Dans La Main Droite de Dieu - Psychanalyse Du Fanatisme (French Edition)
Dans La Main Droite de Dieu - Psychanalyse Du Fanatisme (French Edition)
Dans La Main Droite de Dieu - Psychanalyse Du Fanatisme (French Edition)
LES LOIS
FONDAMENTALES DU
FANATISME
Une vérité sans voile
La vérité (avec ou sans majuscule) est-elle une ou multiple ?
La question comporte un piège. Répondre que la vérité est
nécessairement multiple serait le critérium d’un esprit ouvert,
tolérant. La réponse opposée, à savoir que la vérité ne saurait être
qu’unique, suffirait à démasquer l’esprit intolérant, sectaire, et
ouvrirait du même coup la voie au fanatisme.
Je prends, malgré tout, le risque d’affirmer que la vérité est
nécessairement une. Prétendre le contraire relève à mon sens du
sophisme, en tout cas du relativisme – ce relativisme dans lequel nous
pensons trop souvent trouver un remède à nos maux. Mais à la
condition impérative d’ajouter immédiatement que cette vérité
unique, nul ne la possède ni ne peut la posséder et qu’elle peut
apparaître différente selon l’angle duquel on la perçoit. Comme un
cristal, la vérité a ses faces.
G. E. Lessing a exprimé cette idée sous la forme d’une parabole :
Si Dieu lui déclarait qu’il tenait la vérité dans sa main droite et la
quête de la vérité dans sa main gauche, c’est cette dernière qu’il
choisirait. Mon maître Yeshayahou Leibowitz, ce savant et
philosophe israélien qui combattit sa vie durant toutes les formes de
fanatisme et d’injustice, a souvent souligné l’importance de ce choix
qu’il faisait sien. C’est aussi le mien. Peut-être faut-il considérer cette
parabole comme la devise de toute personne qui rejette le fanatisme.
Le fanatique pense évidemment, lui aussi, que la vérité est unique.
Mais, à la différence de G. E. Lessing, il s’imagine la détenir, qu’elle
est à lui tout entière, sans partage, sans critique ni compromis
possibles. Il se situe, croit-il, dans la main droite de Dieu. Toute autre
conception de la vérité que la sienne disqualifie celui qui la soutient,
en fait même une sorte d’être inférieur, à peine digne d’exister. Dès
lors, il est tentant de lui dénier son statut d’humain, de le réduire à
l’état d’un animal que l’on peut sans état d’âme égorger ou d’un
Stück, selon l’expression nazie.
La vérité à laquelle se réfère le fanatique, brute, sans fissure, sans
profondeur, sans voile, littérale, s’impose comme un bloc
monolithique. Devant une idée aussi impérieuse et catégorique, il est
prêt à donner sa vie. C’est d’ailleurs peut-être tout ce qu’il souhaite,
en finir avec cette vie trop lourde à porter. Le fanatique ne cherche
pas tant des raisons de vivre que de mourir, de se sacrifier. Reste à
trouver l’idole au pied de laquelle il déposera cette existence
douloureuse qu’il croit ainsi sanctifier.
La ferveur du fanatique, cet affect dont l’étreinte le submerge,
évoque irrésistiblement le sentiment religieux. C’est sans doute
l’origine du préjugé selon lequel la religion est la principale cause de
fanatisme. Mais le fanatique entretient toujours un rapport religieux
avec l’objet de sa foi, quel qu’il soit. L’étymologie même du mot ne
renvoie-t-elle pas au fanum latin, c’est-à-dire au Temple ?
Contrairement à ce que l’on pense souvent, la foi fanatique n’a pas
toujours Dieu pour objet. À vrai dire, le fanatisme peut prendre
plusieurs formes. J’en distinguerai quatre.
Les quatre formes du fanatisme
Je procéderai à la manière du naturaliste qui classe, avant d’en
étudier la physiologie, les insectes et les plantes qu’il recueille. La
plante vénéneuse soumise ici à cet examen est celle que l’on nomme
fanatisme.
Précisons d’abord que le fanatisme est nécessairement, tout comme
le racisme dont il n’est jamais bien éloigné, une maladie de groupe.
Un fanatique isolé, comme un raciste isolé, relève de la psychiatrie.
Mais l’appartenance à un groupe lui permet d’accéder à une dignité
supérieure, celle d’avoir un rôle politique, voire d’infléchir l’Histoire.
Le fanatisme change ainsi de forme suivant les époques et les lieux.
Ces formes sont-elles variables à l’infini ? En vérité, elles présentent
une certaine invariance dans leurs données structurales. Derrière leur
apparente inconstance, elles se réduisent à quatre. À la racine de
chacune d’entre elles, on trouve toujours un sentiment naturel,
respectable, voire noble. C’est dans l’exagération de ce sentiment,
dans son hubris, dans le franchissement d’une limite, que naît le
fanatisme. Ces quatre formes peuvent en outre se combiner,
aggravant ainsi leur virulence.
Évidemment, la frontière entre la tendance naturelle et sa
perversion semble parfois ténue. Elle n’en existe pas moins, comme
elle existe entre raison et folie.
À suivre les désastres du XXe siècle, nous trouvons comme
première forme – sans doute la plus ancienne – le nationalisme. Au
départ, un sentiment presque biologique, certainement légitime : le
sentiment national. Que l’on éprouve un attachement quasi amoureux
au terroir qui nous a vus naître ou que l’on a choisi pour vivre, à la
collectivité dont on partage le destin, quoi de plus attendu ? L’inverse
serait même suspect. La mise en danger de ce pays, de cette terre, par
un ennemi extérieur peut transformer ce sentiment national en
patriotisme et nous amener à risquer notre vie pour lui.
Mais le nationalisme, lui, est tout autre chose. Il est la perversion
de ce sentiment. Il apparaît lorsque mon pays devient une valeur
suprême, une sorte de divinité obscure, abstraite, anhistorique, qui ne
tolère aucune critique, aucun mélange, aucun métissage. Le fait d’y
vivre devient un aspect secondaire. Ce qui importe, c’est le projet de
mourir pour ce pays, après avoir massacré le plus grand nombre
possible de ses ennemis, réels ou supposés. Caractéristique de tous les
fanatismes : la mort plane toujours au-dessus d’eux, que ce soit le
meurtre ou le suicide.
Y. Leibowitz avait coutume de rappeler que le nationalisme est le
plus court chemin vers la barbarie. Les illustrations de cette maxime
ne manquent pas 1.
Le nationalisme, selon son étymologie, n’aurait dû apparaître
qu’avec la formation des États-nations. En vérité, ce sentiment
existait, plus ou moins latent, dès l’Antiquité – il s’est
particulièrement manifesté, nous le verrons, au moment de
l’apparition des empires. Certains textes bibliques en portent aussi la
trace.
La deuxième forme de fanatisme, la plus barbare et la plus
méprisable, repose sur le racisme. Ressentir une certaine fierté pour le
groupe humain dans lequel on est né, pour la culture dont on est
l’héritier, est évidemment légitime. Le contraire se nomme haine de
soi. Mais ériger ce sentiment quasi biologique au rang de supériorité
« raciale », d’élection divine ou naturelle, revient de nouveau à
pervertir une tendance naturelle.
On pourrait considérer le racisme comme une forme spécifique de
nationalisme, à ceci près qu’il ne se contente pas d’arguments
culturels. Le racisme moderne, tel que les nazis l’ont pratiqué, est le
produit de l’idéologie scientiste et de la science biologique, dont elle
prétend tirer ses preuves.
On le sait, les nazis ont porté cette idéologie jusqu’à ses dernières
limites. Placer l’Europe sous la domination d’une race de seigneurs,
la leur, après l’avoir au préalable débarrassée des peuples inférieurs
qui la polluaient, les juifs et les Tziganes en particulier, tel était leur
projet avoué. Pour les mal-nés, impossible d’échapper à ce supposé
déterminisme biologique. Leur condamnation restait sans appel.
La troisième forme de fanatisme se fonde sur l’idéologie totalitaire.
Le meilleur exemple en fut le communisme, au départ une belle
idée d’un monde de justice et de fraternité, d’où aurait disparu
l’exploitation d’humains par d’autres humains. Comment y parvenir ?
Par une lutte constante, pied à pied, contre l’injustice, par des
compromis et des réformes ? Ou bien par un bouleversement
immédiat, radical, par une guerre civile nommée révolution, dans une
sorte de baptême dans le sang d’un monde nouveau ? L’idéologie
communiste a immédiatement affirmé la nécessité de choisir cette
seconde voie, la révolution, plutôt que l’autre, celle des réformes,
illusoire et trompeuse. Quiconque osait nier cette thèse se voyait
renvoyé aux « poubelles » de l’Histoire.
Malheureusement les promesses initiales de fraternité ont
rapidement, et toujours, tourné au cauchemar du fanatisme meurtrier.
Devant la résistance du réel, cette foi hallucinatoire dans des
« lendemains qui chantent » a justifié les pires des exactions. On sait
aujourd’hui de quel prix les peuples qui y ont été assujettis ont payé
cette fascinante illusion.
La quatrième forme de fanatisme, celle qui aujourd’hui défraie la
chronique mais qui possède de très vieilles lettres de sinistre noblesse,
est le fanatisme religieux. Le fanatisme musulman en est aujourd’hui
l’exemple le plus spectaculaire, le plus bruyant.
Le fanatisme religieux, lui aussi, plonge ses racines dans un
sentiment respectable, le sentiment religieux. À travers lui, l’homme,
écrasé par sa petitesse dans l’univers et par l’angoisse de sa propre fin
inévitable, suppose une cause à cet univers et un sens à sa vie. Il y
trouve un remède à sa déréliction. La religion est la dernière richesse
spirituelle des pauvres gens.
Confondre sentiment religieux et fanatisme religieux procède d’une
faiblesse de la pensée. C’est oublier le rôle éminent que de grands
esprits religieux ont joué au siècle passé contre toutes les formes de
totalitarisme. C’est oublier aussi que ce sont souvent ces mêmes
esprits qui ont dénoncé le fanatisme religieux comme déviation et
profanation de leur foi. Je pense ici évidemment à Y. Leibowitz ou au
pasteur Martin Luther King. C’est oublier surtout que le fanatisme n’a
pas toujours besoin de religion pour se déchaîner et que c’est sous la
bannière de l’athéisme que le totalitarisme stalinien a massacré des
millions d’hommes.
Il n’en reste pas moins que le sentiment religieux, en particulier sa
forme monothéiste, a souvent été perverti au cours de l’Histoire –
jusqu’à aujourd’hui – pour donner naissance à quelques-unes des
fièvres les plus meurtrières.
Polymorphe, mu par des motifs différents, le fanatisme n’en reste
pas moins un phénomène analysable en soi, dont les différentes
manifestations conservent une communauté de structure. Quelle est-
elle ?
Le fanatisme, enfant de l’Universel
Le fanatisme a-t-il toujours existé, éternelle maladie de l’âme
humaine, ou son apparition est-elle repérable historiquement ?
Il me semble que son existence est corrélative à l’émergence de
l’Universel, c’est-à-dire au moment où les groupes humains ont cessé
d’habiter le particulier, la singularité de leur culture spécifique, pour
entrer dans un mode d’interaction générale, premier pas de ce que
nous nommons aujourd’hui mondialisation. Jusque-là, ces groupes,
plus ou moins isolés, vivaient dans une certaine autarcie, sans ignorer
pour autant les autres groupes. Chacun d’entre eux pouvait bien se
considérer d’essence supérieure, estimer que ses divinités étaient
meilleures et plus efficaces que celles du groupe voisin. Cela ne
prêtait pas à conséquence.
Cette manière de vivre et de penser n’empêchait évidemment pas
les conflits entre les groupes, mais ceux-ci n’avaient pour finalité que
la razzia, le pillage des richesses et l’extension du territoire. Des
raisons économiques, donc. Le caractère idéologique de ces conflits
n’était guère prévalent. Avec l’apparition de l’Universel, les choses
commencèrent à changer.
Comment, dès l’Antiquité, cette modalité de l’Universel est-elle
apparue ? Le non-historien ne peut émettre que des hypothèses, voire
partager des impressions.
La première est que l’émergence de cet Universel, d’abord
balbutiant, est contemporaine d’une ambition, l’ambition impériale.
L’Universel naît avec l’Empire. Cet Empire a peut-être représenté la
première valeur méritant que l’on meure pour elle, sans autre
justification que la gloire de la servir.
L’idée a balbutié de la Mésopotamie aux cités hellènes, avant de
s’affirmer dans le modèle d’Empire auquel les générations ultérieures
se référeront : Rome ! Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
dira Corneille – objet de ressentiment, mais aussi possible objet
d’amour, méritant qu’on lui sacrifie sa vie.
Ayant assimilé l’héritage grec, tolérant dans son Panthéon les
divinités les plus baroques, à la condition que la primauté politique de
Rome ne soit jamais mise en question, c’est sur les bords du Tibre
que l’idée d’Universel prit, semble-t-il, son véritable essor. Cette
apparente tolérance, cette appropriation des cultures qui l’avaient
précédé permirent à Rome de camper sur ce nouvel espace de
l’Universel. Une donnée structurale de toute ambition universaliste
réside dans le syncrétisme. Au nom de cet Universel, Rome se lança à
la conquête du monde, de l’Orient asiatique à l’Occident ibérique, du
Septentrion britannique au Midi carthaginois.
Mais l’Empire manque encore d’une doctrine qui le pose comme
vérité absolue. Il la trouvera dans le christianisme et dans son idée de
salut. La symbiose réussie de l’Empire et du christianisme se
révélera, pour les générations à venir, le berceau de bien des
fanatismes meurtriers. Désormais, hors du Christ, point de salut. Seul
le baptême confère à l’homme sa véritable dignité. Même les
fondateurs mythiques du monothéisme, Abraham et Moïse parmi tant
d’autres, ne jouissent pas, dans l’iconographie chrétienne, de
l’auréole des saints.
Quelques siècles plus tard, la même conjonction du monothéisme
et de l’Universel, le même usage du syncrétisme, se répétera avec
l’islam. Sa prétention universaliste rivalise avec celle du
christianisme. Toute autre croyance, même monothéiste, que l’on
veut bien parfois tolérer, n’est que mécréance, déni, falsification de la
vraie foi.
L’islam éclairé a beau présenter comme témoignage de son
ouverture et de sa tolérance sa reconnaissance des prophètes
bibliques, depuis Abraham jusqu’à Jésus, cette reconnaissance reste
cependant très ambivalente. Adopter dans les sourates coraniques ces
illustres prédécesseurs implique en effet qu’il n’est plus nécessaire de
se reporter au texte biblique originel, devenu forcément caduc, et que
tout désormais est dans le Coran. La meilleure preuve de cette
violence latente tient dans l’affirmation, en de multiples passages
coraniques, que la Torah tout comme les Évangiles sont des textes
falsifiés2.
Cette fallacieuse ouverture d’esprit implique en fait l’appel à la
dissolution des autres religions monothéistes dans l’islam, donc leur
disparition. Toute personne refusant cette dissolution devient un
mécréant, donc un humain d’une catégorie inférieure. Déjà le
christianisme, en se proclamant Verus Israël, aspirait à absorber le
judaïsme en lui. L’Universel a pour idéal la forme du cercle. Or le
cercle, comme tel, n’a qu’un centre. L’ennui, depuis Kepler, c’est que
le réel se présente plutôt sous la forme d’une ellipse à deux foyers.
Par cette prétention à l’Universel, l’islam et le christianisme portent
en eux de puissants germes de fanatisme, comme l’attestent dans
l’Histoire leurs périodiques bouffées de fièvre.
Qu’en est-il de la religion mère de tous les monothéismes, le
judaïsme ?
Qui pourrait nier l’existence de fanatiques juifs quand on sait le
rôle néfaste de certains zélotes dans le blocage de la situation
politique au Moyen-Orient, une des principales causes des tensions
actuelles ? Ces fanatiques ne manquent jamais de se référer au texte
biblique et aux textes sacrés du judaïsme. L’inanité de ces références,
concernant en particulier la définition des frontières bibliques, a été
démontrée par le grand croyant qu’était Y. Leibowitz3. Ces
invocations ne parviennent pas à masquer la véritable forme de ce
fanatisme, à savoir le nationalisme débridé, mâtiné parfois de la
seconde, celle du racisme. La religion n’est ici que prétexte.
Il existe bien une seconde forme de fanatisme juif, que l’on qualifie
d’ultra-orthodoxie. Mais les adeptes de cette forme de vie religieuse
n’aspirent qu’à vivre en communautés closes. Non seulement elles ne
cherchent pas à répandre leur mode de vie, mais elles refusent même
d’intégrer dans leurs communautés ceux qui souhaiteraient en faire
partie. Nulle volonté, ici, d’imposer une foi, une idéologie à ceux qui
ne le souhaitent pas.
Le judaïsme lui-même, en tant que foi, me paraît donc indemne de
ce mal repéré dans les autres monothéismes. Pourquoi ? Pour de
multiples raisons, et d’abord par son ancrage définitif dans le
particulier. Le judaïsme est dépourvu de cette prétention que hors de
lui, il n’existe point de salut. Il ne se veut pas religion universelle.
Selon la parole du prophète Michée, il suffit « de pratiquer la justice,
d’aimer la bonté et de marcher humblement avec [son] Dieu 4 ». Nul
besoin d’admettre un dogme ou de se prosterner devant la supériorité
d’un autre humain. Le texte biblique renferme ainsi plusieurs portraits
d’admirables hommes justes qui n’avaient pas pour autant adhéré au
judaïsme. C’est le cas de Jethro, beau-père de Moïse, de Job ou du
Perse Cyrus. On trouve d’autres personnages de justes évoqués dans
le Talmud, comme l’empereur Antonin, l’ami de R. Juda ha-Nassi
l’initiateur du grand projet de la Michna, pierre d’angle du Talmud.
Le projet du Pentateuque était de constituer un peuple de prêtres,
gardiens du monothéisme, appelé à devenir dans un futur indéfini le
bien commun de l’humanité. Un peuple qui serait dans le même
temps gardien et chantre de cette vertu du particulier, si décriée et
pourtant garante de richesse et de diversité. Cette vertu, le peuple juif
ne l’exerce pas seulement dans son rapport aux autres familles
humaines. Elle structure son antique organisation interne, quand le
peuple hébreu était divisé en douze tribus distinctes auxquelles
s’ajoutaient deux « castes », celle des Cohen et celle des Levi, qui
assuraient le service du Temple. Max Weber, qui connaissait bien le
judaïsme, avait donc bien raison de parler de structure en castes, mot
qui, sous sa plume, n’était pas connoté péjorativement.
Cette leçon est manifeste dans l’épisode de la tour de Babel.
L’humanité entière ne veut alors « parler qu’une seule langue et dire
les mêmes choses ». C’est pour parer à ce danger, gros d’un risque
totalitaire, que, selon Y. Leibowitz, Dieu introduisit la multiplicité
des langues et des cultures, c’est-à-dire la multiplicité des
particuliers5.
De cette absence de projet universel découle la seconde protection
du judaïsme contre le risque de fanatisme. Allergique à la conversion
des Gentils, la population juive mondiale ne compte que quelques
millions de personnes, dispersées en plusieurs pays, ceci au sein
d’une humanité de sept milliards d’individus. Elle ne possède donc
pas la masse critique nécessaire au développement des grandes
contagions fanatiques. Si celles-ci ne concernaient que quelques
poignées d’hommes, elles seraient vite étouffées. La virulence du
fanatisme n’est effective qu’à travers des mouvements de masse.
Malheureusement, cette vertu du mosaïsme, attaché à la valeur
morale du particulier, s’est retournée contre le peuple juif. Dans
l’énigme de l’antisémitisme, où de nombreux facteurs concourent,
celui-ci n’est pas le moindre : pourquoi cette volonté des juifs de faire
« bande à part » ? Le monothéisme biblique lui-même n’était-il pas
qu’une religion locale, particulière à une ethnie, à laquelle le
christianisme aura le « mérite » de donner une envergure universelle ?
L’humanité est ivre de cette aspiration à l’Universel que partagent
unanimement croyants et athées, progressistes et réactionnaires.
Aveugle au danger qu’elle représente, elle lui apparaît comme l’idéal
suprême. Il faudra un jour interroger les raisons de cette fascination
devenue l’air que l’on respire.
Le monothéisme, ventre fécond du fanatisme ?
Le monothéisme est-il facteur de fanatisme ? C’était, rappelons-le,
l’opinion de Freud, qui écrivait dans L’Homme Moïse, l’essai de ses
dernières années :
« Avec la croyance en un seul dieu naquit aussi, chose inévitable,
l’intolérance religieuse demeurée jusque-là, et restée longtemps
encore après, étrangère à l’Antiquité. »
Cette affirmation plaît beaucoup au public athée, qui est celui
habituel des psychanalystes. Mais est-elle aussi vraie qu’il y paraît ?
Par opposition aux monothéismes, les religions polythéistes seraient-
elles exemptes de tout fanatisme ? Sont-elles des parangons de
tolérance ? Il suffit d’observer, dans notre actualité, le comportement
des peuples hindouistes ou bouddhistes en Inde, au Cambodge, au Sri
Lanka ou en Birmanie, avec la persécution des Rohyngias, pour nous
ôter toute illusion.
Devant ces phénomènes, des esprits, nullement médiocres, ont
soutenu que la solution définitive au problème de l’intolérance
consistait à lutter contre le fait religieux lui-même, cet anachronique
opium du peuple, jusqu’à son éradication.
L’expérience du siècle dernier a montré l’inanité d’un tel
programme. Dans les pays communistes, où la lutte contre la religion
a atteint son paroxysme, c’est finalement la religion qui a triomphé du
communisme. Dès le lendemain de l’effondrement de ce système, les
églises se sont remplies de fidèles. Force est d’admettre que le
sentiment religieux est ancré au plus profond de l’homme.
Le lien entre monothéisme et intolérance supposé par Freud
soulève donc un certain nombre de questions. Et d’abord celle-ci :
pourquoi le monothéisme, cette idée née au sein d’un peuple
minuscule, habitant un territoire exigu, a-t-il eu un succès tel qu’il
concerne désormais près de la moitié de l’humanité, supprimant, là où
il triomphe, les religions antérieures, dites païennes ?
Dans le défilé où nous sommes engagés, cette question en soulève
une autre, préalable : qu’est-ce donc que le paganisme ? L’expression
hébraïque qui traduit ce terme est particulièrement éclairante. Les
païens antiques étaient appelés les ovdé kokhavim, les adorateurs des
astres. Ils n’étaient nullement, comme le rappelle justement
Maïmonide, des êtres stupides. Nous leur devons beaucoup à travers
l’héritage non seulement grec, mais aussi mésopotamien, voire
égyptien. Ces païens croyaient – et beaucoup, aujourd’hui, continuent
de le croire – que nos destins étaient régis par les astres, ces astres
qu’ils déifiaient.
Notons qu’au temps du paganisme, la notion d’athéisme n’existait
pas et ne pouvait exister puisque le païen avait ses dieux sous les
yeux, directement observables. Aussi paradoxal que cela puisse
paraître, l’athéisme est une conséquence du monothéisme. Il pourrait
d’ailleurs être qualifié de « paganisme monothéiste ». En effet, si la
meilleure définition de l’athéisme a été donnée par Spinoza dans sa
formule : « Dieu, c’est la nature », cette définition restaure à un degré
d’élaboration très élevé le primat païen consistant à ne croire qu’en ce
que l’on peut observer.
Contre le paganisme, le monothéisme est apparu comme une
objection à ce primat de l’observation et des apparences, apparences
dont on sait le caractère trompeur. Le texte biblique et ses
commentaires (midrashim) attribuent cette objection à un personnage,
réel ou mythique, Abraham. Celui-ci, après avoir observé en bon
Mésopotamien le mouvement des astres, en déduisit que derrière ce
jeu d’apparences devait exister, non visible et non observable, un
principe unique organisant et coordonnant ce mouvement. Ce
principe unique, la Genèse l’appelle El Shaddaï. Tel est,
schématiquement, l’acte de naissance du monothéisme.
Il s’agit d’une prodigieuse « coupure épistémologique », d’une
avancée majeure dans l’histoire des idées et de la pensée humaine.
Ses conséquences sont incalculables. Si l’on en croit Koyré, repris par
Lacan dans plusieurs de ses séminaires, sans cette avancée la science
moderne n’aurait jamais vu le jour. D’où son succès.
Si le monothéisme n’avait été qu’une faribole, comme l’était
l’Olympe grec, nul doute que l’Histoire aurait fini par le jeter dans ses
poubelles. Selon l’audacieuse affirmation que Lacan lança un jour, les
conneries ne font pas long feu. Son contenu de vérité, à savoir son
affirmation qu’au-delà des apparences visibles existe un principe
unique organisateur du monde, a permis au monothéisme de traverser
les millénaires.
C’est à ce message abrahamique que se rattachent christianisme et
islam.
Mais qu’en est-il du judaïsme ? Bien évidemment, les choses, ici,
se compliquent. En vérité, le monothéisme juif est un édifice
théologico-philosophique à deux étages.
Le premier étage est celui du message abrahamique exposé plus
haut. Mais, avec la doctrine mosaïque, le monothéisme prend une
autre dimension. Dieu se révèle à Moïse au buisson ardent sous un
autre nom que celui d’El Shaddaï connu par Abraham, à savoir le
Tétragramme « Je suis celui qui est ». Ce changement de nom
concrétise une idée radicalement nouvelle et le mérite revient à
Maïmonide de nous en avoir donné la signification précise. Dans son
Guide des égarés, celui-ci avance deux propositions contradictoires,
contradiction qui relève de l’énigme. Selon lui, d’une part, l’esprit
humain est frappé d’une sorte d’infirmité, de débilité, à savoir son
incapacité à comprendre et à se représenter quoi que ce soit qui ne
possède pas un minimum de corporéité, ne serait-ce que de la taille
d’un corpuscule ou d’une onde. Mais, dans le même mouvement, le
maître de Cordoue affirme que le Dieu de Moïse, celui du
Tétragramme, n’a pas de corps, sous quelque forme que ce soit.
Comment, dès lors, parvenir à croire en ce Dieu ?
C’est cet impossible, ce paradoxe insoutenable pour la pensée,
intrinsèque au judaïsme, qui le rend insoluble dans les autres
monothéismes. C’est une véritable folie, un scandale pour l’esprit que
le christianisme eut tôt fait de colmater avec sa doctrine de
l’incarnation du Verbe en Jésus.
L’islam a inventé un autre biais pour dépasser cette aporie, à savoir
le caractère très particulier qu’y occupe le Coran, livre dicté et
intouchable, contrairement à la Torah, soumise par les talmudistes à
toutes les déconstructions possibles. Ajoutons le statut de Mahomet,
prophète et clôture définitive de la prophétie. Comme le remarquait
l’islamologue Maxime Rodinson dans sa biographie du prophète de
l’islam, la référence à l’Envoyé est plus fréquente dans les usages
musulmans que la mention de Dieu Lui-même. L’interdiction de le
représenter, de le critiquer, lui confère un caractère quasi divin. Le
corps de Mahomet a cette fonction de permettre au croyant d’adhérer
à sa foi. D’où la susceptibilité du musulman à toute atteinte à l’image
de son Prophète, sans même parler des caricatures. Le juif, lui,
n’éprouve pas la même sensibilité à l’égard du prince des prophètes,
Moïse, si souvent représenté sans que cela suscite d’émotion
particulière.
Malheureusement, le judaïsme, en ses courants dominants actuels,
s’est éloigné de l’insoutenable enseignement maïmonidien pour se
tourner vers la Kabbale, cette étrange exégèse qui redonne à la
divinité un semblant de corporéité. L’un de ses principaux auteurs,
Isaac Louria, a ainsi introduit la notion de tsimtsoum ou
« contraction du corps divin ». En effet, pour laisser place à la
Création, Dieu se serait contracté. Or, parler de contraction laisse
entendre l’existence d’une spatialité, donc de corporéité.
Mais ces acrobaties kabbalistiques ne peuvent effacer le tranchant
du message mosaïque tel que Maïmonide l’a défini. Rappelons que le
maître de Cordoue, qui avait eu connaissance des premiers textes
kabbalistiques, tel le Shiur Koma, les considérait comme des textes
idolâtriques.
Dans l’énigme de l’antisémitisme, ce paradoxe impensable
qu’incarne le judaïsme, qui renforce son parti pris du particulier, ne
serait-il pas une des causes principales de l’antipathie qu’il a toujours
suscitée ? Cette hostilité pourrait se formuler ainsi : Pourquoi ne pas
vous contenter, comme nous, comme tout le monde, du message
abrahamique ? Pourquoi vous accrocher à cet impensable et, au nom
de cette folie, faire bande à part parmi les familles humaines ? Certes,
comme la chose se répète sur un mode conjuratoire, nous sommes
tous des enfants d’Abraham, mais les juifs sont aussi enfants de
Moïse, dont l’enseignement dépasse celui d’Abraham. Et cet
héritage-là, ils ne peuvent s’en défaire.
Jean-François Lyotard avait un jour affirmé avec raison – avant de
se rétracter devant la vivacité des réactions – que le judaïsme
comportait une certaine folie. Le mot a choqué. Mais témoigner de
l’impossible, c’est-à-dire du réel, est bien une folie. En maintenant,
consciemment mais surtout inconsciemment, cette aporie, le judaïsme
a définitivement renoncé à s’inscrire dans l’Universel pour demeurer
dans l’inconfort du particulier et de la marge.
Si le monothéisme, qu’il plaise ou non, a représenté un acquis pour
l’humanité sur lequel on ne peut revenir, s’il a éduqué l’esprit à
interroger l’au-delà des apparences et produit des penseurs
remarquables d’ouverture et de tolérance, par quel sortilège lui arrive-
t-il parfois – et même souvent – de se métamorphoser en fanatisme
barbare ?
Ce danger a été perçu par les grands théologiens des trois
monothéismes, tous partisans du choix de la main gauche de Dieu :
Averroès pour l’islam, Thomas d’Aquin pour le christianisme,
Maïmonide et Y. Leibowitz pour le judaïsme. Tous ont cru trouver
dans le recours à la philosophie un garde-fou au danger. Maïmonide
s’est aussi appuyé sur la théologie négative pour couper le mal à la
racine : « De Dieu je ne peux rien savoir. » La Vérité ne peut être
qu’une ligne d’horizon vers laquelle je dirige mes pas, sans espoir
aucun de l’atteindre jamais.
Malheureusement, l’enseignement de ces maîtres, d’ailleurs mis
sous le boisseau par les clergés respectifs, n’a pas toujours suffi pour
empêcher que ne se lève le vent mauvais.
En « régime de croisière », tous les monothéismes conservent en
eux des restes de paganisme, aussi bien dans leurs représentations que
dans leurs pratiques. Superstitions, astrologie, pratiques magiques, et
surtout culte des saints et de leurs tombes transformées en mausolées,
auxquels on attribue un pouvoir magique d’intercession auprès de la
divinité. Ces reliquats, ou petites régressions, ont paradoxalement un
effet stabilisateur au sein des sociétés. Ils agissent comme des
modérateurs contre le risque d’emballement et de fanatisation du
système religieux.
Mais, en certaines périodes de crise ou de déclin des sociétés,
surgissent des prédicateurs qui pointent un doigt accusateur à
l’encontre de ces contradictions et exigent une purification de plus en
plus drastique de la théologie et des pratiques. L’épée qu’ils manient
est celle de la rigueur. Le fanatisme se présente souvent sous la
bannière de la pureté du message originaire.
À en croire Lacan, la passion excessive pour la rigueur serait un
signe de psychose. Quant à la recherche de pureté, il est
communément admis dans la doxa freudienne qu’elle n’est rien
d’autre qu’un énergique refoulement des pulsions sensuelles.
Cette fanatisation peut être à l’usage interne du groupe. On assiste
alors à la naissance de courants piétistes, hassidiques. C’est le cas du
salafisme musulman. Ces courants se détachent du monde pour vivre
leur foi dans sa rigueur ardemment désirée.
Mais il arrive aussi que ces aspirations brisent le cadre qui les
enferme pour devenir incontrôlables. Cela se produit quand elles
rencontrent un fantasme d’une particulière violence, le fantasme
messianique ou millénariste.
Tabula rasa, le fantasme millénariste
Il y a déjà trente ans, j’ai vécu trois ans à Jérusalem. J’avais alors
été frappé par la ferveur messianique qui avait saisi de larges couches
de la population israélienne, ainsi que par la montée concomitante
d’un virulent nationalisme, les deux courants s’alliant pour bloquer
tout compromis politique raisonnable avec les Palestiniens. L’arrivée
du Messie était annoncée comme imminente. Tout compromis
territorial ne pouvait que décourager sa venue. Cette fièvre rendait
impossible une solution politique basée sur le partage de la Palestine.
L’étude du phénomène souleva en moi de profondes réticences,
tant le messianisme me paraissait constituer le cœur des
représentations juives et le ciment qui en liait les membres. Critiquer
le messianisme, le dénoncer comme idée pernicieuse, semblait devoir
m’exclure de ce collectif auquel j’étais attaché, ce que je ne pouvais
envisager de gaieté de cœur, n’ayant pas le courage moral de Spinoza
ou de Freud.
Mais la lecture d’un texte de Maïmonide, Épître aux juifs du
Yémen, me libéra. Le plus éminent des rabbins portait en effet, à mi-
voix, une terrible attaque contre le messianisme eschatologique. Ce
texte me dégagea la voie. Ainsi naquit mon essai Les Biblioclastes6,
critique du messianisme considéré comme une idée dangereuse. Cet
ouvrage, dont les thèses principales gardent pour moi leur validité, fut
ma première tentative pour pénétrer les mécanismes du fanatisme. Je
m’y reporterai souvent.
Le messianisme est une production du monothéisme, même si l’on
peut déceler dans d’autres cultures des représentations qui s’en
rapprochent. Son origine, nous la trouvons chez le prophète Isaïe,
lequel, après la destruction de Jérusalem et la déportation de ses
habitants, prophétisa qu’un jour viendrait où la nation serait
reconstruite et se réconcilierait avec son Dieu. L’idée sera reprise par
la plupart des prophètes d’Israël, en particulier Ézéchiel. Il s’agit
donc, initialement, d’un message d’espérance patriotique et
religieuse.
Malheureusement, l’idée a évolué, sans doute sous l’influence
d’idées païennes ou néoplatoniciennes, en une vision eschatologique
et surnaturelle de fin de l’Histoire.
À l’opposé de l’affirmation d’Edward Gibbon selon laquelle
l’Histoire n’est qu’une suite absurde et sanglante de crimes et de
folies, la perspective religieuse traditionnelle affirme, elle, que cette
Histoire a bien un sens au-delà de son absurdité apparente. À la fin
des temps, ce sens nous apparaîtra dans une sorte de dénouement
cosmique, un merveilleux happy end qui remettra chaque chose à sa
place.
En même temps qu’une projection dans le futur, l’idée messianique
ou millénariste porte en elle la lourde nostalgie d’un mythique âge
d’or, de temps premiers parés de toutes les vertus. Temps épique de la
naissance de la foi, quand aucun bonheur ne pouvait se comparer à
celui d’être le compagnon du Prophète, temps heureux de fraternité et
d’harmonie entre les compagnons, mais aussi temps du sabre
purificateur.
Au-delà de ce temps daté historiquement, toute idée millénariste
rêve d’une sorte d’enfance perdue de l’humanité, rêve qui se traduit
dans la quête fiévreuse et fantasmatique des origines, dans la volonté
de retrouver cette pure aurore lumineuse, ce matin du monde que
Satan n’a pas encore conquis. Le fanatique ne vit pas dans notre
temps, il vit dans ce temps des origines. Origine du monde ! Je
reviendrai sur ce fantasme.
Malheureusement, comme on le sait, le happy end eschatologique
tarde à venir. Et aux yeux du messianiste convaincu, une seule cause
possible à ce retard. Cet empêchement, pense-t-il, doit provenir d’une
sorte de sabotage opéré par des impurs, des mécréants, les ennemis de
la pure foi et de son livre sacré. Ne mérite-t-il donc pas cette
délivrance, ce salut ? Dès lors, il convient de combattre et d’éliminer
ces ennemis et la pollution culturelle et cultuelle qu’ils produisent.
D’ailleurs, a-t-il besoin de livres, de culture, puisqu’il communie
directement et entièrement avec son Dieu et avec son Livre – ou
plutôt avec quelques extraits choisis –, puisqu’il communie avec
l’origine ?
De ce fait, la tentation est grande, dans un vaste élan purificateur,
de détruire toute la culture antérieure nécessairement néfaste,
production des clergés et des institutions qui obscurcissent la lumière
originelle du message, sans oublier les créations des mécréants, telles
les œuvres d’art, la littérature, etc., toutes impies. C’est le phénomène
de la Biblioclastie – selon moi, le critère le plus sûr pour distinguer
dès sa naissance un phénomène messianiste ou totalitaire.
Du passé faisons table rase ? Aucun slogan ne résume mieux que
celui-ci le fond commun à tous les mouvements fanatiques
millénaristes. On le vérifie tragiquement dans les événements qui
endeuillent la Mésopotamie, ce berceau de notre civilisation qui a
donné à l’humanité tant de trésors, de l’écriture à l’astronomie, et où,
selon la Bible, Abraham vit le jour du côté de Sumer. Il a fallu
assister, avec rage et impuissance, à la destruction à la masse et au
bulldozer des restes de Ninive. La merveilleuse Palmyre est menacée
à son tour du même sort. En cas de triomphe de cette folie, comme ce
fut le cas à Mossoul ou au Bardo, aucun site archéologique ni aucun
musée ne seront à l’abri.
Ce fanatisme islamiste biblioclastique a ses précédents. Un émir,
après avoir conquis Alexandrie, s’apprêtait à brûler la grande
bibliothèque de la cité quand on l’informa que celle-ci renfermait les
précieux manuscrits d’Aristote. Il aurait eu cette réponse : « Ces
manuscrits parlent-ils du Coran ? Si oui, nous n’avons pas besoin
d’un double. Si non, ils ne méritent pas d’exister. » L’anecdote,
souhaitons-le, serait fausse. Si elle était vraie, le mérite des califes
abbassides de Bagdad, qui ont pris soin de conserver et de traduire
l’essentiel de la philosophie grecque, rachèterait cette perte
inestimable.
Cette idéologie millénariste hante les trois religions monothéistes,
et leurs fidèles en payent le prix exorbitant. Que l’on songe aux
mouvements millénaristes qui ont accompagné la Réforme chrétienne
en Allemagne, ceux en particulier dirigés par Thomas Müntzer ou par
Jean de Leyde, le roi messie. La Guerre des paysans qu’ils
déclenchèrent ou l’insurrection de la ville de Münster coûta aux
populations allemandes des milliers de morts, s’ajoutant à ceux de la
guerre de Trente Ans. Ces mouvements ont saigné l’Europe centrale
pour des siècles.
Les théories millénaristes, qu’elles soient juives, chrétiennes ou
musulmanes, ont théorisé la nécessité de ces massacres, de ces hevlé
Machiah, comme les nomment les kabbalistes, ces « douleurs de
l’enfantement du Messie », supposées nécessaires à sa venue.
Douleurs qui se traduisent par d’immenses sacrifices humains.
Ces explosions millénaristes surviennent généralement dans un
contexte socio-historique particulier. Le groupe humain saisi par cette
fièvre a connu au préalable un désastre, une famine, une grave
défaite, avec le corrélat d’une humiliation profonde. L’existence
même du groupe a pu sembler compromise. C’est en réaction à cette
détresse que peut surgir la fureur millénariste. Il suffit d’un
prédicateur inspiré, d’un écrit exalté pour enflammer le groupe, qui
croit trouver dans cette illusion un salut inespéré et une consolation.
Nous verrons plus loin les ressorts pulsionnels de ces mouvements,
en particulier ceux de leurs leaders. Disons déjà que leur parcours
débute par un comportement ascétique, c’est-à-dire par un
refoulement énergique de leur sensualité. Mais, dès leur prise de
pouvoir, ces ascètes se transforment en jouisseurs, sexuels en
particulier7.
En vérité, le latent des mouvements messianistes, qui devient
manifeste quand ils sont en position de force, est leur anomie – ce
terme forgé par Durkheim pour désigner l’absence de loi –, c’est-à-
dire leur volonté d’abolir toute loi, en particulier sexuelle. J’y
reviendrai également.
Ce schéma millénariste s’est émancipé depuis ses origines
monothéistes. Les différents mouvements totalitaires modernes l’ont
repris à leur compte. N’est-il pas symptomatique que l’avènement du
nazisme ait commencé par de gigantesques autodafés ? Il s’agissait, là
aussi, de faire place nette avant l’avènement d’une nouvelle culture
devant régner mille ans.
Le millénarisme, c’est-à-dire le projet d’un monde idéal précédé
d’épreuves sanglantes, est bien le spectre qui hante tous les
fanatismes.
SECONDE PARTIE
LA STRUCTURE
PSYCHIQUE DU
FANATIQUE
La quête du même
Dans la première partie de cet essai, j’ai brossé à grands traits les
caractères généraux du fanatisme comme phénomène politico-social :
l’incontournable question de la vérité, l’exagération extrême de
tendances normales, le rapport à l’Universel et au Particulier, le rôle
du monothéisme, en sont les principaux paramètres. Mais comment
ces lois générales sont-elles embrassées par des subjectivités, des
aspirations individuelles ? C’est ce champ, de nature freudienne, qu’il
me semble à présent nécessaire d’explorer.
L’explication marxiste de l’Histoire comme production de conflits
entre les classes, entre favorisés et défavorisés d’une société donnée,
est muette sur l’aspect subjectif de ces luttes. Ou plutôt, elle la
néglige. Selon cette doctrine, ce sont les masses qui font l’Histoire et
non des sujets désirants, ainsi que l’a affirmé un jour Louis Althusser.
Cette position paraît démente et conduit nécessairement à la folie,
destin de tout système totalitaire. Comment peut-on imaginer que la
psychologie des groupes, malgré ses spécificités, ne rencontre pas à
un certain moment celle des individus et l’inconscient de chacun ?
L’« interface » entre l’événement général et sa traduction dans la
réalité psychique individuelle reste donc à analyser.
La première pierre de cette analyse me paraît être le « stade du
miroir du fanatique ». Appelons-la : sa passion du même.
L’affaire est entendue, notre temps est celui de la mondialisation,
du brassage planétaire non seulement des économies, mais aussi des
cultures. La politique n’est pas absente de ce grand mouvement, ce
qui entraîne la constitution d’unités étatiques de plus en plus larges.
C’est le cas en particulier de l’Europe qui, de l’Atlantique à l’Oural,
tente, dans la confusion, de se fédérer. Ailleurs, en Asie comme aux
Amériques, se créent des structures économico-administratives plus
ou moins souples.
L’humanité semble voguer toutes voiles dehors vers un Universel
qui raboterait sans retour les particularités, principalement culturelles,
antérieures. Cette marche forcée vers une universalisation de plus en
plus en plus poussée fait le lit de périodiques explosions de fanatisme.
La suppression du particulier, c’est-à-dire d’héritages culturels
spécifiques, de coutumes, de modes de vie, d’identités, provoque
nécessairement des malaises propices aux idéologies régressives.
Dans un premier temps, en réaction à cette uniformisation des
sociétés particulières, apparaissent des forces centrifuges qui
cherchent à faire éclater les grandes unités politiques en place.
L’Union soviétique a éclaté. La Yougoslavie, qui apparaissait
comme un havre de paix, a subi le même sort après avoir traversé de
terribles et sanglants conflits. Les revendications régionales se
multiplient et conduisent au délitement de certains pays. Il en va ainsi
avec l’Écosse au Royaume-Uni, les Écossais rêvant de voguer dans
un autre vaisseau que celui de l’Angleterre ; avec les Catalans ou les
Basques, qui ne veulent plus partager le destin des autres Espagnols ;
avec les Flamands, qui ne comprennent plus le sens de leur union
politique avec les Wallons ; avec les Corses, qui aimeraient divorcer
de la France, etc. Pensons aussi aux tendances « eurosceptiques », si
vivaces en France, dotn les porte-parole rêvent de dissoudre les
premiers jalons d’une fédération européenne qui a pourtant écarté de
son ciel le spectre des guerres dévastatrices antérieures. La liste est
longue.
Ces tensions restent pour le moment cantonnées à la scène
politique, mais le risque de leur transformation en mouvements
fanatiques violents existe. Le fantasme qui pourrait s’afficher au
grand jour est déjà là. Quel est-il ? Se retrouver entre soi, gens de
même nation, de même culture, de même pensée, de même religion,
de même couleur de peau. On serait tellement plus heureux dans cet
« entre nous ». Ce rêve a un nom, particulièrement laid, celui de
purification ethnique.
L’Histoire contemporaine regorge des tragédies qui accompagnent
ces purifications ethniques. Aux siècles passés, les Européens, après
leur conquête du continent américain, ont déployé une incroyable
énergie meurtrière pour « purifier » le nouvel espace géographique de
ses Peaux-Rouges. La Turquie inaugura le XXe siècle en se
débarrassant des Arméniens. L’après-Deuxième Guerre mondiale vit
la séparation, particulièrement meurtrière, de l’Inde et du Pakistan.
Plus récemment, les guerres balkaniques ou les massacres du Rwanda
firent couler des fleuves de sang. Les nationalistes israéliens rêvent de
se débarrasser des Arabes qui habitent l’ancienne Palestine. Comme
la vie serait facile sans eux ! Les Arabes ne sont pas en reste. La
plupart des pays musulmans ont à peu près réussi leur purification
ethnique là où cohabitaient, dans une relative entente qui faisait la
richesse de ces pays, musulmans, chrétiens et juifs. S’en portent-ils
mieux ?
Cette purification ethnique fut d’abord l’œuvre du fanatisme
nationaliste. Elle se métamorphose, sous nos yeux, en purification
religieuse. Les intégristes musulmans ne rêvent plus que de
supprimer, après les communautés juives, les derniers résidus des
antiques communautés chrétiennes vivant au Moyen-Orient.
Tout ce qui est différent apparaît comme insupportable au
fanatique. L’étranger, supposé constituer une « cinquième colonne »,
est toujours suspect. Porteur de trahisons à venir, il incarne parfois
aussi le blasphème.
La jolie mélodie du « vivre ensemble » ressemble à tant d’autres
qui l’ont précédée sur le modèle du « Plus jamais ça ! », slogan qui
prétendait exorciser la barbarie nazie et dont la vanité est avérée.
D’une manière générale, la conviction qui sous-tend un fanatisme
donné est inaccessible à la raison. Rien ne fera changer d’avis un
fanatique persuadé que seule l’homogénéité nationale, religieuse ou
raciale, supprimera les difficultés économiques et les tensions
sociales corrélatives.
Il n’est pas très difficile de mettre un nom sur le ressort
psychologique de cette quête du même : la maladie du fanatisme est
bien, fondamentalement, une maladie du narcissisme.
Cette question du narcissisme et de ses avatars est l’une des mieux
étudiées par la psychanalyse. Je pense en particulier au célèbre Stade
du miroir de Jacques Lacan.
Au départ, départ mythique, le nourrisson ne perçoit pas les
différentes parties de son corps, celles qu’il peut tâter, comme
formant une unité, c’est-à-dire comme appartenant à un seul corps. Il
perçoit son corps comme morcelé jusqu’au jour où, avec l’aide de sa
mère ou d’un adulte, il découvre son image dans un miroir. Il saisit
alors, avec jubilation, l’unité de ce corps. Ou plutôt l’unité de l’image
de son corps. Entre le sujet et son image dans le miroir se produit une
sorte de coup de foudre inaugural et définitif. Ce coup de foudre,
c’est le narcissisme 8, dont l’intensité est variable, mais qui est si
nécessaire à chacun pour traverser son existence. La régression au
stade antérieur, celle du corps morcelé, suscite, quand elle se produit,
une immense angoisse observable dans les psychoses.
En même temps que la jubilation première, cette expérience
fondatrice possède son envers. Le lien du sujet à cette image
comporte en effet une sorte d’aliénation et de déception. En elle,
l’individu ne parvient jamais à se voir tel qu’il est vraiment et tel que
le perçoivent les autres, car cette image est en symétrie-plan. Quand
je lève mon bras droit, cette image soulève le bras gauche et vice-
versa. D’où une sorte d’insatisfaction chronique.
Mais surtout, cette image, dont la vertu principale est d’unifier la
perception que l’on a de son corps, n’est pas indestructible. Un
traumatisme sévère peut l’endommager profondément. J’ai développé
ce point à propos de l’expérience de la déportation 9.
Mais déjà une humiliation sévère et prolongée suffit à la fragiliser.
C’est le cas des populations arabes qui ne parviennent plus, comme
ce fut le cas au Moyen Âge, à se hisser au premier rang de l’élite
mondiale. Aucune des sommes faramineuses tirées de l’exploitation
des énergies fossiles n’a été investie, par exemple, dans la création
d’universités prestigieuses. De nombreuses cures de patients
musulmans m’ont révélé, dans le secret du cabinet, la douloureuse
haine de soi qui découle de cette situation. D’où la tentation, pour
certains, de renforcer, dans une certaine fébrilité, cette image
spéculaire, tentation qui, combinée à d’autres facteurs, peut conduire
au pire.
La quête du même apparaît comme le désir fou de traverser le
miroir, mu par l’illusion de parvenir enfin à étreindre son image.
En examinant cette quête du même de manière plus approfondie,
on décèle en elle une contradiction masquée. En effet, au départ, cette
quête agit comme une force centrifuge dissolvante, cherchant à
dissocier l’ensemble hétérogène dont elle fait partie. Ne s’agit-il pas
de séparer le bon grain de l’ivraie ? Du même coup, elle réveille la
terrible angoisse du morcellement du corps et aggrave la fragilité de
l’image propre. Il lui faut donc simultanément apaiser cette angoisse
en invoquant la promesse de grands ensembles à venir.
Dans le cas du fanatisme communiste, la dislocation de la nation
qu’implique la révolution, puisqu’il s’agit d’en éliminer de larges
secteurs – et l’on sait avec quelle violence l’opération fut menée –, se
trouve compensée par le programme d’une révolution mondiale et
l’unification en un seul corps politique de tous les prolétaires.
Le nazisme, lui, projetait de rassembler tous les Aryens en un seul
Reich. L’Anschluss, l’absorption de l’Autriche, mais aussi celle des
Sudètes, répondait probablement à ce besoin psychologique de
contrebalancer la dislocation première du corps de l’Allemagne.
Nous observons la même dualité dans le fanatisme musulman
actuel, celui des djihadistes tel qu’il s’exprime dans l’État islamique.
Au départ, celui-ci proclame sa volonté de détruire tous les États
musulmans existants, d’en dissoudre les frontières. On ne peut
imaginer destruction plus complète de l’image corporelle, à laquelle
les frontières d’un pays font écho. Il faut donc, simultanément,
projeter la construction d’un nouveau corps unifié, plus majestueux
que celui qui a été détruit. D’où l’appel au Califat, résurrection du
grand mythe musulman de l’Oumma, à savoir la communauté
originaire – toujours cette passion de l’origine ! – des compagnons du
Prophète, forte de quelques centaines d’hommes quand les
musulmans se comptent aujourd’hui par centaines de millions
d’individus. Califat, Oumma, reconstruction d’une communauté qui
aurait retrouvé son homogénéité et sa dignité, ces rêves utopiques ont
pour fonction de renforcer l’image corporelle de tout individu chez
qui cette image vacille. La fascination qu’exerce l’État islamique
auprès de nombreux non-musulmans se nourrit aussi, aux côtés d’un
certain romantisme morbide, de cette promesse.
Cette analyse se trouve renforcée par l’observation de ce que ce
groupe terroriste inflige à ses adversaires, à savoir leur mise à mort
selon une mise en scène aussi spectaculaire qu’atroce. On ne se
contente pas de les tuer ni même de les égorger : on les décapite au
couteau, décapitation suivie souvent d’un démembrement des
victimes. Les bourreaux vêtus de noir croient exhiber l’assomption de
leurs corps dans la gloire supposée de cette unité que l’Oumma
virtuelle leur confère, en même temps qu’on agite chez leurs
adversaires, qui pourraient demain devenir leurs victimes, l’affreuse
angoisse du corps morcelé et la terreur qui en découle.
Le fanatisme triomphant parvient à réaliser sa folle passion pour le
même par la déportation, l’expulsion, le génocide de ceux qui lui
paraissent différents. Le bonheur semble à portée de main. Et
pourtant… le fanatique ne tarde pas à découvrir qu’il s’est pris à son
propre piège. La malédiction originaire, celle de l’aliénation à l’image
dans le miroir qui n’est pas celle qu’il espérait trouver, ne tarde pas à
se manifester. Le même n’est jamais assez même. Dans la pureté de
l’ethnie apparaissent très vite des lignes de profonds clivages.
L’exemple des pays musulmans est, là aussi, particulièrement
instructif. L’Oumma est, dès le départ, fracassée par le conflit entre
sunnites et chiites, la vieille Fitna séculaire qui, sous nos yeux,
redevient incandescente. Le chiite devient pour le sunnite son pire
ennemi, et vice-versa.
Le processus de dislocation ne s’arrête pas pour autant à ce conflit
premier. Même dans un monde purement sunnite, le Kurde sunnite ne
tarde pas à se révéler comme le farouche rival du sunnite turc ou
arabe. Le processus de clivage paraît sans fin et toujours plus
meurtrier.
On découvre, avec un peu de sagesse, que les sociétés les plus
stables sont les sociétés hétérogènes, ces hétérogénéités étant les
grains de sable qui grippent les délires de cette quête du même.
Mais quelle est donc la nature de cette folie meurtrière qui semble
ne jamais devoir s’apaiser ? L’insatisfaction première que suscite
l’image spéculaire, insatisfaction source de toute agressivité, n’a pas
tardé à trouver un puissant relais dans une expérience vécue
fondamentale, celle de la rivalité fraternelle.
Du complexe fraternel à la haine absolue
En conclusion d’un de ses derniers Séminaires, il y a plus de
quarante ans déjà10, Lacan lançait, en forme de prophétie, cette
annonce :
« Puisqu’il faut bien, tout de même, ne pas vous peindre
uniquement l’avenir en rose, sachez que ce qui monte, qu’on n’a pas
encore vu jusqu’à ses dernières conséquences et qui, lui, s’enracine
dans le corps, dans la fraternité du corps, c’est le racisme. Vous
n’avez pas fini d’en entendre parler. »
Eh bien, nous y sommes !
Le racisme, l’une des quatre formes de fanatisme précédemment
isolées, est ainsi lié par Lacan à la problématique fraternelle. On peut
regretter qu’il n’ait pas plus développé ce propos, ni ce jour-là ni plus
tard. Comme on peut regretter que la théorie psychanalytique, dans
son ensemble, n’ait pas accordé à cette question de la rivalité
fraternelle l’importance qui lui revient, dans la mesure où le lien
social dérive avant tout de la fraternité, sentiment si problématique et
chemin de croix de la névrose obsessionnelle. La psychanalyse
classique, celle que l’œuvre de Freud expose, s’est développée
principalement autour du conflit entre générations, entre père et fils,
entre mère et fille – l’Œdipe, en un mot. Certes, des remarques sur la
fraternité parsèment le corpus théorique, mais, à l’évidence, elles ne
sont pas à la hauteur de l’enjeu.
Pourquoi cette timidité ? Sans doute parce que la psychanalyse est
mieux armée pour envisager le dénouement du conflit œdipien par sa
théorie de la castration que pour traiter celui de la rivalité entre frères,
conséquence de l’aliénation du sujet à son insatisfaisante image
spéculaire.
L’une des fonctions de la paternité consiste justement à tempérer
cette rivalité fraternelle. Le père, jusqu’ici, était censé incarner
l’instance modératrice de la Loi, cette Loi qui n’énonce pas seulement
l’interdit de l’inceste, mais aussi l’interdit du meurtre du frère. Le
déclin des valeurs patriarcales a pour conséquence l’affaiblissement
de cette tempérance et l’exacerbation des tensions fraternelles.
Le mot frère est sans doute l’un des plus équivoques et des plus
ambivalents du langage, bien que généralement connoté au registre de
la tendre affection. On le trouve particulièrement honoré en terre
d’Islam et c’est par ce terme que, dans la vie sociale, les gens
fréquemment s’apostrophent. Ce n’est pas un hasard si un
mouvement fondamentaliste s’est choisi le nom de « Frères
musulmans ». En tout cas, le fanatique aime désigner ainsi toute
personne qui partage sa passion. L’expression « camarade » apparaît
comme un ersatz de celle de « frère ».
Le livre qui a sans doute le mieux saisi la complexité du rapport
fraternel est… la Bible, en particulier en sa première partie, la
Genèse. D’emblée, dès l’apparition de la première paire de frères,
surgit le meurtre. La Bible et son commentaire talmudique, dont la
fonction est précisément d’aider à la gestion pacifique de la Cité en
analysant et en proposant des solutions à ses tensions, n’ont pas placé
le parricide, mais le fratricide au premier rang des causes du drame
humain.
Le meurtre d’Abel serait-il un accident d’une humanité à ses
premiers pas ? Non, soutient la Genèse, le conflit fraternel est
constant, structurel. Pour ceux qui ne comprendraient pas, le texte
sacré s’emploie à le ressasser.
Noé, déjà, ne peut être instruit du manque de respect que son fils
Cham lui a témoigné pendant son ivresse que par le récit dénonciateur
des deux autres fils, Sem et Japhet. Puis à chacune des générations
suivantes, nous voyons se répéter l’éternelle rivalité. Ismaël et Isaac
ne pourront pas longtemps coexister sous la même tente. Une
génération plus tard, c’est au conflit entre le rustre Ésaü et le rusé
Jacob, aux limites du meurtre, que nous assistons. Seul l’exil de Jacob
permet d’éviter le pire.
Mais la forme parfaite de la rivalité fraternelle apparaît à la
génération suivante ; il s’agit de celle entre Joseph et ses frères.
Histoire prodigieuse, exemplaire par ses multiples aspects, que celle
des enfants de Jacob, si fondamentale que le Coran lui consacra sa
plus longue sourate et qu’elle inspira à Thomas Mann ce qui est sans
doute son chef-d’œuvre, Joseph et ses frères !
Fous de jalousie, les frères souhaitent la mort de Joseph,
merveilleux de beauté et d’intelligence. Mais le tuer, après l’avoir
battu, n’est-ce pas encore une faveur de trop ? Ne vaut-il pas mieux
en tirer quelque profit pécuniaire en le vendant comme esclave à des
nomades ? La Providence voudra que cet enfant devienne quelques
années plus tard l’autorité suprême de l’Égypte pharaonique et que
ses frères, poussés par la famine, comparaissent devant lui sans le
reconnaître.
En quoi l’histoire de Joseph est-elle si exemplaire ? Parce qu’elle
nous offre la seule solution possible à un conflit qui semble sans
issue. Joseph, devenu maître de l’Égypte, aurait légitimement pu se
venger de ses frères. Mais, au contraire, il accomplit ce qui paraissait
impossible : il pardonne pleinement, totalement, à ses bourreaux
d’hier.
Sans la répétition périodique du pardon accordé par la victime au
bourreau d’hier, l’humanité ne pourrait survivre. Au XXe siècle, un
acte de la même nature que celui de Joseph a été effectué par Nelson
Mandela. C’est l’honneur des peuples noirs, victimes privilégiées de
bien des fanatismes, d’avoir donné naissance à des hommes de
l’envergure de Martin Luther King ou de Mandela, dont la mémoire
n’a pas fini d’éclairer le monde.
On peut ranger aux côtés du pardon accordé le simple fait de le
demander sincèrement. Ce fut le geste d’un chancelier allemand
s’agenouillant en larmes devant le Mémorial du ghetto de Varsovie ;
ou celui de deux présidents de peuples longtemps ennemis se tenant
la main devant des milliers de tombes mêlées, résultat des guerres
précédentes.
Quelle leçon tirer de ces grands exemples, plutôt rares ? La réponse
à cette question est d’une importance primordiale. Si le pardon est
possible – des hommes d’exception y sont parvenus –, il est
néanmoins d’accès difficile.
Mon analyse a commencé par l’évocation de l’insatisfaction
produite en nous par notre image dans le miroir. Image imparfaite,
jamais à la hauteur de notre attente, irrémédiablement frappée d’un
manque. Qu’importe que ce manque soit parfaitement imaginaire,
illusoire, puisque toute cette affaire se déroule sur ce plan de
l’illusion ! Cette insatisfaction nourrit de violence le processus qui
conduit à la haine et à la violence meurtrière, puisque ce manque est
difficile à définir, changeant, insaisissable, obsédant, jusqu’à en
devenir sacré.
Quand le frère surgit dans notre champ de vision, il apparaît, par un
étrange maléfice, comme possesseur de cette pièce manquante,
possession irrémédiable, sans recours. Si ce manque m’apparaît sacré,
ce frère est donc un profanateur. Il ne mérite qu’une chose, la mort.
Au spectacle du frère possesseur de son objet perdu, le sujet devient
livide, comme si les griffes du trépas s’étaient saisies de lui. Le
mérite revient à saint Augustin d’avoir décrit dans Les Confessions
cette horrible expérience, celle de voir son frère appendu au sein
maternel et portant sur le visage tous les signes de la béatitude. Nous
pouvons imaginer que ce frère de lait, s’il avait lui-même écrit sa
propre biographie – et s’il avait eu le talent de son aîné –, aurait
symétriquement confessé sa jalousie envers Augustin en vertu d’on
ne sait quel attribut devenu primordial.
Ce qui est de l’ordre de l’individu pourrait être transposé à
l’échelle des groupes et des peuples. Le schéma esquissé pourrait
éclairer le conflit israélo-arabe, creuset de tous les fanatismes actuels.
Nous avons, d’une part, un monde arabe profondément humilié par
des défaites militaires successives, confiné à un rôle de second plan
sur la scène internationale et tout à fait mineur sur celle de la science
et des techniques. Face à lui, un micro-État, apparu tardivement,
construit de bric et de broc, qui multiplie les victoires militaires et
dont les succès scientifiques et technologiques ne se comptent plus.
Précisément tout ce qui fait défaut aux peuples arabes. Le petit bout
de territoire occupé par ce parvenu de l’Histoire apparaît comme la
pièce manquante qui rendrait sa lisibilité à l’ensemble du puzzle
arabe. Le monde arabe, depuis le XVe siècle, demeure inconsolé de la
perte de son Andalousie, perte que celle de la Palestine est venue
raviver.
Mais cette jalousie n’est pas unilatérale. Israël se perçoit aussi
comme frappé du manque. Manque de territoire, d’où le rêve du
Grand Israël. Manque de population, quand les populations
musulmanes se comptent par centaines de millions. D’où l’appel
obsédant à l’immigration des populations juives. Enfin, manque de
ressources naturelles, quand les puits de pétrole pullulent dans le
monde arabe. D’où la recherche frénétique de substituts
technologiques.
Un des termes pathogènes de la rivalité fraternelle est la
revendication de l’égalité, ou plutôt de l’égalitarisme. Qu’a-t-il donc
de plus que moi, ce frère ? Pourquoi possède-t-il, sans qu’il paraisse y
accorder l’importance qu’elle mérite, cette part perdue de mon être ?
Tel est l’aiguillon irrédentiste qui entretient une rage lancinante.
Lorsque Mandela disait que s’il avait conservé sa rancune à l’égard
de ses geôliers, il n’aurait pas quitté sa prison, que nous enseigne-t-il
? Que le manque, qui se traduit par cette rancune, est une prison de
l’âme.
Comment sortir de cette prison ? Le christianisme nous propose la
solution de l’amour. Mais de quel amour parle-t-il ? Celui du frère ou
celui du Père réverbéré sur le frère ? Cet amour, par lui-même,
permet-il la guérison ou ne fait-il que la consolider une fois acquise ?
La question de la guérison reste donc posée. Elle ne peut venir que du
renoncement à cet objet illusoire, à sa chute, à son sacrifice.
Revenons à notre cas princeps, celui de Joseph. Comment le
Patriarche parvint-il à surmonter tout désir de vengeance ? Par
l’amour, non principalement de ses frères, mais de son père, des
valeurs que celui-ci lui a transmises et qui lui ont conféré une
puissante armature symbolique. « Mon père vit-il encore ? » fut la
première question qu’il posa à ses bourreaux du passé. Fort non
seulement de cette armature symbolique, mais aussi de la
reconnaissance publique qui lui fut tardivement conférée, Joseph est
parvenu à oublier ses tribulations, son exil, ses années de prison pour
accomplir le deuil de ce manque et ainsi accéder au pardon total.
Le fanatique, dépourvu d’une forte armature symbolique,
prisonnier d’un imaginaire malade, enfermé dans un narcissisme
pathologique, ne peut s’élever au-dessus de la douleur du manque. Sa
personnalité friable ne lui offre pas l’appui nécessaire à cette
élévation. Ne nous trompons pas : cette douleur du manque peut
devenir si atroce que la mort, voire le suicide, en devient souhaitable.
Elle est la cause de la haine absolue.
Le déclin du rôle symbolique du père – séparer la mère du désir de
son enfant et séparer l’enfant du désir de sa mère – dans nos sociétés
modernes, où il n’est plus le « héros » dont parlait Victor Hugo, mais
plus souvent le « père humilié » de Paul Claudel, associé à
l’indistinction des différences sexuelles, entraîne l’affaiblissement de
toutes nos structures symboliques, au risque de renforcer cette
dangereuse douleur du manque.
Une question de jouissance
Le fanatique jouit, c’est une évidence. Et cette jouissance, par des
processus mimétiques, a la propriété de se répandre comme un feu de
savane. Elle crée rapidement un premier groupe, lequel ne tarde pas à
devenir foule. Quelle est la nature de cette jouissance ?
Pour le nationaliste, la conviction, qu’il ne peut partager qu’avec
les siens, d’appartenir à une culture supérieure dans le plus beau pays
du monde a quelque chose d’enivrant.
Pour le raciste, savoir que son sang ou ses gènes sont ceux d’une
race supérieure, entourée de hordes plus ou moins barbares, voire
dégénérées, le remplit de fierté et le guérit de tous ses sentiments
d’infériorité.
Pour l’adepte d’une idéologie, posséder une clé qui lui permet de
penser le monde et l’Histoire lui offre un incomparable confort
intellectuel et une belle raison de vivre en contemplant l’humanité de
son perchoir. Il connaît, lui, la fin de l’Histoire et les lendemains qui
chantent.
Enfin, last but not least, pour le fanatique religieux millénariste,
détenir une vérité absolue transcendant à la fois la nature et l’Histoire
est sans doute le plus puissant narcotique inventé par les hommes
pour endormir leur angoisse de mort, leur déréliction dans un monde
hostile. Ce fanatisme-là flatte en particulier les ignorants, ceux qui
ont décidé de l’être. À quoi bon se soucier du poids des cultures
millénaires, de livres ennuyeux, quand le monde est si simple pour
celui qui adhère à cette croyance eschatologique ?
En définitive, toutes ces formes de jouissance ne sont que des
variantes d’une seule : la jouissance narcissique. Le fanatisme est
bien une pathologie du narcissisme, et cette forme de pathologie
atteint des personnalités faibles, aux franges de la psychose.
L’expérience clinique vérifie chaque jour que ce type de désordre est
des plus difficiles à réduire.
Nous sommes confrontés à un terrible paradoxe. La période
« moderne », celle qui commence à la fin du XIXe siècle, a vu le
développement inouï des connaissances et des techniques. Or, c’est
au cours de cette période que le fanatisme, loin de reculer devant les
progrès de la science comme on aurait pu l’espérer, a connu ses plus
graves flambées. L’espoir que le progrès des connaissances
permettrait de réduire cette folie se révèle donc vain. Comment
interpréter ce paradoxe ?
Lacan soutenait que le discours scientifique, en détruisant les
structures traditionnelles et en soumettant les sociétés particulières à
un immense brassage – « mondialisation » des cultures précédant
celle des économies –, avait créé un profond malaise social. Malaise ?
Plutôt véritable détresse. C’est cette détresse qui contribue, par
réaction, au surgissement de flambées fanatiques. Pourquoi ?
À l’origine du discours scientifique, Lacan place Descartes et son
cogito. Le philosophe, dont on connaît un peu la structure psychique,
fut l’homme du doute systématisé. Ce doute, devenu valeur
métaphysique, a été inoculé à l’ensemble de l’humanité vivant sous le
joug du discours scientifique, c’est-à-dire désormais toute l’humanité.
Ce doute est le symptôme d’une névrose particulière, la névrose
obsessionnelle. Il est en tout cas l’un des éléments constitutifs du
malaise de l’homme moderne, inhibé dans ses projets, entravé dans
son action du fait du doute sur son identité, ses convictions, ses
croyances. Il faut l’avoir éprouvé, ou observé de près, pour savoir que
ce sentiment peut devenir l’une des plus douloureuses souffrances qui
soit, toute mentale soit-elle. Dans ce combat contre le doute, les
énergies psychiques finissent par s’épuiser jusqu’à produire de
véritables dépressions, ouvertes ou latentes.
Le fanatisme, précisément, permet de surmonter cette souffrance
du doute. Quelle que soit sa forme, l’identité nationale et religieuse
du sujet s’en trouve renforcée, son rapport au monde à travers ses
convictions se stabilise, le psychisme recouvre des forces pour
l’action. Ce confort psychique devient l’un de ses biens les plus
précieux. Malheur à celui qui s’aviserait de le récuser ! Cette
insupportable contestation ne ferait que renforcer sa fureur. Troubler
cette jouissance ne peut que soulever de violents conflits.
La jouissance d’essence narcissique se décline ensuite selon toutes
les variantes pulsionnelles : sadiques, masochistes, exhibitionnistes…
Le fanatique aime être vu et entendu, habité qu’il est par le désir de
convaincre sa tribu. Mais, conscient de ses limites, il appelle de ses
vœux celui qui incarnera sa folie et la fera triompher : Duce, Führer,
Petit Père des peuples, Messie, Calife…
Hannah Arendt soutenait qu’un système totalitaire, c’est-à-dire un
système reposant sur le fanatisme racial ou idéologique, ne peut être
détruit que de l’extérieur. Cette affirmation s’appuyait sur son
observation de la destruction du système nazi sous les coups des
forces alliées. Mais elle a été démentie depuis par la manière dont le
système soviétique s’est effondré, à savoir de l’intérieur en une
gigantesque implosion.
En vérité, tant que le système idéologique d’un fanatisme donné
assure la jouissance de ses membres, cas du nazisme, il ne peut être
détruit que de l’extérieur. Par contre, l’épuisement de cette
jouissance, l’évidence de la vacuité du système, peut entraîner son
effondrement plus ou moins rapide… pour être remplacé par une
autre forme de fanatisme. Celui qui fut hier fasciné par le maoïsme
peut quelques années plus tard devenir un fanatique religieux, les
exemples en sont nombreux. De même, un Jacques Doriot, militant
ouvrier irréprochable, pourra devenir nazi. On peut imaginer que
celui qui hier aurait pu être subjugué par le romantisme de Che
Guevara soit aujourd’hui djihadiste. Le fanatisme est éminemment
transitif.
La tentation du complot
L’assurance de posséder une vérité absolue constitue le socle de
tout fanatisme. Seuls ceux qui partagent la même conviction sont
admis à en discuter les nuances. Cette certitude procure au sujet qui
l’éprouve une jouissance certaine, celle d’avoir trouvé le sens de son
existence.
Malheureusement, elle est immédiatement confrontée à la réalité
des faits. Comment donc accorder l’une à l’autre ? La situation exige
un effort immédiat et constant d’interprétation, mais procure un
premier avantage, celui de la patience. Certes, la réalité semble
contredire ma vérité, mais cette contradiction n’est que provisoire.
Dans le cas de la foi messianique, qui fournit le paradigme de cette
contradiction, le croyant a pris l’habitude d’interpréter les faits qui
infirment son espoir comme, paradoxalement, les signes avant-
coureurs de l’événement eschatologique. L’affrontement des grandes
puissances, situation d’une grande banalité, ne peut être que la guerre
de Gog et Magog dont parlent les Écritures, cette guerre qui doit
précéder le dénouement de l’Histoire. « Dieu écrit droit avec des
lignes courbes » est la jolie formule que certains ont trouvée pour
expliquer cette contradiction. Les lignes courbes divines finissent par
ressembler à des arabesques.
De même, le Grand Soir de la Révolution adviendra : la meilleure
preuve n’en est-elle pas fournie par les violentes crises que connaît le
capitalisme ? La certitude du fanatique est inaccessible à tous les
démentis de la réalité.
Dans les deux cas précédemment examinés, le sujet ne peut
incriminer ni Dieu, dont dépend l’avènement messianique, ni la
déesse Histoire, grosse d’une révolution qu’elle refuse de mettre au
monde. Il doit donc prendre, assez douloureusement, son mal en
patience, enfermé dans une sorte de névrose, laquelle, en définitive,
l’empêche de vivre pleinement son existence. Peut-être même lui
sert-elle d’alibi pour ne pas assumer véritablement cette existence,
avec son lot de responsabilités.
Mais l’écart, et a fortiori la contradiction, entre une certitude et son
démenti par la réalité donne souvent lieu à une interprétation bien
plus séduisante et pernicieuse pour l’esprit, celle des théories
complotistes ou conspirationnistes. Dire qu’il y a complot, c’est en
effet affirmer l’existence de comploteurs, c’est-à-dire d’ennemis
mortels dont il serait hautement souhaitable de se débarrasser.
Le complotisme me semble congénital au fanatisme. Il voit le jour
dans l’Empire romain au moment où apparaît la première forme de
nationalisme. C’est parce qu’ils complotaient contre Rome, avec le
projet de détruire l’Empire, qu’il fallut persécuter les chrétiens.
Avec l’universalisme chrétien, puis musulman, les juifs devinrent,
et restent, la cible idéale des théories complotistes. Dès le Moyen
Âge, lors des Croisades ou de l’épidémie de peste noire, qui furent
l’occasion de grands accès de fanatisme chrétien, on accusa les juifs
non seulement du meurtre du Christ, mais de l’empoisonnement des
puits, cause de l’épidémie. Après le meurtre du Christ, on ne pouvait
rien attendre de mieux de ces comploteurs nés.
Au début de l’ère moderne, ce fut la publication en Russie des
Protocoles des Sages de Sion, selon lesquels les juifs fomentaient un
complot universel pour la domination du monde. Ce texte fut
largement diffusé et continue de l’être dans certains pays arabes.
Hitler lui-même s’y référait, y trouvant la confirmation de sa certitude
que les juifs étaient la cause de tous les maux du monde, et de ceux
de l’Allemagne en particulier ! Aujourd’hui, le Mossad a pris le relais
de ces figures médiévales.
Le monde juif, et en particulier l’État d’Israël, a retourné cette
théorie du complot pour en devenir la victime. Tous les malheurs des
juifs résultent des complots que les antisémites ne cessent, génération
après génération, d’ourdir. Une chanson intitulée Le Monde entier est
contre nous a eu un immense succès à Tel-Aviv. C’est une propriété
générale des théories complotistes que d’être réversibles…
Elles ne sont pas l’apanage du fanatisme religieux ou racial. Le
fanatisme idéologique nous a gavés pendant un demi-siècle de cette
vision du monde interprétant tous les échecs du socialisme comme
étant l’œuvre du complot capitaliste. La réversibilité de cette
accusation se vérifie à nouveau ici. Le monde capitaliste voyait la
main secrète de Moscou derrière la moindre revendication sociale.
Réduire l’Histoire à une série de complots est certainement une
idée fascinante, voire exaltante. Car qui dit complot dit en effet
existence d’un Moi à la tête de la conspiration, un Big Brother, un
Grand Conspirateur, frère siamois du Grand Inquisiteur. On élimine
ainsi l’hypothèse du hasard ou de l’inconscient des acteurs du drame
historique, suppositions perturbantes pour l’esprit puisqu’elles
impliquent un certain désordre, une certaine absurdité, absurdité que
nous détestons. Elle donne aussi le sentiment de pénétrer dans la
coulisse de l’Histoire, d’en saisir les secrets ultimes. Elle renforce
enfin ce penchant contemporain de ne pas vouloir être dupe, là où
Lacan voyait la racine d’une certaine errance du sujet contemporain.
Nul n’est à l’abri de la puissante séduction de cette idée qui semble
appartenir au fond de l’air que nous respirons.
On doit là encore à Karl Popper, conscient de la gravité de cette
vision complotiste, les critiques les plus aiguës. Il reprit contre elle
son critère de la « réfutabilité ». Dans la mesure où l’affirmation de
l’existence d’un complot n’est pas réfutable, celle-ci ne saurait
relever d’un processus de connaissance. Elle appartient au noir
royaume des superstitions, préjugés et illusions.
Le fanatisme islamique contemporain nous offre une forme
particulière et étrange de ces théories reposant cette fois sur le
mécanisme du déni, la Verleugnung de Freud. Ce mécanisme mental
a pour effet immédiat de produire un clivage – cette opération
psychique par laquelle la conscience nie un fait avéré et qui est à la
racine de toute perversion – aussi bien chez l’individu qu’au sein du
groupe.
Le fanatisme musulman est loin, en effet, d’être homogène. Devant
certains actes barbares, comme la destruction des Twin Towers de
New York, commis par des djihadistes connus, repérés,
photographiés, on a vu se développer, dans d’autres milieux
musulmans, l’hypothèse que ce n’était pas des musulmans qui avaient
commis l’attentat, mais… le tout-puissant Mossad. Cette thèse s’est
nourrie d’affirmations rocambolesques, comme celle prétendant
qu’aucun juif n’aurait péri dans l’affaire, alors qu’il est si facile de
vérifier le contraire. Oui, des juifs sont bien morts dans cet incroyable
attentat. Mais l’adepte du complot ne tient compte que des faits qui
confirment son délire. La théorie complotiste, au même titre que
l’idée fanatique, est inaccessible à la critique, encore moins à la
réfutation.
De semblables affirmations ont été à nouveau proférées après le
massacre des journalistes du magazine satirique Charlie Hebdo par
des djihadistes. De très nombreuses personnes croient et soutiennent
que ce massacre n’a jamais eu lieu, qu’il s’agit d’un bobard inventé
par la CIA et le Mossad, comme toujours. Nous n’avons pas vu les
cadavres, disent-ils, et le policier abattu était un acteur qui jouait un
rôle puisque la vidéo de son exécution ne montre pas de flaque de
sang, etc. Des musulmans ne peuvent pas faire ça ! Il est vrai que
l’idéal d’un islam tolérant et pacifique ne peut que se fracasser devant
la réalité de la barbarie djihadiste. Il préfère se cliver par le déni.
Dans la crise identitaire et spirituelle que traverse aujourd’hui
l’islam, le complot devient l’explication de tous les échecs. L’attentat
du 11-Septembre ? Complot ! Le printemps arabe qui souleva tant
d’espoirs pour se terminer dans l’immense tragédie syrienne ?
Complot ! Même Al-Qaïda et l’État islamique résulteraient de
complots américains et sionistes !
Une place particulière de ce déni revient au « révisionnisme »,
c’est-à-dire aux théories qui nient l’existence du génocide des juifs.
Malgré les milliers de témoignages de survivants, les photos et les
films, ceux issus en particulier des archives nazies, les travaux
d’historiens de toute nationalité, certains soutiennent toujours que
l’existence du plus grand crime de tous les temps n’est que fiction.
Tous les mécanismes complotistes, ou de déni, décrits dans ce
chapitre renvoient à des structures psycho-pathologiques bien
connues. Le complot est la forme collective, est-il nécessaire de
l’expliciter, du sentiment de persécution, c’est-à-dire de la paranoïa,
psychose dont on sait qu’elle fut celle de Hitler et de Staline. Quant
au mécanisme du déni, il porte en lui le risque immédiat de
perversion. Ce mécanisme est particulièrement actif dans une
conception littéraliste des textes sacrés, que ce soit le Coran, laquelle
est prévalente, ou le texte biblique.
Dans le cas du livre saint de l’islam, celui-ci affirmant
l’impossibilité pour l’homme d’atteindre la Lune, les
fondamentalistes en ont déduit que l’alunissage de la capsule Apollo
n’était qu’une fiction tournée dans un studio de Hollywood…
De même, pour certains orthodoxes juifs, la création du monde en
six jours relatée dans la Torah ne saurait être discutée. Et même s’ils
veulent bien en admettre le caractère allégorique, ils rejettent
catégoriquement l’existence des dinosaures il y a des millions
d’années et, évidemment, toute la théorie de l’évolution.
La théorie du complot, reposant sur le déni, a pour effet d’isoler le
groupe fanatique de l’ensemble des familles humaines, de rendre
impossibles dialogue, échange, raisonnement, auxquels elle substitue
méfiance et haine envers les supposés comploteurs.
Des lendemains qui chantent
Fondamentalement, tout fanatisme porte en lui le rêve de
« lendemains qui chantent ». Mais la chanson varie.
Elle peut avoir les séduisantes couleurs d’un monde de fraternité
universelle – j’ai exploré l’ambiguïté de ce terme. Ou celles, barbares,
de la domination d’une race supérieure ayant éliminé par génocide
des races inférieures. Ou celles encore du triomphe d’une religion
universelle ayant éradiqué toute mécréance. Ou celles du bonheur de
vivre dans un pays ethniquement pur, en oubliant qu’il n’existe pas
aujourd’hui une seule nation présentant cette caractéristique. Il est
vrai que tout fanatisme se déploie dans un champ de fiction.
Mais quelle que soit la forme du millénarisme – que ce soit celle de
la révolution, du génocide, de l’extermination des mécréants ou de la
déportation des métèques –, il suppose toujours un bain de sang
préalable. L’avènement de l’âge d’or que l’on rêve de bâtir implique,
pour de mystérieuses raisons, le retour à des sacrifices humains en
grand nombre.
Le désir inconscient du fanatique et celui du
millénariste/messianiste ne font qu’un. Un monde sans Loi, où tout
règlement, toutes ces contraintes qui lui sont si pénibles, voire
insupportables, seront abolis. Ce serait en même temps une société
d’abondance où, selon l’ironique expression d’Y. Leibowitz, « on
cueillera[it] des pâtisseries aux branches des arbres ». Et si ce monde
idéal lui échappe, le fanatique remettra la conquête de sa terre
promise à la génération suivante, celle d’après la traversée du désert.
Ou, s’il croit en un autre monde, c’est dans le ciel que son rêve se
réalisera. Par exemple, sous forme de « quarante vierges ». Mais,
paradoxalement, dans l’attente de cet avènement et pour le préparer,
croit-il, il n’hésite pas à s’infliger la contrainte de rites tatillons et
pénibles.
Cette antipathie du fanatique pour toute notion de Loi permet
d’inférer un certain nombre de données concernant sa structure
psychique.
Elle confirme d’abord sa pathologie narcissique, appelée parfois
psychopathie, celle des marginaux, des délinquants, de tous ceux qui
côtoient la psychose. De nombreux fanatiques ont des antécédents
judiciaires et ont enchaîné les séjours en prison, lieu de recrutement
en effet privilégié.
Le rapport de tels sujets avec la loi est en vérité plus complexe. Ils
semblent à la fois la rejeter tout en ayant l’espoir de s’y confronter en
adoptant une posture de défi – comme Lacan l’a repéré dans sa
paranoïa d’autopunition. Cette Loi leur manque, leur a manqué depuis
le début de leur existence et ils en portent le stigmate.
La Loi ne peut se rencontrer et s’intégrer à la réalité psychique que
dans l’amour de ceux censés la transmettre, les parents en premier
lieu. Sans cet amour, elle n’apparaît plus que recouverte des oripeaux
de l’arbitraire et de la tyrannie.
Le groupe auquel le fanatique adhère, parce que composé de
personnes qui lui ressemblent, renforce sa fragile image. Ce groupe
lui offre une revanche à l’égard d’une société qui l’a humilié et ne l’a
pas reconnu. Reconnu, il l’est désormais, en particulier par un leader
vénéré, car tout groupe qui se respecte, sectaire ou fanatique, possède
un leader, un gourou, un Führer, un Calife, dont on suppose, dans une
érotomanie collective, qu’il vous aime. Un père donc, que l’on croit
grandiose et qui remplace celui que l’on n’a pas eu, que l’on n’a pas
admiré ou qui n’a pas su tenir son rôle. Ce leader exerce sur son
groupe une sorte de dictature supposée transitoire, opérateur
nécessaire afin d’atteindre l’âge d’or. À ce moment-là, effectivement,
toute contrainte se dissoudra dans une mystérieuse harmonie.
Parmi les limitations que la Loi impose, il y a, bien sûr et surtout,
les interdits sexuels. C’est là que l’anomie prend tout son sens.
Tous les auteurs qui ont traité de cette question – en particulier
Gershom Scholem dans sa magistrale étude du plus célèbre cas de
millénariste juif, celui de Sabbataï Tsevi, cet illuminé qui souleva, au
XVIIe siècle, la quasi-totalité du monde juif de son temps – ont relevé
cette dimension de libération sexuelle outrancière. Sabbataï Tsevi
demandait ainsi à ses fidèles de lui livrer leurs filles vierges pour des
noces supposées mystiques. Il se constitua ainsi un véritable harem.
Parallèlement, il consommait les nourritures interdites et profanait les
textes sacrés, déchirant ou piétinant les rouleaux de la Torah.
On retrouve le même comportement, plus excessif encore, chez
celui qui se définissait comme l’héritier de ce Tsevi, Baroukhiah
Russo, pour qui les transgressions sexuelles constituaient une sorte de
rite initiatique d’adhésion à son groupe, parallèlement à la
profanation des textes sacrés. Un autre faux messie – mais peut-il en
exister de vrais ? – du siècle suivant, Jacob Frank, chaussait ses
disciples de sandales taillées dans des parchemins de la Torah.
Curieusement, ces comportements déviants ne choquaient pas la
majorité des fidèles et leurs rabbins. Ils étaient justifiés à grands
coups d’interprétations kabbalistiques, soutenant que les lois
anciennes n’étaient plus valides au temps messianique. On ne peut
être plus clair : pour ces illuminés, l’ère messianique impliquait
l’abolition de la Loi. Malgré les mises en garde avancées dès le
Moyen Âge par le grand Maïmonide.
Il n’en alla pas autrement dans le monde chrétien. Citons par
exemple le mouvement millénariste de Thomas Müntzer, que le
marxisme choisit comme précurseur, ou celui de Jean de Leyde dans
l’éphémère ville « communiste » de Münster.
Allons droit aux faits : cette haine de la Loi, ce rêve de son
abolition totale, ne signifie rien d’autre que le rejet de l’interdit de
l’inceste, et d’abord de l’inceste avec la mère. Le fanatique est
prisonnier de son amour œdipien, qu’il ne peut ni ne veut surmonter,
et se trouve par conséquent dans l’impossibilité d’accepter sa
castration.
Il ne s’agit pas là d’élucubrations de psychanalyste. Ce désir
incestueux est énoncé ouvertement par certains théoriciens du
messianisme, comme Nathan de Gaza, le prophète de Sabbataï Tsevi.
Celui-ci soutenait, et écrivait, que l’interdit de l’inceste n’était qu’une
Loi du monde inférieur imposée à Adam. Pour les Perfecti du monde
supérieur, il n’était point d’inceste 11. Mieux encore : « Tant que le
tabou de l’inceste sera en vigueur sur cette terre, il [sera] impossible
d’opérer les unifications célestes 12 », en référence aux fumeuses
doctrines kabbalistiques.
Chez ces illuminés, la suppression de l’interdit fondamental doit
permettre à l’homme de « devenir semblable à son créateur dans le
mystère de l’Arbre de Vie13 », c’est-à-dire de devenir soi-même Dieu.
Le désir érotique envers la mère serait donc à la racine de tout
fanatisme, amour pour lequel le père n’a pas joué son rôle d’écran et
de modérateur. Leur passion pour l’origine s’éclaire de ce désir à
peine voilé. « L’origine du monde » dont le peintre Courbet avait eu
l’intuition.
Pour employer un terme freudien, le fanatique n’a pas accepté sa
castration, c’est-à-dire son renoncement érotique à sa mère. À ce titre,
l’œuvre de Freud, avec ses concepts fondamentaux d’Œdipe et de
castration, apparaît comme la meilleure grille de lecture du fanatisme.
Toute volonté de détruire les œuvres fondamentales de notre
civilisation – celles de Descartes, de Hegel ou de Freud, même
critiquables et améliorables –, toute biblioclastie, démasque une
complicité inconsciente avec les idéologies fanatiques.
Pour en rester à la forme la plus actuelle de barbarie, celle du
fanatisme islamique, la place prééminente, le culte même, de la mère
n’y est que trop évident. Après l’affaire des caricatures de Mahomet,
qui a causé tant de sanglants remous, un homme interviewé à la
télévision déclarait, le visage tordu de colère et de douleur :
« Comment ont-ils osé caricaturer le Prophète ? Il est… ma mère ! »
avant de se reprendre et d’ajouter « et mon père ! ».
Si le statut des femmes ne semble pas toujours enviable dans
l’islam rigoriste, celui de la mère, par contre, est sacralisé. Le
monothéisme est souvent présenté comme une idéologie patriarcale.
Mais on peut également analyser son basculement dans des formes
fanatiques comme une régression vers les matriarcats antérieurs qui
ne sommeillent que d’un œil. Cet amour peut aussi se traduire en
l’amour de la terre, la terre-mère, la Heimat allemande. La perte de la
moindre parcelle de cette terre–mère est vécue comme insupportable.
Perte de la Palestine pour les Arabes, impossibilité de renoncer au
moindre arpent d’une terre supposée ancestrale et… maternelle pour
les sionistes, ces deux irrédentismes antagoniques continueront
longtemps encore à produire des tragédies. L’ombre de la mère, Deus
ex machina de tous les fanatismes !
La conversion
On ne naît pas fanatique. Aucun généticien ne prétend – et ne
prétendra probablement jamais – avoir trouvé le gène de ce mal de
l’esprit. Le fanatisme naît de la conjonction d’un contexte
économico-politique et d’histoires personnelles. Il est le signal, le
symptôme d’une société qui va mal, qui souffre de la misère, de la
corruption, de l’injustice, de l’humiliation. Aucun mouvement
fanatique sérieux, et donc dangereux, ne peut se développer dans une
société prospère qui contient ses inégalités.
Je me suis efforcé de définir les caractéristiques de ceux qui
succombent aux sirènes du fanatisme : narcissisme blessé par quelque
sérieuse humiliation, attachement œdipien inconscient à une mère
réelle ou fantasmée, sentiment d’être persécuté.
Mais de telles structures peuvent rester longtemps, voire toute une
vie, latentes, sans basculer dans le fanatisme. Il en est de même avec
certains sujets psychotiques dont la psychose n’éclate jamais, ces
sujets ayant soigneusement et inconsciemment évité, leur vie durant,
toute situation qui déclencherait leur délire, en particulier une
confrontation à la paternité ou une nomination à de hautes fonctions
symboliques, cas du président Schreber, si célèbre chez les
psychanalystes.
Des individus connus de leur entourage comme doux, courtois,
sérieux, peuvent se transformer, au décours d’un processus plus ou
moins long se déroulant sur quelques mois voire quelques années, en
sanguinaires fanatiques. On désigne parfois ce processus comme une
radicalisation. Le mot conversion me paraît mieux convenir, dans la
mesure où il ne s’agit pas de l’exagération d’une tendance, mais
d’une transformation profonde de la subjectivité et du rapport au
monde.
Le concept de conversion a accompagné la naissance de la
psychanalyse. Les premiers écrits de Freud portent en effet sur la
conversion hystérique : dans certaines circonstances, des souvenirs
douloureux, ou un violent conflit psychique, se transforment en
troubles physiques : douleur, paralysie, anesthésie. Mais ce terme ne
peut être cantonné au champ psychanalytique ou religieux. Il
concerne aussi bien le champ politique.
Laurent Kestel a étudié un cas particulièrement troublant de
conversion : celui de Jacques Doriot. Celui-ci fut dans sa jeunesse un
pur militant antifasciste, totalement dévoué à la cause ouvrière. Au
cours d’un séjour en Allemagne vers 1930, il découvre que
l’inexorable montée du nazisme est favorisée par la lutte féroce qui
oppose socialistes et communistes, conformément à la ligne « classe
contre classe » prônée par le Komintern. Il propose de changer cette
ligne et d’appeler à l’union de toutes les forces antifascistes. Le voilà
critiqué par les instances dirigeantes comme opportuniste et partisan
d’une dérive droitière. Mais en 1934 s’opère soudain un changement
de ligne au profit de la ligne « front populaire », celle que Doriot
préconisait depuis des années. Mais en même temps, paradoxalement,
Doriot est exclu du parti communiste. Il essaye, malgré tout, de
participer au Front populaire au côté du parti socialiste. Mais le parti
communiste s’y oppose farouchement. Un exclu est toujours un
pestiféré. Commence alors chez ce tribun une évolution qui le
transformera, par haine du bolchévisme qui l’a personnellement
ravagé, en militant nazi14. Dans cet ouvrage, Kestel donne une
définition précise du phénomène de la conversion :
« On peut définir la conversion politique ou religieuse comme un
réagencement global des manières de voir, des manières de faire et
des manières d’être. La conversion est un “devenir autre”. Elle se
caractérise par un démantèlement de l’appareil d’interprétation de la
réalité. Tout ce qui pouvait précédemment faire sens est
profondément modifié. »
Cette conversion ne survient pas comme un coup de tonnerre dans
un ciel serein, mais prend la forme d’un lent processus. Il commence
par une modification des habitudes. Étrangement, l’habitus
alimentaire est souvent le premier à se modifier. La chose se
comprend pour un musulman, ou un juif, choisissant de respecter
strictement les interdits alimentaires de sa religion. Doriot, lui, athée,
avait un comportement alimentaire ascétique dans la première partie
de sa vie, pendant ses années de militantisme ouvrier. Son
changement d’idéologie s’accompagna d’une sorte de boulimie.
En fait, dans le premier temps de sa conversion, le sujet opère un
refoulement énergique de toutes ses pulsions sensuelles, en particulier
sexuelles. Dans les cas de fanatisme religieux, l’observance d’une
chasteté stricte est de règle. Ce refoulement énergique de la sensualité
fournit l’énergie nécessaire au développement ultérieur de la cruauté,
du sadisme, qui éclatera dans la phase finale de la conversion. Cette
cruauté, nous la retrouvons au début de tout mouvement
révolutionnaire. Après tout, fusiller quelques innocents sur l’autel
sacré de la révolution n’est pas bien grave, comme le disait l’icône
des révolutionnaires, Che Guevara. Le sujet semble d’abord plongé
dans une sorte d’état crépusculaire, dépressif, accablé de culpabilité
pour son comportement antérieur, considéré désormais comme une
erreur de jeunesse à expier. Il se replie sur lui-même, rompt avec ses
relations antérieures, généralement peu nombreuses, y compris celles
qui le liaient à ses propres parents, avec lesquels il peut entrer en
violent conflit. Ce répit est une étape particulière de la crise
narcissique que traverse le sujet. C’est cet état que Freud et Breuer
définissaient, à l’aube de la psychanalyse, comme hypnoïde.
Le « lavage de cerveau », que l’on accuse souvent d’être à l’origine
de ces conversions, n’a peut-être pas l’importance qu’on lui attribue.
Ce lavage ne fait que remplir un vide. Il répond à une demande
antérieure.
Puis, après un temps plus ou moins long, tel le papillon qui émerge
de la chrysalide, le sujet converti en fanatique quitte cet état
crépusculaire pour une assomption dans un état jubilatoire où le doute
n’a plus de place.
Conclusion. L’hydre de Lerne
De tous les malheurs qui frappent les hommes, ceux causés par les
guerres, qu’elles soient civiles ou interétatiques, sont parmi les plus
graves. Mais pour pouvoir déclencher une guerre, la rendre possible,
il faut au préalable porter la haine entre groupes humains différents à
son paroxysme. Et donc injecter dans les peuples le venin du
fanatisme. Dans Le Monde d’hier, Stefan Zweig a magistralement
décrit ce phénomène au moment de la Première Guerre mondiale, ou
comment des peuples hautement civilisés se transforment en
populaces guerrières sous l’effet de propagandes aussi fausses que
haineuses. Très peu d’esprits sont capables de résister à ces délires
nationalistes. Ce fut le cas de Jaurès, assassiné pour cela, celui de
Romain Rolland, qui dut s’exiler en Suisse pour ne pas subir le même
sort.
Le fanatisme est à ce titre l’une des principales causes des
souffrances humaines. Tout devrait donc nous pousser à nous en
prémunir. Pourtant…
Après chaque accès de fièvre fanatique, on se promet d’éradiquer
ce mal. Plus jamais ça. Mais le fanatisme, telle l’hydre de Lerne,
remplace les têtes tranchées par de nouvelles, les formes anciennes
par des formes originales, mais qui, pourtant, répondent aux mêmes
structures.
On a longtemps cru que le progrès des sciences et du savoir ferait
reculer ce fléau. En vain. Pourquoi ? Parce que croire que le
fanatisme est enfant de l’ignorance, qu’il relève du champ du savoir,
procède d’une erreur. Le fanatisme relève exclusivement du champ
des valeurs. Le fanatique est l’adepte d’une certaine valeur à laquelle
il adhère de tout son être 15. Comme le remarquait, avec une belle
clarté, Yeshayahou Leibowitz (à la suite de Maïmonide, Poincaré,
Wittgenstein, Karl Popper et d’autres) :
« La connaissance scientifique ne fonde pas de valeurs, car le
monde des valeurs est autonome, il ne se nourrit pas de la science, et
n’en a pas besoin. À l’inverse, les valeurs ne contribuent en rien à la
connaissance scientifique16… »
On peut en effet être un grand savant et un criminel nazi, comme se
prévaloir d’une haute valeur morale sans avoir aucune créativité
scientifique.
« Les intentions des hommes, telles qu’elles se concrétisent dans
leurs actes, ne découlent pas de leurs connaissances, mais de leurs
désirs », poursuit Leibowitz.
Karl Popper ne dit pas autre chose : « Les principes moraux se
distinguent des autres principes en ceci que fondamentalement ils ne
sont pas susceptibles d’être argumentés. »
On ne lutte donc contre le fanatisme ni avec des arguments ni avec
du savoir. Cette situation tendrait à favoriser un lâche découragement.
Lâche, parce qu’il procède de deux erreurs.
La première est de croire qu’il peut exister une solution définitive
au problème. En vérité, c’est à un combat permanent, pied à pied,
valeur contre valeur, que nous sommes appelés, ceux qui comme
Lessing ont opté pour la main gauche de Dieu contre ceux qui ont cru
ouvrir sa main droite. Et ce combat gagnerait à être débarrassé d’un
certain nombre de préjugés qui l’entravent. Par exemple,
l’affirmation, reprise par Freud, selon laquelle le monothéisme serait
la cause de l’intolérance et donc du fanatisme. Non, ce n’est pas le
monothéisme qui favorise l’intolérance, mais la volonté de l’imposer
comme foi universelle.
Pourrons-nous, un jour, nous débarrasser de ce préjugé, d’essence
chrétienne au départ, avant d’être repris par l’islam, que l’Universel, à
savoir le souhait de loger tout le monde à la même enseigne, est
synonyme de progrès ? Pourquoi ne pas se contenter du seul universel
incontestable, à savoir que nous sommes tous des êtres parlants ?
Pourquoi cultiver encore le fantasme des constructeurs de la tour de
Babel, vouloir que nous parlions tous la même langue et que nous
partagions tous la même foi et les mêmes idées ?
Tout au long des pages précédentes, j’ai tenté de rassembler ce que
l’expérience et la réflexion m’avaient enseigné. D’abord cette
évidence que le fanatisme naît toujours dans des sociétés malades de
ce cancer de la misère, surtout quand l’injustice et la corruption
l’accompagnent. La lutte contre ce mal est donc essentiellement
politique et économique. Quant aux noyaux irréductibles, comme le
fut le Troisième Reich ou le sont aujourd’hui les barbares de l’État
islamique, on ne voit pas quelle solution autre que militaire pourrait
les réduire.
Dans ces sociétés malades, les personnalités fragiles, narcissiques,
jeunes le plus souvent, supportent difficilement les privations et les
humiliations que la situation politique et économique leur inflige. Ces
personnalités ne peuvent non plus se satisfaire de progrès partiels,
lents. La fièvre eschatologique s’empare rapidement de leur faible
raison et l’aveugle.
Peut-on imaginer un traitement psychiatrique ou psychanalytique
de ces sujets ?
Au départ, le fanatique ne présente généralement aucun signe
pathologique particulier. Bien au contraire, de tels sujets paraissent
souvent « normaux », d’une normalité que l’on pourrait même
qualifier d’excessive. La remarque de Jacques Lacan, à savoir qu’un
homme « normal », c’est-à-dire ne présentant pas de symptômes,
flirte souvent avec la psychose, me paraît d’une grande justesse. C’est
ce caractère « normal » que Hannah Arendt avait repéré dans
l’expression controversée de « banalité du mal ».
Mais alors, le fanatique est-il un fou ? Et de quelle forme de folie
est-il atteint ? Ce qui est certain, c’est qu’il vit, avant sa conversion,
sous l’angoissante et pressante menace de la folie. Certains
parleraient d'état borderline ou de psychopathie. Une fois converti,
cette menace se transforme en manie, cet état d’excitation qui donne
l’illusion que tout est possible, alternant avec l’autre face de cette
pathologie, la sombre mélancolie qui conduit au suicide, par exemple
celui du kamikaze.
Mais le fanatisme comme folie possède l’avantage d’être collectif,
donc social, donc normalisé, permettant à des personnes vivant sous
la menace angoissante de la psychose de s’en libérer.
S’il s’agit bien de folie, les armes de la psychanalyse sont
inopérantes. Toujours selon Lacan, ce serait « comme ramer sur le
sable ». Mais il est tout aussi évident que cela vaudrait la peine
d’essayer. Même si les « guérisons » étaient exceptionnelles, elles
seraient précieuses et les « guéris » pourraient à leur tour devenir les
meilleurs thérapeutes contre ce mal.
Je doute tout autant de l’efficacité de la psychiatrie classique. Je ne
crois pas, solution plutôt grotesque, que le fanatisme soit soluble dans
les neuroleptiques. Alors, les thérapies cognitives ? Je n’en ai aucune
expérience.
Quoi qu’il en soit, folie ou névrose grave, la conviction fanatique,
puisque indépendante de la raison, présente une énorme résistance à
tout traitement.
Tout au long des pages précédentes, je me suis gardé d’adopter le
regard venant de Sirius ou celui de l’universitaire distant. Bien au
contraire, je les ai écrites à la première personne, m’impliquant à
chaque page. Alors, pour conclure, j’ai choisi de livrer un souvenir
personnel.
Oui, dans ma jeunesse, j’ai été moi-même un fanatique, versant
idéologique, c’est-à-dire un stalinien bon teint, pour qui la révolution
justifiait bien des crimes et exactions, dégâts collatéraux inévitables
avant l’avènement d’une société de justice. Les hevlé Machiah des
kabbalistes, les douleurs de l’enfantement. Cette position subjective
m’a longtemps paralysé. Et je dois à Lacan, d’où ma reconnaissance,
de m’en avoir extrait. Les différents arguments de cet essai ont été
autant de moments essentiels de ma cure, se précisant dans le
désordre apparent des libres associations : l’image spéculaire fragile,
la rivalité fraternelle, l’aspiration à des lendemains qui chantent,
l’attachement œdipien, sans oublier la question de la vérité ou celle
de la dialectique du particulier et de l’universel, à laquelle l’analyste
consacra ses formules de la sexuation. Le moment critique, celui où il
fallut trancher entre ma certitude « révolutionnaire » et mon
attachement à mon analyste, se produisit à l’époque du scandale
soviétique, quand ce régime entreprit de traiter aux neuroleptiques ses
opposants politiques. Après une critique de cette pratique que
personnellement, dans mon attachement au communisme, je tolérais,
Lacan gronda : « Je ne peux me taire plus longtemps ! » Cette
déclaration déclencha en moi un violent orage et j’envisageai
sérieusement d’interrompre ma cure. Mais le vénérable vieillard
qu’était alors mon analyste tint bon. Je finis par rendre les armes pour
découvrir aussitôt l’étendue de l’aveuglement qui avait été le mien
pendant toutes ces années 17.
Qui possèderait aujourd’hui l’énergie et la patience qu’exige une
telle expérience ? Il m’est difficile d’imaginer la répétition, si
complexe, de cette opération thérapeutique.
Mais il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre…
Notes
1. Une forme particulière de nationalisme, qui peut avoir sa légitimité, est celle au nom
de laquelle un peuple dominé se soulève contre son oppresseur. En vérité, malgré l’emploi
du terme nationalisme, il s’agit-là plutôt de patriotisme. La voie est cependant étroite ici
aussi. Bien des mouvements de libération nationale ont basculé dans la barbarie
nationaliste.
2. Par exemple, parmi bien d’autres, les sourates 2-75, 4-46, 5-41.
3. Yeshayahou Leibowitz, Peuple, Terre, État, Plon, 1995.
4. Michée, VI, 8.
5. Yeshayahou Leibowitz, Brèves leçons bibliques, DBB, Coll. « Midrash », 1995.
6. Les Biblioclastes. Le Messie et l’autodafé, Grasset, Paris, 1990. Paru en format poche
sous le titre Les Folies millénaristes, Le Livre de poche, 2002.
7. On trouvera dans l’ouvrage cité les références qui soutiennent ces affirmations.
8. Ou narcissisme secondaire, le narcissisme primaire se situant aux limites du
biologique et de l’instinct de survie.
9. Lumière des astres éteints, Grasset, Paris, 2011.
10. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, … ou pire, séance du 21 juin 1972, Seuil,
Paris, 2011, p. 236.
11. Sur ces questions, se reporter à l’ouvrage de Gershom Sholem, Sabbataï Tsevi. Le
Messie mystique 1626-1676, Verdier, 1983.
12. Op. cit., p. 787.
13. Op. cit., p. 787.
14. Laurent Kestel, La Conversion politique. Doriot, le PPF et la question deu fascisme
français, Raison d’agir, Paris, 2012.
15. Le mot valeur n’a aucune… valeur morale. Le nazisme, comme le remarquait
Wittgenstein, est aussi une valeur. Toute idéologie repose sur un système de valeurs que
l’on est libre d’aimer ou pas, de considérer comme bonnes ou mauvaises.
16. Yeshayahou Leibowitz, Science et valeurs, DDB, coll. « Midrash », Paris, 1997, p.
16 (trad. de G. Haddad).
17. Je relate cet épisode dans Le jour où Lacan m’a adopté, Paris, Grasset, 2002.
Parus aux éditions Premier Parallèle
Faïza Zerouala, Des voix derrière le voile.
Götz Hamann, Khuê Pham, Heinrich Wefing, The United States of
Google.
Camille Polloni, La Lente Évasion. Alain, de la prison à la liberté
(en coédition avec Rue89).
Sophie Bouillon, Elles. Les prostituées et nous.
Troels Donnerborg et Jesper Gaarskjær, L’homme qui se souvient
de tout. Un voyage dans les coulisses de la mémoire.
© Premier Parallèle, 2015
http://www.premierparallele.fr
ISBN: 979-10-94841-10-5
***
Graphisme et illustration de couverture : Emma Brante
Mise en page : Premier Parallèle
Ce livre est également disponible en version papier