Les Sages Du Judaïsme

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Les Sages
du judaïsme
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Victor Malka

Les Sages
du judaïsme
Vie et enseignements

Éditions du Seuil
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La première édition de cet ouvrage a paru


en 2003 sous le titre La Braise et la Flamme.

ISBN 978-2-0212-8472-0
(ISBN 2-02-048600-8, 1re publication)

© Éditions du Seuil, 2003

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une


utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue
une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
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Pour toi qui as rejoint ces maîtres


que tu aimais tant,
tes compagnons de vie.
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Il risque d’arriver une époque


où l’on cherchera, sans les trouver, les leçons
des sages d’Israël.
Talmud, traité Chabbat 138 b.

Les paroles des docteurs rabbiniques se comparent


à la braise ardente:
elles deviennent flamme quand on souffle sur elles.
Emmanuel Levinas.
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Ce livre

Dix ans: c’est l’âge où l’on doit commencer l’étude du Tal-


mud par la Mishna. C’est du moins le conseil pédagogique que
donne aux chefs de famille le Traité des Pères. Et c’est ainsi que,
dans le monde juif, durant des siècles, on a procédé avec les
enfants. Comment mon père aurait-il pu agir autrement avec moi
et mes frères? Lui dont la journée commençait et se terminait
invariablement avec l’étude d’une page de Talmud! J’étais un
enfant turbulent, incapable de tenir en place longtemps. Révolté.
Contre quoi? Contre tout! Pas commode en tout cas de m’en-
fermer des heures dans une pièce pour m’enseigner les premiers
rudiments de Bava Metzia, un des traités du Talmud et pas forcé-
ment le plus facile d’accès – alors que je ne pensais qu’à aller
jouer au foot. Mon père s’y prenait tantôt avec de vagues pro-
messes, tantôt avec de solides fessées, mais les secondes ont tou-
jours été plus nombreuses – et incontestablement plus efficaces –
que les premières. Le Talmud constituait pour moi un monde
nouveau où il fallait beaucoup souffrir avant de commencer à
comprendre. Plus encore: avant de pouvoir simplement lire et
déchiffrer les mots, les prononcer avec exactitude. Sans parler
des nombreux passages rédigés en araméen et qui me donnaient
littéralement des maux de tête. Enfant, je m’interrogeais sou-
vent: pourquoi tous ces maîtres n’utilisaient-ils pas, dans leurs
débats, l’hébreu comme tout le monde? Pourquoi passaient-ils
tout d’un coup de la langue de la Bible à un idiome inconnu,
bien compliqué, et que personne ne parlait plus? J’étais sûr
qu’ils le faisaient exprès pour que je ne comprenne rien au texte
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LES SAGES DU JUDAÏSME

et que mon père me punisse en me privant de parties de foot. Je


me disais qu’au fond il y avait peu de chances qu’ils soient ama-
teurs de ballon rond.
Quelques années plus tard, adolescent, je passai l’examen
d’entrée à l’Institut des hautes études rabbiniques qui venait
d’ouvrir ses portes à Rabat, ma ville natale, et dont la vocation
était, à l’époque, de former des juges-rabbins pour la commu-
nauté juive du Maroc, alors nombreuse. Il n’est pas impossible
que, élève relativement médiocre mais fils d’un des professeurs
de cet Institut, j’aie été dans un premier temps quelque peu pis-
tonné pour être déclaré admissible. Mais mon livret d’études de
l’époque, lui, témoigne, aujourd’hui encore, de ce qu’aucune
intervention n’a joué de rôle dans les «félicitations» du jury que
mes professeurs m’attribuèrent avec une régularité de métro-
nome tout au long de mes six années d’études.
C’est bien plus tard que j’ai pris conscience de la chance qui
était la mienne d’avoir eu deux types de professeurs de Talmud:
un de sensibilité ashkénaze et de tradition universitaire, l’autre
de formation séfarade, acquise sur le tas et en dehors de toute
structure organisée1. Le premier, qui s’appelait Yehouda Sine,
venait tout droit de l’université hébraïque de Jérusalem. Il était
spécialiste de littérature talmudique et avait un tempérament
aussi glacial que celui de ses élèves était méditerranéen, c’est-
à-dire parfois volcanique. On l’a rarement vu esquisser un sou-
rire, mais il est indéniable qu’il était extrêmement compétent,
bon pédagogue et d’un naturel doux et généreux.
Nous étions neuf élèves-rabbins dans la classe, et quand il
nous enseignait le moindre texte d’un traité talmudique, on eût
dit qu’il cherchait à nous transmettre les équations d’on ne sait
quelle théorie mathématique ou physique. Il écoutait le récitant
– chaque jour un élève différent – donner lecture du texte. Lui se
tenait debout face au tableau noir et y inscrivait au fur et à
mesure les opinions des différents maîtres cités dans la discus-
1. Analysant ce qu’il appelle le début des deux grandes traditions, séfarade et ashké-
naze, le rabbin Adin Steinsaltz écrit dans son Introduction au Talmud qu’elles «divergent
sur de nombreux points» (Paris, Albin Michel, 2002, p. 78).

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CE LIVRE

sion talmudique. Il n’oubliait jamais de noter en fin de parcours


la décision juridique, la halakha, laquelle était naturellement
soulignée. Il considérait, non sans raison, que c’était là l’essen-
tiel. Après tout, c’était d’abord cela qu’il nous fallait connaître!
De temps à autre, il ajoutait, en marge de ses notes, un résumé
du commentaire du Français Rachi ainsi que de celui des Tossa-
fistes. De sorte qu’il fallait être singulièrement attardé ou parti-
culièrement distrait (penser au foot par exemple) pour ne pas sai-
sir visuellement les grandes séquences du texte talmudique. Tout
le monde comprenait d’emblée quel était le point de vue de cha-
cun des docteurs de la Loi et la règle établie.
Nous tous avions pourtant, je m’en souviens encore, un pro-
fond sentiment d’ennui. Les choses se passaient dans une
ambiance des plus sévères et des plus rigoureuses. On se parlait
mezzo voce et le professeur interdisait que l’on s’égare avec des
questions sans signification ni prolongement dans l’ordre du
concret. Il n’y avait guère d’enthousiasme. Pas de jubilation. On
ne se passionnait pas et on «s’étripait» encore moins. Nous
avions l’impression qu’une lecture talmudique sans empoignade,
sans discussion vive, sans opposition tranchée des uns et des
autres, manquait de l’essentiel, c’est-à-dire de ce piment qui
accompagne d’ordinaire, singulièrement en Afrique du Nord, ce
type d’étude. Nous trouvions cela auprès du second professeur.
C’était un homme d’une intelligence fine et quasiment aristo-
cratique. Il s’appelait David Lasry. D’esprit agile, il avait reçu
une formation traditionnelle, et il était connu dans les cénacles
talmudiques du pays comme un excellent professeur et un dialec-
ticien hors pair. Il avait formé des générations de maîtres. Il avait
aussi la réputation de chercher à renouveler en permanence son
enseignement. Il faisait confiance à son inspiration du moment. Il
pouvait enseigner aujourd’hui une chose et le contraire – enfin,
pas exactement le contraire – le lendemain. Il prenait manifeste-
ment plaisir à jongler avec les idées et avec les textes, à tourner et
retourner une citation, à l’examiner sous toutes les coutures.
Il était très myope. Pourquoi grillait-il, en classe, dès le petit
matin et durant trois heures d’affilée, cigarette sur cigarette? Nul
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LES SAGES DU JUDAÏSME

ne l’a jamais su, parce que nul ne lui a posé la question. Quand il
arrivait au cours, avant que le récitant de service ne commence
l’étude du texte, il prenait soin, régulièrement – c’était un ardent
sioniste, de cœur et de raison –, de me demander quelles étaient
les informations de la journée en provenance d’Israël. Quand je
finissais de résumer ce que j’avais entendu à la radio et lu dans
différents journaux, on passait à l’étude de la page du traité tal-
mudique à l’ordre du jour. Le rabbi avait un sens très exigeant et
une définition bien ambitieuse de l’étude. Il la considérait
comme le plus beau jeu, le sport le plus complet inventé par les
juifs et, au total, comme la plus noble activité humaine. Le pil-
poul était, pour lui, la plus solide des gymnastiques de l’esprit. Il
laissait le récitant chargé de commenter le récit talmudique le
dérouler selon les interprétations ordinaires ou classiques. Mais
son intelligence était à l’affût de la vie du texte, des ambiguïtés
des mots, de leurs curiosités, de leur rythme, de leurs résonances
ou de leurs dérives. Il cherchait dans les détours des phrases,
dans les interstices des termes utilisés, la possibilité de penser
autre chose ou autrement. «Relisez donc ce qu’explique notre
maître Rachi à ce propos!» disait-il souvent au récitant de ser-
vice. Quand il trouvait une faille, tout son être s’enthousiasmait:
«Je demande humblement pardon à notre guide Rachi – et, révé-
rence gardée – bimkhila mikvodo –, mais là, il n’a rien compris
au texte.» Il ne disait pas cela par vantardise, inconscience ou
encore par je ne sais quelle coquetterie de style («Voyez comme
je tiens tête aux interprétations et aux commentaires de Rachi!»):
ce n’était pas son genre. Mais c’était là sa manière familière
(familiale?) de se confronter au débat talmudique. Pourquoi
n’aurait-on pas le droit de contester et d’interpeller Rachi, de lui
demander des comptes, puisque lui et nous avons un identique
respect à l’égard de la Torah et que les uns et les autres ne cher-
chons qu’à étudier, ainsi que le dit la tradition? De plus, il était
en permanence en quête de chemins inconnus qui lui permettent
de renouveler les significations, d’apporter au texte au moins un
éclairage nouveau. Des décennies plus tard, pensant à ce maître,
je me remémorais une formule de Confucius qui s’applique
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CE LIVRE

excellemment à son cas: «Le bon maître est celui qui, tout en
répétant l’ancien, est capable d’y trouver du nouveau.»
Il adorait en particulier proposer à ses élèves des constructions
dialectiques en apparence sans défaut. Il arrachait d’ici «des
montagnes» pour les réinstaller là, ainsi que dit la tradition des
grands rabbis (oker harim). Il réfléchissait vite et il fallait s’ac-
crocher, attacher sa ceinture pour suivre, sans quoi l’élève était
totalement «largué» (cela m’est bien souvent arrivé!) et n’était
plus en mesure de participer à la discussion. Parfois, il semblait
mener une réelle polémique, par-delà les siècles, avec le grand
commentateur français. Il l’apostrophait d’une façon à la fois
curieuse et affectueuse: «Pourquoi Rachi semble-t-il récuser
mon interprétation? Que lui reproche-t-il? Il doit bien y avoir
une raison!» C’était une invitation tacite à chacun des élèves
pour chercher ce qui, dans le raisonnement et les arguments que
lui-même proposait, ne collait décidément pas. Quand l’un
d’entre nous trouvait, le rabbi éprouvait et manifestait une telle
joie qu’on eût dit qu’on venait de lui verser, lui qui ne roulait
assurément pas sur l’or, un salaire royal2.
Ainsi se déroulait l’enseignement: dans une permanente
contestation, c’était jubilatoire, roboratif, enthousiaste, désor-
donné, souvent cacophonique parce que, tout d’un coup, deux
élèves-rabbins ignorant la discussion entreprise et conduite de
son côté par le maître faisaient débat à part, argumentant à haute
voix avec une gestuelle particulière devenue rite. Il y avait – il y
a toujours – au cours de la discussion talmudique des gestes qui
expriment d’eux-mêmes l’interrogation, il y a ceux de l’évi-
dence, ceux des hypothèses à envisager (ah! ce pouce de la main
droite opérant un demi-cercle de la gauche vers la droite!), ceux
enfin qui signifiaient: a-t-on vraiment besoin de nous dire cela?
Nous prendrait-on pour des analphabètes? Pchita: est-ce que
cela ne va pas de soi tout naturellement? De plus, il ne suffisait
pas que quelqu’un reconnaisse avoir fait fausse route, encore fal-
lait-il qu’il explique comment il avait pu penser ce qu’il avait
2. «Le sens trouvé mérite par sa sagesse la recherche qui le révèle», note le philosophe
Emmanuel Levinas.

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LES SAGES DU JUDAÏSME

pensé initialement. On sortait de ces trois heures quotidiennes


d’étude heureux, mais pas toujours avec les idées claires, joyeux
mais, il faut bien le dire, pas très avancés sur le plan de la
connaissance concrète des règles, des ordonnances et des lois.
Nous vivions quotidiennement avec les grandes figures du Tal-
mud. Ces maîtres étaient, d’une certaine façon, nos compagnons.
Il y avait, par-delà les siècles, une telle familiarité entre eux et
nous que nous croyions – bêtement – quasiment tout savoir
d’eux: leur vie et leur caractère. Chacun d’entre nous avait ses
préférés: Resh Lakish pour les uns, rabbi Yohanane pour les
autres. Tel prenait position pour Rav et tel autre pour Shmouël.
Les uns revendiquaient avec passion les choix éthiques et idéo-
logiques de Hillel, les autres défendaient bec et ongles les exi-
gences, pourtant minoritaires, de Shammaï. Certains parmi nous
se prenaient d’une véritable affection pour tel docteur de la Loi
en rupture avec le Sanhédrin ou en délicatesse avec les pouvoirs
romains. Les uns aimaient la poésie des légendes les plus mani-
festement imaginaires ou mythiques, les autres les considéraient,
au contraire, comme des exagérations sans grand intérêt. Je me
souviens de tel de mes compagnons d’étude qui, non sans cou-
rage, vouait – et surtout la proclamait haut et fort – une réelle
admiration pour le docteur de la Loi rebelle Élisha ben Avouya,
ce qui lui valait régulièrement d’être traité par un autre élève,
excusez du peu, d’impie et d’incroyant (installé en Israël, ingé-
nieur aéronautique, il est en effet devenu entre-temps l’un et
l’autre, tandis que l’élève accusateur est, lui, tout naturellement
devenu… rabbin). On avait l’impression d’une certaine manière
que, mutatis mutandis, à notre très modeste échelle d’élèves-
rabbins, nous poursuivions, sur les bancs de cette yechivah ins-
tallée à l’extrémité occidentale du Maghreb, les mêmes discus-
sions et les mêmes joutes que celles qui, vingt siècles plus tôt,
divisaient en deux les académies de Soura et celles de Poumbé-
dita. Bref, nous poursuivions fidèlement la vie du Talmud.
Les années ont passé. L’école rabbinique a, depuis longtemps,
par décret de l’Histoire – comme tout le judaïsme d’Afrique du
Nord – fermé ses portes. Mais il me reste au fond de la gorge,
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CE LIVRE

sous forme de sanglots, le souvenir de quelques mélodies talmu-


diques, de telle empoignade fraternelle sur le sens véritable d’un
verset de la Bible, des jeux et des exercices de pilpoul que nous
menions et qui ressemblaient à des parties de tennis, de certaines
fulgurances intellectuelles, spirituelles ou mystiques de mon
père et de mes maîtres.
J’ai voulu revisiter ces docteurs de la Loi qui me furent naguère
familiers. Leur demander aujourd’hui ce qu’a été leur vie quoti-
dienne et ce qu’ont été leurs combats. Comparer le judaïsme
qu’ils défendaient alors avec celui, multiforme et par moments
désenchanté ou disgracieux, que j’observe en action tous les jours
autour de moi. Chercher à comprendre comment ils ont toujours
réussi, eux, à résister et à maintenir, à vivre en harmonie avec leur
environnement, à se protéger contre la méchanceté du monde.
Que disent-ils de l’absolu et du sens de la vie? Comment ont-ils
pu, dans les circonstances les plus désespérées, mobiliser les res-
sources du moi? J’ai cherché à me réfugier, l’espace de ce livre,
comme un enfant qui a peur face à l’évolution du monde et à la
nouvelle et décidément omniprésente haine des juifs, auprès de
ces maîtres pour retrouver quelques-uns de leurs repères et les
moteurs ou les ingrédients de leur millénaire sagesse.
Ce sont ces maîtres qui ont façonné les formes générales du
judaïsme, ses croyances et ses pratiques, ses rites et ses méta-
physiques, ses notions et ses concepts, ses refus et ses idéaux.
Ils ont en grande partie déterminé l’image de la nation, défini les
principes dominants de l’être juif. Leur vie est marquée par la
passion de l’étude et de la connaissance. Ils personnifient à
jamais la vocation du juif qui est, depuis toujours, celle d’inter-
roger, de questionner incessamment: pourquoi? Comment?
C’est ce qu’ont d’ailleurs fait, après eux, les maîtres du hassi-
disme et ceux de la kabbale (peut-être les juifs d’aujourd’hui ne
savent-ils plus interroger? Peut-être sont-ils désormais enfermés
dans des certitudes?). L’époque à laquelle ces sages ont vécu est,
ainsi que le note l’historien Itzhak Baer, celle où est posé le fon-
dement de toutes les facettes de la tradition juive.
Pourquoi seraient-ils tous construits sur le même moule? On
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LES SAGES DU JUDAÏSME

observe, en étudiant leur monde, différents courants idéolo-


giques comme dans toute société humaine. Il y a ceux qui, en
même temps que la Torah, connaissent les œuvres grecques et
classiques et subissent des influences extérieures, et d’autres qui
vouent toutes ces œuvres, qu’elles soient grecques ou romaines,
aux gémonies. Les uns sont sévères à l’excès, intransigeants; les
autres, au contraire, font preuve d’universalisme, d’esprit d’ou-
verture et se soucient grandement des autres. On trouve parmi
eux des humbles mais aussi des hommes suffisants et même
orgueilleux. Il y a ceux qui ont la sagesse de la tête et qui recher-
chent la vérité, et ceux qui ont celle du cœur et qui recherchent le
bien. Et il y a ceux qui ont la grâce de posséder les deux.
Tel est obsédé par l’urgente nécessité de ne jamais se couper
des couches populaires; tel autre considère le statut de docteur
de la Loi comme une dignité qui n’a pas à se compromettre avec
la multitude. Mais qu’ils occupent ou non des fonctions offi-
cielles, ils se pensent toujours comme des leaders, des guides
intellectuels et des dirigeants. Leur seul point commun: leur auto-
rité procède uniquement de la connaissance de la Torah. Tous
considèrent que l’étude est l’instrument de la Rédemption par
excellence: c’est là que résident tout à la fois le culte de Dieu3 et
le creuset de la condition juive. Tous partagent l’opinion qu’ex-
primera, des siècles plus tard, Hayim de Volozhin: si les juifs
cessaient d’étudier, le monde retournerait au tohu bohu originel.
De plus, ils ne sont pas attentifs aux seuls événements de la vie
religieuse. Ils se préoccupent des aspects politiques de la vie de la
cité, de leur environnement, de ce qui se dit, de la situation sociale
et matérielle de leur communauté, des perspectives de son avenir
et des dangers qui éventuellement la menacent.
Socialement, ils représentent toutes les couches et tous les
métiers. Qu’ils vivent dans le centre de la Babylonie ou dans
celui d’Eretz Israël, ils ont tous des origines diverses. Cela va du

3. «En me plongeant dans l’étude, j’ai la sensation que le Saint béni soit-Il se tient der-
rière moi, sa main sur mon épaule, examinant la page, demandant sur quel sujet je planche.
Ce n’est pas un effet de mon imagination, mais une expérience réelle», dit le rabbin Solo-
veitichik.

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CE LIVRE

prêtre à l’artisan, de l’homme fortuné au nécessiteux, du paysan


à l’aristocrate, du médecin au marchand ambulant, de l’ouvrier
journalier au fils de prosélyte. Mais les uns et les autres ne son-
gent qu’à la façon d’assurer la pérennité du peuple et la survie du
judaïsme. Comment transmettre les nourritures spirituelles aux
générations montantes? Comment garantir la cohésion du
peuple? Par des mises en garde? Des leçons morales? En tirant
la sonnette d’alarme face au danger de dilution des traditions?
Ils savent par expérience que cela ne suffit pas.
Il faut prêcher d’exemple, montrer au peuple la voie à suivre,
éveiller à la sagesse, galvaniser les énergies, être constamment à
l’écoute des difficultés des gens et aménager les décrets et les
ordonnances en tenant compte des circonstances de temps et de
lieu. Faire de sorte que le sage soit lui-même source d’inspira-
tion et modèle de vie, qu’il rayonne comme exemple. On dit
ainsi que rabbi Akiva savait se servir du rire pour dissiper la
douleur et le désespoir.
Mais il y a aussi les contes et les légendes que ces sages suscitent
en abondance et qui occupent dans le récit talmudique une grande
place. Moins pour qu’on en tire vraiment des règles normatives que
pour faire rêver et pour donner un enseignement éthique. Légendes
irrationnelles, surréalistes, irréelles? Maïmonide les considère
comme des textes poétiques, des métaphores, des allégories qui
servent à conforter des coutumes. Elles ont pour fonction de dire, à
leur manière, les désirs, les douleurs et les espérances des hommes.
Elles illustrent un enseignement, mettent en scène ou en exergue
une vertu, fournissent aux fidèles des repères.
Il arrive d’ailleurs qu’une même légende soit racontée, presque
dans des termes identiques, à propos d’un maître du deuxième
siècle et d’un autre docteur de la Loi ayant vécu deux siècles
plus tard. Preuve que ces petites pièces poétiques ne sont pas de
l’Histoire mais ont une portée essentiellement symbolique et spi-
rituelle.
Ce livre est une invitation à rencontrer ces maîtres et à écouter
ce qu’ils ont à nous dire aujourd’hui de leur époque et de leur
liberté, de leurs inquiétudes et de leurs angoisses, mais aussi de
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LES SAGES DU JUDAÏSME

ces légendes dont ils sont les héros. Il propose une sorte de dia-
logue avec ce kaléidoscope de personnages. Une libre prome-
nade dans ce que Bashevis Singer appelle «les paysages de la
mémoire», dans cette galerie de sages dont la grande caractéris-
tique est d’être des esprits constamment en éveil. Parmi les cen-
taines d’illustres figures du panorama talmudique, j’ai choisi de
raconter des maîtres qui m’ont fait rêver ou pleurer, qui m’ont
fasciné ou irrité, ceux que l’on considère généralement comme
des maillons dans la chaîne de générations, «monuments du
passé et modèles pour l’avenir».
J’ai cherché à retenir dans ces pages quelque trace de leur vie
ou de leur œuvre. Souvent il s’agit de biographies qui n’ont rien
d’historique: elles ont été parfois un peu arrangées par des dis-
ciples ou par la vox populi, soucieux d’exprimer ainsi l’admira-
tion populaire. Mais il est sûr que ces personnages ont pris une
grande part dans l’aventure spirituelle de l’humanité. Ils ont
notamment cherché à reformuler à leur manière les idéaux des
prophètes bibliques.
Saint Augustin, le plus célèbre des pères de l’Église latine, avait
raison d’écrire: «C’est à la vérité un fait surprenant que le peuple
juif n’ait jamais abandonné ses lois, que ce soit sous le règne des
rois païens ou sous la domination des chrétiens. Il n’est ni empe-
reur ni roi qui, les trouvant dans son pays, ait été capable d’em-
pêcher les juifs de se démarquer, par l’observance de leur Loi, du
reste de la famille des autres peuples4.»
Et ce ne fut pas là le moindre résultat de dix siècles d’activité
de ces maîtres, veilleurs et éveilleurs, éclaireurs constamment
sur le qui-vive. Buissons ardents.
Voici ces maîtres. Ils siègent tous au saint des saints de la
mémoire juive.

4. D’après Éphraïm Urbach, Les Sages d’Israël, Paris, Le Cerf-Verdier, 1996, p. 541.
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Deux réformateurs
Chma’yah et Avtalione

Ils ont été, l’un et l’autre, chefs du Sanhédrin. C’est à eux deux
que Hillel et Shammaï doivent leur formation et, d’une certaine
façon, leur carrière. Pourtant, curieusement, ni l’un ni l’autre n’a
accédé à la modeste dignité d’être appelé «rabbi». Maïmonide,
le grand commentateur et philosophe du Moyen Âge, explique
que, au contraire, les titres traditionnels en usage à leur époque
n’étaient pas suffisants pour eux. La seule manière qu’on ait
trouvée de manifester la reconnaissance qui leur était due,
ajoute-t-il, c’est de les appeler «comme on appelle les prophètes
d’Israël», de leur simple nom: Chma’yah et Avtalione. Ils
constituent un des cinq duos ou tandems de la littérature talmu-
dique. Au lendemain de l’époque de «la Grande Synagogue»,
cette institution de couples a été fondée dans le but de décider
des affaires de la communauté juive, mais aussi pour assurer
l’administration et la bonne marche intellectuelle et morale du
Sanhédrin. Le premier nommé de chacun de ces «couples» est
considéré comme président, et le second est le «chef du tribu-
nal» (av Beth Din). Il y eut, au total, cinq tandems de cette
nature dans l’histoire du Sanhédrin: Yossi ben Yoezer de Zéréda
et Yossi ben Yohanane de Jérusalem; Yehoshoua ben Perahya et
Nittaï d’Arbelle; Yehouda ben Tabbaï et Shimone ben Chetah;
Chma’yah et Avtalione et enfin Hillel et Shammaï.
Nos deux héros ne sont naturellement pas aussi connus que leurs
disciples Hillel et Shammaï, mais ils sont indiscutablement les deux
grands maîtres de leur génération, celle de la fin de la période his-
torique des Hasmonéens, au premier siècle avant l’ère chrétienne.
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DEUX RÉFORMATEURS

Une tradition veut qu’ils soient, l’un et l’autre, issus de familles


converties au judaïsme. Selon certains historiens, ils seraient les
descendants du roi assyrien Sennacheriv. Selon d’autres, ils
appartiendraient plutôt à la dynastie d’un chef militaire: le géné-
ral Sisera. Ce qui est sûr, c’est que la période au cours de laquelle
ils assurent la responsabilité de la marche du Sanhédrin (le mot est
la forme hébraïsée du terme grec sunhedrion, qui signifie
«conseil») est marquée par des troubles. Ils voudraient bien l’un
et l’autre – par vocation, par goût mais aussi par stratégie ou par
prudence – ne pas avoir à s’occuper de questions politiques. La
réorganisation et l’animation des maisons d’étude et des institu-
tions religieuses et spirituelles leur suffiraient. Ils ne souhaitent
profondément qu’une chose: la paix avec les autorités romaines.
Ils veillent à ne pas leur procurer le moindre prétexte à continuer
à s’en prendre aux Pharisiens. Ils prennent même pour cela une
décision inhabituelle: ils limitent le nombre d’étudiants admis
dans leurs maisons d’étude en établissant une taxe d’entrée, un
quart de dinar payé aux appariteurs. Ils éloignent ainsi de leurs
cercles d’étude ceux qui n’ont rien à y faire et surtout des gens
malintentionnés. De plus, ils n’ont jamais considéré qu’une mai-
son d’étude brille par le nombre de ses étudiants, mais uniquement
par la qualité de son enseignement.
Il se trouve cependant que, depuis leur élection à la tête du
Sanhédrin, ils sont confrontés à une détérioration incessante de
la situation de leur communauté. Ils n’ont pas le choix: comme
chefs de l’institution la plus représentative des juifs, ils sont pla-
cés devant l’obligation de traiter aussi de questions administra-
tives et politiques.
C’est l’époque au cours de laquelle le roi Antipater nomme
l’un de ses fils, Hérode, gouverneur de Galilée, et un autre fils,
Phasaël, gouverneur de Judée. Les habitants de Galilée sont uni-
versellement connus pour leur esprit d’indépendance et leur
amour de la liberté. Ils ne sacrifient pas seulement leur argent,
observe un traité du Talmud, ils sont courageux au point d’ac-
cepter de se sacrifier eux-mêmes s’il le faut. Ils ruent dans les
brancards. Ils ne marchent pas droit. Il y a des velléités de
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Les Plus Belles Légendes juives


Seuil, « Points Sagesses », n° 134, 1998

Les Chemins de la Kabbale


(avec Moshé Idel)
Albin Michel, 2000

Le Grand Livre des proverbes juifs


(traduits et présentés par Victor Malka)
Presses du Châtelet, 2002

Maxi Proverbes juifs


(édition établie par Victor Malka)
Marabout, 2003

Petites étincelles de sagesse juive


(édition établie par Victor Malka)
Albin Michel, 2004

Avons-nous assez divagué


Lettre à mes amis musulmans
Albin Michel, 2005

Mots d’esprit de l’humour juif


Seuil, « Points Sagesses » n° 210, 2006
RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL
NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S À LONRAI
DÉPÔT LÉGAL : JANVIER 2007. N° 91753 ( )
IMPRIMÉ EN FRANCE

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