Les Chutes Oates Joyce Carol
Les Chutes Oates Joyce Carol
Les Chutes Oates Joyce Carol
Du même auteur
Copyright
Dédicace
Table des matières
Remerciements
Note de l’auteur
PREMIÈRE PARTIE - VOYAGE DE NOCES
Le témoignage du gardien - 12 juin 1950
La mariée
Le chercheur de fossiles
La Veuve blanche des Chutes - Les recherches
La Veuve blanche des Chutes - La veille
La demande en mariage
7 juillet 1950
DEUXIÈME PARTIE - MARIAGE
Ils se marièrent…
Premier-né
La petite famille
Avant…
… Et après
L’autre monde
« Zarjo »
La chute
11 juin 1962
TROISIÈME PARTIE - FAMILLE
Baltic
La femme en noir
Pèlerins
Otages
Notre-Dame-des-Chutes
Les voix
ÉPILOGUE - IN MEMORIAM : DIRK BURNABY 21 SEPTEMBRE
1978
DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS PHILIPPE REY
Délicieuses pourritures
La foi d’un écrivain
ISBN : 978-2-84876-398-9
www.philippe-rey.fr
Copyright
Dédicace
Remerciements
Note de l’auteur
La mariée
Le chercheur de fossiles
La demande en mariage
7 juillet 1950
Ils se marièrent…
Premier-né
La petite famille
Avant…
… Et après
L’autre monde
« Zarjo »
La chute
11 juin 1962
Baltic
La femme en noir
Pèlerins
Otages
Notre-Dame-des-Chutes
Les voix
M. L. Trau
« La ballade du Niagara », 1931
VOYAGE DE NOCES
Le témoignage du gardien
12 juin 1950
Pas le premier pauvre bougre que j’aie vu, mais, Dieu merci, ce sera le
dernier.
7 h 35. Ariah n’avait toujours pas découvert le mot d’adieu, sur une
feuille de papier vieux rose à l’en-tête du Rainbow Grand, soigneusement
pliée et appuyée contre le miroir de la coiffeuse. C’était une petite glace
ovale au cadre doré dans laquelle, bouleversée comme elle l’était, Ariah ne
pouvait se résoudre à se regarder.
Non, mon Dieu. Épargne-moi. Ce que Gilbert doit avoir vu, pendant
que je dormais.
Bien entendu, que Gilbert Erskine ne fût pas à proximité était un
soulagement.
Après la cohue frénétique de la veille, cette multitude de visages
oppressants tout près du sien, et un délire cauchemardesque de sourires, et
l’intimité du lit partagé…
Un bain. Vite, vite, avant que Gilbert revienne !
Ariah aurait pris un bain de toute façon. D’ordinaire elle en prenait un
tous les soirs avant de se coucher, mais elle ne l’avait pas fait la veille ;
lorsqu’elle manquait son bain du soir, elle se rattrapait sans faute le
lendemain matin. Parfois, dans l’humidité poisseuse des étés de l’État de
New York, en ces temps d’avant la climatisation, Ariah prenait deux bains
par jour ; sans être jamais convaincue pour autant qu’elle ne sentait pas.
Rien ne lui faisait plus envie qu’un bain. Un long bain brûlant dans la
salle d’eau somptueuse, dans une baignoire luxueuse qu’elle n’aurait pas à
nettoyer ensuite avec de l’Old Dutch et une brosse à récurer ; un bain
parfumé et moussant grâce aux sels de bain au lilas, gracieusement offerts
par le Rainbow Grand. Des larmes de gratitude lui montèrent aux yeux.
Donne-moi une autre chance ! Mon Dieu, je t’en prie. Il y avait encore
de l’espoir, bien entendu. Ariah ne croyait pas sérieusement que Gilbert
Erskine se fût enfui. Car où, après tout, un pasteur presbytérien de vingt-
sept ans, fils et beau-fils de pasteurs presbytériens, aurait-il pu s’enfuir ?
« Il est pris au piège. Comme moi. »
Ariah fit couler l’eau des gros robinets de cuivre jusqu’à embuer toutes
les glaces de la salle de bains. Un air chaud délicieux, suffocant et
parfumé ! Et une eau aussi brûlante qu’elle pouvait le supporter, pour laver
la sueur séchée et les autres saletés de son corps. Les odeurs de son corps.
Et les siennes à lui. Là où elle l’avait maladroitement touché. Par
accident. À moins que, dans la confusion, elle l’eût frôlé, ou se fût pressée
contre lui… Elle ne se rappelait pas précisément. Et ce qui s’était passé, le
liquide laiteux jaillissant du machin élastique de l’homme sur son ventre, et
sur les draps, non elle ne se rappelait pas.
Le cri aigu, stupéfait, de l’homme. Un cri de chauve-souris. Ses
convulsions, la façon dont il avait geint dans ses bras. Elle ne se rappelait
pas et ce n’était pas sa faute.
Ariah se laverait aussi les cheveux. Ils étaient emmêlés et poisseux sur
la nuque. Ses cheveux vaguement bouclés d’un roux fané, si fins et maigres
qu’il fallait sans cesse s’en occuper. Les relever avec des pinces, des
bigoudis en caoutchouc mousse. (Elle en avait apporté un stock pour ce
voyage de noces, dissimulé dans sa valise. Mais évidemment elle ne pouvait
mettre un attirail pareil au lit.) Ce matin-là, elle n’aurait pas le temps de
boucler ses cheveux, elle les ramasserait en un « élégant chignon à la
française », comme disait sa mère, et ferait bouffer sur son front sa frange
languissante. En espérant ressembler davantage à une ballerine qu’à une
vieille fille bibliothécaire ou institutrice.
Dans le chignon elle piquerait un bouton de rose.
Elle se maquillerait très peu, n’appliquerait pas sur son visage le
masque cosmétique qui paraissait requis la veille. Un rouge à lèvres rose
corail et non rouge vif. Une féminité différente. Séduisante.
Et donc quand Gilbert reverrait Ariah, vêtue d’une robe-chemisier à
fleurs, un cardigan blanc sur les épaules, les cheveux relevés en un élégant
chignon à la française, un rouge sage sur la fine courbe de ses lèvres
incurvées, il l’admirerait de nouveau. Il la respecterait de nouveau. (C’était
le cas naguère, non ? Pendant quelque temps ? La fille « musicienne » du
révérend Thaddeus Littrell, et son aura de bonne société de province ?) Il lui
sourirait avec timidité, en rajustant ses lunettes. Il la regarderait en clignant
les yeux, comme ébloui par une lumière vive.
Je te pardonne, Ariah. Si fort que tu m’aies dégoûté cette nuit, et que je
t’aie dégoûtée.
Je ne peux pas t’aimer. Mais je peux te pardonner.
Ariah laissa glisser sur le carrelage sa chemise de nuit en soie ivoire
aux larges bretelles et au corsage de dentelle. Elle portait des taches de
mucosités séchées. Et des taches sombres… Pas question de regarder. Par
bonheur, des nuages de vapeur lui brouillaient la vue. Avec prudence, elle
entra dans la baignoire aux pieds griffus, qui n’était encore qu’en partie
remplie. « Oh ! » L’eau était bouillante. Mais elle la supporterait. La
baignoire était plus grande, plus disgracieuse que celle des Littrell. Un
abreuvoir pour éléphants. Et pas aussi étincelante de propreté qu’elle l’avait
cru : minces cercles de rouille autour des robinets de cuivre, poussières et
petits poils frisés dans l’eau savonneuse.
Ariah s’immergea avec précaution. Elle était si menue qu’elle semblait
presque flotter. Ne regarde pas. Ce n’est pas la peine. Sa peau cireuse
meurtrie. Des petits seins durs comme des poires vertes. Et sur ces seins des
petits mamelons raides comme des embouts de caoutchouc. Il lui fallait bien
se demander si Gilbert avait été déçu… Sa clavicule saillait sous la peau
pâle, presque translucide, semée de pâles taches de son. Petite fille, Ariah
avait osé fourrer un doigt dans son petit nombril serré, en se demandant si
c’était un acte « sale ». Comme tant d’actes en rapport avec le corps
féminin.
À la fourche de ses jambes, une bande couleur rouille de ces poils dits
pubiens.
Embarrassant ! Quelques années auparavant, alors qu’elle présentait
des élèves lors d’un récital scolaire, Ariah avait trébuché sur le mot public
et semblé dire pubis. Très vite, elle s’était corrigée – « public ». Elle
s’adressait à une assistance composée essentiellement des parents et des
voisins de ses élèves, et son visage s’était enflammé : chacune des taches de
rousseur qui constellaient son visage était devenue une minuscule étoile
rougeoyante.
Par bonheur, Gilbert Erskine ne faisait pas partie de l’assistance, ce
jour-là. Elle imaginait sa grimace, le plissement de ses yeux.
Par gentillesse, personne n’avait jamais fait allusion au lapsus d’Ariah.
(Mais les gens avaient dû rire dans leur for intérieur. Comme Ariah
l’aurait sans doute fait si quelqu’un d’autre avait commis une bévue de ce
genre.)
À Troy, État de New York, on passait beaucoup de choses sous silence,
semblait-il. Par tact, par gentillesse. Par pitié.
Ariah examinait un ongle cassé. Il entamait la chair tendre de son
doigt.
Une égratignure sur l’épaule de Gilbert ? Sur son dos ou…
Gilbert Erskine n’est-il pas trop jeune pour toi, Ariah ? Voilà ce que
les cousines et les amies d’Ariah n’avaient pas demandé une seule fois,
pendant les huit mois de leurs fiançailles. Même avec une innocence
espiègle, personne n’avait posé la question.
Quelqu’un avait-il demandé à Gilbert Ariah Littrell n’est-elle pas trop
vieille pour toi ?
Ils faisaient la paire, ma foi ! Ils avaient semblé du même âge, la
plupart du temps. Ils avaient le même tempérament intelligent, studieux,
nerveux, peut-être un peu égotiste. Ils étaient enclins à l’impatience, à
l’exaspération. Enclins à avoir une bonne opinion d’eux-mêmes et une
moins bonne opinion de presque tous les autres. (Encore que, en fille
respectueuse, Ariah sût dissimuler ces traits de caractère.)
Deux paires de parents avaient pleinement approuvé leur union.
Difficile de juger lequel des quatre avait été le plus soulagé :
Mme Littrell ou Mme Erskine ; le révérend Littrell ou le révérend Erskine.
Quoi qu’il en soit, Ariah s’était fiancée juste à temps. Vingt-neuf ans,
c’était le bord du précipice, du gouffre de l’oubli : trente ans. Ariah n’avait
que mépris pour ces idées conventionnelles, et pourtant les années
descendantes de sa troisième décennie, après la ligne de partage des vingt-
cinq ans, lorsque tous les gens qu’elle connaissait ou dont elle entendait
parler se fiançaient, se mariaient, faisaient des enfants, avaient été terribles,
cauchemardesques. Envoie-moi quelqu’un mon Dieu. Fais que ma vie
commence. Je t’en supplie ! À certains moments, à sa grande honte, Ariah
Littrell, pianiste, chanteuse et professeur de musique accomplie, aurait
volontiers échangé son âme contre une bague de fiançailles, c’était aussi
simple que cela. L’homme lui-même était un problème secondaire.
Et puis le miracle avait eu lieu : les fiançailles.
Et maintenant, en juin 1950, le mariage. Comme les poissons et les
pains du Christ, ou mieux encore la résurrection de Lazare, cet événement
lui avait paru tenir du miracle. Elle n’aurait plus à être Ariah Littrell la fille
du pasteur ; la « fille » que tout le monde à Troy déclarait admirer. Elle
pourrait se réjouir avec une fierté innocente d’être l’épouse d’un jeune
ministre presbytérien ambitieux qui, à vingt-sept ans seulement, avait déjà
son église à Palmyra, agglomération de 2 100 habitants.
Ariah avait eu envie de rire à voir la tête de ses amies devant la bague
de fiançailles. « Vous ne pensiez pas que je me fiancerais un jour, avouez-
le ! » avait-elle failli dire d’un ton moqueur, ou accusateur. Mais elle s’en
était abstenue, bien entendu. Ses amies auraient tout bonnement nié.
Le mariage lui-même lui avait fait l’effet d’un rêve. Ariah n’avait
assurément pas bu de champagne avant la cérémonie religieuse et pourtant,
le pas mal assuré, elle s’était appuyée sur le bras robuste de son père
lorsqu’il avait conduit sa grande fille rousse jusqu’à l’autel, et qu’un
flamboiement de lumière l’avait aveuglée, des lumières qui palpitaient
comme des étoiles maniaques. Ariah Littrell, jurez-vous solennellement.
Aimer honorer obéir. Jusqu’à ce que la mort… Pas de champagne, bien sûr,
mais elle avait avalé quelques aspirines avec du Coca, un remède familial
fréquent. Qui lui faisait cogner le cœur et lui déshydratait la bouche. Gilbert
aurait sans doute désapprouvé. À son côté devant l’autel, la dominant de la
taille, immobile et sur ses gardes, tâchant de ne pas renifler, il avait récité sa
partie d’une voix grave. Je vous reçois comme épouse, Ariah. Deux jeunes
gens tremblants bénis devant l’autel comme des bêtes qu’un boucher
commun va abattre. Liés par la terreur mais étrangement indifférents l’un à
l’autre.
Ce qui attendait Ariah, l’épreuve « physique » de sa nuit de noce – et
des nuits suivantes –, elle appréhendait d’y penser. Elle n’avait jamais été
une jeune fille très tentée par les pensées interdites, non plus que par les
actes interdits. Quoique étonnamment passionnée dans ses interprétations
tonnantes des mouvements tumultueux des grandes sonates pour piano de
Beethoven, ou lorsqu’elle chantait certains lieder de Schubert, Ariah était
généralement guindée et timide en société. Elle rougissait facilement, se
rétractait au moindre contact. Ses yeux vert galet brillaient d’intelligence et
non de chaleur. Les quelques petits amis qu’elle avait eus étaient des
garçons lui ressemblant. Des garçons comme Gilbert Erskine, à la fois
jeunes et vieux, enclins à se voûter dès l’adolescence. Bien entendu Ariah
s’était régulièrement rendue chez le médecin de famille des Littrell, mais on
pouvait compter sur ce praticien âgé pour ne pas employer d’instruments
gynécologiques de façon excessive, et pour battre en retraite lorsque Ariah
poussait un gémissement de douleur et de gêne, ou lui lançait un coup de
pied sous l’effet de la panique. Par embarras et délicatesse féminine, Mme
Littrell avait évité le sujet conjugal et, naturellement, le révérend Littrell
aurait préféré mourir que de parler de questions « intimes » à sa fille
virginale et crispée. Il avait laissé cette tâche épineuse à sa femme et n’y
avait plus pensé.
Sous l’effet du bain chaud, la tête d’Ariah lui tournait. Ou sous l’effet
de ses pensées. Elle remarqua que son sein gauche flottait dans l’eau, en
partie ocre comme plongé dans l’ombre. Il avait pressé, pincé. Elle
supposait qu’elle avait des meurtrissures sur le bas du ventre et les cuisses.
Entre ses jambes irritées, la sensibilité était moindre, comme si cette partie
de son corps était engourdie.
Le cri de chauve-souris qu’il avait poussé ! Son visage de petit garçon
empourpré et brillant, déformé comme celui de Boris Karloff dans
Frankenstein.
Il n’avait pas dit Je t’aime, Ariah. Il n’avait pas menti.
Pas plus qu’elle n’avait dit Je t’aime, Gilbert ainsi qu’elle avait prévu
de le faire, couchée dans ses bras. Car elle savait que ces mots
l’offenseraient, à ce moment-là.
Étendue dans la baignoire, alors que l’eau perdait sa chaleur vaporeuse
et commençait à se couvrir d’une mousse de savon, Ariah se mit à pleurer
en silence. Des larmes lui piquèrent les yeux, déjà douloureux, roulèrent sur
ses joues et tombèrent dans l’eau. Elle avait imaginé que, pendant qu’elle
prendrait son bain, elle entendrait la porte de la suite s’ouvrir et se refermer,
et la voix de Gilbert – « Ariah ? Bonjour ! » Mais elle n’avait entendu aucun
bruit de porte. Elle n’avait pas entendu la voix de Gilbert.
Elle pensait à ce jour – bien longtemps avant sa rencontre avec Gilbert
Erskine, alors qu’elle était encore au lycée – où elle s’était enfermée dans la
salle de bains et « examinée » dans un petit miroir. Oh ! elle avait failli
s’évanouir. C’était aussi terrible que de donner son sang. Elle avait vu, entre
ses cuisses minces, sous le buisson bouclé et humide des poils pubiens, une
curieuse petite excroissance charnue pareille à une langue, ou à l’un de ces
organes glissants que l’on prend soin d’ôter d’un poulet avant de le rôtir ; et,
alors qu’elle regardait avec une fascination horrifiée, elle remarqua un petit
trou pincé à la base de cette excroissance, plus petit que son nombril.
Comment l’« engin » d’un homme pouvait-il se loger dans un espace aussi
minuscule ? Pis encore, comment un bébé pouvait-il sortir d’un orifice
aussi minuscule ?
Cette révélation l’avait laissée défaillante de terreur, d’appréhension,
de dégoût, pendant des heures. Peut-être ne s’en était-elle pas encore
remise.
Les recherches
La veille
Life, Time et The Saturday Evening Post avaient publié des articles
compatissants. Le mot suicide n’était mentionné nulle part.
Dirk accordait peu d’intérêt aux articles, c’étaient les photographies
qui retenaient son attention. À se voir sur certaines d’entre elles, il fronçait
les sourcils. Une silhouette vague, indistincte. On reconnaissait Dirk
Burnaby si on le connaissait déjà, il avait une certaine stature, un profil
carré, séduisant, des cheveux blonds bouclés, souples, coiffés en arrière. Sur
la photo granuleuse d’un journal, il était en mouvement, flou, comme saisi
au moment où il essayait d’empêcher le photographe de prendre Ariah
Erskine, debout devant un garde-fou avec ciré et capuche, immobile comme
une statue. UNE FEMME DE VINGT-NEUF ANS ORIGINAIRE DE
TROY PARTICIPE AUX RECHERCHES MENÉES POUR RETROUVER
SON MARI DANS LES GORGES DU NIAGARA. Dirk trouvait
profondément étrange de voir les mille actions et impressions de cette
longue veille réduites à des phrases de cette simplicité. Et pas une des
photos ne montrait Ariah Erskine telle qu’il s’en souvenait.
La Veuve blanche était devenue une légende de plus sur le Niagara,
mais personne ne se rappellerait son nom.
Mme Burnaby, la mère de Dirk, n’était pas dans un de ses bons jours.
Elle avait soixante-trois ans, et les bons jours se faisaient rares.
« Tu ne viens jamais me voir, Dirk. Je finirais presque par croire que tu
m’évites. »
Mme Burnaby eut un rire cruel. Un son bien connu de son fils, celui
d’un pic en argent perçant la glace. Car elle savait bien que Dirk l’évitait et
que, pour prouver le contraire, il venait à l’Isle Grand plus souvent qu’il ne
l’aurait fait spontanément s’il n’avait pas espéré l’éviter.
« Mon chéri ! Ta mère sait, et pardonne. »
Claudine Burnaby habitait seule, avec une gouvernante, le « manoir »
de vingt-trois pièces que le père de Dirk, enrichi par des investissements
dans les entreprises locales et dans l’immobilier, avait fait bâtir en 1924 sur
l’Isle Grand. Avec ses deux hectares de terrain de première valeur en
bordure du fleuve, la maison des Burnaby était une réplique en plus
modeste d’une grande propriété campagnarde du Surrey. Construite dans
une pierre calcaire rose foncé, elle se dressait sur un tertre donnant sur le
canal Chippawa (face à l’Ontario). Les jours de soleil, ses hautes fenêtres
majestueuses s’animaient de l’intérieur sous l’éclat de vies mystérieuses.
Lorsque le temps était plus typiquement celui du climat de Niagara Falls,
couvert et pesant, le calcaire ressemblait à du plomb, écrasé par les toits
d’ardoise pentus. Comme d’autres demeures bâties sur l’île dans les années
20, elle était affublée d’un nom romantique et prétentieux : « Shalott ». Dirk
avait fui Shalott à l’âge de dix-huit ans pour l’université de Colgate et la
faculté de droit de Cornell ; il n’était jamais revenu y passer plus de
quelques jours d’affilée, mais sa mère tenait son ancienne chambre toujours
prête, à la manière d’un sanctuaire. En fait, c’était maintenant une suite, un
appartement rénové et élégamment meublé. Le père de Dirk était mort
(brutalement, d’une crise cardiaque) en 1938, douze ans auparavant, et, peu
après, sa mère avait commencé à se retirer du monde, de façon inattendue et
têtue.
Elle lui avait assuré bien des fois que ce serait lui, et non ses sœurs
aînées mariées, qui hériterait de Shalott. Naturellement, il y habiterait et y
élèverait ses enfants. Et puisque cela arriverait un jour – raisonnait Mme
Burnaby avec une logique sans faille –, pourquoi pas tout de suite ?
Pourquoi ne se mariait-il pas, ne se rangeait-il pas comme tous les hommes
de son âge ? Claudine continuerait à vivre à Shalott, dans « sa » partie de la
maison, et Dirk et sa famille occuperaient le reste, bien assez vaste. Il y
avait le fleuve, la vedette dont plus personne ne se servait, le voilier que
Dirk avait adoré dans sa jeunesse et que ses fils adoreraient eux aussi. Leur
papa les emmènerait sur le fleuve, leur apprendrait la voile…
« Le seul hic, c’est que je ne suis pas encore marié, mère. Ni même
fiancé. » Souligner ce détail embarrassait Dirk. « Tu sembles l’oublier. »
Avec froideur, Claudine répondait : « Non, Dirk. Je n’oublie jamais. »
Claudine était devenue une mère qui flirtait avec son fils, sans quitter
pour autant un air de réprobation morale. Elle pouvait lui dire ce qu’aucun
autre être vivant ne pouvait lui dire ; et Dirk devait le supporter et continuer
de l’adorer.
Claudine Burnaby était désormais une belle araignée exotique, à l’affût
dans sa toile de Shalott.
Jadis, en 1907, elle avait fait ses débuts dans le monde, à Buffalo.
Suivant la mode du temps, elle avait eu une poitrine plantureuse, la taille
étranglée, la silhouette d’un sablier ; ses cheveux étaient naturellement
blonds, son visage enfantin, ses lèvres charnues et boudeuses. Elle avait
épousé un entrepreneur du nom de Virgil Burnaby, le fils (adoptif)
d’habitants fortunés de Niagara Falls. Comme à la plupart des femmes
belles et riches, on lui avait pardonné ses défauts et ses faiblesses de
caractère, et ce n’était qu’après avoir commencé à perdre sa légendaire
beauté qu’elle s’était désespérément efforcée, durant un an ou deux, d’être
« bonne ». Peut-être était-il trop tard, ou peut-être la « bonté » l’ennuyait-
elle. La religion, en tout cas, l’ennuyait. Si le service du dimanche ne lui
offrait pas l’occasion de se montrer à un public admiratif, à quoi bon y
assister ? Veuve relativement jeune, elle avait eu de nombreux amis,
cavaliers, amants (?), mais aucun n’avait duré plus de quelques mois. À la
cinquantaine, son apparence, les effets du vieillissement sur sa peau fine et
pâle s’étaient mis à l’obséder et, des années durant, elle avait envisagé un
lifting, assommant sa famille de ses inquiétudes, car l’opération ne risquait-
elle pas de mal se passer, le résultat de ne pas être bon ? Il ne servait à rien
que ses enfants lui assurent qu’elle était toujours une belle femme, ce qui
était le cas : elle était une belle femme, entre deux âges. Claudine refusait
toute consolation. « Je déteste ça. Je me déteste. Je déteste me regarder dans
la glace. » Car Claudine savait mieux que quiconque ce que le miroir aurait
dû refléter et ne reflétait plus.
De l’avis de Dirk, il y avait pourtant là un réel chagrin. Autrefois très
sociable, sa mère se transformait en recluse. Lorsqu’elle acceptait
l’invitation de vieux amis, elle les quittait souvent de bonne heure, sans un
mot d’explication ni un au revoir. Dans les clubs privés, très fermés, de
l’Isle Grand, de Buffalo et de Niagara Falls, dont son défunt mari et elle
avaient été des membres en vue pendant des dizaines d’années, elle se
plaignait d’être devenue invisible. « Les gens regardent dans ma direction
mais personne ne me voit vraiment. »
La plainte d’une enfant, dans la bouche d’une femme mûre.
Les sœurs de Dirk, Clarice et Sylvia, protestaient : pour elles et pour
ses petits-enfants, Claudine n’était pas invisible. Au regard morne et éteint
de leur mère qui leur répondait, on comprenait qu’être visible pour ces
yeux-là lui était indifférent.
Clarice et Sylvia se plaignaient avec amertume à Dirk. Elles se
rappelaient que, lorsqu’elles étaient enfants, leur mère n’avait pas mis
beaucoup d’empressement à s’occuper d’elles, estimant que les nurses
faisaient très bien l’affaire. Claudine avait en revanche pris un grand plaisir
à son fils Dirk, un beau garçon vigoureux au caractère agréable. Ses sœurs
disaient avec écœurement : « C’est uniquement l’attention des hommes qui
manque à mère. Chez elle, tout est sexuel. »
Non, pensait Dirk à part soi. Chez Claudine, rien n’est, rien n’a jamais
été sexuel. Il s’agit purement et simplement de vanité.
Il avait toujours éprouvé un sentiment de culpabilité à cause de la
préférence flagrante que lui marquait sa mère. Elle lui donnait de l’argent,
lui faisait des cadeaux en douce, ce qu’il trouvait tout naturel dans son
adolescence. Et même plus tard, lorsque, âgé d’une vingtaine d’années, il
faisait mine d’être financièrement indépendant…
Un peu avant la soixantaine, passée une période de dépression,
Claudine décida sur un coup de tête de se faire faire ce fameux lifting.
Après l’opération, sa peau sensible resta meurtrie et enflée pendant des
semaines ; elle avait les yeux injectés de sang, le côté gauche du visage
paralysé et sans expression. Elle n’osait plus manifester une émotion ni
risquer un sourire, parce qu’ils ne s’imprimaient que sur une moitié de son
visage. « Un zombi ! Voilà ce que je suis devenue. Au-dehors et au-dedans,
disait-elle avec un amertume teintée de satisfaction. C’est ma punition.
Virgil rirait bien. “Tu croyais que tu allais te remarier ? Tu croyais qu’un
autre homme allait t’aimer ?” Je n’ai que ce que je mérite. Une vieille
femme, essayer d’être jeune ! »
Dirk apprit que le résultat de l’opération était irrévocable. Des nerfs
avaient été endommagés, des tissus « traumatisés » sans remède sur le
visage même de Claudine et derrière les oreilles. Et elle avait signé une
décharge préalable lui interdisant toute possibilité de procès pour faute
professionnelle.
Vinrent alors des périodes de maladie. Bronchite, anémie, fatigue.
Quelle fatigue ! Claudine qui abhorrait toutes les formes d’exercice, se
sentait parfois épuisée au point d’être à peine capable de s’habiller. Elle
dormait souvent douze heures de rang. Lorsque, après avoir insisté des
semaines, Claudine avait convaincu Dirk de lui amener à Shalott, pour la lui
présenter, une séduisante jeune femme qu’il allait peut-être (avait-il cru)
épouser, elle leur avait fait dire par l’intermédiaire d’Ethel – la gouvernante
qui travaillait pour elle depuis plus de trente ans –, qu’« elle était souffrante
et les priait de l’excuser ».
Claudine ne quittait plus Shalott que rarement. Il était rare qu’elle y
invite des visiteurs, parents compris. Ses petits-enfants, bruyants, lui
tapaient sur les nerfs, ses filles étaient querelleuses et ennuyeuses. Dirk se
rendait compte qu’elle cultivait sa blessure comme s’il s’agissait d’une
valeur spirituelle ; elle était devenue le martyr de sa propre vanité, qu’elle
interprétait comme une volonté de cruauté des autres, puisqu’ils lui
refusaient l’adulation qui lui avait si longtemps paru aller de soi. Elle disait,
furieuse : « J’envie les femmes ordinaires. Les jolies femmes qui n’étaient
que cela – jolies – et rien de plus. Elles ne savent pas ce qu’elles ont
manqué, alors que moi, si. »
Fin juin, Dirk se rendit dans l’île pour passer le week-end à Shalott.
L’épreuve vécue aux Chutes l’avait épuisé. L’insomnie le cernait comme un
incendie dans sa maison de Luna Park. Les gorges du Niagara étaient si
proches qu’on entendait le grondement des Chutes mêlé à celui de son
propre sang, et que le vent du nord en apportait les embruns, même en été.
Non sans appréhension, Dirk chercha refuge à Shalott où sa mère
l’attendait, araignée noire veloutée frémissant au coin de sa toile.
Mais Claudine lui fit signe par l’entrebâillement de la porte de sa
chambre à coucher.
Car ce n’était pas un de ses « bons » jours. Elle refusa de laisser son
fils la saluer, sans parler de l’embrasser. Quoiqu’elle fût ravie de son
arrivée. À sa consternation, Dirk ne fut autorisé à bavarder avec elle qu’en
s’asseyant dos tourné à la chaise longue où elle était étendue, des linges
humides sur le front pour prévenir une migraine. D’une voix tremblante,
chargée de reproche, elle dit : « Tu peux tout à fait me parler sans me
dévisager, mon chéri. Il n’est pas indispensable que nous soyons toujours
face à face. »
Obsédée par son visage. Dirk eut envie de rire, mais était-ce drôle ?
Plus tard dans la soirée, lorsque Claudine se sentirait plus forte, ils
dîneraient aux chandelles dans une pièce du rez-de-chaussée plongée dans
la pénombre. Mais, là encore, Dirk aurait interdiction de la dévisager.
À l’exception d’Ethel, personne, manifestement, n’était plus autorisée
à la voir face à face.
Dirk détestait que sa mère séduisante, sensible, sombre dans ces
bizarreries. À soixante-trois ans à peine !
Claudine l’assaillit de questions, comme toujours. Tous deux burent
une quantité appréciable de l’âpre vin rouge que Dirk leur servait. C’était
devenu une plaisanterie entre eux, l’étonnement récurrent que manifestait
Claudine devant son verre vide.
Dirk fit allusion à l’« épreuve » qu’il avait vécue aux Chutes. Les
recherches menées pendant sept jours pour retrouver un jeune homme qui
avait sauté dans les Horseshoe Falls. En qualité de volontaire, Dirk y avait
participé… dans une certaine mesure.
Claudine dit, avec un frisson désapprobateur : « Cela te ressemble
bien, mon chéri, de t’occuper d’inconnus. Et dans une aventure exécrable de
ce genre. » Née dans la région de Niagara Falls, elle éprouvait la plus
grande indifférence pour les Chutes et méprisait les touristes « du monde
entier » qui s’y pressaient en masse ; il se pouvait même qu’elle ne les eût
jamais visitées. (« J’ai vu des cartes postales, en tout cas. Impressionnant, si
l’on aime ce genre de choses. ») Comme tous les autochtones, Claudine
avait toujours entendu parler des suicides, mais elle les attribuait à des
échecs amoureux ou professionnels, ou à la folie pure et simple ; ils
n’avaient rien à voir avec elle. Si elle connaissait l’existence de son
légendaire risque-tout de beau-père, Reginald Burnaby, qui avait fait un
plongeon mortel dans les gorges en 1872, elle n’y faisait jamais allusion,
même par plaisanterie.
Le père de Dirk, Virgil Burnaby, avait été élevé dans des conditions
inhabituelles : sa jeune mère et lui avaient été recueillis par un banquier et
philanthrope de Niagara Falls, un officier de la Christian Charities Alliance,
nommé MacKenna.
Cela ressemblait bien à Claudine de ne montrer qu’un intérêt limité
pour les épreuves récentes subies par son fils. Dirk savait que ses sœurs
avaient envoyé à leur mère des coupures de journaux et de revues, et
qu’elles n’avaient sûrement pas manqué de lui indiquer sa silhouette
indistincte sur certaines photos. Mais Claudine avait sans doute tout jeté
sans rien lire. « “La Veuve blanche des Chutes”… j’ai vu ce titre vulgaire.
Cela m’a suffit. »
Plus tard, lorsque Dirk essaya de ramener la conversation sur les
Chutes, Claudine réagit avec irritation : « Un suicide de plus ou de moins,
quelle importance ? Je t’en supplie, Dirk, ne gâche ce charmant dîner en
mettant ces horreurs sur le tapis comme un vieux chat. »
Dirk sourit. Claudine n’était pas du genre à supplier.
Encore plus tard, alors qu’elle abordait le sujet habituel, mélancolique,
du mariage de Dirk, de son installation à Shalott avec sa femme et ses
enfants, Dirk signala en passant qu’il avait rencontré une femme la semaine
précédente, à Niagara Falls.
« Une fille de pasteur. Elle habite Troy. Pas très religieuse, cela dit. Un
professeur de musique, en fait. » Mais Claudine, qui sirotait un whisky
allongé d’eau, ne parut pas entendre.
Ce soir-là pourtant, avant de monter se coucher, elle remarqua
sèchement : « Nous n’avons jamais connu personne à Troy, Dirk. Jamais. »
1. « Mes yeux ont vu la gloire de l’avènement du Seigneur ; / Il foule la vendange des raisins de Sa colère ; / Il déchaîne
la fulgurance… » Battle Hymn of the Republic, chant de la guerre de Sécession. (N.d.T.)
2. « … De Son épée redoutable » (N.d.T.)
7 juillet 1950
Elle dirait oui. Oui avec son petit corps ardent de chat maigre épousant
celui de l’homme. Oui à son beau visage pareil à une lune. Oui à ses yeux
nickel étonnés. Oui à sa voix, un baryton profond et naturel. Oui à ce
qu’elle percevait finement comme la bonté de cet homme, sa droiture. Oui à
sa bouche qu’un mot inconsidéré de sa part pouvait blesser. Oui à son
courage. À son audace. Car elle avait été mariée à un autre homme, même
si elle n’avait pas été sa femme. Un autre homme l’avait épousée, même s’il
ne l’avait pas aimée. Elle était vierge en amour et vierge dans sa chair
quoiqu’elle eût senti la semence de son jeune mari couler acide et brûlante
comme de la bile sur son ventre, et dans les poils humides et broussailleux,
entre ses jambes. Mais oui, elle épouserait Dirk Burnaby. Oui au bouquet de
fleurs des champs. Oui aux caresses de ses grosses mains douces, et de sa
langue. Oui à la chaleur, à la solidité, à la taille et au poids étonnants de son
pénis. Cette pensée aurait paru à Ariah une heure auparavant, avant deux
rapides verres de champagne, la plus interdite de toutes. À présent, c’était la
plus luxuriante, la plus charmante des pensées. Oui aux baisers, aux
morsures de sa bouche. Oui à ses épaules, ses cuisses, son dos musclés-un-
peu-empâtés. Oui à ses cheveux tombant sur son visage, et sur le sien. Oui
bien qu’une partie d’elle-même sût qu’il la quitterait, lui aussi. Oui bien
qu’une partie d’elle-même sût qu’elle était damnée. Oui bien qu’étant
damnée, elle ne méritât pas un tel bonheur. Oui bien qu’étant damnée, elle
se moquât pas mal de savoir si elle méritait le bonheur ou si elle était
damnée. Oui à l’intelligence évidente de cet homme. Oui à ses bonnes
manières et à son sens de l’humour. Oui parce qu’il les faisait rire tous les
deux, sans en avoir l’intention. Oui parce que son rire était un rire franc et
profond qui empourprait son visage gamin. Oui à son poids se coulant sur le
sien. Oui à cette fluidité, qu’elle n’aurait pu prévoir. Qu’elle n’aurait pu
imaginer. Oui au risque de grossesse, qui ne préoccupait pas davantage
Ariah dans la soudaineté du moment qu’il n’aurait préoccupé n’importe
quelle être femelle dans le feu de la première copulation. Dans le feu du
premier amour. Dans le feu, la frénésie, la folie du premier amour. Oui bien
que (dans sa morbidité) elle vécût dans la terreur d’être déjà enceinte des
suites de sa désastreuse nuit de noces. De cet unique jaillissement de
sperme acide et brûlant comme de la bile. Mais oui au désir nu de cet
homme pour elle. Oui à son odeur de pain au four. Oui à ce qui brillait dans
ses yeux, son amour pour elle. Oui au fait (elle le savait !) qu’il la
connaissait à peine. Oui à cette sensation dans ses reins comme une flamme.
Oui au fait qu’elle montait plus haut, toujours plus haut, comme le jet d’une
fontaine. Oui au fait que cela la fît gémir, crier. Oui bien que sa bouche dût
être hideuse, béante ainsi. Les lèvres retroussées sur ses dents serrées. Oui à
l’homme qui lui faisait si agréablement l’amour, comblant son corps qui
était à la fois petit et infini, inépuisable.
DEUXIÈME PARTIE
MARIAGE
Ils se marièrent…
Ils se marièrent.
Un mariage précipité, fin juillet 1950.
« Pas le temps pour des fiançailles. Dirk et moi ne croyons pas à ces
usages bourgeois. »
Ariah parlait d’un ton haletant, se mordant la lèvre pour ne pas rire.
Et, comme le disait Dirk Burnaby, la mine plus sombre : « Quand il
s’agit d’un coup de foudre, autant se rendre. On est condamnés. »
Condamnés au bonheur ! Les amoureux y croyaient.
Ils se marièrent, et le restant de leur vie serait une lune de miel. Ils en
étaient sûrs !
3
Aménorrhée. Lente à mûrir.
Se disant que cela ne signifiait rien, ces semaines de retard.
Des mois de retard, en fait…
Elle avait toujours été mince, voire maigre. Une de ces filles nerveuses
tout en coudes. Ces filles-là ne tombent pas enceintes.
Pourtant : Ariah devait concéder qu’elle prenait du poids. Son ventre
était étrangement ballonné. Ses pingres petits seins grossissaient et leurs
pointes devenaient sensibles, elle devait en convenir bien que ce fût absurde
et qu’elle refusât d’y penser.
Elle avait été vierge. Gilbert avait répandu son sperme acide, furieux et
brûlant à l’extérieur (pas à l’intérieur) du corps de sa jeune épouse. Elle le
savait ! Elle l’aurait juré ! Elle avait été un témoin involontaire.
« Cela n’a pas pu faire un bébé. Je ne crois pas. »
Ils étaient mariés, on était en 1950 et mari était absent une bonne partie
de la journée, du lundi au vendredi. Épouse était à la maison. Épouse
commençait à se sentir seule, même après s’être remise à donner des leçons
de musique.
(Uniquement des leçons de piano, et à des élèves très jeunes. Elle en
avait eu de plus âgés et de beaucoup plus talentueux à Troy, et ils lui
manquaient. À Niagara Falls, personne ne la connaissait dans le milieu
musical.)
Dirk téléphonait consciencieusement de son bureau en fin de matinée,
en milieu d’après-midi et parfois, s’il devait travailler tard ou aller prendre
un verre avec un client, vers 18 heures. « Allô, ma chérie ! Tu me
manques. » Son ton était tendre, plein d’amour, de regret. Il était
sincèrement désolé d’être en retard pour le dîner. Ariah lui disait de ne pas
s’inquiéter, qu’elle l’attendrait. Dès qu’elle entendait sa voiture s’arrêter
dans l’allée, elle préparait son apéritif : un martini on the rocks.
Et un autre pour Ariah. Elle commençait à prendre goût à ces petites
olives !
Sa voix à elle était basse, séductrice. Elle s’entendait murmurer au
téléphone des paroles qu’elle n’aurait jamais osé prononcer devant son
mari.
« Oh, chérie. » Dirk gémissait, comme un homme qui se tortille dans
ses vêtements. « Moi aussi. »
À ceci près que fin mars, à Niagara Falls, État de New York, il gelait,
ventait et neigeait comme il n’avait cessé de le faire depuis Thanksgiving.
Les perce-neige et les crocus qui, au 7, Luna Park et de l’autre côté de la
rue, dans le petit parc clos de grilles, avaient osé fleurir prématurément
s’étaient vus brutalement recouverts d’une nouvelle couche de neige
grisâtre.
On insistait beaucoup sur le fait qu’il était tombé deux mètres
soixante-quatorze de neige dans la région, cet hiver-là. La majeure partie de
cette neige n’avait pas encore fondu le 26 mars.
Alors qu’ils revenaient de l’hôpital, dans le feu de son exaltation,
Ariah demanda à Dirk de passer par le fleuve pour que leur fils d’une
semaine, Chandler, voie les Chutes.
« S’il te plaît, mon chéri ? Il s’en rappellera peut-être toute sa vie. Ce
sera peut-être son premier souvenir visuel. »
Dirk hésita peut-être un court moment. Les humeurs de sa femme
étaient capricieuses et impénétrables, mais néanmoins – il avait pu s’en
rendre compte – déterminées par une logique souterraine aussi solide et
inflexible que les poutres d’acier sous le béton coulé d’un pont. Et Dirk était
si hébété de joie, d’émerveillement, de soulagement, par la naissance d’un
fils en bonne santé que, naturellement, il céda.
Il était rasé de près. Il avait fait couper ses cheveux hirsutes. Pendant
plusieurs jours, il avait été un homme échevelé, égaré. Mais c’était fini.
À cette période de l’année, les Chutes étaient aussi désertes que la
lune. À l’exception d’un chasse-neige municipal solitaire qui progressait
péniblement dans Prospect Park en crachant une fumée noire, il n’y avait
personne.
« Pas de touristes ! Quel plaisir ! »
Dirk entra dans le parc et se gara à Prospect Point. Il laissa le moteur
allumé et le chauffage à fond. L’arrière de la Lincoln Continental était
presque entièrement occupé par des fleurs, tulipes, hyacinthes, narcisses, un
peu trop épanouies mais encore parfumées, festives. C’étaient les fleurs de
la chambre d’hôpital d’Ariah, et la plupart lui avaient été apportées par
Dirk.
Fred Astaire apportant des fleurs à sa chère Ginger Rogers. Sa
partenaire rousse, qui ne dansait plus pour l’instant. Mais qui revivrait
bientôt.
Rapportant à la maison un bébé si petit, et pourtant, en dépit de ses
deux kilos trois cents, si parfaitement formé, que Dirk savait que sa vie
serait désormais comblée. Oui, pour toujours !
Un vent du nord soufflait du Canada, et ce qu’ils voyaient du ciel avait
le bleu vif céramique de l’hiver. Encore affaiblie et pâle après l’épreuve
subie, onze heures de travail, des pertes de sang alarmantes, une infection
nosocomiale courte mais fébrile, Ariah gazouillait et embrassait le bébé
rougeaud. « Tu vois, mon chou ? Papa et maman t’ont amené aux Chutes. »
Elle rit et souleva Chandler, les bras légèrement tremblants. (Dirk la
surveillait de près. Il l’aiderait à tenir le bébé, si nécessaire. À l’hôpital, en
proie à une fièvre délirante, Ariah avait crié certaines choses. Des
avertissements, pouvait-on dire. Il serait donc averti et vigilant.)
Chandler était douillettement emmailloté dans une petite couverture de
cachemire bleu, et ses mains miniatures, remuantes, protégées par des
moufles de la même couleur. L’air perplexe, il regardait par le large pare-
brise de la voiture, minuscule bouche de poisson baveuse, et yeux ronds
protubérants. Il clignait et plissait les yeux. Son visage était un petit visage
de poupée caoutchouteux avec un front étrangement incliné, pareil à une
portion de fromage, trouvait Ariah, et un menton fuyant qui faisait penser à
quelque chose de fondu, mais c’était un beau bébé, leur bébé à Dirk et à
elle, et il valait bien tout ce sang perdu.
« Il voit, fit Ariah avec animation. Il n’a pas seulement les yeux
ouverts, je veux dire. Il digère ce qu’il voit. On a l’impression qu’il dévore
le paysage avec ces yeux-là. »
On aurait presque cru, en effet, que Chandler comprenait ce qu’il
voyait. Là où la brume montait des gorges, des filigranes de glace s’étaient
formés sur les chênes et les ormes dénudés de la rive, scintillant au soleil
tels des trilles de Mozart. Comme dans un conte de fées, un pont de glace
s’était formé au-dessus du Niagara, et des arcs-en-ciel fantomatiques
apparaissaient et disparaissaient en l’espace d’un clin d’œil. Même par ce
froid glacial, une brume vaporeuse, brûlante semblait-il, continuait de
s’élever.
C’étaient les American Falls qu’ils regardaient. Les Horseshoe Falls,
plus imposantes, étaient plus loin, au sud et à l’ouest de Goat Island,
invisibles de la voiture de Dirk, sinon sous la forme d’un brouillard confus.
Pendant plusieurs minutes, ils restèrent silencieux.
Chandler gigotait, murmurait. Ses petits poings gantés battaient l’air.
Ce serait un bébé curieux, enclin à la nervosité, aux pleurnicheries. Il avait
le visage plissé par une sorte d’anxiété animale. Sa bouche de poisson béait.
Bientôt il exigerait d’être nourri de nouveau : allaité. Allaiter était une
expérience nouvelle, étonnante et intense pour Ariah, une expérience
amoureuse à laquelle la jeune mère n’avait pas été préparée.
Elle souriait d’un air rêveur en y pensant.
Au bout d’un moment, elle dit : « Qu’est-ce qui nous a amenés ici, à
ton avis, Dirk ? Tous les trois. »
Son ton était neutre, prosaïque. Elle aurait pu être une cliente posant
une question pratique à son avocat. Elle pressait le poids tiède de Chandler
contre sa poitrine, appuyait ses lèvres un peu gercées contre son crâne. Il
portait un petit bonnet tricoté que des parents de Dirk leur avait offert, mais
la chaleur de sa peau montait jusqu’aux lèvres d’Ariah.
« Ce qui nous a amenés ici… ? Littéralement parlant, ma chérie, c’est
moi. À ta demande. »
Dirk parlait d’un ton léger, parce que c’est ainsi qu’il faut parler à une
jeune mère dans un moment comme celui-là.
Mais Ariah s’obstina, car Ariah s’obstinait toujours. « Qu’est-ce qui
nous a amenés tous les trois à cet endroit-ci, voilà ce que je veux dire. Et à
ce moment-ci ? Alors qu’il y a tout l’univers et une infinité d’instants ? »
Il était un peu pénible pour Ariah de parler aussi longuement. À
l’hôpital, dans sa chambre particulière aux murs blancs où s’amoncelaient
les fleurs, et dans la salle d’accouchement, elle avait hurlé, imploré,
menacé. Elle avait la gorge à vif après les cris et les gémissements
gutturaux, les cris d’animal à l’agonie, qui lui avaient été arrachés.
Dirk dit, du même ton léger et insistant : « Tu sais ce qui nous a
amenés ici : l’amour.
– L’amour ! Oui, je suppose. » Elle réagit comme si cette idée ne
l’avait pas effleurée. Caressant la main d’Ariah, en coupe sous la tête du
bébé, l’aidant à tenir la tête du bébé de sa grosse main un peu maladroite,
son mari la contempla de côté, à la dérobée, comme il l’avait regardée dans
son lit d’hôpital, et sentit son cœur se contracter. L’amour qu’il éprouvait
pour elle et pour leur enfant le submergea avec une telle force qu’il ne put
parler.
« L’amour n’est pas une force inférieure à celle de la gravité dans
l’existence, n’est-ce pas ? poursuivit Ariah, les sourcils froncés. La
“gravité” ne se voit pas non plus.
– Chandler et toi, vous êtes visibles, dit Dirk en souriant. Moi aussi, je
suis tout ce qu’il y a de visible. »
Il se tapota le ventre. Il avait perdu près de cinq kilos depuis l’entrée
d’Ariah à l’hôpital, mais il aurait supporté sans problème d’en perdre cinq
de plus.
Ariah s’obstina. « L’amour est une question de chance, un coup de dés.
– Une partie de poker, plutôt. Les cartes te sont distribuées, mais un
bon joueur en obtient toujours de bonnes. Et un bon joueur sait quoi en
faire. »
Ariah lui sourit, ravie de cette réponse.
« Un bon joueur sait quoi en faire. »
Elle tira par jeu sur les doigts de Dirk, réunis en coupe sous la tête de
Chandler. La paume seule de cette main était assez grande pour tenir leur
bébé, sans autre soutien. Elle dit, de sa nouvelle voix, rauque, méditative :
« Tu ne me quitteras pas avant un moment, maintenant, je pense ?
Maintenant que Bébé est là.
– Pourquoi dis-tu des choses pareilles, Ariah ? »
Offensé, Dirk s’écarta.
Ariah regarda son mari avec un étonnement innocent. Son large et
séduisant visage, fatigué par l’épreuve de la semaine écoulée, le visage d’un
gamin américain forcé de grandir trop vite, était plissé de contrariété. Ariah
ne comprenait sincèrement pas pourquoi.
À cet instant précis, Chandler commença à gigoter et à babiller avec
plus d’insistance, emplit d’air ses minuscules poumons et se mit à brailler.
Par chance, c’était l’heure de la tétée.
« Tes parents sont vraiment des gens bien. » Dirk parlait avec son
enthousiasme habituel, et Ariah ne détecta pas la moindre trace d’ironie
dans son ton, ni sur son visage souriant. Elle savait qu’il pensait Si
différents de ma mère et donc bien sûr les Littrell pouvaient lui paraître des
beaux-parents idéaux.
« Eh bien, ce sont des chrétiens, cela ne fait pas de doute. »
Elle parlait d’un ton léger. Non, elle n’était pas sarcastique !
En fait, elle était heureuse, très heureuse, que son mari, en hôte
toujours courtois, se montre aussi aimable avec ses parents. Cela lui
permettait de se taire lorsqu’elle le souhaitait. Cela lui donnait la possibilité
de s’éclipser avec Chandler pour aller faire un petit somme.
Elle aimait qu’en présence de son gendre, grand, plein d’assurance, qui
parlait avec désinvolture et autorité d’affaires, de politique, d’économie, de
droit, et qui semblait en savoir long sur le développement imminent de
l’« hydroélectricité » dans la région du Niagara, le révérend Littrell eût
tendance à se montrer respectueux. « Oui. Je vois. Ah ! je vois. » Alors qu’à
Troy il aurait affirmé sa personnalité, ici à Luna Park il était réservé. Dirk
Burnaby appartenait à une classe sociale inconnue des Littrell, ses
croyances religieuses étaient indéfinies, et son sens de l’humour difficile à
décoder. Même Chandler était imprévisible. Le plus souvent, lorsqu’il
rivalisait avec grand-maman Littrell pour capter l’attention fantasque de son
petit-fils, grand-papa perdait. L’enfant dévisageait le vieil homme avec
curiosité, sans sourire, en clignant lentement les yeux. Quelquefois, il
repoussait grand-papa avec frénésie. Sur le visage de son père, Ariah voyait
alors apparaître une expression sincèrement désemparée.
Le pouvoir qu’a un enfant inconscient de rejeter. De survivre.
C’est ainsi qu’une génération en enfonce une autre dans la terre. La
réduit en os, en poussière. L’enfouit dans l’oubli. Avec un sourire cruel,
Ariah se disait que la promesse du ciel devait compter bien peu lorsqu’on
avait perdu la terre.
« Chandler ! Vilain garçon. Grand-papa va te faire la lecture, tu vois ?
Tiens, voilà le livre du Grand Lion, ton préféré. » Gaiement, Ariah traînait
son fils jusqu’à son père et le déposait sur le canapé à côté du vieil homme,
qui souriait gauchement.
Ariah avait peur sur l’eau, et n’aimait guère être ballottée sur le
Walkyrie, remonter et descendre le fleuve agité jusqu’au lac Érié et retour ;
pour l’amour de Dirk, cependant, elle feignait de prendre plaisir à ces
excursions, ou à peu près. Elle prévoyait un temps où elle resterait à la
maison, et laisserait Dirk et Chandler naviguer ensemble ; mais ce temps
n’était pas encore tout à fait venu.
Ce fut toutefois une fête lorsque Dirk invita ses beaux-parents à une
promenade en yacht jusqu’au lac Érié, à huit kilomètres au sud, puis à un
dîner sur la splendide terrasse du Yacht Club de Buffalo. Ariah éprouva une
sorte de fierté en voyant l’impression produite sur son père par le grand
yacht blanc aux lignes pures, lorsqu’il le découvrit dans la marina. Elle
supposa qu’il se demandait combien il pouvait coûter. (Jamais il n’aurait pu
le deviner.) Mme Littrell était agitée, inquiète. Il y avait tant d’autres
embarcations sur le fleuve par cette belle journée ventée, des voiliers, des
yachts, des vedettes, ne risquait-on pas une collision, les vagues n’allaient-
elles pas submerger et retourner leur bateau ? Elle était réellement effrayée,
parlait bas, d’un ton gêné, par crainte que son gendre n’entende.
« Impossible, mère, dit Ariah avec désinvolture. Dirk est un yachtman
expérimenté. » Yachtman ! Avec quelle facilité elle prononçait ce mot, elle
qui, avant Dirk Burnaby et sa nouvelle vie aux Chutes, n’avait jamais vu un
navire comme le Walkyrie, sans parler de monter sur un pont aussi
luxueusement équipé. En tout cas, une fois sur le fleuve, Ariah et Mme
Littrell restèrent dans la cabine avec Chandler. Le vent était incessant sur le
Niagara ; Dirk tenait à naviguer à une certaine allure ; il détestait « se
traîner » ; lorsque des nuages obscurcissaient le soleil, la température
baissait de plusieurs degrés. Ariah regardait avec inquiétude les nuages qui
s’amoncelaient au-dessus du lac vers lequel ils se dirigeaient, mais elle ne
dit rien à sa mère, bien entendu. Dans la région des Grands Lacs, le temps
changeait vite : les météorologues se trompaient en permanence. Chandler
adorait le grand bateau de papa mais, à force de surexcitation, il se fatiguait
vite. Il devenait alors grincheux, irritable, pleurnicheur, capricieux. « C’est
un enfant nerveux et sensible, dit Mme Littrell d’un ton protecteur. Il tient
de sa mère.
– C’est comme ça que tu me vois, mère ? fit Ariah en riant. Nerveuse,
sensible ? » Elle ne savait pas si elle devait s’estimer flattée ou insultée.
Elle se sentait diablement fière d’elle-même, depuis qu’elle était mère.
Pendant quelque temps après la naissance de Chandler, elle n’avait pas
été elle-même, pouvait-on dire. Épuisée, mélancolique. Avec l’envie de se
blottir dans un nid de couvertures et de s’y cacher. Mais elle ne l’avait pas
fait, hein ? Ses petits seins durs s’étaient gonflés de lait comme des ballons,
un lait délicieux qui exigeait d’être tété.
Mme Littrell disait : « Mais très douée aussi, Ariah. Très…
intelligente. Un peu mystérieuse. C’est ce que ton père et moi avons
toujours pensé. »
Mystérieuse ! Voilà qui plaisait mieux à Ariah.
« Et en quoi Chandler ressemble-t-il à son père, d’après toi ? demanda-
t-elle.
– À son père ? Eh bien… il a ses yeux, je crois. Et il a quelque chose
de Dirk dans la bouche. La forme de la tête. » Mais elle semblait hésitante.
« Lorsqu’il est né, Chandler avait les cheveux bruns, dit Ariah. Des
mèches noires pareilles à des algues. Maintenant ils deviennent plus clairs,
comme ceux de Dirk. Je crois qu’il lui ressemblera en grandissant. Il aime
les chiffres, et Dirk dit que lui aussi jouait avec les chiffres à son âge.
D’après la mère de Dirk, Chandler ressemble beaucoup à son fils au même
âge. » C’était un mensonge si stupéfiant qu’Ariah ne parvenait pas tout à
fait à croire qu’elle en était l’auteur. « Chandler est né quelques semaines
avant terme, bien sûr, et il a du retard à rattraper. Mais il le fera. »
Dieu merci, Ariah ne se faisait plus de souci sur l’identité du père de
son bébé. Elle ne se rappelait plus que vaguement ses inquiétudes, comme
une scène confuse d’un film vu longtemps auparavant. En observant Dirk
en compagnie de Chandler, on savait qu’ils étaient père et fils. Chandler
adorait son papa, et papa l’adorait. Rétrospectivement, Ariah voyait dans
son anxiété un symptôme de sa grossesse, au même titre que les nausées
matinales ou les envies alimentaires (bouillie d’avoine froide, sandwiches
aux pickles, fish fingers à la moutarde, brioche de la boulangerie
DiCamillo). Les mères qui attendent leur premier enfant imaginent le pire,
lui avait assuré le Dr Piper. Elles imaginent qu’elles risquent de donner le
jour à des bébés difformes, à des monstres. Ariah, au moins, n’avait pas été
folle à ce point.
Grognon, Chandler avait repoussé son jeu de chiffres et fini par
s’assoupir. Mme Littrell regardait par le hublot de la cabine, fouetté
d’embruns, les deux hommes sur le pont. « Je n’aurais jamais cru voir de
mon vivant ton père porter un gilet de sauvetage, remarqua Mme Littrell.
Comme un capitaine au long cours. » Elle tâcha de rire, bien que, dans le
sillage d’une énorme péniche des Grands Lacs passée dangereusement près,
le Walkyrie commençât à tanguer. Avec un sourire livide, Mme Littrell dit :
« Tu as épousé un homme vraiment merveilleux, Ariah. Tu as eu raison de
ne pas désespérer. »
Ne pas désespérer ? Était-ce donc cela son amour pour Dirk ?
« Oui, mère. Ce n’est pas la peine d’en discuter. »
Ariah ferma les yeux. Ce damné bateau ! Qui tanguait, roulait. C’était
le mal de mer qu’elle redoutait, plus que la noyade.
Mais Mme Littrell s’obstina, éleva la voix pour couvrir le bruit du
moteur. « Oh ! Ariah. Les voies de Dieu sont impénétrables, comme dit la
Bible.
– Dieu a peut-être tout simplement un sens de l’humour tordu », dit
Ariah.
SANS AVERTISSEMENT !
En octobre 1953, un après-midi de semaine, trop tôt pour qu’il s’agisse
de son élève de piano, la sonnette retentit et Ariah alla ouvrir. Elle
n’éprouvait qu’une légère inquiétude. À cette heure-là, ce n’était ni le
facteur ni non plus un livreur. Ariah n’était pas en assez bons termes avec
ses voisins de Luna Park pour que l’un d’eux lui rende visite à l’improviste
et sans invitation. (Elle avait la réputation, supposait-elle, d’être froide,
distante. Et peut-être n’était-ce pas faux.) En dehors de quelques leçons de
piano par semaine, Ariah passait ses journées avec Chandler. Elle était une
mère dévouée, consacrée. Elle avait renvoyé la nurse irlandaise que Dirk
avait engagée pour elle, et diminué les heures de travail de la gouvernante
de Dirk. « C’est ma maison. Je déteste la partager avec des inconnus. » Elle
aimait observer Chandler à distance, regarder l’enfant jouer de longs
moments en oubliant entièrement la présence de sa mère. Il marmottait,
discutait, riait tout seul, fabriquait avec patience des tours, des ponts, des
avions remarquablement compliqués, puis, après une petite phrase
laconique (« Fini, maintenant ! ») imitant la voix de papa, il les faisait
s’écraser, se désintégrer, s’effondrer.
Ce jeu avait un nom secret, qu’il murmurait à l’oreille de maman si
elle promettait de ne rien dire : « Tremblement de terre ».
À deux ans et sept mois, Chandler était maigre, enclin à la
surexcitation nerveuse, timide et méfiant en présence des autres enfants. Il
avait un petit visage triangulaire de furet. Ariah lui trouvait aussi des yeux
de furet… fuyants, toujours en mouvement. « Regarde-moi, Chandler.
Regarde maman. » Et il lui arrivait alors de le faire, mais on voyait que son
petit cerveau fiévreux était concentré sur des affaires plus urgentes.
Avant qu’Ariah eût atteint la porte, la sonnette retentit de nouveau,
impérieuse. Ariah était contrariée lorsqu’elle ouvrit. « Oui. Que voulez-
vous ? » Sur le perron se tenait une femme d’un certain âge, élégamment
vêtue, parfumée, familière comme un mauvais rêve à demi effacé.
Quelqu’un qu’Ariah n’avait jamais vu mais que néanmoins elle connaissait
(elle le savait !).
En bougeant bizarrement les lèvres, cette femme lui annonça, avec une
diction volontairement recherchée, une voix qui semblait ne pas avoir servi
depuis un certain temps : « Ariah, bonjour. Je suis la mère de Dirk, Claudine
Burnaby. » Feignant de ne pas remarquer la stupéfaction et la consternation
d’Ariah, elle lui tendit une main molle et gantée. La pression de ses doigts
fut quasi inexistante. Elle regardait Ariah derrière des lunettes de soleil si
sombres qu’on ne voyait même pas briller ses yeux. Sa bouche était d’un
rouge ardent de voiture de pompier, mais récalcitrante au sourire.
Elle ! La belle-mère.
Un long et terrible moment, Ariah resta figée. C’était le genre de
rencontre improbable, invraisemblable, qu’une belle-fille à l’esprit morbide
avait peut-être déjà imaginée, en plus de trois ans de mariage, mais
maintenant qu’elle se produisait, elle se produisait manifestement pour la
première fois ; et la belle-mère menait le jeu.
Garée le long du trottoir, aussi solennelle qu’un corbillard, une voiture
avec chauffeur.
Ariah entendit sa voix trébucher comme celle d’une chanteuse
amateur. Elle cherchait des notes inexistantes. « Madame Burnaby ! B…
bonjour. Entrez… je vous prie. »
La femme eut un rire aimable. « Oh ! voyons, ma chère… nous ne
pouvons être “Mme Burnaby” toutes les deux. Pas en même temps. »
Ariah réfléchirait après coup à cette remarque, comme quelqu’un
examine des coupures et des bleus qui lui ont été faits sans qu’il s’en rende
vraiment compte.
Ariah bégaya que Dirk n’était pas là, qu’il serait désolé de l’avoir
manquée, quoiqu’elle sût, dans un coin de son esprit, que Mme Burnaby
avait délibérément choisi une heure où Dirk serait absent, pourquoi donnait-
elle d’elle-même l’image de quelqu’un de naïf, d’obtus ? Elle proposa à
Mme Burnaby de la débarrasser, prit maladroitement son manteau, une cape
de laine en fait, moelleuse, d’une couleur exquise de fleurs de bruyère,
assortie au tailleur que Mme Burnaby portait au-dessous ; un tailleur qui
évoquait la mode du milieu des années quarante, épaules carrées, taille
étroite et jupe évasée tombant à mi-mollet. Sur ses cheveux raides d’un
blond métallique, Mme Burnaby portait un chapeau de velours noir, orné
d’un petite voilette vaporeuse. Une odeur de gardénias fanés et d’antimite
flottait autour d’elle. Ariah était profondément humiliée d’apparaître à cette
femme comme quelqu’un qui s’était beaucoup laissé aller depuis son
mariage. Elle portait un vieux cardigan, un pantalon informe et des
« mocassins » si usés au talon que c’étaient en fait des sortes de mules. Elle
avait encore sur les revers de son pantalon des taches qui dataient d’une
séance de peinture d’œufs de Pâques vieille de plusieurs mois. Et bien
entendu ses cheveux (grisonnants) étaient tirés en arrière de la manière la
moins seyante, et avaient besoin d’un shampooing. Elle avait l’intention de
faire un brin de toilette avant l’arrivée de son élève à 5 heures…
Mme Burnaby semblait toutefois à peine consciente de la présence
d’Ariah ; elle regardait ostensiblement autour d’elle. « Cela fait des années.
Dirk ne m’invite jamais. Il a toujours été un enfant étrange, vindicatif, gâté
dès le berceau. Personne ne s’attendait qu’il se marie. Il y a des raisons de
se marier, bien sûr, et certaines sont bonnes. Vous avez changé le papier
peint, je vois. Et le carrelage est neuf. Avant vous, aucune d’elles n’a
vraiment habité ici, pour autant que je sache. Remarquable. “Dirk se marie,
mère”, voilà ce que mes filles m’ont dit. “Tu ne devineras jamais avec qui
parce que tu ne lis pas les journaux.” C’est l’idée qu’elles se font de
l’humour. Et qui avons-nous là ? » Sur ses escarpins à hauts talons, vacillant
très légèrement, Mme Burnaby entra dans la salle de séjour, où, surpris,
Chandler, qui jouait avec son jeu de construction Tinkertoy, leva les yeux.
La femme bavarde aux cheveux d’un blond métallique, à la bouche rouge
vif et aux lunettes noires miroitantes se dressait au-dessus de lui comme une
apparition.
« C’est… Chandler ? dit-elle, en prenant un ton gai. Je pense que
oui. »
Ariah courut s’accroupir près de Chandler qui regardait Mme Burnaby
en silence, les yeux écarquillés. En faisant mine de le caresser, elle arrangea
sa tenue et lissa ses très fins cheveux rebelles. « Chandler, c’est grand-
maman Burnaby. La maman de papa. Dis bonjour à… »
Mme Burnaby coupa d’un ton aimable mais ferme : « “Grand-mère
Burnaby”, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Je ne me sens la “grand-
maman” de personne. »
Ariah bafouilla : « G… grand-mère Burnaby. Dis bonjour, Chandler. »
Chandler fourra ses doigts dans sa bouche, pressa son petit corps
maigre contre sa mère comme s’il voulait se cacher dans le creux de son
bras, regarda sa grand-mère en clignant les yeux et murmura, d’une voix à
peine audible, quelque chose comme « B’jour ».
Avec sa voix de maman, Ariah dit, comme si c’était une nouvelle
étonnante, merveilleuse, que Chandler ne pouvait apprendre qu’avec
ravissement : « Cette dame est ta grand-mère Burnaby, Chandler. Tu n’as
jamais rencontré grand-mère Burnaby, n’est-ce pas ? Quelle agréable
surprise qu’elle soit venue nous voir ! Qu’est-ce que tu dis quand des gens
viennent te voir, chéri ? Un petit peu plus fort, mon biquet… “Bonjour”. »
Chandler essaya de nouveau, en se recroquevillant. « B’jour.
– Bonjour, Chandler, dit Mme Burnaby. Tu es un grand garçon,
maintenant, n’est-ce pas ? Presque quatre ans ? Ou… pas tout à fait ? Et
qu’as-tu construit là, Chandler ? Une ingénieuse petite ville faite de bouts
de bois ? » La respiration de Mme Burnaby était audible, comme si elle
venait d’entrer en courant dans la pièce. Elle portait un sac à main en cuir et
un autre sac contenant des paquets-cadeaux ; elle le tendit à Ariah comme
on tendrait un objet encombrant à une domestique, sans la regarder. « Mais
pourquoi joues-tu ici, Chandler ? Tu dois bien avoir ta chambre de jeux au
premier ? Il y a sûrement une nursery dans la maison ? Cela ne doit pas être
très commode pour tes parents ni très agréable pour toi de jouer ici ? Tu
dois les gêner ? Et les meubles doivent te gêner aussi, Chandler, n’est-ce
pas ? »
La question semblait si pressante, Mme Burnaby parlait soudain avec
tant d’inquiétude et d’irritation qu’Ariah se sentit obligée de répondre,
tandis que Chandler se tortillait contre elle : « Oh ! Chandler joue où il veut.
Il joue en haut, et il joue ici. Parfois je joue avec lui, n’est-ce pas,
Chandler ? Et il se sert aussi des meubles d’une façon très maligne. Vous
voyez, madame Burnaby…
– Appelez-moi “Claudine”, je vous en prie. Comme je le disais, tout le
monde ne peut pas être Mme Burnaby en même temps.
– C… Claudine. »
Ariah eut envie de dire que c’était un beau nom, parce qu’elle le
pensait sincèrement, mais sa gorge se contracta, s’y refusa.
« Et vous êtes Ariah. La femme de Dirk, originaire de Troy. J’ai égaré
le nom de famille, pardonnez-moi. Votre père est prédicateur ?
– Pasteur. Presbytérien.
– Mais il prêche aussi, non ? À moins que l’on ne prêche pas dans cette
secte ?
– Eh bien, oui. Mais…
– Bien. Nous nous rencontrons enfin. J’ai vu des photos de vous,
naturellement. Mes filles m’en ont montré. » Mme Burnaby marqua une
pause, une pause appelant un sourire, ou un froncement de sourcils pensif.
Mais le visage de Mme Burnaby demeura inexpressif. « Vous êtes différente
sur chaque photo, ma chère ; et maintenant que je vous vois, eh bien… vous
êtes encore quelqu’un d’autre. »
Dirk et Ariah ne rendaient pas souvent visite aux sœurs mariées de
Dirk et à leurs familles. Ariah redoutait ces rencontres, généralement
centrées autour d’une fête : Thanksgiving, Noël, Pâques. Dès le début elle
avait senti la désapprobation, voire l’antipathie, de ses belles-sœurs Clarice
et Sylvia, et décidé de s’en moquer. À présent elle n’osait penser à ce
qu’elles avaient pu dire d’elle à leur mère.
Et comme c’était étrange que Claudine Burnaby parût à peine plus
âgée que ses filles, qui avaient la quarantaine.
À plusieurs reprises, Ariah avait invité sa belle-mère à s’asseoir mais,
chaque fois, celle-ci avait feint de ne pas entendre ; elle avait proposé de lui
servir un thé, mais Mme Burnaby semblait préférer rôder dans les pièces du
rez-de-chaussée, en demandant si telles tentures ou tels meubles étaient
nouveaux, et si Ariah les avait choisis ; elle déclara admirer le piano, qui
croulait sous les manuels d’exercices ; elle plaqua quelques accords
sonores, et Ariah grinça des dents comme si elle entendait des ongles crisser
sur un tableau. « Je jouais autrefois. Il y a longtemps. Avant la naissance des
enfants. » Elle passa ensuite dans la salle à manger, et jeta un coup d’œil au
jardin de derrière par les portes-fenêtres ; elle resta quelques minutes dans
la cuisine, tandis qu’Ariah attendait avec anxiété sur le seuil, consternée par
l’état de l’évier, de la cuisinière et du réfrigérateur. La femme de ménage
vient demain avait-elle envie de dire mais, bien que ce fût vrai, cela avait
l’air d’un mensonge. Ne me jugez pas sur les apparences ! avait-elle envie
de protester.
De retour dans la salle de séjour, Mme Burnaby s’assit à côté de son
petit-fils, avec la raideur d’un mannequin de cire dont les membres
inférieurs n’ont qu’une flexibilité limitée. Elle tenta de nouveau d’engager
la conversation avec Chandler. Elle sortit de son sac l’un des cadeaux
gaiement emballés, comme pour le tenter, mais Chandler se serra contre
Ariah, avec le même mouvement de recul que la première fois. Mère et fils
semblaient savoir à l’avance, à leur taille et leur relative légèreté, que les
cadeaux de Mme Burnaby étaient peu prometteurs. Des vêtements, des
animaux en peluche. Ariah appréhendait que Chandler se tortille entre ses
bras et lui échappe. Interrompu dans ses jeux, il devenait parfois grognon, et
parfois étrangement blessé, craintif. Il détestait tout particulièrement être
interrogé comme il l’était en cet instant par Mme Burnaby. Et cette grand-
mère était si étrange, si différente de son autre grand-mère ; elle l’observait
à travers des lunettes noires opaques et attendait qu’il lui sourie alors
qu’elle même ne lui souriait pas. La peau papier-de-verre de son visage était
lisse mais cireuse, et sa bouche était trop rouge, dessinée pour exagérer le
renflement de ses lèvres ou masquer leur minceur. Lorsqu’elle parlait, on
avait l’impression qu’elle avait dans la bouche des billes qu’elle essayait de
ne pas laisser échapper. Quand elle se penchait en avant pour lui caresser les
cheveux, Chandler reculait. Il aurait glissé hors de sa portée sur son
derrière, se serait esquivé dans l’autre pièce, si sa mère ne l’avait rattrapé
avec un petit rire gai.
« Il est timide, madame Burnaby. Il est… »
La visiteuse émit un son railleur, comme si « timide » était un code
qu’elle savait déchiffrer.
« Est-il timide avec son autre grand-mère ? Celle de Troy ?
– Il est très jeune, madame. Il n’aura trois ans qu’au printemps
prochain.
– Trois ans, répéta Mme Burnaby avec un soupir. Il verra le XXIe siècle.
Vous ne trouvez pas étrange qu’on puisse être aussi jeune, et être humain ?
Mais il est né avant terme, m’a-t-on dit. »
Ariah ne releva pas. Entendre Claudine Burnaby parler aussi
familièrement de Chandler, comme si c’était sa prérogative, la mettait mal à
l’aise.
Elle proposa de nouveau du thé ou du café et, cette fois, Mme Burnaby
dit : « Un whisky soda. Merci. » Ariah se réfugia dans la cuisine pour
préparer le whisky de sa belle-mère et, pour Chandler et elle-même, une
root beer. Quel soulagement d’être seule ! Elle entendait Mme Burnaby qui,
d’une voix forte, exubérante, encourageait Chandler à ouvrir ses cadeaux,
mais aucune réponse audible de son fils.
Pourquoi es-tu ici ? Que nous veux-tu ? Va-t’en, retourne dans ta toile
d’araignée.
Ariah se disait toutefois, bravement, que cette femme était la grand-
mère de Chandler et qu’elle avait peut-être certains droits. Il fallait laisser à
Chandler l’occasion d’acquérir une parente fortunée. Non ? C’était une
question d’ordre pratique. Ariah devait mettre ses préjugés de côté.
Mais mes préjugés, c’est moi ! J’aime mes préjugés.
Si forte, l’odeur du scotch de qualité de Dirk. Ariah envisagea un
instant de se préparer un whisky soda. Ou d’avaler une gorgée de scotch pur
en vitesse, là, dans la cuisine. Mais, dans son état d’énervement, les
conséquences risquaient d’être fâcheuses. Cette sensation pareille à une
flamme, provoquée par le whisky, si merveilleuse, trop merveilleuse peut-
être, qui donnait envie à Ariah de se serrer contre Dirk, et de faire l’amour.
Ou alors elle aurait envie de pleurer parce qu’elle se sentait seule. Elle
aurait envie de se mettre en quête d’un prêtre catholique (elle n’avait jamais
parlé de sa vie à un prêtre catholique) pour lui confesser ses péchés. Je suis
damnée, pouvez-vous me sauver ? J’ai poussé mon premier mari au suicide.
Et je me suis réjouie de sa mort ! Elle avait envie d’appeler Dirk à son
cabinet, de dire à sa secrétaire à la voix veloutée (amoureuse de Dirk
Burnaby, Ariah le savait) que c’était urgent, puis, quand elle l’aurait en
ligne, de hurler : Rentre à la maison ! Cette horrible femme est ta mère, pas
la mienne. Au secours ! Elle avait préparé le whisky soda de Claudine
Burnaby d’une main tremblante, et il sentait si bon qu’Ariah but une
gorgée, une toute petite gorgée à la bouteille avant de revisser le bouchon.
Cette sensation exquise, comme une flamme dans la gorge. Et plus bas.
Depuis la visite ratée à Shalott de l’été 1950, plus de trois ans
auparavant, Claudine Burnaby et le jeune couple n’avaient eu que peu de
contacts. À la naissance de Chandler, Ariah avait adressé un faire-part à
Mme Burnaby, qui avait répondu en envoyant des cadeaux luxueux à son
petit-fils, dont un coûteux landau imitant un modèle victorien, lourd, massif,
tarabiscoté et malcommode, que Dirk avait aussitôt descendu à la cave. Et
elle avait envoyé des cadeaux à Chandler pour Noël et Pâques. C’étaient
invariablement des paquets emballés directement par le magasin et adressés
à M. CHANDLER BURNABY. Il n’y avait pas de mot à l’intérieur, rien qui
reconnût l’existence des parents de Chandler. « Elle pense peut-être qu’il vit
seul dans l’ancien repaire de célibataire de son père », disait Ariah. Elle
plaisantait (bien sûr) mais Dirk, susceptible sur le sujet de sa mère, le
prenait mal. « Ma mère ne se porte pas bien. J’ai essayé de l’accepter, et tu
devrais faire de même. Elle n’est pas délibérément impolie. Elle vit dans
son propre univers confiné, comme une tortue dans sa carapace. » Mais une
tortue ne vit pas dans un univers confiné, objectait Ariah, une tortue vit
avec d’autres tortues et communique sûrement avec elles. Les tortues ne
contrôlent pas d’énormes sommes d’argent qu’elles n’ont pas gagnées mais
seulement héritées. C’était toutefois une opinion qu’Ariah n’était pas près
d’exprimer devant son irritable mari.
Elle s’agaçait de ce que les sœurs de Dirk, Clarice et Sylvia, ne cessent
de donner à leur frère des nouvelles de leur mère de nature à le contrarier.
Claudine était devenue une « incorrigible hypocondriaque ». Elle était
« pitoyable, pathétique ». Parfois pourtant, elle semblait être véritablement
malade, souffrir de migraines, d’infections respiratoires, de calculs biliaires.
(Personne ne peut imaginer des calculs, si ?) Claudine cherchait à
« manipuler » tous les Burnaby, à les plier à sa volonté. Elle n’avait
« strictement rien » sinon qu’elle était « cruelle et vindicative comme une
impératrice romaine ». Les deux sœurs (et leurs maris) avaient la conviction
que Claudine Burnaby jouait avec elles et avec leurs avocats, qu’elle les
poussait à présenter une requête devant un tribunal de district pour lui
extorquer une procuration afin de pouvoir, à ce moment-là, les traîner en
justice et faire un scandale. Outre Dirk et ses sœurs, un certain nombre
d’autres Burnaby et d’associés avaient part aux affaires de la famille, sur
lesquelles Ariah ne savait pas grand-chose, et désirait en savoir encore
moins. Biens immobiliers, investissements dans des usines locales, une
société de gestion de biens à Niagara Falls. Des brevets ? Dirk disait d’un
ton grincheux : « Nous n’avons pas besoin d’un sou de plus que ce que me
rapporte mon métier d’avocat. Et je ne veux pas en discuter. »
Ariah, qui n’avait aucune envie d’en discuter, se mettait sur la pointe
des pieds pour embrasser le visage exaspéré, empourpré, de son mari et
enlaçait ce qu’elle pouvait de sa taille.
Oh ! elle l’aimait. Aucun doute là-dessus.
Se disant à présent qu’elle pourrait peut-être se montrer polie, sinon
charmante, envers Claudine Burnaby ; peut-être même (en faisant appel à
son entraînement à l’amour chrétien, aux cours de catéchisme donnés
infatigablement par sa propre mère) réussirait-elle à éprouver de l’affection
pour cette femme. « Je vais essayer ! » Encore une petite – très petite –
gorgée du whisky moelleux de Dirk, et Ariah retourna dans la salle de
séjour où Mme Burnaby avait « aidé » son petit-fils à ouvrir deux de ses
cadeaux, qui contenaient effectivement des vêtements, destinés à un enfant
plus jeune. Chandler ne faisait qu’un effort minime pour feindre de s’y
intéresser, et montrait peu de curiosité pour les autres présents. Ariah espéra
pouvoir rattraper la situation. Mme Burnaby accepta son whisky soda sans
commentaire et but avidement, comme si c’était sa récompense, tandis
qu’Ariah s’accroupissait près de Chandler pour partager sa root beer avec
lui. Mais quelque chose avait changé dans l’atmosphère pendant l’absence
d’Ariah.
Mme Burnaby dit d’un ton ironique : « Lorsqu’on apporte des
cadeaux, c’est soi-même que l’on apporte. On montre ses sentiments,
comme on dit. Mais ils ne sont pas toujours les bienvenus. »
Ariah ouvrit la bouche pour protester. Mais le whisky qu’elle avait
avalé si vite dans la cuisine lui donnait soudain envie de rire.
Mme Burnaby poursuivit : « Je jouais du piano autrefois, mais pas
Chopin, Mozart ni Beethoven. Je n’avais pas la technique. On me préparait
à être une débutante… j’étais une “beauté”… pour employer une expression
de l’époque. Voilà au moins qui vous aura été épargné, Ariah. »
Ariah rit, cette fois : l’insulte était si maladroite. À moins que ce ne fût
pas du tout une insulte, mais un compliment détourné ? Mme Burnaby
remuait son whisky de l’index. « Mes filles et leurs maris espèrent hériter
de Shalott et du terrain qui va avec, mais Shalott doit revenir à Dirk. À un
fils. Dirk est le seul de mes enfants qui soit de taille à occuper cet espace.
Vous comprenez ? Même s’il m’a brisé le cœur. Même s’il n’est pas un fils
– ni probablement un mari – sur lequel on puisse compter. Comme vous
vous en rendrez compte, ma chère. »
Piquée, Ariah répondit doucement : « Je ne crois pas avoir envie de
discuter de mon mari avec vous, madame. Surtout en présence de son fils !
Vous le comprenez, j’espère ? »
Mme Burnaby but une autre rasade de whisky, sans prêter attention à
sa remarque. « D’après mes filles, vous êtes une pianiste amateur de talent.
Elles, elles vous ont entendue, manifestement. Voulez-vous jouer pour
moi ?
– Eh bien, un jour, peut-être. Pour le moment…
– Et vous “donnez des leçons” dans cette maison, comme vous en
“donniez” à Troy ? Avez-vous une raison pour cela, ma chère ?
– Pour donner des leçons ? J’aime enseigner aux jeunes élèves. Et puis
il… il me faut quelque chose à faire. En plus d’être épouse et mère.
– En plus d’être épouse et mère ! Et qu’en pense Dirk ?
– Pourquoi ne pas le lui demander, madame Burnaby ? Je suis sûre
qu’il vous le dira.
– Vous enseigniez la musique avant votre mariage, m’a-t-on dit. Avant
votre premier mariage. Je sais que vous avez été mariée plus d’une fois,
Ariah. Un veuvage prématuré. C’était plus courant pendant la guerre. Étant
donné les revenus de mon fils, il semble un peu étrange que sa femme
“donne” des leçons de piano, mais il se peut que je ne sache plus rien des
revenus de Dirk. Il a cessé de m’en tenir informé. Il a ses raisons, que
personne ne connaît. Cet insouciant garçon me doit encore douze mille
dollars mais, comme je ne lui fais pas payer d’intérêts, rien ne presse
l’emprunteur de rembourser sa dette. Oh ! vous paraissez étonnée, Ariah ?
Mais il est inutile d’interroger Dirk sur le sujet, il ne vous dira rien. Il ne
s’est jamais confié à aucune femme. Il a un goût morbide pour le secret. Il
joue une femme contre l’autre. Certaines d’entre elles venaient me
trouver… les femmes respectables, j’entends. Le cœur brisé, et furieuses
bien évidemment, même si elles ne le savaient pas sur le moment. Je ne
m’en suis jamais directement mêlée – ni le père de Dirk, il faut que vous le
sachiez – mais il y a parfois eu des arrangements, des arrangements
“médicaux”, pour tirer Dirk des situations embarrassantes où il se trouvait.
Et où il trouvait les autres. Vous me suivez, Ariah ? En dehors de vos taches
de rousseur, que je trouve très séduisantes, vous êtes d’un lisse… »
À ce moment-là, Chandler, ou peut-être Ariah elle-même, renversa de
la root beer sur le tapis, et il fallut le tamponner frénétiquement avec une
serviette.
Mme Burnaby poursuivit : « Je me demande si Dirk se rend toujours à
Fort Érié ? Vous a-t-il emmenée à l’hippodrome, ma chère ?
– Le… l’hippodrome ? » Ariah savait bien entendu qu’il y avait à Fort
Érié un champ de courses, célèbre dans la région ; mais la question de Mme
Burnaby la prenait au dépourvu.
« Je vois que non. Ma foi. »
Un pouls battait douloureusement dans le crâne d’Ariah. Le whisky, si
moelleux lorsqu’elle l’avait avalé, lui barbouillait maintenant l’estomac.
Elle avait l’impression que son élégante belle-mère au chapeau de velours
noir et aux lunettes opaques s’était penchée nonchalamment pour lui donner
un coup dans le sternum. Et elle constata avec consternation que Chandler
enregistrait tout. Généralement indifférent aux conversations entre adultes,
il écoutait, bouche bée, le regard fixé sur sa grand-mère. « Si tu allais une
minute dans la pièce d’à côté, mon chéri ? Maman te rejoint tout de suite…
– Non, non. Ce n’est pas nécessaire, ma chère. Je m’en vais. »
Ariah suivit Claudine Burnaby en trébuchant, marcha dans son sillage
parfumé. N’eut pas la présence d’esprit d’aller chercher la cape de Mme
Burnaby, si bien que Mme Burnaby dut la retirer elle-même de la penderie
du vestibule. « Embrassez Dirk pour moi, je vous en prie. Je ne sais pas
quand je quitterai de nouveau l’Isle Grand. J’ai si peu de raisons de le faire,
semble-t-il, et cela me coûte tant d’efforts. Et ma santé est franchement
mauvaise. » À la porte, elle tendit de nouveau sa main gantée, non pour
prendre celle d’Ariah mais simplement pour l’effleurer, en guise d’adieu.
En baissant la voix, elle dit : « Ne vous inquiétez pas, ma chère. Votre secret
mourra avec moi.
– Mon s… secret ? Quel secret ?
– Voyons, cet enfant n’est pas de Dirk, vous le savez, et je le sais. Il
n’est pas mon petit-fils. Mais, comme je le disais, ne vous inquiétez pas. Je
ne suis pas une femme vindicative. »
Bouche bée, Ariah regarda sa belle-mère descendre l’allée sur ses
talons trop hauts, rejointe par le chauffeur qui s’empressa de l’aider à
monter dans la limousine.
Lorsqu’elle revint dans la salle de séjour, Chandler était de nouveau
absorbé dans son jeu de construction. À côté de lui, la pile de paquets-
cadeaux, intouchés.
Ce n’était que logique. Sachant que votre mari peut vous quitter un
jour, ou vous être arraché, il vous faut au moins avoir plusieurs enfants.
Ce n’était que logique. Ariah Burnaby était une femme logique. Elle
deviendrait, avec le temps, une femme qui s’attendait au pire pour échapper
à l’anxiété de l’espoir. Elle deviendrait une femme aux principes calmes,
fatalistes, qui prévoyait sa vie avec la sérénité d’un météorologue. Elle
risquerait (elle pensait le savoir, car même dans ses moments les plus
névrotiques elle demeurait une femme intelligente) de s’aliéner son mari à
force d’attendre qu’il « disparaisse » un jour de sa vie.
Même lorsqu’elle le tenait serré dans ses bras. Et pourtant jamais assez
serré.
Une fille. Parmi ces mâles rapaces. Et notre petite famille sera au
complet.
Ariah attendait.
Dirk apprendrait : Nina Olshaker était mariée depuis dix ans à Sam
Olshaker, qui travaillait de nuit à l’usine Parish Plastics, l’une des plus
importantes du comté. Ils s’étaient installés à Colvin Heights six ans
auparavant. Ils avaient un fils de neuf ans, Billy, la petite Alice qui avait six
ans, et ils avaient eu une autre fille, Sophia, morte de leucémie en mars
1961, à l’âge de trois ans. « Cet endroit l’a empoisonnée, monsieur
Burnaby. Je ne peux pas le prouver, les médecins ne veulent pas le dire,
mais je sais. »
Les familles de Nina et de Sam étaient de la région. Sam était né à
Niagara Falls, et son père travaillait pour Occidental Petroleum ; Nina était
née à North Tonawanda où son père avait travaillé vingt-cinq ans à l’usine
Tonawanda Steel et était mort d’emphysème l’été précédent, à l’âge de
cinquante-quatre ans. Elle dit, avec amertume : « Et la mort de mon père
aussi. De minuscules bouts d’acier dans les poumons. Il toussait du sang. Il
pouvait à peine à respirer, à la fin. Il savait à quoi c’était dû, tous les
ouvriers de l’aciérie le savent, ils y sont résignés. La paie est bonne, c’est ça
le piège. Peut-être aussi que tout en sachant ce qui leur arrive, ils n’y croient
pas vraiment. C’est ce qui s’est passé pour nous avec Sophia. Elle était de
plus en plus faible, elle maigrissait, ses globules blancs baissaient, mais on
continuait à prier et à penser qu’elle finirait par aller mieux. Pareil pour ma
fausse couche. Je me disais, c’est juste celle-là. Quelque chose s’est mal
passé, juste cette fois. Un coup de malchance. La prochaine fois, ce sera
différent. Lorsque Sophia est morte, je voulais qu’on l’autopsie, je croyais
que je le voulais, en tout cas, mais quand on m’a expliqué ce qu’est une
autopsie j’ai changé d’avis. Aujourd’hui, je me demande si j’ai bien fait. Si
c’était juste une leucémie, quelque chose qu’on hérite dans le sang, comme
le Service de la santé du comté nous l’a dit, ou s’il y avait aussi autre
chose ? Un poison, ici, dans le quartier ? Moi, je le sens. Quand le temps est
humide comme aujourd’hui. Mais on nous a dit qu’il n’y avait rien, pas de
poison dans l’air ni dans l’eau potable, on a fait des tests. C’est ce qu’ils
prétendent, en tout cas. Oh ! je me fais un souci terrible pour Alice,
monsieur Burnaby. Elle ne grossit pas, elle n’a pas beaucoup d’appétit, je
l’emmène faire des analyses de sang et elle a une “baisse fluctuante du
nombre des globules blancs”… Qu’est-ce que ça veut dire ? Et Billy attrape
des migraines à l’école, il a mal aux yeux et il tousse beaucoup. Et Sam… »
Elle se tut brusquement, en pensant à Sam.
Dirk murmura des condoléances. Il était navré, profondément navré.
Mais sa voix était bien faible, tandis que Nina poursuivait d’un ton
impatient :
« Je ne veux que la justice, monsieur Burnaby. Je ne veux pas d’argent,
je veux que justice soit rendue à Sophia. Je veux que Billy et Alice soient
protégés. Je veux que ceux qui sont responsables de la mort de Sophia, de la
maladie et de la mort d’autres enfants de ce quartier, reconnaissent leur
responsabilité. Je sais qu’il y a quelque chose qui ne va pas, ici. On le sent,
il y a des moments où ça vous brûle les yeux et les narines. Dans le jardin
de derrière, dans beaucoup de jardins ici, une espèce de boue noire
dégoûtante monte du sol, un peu comme du pétrole, mais plus épaisse. Je
vous montrerai, il y en a dans la cave. Quand le temps est humide, elle
suinte des murs. Si vous appelez la municipalité, vous tombez sur une
secrétaire ou sur quelqu’un d’autre qui vous dit d’attendre, et quand vous
avez bien attendu, ça coupe. Alors, vous allez à l’hôtel de ville, et vous
attendez. Vous pouvez attendre des semaines, des mois. Vous pourriez
attendre des années, je crois, si vous viviez assez longtemps. À l’école de la
99e Rue, monsieur Burnaby, les gamins se rendent compte que l’eau potable
a un goût qui n’est pas normal. Quand ils jouent à l’extérieur, dans la cour
de récréation, leurs yeux, leur peau, les brûlent. Il y a un champ à côté de
l’école, et un fossé, et quand les garçons vont y jouer, ils se brûlent. Billy a
rapporté ces “pierres brûlantes” à la maison, un genre de pierre
phosphorescente de la taille d’une balle de base-ball. Quand on les jette par
terre, elles claquent comme des pétards et elles fument. Vous trouvez
normal que des gosses jouent avec ça ? J’ai parlé au directeur. Il n’est pas
sympathique, pas compréhensif du tout. On pourrait s’attendre qu’il se
soucie de la santé des élèves de son école, hein, mais non, il est presque
grossier avec moi, comme si j’étais une mère teigneuse, déséquilibrée, dont
il n’a pas le temps de s’occuper. Il dit que Billy doit rester dans l’enceinte
de l’école et ne pas aller jouer dans ce fossé et ce champ, mais en fait,
quand les enfants jouent dans la cour de récréation, cette boue noire
remonte par les fissures. J’ai des photos de tout ça, monsieur Burnaby. J’ai
des photos de Sophia que je voudrais que vous voyiez. Billy ? Viens ici,
Billy. »
Un garçon renifleur aux cheveux cendrés, qui hésitait sur le seuil de la
salle de séjour, s’avança à contrecœur pour saluer M. Burnaby… « Ce
monsieur est avocat, Billy. Un avocat célèbre. »
Dirk fit la grimace. Célèbre !
« Je voudrais faire transférer Billy dans une autre école, mais ils
refusent. Parce que pour céder à un seul parent, il faudrait qu’ils admettent
qu’il y avait une raison de céder, et ils ne veulent pas le faire. Parce que
alors tout le monde voudrait faire transférer ses enfants dans une école plus
sûre. Parce que alors ils seraient peut-être “responsables” devant la loi…
l’administration scolaire, le Conseil de l’éducation, le maire ? Ils se
protègent tous les uns les autres, on voit bien qu’ils se défilent et qu’ils
mentent, comme au Service de la santé, mais comment faire ? Nous
habitons ici, nous arrivons tout juste à payer les mensualités de la maison et
de la voiture et s’il y a des dépenses médicales supplémentaires – pour
emmener Alice à l’hôpital St. Anne par exemple, et pas là où ils veulent
qu’on aille faire des analyses, à la clinique médicale du comté –, tout
s’additionne, le salaire de Sam n’y suffit pas et, si quelque chose lui arrive,
il y a l’assurance maladie de Parish Plastics, et la retraite, Sam a peur que, si
nous causons des ennuis, l’usine exerce des “représailles” contre lui… est-
ce que c’est possible, monsieur Burnaby ? Même avec le syndicat…
l’AFL ? »
Dirk fronça les sourcils, feignant de réfléchir. Mais il savait : oui,
c’était possible. Parish Plastics était l’un des employeurs coriaces de la
région, Dirk connaissait le vieux Hiram Parish, un ami de Virgil Burnaby,
comme Mme Parish avait été une relation appréciée de Claudine, il
connaissait la réputation des usines Parish, Swann, Dow, OxyChem et de
quelques autres. L’économie locale avait beau être en plein boom, les
syndicats n’avaient pas obtenu de ces sociétés les contrats qu’ils
souhaitaient. Dirk Burnaby ne s’occupait pas des négociations salariales,
mais il avait des collègues qui le faisaient : payés par les sociétés. Si Dirk
avait choisi le droit du travail, qui ne l’avait jamais tenté, il serait peut-être
en train de travailler pour Parish, Inc. Il dit : « C’est possible, madame. Il
faudrait que j’examine le contrat de votre mari pour en avoir une idée. »
Était-ce là le premier pas fatal ? se demanderait Dirk. Le geste
involontaire. L’entrée de moi, Dirk Burnaby, dans la vie d’inconnus.
« Monsieur Burnaby ! Merci. »
Nina Olshaker posait sur lui ses yeux-minéraux à l’éclat sombre,
souriant comme si les paroles de Dirk Burnaby signifiaient davantage que
ce qu’elles signifiaient en réalité.
Ariah savait, et pourtant ne savait pas. Comme une épouse ne sait pas,
et pourtant sait.
Ou croit savoir.
Ce fut la fin de l’été 1961, puis ce fut l’automne et le début d’un autre
hiver à Niagara Falls, près des gorges du Niagara. Un nouveau bébé dans la
maison du 22, Luna Park ! La vie mystérieuse et palpitante de la maison,
voilà ce qu’était cette petite fille aux yeux d’Ariah, sa mère. Une mère
triomphante, quoique épuisée. Il y avait Chandler et Royall qu’elle aimait,
mais c’était Juliet qui était son âme même.
« Nos yeux. Nous avons les mêmes yeux. Oh ! Bridget. Regardez. »
Soulevant le bébé aux grands yeux, au sourire baveux, à hauteur de sa
tête, se pavanant devant la glace. Des yeux vert galet, des yeux vert
translucide un peu vermiculés de sang, la nurse irlandaise récemment
engagée regardait une paire d’yeux après l’autre, passait de Bébé à Mère,
puis, comme elle était irlandaise, et fine, savait dire avec son accent
exubérant : « Oh ! madame Burnaby ! Sûr qu’elle ressemble comme deux
gouttes d’eau à sa mère, Dieu vous a bénies toutes les deux. »
Et pourtant.
« Oui, Chandler.
– Ce “Love Canal”, ce n’est pas un vrai canal, n’est-ce pas ?
– Non, cela n’en a jamais été un.
– Il est loin de chez nous ?
– À une quinzaine de kilomètres. Par là, ajouta Dirk, le doigt pointé.
– Quinze kilomètres, c’est près ? »
Chandler fronçait les sourcils, le front plissé. On voyait à quel point il
lui était nécessaire de savoir, au-delà de l’énoncé des faits, ce que les faits
voulaient dire.
« Trop près, à mon avis. Mais pas dangereusement près, non. »
Dirk sourit pour rassurer Chandler. Quoique son sourire fût moins
assuré que le sourire Burnaby d’antan.
Chandler dit, en baissant timidement la tête : « Papa ? Est-ce que je
pourrais… t’aider ?
– M’aider ? Comment ?
– Je ne sais pas, moi. Comme “assistant”.
– Non, Chandler, répondit Dirk en riant. Tu es un peu trop jeune. Et
pas tout à fait formé. Mais merci de me l’avoir proposé, c’est gentil. »
Dirk était touché. À onze ans, Chandler était un garçon sombre, à l’air
perplexe, qui faisait précocement responsable et adulte. Ses yeux myopes
avaient la teinte troublante de la brume et semblaient voir flou, même avec
ses nouvelles lunettes. En classe de quatrième, ses notes étaient excellentes
(Dirk le savait par Ariah), mais il n’avait pas beaucoup d’amis et n’était pas
entièrement à son aise à l’école. Il avait un sourire prompt, timide, hésitant.
Il semblait toujours demander à ses parents Vous m’aimez ? Vous savez qui
je suis ? Ariah accordait tellement plus d’attention aux deux plus jeunes,
Royall et Juliet, que Chandler avait tendance à être négligé. Dirk, qui
passait si peu de temps seul avec lui, eut soudain envie de le toucher, de le
prendre dans ses bras ; envie de le rassurer Mais oui bien sûr que ton papa
t’aime. Il avait si peur de se mettre à ressembler à son propre père…
D’une voix plus basse, Chandler dit : « Ne t’inquiète pas, papa. Je n’en
parlerai pas à maman. Je ne lui parle jamais de ce que je lis sur toi dans les
journaux. »
« Dirk. Bonjour. »
Ce salut glacé. La voix de Clarice grinçait à son oreille comme une
lime rouillée sur la pierre.
C’était le lendemain de la crise de larmes de Nina Olshaker. Dirk
pensait à elle, à la question qu’elle avait posée et se sentait aussi impuissant
ce matin-là que la veille. Vais-je échouer, non, sûrement pas.
La sœur aînée de Dirk lui avait téléphoné à son bureau, en exigeant de
Madelyn qu’elle lui passe « son employeur » sur-le-champ. Même s’il était
déjà en ligne. Était-ce urgent, oui ça l’était.
Quand Dirk avait-il parlé à un membre de sa famille pour la dernière
fois ? Il ne s’en souvenait pas. Des mois. Il avait négligé de rappeler ses
sœurs (il savait que cette affaire de Love Canal les exaspérerait contre lui)
et il avait négligé d’appeler Claudine, sans parler d’aller lui rendre visite.
Un jour, il se sentirait coupable, il le savait. Après la mort de Claudine.
Mais pas encore tout de suite.
Après un préambule expédié où Clarice s’enquit pour la forme de la
santé de Dirk et de sa famille sans écouter ses réponses polies, elle passa
brutalement à l’attaque. « Cette fille avec qui tu as une liaison, cette femme,
elle est mariée, elle a des enfants, c’est une Indienne tuscarora, n’est-ce
pas ?… Une squaw ? Au vu et au su de tout le monde, mon frère a le culot
de vivre à la colle avec une squaw ? »
Abasourdi par ce flot de paroles, par la vulgarité d’une femme qu’il
avait toujours crue pudibonde, puritaine, Dirk resta un instant sans voix.
Clarice poursuivit, avec fureur : « Bon Dieu, Dirk, tu m’écoutes ? Tu
es réveillé ou tu es ivre ? Es-tu en train d’essayer de détruire la famille
Burnaby sur un coup de folie ? »
Ébranlé, Dirk parvint à dire : « De quoi diable parles-tu, Clarice ?
“Une squaw tuscarora” ? Je ne vais pas écouter ce genre de foutaises.
– Ne raccroche pas ! Je t’interdis de raccrocher ! Il est impossible de te
joindre, impossible de parler à ta femme. Vous êtes tous les deux dans votre
petit monde, vous vous moquez bien de nous, vous nous faites honte, ta
conduite et elle… “Ariah”… ce nom ridicule, un nom que personne n’a
jamais entendu… elle et toi, quel couple parfait vous faites… l’adultère et
l’épouse qui ne voit ni n’entend rien…
– Que vient faire Ariah là-dedans ? Je t’interdis de parler d’Ariah.
– Ben voyons ! “Je t’interdis de parler d’Ariah !” Et cette autre femme,
“Nina” ? Tu m’interdis aussi de parler d’elle ?
– Oui. Je vais raccrocher, Clarice.
– Très bien ! Parfait ! Bousille ta vie ! Ta carrière ! Fais-toi des
ennemis qui te détruiront ! Si père te voyait aujourd’hui, s’il voyait ce
qu’est devenu son “fils préféré” !
– Nous en parlerons une autre fois, Clarice. Il n’y a rien entre Nina
Olshaker et moi, je ne te dirai rien de plus. Au revoir.
– Ariah m’a raccroché au nez, elle aussi. Cette femme est aveugle,
aussi aveugle que toi. Aussi égoïste. Mère dit d’elle que c’est un démon.
Quel beau couple vous faites tous les deux ! Un couple uni en enfer.
– Tu es hystérique, Clarice. Au revoir. »
Dirk raccrocha le combiné d’une main tremblante. Il ne se rappellerait
que quelques-uns des mots hurlés par sa sœur. Ariah m’a raccroché au nez,
elle aussi.
Il y eut l’un des beaux-frères de Dirk. Celui qui avait épousé Sylvia.
Petits yeux rusés et peau huileuse luisante comme celle d’un phoque. Dirk
éprouva un instant d’affolement à l’idée que son beau-frère allait insister
pour l’inviter à un dîner familial dans l’île, on ne t’a pas vu depuis
longtemps, Dirk, tu nous manques à Sylvia et à moi, mais ce n’était pas cela
du tout, aucune invitation à dîner dans l’esprit de l’onctueux beau-frère, qui
l’agrippa par le coude en disant d’un ton pressant : « Love Canal. C’est un
quartier nègre, non ? À l’est de la ville ? »
Poliment Dirk expliqua au beau-frère que non, Love Canal ne se
trouvait pas dans un quartier nègre.
« Et quand ce serait le cas ? »
Devant l’expression de Dirk Burnaby, généralement cordiale dans les
circonstances où les deux hommes se rencontraient, le beau-frère lâcha le
coude de Dirk et battit en retraite. Il bafouilla encore quelques mots, et au
revoir. Oui il saluerait Sylvia. Oui il raconterait à la famille que Dirk
Burnaby était un homme changé, un homme dangereux et furieux,
exactement le portrait que tout le monde en faisait. Un traître à sa classe.
La photo de Dirk Burnaby, encadrée, signée, était toujours à sa place,
sur le mur des célébrités de chez Mario. Personne n’avait encore suggéré à
Mario de l’enlever. Peut-être Mario ne l’enlèverait-il jamais.
Un soir Dirk se rendit dans l’Isle Grand, où il n’avait pas mis les pieds
depuis des mois. Fâché avec Claudine. Fâché avec le Country Club. Mais
curieux de savoir, s’il y allait, si quelqu’un lui parlerait ? Le saluerait ? Il
dînerait au Club, comme ça, par caprice.
« Monsieur Burnaby. Bonjour. »
Le maître d’hôtel, un sourire grave aux lèvres, regarda par-dessus les
larges épaules de M. Burnaby pour voir combien de personnes
l’accompagnaient. Personne ?
L’élégante salle de restaurant était encore aux trois quarts pleine, à
vingt-deux heures et quelques. Des couples, des tables de six ou huit, et
personne ne parut reconnaître Dirk Burnaby, ni ne leva les yeux en souriant
dans sa direction. Pas un seul visage familier. Flous et indistincts, des
empreintes de pouce brouillées, voilà comment étaient ces visages. « Au
bar, je crois. Je préfère m’installer au bar. »
C’était le bar à cigares des messieurs. En fait, Dirk dînerait au bar. À
titre d’expérience. Pour voir si l’un de ses vieux amis, une de ses
connaissances, viendrait s’asseoir près de lui.
Personne ne vint s’asseoir près de lui. Même le service fut lent. Le
genre de service que l’on peut qualifier de légèrement ironique.
Ce qui n’est pas le genre de service que l’on attend dans un club où
l’on cotise depuis des dizaines d’années.
Dirk commanda aussitôt un scotch, et attendit quelques minutes que le
barman le prépare. Il se disait qu’il allait peut-être sauter le dîner. Il se
faisait tard pour un T-bone. Ou pour le hamburger de trois cent cinquante
grammes sur pain de seigle noir, spécialité du bar à cigares. Il y avait deux
jours qu’il n’était pas rentré chez lui. Ariah était trop fière pour le chasser
officiellement et cependant : il se savait chassé.
Il aurait voulu empoigner Ariah par les épaules et lui dire Je ne peux
pas choisir, je ne veux pas choisir, entre ma famille et ma conscience
comment pourrais-je choisir !
Naturellement, Dirk pouvait rentrer chez lui quand il le souhaitait. S’il
le supportait. Car Ariah avait renoncé à lui. L’avait abandonné, dans son
cœur, à l’autre femme.
Bien que cette autre femme fût un fantôme de sa fabrication.
(À Nina Olshaker, Dirk essayait de ne pas penser. Son anxiété
concernant ses enfants et Love Canal. Son anxiété concernant l’avenir. Dirk
Burnaby s’était toujours protégé contre l’anxiété de ses clients, mais pas
cette fois-ci. On ne sait pourquoi, pas cette fois-ci. « Que va- t-il nous
arriver ? Et si nous perdons ? Nous ne pouvons pas perdre, n’est-ce pas ?
N’est-ce pas, monsieur Burnaby ? » L’autre femme implorant Dirk Burnaby
comme on implorerait un sauveur.)
(Mais non. On n’implore jamais un sauveur. N’est-ce pas précisément
la promesse d’un sauveur : pas de supplication ? Pas d’anxiété abjecte ?)
(Impossible de penser à cela. Pas étonnant qu’il ne se sente pas
d’appétit pour de la viande rouge. Un autre verre, à la place !)
« Monsieur Burnaby ?
– Oui, Roddy ?
– Ce monsieur vous offre ce verre. Avec ses compliments. »
Dirk qui contemplait l’eau boueuse et stagnante de Black Creek,
alimenté par les cuvettes marécageuses qui coupaient le canal enfoui, leva
les yeux, ne sachant trop où il se trouvait. Il était étrangement tard, plus de
11 heures. Il ne pouvait se rappeler s’il avait mangé ou non. Il supposait
qu’il avait bu plusieurs verres. Le bar était presque vide, mais chargé de
l’odeur stupéfiante de cette fumée de cigare qui le faisait larmoyer parce
que plus souvent, depuis Love Canal et les heures passées à Colvin Heights,
ses yeux avaient tendance à larmoyer et à le brûler. Et une migraine derrière
les yeux, pas un battement de tambour rapide mais un battement andante,
celui d’un grand tambour assourdi. Dirk regarda en plissant les yeux à
l’autre bout du bar poli en bois de merisier où une haute silhouette levait un
verre dans sa direction. Un ami ? Un visage familier ? Un inconnu ? La vue
de Dirk n’était plus aussi fiable, depuis quelque temps. Il supposait que
l’homme à l’autre bout du bar, costume sombre, chemise blanche, cheveux
bruns sculptés coiffés en arrière, devait être un membre du Country Club de
l’Isle Grand et néanmoins quelqu’un qui soutenait Dirk Burnaby dans
l’affaire de Love Canal.
Dirk prit maladroitement son verre de scotch et le leva au moment
même où l’homme à l’autre bout du bar, imitant un geste en miroir, levait le
sien. Les deux hommes burent.
A travers une brume de douleur migraineuse Dirk vit le visage de
l’inconnu prendre une expression soudain grimaçante. Les yeux sombres et
vides dans le crâne. L’éclat du radium sur son front osseux.
« M’sieur Burn’by ! Bonne chance ! »
1. Nom de code donné au projet de recherche qui aboutira à la mise au point de la première bombe atomique. (N.d.T.)
2. Les mots en italiques suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.)
« Zarjo »
Ce fut ainsi que Zarjo vint vivre dans la maison des Burnaby peu avant
que Dirk Burnaby, qui était papa, ne la quitte.
La chute
Bien sûr que j’ai plaidé coupable. Je n’avais pas le choix, j’étais
coupable. J’avais frappé ce pauvre huissier, qui n’avait rien fait. Sacrée
malchance.
FAMILLE
Baltic
« La famille est tout ce qu’il y a sur terre. Puisqu’il n’y pas de dieu sur
terre. »
« Maman est là. » Elle levait les yeux au ciel. (Au plafond, en fait.
C’était un sujet de plaisanterie permanent dans la famille, à la façon d’un
programme de radio permanent : Dieu-le-Père était une présence grincheuse
qui flottait à quelques dizaines de centimètres au-dessus du toit de bardeaux
non étanche.) « Ou peut-être le fantôme de maman, en fait. Qui tient bon,
envers et contre tout. »
Ce cimetière !
Royall se disait que le chaud soleil de la journée n’allait pas dans cet
endroit. Impossible de mettre précisément le doigt dessus, mais quelque
chose n’allait pas.
Il y avait longtemps qu’il voulait s’y arrêter. Il avait le genre de
cerveau labyrinthique où les idées errent longtemps avant d’être mises en
pratique. Mais pour finir, si on ne s’impatientait pas, Royall finissait par les
mettre en pratique. Peut-être.
C’était un vendredi matin d’octobre 1977. Royall avait dix-neuf ans et
serait bientôt un homme marié.
Le cœur lourd, qui sait pourquoi ? Il le gardait pour lui, en général.
Ce cimetière de Portage Road devant lequel il passait depuis plus d’un
an et qu’il voulait explorer depuis longtemps. Un vieux cimetière négligé
près d’une église abandonnée, qui avait l’air peu fréquenté et en manque de
visiteurs. Royall remarquait ces choses-là. Il ne pensait pas que ce soit de la
pitié, ni même de la curiosité. Qui se ressemble s’assemble aurait dit Ariah.
Ariah aurait été exaspérée de le voir là. Mais Ariah ne saurait pas.
Royall pénétra dans le cimetière par la grille ouverte. Elle était en fer
forgé, très rouillée. On n’arrivait pas à lire les lettres qui la surmontaient,
tellement elles étaient rouillées. Près de l’entrée, les tombes étaient
anciennes et usées, elles dataient de… quand ? La stèle la plus ancienne
qu’il vit était aussi mince qu’une carte à jouer, inclinée comme si elle allait
tomber. Les lettres étaient effacées au point d’être quasiment
indéchiffrables, mais il lui sembla lire les chiffres 1741-1789. Des dates si
éloignées que le calcul du nombre de générations donna le vertige à Royall.
Les Chutes et les gorges avaient des millions d’années, bien sûr,
comme la terre, mais ce n’étaient pas des êtres vivants. Ils n’avaient jamais
vécu et n’étaient pas morts. C’était une différence capitale.
Royall était bien content de ne pas connaître de morts. De ne jamais
aller dans un cimetière pour voir une tombe en particulier.
Est-ce que ce n’est pas inhabituel, demandait sa fiancée. La plupart
d’entre nous connaissons des tas de gens qui sont morts.
Royall lui répondait en riant, comme sa mère l’aurait fait, que les
Burnaby ne sont pas des tas de gens.
Des herbes hautes, des chardons, des ronces poussaient partout dans le
cimetière, envahissaient le mur de pierre délabré et les tombes où le
gardien, s’il y en avait un, ne pouvait tondre. Royall, lui, aurait volontiers
passé un coup de tondeuse dans le coin. (Il aimait tondre parfois. Pas
toujours mais parfois. Son dos, ses épaules, étaient musclés. Il avait les
mains si calleuses qu’elles en étaient presque déformées. Des grosses
mains, et capables. Avec leur tondeuse mécanique, c’était généralement
Royall qui tondait la pelouse, à la maison. S’il traînait trop, il pouvait être
sûr que, pour lui faire honte, Ariah sortirait la machine et se mettrait à la
pousser elle-même, en ahanant et en râlant, faisant tourner les lames
émoussées dans une herbe humide.)
Une chaude journée d’automne dans cet endroit à l’abandon, un bel
endroit, et donc Royall trouvait que ça n’allait pas. Parce que les morts ne
sentent pas le soleil. Parce que les morts ont la bouche remplie de terre. Et
les yeux scellés. Des os radioactifs, phosphorescents dans l’obscurité de la
terre.
D’où te viennent ces idées bizarres ? demandait sans cesse sa fiancée.
En l’embrassant aussitôt sur les lèvres pour qu’il ne se sente pas blessé.
Royall n’avait pas répondu De mes rêves. De la terre.
En fait, Royall était sûr d’avoir vu des photos d’os radioactifs quelque
part, dans un livre ou une revue. Peut-être étaient-ce des radios. Et il y avait
cette photo d’une famille japonaise, tout ce qu’il restait d’eux, des
silhouettes indistinctes cuites dans un mur de leur maison d’Hiroshima
longtemps avant que Royall et Candace soient nés, à l’époque où le
président Harry Truman avait ordonné de lâcher la bombe A sur l’ennemi
japonais.
Royall ne disait jamais rien à Candace qui puisse la contrarier.
Quasiment tout bébé, il avait appris qu’il y a des choses qu’on ne dit pas, et
qu’on ne demande pas. Si on faisait une gaffe, maman se raidissait et se
reculait comme si on lui avait craché dessus. Si on se conduisait comme il
fallait, maman vous étreignait, vous embrassait et vous berçait dans ses bras
minces mais forts.
Royall se rendit compte qu’il était en train de siffler. Dans un grand
orme, un oiseau au chant liquide, coulé, lui répondait. La fiancée de Royall
aimait dire qu’elle n’avait jamais rencontré un garçon au cœur aussi
siffloteur que lui.
Sa fiancée ! Demain, peu après 11 heures du matin, Candace McCann
serait sa femme.
C’était une coutume étrange. Royall n’y avait jamais réfléchi
auparavant. Un nouvel individu allait faire son entrée dans le monde : Mme
Royall Burnaby. Et pourtant, pour l’instant, cet individu n’existait pas.
Dans la maison en brique et stuc de Baltic Street, des lettres arrivaient
parfois pour Mme Dirk Burnaby, ou Mme D. Burnaby. Des lettres aux
allures officielles de la ville de Niagara Falls, de l’État de New York. Ariah
les faisait vite disparaître. Ariah Burnaby, tel était son nom pour qui se
préoccupait de le savoir.
Royall se rendait compte que le cimetière était plus vaste qu’on ne
l’imaginait de la route, un terrain de près d’un hectare. Des chênes et des
ormes de haute taille, en partie morts, branches fendues et pendantes,
feuilles recroquevillées. Des ronces et des églantiers envahissants, pareils à
des fils barbelés. Cette odeur automnale de feuilles et de végétation
pourrissantes. Le cimetière était vallonné sur ses bords, et cela non plus
n’allait pas. Sur le flanc d’une colline, on avait l’impression que toutes les
pierres tombales dévaleraient la pente à la prochaine grosse averse. À un
endroit, un pan de terre rouge s’était effondré sous l’effet de l’érosion,
dénudant des racines d’arbres. Ces racines avaient quelque chose
d’angoissant ou de menaçant, comme si un mort, prisonnier sous terre,
griffait le sol pour se libérer.
Un instant, Royall éprouva une sensation de vertige. Son sifflotement
ralentit, puis reprit courage et continua.
Quelqu’un l’observait-il ? Il regarda autour de lui, les sourcils froncés.
Il se rappelait avoir vu une Ford surbaissée, plus vieille que sa propre
voiture, garée près de l’église. Sa propre voiture, une Chevrolet 1971,
repeinte de frais (bleu ciel, habillage intérieur ivoire), achetée trois cents
dollars à son patron de la Compagnie de croisières du Trou du Diable, était
garée devant la grille du cimetière.
Son patron le capitaine Stu, de même que sa mère Ariah, aurait été
exaspéré de le voir déambuler dans cet endroit abandonné. En train de
siffloter, de patauger sur un sol détrempé. Royall aurait dû être dans sa
voiture, évidemment, en route pour son travail. (Royall assistait le pilote du
bateau d’excursion, le capitaine Stu. Royall portait une sorte d’uniforme de
marin imperméable, il avait le titre de lieutenant-capitaine et, comme il
avait vingt ans de moins et nettement plus de charme que le capitaine Stu,
c’était lui le plus fréquemment photographié en compagnie de femmes et
d’enfants souriants. Avant même la fin de ses études au lycée de Niagara
Falls, en 1976, Royall travaillait à la Compagnie du Trou du Diable et
gagnait un bon salaire.)
Royall n’était pas du genre à se demander Pourquoi donc me suis-je
arrêté ici ?
Royall n’était pas du genre à calculer chacun de ses mouvements
comme un joueur d’échecs. Pas du genre à se demander Pourquoi, pourquoi
maintenant ? Alors que je vais me marier demain matin.
Royall découvrait d’autres tombes, plus récentes. Ces morts-là étaient
nés au début du XXe siècle et certains étaient décédés dès les années 40 :
tués à la guerre. Un ange ailé en ciment, les yeux aveugles et l’oreille
écornée, gardait la tombe d’un homme nommé Broemel qui était né en 1898
et n’était mort qu’en 1962, ce qui était tout récent. Attention, maintenant
avertissait une voix. Fais attention, petit. Cette voix, rusée mais
bienveillante, Royall l’entendait parfois lorsqu’il risquait de commettre une
erreur.
Le plus souvent il n’avait aucune idée de ce que cette voix racontait.
S’il essayait d’écouter avec attention, elle s’évanouissait. Mais l’entendre le
réconfortait. C’était comme si quelqu’un pensait à lui, Royall Burnaby,
même quand le bon sens lui disait que personne ne le faisait.
Sa sœur Juliet lui affirmait qu’elle entendait parfois des voix, elle
aussi. Qui l’incitaient à faire des choses nuisibles.
Nuisibles ! Le mot faisait rire Royall, Juliet était le genre de fille à ne
pas faire de mal à une araignée.
Pourquoi une voix te donnerait-elle des conseils pareils ? demandait
Royall. Et Juliet répondait, comme si c’était la plus prosaïque des
affirmations : Parce qu’il y a une malédiction sur nous, sur notre nom.
Une malédiction ! Du genre de celle de la momie ? De Frankenstein ?
C’était si ridicule que Royall ne pouvait qu’en rire. Les malédictions, ça
n’existe pas. Demande à Chandler. Demande à maman.
À sa façon calme et têtue, Juliet répondait : Je te dis seulement ce que
les voix disent, Royall. Je ne peux pas leur dicter ce qu’elles doivent dire.
Eh bien, lui, Royall, ne croyait en aucune bon Dieu de malédiction. Et
Chandler, le cerveau de la famille, non plus.
Mais Royall s’était mis à marcher vite, comme s’il avait une
destination au lieu d’être simplement en train de rôder. Au-dessus de lui le
ciel était délavé. Le soleil brûlait, chauffé à blanc. On aurait dit quelque
chose en train de fondre. Sa lumière oblique indiquait l’automne. Près des
gorges du Niagara, l’air devait sentir une humidité froide, vaporeuse, mais
ici, à l’intérieur, une odeur douceâtre de terre et de décomposition montait
de l’herbe. Royall s’immobilisa, ferma les yeux. Cela lui rappelait… une
odeur de tabac ? Celle des cigares Sweet Corona. Royall ne fumait pas
(Ariah se vantait d’avoir enfoncé dans le crâne de ses enfants que fumer
était une habitude répugnante aussi nocive que de se piquer à l’héroïne),
mais il avait accepté un ou deux cigares offerts par des joueurs plus âgés
avec qui il traînait parfois en ville. Il avait toussé et suffoqué, des larmes lui
étaient montées aux yeux, il avait décidé que les cigares n’étaient pas faits
pour lui mais, malgré tout, leur sombre odeur de terre l’attirait.
Un tressaillement de désir dans son bas-ventre à l’idée d’être marié le
lendemain. La première nuit entière de Royall avec Candace McCann dans
un vrai lit.
Une étroite allée de gravier menait de la grille au centre du cimetière
mais, lorsqu’on la suivait, on s’arrêtait net. L’allée prenait brutalement fin.
À cet endroit-là, les rangées de tombes appartenaient à des gens nés dans les
premières décennies du XXe siècle et morts dans les années 40, 50, 60. Il
faisait étrangement chaud pour une journée d’octobre. Du soleil et pas de
vent. On ne se serait pas douté que les Chutes étaient à moins de trois
kilomètres.
Ce cimetière ressemblait à une ville, jugea Royall. Il perpétuait
l’injustice de la ville et de la vie. La plupart des stèles étaient en pierre
ordinaire, usée et souillée de glu, alors que certaines étaient plus luxueuses,
plus grandes, en granit ou en marbre brillant. C’était un cimetière chrétien,
à n’en pas douter. Partout des inscriptions célébraient la joie de la mort et
des cieux. Le Seigneur est mon berger, rien ne me manque. Et Aujourd’hui
je serai avec Toi dans le Paradis.
Les chrétiens croyaient-ils vraiment à la résurrection du corps ? Royall
trouvait mystérieux ce que Candace essayait de lui expliquer à sa manière
hésitante.
Ariah disait toujours avec mépris qu’il n’y avait pas de Dieu sur terre
mais que… « il y avait peut-être un Dieu qui exerçait une surveillance ». La
condition humaine n’en était que pire. Car Dieu était retors, imprévisible.
En termes de jeu, Il avait en main toutes les bonnes cartes. Dieu possédait le
casino. Le casino était Dieu. On ne pouvait espérer connaître Dieu ni Ses
desseins mais Il était peut-être tout de même là, et il fallait donc rester
vigilant. Lors de ces poussées de fièvre religieuse qui la prenaient à des
moments inattendus, comme des accès de grippe, il arrivait qu’Ariah insiste
pour que ses enfants l’accompagnent à l’église, mais la plupart du temps
c’était un comportement qu’elle jugeait superstitieux et lâche. Royall ne
prenait pas la religion au sérieux. Il ne comprenait pas que quelqu’un puisse
le faire, surtout en ce qui concernait l’enfer.
À Niagara Falls, une plaisanterie disait : On n’a pas besoin d’enfer, ici,
on a Love Canal.
Royall tendit le cou pour regarder un Christ de trois mètres au sommet
d’une croix de pierre. Un oiseau avait construit un nid de ficelle et de paille
à la section de la croix. Ce Christ avait une belle tête, couronnée d’épines
mais triomphante. Et pourtant je ressusciterai. Royall frissonna, il y avait là
quelque chose d’exaltant. Malgré tout, il était content de ne pas avoir été
baptisé. On attend trop de vous ! À proximité se trouvaient plusieurs anges
de pierre. Un ou deux d’entre eux étaient si abîmés qu’on ne pouvait dire
s’ils représentaient des hommes ou des femmes. À moins qu’il n’y eût pas
de différences sexuelles entre les anges ? Celui que Royall préférait était un
ange garçon aux ailes musclées de faucon et à la lèvre supérieure pugnace.
Un peu comme Royall lui-même. Des fientes vert radium luisaient sur sa
tête et ses ailes mais il contemplait le ciel sans se laisser désarçonner. Que
le chant des anges te porte à ton suprême repos1. Royall se demandait quel
désir fou avait inspiré l’idée des anges.
« C’est sans doute un rêve que quelqu’un a fait ? »
Il parlait tout haut, comme cela lui arrivait souvent lorsqu’il était seul.
Une habitude qu’il avait depuis l’enfance comme celle de siffloter, de
fredonner tout fort ou même de chanter. En l’entendant, les gens avaient
tendance à sourire. Un garçon heureux, sans complication, voilà ce qu’ils
pensaient de Royall Burnaby.
Mais pas très mûr, et pas ambitieux. Il était tout juste parvenu à
surnager au lycée, non par manque d’intelligence (soutenaient ses
professeurs), simplement par paresse. Il passait pour un brave garçon, prêt à
se porter volontaire pour n’importe quelle tâche, changer de place les tables
et les chaises de la cafétéria, ou monter des cartons de fournitures dans les
étages. Il avait changé les pneus crevés de plus d’un professeur, il en avait
aidé d’autres à dégager leurs voitures prises dans des congères. Le genre de
garçon qui ratait un examen parce que ce jour-là un de ses amis avait besoin
d’aide et qu’il se portait volontaire. L’année précédente, il avait failli ne pas
avoir son diplôme de fin d’études, lui qui avait été élu « le plus séduisant »
des garçons de classes terminales. Si son attention n’avait pas été aussi
dispersée, il aurait pu faire partie des dix ou douze élèves du lycée, sur cent
onze, à aller à l’université. Il n’avait même pas décroché le diplôme
Regents, plus exigeant, délivré par l’État de New York, il n’avait obtenu
que le diplôme local.
Tout le contraire de son frère Chandler qui avait été un élève brillant
pendant toute sa scolarité, mais qui aurait voulu être Chandler ? Le pauvre
type, trop intelligent pour son bien. Et finalement, si on y regardait de plus
près, peut-être pas assez intelligent. Il avait failli se faire virer de
l’université d’État de Buffalo, en première année, à cause de ses « nerfs ».
À présent, il était professeur de collège à Niagara Falls et gagnait sans doute
moins d’argent que Royall qui emmenait des touristes hurlants dans les
eaux bouillonnantes des gorges du Niagara et les ramenait sains et saufs.
Royall perçut un mouvement à l’autre extrémité du cimetière, près de
l’église, où quelqu’un nettoyait une tombe. Une personne solitaire,
agenouillée, qui maniait des ciseaux.
De nouveau cet élancement soudain de désir dans le bas-ventre. Venu
de nulle part.
Royall gravit en courant une colline au fond du cimetière, où des stèles
portaient des dates aussi récentes qu’août 1977. Il n’y en avait pas beaucoup
parce que le cimetière était presque plein. Dans ce secteur nu, sans herbe,
les concessions étaient disposées de façon plus ordonnée, plus banale
qu’ailleurs, et les stèles, de tailles diverses, étaient toutes droites. Elles
étaient lisses comme du Formica. Des visiteurs avaient apporté des pots de
géraniums et d’hortensias, des fleurs pour la plupart mortes depuis
longtemps. Il y avait des lys de Pâques et des couronnes de lierre en
plastique. De petits drapeaux américains pendants. Royall parcourut les
tombes d’un regard rapide, nerveux, comme s’il cherchait un nom familier,
et pourtant si on lui avait demandé de quel nom il s’agissait, il n’aurait pu le
dire.
Il s’en serait tiré par une plaisanterie, comme Ariah.
« Je le saurai lorsque je le verrai. »
Il devait passer faire une courte visite à Candace. L’itinéraire lui était
familier mais, tandis qu’il roulait, ses pensées ne cessaient de dériver. Un
rayon de soleil d’un blanc pur éclaira le visage levé d’un ange de pierre et
Royall respira les cheveux humides, un peu malodorants, de la femme en
noir, une mèche tombée en travers de sa bouche haletante. Oh, mon Dieu.
Le sang battait dans le bas-ventre de Royall tandis que la femme noir
l’attirait à côté d’elle dans l’herbe drue. Joli garçon. Nous nous
connaissons, non ? Comme dans un rêve elle avait soudain défait la
fermeture de son pantalon, elle le guidait en elle, caressait et tenait son
pénis avec une familiarité tendre comme s’ils avaient déjà souvent fait
l’amour ensemble. C’était un acte facile, un acte heureux et simple. Et ils
pourraient le refaire encore et encore. Royall déglutit. Ses yeux se
mouillèrent. Un feu ambre passa au rouge alors qu’il traversait en aveugle
une intersection. Quelqu’un klaxonna, et un homme dans une camionnette
Mayflower se pencha par la portière pour hurler. Royall murmura : « Nom
de Dieu. » Il se rendit compte qu’il était dans Ferry Street, bien au-delà du
croisement avec la 5e Rue.
Il continua de rouler. Il se retrouva à la hauteur de la 33e Rue, fit le
tour du pâté de maisons sans autre raison que de passer devant le lycée.
Pourquoi ? Le lycée ne lui manquait vraiment pas. Il était content d’en être
parti. Mais il était jeune à cette époque-là. Il n’avait même pas encore
rencontré Candace McCann. (C’était Ariah qui les avait faits se connaître :
elle avait rencontré Candace dans l’une des églises du voisinage ; Candace
chantait dans la chorale qu’Ariah avait dirigée quelques mois, avant de
perdre peu à peu tout intérêt pour l’église.) Royall avait eu d’autres petites
amies, et il les avait laissées en plan, sans doute. Royall Burnaby, un garçon
qui vous brisera le cœur. Cela semblait arriver sans qu’il s’en rende compte.
Sans qu’il le veuille. Les filles tombaient amoureuses de son sourire
chaleureux et facile, de ses yeux bleus pleins de franchise, de sa douceur.
De sa voix qui leur disait ce qu’elles voulaient croire par-dessus tout, même
lorsqu’elles n’auraient pas dû le croire. Je t’aime, Royall. Je t’aime tant.
Est-ce que tu m’aimes, Royall ? Juste un peu ?
Était-ce la faute de Royall, les mots lui montaient aux lèvres. Oui. Je
crois que oui.
Oh oui ? Tu m’aimes ? Oh ! Royall !
Candace McCann était la fille qui avait fait un homme de Royall
Burnaby. Éclatant en sanglots dans ses bras un soir de ce printemps-là, dans
cette voiture même, elle lui avait dit qu’elle n’avait « pas eu ses règles »…
oh ! elle avait « tellement honte et tellement peur » et elle l’aimait
tellement, elle aurait « envie de mourir » si lui ne l’aimait pas. Royall s’était
senti frissonner dans le temps même où il rassurait Candace et lui disait
qu’il s’occuperait d’elle, ne pleure pas s’il te plaît, il s’occuperait d’elle,
bien que se demandant stupéfait comment Candace pouvait être enceinte ;
comment, alors que Royall avait vraiment fait attention ; et ils n’avaient
même pas fait l’amour souvent, pas d’une façon qui puisse rendre une fille
enceinte. Mais si elle l’était, se disait Royall, elle l’était ; profondément,
Royall était un fataliste comme sa mère.
Je t’aime, chérie. Tout va s’arranger.
Tu es sûr ? Oh, Royall, tu es sûr que tu m’aimes ? Parce que si…
Bien sûr que je suis sûr, Candace ! Tout va s’arranger, je te le promets.
J’ai tellement peur de le dire à ma mère. Je ne peux pas le dire à ma
mère. À moins que…
Ne lui dis rien tout de suite. Attends d’être absolument sûre…
Je le suis, Royall. Je suis absolument sûre. Je suis sûre depuis au
moins douze jours. Oh, Royall, tu ne m’aimes pas…
Mais si, chérie ! Je te l’ai dit.
Mais… est-ce que tu voudrais m’épouser quand même ? Même si… je
n’étais pas…
Candace s’était mise à sangloter comme si son cœur allait se briser, et
que pouvait faire Royall sinon la consoler ? Il avait éprouvé un mélange
d’excitation, de fierté, d’appréhension mais surtout de profond étonnement
à l’idée qu’il serait peut-être père neuf mois plus tard, lui qui, la plupart du
temps, ne se sentait pas plus de douze ans. Mais il ne pouvait pas laisser
tomber Candace. Il l’aimait vraiment. Elle était la plus jolie fille qu’il eût
jamais vue, du moins à Niagara Falls.
Royall acheta donc une bague de fiançailles chez un bijoutier, une
monture en argent avec un minuscule diamant qu’il réussit, grâce à des
relations, à avoir au rabais pour quatre-vingt-dix dollars. Royall fit donc sa
demande en mariage officielle, et Candace McCann accepta en pleurant.
Dans un premier temps, le mariage fut fixé au mois de juin. Puis,
lorsque Candace constata qu’en fin de compte elle n’était pas enceinte, il fut
reporté au mois d’octobre, date à laquelle se terminait la saison de Royall à
la Compagnie du Trou du Diable.
Mais est-ce que tu m’aimes toujours ? Royall ? Même si…
Bien sûr, chérie. Je t’aime plus que jamais.
Tu es sûr ? Parce que si…
Je suis sûr.
Nous aurons des enfants, tout de même. N’est-ce pas ?
Autant que tu voudras, Candace. Je te le promets.
Quels étranges crapauds pustuleux sortaient de la bouche de Royall
Burnaby !
Mais il voulait sincèrement épouser Candace. Il l’aimait et ne pouvait
supporter l’idée de lui faire du mal. Entendre cette fille pleurer comme si
son cœur se brisait manquait lui briser le cœur à lui aussi. Un cœur qu’il
imaginait en plastique, bon marché et facilement fêlé et pourtant
indestructible.
Le plus étonnant dans les fiançailles de Royall avait été la réaction
d’Ariah. Au lieu de piquer une de ses colères noires et de le flanquer à la
porte, comme on aurait pu s’y attendre, Ariah avait pris une profonde
inspiration lorsque Royall avait bégayé avec gêne qu’il « voulait se marier,
il était temps », et elle lui avait répondu oui. Oui, il était temps. À dix-neuf
ans, il était assez vieux. Vu la façon dont les filles et les femmes se jetaient
à sa tête, il valait mieux qu’il se range rapidement avec une gentille fille pas
compliquée comme Candace McCann avant qu’une catastrophe arrive.
(C’est-à-dire avant qu’il mette enceinte une fille qui n’irait pas ! Comme si
Royall n’avait pas plus d’emprise sur lui-même qu’un chien trottant dans le
quartier à la poursuite de n’importe quelle chienne en chaleur.) De même
qu’Ariah n’avait pas été déçue mais plutôt soulagée que Royall n’aille pas à
l’université, elle avait souri à l’idée de voir son fils cadet se marier. En fait,
les nouveaux mariés pourraient même habiter quelque temps au 1703,
Baltic Street. Ariah leur laisserait sa chambre du premier et la redécorerait.
Habiter avec Ariah dans cette petite maison exiguë ! La perspective
faisait frémir Royall. La pauvre Candace serait dévorée toute crue par
Ariah, qui en ferait une deuxième fille.
Non. Les nouveaux mariés loueraient un appartement dans la 5e Rue, à
quelques minutes de voiture des gorges du Niagara où Royall travaillait de
mai à la mi-octobre, et tout près du King’s Dairy, le glacier le plus populaire
de Niagara Falls, où Candace, employée au comptoir, secondait le gérant.
Les nouveaux mariés vivraient seuls !
Ariah était déçue. Il était visible qu’Ariah était très déçue.
Ces yeux vert gazole près de s’enflammer. La peau pâle tirée sur les
tempes, et la pulsation des nerfs au-dessous.
Vous économiseriez sur le loyer, Royall. Je ne vous demanderais pas
un sou.
Merci, maman. Mais je ne pense pas.
Laisse-moi en parler avec Candace. Elle a la tête sur les épaules.
Non, maman.
Ce que vous économiserez sur le loyer, cela vous fera une mise de
fonds pour acheter votre propre maison. Oh ! Royall. Laisse-moi en parler
à Candace.
Je préférerais pas, maman. Tu sais comment est Candace avec toi. Elle
t’admire beaucoup, elle a peur de toi, et elle ne sait plus ce qu’elle veut.
Et elle est censée vouloir quoi ? Ce que toi, tu veux ?
Hé ! maman. On ne va pas se disputer, d’accord ? Candace va être ma
femme, pas la tienne.
C’est peut-être ça le problème. Cette pauvre fille a besoin d’une
famille. Qui ne se compose pas que d’un mari.
La maison est trop petite, maman ! Même sans Chandler, elle est trop
petite. Juliet serait mal à l’aise si elle devait partager le premier avec
Candace et moi.
C’est ridicule. Tu sais très bien que c’est un crève-cœur pour Juliet de
te voir partir, Royall. Elle t’adore. Et elle adore Candace comme un sœur.
Bon Dieu, maman. Je t’en prie.
Tu as peur de me laisser parler à Candace ? C’est ça !
Laisse-la tranquille, maman.
Ma salle de musique est isolée. Vous avez fait un magnifique travail,
Chandler et toi. Je descendrai mon lit, et nous vous achèterons un grand lit
à deux places. Et je vous laisserai la coiffeuse en acajou, c’est un meuble
ancien. Candace pourra choisir le motif du papier peint. C’est elle qui
décidera. Et les rideaux ! Des rideaux blancs à volants, je pense. Regarde-
moi, Royall. Comment peux-tu être égoïste pour quelque chose d’aussi
important ? Candace mérite tout l’amour possible. Il n’y a que la famille
sur terre. Puisqu’il n’y a pas de Dieu sur terre.
À la fin de ce discours haletant, Ariah tremblait, et Royall aussi. Il se
rappellerait ensuite avec un frisson de peur qu’il avait été bien près de
céder. Il était toujours beaucoup plus facile de céder à Ariah que de lui
résister.
Mais Royall était têtu, et il refusa l’offre d’Ariah. Non, non ! Si sa
mère faisait une deuxième fille de sa femme, alors lui, Royall, coucherait
avec sa sœur. Seigneur !
Ariah finit par lâcher prise. Mais, le lendemain matin, elle proposa
d’aider à payer la bague de fiançailles de Candace. Et de nouveau Royall
serra les dents, remercia poliment sa mère et refusa.
(Par chance, Ariah n’avait pas su, ni deviné, que Candace croyait être
enceinte à ce moment-là. Elle ne devait jamais le savoir.)
Royall agitait ces pensées qui faisaient battre le sang dans son crâne.
Assis dans sa Chevrolet arrêtée au bord du parking du lycée, il contemplait
le bâtiment qui, avec son toit plat, ses briques brun-jaune, ressemblait à une
usine. Un bâtiment ordinaire, et même laid, mais au crépuscule, en début de
soirée, lorsque les réverbères s’allumaient, il semblait flotter au-dessus de
l’asphalte sale, avec ses fenêtres mystérieusement obscures. Royall
regrettait à présent de n’avoir pas fait davantage d’efforts. Il avait été un
sportif si populaire : soft-ball, football américain, basket. S’il n’avait pas eu
à travailler après les cours, il aurait joué dans toutes les équipes au lieu de
ne faire que quelques remplacements de temps à autre, lorsque l’équipe
affrontait un adversaire coriace et qu’il pouvait se libérer. Il avait été si
apprécié qu’il n’avait peut-être pas eu conscience de pouvoir être autre
chose ; comme un rêveur n’a pas conscience qu’il dort avant de se réveiller.
Ce n’était pas faute d’avoir été encouragé par ses professeurs, pourtant. S’il
était allé à l’université, il ne serait pas sur le point de se marier à l’âge de
dix-neuf ans… Mais bon, beaucoup de ses camarades de classe étaient déjà
mariés. Les filles surtout. (Secrètement) enceintes avant leur mariage et
heureuses d’épouser des types qui avaient un emploi chez Dow Chemical,
Parish Plastics, Nabisco, Niagara Hydro. La plupart des amis de Royall
travaillaient dans ces usines ou dans d’autres, similaires, les ouvriers les
mieux payés de Niagara Falls parce qu’ils étaient syndiqués. Le travail en
usine n’avait jamais attiré Royall. Le « vrai » travail, huit heures par jour et
cinq jours par semaine, cotisations syndicales, contrats. L’idée de pointer le
faisait tiquer. Royall Burnaby, si souvent applaudi pour ses exploits sportifs,
et pour ses spectacles de guitare et chansons devant un public local, passer à
la pointeuse ! Sa fierté ne le lui permettrait jamais. Ni son bon sens.
S’il était allé à l’université. Mais Ariah n’avait pas voulu que son fils
cadet fasse des études. Viser trop haut. Avoir de l’ambition. À quoi cela
mène-t-il un homme ? à la mort. Ariah avait parlé avec amertume, sans son
humour caustique habituel.
Ce qui avait humilié Royall, et qu’il n’avait jamais avoué à âme qui
vive, c’était de devoir suivre Chandler dans ses études. Chandler qui avait
eu des notes excellentes dans toutes les matières, et notamment en math et
en sciences. Chandler qui avait été un élève sérieux toute sa scolarité, avec
peu d’amis ou d’activités susceptibles de le distraire. Les professeurs
avaient apprécié Royall, bien sûr, mais ils n’avaient pu s’empêcher de le
comparer constamment à Chandler, et à son désavantage. Pourquoi se
donner du mal, alors ? Tout ce que Royall faisait sur le plan scolaire,
Chandler l’avait déjà réussi mieux que lui. Dans certains cas, beaucoup
mieux. Merde ! Royall avait pris l’habitude d’oublier ses devoirs, de sécher
les examens. Il s’était dit qu’il valait mieux être élu garçon le plus séduisant
de sa promotion qu’en être le meilleur élève comme Chandler. Il suffisait de
demander aux filles.
S’ils vous posent des questions sur lui, dites : « C’est arrivé avant ma
naissance. »
Royall savait que non. Et pourtant, il n’avait pas de souvenir net de
l’homme qui avait été son père.
Il n’avait pas de souvenir de Luna Park mais il savait, par Chandler,
qu’ils avaient vécu un jour dans une « grande maison de pierre » donnant
sur le parc. Il n’y avait aucune photo de cette maison, aucune photo de cette
époque-là. Il n’y avait aucune photo de leur père jamais nommé.
Lorsque Royall essayait de se souvenir, son cerveau semblait se
dissiper en vapeur. Comme les embruns projetés par les Chutes, qui
s’éparpillaient et se perdaient dans le vent.
Plus jeune, il était allé secrètement à vélo jusqu’à Luna Park, à
quelques kilomètres de Baltic Street, pour voir si, en voyant la maison, il se
la rappellerait. Mais chaque fois qu’il approchait du parc, bizarrement, il
était pris de vertige, ses jambes flageolaient, la roue avant de son vélo
tournait brutalement, et il manquait tomber dans la rue. Il avait donc fini par
renoncer. C’était écrit comme ça. Maman est celle qui t’aime.
Le premier souvenir de Royall remontait à ce jour où, à l’âge de quatre
ans, Ariah l’avait plus ou moins porté, endormi et désorienté, dans la
« nouvelle » maison. Dans un étroit escalier grinçant, et dans sa
« nouvelle » chambre. Il partagerait cette chambre avec son frère pendant
dix ans. Il ne poserait jamais de questions, il serait le petit garçon heureux et
plein de santé d’Ariah. Dans la maison en brique et stuc du 1703, Baltic
Street avec ses odeurs mystérieuses, à moitié agréables, de vieux feu de
bois, de graisse et de moisi, où des wagons de marchandises marqués
Buffalo & Chautauqua, Baltimore & Ohio, New York Central, Shenandoah,
Susquehannah leur traversaient le crâne dans un grondement de tonnerre.
Royall revint de l’école primaire de Baltic Street avec des histoires sur
les Chutes.
Des fantômes sortaient des gorges, la nuit, raconta-t-il à sa mère avec
excitation. Certains étaient indiens et d’autres blancs. Il y avait un Blanc
que les Indiens avaient capturé et obligé à nager dans le fleuve et qui avait
été emporté dans les Chutes, et il y avait une « jeune mariée rousse » qui
l’avait cherché « sept jours et sept nuits » et qui, quand elle l’avait trouvé,
noyé et mort, déchiqueté par les rapides, « s’était jetée » dans les Chutes,
elle aussi.
Ariah qui était en train de brosser et de natter les longs cheveux de
Juliet, blonds comme les blés mais mêlés de mèches roux foncé, demanda
sèchement : « Quand tout cela s’est-il passé, mon chou ? »
En cours élémentaire à l’époque, Royall répondit : « Il y a des
çontaines et des çontaines d’années, maman. Je crois.
– Pas “çontaines”, Royall. Centaines.
– Des “centaines”, maman. Et des milliers aussi. »
Un second Zarjo, cet enfant. Adorable et avide de plaire. S’il avait eu
un moignon de queue comme le chien, il l’aurait agité presque tout le
temps.
Ariah rit et se pencha pour embrasser son fils. Les enfants croyaient de
ces choses ! « Si c’était il y a si longtemps que cela, Royall, elle est morte,
elle aussi. Les fantômes ne vivent pas éternellement. »
4
Dix ans plus tard, Royall grimaçait en pensant à ce lait renversé. Le
choc, et le verre volant en éclats à ses pieds.
King’s Dairy. Du lait froid jeté sur Royall Burnaby. Il sourit à l’idée
que cela allait peut-être lui arriver tous les dix ans. Une espèce de motif de
patchwork farfelu dans sa vie.
Un jour, Candace avait dit à Royall et Juliet à sa façon surexcitée et
haletante : « Oh ! vous avez tellement de chance. Vous avez la mère la plus
fascinante du monde. »
Frère et sœur avaient échangé un regard surpris.
Juliet avait répondu, avec un soupir : « Oh, ça. Nous le savons, je
crois. »
Dix ans après l’incident dans la cuisine, Royall hésitait devant la porte
du 1703, Baltic. Il entendait de la musique à l’intérieur. Quelqu’un jouait du
piano avec énergie, un rondo de Mozart apparemment, puis, après un
silence pareil à un hoquet, la voix d’Ariah s’éleva, chaude et encourageante.
Les enfants d’Ariah avaient appris à entrer et sortir de la maison sans bruit
pendant les leçons de piano de leur mère, mais Royall s’attarda sur le seuil,
rêveur et distrait. Il portait un pantalon kaki froissé, une chemise de flanelle
par-dessus son tee-shirt, une casquette de la Compagnie du Trou du Diable
enfoncée bas sur le front. Il avait une barbe de trois jours qui luisait d’un
éclat mauvais, de la limaille de fer, et les yeux injectés de sang comme s’il
les avait frottés avec ses poings. Depuis vendredi matin, il ne s’était pas
changé, ne s’était guère lavé que les mains, les bras et les aisselles. Et on
était lundi après-midi.
Honte, honte ! « Royall Burnaby » est son nom.
En fait, Royall n’était pas si honteux que cela, et il n’éprouvait pas le
moindre repentir. Il était rempli de soulagement comme un ballon d’hélium.
Libre ! Si libre qu’il aurait pu s’envoler. Pas un homme marié à dix-neuf
ans.
Bien sûr, il plaignait Candace. Son visage s’empourprait quand il y
pensait. Il lui avait fait du mal, et c’était la dernière chose qu’il souhaitait. Il
plaignait presque autant Ariah. Mais pourquoi ?
Candace va être ma femme, pas la tienne.
Ariah n’avait pas voulu que Chandler, âgé de vingt-cinq ans, « voie »
une amie qui était séparée de son mari et enceinte. Ariah avait déclaré
choquante et rebutante l’idée d’une telle « liaison », et fait promettre à
Chandler de ne pas se laisser persuader d’épouser la jeune femme ; Ariah
avait même refusé de la rencontrer. Et pourtant, Ariah avait immédiatement
sauté sur Candace McCann en jugeant qu’elle ferait une épouse « parfaite »
pour Royall.
C’était étrange. Mais, si l’on connaissait Ariah, peut-être pas si
étrange.
Maintenant qu’elle approchait de la soixantaine, moins nerveuse et
excitable qu’elle l’était plus jeune, Ariah était aussi moins encline à des
accès de colère spectaculaires. (Ou à des « fugues », ainsi qu’elle les
baptisait elle-même avec un détachement clinique. Comme si ces crises
étaient un état d’esprit dont personne n’était responsable, à la façon dont,
frappé par la foudre, on agiterait bras et jambes en blessant sans le vouloir
des spectateurs innocents.) Il y avait des jours où elle refusait de parler à
Juliet en raison d’une infraction mineure à leur relation mère-fille, ce qui
paraissait absurde à Royall, qui, enfant, avait eu beaucoup plus de liberté.
Ariah riait des bêtises que Royall commettait par insouciance ou par
maladresse, alors que les mêmes bêtises commises par Juliet, ou par ce
pauvre Chandler, l’auraient mise en fureur.
(Par bonheur pour lui, Chandler n’habitait plus Baltic Street. Mais il
passait souvent, et dormait parfois dans son ancien lit, comme s’il avait
autant besoin de la présence irritable d’Ariah que, à sa façon, Ariah avait
besoin de lui.)
« Hé Royall ! Comment va ? »
Un voisin d’en face, dont Royall avait souvent nettoyé les gouttières
pour une rémunération très modeste, le hélait, et il fut bien obligé de
répondre et de le saluer. Royall supposait que tout le voisinage était au
courant de l’annulation brutale de son mariage, bien qu’aucun habitant de
Baltic Street n’eût été invité.
« Je pensais que tu serais en voyage de noces, cette semaine, hein ?
– Eh bien, non. »
Le voisin, un homme d’un certain âge qui boitait, eut un rire
mystérieux et rentra chez lui. Royall avait le visage en feu.
Peut-être avait-il été mal inspiré de revenir chez lui aussi vite ? Il
devait reconnaître qu’il avait peur de revoir Ariah.
Il l’avait appelée dès le vendredi soir, bien sûr. Il lui avait aussitôt
annoncé que le mariage était « annulé ». Il était 9 heures passées et Ariah
n’aimait guère répondre au téléphone lorsqu’il était aussi tard, mais elle
avait décroché à la dixième sonnerie, si stupéfaite de ce que lui disait Royall
qu’elle lui avait demandé de répéter, et lorsqu’il l’avait fait, en expliquant
précipitamment qu’il ne pouvait pas épouser Candace parce qu’il ne
l’aimait pas et qu’il ne pensait pas qu’elle l’aimait, Ariah avait gardé le
silence si longtemps qu’il avait craint un genre d’attaque. Puis il entendit sa
respiration, rauque, pénible, comme si elle essayait de ne pas pleurer. Ariah,
qui méprisait les larmes ! Très vite, Royall dit : « Maman ? Candace va
venir te voir. Elle comprend mes raisons. Elle est bouleversée, et furieuse
contre moi, mais elle comprend, je crois. Pardonne-moi, maman, je suis
désolé. Je suis un salaud, je suppose. Maman… » Mais ce fut Juliet qui lui
répondit. « Elle est montée dans sa chambre en courant, Royall. Elle n’a pas
voulu me dire ce qui n’allait pas. Tu n’es pas blessé, au moins ? Royall ? Tu
n’es pas mourant ? »
Le lendemain, samedi, Royall envoya un télégramme à Ariah. Son
premier.
C’est… au sous-sol ?
– Techniquement, oui. »
C’était surprenant, d’une certaine façon. Royall associait la
bibliothèque publique à ses colonnes et à sa rotonde doriques, à l’espace
ouvert du bureau de prêt. Le sous-sol ne cadrait pas. Mais c’étaient de
« vieux journaux » que Royall cherchait, et ils étaient conservés dans
l’« annexe des périodiques », niveau C.
Le bibliothécaire contemplait Royall d’un air sceptique mais
néanmoins poli. Sans doute avait-il l’air d’un jeune homme qui, avant ce
jour, avait passé aussi peu de temps qu’il l’avait pu dans les bibliothèques.
« Que cherchez-vous au juste ? » Royall marmonna une réponse et
s’esquiva.
Dès qu’il eut quitté le rez-de-chaussée bien éclairé de la vieille
bibliothèque, Royall se retrouva seul. Ses chaussures de randonnée
sonnaient bizarrement dans l’escalier métallique en spirale, comme des
sabots, et une odeur suffocante, moitié sciure, moitié canalisations
bouchées, lui montait aux narines. Il éprouva son premier moment de
panique. Que cherchait-il au juste ? La pluie tombait sans interruption
depuis l’aube. Ce mois d’octobre de rêve, doux et ensoleillé, avait cédé la
place à une fraîcheur automnale et à une odeur de papier journal détrempé.
Au loin, sur le lac Ontario, un tonnerre menaçant grondait, à la façon d’un
immense train de marchandises prenant de la vitesse. Royall espéra que
l’orage attendrait qu’il ait fini ce qu’il avait à faire à la bibliothèque.
Comme s’il n’en avait que pour une demi-heure, ou moins.
Être furieux contre son frère était nouveau pour Royall. Être « en
colère » contre qui ce soit, en fait. Et chassé de chez lui. Chassé de chez
lui ! Peut-être s’engagerait-il dans les marines. Ils recrutaient des types
comme lui. Peut-être changerait-il de nom : « Roy » convenait mieux que
« Royall » lorsqu’on était seul dans la vie à dix-neuf ans, fils de personne.
Quand on s’appelait « Roy », on ne souriait pas aussi facilement et aussi
aimablement. On n’était pas toujours en train de siffloter et de fredonner, les
pouces passés dans la ceinture, comme une version édulcorée de James
Dean. On regardait les adultes – les autres adultes – dans les yeux et on leur
disait ce qu’on voulait.
Peut-être.
Au niveau C, Royall eut l’impression de se retrouver dans un sous-
marin. L’annexe des périodiques était une caverne ténébreuse où les
visiteurs devaient allumer eux-mêmes les lumières. Royall craignait que
quelqu’un passe, un bibliothécaire ou un gardien, et éteigne l’escalier en le
laissant en plan dans le sous-sol. Seigneur ! Pas étonnant qu’il ait évité les
bibliothèques toute sa vie.
Il chercha l’interrupteur à tâtons. Une fluorescence incertaine,
vacillante, sembla émaner de toutes les surfaces à la fois. L’odeur d’égout
s’était intensifiée. Et cette odeur mélancolique qui rappelait à Royall
l’époque où il livrait la Gazette à domicile, une odeur de papier journal
mouillé. Il avait oublié à quel point il la détestait, à quel point elle était liée
à sa détresse enfantine et imprimée profondément dans son âme.
« C’est pour ça que je te déteste. Une des raisons. Tu es parti, et tu
m’as abandonné à cette odeur. »
Il dépassa des cartons de livres et de périodiques entassés en piles
impressionnantes. Certaines lui arrivaient aux épaules, d’autres atteignaient
le plafond. Sans doute des exemplaires mis au rebut, imprégnés d’eau à
cause de fuites et oubliés depuis des dizaines d’années. Un béton terne et
sale revêtait le sol. Çà et là des livres et des revues gisaient, grands ouverts,
comme si on leur avait donné un coup de pied. Royall pensa au cimetière de
Portage Road. L’annexe était presque entièrement occupée par des rangées
d’étagères métalliques, montant jusqu’au plafond, séparées par d’étroites
allées. Les étagères portaient des indications alphabétiques, mais il ne
semblait pas y avoir beaucoup d’ordre. Des numéros de Life des années 50,
cornés, tachés d’humidité, voisinaient avec des exemplaires plus récents du
Buffalo Financial News ; la Niagara Falls Gazette, que cherchait Royall,
avait été rangée en différents endroits avec des journaux de Cheektowaga,
Lackawana, Lockport, Newfane. Quelqu’un avait éparpillé sur le sol des
pages du Lockport Union Sun & Journal. Partout les dates étaient
mélangées, comme si le vent avait soufflé en tempête. C’était l’année 1962
dont Royall croyait avoir besoin, mais où commencer ?
La femme en noir l’avait conduit dans cet endroit. Il éprouva un
frisson de répulsion en pensant à elle. À la façon dont elle l’avait caressé.
Il lui fallut près d’une demi-heure pour repérer un numéro de la
Gazette datant de 1962 ; et il constata alors avec déception que le numéro
en question était de décembre. Une édition du dimanche, des gros titres qui
n’avaient rien à voir avec son père ni avec Love Canal. Royall laissa
retomber le journal, s’accroupit sur les talons.
« Merde. J’ai soif. »
Il n’avait pas bu une seule bière de la journée. On était au début de
l’après-midi. Il patienterait. Jusqu’à ce qu’il ait accompli quelque chose.
Royall savait que son père – « Dirk Burnaby » – s’était occupé de la
première action en justice dans l’affaire de Love Canal, mais il ignorait les
détails. Cette première action s’étant terminée par un échec, « Love Canal »
était devenu une plaisanterie dans la région, mais plus tard, dans les années
70, à l’époque où Royall était au collège, l’affaire était revenue sur le tapis.
D’autres gens, sans doute. D’autres avocats. D’autres plaignants. Il y avait
eu de nouvelles actions en justice, certaines dirigées contre des industries
chimiques autres que Swann. Royall n’avait été que vaguement au courant.
Ses amis et ses camarades de classe en discutaient parfois parce que leurs
familles étaient concernées, mais leurs connaissances étaient aussi
décousues et fragmentaires que les siennes. Royall, qui lisait rarement le
journal, qui rêvait et somnolait pendant les cours de sciences sociales,
n’avait pas suivi les événements de près. Chandler disait qu’ils « ne
risquaient rien » dans Baltic Street ; du moins l’espérait-il. Ariah ne parlait
jamais de ce genre de sujets. Si le vent soufflait de l’est, elle fermait les
fenêtres. Si la suie noircissait les vitres et les rebords de fenêtre, on les
nettoyait avec des serviettes en papier. Ariah tenait les journaux à distance,
littéralement ; elle parcourait les gros titres, bras tendus, avec une
expression d’appréhension et de mépris. Elle s’attendait au pire de la part de
l’humanité, ce qui lui permettait d’être agréablement surprise, assez
souvent, lorsque le pire n’arrivait pas.
C’est toi. Au moins, tu es vivant.
Il y avait peut-être une certaine sagesse dans cette attitude. Royall
apprenait.
Il fourragea dans des piles branlantes de la Gazette. Chercha aussi
parmi les numéros du Buffalo Evening News et du Buffalo Courier Express,
qui avaient sûrement couvert l’affaire de Love Canal. Ses mains étaient
tachées d’encre d’imprimerie. Il trouvait des crottes de souris, de
minuscules boulettes noires grosses comme des graines de cumin. Et des
carapaces desséchées d’insectes. De temps à autre un poisson d’argent
vivant, qui détalait. Le destin des morts. Mais je ne suis pas mort.
Des numéros de journaux de 1973, 1971, 1968… Il avait été bien naïf
de croire qu’en faisant un saut à la bibliothèque, il pourrait lire des articles
concernant son père, apprendre certains faits intéressants et partir. La tâche
n’était pas aussi facile, en fin de compte. Étrangement, le passé n’était pas
là.
Non loin de lui, quelque chose gouttait sans interruption. Toutes les
quatre secondes. Mais lorsque Royall tendait l’oreille, les quatre secondes
en devenaient cinq, ou davantage. Ou alors, au contraire, les gouttes
tombaient plus rapidement. Royall se boucha les oreilles. « Bon Dieu.
Salaud. » Son travail à la Compagnie du Trou du Diable lui manquait déjà,
et il y avait à peine une semaine qu’il avait arrêté. L’uniforme imperméable,
sa casquette à visière, les passagers qui s’en remettaient au lieutenant
capitaine Royall. C’était un dessin animé de Walt Disney et pourtant : l’eau
tonnante des Chutes était réelle.
Quelquefois, cependant, Royall se sentait irréel. Au milieu des
embruns, des cris des passagers, sur le bateau ballotté. Ses pensées
dérivaient, il glissait dans un rêve éveillé où il agitait bras et jambes au fond
de l’eau. L’eau magnifique, vert translucide, des Horseshoe Falls. Les longs
cheveux de Royall ondulaient comme des algues. Il était nu, et ses yeux
étaient grands ouverts, comme ceux d’un cadavre.
Oui, Royall avait vu des cadavres retirés du Niagara. Il avait vu son
premier « flotteur » à l’âge de douze ans. Maman n’avait jamais su. Pas
question qu’il raconte ça à quelqu’un de sa famille ni même à des voisins de
Baltic Street. Un flotteur est un cadavre englouti qui, gonflé de pourriture
comme un ballon de chair, remonte à la surface.
Non, Royall n’y avait jamais beaucoup pensé. Au fait que son propre
père était mort dans ce fleuve. Il n’était pas du genre morbide.
Il frotta ses yeux douloureux. Détourna le regard des colonnes floues
de lettres imprimées. Le flic-flic-flic lui était entré dans le sang. Quelqu’un
se coulait silencieusement derrière une rangée de rayonnages. Il respirait
l’odeur de la femme en noir ! Une sensation de chaleur naquit dans son bas-
ventre, un espoir. Quoique son vrai bras fût trop lourd pour qu’il pût le
lever, Royall vit sa main suppliante tendue vers la femme.
« Réveille-toi. Allez ! »
Royall secoua la tête pour s’arracher à sa transe. Il redoubla d’efforts.
Il avait peur d’échouer. De renoncer, de retourner à Baltic Street. Il était
haletant et résolu. Il retourna aux étagères, progressa laborieusement à
croupetons en examinant tous les journaux de la rangée du bas. Une douleur
lancinante dans les cuisses. Néanmoins, par chance, il finit par tomber sur
des numéros de la Gazette datant de 1961-1962. Certaines pages
manquaient mais le gros des journaux semblait intact. Royall en transporta
des brassées jusqu’à une table en bois, au centre de la pièce. Il commença à
chercher, méthodiquement.
Là ! Le premier gros titre sur Love Canal. Septembre 1961.
« Tu étais encore en vie. Alors. »
Pendant deux heures et quarante minutes, Royall lut et relut. Il était au-
delà de l’épuisement. Il n’aurait su dire s’il était en pleine euphorie, ou
effrayé. Il découvrait tellement plus qu’il n’avait su, tellement plus qu’il
n’avait été capable d’imaginer. Il avait l’impression qu’une porte s’était
brusquement ouverte dans le ciel, là où l’on ne soupçonnait pas qu’il pût y
en avoir une. Une ouverture énorme par laquelle brillait une lumière.
Comme brillait souvent une lumière entre les nuages d’orage, à peine
quelques minutes parfois, dans le ciel au-dessus des Grands Lacs. C’était
une lumière aveuglante, blessante, pas encore éclairante. Mais c’était une
lumière.
C’était de l’autre maison qu’il nous arrivait de rêver. Les coups frappés
à la porte, la voix aiguë de notre mère, les voix indistinctes des agents de
police que nous savions ne pas confondre avec celle de notre père. Le cri
étranglé de notre mère.
Non. Partez. Sortez !
Nous étions deux à être réveillés et tapis en haut de l’escalier. Dans la
cuisine où il passait la nuit dans son panier d’osier matelassé, le chiot Zarjo
poussait des aboiements et des gémissements anxieux.
Nous avons désobéi à notre mère, nous ne sommes pas retournés dans
nos chambres. Quand les agents de police ont fini par partir, nous pleurions
avec désespoir.
Dans la nursery, où Bridget s’était réveillée, le bébé s’est mis à pleurer.
Il y avait deux frères. Chandler qui avait onze ans, Royall qui en avait
quatre.
Ils ne pouvaient pas savoir que leur père était mort. Ce matin où les
agents de police étaient venus au 22, Luna Park, il n’avait pas encore été
établi que Dirk Burnaby était mort. Seulement qu’une voiture lui
appartenant avait été retirée du Niagara, où elle avait plongé après avoir
dérapé et enfoncé la glissière de sécurité de la route Buffalo-Niagara Falls
au petit matin du 11 juin 1962. Seulement que l’on n’avait pas retrouvé de
corps.
Personne n’avait été témoin de l’accident supposé. Personne ne se
présenterait jamais comme témoin.
On conclurait à l’« accident ». Car qui pouvait prouver autre chose ?
Et en dépit du fait que le corps de Dirk Burnaby ne serait jamais
retrouvé, le comté finirait par délivrer un « certificat de décès ».
C’était de cette autre maison qu’il nous arrivait de rêver. Nous nous
rappelions la façon dont notre mère s’était jetée sur la serrure dès que les
agents de police étaient partis. Avant même qu’ils fussent remontés dans
leur voiture, elle avait fermé la porte à clé. Elle haletait. Nous avions couru
vers elle, terrorisés. Ses yeux tournoyaient follement dans son visage et elle
avait les lèvres blanches et ravagées comme une bouche de poisson
déchirée par l’hameçon. Nous n’étions pas encore dressés à ne pas pleurer,
cela viendrait plus tard, et donc notre mère nous laissa pleurer, elle essaya
de nous serrer tous les deux dans ses bras, bizarrement penchée, comme si
sa colonne vertébrale avait été brisée. Sa voix résonna, pleine de défi. Cette
porte est-elle fermée ? Cette porte est-elle verrouillée ? N’ouvrez plus
jamais cette porte.
Et il en fut ainsi : aucun d’entre nous n’ouvrit plus jamais cette porte.
« Monsieur Burn’by ? Est-ce que c’est quelqu’un qui va sauter dans les
Chutes ?
– Je ne crois pas, Peter. Pas cette fois. »
3
Coup forcé. Il se jura à ce moment-là, au printemps de sa vingt-
huitième année, de prendre sa vie en main.
Il s’était laissé allé passivement au fil du courant. Comme quelqu’un
d’hypnotisé par les Chutes. Melinda l’avait forcé à voir. Elle lui avait tendu
une surface réfléchissante dont il n’avait pu protéger son regard, comme on
doit protéger son regard du terrible visage de Méduse, pétrifié par une vérité
à la fois évidente et insaisissable. Jouer aux dés avec ta vie, comme si elle
n’avait aucune valeur. C’était stupéfiant, Melinda devait l’aimer. Elle avait
sondé les profondeurs de son âme.
Quand cela avait-il commencé, cette étrange passivité, un peu pareille
à une transe, cette dérive qu’il avait prise pour de la loyauté, ou pour une
pénitence. Lorsque son père avait disparu de sa vie, peut-être. (Chandler
n’avait jamais vu le cadavre de son père. Il n’y avait pas eu de cadavre.
Comment alors pouvait-il « croire » à la mort de son père ?) Il s’était
pourtant flatté d’être un individu rationnel. De loin le plus rationnel de sa
famille. Il s’était cru parfaitement maître des choses, responsable, mûr.
Depuis l’âge précoce de onze ans, il avait été loyal envers sa mère (veuve,
difficile). Il avait été un frère aîné aimant, patient et protecteur pour son
frère et sa sœur (orphelins de père, immatures).
Promets ! avait murmuré Ariah, en serrant ses deux mains dans les
siennes.
Donne-moi ton cœur ! Donne-moi ta vie !
Dès le collège, Chandler avait été un joueur d’échecs prometteur,
quoique irrégulier. Il avait appris ce jeu à Juliet et, les jours d’hiver
misérables où même son frère cadet remuant était obligé de rester à la
maison, il l’avait également appris à Royall. (Ariah jouait rarement à des
jeux de société avec ses enfants. Peut-être par peur de perdre face à eux.) Ni
Juliet ni Royall ne s’intéressaient assez aux échecs pour jouer avec habileté
ou patience, mais ils avaient de l’intuition et parfois de la chance. Chandler
n’était pas du genre à se fier à la chance. Il se retrouvait dans des situations
où, pour prévenir un coup fatal de son adversaire, il devait sacrifier une
pièce importante. C’était cela le coup forcé : un sacrifice à court terme pour
un gain à long terme.
Il prendrait sa vie en main. Il n’aurait plus honte de qui il était, de celui
qui lui avait donné le jour.
Pendant le printemps 1978, il mena son enquête sur la vie de Dirk
Burnaby et sur sa mort. Pour comprendre l’une, il lui fallait comprendre
l’autre. Il écrivit de courtes lettres sérieuses aux anciens collègues avocats
et aux amis de son père qui, pour lui, étaient de simples noms lus dans les
journaux. Pourrais-je vous voir ? Vous parler ? Ce serait si important pour
moi, le fils de Dirk Burnaby. Il essaya de retrouver le couple qui avait joué
un rôle central dans la dernière année de la vie de Dirk Burnaby, Nina et
Sam Olshaker, et fut peiné d’apprendre qu’ils avaient divorcé en 1963,
après l’épreuve de l’action en justice ; Nina Olshaker avait apparemment
emmené ses enfants dans le nord de l’État, dans la banlieue de Plattsburgh,
et son numéro de téléphone ne figurait pas dans l’annuaire. Il essaya de
prendre contact avec plusieurs des experts qui avaient accepté de témoigner
pour Dirk Burnaby dans l’affaire de Love Canal, et s’entendit répondre que
ces personnes, soumises à des pressions considérables au moment de
l’action en justice et fréquemment interrogées sur leurs relations avec Dirk
Burnaby après sa mort, ne souhaitaient plus discuter du sujet. Il essaya de
parler au médecin qui dirigeait le Service de la santé publique du comté en
1961, mais fut informé que ce monsieur fortuné avait pris sa retraite à Palm
Beach et n’était pas « joignable ». Quant aux autres médecins membres de
ce service à l’époque et qui avaient soutenu Swann Chemicals, ceux qui
n’étaient pas trop âgés ou morts refusèrent également de parler à Chandler.
Pareil pour les avocats des défendeurs, qui pour la plupart exerçaient
toujours à Niagara Falls, avec un grand succès. Pareil pour l’ex-maire
« Spooky » Wenn, à présent responsable du parti républicain local ; et pour
l’ex-juge Stroughton Howell, à présent juge de la cour d’appel du New
York à Albany. Chandler prit rendez-vous avec un professeur émérite de
biochimie de l’université d’État de New York à Buffalo, et avec l’ancienne
secrétaire de Dirk Burnaby, Madelyn Seidman, et avec l’huissier, à présent à
la retraite, que Dirk Burnaby s’était reconnu coupable d’avoir agressé le
jour de l’audience préliminaire dans la salle de tribunal du juge Howell. Il
essaya de prendre rendez-vous avec le directeur de police, Fitch, qui avait
été un ami de Dirk Burnaby, ainsi qu’avec le shérif du comté et avec les
policiers chargés de l’enquête sur l’accident supposé de Dirk Burnaby, mais
aucun de ces hommes n’accepta de le voir.
Évidemment, qu’avait-il espéré ? Il était adulte, il savait comment
marchait le monde. Le monde masculin du pouvoir, de l’intrigue, des
menaces.
Et pourtant : après avoir refusé les appels téléphoniques de Chandler
pendant des semaines, le directeur de la police lui téléphona directement
pour lui apprendre que l’enquête de 1962 avait révélé « des tas de choses
que vous n’aimeriez pas entendre, mais nous avons épargné votre famille,
hein ? Nous avons conclu à l’“accident”, et l’assurance a dû payer. » Avant
que Chandler ait pu répondre un mot, Fitch avait raccroché.
Accident. Chandler était censé être reconnaissant que l’on n’ait pas
conclu au suicide, c’était ça ?
« Vous l’avez peut-être assassiné. Vous tous. Salopards. »
C’était ce qu’il avait pensé, enfant. Pendant quelque temps. Puis cela
s’était effacé, comme s’effacent les fantasmes de l’adolescence, par
nécessité.
Les morts n’ont personne qui puissent parler pour eux à part les
vivants.
Je suis le fils de Dirk Burnaby, et je suis vivant.
Un jour, sur une impulsion, Chandler alla à l’Isle Grand rendre visite
aux sœurs de son père qu’il n’avait pas vues depuis plus de seize ans. Ses
tantes âgées, Clarice et Sylvia, qu’Ariah méprisait. Elles étaient veuves
toutes les deux. Des veuves fortunées. Chandler les vit séparément mais
comprit que ces deux vieilles femmes soupçonneuses s’étaient concertées
au téléphone, car elles lui tinrent des propos très similaires. Clarice dit avec
raideur : « Notre frère Dirk était un homme irresponsable. Il est mort
comme il a vécu, sans se soucier des autres. » Sylvia dit avec raideur :
« Notre frère Dirk était un enfant irresponsable et gâté, et il est mort
irresponsable et gâté. » Clarice dit : « Nous aimions notre petit frère. Nous
essayions de ne pas nous froisser de ce qu’il soit le préféré de tout le
monde. Il s’est engagé, il s’est battu pour son pays, tout cela était très noble,
il a été un avocat brillant, mais après… » Sylvia dit : « Nous aimions notre
petit frère, mais il s’est passé quelque chose de tragique dans sa vie. Une
malédiction. »
Chandler supposa qu’elles faisaient allusion à l’affaire de Love Canal
mais, lorsqu’il posa la question, Sylvia dit avec circonspection, en respirant
un mouchoir parfumé : « Je préfère ne pas répondre. »
Clarice parla elle aussi d’une « malédiction » mystérieuse. Lorsque
Chandler demanda en quoi elle consistait, sa tante répondit, après une
hésitation : « Dirk était tombé amoureux de la femme rousse, vous
comprenez. Il aurait dû se marier et vivre sur l’île avec sa famille ; il aurait
dû s’occuper de nous, de nos biens, de nos investissements, de Burnaby,
Inc. Au lieu de quoi, il a brisé le cœur de sa mère, il lui a volé une partie de
son âme, et plus rien n’a jamais été pareil dans notre famille depuis, nos
enfants, vos cousins, ont grandi et sont partis aux quatre vents, aucun
d’entre eux n’a voulu rester sur l’île avec nous, et pourquoi ?… Parce que la
femme rousse a ensorcelé notre frère. Son premier mari s’était jeté dans les
Chutes. Et donc son second mari était condamné à mourir dans les Chutes.
C’était écrit. Maman l’avait prédit, et c’est arrivé. »
Premier mari ? Jeté dans les Chutes ?
Chandler quitta l’Isle Grand, bouleversé et épuisé, se jurant de ne plus
jamais y retourner.
« Bon Dieu, que cela a été pénible. Le juge était manifestement partial,
et votre père s’impliquait trop dans cette affaire, il a fait ce qu’aucun avocat
ne peut se permettre : perdre son sang-froid dans la salle d’audience. Il ne
s’en est pas relevé.
« Nous avions des soupçons, bien sûr. Mais personne n’était en mesure
de savoir, à l’époque. Après que Howell a rejeté la plainte, Love Canal a été
discrédité pendant des années. Les avocats en faisaient des gorges chaudes.
Il y avait des variations sur le mot love, c’est devenu une blague salace dans
certains milieux. Mais depuis, on a découvert certains faits…
officieusement, disons. Skinner et ses assistants ont exercé des pressions sur
les témoins de votre père pour qu’ils ne témoignent pas. Il se peut même
qu’ils aient été menacés. (La mafia était-elle impliquée ? À Niagara Falls et
Buffalo ? Autant demander si les oiseaux ont des ailes. Depuis les années
50, la mafia règne dans la région, mon garçon.) Alors, oui, sans aucun
doute, ils ont été menacés. Le Service de la santé publique et le Conseil de
l’éducation ont refusé leur coopération. La défense a payé des “experts”
pour biseauter les cartes en sa faveur. Tout le monde savait que Howell se
coucherait comme il l’a fait, sauf peut-être Dirk Burnaby. Et votre pauvre
père, quel dommage, bon Dieu, je connaissais Dirk depuis la fac de droit et
c’était terrible de voir la façon dont ça le minait. Il m’a dit – je ne
l’oublierai jamais, c’était la veille du jour où Howell a jeté son dossier aux
chiottes : “C’est la mesquinerie de tout ça qui me brise le cœur, Hal.” Il
buvait, il faut le dire. On le sentait à son haleine. Alors, en fin de compte, ils
se sont arrangés pour qu’il perde son sang-froid en plein tribunal. Et ça a été
terminé pour Dirk Burnaby.
« C’était scandaleux. Howell en a profité, regardez où il en est
aujourd’hui : cour d’appel de l’État. Alors que votre père est mort depuis…
combien de temps déjà ?… quinze ans. »
« Votre père ! Je n’arrive toujours pas à croire qu’il est parti… C’était
le plus gentil, le plus attentionné des employeurs. Jamais je n’ai travaillé
pour un homme aussi courtois et aussi bon. Il ne voulait pas que l’on sache
combien d’argent il dépensait pour cette terrible affaire, il s’y consacrait
corps et âme, et la fin était prévisible, comme un accident de train au
ralenti, mais personne ne pouvait le faire changer d’avis. Quand j’avais l’air
inquiète, il me disait : “Voyons, Madelyn, Dirk Burnaby ne sait pas ce que
c’est que perdre.” Et c’était bien ça le drame : il ne savait pas. Il avait
toujours tout réussi dans sa vie, et cela l’a aveuglé sur certains faits, sur la
nature des gens qui l’entouraient, par exemple, des hommes avec qui il était
allé au lycée et qu’il croyait connaître. Il n’écoutait même pas ses amis
avocats, pourquoi m’aurait-il écoutée ? Je n’abordais jamais ces sujets-là
avec votre père, bien entendu, ce n’était pas mon rôle. J’avais essayé de
renvoyer cette femme, Mme Olshaker, mais elle a tout de même réussi à
rencontrer votre père et à lui mettre le grappin dessus. C’était un gentleman,
vous comprenez, et les autres… les autres étaient des politiciens. L’ancien
maire, Wenn ! Il a été acquitté il y a quelques années dans une affaire de
pot-de-vin, mais tout le monde sait ce qu’il vaut, et les autres aussi. Les
avocats et ce juge hypocrite que votre père croyait son ami. Je n’ai jamais
pensé que votre père s’était suicidé, pas un instant. Je ne suis pas la seule.
Ce n’était pas le genre de M. Burnaby de désespérer et d’aggraver les
choses. M. Burnaby souhaitait aider les autres, améliorer les choses. Vous
savez, Chandler, j’ai déjà raconté tout cela à votre frère. Il est venu me voir
il y a quelques mois. Il se fait appeler “Roy” ? C’est votre frère cadet, je
crois ? Un beau jeune homme, qui est étudiant à l’université du Niagara. »
« Ouais, la plus grosse surprise de ma vie : votre père qui prend son
élan et qui me frappe ! En plein dans la figure. Il a failli tout me casser. Ça
m’a fait l’effet du droit de Walcott sur le nez de Marciano quand il le lui a
écrasé en faisant gicler du sang partout. Il y a d’autres types qui ont essayé
de me taper dessus dans le tribunal, bien sûr, mais d’habitude un huissier se
méfie, tandis que là, non… un avocat, pensez donc ! D’habitude, les
prévenus coléreux ou imprévisibles, les shérifs adjoints les menottent. On
est prêts. Mais là, c’est un avocat qui m’a sauté dessus en m’envoyant son
poing dans la figure ! M. Burnaby s’est excusé, ensuite. Il m’a téléphoné
pour me dire qu’il était désolé et il m’a envoyé un chèque de deux mille
dollars, daté de la veille même de sa mort, et pas question que je l’encaisse,
mais après je me suis dit, qu’est-ce que ça peut bien fiche, et je l’ai
encaissé… À ce moment-là, Dirk Burnaby avait disparu depuis six mois. Je
ne sais pas pourquoi, je n’arrivais pas à croire qu’il était mort. Mais
personne ne peut survivre à un plongeon dans les Chutes, alors je suppose
qu’il a dû… qu’il doit être mort. Ce que je regrette, vous voyez, c’est de ne
jamais lui avoir dit que je lui pardonnais, j’étais furax qu’il m’ait tapé
dessus parce que je faisais mon boulot, alors que c’était Howell qu’il
voulait démolir, et du coup ça me faisait de la peine de ne pas lui avoir dit
que c’était oublié, que je comprenais. »
« Que veux-tu que je te dise, mon garçon ? Ton père était mon plus
vieil ami dans cette ville, tu sais. Et dans le monde… sans doute. On est
allés ensemble au lycée, on s’est engagés ensemble, on est nés le même
mois, ce mois-ci, à quelques jours de distance, même si ce n’était pas la
même année, alors évidemment à cette période de l’année il me manque
terriblement, c’est douloureux… Mais je ne pouvais rien faire pour l’aider.
On aurait dit un de ces beaux papillons de nuit qui se prend dans une toile
d’araignée, dont non seulement il n’a pas compris qu’elle est solide, et
dangereuse, mais qu’il n’a carrément pas vue. On avait l’impression que ton
père volait à l’aveugle, ces dernières semaines de sa vie. Et il buvait, il en
était arrivé à ce stade où on finit tous, tu ressembles à un sol trempé, saturé,
et si tu avales une goutte de plus, le poison te va droit dans le sang parce
que le foie ne peut plus rien filtrer. On l’avait averti, mais il ne voulait rien
écouter. C’était une espèce de pionnier dans cette branche du droit, vu avec
le recul. À l’époque, ça semblait juste cinglé. Tout le monde disait la même
chose, que ce n’était pas possible de déterminer si un homme était malade à
cause de l’endroit où il vivait et travaillait ou simplement parce qu’il
fumait. (Tout le monde fumait.) Ou parce qu’il buvait. Ou à cause de son
hérédité ou de la malchance. Tu comprends ? À l’époque c’étaient ce que
les gens disaient, c’était ce qu’ils pensaient, c’était ce que l’archevêque
disait à la télé, et les médecins, et tous les hommes politiques étaient arrosés
pour parler comme ça, quel que soit leur parti, et les juges aussi bien sûr,
alors il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour voir que Dirk allait se
faire flinguer, mais quand c’est arrivé, ça nous a fait un choc, tu peux me
croire. Il s’était mis à dos la plupart de ses amis, de nos amis. Nos amis
communs. Et moi aussi, pour tout dire. Tout ce boucan sur “l’air pollué, le
sol et l’eau pollués”, c’était très mauvais pour les affaires. Très mauvais
pour le tourisme… Je n’aimais pas ce qu’était en train de devenir la ville,
bien sûr, l’air qui sentait la fosse d’aisances, certains jours, et des couples
de jeunes mariés venus de tout le pays qui arrivaient dans mon hôtel en
s’attendant à un genre de paradis, plus des touristes allemands, japonais, qui
venaient voir les Chutes sans savoir comment était la ville. Nous avions des
plaintes, c’est sûr. Dans les années 70, ça n’a pas cessé d’empirer. Les gens
comme moi, ma famille, nous étions dans l’“hôtellerie de luxe”, comme on
disait, depuis longtemps. Maintenant, il s’agit plutôt de “tourisme”. Dieu
merci, je me suis extirpé du Rainbow Grand juste à temps, il aurait sombré
comme le Titanic en 1965, quand le pays courait à la catastrophe. (C’est
toujours le cas mais au moins ils n’ont plus personne à assassiner ni à
napalmiser.) Aujourd’hui, Colborne, Inc., notre affaire familiale, est
diversifiée à mort, comme notre grand pays. Nous avons les motels
Journeez End et U-R-Here dans Buffalo Avenue et Prospect. Nous avons
trois glaciers Tastee-Freeze et le restaurant The-Leaning-Tower-of-Pizza.
Plus des bowlings, et le Top Hat Disco & Shore Café au bord du lac. Nous
avons quelques concessions sur la plage d’Alcott, et une salle de bingo.
Nous réfléchissons à un contrat de franchisage avec Banana Royalle. Et les
golfs miniatures ! Un “sport” idiot, d’accord, mais vu que les touristes en
sont fous, que les Japonais adorent ça (pas étonnant, hein ?), nous en
construisons quelques-uns. Nous envisageons de reprendre deux restaurants
Peking-Village dans la région, et cette discothèque, Hollywood Haven, où
la police a fait une descente. L’an dernier, nous avons acheté le musée de
cire de Niagara Falls, “héros et victimes des Chutes”, et nous sommes en
train de le rénover, et puis il y a la Traversée-des-gorges, une attraction où
l’on “marche” sur un fil au-dessus d’une cascade sauvage en tenant un
balancier pendant qu’un vent produit par des souffleries essaie de vous faire
tomber, une idée géniale, qui rapportera sûrement beaucoup d’argent… Oh !
désolé. Tu vois le tableau, hein ? J’étais chez Mario hier soir, et je me
rappelais combien ton père aimait ce restaurant. Il avait un faible pour le
risotto au salami, comme moi, et pour la pâte fine de leurs pizzas, et il serait
sacrément content de savoir que pas grand-chose n’a changé chez Mario. À
part que nous sommes plus vieux et que certains d’entre nous sont morts,
rien n’a changé du tout. »
Cher Royall,
Non pas question.
Je ne nous engagerai pas dans une obsession commune.
Je ne nous engagerai pas dans cette entreprise malsaine.
Découvrir le ou les assassins de notre père.
(S’ils existent. S’ils sont encore vivants.)
Je ne te demanderai pas une chose pareille, et je ne me la
demanderai pas à moi-même.
Je t’aime, Royall. Ton frère,
Chandler.
Une lettre jamais envoyée, un souvenir. Comme la lettre parfumée de
la jeune otage, à laquelle il n’avait jamais répondu.
8
Maman était en train de frotter fort le poignet de papa avec une brosse
métallique. Au premier étage de la vieille maison de Luna Park, la première
maison. Où Chandler était le seul enfant. Maman était agitée, anxieuse. Le
visage de papa était flou mais on voyait qu’il avait été recousu, réparé.
Chandler, tout petit, était accroupi sur le seuil, puis il se rapprochait en
rampant, caché à la vue des adultes par l’extrémité du lit. Ce grand lit en
bois d’acajou sculpté. La pièce était inondée d’une lumière aveuglante mais
sombre en même temps, on avait du mal à voir. Impossible de distinguer le
visage de l’homme, mais il savait que c’était papa. Maman frottait la brosse
contre le poignet ensanglanté, parce qu’il y avait quelque chose dans la
peau qui la contrariait. Des gouttes de sang pareilles à des gouttes de pluie
volaient dans les airs et certaines tombaient sur Chandler. Il sanglotait,
essayait d’arracher la brosse métallique des doigts forts de maman et au
cours de cette lutte se réveilla, hébété et exténué.
9
M. Burnaby dit, en les indiquant avec son bâton de craie : « Les Chutes
se trouvent aujourd’hui ici, à Niagara Falls. Notre ville. À un peu plus de
trois kilomètres de cette salle. Mais elles n’ont pas toujours été là, et elles
n’y resteront pas. Les Chutes bougent. »
À l’origine, il y a environ douze mille ans, elles se trouvaient en aval,
au nord de la ville de Lewiston. Une période assez courte, en termes
géologiques, mais l’érosion terrestre progresse rapidement.
« Trois centimètres par siècle ? Oui, c’est rapide. »
Chandler Burnaby, détenteur de connaissances mystérieuses qui
impressionnent certains de ses élèves les plus intelligents. M. Burnaby,
professeur de sciences dans le système scolaire public de Niagara Falls,
enjambant bravement des gouffres de temps géologique, un bâton de craie à
la main en guise de talisman.
M. Burnaby, pour lequel certaines des filles de troisième (tout le
monde sait qui) ont le béguin.
M. Burnaby, portant son visage M. Burnaby. Parlant avec sa voix
M. Burnaby.
Disant à ces jeunes adolescents, dont certains ont l’air d’enfants, des
vérités profondes, terribles, déchirantes, sur le temps, la mortalité,
l’isolement de l’homme dans un univers sans Dieu. Des vérités sur la perte,
l’annihilation. Tandis que l’aiguille rouge des minutes de la pendule murale
avance placidement, une roue en éternel mouvement.
M. Burnaby trace une ligne de trois centimètres. Si courte sur le
tableau, presque invisible. « Oui. À peine trois centimètres par siècle. Mais
c’est une usure lente, inexorable, qui ronge le lit du fleuve sur une
soixantaine de kilomètres. Lorsque les dispositifs que nous inventons pour
ralentir l’érosion feront défaut, les Chutes reprendront leur mouvement. Un
jour, elles auront reculé au-delà de l’Isle Grand, de Tonawanda, de Buffalo ;
un jour, dans très longtemps, les Chutes seront à l’entrée du détroit (car en
fait le Niagara n’est pas un fleuve, mais un détroit reliant les deux lacs), au
niveau du lac Érié. »
Chandler veut croire que plusieurs de ses élèves enregistrent ce qu’il
dit. Le ressentent profondément. Les Chutes, qu’ils ont appris à trouver
toutes naturelles, et même à mépriser, ne sont pas permanentes ?
Un garçon dégourdi agite la main. Demande comment on appellera la
ville quand il n’y aura plus de chutes. « Juste “Niagara” ?
– Elle n’aura sans doute plus de nom du tout, dit Chandler. Il n’y aura
plus personne ici pour s’en rendre compte. À ce moment-là, il est probable
que notre ville et les autres seront en ruine, englouties par la végétation,
inhabitées depuis longtemps. Vous avez vu assez de science-fiction pour
connaître le scénario. Les choses s’usent, les civilisations s’épuisent, les
espèces disparaissent. Qui sait où ? »
Ses élèves le regardent fixement. Un silence pesant s’installe. Qui sait
où ? semble flotter dans l’air. Il a effrayé ces adolescents quelques courtes
secondes, le temps que la sonnerie hurle et les libère, et il semble s’être
effrayé lui-même. Il pose son bout de craie dans la gouttière sous le tableau
mais si maladroitement qu’elle glisse et se fracasse à ses pieds.
10
Je suis désolé.
Je pense constamment à toi.
Oui j’avais tort d’accorder si peu de prix à ma vie.
J’espère que tu pourras me pardonner.
Comment signer autrement que par ces mots Avec amour, Chandler ?
Il ne semblait pas y avoir d’autre possibilité.
Il détestait les nombreux « je » de sa lettre. Il était fatigué de son ego,
de son moi pris au piège comme une mouche dans une bouteille.
Il fallait pourtant qu’il envoie ce message. Il en avait écrit et réécrit
chaque ligne d’innombrables fois, il lui était apparemment impossible de
l’améliorer.
Melinda ne répondit pas, ne téléphona pas. Pourtant, sans savoir
pourquoi, il se sentit encouragé.
Il ne la harcèlerait pas. Il ne passerait pas en voiture devant son
immeuble d’Alcott Street. Il ne composerait pas son numéro et n’écouterait
pas sonner, ne raccrocherait pas sans bruit si quelqu’un soulevait le
combiné.
Il n’irait pas à l’hôpital voir si… juste voir.
Il n’enverrait pas de fleurs, avec une carte qui dirait seulement Je
t’aime, C. Il pensait que, pour une femme, l’envoi de fleurs par un homme
pouvait être perçu comme agressif.
À la place, il lui envoya des cartes choisies avec soin, des vues des
Chutes et des gorges du Niagara. Censées suggérer une beauté surnaturelle.
Et le danger d’une telle beauté.
1. Prêtres jésuites très engagés dans les actions contre la guerre au Viêtnam dans les années 60 / 70. (N.d.T.)
Notre-Dame-des-Chutes
« Pourquoi cela ne peut-il pas être vrai ? Pourquoi ne pouvons-nous pas y croire ? Certaines
des choses auxquelles nous ne croyons pas doivent être vraies… »
Sur une colline, à cinq kilomètres au nord des Chutes, on édifia une
chapelle pour commémorer la vision de la jeune laitière : la basilique de
Notre-Dame-des-Chutes. Peu à peu, en raison des nombreuses « guérisons »
miraculeuses et des « révélations » qui s’y produisaient, la basilique prit de
l’importance et, en 1949, une nouvelle statue de la Vierge Marie, haute de
neuf mètres, en marbre du Vermont et passant pour peser plus de vingt
tonnes, fut érigée en un lieu où elle était visible à des kilomètres à la ronde,
un peu comme une vision, le visage tourné vers la ville de Niagara Falls et
vers le fleuve. Tu as vu, et tu voulais croire. Tu as vu, et tu as détourné la
tête, tu as ri, et un acide brûlant a coulé au fond de ta bouche, tu étais
écœurée et honteuse et pourtant : tu voulais croire. Guéris-moi.
Les voix
Les voix ! Les voix dans les Chutes… En hiver les Chutes sont gainées
de glace et des arcs-en-ciel de glace scintillent au-dessus des gorges et la
brume est gelée comme du verre filé sur les arbres et un frêle pont de glace
se forme sur le fleuve entre Luna Island et les Bridal Veil Falls et tu as envie
de croire qu’on peut traverser ce pont et les voix sont assourdies, presque
inaudibles, il faut retenir sa respiration pour les entendre. Mais fin mars,
début avril, avec le dégel, les voix reviennent, plus fortes, plus stridentes, et
cependant attirantes, et en juin quand le jour anniversaire de sa mort
approche les voix se font tonitruantes et impatientes et tu les entends dans
ton sommeil loin du fleuve tumultueux. Juliet ! Juliet ! Burn-a-by ! Honte,
honte sur ce nom. Tu connais ton nom. Viens rejoindre ton père dans les
Chutes.
(C’était après le solo de Juliet dans Le Messie que Mme Ehrenreich lui
avait proposé d’étudier au conservatoire de Buffalo, où elle enseigne. Une
bourse pour l’étude de la voix. Une bourse pour Juliet Burnaby qui n’avait
que seize ans. Juliet n’aurait pas à s’inscrire dans un autre lycée, elle
pourrait se rendre à Buffalo deux fois par semaine après ses cours, le trajet
en bus n’était pas long, le conservatoire paierait ses frais. Une occasion en
or ! avaient dit ses professeurs. Souriant à Juliet Burnaby comme s’ils
attendaient que la jeune fille effrayée leur rende leur sourire.
Est-ce que cette maison avait un papa demanderait-elle à maman, et
maman répondrait Non.
Est-ce que cette maison avait un papa demanderait-elle à ses frères
quand elle serait juste assez grande pour souhaiter désespérément savoir et
Chandler avait dit Oui mais il est parti. Elle avait demandé Pourquoi ? Est-
ce qu’il nous détestait ? et Chandler avait répondu évasivement C’est juste
quelque chose qui est arrivé, je pense. Comme le temps qu’il fait. Maman
ne veut pas qu’on en parle, tu comprends, Juliet ? Et Royall était arrivé, le
visage tout rouge, petits poings d’enfant serrés, n’en sachant pas beaucoup
plus que Juliet mais s’étant formé son avis de garçon Je le HAIS ! Il ne me
manque pas ! Je suis content qu’il soit parti.
Les voix ! Les voix dans les Chutes que j’entendais quand j’étais petite
fille et que maman m’amenait dans la poussette près du bord où les
embruns froids nous mouillaient le visage, les cils et les lèvres et nous nous
léchions les lèvres en riant d’excitation.
Oh ! délicieux !
Tu vois, Juliet chérie ? C’est ça le bonheur.
C’était moi qu’elle aimait le mieux, disait maman. J’étais sa fille, son
bébé, et mes frères étaient des garçons. J’étais une fille comme maman, et
mes frères ne pourraient jamais être des filles. Cette fois, je ferai ça bien.
Cette fois, conçue sans péché.
Maman chantait pour moi. Maman jouait du piano et chantait pour
moi. Et maman m’asseyait sur ses genoux au piano, et me tenait serrée dans
ses bras, et posait mes petits doigts boudinés de bébé sur les touches, et
nous jouions ensemble ; et maman me faisait chanter, maman me
récompensait par des baisers quand je chantais de ma voix voilée de bébé.
C’étaient des moments magiques. Il n’y avait personne d’autre que
maman.
Nous chantions Girls and boys come out to play. The moon doth shine
as bright as day.1 Nous chantions Lavender blue, dilly-dilly ! Lavender
green. When I am King, dilly-dilly ! You shall be Queen. Et la préférée de
maman qu’elle chantait au piano, mais aussi quand j’étais couchée et que je
m’endormais Hush-a-bye baby in the tree-top ! When the wind blows, the
cradle will rock. When the bough breaks, the cradle will fall. Down will
come baby, cradle and all ! Maman riait et me montrait comment elle me
rattraperait si je tombais.
Mais plus tard. Quand j’ai été plus grande. Quand les voix entraient
dans la chambre. Maman disait Il n’y a rien. Arrête ! Et elle pressait ses
mains contre mes oreilles, et contre les siennes. Et le lendemain matin si je
disais que les voix étaient entrées dans ma chambre, maman me grondait ;
ou elle se levait brusquement et s’en allait. Et c’était un de mes frères qui
s’occupait de moi.
Car maman a cessé de m’aimer quand je n’ai plus été un bébé. Trop
grande pour être portée comme une poupée, et trop grande pour tenir sur ses
genoux devant le piano. Je crois que c’est à ce moment-là. La nuit
j’appelais Maman ! Et maman ne voulait pas entendre. Et j’ai fini par
apprendre à cacher ces cris dans l’oreiller. Mais cela tachait la taie d’oreiller
ce que maman n’aimait pas et qui la dégoûtait, comme d’autres taches que
je ne pouvais éviter. Et je rampais me cacher. Et quand on m’appelait, je ne
répondais pas. Les voix étaient des murmures parfois, je pressais mon
oreille contre le mur pour entendre, ou contre la vitre, ou le plancher. Royall
essayait d’entendre mais ne pouvait pas. Royall disait qu’il n’y avait rien,
qu’il ne fallait pas avoir peur. Une fois je suis allée là où maman disait de
ne pas aller, dans la cave, dans le noir, et je suis tombée dans l’escalier
pentu en bois, je me suis coupé la lèvre et j’ai rampé pour me cacher des
voix mêlées au vent et aux trains de marchandises et c’est Zarjo qui m’a
trouvée ; mais Zarjo ne savait pas que je ne voulais pas être trouvée, pour
Zarjo tout était un jeu. Alors il a poussé son museau humide contre moi, il
m’a embrassée et chatouillée avec sa langue glissante. Il a aboyé, ce qu’il
faisait rarement dans la maison et c’est comme ça qu’ils m’ont trouvée
recroquevillée par terre derrière une pile de vieilles cages à lapins. Mes
frères criaient Ju-li-ette ! Et maman a dévalé l’escalier en braquant la torche
sur mon visage, mes yeux qui étaient aveugles. Maman a hurlé quand elle a
vu ma bouche en sang Juliet, qu’est-ce que tu t’es fait, oh vilaine fille tu
l’as fait exprès hein ! Dans ses yeux verts écarquillés, j’ai vu que maman
avait envie de me secouer, maman avait envie de me faire mal parce que je
n’étais plus son bébé, je l’avais déçue pas seulement une fois mais
plusieurs, mais malgré tout elle était Ariah et pas une femme du quartier qui
criait après ses enfants, les giflait et les fessait, elle était Ariah Burnaby le
professeur de piano et elle ne frappait pas les enfants et donc ses mains
m’ont soulevée avec douceur, sa voix était basse et mesurée quand elle m’a
dit que je ne devais plus jamais lui désobéir, plus jamais descendre dans cet
endroit dégoûtant, sinon maman me donnerait.
Maman a été contrariée que je rie. Ou que je fasse un bruit comme un
rire. Et j’étais sale, j’avais mouillé ma culotte. Et il y aurait une cicatrice
comme une étoile au-dessus de ma lèvre qui ne partirait jamais, si bien que
les yeux des gens se poseraient toujours dessus et je sentirais qu’ils avaient
envie de l’enlever d’une pichenette, comme une poussière, qu’ils avaient
envie de l’enlever pour faire de moi une jolie fille et pas une fille bizarre
avec quelque chose de pâle et de brillant sur la lèvre. Et plus tard, à l’école
primaire de Baltic Street, Ronnie Herron m’a poussée trop haut sur la
balançoire, et il n’a pas voulu s’arrêter quand je l’ai supplié, et je suis
tombée, et le siège de la balançoire m’a frappé si fort le côté gauche du
front que j’ai perdu connaissance et il m’a coupée si profond que je serais
couverte de sang, transportée aux urgences de l’hôpital général de Niagara
Falls en ambulance et ma blessure suturée et après il y aurait toujours un
petit croissant de lune sur mon front, pâle et brillant lui aussi. Et maman a
fini par avoir peur de moi pensant que j’étais folle, une enfant qui se faisait
mal délibérément pour faire mal à maman ; une enfant qui s’était cachée
d’elle vautrée dans la crasse dans la cave que maman avait en horreur, son
odeur, le sol de terre battue trempé quand il pleuvait, et les saletés qui
suintaient des murs de pierre mal jointoyés et les piles de cages à lapins
cassées, rouillées, qui puaient les crottes de lapin.
Ce n’est pas ma fille, parfois je me dis que ce n’est pas ma fille disait
maman et mes frères lui répondaient que ce n’était pas juste, que Juliet était
leur sœur et qu’elle était à maman exactement comme eux.
Une enfant de l’ombre dit Ariah. Qui traîne une part d’ombre.
Parlant de sa fille adolescente sévèrement mais avec un air de
sympathie perverse comme si elle comprenait une telle affliction chez une
jeune fille et ne pouvait totalement la condamner. Assise au piano où elle
joue une de ses compositions musicales préférées, poignante et mystérieuse,
La Cathédrale engloutie de Debussy. Ah ! la beauté de La Cathédrale
engloutie. Une beauté assourdie et suspendue comme celle des Chutes
lorsque l’hiver étouffe le rugissement de l’eau et que tout se voile de brume.
Des accords sonores qui semblent frissonner de vie sous les doigts minces
et adroits d’Ariah. Profondément calme. Est-il étrange, se demandera un
jour Juliet, qu’une mère lance à sa fille de quatorze ans, qui vient de rentrer
de l’école : « Juliet ! Tu entends ? C’est ta musique. Ton âme. Tu es la
cathédrale engloutie, personne ne peut t’atteindre. Voilà la musique que tu
es née pour chanter. » Avec un air blessé et stoïque qui laisse entendre Je
n’attends plus rien de toi. Va-t’en !
Juliet s’en va furtivement, mais seulement pour monter au premier.
Elle et Zarjo, serrés l’un contre l’autre et se parlant tout bas.
Tandis qu’Ariah continue à jouer Debussy, en bas.
(Pourquoi Ariah fait-elle ces remarques blessantes à Juliet, qu’en
réalité elle aime ? Mère d’une adolescente séduisante, lui imagine-t-elle une
vie sexuelle secrète ; soupire-t-elle après cette vie sexuelle secrète qu’elle a
perdue depuis longtemps, arrachée d’elle-même comme une mauvaise
herbe incommode, disgracieuse ? Est-elle franchement jalouse de sa fille ?
De cette voix chaude de contralto qu’elle souhaitait tant lui faire
« travailler » ?)
Honte, honte !
À la fin de l’hiver 1977 quand le dégel commença. Quand les voix-
singes commencèrent à jacasser et railler. Quand Juliet était mécontente de
ses cours, et d’une mélodie de Robert Schumann qu’elle essayait
d’apprendre (« An den Sonnenschein »), et donc sans prévenir elle quitta le
collège, alors qu’elle avait encore deux cours et sa chorale qui était ce qu’il
y avait de plus important dans sa vie (dont elle osât parler) et elle fit de
l’auto-stop pour se rendre au bord du fleuve (faire du stop était-il dangereux
pour une fille de quinze ans à Niagara Falls au déclin des années 70, la
décennie de la drogue, monter en voiture avec un inconnu qui vous coule un
sourire en biais comme un chat lorgnant un plat de crème ?) et longea la
berge abrupte, le souffle coupé par le vent, derrière la glissière de sécurité
(haute d’une cinquantaine de centimètres) que l’on avait dû remplacer (où
exactement ?) lorsque la voiture de Dirk Burnaby avait dérapé sous une
pluie torrentielle quinze ans auparavant et enfoncé la glissière pour plonger
dans le fleuve.
« J’y suis. C’est là. »
Jamais elle n’était venue à cet endroit. Un endroit interdit. L’exaltation
faisait battre son cœur avec violence. Ariah rôdait près d’elle, furieuse.
« Si je t’aime, faut-il que je le haïsse ? Je ne le ferai pas. »
Voilà, c’était dit.
Sur l’autoroute qui reliait Niagara Falls à Buffalo, via l’Isle Grand,
roulait un flot continu de véhicules. C’était le milieu de l’après-midi, et il ne
pleuvait pas. Sur la voie extérieure de droite, les véhicules passaient tout
près du Niagara, dont les séparaient un accotement de gravier, la glissière et
quelques mètres de terre amoncelée en une banquette abrupte.
Juliet ne savait pas où la voiture de son père avait dérapé et quitté la
route. Quelque part par là, sans doute. La glissière semblait abîmée et
rouillée de façon uniforme, comme si aucun segment n’était plus récent que
les autres. Mais l’accident avait eu lieu longtemps auparavant.
La voiture s’était abîmée dans le fleuve dans la zone de non-retour, là
où le courant s’accélérait, où l’eau bouillonnait en rapides écumeux. Et ce
jour-là, avec le dégel, le fleuve était haut. Juliet se retrouva en train de le
contempler avec fascination. On avait l’impression qu’à tout moment, par
malveillance ou par pure exubérance, il pouvait passer par-dessus la
banquette et inonder la route.
On pouvait presque croire, comme les Indiens autrefois, que le Niagara
était un être vivant, un esprit. Il y avait un dieu du fleuve, et un dieu des
Chutes. Il y avait des dieux partout, invisibles. Chandler disait que les
anciens dieux étaient les appétits et les passions humaines, et qu’ils
n’étaient jamais vaincus, mais seulement re-nommés. Le fleuve n’avait pas
besoin de nom, pourtant. « Nommer » était idiot, ridicule. Inutile. Si le
fleuve s’animait, on saurait seulement que sa nature n’avait rien d’humain,
et qu’aucun être humain ne pouvait y survivre plus de quelques minutes, ou
quelques secondes.
Une mort terrible, dans un endroit pareil. Et seul.
Juliet se sentit faible, tout à coup. La force de défi, d’arrogance, qui
l’avait poussée à quitter le lycée et à faire du stop en se moquant de qui la
verrait, déclinait. Elle comprenait pour la première fois ce que cela avait
d’horrible. C’est vraiment arrivé. Ici. Un homme est mort. Mon père.
Quel soulagement de penser ces mots ! Même la douleur des mots, qui
la laissait chancelante, désemparée, était un soulagement.
Pendant les minutes qui suivirent, Juliet perdit la notion du temps, du
lieu. Elle glissa dans un de ces états seconds qui accompagnaient souvent sa
musique. Quand elle chantait, quand elle respirait, d’une façon particulière.
Dans un rêve quoique les yeux ouverts. Inconsciemment elle se balançait de
droite à gauche, suivant un rythme lent. Si j’aime ma mère, je peux aussi
aimer mon père. Et il a besoin de moi.
Le bruit de l’eau tumultueuse pénétrait dans sa transe. Juliet y
percevait un rythme subtil, secret. Consolation, réconfort. Juliet ! Burn-a-
by ! Viens rejoindre ton père dans le fleuve. Elle n’avait encore jamais
entendu cette voix aussi distinctement. Avec ce ton à la fois pressant et
neutre. Le soleil glissait dans le ciel. Un soleil devenu pâle, maussade,
effacé. Sur l’autoroute, les chauffeurs de camion ralentissaient pour mieux
voir cette fille aux cheveux fouettés par le vent, immobile et solitaire au
bord du fleuve ; mais la fille n’avait pas conscience de leur présence.
Attentive, farouchement concentrée sur quelque chose qu’elle entendait, la
fille n’avait pas conscience de ce qui l’entourait.
Une voix masculine résonna avec dureté : « Mademoiselle ? Qu’est-ce
que vous faites là ? »
Une voiture de la police de Niagara Falls freina et s’arrêta
brusquement sur l’accotement, et l’un des agents interpella Juliet qui ne
parut pas entendre. Car le vent soufflait, le vent incessant, et les cheveux de
Juliet claquaient dans le vent. « Mademoiselle ? Restez où vous êtes. »
Une voix masculine, forte. Une voix habituée à donner des ordres et à
être obéie sans discussion.
Si Juliet avait commencé à entendre, elle ne le montra pas. Une
adolescente maussade. Se refusant avec entêtement à entendre un flic qui
hurlait à quelques mètres d’elle, et à se tourner vers lui ; quoique voyant
maintenant la silhouette en uniforme au coin de son œil. Il s’approchait de
sa proie avec précaution, comme il avait été formé à le faire. Il ne voulait
pas l’effrayer et la pousser à sauter dans le fleuve.
« Mademoiselle ? Je vous parle. Regardez par ici. »
Le charme était rompu. Déjà les voix s’étaient estompées, éloignées.
Juliet se retourna et descendit de la berge comme si elle avait enfin entendu
la voix dure et autoritaire. Mais elle avait les paupières lourdes, les yeux
baissés. Elle refusait de regarder le policier. Sa bouche remuait sans émettre
de son. L’homme se tenait devant elle, massif dans son uniforme gris acier.
Elle voyait avec dédain ses pieds chaussés de bottes. Elle voyait sa ceinture
brillante, son holster. Le pistolet dans le holster. Elle voyait son insigne
ridicule, aussi ostensiblement astiqué qu’une étoile de shérif dans un film
hollywoodien. Mais elle refusait de regarder son visage, ses yeux fixés sur
elle. Pas encore.
Il lui posait des questions d’un ton sévère : pourquoi n’était-elle pas en
classe ? que faisait-elle dans cet endroit dangereux ? est-ce qu’elle n’avait
pas vu les panneaux avertisseurs ? comment s’appelait-elle ?
Juliet se taisait, les yeux rivés sur le sol. Elle était prise au piège, elle
ne pouvait s’enfuir. On ne peut pas échapper à un flic. Il allait l’emmener en
prison, il incarnait l’autorité de l’État.
Juliet s’essuya les yeux d’un geste enfantin. Et au même instant, elle
devint une enfant, la bouche tremblante. Elle murmura qu’elle était juste
venue là pour être seule… « Pour réfléchir à des choses.
– Vous n’avez pas vu les panneaux, mademoiselle ? “Attention :
Interdit aux piétons”. “Zone dangereuse”. Il ne faut pas s’approcher trop
près de ce fleuve, mademoiselle. Vous devriez le savoir. »
Juliet acquiesça de la tête en tâchant de ne pas pleurer. Oh non ! elle ne
pleurerait pas. Et si seulement elle pouvait ne pas dire son nom à ces
inconnus hostiles.
Pas ce soir-là dans Prospect Park, mais un autre soir où Ariah était trop
loin pour entendre, Juliet demanda hardiment à voir le tatouage sur le
poignet de M. Pankowski qui avait seulement l’air d’un peu d’encre sombre
en train de s’effacer. Il ne s’effacerait jamais, pourtant, parce qu’il était
inscrit dans sa peau même.
B6115
Envie de demander Pourquoi vivre alors ? C’est Dieu qui est fou.
Par chance, Ariah n’a jamais su que Juliet avait fait un pèlerinage à la
chapelle de Notre-Dame-des-Chutes. Ni Chandler, ni Royall qui l’aurait
taquinée.
La chapelle avait été une terrible déception. Juliet s’était naïvement
attendu à quelque chose de très différent, de plus intérieur, de plus spirituel.
Mais Notre-Dame-des-Chutes grouillait de touristes. Il y avait des cars,
d’immenses parkings, le restaurant des Pèlerins avec sa boutique de
souvenirs ; des curieux trimballant des appareils photo, des individus
malades aux âges et aux infirmités variées, poussés bravement dans leur
fauteuil roulant en haut des rampes d’accès, et des fidèles à genoux récitant
leur rosaire la tête courbée, ostensiblement humbles et en adoration devant
la Vierge colossale, haute de neuf mètres, plantée sur le dôme de la
basilique. La statue était en marbre blanc, visible à des kilomètres à la
ronde, aussi grotesque qu’un mannequin dans le paysage vallonné ; les
brochures promotionnelles assuraient qu’elle pesait plus de vingt tonnes.
Juliet avait contemplé le visage féminin insipide de la Vierge, ses yeux
aveugles et son sourire aussi mièvre que celui d’une femme dans une
publicité télévisée. « Non ! Ce n’est pas toi. »
Quelle trahison de la vision qu’avait eue la petite laitière en 1891 !
Juliet était furieuse pour elle, une jeune fille qui lui ressemblait tant, ardente
et désarmée. La petite Irlandaise avait eu sa vision, et on la lui avait volée,
on l’avait avilie dans le temps même où on la magnifiait, tout comme on lui
avait pris le bébé qu’elle avait eu.
Rien à pardonner. Aime, et tu fais la volonté de Dieu.
« Qui… ? »
Ariah se réveille en sursaut, croyant qu’il y a quelqu’un dans sa
chambre. Ou dans son lit. Dans les draps entortillés. (Quel mari ? En quelle
année est-on ?)
Son cœur ridicule cogne. Comme la plupart des insomniaques
chroniques, Ariah reste souvent éveillée de longues heures, éprouvantes et
interminables, avant de sombrer pendant une heure ou deux dans un
sommeil comateux dont elle sort épuisée, le cœur battant, et la bouche
desséchée comme si des chevaux de cauchemar l’avaient traînée à travers
une plaine âcre et pierreuse.
Ce jour de juin. Ces jours-là. Infamie. Oh ! si seulement elle avait pu
dormir de son sommeil comateux tout un mois !
Un train de marchandises l’a réveillée, ces damnés wagons Baltimore
& Ohio qui passent en ferraillant dans son crâne. Et un grattement à la porte
de sa chambre, timide et insistant. Zarjo ?
Ariah crierait bien : « Vilain chien ! » Mais elle sait que cet animal
intelligent et sensible qui vit avec elle depuis seize ans, qu’elle a dressé elle-
même, n’oserait pas la réveiller pour une broutille.
Quelle heure est-il ? Un peu plus de 6 heures. Un matin couvert.
Quelques oiseaux lancent des appels hésitants dans la jungle du jardin de
derrière. Un moment, hébétée, Ariah n’arrive pas à se rappeler si l’on est
dans une saison de temps chaud ou froid ; si ses deux fils l’ont quittée, ou
seulement Chandler.
Non. Royall est parti, lui aussi.
Mais il y a Juliet : sa fille.
Et il y a Zarjo, son meilleur ami, qui, sentant qu’elle est réveillée,
gratte plus énergiquement à la porte et se met à gémir.
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Le père de Stonecrop, invalide, était surtout soigné par une sœur aînée
célibataire. Lorsqu’il avait été en meilleure santé, Bud Senior avait fait
signer à tous les membres de sa famille un document où ils promettaient de
ne jamais le mettre dans une maison de retraite. Chez les Stonecrop, comme
dans la plupart des familles du quartier de Baltic Street, on prenait rarement
une mesure aussi désespérée. Mieux vaut mourir chez soi, près des siens.
Mieux pour qui, on ne se posait pas la question. Certaines choses ne se
faisaient pas, tout simplement, par devoir et par sentiment de culpabilité.
Il fut observé que la détérioration de l’état de son père rendait
Stonecrop de plus en plus tendu et irritable. Il s’était opposé à Bud Senior
pendant des années mais peut-être l’aimait-il, en fin de compte ? Stonecrop
était un garçon mystérieux, qui devenait un jeune homme mystérieux. Il
avait laissé tomber ses vieux amis. Il lui arrivait de prendre son week-end et
de disparaître. Chez Duke, où ses plats étaient de plus en plus appréciés et
où de nouveaux clients rejoignaient les habitués, il claquait la porte de la
cuisine quand son oncle le froissait. Duke le renvoyait, et le réembauchait ;
et le renvoyait de nouveau. Mais de nombreux restaurants des environs ne
demandaient qu’à l’engager, à un bon salaire, si bien que Duke se dépêchait
de le réembaucher, en l’augmentant à contrecœur. Stonecrop devait avoir un
grand sentiment de ses obligations familiales parce qu’il revenait toujours
chez Duke, comme un gros chien battu revient avec méfiance chez son
maître apparemment repentant. « Ce petit salopard sait ce qu’il veut, disait
Duke, approbateur malgré lui. Mais le restaurant est à moi. » Les Stonecrop
n’avaient pas coutume de s’exprimer avec tact, surtout en affaires. Lorsque
Duke traitait son robuste neveu de « trou du cul », « petit merdeux »,
« raclure », « branleur », Stonecrop réagissait avec indifférence, sachant
qu’il s’agissait de termes d’affection indirects ; mais lorsque son oncle le
traitait d’« idiot », de « taré » ou de « sourd-muet » en présence de témoins,
Stonecrop réagissait avec violence. Il pouvait arracher son tablier, le jeter
par terre et quitter le restaurant. Il pouvait casser des assiettes, renverser des
plats fumants ou des assiettes pleines de déchets. Un jour, on le vit
empoigner un énorme poêlon brûlant et marcher sur son oncle avec
l’intention apparente de le tuer. Des agents de police qui se trouvaient dîner
dans le restaurant durent se mettre à plusieurs pour l’immobiliser. « Si on ne
l’avait pas retenu, ce cinglé brisait le crâne de Duke. » Cet incident entra
aussitôt dans la légende familiale des Stonecrop, qui le racontèrent souvent,
dans l’hilarité générale.
Un soir, Royall Burnaby et sa sœur Juliet dînaient chez Duke, dans un
box contre le mur de façade, et Stonecrop était planté sur le seuil de la
cuisine, le visage sombre et impassible. C’était un soir de novembre 1977,
plusieurs semaines après que Royall avait quitté sa famille ; Juliet était
venue lui rendre visite dans son nouvel appartement de la 4e Rue. Le frère
et la sœur parlaient ensemble à voix basse. « Tu manques à maman, dit
Juliet. Elle n’arrête pas de soupirer comme si elle avait le cœur brisé. »
Royall haussa les épaules. Il tapotait la table en Formica de son couteau et
de sa fourchette, marquant le rythme du rock qui passait sur le juke-box, le
classique de Bill Haley, « Shake, Rattle and Roll ». Depuis qu’il avait quitté
Baltic Street, Royall faisait plus âgé ; même lui se trouvait plus indépendant
et plus secret. Il se sentait beaucoup moins seul qu’il l’avait craint. « Je
crois que tu me manques à moi aussi », dit Juliet, baissant la tête comme si
elle était gênée.
Le disque prit brusquement fin, laissant Royall exposé. « Ça ne
signifie pas qu’on aime moins quelqu’un, qu’on ne vive pas avec, dit-il avec
maladresse. Cela veut juste dire… » Sa voix s’éteignit, hésitante.
Royall avait commandé un grand bol de chili, dans lequel il avait
émietté des crackers, et Juliet avait commandé une omelette espagnole. Le
bol de Royall comme l’assiette de Juliet avaient été préchauffés. Dans
l’assiette de Juliet, en plus de l’omelette, il y avait une garniture de jeunes
carottes et de persil, et de minces tranches de melon disposées comme des
pétales. L’omelette était assaisonnée d’épices exotiques, garnie de tomates,
d’oignons, de poivrons verts et rouges sautés, si copieuse que Juliet avait du
mal à la finir. Quel énorme repas ! C’était un peu comme si l’on ouvrait un
tiroir familier et qu’il en sorte quelque chose de magique qu’on ne
reconnaissait pas tout à fait. Et le cuisinier leur avait envoyé une grosse
corbeille de petits pains tout chauds. La serveuse avait expliqué : « Il dit
que c’est pour vous, en supplément. Gratuit. » Royall jeta un regard
sceptique sur l’assiette de Juliet. À voix basse, il dit : « Ça a l’air plutôt
baveux. C’est bon ? » Juliet répondit : « Je crois qu’une omelette doit être
moelleuse à l’intérieur. Repliée et moelleuse à l’intérieur. » En cuisinière
pressée, Ariah avait toujours préparé les omelettes familiales en se
contentant de battre les œufs, de les verser dans une poêle et de laisser le
tout gonfler, blanchir et se figer jusqu’à ressembler à une sorte de crêpe ;
ses omelettes avaient souvent un goût de brûlé. Royall avait grandi avec des
goûts simples et grossiers ; il ne faisait confiance qu’aux œufs à la
consistance ferme, voire caoutchouteuse. Juliet dit : « C’est l’omelette la
plus délicieuse que j’aie jamais mangée. Tu veux goûter ?
– Non merci ! Je te crois sur parole. »
Ils virent que Stonecrop, le cuisinier au crâne rasé qui n’avait qu’un an
ou deux de plus que Royall, était sorti de la cuisine et se tenait à présent
derrière le comptoir, où il s’apprêtait à nettoyer le gril. Il avait observé
Royall et Juliet à la dérobée mais à présent il semblait ne faire aucune
attention à eux. Voulant se montrer poli, Royall lui lança : « Hé ! Bud. C’est
extra. Nos deux plats. C’est toi qui les as faits ? » Royall avait les
meilleures intentions du monde, mais le visage empourpré de Stonecrop
s’assombrit comme si on l’avait insulté. Il rentra avec brusquerie dans la
cuisine, dont les battants claquèrent derrière lui. Royall le suivit des yeux,
frappé par le regard dur, angoissé, qu’il lui avait jeté avant de se détourner.
Juliet pliait sa serviette en silence. Elle avait mangé environ les deux tiers
de l’omelette, un petit pain presque entier et toute la garniture disposée avec
amour dans son assiette.
Royall marmotta : « Merde. Il faut croire que je n’ai pas dit ce qu’il
fallait. »
Lorsqu’il raccompagna Juliet, il ajouta : « Ce type, Bud Stonecrop. Il
me regarde bizarrement des fois. Toi aussi, Juliet ? » Juliet murmura qu’elle
ne savait pas trop. « Comme s’il y avait quelque chose entre nous, continua
Royall. Mais… quoi ? » Royall n’avait pas trop envie de penser que
Stonecrop, dont le bruit courait qu’il était bâti comme un cheval, en pinçait
pour sa sœur de quarante kilos, âgée de quinze ans.
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Les voix ! Les voix des Chutes avaient presque disparu. Lointaines
comme des stations de radio qu’on capte mal. On se rend compte un jour
qu’on n’a pas entendu ces stations depuis un moment, on cesse de les
chercher sur la bande des fréquences.
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