners ».
Cette sécurité était en outre renforcée par une working rule informelle qui
concernait cette fois tous les courtiers du trottoir : le New York Stock and Exchange
Board inscrivait dans un livre appelé le Black Book le nom de tous les intermédiaires
qui, après s'être engagés dans une transaction avec un courtier du club, avaient failli à
leur engagement. Cette procédure était très efficace puisqu'une fois leur nom inscrit
dans le Black Book, les courtiers insolvables se retrouvaient ostracisés non seulement
pas les membres du club, mais par les autres curbstones brokers également. Pour
continuer à mener à bien leur entreprise de courtage, les intermédiaires de la rue
devaient donc honorer leurs engagements auprès des membres du club. Par la
menace, ces derniers s'assuraient donc de toujours transiger avec des courtiers
solvables lorsqu'ils allaient effectuer des transactions sur le trottoir. Si en 1817, cette
liste était constituée de façon plutôt informelle, la procédure fut par ailleurs
formalisée en 1834. Dès lors, nous dit Banner (1998, p. 122),
« Members were required to "Report publicly to the Board the name of every person
who shall violate his engagement with him," wh ether it was a client refusing to pay a
commission or a nonmember broker refusing to comply with a contract. It became
''the duty of the Secretary to keep a Book for the purpose of registering the name of
every person reported as a defaulter." So long as a person's name remained in the
book, members were barred from transacting with him ''under pain of immediate
suspension". »
135
Selon Banner (1998), c'est cette garantie d'échanger avec des courtiers
solvables qui permit aux membres du New York Stock and Exchange Board
d'augmenter leur commercial goodwill et de véritablement se démarquer des
curbstone brokers et de leurs homologues de Philadelphie. Partant, c'est cette même
garantie qui leur permit d'attirer les spéculateurs et d'exiger une importante
redevance sous forme de commission. Pourquoi? La raison est double. D'abord, cette
garantie conféra aux courtiers du club une meilleure réputation que celle dont
jouissaient les intermédiaires que l'on retrouvait sur le trottoir. Ce faisant, le nombre
de spéculateurs désirant avoir recours aux services d'un membre du New York Stock
and Exchange Board se multiplia. Comme l'explique Banner (1998, p. 123),
« The [ ... ] screening processes provided members with the benefit of a reputation for
trustworthiness themselves, which may have been helpful in attracting customers.
Investors faced with the choice of hiring a member or a nonmember as a broker
probably valued the seal of approval represented by board membership. To the extent
this was so, membership increased the number of commissions a broker would
receive. »
Plus important encore, la garantie de solvabilité conférée par les working rules
adoptées par les membres du club permit à ces derniers de s'engager dans des
contrats à terme. Comme nous 1' avons vu précédemment, les contrats à terme sont
des contrats dans lesquels les acheteurs/vendeurs s'engagent à payer/livrer une
certaine quantité de titres, à un prix déterminé et à une date convenue. Or, dans la
grande majorité de ces contrats, le vendeur des titres en question ne les possède pas
encore au moment de la signature de 1' entente. Le plus souvent, ill es achète tout juste
avant que le contrat n'arrive à échéance, soit peu de temps avant qu'il ne soit tenu de
les livrer, ou encore, d'un commun accord avec l'acheteur, il s'engage à ne pas livrer
les actifs en question, mais à rembourser/recevoir en argent le montant correspondant
à la différence entre le prix fixé au moment de la signature du contrat et celui ayant
cours au moment de la livraison. Dans tous les cas, les contrats à terme sont
généralement utilisés à des fins essentiellement spéculatives. Or, ces C<?ntrats étaient
136
illégaux à cette époque à New York. En effet, et tel que nous l'avons vu
précédemment, ils furent interdits par 1'État suite au krach de 1791. De ce fait,
explique Banner (1998, p. 121) « entering into such a transaction with a stranger in
the street could be risky; when the time came to collect, he might be difficult to
find ». Dans ce contexte, les spéculateurs les plus avides de gains, soit ceux désirant
multiplier leurs profits en ayant recours à de tels contrats, furent par conséquent
beaucoup plus enclins à recourir aux services des courtiers membres du club, dont la
solvabilité était assurée par des règles strictes de négociation. Cette situation, qui
permit aux membres du New York Stock and Exchange Board de multiplier autant
leurs gains spéculatifs personnels que leurs profits sous forme de commissions, est
très bien expliquée par Banner (1998, p. 126) dans le passage suivant :
« It was widely believed that the crash of 1792 had been caused by such speculation.
At the depth of the crash, the state of New York declared void ali contracts for the
sale of stock in which the seller did not own the stock on the contract date. This
statute remained in effect until 1858". As a result, most time bargains were
unenforceable in New York's courts during the first half of the nineteenth century.
Throughout that time, the stock and exchange board was the only organization
capable of coercing a trading partner into complying with one of these time bargains.
The board's ability to do so would thus have been of value to New York brokers
because it expanded the range of possible trading partners. Without a means of
enforcement, one can enter into long-term contracts only with people one knows, at
least by reputation, or with people over whom one can exert sorne kind of leverage.
But when one is aware that prospective trading partners will suffer if they default and
one knows that the prospective partners know it, one can more confidently enter into
long-term contracts with strangers. As the number of possible trading partners
increases, so does the number of trades. For the New York brokers, who earned their
living by trading, more trades meant more money. »
crazy. Each district having two or more bodies of water seemed to want a ditch to
connect them». Au cours de cette période, le nombre de corporations qui vit le jour
grâce à une charte octroyée par 1' État augmenta de façon fulgurante. Ce faisant, la
quantité de titres sur lesquels spéculer connut, elle aussi, un accroissement
spectaculaire. Dans ce contexte, la spéculation fut considérée par de plus en plus
d'individus comme une source facile et rapide de profit. Cette frénésie spéculative
entourant le canal mania fut d'ailleurs à 1' origine d'une des plus grandes bulles
spéculatives de l'histoire financière moderne. Selon Sobel (1965), Roy (1997),
Banner (1998) et Mitchell (2007), le rail mania, qui débuta au tournant des
années 1830, à l'apogée du canal mania, ne fit qu'accentuer cette «orgie
spéculative » (Sobel, 1965).
Cet engouement pour la spéculation fut très rentable pour les membres du
Club. En effet, que ce soit en vue de spéculer sur les actions des corporations érigeant
des canaux ou de celles construisant des chemins de fer, c'est en ayant recours aux
services d'un courtier que ces spéculateurs parvenaient à accéder au marché des titres
et à empocher de tels gains spéculatifs. Si beaucoup de transactions s'effectuaient
alors dans la rue, c'est généralement vers les courtiers du New York Stock and
Exchange Board que les spéculateurs choisissaient de se tourner, et ce, en raison des
avantages que leur conféraient les règles mentionnées ci-haut. Cette popularité se
traduisit dès lors autant par 1' augmentation des frais devant être déboursés
annuellement par les courtiers adhérant au club que par la multiplication du nombre
de membres. Pour preuve, nous dit Banner (1998, p 116), « in 1820, membership was
up to 39. By 1836, the board reported that it Hconsists of about fifty personsH.
Membership was up to 75 by 1848 ». En ce qui a trait aux frais d'adhésion, poursuit-
il (p. 116), «the amount would increase to $150 by 1833 and $400 by 1848,
equivalent to several thousand dollars in the late twentieth century ».Étant de plus en
plus sollicités, les courtiers du New York Stock and Exchange Board abandonnèrent
rapidement la grande majorité de leurs activités commerciales connexes pour se
138
concentrer sur la spéculation pour leur propre compte et sur leurs activités
d'intermédiaires financiers (Sobel, 1965). Comme nous allons le voir à l'instant, le
commercial goodwill que la Bourse New York avait acquis en vertu de sa structure
réglementaire ne tarda pas à être reconnu par la Cour.
était par ailleurs plus ou moins respectée. Ainsi, dès 1856, explique Banner (1998, p.
127),
« The board adopted a formai mechanism for adding stocks to the trading list.
Corporations wishing to have their shares called at the board were required to apply
to the board, a procedure that required them to submit a ''full statement of the capital,
the number of shares, resources, etc., certified to" by a representative of the
corporation. The board then appointed an ad hoc committee to determine whether the
application should be accepted. »
Moyennant des frais d'introduction en bourse et, par la suite, des frais mensuels de
cotation, seules les entreprises bien établies et possédant une énorme capitalisation
pouvaient être listées à la Bourse de New York. Pour preuve, nous dit Michie (1986),
en 1914, alors que le capital moyen d'une entreprise cotée à la Bourse de Londres
s'élevait à 1.03 million de dollars, celui d'une corporation listée à la Bourse de New
York s'élevait pour sa part à 24.7 millions de dollars. Selon l'auteur, ce sont ces
conditions qui, entre autres choses, conduisirent à la formation de corporations
géantes et aux mouvements de fusions et acquisitions. C'est ce qu'il explique dans le
passage suivant (1986, p. 186), où il compare la Bourse de Londres avec celle de
New York:
« [S]ince only heavily capitalized and well-established corporations could get a
listing for their securities on the New York Exchange, while much smaller concerns
could get one on the London Exchange, there was a far greater incentive given to the
creation of large corporations in the United States than in Britain. There was
everywhere, of course, a movement towards a growing scale of enterprise in
business. But real causes could not account for the size of firms created, especially
considering that many mergers involved nothing more than a loose grouping of
independent units, with no benefit from economies of scale. A quotation enhanced
the value of a company and allowed it to gain additional and cheaper sources of
capital, enabling it to absorb other lesser known enterprises by swapping its more
valuable quoted securities for the less valuable unquoted stock. In Britain the
differentiai to be obtained through amalgamation, by swapping one type of quoted
security for another, was much smaller. The merger movement in Britain was neither
so widespread nor on the same scale as the United States. In 1905, for example, the
average capitalization of the fifty largest British companies was only 4.4 million
while the equivalent figure in the United States was $79.5 million. »
Par 1' entremise d'une telle procédure, la Bourse de New York parvint ainsi à accroître
encore davantage son commercial goodwill et, ce faisant, à renforcer sa mainmise sur
140
1' accès au marché des titres. En effet, en acceptant que les entreprises bien établies et
possédant une importante capitalisation, le New York Stock and Exchange Board
s'assurait ainsi de la qualité et de la rentabilité des titres qui y étaient cotés. Offrant
des actifs très peu risqués, soit des titres communément appelés « blue chips », les
courtiers du club parvinrent donc à attirer un nombre toujours plus grand de
spéculateurs prêts à leur verse·r une partie de leurs fonds sous forme de commission.
30
Il importe de mentionner que Welles écrit en 1975 et que, depuis lors, les rapports entre l'Amex et
la Bourse de New York se sont considérablement transformés. Nous nous intéresserons à ces
transformations dans le chapitre suivant.
142
« [W]hen a legislative committee pub li shed a report recommending a bill ''to correct
and lessen, if not to rem ove entirely the mani fest evils of stock-jobbing," the board
sprang into action. The assembly committee cited the familiar complaints about
brokers-they ''mislead and deceive the ir employers to a fearful and .dangerous
degree" by misrepresenting the true value of stock; they "frequently, by a
combination of a few of their number, raise or depress the priees of the different
stocks as may best suit their individual interests"; and they are animated by "a spirit
of gambling which is carried to an alarming extent' '-in short, the securities market
was characterized by ''great and palpable evils'' that did not attend markets in older
forms of property. The board promptly responded by inviting Henry Hone, the
legislation's leading proponent in the assembly, to sit in on a meeting of the board, to
watch business being conducted, and to examine the minutes of board meetings, in
the hope that Hone would change his views. The board's minutes do not indicate that
Hone ever accepted the invitation or what sort of meeting took place if he did, but the
bill conceived by Ho ne appears to have progressed no farther in the assembly. »
De façon générale, c'est grâce aux frais d'adhésion imposés aux courtiers et aux frais
chargés aux corporations cotées que 1' organisation parvenait à se lancer dans de telles
entreprises de lobbying. En raison du montant pouvant y être investi et de la notoriété
qu'avait acquise le Board aux yeux du gouvernement, ces campagnes s'avéraient
presque toujours fructueuses.
Ainsi, comme nous avons pu le constater, c'est grâce aux working rules dont
elle s'était dotée que la Bourse de New York parvint à augmenter son commercial
goodwill et à multiplier ses opportunités de profits. En effet, en leur conférant un
avantage concurrentiel juridiquement reconnu, ces règles leur permirent en effet
d'attirer toujours plus de spéculateurs prêts à leur verser une redevance sous forme de
commission. Pour Banner (1998, p. 113), «the origin and the early growth of the
New York Stock Exchange can be attributed in large part to the brokers' success in
regulating themselves, a success that enabled them to [... ] capture wealth from non-
members ». Ainsi, grâce à la constitution de 1817 et aux quelques amendements qui
s'en suivirent, les courtiers du Club parvinrent à régner en maître sur le marché des
titres. Or, avec la guerre de Sécession, ce marché se transforma radicalement et la
Bourse de New York adopta un processus de négociation qui, fondé sur la présence
d'une nouvelle catégorie d'intermédiaires nommés « spécialistes», lui permit
143
d'accroître son industrial goodwill et, ce faisant, de multiplier encore davantage ses
opportunités de profits.
3.4 La guerre civile et 1' apparition des spécialistes à la Bourse de New York
3.4.1 L'augmentation des besoins de financement et l'émergence des banques
d'investissement
La guerre de Sécession transforma radicalement le marché des titres. Débutant
le 12 avril 1861, ce conflit eut des effets désastreux sur l'économie du Nord des
États-Unis au cours de cette même année. En effet, nous dit Sobel (1965, p. 67),
« Southern merchants owned their northern counterparts almost $300 million; nearly
ali of this was a total loss. Approximately 6,000 northern firms with liabilities over
$5,000 each went to bankruptcy, and even more feil for less than that amount. The
banking structure collapsed like a house of cards. »
Or, plutôt que d'avoir une incidence négative sur le marché des titres, le contexte
économique induit par le conflit opposant le Nord et le Sud du pays eut l'effet
inverse : une frénésie spéculative s'empara de Wall Street. Pour cause, le nombre
d'actifs financiers sur lesquels spéculer augmenta drastiquement, et ce, grâce à
l'intervention des banques d'investissement (Steadman et Easton [1905] 1969; Sobel,
1965; Roy, 1997; Mitchell, 2007).
Pour en donner une définition simple, les banques d'investissement sont des
banques spécialisées dans 1' émission de titres financiers. De façon plus spécifique,
ces banques sont une forme d'institution qui octroie du crédit à l'État et aux
entreprises et qui émet par la suite des actions et des obligations en vue d'obtenir de
leur vente un montant supérieur au crédit accordé. Bien que cette forme particulière
de pratique bancaire ait émergé bien avant que la guerre de Sécession n'éclate, celle-
ci demeurait toutefois très marginale. En effet, les besoins de financement étant
encore assez modestes, très peu de banques offraient ce genre de service et celles qui
s'y adonnaient ne consacraient qu'une très faible part de leur activité à une telle
144
pratique (Roy, 1997; Sobel, 1965). Ainsi, avant la guerre, lorsqu'une corporation
désirait lever des fonds, elle procédait généralement elle-même à 1' émission de ses
propres actions. Il en était de même pour les États. Bien que ces derniers aient eu la
possibilité d'avoir recours aux services d'une banque à charte pour obtenir un prêt et
émettre des obligations, il n'était pas rare qu'ils procèdent eux-mêmes à l'émission de
leurs propres titres. C'est ce qu'explique Roy (1997, p. 124) dans le passage suivant:
« [E]arly corporations could rai se capital beyond personal resources of the organizers
by selling shares either directly to the public or indirectly, working through a banker
[... ]. Over time, sorne private banks became to specialize in the task of providing
capital for governments and corporation securities and became known as investment
banks. Up to the Civil War there were only a few investments banks and they played
a minor economie role, underwriting small stock issues, marketing government
bonds, and acting as private banks for the rare corporations. They were relatively
unimportant compared with various other means of capitalizing relatively large-scale
projects such as factoring, brokerage and lotteries. »
Or, avec la guerre civile, les besoins de financement augmentèrent bien au-
delà de ce que ces moyens traditionnels permettaient de satisfaire. Selon Sobel (1965)
et Roy (1997), deux facteurs permettent conjointement d'expliquer cette situation. Le
premier est très simple à comprendre : afin de mener à bien leurs activités militaires,
il était impératif pour les États du Nord de lever massivement des fonds. Plus
complexe, le second facteur est le suivant: la nécessité pour les États du Nord de
construire des infrastructures ferroviaires. En effet, en même temps que la guerre
interrompit la plupart des relations économiques et financières entre le Nord et le
Sud, elle renforça celles entre le Nord et l'Ouest. Ne pouvant plus importer de
matières premières ni de marchandises en provenance du Sud, le Nord intensifia sa
production industrielle, de même qu'il se tourna vers 1' Ouest pour se procurer les
matériaux bruts nécessaires à la fabrication des marchandises. Cependant, pour relier
ces deux régions, de nouvelles routes et de nouveaux chemins de fer devaient être
construits. Pour y parvenir, l'obtention d'une somme colossale d'argent était donc
nécessaire. Or, les moyens de financement habituels s'avérèrent tout à fait inefficaces
pour combler les besoins de financement des États et des entreprises de chemin de
145
fer. C'est donc à ce moment précis que certaines banques se spécialisèrent dans
1' octroi de crédit et dans 1' émission subséquente de titres financiers. De façon plus
spécifique, indique Roy (1997, p. 124), « investment banking emerged as a
specialized type of banking in the years around the Civil War, primarily to market
railroad and government securities ».
Sans ces méthodes de distribution à grande échelle, 1' émission massive de titres
n'aurait sans doute pu être assurée.
146
Comme les spéculateurs devaient avoir recours aux services d'un intermédiaire pour
se procurer des titres, les courtiers de Wall Street empochèrent d'énormes profits au
cours de cette période. Pour preuve, en 1863, ils touchaient en moyenne 3000 dollars
147
par semaine sous forme de commissions (Sobel, 1965i 1• Si les pratiques des banques
d'investissement participèrent à l'augmentation fulgurante de la spéculation et, ce
faisant, à 1' accroissement des commissions des courtiers, deux autres facteurs
contribuèrent également à l'intensification des activités spéculatives et à
1' enrichissement des intermédiaires : 1' achat sur marge et le recours à 1' option
(Medbery, 1870; Sobel, 1965; 1977; Galbraith, 1961).
Bien que l'achat sur marge fût utilisé avant la guerre de Sécession, il faut
néanmoins savoir que c'est au moment où les titres se mirent à être achetés et vendus
par une portion plus large de la population que cette pratique financière devint un
phénomène courant. En effet, c'est à cette époque que la plupart des spéculateurs en
vinrent à acheter leurs titres à crédit. Cela veut dire que, plutôt que de payer la totalité
du montant correspondant à leur achat, ceux-ci ne versaient désormais qu'une portion
de la somme à leur courtier et utilisaient les titres nouvellement acquis comme
collatéral afin que ce dernier leur avance le reste du montant requis. Selon Sobel
(1965, p. 71), «the effect of margin selling was to increase the amount of capital
available for speculation, and at the same time draw money to Wall Street, making it
scarce elsewhere in the nation».
Or, en plus d'attirer encore plus de clients et, ce faisant, d'augmenter encore
davantage leurs profits sous forme de commissions, 1' achat sur marge était en elle-
même une pratique très lucrative pour les courtiers, et ce, pour la simple raison qu'ils
parvenaient à en retirer des gains importants sous forme d'intérêt. Dans le passage
suivant, Sobel (1977, p. 35-37) explique bien en quoi cette pratique s'avérait des plus
avantageuse pour les intermédiaires de Wall Street :
31
Par comparaison, en 2012, aux États-Unis, le revenu hebdomadaire moyen par habitant n'était que
de 1045 $(Banque Mondiale, 2012).
148
« [S]uppose a client contacted his broker and placed an order for 100 shares in
Weston Union, currently quoted at around 50 [ ... ].The commission on purchase was
small- one-eighth of one percent of stock's par value. Since par for Western Union
was 100, the commission was figured on $10,000, and not $5,000, and would have
come to $ 12.50. But the interest charged on the broker's loan would be much higher,
depending upon the going priee of the money in the city. A thirty-day loan at 7
percent would come to $57.87, and the brokers would charge a fee for obtaining the
loan- $50 was customary. »
très avantageux pour eux : non seulement ils pouvaient empocher un profit sur leur
vente, mais, grâce à eux, ils pouvaient également spéculer pour leur propre compte ou
pour le compte de tiers sans entrer dans une véritable transaction. Reprenant
1' exemple précédent, Sobel (1977, p. 38) explique bien les avantages conférés par
l'option:
« The purchaser of Western Union, for example, may have bought a ffcall" for 100
shares at 55 which ran for six months, for which he would have paid around $200-
and would not have to concern himself with broker' s loans, interest charges, or
commission. Should the stock's priee rise to 57, he would break even. At 59, he
would have double his money. Should the buyer exercise his option, the broker
would have to de liver the shares from its inventory, or go to the market and pure hase
them. »
Notons par ailleurs que cet avantage possédait également son pendant négatif:
selon 1'état du marché, 1' effet de levier conféré par 1' option pouvait rapidement se
transformer en effet de massue. Dès lors, ce n'était plus les gains qui se trouvaient
multipliés, mais bien les pertes (Sobel, 1977). Cela dit, en dépit des risques, la vente
-et le recours aux options demeuraient néanmoins des pratiques très utilisées par les
courtiers: « they were gamblers in a gambling context » (Sobel, 1977, p. 38). Or,
comme nous allons le voir à l'instant, la Bourse de New York fut incapable de
répondre à cette frénésie spéculative.
dont les courtiers du club s'étaient dotés quelques années auparavant, la plupart des
corporations émergentes, soit celles œuvrant dans de nouveaux secteurs florissants de
1' économie - comme 1' exploitation des mines d'or ou du pétrole - se firent refuser
1' entrée au New York Stock and Exchange Board. Ce faisant, c'est donc dans la rue
que devaient se rendre les individus désirant spéculer sur les actions de cesdites
corporations.
de spécialisation, il n'en fut pas de même pour les courtiers du club: refusant aux
entreprises émergentes d'être cotées au New York Stock and Exchange Board et
n'œuvrant par conséquent que sur un ensemble restreint et bien défini de titres, les
courtiers du club demeurèrent pour leur part généralistes et, ce faisant, complètement
inadaptés au nouveau contexte. Ils perdirent alors les nouveaux clients potentiels au
bénéfice des intermédiaires de la rue qui, eux, surent augmenter leur commercial
goodwill en se spécialisant.
conséquent admis à 1' Open Bord. N'étant pas- contraints de charger des frais de
commission fixes, ces courtiers pouvaient alors se faire compétition entre eux en
abaissant sans cesse le pourcentage de la ponction exercée sur chaque transaction, et
ce, au plus grand bonheur de leurs clients. Les working ru/es à 1' origine du
commercial goodwill de 1' Open Board concernaient également son processus
d'introduction en bourse. En vertu des règles adoptées par l'organisation, il n'y avait
aucune condition à remplir pour les corporations désirant. y être cotées. Partant, les
titres de corporations louches et/ou possédant une faible capitalisation pouvaient y
être négociés. Ce faisant, lorsqu'un spéculateur souhaitait miser sur les actions de ce
type particulier d'entreprise, c'est à un courtier de l'Open Board qu'il se référait.
qui étaient négociés à la fois au New York Stock and Exchange Board et à l'Open
Board - qui conduisit les deux organisations à mettre fin aux rivalités et à former une
alliance. En effet, bien que la manipulation des prix était une pratique assez courante
à l'époque, un groupe de spéculateurs poussa l'audace un peu plus loin en imprimant
de fausses actions de la compagnie chaque fois que cela était nécessaire pour couvrir
leurs ventes à découvert. Sans grande surprise, lorsque le scandale éclata au grand
jour, les prix des actions de la Erie Railroad chutèrent drastiquement, ce qui conduisit
plusieurs courtiers des deux organisations au bord de la faillite.
Si cette situation fut éprouvante pour 1' Open Board et pour la Bourse de New
York, elle le fut particulièrement pour la seconde. En effet, plus de la moitié des
membres quittèrent le Club et, en un peu plus d'une semaine, les frais d'adhésion
passèrent de 1000 $ à 100 $ (Sobel, 1965). Pour contrecarrer les manipulateurs et
ainsi éviter qu'un scandale similaire ne se reproduise, les deux organisations
décidèrent par conséquent de mettre en place certaines working rules communes.
Ainsi, en 1868, elles instituèrent une mesure obligeant les compagnies déjà cotées à
inscrire dans un registre créé à cet effet tout titre destiné à être échangé sur les deux
bourses. En outre, un comité constitué de membres des deux organisations fut
également formé. Celui-ci fut investi d'une mission bien précise: vérifier les
informations des compagnies listées. Pour ce faire, le comité exigea que des états
financiers soient produits par ces dernières. Lorsque la Erie Railroad refusa de se
prêter à un tel exercice, nous dit Sobel (1965, p. 85), « it was stricken from both
lists ». Finalement, au cours de la même année, la Bourse de New York accepta que
les courtiers de 1' Open Board puissent devenir membres du Club. Dès lors, poursuit
l'auteur (1965, p. 86), «Open Board members, who viewed the Exchange as a
gentlemen's club as well as a place of business, bid heavily for seats, and the priee
immediately rose to $8,000 ».
155
« [A]s before, there is a President, whose office is mainly perfunctory, and there is a
treasurer of semi-annual importance ; there are two Vice-Presidents, a Secretary
with his Assistant, and the Book-Keeper- ali entrusted with the duties naturally
incumbent upon similar officers in every organization of men, and with the special
and extremely arduous work incident to the daily sessions; but the real Executive
control now rests with a Goveming Committee, consisting of forty members,
selected from the whole body, together with the President, Secretary, and Treasurer,
in the ir unofficial capacity. Ali duties of administration, of legislation, of police,
devolve upon this imperium in imperia. Divided into classes of ten, one of which
goes out each year, the Committee, like its associate officers, is subject, in a certain
degree, to the will of its constituency. But beyond its right of election at the annual
meeting, the Board is nearly powerless. The Goveming Committee may make or
unmake, suspend, expel, readmit. It may even alter the entire letter of the
Constitution or By-Laws, and unless two thirds of ali the members of the
Associàtion disapprove thereof within one week, the changes become final law. So
full an attendance of the Board as is required by this rule is almost unexampled, and
the Committee is, therefore, practically as autocratie as the Venetian Council of
ten. »
En vertu du statut légal sous lequel la Bourse de New York existait depuis sa
formation officielle en 1817, ce pouvoir décisionnel dont jouissait le comité en était
donc un des plus absolu (Stedman et Easton [1905] 1969).
Ainsi, poursuivent les auteurs (1992, p. 232), « specialists guarded this information
jealously, using it to their advantage ». En dépit de l'adoption d'un tel système, les
frais d'adhésion élevés, la sélection des membres et les frais fixes de commission ne
furent néanmoins jamais abolis.
Par la mise en place d'un tel système, la NYSE parvint donc à augmenter son
industrial goodwill et, ce faisant, à multiplier ses opportunités de profits (Sobel, 1965,
1977; Stone, 1975; Oesterle, Winslow et Anderson, 1992). En vertu du rôle central
qu'ils occupaient dans ce système qui permit à la NYSE de retrouver sa supériorité,
les spécialistes en vinrent donc à être élus par leurs pairs en vue de siéger sur le
Governing Committee (Oesterle, Winslow et Anderson, 1992).
3.5 Conclusion
Dans ce chapitre, nous nous sommes intéressés au processus de constitution
historique de la Bourse de New York et de son système de spécialistes. D'abord, nous
avons vu que c'est au sortir de la Guerre d'Indépendance, au moment où le nombre
de titres de dette publique augmenta considérablement, que la Bourse de New York
vit le jour. Par la suite, nous avons constaté que c'est lors de la Seconde guerre
d'indépendance, au moment où de nouvelles bourses concurrentes firent leur
apparition, que les membres de la Bourse de New York décidèrent de prendre la
forme juridique d'un boys club et de se doter de working ru/es strictement privées
leur permettant d'augmenter leur commercial goodwill et, partant, d'accroître leurs
opportunités de profit en attirant toujours plus d'investisseurs-spéculateurs.
Finalement, nous avons vu que c'est au sortir de la guerre civile, au moment où les
banques d'investissements se mirent à intervenir massivement dans le financement de
l'économie, qu'un groupe particulier d'intermédiaires parvenant à effectuer une
ponction sur les activités de courtage et ayant un accès privilégié à l'information se
159
rapportant au prix des titres fit son apparition à la Bourse de New York et devint alors
l'un des principaux avantages concurrentiels de l'organisation, soit la principale
source de son industrial goodwill.
4.1 Introduction
Dans le chapitre précédent, nous nous sommes intéressés au processus de
constitution historique de la Bourse de New York et de son going plant particulier,
soit son système de spécialistes. Nous avons finalement vu qu'en raison de
l'industrial goodwill qu'ils conféraient à la NYSE, ces derniers parvinrent à se faire
élire par leurs pairs sur le Governing Committee, soit l'organe de contrôle de la
NYSE. Si, au moment où ils firent leur apparition à la NYSE, les spécialistes
permirent à cette dernière d'augmenter considérablement 1' industrial goodwill du
going concern et, ce faisant, les opportunités de profits de ses membres, le pouvoir
décisionnel qu'ils possédaient au sein de l'organisation demeurait cependant très
limité. Or, avec la crise de 1929 et, plus précisément, avec la mise en place de la SEC
et de sa politique d'autorégulation, les spécialistes en vinrent néanmoins à consolider
leur position et à former ce que Welles (1975) appelle« un cartel dans un cartel», à
savoir un groupe qui, possédant des intérêts particuliers et le pouvoir de les défendre,
devint animé par la volonté de maintenir son propre monopole. Bien que leur pouvoir
161
fut par ailleurs souvent remis en cause au cours des années qui suivirent la crise, il
n'en demeure pas moins que les spécialistes parvinrent toujours à le récupérer et à le
renforcer, et ce, sans que la SEC n'intervienne.
Selon Sobel (1965), cette situation ne tarda pas à se faire sentir à la NYSE, et
ce, pour deux raisons. D'abord, les investisseurs étrangers qui, jusqu'alors, avaient
investi massivement dans l'économie des États-Unis se mirent à bouder les titres
états-uniens et, ce faisant, à liquider massivement leurs actifs. Comme 1'explique
l'auteur (1965, p. 104),
« Foreigners took a vacation from investment in America securities, with good
reasons: between 1873 and 1879 their holdings dropped approximately $600 million
in value. By the end of the depression, it was estimated that the foreigners had lost
$251 million on rail bonds alone. »
Ensuite, les nombreux individus qui, quelques années auparavant, s'étaient mis à
acheter des titres et spéculer préféraient maintenant conserver leur argent et se
constituer une épargne. De ces deux facteurs, il en résultat une baisse considérable du
volume de transactions accomplies à la NYSE. Au cours de cette période, plus de 287
firmes de courtage membres du going concern firent faillite, ce qui entraîna une
baisse drastique de la valeur du siège.
32
Sur les facteurs qui ont conduit à la dépression, voir Sobel, 1965.
163
33
Les exercices de fusions-acquisitions étaient très lucratifs. C'est d'ailleurs à ce moment que
plusieurs banques, dont JP Morgan, furent désignées comme « Robber baron». C'est aussi à ce
moment que leur rôle se consolida compte tenu notamment des profits colossaux· qu'elles sont
parvenues à générer.
164
C'est la combinaison de ces deux phénomènes qui favorisa 1' intervention des
banques d'investissement dans l'économie états-unienne et qui, partant, permit à cette
dernière de connaître un nouveau souffle. En effet, dans la période qui suivit la
dépression, où les corporations de droit privé se substituèrent aux corporations à
chartes et où le besoin de créer de nouvelles industries devint de plus en en plus criant
afin de répondre à la demande européenne, les banques d'investissement se mirent à
financer massivement la mise en place de nouvelles entreprises privées et à émettre
en retour des titres de propriété. De 1887 à 1897, 86 corporations capitalisées à plus
d'un million de dollars chacune furent créées par fusions-acquisitions grâce à
l'intervention de ces institutions bancaires (Sobel, 1965)34 • Faisant ainsi entrer les
États-Unis dans une seconde révolution industrielle, les banques d'investissement
permirent dès lors à 1' économie du pays de renaître de ses cendres.
Cette situation eut un impact majeur sur le marché des titres. En effet, en plus
de sortir les États-Unis de la dépression et de conférer aux banques d'investissement
·un énorme pouvoir économique et financier, l'intervention massive de ces institutions
bancaires dans 1' économie états-unienne fit littéralement exploser le nombre de titres
34
Donc il ne s'agit pas ici d'une création d'entreprises au sens propre, ex nihilo, mais plutôt d'une
activité financière réalisée par les banques d'investissement avec des financiers-promoteurs pour tirer
parti de la situation précaire de petites corporations préexistantes.
166
Bien qu'un nombre très élevé de transactions fûrent exécutées dans la rue, la
NYSE devint encore plus florissante au cours de cette période. Deux raisons se
rapportant à son commercial goodwill permettent d'expliquer cette situation. D'abord,
en raison de la procédure stricte de sélection des titres qui prévalaient à la NYSE, les
corporations qui émergèrent à cette époque aspiraient presque toutes à y être listées.
Comme l'explique Sobel (1965, p. 114), « almost all companies regarded listing at
the Exchange as a sign of their having ((arrived" ». En plus de contrôler la majeure
partie des opportunités sur le marché des titres, la Bourse de New York devint donc, à
cette époque, le baromètre permettant de mesurer la prospérité et la notoriété des
entreprises.
35
Notons que c'est à ce moment que la presse financière vit le jour, que les premiers indices boursiers
firent leur apparition et que les premières analyses financières tentant de rationaliser l'exubérance»
émergèrent. En fait, c'est à Charles Dow et Edward Jones que l'on doit toutes ces nouveautés. En effet,
au cours des années 1880, ceux-ci fondèrent une compagnie qu'ils nommèrent Dow Jones and & Co.
et entreprirent de publier sur une base régulière une infolettre nommée The Journal dans laquelle ils
avaient l'habitude d'indiquer les prix de fermeture à la NYSE, les nouvelles financières de l'Europe et
les rumeurs ayant cours à Wall Street. Fasciné par le mouvement des prix à la NYSE, Dow devint
bientôt convaincu que ces derniers fluctuaient selon trois tendances: « the first is the narrow
movements from day to day, the second is the short swing, running from two weeks to a month or
more; the third is the main movement covering at least four years induration» (Dow, cité dans Sobel,
1977, p. 119). Afin de mesurer ces mouvements, Dow créa un indice de prix, lequel se voulait le prix
moyen des douze titres les plus populaires à la NYSE. Publié pour la première fois en 1889, dans le
premier numéro de l'année du Journal, cet indice devint très rapidement une référence parmi l'élite
financière de Wall Street. En outre, il donna naissance à un type d'analyse financière particulier, soit
l'analyse dite technique ou chartiste. Devant la popularité de l'indice, l'infolettre dans laquelle il était
publié devint bientôt le Wall Street Journal, « [which became] to Wall Street news what the Catholic
Church is to Chritianity » (Sobel, 1977, p. 118).
36
Un autre facteur qui permit l'émission massive de titres fut l'usurpation des banques et des
compagnies d'assurances par les banques d'investissement. En effet, considérant que les marchés
financiers organisés s'avéraient souvent inefficaces à écouler les titres nouvellement émis, les banques
d'investissement s'engagèrent dans l'acquisition de banques et de compagnies d'assurances afin de les
obliger à acheter les actifs émis ne parvenant pas à être avalés par le marché. Comme l'explique Sobel
(1965, p. 182), «if an investment banker could gain control of a large bank ofinsurance company, he
could sell his undigested securities and maintain à market for other offerings as weil».
167
37
Situé au coin de Wall Street et de Broad Street, ce bâtiment soutenu par six énormes colonnes
corinthiennes affiche un ornement lourd de signification selon Sobel (1977). En effet, six personnages
représentant chacun des aspects de l'agriculture, de l'exploitation minière, de la force motrice et de
l'ingénierie y sont sculptés. Au milieu, on y retrouve une figure féminine mythique qui, représentant
l'abondance, est aussi le symbole de l'intégrité. Un mâle est sculpté à sa gauche, et un autre l'est à sa
droite: ceux-ci reçoivent des notes des six premiers personnages et les tendent à la déesse Intégrité.
« Integrety, the just governement of transactions, rules the NYSE, said a man in 1903, and, as a result,
ail good things flow to her » (Sobel, 1977). On ne peut par conséquent s'empêcher de voir là une
métaphore puissante de la logique boursière.
168
38
Notons qu'au niveau interne, le processus de rationalisation de la production (Baran et Sweezy,
1966) de même que la mise en place d'une nouvelle forme de comptabilité (Johnson et Kaplan, 1991),
participèrent également à l'augmentation des surplus dégagés par les corporations.
170
En effet, explique Mitchell (2007, p. 43), en vertu d'un ajout apporté au Holding
company act,
« ttAny corporatior( created under the New Jersey corporation act could own stocks
in corporations of any state [... ]. The legislature specifically [... ] allowed a
corporation, ttwhile owner of such stocks" to exercice ali the rights, powers, and
H
En 1899, dans ce qui fut la dernière mouture de cette la loi sur les holding companies,
les corporations acquirent finalement le droit d'exister en tant que pures sociétés
financières, ou encore, pour reprendre les termes de Mitchell (2007, p. 44), « [the
right] to exist solely for the purpose of owning another corporation's stocks». Au
tournant du xxe siècle, les corporations n'étaient donc plus tenues de s'engager dans
une quelconque activité industrielle pour exister: que ce soit au New Jersey ou
171
ailleurs dans le pays, elles pouvaient désormais être mises sur pied dans un but
strictement financier.
Cette working rule étatique fut très déterminante dans la formation de la bulle
financière qui conduisit à la crise de 1929. En effet, en permettant aux corporations
d'acheter les actions d'autres corporations, elle favorisa l'émission de nouvelles
actions, et ce, bien souvent à des fins strictement spéculatives (Galbraith, 1961;
Mitchell, 2007; Sobel, 1965; Roy, 1998). Comme l'explique Galbraith (1961, p. 69-
70),
Les sociétés de holding émettaient des actions afin d'acheter des sociétés
d'exploitation, et les chaînes afin de construire de nouveaux magasins et des cinémas.
[I]névitablement, des promoteurs créèrent de nouvelles compagnies uniquement pour
exploiter 1'intérêt du public pour des industries offrant un horizon neuf et large et
pour fournir des titres à vendre. [D]es sociétés furent créées qui n'offrirent jamais
autre chose que des perspectives.
39
Les prêts à vue sont une catégorie particulière de prêts sur le marché monétaire: plutôt que de devoir
être remboursés à une date d'échéance déterminée, leur remboursement peut à tout moment être exigé
par 1' institution créditrice.
40
À l'époque, le salaire augmenta sous l'effet du taylorisme et, plus encore, sous celui du fordisme.
172
sur marge. Selon Sobel (1965), c'est 1' achat sur marge de titres de sociétés de holding
qui représentait alors l'ultime échafaudage spéculatif. En effet, explique-t-il (1965,
p. 25 8), « the shareowner used leverage to huy shares in a leveraged company. Which
owned shares in other levereged companies ». L'achat sur marge n'était cependant
pas nouveau : comme nous 1' avons vu, les spéculateurs y avaient recours depuis la fin
de la guerre civile. Or, au moment où plus de 15 millions de personnes envahirent les
marchés financiers, l'achat sur marge posa un sérieux problème aux courtiers: où
allaient-ils trouver les fonds nécessaires pour octroyer des prêts à leurs clients? A
priori, ce fut auprès des banques qu'ils trouvèrent ces fonds. En effet, lorsqu'un client
désirait acheter des titres sur marge, les courtiers se tournaient vers une banque, lui
demandaient des fonds, puis utilisaient ces derniers pour accorder un prêt au dit
client. Pour accorder des fonds aux courtiers, la banque devait elle-même en obtenir
au préalable auprès de la Federal Reserve Bank (FED). Jusqu'en 1928, ces prêts en
cascade furent favorisés par les faibles taux d'intérêt alors instaurés par la FED en
vue d'aider l'Angleterre à stabiliser ses réserves d'or. Pour donner un exemple de
cette mise en abîme financière, en 1927, le taux d'intérêt institué par la FED était de
3.5 %. Ainsi, lorsqu'une banque lui empruntait des fonds, c'est à ce taux qu'elle le
faisait. Par la suite, lorsque cette banque en question utilisait ces fonds pour octroyer
des prêts aux courtiers, elle le faisait généralement au taux de 5 %, empochant ainsi
un profit de 1.5% sous forme d'intérêt pour chaque prêt octroyé. En raison de la forte
demande d'achat sur marge, les courtiers étaient pour leur part en mesure d'imposer
un taux aussi élevé que 20 % à leurs clients, faisant ainsi un énorme profit sous forme
d'intérêt. Or, ce taux ne découragea jamais les spéculateurs d'acheter leurs actifs sur
marge. Comme le dit Sobel (1965, p. 256), « why worry about paying 20 percent for
a loan when y our stocks seemed sure of doubling within six months? ».
quant à elles leur marge de profit s'amoindrir, diminuèrent alors le nombre de prêts
octroyés aux courtiers. Loin de ralentir la spéculation, les courtiers se tournèrent alors
vers une autre catégorie d'institutions pour obtenir les fonds nécessaires afin de
permettre à leurs clients d'acheter sur marge: les corporations. Comment expliquer
que ces dernières se soient tournées vers de telles activités de prêts? Au début des
années 1920, une working rule particulière ayant pour but de baisser les impôts des
corporations fut mise en place par le secrétaire du Trésor des États-Unis. L'idée
derrière une telle action de la part du gouvernement était fort simple : permettre aux
corporations d'avoir les surplus nécessaires pour améliorer leur going plant et créer
de nouveaux emplois. Or, selon Sobel (1965) et Galbraith (1961 ), plutôt que de
réinvestir l'argent ainsi économisé, les corporations l'utilisèrent plutôt pour octroyer
des prêts aux courtiers. En effet,
« Why invest in new plants, the corporations reasoned, if the return to be gained by
interring the call money market was much safer? A new plant might, at best, produce
a retum of 10 per centper annum, while, in 1929, call money brought what seemed
to be a sure 15-20 per cent. So encouraged, the corporations entered the call money
market in force » (Sobel, 1965, p. 257).
Permettant donc aux courtiers d'obtenir les fonds nécessaires pour continuer à
permettre les achats sur marge, 1' entrée des corporations sur le marché dit des « prêts
à vue » participa ainsi à la frénésie spéculative et à la formation de la bulle. À
l'été 1929, les courtiers de Wall Street prêtèrent près de 400 000 000 $par mois aux
spéculateurs désirant acheter leurs titres sur marge (Galbraith, 1961 ).
Cette croyance en 1' infaillibilité du marché des titres était en outre renforcée
par la publicité, puisque les promesses qui y étaient faites par les annonceurs se
révélaient bien souvent tenues. En décembre 1904, par exemple, le New York Time
(cité dans Sobel, 1965, p. 180) publia cette publicité :
« Suscribe immediately to our Daily Message and secure this GUARANTEED
SPECIAL #29. Trade upon it heavily. We know what we are talking about. Ask no
further questions. Just get our message and trade. The more y ou carry, the more
money y ou will make. Ali of our promises have been fulfilled to the letter. »
augmenter la taille du collatéral, soit voir la totalité de leurs actifs être liquidée. Or,
ces appels de marge entraînèrent rapidement des faillites en cascade. Pour cause, en
même temps que les spéculateurs échouèrent à augmenter la taille de leur collatéral,
les actifs sur la base desquels leur prêt leur avait été octroyé perdirent de leur valeur.
Devant cette incapacité des spéculateurs à répondre aux appels de marge des
courtiers, ces derniers se retrouvèrent eux-mêmes dans l'incapacité d'augmenter le
nombre de titres mis en gage auprès des banquiers et des corporations. Les titres
utilisés comme collatéral ayant perdu énormément de valeur, les banques et les
entreprises qui avaient prêté aux courtiers à des taux d'intérêt entre 8% et 20%
essuyèrent énormément de pertes et se retrouvèrent bientôt au bord d'un gouffre
financier. Notons que ces faillites en cascade furent considérablement accélérées par
1' existence des sociétés de holding, et ce, en raison même de 1' emboîtement des
corporations les unes dans les autres que cette structure juridique permettait (Sobel,
1965 ; Glabraith, 1961 ).
41
Selon Galbraith (1961), en 1933, près de 13 millions d'Américains étaient sans emploi.
177
en l'avenir. Dans le passage suivant, Sobel (1965, p. 283) explique très bien les effets
psychologiques de la crise sur les spéculateurs :
« [T]he psychological effects of the 1923-1929 rise were major factors in the boom,
bringing optimism to shareholders and observers alike. The 1929-1933 toboggan had
the opposite effect, and help make the thirties a decade of fear. Consider, for
example, the man who brought a share in Commercial Solvents, a thriving chemical
company, at $15 in 1923. In the earl y fall of 1929 his investment had grown to
$1,400, excluding dividends. How could he help but feel content with the future of
both the nation and himself? By late 1932, however, the company was no longer
paying dividends and the priee of the common stock had dropped to $35 a share. The
investor might have retlected that he had actually more than doubled his holdings in
less than a decade, but few thought of the crash in these terms; as far as he was
concerned, he had lost over $1,300. While he had been making money on the stock
market in the twenties, the investor would have felt justified in buying goods on time,
in living beyond his in come, and in discounting tomorrow. The disillusioned investor
of 1932 lived as frugally as was possible, tumed his back on heroes of the previous
decade, lost faith in the present, and saw little hope in the future. If the upward swing
took investors to the clouds, the downward tum brought many to the depths. »
Dès son entrée en fonction en 1933, Roosevelt mit en place plusieurs working
ru!es afin d'encadrer les marchés financiers. Les plus importantes (et les plus
connues) furent probablement le Banking Act (communément appelé le « Glass-
Steagall Act») et le Securities Act (souvent nommé« the Truth-in-Securities Act»).
Alors que la première . working rule visait à séparer les activités bancaires
d'investissement des activités bancaires commerciales, la seconde obligeait quant à
178
elle toute organisation procédant à 1' émission de titres à divulguer aux acheteurs
l'ensemble des informations s'y rapportant. Comme l'indique Sobel (1965, p. 294):
« the Securities Act was based on the belief that if underwriters were obliged to
disclose ail informations to customers, the shady deals and crooked flotations of the
past would be impossible». En vertu du Securities Act, la Federal Trade Commission
(FTC) fut autorisée par le Congrès à mettre en place des procédures strictes
d'émission et à appliquer des mesures coercitives aux contrevenants.
Pour contrer cette proposition, les membres du club s'engagèrent alors dans
une importante campagne de lobbying. Selon Seligman (1982) et Bumgardner (2002),
celle-ci porta ses fruits, puisque la version du Securities and Exchange Act qui fut
179
Dans les mois qui suivirent la mise en place de la SEC, les activités des
intermédiaires financiers en vinrent à être scrutées d'encore plus près par les partisans
d'une réforme plus drastique de Wall Street. À cette époque, la principale critique qui
leur fut adressée consistait à combiner les fonctions de courtier et de spéculateur, ou
encore, dans un langage un peu plus technique, à agir à la fois en tant qu'agent et
principal (Sobel, 1977; Oesterle, Winslow et Anderson, 1992; Wolfson et Russo,
42
Pour une histoire exhaustive de la SEC, Voir Seligman, 1982.
180
1970; Seligman, 1982). Les spécialistes furent particulièrement ciblés par cette
critique. En effet, étant les seuls à avoir accès aux carnets d'ordre, il fut donc
généralement admis que les spécialistes pouvaient à tout moment utiliser leur accès
privilégié au carnet d'ordres afin de manipuler le marché en leur faveur. La solution
envisagée pour enrayer les futures possibilités d'abus et éviter qu'une nouvelle crise
ne se produise fut donc de réglementer les activités spéculatives des intermédiaires.
Ainsi, en 1935, une étude portant sur les activités de ces derniers en vint à faire cette
recommandation générale à la SEC :
« Specialists, as weil as other exchange members, should be permitted to function
either as ·traders or as brokers, but not as both ... No specialist, or other brokers,
should be permitted to have any interest in any trading account, pool, syndicate,
underwriting operations or options » (The Twentieth Century Fund's study of the
securities market, cité dans Wolfson et Russo, 1970, p. 708).
Or, les working ru/es qui furent officiellement adoptées par la SEC, alors
présidée par Kennedy, échouèrent sur tous les plans à encadrer les activités
spéculatives des intermédiaires, et, plus spécialement, des spécialistes. En effet,
contrairement à la recommandation précédente, la réglementation officielle ne sépara
jamais les activités menées en tant qu'agent de celles menées en tant que principal
(Sobel, 1977; Oesterle, Winslow et Anderson, 1992; Wolfson et Russo, 1970). Pour
les spécialistes, cela voulait dire qu'.il ne leur fut en aucun cas proscrit d'utiliser leur
accès privilégié au carnet d'ordres pour spéculer pour leur propre compte. Afin de
justifier ce changement de cap, la SEC expliqua qu'il n'existait pas suffisamment de
preuves permettant de conclure que la combinaison des deux fonctions conduisait bel
et bien à des abus (Oesterle, Winslow et Anderson, 1992). Ainsi, devant ces données
jugées insuffisantes, la SEC statua qu'il s'avérait tout à fait indu de procéder à la
ségrégation des deux pratiques.
Ajoutons que cette nouvelle working rule ne fut jamais appliquée par la SEC
elle-même. Deux raisons permettent d'expliquer ce phénomène. D'abord, son
président de l'époque, Joseph Kennedy, ne chercha jamais à mettre en place les
mécanismes nécessaires afin de la rendre effective (Sobel, 1965, 1977; Seligman,
1982; Bumgardner, 2002). Ensuite, bien que la SEC fut l'instance de réglementation
ayant été la plus vantée et la plus médiatisée par le gouvernement de Roosevelt, elle
fut par ailleurs l'une des plus sous-financées (Sobel, 1977). En effet, explique Sobel
(1977, p. 168),
182
« The SEC [ ... ] was housed in a small, dingy Washington office, and its members
.and staff did a good deal of talking and telephoning in the early days, but most of the
time was spent in conferring and complaining about shortage of personnel and the
absence of power. In fact, the SEC was understaffed and lacked adequate financing
for the task of patrolling the district. »
Devant le manque de motivation de son président à faire quoi que ce soit pour
appliquer la loi, et devant le manque cruel de ressources à sa disposition, la SEC
relégua donc aux bourses elles-mêmes la tâche de mettre en place les règles
nécessaires au maintien d'un marché équitable et ordonné43 •
43
Mentionnons que, pendant les premières années du New Deal, les marchés OTC ne furent jamais
réglementés par la SEC. Or, en 1938, le Securities and Exchange Act de 1934 fut amendé. En vertu de
cet amendement, les courtiers OTC furent contraints de mettre sur pied une organisation destinée à
encadrer les transactions effectuées de gré à gré. Nous reviendrons plus en détail sur cette organisation
appelée la « NASD » (National association of Securities dealers) et sur son mode opératoire au
chapitre suivant.
183
« [B]y NYSE regulations and Securities and Exchange Commission practice, the
specialist is supposed to maintain an orderly market in his stock. This means he must
always stand ready to buy or sell shares, and should adjust his quotes so that the
advances and declines are minor, and not in sudden jumps. This requires the
specialist to enter the market in trading capacity. Should there be rush to sell the
stock, he must be prepared to ueat" the share. Conversely, when demand develops, he
must sell from his holding. In other words, the specialist on balance bets against the
market. Or at least this is the theory, rational, and justification for the system. The
practice does not conform weil to the theory however. On the one hand, the specialist
his supposed to perform a stabilizing function, even though losing money or
foregoing profit in the process, while on the other he has the normal urge to
maximize his profit while minimizing risks. Should there be bad news regarding his
stock, for example, sellers will rush in, and the specialist would be expected to try to
maintain an orderly market by buying their stock for its inventory while gradually
lowering his quotes. But at the same time, he has the natural tendency to sell his own
shares, or at least not add stock and troubles his own portfolio. The specialist derives
a good deal of his income from inventory profits, with the rest from the shared
interest in the commission on trades. In many ways, he is a private trader, dealing for
its own account [... ]. But it hurts to have to purchase stock while it is sliding, or sell
in a market on the way up. Self-interest and duty collide every day on the floor [ ... ].
Recent studies have indicated that, more often than not, specialists have decided to
opt for their short-run interests. Too often, they run for cover when the avalanche
begins. »
Winslow et Anderson (1992, p, 247), « specialists had turned a perceived vice into a
virtue ».
Grâce à cette forme de népotisme, les spécialistes parvinrent donc à sécuriser encore
davantage leur .position.
C'est donc dans les suites du krach de 1929 et avec la mise en place de la SEC
que les spécialistes réussirent à consolider leur position et à avoir la mainmise sur les
transactions accomplies par les courtiers de la NYSE. En effet, par la diffusion d'une
nov langue visant à justifier leur fonction et par la mise en place de working rules leur
186
Ce faisant, c'est sur la totalité des activités de courtage qu'ils réussirent à effectuer
une ponction, et non plus sur une simple portion. Ainsi, avec la mise en place de la
SEC et de sa politique d'autorégulation, le pouvoir que les spécialistes exercèrent sur
les marchés des titres devint alors presque total. Pour reprendre les termes de Sobel
(1977, p. 52), « the NYSE dominated the market nexus, and the specialists controlled
the NYSE. lt was a closed circle ».Comme nous allons le voir à l'instant, ce nouveau
monopole qu'avaient acquis les spécialistes fut néanmoins quelque peu érodé par les
mesures antitrust entreprises par Roosevelt en vue de briser le monopole de la NYSE.
4.2.4 La mise en place de mesures antitrust comme moyen de contenir le pouvoir des
spécialistes la NYSE
Comme la NYSE fut très importante dans la formation de la bulle spéculative
ayant conduit au Krach de 1929, de nouvelles working ru/es visant cette fois-ci à
briser explicitement la puissance de ce going concern furent également instaurées. Si
le New Deal est généralement associé à la période au cours de laquelle la finance fut
disciplinée, ce n'est par ailleurs qu'à partir de 1937, au moment où Roosevelt
entreprit de mettre un terme à la concentration économique et financière en ravivant
le Sherman Antitrust Act de 1890, que des working ru/es destinées à contenir le
pouvoir de la NYSE furent mises en place (Sobel, 1965, 1975; Waller, 2004; Néré,
1973; Schlesinger, 1958; Seligman, 1982). Bien que, dès 1933, Roosevelt ordonna au
Département de Justice de mettre sur pied la Division antitrust afin d'appliquer cette
législation datant de la première grande vague de fusions-acquisitions que connurent
187
les États-Unis, ce ne fut toutefois pas pour stimuler la compétition que cette Division
vit le jour, mais plutôt pour fixer les prix des marchandises et stimuler la production
et la consommation. C'est ce qu'explique Waller dans le passage suivant (2004,
p. 570-572) :
« [P]rior to 1938, antitrust and economie competition were never the preeminent
tools to combat the Great Depression [ ... ]. Throughout the early New Deal period,
the antitrust laws were, at best, one minor federal policy among many. For sorne key
New Dealers, competition[ ... ] posed a threat to prosperity and needed to be replaced
by sorne form of business-government cooperation and economie planning. The first
half of the New Deal focused on the National Industrial Recovery Act (NIRA), the
Agricultural Adjustment Administration (AAA), and the promulgation of industry
codes, which were the antithesis of the free market competition protected by the
antitrust laws of fair competition with only limited input from labor and consumers.
The codes were intended to be le gall y enforceable against the entire industry,
regardless of wh ether a party participated in the drafting or agreed to be bound. Most
codes directly or indirectly sought to control priees, prevent priee discounting,
legalize open priee systems, limit production, and standardize terms of sale to
minimize non-priee competition [... ]. The goal of the NIRA was to restrict
production, raise priees, create profits, and restart business investment [... ].
Throughout this period, the Antitrust Division had backwaters of the Justice
Department. Formed as a separate division of the Justice Department in 1933, it
perversely spent its earl y years enforcing the industry priee-fixing codes of the NIRA
and the AAA and representing a hodgepodge of federal agencies and departments in
appelhite matters. »
Semblant s'engager dans ce que Schlesinger (1958) appelle« le second New Deal»,
Roosevelt mit dès lors sur pied le Temporary National Economie Committee afin
d'étudier la concentration économique et financière et d'en révéler les conséquences
sur 1' emploi, la production et la consommation. Au même moment, il demanda
également au Congrès qu'un budget additionnel de 200,000 $ soit attribué à la
Division antitrust et qu'une nouvelle législation soit mise en place afin de contrôler
les activités de holding des banques. Avec la mise en place du TNEC, explique
Waller (2004, p. 583), « it was apparent to all that Roosevelt finally intended to make
a real attack on the problem of monopoly ».
C'est au cours de ce «second New Deal» que la SEC s'engagea dans une
véritable guerre ouverte contre les spécialistes NYSE. En effet, si, sous la présidence
de Kennedy, la commission fut tout sauf sérieuse dans sa lutte contre les pratiques
frauduleuses, en 193 7, au moment où William 0. Douglas en devint le président,
celle-ci se lança dans son premier vrai combat contre la combinaison des fonctions
d'agent et de principal (Sobel, 1965, 1975, 1977; Seligman, 1982). Déterminé à
réformer les pratiques boursières de la NYSE, Douglas menaça 1' instance
décisionnelle de 1' organisation de porter des charges criminelles contre les
intermédiaires fautifs si rien n'était fait pour enrayer la manipulation permise par la
combinaison des fonctions d'agent et de principal.
189
« In Douglas View, explique Seligman (1982, p. 153), the conflict of interest of the
professional floor traders created problems more ~~fundamental" than the archaic
govemance. Describing at length the results of the regional office's study of
Exchange member trading in September and October 1937, Douglas implied that rr
members of the Exchange trading for their own account - particularly the specialists
- either create the daily priee fluctuation or else contribute materially to their
severity" specifically by accentuating a ~~declining market by short-selling for
speculative profit". »
Pour ces raisons, Douglas demanda alors que les autorités de la NYSE procèdent à
une réforme des pratiques de 1' organisation.
transformèrent radicalement 1' attitude des autorités la NYSE à 1' égard de la SEC. En
effet, pouvant dorénavant être accusés à tout moment de pratiques
anticoncurrentielles par 1'État et connaissant désormais 1' agressivité avec laquelle
Douglas - un fervent défenseur de la loi antitrust, qui plus est - était prêt à s'attaquer
à eux, les spécialistes de la NYSE cessèrent de s'opposer à la SEC et entreprirent
aussitôt de collaborer avec elle pour mettre en place une réforme. En fait, nous dit
Sobel (1965, p. 307), à ce moment, « many member firms suspected that they were
fighting for their very existences, and unless they cooperated, stiffer new legislation
to curb their activities might pass ».
45
Pour une liste exhaustive, voir Seligman, 1982.
191
En mars 1941, le TNEC déposa son rapport final. La conclusion du comité fut
alors· sans équivoque : la concentration économique et financière était toujours aussi
importante que dans les années 1920. En effet, nous dit Sobel (1965, p. 307) :
192
« [The TNEC] argued that the banking divestitures made under the Securities Act,
which had resulted in the formation of the investment banks of the thirties, were only
token gestures. Brown Brothers, Harriman, First Boston, Morgan Stanley, and others
were still very much attached to their commercial parents. The Committee further
showed that of the $10 billion in securities registered with the SEC between 1934 and
193 7, 96 per cent were sold through the investment bankers, and that the top 6 firms
- or 1 per cent of the total number of underwriters - handled 57 per cent of the
flotations. ln addition, the TNEC showed that the twenty leading New York firms
controlled the large majority of ali underwritings. The situation in the market for
quality bonds showed still greater concentration. Morgan Stanley underwrote 65 per
cent of ail these issues, and the entire quality bond market was in New York. »
Ainsi, après plus de cinq ans de réforme visant à sortir les États-Unis de la
plus grande crise économique de son histoire, la puissance de Wall Street était
toujours aussi importante que par le passé. Pour remédier à cette dangereuse situation,
le rapport du TNEC appela conséquemment à un retour à de plus petites unités
économiques et financières. De façon plus spécifique, explique Waller (2004, p. 587),
le comité recommanda au Congrès d'adopter les mesures suivantes:
« Repealing the Miller-Tydings Act, which had authorized state fair trade laws;
prohibiting horizontal mergers in excess of $5 million unless approved by the FTC;
prohibiting basing point pricing; raising penalties for criminal antitrust violations to
$50,000; creating federal regulation of trade associations; requiring mandatory
licensing of patents at fair priees; and establishing the national chartering of
corporations. »
Or, le rapport alla beaucoup plus loin que la simple suggestion de ces mesures: il
stipula que la sphère financière n'était plus nécessaire au développement du
capitalisme (Sobel, 1965). En effet, il démontra qu'en temps normal, la plupart des
grandes corporations utilisaient leurs propres ressources internes pour financer leurs
activités et, donc, qu'elles n'avaient recours que très rarement à de nouvelles
émissions de titres. Avançant ainsi que la finance était dorénavant aussi puissante
qu'inutile, le TNEC fut formel sur le fait qu'il était absolument nécessaire de limiter
le pouvoir de Wall Street.
but très précis : octroyer aux corporations participant à 1' effort de guerre les prêts
nécessaires à 1' expansion de leurs going plant. Or, pour faire de cette agence la
principale source de financement des corporations, un amendement important du RFC
Act dû être apporté. C'est ce qu'explique White (1949, p. 160) dans le passage
suivant:
« Acceptance by RFC of any such role, however, required a substantial amendment
to the basic RFC Act. In May 1940, RFC's financing of industry was govemed by an
amendment made in 1934 which provided that the RFC might lend to industry only
in cases where credit was not available from private sources. And no loan could be
made under this provision unless, in the opinion of the board of directors, it was "of
such sound value, or so secured, as reasonably to assure retirement or repayment." If
RFC were to assume the larger risk of loans needed by many industries for the
creation or expansion of defense facilities, obviously this provision of the RFC Act
required modification. If RFC or a subsidiary were to finance, own, and lease defense
plants to private industry, the modification of the statute would have to be even
greater. By the end of May an amendment was finally hammered out within RFC
designed to give the corporation the necessary powers. As introduced into Congress,
the amendment provided that RFC might, on the request of the Federal Loan
Administrator and with the approval of the President, organize a corporation or
corporations "with such powers as it may deem necessary to aid the Govemment of
the United States in its national defense pro gram." RFC was authorized to make loans
to such corporations or any other corporation for, among other things, "plant
construction, expansion and equipment, and for working capital. »
Durant la Seconde Guerre mondiale et pour la première fois dans l'histoire des
États-Unis, la plupart des corporations en vinrent à se financer par l'entremise d'une
instance étatique plutôt que par 1' intermédiaire du marché des titres. Pour preuve,
explique White ( 1949, p. 156),
« [D]uring World War II two thirds of a total expenditure for industrial facilities of
approximately $25 billion was directly financed by the govemment. In contrast,
during the three-year period of 1917-1919, only about one tenth of the $6 billion in
new facilities under construction was directly financed by the govemment. »
Cette situation eut un effet immédiat sur le marché des titres. En effet, plutôt que
d'obtenir du financement via l'émission de nouvelles actions, les corporations se
tournèrent plutôt vers les prêts à long terme et à faible taux d'intérêt que leur offrait le
195
gouvernement par 1' entremise de la RFC. Ce faisant, la quantité de titres négociés sur
le marché diminua énormément au cours de cette période.
Pour Roosevelt, le Revenue Act de 1942 « was the greatest tax bill in American
history » (cité dans Sobel, 1975, p. 136). Pourquoi? En plus d'élever les impôts des
particuliers, cette loi éleva à 90% le taux d'imposition sur les profits excédentaires
des entreprises (Blakey et Blakey, 1942). Aux yeux de Roosevelt, cette nouvelle
mesure fiscale s'avérait donc formidable puisque, en élevant le taux d'imposition sur
les surprofits des corporations, elle permettait d'augmenter considérablement les
revenus de l'État, et ce, sans procéder à aucun emprunt et, donc, sans provoquer
aucune inflation.
S'il permit à l'État d'accroître son budget militaire, le Revenue Act de 1942
eut d'importants effets sur le marché des titres. Plus particulièrement, il réduisit
considérablement le nombre de nouvelles émissions d'actions. En effet, en vue de
réduire leur charge fiscale, la plupart des corporations s'engagèrent alors dans des
activités visant à réduire le montant des profits apparaissant dans leur livre
comptable. Comme l'explique Sobel (1975, p. 136), «just as many firms changed
their accounting system procedures in the 1930s in order to report higher earnings, in
this way boosting their priees of stocks and bonds, so they squirreled away profits in
196
wartime to avoid taxes. » Ainsi, en vue d'échapper à 1' impôt, les entreprises
utilisèrent alors leur profit pour payer leur dette et acheter des obligations d'État,
mais, encore et surtout, pour améliorer leur going plant et assurer leur expansion.
Cette loi changea donc drastiquement la situation financière des corporations : en plus
de devenir extrêmement solvables, celles-ci parvinrent à augmenter la valeur totale de
leurs actifs tangibles. Ce faisant, le financement par de nouvelles émissions d'actions
devint de plus en plus accessoire, ce qui, conséquemment, réduisit le nombre de titres
financiers sur lesquels spéculer. C'est ce qu'explique Sobel dans le passage suivant:
« [I]n 1939, non-financial corporations had $10.9 billion in cash items, and this stood
at $23 billion at the end of 1944, while in the same period, their holding in
govemment securities rose from $2.2 billion to $20.8 billion. Total current assets of
these corporations went from $54.6 billion to %98.8 billion from 1939 to 1944.
While current liabilities rose to only $53.3 billion from $30 billion. These firms
behind these figures would not require the services of investment bankers as much as
it had been believed in 1939 or 1941. This would mean fewer stock and bond
flotations [ ... ]. »
Pour montrer 1' ampleur des effets du Revenue Act sur le processus d'émission de
titres, en 1942, année au cours de laquelle cette working rule fut mise en place, la
valeur totale des titres émis par les banques d'investissement ne s'éleva qu'à 80.7
millions de dollars, alors que l'année précédente, ce montant- déjà très faible- avait
atteint 301 millions de dollars (Sobel, 1975).
passé. En fait, ils se trouvèrent en moins bonne posture que 1' ouvrier moyen (Sobel,
1975).
poste d'échange sur le parquet de la NYSE furent abaissés de 1000 $ à 500 $ et ce,
dans le but d'empêcher certains d'entre eux de faire faillite. Plusieurs autres frais
individuels furent également abolis dans la foulée. Finalement, étant elle-même aux
prises avec un lot de problèmes financiers, l'organisation augmenta à 150 $ les frais
d'opération annuels qui devaient être déboursés par les firmes membres du Club. Si
les politiques économiques mises en place durant la Seconde Guerre mondiale
participèrent à 1' accroissement du pouvoir des spécialistes, notamment par
1' entremise de 1' augmentation des frais de commission, c'est la crise inflationniste de
la fin des années 1940 et 1' avènement concomitant du «people capitalism » qui leur
permit de véritablement consolider/retrouver leur puissance et, ce faisant, de former
ce que Welles (1975) appelle« un cartel dans un cartel».
polices d'assurance ou pour participer à l'effort de guerre (Sobel, 1965, 1975; Tarflet,
2013). Pour preuve,
« From 1940 to 1945, automobile debts fell from $2.1 billion to $500 .million,
persona} loans from $1.2 billion to $1 billion, and total consumer debts from $8.3
billion to $5.7 billion. In the same period, the total oflife insurance in force rose from
$115.5 billion to $151.8 billion. The amount of life insurance per family unit, which
had drop during the depression, rose from $2,700 in 1940 to $3,600 in 1946 (Sobel,
1965, p. 314). »
Deuxièmement, l'après-guerre fut l'une des périodes les plus incertaines d'un
point de vue économique et financier. En effet, bien que la Deuxième Guerre
mondiale sembla bel et bien terminée, la lutte au communisme dans laquelle le
gouvernement états-unien s'était alors engagé laissait présager qu'un nouveau conflit
pouvait à tout moment surgir et perturber la situation économique et financière du
pays (Sobel, 1975; Tarflet, 2013).
d'emploi. Pour preuve, en 1946 seulement, plus de 5000 grèves mettant en suspend
près de 15 % de la force de travail eurent lieu (Sobel, 1965). Ainsi, pour Sobel (1965,
p. 314), « ali the preconditions for a boom were present: saving, profits and
expectations. Still, the securities market remained dull, the scars of the depression and
fears of the postwar era uppermost in the minds ofinvestors ».
Or, cette situation changea à la fin des années 1940, au moment où les États-
Unis entrèrent dans l'une des plus importantes périodes inflationnistes de leur
histoire. En effet,
« By 1949-1950, it seemed inflation had become a permanent part of economie life
and would have to be dealt with on that basis. People who had come of age of fearing
depression, and had stressed security in every aspect of their lives, putting their
surpluses into govemment saving bonds and banks ffto guard against a rainy day",
now faced a situation where the ir wages bought less each month and the value of the
dollar was declining » (Sobel, 1975, p. 168).
Plusieurs mesures furent alors mises en place afin de pallier l'inflation, dont les deux
suivantes. D'abord, pour compenser le déclin des profits des entreprises, le Congrès -
sans l'accord de Truman, alors président des États-Unis- amenda le Revenue Act de
1942 et diminua la charge fiscale des entreprises. Ensuite, pour pallier le pouvoir
d'achat insuffisant des particuliers et stimuler la croissance, les taux d'intérêt
bancaires furent également abaissés : alors que le taux directeur fut réduit au point
d'osciller entre 1 % et 1.5 %, le taux d'intérêt offert par les banques à leurs clients
passa pour sa part de 4 % à 2 %.
(Sobel, 1975, p. 169). Ainsi, durant cette période au cours de laquelle les individus
perdirent non seulement leur pouvoir d'achat, mais également leur avantage en
matière d'épargne, les revues financières et les chroniqueurs financiers en vinrent à
s'intéresser à ce problème et à proposer aux gens de procéder à l'achat d'actions afin
de remédier à l'inflation (Sobel, 1975). La logique de ces défenseurs des marchés
financiers était alors fort simple : les surprofits que les corporations avaient engrangés
durant la guerre s'étant traduits par une augmentation des dividendes et par le
paiement régulier de ceux-ci, il s'avérait selon eux beaucoup plus avantageux pour les
petits épargnants d'acquérir des actions, puisque celles-ci assuraient un retour sur
investissement largement supérieur au taux d'intérêt offert par les banques.
La campagne dans laquelle se lança alors de Merril Lynch, afin d'attirer ces petits
investisseurs prêts à retourner sur les marchés financiers, reposa alors sur un principe
assez simple: transformer l'image négative que se faisait la population des courtiers
en « professionnalisant » les activités de ces derniers. De façon plus spécifique, nous
dit Sobel (1975, p. 178), « realizing that the broker was the most significant person in
the organization, since he represented the firm insofar as clients were concerned,
Merril scapped the old ways and fashioned new ones that he hoped would create a
feeling in confidence investing ».
202
Afin de regagner la confiance de ceux que 1' on avait alors coutume d'appeler
les « little guys » et de les inciter à investir, Merri! Lynch modifia alors sa façon de
procéder sur plusieurs points. D'abord, les frais d'ouverture de compte qui,
jusqu'alors, avaient découragé les plus petits investisseurs à avoir recours aux
services d'un courtier furent abolis (Sobel, 1975). Ensuite, plutôt que d'utiliser le
terme « courtier » pour référer à ceux qui faisaient directement affaire avec les
clients, Merri! Lynch se mit à utiliser un nouveau terme, n'ayant encore aucune
connotation négative, soit celui de «chargé de compte» (account executive) (Sobel,
1975; Tarflet, 2013). Autre transformation importante: plutôt que d'être payés à la
commission, comme c'était le cas dans les autres firmes de courtage, ces chargés de
compte eurent droit à un salaire hebdomadaire fixe (Sobel, 1975; Tarflet, 2013). Par
cette mesure, Merri! Lynch souhaitait montrer au public que ces derniers travaillaient
non pas pour leurs propres intérêts, mais pour celui des individus qui utilisaient leurs
services. Notons toutefois que cette idée selon laquelle les chargés de compte se
voulaient au service de leurs clients était beaucoup plus un coup d'éclat qu'une
restructuration en profondeur puisque, en bout de piste, les plus performants avaient
droit à un bonus, alors que les moins efficaces se faisaient quant à eux licencier
(Sobel, 1975). En dépit de son caractère illusoire, cette mesure fut néanmoins l'objet
d'une importante campagne publicitaire. En effet, afin de faire connaître cette façon
particulière de procéder, la firme acheta plusieurs espaces publicitaires dans les
journaux et produisit des brochures qui furent massivement distribuées à la
population. Or, la restructuration des activités de courtage ne s'arrêta pas là: en plus
de donner une formation aux chargés de compte pour que ceux-ci agissent de façon
uniforme envers les clients, Merrill leur interdit toute forme de vente à pression.
Plutôt, ils furent tenus de ne recommander que les titres suggérés par les analystes
financiers que Merrill recruta alors en masse (Sobel, 1975; Tarflet, 2013)46 • Grâce à
1' ensemble de ces mesures, la firme parvint à augmenter de façon considérable son
46
C'est à cette époque que les théories financières fondamentalistes et stochastiques apparurent. Pour
une histoire de ces théories, voir Sobel 1968 et 1977.
203
commercial goodwill et, ce faisant, à attirer un nombre très important de clients. Pour
reprendre les termes de Sobel (1965, p. 335), « Merril made the purchase of securities
((respectable" after the lean thirties. He reintroduced the Street to the small investors,
and was the best symbol of what was later called People's Capitalism ». Plus encore,
poursuit-il (1975, p. 173), «just as the eider Morgan had help refashion investment
banking and bec ame the spokeman for the industry, so Merril did the same for
commission brokerage ». Dans le contexte inflationniste dans lequel la nation états-
unienne était alors plongée, la restructuration dans laquelle Merrill Lynch s'était
engagée pour attirer les « little guys » connut une réussite notoire. Devant un tel
succès, c'est 1' ensemble des firmes de courtage membres du club qui, bientôt, adopta
la façon de procéder de Merrill Lynch (Sobel, 1969, 1975, 1977; Tarflet, 2013).
Pour les courtiers de la NYSE, 1' apparition des MIP fut très lucrative, puisque
les frais de commission, associés aux transactions accomplies pour le compte de
clients investissant par l'entremise d'un tel plan, étaient beaucoup plus élevés que
ceux associés aux transactions de «round lot» (Tarflet, 2013). Pour les spécialistes,
les MIP ne pouvaient alors qu'être bénéfiques, puisque chaque firme de courtage
désirant acheter ces « blue chips » pour le compte de leurs nouveaux clients se voyait
dans l'obligation de passer par eux pour y parvenir. Grâce à l'intervention de Merrill
Lynch et du retour concomitant des petits investisseurs sur le marché des titres, les
spécialistes pouvaient à nouveau empocher des profits.
Or, la nouvelle prospérité des spécialistes ne dura pas longtemps, et ce, pour
deux raisons conjointes. D'abord, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, un
nombre important de nouvelles corporations engagées dans la production de
nouveaux biens de consommation de masse furent créées. Pour obtenir des fonds, ces
corporations émergentes se tournèrent alors massivement vers les marchés financiers.
Ainsi, à partir de 1945, le nombre de nouvelles émissions commença à augmenter.
206
Or, ces nouvelles actions émises ne furent jamais négociées à la NYSE. En effet, en
raison de son processus formel de sélection des titres et des conditions qu'elle
imposait aux entreprises désirant être cotées, 1' organisation n'accepta jamais que les
actions de ces corporations considérées comme louches y soient cotées. Ce faisant,
c'est sur les marchés OTC, l' AMEX ou les bourses régionales qu'elles étaient alors
négociées. Si, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, cette situation ne s'avérait en
rien menaçante pour les spécialistes, au moment où les « little guys » reprirent de plus
en plus confiance dans les marchés financiers et qu'ils furent prêts à investir dans des
titres offrant une plus grande possibilité de gains spéculatifs, les « blue chips »
négociés à la NYSE furent par ailleurs abandonnés au profit des actions des
corporations émergentes. Se tournant dès lors de plus en plus vers les marchés OTC
et 1' AMEX pour satisfaire leurs clients, les firmes de courtage membres eurent de
moins en moins recours à la NYSE, et ce, au plus grand dam des spécialistes.
des actions. Revendant par la suite ces titres à leurs clients sans passer par la NYSE,
cette pratique éroda encore davantage le pouvoir des spécialistes. Comme 1' explique
Sobel (1975, p. 171),
« _Now, the large commission houses, led by Merrill Lynch, posed a threat to both
[old-line investment banks and specialists ]. More daring and less prudent than the
older investment banks, they sought underwritings to enhance their profits, but also
to provide uproducts" to their salesmen. »
en avaient pour leur part très peu, cette modification augmenta considérablement
1' influence de ces derniers. Le troisième et dernier amendement transféra pour sa part
le pouvoir de former des sous-comités et d'en désigner les membres, du président aux
gouverneurs. Selon Sobel (1975), c'est cette modification qui permit aux spécialistes
de véritablement reprendre le contrôle de la NYSE, puisqu'elle autorisait désormais
les membres du Governing Committee, dominé à nouveau par les spécialistes en
vertu des deux premiers amendements, de mettre leurs semblables sur les autres
instances décisionnelles du Club.
Ces amendements furent adoptés sans que la SEC ne soit consultée. À une
certaine époque, une telle manœuvre aurait très certainement suscité la grogne de la
Commission et du Congrès, lesquels auraient répliqué en menaçant la NYSE
d'appliquer d'importantes sanctions en vertu de la loi antitrust. Or, au tournant des
années 1950, aucune attention de la part de la SEC ni de la part de Washington ne fut
portée à de telles modifications. En effet, alors que 1' élite politique et économique
croyait encore que la finance n'était plus nécessaire au développement du capitalisme
et que, de ce fait, la NYSE vivait ses derniers jours, la SEC devint de moins en moins
intéressée par Wall Street, ce qui se traduisit par une disparition quasi complète des
efforts déployés par cette dernière pour réformer le going concern et ainsi empêcher
les spécialistes de mettre en place des working ru/es allant à 1' encontre du due
process of law (Sobel, 1975; Seligman, 1982; Tarflet, 2013). En fait, la SEC devint
si inactive qu'elle fut même déplacée de Washington à Philadelphie. En outre, en
1955, le nombre d'employés œuvrant au sein de la commission atteignit le plus bas
niveau depuis sa formation en 1934 : seulement 650 travailleurs, contre 1683 en 1941
(Tarflet, 2013). Dans ce contexte, les spécialistes purent donc ignorer la SEC et le
Congrès, regagner le pouvoir qui leur avait été dérobé sous Roosevelt lors du
« second New Deal» et ainsi monopoliser les transactions accomplies sur le parquet
de la NYSE.
209
4.5 Conclusion
Dans ce chapitre, nous nous sommes intéressés à la consolidation du pouvoir
des spécialistes au sein du Goveming Committee de la NYSE. Nous avons vu que
trois événements historiques participèrent à une telle consolidation, à commencer par
la crise de 1929. En effet, dans sa volonté d'encadrer les pratiques spéculatives qui
avaient conduit à la constitution et à 1' éclatement de la plus grande bulle spéculative
de l'histoire des États-Unis, Roosevelt mit en place plusieurs réglementations, dont
celle qui mena à la création de la SEC. Utilisant à leur avantage le principe
d'autorégulation boursière alors prôné par la Commission, les spécialistes mirent
aussitôt de 1' avant une working rule spécifiant le capital minimum requis pour
accomplir une telle fonction et une autre obligeant les courtiers à transiger avec eux.
Ce faisant, les spécialistes parvinrent donc à consolider leur pouvoir et à exercer un
contrôle total sur les transactions accomplies par les courtiers de la NYSE.
le compte de leurs clients sans passer par la NYSE, les spécialistes perdirent alors une
grande part de leurs opportunités de profit. Pour conserver leur pouvoir, les
spécialistes mirent dès lors en place des working ru/es leur permettant d'investir
encore davantage le Goveming Committee, et, par conséquent, de prendre toujours
plus de décisions en leur faveur, et ce, sans que la SEC n'intervienne d'aucune
manière.
Or, lorsque les investisseurs institutionnels firent leur apparition sur le marché
des actions et qu'ils remirent radicalement en cause les opportunités de profit des
spécialistes, ceux-ci utilisèrent leur position privilégiée et mirent alors en place des
mesures anticoncurrentielles afin de conserver coûte que coûte leur monopole.
Comme nous allons le voir dans le prochain chapitre, c'est la croisade de la SEC
contre les spécialistes de la NYSE qui permit le développement d'une pratique à
1' époque encore très marginale : le HFT.
CHAPITRE V
Scott Patterson,
DarkPools
5.1 Introduction
Dans le chapitre précédent, nous nous sommes intéressés aux différents
évènements historiques ayant conduit à la consolidation du pouvoir des spécialistes
au sein du Governing Committee de la NYSE et à la façon dont cette consolidation
permit à ces derniers d'augmenter leurs opportunités de profits, voire de monopoliser
ces opportunités. Nous avons alors vu que c'est entre autres choses l'abandon de la
chasse aux pratiques anticoncurrentielles par la SEC qui permit à ces derniers
d'acquérir autant de pouvoir.
Or, parce que les spécialistes parvinrent à former un« cartel dans un cartel»,
à savoir un groupe poursuivant ses intérêts propres et possédant la capacité à mettre
en place des working ru/es en sa faveur, leur existence devint progressivement une
source potentielle de conflit au sein de 1' organisation. Si ces conflits demeurèrent
quasi inexistants au moment où les « little guys » constituaient le principal bassin de
spéculateurs, cette situation changea rapidement avec l'arrivée massive des
1___
212
Or, les pratiques adoptées par les courtiers pour contourner les règles mises en
place par les spécialistes entraînèrent rapidement un ensemble de perturbations qui, à
la fin des années 1960, conduisirent à une crise financière d'une ampleur similaire à
celle de 1929. Dans ce contexte, la SEC renaquit de ses cendres et partit en croisade
non pas contre les spécialistes de la NYSE, mais plutôt contre les courtiers.
Cependant, lorsque, à la fin des années 1990, les Electronic Communication
Networks et le HFT firent leur apparition, la SEC, désormais bien active, changea sa
cible et s'attaqua aux pratiques anticoncurrentielles des spécialistes. Avec 1' érosion
de leur monopole, c'est le HFT qui prit de l'ampleur.
5.2 La remise en cause du monopole des spécialistes de la NYSE par l'arrivée des
investisseurs institutionnels sur le marché des actions et 1' adoption de mesures
anticoncurrentielles par le Governing Committee
214
47
Selon St-Onge (2011), les fonds de pension sont dotés d'un «double visage», et ce, parce qu'ils
reposent sur une logique contradictoire. «D'un côté, explique-t-il (p. 1), ils sont effectivement destinés
à procurer aux salariés un revenu complémentaire de retraite et relèvent donc à ce titre de la logique de
la protection sociale. Cependant, puisque ce revenu complémentaire de retraite est assuré par des
rendements financiers reposant sur la capitalisation boursière, les fonds de pension relèvent aussi de la
logique financière. L'expression le ..double visage des fonds de pension" renvoie donc à la coexistence
de ces deux logiques interdépendantes et contradictoires au sein de la même entité ».
215
[U]n [fonds mutuel] est généralement constitué par un promoteur lançant un appel
public à l'épargne. Le flux d'épargne reçu est ensuite converti en capital qui se voit
valorisé par des placements. Contre les versements qui lui sont faits, le fonds émet
des parts. Les épargnants qui participent à un fonds partagent les frais de gestion, les
revenus, les gains et les pertes du fonds en fonction du nombre de parts qu'ils
détiennent [ ... ]. Contrairement à des actions ordinaires, ces parts sont potentiellement
illimitées et achetables au fonds à tout moment. Elles ne représentent pas les
montants versés par les épargnants, mais bien une part du capital formé par tous les
cotisants, part dont la valeur est liée à la valeur boursière actualisée du fonds.
L'épargne ainsi amassée et métamorphosée en capital financier fait l'objet d'une
gestion active et professionnelle et est investie dans un portefeuille de titres variés
[ ... ].Un [fonds mutuel] réalise des profits par les dividendes accompagnant les titres
qu'il détient et par les gains de capitaux réalisés par leur vente sur les marchés
secondaires. Les porteurs de parts de fonds obtiennent, sur une base annuelle,
trimestrielle ou semi-annuelle, une part de ces gains proportionnelle au nombre de
parts qu'ils détiennent dans le fonds. Ils peuvent aussi généralement revendre leurs
parts au fonds, qui leur verse alors le pourcentage du fonds qu'ils détiennent.
48
En 1935, ce taux d'imposition fut néanmoins réduit à 90 %par Roosevelt (Fink, 2008).
216
individuels. Le dernier facteur qui favorisa le développement des fonds mutuels fut la
mise en place du Investment Compagny Act de 1940 en vue d'encadrer les pratiques
des gestionnaires (Fink, 2008 ; Traflet, 2013 ). En fait, cette mesure leur fut très
favorable, puisqu'elle permit aux épargnants encore ébranlés par la crise de 1929 de
regagner confiance en la capacité des gestionnaires à agir dans l'intérêt de leurs
mandants (Traflet, 2013). À la lumière de ce qui vient d'être dit, on comprend que, si
les fonds mutuels émergèrent dès 1924, ce sont néanmoins les facteurs présentés ci-
haut qui permirent à ces derniers de se développer.
Bien que les fonds mutuels connussent un développement important durant les
années 1940, leur présence sur les marchés des actions demeurait toutefois très
limitée. Soumis à la Prudent Man Rule de 1830, à l'origine mise en place en vue
d'encadrer les activités des trust managers, les gestionnaires de fonds institutionnels
n'étaient à cette époque effectivement pas autorisés à intégrer des actions dans les
portfolios des épargnants (Tarflet, 2013; Welles, 1975; Fink, 2008). Comme le
souligne Traflet (2013, p. 81), «the philosophy was that institutions had a profound
responsibility to be careful in their investing choices because preserving capital was
critically important when dealing with Hother people's money ». Les actions étant
alors considérées comme une catégorie d'actifs financiers risqués, elles étaient alors
délaissées par les gestionnaires de fonds au profit des obligations d'État. Dans le
passage suivant, Tarflet (2013, p. 81) nous donne quelques statistiques sur le
pourcentage d'actions détenu par chaque catégorie de fonds :
Life insurance companies and mutual saving banks held a mere 1.3% and less than
1% respectively, of their assets in common stock. Private pension funds, too,
historically had purchased little stock; at the end of World War II, pension funds held
less than $300 million of either common stock or preferred stock, which translated to
a mere on-tenth of their total assets and only on-fifth of 1% of ali corporate stock
outstanding.
effets négatifs de l'inflation sur les épargnants (Welles, 1975; Tarflet, 2013). En effet,
dans un contexte où les obligations d'État devenaient de moins en moins rentables, la
plupart des gestionnaires de fonds abandonnèrent rapidement les titres de dette
publique au profit de titres de propriété, alors jugés beaucoup plus avantageux
(Welles, 1975).
La deuxième raison qui conduisit les fonds mutuels à avoir de plus en plus
recours aux actions fut 1' amendement du Prudent Man Rule. En effet, pour que ces
investisseurs puissent réellement se tourner vers ce type d'actifs financiers, la loi de
1830 devait nécessairement être modifiée. Ainsi, en 1949, l'État de New York fut le
premier à autoriser les gestionnaires de fonds à investir 1' épargne massifiée de leurs
clients dans des actions (Tarflet, 2013). À partir de cette date, il leur fut permis
d'investir 35 % des fonds gérés en titres de propriété. En 1951, ce fut au tour des
compagnies d'assurances new-yorkaises de demander à ce que la législation soit
modifiée afin de leur permettre d'investir au moins 2 % de leurs actifs en actions.
Devant le succès financier des investisseurs institutionnels de New York, les autres
États emboîtèrent rapidement le pas et permirent eux aussi à cette catégorie d'acteurs
d'investir le marché des actions.
Or, publiant son article en 1952, dans un contexte inflationniste, Markowitz insista
alors sur le fait que c'étaient les actions, et non les obligations, qui représentaient le
meilleur type d'investissement à long terme, et que, pour cette raison, c'était ce type
d'actifs financiers qui, sous forme diversifiée, devait constituer le portefeuille. Ce fut
donc vers ce genre de titres de propriété que choisirent de se toumer les investisseurs
institutionnels, convaincus du bien-fondé de cette théorie.
Le dernier élément ayant favorisé 1' arrivée des investisseurs institutionnels sur
le marché des actions fut la campagne de démarchage mise en place par la NYSE afin
d'augmenter son commercial goodwill et de les attirer. Selon Tarflet (2013, p. 81),
Cultivating more institutional equity investing was another way for the NYSE to
enhance profitability for member brokerage firms. Institutional investing also could
help the NYSE achieve broader shareownership, by providing the public with
another, albeit less direct, route into the stock market.
Voyant donc les investisseurs institutionnels comme une source non négligeable de
profit, le Club en vint donc à courtiser ces derniers afin de les convaincre d'investir
1' épargne de leurs déposants dans les titres cotés à la NYSE.
Pour toutes ces raisons, les investisseurs institutionnels firent donc leur
apparition sur le marché des actions, et plus particulièrement, sur le marché des titres
«blue chips». En effet, les actions des grandes corporations, telles que General
Motors, AT&T et Standard Oil of New Jersey, devinrent particulièrement populaires
auprès de ces investisseurs, et ce, pour une raison fort simple : les titres dans lesquels
ils investissaient 1' argent des épargnants se rapportaient à des entreprises solidement
établies et généraient des dividendes stables, indépendamment du contexte politique
et économique (Welles, 1975; Traflet, 2013). En se tournant vers ce type d'actifs
financiers, les investisseurs institutionnels parvinrent ainsi à générer un profit plus
large que celui que leur rapportait leur investissement dans les obligations d'État, tout
en conservant un comportement relativement prudent.
219
Or, en dépit de leur attitude prudentielle et malgré le fait que leurs transactions
ne représentaient alors qu'un faible pourcentage du volume total des échanges
accomplis à la NYSE, les investisseurs institutionnels perturbèrent néanmoins
grandement 1' organisation, et ce, pour une raison qui renvoie à leur nature
particulière: plutôt que d'accomplir des transactions sur des lots de 100 titres ou
moins, comme c'était le cas avec les investisseurs individuels, les investisseurs
institutionnels effectuaient quant à eux des blocs de transactions de plus de 10 000
titres en raison de 1' épargne massifiée dont ils disposaient. Comme la NYSE avait été
créée dans le but de transiger avec des investisseurs individuels, c'est précisément à
ce type d'investisseurs que le going concern était adapté, et non aux investisseurs
institutionnels. Ainsi, lorsque ces derniers firent leur apparition sur le marché des
«blue chips» et commencèrent à effectuer des transactions en bloc, la NYSE fut
totalement désemparée (Tarflet,'2013; Welles, 1975; Sobel, 1975).
Welles (1975, p. 29), « to broker, large blocks were unconscionably profitable ». Pour
preuve, poursuit l'auteur,
The average brokerage ho use tended to break even on a 100-share trade. On a
200-share trade, it made 17.4 percent profit. On a 1,000-share trade, the margin rose
to 42.2 percent and for a 10, 000-share trade it was 58.2 percent. In other words,
about half the commission on many institutional trades was pure profit.
Pour les courtiers du club, cette situation était loin de représenter une menace.
En effet, chaque fois qu'ils en avaient l'occasion, ils abandonnaient le parquet et se
rendaient eux-mêmes sur le tiers marché pour y effectuer au rabais des transactions
pour le compte de leurs clients institutionnels. Pour les spécialistes, la situation était
tout autre: le tiers marché devait à tout prix être mis en échec, puisqu'en plus de
vider le parquet de la NYSE et de leur infliger ainsi des pertes de profits, le tiers
marché menaçait l'existence même de leur monopole (Welles, 1975; Sobel, 1975,
1977). En vue de contrecarrer le tiers marché et de conserver leur monopole sur les
transactions financières accomplies sur les titres cotés à la NYSE, les spécialistes
utilisèrent alors leur position privilégiée sur le Governing Committee pour mettre en
place des working rules anticoncurrentielles. La première working rule adoptée par
les spécialistes pour faire obstacle au tiers marché et retrouver leur monopole fut
dirigée contre les grandes banques new-yorkaises comptant parmi leurs clients les
firmes de courtage (membres et non membres) œuvrant sur les marchés émergents
(Welles, 1975; SEC, 1966). Pour bien comprendre cette mesure, rappelons que les
firmes de courtage représentent une clientèle très importante pour les banques. En
effet, afin de financer 1' achat sur marge de leurs clients, ces firmes empruntent
régulièrement des millions de dollars aux institutions bancaires. Selon une étude
effectuée par la SEC en 1966 intitulée « Rules, Regulations and Practices of
National Securities Exchanges Relating to Off-Board Transactions by Member Firms
as Agent and Principal in Securities Admitted to Trading on Such Exchanges », «
there [was] evidence that significant pressure was put on New York banks in the late
1950' to limit their executions to exchange markets ». Plus spécifiquement, il fut
convenu par les gouverneurs de la NYSE que toute banque new-yorkaise ne
supportant pas entièrement et inconditionnellement le marché primaire dans les titres
cotés à la NYSE verrait ses relations avec les firmes de courtage membres réduites à
néant. Pour les banques, cela voulait dire deux choses : que plus aucune firme de
courtage membres du going concern n'allait contracter de prêt auprès de ces banques
et que plus jamais leur département de gestion de fonds ne pourrait avoir recours à
223
ces firmes pour acheter des titres négociés à la NYSE. Au dire des banques visées par
la mesure, poursuit la SEC dans son rapport, « the pressure was effective and the
banks did curtail their off-board executions». Immédiatement après que cette
procédure ait été adoptée, explique Welles à l'aide de cet exemple (1975, p. 55), la
firme non-membre Weeden & Company
« Stopped receiving orders from a number of banks, including the First National City
Bank whose trust departments holds and trades billions in securities. For many years
afterward, First National City declined even to check the third market to see if a
better priee than that on the NYSE could have been obtained for its clients. »
Ces règles eurent un impact négatif sur les courtiers du club ayant pour clients
des investisseurs institutionnels. Pour ne pas perdre leurs privilèges, ces
intermédiaires durent alors user de stratégie et mettre en place de nouvelles pratiques
qui allaient à la fois leur permettre de continuer à transiger avec cette catégorie
particulière d'investisseurs et de demeurer membres du club. Deux nouvelles
224
pratiques stratégiques furent alors instituées: le upstair trading et les soft dollars.
Mis en place par les firmes de courtage spécialisées dans la négociation de blocs
d'ordres en vue d'augmenter leur commercial goodwill, le upstair trading consistait
alors en un mode d'organisation particulier des échanges accomplis pour le compte
d'investisseurs institutionnels (Sobel, 1975, 1977; Welles, 1975). Tout en demeurant
membres de la NYSE, les firmes de courtage parvenaient ainsi à effectuer des
transactions en court-circuitant en partie les spécialistes. En effet, plutôt que de se
rendre sur le parquet du going concern en question et d'effectuer la totalité d'une
transaction en bloc avec un spécialiste, les courtiers se rendaieJ.?.t plutôt dans ce qu'ils
avaient alors coutume d'appeler «the Room » et, au moyen d'appels téléphoniques,
transigeaient alors directement avec les contreparties susceptibles de liquider les
blocs d'ordres de leurs clients, ou du moins, une partie de ces blocs (Welles, 1975).
Dans la mesure où ils figuraient parmi les contreparties contactées par les firmes de
courtage transigeant upstair pour le compte d'investisseurs institutionnels, les
spécialistes ne s'opposèrent jamais formellement à cette pratique.
luxe. En vertu de la compétition entre les courtiers pour attirer les investisseurs
institutionnels, un processus de surenchère indéfinie de soft dollars vit le jour.
Notons que l'utilisation des soft dollars comme mode de compensation non
monétaire conduisit à une utilisation abusive d'une pratique particulière
communément appelée « give-up » (Welles, 1975). A priori mis sur pied afin
d'accommoder les courtiers membres ne pouvant procéder eux-mêmes au règlement-
livraison (clearing) des actifs financiers achetés-vendus pour le compte de leurs
clients, les give-up consistaient alors en une pratique permettant à ces derniers de
transférer (« to give up ») une part de la commission reçue pour la transaction à un
autre courtier, soit à celui ayant accepté de prendre en charge ledit processus de
règlement-livraison. Au moment où les investisseurs institutionnels firent leur entrée
sur le marché des actions et où le système de softs dollars fut créé pour attirer les
gestionnaires de fonds, les give-up furent détournés de leur finalité originale et
utilisés par ces mêmes gestionnaires afin de faciliter le transfert des commissions
dues aux courtiers leur ayant octroyé des privilèges non monétaires. En effet, parce
que le système de soft dollars encouragea les gestionnaires de fonds à avoir recours
aux services de plusieurs firmes de courtages, le paiement de la part de commissions
due à chacune d'entre elles devint très rapidement problématique. Comme l'explique
Welles, (1975, p. 75),
« Any large mutual fund was receiving research from several dozen brokerage
bouses. Its shares were being sold by perhaps hundreds of broker-dealers. Sending
soft dollars to ali of those firms was very difficult since it required giving each an
actual buy or sell order that would generate the precise amount of commission dollars
which the broker-dealer was owed. »
Les soft dollars étaient tellement lucratifs pour les gestionnaires de fonds que
ceux-ci délaissèrent peu à peu le tiers marché, et ce, même si ce dernier leur
permettait d'effectuer les transactions de leurs clients à moindre coût. Dans le passage
suivant, Welles (1975, p. 30) résume bien cette situation:
« Since discounting of commissions was prohibited by NYSE rules, brokers viewed
to attract institutional business by offering many ostensibly free services in retum.
Institutional managers found their commission dollars could be used to huy, in effect,
everything from hot tips to office fumiture to outright kickbacks. The beauty of these
reciprocal "soft dollars", as they came to be called, was that they came out of the
pockets not of the institutional portfolio managers, but of the beneficiaries of the
institution, such as mutual fund shareholders and pensioners. The managers were able
to use, or, more accurately, misappropriate, the as sets of public investors for the ir
own use. The motivation became compelling for managers to trade actively in big
blocks to create more and more soft dollars that would purchase ever larger amounts
of free services. »
Ainsi, poursuit l'auteur, au cours des années 1950 et 1960, «the growth in
small-investor trading was accompanied by an even more rapid growth of
institutional trading, spurred mainly by the performance mania among mutual funds
portfolio managers» (Welles, 1975, p. 146). Sans grande surprise, cette situation
conduisit à une frénésie spéculative similaire à celle des années 1920, soit à ce que les
historiens appellent le Great Bull Market. Or, personne ne remarqua à l'époque que,
parce qu'elle était portée par des investisseurs spéculant avec 1' épargne massifiée de
personnes tierces, cette orgie spéculative était radicalement différente de celle qui
avait mené au krach de 1929. En raison de cette incapacité de la NYSE à reconnaître
la nouveauté radicale du contexte spéculatif de la fin des années 1960 et à s'y adapter,
la frénésie spéculative induite par les working ru/es anticoncurrentielles mises en
place par les spécialistes et le système de soft dollars auquel elles donnèrent lieu
227
conduisirent à une crise financière d'une ampleur similaire à celle de 1929. Dans la
prochaine section, c'est à cette crise que nous allons nous intéresser.
5.3 La crise financière de 1968-1970 et la croisade de la SEC contre les pratiques des
courtiers de la NYSE
5.3.1 Les fondements de la crise
La crise financière de la fin des années 1960 fut le résultat de 1' orgie
spéculative induite par les working ru/es anticoncurrentielles mises en place par le
Goveming Committee de la NYSE en vue de conserver le monopole des spécialistes
sur les transactions financières et de l'inadaptation du going plant de l'organisation et
de celui des firmes de courtage à cette même orgie. En effet, afin de conserver leur
pouvoir économique, les membres de la NYSE avaient systématiquement refusé de
revoir deux importantes working ru/es qui prévalaient encore au sein de
l'organisation. La première de ces règles était celle concernant l'utilisation de papier
comme support officiel de 1' information liée à chaque transaction. En fait, la façon
dont les transactions étaient accomplies à la NYSE n'avait jamais changé depuis que
le téléphone y avait fait son apparition, soit depuis la fin des années 1870. Comme
l'indiqua la SEC dans son rapport intitulé Special Study (cité dans Welles, 1975,
p. 135), «in spite of its importance, the floor of the NYSE has been untouched by
most technological developments of the twentieth century ». Dans le passage suivant,
Welles (1975, p. 135) nous explique le mode d'organisation des échanges qui
prévalait encore à la NYSE durant les années 1960 :
228
«[A] customer gives an order to his broker to huy 100 shares of General Electric at a
certain priee. The broker re lay it by telephone or teletype to one of the firm' s clerks
located at the edge of the trading floor. The clerk, who is not permitted beyond the
booth, writes the order- BUY 100 GE - on a form and hands it to a floor broker who
works for the firm. The floor broker walks to the particular post, one of twelve
horseshoe-shaped counters on the floor, where GE is traded and inquired about the
current priee. Depending on the customer's instructions and the market priee, the
broker may announce a bid and execute the order with a matching 100-share sell
order for GE from another broker in the crowd of members at the post or he may sell
the stock to a specialist in GE. [T]he actual execution is oral. ~~sold!" the seller or his
representative will yell in response to the bid. No contract is signed. The two parties
sim ply jot down priee and the number of shares on a slip of paper which is given to
their telephone clerks to relay back to the two parties' representative offices
customers. An exchange reporter records the same information and has it relayed to a
clerk who keys it into the apparatus that print the transaction on the ticker tape. »
néanmoins démontré qu'en dépit de la working rule établie par la NYSE qui les
obligeait à demeurer en place, les spécialistes avaient tendance à fuir lorsque le
marché était perturbé et que, ce faisant, ils participaient davantage à la déstabilisation
de ce dernier qu'à sa régularisation. Dans un document intitulé Institutional Investor
Study, la SEC alla même plus loin dans sa critique du système de spécialistes : non
seulement elle affirma que ceux qui fuyaient le marché en temps de perturbation
empochaient plus de profit que ceux qui demeuraient en place et risquaient leur
capital, mais elle avança également que 1' allocation des titres entre les spécialistes
n'était en rien liée à leur capacité à« faire le marché», mais à leur désir de renforcer
leur position. En raison de ces deux allégations, la SEC chercha ainsi pendant des
années à collecter des preuves plus substantielles pour monter un dossier contre les
spécialistes et ainsi forcer la NYSE à réformer son système. Or, l'instance de
régulation se buta à une limite très importante : 1' absence d'informations détaillées
quant à la nature exacte de la participation des spécialistes dans le processus de
transactions. Selon Welles (1975, p. 138), cette absence d'information était justement
due à la façon dont étaient accomplies les transactions à la NYSE :
« [T]his unavailability stem[ed] from the haphazard and casual way information on
transactions [was] recorded on the Exchange floor. The only data recorded at the time
of execution [were] the name of the stock, the number of shares, and the priee. No
continuous record [was] made of who sold to whom, which brokers or specialists
participated in the trade, or whether the floor members involved represented
customers or other brokers or traded for their own accounts. Floor members
representing the two parties to a trade [did] not formally certify the ir agreement on
the trade when it [took] place. Each merely [wrote] down the details as he
[understood] them. Later dis agreements [were] common. To effect reconciliations,
said one NYSE official, the brokers ~~ fight[ed, yell[ed], scream[ed], and flip[ed]
coins. »
« It would also [have] permit [ted] quick and easy computer analysis of specialist
performance. It would [have] definitive! y resolv[ ed] the long-disputed question of
whether the billions of dollars levied on investors to subsidize the specialist system
have served any purpose other than the accumulation of private wealth by the
specialists »(Welles, 1975, p. 138).
Notons par ailleurs que les spécialistes ne furent pas les seuls à s'opposer à
l'introduction de technologies qui auraient permis l'informatisation des échanges: les
courtiers de la NYSE s'y opposèrent également. Pour bien comprendre la nature de
leur objection, il importe de s'intéresser à une catégorie particulière de document, soit
le certificat d'actions. Le certificat d'actions est le document légal qui certifie le
nombre d'actions détenu par un investisseur dans une corporation donnée. Ce faisant,
il est donc un instrument négociable. Ainsi, si un investisseur A vend ses actions à un
investisseur B, ce n'est pas les titres de propriété en eux-mêmes qui changent de
main, mais bien le certificat d'actions. Une fois le transfert effectué, la corporation est
avertie du changement et peut ainsi effectuer le paiement des dividendes dus à la
nouvelle personne possédant dorénavant le certificat. Le certificat d'actions fut
pendant très longtemps l'instrument par lequel les courtiers parvenaient à transférer
légalement la propriété de lot de titres d'une personne à une autre. Si, au tournant des
années 1960, l'informatisation du processus de négociation aurait permis
1' élimination des certificats d'action, les courtiers de la NYSE refusèrent néanmoins
d'aller de 1' avant pour conserver leurs avantages. En effet, pour eux, un tel processus
leur aurait retiré deux sources importantes de profits (Welles, 1975). D'abord,
l'élimination des certificats d'actions induits par l'informatisation aurait très
certainement incité certains clients des courtiers du club à transiger avec des courtiers
non membres. En effet, n'ayant plus à entreposer auprès d'eux leurs certificats, et
n'étant donc plus liés à eux par aucun document, les investisseurs auraient été plus
facilement tentés de faire affaire avec un courtier non membre, chargeant des frais de
commission beaucoup moins élevés. L'informatisation des transactions pouvant donc
faire fuir leurs clients et ainsi conduire à des pertes de profits sous forme de
231
commissions, les courtiers de la NYSE s'y opposèrent. Ensuite, et plus grave encore,
comme les certificats d'actions achetées sur marge pouvaient être utilisés par les
courtiers comme collatéral pour obtenir les prêts bancaires nécessaires afin d'eux-
mêmes octroyer à leurs clients les fonds dont ils avaient besoin pour acheter sur
marge, les courtiers s'opposèrent farouchement à l'informatisation, car, en éradiquant
ce type de document, un tel processus aurait complètement éliminé les profits
pouvant être soutiré par 1' octroi de tels prêts.
Si, durant les années sombres de la NYSE, ce système ne représentait que très
peu de risques et de coûts, à la fin des années 1960, au moment où le volume
d'échanges atteignait un niveau sans précédent, cet élément caractéristique du going
plant de 1' organisation devint tout aussi désuet que dangereux. En raison de cet
empire de papier, on assista à plusieurs erreurs et disparitions de certificats à cette
époque. Cet événement surnommé le Paperwork Crunch par les historiens conduisit à
d'énormes pertes financières.
232
Même si, dans le cadre de cette structure de propriété, les fonds pouvaient
affluer sans procéder à l'émission d'actions, cette affluence n'était jamais garantie,
puisque les partenaires pouvaient à tout moment retirer les capitaux qu'ils avaient
investis dans la firme. En ce sens, c'est 1' impermanence qui caractérisait alors la
structure de propriété des firmes de courtages (Welles, 1975; Benn, 2000). Or, en
dépit de leur structure de propriété limitant leur capacité de financement, plusieurs
firmes membres de la NYSE devinrent des organisations géantes possédant des
succursales à travers tout le pays. En effet, explique Welles (1975, p. 146),
233
« [M]any of the firms with small offices on Broad Street evolved rapidly into a kind
of organization never seen before on Wall Street - large nationwide retail houses
with dozens, even hundreds of branch offices, thousands of salesmen, and complex
administrative and operational structure. »
Pour preuve, poursuit 1' auteur, de 1964 à 1968, plus de 1000 nouvelles succursales
firent leur apparition à travers le pays. Au cours de cette même période, le nombre de
courtiers embauchés par les firmes de courtage membres de la NYSE augmenta pour
sa part de près de 50 pour cent.
Or, du point de vue de son going plant, la firme géante est radicalement
différente de la firme de petite taille, et ce, sur plusieurs points. D'abord, puisque la
croissance de la firme dépend d'un vaste investissement en capital dont la valeur
repose sur la pérennité à long terme de 1' entreprise, la firme géante doit posséder un
horizon décisionnel beaucoup plus éloigné dans le temps que la petite firme (Baran et
Sweezy, 1966; Matthews, 1994; Welles, 1975). Ensuite, parce ses opérations sont
toujours plus complexes, la firme géante exige une rationalisation de ses coûts, et
donc, la mise en place d'une comptabilité d'entreprise (Johnson et Kaplan, 1987;
Welles, 1975). En raison de cette même complexité opérationnelle, la firme géante
doit également s'engager dans un processus de spécialisation toujours plus poussé de
sa classe dirigeante (Castel, 1999). Finalement, la firme géante exige des calculs d,
1996ues. En effet, en raison de son horizon temporel éloigné, elle ne doit s'engager
dans de nouvelles activités qu'après avoir fait des études et des enquêtes minutieuses
lui permettant de minimiser les risques futurs (Baran et Sweezy, 1966).
Or, durant l'euphorie spéculative des années 1950 et 1960, au moment où, en
raison des frais fixes de commission, les profits empochés par les firmes de courtage
étaient non seulement élevés, ma1s semblaient également être générés
automatiquement, sans qu'aucun effort de rationalisation ne soit nécessaire,
l'importance des prévisions à long terme et des calculs des coûts de production ne fut
234
Ensuite, parce que les courtiers étaient ceux qui permettaient à la firme de
générer des profits, la majorité des fonds destinés à améliorer sa croissance fut
octroyée à ces derniers en vue de leur permettre d'attirer toujours plus de clientèle.
Comme l'indique Welles (1975, p.147), durant les années 1960, «the producer
became the Street' s front line. Other existed solely to nourish and assist him, to
provide him with hot stocks to push and process the trade he generated ».Ce faisant,
235
c'est le back-office que 1' on négligea alors, soit le département chargé de la gestion de
1' empire de papier généré par la firme.
management. En effet, alors que les actifs financiers sur la base desquels les banques
avaient octroyé des fonds aux firmes de courtage membres du Club perdaient de leur
valeur, ces mêmes institutions bancaires se mirent à demander aux firmes
d'augmenter la taille de leur collatéral, sous peine d'être liquidées. Devant cette
situation inquiétante, plusieurs partenaires qui avaient investi une part de leur fortune
personnelle dans leur firme respective décidèrent de retirer leur investissement avant
qu'il ne soit trop tard. Les firmes étant dans une situation financière critique, il devint
tout simplement impossible pour elles de trouver de nouveaux créanciers prêts à leur
octroyer les fonds nécessaires pour se maintenir flot. Dans la mesure où le volume
d'échange chuta lui aussi drastiquement, il devint dès lors impossible pour les firmes
d'utiliser leur profit pour assurer leurs activités, puisque les commissions générées
s'asséchèrent elles aussi rapidement. Ainsi, à la fin des années 1960, lorsque
1' euphorie spéculative laissa place au pessimisme, le capital des firmes de courtage
membres de la NYSE s'évapora (Welles, 1975). Au total, c'est 57 firmes membres de
la NYSE qui disparurent alors (Schaefer et Warner, 1977; Benn, 2000). Si plusieurs
d'entre elles s'écroulèrent définitivement sous le poids de leurs dettes, d'autres furent
plutôt englouties par des firmes en meilleure posture financière. Bien que seulement
57 firmes aient disparu à ce moment, c'est néanmoins plus de la moitié des 572
firmes membres de la NYSE qui étaient alors menacées de faillite (Benn, 2000)49 •
Or, au cours de cette période, ce ne fut pas seulement les firmes de courtage
qui souffrirent de la crise : les clients de ces dernières en payèrent également le prix.
Pourquoi? La raison est fort simple: lorsque les marchés financiers chutèrent au
début de 1969 et que les banques exigèrent des firmes qu'elles augmentent la taille de
leur collatéral, plusieurs d'entre elles se mirent à exploiter une source particulière
d'actifs financiers qui leur était librement accessible, soit ceux de leurs clients. De
façon plus spécifique, ce fut essentiellement aux balances de crédit que les courtiers
49
C'est à ce moment que la NYSE permit aux firmes de courtages membres de s'incorporer (Welles,
1975; Benn, 2000)
237
eurent alors recours (Welles, 1975; Sobel, 1975, 1977). Une balance de crédit est une
somme d'argent disponible dans le compte sur marge d'un client d'un courtier. Cette
balance correspond généralement au montant restant dans le compte après que la
somme minimale requise pour acheter des titres sur marge ait été payée par ledit
client. Au début de 1969, au moment où le marché haussier laissa place à un marché
en chute libre, les courtiers de la NYSE détenaient près de 6.6 milliards de dollars en
balance de crédit (Welles, 1975). À cette même époque, aucune working rule privée
ou étatique ne les empêchait d'utiliser ces soldes à leur guise. Ainsi, lorsque les
firmes eurent à répondre à des appels de marge et à des retraits de capitaux de la part
de certains de leurs partenaires, c'est essentiellement vers les balances de crédit de
leurs clients qu'elles se tournèrent alors massivement pour se maintenir en vie. En
juin 1969, alors que plus de 5.8 milliards de dollars en balances de crédit avaient été
utilisés par les firmes membres de la NYSE pour se maintenir à flot, la valeur totale
de leurs propres actifs ne s'éleva pour sa part qu'à 3.8 milliards de dollars (Welles,
1975). Durant la crise, les clients des firmes de courtage contribuèrent donc
davantage au maintien des activités de ces dernières. Commentant les évènements de
1969-1970, 1' ancien avocat de la SEC, Hurd Baruch, en vint même à déclarer : « in a
very real sense, Wall Street [ran] on Main Street mo ney » ( 1971, p. 31 ).
Par ailleurs, les balances de crédit de leurs clients ne furent pas les seuls actifs
vers lesquels les courtiers se tournèrent pour survivre à la crise: ils utilisèrent
également les certificats d'actions entièrement libérées des petits investisseurs ayant
eu recours à leurs services, soit ces documents particuliers dont la NYSE refusa de se
départir (Welles, 1975). Or, l'usage de tels actifs allait alors à l'encontre de ce que
prévoyait la loi. En effet, s'il était légalement possible pour les courtiers d'utiliser les
certificats d'actions achetées sur marges en guise de collatéral pour obtenir eux-
mêmes un prêt bancaire, il leur était par ailleurs formellement interdit d'utiliser les
certificats d'actions entièrement libérés, à savoir les certificats se rapportant à des
actions payées en totalité. En dépit de la réglementation qui leur interdisait d'avoir
238
recours à ces documents lorsque ceux-ci se rapportaient à des titres payés en totalité,
en 1969, au moment où les marchés financiers connurent leur première chute
importante en plus de vingt ans, les courtiers utilisèrent néanmoins cette catégorie
.particulière de certificat d'actions pour obtenir des prêts bancaires. Comme leurs
clients institutionnels étaient légalement autorisés à ne payer leurs titres que sur
livraison, les courtiers utilisèrent également les certificats d'actions entièrement
libérées des petits investisseurs en vue d'accomplir rapidement de telles livraisons et
d'obtenir ainsi de leurs clients institutionnels des paiements leur permettant de se
maintenir à flot. En échange d'un dépôt en espèces, plusieurs courtiers prêtèrent
également ce type de certificats à d'autres courtiers voulant les utiliser pour effectuer
eux-mêmes une livraison à un client institutionnel. Dans le contexte du Paperwork
Crunch, l'ensemble de ces détournements fut néanmoins attribué à l'incompétence du
back-ojjice, à des erreurs de classement, ou à des disparitions fortuites. Au final, c'est
1' équivalent de près de 4.1 milliard de dollars qui disparurent sous forme de
certificats. Ainsi, si plusieurs firmes de courtage parvinrent à échapper à la faillite en
s'appropriant les certificats d'action de leurs clients, les litlle guys à qui ces
documents appartenaient perdirent quant à eux tous leurs avoirs. Pour pallier la
situation et éviter qu'un scénario similaire ne se reproduise, la SEC intervint aussitôt
en mettant en place un ensemble de working rules visant à briser le pouvoir
économique de la NYSE et de ses membres.
5.3 .2 La réponse de la SEC : 1' abolition des avantages compétitifs des courtiers de la
NYSE
Afin de remédier à la crise, la SEC institua un ensemble de nouvelles working
rules qui conduisirent à une transformation radicale de la NYSE. En fait, c'est dans
une véritable croisade contre le pouvoir économique de 1' organisation que la SEC
s'engagea au sortir de la crise de 1968-1970. En effet, pour cette instance de
régulation, si 1' absence de règle protégeant les petits investisseurs participa très
239
certainement à la crise financière 5°, le fond du problème était sans aucun doute les
pratiques anticoncurrentielles adoptées par les courtiers afin de conserver leurs
avantages concurrentiels. À cette époque, la SEC ne se questionna jamais sur le
monopole des spécialistes de la NYSE sur les transactions accomplies par les
courtiers sur les blue chips et sur les mesures abusives mises en place pour le
conserver. Ainsi, en 1968, pour briser la seule mainmise des courtiers NYSE sur les
transactions des titres financiers, la SEC entreprit donc dans un premier temps
d'abolir les give-ups (Welles, 1975). Bien que le système de soft dollars ait été
questionné par la SEC dès 1963, soit au moment où elle publia son étude intitulée
Special Study of the Securities Markets, ce n'est que quelques années plus tard qu'elle
commença sérieusement à s'inquiéter du caractère abusif d'un tel système. Dans un
rapport sur les fonds mutuels déposé en 1966, elle recommanda même que ces
services de réciprocité soient bannis (Welles, 1975; Sobel, 1975). Bien évidemment,
la NYSE s'opposa à cette recommandation. Selon 1' organisation, « give-ups [were] a
most effective and economical means of enabling substantial investors to meet their
obligations [ ... ] to many brokers [and a] highly flexible means of compensating
various brokerage firms for different constructive services » (NYSE, citée dans
Welles, 1975, p. 78). Or, en 1968, au moment de la crise, la SEC revint à la charge
sur la question des soft dollars et, plus particulièrement, sur celle des give-ups. Ainsi,
le 1er avril de la même année, après avoir étudié la question de près, la SEC abolit
définitivement un tel système51 •
50
Afin de protéger les petits investisseurs, la SEC mit en place le Securities Investor Protection Act en
1970. Par cet amendement du Securities and Exchange Act de 1934, la SEC participa à la création
Securities Investor Protection Corporation (SIPC), laquelle, de nature non gouvernementale, visa dès
lors à sécuriser les comptes des clients des firmes de courtages faisant face à une possible faillite.
51
Cette abolition n'eut toutefois pas l'effet escompté: plutôt que de briser le monopole de la NYSE,
elle renforça encore davantage la position dominante du going concern. En effet, dans la mesure où
cette forme de réciprocité avait comme principal objectif de transférer une certaine portion du profit
empoché par les courtiers de la NYSE sous forme de commission à des courtiers non membres, son
interdiction coupa ces derniers d'une source importante de revenu et, ce faisant, mena la plupart
d'entre eux à leur perte. Cette situation renforça dès lors la position du club. Comme le souligne
Welles (1975, p. 79), « [when these nonmembers perished], NYSE members were in turn able to retain
a larger number of share of the commission they received ». Constatant que l'abolition des give-ups
240
Or, la SEC ne s'en tint pas à cette seule mesure. Bien au contraire:
poursuivant sa croisade contre les courtiers de la NYSE, elle décida d'abolir les frais
jouait alors en leur faveur, les membres du club, plus particulièrement les spécialistes, anticipèrent dès
lors la chute définitive des bourses régionales qui, avec l'arrivée des investisseurs institutionnels,
avaient vu leur volume d'échange augmenter au détriment de celui de la NYSE. Or, cette situation
anticipée par les membres de la NYSE ne se réalisa jamais, et ce, pour une raison bien particulière : en
vue d'inciter les investisseurs institutionnels à continuer d'échanger sur leur parquet malgré l'abolition
des give-ups, les bourses régionales permirent aux investisseurs institutionnels de devenir membres
(Welles, 1975; Markham, 2002). Par cette mesure, elles permettaient en fait à cette catégorie
particulière d'investisseurs de recapturer (recapturing) les frais de commission déboursés pour acheter
les titres des déposants. Bien évidemment, la NYSE s'opposa à ce que les investisseurs institutionnels
puissent devenir membres des bourses régionales. Pour justifier son opposition, elle argumenta qu'en
permettant à cette catégorie particulière d'investisseurs de recapturer leurs propres frais de
commission, les bourses régionales participaient à la fragmentation du marché et, ce faisant, allaient à
l'encontre de l'intérêt commun (Welles, 1975). En dépit de cet argument, la SEC ne s'objecta jamais à
ce que les investisseurs institutionnels puissent devenir membres des bourses régionales. Constatant à
quel point la recapture de leurs propres frais de commission leur était avantageuse, les investisseurs
institutionnels firent bientôt la demande auprès de la NYSE pour devenir membres du club (Welles,
1975; Markham, 2002). Bien évidemment, celle-ci refusa. Or, en 1974, la SEC obligea la NYSE
d'accepter les candidatures de cette catégorie particulière d'investisseurs (Markham, 2002). La raison
évoquée par la commission pour justifier une telle décision était alors fort simple : les plus grandes
firmes de courtage membres de la NYSE étaient elles-mêmes devenues de grands gestionnaires de
fonds. En ce sens, explique Welles (1975), il était très difficile, par exemple, d'établir une distinction
nette entre le modus operendi d'un gestionnaire de fonds et celui de Lehman Brothers, l'une des plus
importantes firmes alors membres de la NYSE. En effet, Lehman Brothers s'adonnait elle aussi à la
gestion de fonds de pension et de fonds mutuels via l'une de ses filiales spécialement mises sur pied à
cet effet. Lehman Brothers possédait néanmoins deux avantages considérables par rapport à un
gestionnaire de fonds non membre. D'abord, en tant que membre de la NYSE, elle était en mesure de
recapturer l'ensemble des frais de commission déboursés pour acheter et vendre des titres pour le
compte des fonds sous sa gestion. Ce premier avantage lui en octroyait conséquemment un second :
pouvant ainsi recapturer les frais de commission payés par les fonds administrés par sa filiale de
gestion, Lehman Brother était dès lors en position d'offrir aux fonds de pension et aux fonds mutuels à
la recherche d'un gestionnaire professionnel un rabais sur les frais de gestion devant être déboursés.
Grâce à cette offre, la firme parvenait ainsi à usurper aux gestionnaires de fonds non membres une
grande part des clients institutionnels. Notons que Lehman Brother était l'une des plus grandes
banques d'investissement du pays. Ce faisant, non seulement elle empochait d'énormes profits en
émettant et en vendant les titres de grandes corporations, mais elle pouvait également acheter ces titres
pour son propre compte et ainsi prendre part aux décisions des entreprises dans lesquelles elle avait
d'importantes positions. Grâce à ses activités de souscription, Lehman Brothers possédait donc un
troisième avantage par rapport autres investisseurs institutionnels non membres : la firme pouvait
écouler rapidement ses titres en les vendant aux fonds qu'elle gérait. En dépit de leur similarité avec
les investisseurs institutionnels, les firmes membres du club continuèrent néanmoins à s'opposer à
l'adhésion de ces derniers : «Look, we were here first, répondit l'un des courtiers de la NYSE
interrogé par Welles dans le cadre de son étude, and it' s just tought shit if the institutions don 't like it »
(cité dans Welles, 1975, p. 110). C'est donc devant l'arrogance et l'attitude anticoncurrentielle du Club
à l'égard des investisseurs institutionnels non membres que la SEC obligea la NYSE à accueillir ces
derniers en 1974. Constatant les abus auxquels cela pouvait mener, la SEC leur retira par ailleurs ce
droit quelques années plus tard (Markham, 2002).
241
De ces deux mesures, c'est 1' abolition des frais de commission qui eut le plus
grand impact sur les opportunités de profit des courtiers de la NYSE. En effet,
pendant les premières années qui suivirent le May Day de 1975, les frais de
commission devant être déboursés par les clients institutionnels baissèrent
considérablement {Traflet et Gruver, 2015; Matthews, 1994; Benn, 2000). Ce faisant,
ce sont les profits empochés par les firmes qui, dans la foulée, s'érodèrent. À
1' évidence, cette chute drastique des profits générés sous forme de commission se
traduisit par une chute du prix du siège à la NYSE (Schaefer et Warner, 1977;
Matthews, 1994). Pour preuve, si, en 1968, juste avant que la crise financière
n'éclate, les courtiers devaient débourser jusqu'à 515 000 $ pour joindre le Club, en
1975, ils ne devaie~t défrayer que 55 000 $.En 1977, ces frais atteignirent le plus bas
niveau depuis la Seconde Guerre mondiale, soit 35 000 $. Ne pouvant donc plus
compter sur ces commissions pour empocher des profits, les firmes durent alors
innover et se tourner vers de nouvelles activités pour continuer à générer des revenus
et ainsi assurer leur expansion.
52
Notons que les firmes se tournèrent également vers d'autres activités, dont le financement de
fusions-acquisitions par l'entremise dejunk bonds, l'émission et la vente de titres adossés à des crédits
immobiliers (titrisation) et le placement privé. Pour une explication exhaustive de la diversification des
firmes de courtage et de leur transformation en ce que Matthews appelle « les firmes de valeurs
mobilières géantes verticalement intégrées », voir Matthews, 1994.
243
Or, au début des années 1970, ce système devint de plus en plus difficile à
maintenir en raison de l'importante différence entre les taux d'inflation des pays
industrialisés. Si, déjà, ces écarts rendaient la convertibilité des devises difficile, le
choc pétrolier de 1973 ne fit qu'amplifier la situation. En réponse à cette situation, les
accords de Bretton Woods, qui assuraient jusqu'alors la stabilité des taux de change
grâce à la parité fixe, furent donc rompus au cours de cette même année. Dès lors,
plutôt que d'être fixées en fonction de la valeur du dollar américain, les devises de
chaque pays devinrent déterminées par 1' offre et la demande sur les marchés des
changes. Autrement dit, dans ce nouveau système monétaire international de changes
flottants, la valeur des devises n'allait plus être régulée politiquement: dorénavant,
cette valeur allait varier ~n fonction des aléas du marché.
244
Cette libéralisation des taux de change et des taux d'intérêt eut un très grand
impact sur les marchés financiers. En effet, elle favorisa l'apparition d'un
environnement extrêmement volatile, et, ce faisant, très risqué. Lorsque les. taux ne
sont plus prédéterminés ni garantis par les autorités politiques, mais qu'ils varient en
fonction de l'offre et de la demande, les risques qu'ils fluctuent soudainement et
qu'ils causent d'importantes pertes de profit augmentent de façon considérable. Afin
de se prémunir contre les risques liés à de telles fluctuations, des contrats à termes et
des options permettant de transformer, pour une période déterminée, des taux
variables en taux fixes virent le jour. Certes, de tels types de titres financiers
existaient bien avant que les taux de change et les taux d'intérêt ne soient
déréglementés. Par ailleurs, ces produits étaient essentiellement négociés sur les
marchés de gré à gré (Matthews, 1994; Sobel, 1977). Seuls les contrats à termes et les
options sur les matières premières étaient négociés sur des bourses spécialisées
(Matthews, 1994; Sobel, 1977). Or, avec la déréglementation des taux et la nécessité
de plus en plus grandissante de se protéger contre les risques liés à la volatilité des
marchés, plusieurs bourses choisirent de réorienter leurs activités et d'offrir de tels
contrats sur taux. Ce fut le cas notamment de 1'AMEX53 et du Chicago Mercantile
Exchange. D'autres bourses spécialisées dans ce type de produits furent également
53
Pour une histoire de l' AMEX et de l'introduction des options, voir Robert Sobel, 2000, AMEX: A
History of the American Stock Exchange, 1921-1971, New York, Beard Books.
245
mises en place. Par exemple, c'est à cette époque que le Chicago Board Options
Exchange fut créé. C'est également dans ce contexte que la Commodity Future
Trading Commission (CFTC), l'instance fédérale états-unienne assurant la régulation
des bourses de produits dérivés, fut établie.
54
Notons qu'à partir de 1985, les contrats à terme, les options et les swaps sur taux d'intérêt firent
également leur apparition sur les bourses réglementées (Matthews, 1994 ; Gorham et Singh, 2009).
246
« Stock returns are uncertain because stock priees and dividends vary over time. This
volatility cornes from two sources: (1) economie events specifie to individual firms
(firm-specific risk) and (2) economie events that affect every firm in the economy
(market risk). Investors can more easily manage the first type of risk than the second.
Firm-specific risk can be managed by holding a diversified portfolio of stocks, but
diversification across stocks cannot reduce market risk. An increase in interest rates,
for example, would cause ali stock priees to fall, and so the change in one firm's
stock priee could not offset the change in another firm's stock priee. Stock index
futures provide a tool for managing market risk. These futures contracts differ from
traditional commodity futures contracts in that there is no claim on an underlying
deliverable asset. Instead, the claim is on the value of the contract, and the settlement
is in cash. Stock index futures are therefore referred to as cash settlement contracts.
Stock index futures also allow investors who hold stock portfolios to hedge market
ris k. If the stock market falls, investors must make a profit from falling futures priees
in order to offset the loss on their portfolio. Since sellers of futures make a profit
when futures priees fall, investors can hedge by selling futures. The value of a
portfolio hedged with financial futures is thus less variable than is an unhedged
portfolio. »
« Suppose that the S&P 500 index is at 280 and that the future on that index is selling
at 283 and expires in three months. Traders buy the stocks in the index and sell index
futures short, usually in packages of at least $10 million. At this point the traders are
hedged, and their profits - the spread between the priees of the future and the basket
of stocks - are locked in. In addition, they are collecting dividends on the stocks they
hold. If the index falls to 270 by expiration, the futures will also fall to 270, 3 points
more than the decline in stock priees. So, the short position in futures will yield a net
retum of 3 points. If the stocks instead climb to 290, the priee of the futures also will
rise to 290, 3 points lower than the increase in the stock index. The long position in
stocks thus yields a net profit of 3 points. There is nothing sacred about expiration
dates. Traders can cash in earlier and earn a higher rate of retum than if they wait.
Whenever the futures get close to the cash priee, traders have an opportunity to sell
their stocks and buy back futures. »
Si, au moment de leur émergence en 1973, les contrats à terme sur indices
donnèrent naissance au program trading, cette forme de stratégie particulière ne
représentait alors qu'une très mince part des activités des firmes de courtages
membres de la NYSE. Or, avec l'abolition des frais de commission fixes en 1975, le
program trading gagna en importance et devint une stratégie très utilisée par les
firmes en vue de faire du profit (Matthews, 1994; Traflet et Gruver, 2015; McGowan,
201 0). Générant énormément de volume sur le parquet de la NYSE, le program
trading devint aussi une source de profit très importante pour les spécialistes
(Matthews, 1994; Traflet et Gruver, 2015). Ainsi, en plus de ne jamais s'en prendre
au monopole des spécialistes, les mesures adoptées par la SEC furent même très
favorables à ses derniers. Or, avec l'arrivée des ECN, la SEC changea sa stratégie et
entreprit enfin de s'attaquer à leur monopole. Comme nous allons le voir, c'est en vue
de retrouver leurs avantages concurrentiels que les spécialistes, encore au centre du
Goveming Commitee de la NYSE, firent du HFT la pratique centrale de
1' organisation.
248
Bien qu'il puisse sembler assez récent, ce type de plateformes fit son
apparition à la fin des années 1960. Développée en vue de répondre aux besoins des
investisseurs institutionnels, la première plateforme électronique à voir le jour avait
alors pour but de permettre à ces derniers d'effectuer des blocs de transactions sur les
titres cotés à la NYSE sans avoir à payer des frais de commission exorbitants aux
courtiers du club. Nommée Instinet, cette première plateforme était en effet très
avantageuse. Pour preuve, explique Welles (1975, p. 60), en 1969, «transaction fees
paid on Instinet [... ] were just 7.1 ~ a share as against 20~ a share for similar trades on
the NYSE. Instinet' s fee on 5000 shares of a $40 stock was $500 versus $1,162 on
the NYSE ». Or, si ce marché automatisé permettait aux clients des gestionnaires de
fonds de faire des économies sur les frais de transaction, il faisait par ailleurs perdre
249
les privilèges personnels que ces mêmes gestionnaires parvenaient à obtenir sous
forme de soft dollars lorsqu'ils transigeaient avec les courtiers de la NYSE. Ainsi, en
dépit de l'efficience d'Instinet, cette plateforme de négociation automatisée ne connut
jamais de succès auprès des investisseurs qu'elle était censée servir (Welles, 1975).
Si 1' existence des soft dollars mit un frein au développement des ECN à la fin
des années 1960, ces plateformes de négociation connurent toutefois un nouveau
souffle au début des années 1990, au moment où une nouvelle stratégie de
négociation appelée le « scalping » fit son apparition sur le NASDAQ. Pour bien
comprendre cette forme de négociation de même que sa nouveauté, il importe de
savoir qu'au tournant des années 1990, deux grandes bourses se répartissaient le
marché des actions états-uniennes: la NYSE et le NASDAQ. Alors que la NYSE
contrôlait la négociation des titres blue chips, à savoir les titres des compagnies
américaines bien établies avec une grande capitalisation, comme IBM ou General
Electric, le NASDAQ contrôlait quant à lui les titres de sociétés ayant une plus faible
capitalisation ou liées à des secteurs émergents de 1' économie, comme Intel, Cisco ou
Apple. En plus de se différencier sur le type de compagnies cotées, les deux bourses
se distinguaient également au niveau de leur going plant, soit au niveau de
1' organisation du processus de négociation. En effet, si, sur la NYSE, les courtiers
désirant acheter ou vendre les titres blue chips d'une compagnie donnée devaient
obligatoirement se rendre sur le parquet de l'organisation et passer par les services du
spécialiste contrôlant les titres en question, sur le NASDAQ, ils devaient plutôt
transiger par téléphone avec un teneur de marché. Or, sur le NASDAQ, il n'y avait
pas qu'un seul teneur de marché par catégorie de titre, comme c'était le cas à la
NYSE. Bien au contraire: pour une même catégorie de titres, plusieurs teneurs de
marché pouvaient être en compétition les uns avec les autres. Ce faisant, le courtier
désirant acheter/vendre des actions d'Apple pouvait dès lors échanger avec celui qui
lui offrait le meilleur prix de vente/achat.
250
Si les courtiers désirant acheter ou vendre des actions cotées sur le NASDAQ
devaient généralement contacter un teneur de marché par téléphone pour le faire, il
existait par ailleurs à cette époque un système informatique spécial qui leur permettait
de transmettre leurs ordres d'achat ou de vente par voie électronique. Nommé« Small
Order Execution System» ou SOES, ce système permit rapidement aux courtiers de
la firme Datek de développer une nouvelle stratégie de négociation appelée le
« scalping » (Patterson, 20 12). Pour en donner une définition simple, le scalping est
une pratique qui s'apparente à la tenue de marché en ce qu'elle consiste à tirer profit
de la fourchette de prix. Or, la différence avec la tenue de marché résidait à l'époque
en ceci : alors que la tenue de marché était une pratique dont tiraient avantage les
teneurs de marchés du NASDAQ et les spécialistes de la NYSE, le scalping était pour
sa part une stratégie qui consistait alors à empocher des profits sur le dos des teneurs
de marchés. De façon plus spécifique, elle consistait à exploiter les écarts de prix
établis par ces intermédiaires sur le SOES. Dans le passage suivant, Patterson (2012,
p. 80) explique bien la technique du scapling qui se développa alors sur système
informatisé :
« Nasdaq stocks typically had a dozen or more market makers competing to huy and
sell. They entered the ir orders by hand through the ir Lev el II Workstations. Sorne
moved faster than others. On SOES, a small fortune could be made in the fleeting
delay between moves [ ... ]. When the market for a stock started to shift- say, offers
to sell Microsoft jumped from $50 to $50 2/4; while the huy offers rose from $49 %
to $50 Y4- sorne marker makers could be caught napping, still offering to sell at $50.
That meant that, for a brief moment, free money was on the table. A market maker
was offering to sell Microsoft for $50 even as another was offering to huy for $50 'l4.
With a few keystrokes, [a broker] could rapidly snap up a thousand shares of
Microsoft for $50 a piece from the slowpoke market maker. Second later, he could
tum around and unload it for $50 'l4. An instant profit of twenty-five cents a share.
For a thousand-share order, that added up to a quick hit of $250. [I]t was in many
ways the same spread-capturing strategy that Nasdaq market maker used. The
difference was that market makers made money from buying and selling to regular
investors. Scalpers [ ... ]made money off the market makers. »
Le Monster key fut un programme inventé par Datek dans le but explicite de tirer
avantage du protocole price-time priority qui prévalait alors sur le SOES. Cette
innovation avait comme principale fonction de calculer automatiquement 1' écart de
prix de 20 % par rapport à la meilleure offre d'achat ou de vente ayant été
préalablement détectée par le Watcher. Armé du Monster Key, nous dit Patterson
(20 12, p. 94), « the Watcher now allowed traders to huy and sell stocks at a velocity
never seen before ».
Grâce à ces deux innovations qui leur permettaient de tirer avantage des écarts
de prix sur le SOES, les scalpers devinrent rapidement l'ennemi numéro un des
teneurs de marchés du NASDAQ. Conséquemment, ces derniers mirent en place un
ensemble de stratégies visant à contrer les « SOES bandits». En vertu de ces
tactiques, il devint difficile pour les scalpers de la firme Datek de continuer à profiter
des écarts de prix sur le SOES. Pour remédier au problème, une solution s'imposa
alors : créer un ECN où la pratique du scalping pourrait être accomplie sans
contrainte. Ainsi, en 1995, une nouvelle plateforme nommée «Island» conçue
exclusivement à 1'usage des « bandits » vit le jour. Dans sa forme la plus simple,
explique Patterson (20 12, p. 118),
« Island was a computer program that simply matched buy and sell orders, bypassing
the market makers. After Island matched the trades, it reported them to Nasdaq. The
name evoked and "island" of orders where investors could retreat, a digital haven safe
from N asdaq [market makers]. »
ce n'était pas seulement les meilleures offres qui étaient accessibles, mais tout le
carnet d'ordre, et ce, rapidement et gratuitement. Ensuite, Island adopta une structure
tarifaire des plus économique. En effet, non seulement il n'y avait aucuns frais
d'adhésion à débourser pour joindre la plateforme, mais les coûts sur chaque
transaction étaient également très avantageux. Ainsi, plutôt que de charger 2.50 $ par
transaction comme c'était le cas sur le NASDAQ, Island ne demandait que
1 $ (Patterson, 2012). Par conséquent, c'était sur le volume de transaction que la
plateforme parvenait à engranger un profit. On comprend tout de suite le but d'une
telle manœuvre: attirer les scalpers, cette nouvelle catégorie de traders qui, tirant
avantage des écarts de prix entre les ordres d'achat et de vente, devaient multiplier le
nombre de transactions pour générer un bénéfice.
suivirent sa création. En effet, Instinet devint le second plus grand marché de titres
cotés sur le NASDAQ. Or, à défaut d'être une plateforme alternative, où des titres
cotés sur les grandes bourses pouvaient être achetés et vendus à moindres coûts,
Instinet devint un dark pool à 1'usage quasi exclusif des teneurs de marché du
NASDAQ. Plus exactement, parce que les ordres d'achat et de vente transmis sur
cette plateforme n'étaient accessibles qu'à ceux qui possédaient un ordinateur
particulier nommé «the Green Machine», et que la plupart des teneurs de marchés
du NASDAQ possédaient l'appareil en question, il n'était pas rare de voir ces
derniers utiliser Instinet à leur avantage, et ce, au détriment de leurs clients. Comme
l'explique Patterson (2012, p. 127) :
« They could buy a stock for a client while offering to sell the same stock over
Instinet at a better priee. The rest of the market, the Instinet side of the offer was
invisible - it was dark. More creative, market makers could sell a stock they actually
wanted to buy on the Nasdaq or the NYSE in order to trick other traders into selling,
pushing down the priee. Meanwhile, they'd snap up big chunks of the stock on the
sly of Instinet. It ali work very ni cely ... for the Wall Street insiders. »
En vue de rendre les ordres d'achat et de vente accessibles à tous et de mettre ainsi un
terme aux pratiques frauduleuses accomplies sur Instinet, la SEC adopta le Order-
Handling Rule en 1996. Obligeant les teneurs de marchés du NASDAQ à afficher les
ordres d'achat et de vente provenant de 1' extérieur, cette réglementation eut une autre
conséquence : tous les ordres d'achat et de vente placés sur un ECN ne trouvant pas
de contrepartie à l'interne allaient dorénavant être affichés sur le NASDAQ, à côté
des offres des teneurs de marchés. Par cette mesure, nous dit Patterson (20 12, p. 128),
« Instinet quotes would no longer be secret ».
Dès lors, ce ne fut pas seulement les ordres placés sur Instinet qui devinrent
visibles sur le NASDAQ, mais également ceux placés sur Island. Dans le passage
suivant, Patterson (2012, p. 127) nous explique la nouveauté apportée par le Order-
Handling Rules pour les « bandits » œuvrant sur cette plateforme:
256
« If a Datek trader put up an offer to buy Intel for $22, and the best marker maker
quote was to buy for $21.90, the Datek quote would appear on Nasdaq's system for
the entire market to see. In the past, the Datek orders not exeeuted on SOES would
go to the market makers, who eould simply ehoose to baek away from them. No one
outside the closed Nasdaq circle eould see the orders, denying investors the
opportunity to purehase Intel at a lower priee or sell at a higher priee. »
Bientôt, une autre plateforme similaire à Island fit son apparition. Nommée
Archipelago, celle-ci se voulait par ailleurs une version améliorée d'Island. En effet,
plutôt que d'être seulement transmis au NASDAQ, les ordres non exécutés à l'interne
allaient être redirigés sur n'importe quelle plateforme offrant une contrepartie- que
celle-ci soit le NASDAQ, Island ou Instinet. Plus exactement, explique Patterson
(20 12, p. 144) en parlant de cette nouvelle plateforme, « the system would be a
conduit, tapping into the volume generated by the entire market. [It] wouldn't be an
"isolated" island ofliquidity, it would be a chain of islands connected electronically-
an archipelago of linked pools ».
Adoptée en vue de mettre fin aux pratiques frauduleuses accomplies par les
teneurs de marché du NASDAQ, cette mesure fut par ailleurs très avantageuse pour
les scalpers qui, dorénavant, n'œuvraient plus seulement sur Island, mais aussi, sur
Archipelago. En effet, il leur était maintenant possible de tirer avantage des écarts de
prix entre les ordres d'achat et de vente sur plusieurs marchés à la fois. Or, parce que
cette stratégie impliquait d'effectuer un grand nombre de transactions pour être
rentable, la structure tarifaire des ECN, bien que très avantageuse par rapport à celle
adoptée par les grandes bourses, agissait tout de même comme un frein à son
développement. En effet, comme nous 1' avons évoqué précédemment, pour chaque
transaction, un dollar devait être déboursé en frais. Dans le but d'augmenter leur
commercial goodwill et, ce faisant, d'attirer cette nouvelle catégorie de traders,
d'augmenter leur volume d'échange et d'empocher toujours plus de profit, ces deux
plateformes transformèrent leur politique en matière de frais de transaction.
Dorénavant, les ECN allaient charger des frais sur les transactions retirant de la
257
liquidité au marché, et payer un bonus pour celles rendant le marché plus liquide. En
termes plus techniques, des frais furent appliqués sur chaque ordre aux marchés, et
des liquidity rebates octroyés à chaque ordre limite. Mieux connue sous le nom de
« maker-taker model », c'est cette structure tarifaire qui conduisit à 1' apparition du
HFT, car avec 1' adoption de ce modèle,
« Trading for many firms became a race to capture the trade, to get in front of the
queue to buy and snap up the rebate, only to pivot in a fraction of a second and sell,
capturing another toll. Speed was paramount, and so was high volume. The more
trades, the more speed, the more rebates (Patterson, 2012, p. 159). »
des investisseurs institutionnels qui s'avéraient les plus nutritifs. Pourquoi? Parce que
leurs ordres étaient nettement supérieurs à ceux des investisseurs individuels, lesquels
ne dépassaient presque jamais 100 titres. Or, à l'époque, les gestionnaires de fonds
n'utilisaient pas encore les ECN pour accomplir les transactions pour le compte de
leurs clients institutionnels, mais avaient encore recours aux services des courtiers de
la NYSE, et ce, pour une raison bien précise: parce qu'ils achetaient des titres avec
les fonds d'épargne de leurs clients, ils avaient encore tendance à adopter des
pratiques prudentielles, et, ce faisant, à préférer les titres blue chips cotés à la NYSE à
ceux circulant sur le NASDAQ ou sur les bourses émergentes (Patterson, 2012).
Devant cette situation, il devint évident pour Island et Archipelago que, pour attirer
les investisseurs institutionnels sur leur plateforme afin de les livrer en pâté aux
négociateurs haute fréquence, il fallait nécessairement que des blue chips y soient
négociés. Or, parce que les spécialistes de la NYSE avaient encore le monopole sur la
circulation de ces titres, il fallait d'abord et avant tout briser ce monopole. Ainsi, en
vue de mettre en échec le monopole des spécialistes sur les titres blues chip, Island,
mais surtout Archipelago, s'engagèrent dans une véritable campagne de lobbying
auprès de la SEC pour la convaincre de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles
qui avaient permis aux spécialistes de maintenir le contrôle exclusif des titres cotés à
la NYSE pendant si longtemps. Comme nous allons le voir à 1' instant, si 1' émergence
des ECN entraîna l'apparition du HFT, c'est sans contredit la mise en échec des
spécialistes qui entraîna le développement de cette pratique, ou encore, sa
« routinisation » sur le NYSE et les autres grandes bourses.
d' Archipelago permirent une telle dissolution. La première d'entre elles fut
l'abolition de la règle 390, laquelle empêchait jusqu'alors les courtiers membres de
l'organisation d'effectuer des transactions sur les titres cotés à la NYSE avant avril
1979 sur le tiers marché - soit ailleurs que sur la NYSE (Gorham et Singh, 2009;
Markham et Harty, 2008). En fait, si elle ne concernait que les titres cotés avant avril
1979, cette règle était néanmoins très lucrative pour les spécialistes. En effet, parce
qu'elle s'appliquait aux actions des corporations américaines établies depuis
longtemps et jouissant d'une excellente réputation, telles IBM, General Electric et
Exxon, cette règle parvenait à retenir près de 30% de tous les titres cotés à la NYSE,
ce qui, pour l'organisation, représentait près de la moitié de son volume d'échange
(Kam, Panchapagesan et Weaver, 2000). Pour les firmes telles Merrill Lynch,
Morgan Stanley et Goldman Sachs, qui, en plus d'effectuer la majorité des
transactions sur les actions de ces entreprises, étaient devenues de très gros joueurs en
matière de trading haute fréquence sur Archipelago - Goldman Sachs étant 1'un des
plus importants utilisateurs d' Archipelago, et probablement l'un des plus influents -,
cette règle était loin d'être avantageuse, et ce, parce qu'elle rendait impossible
l'internalisation des flux d'ordres de leurs clients institutionnels (Kam,
Panchapagesan et Weaver, 2000; Markham et Harty, 2008). Comme l'expliquent
Kam, Panchapagesan et Weaver (2000, p. 3) à propos de cette pratique pouvant
essentiellement être effectuée sur les ECN,
Instead of sending orders to the exchange, members can trade with them in-bouse.
This allows them to capture the spread as weil as lay off proprietary positions
discreetly. Internalization can be highly profitable as firms can choose to trade only
with selected orders (presumably orders with least information) and send the rest to
the NYSE or other market venues.
Or, en étant tenues de transiger à la NYSE, les firmes membres spécialisées dans la
négociation de titres cotés avant 1979 étaient obligées d'avoir recours aux services
d'un spécialiste. Ce faisant, non seulement une part de leurs profits engrangés sous
forme de commission se voyait alors capturée par cet intermédiaire particulier, mais
elles· se trouvaient également dans 1' impossibilité d'exploiter le flux d'ordres par leur
260
département de HFT. Pour ces deux raisons, les firmes telles Merrill Lynch, Goldman
Sachs et Morgan Stanley firent donc pression pour que la règle 390 soit abolie, sous
peine d'entamer des poursuites pour pratiques anticoncurrentielles. Bien que la SEC
n'ait approuvé la décision que le 8 mai 2000, cette working rule fut néanmoins
abrogée par la NYSE en 1999. Dès lors, les spécialistes perdirent une importante
partie de leur volume d'échange, et ce, au profit des ECN et, plus particulièrement,
d' Archipelago (Patterson, 2012).
campagne de lobbying dans laquelle le NASDAQ s'engagea alors. Même si, cotant
en huitième, les spécialistes de la NYSE avaient été épargnés par la SEC, ceux-ci
aussi tentèrent par tous les moyens de convaincre la SEC de ne pas adopter une telle
mesure. Devant l'importante entreprise de lobbying des deux plus grandes bourses
des États-Unis, la SEC abandonna par ailleurs toutes ses tentatives de mise en place
d'un système de cotation en décimale. Cependant, à la fin des années 1990, au
moment où Archipelago s'engagea dans sa campagne de propagande contre les
pratiques de cotation des spécialistes de la NYSE, la SEC se révéla par ailleurs très
favorable à la décimalisation des échanges. Ainsi, en 2001, cette mesure fut
définitivement adoptée. Dès lors, explique Patterson (2012, p. 176) :
Spreads started to narrow dramatically. Traders going head-to-head kept upping the
ante a penny at the time, until at last the spread between a buy and a sell for heavily
traded stock was ... one penny [ ... ]. Such hyper-progressive trading proved extremely
hard for human traders. Computers, however, could easily jungle the load.
Résultat?
Human market makers started to drop out of business in droves. Specialists on the
floor of the New York Stock Exchange began to close shop, their profits eroded so
ferociously that most sim ply began to look for new line of work. Taking their place:
high-frequency traders (Patterson, 2012, p. 177).
Pour les spécialistes de la NYSE, cette mesure allait définitivement les mettre en
faillites : non seulement ils ne pourraient plus conserver leur cotation secrète, mais ils
ne pourraient plus rivaliser avec les négociateurs haute fréquence qui, en vertu de leur
sophistication technologique leur permettant de prendre acte en un instant de
l'ensemble des ordres placés sur le marché, seraient toujours en mesure d'effectuer en
premier les transactions sur les titres cotés à la NYSE.
55
Selon une firme de HFT (citée dans Patterson, 2012), un avantage d'une seconde équivaut à près de
100 millions de profit.·
264
importantes firmes de HFT, Island offrit rapidement à ses clients haute fréquence la
possibilité de louer, en échange de quelques dizaines de milliers de dollars par mois,
une place près des serveurs de la plateforme pour y placer leur ordinateur. Mieux
connue sous le nom de colocation, cette pratique fut rapidement reprise par
Archipelago qui, bientôt, fit construire un bâtiment spécial à cet effet dans 1'État du
New Jersey. En outre, moyennant quelques frais, cette plateforme en vint également à
offrir à ses clients HFT l'opportunité d'effectuer des ordres particuliers, soit des
ordres qui ne seraient jamais transmis au Nasdaq ou à la NYSE, ou encore, des ordres
indétectables. Grâce à ces services, le HFT gagna énormément de terrain aux États-
Unis. Au début de 2005, près de 25% des transactions sur actions étaient accomplies
à haute fréquence (Patterson, 20 12). Bientôt, ce fut les marchés des obligations, des
options, des matières premières et des devises qui furent investis par cette catégorie
particulière de traders (Partterson, 2012; Morin, 2015). Or, avec la mise en échec des
spécialistes de la NYSE par la SEC, le HFT ne fit pas qu'augmenter de manière
quantitative, mais transforma en profondeur le système financier national et
international, et ce, pour une raison bien précise : les spécialistes n'assistèrent pas à
leur déchéance de façon passive, mais contre-attaquèrent.
puissance. Ainsi, en avril 2005, la NYSE se démutualisa56 et fusionna avec son plus
grand rival: Archipelago. Nommée NYSE Arca, la nouvelle bourse qui naquit de la
plus grande transaction financière accomplie jusqu'alors dans le monde 57 devint la
propriété du NYSE Group, soit une société de holding détenue à 70 % par les firmes
de la NYSE et à 30 % par les actionnaires de Archipelago. Dans le cadre de cette
fusion, les détenteurs de sièges au sein de l'organisation obtinrent deux millions de
dollars pour chaque siège détenu (Patterson, 2012). Goldman Sachs, qui possédait
alors 15% des actions d' Archipelago et qui, grâce à sa firme de spécialistes Spear,
Leeds & Kellogg, détenait un bloc entier de sièges à la NYSE, fut l'un des grands
gagnants de cette transaction (Patterson, 2012).
56
Comme la NYSE avait encore la forme légale d'un club, elle dut d'abord adopter un nouveau statut
juridique - celui de société par actions - pour pouvoir fusionner avec Archipelago, déjà enregistrée
sous cette forme. C'est le passage du statut d'organisation à but non lucratif à celui de société par
actions que l'on nomme démutualisation. Pour en donner une définition plus précise,
« demutualization is the process of converting a non-profit, mutually owned organization to a for-
profit, investor-owned corporation. The members of mutually owned exchanges - that is, broker-
dealers with "seats" on the exchange - are also its owners, with ali the voting rights conferred by
ownership. In contrast, a demutualized exchange is a limited liability company owned by its
shareholders. Trading rights and ownership can be separated; shareholders provide capital to the
exchange and receive profits, but they need not conduct trading on the exchange » (Aggarwal, 2002, p.
5).
57
La nouvelle entité fut évaluée à 3.5 milliards de dollars (Patterson, 2012).
266
58
Si, selon les dirigeants de la NYSE, les firmes de HFT augmentent la liquidité en diminuant la
fourchette de prix, cet effet bénéfique se voit toutefois remis en cause lorsque l'on s'intéresse au
nombre de titres achetés et vendus par transaction. Si au cours des années 1990, les spécialistes
accomplissaient des transactions comportant en moyenne 1000 titres, les négociateurs haute fréquence
n'achètent et vendent en moyenne que 100 titres à la fois (Patterson, 2012). Cela veut dire que, pour un
ordre d'achat de 100 000 titres, beaucoup plus de transactions sont maintenant nécessaires et que,
puisqu'à chaque transaction, le prix fluctue, le trader haute fréquence devient en mesure d'empocher
un profit sur un écart qu'il a lui-même artificiellement et volontairement créé.
267
2011; Gomber, Arndt, Lutat et Uhle, 2011 ; Leis, 2012; Golstein, Kumar et Graves,
2014).
réglementation appelée« uptick rule» (Patterson, 2012). Mise en place en 1938, cette
règle interdisait la spéculation sur des actifs à la baisse. En vertu du uptick rule, toute
personne désirant empocher un profit d'un marché baissier devait néanmoins attendre
que le prix du titre convoité ait à nouveau monté avant de s'engager dans une
transaction. Selon Patterson (2012, p. 254): « that helped prevent short sellers from
bear raids in which they piled into a stock and relentlessly drove it down short after
short». Or, pour les négociateurs haute fréquence, et partant, pour les bourses qui
tiraient profit de cette nouvelle forme de négociation, le uptick rule s'avérait par
ailleurs désavantageux. En effet, explique Patterson (20 12, p. 254), « the need to wait
for and uptick in a stock before it could be shorted made it more difficult to jump in
and out of stocks at lightning speeds ». Ainsi, en vue d'abolir cette réglementation et
d'augmenter leurs profits respectifs, les bourses et les firmes de HFT s'engagèrent
ensemble dans une importante entreprise de lobbying auprès de la SEC. Sous
l'influence de ce lobby, la SEC entreprit finalement d'abolir le uptick rule en 2007.
Cette abolition eut par ailleurs des effets dévastateurs sur l'économie états-unienne et,
plus largement, sur 1' économie mondiale, et ce, parce qu'elle participa à la crise des
subprimes en 2008. Selon Kaufman (cité dans Patterson, 2012), si ce sont sans
contredit les produits financiers complexes qui furent à l'origine de la crise, il n'en
demeure pas moins que c'est 1' abolition du uptick rule qui permit à certaines grandes
firmes de tirer profit d'un marché baissier. Après avoir été lourdement accusée
d'avoir participé à la faillite de Lehman Brothers par sa décision d'abolir le uptick
rule, la SEC remit par ailleurs en place cette réglementation. Ainsi, comme on peut le
voir à 1' aide de cet exemple, la formation d'une oligarchie boursière mondiale peut,
par son lobby puissant, faire pression sur les régulateurs afin que ceux-ci agissent
dans leur intérêt.
forme d'abus, rappelons que, dorénavant, les bourses à travers le monde sont non
seulement tournées vers le développement du HFT, mais elles sont aussi la propriété
de quelques sociétés de holding. Dans ce contexte, il devient très difficile pour les
régulateurs, dont la juridiction est généralement nationale, d'encadrer les firmes de
HFT, mais aussi, les bourses qui favorisent son développement. D'abord, en ce qui
concerne la réglementation des firmes de HFT, si les États-Unis décident par exemple
à travers la SEC de mettre en vigueur une règle qui mine les intérêts des négociateurs
haute fréquence, ceux-ci, dans un contexte où les bourses, en plus d'être
interconnectées, sont presque toutes tournées vers le développement de cette pratique,
n'auront qu'à aller œuvrer sur les bourses d'un pays où la réglementation est
beaucoup plus avantageuse. Dans le passage suivant, Patterson (2012, p. 289) donne
plusieurs exemples de délocalisation :
« Frustrated by post-financial meltdown of volatility in the United States, high-speed
traders were flocking to Asia. Firms such as Getco and Citadel were setting up
operations in Far East [ ... ]. International banks suchs as Goldman Sachs, Citygroup,
and Morgan Stanley quickly signed up [at the National Stock Exchange of In dia]. »
pouvoir économique, ou encore, mais toujours dans le même sens, pour éliminer
toute forme d'obstacle pouvant miner ses intérêts. En fait, on peut même dire que,
dans le contexte de la généralisation du HFT, c'est par leur capacité à obtenir des
réglementations nationales favorables ou à échapper à celles qui leur sont nuisibles
que les bourses multinationales géantes parviennent à augmenter leur commercial
goodwill et à multiplier leurs opportunités de profits.
5.6 Conclusion
Dans ce chapitre, nous nous sommes intéressés à la dissolution du monopole
des spécialistes de la NYSE par la SEC et à la façon dont cette dissolution permit le
développement du HFT. Dans un premier temps, nous nous sommes penchés sur
1' arrivée des investisseurs institutionnels sur le marché des actions et sur la façon
dont leurs importants ordres d'achat et de vente conduisirent à l'érosion des
opportunités de profit des spécialistes. Nous avons alors vu que, pour conserver leurs
avantages, ces intermédiaires particuliers utilisèrent leur position privilégiée au sein
du Goveming Committee pour mettre en place une working rule qui, empêchant les
courtiers d'aller négocier des titres pour le compte de leurs clients institutionnels sur
d'autres bourses, mena ces derniers à adopter un système parallèle de soft dollars et
de give-ups.
Finalement, nous avons vu que le développement du HFT sur les ECN ne fut
pas sans effets sur la NYSE et, plus largement, sur 1' ensemble des bourses nationales
et internationales. Nous avons en effet constaté que, n'assistant pas à leur déchéance
de façon passive, les spécialistes, encore majoritairès sur le Goveming Committee de
la NYSE, décidèrent de démutualiser 1' organisation et de fusionner avec sa principale
rivale, Archipelago. Dans un effet boule de neige, ce processus de fusion-acquisition
en entraîna d'autres, lesquels culminèrent dans la formation de bourses
multinationales géantes ayant le pouvoir d'influencer la réglementation en leur faveur
et d'échapper à celles susceptibles de miner leurs opportunités de profit. Par cette
analyse, nous avons alors constaté que, dorénavant, c'est par leur capacité à obtenir
des réglementations nationales favorables et d'échapper à celles qu'elles jugent
nuisibles que ces nouvelles organisations boursières parviennent à augmenter leur
commercial goodwill et à se distinguer des bourses concurrentes. En ce sens, nous
pouvons affirmer que, tant et aussi longtemps que les modalités de réglementation ne
seront pas adaptées à la nouvelle réalité induite par le développement du HFT, les
bourses géantes auront par conséquent le champ libre pour éliminer, par des
campagnes de lobbying, par 1' entremise de fusion-acquisition, ou encore, par le biais
273
Dans le cadre de cette thèse, nous nous sommes intéressés au high frequency
trading. Nous avons vu que cette pratique boursière très récente, qui consiste à
utiliser des algorithmes d'un bout à l'autre du processus de placement afin de détecter
les micromouvements de marché et d'en tirer un maximum de profit, se caractérise
par un volume de transactions très important, par une rotation quotidienne élevée du
portefeuille et par l'absence de détention de titres à la clôture des marchés; qu'elle est
essentiellement utilisée par des investisseurs privés; que son efficacité repose sur la
vitesse d'exécution, c'est-à-dire sur la faculté à repérer les écarts de prix et à effectuer
les transactions avant les autres; et, finalement, que les principales stratégies à partir
desquelles elle tire avantage de la fluctuation des cours sont la tenue de marché,
1' arbitrage et les stratégies directionnelles.
Par la suite, nous nous sommes intéressés aux analyses existantes du HFT,
lesquelles ont pour l'essentiel été effectuées par la microstructure. Nous avons alors
vu qu'à l'intérieur de cette discipline, on retrouve trois grandes catégories d'analyse
du HFT, soit celles qui se sont penchées sur les effets du HFT sur la microstructure
de la liquidité; celles qui se sont intéressées à l'impact de cette pratique sur l'intégrité
des marchés; puis, finalement, celles qui ont porté sur les risques systémiques induits
par ce nouveau phénomène. Selon ces analyses, en même temps que le HFT
contribuerait à augmenter la liquidité disponible, il conduirait par ailleurs à
275
Le cadre théorique que nous avons alors choisi pour analyser la façon dont le
HFT transforme les organisations boursières qui favorisent son développement est
celui de John R. Commons. Bien que Commons n'ait jamais théorisé explicitement la
bourse, cet auteur nous offrait néanmoins une perspective riche pour redonner à cette
organisation particulière son ancrage social et, par conséquent, étudier son procès de
mutation historique. En effet, s'appuyant sur 1' analyse du droit américain, Commons
stipule que dans une économie capitaliste la propriété privée est intangible, en ce sens
où elle ne renvoie jamais à une chose physique, mais à la valeur monétaire future
d'une chose échangée sur le marché. Dans cette perspective, la propriété est donc, de
facto, indissociable de la liberté d'accès au marché et, plus encore, de la liberté de
choisir la meilleure alternative disponible, soit celle permettant d'empocher le
meilleur gain. Or, pour Commons, parce que, en tant qu'absence de contrainte, cette
liberté permet aux individus « les plus forts » de restreindre, par la force, 1' accès des
autres au marché, ou encore, de les abuser en vue de maximiser leurs gains, l'État
doit donc intervenir en mettant en place deux lois permettant à tout individu subissant
un préjudice de faire appel à l'appareil juridique et de demander réparation et/ou
compensation, soit une loi sur les contrats et une loi sur la concurrence déloyale.
Reposant· sur 1' existence de ces lois, le capitalisme devient dès lors, dans cette
perspective, un système économique fondé, d'un côté, sur la production de biens et
des services pour l'usage d'autrui et, de l'autre, sur le contrôle des droits de propriété
des valeurs d'usage produites afin d'en obtenir une valeur monétaire sur le marché.
Pour nous, cette approche institutionnaliste fondée sur 1' étude du droit était la
plus adaptée à l'analyse du HFT, et ce, parce qu'elle nous permettait de redonner à la
277
bourse son ancrage social et, ce faisant, d'analyser son processus de transformation
historique. En effet, nous avons vu que, dans une perspective commonsienne, la
bourse est un going concern, soit une entité collective dirigée par la logique de la
propriété intangible qui, articulant des dimensions économique, juridique, politique,
psychologique et éthique, se transforme dans le temps. De façon plus spécifique, nous
avons vu : 1) que la bourse possède une dimension économique, en ce sens où elle est
une organisation capitaliste qui contrôle 1' accès au processus de négociation des titres
financiers en vue d'en revendre le droit d'accès et de réaliser un gain; 2) qu'elle
possède également une dimension juridique, puisque, pour se protéger de la liberté
des autres, une bourse doit toujours exister en tant qu'entité légale et se soumettre à la
loi sur la compétition juste et équitable; 3) qu'elle revêt une dimension politique, en
ce sens où, soumise à la loi sur la concurrence, ce n'est que par son goodwill, lequel
n'est obtenu que par l'entremise de working ru/es mises en place par les individus en
position d'autorité, que la bourse parvient à augmenter ses opportunités de profit;
3) qu'elle possède finalement une dimension psychologique et éthique qui nous
permet de penser son processus de transformation historique. En effet, nous avons vu
que les pratiques boursières qui émergent des working ru/es n'acquièrent jamais un
caractère fixe et immuable, mais évoluent dans le temps, dans un procès de
transformation historique cumulatif sans début ni fin, sous 1' effet de la volonté
créatrice des participants et du processus de sélection de nouvelles règles par les
individus en situation d'autorité.
profits. Ensuite, que le HFT n'était pas sans effets sur ces organisations, et ce, parce
que les working ru/es desquelles il découle présentaient certaines limites qui, étant
exploitées par le human will in action des participants, conduisaient à 1' apparition de
nouveaux problèmes de concurrence devant être pris en charge par les individus en
position d'autorité. À la lumière de ce cadre théorique nous permettant de redonner à
la bourse et au HFT leur ancrage social, nous avons donc avancé que, pour
réglementer adéquatement cette pratique, il fallait d'abord et avant tout saisir
comment elle transforme la façon dont les bourses parviennent à se démarquer de
leurs concurrentes et à réaliser du profit.
Pour mener à bien notre analyse, nous avons utilisé la comparative method of
reasoning élaborée par Commons, laquelle consiste à étudier à la fois le processus de
mutation de 1' action individuelle et le processus de sélection des comportements par
individus en position d'autorité. Nous avons d'abord vu que, dans cette perspective,
les phénomènes économiques s'étudiaient dans un premier temps à travers les trois
éléments qui caractérisent un going concern, soit les working rule mises en place par
1' organe de contrôle, le statut légal de 1' organisation et les lois auxquelles elle doit se
soumettre en vertu de ce même statut. Ensuite, qu'il fallait se pencher sur les
pratiques inusitées adoptées par les divers participants, de même que sur les multiples
facteurs qui ont favorisé leur apparition. Finalement, qu'il fallait étudier la façon dont
ces nouvelles pratiques minaient les opportunités de profit de 1' organisation, de même
que le processus de sélection de nouvelles règles collectives par les individus en
position d'autorité. À la lumière de cette méthode, nous avons donc saisi la façon
dont le HFT transforme le goodwill de la bourse en analysant le processus de
mutation comportementale duquel le HFT a émergé, de même que le processus de
sélection à partir duquel il a été régularisé par 1' organe de contrôle de 1' organisation.
financier états-unien, nous avons analysé le HFT en prenant comme point de départ
cette bourse particulière. Pour comprendre la façon dont le HFT transforme le choix
des opportunités des bourses, nous avons dans un premier temps analysé le procès de
constitution historique de la Bourse de New York et du système à partir duquel elle
est parvenue à prendre le contrôle du processus de négociation des titres. Par la suite,
nous avons étudié le processus de causalité cumulative à 1' origine du HFT pour
finalement nous pencher sur les working ru/es qui ont conduit à la généralisation de
cette pratique. Pour effectuer notre analyse, nous avons utilisé une littérature
secondaire et, plus particulièrement, des analyses en histoire financière.
Nous avons alors vu que le HFT a émergé sur les ECN en réaction aux règles
anticoncurrentielles mises en place par les spécialistes de la Bourse de New York et
qu'il s'est par la suite développé en lien avec l'érosion du monopole que ces derniers
avaient réussi à acquérir grâce à leur position privilégiée au Governing Committee.
Nous avons également montré que le développement du HFT ne fut pas sans effets
sur la Bourse de New York et, plus largement, sur l'ensemble des bourses nationales
et internationales, et ce, parce que les spécialistes n'assistèrent pas à leur déchéance
de façon passive, mais firent plutôt volte-face en démutualisant 1' organisation et en la
fusionnant avec sa plus grande rivale, Archipelago. Dans un effet boule de neige, ce
processus de fusion-acquisition en entraîna d'autres, lesquels culminèrent dans la
formation de multinationales boursières géantes tournées vers la satisfaction des
besoins des négociateurs haute fréquence, et ayant le pouvoir d'influencer les
réglementations en leur faveur et/ou de fuir celles susceptibles de miner leurs
opportunités de profit. Grâce à cette analyse, nous sommes donc parvenus à montrer
qu'avec la généralisation du HFT, au moment où toutes les bourses offrent
dorénavant plus ou moins les mêmes services aux négociateurs haute fréquence, ce
n'est plus par le biais de tels services que les organisations boursières parviennent à
se démarquer les unes des autres, mais bien grâce aux opérations de fusion-
acquisition et, plus particulièrement, grâce à la capacité d'influencer et/ou de
280
Les apports de 1' analyse que nous avons réalisée dans le cadre de cette thèse
sur la compréhension du HFT sont multiples. D'abord, il importe de souligner
l'originalité et la richesse de notre approche théorique de la bourse puisqu'elle permet
de redonner à cette dernière son ancrage social et d'analyser son processus de
transformation. Bien qu'une telle approche puisse nous sembler somme toute assez
banale, voire comme allant de soi, il n'en est rien : dans la littérature, la bourse est
systématiquement appréhendée d'un point de vue fonctionnaliste. En effet, pour les
auteurs néoclassiques comme pour la plupart des auteurs hétérodoxes et des
sociologues, la bourse est toujours vue comme instance assurant la liquidité des titres
financiers, soit leur « circulation » sur les marchés. Dans cette perspective, non
seulement les titres sont vus comme des« choses» circulant« physiquement» d'une
main à une autre, mais la bourse en vient à être appréhendée comme une organisation
qui, répondant à une fin déterminée et immuable, ne possède aucun ancrage
économique et juridique, n'est traversée par aucune logique de pouvoir et n'est
soumise à aucun conflit d'intérêts61 . Théoriser la bourse en tant que going concern est
donc, en ce sens, non seulement original, mais nous permet de poser un regard
nouveau sur cette organisation beaucoup plus complexe qu'on le laisse généralement
61
Nous faisons plus particulièrement référence ici aux approches du circuit et à celles qui s'en
inspirent, telle que celle développée par Éric Pineault, lesquelles abordent le capitalisme en termes de
circulation monétaire. Or, en analysant le capitalisme de la sorte, ces postures réduisent les transactions
financières à des échanges physiques de titres par l'entremise desquels la monnaie circule dans le
circuit financier. Dans cette perspective, non seulement les titres financiers deviennent des « choses »,
mais la bourse perd son ancrage social, puisqu'elle est associée à un lieu qui assure la circulation
physique des titres financiers et, par conséquent, la circulation monétaire. Si ces approches comportent
d'importantes limites, comme celles que nous venons de présenter, leurs apports sont néanmoins non
négligeables: à l'encontre de la théorie de Commons, qui ne nous permet pas de penser la
transformation de la logique du capitalisme, les approches du circuit, de même que celles qui s'en
inspirent, nous permettent pour leur part d'analyser la transformation du mode d'accumulation et du
mode de régulation de ce système économique. En ce sens, pour bien montrer les limites de ces
approches sans en masquer les apports, un article complet faisant dialoguer les circuitistes avec
l'approche commonsienne devrait être réalisé.
281
entendre. En effet, fondée sur 1' idée de propriété intangible, non seulement cette
approche nous permet de sortir du piège de la «circulation» des titres et d'enfin
appréhender la complexité sociale sous-jacente à leur négociation, mais elle permet
également de redonner à la bourse ses dimensions économique, juridique, politique,
psychologique et éthique et, ce faisant, d'analyser son processus de transformation
historique.
La deuxième limite est plutôt de nature axiologique. En effet, si, parce qu'elle
permet de prendre en considération les facteurs psychologique, historique,
économique et éthique sur lesquels s'appuient les cours de justice pour rendre leur
décision en cas de violation des lois, 1' approche de Commons se veut des plus
pertinentes pour penser la réglementation du capitalisme et de ses phénomènes, elle
s'avère néanmoins très faible pour penser la transition vers un autre type d'économie.
Notons toutefois qu'une telle transition ne fut jamais l'objectif de Commons: pour
lui, c'était plutôt l'adoption d'un due process of law permettant la mise en place de ce
qu'il appelait un« capitalisme raisonnable» qui importait.
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