Les Sages Du Judaïsme
Les Sages Du Judaïsme
Les Sages Du Judaïsme
com
Les Sages
du judaïsme
Retrouver ce titre sur Numilog.com
Retrouver ce titre sur Numilog.com
Victor Malka
Les Sages
du judaïsme
Vie et enseignements
Éditions du Seuil
Retrouver ce titre sur Numilog.com
ISBN 978-2-0212-8472-0
(ISBN 2-02-048600-8, 1re publication)
Ce livre
12
Retrouver ce titre sur Numilog.com
CE LIVRE
ne l’a jamais su, parce que nul ne lui a posé la question. Quand il
arrivait au cours, avant que le récitant de service ne commence
l’étude du texte, il prenait soin, régulièrement – c’était un ardent
sioniste, de cœur et de raison –, de me demander quelles étaient
les informations de la journée en provenance d’Israël. Quand je
finissais de résumer ce que j’avais entendu à la radio et lu dans
différents journaux, on passait à l’étude de la page du traité tal-
mudique à l’ordre du jour. Le rabbi avait un sens très exigeant et
une définition bien ambitieuse de l’étude. Il la considérait
comme le plus beau jeu, le sport le plus complet inventé par les
juifs et, au total, comme la plus noble activité humaine. Le pil-
poul était, pour lui, la plus solide des gymnastiques de l’esprit. Il
laissait le récitant chargé de commenter le récit talmudique le
dérouler selon les interprétations ordinaires ou classiques. Mais
son intelligence était à l’affût de la vie du texte, des ambiguïtés
des mots, de leurs curiosités, de leur rythme, de leurs résonances
ou de leurs dérives. Il cherchait dans les détours des phrases,
dans les interstices des termes utilisés, la possibilité de penser
autre chose ou autrement. «Relisez donc ce qu’explique notre
maître Rachi à ce propos!» disait-il souvent au récitant de ser-
vice. Quand il trouvait une faille, tout son être s’enthousiasmait:
«Je demande humblement pardon à notre guide Rachi – et, révé-
rence gardée – bimkhila mikvodo –, mais là, il n’a rien compris
au texte.» Il ne disait pas cela par vantardise, inconscience ou
encore par je ne sais quelle coquetterie de style («Voyez comme
je tiens tête aux interprétations et aux commentaires de Rachi!»):
ce n’était pas son genre. Mais c’était là sa manière familière
(familiale?) de se confronter au débat talmudique. Pourquoi
n’aurait-on pas le droit de contester et d’interpeller Rachi, de lui
demander des comptes, puisque lui et nous avons un identique
respect à l’égard de la Torah et que les uns et les autres ne cher-
chons qu’à étudier, ainsi que le dit la tradition? De plus, il était
en permanence en quête de chemins inconnus qui lui permettent
de renouveler les significations, d’apporter au texte au moins un
éclairage nouveau. Des décennies plus tard, pensant à ce maître,
je me remémorais une formule de Confucius qui s’applique
14
Retrouver ce titre sur Numilog.com
CE LIVRE
excellemment à son cas: «Le bon maître est celui qui, tout en
répétant l’ancien, est capable d’y trouver du nouveau.»
Il adorait en particulier proposer à ses élèves des constructions
dialectiques en apparence sans défaut. Il arrachait d’ici «des
montagnes» pour les réinstaller là, ainsi que dit la tradition des
grands rabbis (oker harim). Il réfléchissait vite et il fallait s’ac-
crocher, attacher sa ceinture pour suivre, sans quoi l’élève était
totalement «largué» (cela m’est bien souvent arrivé!) et n’était
plus en mesure de participer à la discussion. Parfois, il semblait
mener une réelle polémique, par-delà les siècles, avec le grand
commentateur français. Il l’apostrophait d’une façon à la fois
curieuse et affectueuse: «Pourquoi Rachi semble-t-il récuser
mon interprétation? Que lui reproche-t-il? Il doit bien y avoir
une raison!» C’était une invitation tacite à chacun des élèves
pour chercher ce qui, dans le raisonnement et les arguments que
lui-même proposait, ne collait décidément pas. Quand l’un
d’entre nous trouvait, le rabbi éprouvait et manifestait une telle
joie qu’on eût dit qu’on venait de lui verser, lui qui ne roulait
assurément pas sur l’or, un salaire royal2.
Ainsi se déroulait l’enseignement: dans une permanente
contestation, c’était jubilatoire, roboratif, enthousiaste, désor-
donné, souvent cacophonique parce que, tout d’un coup, deux
élèves-rabbins ignorant la discussion entreprise et conduite de
son côté par le maître faisaient débat à part, argumentant à haute
voix avec une gestuelle particulière devenue rite. Il y avait – il y
a toujours – au cours de la discussion talmudique des gestes qui
expriment d’eux-mêmes l’interrogation, il y a ceux de l’évi-
dence, ceux des hypothèses à envisager (ah! ce pouce de la main
droite opérant un demi-cercle de la gauche vers la droite!), ceux
enfin qui signifiaient: a-t-on vraiment besoin de nous dire cela?
Nous prendrait-on pour des analphabètes? Pchita: est-ce que
cela ne va pas de soi tout naturellement? De plus, il ne suffisait
pas que quelqu’un reconnaisse avoir fait fausse route, encore fal-
lait-il qu’il explique comment il avait pu penser ce qu’il avait
2. «Le sens trouvé mérite par sa sagesse la recherche qui le révèle», note le philosophe
Emmanuel Levinas.
15
Retrouver ce titre sur Numilog.com
CE LIVRE
3. «En me plongeant dans l’étude, j’ai la sensation que le Saint béni soit-Il se tient der-
rière moi, sa main sur mon épaule, examinant la page, demandant sur quel sujet je planche.
Ce n’est pas un effet de mon imagination, mais une expérience réelle», dit le rabbin Solo-
veitichik.
18
Retrouver ce titre sur Numilog.com
CE LIVRE
ces légendes dont ils sont les héros. Il propose une sorte de dia-
logue avec ce kaléidoscope de personnages. Une libre prome-
nade dans ce que Bashevis Singer appelle «les paysages de la
mémoire», dans cette galerie de sages dont la grande caractéris-
tique est d’être des esprits constamment en éveil. Parmi les cen-
taines d’illustres figures du panorama talmudique, j’ai choisi de
raconter des maîtres qui m’ont fait rêver ou pleurer, qui m’ont
fasciné ou irrité, ceux que l’on considère généralement comme
des maillons dans la chaîne de générations, «monuments du
passé et modèles pour l’avenir».
J’ai cherché à retenir dans ces pages quelque trace de leur vie
ou de leur œuvre. Souvent il s’agit de biographies qui n’ont rien
d’historique: elles ont été parfois un peu arrangées par des dis-
ciples ou par la vox populi, soucieux d’exprimer ainsi l’admira-
tion populaire. Mais il est sûr que ces personnages ont pris une
grande part dans l’aventure spirituelle de l’humanité. Ils ont
notamment cherché à reformuler à leur manière les idéaux des
prophètes bibliques.
Saint Augustin, le plus célèbre des pères de l’Église latine, avait
raison d’écrire: «C’est à la vérité un fait surprenant que le peuple
juif n’ait jamais abandonné ses lois, que ce soit sous le règne des
rois païens ou sous la domination des chrétiens. Il n’est ni empe-
reur ni roi qui, les trouvant dans son pays, ait été capable d’em-
pêcher les juifs de se démarquer, par l’observance de leur Loi, du
reste de la famille des autres peuples4.»
Et ce ne fut pas là le moindre résultat de dix siècles d’activité
de ces maîtres, veilleurs et éveilleurs, éclaireurs constamment
sur le qui-vive. Buissons ardents.
Voici ces maîtres. Ils siègent tous au saint des saints de la
mémoire juive.
4. D’après Éphraïm Urbach, Les Sages d’Israël, Paris, Le Cerf-Verdier, 1996, p. 541.
Retrouver ce titre sur Numilog.com
Deux réformateurs
Chma’yah et Avtalione
Ils ont été, l’un et l’autre, chefs du Sanhédrin. C’est à eux deux
que Hillel et Shammaï doivent leur formation et, d’une certaine
façon, leur carrière. Pourtant, curieusement, ni l’un ni l’autre n’a
accédé à la modeste dignité d’être appelé «rabbi». Maïmonide,
le grand commentateur et philosophe du Moyen Âge, explique
que, au contraire, les titres traditionnels en usage à leur époque
n’étaient pas suffisants pour eux. La seule manière qu’on ait
trouvée de manifester la reconnaissance qui leur était due,
ajoute-t-il, c’est de les appeler «comme on appelle les prophètes
d’Israël», de leur simple nom: Chma’yah et Avtalione. Ils
constituent un des cinq duos ou tandems de la littérature talmu-
dique. Au lendemain de l’époque de «la Grande Synagogue»,
cette institution de couples a été fondée dans le but de décider
des affaires de la communauté juive, mais aussi pour assurer
l’administration et la bonne marche intellectuelle et morale du
Sanhédrin. Le premier nommé de chacun de ces «couples» est
considéré comme président, et le second est le «chef du tribu-
nal» (av Beth Din). Il y eut, au total, cinq tandems de cette
nature dans l’histoire du Sanhédrin: Yossi ben Yoezer de Zéréda
et Yossi ben Yohanane de Jérusalem; Yehoshoua ben Perahya et
Nittaï d’Arbelle; Yehouda ben Tabbaï et Shimone ben Chetah;
Chma’yah et Avtalione et enfin Hillel et Shammaï.
Nos deux héros ne sont naturellement pas aussi connus que leurs
disciples Hillel et Shammaï, mais ils sont indiscutablement les deux
grands maîtres de leur génération, celle de la fin de la période his-
torique des Hasmonéens, au premier siècle avant l’ère chrétienne.
21
Retrouver ce titre sur Numilog.com
DEUX RÉFORMATEURS