Article Nécessité de Fait

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Les Cahiers philosophiques de Strasbourg

36 | 2014
Heidegger, la Grèce et la destinée européenne

La nécessité de fait selon Aristote et la


phénoménologie
László Tengelyi †

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/cps/1354
DOI : 10.4000/cps.1354
ISSN : 2648-6334

Éditeur
Presses universitaires de Strasbourg

Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2014
Pagination : 11-30
ISBN : 978-2-86820-575-9
ISSN : 1254-5740

Référence électronique
László Tengelyi †, « La nécessité de fait selon Aristote et la phénoménologie », Les Cahiers
philosophiques de Strasbourg [En ligne], 36 | 2014, mis en ligne le 14 décembre 2018, consulté le 08
novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/cps/1354 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cps.
1354

Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions
4.0 International - CC BY-NC-SA 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/
La nécessité de fait
selon Aristote et la phénoménologie1
László Tengelyi †

Kant a montré que, selon l’intention propre à elles, les propositions


métaphysiques sont à la fois synthétiques et nécessaires. Comme elles ont
un contenu particulier, elles ne se confondent pas avec les propositions
logiques, qui, à leur tour, sont marquées par un caractère purement formel.
Pourtant, Kant les distingue également des propositions empiriques (ou
a posteriori), parce qu’il considère comme allant de soi que la nécessité
est inséparable de l’aprioricité. On sait comment, dans la Critique de la
raison pure, cette double distinction de la métaphysique, d’une part, de
la logique et, d’autre part, des sciences empiriques conduit à une enquête
sur la possibilité des propositions synthétiques a priori. Le but principal
de cette enquête est de mettre en évidence une nécessité qui est à la fois
a priori et réelle (c’est‑à‑dire non pas formelle ou logique). Kant attribue
une telle nécessité non seulement aux propositions mathématiques, mais
aussi aux principes de l’entendement pur, dans lesquels il reconnaît les
conditions de possibilité de l’expérience en tant que telle. Une exposition
systématique de ces principes est au centre de ce qui, dans la Critique de
la raison pure, est désigné comme « philosophie transcendantale ». Kant
substitue cette nouvelle discipline à la métaphysique traditionnelle dont
il dénie la capacité à révéler une nécessité réelle d’une façon a priori.

1 En langue anglaise, le présent essai a paru, sous le titre « Necessity of a Fact


in Aristotle and in Phenomenology », dans le journal Philosophy Today 55
(SPEP Supplement 2011), p. 124‑132. Que les responsables éditoriaux de
ce journal reçoivent le témoignage de ma gratitude pour l’accueil qu’ils ont
donné à ce texte à l’occasion de sa première parution.
Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg, ii / 2014

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Pourtant, pendant les dernières décennies, l’un des présupposés


majeurs de cette ligne de pensée a été mis en question. C’est l’opinion
que la nécessité soit inséparable de l’aprioricité. L’un des fondateurs de
la logique modale contemporaine, Saul Aron Kripke, a apporté des
arguments à l’appui de la thèse qui reconnaît à certaines propositions a
posteriori un caractère nécessaire. Sans doute, la nécessité « épistémique »
implique‑t‑elle toujours l’irréfutabilité de la proposition à laquelle elle
convient. Or aucune proposition empirique n’est irréfutable, parce que
de nouvelles expériences peuvent émerger qui la contredisent ; il s’ensuit
qu’aucune proposition empirique n’est nécessaire au sens épistémique
du mot. Cependant, la nécessité épistémique n’est pas la seule espèce
de nécessité qui puisse être attribuée à une proposition. Il y a aussi une
nécessité « aléthique », qui exprime qu’une proposition est nécessairement
vraie, si elle est vraie. Une telle nécessité peut être attribuée, non
seulement à des propositions logiques et mathématiques, mais, au
moins selon Kripke, aussi à quelques propositions empiriques (ainsi, par
exemple, à la proposition selon laquelle « la formule chimique de l’eau
est h₂o »). Par conséquent, la nécessité aléthique n’est pas inséparable
de l’aprioricité. Il ressort de ces considérations que l’opinion selon
laquelle rien ne peut être nécessaire, sauf ce qui est a priori, résulte d’une
confusion de la nécessité aléthique avec la nécessité épistémique.
Dans la philosophie analytique des dernières décennies, cette
connaissance n’a produit rien de moindre qu’un renouveau de la
métaphysique. C’est pourquoi, aujourd’hui, la philosophie phénoméno‑
logique partage plus d’intérêts avec la philosophie analytique qu’il y a
quelques décennies. Il en est moins connu qu’il y avait certaines études
historiques, au premier chef sur Aristote, Diodore Kronos et Chrysippe,
qui proposaient déjà d’envisager une pareille métaphysique. Il suffit de
mentionner, en Allemagne, l’ouvrage ontologique de Nicolai Hartmann
sur La possibilité et la réalité 2 et, en France, la monographie de Jules
Vuillemin sous le titre Nécessité et contingence. L’idée d’une nécessité
réelle, qui se distingue de l’aprioricité, est commune à ces deux livres
excellents.
Une nécessité réelle de type non-a priori peut être désignée, en termes
husserliens et sartriens, comme une « nécessité de fait ». Ce concept
nous donne une clé pour comprendre comment une métaphysique est

2 N. Hartmann, Möglichkeit und Wirklichkeit.

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possible qui est munie contre la critique kantienne de la métaphysique


traditionnelle. Depuis longtemps, on se doute que les arguments apportés
par la Critique de la raison pure contre la métaphysique traditionnelle
ne s’appliquent pas à toute espèce possible de la métaphysique. Ce
que Kant avait en vue, lorsqu’il a élaboré ces arguments, était surtout
la métaphysique scolaire des Lumières allemandes. Pourtant, ce n’est
pas seulement depuis la publication de l’ouvrage Scientia transcendens3
par Ludger Honnefelder, mais déjà depuis la publication de L’Être et
l’essence par Étienne Gilson4 que nous savons dans quelle mesure les
penseurs prééminents de cette tradition scolaire – comme, par exemple,
Christian Wolff et Alexander Baumgarten – étaient influencés par un
type non‑aristotélicien de la métaphysique, qui avait été proposé pour
la première fois à la fin du XIIe et au début du XIVe siècles, surtout par
Jean Duns Scot.
En France, l’historiographie contemporaine de la philosophie a adopté
l’habitude de caractériser ce type de métaphysique d’origine scotiste, qui,
plus tard, surtout chez Francisco Suárez, venait se mélanger à la tradition
thomiste, par une structure nommée « katholou‑tinologique ». Cette
expression se réfère à une démarche ontologique selon laquelle le concept
de l’être peut être appliqué, d’une façon générale (katholou) et univoque,
tout aussi bien à l’infini qu’au fini, mais qui, en même temps, se trouve
contrainte de payer un prix important pour cette universalité, en étant
obligée de dégrader l’être universel à l’être d’un aliquid, d’un quelque
chose comme tel (c’est précisément la signification du mot grec ti) et, par
conséquent, de transformer l’ontologie en une tinologie.
Pourtant, ce type katholou‑tinologique de la métaphysique n’est
qu’un type particulier de la métaphysique parmi d’autres. Rémi
Brague et Jean‑François Courtine – les deux sont d’ailleurs disciples de
Pierre Aubenque – sont convaincus que, par exemple, la métaphysique
aristotélicienne est caractérisée par une structure entièrement différente,
qu’ils décrivent comme « katholou‑protologique »5. Ce terme renvoie
aux deux démarches ontologiques qu’Aristote a reliées l’une à l’autre

3 L. Honnefelder, Scientia transcendens. Die formale Bestimmung der


Seiendheit und der Realität in der Metaphysik des Mittelalters und der Neuzeit,
1990.
4 E. Gilson, L’Être et l’essence, 1948.
5 R. Brague, Aristote et la question du monde, p. 110 ; J.‑F. Courtine, Les
Catégories de l’être. Études de philosophie ancienne et médiévale, p. 192.

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dans sa Métaphysique : d’une part, à une doctrine de l’être en tant


qu’être et en général (katholou), d’autre part, à une doctrine de l’être
premier ou primaire (prôton). Comme Aristote attribue aux êtres qui
existent séparément (c’est‑à‑dire aux substances) une réalité effective ou
actualité au sens fort du terme (ἐνέργεια) et même la possibilité d’une
perfection inhérente ou d’une réalité accomplie (ἐντελέχεια), l’ontologie
aristotélicienne est complètement différente d’une tinologie de type
scotiste.
Les considérations suivantes sont consacrées à deux tâches. Tout
d’abord, nous nous pencherons sur le problème de l’être chez Aristote
pour montrer comment une nécessité réelle de type non‑a priori,
c’est‑à‑dire une nécessité de fait, devient perceptible dans ses ouvrages.
Ensuite, nous nous interrogerons sur la possibilité d’une métaphysique
phénoménologique. Quelques remarques sur Edmund Husserl,
Jean‑Paul Sartre, Emmanuel Levinas et Jean‑Luc Marion mettront en
évidence comment l’usage que les phénoménologues font de la notion
d’une nécessité de fait diffère de son usage aristotélicien.

1. La nécessité hypothétique selon Aristote


Dans les textes qui, à l’école péripatéticienne, ont été rassemblés,
après la mort de leur auteur, sous le titre Métaphysique, Aristote s’engage
dans une quête d’une nouvelle discipline théorique, en définissant celle‑
ci, dans le premier chapitre du livre Gamma, comme « une science qui
étudie l’être en tant qu’être, et ses attributs essentiels »6. À l’opposé des
autres sciences théoriques et par contraste avec les disciplines techniques
(« poiétiques ») et pratiques, la métaphysique ne porte sur aucun genre
particulier de l’être, mais elle considère bien plutôt tout genre de l’être
à un point de vue spécifique, à savoir simplement comme être. C’est
ce qui est accentué par l’expression « en tant que… » (dans l’original
grec : ᾗ) figurant dans la définition de la métaphysique citée à l’instant.
La marque distinctive du point de vue spécifique auquel la métaphysique
considère tout genre de l’être est l’universalité ou la généralité. Car
« aucune des sciences dites particulières […] ne considère en général

6 Aristote, Métaphysique, Γ 1, 1003 a 21‑22 (trad. fr. par J. Tricot).

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l’être en tant qu’être, mais découpant une certaine partie de l’être, c’est
seulement de cette partie qu’elles étudient l’attribut essentiel […] »7.
Pourtant, ce n’est pas la seule manière dont Aristote caractérise
le rapport de la métaphysique à d’autres sciences. Dans le premier
chapitre du livre Epsilon, il envisage une « philosophie première », en la
distinguant des sciences particulières par son objet et non pas par son
point de vue spécifique. En plus, selon le texte de ce chapitre, l’objet
de la philosophie première n’est pas l’être en tant qu’être et en général,
mais un être premier ou primaire, c’est‑à‑dire un être prééminent, qui,
similairement aux substances physiques, mais par contraste avec les
objets mathématiques, existe séparément et qui, similairement aux objets
mathématiques, mais par contraste avec les substances physiques, est
immobile8. Dans le livre Lambda de la Métaphysique, cet être, qui existe
séparément et qui est en même temps immobile, est décrit comme
Dieu. En accord avec cette description, Aristote désigne sa philosophie
première aussi comme une « théologie »9, qu’il oppose à la physique
comme à une philosophie seconde. Bien qu’il contraste la théologie aussi
avec les mathématiques, l’opposition entre la théologie et la physique est
encore plus importante, parce que toutes les deux disciplines portent sur
des êtres séparés (des substances) et parce que, selon Aristote, la question
de l’être, au moins selon son sens primaire, se confond avec la question
de la substance10.
Cette double définition de la métaphysique – d’une part, comme
une science qui étudie l’être en tant qu’être et en général, d’autre
part, comme une science qui porte sur l’être premier ou primaire –
est, depuis longtemps, l’objet tout aussi bien d’une interrogation
philosophique que d’une recherche historique. C’est sans doute une
tension entre ces deux définitions qui s’exprime dans l’idée d’une structure
katholou‑protologique attribuée, par des chercheurs contemporains, à
Aristote. Dans le premier chapitre du livre Epsilon de sa Métaphysique,
Aristote lui‑même réfléchit sur une difficulté soulevée par cette tension,
en se demandant « si la Philosophie première est universelle ou si elle

7 Ibid., Γ 1, 1003 a 23‑25.


8 Ibid., Ε 1, 1026 a 13‑16.
9 Ibid., Ε 1, 1026 a 19.
10 Ibid., Ζ 1, 1028 a 2‑4.

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traite d’un genre particulier et d’une seule réalité […] »11. La réponse qu’il
donne à cette question reste pourtant énigmatique. Selon cette réponse,
la philosophie première « est universelle parce qu’elle est première »
(καθόλου οὕτως ὅτι πρώτη)12. Cette phrase est énigmatique, parce qu’elle
ne nous dit pas comment une enquête sur l’être premier ou primaire
peut ouvrir une perspective générale sur l’être en tant qu’être. Si Aristote
considérait le Dieu décrit par lui dans le livre Lambda de sa Métaphysique
comme le créateur de l’être en tant qu’être, la liaison indiquée par lui
dans le premier chapitre du livre Epsilon entre la théologie et l’ontologie
serait sans doute évidente. Alors il ne serait pas difficile de comprendre la
phrase selon laquelle la philosophie première est universelle parce qu’elle
est première. Mais l’idée d’un créateur du monde, même dans la forme
platonicienne d’un démiurge divin, est restée étrangère à Aristote. Sans
doute aussi le Premier Moteur immobile d’Aristote a‑t‑il un impact sur
le monde, mais il exerce son influence seulement comme une cause finale
et non pas comme une cause efficiente et créatrice ; plus précisément, il
ne meut le monde qu’en tant qu’il est « l’objet de l’amour » (κινεῖ δὲ ὡς
ἐρώμενον)13. C’est la raison pour laquelle, d’habitude, on dénie une
« constitution onto‑théo‑logique », au sens heideggérien du mot, à la
métaphysique aristotélicienne. Mais c’est aussi la raison pour laquelle on
trouve énigmatique la phrase selon laquelle la philosophie première est
universelle parce qu’elle est première.
Pourtant, il n’est pas impossible de résoudre cette énigme. Bien
évidemment, la doctrine aristotélicienne de la substance ne nous aide pas
à y parvenir. Ce n’est qu’avec l’application des concepts modaux comme
« puissance » et « acte » à la substance que la situation change. Dans le
livre Théta de sa Métaphysique, Aristote oppose l’acte (ἐνέργεια) non
seulement à la puissance (δύναμις), mais aussi au mouvement (κίνησις).
Cette dernière distinction est un peu surprenante, parce que, dans
d’autres passages de la Métaphysique, ainsi que dans le troisième livre de
la Physique, Aristote définit le mouvement comme « l’acte de ce qui est
en puissance en tant que tel »14. Évidemment, dans cette définition, le
terme « acte » est utilisé en un sens large, de sorte qu’il puisse englober

11 Ibid., Ε 1, 1026a 24‑25.


12 Ibid., Ε 1, 1026a 30‑31.
13 Ibid., Λ 7, 1072b 3.
14 Ibid., Κ 9, 1065b 16‑17. Cf. Aristote, Physique, Γ 1, 201a 10‑11 et 201b 4‑5.

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le mouvement. Pourtant, en un sens plus étroit, l’« acte » est opposé au


mouvement. Car, comme l’acte de ce qui est en puissance en tant que
tel, le mouvement est seulement en route vers une réalité accomplie
(ἐντελέχεια) qu’il n’a pas encore atteinte et qu’il n’atteindra jamais,
sans cesser d’être mouvement. C’est pourquoi Aristote dit : « […] tout
mouvement est imparfait – comme l’amaigrissement, l’étude, la marche,
la construction : ce sont des mouvements et certes incomplets »15. Au
contraire, l’acte, en son sens plus étroit, implique la réalité accomplie
(ἐντελέχεια) au moins de certaines puissances. Dans le texte original,
Aristote a recours à une particularité du parfait grec pour mettre en
évidence le caractère accompli (ἐντελέχεια) de la réalité actuelle qu’il
oppose au mouvement. En effet, en faisant usage du parfait grec, on peut
exprimer une action ou une activité dont la fin, par contraste avec la fin
d’un mouvement, lui est immanente :
« C’est ainsi qu’en même temps, on voit et on a vu, on conçoit et on
a conçu, on pense et on a pensé ; mais on ne peut pas apprendre et
avoir appris, ni guérir et avoir été guéri ; on peut à la fois bien vivre
et avoir bien vécu, être heureux et avoir été heureux »16.
Dans les expressions originales qui correspondent à ces phrases françaises,
le parfait n’indique pas seulement le caractère accompli d’une action,
mais il suggère également que ce caractère accompli résulte d’une
tendance de cette action à se perpétuer et à persévérer.
Les mouvements comme, par exemple, l’amaigrissement, l’étude,
la marche, la construction ne sont certainement pas caractérisés par
une tendance comparable : « On ne peut pas, en effet, en même temps,
marcher et avoir marché, bâtir et avoir bâti, devenir et être devenu,
recevoir un mouvement et l’avoir reçu ; ce n’est pas non plus la même
chose que de mouvoir et d’avoir mû. Mais c’est la même chose qui, en
même temps, voit et a vu, pense et a pensé »17. Par conséquent, voir et
penser sont des activités qui montrent une tendance à persévérer, tandis
qu’il n’en est pas ainsi pour des mouvements comme la marche ou la
construction.
Le résultat principal de ces considérations peut être résumé comme
suit : le mouvement est en route vers une réalité accomplie que l’acte,

15 Aristote, Métaphysique, Θ 6, 1048 b 29‑30.


16 Ibid., Θ 6, 1048 b 23‑26.
17 Ibid., Θ 6, 1048 b 30‑34.

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au sens plus étroit du mot, a déjà atteinte et qu’il tend à perpétuer. Par
conséquent, à l’opposé du mouvement, l’acte n’est pas en transition vers
quelque chose d’autre, mais il persiste en soi‑même. C’est pourquoi il est
caractérisé par une sorte d’invariabilité ou d’immobilité, qui ne résulte
pourtant que d’une tendance toute vive de se perpétuer. Cette idée d’acte
est encore plus renforcée par la conception d’une cause formelle, ainsi
qu’elle est exposée par Aristote au dernier chapitre du livre Zéta de la
Métaphysique18.
Ces observations nous permettent de résoudre l’énigme inhérente à la
phrase selon laquelle la philosophie première est universelle parce qu’elle
est première. Si l’acte, au sens plus étroit du mot, implique une réalité
accomplie comme le but final de sa tendance à se perpétuer, alors l’acte
peut être dit suivre le modèle de l’immobilité caractéristique de l’être
premier ou primaire. C’est, en effet, l’une des idées cruciales qu’Aristote
exprime à la fin du chapitre VIII du livre Théta de sa Métaphysique.
Ici, une hiérarchie de l’être est esquissée. – a) À la première place, nous
trouvons l’être prééminent, qui est absolument inchangeable et immobile,
parce qu’il est plein d’actualité, c’est‑à‑dire : parce qu’il ne contient en
lui‑même rien qui ne soit pas en acte, mais seulement en puissance.
– b) La deuxième place est assignée à ce qui n’est pas entièrement
immobile, parce qu’il contient en lui‑même quelque chose de purement
potentiel, mais à l’égard d’une seule de ses caractéristiques. C’est le cas
avec les corps célestes, qui, selon Aristote, sont incorruptibles et presque
totalement inchangeables, mais ne sont pourtant pas entièrement
immobiles, puisque, à l’égard de la locomotion, ils contiennent en
eux‑mêmes quelque chose de purement potentiel. – c) En troisième
lieu, Aristote mentionne les éléments, qui, selon lui, sont en mouvement
éternel. Nous lisons :
« Les êtres incorruptibles [c’est‑à‑dire, de toute évidence, les corps
célestes] sont imités par des êtres qui sont en continuel changement,
comme la Terre et le Feu, lesquels ont, eux aussi, un mouvement
éternel, car c’est par eux‑mêmes et en eux‑mêmes qu’ils ont leur
mouvement »19.
Le mot platonicien d’« imiter », qu’Aristote utilise dans ce passage,
exprime ici une relation spécifiquement aristotélicienne entre les êtres

18 Cf. Ibid., Z 17.


19 Ibid., Θ 8, 1050b 28‑29.

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immuables et incorruptibles et les autres êtres. Car, dans le livre Théta


de la Métaphysique, cette relation est à la base de la thèse opposée
au platonisme selon laquelle tout être en acte dans lequel au moins
quelques puissances se sont réalisées est aussi caractérisé par une certaine
nécessité. – d) Cela est vrai même des substances corruptibles du monde
sublunaire, qui, dans la hiérarchie aristotélicienne de l’être, n’occupent
que la quatrième et dernière place.
En effet, dans des ouvrages différents, Aristote évoque une espèce
particulière de nécessité, qui, selon lui, ne caractérise que le réel existant
en acte. Déjà dans son ouvrage De caelo (Du ciel), il dit qu’une chose
qui existe dans le monde réel, sans être logiquement nécessaire, gardera
toujours « sa puissance de n’être pas », ajoutant pourtant ceci : « Il ne
s’agit pas, notons‑le, de la puissance de ne pas exister au moment où elle
existe en fait, puisqu’alors elle existe en acte […] »20. Il s’ensuit que, selon
Aristote, l’existence actuelle exclut même la puissance de ne pas exister – au
moins aussi longtemps que la chose existe en fait. Nicolai Hartmann
exprime une idée similaire, lorsqu’il formule « une loi de clivage de la
possibilité réelle » (Spaltungsgesetz der Realmöglichkeit)21. Selon cette loi,
dans le monde réel, la possibilité d’une chose est scindée de la possibilité
de son opposé ; c’est pourquoi il s’agit d’une loi de clivage. Dans le
passage justement extrait de l’ouvrage De Caelo, Aristote semble adopter
une position similaire. Si pourtant la réalité actuelle d’une chose exclut
même la possibilité de son opposé, alors cette chose existera de nécessité,
bien que seulement aussi longtemps qu’il existe en fait. C’est pourquoi,
dans le célèbre chapitre IX du De Interpretatione (Peri hermèneias),
Aristote dit : « Que ce qui est soit, quand il est, et que ce qui n’est pas ne
soit pas, quand il n’est pas, voilà ce qui est vraiment nécessaire »22. Dans
ce passage, Aristote n’omet pas de faire remarquer une différence entre la
nécessité conditionnelle ou (selon le sens élargi de ce terme proposé, parmi
d’autres, par Jules Vuillemin et Richard Gaskin) hypothétique23 qu’il

20 Aristote, De Caelo, I 12, 283b 9‑10.


21 N. Hartmann, Möglichkeit und Wirklichkeit, p. 281 ; cf. p. 147.
22 Aristote, De Interpretatione, chapitre IX, 19a 23‑24.
23 Il y a des auteurs qui, en se fondant sur les chapitres VIII et IX du
deuxième livre de la Physique d’Aristote, réservent cette expression à
des contextes téléologiques, dans lesquels la condition de la nécessité en
question est une fin particulière. En ce qui concerne des contextes plus
généraux, ils utilisent le terme « nécessité conditionnelle » ou « relative ».

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attribue à ce qui est, quand il est, et la nécessité absolue qui caractérise,


par exemple, les lois de la logique. Car, comme il le montre, « ce n’est pas
la même chose de dire que tout être, quand il est, est nécessairement, et
dire, d’une manière absolue, qu’il est nécessairement »24.
De toute évidence, la nécessité conditionnelle ou hypothétique
qu’Aristote a ici en vue est une nécessité réelle de type non‑a priori. Elle
peut être décrite aussi comme une nécessité de fait, parce que la condition
sous laquelle ce qui est, quand il est, est nécessaire est précisément le fait
qu’il est ou existe pendant une certaine période du temps.
Nos considérations ont montré que c’est dans la nécessité hypothétique
de la réalité actuelle que nous pouvons découvrir le chaînon manquant
qui, dans la Métaphysique d’Aristote, relie la doctrine de l’être premier
ou primaire à la doctrine de l’être en tant qu’être. Car, si ce qui existe
en acte, existe nécessairement, quand il existe en fait, alors tout ce qui est
réel peut être dit « imiter » l’être inchangeable, immuable et, par conséquent,
nécessaire.
Mais qu’est‑ce qu’on peut entendre, plus précisément, par une
nécessité hypothétique de la réalité actuelle ? Comme Aristote pense
que tout ce qui est a sa cause, il semble plausible d’assumer que c’est
d’un déterminisme causal que l’idée d’une nécessité hypothétique de la
réalité actuelle résulte dans sa philosophie. Pourtant, à vrai dire, ce ne
serait qu’une interprétation égarée et sans fondement de soutenir cette
position. En réalité, ce n’est qu’avec les stoïciens qu’émerge l’idée d’une
chaîne causale homogène, qui, comme un destin, détermine tout, en
l’insérant dans une seule série d’événements sans faille. Au contraire,
Aristote trouve un tel déterminisme rigoureux et fataliste complètement
inadmissible. Il dit : « En effet, si telle chose est, quand telle autre chose

Richard Sorabji préfère employer l’expression « qualified necessity » (voir


R. Sorabji, Necessity, Cause and Blame. Perspectives on Aristotle’s Theory,
p. 21 sq.). Pourtant, dans De caelo (livre I, chapitre XII, 281b 5‑8), Aristote
applique à la nécessité la distinction entre ἐξ ὑποθέσεως et ἁπλῶς hors de
tout contexte téléologique. Aussi Alexandre d’Aphrodisie oppose‑t‑il, en
se fondant sur De interpretatione, chapitre IX, 19a 25‑27, la « nécessité
simple (ἁπλῶς) » à la « nécessité hypothétique (ἐξ ὑποθέσεως) » en un
sens général. Par conséquent, il semble être tout à fait légitime d’utiliser
l’expression « nécessité hypothétique » dans un sens élargi. Sur cette question
terminologique, voir R. Gaskin, Aristotle and Diodorus Cronus on the
Metaphysics of the Future, p. 115, en note 4.
24 Ibid., 19a 25‑27.

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est ; si cette autre chose est, quand une troisième chose est ; et si cette
troisième chose existe, non par hasard mais nécessairement ; cela aussi
dont cette troisième chose était cause sera nécessaire, et on arrivera
ainsi jusqu’au dernier effet, ainsi qu’on l’appelle ; et pourtant ce dernier
effet était supposé être par accident. Tout sera donc nécessaire, et tout
hasard, toute possibilité de devenir et de ne pas devenir, se trouvent
ainsi absolument exclus des événements »25. Aristote ne peut pas accepter
cette conséquence, parce qu’il est convaincu qu’il y a quelque chose
comme le hasard ou l’accident dans le monde. Pour lui, la contingence a
une valeur ontologique. S’il est vrai que tout a sa cause, il n’en est pas
moins vrai que, sans être relié, comme dans le stoïcisme, à l’hypothèse
d’une chaîne causale homogène et sans faille, le principe de causalité
n’exclut pas le hasard, l’accident et la contingence. Aristote soutient la
thèse selon laquelle il y a des chaînes causales hétérogènes dans le monde
et, selon sa conception, le hasard émerge précisément à la croisée de
ces chaînes causales hétérogènes. Comme le célèbre chapitre IX du De
interpretatione (dans lequel on trouve, parmi d’autres choses, l’exemple
de la bataille navale allant avoir lieu le lendemain) le montre, il ne
considère pas les événements futurs comme prédéterminés, parce qu’il
adopte la position selon laquelle – ainsi que, selon Cicéron, plus tard le
philosophe de l’Académie Carnéade l’accentuera dans sa lutte contre les
stoïciens –, parmi les causes qui détermineront l’avenir, il y a toujours
quelques unes qui n’existent pas encore à présent. C’est pourquoi, selon
lui, il n’est pas du tout vain de délibérer sur le cours d’action qui devrait
être pris dans une situation concrète. Le monde aristotélicien est comme
notre monde de la vie : il contient en lui‑même le hasard, la contingence
tout aussi bien que la liberté d’agir au sens d’une capacité à choisir, à
prendre une décision et d’être une cause partielle (συναίτιον) de quelques
événements.
Mais qu’est‑ce qu’on doit entendre par une nécessité hypothétique de
la réalité actuelle, sinon un déterminisme causal sans faille ? En réalité, ce
qu’Aristote a en vue est une tendance téléologique de tout être à se perpétuer.
Chez lui, c’est cette tendance qui investit la réalité actuelle d’une
nécessité hypothétique. Selon cette conception, la raison de soutenir la
thèse que la réalité actuelle d’une chose est conditionnellement nécessaire
ne réside pas dans les causes précédentes de cette chose, mais bien plutôt

25 Aristote, Métaphysique, Κ 8, 1065a 8‑14.

21

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dans la tendance inhérente à elle de réaliser ou d’actualiser les puissances


qu’elle contient en elle‑même. Il n’est pas exagéré de dire que c’est
précisément cette idée qui définit le noyau central de toute la démarche
métaphysique d’Aristote.
Pourtant, ce n’est pas la seule démarche métaphysique fondée sur une
nécessité de fait qui puisse s’immuniser contre la critique kantienne de la
métaphysique. La métaphysique phénoménologique, ainsi qu’elle a été
conçue par Husserl et reprise plus tard par quelques autres protagonistes
du mouvement phénoménologique, est un autre essai d’élaborer une
métaphysique qui soit invulnérable aux attaques kantiennes.

2. La nécessité performative selon Husserl et d’autres phénoménologues


À la fin des Méditations cartésiennes, Husserl oppose l’esquisse d’une
métaphysique phénoménologique à la « métaphysique au sens habituel
du terme », qu’il décrit comme une doctrine « dégénérée au cours de
son histoire »26. Selon lui, cette métaphysique « naïve » n’est pas du tout
« conforme à l’esprit dans lequel la métaphysique a été originellement
fondée en tant que “philosophie première” »27. Par contraste avec cette
formation traditionnelle caractérisée par des « excès spéculatifs » et des
« aventures métaphysiques », la métaphysique phénoménologique de
Husserl se concentre entièrement sur « les problèmes de la réalité [ou,
plus précisément de la facticité] contingente »28. Dans les Méditations
cartésiennes, Husserl adhère encore à l’idée qu’une telle métaphysique
devrait être basée sur des fondements a priori29. Pourtant, dans les
dernières années de sa vie, il abandonnera cette opinion.
Il est amené à ce changement par une observation qui porte sur la
relation entre l’eidos et le fait. C’est déjà au début des années 1920 que
Husserl parvient à comprendre que, dans toute considération sur des
rapports eidétiques, l’existence du sujet se révèle être un « fait absolu,
indélébile »30, dont les rapports eidétiques reconnus restent dépendants.

26 E. Husserl, Cartesianische Meditationen, p. 142 ; trad. fr. par G. Peiffer


et E. Levinas in : E. Husserl, Méditations cartésiennes, p. 223.
27 Ibid. ; trad. fr. p. 223 sq.
28 Ibid., p. 160 ; trad. fr. p. 250.
29 Ibid. ; trad. fr. p. 249 sq.
30 E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Zweiter Teil :
1921‑1928 ; p. 155.

22

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Cette observation marque le début d’un processus qui, comme Iso Kern
l’a montré31, conduit, une décennie plus tard, à une nouvelle conception
de la métaphysique phénoménologique, selon laquelle quelques « faits
originaires » (Urtatsachen) sont à la base de toute recherche eidétique
et, par conséquent, de toute la phénoménologie transcendantale. Au
premier chef, la conscience de soi de l’ego phénoménologisant peut être
mentionnée comme le fait originaire d’une structure autoréférentielle
impliquée dans toute connaissance du monde32. Mais le cogito n’est pas
le seul fait originaire discerné par Husserl. La phénoménologie interprète
l’ego d’ores et déjà comme un sujet incarné. Pourtant, aucune existence
incarnée n’est possible sans qu’un monde existe. C’est pourquoi Husserl
parvient à mettre en évidence que le fait « de posséder un monde » ou
d’« avoir affaire à un monde » (Welthabe) est un fait originaire à part
égale avec le cogito. Un argument fort est présenté à l’appui de cette
thèse, par exemple, dans les textes n° 24 et n° 25 du volume XXXIX de
la série Husserliana. Dans ces textes, Husserl montre que, en principe,
toute expérience peut être mise en question, révoquée en doute ou
même réfutée, c’est‑à‑dire, avec un terme technique utilisé par la
phénoménologie, modalisée par d’autres expériences, sauf l’expérience
de l’existence du monde, qui est incluse dans toute expérience possible
et qui, par conséquent, s’avère être immodalisable33. De cet argument il
découle sans ambiguïté que « [l]a certitude du monde comme monde
est apodictique […] »34. De cette manière, l’existence du monde se
révèle être un fait originaire qui est inséparable de l’existence de l’ego
phénoménologisant. Il n’en est pas autrement pour l’existence des
co‑sujets. Dans l’un des textes de recherche qui datent des années 1930,
l’enchevêtrement intentionnel (das intentionale Ineinander) du sujet avec

31 R. Bernet, I. Kern, E. Marbach, Edmund Husserl. Darstellung seines


Denkens, chapitre X, p. 211 sq. Voir aussi I. Kern, Idee und Methode der
Philosophie, p. 333 sq.
32 E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Dritter Teil :
1929‑1935, p. 385 (texte n° 22).
33 E. Husserl, Die Lebenswelt. Auslegungen der vorgegebenen Welt und ihrer
Konstitution. Texte aus dem Nachlass (1916-1937), p. 246.
34 Ibid., p. 256 : « Apodiktisch ist die Gewissheit vom Sein der Welt als Welt
[…] ».

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ses co‑sujets est décrit comme « le fait originaire métaphysique »35. Que
l’historicité puisse être également considérée comme un fait originaire,
a été mis en évidence déjà par Ludwig Langrebe. Par conséquent, selon
la phénoménologie tardive de Husserl, il y a toute une série de faits
originaires, du cogito à travers l’existence du monde et la coexistence
d’autres sujets jusqu’à l’historicité.
En quoi, pourtant, la différence entre un fait originaire et un fait
au sens habituel du mot consiste‑t‑elle ? Dans le cas du cogito, Husserl
donne une réponse particulièrement claire à cette question, lorsque, dans
les Idées I, il attribue au sum dans la proposition cogito, ergo sum une
« nécessité de fait »36. Quelques décennies plus tard, Sartre reprend cette
expression husserlienne :
« Le rapport du pour‑soi qui est son propre fondement en tant que
pour‑soi à la facticité peut être correctement dénommé : nécessité
de fait. Et c’est bien cette nécessité de fait que Descartes et Husserl
saisissent comme constituant l’évidence du cogito »37.
Tous les deux penseurs opposent la nécessité de fait à la nécessité eidétique,
en faisant remarquer que, par contraste avec celle‑ci, celle‑là inclut en
elle‑même, d’une façon paradoxale, une certaine contingence ou même,
comme Husserl le formule, un « noyau d’originairement contingent »38.
Comme, chez le dernier Husserl, la certitude de l’existence du monde
se révèle être tout aussi apodictique que la certitude du cogito, nous
nous trouvons encouragé à étendre les résultats que nous avons obtenus
concernant le cogito aussi à d’autres faits originaires. Cette extension nous
permet de formuler la thèse générale selon laquelle les faits originaires
se distinguent des faits au sens habituel du mot par le fait d’exhiber un
caractère de nécessité de fait. C’est pourquoi, dans l’un de ses textes de
recherche tardifs, Husserl utilise l’expression de « fait originaire » d’une
façon interchangeable avec l’expression de « nécessité originaire ». Il dit :

35 E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Dritter Teil :


1929‑1935, op. cit., p. 366 (texte n° 21).
36 E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen
Philosophie, Livre I, p. 98.
37 J.‑P. Sartre, L’être et le néant, p. 126.
38 Cf. E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Dritter Teil :
1929‑1935, p. 386 : « Kern des Urzufälligen ».

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« Nous en venons à des “faits” ultimes – faits originaires, à des nécessités


ultimes, aux nécessités originaires »39.
Comme la nécessité hypothétique selon Aristote, la nécessité
originaire dont Husserl parle dans les lignes précédement citées est aussi
une nécessité de type particulier : dans les termes d’Aristote, elle n’est pas
une nécessité absolue, mais une nécessité conditionnelle. Comme chez
Aristote, c’est aussi chez Husserl un seul fait – et non pas une chaîne
causale homogène et sans faille – qui sert de condition requise pour que
la nécessité puisse être prononcée. C’est pourquoi la nécessité de fait, ainsi
qu’elle est saisie par Husserl et par Sartre, partage deux caractéristiques
négatives avec la nécessité hypothétique d’Aristote : d’une part, elle n’est
pas fondée sur la logique ; d’autre part, elle n’est pas fondée, non plus, sur
un déterminisme causal. Mais elle en diffère dans son contenu positif.
Bien qu’elle dépende tout autant d’un fait que la nécessité hypothétique
d’Aristote, elle en dépend d’une manière différente.
Selon Aristote, ce qui existe en acte, quand il existe, existe
nécessairement. Le fait dont cette nécessité hypothétique dépend chez
Aristote exprime une tendance à se perpétuer attribuée par Aristote à
toute réalité actuelle. De toute évidence, la nécessité hypothétique de la
réalité actuelle donne son poids particulier à l’existence des substances
individuelles. Mais il y a un prix à payer pour adopter cette position : il
faut se fonder sur l’hypothèse d’une téléologie universelle (universelle au
sens que cette téléologie ne se limite pas à des actions humaines, mais
s’étend sur tout être).
Au contraire, la nécessité de fait, ainsi qu’elle est thématisée par
Husserl et Sartre, est basée sur le fait originaire du cogito. Aussi longtemps
que je pense et ai une conscience, mon existence est caractérisée par une
nécessité qui s’étend sur mon être incarné, sur l’existence du monde, sur
ma coexistence avec d’autres sujets et même sur une certaine historicité
du monde. La phénoménologie partage avec le cartésianisme le point
de départ du cogito, même si elle essaie de dépasser les limites du
cartésianisme en étendant la certitude spécifique du cogito à d’autres
faits originaires. Or le cogito comme point de départ comporte le grand
avantage de la performativité. À l’opposé des faits au sens habituel du
terme, qui, en chaque cas, sont constatés par des spectateurs extérieurs,

39 E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Dritter Teil :


1929‑1935, p. 385 (texte n° 22).

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les faits originaires, ainsi qu’ils sont décrits par Husserl et Sartre,
résultent, en chaque cas, d’un acte de cogito actuellement accompli. C’est
pourquoi ces faits originaires ne peuvent être saisis que dans la perspective
intérieure qui est caractéristique de l’attitude phénoménologique. Peut‑
être pourrions‑nous dire que, selon Husserl et Sartre, tout aussi bien
que selon Aristote, une nécessité de fait exprime toujours une tendance
à se perpétuer. Mais, en phénoménologie, cette tendance n’a rien à voir
avec une téléologie universelle ; elle est bien plutôt ancrée dans la vie
de l’ego phénoménologisant. C’est le grand avantage apporté par la
phénoménologie par rapport à la hiérarchie aristotélicienne de l’être.
Pourtant, on pourrait formuler l’objection qu’une métaphysique
performative de style husserlien ou sartrien est tellement engagée dans
un subjectivisme cartésien ou un transcendantalisme kantien que, à
proprement parler, elle ne peut pas être conçue comme une démarche
métaphysique. Ce n’est certainement pas un accident que, de temps en
temps, la phénoménologie a été opposée à la métaphysique comme à
une enquête objectiviste ou transcendante sur l’être et la réalité. Une
réponse possible à cette objection pourrait être que, selon beaucoup
de phénoménologues, la véritable tâche de la philosophie consiste à
surmonter l’opposition entre le subjectivisme et l’objectivisme pour
n’adopter qu’un transcendantalisme purement méthodologique, et cela,
précisément, en vue et à la fin d’une articulation pertinente de l’être et
de la réalité.
Si cette description de la tâche de la philosophie n’est pas erronée,
alors, à nos yeux, le développement récent de la phénoménologie
française peut obtenir une signification particulière. Pendant les dernières
décennies, le concept peut‑être trop fort du sujet, auquel Husserl et
Sartre adhéraient encore presque sans hésitation, a été révisé. Aussi le
rapport du sujet au monde a‑t‑il été conçu d’une nouvelle manière. De
toute évidence, cette transformation de la phénoménologie a été initiée
par une proposition formulée par Levinas en 1959 – à l’occasion du
centenaire de la naissance de Husserl – comme suit : « Le monde n’est pas
seulement constitué, mais aussi constituant »40. Dans la phénoménologie
de Husserl, Levinas dévoile une certaine « ambiguïté de la constitution »
résultant, selon lui, du fait que « le noème conditionne et abrite la noèse

40 E. Levinas, « La ruine de la représentation », in : En découvrant l’existence


avec Husserl et Heidegger, p. 133.

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qui le constitue »41. En même temps, il s’attache à montrer comment,


chez Heidegger, l’horizon « guid[e] déjà l’initiative du sujet qui veut, qui
travaille et qui juge »42. Ces observations à première vue paradoxales se
révèlent être pertinentes et significatives, aussitôt que nous comprenons
ce que Levinas a en vue, lorsqu’il utilise des termes comme « monde »,
« noème » et « horizon ». En utilisant ces expressions, il se réfère à la
sphère totale de l’apparaître de ce qui nous apparaît. Il essaie de mettre en
évidence que la phénoménalité du phénomène nous est irrévocablement
donnée et que, par conséquent, elle ne se réduit jamais au pur et simple
produit d’un processus de constitution. C’est pourquoi il affirme que
la compréhension propre et adéquate de la phénoménologie « ruine
la souveraineté de la représentation »43. Ici, Levinas parvient à faire
voir l’apparaître comme un fait originaire, qui sert de condition à la
constitution du monde.
Cette initiative tout originale de Levinas a été reprise et continuée
par des penseurs appartenant à ce courant de pensée que nous pouvons
désigner comme la « nouvelle phénoménologie en France ». En utilisant
ce terme, j’ai en vue, parmi d’autres, des penseurs comme, d’une
part, Marc Richir, Didier Franck ou Renaud Barbaras et, d’autre part,
Michel Henry, Jean‑Louis Chrétien ou Jean‑Luc Marion. Dans le
présent contexte, c’est surtout la troisième partie de l’ouvrage principal
de Marion en phénoménologie qui se révèle être particulièrement
instructive. L’une des idées cruciales contenues dans cette partie d’Étant
donné est l’idée d’un « fait accompli ». À première vue, cette notion
ne semble être destinée qu’à glorifier la réalité actuelle, telle qu’elle
est toujours déjà donnée. Pourtant, une interprétation de cette sorte
risquerait de se fonder sur un malentendu. En réalité, comme toute
une série d’autres penseurs, de Jacques Derrida à Marc Richir, Marion
essaie de comprendre la phénoménalité comme un événement qui émerge
spontanément et s’établit de soi. L’attention portée à la spontanéité
et, pour ainsi dire, à l’« aséité » de l’apparaître est l’une des marques
distinctives de la nouvelle phénoménologie en France. Selon ce courant
de pensée, ce n’est ni la constitution par la conscience intentionnelle
ni la compréhension à la lumière d’un projet existentiel qui donne

41 Ibid., p. 134.
42 Ibid., p. 132.
43 Ibid., p. 133.

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naissance au phénomène. Au contraire, Marion s’attache à montrer que


le phénomène se donne et se manifeste de soi. C’est de cette conception
qu’il déduit la conséquence que la phénoménalité est donnée à l’ego
phénoménologisant comme un fait accompli.
De plus, Marion essaie d’en dériver également la contingence de
l’apparaître, en ayant recours à l’expression latine « mihi con-tingit ».
Autrement dit, il entend par le mot « contingent » non seulement ce qui
émerge par hasard, mais aussi ce qui m’arrive à moi, en me concernant et
en en appelant à mon attention44. Cette interprétation de la contingence
l’amène à faire remarquer que le sujet de la réflexion phénoménologique
ne se trouve pas donné à lui‑même – pour ainsi dire, au cas nominatif –
comme un « ego » souverain et autosuffisant, mais bien plutôt – au
cas datif – comme un « mihi », c’est‑à‑dire comme un sujet exposé à
l’automanifestation de la phénoménalité.
En décrivant l’apparaître comme un fait accompli, Marion attribue à
la phénoménalisation du phénomène une nécessité de fait. Car, sous ces
conditions, le sujet se trouve incapable de se dérober à l’automanifestation
de la phénoménalité ; en effet, il ne lui est pas donné de l’éluder. C’est
pourquoi Marion ne se contente pas de caractériser l’apparaître comme
un événement « con‑tingent », qui transmue l’« ego » phénoménologisant
en un « mihi », c’est‑à‑dire en un sujet exposé à l’automanifestation de
la phénoménalité, mais il forge également le concept apparemment
paradoxal d’une « contingence nécessaire »45.
Pourtant, le caractère paradoxal de cette notion n’est qu’un faux‑
semblant. En réalité, le concept d’une « contingence nécessaire » indique
seulement une nouvelle forme d’une nécessité de fait ; car toute
nécessité de fait se relie à une certaine contingence. Le fondement de
cette forme d’une nécessité de fait est toujours la performativité du
cogito, mais, dans Étant donné, il est également montré comment la
conscience de soi se trouve précédée et conditionnée par un événement
de phénoménalisation qui se donne à elle comme un fait accompli.
Par conséquent, dans cette nouvelle conception d’une nécessité de fait,
l’avantage de la performativité est préservé, mais ni un subjectivisme
cartésien ni un transcendantalisme de type kantien n’en est dérivé. Ce
qui a été rendu évident par la nouvelle phénoménologie en France peut

44 J.‑L. Marion, Étant donné, p. 177.


45 Ibid., p. 192, note 1.

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être résumé sous forme du constat suivant : tout essai de surmonter à la


fois le subjectivisme et l’objectivisme en phénoménologie doit se relier
à une tentative de spécifier l’automanifestation de la phénoménalisation
comme un événement qui émerge spontanément et qui s’établit de soi,
en arrivant, incessamment et inéluctablement, à un sujet qui se trouve
exposé à elle.

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