Article Nécessité de Fait
Article Nécessité de Fait
Article Nécessité de Fait
36 | 2014
Heidegger, la Grèce et la destinée européenne
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/cps/1354
DOI : 10.4000/cps.1354
ISSN : 2648-6334
Éditeur
Presses universitaires de Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2014
Pagination : 11-30
ISBN : 978-2-86820-575-9
ISSN : 1254-5740
Référence électronique
László Tengelyi †, « La nécessité de fait selon Aristote et la phénoménologie », Les Cahiers
philosophiques de Strasbourg [En ligne], 36 | 2014, mis en ligne le 14 décembre 2018, consulté le 08
novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/cps/1354 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cps.
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4.0 International - CC BY-NC-SA 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/
La nécessité de fait
selon Aristote et la phénoménologie1
László Tengelyi †
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l’être en tant qu’être, mais découpant une certaine partie de l’être, c’est
seulement de cette partie qu’elles étudient l’attribut essentiel […] »7.
Pourtant, ce n’est pas la seule manière dont Aristote caractérise
le rapport de la métaphysique à d’autres sciences. Dans le premier
chapitre du livre Epsilon, il envisage une « philosophie première », en la
distinguant des sciences particulières par son objet et non pas par son
point de vue spécifique. En plus, selon le texte de ce chapitre, l’objet
de la philosophie première n’est pas l’être en tant qu’être et en général,
mais un être premier ou primaire, c’est‑à‑dire un être prééminent, qui,
similairement aux substances physiques, mais par contraste avec les
objets mathématiques, existe séparément et qui, similairement aux objets
mathématiques, mais par contraste avec les substances physiques, est
immobile8. Dans le livre Lambda de la Métaphysique, cet être, qui existe
séparément et qui est en même temps immobile, est décrit comme
Dieu. En accord avec cette description, Aristote désigne sa philosophie
première aussi comme une « théologie »9, qu’il oppose à la physique
comme à une philosophie seconde. Bien qu’il contraste la théologie aussi
avec les mathématiques, l’opposition entre la théologie et la physique est
encore plus importante, parce que toutes les deux disciplines portent sur
des êtres séparés (des substances) et parce que, selon Aristote, la question
de l’être, au moins selon son sens primaire, se confond avec la question
de la substance10.
Cette double définition de la métaphysique – d’une part, comme
une science qui étudie l’être en tant qu’être et en général, d’autre
part, comme une science qui porte sur l’être premier ou primaire –
est, depuis longtemps, l’objet tout aussi bien d’une interrogation
philosophique que d’une recherche historique. C’est sans doute une
tension entre ces deux définitions qui s’exprime dans l’idée d’une structure
katholou‑protologique attribuée, par des chercheurs contemporains, à
Aristote. Dans le premier chapitre du livre Epsilon de sa Métaphysique,
Aristote lui‑même réfléchit sur une difficulté soulevée par cette tension,
en se demandant « si la Philosophie première est universelle ou si elle
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traite d’un genre particulier et d’une seule réalité […] »11. La réponse qu’il
donne à cette question reste pourtant énigmatique. Selon cette réponse,
la philosophie première « est universelle parce qu’elle est première »
(καθόλου οὕτως ὅτι πρώτη)12. Cette phrase est énigmatique, parce qu’elle
ne nous dit pas comment une enquête sur l’être premier ou primaire
peut ouvrir une perspective générale sur l’être en tant qu’être. Si Aristote
considérait le Dieu décrit par lui dans le livre Lambda de sa Métaphysique
comme le créateur de l’être en tant qu’être, la liaison indiquée par lui
dans le premier chapitre du livre Epsilon entre la théologie et l’ontologie
serait sans doute évidente. Alors il ne serait pas difficile de comprendre la
phrase selon laquelle la philosophie première est universelle parce qu’elle
est première. Mais l’idée d’un créateur du monde, même dans la forme
platonicienne d’un démiurge divin, est restée étrangère à Aristote. Sans
doute aussi le Premier Moteur immobile d’Aristote a‑t‑il un impact sur
le monde, mais il exerce son influence seulement comme une cause finale
et non pas comme une cause efficiente et créatrice ; plus précisément, il
ne meut le monde qu’en tant qu’il est « l’objet de l’amour » (κινεῖ δὲ ὡς
ἐρώμενον)13. C’est la raison pour laquelle, d’habitude, on dénie une
« constitution onto‑théo‑logique », au sens heideggérien du mot, à la
métaphysique aristotélicienne. Mais c’est aussi la raison pour laquelle on
trouve énigmatique la phrase selon laquelle la philosophie première est
universelle parce qu’elle est première.
Pourtant, il n’est pas impossible de résoudre cette énigme. Bien
évidemment, la doctrine aristotélicienne de la substance ne nous aide pas
à y parvenir. Ce n’est qu’avec l’application des concepts modaux comme
« puissance » et « acte » à la substance que la situation change. Dans le
livre Théta de sa Métaphysique, Aristote oppose l’acte (ἐνέργεια) non
seulement à la puissance (δύναμις), mais aussi au mouvement (κίνησις).
Cette dernière distinction est un peu surprenante, parce que, dans
d’autres passages de la Métaphysique, ainsi que dans le troisième livre de
la Physique, Aristote définit le mouvement comme « l’acte de ce qui est
en puissance en tant que tel »14. Évidemment, dans cette définition, le
terme « acte » est utilisé en un sens large, de sorte qu’il puisse englober
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au sens plus étroit du mot, a déjà atteinte et qu’il tend à perpétuer. Par
conséquent, à l’opposé du mouvement, l’acte n’est pas en transition vers
quelque chose d’autre, mais il persiste en soi‑même. C’est pourquoi il est
caractérisé par une sorte d’invariabilité ou d’immobilité, qui ne résulte
pourtant que d’une tendance toute vive de se perpétuer. Cette idée d’acte
est encore plus renforcée par la conception d’une cause formelle, ainsi
qu’elle est exposée par Aristote au dernier chapitre du livre Zéta de la
Métaphysique18.
Ces observations nous permettent de résoudre l’énigme inhérente à la
phrase selon laquelle la philosophie première est universelle parce qu’elle
est première. Si l’acte, au sens plus étroit du mot, implique une réalité
accomplie comme le but final de sa tendance à se perpétuer, alors l’acte
peut être dit suivre le modèle de l’immobilité caractéristique de l’être
premier ou primaire. C’est, en effet, l’une des idées cruciales qu’Aristote
exprime à la fin du chapitre VIII du livre Théta de sa Métaphysique.
Ici, une hiérarchie de l’être est esquissée. – a) À la première place, nous
trouvons l’être prééminent, qui est absolument inchangeable et immobile,
parce qu’il est plein d’actualité, c’est‑à‑dire : parce qu’il ne contient en
lui‑même rien qui ne soit pas en acte, mais seulement en puissance.
– b) La deuxième place est assignée à ce qui n’est pas entièrement
immobile, parce qu’il contient en lui‑même quelque chose de purement
potentiel, mais à l’égard d’une seule de ses caractéristiques. C’est le cas
avec les corps célestes, qui, selon Aristote, sont incorruptibles et presque
totalement inchangeables, mais ne sont pourtant pas entièrement
immobiles, puisque, à l’égard de la locomotion, ils contiennent en
eux‑mêmes quelque chose de purement potentiel. – c) En troisième
lieu, Aristote mentionne les éléments, qui, selon lui, sont en mouvement
éternel. Nous lisons :
« Les êtres incorruptibles [c’est‑à‑dire, de toute évidence, les corps
célestes] sont imités par des êtres qui sont en continuel changement,
comme la Terre et le Feu, lesquels ont, eux aussi, un mouvement
éternel, car c’est par eux‑mêmes et en eux‑mêmes qu’ils ont leur
mouvement »19.
Le mot platonicien d’« imiter », qu’Aristote utilise dans ce passage,
exprime ici une relation spécifiquement aristotélicienne entre les êtres
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est ; si cette autre chose est, quand une troisième chose est ; et si cette
troisième chose existe, non par hasard mais nécessairement ; cela aussi
dont cette troisième chose était cause sera nécessaire, et on arrivera
ainsi jusqu’au dernier effet, ainsi qu’on l’appelle ; et pourtant ce dernier
effet était supposé être par accident. Tout sera donc nécessaire, et tout
hasard, toute possibilité de devenir et de ne pas devenir, se trouvent
ainsi absolument exclus des événements »25. Aristote ne peut pas accepter
cette conséquence, parce qu’il est convaincu qu’il y a quelque chose
comme le hasard ou l’accident dans le monde. Pour lui, la contingence a
une valeur ontologique. S’il est vrai que tout a sa cause, il n’en est pas
moins vrai que, sans être relié, comme dans le stoïcisme, à l’hypothèse
d’une chaîne causale homogène et sans faille, le principe de causalité
n’exclut pas le hasard, l’accident et la contingence. Aristote soutient la
thèse selon laquelle il y a des chaînes causales hétérogènes dans le monde
et, selon sa conception, le hasard émerge précisément à la croisée de
ces chaînes causales hétérogènes. Comme le célèbre chapitre IX du De
interpretatione (dans lequel on trouve, parmi d’autres choses, l’exemple
de la bataille navale allant avoir lieu le lendemain) le montre, il ne
considère pas les événements futurs comme prédéterminés, parce qu’il
adopte la position selon laquelle – ainsi que, selon Cicéron, plus tard le
philosophe de l’Académie Carnéade l’accentuera dans sa lutte contre les
stoïciens –, parmi les causes qui détermineront l’avenir, il y a toujours
quelques unes qui n’existent pas encore à présent. C’est pourquoi, selon
lui, il n’est pas du tout vain de délibérer sur le cours d’action qui devrait
être pris dans une situation concrète. Le monde aristotélicien est comme
notre monde de la vie : il contient en lui‑même le hasard, la contingence
tout aussi bien que la liberté d’agir au sens d’une capacité à choisir, à
prendre une décision et d’être une cause partielle (συναίτιον) de quelques
événements.
Mais qu’est‑ce qu’on doit entendre par une nécessité hypothétique de
la réalité actuelle, sinon un déterminisme causal sans faille ? En réalité, ce
qu’Aristote a en vue est une tendance téléologique de tout être à se perpétuer.
Chez lui, c’est cette tendance qui investit la réalité actuelle d’une
nécessité hypothétique. Selon cette conception, la raison de soutenir la
thèse que la réalité actuelle d’une chose est conditionnellement nécessaire
ne réside pas dans les causes précédentes de cette chose, mais bien plutôt
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Cette observation marque le début d’un processus qui, comme Iso Kern
l’a montré31, conduit, une décennie plus tard, à une nouvelle conception
de la métaphysique phénoménologique, selon laquelle quelques « faits
originaires » (Urtatsachen) sont à la base de toute recherche eidétique
et, par conséquent, de toute la phénoménologie transcendantale. Au
premier chef, la conscience de soi de l’ego phénoménologisant peut être
mentionnée comme le fait originaire d’une structure autoréférentielle
impliquée dans toute connaissance du monde32. Mais le cogito n’est pas
le seul fait originaire discerné par Husserl. La phénoménologie interprète
l’ego d’ores et déjà comme un sujet incarné. Pourtant, aucune existence
incarnée n’est possible sans qu’un monde existe. C’est pourquoi Husserl
parvient à mettre en évidence que le fait « de posséder un monde » ou
d’« avoir affaire à un monde » (Welthabe) est un fait originaire à part
égale avec le cogito. Un argument fort est présenté à l’appui de cette
thèse, par exemple, dans les textes n° 24 et n° 25 du volume XXXIX de
la série Husserliana. Dans ces textes, Husserl montre que, en principe,
toute expérience peut être mise en question, révoquée en doute ou
même réfutée, c’est‑à‑dire, avec un terme technique utilisé par la
phénoménologie, modalisée par d’autres expériences, sauf l’expérience
de l’existence du monde, qui est incluse dans toute expérience possible
et qui, par conséquent, s’avère être immodalisable33. De cet argument il
découle sans ambiguïté que « [l]a certitude du monde comme monde
est apodictique […] »34. De cette manière, l’existence du monde se
révèle être un fait originaire qui est inséparable de l’existence de l’ego
phénoménologisant. Il n’en est pas autrement pour l’existence des
co‑sujets. Dans l’un des textes de recherche qui datent des années 1930,
l’enchevêtrement intentionnel (das intentionale Ineinander) du sujet avec
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ses co‑sujets est décrit comme « le fait originaire métaphysique »35. Que
l’historicité puisse être également considérée comme un fait originaire,
a été mis en évidence déjà par Ludwig Langrebe. Par conséquent, selon
la phénoménologie tardive de Husserl, il y a toute une série de faits
originaires, du cogito à travers l’existence du monde et la coexistence
d’autres sujets jusqu’à l’historicité.
En quoi, pourtant, la différence entre un fait originaire et un fait
au sens habituel du mot consiste‑t‑elle ? Dans le cas du cogito, Husserl
donne une réponse particulièrement claire à cette question, lorsque, dans
les Idées I, il attribue au sum dans la proposition cogito, ergo sum une
« nécessité de fait »36. Quelques décennies plus tard, Sartre reprend cette
expression husserlienne :
« Le rapport du pour‑soi qui est son propre fondement en tant que
pour‑soi à la facticité peut être correctement dénommé : nécessité
de fait. Et c’est bien cette nécessité de fait que Descartes et Husserl
saisissent comme constituant l’évidence du cogito »37.
Tous les deux penseurs opposent la nécessité de fait à la nécessité eidétique,
en faisant remarquer que, par contraste avec celle‑ci, celle‑là inclut en
elle‑même, d’une façon paradoxale, une certaine contingence ou même,
comme Husserl le formule, un « noyau d’originairement contingent »38.
Comme, chez le dernier Husserl, la certitude de l’existence du monde
se révèle être tout aussi apodictique que la certitude du cogito, nous
nous trouvons encouragé à étendre les résultats que nous avons obtenus
concernant le cogito aussi à d’autres faits originaires. Cette extension nous
permet de formuler la thèse générale selon laquelle les faits originaires
se distinguent des faits au sens habituel du mot par le fait d’exhiber un
caractère de nécessité de fait. C’est pourquoi, dans l’un de ses textes de
recherche tardifs, Husserl utilise l’expression de « fait originaire » d’une
façon interchangeable avec l’expression de « nécessité originaire ». Il dit :
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les faits originaires, ainsi qu’ils sont décrits par Husserl et Sartre,
résultent, en chaque cas, d’un acte de cogito actuellement accompli. C’est
pourquoi ces faits originaires ne peuvent être saisis que dans la perspective
intérieure qui est caractéristique de l’attitude phénoménologique. Peut‑
être pourrions‑nous dire que, selon Husserl et Sartre, tout aussi bien
que selon Aristote, une nécessité de fait exprime toujours une tendance
à se perpétuer. Mais, en phénoménologie, cette tendance n’a rien à voir
avec une téléologie universelle ; elle est bien plutôt ancrée dans la vie
de l’ego phénoménologisant. C’est le grand avantage apporté par la
phénoménologie par rapport à la hiérarchie aristotélicienne de l’être.
Pourtant, on pourrait formuler l’objection qu’une métaphysique
performative de style husserlien ou sartrien est tellement engagée dans
un subjectivisme cartésien ou un transcendantalisme kantien que, à
proprement parler, elle ne peut pas être conçue comme une démarche
métaphysique. Ce n’est certainement pas un accident que, de temps en
temps, la phénoménologie a été opposée à la métaphysique comme à
une enquête objectiviste ou transcendante sur l’être et la réalité. Une
réponse possible à cette objection pourrait être que, selon beaucoup
de phénoménologues, la véritable tâche de la philosophie consiste à
surmonter l’opposition entre le subjectivisme et l’objectivisme pour
n’adopter qu’un transcendantalisme purement méthodologique, et cela,
précisément, en vue et à la fin d’une articulation pertinente de l’être et
de la réalité.
Si cette description de la tâche de la philosophie n’est pas erronée,
alors, à nos yeux, le développement récent de la phénoménologie
française peut obtenir une signification particulière. Pendant les dernières
décennies, le concept peut‑être trop fort du sujet, auquel Husserl et
Sartre adhéraient encore presque sans hésitation, a été révisé. Aussi le
rapport du sujet au monde a‑t‑il été conçu d’une nouvelle manière. De
toute évidence, cette transformation de la phénoménologie a été initiée
par une proposition formulée par Levinas en 1959 – à l’occasion du
centenaire de la naissance de Husserl – comme suit : « Le monde n’est pas
seulement constitué, mais aussi constituant »40. Dans la phénoménologie
de Husserl, Levinas dévoile une certaine « ambiguïté de la constitution »
résultant, selon lui, du fait que « le noème conditionne et abrite la noèse
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41 Ibid., p. 134.
42 Ibid., p. 132.
43 Ibid., p. 133.
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