L'Art Comme Expérience
L'Art Comme Expérience
L'Art Comme Expérience
L’art
comme expérience
Présentation de l’édition française
par Richard Shusterman
Gallimard
John Dewey (1859-1952) est un des piliers de la tradition philosophique américaine dite
« pragmatisme » et fondée par Charles S. Peirce et William James. Au centre de cette tradition, il y a
l’enquête, c’est-à-dire la conviction qu’aucune question n’est a priori étrangère à la discussion et à la
justification rationnelle. Dewey a porté cette notion d’enquête le plus loin : à ses yeux, il n’y a pas de
différence essentielle entre les questions que posent les choix éthiques et moraux et celles qui ont une
signification et une portée plus directement cognitives. Aussi aborde-t-il les questions morales dans un
esprit d’expérimentation — ce qui tranche considérablement avec la manière dont la philosophie les
aborde d’ordinaire, privilégiant soit la subjectivité et la vie morale, soit les conditions sociales et
institutionnelles. Le pragmatisme de Dewey et sa théorie de l’enquête ont mis en évidence cette dernière
dimension sociale et institutionnelle et l’ont associée à une conception de la démocratie qui constitue
elle-même une face importante de l’enquête et de ses enjeux. Dépassant la distinction habituelle des deux
pôles individuel et collectif de la moralité, Dewey reconduit les questions portant sur des valeurs à leur
contexte d’interaction : l’expérimentation morale est symétrique et solidaire de l’expérimentation sociale.
Dewey, fondamentalement, est un philosophe de la démocratie, plus que James ou Peirce. Il a étendu
les conséquences des principes pragmatistes — et en particulier de celui de l’enquête — à la philosophie
politique : la démocratie est dès lors affranchie de toute subordination philosophique ou institutionnelle.
« La démocratie n’est pas une forme de gouvernement », aimait-il répéter, nul ne saurait donc y voir une
figure historique du pouvoir, caractérisée par tel ou tel prédicat idéologique, philosophique ou
institutionnel. Au contraire, elle est investie d’une signification normative : elle est à elle-même sa propre
norme, en ce qu’elle définit de manière immanente les conditions pragmatiques de l’interlocution, de la
discussion rationnelle, et par conséquent de l’enquête comme forme élaborée et socialisée de l’expérience.
PRÉSENTATION
DE L’ÉDITION FRANÇAISE
Bien que le mot pragmatisme n’y soit à aucun moment prononcé, L’art
comme expérience, de John Dewey, est le livre qui a inscrit pour la première fois
l’esthétique pragmatiste sur la carte philosophique. Si toutefois Dewey semble
avoir préféré ne pas mettre ce terme en relief, ce n’est pas sans raisons.
« Pragmatique » est étroitement lié à « pratique », c’est-à-dire, précisément, à
l’idée à laquelle l’esthétique, depuis Kant, n’a cessé de s’opposer, en se
définissant le plus souvent par son absence d’intérêt ou de fin. S’il avait dû
décrire explicitement son esthétique nouvelle comme pragmatiste, Dewey
aurait suscité un scepticisme qui aurait privé ses conceptions d’une juste
réception. À quoi il faut ajouter que le courant pragmatiste était alors
dépourvu d’une réelle tradition esthétique sur laquelle il lui eût été possible de
s’appuyer. Or, un tel défaut ne pouvait qu’encourager l’idée préconçue selon
laquelle le pragmatisme n’avait rien à offrir de bon aux arts et leur était
étranger. Ni C. S. Peirce (qui conçut le premier le pragmatisme et lui donna
son nom) ni William James (qui en fit un mouvement connu dans le monde
entier et convertit Dewey) n’ont apporté une contribution dans ce domaine,
malgré le volume et l’ampleur du champ que couvrent leurs écrits.
On aurait toutefois tort d’en conclure que ces pères fondateurs du
pragmatisme ont considéré la dimension esthétique comme sans importance,
et qu’ils n’ont en rien contribué à notre compréhension de l’art et de la
critique. Fondateur de la sémiotique, Peirce a permis à la théorie des symboles
et de l’interprétation de réaliser des progrès qui ont enrichi l’esthétique. Parce
qu’il appréciait le rôle du jeu dans la pensée et l’expression créatives (qu’il
s’efforçait de saisir au moyen d’un étrange concept qu’il avait baptisé
« musement »), Peirce a également fait de la qualité immédiatement sensible de
l’expérience (si importante pour l’esthétique) sa première catégorie de
conscience : la « priméité ». Il a mis en relief la continuité et la collaboration de
l’éthique et de l’esthétique, en allant jusqu’à « placer l’éthique sous la
dépendance de l’esthétique, et à traiter ce qui est moralement bon […] comme
une espèce particulière de ce qui est esthétiquement bon ». Si « l’éthique est la
science de la méthode qui permet de parvenir au contrôle de soi », afin
d’obtenir ce qu’on désire, « ce qu’il nous appartient de désirer […] sera de
rendre [notre] vie belle et admirable. Or la science de l’Admirable est
l’esthétique même1 ».
William James, que son goût raffiné, sa vaste culture et son amour de l’art
orientèrent primitivement vers la carrière de peintre, n’a cependant presque
rien offert à l’esthétique philosophique sur le plan théorique, convaincu qu’il
était que ses principes formels abstraits et ses définitions discursives étaient
condamnés à passer à côté (et tendaient même à obscurcir) des subtilités
ineffables de l’art, lesquelles, dans l’expérience esthétique réelle, font toute la
différence. Mais James considérait la dimension esthétique de l’expérience (ses
qualités immédiatement et distinctement senties, bien qu’ineffables, et l’attrait
que ces qualités exercent sur nos esprits et notre comportement) comme
extrêmement importante, bien au-delà du seul domaine de l’art. À ses yeux, de
telles considérations esthétiques pénétraient profondément nos perspectives
éthiques et philosophiques ; il prétendait même que les désaccords entre visions
du monde rivales étaient largement subordonnés à des désaccords
« esthétiques » ou à des conflits de tempérament. James porta aussi une
attention toute particulière aux émotions esthétiques dans lesquelles il voyait
des « émotions d’une subtilité supérieure » (accompagnant les sentiments
intellectuels et moraux), comme le montre son célèbre chapitre sur les
émotions dans ses Principles of Psychology.
À en juger à partir de ses ancêtres américains, les idées particulières de
Dewey sur l’art ne doivent apparemment que très peu de chose à James (et
encore moins à Peirce), en comparaison de ce qu’elles partagent avec Ralph
Waldo Emerson, dont l’inspiration a été célébrée par James et Dewey, et en qui
on voit souvent un pragmatiste avant la lettre, bien que son style, à mi-chemin
de la poésie et de l’essai, soit étranger à tout argument philosophique
systématique. Ses célèbres essais (en particulier, celui sur l’« Art », cité par
Dewey dans un texte plus ancien, mais non dans L’art comme expérience)
soulignent les thèmes mêmes qui font paraître l’esthétique de Dewey si
étonnamment originale et pragmatique. Je n’en retiendrai ici que quatre2.
Parmi ces thèmes, il y a d’abord le naturalisme somatique et la
fonctionnalité, tous deux marquants et apparentés. L’art est non pas
l’émanation spirituelle éthérée d’une muse céleste lointaine, mais une excrétion
incarnée, expressivement épurée, des énergies naturelles présentes dans nos
transactions vivantes avec notre environnement naturel et culturel, orientée
vers un accomplissement supérieur de la vie. Tout comme Emerson dit de l’art
qu’il est « la nature transformée par l’alambic humain », Dewey prétend que le
naturalisme, au sens le plus large et le plus profond du mot nature, est pour
tout grand art une nécessité, car « sous le rythme présent dans tout art et dans
toute œuvre de l’art se tient […] le fondement structurant les relations entre
l’être vivant et son environnement ». L’art n’est pas à lui-même sa propre fin, ce
que nous recherchons en lui, c’est une possibilité de vie meilleure, propice à
« la créature totale dans l’unité de son principe vital ». Dewey s’oppose à la
tradition kantienne dominante qui rejette la fonctionnalité au profit de la pure
forme ; au contraire, il en affirme toute l’ampleur, en même temps qu’il
souligne le plaisir qui s’attache à l’expérience artistique immédiate. « L’art
répond à de multiples fins […]. Il sert la vie plus qu’il ne prescrit un mode de
vie défini et limité » ; sa valeur est « instrumentale autant que finale ».
Répudiant l’opposition de l’art et de la vie, si fréquente dans la théorie
esthétique, Dewey partage avec Emerson son refus de distinguer la beauté de
son usage, distinction qui contredit les lois de la nature. Bien entendu, Dewey
est loin de contester les valeurs propres de la forme artistique. L’étroite amitié
qui le lia à Alfred C. Barnes, le riche collectionneur qui exerça une très forte
influence sur son esthétique, et à qui L’art comme expérience est dédié, lui
donna l’occasion d’en prendre toute la mesure. L’importance qu’il attache à
l’unité dit assez son intérêt pour la forme, conçue de manière ample et
dynamique, à même d’intégrer l’organisation des énergies vitales plus que les
seules lignes ou les seules structures.
Mais il ne suffit pas de répondre aux exigences de la forme artistique. Une
intensité ou une vivacité d’expérience est encore nécessaire pour tout ce qui ne
vaut pas par soi-même, mais nourrit notre propension à un épanouissement
supérieur. Dewey partage avec Emerson une vision mélioriste au regard de
laquelle « Il y a mieux à faire pour l’art que les arts […]. Rien moins que la
création de l’homme et de la nature. » Le méliorisme, en esthétique, signifiait
non seulement que l’art devait être développé de manière à enrichir notre
expérience, mais aussi qu’il appartenait à l’esthétique de fournir un aiguillon
critique pour une intervention active destinée à cela (en accroissant à la fois
notre expérience de l’art et celle du monde dans toute son étendue), au lieu de
se limiter à des abstractions scolastiques détachées des réalités concrètes et des
conflits de la culture contemporaine. Ainsi Dewey épousait-il la conception
ardemment démocratique de l’art qui fut celle d’Emerson, en s’opposant à
l’élitisme ségrégationniste de la haute culture, qui divise la société et assèche les
sources de l’invention. Tout comme Emerson se prononce en faveur de « la
littérature du pauvre, des sentiments de l’enfant, de la philosophie de la rue, du
sens de la vie domestique », dans lesquels il voit « les questions du temps » qu’il
appartient à l’art de prendre en charge, Dewey condamne « la conception
muséale des beaux-arts » qui refuse à la culture populaire toute légitimité
esthétique. « La théorie philosophique ne s’est intéressée qu’aux arts portant la
marque de la reconnaissance. Les arts populaires ont dû se développer, mais ils
n’ont pas suscité la moindre attention. Ils n’étaient pas dignes d’être
mentionnés dans la discussion théorique. ». Mais Dewey lui-même,
malheureusement, ne leur a consacré dans aucune de ses études le soin,
l’appréciation ou la justification critique qu’appellent pourtant ses propres
remarques.
Le caractère pragmatique de ces thèmes est à ce point évident que Dewey
n’avait aucune raison de mettre explicitement l’accent sur ce point, surtout si
l’on pense au fait que, selon la doxa dominante, pragmatique s’oppose
essentiellement à esthétique, et aussi à ceci que son propre pragmatisme avait
dû récemment subir l’accusation d’être préoccupé, de manière utilitaire et
technocratique, par les réalités instrumentales, au point de se montrer
insensible aux valeurs de l’imagination et aux finalités supérieures de l’art. En
fait, L’art comme expérience fut spécialement écrit pour apporter une réponse à
l’accusation d’une inadéquation entre pragmatisme et esthétique, laquelle
préoccupait de plus en plus Dewey.
Déjà, pendant la Première Guerre mondiale, Randolph Bourne, un ancien
disciple de Dewey, avait attaqué sa « philosophie de contrôle intelligent » pour
son manque de « vision poétique », et pour sa façon de subordonner les valeurs
et les idéaux de l’imagination aux impératifs de la technique. Une nouvelle
attaque de ce genre eut lieu à la fin des années 1920 lorsque Lewis Mumford
dépeignit la philosophie de Dewey et de James comme « la soumission
pragmatique » à l’industrie capitaliste américaine et à son « type utilitariste de
personnalité ». Mumford reprochait à Dewey de déconsidérer l’art et de le
traiter comme un instrument comme les autres ; ce qu’il condamnait dans le
pragmatisme, c’était son « idéalisation unilatérale des dispositifs pratiques »,
au-delà de tout intérêt comparable pour la faculté artistique d’« imaginer des
fins plus complètes et plus satisfaisantes » et de réaliser les valeurs esthétiques
qui valent par elles-mêmes et ennoblissent néanmoins la vie en ce qu’elles
dépassent le cycle sans fin de l’industrie pratique et de la recherche du profit3.
Après quarante-deux années de travail philosophique, Dewey réalisa qu’il était
grand temps de consacrer spécifiquement un livre à ces questions. En 1929,
invité à donner les premières conférences William James à Harvard, il décida
promptement d’en faire son sujet, en exprimant son désir de « pénétrer dans
un champ qu’[il] n’avait pas abordé systématiquement », l’idée lui en ayant été
donnée par les critiques qui lui avaient été faites. Prononcées en 1931 sous le
titre : « Art and Aesthetic Experience », ces conférences, révisées et enrichies,
furent publiées en 1934 sous le titre : Art as Experience.
S’il reconnaît, avec ces critiques, qu’« il n’existe aucun test qui permette
autant de révéler le côté unilatéral d’une philosophie que la manière dont elle
traite l’art et l’expérience esthétique », Dewey n’en a pas moins le génie de saisir
la stratégie parfaite qui lui permettrait d’aborder l’art avec ampleur et
sympathie, tout en défendant et en approfondissant les lignes essentielles de sa
philosophie dans sa totalité. La clé de cette stratégie réside dans le concept
puissamment polysémique d’expérience, qui était déjà au cœur du
pragmatisme de Dewey (aussi bien que de celui de Peirce et de James4).
Procédant d’une inspiration empirique, plus que de principes a priori (le terme
« empirique » dérive du mot grec qui correspond à expérience), le pragmatisme
conçoit la signification et les croyances à partir de leurs effets expérientiels ; il
s’engage ainsi dans des procédures d’observation et de contrôle expérimental
des hypothèses qui constituent le noyau de la méthode scientifique. Fervent
défenseur de l’enquête empirique et de la méthode expérimentale (y compris
dans un domaine comme celui de l’éthique), Dewey reçut en Chine le titre de
« Monsieur science », ce qui valut à sa philosophie d’être tenue, comme nous
l’avons vu, pour unilatéralement scientifique. Mais l’expérience (comme le fait
clairement apparaître la notion d’expérience esthétique) n’en forme pas moins
le noyau de l’appréciation esthétique et du plaisir qui lui est lié (avec son sens
de valeur intrinsèque), comme l’expérimentation joue un rôle central dans la
création et l’innovation artistiques.
En faisant de l’expérience la clé de sa philosophie de l’art, Dewey se donnait
ainsi le moyen de montrer en quoi son pragmatisme empirique, loin d’être
étroitement scientifique, était au contraire suffisamment riche et unifié pour
surmonter les divisions qui opposent les cultures de l’art et de la science. L’art,
tout comme la science, est le produit de l’expérience intelligente, et dans
chacun de leur champ respectif (dont Dewey souligne la continuité)
l’expérience constitue un test de réussite, en même temps que son
développement en justifie la valeur et la fin. La philosophie elle-même, comme
il l’avait antérieurement observé dans Experience and Nature, devrait être
conçue dans la perspective empirique et mélioriste d’une « étude […] de
l’expérience de la vie », apte à libérer et à développer « les potentialités, propres
à l’expérience quotidienne, de la joie et de la maîtrise de soi ». Tout en
reconnaissant que l’expérience esthétique des beaux-arts (autant que de la
beauté naturelle, des rites et autres choses semblables) se révèle souvent si
originalement intense et si gratifiante dans son unité et sa consommation
qu’elle s’impose alors comme « une expérience », Dewey soutient aussi que la
forme la plus élémentaire de l’expérience esthétique — l’unité immédiatement
saisie qui relie les uns aux autres les éléments d’une expérience — est une
condition nécessaire qui seule permet de faire d’une situation ou d’un état de
choses une expérience cohérente et identifiable. « C’est l’expérience esthétique
qui donc permet au philosophe de comprendre ce qu’est l’expérience »,
conclut-il, en montrant ainsi, n’en déplaise à ses critiques, que l’esthétique est
bien au cœur de toute sa philosophie.
Dans toute son ampleur, la notion d’expérience semble aussi assurer l’unité
d’un grand nombre de dualismes qui nous égarent sitôt que nous pensons à
l’art et à la vie. L’expérience peut être de nature cognitive ou non cognitive ;
elle inclut à la fois le sujet et l’objet, en enveloppant aussi bien le contenu de
l’expérience que la manière dont elle est expérienciée. L’expérience est en même
temps le flux général de la vie consciente, que nous avons tant de mal à saisir,
et ces moments distincts, aigus, qui surgissent de ce flux et constituent « une
expérience ». Parce qu’elle embrasse à la fois le passé, le présent et le futur, elle
renferme la sagesse accumulée de la tradition, célébrée par la pensée
conservatrice, et elle symbolise l’ouverture au changement et à
l’expérimentation que défend la pensée progressiste. L’expérience humaine est
constituée, de part en part, de contextes historiques, sociaux et politiques. En
définissant l’art comme expérience, on se donne les moyens d’accorder à ces
contextes l’attention qu’ils méritent, au lieu d’enfermer l’esthétique dans un
formalisme étroit. En anglais, comme nom et comme verbe, l’expérience
désigne à la fois un événement accompli et un processus ; elle enveloppe à la
fois l’instant immédiat et la durée. Elle appartient à la vie et à l’art, et elle est
essentielle à l’artiste autant qu’au public. On peut l’interpréter comme une
chose qu’une personne engendre par son action, mais aussi comme une chose
qu’elle subit ou qui la submerge, comme on peut l’être par le saisissement
esthétique. La présence de cet aspect plus passif dans le champ de l’expérience
explique peut-être pourquoi Dewey a fini par préférer définir l’art au moyen de
ce concept, au lieu d’avoir recours au concept tout aussi pragmatique et
versatile de pratique, auquel il lui arrive cependant de faire appel.
Mais les multiples significations du concept d’expérience le rendent
problématique pour les philosophies qui privilégient la précision. La réception
de Dewey en a souffert. Bien que son esthétique de l’expérience ait eu un
certain impact dans le monde de l’art, par l’influence qu’elle a eue sur des
artistes comme Thomas Hart Benton, Robert Motherwell, Jackson Pollock et
Allan Kaprow, en contribuant ainsi à des courants aussi divers que
l’expressionnisme abstrait ou le happening, sa philosophie de l’art a été
généralement considérée par les philosophes analytiques comme un
« salmigondis de méthodes contradictoires et de spéculations indisciplinées5 ».
Il s’agit d’un verdict grossièrement injuste, mais il exprime la frustration que
ressentent de nombreux lecteurs, face au style de Dewey et au manque de clarté
et de fermeté de ses formulations. Son usage du concept polysémique
d’expérience n’est pas fait pour produire le maximum de clarté. Lui-même finit
par regretter les confusions que ce terme tend à engendrer. Certains de ses
admirateurs néo-pragmatistes, en particulier Richard Rorty, pensent que c’était
une erreur d’y avoir recours, dans la mesure où il peut paraître nourrir le mythe
d’un donné non linguistique, de la nature d’un fondement. Et même si l’on
partage avec lui une appréciation de ce concept, on peut néanmoins soutenir
que Dewey, en s’attachant à définir par ce moyen l’art et la valeur et à fonder la
cohérence de toute pensée, tente réellement d’en faire trop6.
Mais si Dewey est resté étranger au courant dominant de l’esthétique
analytique, l’intérêt que lui ont accordé certains philosophes américains issus
de ce courant a contribué à faire reconnaître la signification de son œuvre
aujourd’hui. Son historicisme l’aurait probablement conduit à observer que la
meilleure façon de lui être fidèle ne consiste certainement pas à épouser
aveuglément ses conceptions, mais à les développer de manière critique, et à les
réviser à la lumière des conditions nouvelles de l’expérience contemporaine. Je
conclurai cette brève introduction en me tournant vers les principales voies que
les perspectives conçues par Dewey ont permis de tracer dans la seconde moitié
du XXe siècle. Profondément influencé par la théorie deweyienne de
l’expérience esthétique, Monroe Beardsley a fait de ce concept la clé de ses
propres définitions de l’art et des valeurs esthétiques, même si le goût de la
classification qui s’exprime dans ces définitions peut paraître très éloigné des
ambitions moins conservatrices de Dewey. Nelson Goodman, dont l’œuvre
conjugue les principaux aspects de l’esthétique analytique et d’une approche
pragmatiste, a développé pour sa part l’idée de la continuité de l’art et de la
science. En rejetant la notion d’« objets esthétiques autonomes », appréciés
pour le seul plaisir de leur forme, Goodman a mis en relief l’unité
fondamentale que l’art et la science doivent à leur « fonction cognitive
commune ». Aussi l’esthétique doit-elle être située sur le même plan que la
philosophie de la science ; elle doit être « considérée comme partie intégrante
de la métaphysique et de l’épistémologie ». Il n’est pas jusqu’à la valeur
esthétique qui ne se définisse en fonction de l’« excellence cognitive ». Mais
Goodman n’est pas allé jusqu’à reconnaître les fonctions affectives et pratiques
de l’art que Dewey, pour sa part, intégrait à sa dimension cognitive.
En proposant des définitions extrêmement strictes de l’objet d’art,
Goodman insiste avec Dewey sur le fait que l’important, d’un point de vue
esthétique, ce n’est pas ce qu’un objet est, mais la façon dont il fonctionne dans
l’expérience dynamique. C’est pourquoi nous devons substituer à la question :
« Qu’est-ce que l’art ? » la question : « Quand y a-t-il art ? » Goodman offre en
outre une critique de l’idéologie et des pratiques muséales contemporaines qui
s’apparente par son esprit (bien qu’elle en diffère par les arguments) à celle que
Dewey a opposée à la conception muséologique des beaux-arts. Tous deux
mettent en garde contre la fétichisation et la compartimentalisation des objets
d’art, en opposant à cela la maximisation de leur usage actif dans la production
de l’expérience esthétique. Bien qu’il se réclame davantage d’Emerson que de
Dewey, dans ses importantes études sur le cinéma, Stanley Cavell a contribué à
promouvoir un respect intellectuel pour les arts populaires dont Dewey s’était
fait le défenseur, bien que cela ne se soit jamais traduit dans une étude
particulière7.
Tout comme Nelson Goodman a restauré la continuité deweyienne de l’art
et de la science, Richard Rorty a étendu les liens que Dewey avait établis entre
éthique et esthétique en se faisant le défenseur de « la vie esthétique » comme
une éthique d’« enrichissement », d’« extension » et de « création de soi ». La
vision rortyenne de la vie esthétique se situe certainement au cœur de
l’esthétique de Dewey, mais le fait de l’enfermer dans la sphère privée l’en
éloigne, de même que le privilège qui s’y trouve accordé au langage et à la
littérature de la culture supérieure, et par conséquent son incapacité à affronter
les formes d’art populaires et l’expérience incarnée. En rejetant l’importance
accordée par Dewey à l’expérience, Rorty est conduit à définir l’expérience
esthétique (et par conséquent tout ce qui relève du sens et des valeurs) en
termes exclusivement linguistiques. Mes propres efforts pour développer une
esthétique pragmatiste de type deweyien sont liés à la reconnaissance du rôle de
l’esthétique pour notre défense de la démocratie comme forme de vie ; ils
plaident en faveur d’une meilleure appréciation de l’expérience esthétique des
arts populaires et s’appuient sur l’analyse précise des genres contemporains
comme le rap et la musique country, ou des disciplines centrées sur le corps qui
contribuent à accroître notre expérience esthétique et notre pouvoir de création
dans l’art de vivre. Comme Dewey l’avait primitivement souligné, il y a une
dimension cruciale de l’appréciation esthétique qui se situe en deçà de
l’interprétation et du langage. Rorty s’est opposé à cette idée, non seulement en
mettant en question la notion d’une esthétique somatique, mais en exprimant
ses « doutes sur l’“esthétique” comme champ de recherche », voyant en cela
« un autre exemple des mauvaises idées de Kant8 ».
Le pragmatisme n’a jamais été un mouvement monolithique, et le débat sur
l’esthétique pragmatiste est de nature à s’ouvrir sur des positions nouvelles
variées. Mais L’art comme expérience n’en restera pas moins leur orientation
philosophique fondatrice. Sans ce livre, une compréhension adéquate de
l’esthétique américaine serait impossible. On peut donc saluer comme un
heureux événement la parution en français de ce texte fécond et influent. Je
suis sûr que celles et ceux qui étudient la philosophie, l’esthétique ou la
civilisation américaine salueront, comme je le fais moi-même, la traduction,
l’édition et les efforts de publication qui ont permis de réaliser cet important
projet.
RICHARD SHUSTERMAN
1. Ces citations de Peirce sont extraites de The Essential Peirce : Selected Philosophical Writings, Vol.
2 (1893-1913), éd. N. Houser and C. Kloessel (Indiana University Press, 1998), p. 142-201, et de J.
Brent, Charles Sanders Peirce : A Life (Indiana University Press, 1993), p. 49.
2. Les citations d’Emerson sont extraites de Ralph Waldo Emerson (éd. R. Prior), Oxford University
Press, 1990, 5, 50, p. 192-194. Pour une étude plus détaillée des liens entre l’esthétique d’Emerson et
celle de Dewey, voir Richard Shusterman, « Emerson’s Pragmatist Aesthetics », Revue internationale de
Philosophie, no 207 (1999), p. 87-99.
3. Randolph Bourne, « Twilight of Idols » (1917), repris dans O. Hansen (éd.), Radical Will :
Randolph Bourne, Selected Writings (New York, 1977), p. 341-347 ; Lewis Mumford, The Golden Day,
3rd. éd. (New York, 1968), p. 134-137.
4. Le caractère central de l’expérience dans la philosophie américaine est examiné par Jean-Pierre
Cometti dans L’Amérique comme expérience, Publications de l’Université de Pau, « Quad », 1999.
5. Arnold Isenberg, « Analytic Philosophy and the Study of Art », Journal of Aesthetics and Art
Criticism, no 46 (1987), p. 128.
6. Voir, par exemple, R. Rorty, Les conséquences du pragmatisme (trad. J.-P. Cometti, Le Seuil, 1990),
ainsi que Richard Shusterman, L’art à l’état vif (trad. C. Noille, Minuit), et Sous l’interprétation (trad. J.-P.
Cometti, L’Éclat).
7. Monroe Beardsley, Aesthetics (New York, 1958) ; Stanley Cavell, Pursuits of Happiness (Harvard UP,
1981) ; Nelson Goodman, Langages de l’art (trad. J. Morizot, J. Chambon, 1990) ; Manières de faire des
mondes (trad. M.-D. Popelard, J. Chambon) ; L’art en théorie et en action (trad. J.-P. Cometti et R.
Pouivet, L’Éclat).
8. R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité (trad. P.E. Dauzat, A. Colin), ainsi que « Response to
Richard Shusterman » in S. Thompson (éd.), Richard Rorty : Critical Dialogues (Cambridge, Polity Press,
2001), p. 153-157 ; Richard Shusterman, L’art à l’état vif et Sous l’interprétation, op. cit. ; Vivre la
philosophie (trad. C. Fournier et J.-P. Cometti, Klincksieck, 2001) ; La fin de l’expérience esthétique (trad.
J.-P. Cometti et al., PUP, 1999) ; Performing Live (Cornell University Press, 2000).
L’ART COMME EXPÉRIENCE
À Albert Barnes
Préface
J. D.
Chapitre premier
L’ÊTRE VIVANT
Par l’une de ces perversités ironiques qui accompagnent souvent le cours des
choses, l’existence des œuvres d’art dont dépend l’élaboration d’une théorie
esthétique est devenue un obstacle à toute théorie à leur sujet. Une raison en
est que ces œuvres sont des produits qui possèdent une existence externe et
physique. On identifie généralement l’œuvre d’art à l’édifice, au livre, au
tableau ou à la statue dont l’existence se situe en marge de l’expérience
humaine. Puisque la véritable œuvre d’art se compose en fait des actions et des
effets de ce produit sur l’expérience, cette identification ne favorise pas la
compréhension. De plus, la perfection même de certains de ces produits, le
prestige qu’ils possèdent en raison d’une longue histoire reposant sur une
admiration indiscutée créent des conventions qui font obstacle à un regard
nouveau sur les œuvres. Une fois qu’un produit artistique est reconnu comme
une œuvre classique, il est en quelque sorte isolé des conditions humaines qui
ont présidé à sa création et des conséquences humaines qu’il engendre dans la
vie et l’expérience réelles.
Lorsque les objets artistiques sont séparés à la fois des conditions de leur
origine et de leurs effets et actions dans l’expérience, ils se retrouvent entourés
d’un mur qui rend presque opaque leur signification globale, à laquelle
s’intéresse la théorie esthétique. L’art est alors relégué dans un monde à part, où
il est coupé de cette association avec les matériaux et les objectifs de toute autre
forme d’effort, de souffrance, de réussite. Une première tâche s’impose donc à
celui qui entreprend d’écrire sur la philosophie des beaux-arts. Il s’agit de
restaurer cette continuité entre ces formes raffinées et plus intenses de
l’expérience que sont les œuvres d’art et les actions, souffrances, et événements
quotidiens universellement reconnus comme des éléments constitutifs de
l’expérience. Les sommets des montagnes ne flottent pas dans le ciel sans aucun
support ; on ne peut pas non plus dire qu’ils sont tout simplement posés sur la
terre. Ils sont la terre même, dans un de ses modes de fonctionnement visibles.
Il appartient à ceux qui s’intéressent aux théories sur les phénomènes terrestres,
aux géographes et aux géologues, de rendre ce fait évident dans ses diverses
implications. Le théoricien qui souhaiterait traiter des beaux-arts sur un plan
philosophique a une tâche similaire à accomplir.
Si l’on veut bien me concéder ce point, même à titre d’expérience provisoire,
on verra qu’il s’ensuit alors une conclusion à première vue surprenante. Afin de
comprendre la signification des produits artistiques, nous devons les oublier
pendant quelque temps, nous détourner d’eux et avoir recours aux forces et aux
conditions ordinaires de l’expérience que nous ne considérons pas en général
comme esthétiques. Nous devons arriver à une théorie de l’art en empruntant
un détour. Car la théorie s’intéresse à la compréhension, la pénétration, et non
aux cris d’admiration et à la stimulation de cet accès d’émotion que l’on
qualifie souvent d’appréciation. Il est tout à fait possible d’apprécier les formes
colorées et les parfums délicats des fleurs sans avoir aucune connaissance
théorique sur les plantes. Mais si l’on entreprend de comprendre la floraison des
plantes, on doit alors se renseigner sur les interactions entre le sol, l’air, l’eau et
le soleil qui conditionnent la croissance des plantes.
De l’avis de tous, le Parthénon est une grande œuvre d’art. Il ne prend
toutefois un statut esthétique que lorsqu’il devient objet d’expérience pour un
être humain. Et, s’il agit de dépasser son propre plaisir pour parvenir à élaborer
une théorie sur cette vaste république de l’art dont cet édifice est membre, on
doit alors être disposé, à un certain stade de notre réflexion, à s’en détourner
pour considérer le tourbillon de la vie des citoyens d’Athènes, ces gens à la
sensibilité aiguë, constamment occupés à débattre, dont le sens civique était tel
qu’il s’identifiait à une religion, et dont l’expérience se trouvait exprimée dans
ce temple construit pour être non une œuvre d’art mais un lieu de
commémoration civique. Il s’agit de les envisager comme des êtres dont les
besoins nécessitaient l’existence de cet édifice et y trouvaient leur satisfaction ;
il ne s’agit pas d’une étude comme pourrait en mener un sociologue à la
recherche de matériaux qui seraient pertinents au regard de ses objectifs. Celui
qui a l’intention d’élaborer des théories sur l’expérience esthétique incarnée
dans le Parthénon doit avoir présents à l’esprit les points communs entre ces
hommes créateurs ou usagers dans la vie desquels il a pris place, et ceux qui
sont nos contemporains.
Afin de comprendre l’esthétique dans ses formes accomplies et reconnues, on
doit commencer à la chercher dans la matière brute de l’expérience, dans les
événements et les scènes qui captent l’attention auditive et visuelle de l’homme,
suscitent son intérêt et lui procurent du plaisir lorsqu’il observe et écoute, tels
les spectacles qui fascinent les foules : la voiture de pompiers passant à toute
allure, les machines creusant d’énormes trous dans la terre, la silhouette d’un
homme, aussi minuscule qu’une mouche, escaladant la flèche du clocher, les
hommes perchés dans les airs sur des poutrelles, lançant et rattrapant des tiges
de métal incandescent. Les sources de l’art dans l’expérience humaine seront
connues de celui qui perçoit comment la grâce alerte du joueur de ballon gagne
la foule des spectateurs, qui remarque le plaisir que ressent la ménagère en
s’occupant de ses plantes, la concentration dont fait preuve son mari en
entretenant le carré de gazon devant la maison, l’enthousiasme avec lequel
l’homme assis près du feu tisonne le bois qui brûle dans l’âtre et regarde les
flammes qui s’élancent et les morceaux de charbon qui se désagrègent. Ces
gens, si on les interrogeait sur les raisons de leurs actions, fourniraient sans
aucun doute une réponse fort raisonnable. L’homme qui tisonnait les morceaux
de bois en flamme dirait alors qu’il faisait cela pour attiser le feu ; mais il reste
néanmoins qu’il est fasciné par ce drame coloré du changement qui se joue
sous ses yeux et qu’il y prend part en imagination. Il ne demeure pas
indifférent à ce spectacle. Ce que Coleridge disait du lecteur de poèmes est en
quelque sorte vrai de tous ceux qui sont tranquillement absorbés dans leurs
activités mentales et corporelles : « Le lecteur devrait être entraîné vers l’avant,
non par un désir impatient d’atteindre la fin ultime, mais par le voyage, source
de plaisir en lui-même. »
Le mécanicien intelligent impliqué dans son travail, cherchant à bien le faire
et trouvant de la satisfaction dans son ouvrage, prenant soin de ses matériaux et
de ses outils avec une véritable affection, est impliqué dans sa tâche à la
manière d’un artiste. La différence entre ce travailleur et un autre qui serait
incompétent, inepte et négligent, est aussi importante dans l’atelier de l’ouvrier
que dans celui de l’artiste. Il arrive souvent que ce que l’ouvrier produit ne
stimule pas le sens esthétique de ceux qui l’utilisent. La plupart du temps
cependant, ceci n’est pas tant la faute de ce dernier que celle des conditions du
marché pour lequel ce produit a été fait. Si les conditions et les opportunités
étaient différentes, on produirait des objets aussi signifiants à nos yeux que
ceux produits par les artisans d’autrefois.
Les idées qui placent l’Art sur un piédestal sont si répandues et sont
omniprésentes de façon si subtile que plus d’un éprouverait du dégoût plutôt
que du plaisir si on leur disait qu’ils apprécient leurs récréations occasionnelles,
en partie du moins, en raison de leur qualité esthétique. Les arts qui ont
aujourd’hui la plus grande vitalité pour l’homme ordinaire sont des choses qu’il
ne considère pas comme des formes d’art : par exemple le cinéma, le jazz, la
bande dessinée, et, trop souvent, les articles dans les journaux relatant des
liaisons extraconjugales, des meurtres, et des exploits commis par des bandits.
Car, lorsque ce qu’il connaît sous le nom d’art se trouve relégué dans des
musées, l’élan irrépressible qui l’entraîne vers des expériences en elles-mêmes
agréables trouve un exutoire dans les seuls objets que lui offre son
environnement quotidien. Nombreux sont ceux qui protestent contre la
conception de l’art assimilé au musée et qui cependant adhèrent à l’erreur qui
est à l’origine de cette conception. Car cette notion populaire est le résultat
d’une séparation entre l’art et les objets et scènes de l’expérience ordinaire, que
de nombreux théoriciens et critiques sont fiers d’entretenir, voire de renforcer.
Les périodes où des objets distingués et choisis parmi d’autres se trouvent
étroitement liés aux produits de professions ordinaires correspondent à des
périodes où l’appréciation de ces objets est extrêmement répandue et intense.
Quand, parce qu’ils demeurent isolés, les objets reconnus comme des œuvres
d’art par les gens cultivés apparaissent exsangues au commun des mortels,
l’appétit esthétique de ce dernier risque de rechercher ce qui est vulgaire et de
mauvaise qualité.
Ce n’est pas dans le domaine de l’art que les facteurs qui ont contribué à
glorifier les beaux-arts en les plaçant sur un piédestal sont apparus, et leur
influence n’est pas non plus restreinte aux arts. Pour beaucoup de gens, une
aura faite d’un mélange de crainte respectueuse et d’irréalité entoure le
« spirituel » et l’« idéal », tandis que la « matière » devient par contraste un
terme péjoratif, quelque chose que l’on doit justifier ou excuser. Les forces
mises en œuvre sont celles qui ont éloigné la religion, de même que les beaux-
arts, de l’existence ordinaire ou collective. Ces forces sont historiquement à
l’origine de tant de dislocations et de divisions à l’intérieur de la vie et de la
pensée modernes que l’art ne pouvait échapper à leur influence. Il n’est pas
nécessaire de voyager jusqu’au bout du monde ni de revenir des milliers
d’années en arrière pour trouver des peuples pour lesquels tout ce qui exacerbe
le sentiment de vie dans l’instant présent est un objet d’admiration intense. La
scarification du corps, le port de plumes, de robes bigarrées, d’ornements
brillants d’or et d’argent, de pierres d’émeraude et de jade, formaient le
contenu des arts esthétiques, et ce, probablement, sans la vulgarité de cet
exhibitionnisme de classe qui accompagne aujourd’hui des manifestations
analogues. Les ustensiles domestiques, l’équipement des tentes et des maisons,
les tapis, les nattes, les pots, les arcs et les lances étaient fabriqués avec une telle
application et un tel plaisir qu’aujourd’hui nous sommes à l’affût de ces objets
et leur donnons une place de choix dans nos musées. Cependant, en leur lieu
et temps, de telles choses amélioraient le déroulement de la vie quotidienne.
Au lieu d’être élevées et placées à l’écart dans une niche, elles étaient signes de
prouesses, manifestations d’appartenance à un groupe et un clan, participaient
au culte des dieux, au festin et au jeûne, au combat, à la chasse, et à toutes les
crises qui ponctuent régulièrement le flot de l’existence.
La danse et la pantomime, sources de l’art dramatique, se sont d’abord
développées en tant qu’éléments constitutifs des célébrations et rites religieux.
L’art musical était abondamment présent sous la forme de cordes tendues
vibrant entre les doigts, de peaux tendues martelées manuellement, de roseaux
dans lesquels on soufflait. Même dans les grottes, l’habitat humain était orné
de dessins colorés qui conservaient présentes à la mémoire des sens les
expériences vécues avec les animaux si étroitement liés à la vie des hommes. Les
structures qui abritaient leurs dieux et les instruments qui facilitaient les
échanges avec les pouvoirs divins étaient fabriqués avec une finesse particulière.
Mais l’art dramatique, la musique, la peinture, et l’architecture que l’on vient
d’évoquer ne possédaient aucun lien particulier avec les théâtres et les musées.
Dotés d’une signification précise, ils faisaient partie de la vie d’une
communauté organisée.
La vie collective telle qu’elle se manifestait dans la guerre, le culte, le forum
ne connaissait aucune division entre ce qui était caractéristique de ces lieux et
de ces actions, et les arts qui leur apportaient couleur, grâce et dignité. La
peinture et la sculpture formaient un tout organique avec l’architecture, de
même que cette dernière épousait les fins sociales que les édifices servaient. La
musique et le chant faisaient intimement partie des rites et des cérémonies dans
lesquels la signification de la communauté atteignait son apogée. Le théâtre
rejouait avec vitalité les légendes et l’histoire du groupe. Même à Athènes, il
était impossible de libérer de tels arts de leur enracinement dans l’expérience
directe sans qu’ils perdent leur signification. L’athlétisme, tout comme le
théâtre, célébrait et imposait les traditions de race et de groupe, instruisait le
peuple, commémorait des gloires passées, et renforçait la fierté civique.
Dans de telles conditions, il n’est pas surprenant que les Grecs d’Athènes,
lorsqu’ils en sont venus à réfléchir sur l’art, aient élaboré l’idée selon laquelle
l’art est un acte de reproduction, ou d’imitation. Une telle conception suscite
de nombreuses objections. Mais la popularité de cette théorie témoigne du lien
étroit entre les beaux-arts et la vie quotidienne. Si l’art avait été éloigné des
intérêts de l’existence, personne n’aurait eu cette idée. Car cette doctrine
signifiait non pas que l’art n’était qu’une copie littérale des objets, mais qu’il
réfléchissait les émotions et les idées associées aux grandes institutions de la vie
sociale. Platon avait perçu ce lien avec tant de force que cela le conduisit à
penser qu’il fallait censurer les poètes, les dramaturges et les musiciens. Peut-
être exagérait-il lorsqu’il déclara que le passage du mode dorien au mode lydien
en musique serait assurément le signe avant-coureur d’une dégénérescence de la
cité. Mais personne alors n’aurait douté du fait que la musique faisait
intégralement partie du génie et des institutions de la communauté. On
n’aurait alors pas même compris l’idée de « l’art pour l’art ».
Il doit donc y avoir des raisons historiques à cette apparition d’une
conception compartimentée des beaux-arts. Nos musées actuels dans lesquels
les œuvres d’art sont emportées et entreposées illustrent bien une des causes qui
ont engendré un isolement total de l’art au lieu d’en faire un élément essentiel
du temple. On pourrait écrire une histoire instructive de l’art moderne en
termes de formation des institutions typiquement modernes que sont les
musées et les galeries d’exposition. Je mentionnerai quelques faits frappants. La
plupart des musées européens sont, entre autres choses, des monuments
rappelant la montée du nationalisme et de l’impérialisme. Chaque capitale se
doit de posséder son propre musée de peinture, de sculpture, etc., consacré en
partie à l’exposition des trésors amassés par ses monarques (successifs) lors de la
conquête d’autres nations, comme par exemple les butins rapportés par
Napoléon et accumulés au Louvre. Ces musées témoignent du lien qui existe
entre l’isolement de l’art à l’époque moderne et le nationalisme et le
militarisme. Ce lien a sans doute servi des fins utiles, comme dans le cas du
Japon qui, alors qu’il se trouvait en pleine occidentalisation, a sauvé une grande
partie de ses trésors artistiques en nationalisant les temples qui les
renfermaient.
La montée du capitalisme a exercé une influence puissante sur le
développement des musées en tant que lieux propres à accueillir les œuvres
d’art et a contribué à répandre l’idée que les œuvres d’art ne font pas partie de
la vie quotidienne. Les nouveaux riches, qui constituent un important produit
dérivé du système capitaliste, se sont sentis tenus de s’entourer d’œuvres d’art
qui, parce que rares, étaient coûteuses. Pour généraliser, le collectionneur
typique et le capitaliste typique ne font qu’un. Pour prouver sa position
supérieure dans le domaine de la culture d’élite, il amasse les tableaux, les
statues, et les bijoux artistiques, de la même manière que ses actions et ses
obligations attestent sa position dans le monde de l’économie.
Ce ne sont pas seulement les individus mais aussi les communautés et les
nations qui ont affiché leur bon goût culturel en construisant des Opéras, des
musées. Ceux-ci montrent qu’une communauté n’est pas entièrement
obnubilée par la richesse matérielle, puisqu’elle est prête à dépenser ses
bénéfices dans le mécénat. Elle érige des édifices et rassemble leur contenu tout
comme elle bâtit une cathédrale. Les objets rassemblés sont le reflet et
l’affirmation d’une position culturelle supérieure, tandis que leur isolement de
la vie ordinaire reflète le fait qu’ils ne font pas partie d’une culture naturelle et
spontanée. Ils sont en quelque sorte la contrepartie d’une attitude supérieure et
prétentieuse, qui n’est pas manifestée à l’égard des personnes en tant que telles,
mais à l’égard des intérêts et des occupations qui absorbent une grande partie
du temps et de l’énergie de la communauté.
L’industrie moderne et le commerce ont une portée internationale. Le
contenu des musées témoigne de la croissance d’une économie cosmopolite. La
mobilité du commerce et des populations, due au système économique, a
affaibli ou détruit le lien entre les œuvres d’art et le genius loci dont elles ont
autrefois été l’expression naturelle. Les œuvres d’art ayant perdu leur statut
indigène, elles en ont acquis un nouveau : elles sont désormais exclusivement
des spécimens des beaux-arts. En outre, les œuvres d’art sont à présent
produites, comme les autres articles, pour être vendues sur le marché. Le
mécénat économique d’individus puissants et riches a contribué à de
nombreuses reprises à encourager la production artistique. Il est probable que
plus d’une tribu sauvage possédait son mécène. Mais aujourd’hui, même ce
qu’il restait de ce lien social intime a été dissous dans le caractère impersonnel
du marché mondial. Les objets qui par le passé étaient valides et signifiants à
cause de leur place dans la vie de la communauté fonctionnent à présent sans le
moindre lien avec les conditions entourant leur apparition. De ce fait ils sont
aussi dissociés de l’expérience ordinaire, et fonctionnent comme des signes du
bon goût et des garanties d’une culture d’exception.
À cause des transformations des conditions industrielles, l’artiste a été mis à
l’écart des courants principaux qui suscitent activement l’intérêt. L’industrie a
été mécanisée et un artiste ne peut travailler de façon mécanique pour la
production de masse. Il est moins intégré qu’autrefois dans le flot normal des
services sociaux. Il en résulte un « individualisme » esthétique particulier. Les
artistes ont l’impression qu’il leur appartient d’aborder leur travail comme un
moyen à part / isolé d’« expression de soi ». Afin de ne pas céder à la tendance
imposée par les forces économiques, ils se sentent souvent obligés d’exagérer
leur différence jusqu’à l’excentricité. En conséquence, les produits artistiques
revêtent à un degré plus important encore l’aspect d’objets indépendants et
ésotériques.
Il suffit de réunir l’action de toutes ces forces pour que les conditions qui
créent le gouffre existant généralement entre le producteur et le consommateur
dans la société moderne contribuent à la création d’un abîme entre l’expérience
ordinaire et l’expérience esthétique. En dernier lieu, nous avons, comme pour
mieux nous faire l’écho de cet abîme, accepté, comme si cela allait de soi, les
philosophies relatives à l’art qui le situent dans une région déserte qu’aucune
autre créature ne vient hanter, et qui soulignent au-delà de toute raison le
caractère purement contemplatif de l’esthétique. Vient alors la confusion des
valeurs qui accentue cette séparation. Des éléments fortuits comme le plaisir de
collectionner, d’exposer, de posséder et d’étaler des objets se substituent à des
valeurs esthétiques. La critique s’en trouve affectée. On applaudit
généreusement les merveilles de l’appréciation et les gloires de la beauté
transcendante de l’art à laquelle on s’adonne sans grande considération, sans
guère prendre en compte l’aptitude à la perception esthétique sur le plan
concret.
Mon objectif, cependant, n’est pas de m’engager dans une interprétation
économique de l’histoire des arts, encore moins d’affirmer que les conditions
économiques sont invariables ou bien en rapport direct avec la perception et le
plaisir, ou même avec l’interprétation des œuvres d’art individuelles. Il s’agit de
montrer que les théories qui isolent l’art et l’appréciation qu’on en a en les
plaçant dans un monde à part, coupé de tout autre mode d’expérience, ne sont
pas inhérentes à son contenu même mais apparaissent en raison de diverses
conditions que l’on peut spécifier. Ces conditions, enchâssées comme elles sont
dans des institutions et des modes de vie, ont un certain impact parce qu’elles
agissent d’une façon aussi inconsciente. Le théoricien suppose alors qu’elles
sont enchâssées dans la nature des choses. Néanmoins, l’influence de ces
conditions ne se trouve pas restreinte à la théorie. Comme je l’ai déjà indiqué,
cette influence affecte profondément l’existence même, en éliminant les
perceptions esthétiques qui sont des ingrédients indispensables au bonheur, ou
en les réduisant à de pures stimulations agréables, éphémères et
compensatrices.
Même pour des lecteurs n’adhérant pas à ce que l’on a dit, les implications
des arguments précédemment tenus peuvent être utiles pour définir la nature
du problème, qui est de rétablir la continuité entre l’expérience esthétique et les
processus normaux de l’existence. Ce n’est pas avec des louanges à l’intention
de l’art ou par un intérêt exclusif porté immédiatement aux grandes œuvres
d’art reconnues comme telles que l’on favorisera la compréhension de l’art et
de son rôle dans la civilisation. Cette compréhension à laquelle la théorie essaie
de parvenir ne peut être atteinte que par un détour, par un retour à l’expérience
que l’on a du cours ordinaire ou banal des choses, pour découvrir la qualité
esthétique que possède une telle expérience. La théorie ne peut s’élaborer à
partir d’œuvres d’art reconnues que lorsque l’esthétique est déjà
compartimentée, ou seulement lorsque les œuvres d’art sont mises à l’écart au
lieu d’être des célébrations, reconnues comme telles, des choses de l’expérience
ordinaire. Même une expérience rudimentaire, si elle est une expérience
authentique, sera plus en mesure de nous donner une indication sur la nature
intrinsèque de l’expérience esthétique qu’un objet déjà coupé de tout autre
mode d’expérience. En suivant cette indication, nous pourrons découvrir
comment l’œuvre d’art développe et accentue ce qui est spécifiquement
précieux dans les choses qui nous procurent quotidiennement du plaisir. Le
produit artistique sera alors considéré comme provenant de ces dernières, une
fois toute la signification de l’expérience ordinaire exprimée, comme ces
teintures que l’on extrait des produits du goudron de houille lorsqu’un
traitement spécial leur est appliqué.
Il existe déjà de nombreuses théories sur l’art. Si l’on peut justifier la
proposition d’une autre philosophie de l’esthétique, on devra trouver cette
justification dans une nouvelle approche. Ceux qui le désirent pourront
aisément produire des combinaisons et des permutations parmi les théories
existantes. Mais, selon moi, le problème posé par les théories existantes est
qu’elles se fondent sur des catégories prédéterminées ou sur une conception de
l’art qui le « spiritualise » et de ce fait l’isole des objets de l’expérience concrète.
L’alternative, cependant, à une telle spiritualisation n’est pas un processus de
matérialisation des œuvres d’art dégradant et prosaïque, mais une conception
qui révèle la façon dont ces œuvres idéalisent des qualités présentes dans
l’expérience ordinaire. Si les œuvres d’art se trouvaient placées, dans l’estime
populaire, dans un contexte directement humain, elles posséderaient un attrait
bien plus vaste que celui qu’elles exercent lorsque des théories basées sur des
classifications font l’unanimité.
Une conception des beaux-arts qui se fonde sur leur lien avec les qualités
découvertes dans l’expérience ordinaire pourra indiquer les facteurs et les forces
qui favorisent l’évolution normale des activités humaines ordinaires, évolution
qui confère à ces activités une valeur artistique. Cette conception sera
également en mesure de désigner les conditions qui entravent cette évolution.
Les théoriciens de l’esthétique s’interrogent souvent sur la capacité de la
philosophie esthétique à développer l’appréciation esthétique. Cette question
est une ramification de la théorie générale de la critique, qui, me semble-t-il,
ne parvient pas à jouer son véritable rôle si elle n’indique pas ce qu’il faut
chercher et ce qu’il faut trouver dans les objets esthétiques concrets. Mais, dans
tous les cas, on peut assurément dire qu’une philosophie de l’art est stérile, si
elle ne nous rend pas conscients de la fonction de l’art par rapport à d’autres
modes d’expérience, si elle ne nous montre pas pourquoi cette fonction est
réalisée de façon si insuffisante, et si elle ne suggère pas les conditions qui
permettraient que cette fonction soit remplie avec succès.
La comparaison entre la naissance d’œuvres d’art à partir d’expériences
ordinaires et l’affinage des matériaux bruts qui en fait des produits de valeur
peut sembler à certains une comparaison indigne, voire une véritable tentative
de réduction des œuvres d’art au rang d’articles fabriqués à des fins
commerciales. Le fait est, cependant, que les louanges dithyrambiques face aux
œuvres achevées ne peuvent en aucune façon aider à la compréhension ou à la
création de telles œuvres. On peut apprécier les fleurs sans rien savoir sur les
interactions entre le sol, l’air, l’humidité, et les graines dont elles sont issues.
Mais on ne peut les comprendre sans prendre précisément en compte ces
interactions-là, et la théorie est affaire de compréhension. Son objectif est de
découvrir la nature de la production des œuvres d’art et du plaisir que leur
perception procure. Comment se fait-il que la fabrication ordinaire d’objets
courants se transforme en un processus de création proprement artistique ?
Comment se fait-il que le plaisir que des scènes et des situations nous offrent
quotidiennement se transforme en cette satisfaction particulière qui
accompagne généralement une expérience purement esthétique ? Telles sont les
questions auxquelles la théorie doit répondre. Il sera impossible d’y répondre, si
on n’accepte pas de trouver les germes et les racines dans des expériences que
nous ne considérons pas actuellement comme esthétiques. Une fois ces graines
découvertes, nous pourrons peut-être suivre les progrès de leur croissance
jusqu’à ce qu’elles deviennent les formes artistiques les plus achevées et les plus
raffinées.
Il est banal de dire que nous ne pouvons diriger, excepté de manière fortuite,
la croissance et la floraison des plantes bien qu’elles soient source de beauté et
de plaisir, sans comprendre les conditions à l’origine de leur existence. Il serait
également banal de dire que la compréhension esthétique (en tant que distincte
du pur plaisir) doit tout d’abord s’intéresser au sol, à l’air et à la lumière qui
sont à l’origine même de choses esthétiquement admirables. Et ce sont ces
conditions et ces facteurs qui font de l’expérience ordinaire quelque chose
d’achevé. Plus nous reconnaissons ce fait, plus nous nous trouvons
immanquablement face à un problème plutôt que face à une solution
définitive. Si la qualité esthétique et artistique demeure dans chaque expérience
ordinaire, comment expliquer le pourquoi et le comment de son échec répété à
devenir explicite ? Pourquoi semble-t-il à une multitude de gens que l’art a été
importé dans l’expérience depuis un pays étranger et que l’esthétique est
synonyme d’artificiel ?
Nous ne pouvons répondre à ces questions, pas plus que nous ne pouvons
retrouver la façon dont l’art se développe à partir de l’expérience quotidienne, à
moins d’avoir une idée claire et cohérente de ce que nous entendons par
« expérience normale ». Heureusement, la voie permettant de parvenir à une
telle idée est ouverte et clairement balisée. La nature de l’expérience est
déterminée par les conditions fondamentales de l’existence. Si l’homme est
différent des oiseaux et des bêtes, il partage avec eux des fonctions vitales de
base, et comme eux, il lui faut fondamentalement s’adapter s’il veut survivre.
Possédant les mêmes besoins vitaux, l’homme a hérité de ses ancêtres les
animaux tout ce qui lui permet de respirer, de se déplacer, de regarder et
d’écouter, le cerveau même avec lequel il coordonne ses sens et ses
mouvements. Les organes avec lesquels il se maintient en vie ne viennent pas
uniquement de lui, mais existent grâce aux luttes et aux avancées d’une longue
lignée d’animaux qui l’ont précédé.
Heureusement, une théorie sur la place de l’esthétique dans l’expérience n’a
pas à se perdre dans des détails minutieux lorsqu’elle prend pour point de
départ l’expérience sous sa forme élémentaire. Il suffira de donner des grandes
lignes. La première remarque est que l’existence se déroule dans un
environnement ; pas seulement dans cet environnement mais aussi à cause de
lui, par le biais de ses interactions avec lui. Aucune créature ne peut vivre à
l’intérieur des limites de son enveloppe cutanée : ses organes sous-cutanés sont
des liens avec l’environnement au-delà de son enveloppe corporelle, auquel,
afin de vivre, il doit faire face en s’y adaptant et en se défendant, mais aussi en
le conquérant. À chaque instant, l’être vivant est exposé à des dangers
provenant de son environnement, et à chaque instant, il doit puiser dans son
environnement de quoi satisfaire ses besoins. La vie et le destin d’un être vivant
sont liés à ses échanges avec son environnement, des échanges qui ne sont pas
externes mais très intimes.
Le grognement d’un chien accroupi au-dessus de sa nourriture, son
hurlement lorsqu’il est seul et abandonné, les battements de sa queue lorsque
son ami l’homme revient sont autant de manifestations de la présence du
vivant dans un milieu naturel qui englobe l’homme ainsi que l’animal qu’il a
domestiqué. Chaque besoin, comme par exemple le besoin d’air frais ou de
nourriture, constitue un manque qui dénote au moins une absence temporaire
d’adaptation suffisante à l’environnement. Mais il y a là aussi une exigence, un
mouvement vers l’environnement pour combler ce manque et rétablir une
forme d’adaptation au moins temporaire. La vie elle-même se compose
alternativement de périodes où l’organisme n’est pas dans le ton par rapport au
cours des choses qui l’entourent puis de périodes où il se remet à l’unisson, en
faisant un effort ou bien par un heureux hasard. Au cours d’une vie en pleine
évolution, cet état retrouvé n’est pas un retour pur et simple à un état antérieur,
car il est enrichi par l’état de disparité et de résistance qu’il a traversé avec
succès. Si le fossé entre l’organisme et son environnement est trop large, la
créature meurt. Si son activité n’est pas accrue par cette aliénation provisoire,
elle ne peut que subsister. La vie n’évolue que lorsqu’un déphasage temporaire
fonctionne comme une transition vers un équilibre plus vaste entre les énergies
de l’organisme et celles des conditions qui gouvernent son existence.
Ces lieux communs biologiques sont en fait plus que cela : ils atteignent les
fondements de l’esthétique situés dans l’expérience. Le monde est plein de
choses qui se montrent indifférentes, voire hostiles, envers la vie : les processus
mêmes qui la maintiennent tendent à la décaler par rapport à son
environnement. Néanmoins, si la vie demeure et ainsi se développe, les facteurs
d’opposition et de conflit sont surmontés et il se produit alors une
transformation de ces facteurs en aspects distincts d’une vie plus signifiante et
plus puissante. Le miracle de l’adaptation organique et vitale a alors lieu par le
biais d’une expansion (et non par celui d’une contraction et d’une adaptation
passive). On trouve ici en germe l’équilibre et l’harmonie atteints par le biais
du rythme. L’équilibre ne s’établit pas de façon mécanique et inerte, mais avec
pour origine et pour cause une tension.
Il y a dans la nature, même en dessous du niveau de la vie, quelque chose
qui est plus que simplement flux et transformation. On parvient à la forme
toutes les fois qu’un équilibre stable, bien que mouvant, est atteint. Les
transformations sont imbriquées les unes dans les autres et se soutiennent
mutuellement. Là où cette cohérence existe, on trouve aussi la résistance.
L’ordre n’est pas imposé de l’extérieur mais est fait des relations entre les
interactions harmonieuses que les énergies établissent entre elles. Parce qu’il est
actif (et en aucune façon statique parce qu’étranger à ce qui se passe), l’ordre
lui-même se développe. Il en vient à inclure dans son mouvement équilibré
une plus grande variété de changements et de transformations.
On ne peut qu’admirer l’ordre dans un monde constamment menacé par le
désordre, un monde où les êtres vivants peuvent continuer à vivre uniquement
en prenant avantage de toutes les formes d’ordre qui les entourent, et en les
incorporant. Dans un monde comme le nôtre, chaque être vivant qui acquiert
une sensibilité réagit à la présence de l’ordre avec des sentiments harmonieux
toutes les fois qu’il trouve autour de lui un ordre qui lui convient.
Car c’est seulement lorsqu’un organisme participe aux relations ordonnées
qui régissent son environnement qu’il préserve la stabilité essentielle à son
existence. Et lorsque cette participation se produit après une phase de
perturbation et de conflit, elle amène avec elle les germes d’une perfection
proche de l’esthétique.
Non seulement l’alternance régulière entre la perte de l’intégration avec
l’environnement et l’union retrouvée persiste dans l’homme mais elle devient
aussi un phénomène conscient : les conditions de cette alternance sont les
matériaux à partir desquels l’homme formule ses propres objectifs. L’émotion
est le signe conscient d’une rupture actuelle ou imminente. Ce désaccord
engendre la réflexion. Le désir de rétablir une union convertit l’émotion pure
et simple en intérêt pour les objets envisagés comme les conditions de
réalisation de l’harmonie. Avec cette réalisation, la matière de la réflexion est
incorporée dans les objets et constitue leur signification. Puisque l’artiste se
soucie tout particulièrement de cette phase de l’expérience où l’union est
atteinte, il ne cherche pas à éviter les moments de résistance et de tension. Il
tend plutôt à les cultiver, non pour eux-mêmes mais pour leurs potentialités,
apportant à la conscience vivante une expérience unifiée et totale. Par contraste
avec la personne dont le but est esthétique, le scientifique s’intéresse aux
problèmes, aux situations où la tension entre l’objet de l’observation et celui de
la pensée est manifeste. Bien sûr, il lui importe de les résoudre, mais il ne
s’arrête pas aux solutions apportées et passe à un autre problème, utilisant la
solution obtenue uniquement comme un tremplin à partir duquel il met sur
pied d’autres recherches plus poussées.
1. « Ces fleurs qui nous sont familières, ce chant des oiseaux dont on se souvient si bien, ce ciel avec
ses couleurs capricieuses, ces champs couverts d’herbes et de sillons, auxquels les capricieuses haies qui les
entourent confèrent une sorte de personnalité, voilà la langue maternelle de notre imagination, le langage
chargé de toutes les associations subtiles et inextricables que les heures volées de notre enfance laissent
derrière elles. Notre bonheur ensoleillé d’aujourd’hui, dans l’herbe profonde, pourrait n’être rien de plus
que la perception feinte de nos âmes lasses, si ce n’étaient la lumière du soleil et l’herbe des années
lointaines qui vivent encore en nous, transformant en amour ce que nous percevons. » George Eliot, The
Mill of the Floss, New York, 1900.
Chapitre II
L’ÊTRE VIVANT
ET LES « CHOSES ÉTHÉRÉES »*
ainsi qu’au sujet de ce qu’il voulait dire par cette affirmation en prose dans la
lignée de la précédente : « Ce que l’imagination appréhende comme étant la
Beauté doit aussi être la Vérité. » Une grande part de cette controverse est
menée sans aucune référence à la tradition spécifique qui avait cours à l’époque
à laquelle Keats appartenait, tradition qui conférait au terme de « vérité » une
signification particulière. Selon cette tradition, le terme de « vérité » ne désigne
en aucune façon l’exactitude des affirmations intellectuelles au sujet des objets,
ou encore la vérité dont la signification est aujourd’hui déterminée par la
science. Ce terme dénote la sagesse qui gouverne l’existence humaine, et plus
spécifiquement « la connaissance du bien et du mal ». Et dans l’esprit de Keats
ceci était particulièrement relié au problème de la justification du bien et de la
confiance en ce bien malgré l’omniprésence du mal et de la destruction. La
« philosophie » s’efforce de répondre à cette question de manière rationnelle.
La croyance de Keats selon laquelle même les philosophes ne peuvent traiter
cette question sans faire intervenir des intuitions imaginatives s’exprime dans
une formulation indépendante et catégorique lorsqu’il identifie la « beauté » à
la « vérité », cette vérité particulière qui résout pour l’homme le problème
déconcertant de la destruction et de la mort (ce problème qui accablait Keats
de façon obsédante), dans le domaine même où l’existence cherche à affirmer
sa suprématie. L’homme vit dans un monde fait d’hypothèses, de mystère et
d’incertitudes. Il est inévitable que sa « capacité à raisonner » lui fasse défaut, et
ceci bien sûr est la doctrine qu’enseignent depuis longtemps ceux qui
s’accrochent à la nécessité d’une révélation divine. Keats n’acceptait pas ce
supplément et substitut de la raison. La faculté de pénétration de l’imagination
doit suffire. « C’est tout ce que l’on sait sur terre, et tout ce qu’il nous suffit de
savoir. » Les mots-clés sont ici « sur terre », ce qui veut dire dans un lieu
déterminé où « la recherche obstinée des faits et de la raison » rend la réalité
confuse et la déforme au lieu de nous guider jusqu’à la lumière. Keats a trouvé
sa plus grande consolation et ses convictions les plus profondes dans des
moments de perception esthétique extrêmement intense. C’est ce fait qui est
évoqué à la fin, dans les deux derniers vers de son Ode. En dernier lieu, il n’y a
que deux philosophies : l’une d’elle accepte la vie et l’expérience avec toutes ses
incertitudes, ses mystères et ses doutes, et sa connaissance imparfaite, et fait se
retourner sur elle-même cette expérience, pour en approfondir et en intensifier
les qualités, qui atteignent ainsi à l’imagination et à l’art. Cette philosophie est
celle de Shakespeare et de Keats.
* « Le soleil, la lune, la terre et tout ce qu’elle contient sont les matériaux dont sont formées les choses
plus éminentes, c’est-à-dire les choses éthérées — les plus éminentes que le Créateur a lui-même
engendrées. » John Keats.
1. J’ai développé cette question dans Experience and Nature, au chap. 9, sur l’expérience, la nature et
l’art. S’agissant de la présente question, la conclusion est contenue dans l’idée suivante : « C’est dans l’art,
comme mode d’activité dont la signification est susceptible d’être immédiatement appréciée, que réside le
parfait accomplissement de la nature ; la science est la servante qui conduit les événements naturels à cette
heureuse issue. » (Later Works, 1, p. 269.)
Chapitre III
VIVRE UNE EXPÉRIENCE
L’ACTE D’EXPRESSION
Toute expérience, quelle que soit sa portée, commence par une impulsion,
ou plutôt comme une impulsion. J’utilise le terme « impulsion » plutôt que
« réflexe ». Un réflexe est spécialisé et particulier ; il ne constitue qu’une partie,
même lorsqu’il est instinctif, du mécanisme d’une adaptation accrue à
l’environnement. « L’impulsion » désigne un mouvement vers l’extérieur et vers
l’avant de tout l’organisme, mouvement auquel sont subordonnés des réflexes
spécifiques. C’est le désir de nourriture d’un être vivant par opposition aux
réactions de la langue et des lèvres qui caractérisent la déglutition ; c’est aussi,
tel l’héliotropisme des plantes, la rotation de tout le corps vers la lumière, par
opposition au mouvement des yeux qui suivent une lumière particulière.
Parce qu’elle est le mouvement de l’organisme dans son entier, l’impulsion
est l’étape initiale de toute expérience complète. L’observation des enfants met
au jour de nombreuses réactions spécialisées. Mais celles-ci ne sont pas, par
conséquent, les catalyseurs d’expériences complètes. Elles n’y entrent que dans
la mesure où elles sont tissées dans la texture même d’une activité qui met en
œuvre l’être tout entier. Si l’on omet ces activités dans leur ensemble et qu’on
ne prête attention qu’aux différenciations, les attributions différentes des
tâches, qui les rendent plus efficaces, constituent dans une grande mesure
l’origine et la cause des erreurs dans l’interprétation de l’expérience.
Les impulsions sont les prémisses de l’expérience complète parce qu’elles
naissent du besoin ; d’une appétence et d’une demande qui sont le fait de
l’organisme dans son entier et qui ne peuvent être satisfaites qu’en instituant
des relations précises (relations actives, interactions) avec l’environnement.
L’épiderme marque seulement au niveau le plus superficiel la limite entre la fin
d’un organisme et le début de l’environnement qui le contient. Il y a des choses
à l’intérieur du corps qui lui sont étrangères, tout comme il y a des choses à
l’extérieur qui lui appartiennent de droit, si ce n’est de facto — qu’il doit, en
d’autres termes, s’approprier, s’il veut rester en vie. À un niveau élémentaire,
c’est le cas de l’air et de la nourriture ; à un niveau plus sophistiqué, c’est le cas
des outils, qu’il s’agisse du stylo de l’écrivain ou de l’enclume du forgeron, des
ustensiles et de l’ameublement, des biens de diverse nature, des amis et des
institutions — tous les instruments et ressources sans lesquels il n’est pas de vie
civilisée. Le besoin qui se manifeste dans les impulsions urgentes qui
demandent à être satisfaites au moyen de ce que l’environnement — et lui
seul — peut fournir constitue une reconnaissance dynamique du fait que
l’intégrité même de l’être dépend de son environnement pour être entière.
C’est le destin d’un être vivant, toutefois, de ne pas pouvoir se procurer ce
qui lui appartient sans s’aventurer dans un monde qui, dans son ensemble, ne
lui appartient pas et auquel il ne peut naturellement prétendre. Chaque fois
que l’impulsion organique va au-delà de la limite du corps, elle se retrouve
dans un monde étranger et, dans une certaine mesure, livre le moi au hasard de
circonstances extérieures. Elle ne peut pas sélectionner seulement ce qui
l’intéresse et écarter automatiquement ce qui lui est inutile ou néfaste. Si
l’organisme continue à se développer et dans la mesure où il continue à se
développer, il est aidé dans son développement de la même façon qu’un vent
favorable aide le coureur. Mais l’impulsion rencontre aussi de nombreux
éléments, dans sa trajectoire en direction de l’extérieur, qui la font dévier et lui
font obstacle. Alors même qu’elle transforme ces obstacles et ces conditions
médiocres en agents favorables, l’être vivant prend conscience de l’intention
qui est sous-jacente à son impulsion. Que le résultat soit un succès ou un
échec, le moi ne retourne pas simplement à son état antérieur. L’élan aveugle se
transforme en objectif ; les tendances instinctives se convertissent en entreprises
élaborées. Les façons d’être du moi se chargent de sens.
Les œuvres d’art offrent souvent à nos regards un air de spontanéité, une
dimension lyrique, comme si elles étaient pareilles au chant improvisé d’un
oiseau. Mais l’homme, pour son bonheur ou son malheur, n’est pas un oiseau.
Ses effusions les plus spontanées, si expressives soient-elles, ne sont pas des
débordements de pressions internes momentanées. La spontanéité dans l’art,
c’est l’absorption totale dans un sujet neuf dont la nouveauté est porteuse
d’émotion et la nourrit. Un sujet défraîchi ou une velléité de calcul sont les
deux ennemis de la spontanéité d’expression. La réflexion, même longue et
ardue, peut avoir eu part à la création du matériau. Mais l’expression manifeste
néanmoins de la spontanéité si la réflexion a été intégrée de façon dynamique à
une expérience présente. Le mouvement inhérent à un poème ou à une pièce
de théâtre est compatible avec n’importe quelle quantité de travail en amont, à
condition que les résultats auxquels aboutit celui-ci se fondent parfaitement
avec une émotion neuve. Keats évoque de manière poétique la façon
d’atteindre à l’expression artistique lorsqu’il décrit « les innombrables
compositions et dé-compositions qui ont lieu entre l’intellect et ses milliers de
matériaux avant que celui-ci ne parvienne à cette perception aiguë et
infiniment délicate de la beauté ».
Chacun d’entre nous assimile et garde en lui dans une certaine mesure les
valeurs et les significations appartenant à des expériences passées. Mais nous le
faisons à des degrés différents et à des niveaux différents de conscience.
Certaines choses s’enfoncent profondément, tandis que d’autres restent en
surface et se laissent facilement déloger. Les poètes anciens invoquaient
traditionnellement la muse de la Mémoire comme quelque chose qui leur était
totalement extérieur, extérieur à leur moi conscient et présent. L’invocation est
un hommage au pouvoir que possède ce qui est le plus profondément enfoui et
par conséquent le plus éloigné de la conscience, de déterminer le moi présent
et ce qu’il a à dire. Il n’est pas vrai que nous « oublions » ou que nous effaçons
de notre conscience uniquement les choses qui nous sont étrangères ou
désagréables. Il est par contre exact que les choses que nous avons
complètement intégrées, que nous avons assimilées pour composer notre
personnalité et pas seulement retenues comme de simples incidents, ces choses
cessent d’avoir une existence consciente distincte. Supposons qu’une occasion,
quelle qu’elle soit, vienne à bousculer la personnalité ainsi formée. Alors
survient le besoin d’expression. Ce qui est exprimé, ce ne sont ni les
événements passés qui ont influé sur la formation de la personnalité ni
l’occasion dans sa littéralité. C’est, à des degrés variés de spontanéité, une
union intime des traits caractéristiques de l’existence actuelle avec les valeurs
que l’expérience passée a incorporées à la personnalité. L’immédiateté et
l’individualité, traits qui caractérisent l’existence concrète, proviennent de
l’occasion présente ; le sens, la substance et le contenu proviennent quant à eux
de ce qui a été ancré dans le moi par le passé.
Je ne pense pas que le fait de danser ou de chanter, même pour un jeune
enfant, puisse être expliqué entièrement en arguant de réactions innées et
spontanées à des occasions objectives existantes. Il y a de toute évidence
quelque chose dans le présent qui suscite le bonheur. Mais l’acte est expressif
seulement dans la mesure où il y a harmonie entre quelque chose qui a été
emmagasiné lors d’une expérience passée, et donc qui a été généralisé, et les
conditions présentes. Quand les manifestations de bonheur sont le fait
d’enfants heureux, l’union de valeurs passées et d’incidents présents se réalise
aisément ; il y a peu d’obstacles à surmonter, peu de blessures à guérir, peu de
conflits à résoudre. Avec des personnes plus mûres, nous sommes dans le cas
contraire. Par conséquent, l’accomplissement de l’harmonie totale est rare ;
mais quand il survient, il se produit à un niveau plus profond et avec un sens
plus riche. Et à ce moment-là, même après une longue gestation et les douleurs
du travail, l’expression finale peut voir le jour avec la spontanéité du discours
cadencé ou de la danse rythmée de l’enfant heureux.
Dans l’une des lettres qu’il a adressées à son frère, Van Gogh note que « les
émotions sont parfois si fortes que l’on travaille sans savoir que l’on travaille, et
que les coups de pinceau se suivent avec une cohérence semblable à celle qui
relie les mots d’un discours ou d’une lettre ». Une telle richesse d’émotion et
une telle spontanéité de l’expression ne sont toutefois l’apanage que de ceux
qui se sont immergés dans des expériences de situations objectives ; de ceux qui
se sont longtemps absorbés dans l’observation de matériaux qui ont des liens
entre eux et dont l’imagination est depuis longtemps occupée à reconstruire ce
qu’ils voient et entendent. Sinon, l’émotion se rapproche d’un état de frénésie
et l’impression d’une production ordonnée est alors subjective et de l’ordre de
l’hallucination. Même l’éruption du volcan présuppose une longue période de
com-pression antérieure, et, si ce dernier propulse de la lave fondue et non
simplement des rochers dispersés et des cendres, cela implique une
transformation des matériaux bruts d’origine. La « spontanéité » est le résultat
de longues périodes d’activité, ou bien elle est si vide de sens qu’elle ne peut
être assimilée à un acte d’expression.
Ce que William James a écrit à propos de l’expérience religieuse aurait très
bien pu être écrit à propos de ce qui précède l’acte d’expression : « L’esprit et la
volonté conscientes de l’homme sont tendus vers un objet qui n’est imaginé
que de façon imparfaite et inexacte. Pourtant, pendant tout ce temps, les forces
de maturation purement organiques en lui se dirigent vers le résultat qu’elles-
mêmes ont anticipé, et ses efforts conscients libèrent des alliés subconscients
dans les coulisses, qui à leur façon travaillent à une réorganisation, et la
réorganisation vers laquelle tendent toutes ces forces sous-jacentes est assez
précisément déterminée et, à coup sûr, différente de ce qu’il conçoit et définit
consciemment. Elle peut par conséquent être gênée (ou en quelque sorte
étouffée) par ses efforts volontaires en direction de la véritable direction. » Et
d’ajouter : « Lorsque le nouveau centre d’énergie a été incubé de façon
subconsciente assez longtemps pour être sur le point d’éclore, il faut
absolument se conformer au mot d’ordre “pas d’ingérence” ; ce nouveau centre
doit s’épanouir sans intervention extérieure. »
Il serait difficile de trouver ou de donner une meilleure description de la
nature de l’expression spontanée. La pression précède le jaillissement du jus de
raisin dans le pressoir. De nouvelles idées parviennent à la conscience à leur
rythme, mais avec constance, seulement lorsque le travail d’édification des
portes par lesquelles elles peuvent pénétrer a préalablement été fait. La
maturation subconsciente précède la production créatrice quel que soit le
domaine où se porte l’effort humain. L’effort direct « d’intelligence et de
volonté » n’a jamais donné jour de lui-même à quelque chose qui ne soit pas
mécanique ; ces deux facteurs sont nécessaires, mais leur fonction consiste à
libérer des alliés qui existent en dehors de leur champ d’action. À des moments
différents, nous songeons à des sujets différents ; nous considérons des objectifs
qui, au niveau conscient, sont indépendants, chacun étant en relation avec une
situation spécifique ; nous accomplissons différents actes, chacun ayant un
résultat précis. Cependant, comme ils procèdent tous d’une seule et même
créature vivante, ils sont, d’une manière ou d’une autre, liés à un niveau plus
profond que celui de l’intention. Ils travaillent de concert et, finalement,
quelque chose naît presque en dépit de la personnalité consciente, et
certainement pas à cause de sa volonté délibérée. Quand la patience a
parfaitement accompli son travail, la muse appropriée vient alors habiter
l’homme qui parle et chante sous l’inspiration de quelque divinité.
La catégorie de personnes que l’on distingue traditionnellement des artistes,
à savoir les « penseurs », les scientifiques, n’ont recours à l’intelligence et à la
volonté conscientes que dans une faible mesure, allant ainsi à l’encontre de la
croyance populaire. Ces derniers s’efforcent eux aussi d’atteindre un objectif
qui n’est anticipé que de manière imparfaite et imprécise, et ils progressent en
tâtonnant, en quête de l’identité d’une aura dans laquelle leurs observations et
leurs réflexions se perdent. Seule la psychologie, qui a séparé des choses qui
sont en réalité de même nature, affirme que les scientifiques et les philosophes
pensent tandis que les poètes et les peintres s’abandonnent à leurs sentiments.
Pour ces deux catégories, et de la même façon, dans la mesure où elles sont
d’un ordre comparable, il y a une pensée empreinte d’émotion et des
sentiments dont la substance est faite de significations ou d’idées qui sont
appréciées. Comme je l’ai déjà noté, la seule distinction significative concerne
le genre de matériau auquel s’applique l’imagination empreinte d’émotion.
Ceux que l’on range dans la catégorie des artistes ont, comme support de
travail, les propriétés de choses appartenant à l’expérience directe ; les
chercheurs « intellectuels » travaillent quant à eux sur ces propriétés avec un
léger retrait, par le biais des symboles qui les représentent mais ne possèdent
pas de signification en eux-mêmes. Cette dernière différence est énorme sur le
plan du fonctionnement de la pensée et de l’émotion. Mais il n’y a pas de
différence en ce qui concerne le recours à des idées empreintes d’émotions et à
la maturation subconsciente. Penser directement en termes de couleurs, de tons
ou d’images n’est pas la même opération sur un plan technique que d’exprimer
sa pensée sous forme de mots. Mais c’est pure superstition que de croire que,
parce que la signification des peintures et des symphonies ne peut être
exprimée par des mots, ou celle de la poésie par de la prose, la pensée est, par
conséquent, seulement le monopole de cette dernière. Si toutes les
significations pouvaient être adéquatement exprimées par des mots, les arts de
la peinture et de la musique n’existeraient pas. Il y a des valeurs et des sens qui
ne peuvent être exprimés que par des propriétés immédiatement visibles et
audibles, et le fait de demander ce qu’elles signifient, en d’autres termes, de
demander à ce qu’elles soient rendues par des mots, revient à nier leur nature
spécifique.
La quantité relative de participation d’intelligence et de volonté conscientes
investies dans l’acte d’expression varie selon les personnes concernées. Edgar
Allan Poe a défini le processus d’expression tel qu’il est vécu par ceux dont la
tournure d’esprit est davantage marquée par la délibération. Il raconte ce qui
s’est passé quand il a écrit Le corbeau, et il note qu’on ne donne que très
rarement au public l’occasion de « surprendre dans les coulisses les formes
brutes et hésitantes, le dessein véritable qui est appréhendé au dernier moment,
les rouages divers, le matériel nécessaire au changement de scène, les escabeaux
et les trappes à démons, la peinture rouge et les taches noires, qui, dans quatre-
vingt-dix-neuf pour cent des cas, constituent les accessoires de l’histrion
littéraire ».
Il n’est pas obligatoire de prendre trop à la lettre la proportion donnée par
Poe. Mais ce qu’il dit est en substance une présentation pittoresque d’un fait
objectif. Le matériau primitif brut de l’expérience doit être retravaillé pour
permettre l’expression artistique. Il arrive souvent que ce besoin soit plus grand
dans les cas d’« inspiration » que dans les autres. Lors de ce processus,
l’émotion suscitée par le matériau original est modifiée alors qu’elle s’attache au
nouveau matériau. Ceci nous donne la clé de la nature de l’émotion esthétique.
Pour ce qui est des matériaux physiques qui entrent dans la création d’une
œuvre d’art, chacun sait qu’ils doivent subir une transformation. Le marbre
doit être ciselé ; les pigments doivent être étalés sur la toile ; les mots doivent
être assemblés. La nécessité d’une transformation similaire est moins
communément reconnue en ce qui concerne les matériaux, images,
observations, souvenirs et émotions « internes ». Ceux-ci sont également
progressivement remodelés ; ils doivent aussi être pris en considération. C’est
cette modification qui construit un acte véritablement expressif. L’impulsion
qui bouillonne et cherche à se manifester doit être l’objet d’un traitement aussi
attentif et intense, pour être dotée d’une forme éloquente, que le marbre ou le
pigment, les couleurs ou les sons. Il n’existe pas non plus deux opérations
distinctes, l’une étant réalisée sur le matériau extérieur et l’autre sur ce qui est
d’ordre mental.
1. Dans son intéressant ouvrage The Theory of Poetry, M. Lascelles Abercrombie hésite entre deux
conceptions de l’inspiration. L’une d’elles me semble correcte. L’inspiration, selon lui, trouve dans le
poème une définition « remarquable et complète ». Il lui arrive aussi de dire que l’inspiration est le
poème, « quelque chose d’autonome et d’autosuffisant, une totalité complète ». Il dit de toute inspiration
qu’elle est « une chose qui ne trouve et ne pourrait trouver originellement sa source dans des mots ». Voilà
qui ne fait aucun doute ; une fonction trigonométrique n’existe pas seulement en mots. Mais si elle est en
elle-même autonome et autosuffisante, pourquoi a-t-elle alors besoin de mots comme moyen
d’expression ?
2. Speculations, p. 266.
Chapitre V
L’OBJET EXPRESSIF
1. Barnes, The Art in Painting, p. 86 et 126, ainsi que The Art of Matisse, en particulier le chapitre sur
le dessin, p. 81-82.
2. The Art in Painting, p. 52 et 53. L’origine de cette idée est attribuée au Dr Buermeyer.
3. Je ne peux m’empêcher de penser que la quantité de pensée qui a été dépensée pour expliquer de
manière ingénieuse l’idée aristotélicienne de catharsis procède davantage de la fascination exercée par
cette idée que de la subtilité d’Aristote à ce sujet. Les multiples sens qui lui ont été attribués semblent peu
de chose à côté de ce qu’il dit à la lettre, à savoir que nous sommes portés à des émotions excessives, que
comme la musique religieuse parvient à guérir la frénésie religieuse « à la manière d’un médicament », les
souffrances liées à des émotions d’une extrême intensité sont purgées par les mélodies, et que le
soulagement est agréable.
Chapitre VI
LA SUBSTANCE ET LA FORME
Les objets d’art sont expressifs et c’est en cela qu’ils sont un langage. Mieux,
ils sont des langages. Car chacun des arts possède son médium et celui-ci
convient particulièrement à une forme de communication. Chaque médium
communique quelque chose qui ne peut être exprimé aussi bien ni aussi
complètement dans une autre langue. Les besoins de la vie quotidienne ont
donné une importance pratique supérieure à un mode de communication, le
discours. Malheureusement, il en a résulté l’impression commune que ce
qu’expriment l’architecture, la sculpture, la peinture et la musique peut être
traduit en mots avec très peu de perte, sinon aucune. En fait, chaque art parle
un idiome qui véhicule ce qu’un autre langage ne peut dire sans aucune
altération.
Le langage n’existe que lorsque quelqu’un est là pour l’entendre aussi bien
que pour le parler. L’auditeur est un partenaire indispensable. L’œuvre d’art
n’est complète que si elle agit dans l’expérience de quelqu’un d’autre que celui
qui l’a créée. C’est pourquoi le langage contient une relation que les logiciens
appellent triadique. Il y a le locuteur, ce qu’il dit et celui à qui il s’adresse.
L’objet extérieur, le produit de l’art, est le lien qui met en relation l’artiste et
son public. Même lorsque l’artiste travaille dans la solitude, ces trois termes
sont présents. L’œuvre est alors en chantier et l’artiste doit se donner le rôle du
public qui la recevra. Il ne peut parler qu’en tant que son œuvre fait appel à lui
comme quelqu’un à qui l’on parle à partir de ce qu’il perçoit. Il observe et
comprend comme une tierce personne pourrait observer et interpréter. On
raconte que Matisse aurait dit : « Lorsqu’un tableau est achevé, c’est comme un
enfant qui vient de naître. L’artiste lui-même doit prendre le temps de le
comprendre. Il faut vivre avec lui comme on vit avec un enfant, si nous
voulons saisir le sens de son existence. »
Tout langage, quel qu’en soit le médium, repose sur ce qui est dit et la façon
dont cela est dit, soit la forme et la substance. La grande question que posent la
substance et la forme est celle-ci : la matière vient-elle en premier, déjà faite, en
allant à la découverte d’une forme dans laquelle elle puisse après coup
s’incorporer ? Ou bien tout l’effort créatif de l’artiste consiste-t-il en une
entreprise visant à informer la matière, de telle manière qu’elle devienne
réellement l’authentique substance d’une œuvre d’art ? La question a une
grande portée et elle est profonde. La réponse qu’on lui donne détermine
l’issue de nombreuses autres controverses dans la critique esthétique. Existe-t-il
une valeur esthétique propre aux matériaux des sens, et une autre à une forme
qui les rend expressifs ? Tous les sujets se prêtent-ils à un traitement esthétique,
ou bien n’en existe-t-il qu’un petit nombre réservés à cette fin en raison de leur
caractère intrinsèquement supérieur ? La « beauté » n’est-elle qu’un autre nom
pour la forme, en tant qu’elle en émanerait, comme une essence transcendante,
pour en envelopper la matière, ou bien faut-il y voir un nom donné à la qualité
esthétique qui se manifeste chaque fois que la matière est informée, de telle
manière qu’elle la rende adéquatement expressive ? La forme est-elle, au sens
esthétique du terme, une chose qui délimite uniquement, dès le départ, comme
esthétique, un certain domaine d’objets, ou bien est-elle le nom abstrait donné
à ce qui émerge lorsqu’une expérience atteint son plein développement ?
Toutes ces questions ont été implicitement abordées dans les discussions des
trois précédents chapitres, et elles ont implicitement reçu une réponse. Si un
produit de l’art est considéré comme un objet d’expression du soi, et si le soi
est considéré comme quelque chose de complet et d’autonome pris isolément,
alors il est clair que la substance et la forme doivent être séparées. Ce qui sert
de vêtement à une autorévélation est nécessairement, comme cela est sous-
entendu, extérieur aux choses exprimées. L’extériorité persiste, quelle que soit la
chose qui est considérée comme substance et celle qui est considérée comme
forme. Il est également clair que s’il n’y avait pas d’auto-expression, aucun libre
jeu de l’individualité, le produit existerait bien par nécessité, mais comme
occurrence d’une espèce. Il lui manquerait la fraîcheur et l’originalité qu’on ne
trouve que dans les choses qui ne doivent qu’à elles-mêmes leur individualité.
Nous avons ici affaire à un point à partir duquel on peut aborder la relation de
la forme et de la substance.
Le matériau à partir duquel une œuvre d’art est composée appartient au
monde commun plus qu’au moi, et pourtant l’expression de soi existe bien
dans l’art, parce que le soi assimile ce matériau de manière spécifique pour le
restituer dans le monde public sous une forme qui construit un nouvel objet.
Ce nouvel objet peut avoir pour conséquences des reconstructions similaires,
des recréations de matériaux anciens et communs de la part de ceux qui le
perçoivent, et ainsi, avec le temps, prendre sa place au sein du monde
reconnu — comme « universel ». Le matériau exprimé ne peut être privé. C’est
l’état d’un asile de fous. Mais la manière de le dire est individuelle et, s’il s’agit
bien d’une œuvre d’art, inimitable. L’identité du mode de production définit
l’œuvre d’une machine, dont la contrepartie esthétique est l’académisme. La
qualité d’une œuvre d’art est sui generis parce que la manière dans laquelle le
matériau général est rendu la transforme en une substance neuve et vivante.
Ce qui est vrai du producteur est vrai de qui perçoit. Il peut percevoir sur un
mode académique, à la recherche des identités avec lesquelles il est familiarisé ;
ou bien de manière savante, pédante, à la recherche d’un matériel susceptible
de se prêter à un article ou à une histoire qu’il projette d’écrire, ou
sentimentalement, à titre d’illustration de thèmes qui lui sont
émotionnellement chers. Mais si sa perception est esthétique, il en résultera
une expérience dont le sujet intrinsèque, la substance, est entièrement neuf. Un
critique anglais, M. A. C. Bradley, a dit que « la poésie étant dans les poèmes,
nous devons penser à un poème tel qu’il existe réellement ; et un poème réel est
une succession d’expériences — de sons, d’images, de pensée — par lesquelles
nous passons en le lisant […] un poème existe à d’innombrables degrés ». Et il
est également vrai qu’il existe sous d’innombrables espèces et qualités, deux
lecteurs n’ayant jamais la même expérience, selon les formes ou les manières
qu’ils lui apportent en réponse. Un nouveau poème est créé par quiconque lit
poétiquement, non pas que le matériau brut soit original, après tout nous
vivons dans le même monde, mais en ce que chaque individu apporte avec lui,
quand il exerce son individualité, une façon de voir et de sentir qui, dans ses
interactions avec un matériau ancien, crée quelque chose de nouveau, quelque
chose qui n’existait pas préalablement dans l’expérience.
Une œuvre d’art, si ancienne et classique soit-elle, n’est réellement, et non
pas seulement de façon potentielle, une œuvre d’art que lorsqu’elle vit dans une
expérience individualisée. En tant que parchemin, bloc de marbre ou toile, elle
demeure (bien que sujette aux ravages du temps) identique à elle-même à
travers les âges. Mais comme œuvre d’art, elle est recréée chaque fois qu’elle se
prête à une nouvelle expérience esthétique. Personne ne doute de cela lorsqu’il
s’agit de rendre une partition musicale ; personne ne suppose que la portée et
les notes sur le papier représentent plus que des moyens d’inscription évoquant
l’œuvre. Mais ce qui est vrai de la partition l’est aussi du Parthénon comme
édifice. Il est absurde de demander ce qu’un artiste voulait « réellement » dire
en faisant ce qu’il a fait : il y trouverait lui-même différents sens à différents
jours et à différents moments et à différentes étapes de son propre
développement. S’il pouvait s’en expliquer, il dirait : « C’est seulement cela que
je voulais dire, et cela veut dire tout ce que vous ou n’importe qui peut
honnêtement, c’est-à-dire en vertu de votre propre expérience vitale, en sortir. »
Toute autre idée rend la prétendue « universalité » de l’œuvre d’art synonyme
d’identité monotone. Le Parthénon ou tout ce que l’on voudra est universel en
ce qu’il a le pouvoir d’inspirer en permanence de nouvelles réalisations
personnelles dans l’expérience.
Il est tout simplement impossible que quelqu’un, aujourd’hui, puisse en
avoir la même expérience que le citoyen fervent qui en était le contemporain,
pas plus que la statuaire religieuse du XIIe siècle ne peut signifier,
esthétiquement, même pour un bon catholique d’aujourd’hui, exactement ce
qu’elle signifiait pour un fidèle de cette époque. Les « œuvres » qui ne
réussissent pas à devenir nouvelles ne sont pas celles qui sont universelles, mais
celles qui sont « datées ». L’œuvre d’art qui dure peut avoir été, et elle fut
probablement, issue de circonstances occasionnelles, à un certain moment, en
un certain lieu. Mais cela même qui fut ainsi évoqué n’en est pas moins une
substance ainsi formée qu’elle peut entrer dans l’expérience d’autres personnes
qui en auront ainsi une expérience propre, plus intense encore et plus
pleinement accomplie.
C’est cela, avoir une forme. Une façon d’envisager, de sentir et de présenter
le matériau de l’expérience de telle manière qu’il devienne le plus facilement et
le plus efficacement le matériau de construction d’une expérience adéquate
pour ceux qui n’ont pas les dons du créateur original. On ne peut donc tracer
aucune distinction, sauf dans la pensée, entre la forme et la substance. L’œuvre
elle-même est une matière transformée en substance esthétique. Toutefois, le
critique ou le théoricien, en tant qu’il étudie le produit artistique de manière
réflexive, ne peut pas seulement, mais il doit faire cette distinction. Tout
observateur averti d’un boxeur ou d’un joueur de golf établira des distinctions,
je suppose, entre ce qui est accompli et comment cela est accompli — entre le
K.-O. et la manière dont le coup a été porté ; entre la balle dirigée sur telle ou
telle distance selon telle ou telle ligne et la façon dont l’opération fut exécutée.
L’artiste, engagé dans ce qu’il fait, effectuera lui-même une distinction
semblable lorsqu’il sera amené à corriger une erreur habituelle, ou à apprendre
comment obtenir plus sûrement un effet donné. Et cependant, l’acte lui-même
est exactement ce qu’il est parce que c’est ainsi qu’il est accompli. Dans l’acte
même, il n’y a nulle distinction, mais une parfaite intégration de la manière et
du contenu, de la forme et de la substance.
L’auteur précédemment cité, M. Bradley, dans un essai intitulé Poetry for
Poetry’s Sake, trace une distinction entre sujet et substance qui peut très bien
fournir le départ de la discussion qui va suivre à ce propos. Cette distinction
peut être présentée, je crois, comme ce qui oppose la matière pour et la matière
dans la production artistique. Le sujet ou la « matière pour » peut être indiqué
et décrit sur un autre mode que celui du produit artistique comme tel. La
« matière dans », la substance réelle, est l’objet d’art lui-même, et il ne peut par
conséquent être exprimé d’une autre manière. Le sujet du Paradis perdu, de
Milton, comme le suggère Bradley, est la chute de l’homme dans son rapport
avec la révolte des anges — un thème déjà fréquent dans les cercles chrétiens et
aisément identifiable par qui est familier de la religion chrétienne. La substance
du poème, la matière esthétique, c’est le poème en tant que tel, ce qu’il est
advenu du sujet soumis au traitement imaginatif de Milton. De même, on
peut exposer à quelqu’un le sujet du Dit du vieux marin. Mais s’il s’agit de lui
en faire partager la substance, il faut le confronter au poème et le laisser agir sur
lui.
La distinction établie par Bradley à l’égard des poèmes est également
applicable à tout art, même à l’architecture. Le « sujet » du Parthénon
d’Athènes, la Déesse vierge, la divinité tutélaire de la cité athénienne. Pour peu
que l’on prenne une multitude de produits artistiques de toutes sortes et de
toute nature, et qu’on s’y montre suffisamment attentif pour être en mesure
d’assigner un sujet à chacun, on verra que la substance des œuvres d’art traitant
du même « sujet » est infiniment variée. Combien de poèmes y a-t-il, dans tous
les langages, ayant pour « sujet » la rose ou les fleurs ? Les modifications issues
des produits artistiques ne sont pas arbitraires ; elles ne proviennent pas, même
lorsqu’elles sont entièrement révolutionnaires (comme une école critique le
prétend encore), du désir sans règle d’hommes indisciplinés de produire
quelque chose de nouveau et de saisissant. Il s’agit d’une chose inévitable liée à
ceci que les choses les plus communes du monde se prêtent à des expériences
propres à différentes cultures et à différentes personnalités. Le sujet qui avait
tant d’importance pour le citoyen d’Athènes du IVe siècle avant J.-C. n’est
guère plus, aujourd’hui, qu’un accident de l’Histoire. Le protestant anglais du
XVIIe siècle qui appréciait autant que faire se peut le thème du poème de
Milton peut avoir été à ce point détourné de toute sympathie avec le thème de
la Divine Comédie de Dante et avec ce qui s’y trouve établi qu’il se montrera
incapable d’en apprécier la qualité esthétique. Aujourd’hui, c’est peut-être à un
« incroyant » qu’il revient de se montrer le plus sensible esthétiquement à de
tels poèmes, précisément à cause de son indifférence pour le contenu qu’ils
avaient auparavant. D’un autre côté, de nombreux regardeurs de tableaux
d’aujourd’hui s’avéreront incapables de rendre entièrement justice à la peinture
de Poussin dans ses qualités plastiques intrinsèques, tant ses thèmes classiques
leur sont devenus étrangers.
Le sujet, comme le dit Bradley, est extérieur au poème. La substance est en
lui ; mieux, elle est le poème. Mais le « sujet » lui-même connaît d’importantes
variations. On peut difficilement y voir plus qu’une étiquette ; il peut être
l’occasion qui fait venir l’œuvre ; ou bien ce peut être le contenu qui, comme
matériau brut, s’est présenté dans l’expérience nouvelle de l’artiste et y a trouvé
sa transformation. Les poèmes de Keats et de Shelley sur l’alouette et le
rossignol n’ont pas seulement pour stimulus contingent le chant de ces oiseaux.
Il est donc bon, par souci de clarté, de dissocier non seulement la substance du
thème, mais la substance et le thème, également, du sujet antécédent. Le
« sujet » du Dit du vieux marin réside dans le meurtre d’un albatros par un
pêcheur et tout ce qui en a résulté. Sa matière, c’est le poème lui-même. Son
sujet, ce sont toutes les expériences de cruauté et de pitié qu’un lecteur possède
en lui, par rapport à une créature vivante. L’artiste lui-même peut difficilement
commencer à partir d’un sujet seul. Si cela se produit, son œuvre ne manquera
pas d’être artificielle. Ce qui vient d’abord, c’est le sujet, puis la substance ou la
matière de l’œuvre, et enfin la détermination du thème.
L’objet antécédent ne se transforme pas immédiatement en matière d’une
œuvre d’art dans l’esprit de l’artiste. On a affaire à un processus de
développement. Comme nous l’avons vu, c’est ce qu’il a préalablement fait qui
permet à un artiste de savoir où il va : l’excitation d’origine et l’incitation à un
contact avec le monde qui connaît ensuite une transformation. L’état de la
matière auquel il est parvenu demande à être complété et il institue un cadre
qui limite les opérations subséquentes. Dans l’expérience de la transformation
du sujet en substance même de l’œuvre d’art telle qu’elle s’accomplit, des
événements et des scènes qui figuraient initialement peuvent disparaître et
d’autres prendre leur place, attirés en quelque sorte par la puissance du
matériau qualitatif ayant éveillé l’excitation de départ.
Le thème ou le sujet, d’un autre côté, peuvent n’avoir absolument aucune
importance, excepté pour des raisons d’identification pratique. J’ai vu un jour
un conférencier, parlant de peinture, susciter le rire chez ses auditeurs lorsqu’il
a montré une peinture cubiste et leur a demandé de deviner quel en était
l’objet. Il alla jusqu’à leur en donner le titre, comme s’il fallait y voir son objet
ou sa substance. L’artiste avait donné pour titre à son tableau le nom d’un
personnage historique, pour une raison que lui seul connaissait, peut-être pour
épater le bourgeois1 ou en raison des circonstances ou pour une subtile affinité
qualitative. Ce qu’impliquait le propos du conférencier et le rire de son
auditoire, c’est que la disparité manifeste entre le titre et l’image visible était en
quelque sorte une réflexion sur les qualités esthétiques de cette dernière. Nul
n’admettrait que sa perception du Parthénon puisse être influencée par le fait
de ne pas avoir eu l’occasion de connaître la signification du mot par lequel
l’édifice est nommé. Pourtant, l’erreur existe bel et bien, en particulier
s’agissant de tableaux, de nombreuses façons beaucoup plus subtiles que celle
qui trouve une illustration dans l’épisode de la conférence.
Les titres sont, pour ainsi dire, chose sociale. Ils identifient des objets pour
faciliter la référence, de manière à ce que l’on sache de quoi il s’agit lorsqu’une
symphonie de Beethoven est appelée la Cinquième ou lorsque l’on mentionne
La Mise au tombeau de Titien. Un poème de Wordsworth peut être spécifié par
un nom, mais il pourrait être identifié comme le poème se trouvant à telle ou
telle page de telle édition, aussi bien qu’en étant intitulé Lucy Gray. On peut
nommer le tableau de Rembrandt Le mariage juif ou ce qui est accroché sur
l’un des murs d’une salle particulière du musée d’Amsterdam. Les musiciens
ont l’habitude de désigner leurs œuvres au moyen d’un nombre, avec parfois
une indication de la clé. Les peintres préfèrent les titres vagues. Ainsi, les
artistes, peut-être inconsciemment, s’efforcent d’échapper à la tendance
générale consistant à associer un objet d’art avec une scène ou un cours
d’événements que les spectateurs ou les auditeurs reconnaissent à partir de leur
expérience antérieure. Un tableau peut être catalogué simplement comme
Rivière au crépuscule. Même dans ce cas, nombreux sont ceux qui supposeront
qu’ils doivent accueillir dans l’expérience qu’ils en ont le souvenir d’une rivière
vue une fois à cette heure particulière. Mais traité de la sorte, le tableau cesse
immédiatement d’être un tableau pour devenir un document, comme s’il
s’agissait d’une photographie en couleurs destinée à des fins historiques ou
géologiques ou pour répondre aux besoins d’un détective.
Ces distinctions sont élémentaires ; mais elles sont fondamentales dans la
théorie esthétique. Si l’on met fin à la confusion entre sujet et substance, on
mettra également fin, par exemple, aux ambiguïtés concernant la
représentation, telles qu’elles ont été examinées. M. Bradley attire l’attention
sur la tendance commune qui consiste à traiter une œuvre d’art comme le
simple rappel de quelque chose, en utilisant l’exemple d’un touriste, dans un
musée, qui remarque en passant devant un tableau : « Tiens, celui-ci ressemble
à mon cousin » ou qu’il « est l’image de son lieu de naissance », et qui, après
avoir éprouvé de la satisfaction en constatant qu’un tableau concerne Elijah, en
vient à se réjouir de découvrir le sujet et rien que le sujet du tableau suivant.
Lorsque la différence radicale qui existe entre sujet et substance n’est pas prise
en compte, non seulement le visiteur en question est dans l’erreur, mais les
critiques et les théoriciens jugent les objets d’art en fonction de la manière dont
ils conçoivent, par avance, ce que doit être le sujet de l’art. Le temps n’est pas
loin où la chose qu’il convenait de dire à propos des drames d’Ibsen est qu’ils
étaient « sordides », et où les peintures qui altéraient leurs sujets en accord avec
les exigences de la forme esthétique, d’une manière qui impliquait une
dénaturation de leur structure physique, étaient condamnées comme arbitraires
et capricieuses. La juste réplique du peintre à un tel malentendu se trouve dans
une remarque de Matisse. Alors qu’une dame se plaignait auprès de lui de ne
jamais avoir vu une femme ressemblant à l’une de celles qu’il avait peintes, il
répondit : « Madame, ce n’est pas une femme ; c’est un tableau. » Les critiques
qui n’en finissent pas de se reporter à des sujets sans rapport — de nature
historique, morale, sentimentale, ou inspirés par des canons esthétiques qui
prescrivent des thèmes entendus — feraient beaucoup mieux de prendre
exemple sur le guide de musée qui ne dit rien sur les tableaux considérés
comme images et s’attarde bien davantage sur les circonstances de leur
production et les associations sentimentales qu’ils suggèrent, la majesté du
mont Blanc ou la tragédie d’Anne Boleyn. Esthétiquement, ils en restent à ce
niveau.
On suppose que le citadin qui a vécu à la campagne lorsqu’il était enfant se
portera acquéreur de tableaux représentant de vertes prairies avec vaches et
ruisseaux — surtout s’il y a un étang pour nager. De tels tableaux lui offriront
ainsi une renaissance de quelques valeurs de son enfance, avec tout de même
quelques expériences épuisantes en moins, et certainement une valeur
émotionnelle ajoutée due au contraste avec l’aisance de sa situation présente.
Dans tous ces cas-là, le tableau n’est pas vu ; il est utilisé comme un tremplin
destiné à se procurer des sentiments qui, pour des raisons qui n’ont rien à voir,
se révèlent agréables. Le sujet des expériences de l’enfance n’en est pas moins à
l’arrière-plan inconscient d’une bonne partie du grand art. Mais pour en être la
substance, il doit être transformé en un nouvel objet au moyen du médium
employé, et non pas simplement suggéré sur le mode de la réminiscence.
Le fait que dans une œuvre d’art la forme et la matière soient conjuguées ne
signifie en rien qu’elles sont identiques. Il signifie que dans l’œuvre d’art, elles
ne se présentent pas elles-mêmes comme deux choses distinctes : l’œuvre est de
la matière informée. Mais on les distingue légitimement lorsque la réflexion
intervient, comme tel est le cas dans la critique et la théorie. On est alors
obligés de se questionner sur la structure formelle de l’œuvre et, pour mener
cette enquête intelligemment, on a besoin de savoir ce qu’est une forme
génériquement. Nous pouvons en avoir une idée en partant du fait qu’un usage
idiomatique de ce mot le rend équivalent à structure ou à modèle [pattern].
Dans son rapport aux tableaux, tout particulièrement, la forme est
fréquemment identifiée avec les modèles que définissent contours et structures,
qu’ils soient vus ou entendus. Que l’on pense à quel point un accent mal placé
perturbe la reconnaissance, plus que ne le ferait une autre forme de mauvaise
prononciation.
Car la structure, s’il s’agit de reconnaissance, ne se limite pas à des propriétés
géométriques ou spatiales. Ces dernières ne jouent un rôle qu’en tant qu’elles
sont subordonnées à l’adaptation à une fin. Lorsqu’elles ne sont pas associées,
dans notre esprit, à une fonction, les structures sont difficiles à saisir et à
retenir. La structure des cuillères, fourchettes, couteaux et articles ménagers, les
meubles sont des moyens d’identification parce qu’ils sont associés à des
intentions. Jusqu’à un certain point, la structure est associée à la forme en son
sens artistique. Dans les deux cas, nous avons affaire à une organisation de
parties constitutives. En un certain sens, il n’est pas jusqu’à la structure
particulière d’un ustensile ou d’un outil qui ne montre que la signification du
tout en a investi les parties en les qualifiant. C’est ce qui a conduit certains
théoriciens comme Herbert Spencer à voir dans l’adaptation efficace et
économique des parties à la fonction d’un tout la source de la « beauté ». Dans
certains cas, l’adéquation est en effet si admirable que la grâce visible qui en
résulte se rend indépendante de la pensée d’une quelconque utilité. Mais ce cas
particulier montre en quoi structure et forme diffèrent génériquement. Car il y
a plus dans la grâce qu’un simple défaut de maladresse, au sens où « maladroit »
signifie une incapacité d’adaptation à une fin. S’il s’agit de la structure comme
telle, l’adaptation est intrinsèquement limitée à une fin particulière — comme
celle d’une cuillère destinée à porter un liquide à sa bouche. La cuillère qui
possède en outre la forme esthétique que nous appelons grâce ne souffre
d’aucune limitation de ce genre.
De très gros efforts intellectuels ont été dépensés pour parvenir à identifier
l’adaptation à une fin particulière avec la « beauté » ou la qualité esthétique. De
telles tentatives sont toutefois condamnées à l’échec, bien que parfois le hasard
veuille qu’elles coïncident, et bien qu’il soit humainement désirable qu’elles
puissent toujours se conjuguer. Car l’adaptation à une fin particulière est
souvent (toujours dans les cas compliqués) une chose que la pensée permet
d’identifier, tandis que l’effet esthétique se manifeste directement dans la
perception sensible. Une chaise peut parfaitement nous offrir un siège
confortable et propice à notre hygiène de vie, sans pour autant répondre aux
attentes du regard. Si, à l’opposé, elle arrête plus qu’elle ne facilite le rôle de la
vision dans une expérience, on la jugera laide, quel que soit le confort qu’elle
offre en tant que siège. Aucune harmonie préétablie ne garantit que ce qui
satisfait les besoins d’un ensemble d’organes se révélera répondre à ceux des
autres structures et des autres besoins qui ont leur part dans l’expérience, de
manière à en faire un complexe de l’ensemble des éléments. Tout ce que nous
pouvons dire, c’est qu’en l’absence de contextes contraires, comme la
production d’objets en vue d’un maximum de profit, un équilibre tend à
s’établir, de telle manière que les objets se révéleront à nos yeux satisfaisants
— « utiles », au sens strict — dans l’ensemble, même si une efficacité
particulière doit être perdue au cours du processus. Dans cette mesure, on peut
parler d’une tendance de la structure dynamique (en tant qu’elle se distingue
du pur modèle géométrique) à rejoindre la forme artistique.
Dans l’histoire de la pensée philosophique, on a très tôt privilégié les
structures en ce qu’elles permettent de définir et de classer les objets. Aussi en
a-t-on fait la base d’une théorie métaphysique de la nature des formes. En
revanche, le fait empirique de la relation, réalisée par l’agencement des parties
en vue d’une fin et d’un usage définis — comme celui d’une cuillère, d’une
table ou d’une tasse —, a été entièrement négligé, voire répudié. On a
considéré les formes comme quelque chose d’intrinsèque, comme l’essence
même d’une chose en vertu de la structure métaphysique de l’univers. On peut
aisément suivre le raisonnement qui a conduit à cela dès lors qu’on ignore la
relation de la structure à l’usage. C’est au moyen de leur forme — au sens
d’une structure adaptée — que nous identifions et que nous distinguons les
choses dans la perception : les chaises des tables, un érable d’un peuplier.
Puisque nous les observons — ou les « connaissons » — de cette façon, et
puisqu’on a vu dans la connaissance la révélation de la véritable nature des
choses, on en a conclu que celles-ci sont ce qu’elles sont en vertu des formes
qui leur sont intrinsèquement propres.
En outre, puisque ce sont ces formes qui nous permettent de les connaître,
on en a déduit que la forme était l’élément rationnel et intelligible de tous les
objets et événements qui se trouvent dans le monde. En cela, elle s’oppose à la
« matière », comme le matériau intrinsèquement chaotique et fluctuant sur
lequel la forme est imprimée, la forme étant dès lors aussi éternelle que la
matière est éphémère. Cette distinction métaphysique de la forme et de la
matière s’est incrustée dans la philosophie qui a dominé la pensée européenne
pendant des siècles. Aussi affecte-t-elle encore la philosophie esthétique de la
forme par rapport à la matière. Elle est à la source de la prévention qui plaide
en faveur de leur séparation, en particulier lorsque cela conduit à supposer que
la forme possède une dignité et une stabilité qui font défaut à la matière. En
effet, n’était ce que renferme ici la tradition, on pourrait se demander s’il
viendrait à l’esprit de qui que ce soit de penser que cette relation pose un
problème, tellement il serait clair que la seule distinction importante en art est
celle qui oppose la matière inadéquatement formée et le matériau entièrement
et conséquemment formé.
Les objets de l’industrie ont une forme — adaptée à leur usage particulier.
Ces objets possèdent une forme esthétique, que nous ayons affaire à des tapis,
des vases ou des paniers, dès lors que le matériau est organisé et adapté de telle
manière qu’il contribue immédiatement à l’enrichissement de l’expérience
immédiate de qui dirige vers lui son attention perceptive. Il n’existe pas de
matériau qui soit adapté à une fin, que ce soit celle de l’usage d’une cuillère ou
d’un tapis, tant que le matériau brut n’a pas subi un changement qui en
structure les parties et les organise les unes par rapport aux autres en vue des
fins propres à la totalité. C’est en cela que l’objet possède une forme en un sens
défini. Lorsque cette forme est affranchie des limites qui la subordonnent à une
fin spécifique, et qu’elle contribue aussi aux desseins d’une expérience vitale
immédiate, la forme est esthétique et cesse d’être seulement utile.
Il est significatif que le mot « design » possède une double signification2. Il
signifie en même temps le dessein et l’arrangement, le mode de composition.
Le design d’une maison réside dans le plan à partir duquel elle est construite
dans le but de répondre aux attentes de ceux qui y vivront. Le design d’un
tableau ou d’un roman réside dans l’agencement des éléments au moyen
desquels il devient une unité expressive dans la perception directe. Dans les
deux cas, nous avons affaire à une relation ordonnée d’un certain nombre
d’éléments constitutifs. Ce qui caractérise le design artistique, c’est l’intrication
des relations qui rassemblent les parties en un tout. Une maison comporte des
pièces et un agencement de ces pièces les unes par rapport aux autres. Dans une
œuvre d’art, les relations ne peuvent pas être tenues pour séparées de ce qu’elles
relient, sinon pour les besoins de la réflexion. Une œuvre d’art est pauvre dans
la proportion où elles sont séparées, comme dans un roman où l’on sent que
l’intrigue — le design — a été imposée sur les actions et les personnages au lieu
de naître de leurs relations dynamiques respectives. Lorsqu’on veut comprendre
le design d’une machine complexe, il nous faut en connaître la fin qu’elle est
destinée à remplir, et de quelle manière les différentes parties sont adaptées à
l’accomplissement de cette fin. Le design est pour ainsi dire imposé à des
matériaux sans réel partage, de la même manière que des particuliers se
trouvent engagés dans une bataille, alors même qu’ils ne partagent que de
manière passive le design du général dans cette bataille.
Ce n’est qu’à partir du moment où les parties constitutives d’un tout
répondent à l’unique fin de contribuer à la consommation d’une expérience
consciente que le design et la structure perdent leur caractère imposé pour
devenir forme. Cela ne peut pas se produire tant qu’ils sont subordonnés à une
intention spéciale ; à l’opposé, ils ne peuvent contribuer à la finalité inclusive
d’avoir une expérience que lorsqu’ils ne ressortent pas par eux-mêmes, mais se
mêlent à toutes les autres propriétés de l’œuvre d’art. En s’intéressant à la
signification de la forme, le Dr Barnes a mis en relief la nécessité de ce mélange
complet, de cette interpénétration de la « structure » et du modèle [pattern]
avec la couleur, l’espace et la lumière. La forme, comme il le dit, est « la
synthèse ou la fusion de tous les moyens plastiques […] leur mélange
harmonieux ». D’un autre côté, le modèle, en son sens limité, le plan ou le
design « n’est que le squelette sur lequel les unités plastiques […] sont
greffées3 ».
Cette fusion entre elles de toutes les propriétés du médium est nécessaire si
l’objet en question doit servir l’intégralité de la créature dans sa vitalité unifiée.
Elle définit par conséquent la nature de la forme dans tous les arts. Eu égard à
une utilité spécialisée, on peut caractériser le design comme relié à telle ou telle
fin. Une chaise possède un design destiné à offrir des qualités de confort ; une
autre des qualités d’hygiène ; une troisième une majestueuse splendeur. Ce
n’est que lorsque tous les moyens s’interpénètrent que le tout se répand sur les
parties de manière à constituer une expérience qui trouve son unité dans
l’inclusion au lieu de l’exclusion. Un tel fait confirme la position adoptée dans
le chapitre précédent quant à l’union des qualités de vivacité sensible directe
avec d’autres qualités expressives. Tant que le « sens » est affaire d’association et
de suggestion, il est indépendant des qualités du médium sensible et la forme
en est perturbée. Les qualités sensibles sont porteuses de sens, non pas comme
des véhicules transportent des biens, mais comme une mère porte un enfant
lorsque celui-ci fait partie de son organisme. Les œuvres d’art, comme les mots,
sont littéralement grosses de sens. Le sens, parce qu’il a sa source dans
l’expérience passée, est le moyen par lequel l’organisation particulière qui
marque une image donnée est obtenue. Il ne s’y ajoute pas par « association »,
mais il est ou bien, et également, l’âme dont les couleurs sont le corps ou le
corps dont les couleurs sont l’âme — pour autant que notre intérêt se porte sur
cette image.
Le Dr Barnes a montré que non seulement les moyens intellectuels dérivent
d’expériences antérieures pour ajouter de l’expressivité, mais qu’il en va de
même pour les qualités qui ajoutent de l’excitation émotionnelle, que cette
excitation relève de la sérénité ou possède un caractère poignant. « Il y a, dit-il,
en solution dans notre esprit un grand nombre d’attitudes émotionnelles et de
sentiments prêts à être réactivés lorsque le stimulus qui convient se manifeste,
et plus que toute autre chose, ce sont ces formes, ce résidu d’expérience, qui,
plus vaste et plus riche que dans l’esprit de l’homme ordinaire, constituent le
capital de l’artiste. Ce qu’il y a de magique chez l’artiste réside dans son
aptitude à transférer ces valeurs d’un champ d’expérience à un autre, à les
conjuguer aux objets de notre vie commune et, grâce aux intuitions de son
imagination, à donner à ces objets intensité et importance4. » Ce ne sont ni les
couleurs ni les qualités sensibles comme telles, mais ces qualités, parce qu’elles
sont de part en part imbues, imprégnées de valeurs transférées, qui constituent
la matière ou la forme. Si bien qu’il n’y a de matière ou de forme qu’en
fonction de la direction de notre intérêt.
Si certains théoriciens établissent une distinction entre les valeurs sensibles et
les valeurs d’emprunt pour des raisons qui tiennent au dualisme métaphysique
précédemment mentionné, il en est d’autres qui s’y emploient, de peur que
l’œuvre d’art ne soit indûment intellectualisée. Ils s’attachent à souligner une
chose qui correspond en fait à une nécessité esthétique : l’immédiateté de
l’expérience esthétique. On ne peut affirmer trop fort que ce qui n’est pas
immédiat n’est pas esthétique. L’erreur consiste ici à supposer que seules
certaines choses particulières — celles qui ne s’adressent qu’à l’œil ou à l’oreille,
etc. — peuvent donner qualitativement et immédiatement lieu à une
expérience. Si l’on devait admettre que seules les qualités qui nous parviennent
grâce aux organes des sens de manière isolée se prêtent à une expérience directe,
alors, naturellement, tout matériau relationnel serait surajouté par une
association extérieure — ou, selon certains théoriciens, par une action
« synthétique » de la pensée. De ce point de vue, la valeur strictement esthétique
d’une peinture, par exemple, consisterait simplement en un certain ensemble
de relations et d’ordres de relations que les couleurs établiraient les unes par
rapport aux autres, indépendamment de leurs relations à des objets.
L’expressivité qu’elles doivent à leur présence comme couleurs de l’eau, des
rochers, des nuages, etc., elles la doivent à l’art. Sur cette base, il y a toujours
un fossé entre l’esthétique et l’artistique, qui sont de deux espèces radicalement
différentes.
La psychologie sous-jacente à cette bifurcation a été explorée par avance par
William James lorsqu’il établit l’existence des différents sentiments qui
correspondent à des relations comme « si », « alors », « et », « mais », « de »,
« avec ». Car il a alors montré qu’il n’y a pas de relation si complète qu’elle ne
puisse devenir objet d’expérience immédiate. La moindre œuvre d’art contredit
déjà par elle-même la théorie en question. Il est tout à fait vrai que certaines
choses, disons les idées, exercent une fonction de médiation. Mais seule une
logique tordue et avortée peut prétendre que, parce qu’une chose est le produit
d’une médiation, elle ne peut pas être objet d’expérience immédiate. C’est
l’inverse qui est vrai. Il nous est impossible de saisir aucune idée, aucun organe
de médiation, nous ne pouvons le saisir dans sa pleine force tant que nous ne
l’avons pas senti et que nous n’en avons pas eu la sensation, exactement comme
s’il s’agissait d’une odeur ou d’une couleur.
Ceux qui font spécialement de la pensée leur occupation savent bien,
lorsqu’ils observent les processus de la pensée, au lieu de déterminer
dialectiquement en quoi ils doivent consister, que ce sentiment immédiat n’est
pas limité dans son étendue. À différentes idées correspondent des
« sentiments » différents, des aspects qualitatifs différents, exactement comme
pour d’autres choses. C’est grâce à ces propriétés de nos idées que celui qui
cherche sa voie dans la résolution d’un problème complexe parvient à trouver
une direction. Elles l’arrêtent lorsqu’il est sur la mauvaise voie et le font avancer
lorsqu’il suit la bonne. Elles sont les signes de la circulation intellectuelle. Si le
penseur devait forger la signification de chaque idée de manière discursive, il se
perdrait dans un labyrinthe n’ayant ni centre ni fin. Chaque fois qu’une idée
perd sa qualité immédiate sentie, elle cesse d’être une idée et devient, comme
un symbole algébrique, un pur stimulus permettant d’exécuter une opération
sans le secours de la pensée. C’est pour cette raison que certaines séquences
d’idées conduisant à leur juste consommation (ou conclusion) sont belles et
élégantes. Elles possèdent un caractère esthétique. Dans la réflexion, il est
souvent nécessaire de faire une distinction entre ce qui concerne les sens et ce
qui concerne la pensée. Mais cette distinction n’existe pas dans tous les modes
d’expérience. Là où une dimension authentiquement artistique est présente
dans la recherche scientifique ou la spéculation philosophique, le penseur ne
procède ni par règle ni toutefois aveuglément, mais grâce à des éléments de
sens qui existent immédiatement comme des sentiments qui possèdent leur
couleur qualitative5.
Les qualités sensibles, celles du toucher et du goût, aussi bien que celles de
l’ouïe ou de la vue, possèdent une qualité esthétique. Elles ne la possèdent
toutefois pas isolément, mais dans leurs connexions, par leurs interactions, et
non pas comme entités simples et séparées. Les connexions ne sont pas
davantage limitées à leur propre espèce, les couleurs avec les couleurs, les sons
avec les sons. Même le contrôle scientifique le plus poussé ne peut parvenir à
isoler une couleur « pure » ou un pur spectre de couleurs. Un rayon de lumière
produit sous contrôle scientifique ne s’achève pas de manière nette et
uniforme. Ses contours sont vagues et il manifeste une complexité interne. Il
est en outre projeté sur un fond, et ce n’est qu’ainsi qu’il peut être perçu.
Quant au fond lui-même, il n’est pas simplement composé d’autres tons et
d’autres nuances. Il possède ses qualités propres. Il n’existe pas une seule ombre
projetée par la ligne la plus fine qui soit homogène. Il est impossible d’isoler
une couleur de la lumière sans qu’aucune réfraction ne se produise. Même dans
les conditions de laboratoire les plus uniformes, une couleur « simple » se
révélera complexe dans la mesure où elle possédera des contours bleuâtres.
Quant aux couleurs utilisées dans la peinture, ce ne sont pas de pures couleurs
du spectre ; ce sont des pigments appliqués sur une toile, et non projetés dans
le vide.
Ces observations élémentaires renvoient aux tentatives qui ont été
entreprises pour mobiliser des découvertes scientifiques présumées sur les
matériaux des sens en esthétique. Elles montrent que même sur une base
considérée comme scientifique, il n’existe pas d’expérience de qualités
« simples » ou « pures », pas plus que de qualités qui se limiteraient à la seule
extension d’un sens particulier. Mais il y a de toute façon un fossé
infranchissable entre la science des laboratoires et une œuvre d’art. Dans un
tableau, les couleurs sont présentées comme celles d’un ciel, d’un nuage, d’une
rivière, d’une montagne, de l’herbe, d’une pierre, de la soie, etc. Il n’est pas
jusqu’à l’œil artificiellement entraîné à voir la couleur comme couleur,
indépendamment des choses que la couleur qualifie, qui parvienne à exclure les
résonances et les transferts de valeur liés à ces objets. Ce qui est
particulièrement vrai des qualités de couleur, c’est qu’elles sont dans la
perception ce qu’elles sont dans leurs relations de contraste et d’harmonie avec
d’autres qualités. Ceux qui évaluent un tableau à son dessin linéaire ont attaqué
les coloristes sur la base de cet argument, en montrant que par rapport à la
stabilité permanente de la ligne, la couleur n’est pas deux fois la même, tant
elle varie avec les changements de lumière ou d’autres conditions.
Par opposition aux efforts entrepris pour introduire dans la théorie
esthétique des abstractions déplacées, empruntées à l’anatomie ou à la
psychologie, il est possible de prêter attention à ce que disent les peintres.
Cézanne, par exemple, suggère : « Le dessin et la couleur ne peuvent être
dissociés. Pour autant que la couleur est effectivement peinte, le dessin existe.
Plus les couleurs s’harmonisent les unes avec les autres, plus le dessin est défini.
C’est lorsque la couleur est la plus riche que la forme est la plus complète. Le
secret du dessin, de toute chose marquée par des contours, réside dans les
contrastes et les relations de tons. » Cézanne cite également avec approbation
les déclarations d’un autre peintre, Delacroix, qui disait : « Que l’on me donne
la boue des rues et que l’on me laisse la liberté de la circonscrire à mon goût et
j’en ferai un corps de femme de délicieuse couleur. » L’opposition de la qualité
comme immédiate et sensible à la relation comme purement médiate et
intellectuelle est théoriquement fausse, que ce soit d’un point de vue
psychologique ou philosophique. Dans les beaux-arts, elle est absurde, car la
force d’un produit de l’art dépend de la complète interpénétration des deux.
L’action d’un sens enveloppe des attitudes et des dispositions dues à
l’organisme tout entier. Les énergies propres aux organes des sens elles-mêmes
investissent causalement la chose perçue. Lorsque certains peintres introduisent
une technique « pointilliste », en faisant appel à la capacité de notre
équipement visuel de faire fusionner des taches de couleur séparées sur la toile,
ils exemplifient une activité organique qui transforme l’existence physique en
un objet perçu, mais ils n’en donnent pas l’origine. Cette sorte de modification
n’en est pas moins élémentaire. Ce n’est pas simplement le dispositif visuel qui
interagit avec l’environnement dans une action qui ne doit rien à la routine ;
c’est tout l’organisme. L’œil, l’oreille, ou ce que l’on voudra, n’est que le canal à
travers lequel la réponse totale se produit. Une couleur, en tant qu’elle est vue,
est toujours qualifiée par les réactions implicites de nombreux organes, ceux du
système sympathique autant que ceux du toucher. On peut y voir un entonnoir
de l’énergie totale en mouvement ; certainement pas sa source. Si les couleurs
sont somptueuses et riches, c’est précisément parce qu’une résonance organique
totale s’y trouve profondément impliquée.
Il y a un fait encore plus important : l’organisme qui produit l’objet dont on
a l’expérience est tel que ses tendances à l’observation, au désir, à l’émotion,
sont formées par des expériences antérieures. Il porte en lui ces expériences
passées, non pas de manière consciente dans sa mémoire, mais en ce qu’il en est
directement chargé. C’est ce qui explique l’existence d’un certain degré
d’expressivité dans l’objet de toute expérience consciente. Il s’agit d’un fait qui
a déjà été mis en évidence. L’intérêt de cela pour les questions qui touchent à la
substance esthétique tient à la façon dont les matériaux de l’expérience passée,
qui investissent l’attitude présente, opèrent en connexion avec les matériaux
fournis par les sens. Dans le pur souvenir, par exemple, il est essentiel de
séparer les deux ; sans cela, le souvenir est altéré. Dans une action automatique
purement acquise, les matériaux du passé sont subordonnés à la condition de
ne pas se manifester du tout à la conscience. Dans d’autres cas, les matériaux
du passé se manifestent au contraire à la conscience, mais ils sont
consciemment employés comme un moyen d’affronter une difficulté et un
problème présents. Ils sont alors maîtrisés au service d’une fin particulière. Si
l’expérience est principalement de la nature d’une investigation, le rôle de ces
matériaux est de procurer des données ou de suggérer des hypothèses ; si elle
est de nature pratique, ce sera de fournir des indications à l’action présente.
Dans l’expérience esthétique, au contraire, les matériaux du passé ne
remplissent jamais l’attention, comme dans le souvenir, pas plus qu’ils ne sont
subordonnés à une fin particulière. Il y a en effet une restriction imposée à ce
qui se produit. C’est celle d’une contribution à l’objet immédiat d’une
expérience du moment. Les matériaux ne servent pas de pont en vue d’une
expérience prochaine ; ils participent à la croissance et à l’individualisation de
l’expérience présente. La portée d’une œuvre d’art se mesure au nombre et à la
variété des éléments qui, provenant du passé, sont organiquement absorbés
dans la perception qu’on en a ici et maintenant. Ils lui donnent son corps et
son pouvoir de suggestion. Ils proviennent souvent de sources trop obscures
pour être identifiés par la mémoire de manière consciente, et ils créent ainsi
l’aura et la pénombre dans lesquelles baigne une œuvre d’art.
Nous voyons une peinture par nos yeux et nous entendons une musique par
nos oreilles. La réflexion ne nous conduit ainsi que trop souvent à supposer
que dans l’expérience elle-même, les qualités visuelles ou auditives comme
telles sont centrales, voire exclusives. Cette façon d’introduire dans l’expérience
primaire, comme faisant partie de sa nature immédiate, tout ce qu’une analyse
postérieure peut y trouver constitue un sophisme [fallacy] — que William
James a appelé le sophisme psychologique. Lorsqu’on regarde un tableau, il
n’est pas vrai que les qualités visuelles sont, comme telles, ou consciemment,
centrales, tandis que les autres qualités leur seraient rapportées d’une façon
accessoire ou associée. Rien n’est plus étranger à la vérité. Cela n’est pas plus
vrai de la contemplation d’un tableau que de la lecture d’un poème ou d’un
traité de philosophie, dans l’expérience de laquelle nous ne sommes pas du tout
conscients, de quelque manière distincte que ce soit, de la configuration
visuelle des lettres et des mots. À certains stimuli, nous répondons par des
valeurs émotionnelles, imaginatives et intellectuelles tirées de nous-mêmes,
obéissant à des interactions avec celles qui se manifestent par le médium des
mots. Les couleurs perçues dans un tableau se réfèrent à des objets, et non pas à
l’œil. C’est pour cette seule raison qu’elles sont émotionnellement qualifiées,
jusqu’à prendre parfois une force hypnotique, signifiantes ou expressives.
L’organe, dont l’investigation, faisant appel à des connaissances anatomiques et
physiologiques pour lui venir en aide, montre qu’il joue un rôle causalement
primaire en ce qu’il conditionne l’expérience, peut parfaitement, dans
l’expérience elle-même, se révéler aussi discret que les zones du cerveau dont le
rôle est égal à celui de l’œil, bien que ce soit par ce seul moyen que le
neurologue averti peut en connaître quelque chose — et bien qu’il n’en soit pas
conscient lorsqu’il est absorbé par ses observations. Lorsque nous percevons, au
moyen de l’œil comme auxiliaire causal, la liquidité de l’eau, la froideur de la
glace, la solidité du roc, la nudité des arbres en hiver, il est certain que des
qualités différentes de celles de l’œil se manifestent et exercent un contrôle
dans la perception. Et il est parfaitement certain que les qualités optiques ne se
présentent pas toutes seules avec les qualités tactiles et émotives accrochées à
leurs basques.
Ce dernier point ne relève pas d’une lointaine théorie technique. Il
s’applique directement à notre problème principal, celui de la relation de la
substance et de la forme. Sa portée se présente sous plusieurs aspects. L’un
d’entre eux réside dans la tendance inhérente à la sensation à s’étendre, à entrer
dans des relations étroites avec autre chose qu’elle-même, et ainsi à revêtir une
forme à cause de son propre mouvement — au lieu de passivement attendre
qu’une forme s’impose à elle. Toute qualité sensible, du seul fait de ses
connexions organiques, tend à se déployer et à fusionner. Lorsqu’une qualité
sensible en reste au stade relativement isolé où elle a pris naissance, la cause en
est dans une réaction spéciale, parce qu’elle est cultivée pour des raisons
particulières. Elle cesse d’être sensible pour devenir sensuelle. Cette isolation de
la sensation n’est pas une caractéristique des objets esthétiques, mais de choses
comme les drogues, l’orgasme sexuel et les jeux auxquels on se livre pour le seul
plaisir immédiat de la sensation. Dans l’expérience normale, une qualité
sensible entre en relation avec d’autres qualités de manière à définir un objet.
L’organe de la réception qui sert de cible ajoute de l’énergie et de la fraîcheur à
un sens qui, sans cela, demeurerait évocateur, sans éclat et abstrait. Il n’y a pas
de poète plus directement sensuel que Keats. Mais nul n’a jamais écrit de
poèmes où les qualités sensuelles sont aussi intimement pénétrées par les
situations et les événements objectifs. Milton fut apparemment inspiré par ce
que de nombreuses personnes aujourd’hui considèrent comme une théologie
sèche et rebutante. Mais il reste suffisamment proche de la tradition
shakespearienne pour que la substance de son œuvre soit celle d’un drame
direct composé majestueusement. Une voix riche et obsédante nous apparaît
immédiatement comme celle d’un certain genre de personnalité. Si nous
découvrons ensuite que la personne concernée est en fait d’une nature malingre
et fragile, nous avons alors l’impression d’avoir été dupés. Aussi sommes-nous
toujours esthétiquement déçus lorsque les qualités sensuelles et les propriétés
intellectuelles d’un objet d’art ne parviennent pas à s’unir.
Le problème controversé de la relation entre le décoratif et l’expressif se
résout lorsqu’on le considère dans le contexte de l’intégration de la matière et
de la forme. L’expressif tend vers la signification, le décoratif vers la sensation.
Il y a un attrait de l’œil pour la couleur et la lumière ; lorsque cet attrait est
comblé, on note une satisfaction spécifique. Le papier peint, les tapis, les
tapisseries, le jeu merveilleux des changements de tons du ciel et des fleurs
répondent à ce besoin. Les arabesques, les couleurs gaies remplissent un rôle
semblable dans les tableaux. Une partie du charme des structures
architecturales — car elles ont un charme autant que de la dignité — vient du
fait que par leur adaptation subtile de lignes et d’espaces, elles s’accordent avec
un besoin organique analogue du système sensori-moteur.
Il n’y a toutefois pas, dans tout cela, d’opération isolée des sensations
particulières. La conclusion qui peut en être tirée est que les qualités
spécifiquement décoratives sont dues à une énergie inhabituelle d’une zone des
sens qui donne de la vivacité et de l’attrait aux autres activités auxquelles elle
est associée. Hudson fut quelqu’un d’extraordinairement sensible à la
dimension sensuelle du monde. Parlant de son enfance, alors qu’il n’était,
comme il le dit, « qu’un petit animal sauvage courant partout sur ses pattes,
étonnamment intéressé par le monde dans lequel il se découvrait », il ajoute :
« Je m’enchantais des couleurs, des odeurs, de tout ce que je goûtais et
touchais : le bleu du ciel, le vert de la terre, le miroitement de la lumière dans
l’eau, le goût du lait, des fruits, du miel, l’odeur de la terre sèche ou humide,
du vent et de la pluie, des plantes et des fleurs ; la seule sensation d’un brin
d’herbe me rendait heureux ; et il y avait toujours des sons et des parfums et,
par-dessus tout, certaines couleurs, parmi les fleurs ou dans le plumage et les
œufs des oiseaux, qui m’enivraient. Lorsque, parcourant la plaine, je découvrais
une étendue de verveines écarlates, couvrant une surface de plusieurs mètres,
dans une herbe verte et humide, abondamment parsemée de fleurs, je sautais
de mon poney avec un cri de joie pour m’étendre sur le sol et réjouir mon
regard de leur brillante couleur. »
Nul ne se plaindra d’une absence de reconnaissance des effets
immédiatement sensuels dans une telle expérience. On peut la tenir pour
remarquable en ce qu’elle n’affecte pas cette attitude supérieure envers les
qualités olfactives, gustatives et tactiles adoptée par certains auteurs depuis
Kant. Mais on observera que « couleurs, odeurs, goût, toucher » ne sont pas
isolés. Le plaisir est celui de la couleur, de la sensation et de l’odeur des objets :
les brins d’herbe, le ciel, la lumière du soleil, l’eau, les oiseaux. La vue, l’odorat
et le toucher, auxquels il est fait immédiatement appel, sont des moyens grâce
auxquels l’être tout entier du garçon découvre dans une perception aiguë les
qualités du monde dans lequel il vit — les qualités des choses dont il a
l’expérience, et non pas de la sensation. Le dispositif actif d’un organe des sens
particulier est impliqué dans la production de la qualité, mais l’organe n’en est
pas pour autant le centre de l’expérience consciente. La connexion des qualités
avec les objets est immanente à toute expérience pourvue de sens. Si l’on
élimine cette connexion, il ne reste rien, sinon une succession de sensations
transitoires, dépourvues de sens et impossibles à identifier. Lorsqu’il nous arrive
d’avoir des expériences de « pure » sensation, elles se produisent dans des
moments d’attention abrupte et obligée ; il s’agit de chocs, et même les chocs
éveillent notre curiosité et nous poussent, normalement, à nous interroger sur
la nature de la situation qui a brutalement interrompu notre occupation du
moment. Si les conditions demeurent inchangées sans que nous puissions
creuser ce que nous sentons dans la propriété de l’objet, il en résulte une
extrême exaspération — sentiment très éloigné du plaisir esthétique. Vouloir
faire de la pathologie de la sensation la base du plaisir esthétique n’est pas une
entreprise très prometteuse.
À vouloir traduire le plaisir procuré par les verveines rampant au-dessus de
l’herbe, la lumière du soleil se réfléchissant sur l’eau, le poli brillant des œufs
d’oiseaux en expériences de la créature vivante, ce que nous découvrons
s’inscrit à l’exact opposé d’une sensation unique fonctionnant toute seule, ou
d’un ensemble de sensations dont les qualités séparées s’ajouteraient les unes
aux autres. Ces dernières sont coordonnées en un tout vital par leurs relations
communes aux objets. Ce sont les objets qui vivent une vie sans passion. L’art,
comme celui de Hudson lorsqu’il recrée l’expérience de son enfance, porte plus
loin, par sélection et par concentration, la référence à un objet, jusqu’à une
organisation et un ordre qui dépasse la seule sensation impliquée dans
l’expérience de l’enfant. L’expérience originelle, du fait de son caractère continu
et cumulé (les propriétés qui existent parce que les « sensations » sont celles des
objets propres à l’ordre d’un monde commun, et non pas de pures excitations
éphémères), fournit donc un cadre de référence à l’œuvre d’art. Si la théorie
qui fait de l’expérience esthétique primaire celle de qualités sensibles isolées
était vraie, il serait impossible à l’art de leur imposer des connexions et un
ordre.
La situation qui vient d’être décrite nous donne la clé pour comprendre la
relation, dans une œuvre d’art, entre l’expressif et le décoratif. Si le plaisir était
simplement celui des qualités par elles-mêmes, il n’y aurait aucun rapport entre
le décoratif et l’expressif, l’un ayant sa source dans l’expérience sensible
immédiate et l’autre dans des relations et un sens introduits par l’art. Puisque la
sensation elle-même se mêle à des relations, la différence entre le décoratif et
l’expressif est une question de degré. La joie de vivre (l’abandon qui ne se soucie
pas du lendemain, la somptuosité des étoffes, la gaieté des fleurs,
l’épanouissement des fleurs) est exprimée par la qualité décorative qui jaillit
directement du jeu complet des qualités sensuelles. Si la portée de l’expression
dans les arts doit être complète, il y a alors des objets dont les valeurs doivent
être rendues de manière décorative et d’autres qui doivent l’être sans cela. Un
Pierrot joyeux à un enterrement jurerait avec les autres. Lorsqu’un fou du roi
est introduit dans un tableau des obsèques de son maître, son apparence doit
au moins satisfaire les exigences du contexte. Un excès de qualité décorative
dans un cadre particulier possède une expressivité propre — comme Goya,
dans certains portraits des gens de cour de son temps, lorsqu’il porte cette
exagération jusqu’à un point où leur majesté est tournée en ridicule. Attendre
de tout art qu’il soit décoratif, c’est lui imposer une limite qui, parce qu’elle en
exclut l’expression de ce qu’il peut y avoir en lui de sombre, ne vaut pas mieux
que la conception puritaine qui attend de tout art une dimension de gravité.
La portée particulière de l’expressivité de la décoration quant au problème
de la substance et de la forme est d’apporter la preuve de ce qu’il y a de faux
dans les théories qui isolent les qualités sensibles. Car à partir du moment où
l’effet décoratif est obtenu par un processus d’isolation, il devient un
embellissement vide, un ornement factice — à l’image des figures de sucre sur
un gâteau —, une enveloppe externe. Je n’ai aucune raison de me détourner de
mon chemin pour condamner ce qu’il y a de faux dans l’usage d’ornements
pour cacher l’indigence et dissimuler les défauts structurels. Mais il est
nécessaire d’observer que les théories esthétiques qui dissocient signification et
sensation privent de tout fondement artistique une telle condamnation.
L’insincérité en art a des sources esthétiques et non pas seulement morales. On
les trouve partout où substance et forme sont dissociées. Cette affirmation ne
signifie pas que tous les éléments structurellement nécessaires doivent être
donnés à la perception, comme certains « fonctionnalistes » radicaux l’ont
prétendu en architecture. Une telle assertion confond l’art avec une médiocre
conception de la morale. Car, en architecture comme en peinture et en poésie,
les matériaux bruts sont réordonnés sous l’effet d’une interaction avec le soi qui
fait de l’expérience une source de plaisir.
Des fleurs dans une pièce en renforcent l’expressivité lorsqu’elles
s’harmonisent avec son mobilier et son usage sans introduire aucune note
inauthentique, même si elles recouvrent quelque chose de structurellement
nécessaire.
En vérité, ce qui est forme sous un certain rapport est matière sous un autre,
et vice versa. La couleur, qui est matière, quant à l’expressivité de certaines
qualités ou valeurs, devient forme lorsqu’elle est utilisée pour transmettre la
délicatesse, l’éclat ou la gaieté. Et cette proposition ne signifie pas que certaines
couleurs ont une fonction et d’autres couleurs une fonction différente.
Prenons, par exemple, le tableau de Vélasquez L’Infante Marie-Thérèse, celui qui
comporte un vase de fleurs sur sa droite. La grâce et la délicatesse en sont
insurpassables. La délicatesse y est omniprésente : dans les habits, les bijoux, le
visage, la coiffure, les mains, les fleurs ; les mêmes couleurs n’expriment pas
seulement la texture des étoffes mais, comme toujours chez Vélasquez, là où il
réussit le mieux, la dignité immanente d’un être humain, une dignité qui,
même chez un personnage noble, est à ce point intrinsèque qu’on ne peut y
voir les seuls atours de la noblesse.
Il n’en découle évidemment pas que toutes les œuvres d’art, y compris celles
de la plus haute qualité, doivent posséder une telle interpénétration du
décoratif et de l’expressif, comme cela se manifeste souvent chez Titien,
Vélasquez et Renoir. Les artistes peuvent être grands en un sens ou un autre,
sans perdre pour autant leur grandeur. La peinture française, depuis ses débuts
ou presque, a été marquée par un sens vigoureux du décoratif. Lancret,
Fragonard, Watteau peuvent être délicats jusqu’à la fragilité, mais on ne trouve
presque jamais chez eux de hiatus entre l’expressivité et l’ornement superflu qui
caractérise presque toujours Boucher. Ils préfèrent les sujets qui demandent de
la délicatesse et une intime subtilité qui les rende pleinement expressifs. Renoir
emprunte davantage qu’eux à la substance de la vie commune dans ses toiles.
Mais l’usage qu’il fait de tous les moyens plastiques — la couleur, la lumière,
les lignes et les plans, en eux-mêmes et dans leurs interrelations — vise à offrir
le sens d’une abondance de joie qui se conjugue avec les choses ordinaires.
Ceux de ses amis qui connaissaient les modèles auxquels il faisait appel se
plaignaient parfois, à croire ce qu’on dit, de ce qu’il les montrait beaucoup plus
belles qu’elles ne l’étaient réellement. Mais nul ne dirait, face à ses tableaux,
qu’elles ont été « arrangées » ou embellies. Ce que ces œuvres expriment, c’est
l’expérience que Renoir lui-même avait de sa joie de percevoir le monde.
Matisse n’a pas son égal parmi les coloristes décoratifs d’aujourd’hui. Au
premier abord, il peut susciter un choc chez le spectateur, à cause de sa
juxtaposition de couleurs qui, en elles-mêmes, sont criardes, ou du fait des
blancs physiques qui paraissent si peu esthétiques. Mais une fois qu’on a appris
à voir, on découvre un rendu merveilleux, d’une qualité qui est typiquement
française — la clarté6. C’est lorsque l’effort qui vise à l’exprimer échoue — et
naturellement, c’est parfois le cas — que les qualités décoratives s’imposent par
elles-mêmes et deviennent oppressives — comme un excès de sucre.
C’est pourquoi, dans le fait d’apprendre à percevoir une œuvre d’art, une
importante faculté — faculté que tous les critiques ne possèdent pas — réside
dans le pouvoir de saisir les phases des objets qui intéressent tout spécialement
un artiste particulier. Les natures mortes pourraient être parfaitement vides de
sens si la main d’un maître ne les rendait expressives, en dépit de la qualité
décorative des facteurs qui en assurent les propriétés de structure, comme chez
Chardin dont l’art parvient à rendre le volume et l’organisation de l’espace,
d’une manière qui caresse l’œil. Tandis que Cézanne, lui, en arrive à donner à
ses fruits une qualité monumentale, comme Guardi, à l’opposé, embrase la
dimension monumentale des édifices qu’il peint d’une rougeur décorative
flamboyante.
Sitôt que les objets sont déplacés d’un milieu culturel à un autre, les qualités
décoratives acquièrent une autre valeur. Les tapis et les coupes d’Orient
présentent des motifs dont la valeur originelle, habituellement religieuse et
politique — en tant qu’emblèmes tribaux —, s’exprimait dans des figures
géométriques semi-décoratives. L’observateur occidental n’en saisit pas plus le
sens qu’il ne parvient à saisir l’expressivité religieuse de la peinture chinoise
d’inspiration bouddhiste ou taoïste. Les éléments plastiques n’en demeurent
pas moins ce qu’ils sont ; ils donnent parfois une fausse idée de ce qui sépare le
décoratif de l’expressif. Les éléments locaux constituent une sorte de médium
donnant librement un droit d’entrée. La valeur intrinsèque n’en demeure pas
moins après que les éléments locaux ont été évacués.
Dans tout ce qui précède, aucune place n’a pu être donnée à la beauté, qui
constitue pourtant un thème esthétique majeur. Il s’agit à vrai dire d’un terme
émotionnel, bien qu’il désigne une émotion particulière. En présence d’un
paysage, d’un poème ou d’une image qui nous saisit de manière immédiate,
nous sommes portés à murmurer ou à déclarer : « Comme c’est beau ! »
L’exclamation n’est toutefois que le prix payé à la capacité de l’objet de susciter
une admiration qui frise l’adoration. La beauté n’est absolument pas un terme
analytique ; elle est étrangère à toute conception susceptible de figurer dans
une théorie de portée explicative ou classificatoire. Malheureusement, elle a
acquis le statut d’un objet particulier ; l’extase émotionnelle a été assujettie à ce
que la philosophie nomme une hypostase, et le concept de beauté a acquis le
statut d’une essence offerte à l’intuition. D’un point de vue théorique, elle est
ainsi devenue un terme embarrassant. Lorsque ce terme est utilisé,
théoriquement parlant, pour désigner la qualité esthétique globale d’une
expérience, il vaut certainement beaucoup mieux s’attacher à l’expérience elle-
même et aux conditions du processus dont cette qualité est solidaire. Dans
ceux-là, la beauté est la réponse à ce que représente, pour la réflexion, le
processus par lequel le matériau est intégré par ses relations intimes dans une
totalité qualitative particulière.
Il existe un autre usage de ce terme, de portée plus limitée, où la beauté est
opposée à d’autres modes de qualité esthétique — au sublime, au comique, au
grotesque. À en juger par les résultats, cette distinction n’est pas très heureuse.
Elle tend à empêtrer ceux qui s’y emploient dans une manipulation dialectique
de concepts et dans des classifications compartimentées qui dressent des
obstacles à la perception directe plus qu’ils n’y contribuent. Au lieu de favoriser
l’accès à l’objet, les distinctions toutes faites conduisent à l’aborder dans une
intention de comparaison, en limitant ainsi l’expérience à une saisie partielle
du tout unifié. Un examen des cas d’utilisation ordinaire de ce mot, à
l’exception du sens émotionnel mentionné précédemment, révèle qu’une
signification du terme réside dans la présence marquante d’une qualité
décorative, immédiatement attrayante pour les sens. L’autre signification
indique la présence marquée de relations d’adéquation et d’adaptation
réciproque entre les membres du tout, qu’il s’agisse d’un objet, d’une situation
ou d’un acte.
Les démonstrations mathématiques, les opérations chirurgicales sont ainsi
dites belles, et il n’est pas jusqu’à la maladie qui, lorsqu’elle se révèle singulière
par ses relations caractéristiques, ne puisse être déclarée belle. Ces deux
significations, le charme sensuel et la manifestation d’une proportion
harmonieuse des parties, caractérisent la forme humaine dans ses exemplaires
les plus accomplis. Les efforts entrepris par les théoriciens pour réduire l’une de
ces significations à l’autre illustrent la futilité de toute approche de ces
questions à partir de concepts figés. Les faits mettent en lumière la fusion
immédiate de la forme et de la matière, ainsi que la relativité de ce qu’on
identifie comme matière et comme substance dans un cas particulier au regard
des fins qui animent l’analyse réflexive.
Au total, cette discussion montre que les théories qui dissocient la matière de
la forme, celles qui s’efforcent de leur assigner un ancrage particulier dans
l’expérience, en dépit de ce qui les oppose, constituent deux cas du même
sophisme fondamental. Elles reposent sur la séparation de la créature vivante
de l’environnement dans lequel elle vit. L’une des écoles considérées, celle qui
deviendra l’école « idéaliste » en philosophie, lorsque ses implications en seront
explicitées, opère la dissociation dans l’intérêt de la signification des relations.
L’autre, l’école sensualiste et empiriste, effectue la séparation au nom de la
primauté des qualités sensibles. L’expérience esthétique ne s’est pas vu confier
la tâche de produire ses propres concepts en vue d’une interprétation de l’art.
Ces concepts lui ont été imposés, taillés sur mesure, à travers une transposition
issue de systèmes de pensée constitués sans aucune référence à l’art.
Nulle part le résultat n’a été aussi désastreux qu’à l’égard du problème de la
substance et de la forme. Il eût été facile de remplir les pages de ce chapitre de
citations émanant d’auteurs qui ont défendu l’idée d’un dualisme originel de la
forme et de la substance. Je n’en donnerai qu’un échantillon : « Nous tenons
pour belle la façade d’un temple grec en pensant particulièrement à sa forme
admirable. Alors que lorsque nous attribuons de la beauté à un château
normand, nous nous référons plutôt à ce que ce château signifie. »
L’auteur cité rapporte directement la « forme » aux sens, et la matière ou la
« substance » à la signification qui leur est associée. On pourrait tout aussi bien
inverser la démarche. Les ruines sont pittoresques ; autrement dit, leur
apparence immédiate et la couleur du lierre qui les recouvre présentent un
attrait décoratif pour les sens ; et l’on pourrait aussi bien soutenir que l’effet de
la façade grecque est dû à la perception des relations de proportion, etc., qui
relèvent de considérations rationnelles plus que sensibles. En effet, de prime
abord, il semble plus naturel de rapporter la matière aux sens et la forme à la
pensée médiatrice que l’inverse. Le fait est que ces distinctions, prises dans un
sens ou dans l’autre, sont également arbitraires. Ce qui est forme dans un
contexte est matière dans un autre et vice versa. En outre, elles se déplacent, au
sein de la même œuvre, selon les glissements de notre intérêt et de notre
attention. Considérons la strophe suivante de Lucy Gray :
Yet some maintain that to this day
She is a living child ;
That you may see sweet Lucy Gray
Upon the lonesome Wild.
Peut-on dire que quiconque abordera ce poème d’un point de vue esthétique
le fera en distinguant — en même temps — sensibilité et pensée, matière et
forme ? En pareil cas, ni la lecture ni l’audition ne pourront être dites
esthétiques, car la valeur esthétique de cette strophe réside dans l’intégration
des deux. Mais après s’être plongé dans le poème et l’avoir apprécié, vient le
moment de la réflexion et de l’analyse. On peut alors s’intéresser à la façon
dont le choix des mots, le mètre et le rythme, le mouvement des phrases
contribuent à l’effet esthétique. En outre, une telle analyse, réalisée dans le but
d’une appréhension plus définie de la forme, peut enrichir l’expérience directe
ultérieure. En d’autres circonstances, les mêmes traits, mis en relation avec le
développement de Wordsworth, son expérience et ses idées, pourront être
considérés comme matière, au lieu de l’être comme forme. Alors, le même
épisode, l’« histoire de l’enfant promis à la mort », apparaîtra comme une
forme dans laquelle Wordsworth a enveloppé les matériaux de son expérience
personnelle.
Puisque la cause ultime de l’union de la forme et de la matière dans
l’expérience réside dans la relation intime du faire et du subir qui caractérise
l’interaction de la créature vivante avec le monde naturel et humain, les
théories qui dissocient matière et forme ne peuvent avoir leur source que dans
l’ignorance de cette relation. Les qualités sont ainsi traitées comme des
impressions déposées par les choses, et les relations qui sont la source du sens
comme résultant de l’association des impressions entre elles ou de la pensée
comme telle. Ce sont des ennemies de l’union de la forme et de la matière.
Mais elles ne procèdent que de nos propres limites ; elles n’ont rien
d’intrinsèque. Elles naissent de l’apathie, de la suffisance, de notre propre
apitoiement, de la crainte, de la convention, de la routine, de tous les facteurs
qui s’érigent en obstacle, détournent et empêchent l’interaction vitale de la
créature avec l’environnement dans lequel elle existe. Seul celui qui est
ordinairement indifférent juge transitoire le plaisir pris à une œuvre d’art ; seul
celui qui est déprimé, incapable de faire face aux situations qu’il rencontre y
cherche un simple réconfort en se portant vers des valeurs qu’il ne parvient pas
à trouver dans le monde. Mais l’art comme tel est bien plus qu’un sursaut
d’énergie offert à l’abattement de qui manque de courage, ou qu’une possibilité
d’apaisement pour qui est la proie d’une vive inquiétude.
Grâce à l’art, la signification des objets, qui, sans cela, demeureraient muets,
frustes, limités et en retrait, acquiert une clarté et une intensité qui ne leur
vient pas d’une pensée s’exerçant laborieusement sur eux, pas plus que d’une
évasion dans un monde de pure sensibilité, mais de la création d’une nouvelle
expérience. Parfois cette expansion et cette intensification proviennent d’…
… un chant philosophique
De la vérité qui chérit notre vie quotidienne
Parfois, elles naissent d’un voyage sur des terres lointaines, d’une aventure
s’ouvrant sur l’écume
des mers périlleuses de pays imaginaires et délaissés.
HISTOIRE NATURELLE
DE LA FORME
1. Extrait de Notes d’un peintre, 1908 (in Écrits et propos sur l’art, Herman, 2004, p. 46). D’un autre
point de vue, on pourrait s’étendre sur les implications de l’expression concernant la nécessité de « mettre
de l’ordre dans ses idées ».
2. Parler de « volute » indique assez la perception subconsciente de la tension d’énergies en jeu dans le
phénomène.
Chapitre VIII
L’ORGANISATION DES ÉNERGIES
Le terme d’« énergie » a été souvent utilisé dans cette discussion. Il se peut
qu’aux yeux de certains l’idée même d’énergie appliquée aux beaux-arts paraisse
hors de propos. Pourtant, certains des lieux communs qu’il est bon de tenir à
propos de l’art restent inintelligibles si le fait de l’énergie n’est pas placé au
centre : pensons au pouvoir qu’il a d’émouvoir et de subjuguer, de calmer et de
tranquilliser. Et assurément, soit le rythme et l’équilibre sont des caractères
étrangers à l’art, soit l’art, vu leur rôle fondamental, n’est définissable qu’en
tant qu’organisation d’énergies. En ce qui concerne l’effet que l’œuvre d’art
exerce sur nous et pour nous, je ne vois qu’une seule alternative. Ou bien l’effet
résulte d’une essence transcendante (qu’on appelle en général « beauté ») qui
du dehors descend dans l’expérience, ou bien il est dû à la transcription unique
opérée par l’art de l’énergie en provenance des états de choses du monde. Entre
ces deux possibilités, je ne sais pas comment de simples arguments pourraient
déterminer un choix. Mais il est intéressant de savoir ce qu’implique un tel
choix.
Si, maintenant, je défends mon point de vue concernant le lien entre l’effet
esthétique et les qualités de toute expérience, pour autant que toute expérience
est dotée d’une unité, je pose la question suivante : comment l’art peut-t-il être
expressif, sans être imitatif ou servilement représentatif, si ce n’est en
sélectionnant et ordonnant les énergies au moyen desquelles les choses agissent
sur nous et nous intéressent ? Si l’art est en un sens reproductif, et pourtant ne
reproduit pas de traits spécifiques ou génériques, il s’ensuit forcément qu’il
opère en sélectionnant les puissances inhérentes aux choses par lesquelles une
expérience — toute espèce d’expérience — a signification et valeur. Il y a une
élimination qui exclut les forces qui sont porteuses de confusion, de distraction
et de banalisation. L’ordre, le rythme et l’équilibre signifient simplement que
les énergies qui ont un sens pour l’expérience agissent de manière optimale.
Les termes « idéaux » ont été disqualifiés par les emplois populaires
sentimentaux et par l’usage qu’en fait le discours philosophique à des fins
apologétiques pour masquer les dissonances et les cruautés de l’existence. Mais
il existe un sens défini suivant lequel l’art est idéal, c’est celui que l’on vient
d’indiquer. Les traits qui, moyennant sélection et organisation, confèrent à
toute expérience sa valeur d’expérience, sont apprêtés par l’art en vue d’une
perception appropriée. Il doit bien y avoir, malgré toute l’indifférence et
l’hostilité de la nature envers les attentes humaines, une certaine convenance
entre la nature et l’homme, sinon la vie ne pourrait exister. Les forces
euphorisantes, celles qui ne sont pas ordonnées à telle ou telle fin spécifique
mais aux formes de jouissance de l’expérience même, ces forces sont
désenchaînées par l’art. C’est cette libération qui leur confère un caractère
idéal. Car quel idéal l’être humain peut-il honnêtement convoiter, si ce n’est
l’idée d’un environnement au sein duquel toutes choses conspirent à rendre
parfaites et viables les valeurs auxquelles il lui arrive, occasionnellement et
partiellement, d’accéder ?
L’écrivain anglais Galsworthy définit quelque part l’art comme « l’expression
imaginative d’une énergie qui, au travers de la concrétion technique du
sentiment et de la perception, tend à réconcilier l’individu avec l’universel en
activant chez lui une émotion impersonnelle ». L’« universel » n’est pas autre
chose que les énergies qui constituent les objets et les événements du monde et
déterminent du même coup notre expérience. La « réconciliation », c’est la
réalisation, sur un mode immédiat, non discursif, de périodes de coopération
harmonieuse entre l’homme et le monde en des expériences abouties.
L’émotion qui en résulte est « impersonnelle » dans la mesure où elle n’est pas
associée à une réussite personnelle, mais à l’objet à la construction duquel le soi
s’est abandonné dans la ferveur. Le jugement de goût est également
impersonnel dans sa dimension émotionnelle, car il inclut lui aussi la
construction et l’organisation d’énergies objectives.
1. Barnes, The Art in Painting, French Primitives and their Forms et The Art of Henri Matisse apportent
de nombreuses précisions sur ces tableaux.
Chapitre IX
LA SUBSTANCE COMMUNE
DES ARTS
Quel est l’objet propre de l’art ? Existe-t-il des sujets qui lui sont
intrinsèquement destinés et d’autres qui lui sont étrangers ? Ou n’en existe-t-il
aucun dont la nature, eu égard à un traitement artistique, pourrait être tenue
pour impure et sans intérêt ? Les arts eux-mêmes ont nettement et
progressivement penché pour une réponse affirmative à cette dernière question.
Il existe pourtant une tradition tenace aux termes de laquelle des distinctions
particulières sont nécessaires à l’art. Un rapide survol de ce thème pourra par
conséquent nous servir d’introduction à la question particulière de ce chapitre,
celle qui concerne les aspects du contenu de l’art communs à tous les arts.
J’ai déjà eu l’occasion, sous un autre rapport, d’évoquer la différence qui
existe entre les arts populaires d’une période donnée et les arts officiels.
Lorsque les arts qui ont notre faveur ont cessé d’être placés sous le patronage et
le contrôle des prêtres et des dirigeants, et même si le terme « officiel » n’est
plus une désignation adaptée, la distinction des genres ne s’est pas moins
perpétuée. La théorie philosophique ne s’est elle-même intéressée qu’aux arts
marqués du sceau de la reconnaissance de la classe héritière du rang social et de
l’autorité. Les arts populaires ont certes prospéré, mais ils n’ont bénéficié
d’aucune attention littéraire. Ils n’étaient pas dignes d’apparaître dans la
discussion théorique. Sans doute n’étaient-ils même pas considérés comme des
arts.
Toutefois, au lieu de m’attacher à la formulation primitive d’une distinction
particulière entre les arts, je me tournerai plutôt vers une version moderne
représentative, et j’indiquerai brièvement quelques aspects de la révolte qui a
mis à bas les barrières initialement établies. Sir Joshua Reynolds suggère que,
dans la mesure où les seuls sujets dignes d’être traités en peinture sont ceux qui
sont « généralement intéressants », il faut qu’ils soient « un exemple éminent
d’action ou de souffrance héroïque » comme le sont « les grands événements de
la légende et de l’histoire grecques et romaines. Et tels sont aussi les
événements majeurs de l’Écriture ». Toutes les grandes œuvres des peintres du
passé, selon lui, appartiennent à cette « école historique », et il poursuit en
soutenant que « c’est en se guidant sur ce principe que les écoles de Rome, de
Florence et de Bologne ont conçu leur pratique, et que c’est ainsi qu’elles ont
mérité de se voir reconnaître la plus haute valeur » — d’un point de vue
strictement artistique, l’absence des écoles vénitienne et flamande,
parallèlement à l’éloge de l’école éclectique, suffit à titre de commentaire.
Qu’aurait-il dit s’il avait été capable d’anticiper les danseuses de Degas, les
voitures de chemin de fer de Daumier — celles de troisième classe — ou les
pommes, les serviettes et les assiettes de Cézanne ?
En littérature, la tradition théoriquement dominante a été de même nature.
On n’y a cessé d’affirmer qu’Aristote avait une fois pour toutes délimité le
champ de la tragédie, le mode littéraire le plus élevé, en déclarant que les
infortunes de la noblesse et des personnes éminentes en constituaient le
contenu propre, tandis que celles des gens ordinaires étaient intrinsèquement
dignes du seul genre inférieur de la comédie. Diderot a virtuellement annoncé
une révolution théorique historique en parlant d’un besoin de tragédies
bourgeoises et en disant, au lieu de ne mettre en avant que les rois et les
princes, que les personnes privées doivent faire face à des événements qui
inspirent la terreur et la pitié. Selon lui, même les tragédies domestiques,
quoique différentes du drame classique par leur ton et par leur action, peuvent
également prétendre à une sublimité propre — prédiction assurément
accomplie par Ibsen.
Au début du XIXe siècle, à la suite de la période que Housman considère
comme celle d’une poésie fausse et contrefaite, de versification déguisée en
poésie, les « Ballades lyriques » de Wordsworth et Coleridge marquèrent le
début d’une révolution. L’un des principes qui inspirèrent ses auteurs a été
formulé par Coleridge dans les termes suivants : « En poésie, l’un des deux
points cardinaux réside dans la confiance accordée à des personnages et à des
événements tels qu’on peut en trouver dans n’importe quel village et dans ses
alentours, pour peu que se manifeste un esprit méditatif et sensible qui s’en
soucie ou s’y montre attentif sitôt qu’ils se présentent. » Je n’ai pas besoin de
faire valoir que bien avant Reynolds, une révolution du même genre a été
accomplie en peinture. Elle se produisit lorsque les Vénitiens, non contents de
célébrer la somptuosité de leurs vies, donnèrent nominalement aux thèmes
religieux un traitement nettement séculier. Les peintres flamands, en se
joignant aux peintres de genre hollandais, Breughel le vieux par exemple, et des
peintres français comme Chardin, se tournèrent délibérément vers des thèmes
ordinaires. Le portrait fut étendu de la noblesse à de riches marchands en
même temps que se développait le commerce, puis à des hommes de condition
plus modeste. Vers la fin du XIXe siècle, là où les arts plastiques étaient
concernés, le chemin était tracé.
Le roman a été le grand instrument d’un changement effectif dans la
littérature en prose. Il a déplacé le centre d’attention de la cour vers la
bourgeoisie, puis vers les « pauvres » et les travailleurs, et jusqu’à des
personnages étrangers à toute condition. Rousseau doit l’essentiel de son
influence permanente en littérature à l’exaltation imaginative que lui inspire
« le peuple1 », beaucoup plus qu’à ses théories formelles. Le rôle joué par la
musique populaire, en particulier en Pologne, en Bohême et en Allemagne,
dans l’expansion et le renouveau de la musique est trop évident pour qu’il vaille
la peine d’y insister. Il n’est pas jusqu’à l’architecture, le plus conservateur de
tous les arts, qui n’ait subi l’influence d’une transformation semblable à celle
qu’ont connue les autres arts. Les gares de chemin de fer, les banques, et les
bureaux de poste, les églises elles-mêmes, ont cessé d’être construits à l’image
des temples grecs et des cathédrales médiévales. L’art des « ordres » établis a été
autant influencé par les révoltes contre son attachement à des classes sociales
que par les développements technologiques du béton et de l’acier.
Cette brève évocation a pour seul objectif d’indiquer qu’en dépit de la
théorie formelle et des canons de la critique, il s’est produit l’une de ces
révolutions qui ne reviennent pas en arrière. L’impulsion à dépasser les limites
établies extérieurement appartient à la nature même du travail de l’artiste. Il
appartient à la nature même de l’esprit créatif de se saisir de tout sujet qui
l’incite à y voir la matière d’une nouvelle expérience. Le refus d’admettre les
frontières établies par la convention est la source d’une attitude qui consiste
très souvent à dénoncer l’immoralité des objets de l’art. Mais l’une des
fonctions de l’art est précisément de saper la timidité moraliste qui conduit
l’esprit à fuir devant certains sujets et à refuser de les admettre dans la lumière
claire et purifiante de la conscience perceptive.
La seule limite qui s’impose à l’usage d’un sujet est celle de l’intérêt de
l’artiste, et cette limite ne souffre aucune restriction. Elle renferme une seule
exigence, inhérente au travail d’un artiste, sa nécessaire sincérité ; la nécessité
de ne céder ni aux faux-semblants ni aux compromis. L’universalité de l’art est
tellement étrangère au refus du principe de sélection fondé sur l’intérêt vital,
qu’elle est subordonnée à l’intérêt. D’autres artistes ont d’autres intérêts, si bien
que par leur œuvre collective, libres de toute règle antérieure fixe, ils couvrent
tous les aspects et toutes les phases de l’expérience. L’intérêt ne devient
unilatéral et morbide qu’à partir du moment où il cesse d’être franc pour être
caché et sournois — comme tel est indubitablement le cas dans une grande
partie de l’exploitation contemporaine du sexe. La façon dont Tolstoï voit dans
la sincérité l’essence de l’originalité compense tout ce que son traité sur l’art
contient d’excentrique. Dans l’attaque qu’il livre à la pure conventionnalité en
poésie, il déclare qu’une grande partie en est empruntée, les artistes se
nourrissant les uns des autres comme les cannibales. Le stock des sujets
consiste, dit-il, en « toutes sortes de légendes, de sagas et de traditions
anciennes ; vierges, guerriers, pâtres, ermites, anges, démons de toutes sortes ;
clairs de lune, tonnerres, montagnes, mers, précipices, fleurs, longues
chevelures ; lions, agneaux, colombes, rossignols — pour la seule raison d’avoir
été souvent utilisés dans leurs productions par les artistes du passé ».
Dans son souci de restreindre les sujets de l’art à des thèmes tirés de la vie de
l’homme ordinaire, du travailleur en usine et particulièrement du paysan,
Tolstoï fait un portrait des restrictions conventionnelles qui dépasse
l’imagination. Mais on y trouve suffisamment de vérité pour fournir une
illustration à une caractéristique très importante de l’art : tout ce qui restreint
les frontières des sujets dignes d’être utilisés en art limite aussi la sincérité
artistique de l’artiste individuel. Son intérêt vital ne peut y trouver la possibilité
d’un libre jeu et d’un exutoire. Ses perceptions sont canalisées dans des ornières
préalablement établies, et son imagination y est privée de ses ailes. L’idée que
pèse sur l’artiste l’obligation morale de s’attacher à des sujets « prolétariens »,
ou à tout sujet fondé sur la portée qu’il peut avoir sur le destin du prolétariat,
est pour moi un effort pour revenir à un stade que l’art a historiquement
dépassé. En revanche, si l’intérêt pour le prolétariat imprime une nouvelle
direction à l’attention, en se tournant vers la prise en compte de sujets
antérieurement négligés, il mettra certainement en activité des personnes que
des sujets plus anciens ne poussaient pas à l’expression, en ouvrant ainsi et en
contribuant à abattre les barrières dont elles n’avaient pas conscience jusque-là.
Je suis passablement sceptique sur les préjugés aristocratiques personnels qui
sont attribués à Shakespeare. Mais quelle qu’en soit la source, ils constituent
une limite à son « universalité ».
Le fait que le mouvement historique de l’art ait aboli les restrictions que son
objet devait à des fondements rationnels présumés ne prouve pas qu’il y ait
quelque chose de commun au matériau de tous les arts. Il n’en suggère pas
moins que si n’existait aucun noyau d’une commune substance, l’ample
mouvement qui porte l’art à étendre (potentiellement) ses visées à toute chose
lui aurait fait perdre son unité, laquelle eût été disséminée dans la pluralité des
arts, jusqu’à ne plus voir les arbres dans la forêt, ni même les branches d’un seul
arbre. Une réponse évidente à cette inférence suggérée consiste à dire que
l’unité des arts réside dans leur forme commune. Mais le fait d’accepter cette
réponse nous oblige à penser que forme et matière sont séparées, et nous fait
par conséquent revenir à l’idée qu’un produit artistique est une substance
pourvue d’une forme, et que ce qui apparaît à la réflexion comme forme
lorsque l’intérêt est élevé, apparaît comme matière lorsque la modification de
l’intérêt donne un autre tour à l’orientation.
Tout intérêt particulier mis à part, tout produit de l’art est matière et
matière seulement, si bien que l’opposition n’est pas entre matière et forme
mais entre une matière relativement privée de forme et une matière
adéquatement formée. Ce n’est pas parce que la réflexion découvre des formes
distinctes dans une image que l’on peut considérer un tableau autrement que
comme composé de pigments placés sur une toile, puisque leur disposition et
leur composition sont encore, après tout, une propriété de la substance et de
rien d’autre. De la même façon, la littérature, telle qu’elle existe, ne consiste
qu’en mots, prononcés ou écrits. Le « contenu » [stuff] peut être n’importe
quoi ; il s’agit d’un nom pour certains aspects du matériau lorsque l’attention
se porte primitivement vers ces aspects. Le fait qu’une œuvre d’art soit une
organisation d’énergies et que la nature de cette organisation soit si importante
ne plaide en rien contre le fait que ce sont des énergies qui sont organisées et
que cette organisation n’a aucune existence en dehors de celles-ci.
La communauté de forme que l’on reconnaît à différents arts entraîne avec
elle, par implication, une communauté correspondante de substance. C’est
cette implication que je me propose maintenant d’explorer et de développer.
J’ai précédemment noté que pour l’artiste comme pour celui qui perçoit, tout
commence par ce qu’on peut appeler une saisie [seizure] totale — une totalité
globale qualitative non encore articulée et qui n’est pas distinguée de ses
éléments. Évoquant l’origine de ses poèmes, Schiller dit : « Chez moi, la
perception est d’abord dépourvue de tout objet clair et défini. Les choses ne
prennent forme que dans un second temps. S’impose d’abord à l’esprit une
atmosphère musicale particulière. C’est après que vient l’idée poétique. »
J’interprète cette déclaration comme ayant une signification semblable à ce que
je viens d’indiquer. Qui plus est, non seulement l’« atmosphère » vient d’abord,
mais elle se maintient comme substrat, après que les distinctions ont émergé ;
en fait, elles émergent comme ses distinctions.
Même au commencement, la qualité, massive et totale, possède un caractère
unique. Quoique vague et indéfinie, elle n’est que ce qu’elle est et rien d’autre.
Si la perception continue, la discrimination intervient inévitablement.
L’attention doit alors se déplacer, et tandis qu’elle se déplace, les éléments et les
parties émergent de l’arrière-plan. Et si l’attention se déplace dans une
direction unifiée, au lieu de cheminer au hasard, elle est contrôlée par l’unité
qualitative dont le tout est imprégné ; elle est placée sous son contrôle parce
qu’elle opère avec elle. Il est tellement banal de dire que les vers sont le poème,
sa substance, que c’est ne rien dire. Mais ce que retient une telle banalité
n’existerait pas si ce qui est poétiquement senti, et qui constitue la matière de
l’œuvre, ne venait pas en premier, et ne se présentait pas de manière si massive
et si unifiée que le développement propre, c’est-à-dire sa spécification en
différentes parties distinctes, en est déterminé. Lorsque la perception d’une
œuvre s’accomplit dans la conscience de ses articulations et de ses jonctions
mécaniques, c’est que la substance n’en est pas contrôlée par une qualité qui
l’imprègne.
Non seulement cette qualité doit être présente dans toutes les « parties »,
mais elle peut être seulement ressentie, autrement dit immédiatement
expérienciée. Je ne me propose pas de la décrire, car elle ne peut pas l’être, ni
même être spécifiquement montrée, puisque toute chose pouvant être spécifiée
dans une œuvre appartient à l’une de ses différenciations. Je voudrais
seulement attirer l’attention sur une chose dont chacun peut avoir conscience,
en tant que présente dans son expérience d’une œuvre d’art, mais qui est à ce
point intégralement et partout présente que nul n’y prête attention. Les
philosophes ont parlé d’« intuition » pour désigner de nombreuses choses, dont
certaines sont douteuses. Mais la qualité pénétrante qui traverse toutes les
parties d’une œuvre d’art et les rassemble en un tout individualisé ne peut être
qu’émotionnellement « intuitionnée ». Les différents éléments et les qualités
spécifiques d’une œuvre se mêlent et fusionnent d’une façon qu’aucune chose
physique ne peut imiter. Cette fusion est la présence sentie de la même unité
qualitative présente en chacun. Les parties, elles, sont identifiées, et non
intuitionnées. Lorsque l’intuition de la qualité qui les enveloppe fait défaut,
elles restent extérieures les unes aux autres et mécaniquement reliées. Toutefois,
cet organisme qu’est une œuvre d’art ne se distingue en rien de ses parties ou
de ses éléments. Elle est ces parties, en tant que ses éléments — ce qui nous
donne encore une fois cette qualité intégralement présente, et qui reste la
même tout en se différenciant. Le sens de la totalité qui en résulte a valeur de
mémoire, d’attente, d’insinuation, de prémonition2.
Nous ne disposons d’aucun nom pour une telle qualité. On peut y voir
l’esprit de l’œuvre d’art, car c’est elle qui lui donne vie et l’anime. Elle est sa
réalité même dès lors que cette réalité s’impose d’elle-même, et non pas comme
l’effet d’une présentation réaliste. Elle est l’idiome dans lequel l’œuvre est
composée et exprimée, la marque de son individualité. Elle en est l’arrière-plan
plus que spatial, puisqu’elle pénètre et qualifie tout ce qui peut être objet
d’attention, tout ce qui peut être distingué comme en constituant une partie
ou un élément. Nous avons l’habitude de nous représenter les objets physiques
comme possédant des bords fermés. Cette croyance trouve une confirmation
dans les pierres, les chaises, les livres, les maisons, le commerce et la science
dans ses efforts de mesures précises. Aussi l’appliquons-nous au caractère fermé
de tous les objets de l’expérience (en raison des exigences pratiques de notre
commerce avec les choses) et notre conception de l’expérience elle-même.
Nous supposons que l’expérience possède les mêmes limites que les choses
auxquelles elle a affaire. Mais l’expérience la plus ordinaire s’ouvre sur un
champ indéfini d’applications. Les choses, les objets ne sont que des points de
focalisation d’un ici et d’un maintenant, au sein d’un tout qui s’étend
indéfiniment. Tel est l’« arrière-plan » qualitatif qui se définit et prend la forme
d’une conscience définie dans des objets particuliers et des qualités et
propriétés spécifiées. Au mot intuition est associé quelque chose de mystique,
et plus notre sens, notre sentiment de l’enveloppe illimitée devient intense,
plus l’expérience prend un tour mystique — comme cela peut se produire dans
l’expérience d’un objet d’art. Comme le suggère Tennyson,
Experience is an arch wherethro’
Gleams that untravell’d world, whose margin fades
Forever and forever when I move.
Car bien que l’horizon en soit fermé, il n’en bouge pas moins lorsque nous
bougeons. Nous ne pouvons jamais nous soustraire au sens de ce qui se dessine
au-delà. Au sein du monde limité directement offert à notre regard, il y a un
arbre avec un roc à sa racine. Nous fixons notre regard sur le roc, puis sur la
mousse qui le recouvre, et peut-être utilisons-nous un microscope pour voir un
minuscule lichen. Mais que le champ de notre vision soit ample ou précis,
l’expérience que nous en avons est celle d’une partie d’un tout plus large et plus
global, et c’est sur cette partie que notre expérience se centre pour le moment.
Nous pourrions en étendre le champ en passant du plus restreint au plus
ample, mais quelle qu’en soit l’ampleur, nous ne le considérerions pas comme
le tout ; les marges se fondent dans cette étendue infinie au-delà de laquelle
réside ce que l’imagination appelle l’univers. Ce sens d’un tout qui renferme
tout, implicite dans les expériences ordinaires, se manifeste intensément dans
un tableau ou dans un poème. Plus que n’importe quelle catharsis, il est ce qui
nous réconcilie avec les éléments de la tragédie. Les symbolistes ont exploité
cette phase indéfinie de l’art ; Poe parlait d’un « indéfini suggestif d’effet vague
et donc spirituel », et Coleridge suggérait que toute œuvre d’art doit avoir en
elle quelque chose qui échappe à la compréhension pour exercer son plein effet.
Dans tout objet explicite et focal, il y a une récession dans l’implicite qui
n’est pas intellectuellement saisie. Pour la réflexion, il s’agit de quelque chose
de pâle et de vague. Mais dans l’expérience originelle, elle n’est pas identifiée
comme vague. Elle est fonction de la situation totale, et elle n’en est nullement
un élément, comme il faudrait que ce soit le cas pour que nous puissions
l’appréhender comme vague. Au crépuscule, l’obscurité est une admirable
qualité du monde tout entier. Elle est sa manifestation propre. Elle ne devient
un trait insupportable et spécifique qu’à partir du moment où elle fait obstacle
à la perception distincte d’une chose particulière que nous souhaitons
discerner.
La qualité globale indéfinie d’une expérience est celle qui relie ensemble tous
les éléments définis qui forment un tout dans les objets dont nous sommes
conscients. La meilleure preuve que tel est le cas réside dans notre sens
permanent de ce qui est propre ou impropre, sentiment qui est immédiat et ne
peut pas être un produit de la réflexion, même si la réflexion est nécessaire pour
savoir si telle ou telle chose particulière convient à ce que nous sommes en
train de faire ou de penser. Car si ce sens-là n’était pas immédiat nous n’aurions
aucun guide pour notre réflexion. Le sens d’un tout étendu et sous-jacent est le
contexte de toute expérience et il est l’essence même du bon sens [sanity]. Car
ce qui est insensé, pour nous, c’est ce qui est soustrait au contexte commun et
reste seul, isolé, comme doit l’être tout ce qui se produit dans un monde
totalement différent du nôtre. À défaut d’un cadre indéfini, indéterminé, le
matériau de toute expérience est incohérent.
L’œuvre d’art met en évidence et accentue cette qualité d’être un tout et
d’appartenir au tout global de plus grande ampleur qui constitue l’univers dans
lequel nous vivons. C’est ce qui explique, je crois, le sentiment d’intelligibilité
et de clarté que nous inspire la présence d’un objet dont nous avons une
expérience esthétiquement intense. C’est également ce qui explique le
sentiment religieux qui accompagne l’intensité de toute perception esthétique.
Nous sommes pour ainsi dire introduits dans un monde au-delà du monde, et
qui n’en est pas moins la réalité plus profonde du monde vécu de nos
expériences ordinaires. Nous sommes transportés au-delà de nous-mêmes et
c’est là que nous nous découvrons. Je ne vois aucun fondement psychologique
à ces propriétés de l’expérience, sinon que, d’une certaine façon, l’œuvre d’art
permet d’approfondir et d’accroître de la manière la plus claire ce sens d’un
tout indéfini qui enveloppe toute chose et accompagne toute expérience
normale. Ce tout est alors vécu comme une expansion de nous-mêmes. Car
seul celui dont le désir, comme Macbeth, manque à s’accomplir dans un objet
particulier qu’il a lui-même désigné à cette fin considérera que la vie est un
conte raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et dépourvu de sens. Là
où l’égotisme n’est pas la mesure de la réalité et de la valeur, nous sommes les
citoyens d’un vaste monde qui s’étend au-delà de nous-mêmes, et toute
conscience vive de sa présence avec nous et en nous apporte un sens
particulièrement satisfaisant de son unité en lui-même et avec nous-mêmes.
Toute œuvre d’art possède un médium particulier qui sert de support, entre
autres choses, au tout qualitatif dont elle est entièrement solidaire. Dans toute
expérience, un tentacule particulier nous permet de toucher le monde ; nous y
trouvons le moyen d’y poursuivre notre commerce et de nous l’approprier
grâce à un organe spécialisé. C’est l’organisme tout entier qui opère, avec sa
charge de passé et les ressources variées qui lui sont propres, mais c’est à travers
un médium particulier qu’il opère, l’œil, à l’image des interactions qu’autorise
la perception visuelle, auditive ou tactile. Les beaux-arts misent sur ce fait et le
poussent à son maximum de signification. Dans toute perception visuelle
ordinaire, la lumière nous permet de voir ; ce sont les couleurs réfléchies et
réfractées qui nous permettent de distinguer : c’est un truisme. Mais dans la
perception ordinaire, ce médium que constitue la couleur est mélangé, altéré.
Tout en voyant, nous entendons ; nous sommes soumis à des pressions, nous
ressentons la chaleur ou le froid. Dans un tableau, la couleur agit sans ces
alliages et ces impuretés. Elle fait partie des scories qui sont évacuées et laissées
de côté dans un acte d’expression intensifiée. Le médium devient couleur seule,
et si la seule couleur doit alors transmettre les qualités du mouvement, du
toucher, du son, etc., physiquement présentes, d’elles-mêmes, dans la vision
ordinaire, l’expressivité et l’énergie de la couleur y sont rehaussées.
On dit que pour les peuples primitifs les photographies possèdent une
effrayante qualité magique. Il est troublant que des choses vivantes et solides
puissent être ainsi présentées. On sait que lorsque des images, quelle qu’en soit
la nature, sont apparues pour la première fois, on leur a imputé un pouvoir
magique. Leur pouvoir de représentation ne pouvait venir que d’une source
surnaturelle. Pour qui n’est pas insensible au rapport commun avec les
représentations picturales, il y a encore quelque chose de miraculeux dans le
pouvoir que possède une surface plate et réduite, uniforme, de dépeindre
l’univers ample et diversifié des choses animées et inanimées. C’est
vraisemblablement pourquoi le mot « art » tend populairement à désigner la
peinture, et le mot « artiste » celui qui peint. L’homme primitif imputait
également à des sons, lorsqu’ils étaient utilisés comme mots, le pouvoir de
contrôler de manière surnaturelle les actes et les secrets des hommes, et de
commander les forces de la nature, dès lors que le mot juste était prononcé. Le
pouvoir qu’ont les simples sons d’exprimer, en littérature, les événements et les
objets, est également merveilleux.
De tels faits me semblent indiquer le rôle et l’importance du médium pour
tout art. À première vue, il semble inutile d’observer que chaque art possède un
médium qui lui est propre. Pourquoi inscrire en noir et blanc que la peinture
ne pourrait pas exister sans la couleur, la musique sans le son, l’architecture
sans le bois et la pierre, la statue sans le marbre et le bronze, la littérature sans
les mots, et la danse sans le corps vivant ? Je crois avoir donné la réponse. Dans
toute expérience, on trouve le tout qualitatif sous-jacent global qui correspond
à l’organisation totale des activités qui constitue le mystérieux cadre humain, et
qui la manifeste. Mais dans toute expérience, ce mécanisme, complexe,
différencié, imprégné de mémoire, opère grâce à des structures particulières qui
prennent la tête, d’une manière qui ne se disperse pas à travers tous les organes
à la fois — excepté dans la panique lorsque, comme nous le disons justement,
on a perdu sa tête. Le médium, dans les beaux-arts, indique que cette
spécialisation, cette individualisation d’un organe particulier de l’expérience est
accomplie jusqu’au point où toutes les possibilités en sont exploitées. Ni l’œil
ni l’oreille qui entrent en activité de manière centrale ne perdent leur caractère
spécifique et leur finesse particulière, car ils sont le vecteur d’une expérience
qu’ils rendent seuls possible. En art, la vue ou l’ouïe, habituellement
disséminées et mêlées dans les perceptions ordinaires, se concentrent jusqu’à ce
que la fonction particulière du médium spécial puisse opérer avec toute son
énergie, sans aucune distraction.
« Médium » désigne avant tout un intermédiaire. L’importance du mot
« moyen » est de même nature. Il s’agit des instances intermédiaires grâce
auxquelles une chose absente devient présente. Tous les moyens ne remplissent
cependant pas la fonction d’un médium. Il y a deux sortes de moyens. Les uns
sont extérieurs à ce qui est accompli ; les autres sont intégrés aux conséquences
produites et ils leur restent immanents. Il y a des fins qui marquent
simplement l’interruption et il y a des fins qui accomplissent ce qui s’est
produit auparavant. Le travail d’un laboureur n’est que trop souvent un
antécédent au salaire qu’il reçoit, tout comme la consommation de carburant
n’est qu’un moyen du transport. Les moyens cessent d’agir lorsque la « fin » est
atteinte ; on serait heureux, par principe, si l’on pouvait obtenir les résultats
sans avoir besoin de mettre en œuvre les moyens. Ils ne servent que
d’échafaudage.
De tels moyens externes, ces simples moyens, comme nous les appelons
justement, sont habituellement d’une telle sorte que d’autres peuvent leur être
substitués. Ceux qui sont employés le sont en raison de considérations
extrinsèques, comme leur coût, par exemple. Mais à partir du moment où nous
parlons de « médium », nous nous référons à des moyens incorporés dans le
résultat. Il n’est pas jusqu’aux briques et au mortier qui ne fassent partie de
l’édifice qu’ils permettent de construire ; ils ne sont pas de simples moyens de
son érection. Les couleurs sont la peinture, les sons la musique. Une image
peinte à l’aquarelle n’a pas la même qualité qu’un tableau peint à l’huile. Les
effets esthétiques appartiennent intrinsèquement à leur médium ; lorsqu’un
médium en remplace un autre, nous avons affaire à une astuce plus qu’à une
œuvre d’art. Même lorsque cette substitution est pratiquée avec la plus grande
virtuosité ou, pour quelque raison, en dehors du genre de fin désirée, le
produit est mécanique ou une misérable imitation — comme des planches
peintes à l’image des pierres dans la construction d’une cathédrale, car la pierre
lui appartient non pas seulement physiquement, mais en raison de son effet
esthétique.
La différence entre des opérations externes et intrinsèques est présente dans
toutes les situations de la vie. Un étudiant étudie pour passer un examen, pour
obtenir une promotion. Pour un autre, les moyens, l’activité d’apprendre, ne
feront qu’un avec les résultats qu’il en tire. La conséquence, l’instruction,
l’illumination, ne se dissocient pas du processus. Il nous arrive de voyager pour
nous rendre quelque part, parce que nous avons à faire là où nous nous
rendons, et si nous le pouvions nous serions heureux de raccourcir le voyage. À
d’autres moments, nous voyageons pour le plaisir de nous déplacer et de voir ce
que nous voyons. Moyens et fins coïncident. Pour peu que nous pensions à un
certain nombre de cas semblables nous nous apercevrons vite que tous les cas
pour lesquels les moyens sont extérieurs aux fins ne sont pas de nature
esthétique. Ce caractère extrinsèque peut même être considéré comme une
définition de ce qui n’est pas esthétique.
Être « bon » par souci de ne pas être puni, que ce soit en prison ou en enfer,
ne rend en rien aimable ce que l’on fait. Il s’agit d’une chose aussi anesthésiante
que le fait de se rendre chez le dentiste dans le but de ne plus souffrir. En
identifiant le beau et le bien dans les actions, les Grecs manifestaient une
conception qui mêlait moyens et fins dans ce qu’ils se représentaient comme
l’expression de la grâce et de la proportion dans une conduite juste. En regard
des douloureux efforts de celui qui reste à l’intérieur de la loi parce qu’il sait
qu’en agissant ainsi il en retirera de meilleurs bénéfices, les aventures d’un
pirate présentent au moins l’attrait du romantisme. Pour une large part, la
réaction populaire contre l’utilitarisme en morale est liée à l’importance
exagérée que celui-ci accorde au pur calcul. Le « decorum » et la « propriété »,
bien qu’ils aient bénéficié autrefois d’un préjugé favorable, en raison de leur
caractère esthétique, prennent aujourd’hui une signification peu flatteuse en ce
qu’on y voit l’expression d’une prétention et d’une suffisance liées à la
poursuite d’une fin extérieure. Dans toutes les sortes d’expériences, l’extériorité
des moyens est l’indice du mécanique. Une grande part de ce qui est tenu pour
spirituel est également non esthétique. Mais ce qui prive une qualité de
caractère esthétique réside en ce que les choses désignées par ce mot donnent
un exemple de la séparation des moyens et des fins. L’idéal est tellement coupé
des réalités qui seules permettraient de l’atteindre qu’il en perd tout intérêt. Le
« spirituel » ne trouve domicile et ne réalise la solidité de la forme qu’exige la
qualité esthétique qu’à partir du moment où il s’incarne dans le sens de la
réalité. Même les anges doivent être pourvus par l’imagination d’un corps et
d’une paire d’ailes.
Je me suis référé plus d’une fois à la qualité esthétique susceptible
d’appartenir au travail scientifique. Pour qui est étranger à la science, ce dont
traite l’homme de science est habituellement tenu pour rébarbatif. Le
chercheur, au contraire, lui attribue une qualité de satisfaction et
d’accomplissement, car dans les conclusions concentrent et parfont en elles les
conditions qui permettent de les atteindre. En outre, elles revêtent à certains
moments une forme élégante et même austère. On dit qu’un jour Clark
Maxwell a introduit un symbole afin de donner à une équation physique le
caractère symétrique qui lui faisait défaut, et que les résultats expérimentaux
n’ont permis de lui donner une signification qu’après coup. Il me semble, de
même, que si les hommes d’affaires n’étaient que les rapaces, avides d’argent,
que voient souvent en eux ceux qui ne les aiment pas, les affaires seraient
beaucoup moins attrayantes que ce n’est le cas. Il se peut qu’en pratique elles
prennent le caractère d’un jeu, et même lorsqu’elles s’avèrent socialement
nuisibles, il faut bien qu’elles présentent une qualité esthétique pour ceux
qu’elles captivent.
Un moyen prend donc la signification d’un médium lorsqu’il n’est pas
seulement de nature préparatoire ou préliminaire. En tant que médium, la
couleur est un intermédiaire entre les valeurs dispersées et affaiblies dans les
expériences ordinaires et la perception nouvellement concentrée qui s’attache à
une peinture. Un disque n’est que le véhicule d’un effet, et rien de plus. La
musique qui en sort est aussi un véhicule, mais elle est quelque chose de plus.
Ce véhicule ne fait qu’un avec ce qu’il transmet. Il coïncide avec lui.
Physiquement, un pinceau, ainsi que le mouvement de la main qui applique
les couleurs sur la toile, sont extérieurs au tableau, mais pas artistiquement. Les
coups de pinceau sont une partie intégrante de l’effet esthétique que procure
une peinture lorsque celle-ci est perçue. Certains philosophes ont prétendu que
l’effet esthétique ou la beauté est une sorte d’essence éthérée qui, associée au
corps, est obligée d’avoir recours à un matériau sensible externe comme
véhicule. Une telle doctrine implique que même si l’âme n’était pas
emprisonnée dans le corps, les peintures existeraient sans la couleur, la musique
sans les sons et la littérature sans les mots. Toutefois, sauf pour les critiques qui
nous disent comment ils peuvent sentir ce qu’ils sentent, sans dire ni savoir, en
termes de média utilisés, pourquoi ils sentent ainsi, et sauf pour les personnes
qui confondent le fait d’apprécier et le fait d’en rajouter, le médium et l’effet
esthétique sont complètement indissociables.
La sensibilité à un médium comme médium est au cœur même de toute
création artistique et de toute appréciation esthétique. Une telle sensibilité ne
doit rien à quelque matériau extrinsèque. Par exemple, lorsque des peintures
sont vues comme illustrant des scènes historiques, une œuvre littéraire ou des
scènes familières, elles ne sont pas perçues dans les termes de leur médium. Et
lorsqu’elles sont simplement considérées en relation avec la technique qui a
permis d’en faire ce qu’elles sont, elles ne sont pas esthétiquement perçues. Car
là encore, les moyens sont séparés des fins. L’analyse des premiers se substitue
au plaisir qui s’attache à ces dernières. Il est vrai que les artistes eux-mêmes
semblent souvent aborder les œuvres d’un point de vue exclusivement
technique — et le résultat n’en est pas moins intéressant, dès lors qu’il a reçu sa
part de ce que l’on considère comme une « appréciation ». Mais en réalité, la
plupart du temps, ils ont une telle conscience du tout qu’il est inutile de
s’attarder sur la fin, le tout, avec des mots, et qu’ils sont libres de s’attacher à la
façon dont celui-ci est produit.
Le médium est un médiateur. Il est l’intermédiaire entre l’artiste et celui qui
perçoit. Tolstoï mêle à ses idées morales toutes faites des remarques qui sont
souvent celles d’un artiste. Il célèbre cette fonction d’un artiste lorsqu’il parle
de l’art, dans une remarque précédemment citée, comme de ce qui unifie. Une
chose importante, pour la théorie de l’art, tient à ce que cette union voit le jour
grâce à la mise en œuvre d’un matériau spécial faisant office de médium. Par
tempérament, peut-être par inclination et aspiration, nous sommes tous
artistes — jusqu’à un certain point. Ce qui nous manque, c’est ce qui fait
l’artiste dans l’exécution. Car l’artiste a le pouvoir de se saisir d’un genre
particulier de matériau et de le convertir en un authentique médium
d’expression. Pour le reste d’entre nous, la possibilité de donner une expression
à ce que nous aimerions dire exige de nombreux canaux et une masse de
matériaux. Dans ce cas, la variété des dispositifs employés se bouscule et
s’achève dans une turbidité d’expression, tandis que la plus grande partie du
matériau mobilisé la rend confuse et embarrassée. L’artiste s’empare de l’organe
qu’il a choisi et du matériau correspondant, et l’idée qu’il se représente
séparément et de manière concentrée dans les termes du médium acquiert ainsi
toute sa clarté et sa pureté. Il joue le jeu intensément, car rigoureusement.
Ce que Delacroix a dit des peintres de son temps s’applique plus
généralement aux artistes inférieurs. Selon lui, ils utilisaient plus la coloration
que la couleur. Ce qui signifiait qu’ils appliquaient la couleur aux objets qu’ils
représentaient au lieu de les faire naître de la couleur. Dans une telle procédure,
la couleur, comme moyen, les objets et les scènes dépeintes étaient tenus
séparés. Ils ne se servaient pas de la couleur comme d’un médium, avec une
entière dévotion. Chez eux, esprit et expérience étaient séparés. Moyens et fins
ne coïncidaient pas. La plus grande révolution esthétique que l’histoire de la
peinture ait connue se produisit lorsque les couleurs furent utilisées
structuralement. Les peintures cessèrent alors d’être des dessins coloriés. Le
véritable artiste est celui qui voit et qui sent dans les termes de son médium, et
quiconque a appris à percevoir esthétiquement ne peut qu’en imiter
l’opération. Les autres ne font qu’importer dans leur vision des images et leur
écoute de la musique les idées préconçues qu’ils doivent à des sources ayant
pour effet d’obstruer la perception et de la rendre confuse.
On définit parfois les beaux-arts comme le pouvoir de créer des illusions.
Pour autant que je puisse en juger, cette proposition est une façon
particulièrement inintelligente et égarante d’exprimer une vérité, à savoir que
les artistes créent des effets en agissant sur un médium unique. Dans la
perception ordinaire, la compréhension de ce que nous sommes en train de
vivre dépend de la contribution d’une grande variété de sources. L’usage
artistique d’un médium exclut celles qui ne sont pas pertinentes ; une seule
qualité sensible y est mobilisée, de manière intense et concentrée, pour
accomplir ce que la contribution de plusieurs ne rend habituellement possible
que de façon approximative. Mais on ne peut voir dans le résultat une illusion
qu’à condition de confondre des choses qui doivent être distinguées. Si la
mesure du mérite artistique résidait dans l’habileté à peindre un insecte sur un
fruit de manière à ce que nous inclinions à l’en chasser, ou des raisins que les
oiseaux seraient enclins à picorer, un épouvantail qui parviendrait à éloigner les
corbeaux devrait être considéré comme l’œuvre d’un art consommé.
La confusion dont je viens de parler peut être dissipée comme suit. Il y a
quelque chose de physique, au sens ordinaire d’une existence réelle. Il y a la
couleur et le son qui constituent le médium. Et il y a une expérience ayant le
sens de la réalité, un sens indubitablement très élevé. Ce sens serait illusoire si
l’on devait le confondre avec celui qui caractérise le sens de l’existence réelle du
médium. Mais sa nature est très différente. Sur scène, média, acteurs, voix et
gestes sont réellement là ; ils existent. Et l’auditeur averti possède par
conséquent un sens élevé (en supposant que la pièce est authentiquement
artistique) de la réalité des choses de l’expérience ordinaire. Seul celui qui va au
théâtre sans y être préparé peut succomber à une telle illusion de la réalité de ce
qui est joué qu’il le confond avec le genre de réalité qui se manifeste dans la
présence psychique des acteurs, et qu’il est ainsi tenté de se mêler à l’action. Le
tableau d’un arbre ou d’un rocher peut rendre la réalité caractéristique de
l’arbre ou du rocher plus saisissante qu’elle n’a jamais été auparavant. Mais cela
n’implique en rien que le spectateur voie dans une partie de l’image un rocher
réel du genre de ceux sur lesquels on peut frapper ou s’asseoir. Ce qui fait d’un
matériau un médium, c’est qu’il est utilisé pour exprimer une signification
différente de ce qu’il est du seul fait de son existence physique : la signification,
non pas de ce qu’il est physiquement, mais de ce qu’il exprime.
Le fait de discuter de l’arrière-plan qualitatif de l’expérience et du médium
particulier grâce auquel des significations et des valeurs distinctes sont projetées
sur celui-ci nous met en présence de ce qu’il y a de commun dans la substance
des arts. Le médium diffère d’un art à un autre. Mais le fait de posséder un
médium appartient à chacun d’entre eux. Sans cela ils perdraient leur vertu
expressive et sans cette commune substance, ils ne posséderaient pas davantage
une forme. Je me suis précédemment référé à la définition de la forme du Dr
Barnes comme intégration de la couleur, de la lumière, de la ligne et de l’espace
grâce à des relations. La couleur est évidemment le médium. Mais les autres
arts ne possèdent pas seulement quelque chose qui correspond à la couleur, et
qui leur sert de médium ; ils ont également, comme une propriété de leur
substance, quelque chose qui exerce la même fonction que celle de la ligne et
de l’espace dans une peinture. Dans ce dernier cas, la ligne opère une
démarcation, elle délimite, avec pour résultat la présentation d’objets distincts,
la figure ou la forme étant les moyens par lesquels une masse qui serait
indistincte sans cela se spécifie en objets identifiables, personnes, montagnes ou
prairies. Tout art possède ses membres individualisés et définis. Tout art utilise
son médium substantiel de manière à offrir la complexité de ses parties à l’unité
de ses créations.
La fonction que nous sommes à même d’attribuer à la ligne, lorsqu’on pense
d’abord à elle, est celle de la forme. Une ligne relie, connecte. C’est un moyen
complet de déterminer le rythme. On s’aperçoit toutefois, à la réflexion, que ce
qui donne les rapports exacts dans une direction engendre l’individualité des
parties dans l’autre. Imaginons-nous en train de regarder un paysage « naturel »
ordinaire, comportant des arbres, des buissons, une étendue de champs herbus
et quelques collines au lointain. La scène est composée de ces parties. Mais
pour autant que nous avons affaire à une scène dans sa totalité, la composition
n’en est pas bien ordonnée. Les collines et certains arbres ne sont pas
correctement placés ; nous voulons en changer la disposition. Il y a des
branches qui ne vont pas, et si certains buissons forment un cadre convenable,
d’autres se trouvent confusément en travers.
Physiquement, les parties mentionnées font partie de la scène. Mais elles
n’en font pas partie si nous la considérons comme un tout esthétique. Notre
première tendance, si nous portons sur la scène un regard esthétique,
consisterait probablement à attribuer les défauts à la forme, aux rapports
inadéquats et embarrassants des contours, des masses, à la disposition. Et nous
serions fondés à penser que ce qui détonne et interfère vient de là. Mais si nous
poussons plus loin l’analyse, nous nous apercevons qu’aux défauts dans les
rapports, d’un côté, correspondent des défauts dans la structure individuelle et
la qualité de définition de l’autre. Nous découvrons que les modifications
apportées afin d’obtenir une meilleure composition ont aussi pour effet de
donner aux parties une individualisation, une qualité de définition, pour la
perception, qu’elles n’avaient pas auparavant.
Il se produit le même genre de chose lorsque accents et intervalles sont en
question. Ils sont déterminés par la nécessité de maintenir les relations qui
réunissent les parties en un tout. Mais sans ces éléments, les différentes parties
ressembleraient aussi à un fouillis, s’entrechoquant les unes avec les autres sans
raison. Les démarcations nécessaires à l’individualisation leur feraient défaut.
Dans la musique ou dans des vers il y aurait des trous dépourvus de sens. Pour
être une peinture, une peinture ne doit pas être seulement rythme ; il faut que
la masse — le substrat commun de la couleur — soit définie en figures, sans
quoi nous n’aurions affaire qu’à de vagues traces, à des taches.
Il existe des peintures dans lesquelles les couleurs sont atténuées, et pourtant
elles nous donnent un sentiment d’éclat et de splendeur, tandis que dans
d’autres les couleurs, quoique portées jusqu’à un point éclatant, nous font
l’effet de quelque chose de terne. Une ample couleur vive, sauf entre les mains
d’un artiste, suggère à coup sûr un chromo. Mais chez un artiste, une couleur,
fût-elle voyante en elle-même, voire impure, peut rehausser l’énergie. S’il en est
ainsi, c’est parce qu’un artiste mobilise la couleur pour définir un objet et
accomplir cette individualisation de manière si complète que la couleur et
l’objet ne se distinguent plus. La couleur est celle de l’objet, et l’objet, dans
toutes ses qualités, est exprimé par la couleur. Car ce sont les objets qui
s’embrasent — les joyaux à la lumière du soleil ; et ce sont les objets qui
resplendissent — couronnes et robes à la lumière du soleil. Sauf lorsqu’elles
expriment les objets, en se donnant comme la qualité significative des
matériaux de l’expérience ordinaire, les couleurs ne produisent que des
sensations éphémères — comme le rouge, qui surgit lorsqu’une autre couleur
s’apaise. Prenez l’art que vous voudrez et vous verrez que si le médium est
expressif, c’est parce qu’il possède une fonction d’individualisation et de
définition, et cela non pas seulement au sens d’un contour physique, mais en
ce qu’il exprime cette qualité qui ne fait qu’un avec le caractère d’un objet. Il le
rend distinct en le soulignant.
Que serait un roman ou un drame sans différents personnages, situations,
actions, idées, mouvements, événements ? Dans le drame, ils sont
techniquement distingués par les actions et les scènes, les entrées et les sorties
et toutes les dispositions du script. Mais ce ne sont que des moyens de mettre
en relief les éléments, de manière à compléter objets et épisodes par eux-
mêmes — tout comme les silences, dans la musique, ne constituent pas des
blancs, mais des moyens de maintenir un rythme, de ponctuer et d’instituer
l’individualité. Que serait une structure architecturale sans aucune
différenciation des masses, laquelle n’est pas seulement physique et spatiale,
mais telle qu’elle définit les parties, les fenêtres, les portes, les corniches, la
charpente, le toit, etc.? Il se peut qu’en traitant ainsi par excès de ce qui
appartient à toute totalité complexe significative, je donne l’impression de faire
un mystère de la plus familière de nos expériences — qu’aucun tout n’a pour
nous un sens s’il n’est constitué de parties ayant elles-mêmes un sens,
indépendamment du tout auquel elles appartiennent —, autrement dit
qu’aucune communauté pourvue de sens ne peut exister si elle n’est pas
composée d’individus eux-mêmes pourvus de sens.
L’aquarelliste américain John Marin a dit d’une œuvre d’art : « Son identité
en constitue l’ancre de veille. Tout comme la nature, en concevant l’homme, a
strictement associé à l’identité la tête, le corps, les membres et leur contenu
séparé, identités qui animent à leur tour chaque partie en elle-même, à travers
et avec les autres, ses voisines, à l’image d’une belle balance, le produit de l’art
est constitué d’identités voisines. Et si une identité n’y prend pas sa place ou ne
joue pas son rôle, c’est une mauvaise voisine. Et si les liens qui relient les
voisins entre eux ne prennent pas leur place et ne jouent pas leur rôle, c’est à
un mauvais service que nous avons affaire, un mauvais contact. Un tel produit
de l’art est en lui-même un village. » Ces identités sont des parties qui sont
elles-mêmes des totalités individuelles dans la substance de l’œuvre d’art.
Dans le grand art, il n’y a pas de limite s’imposant à l’individualisation des
parties au sein de chacune. Leibniz prétendait que l’univers est infiniment
organique parce que tout organisme est constitué à l’infini d’autres organismes.
On peut douter de la vérité de cette proposition en ce qui concerne l’univers,
mais s’il s’agit de la perfection artistique, il est vrai que chaque partie d’une
œuvre d’art est au moins potentiellement constituée de la sorte, étant
susceptible d’une différenciation perceptuelle indéfinie. Il y a des édifices dans
lesquels peu de chose, sinon rien, dans les parties, ne retient notre
attention — excepté leur évidente laideur. Notre regard y glisse littéralement.
Dans la musique banale, les parties servent de simples passages ; elles ne nous
intéressent pas en tant que parties, pas plus que dans ce qui se succède nous
n’accordons un intérêt à ce qui précède en tant que partie. Comme dans les
romans esthétiquement médiocres, il arrive que l’accélération du mouvement
nous donne un « coup de pied », mais sans qu’il n’y ait rien à en tirer, à moins
que n’intervienne un objet ou un événement individualisé. À côté de cela, la
prose peut avoir un effet symphonique lorsque l’articulation s’insinue jusque
dans les détails particuliers. Plus la définition des parties agit sur le tout, plus
elle est importante en elle-même.
S’intéresser à une œuvre d’art afin de voir comment certaines règles sont
bien observées et certains canons respectés en appauvrit la perception. Mais
s’efforcer d’observer comment certaines conditions sont satisfaites, les moyens
organiques, par exemple, qui permettent au médium d’exprimer et de produire
des parties définies, ou comment le problème de l’individualisation adéquate
est résolu, voilà qui avive la perception esthétique et en enrichit le contenu.
Car tout artiste accomplit l’opération à sa façon et ne se répète jamais
exactement lui-même dans aucune de ses œuvres. Tous les moyens techniques
grâce auxquels il atteint le résultat lui sont permis, et la possibilité de saisir la
méthode caractéristique qui lui permet d’y parvenir a la valeur d’une initiation
à la compréhension esthétique. Un peintre donne de l’individualité à ses détails
au moyen de la fluidité des lignes, en les mêlant, pendant qu’un autre artiste y
parviendra en soulignant les profils les plus aigus. L’un accomplit au moyen du
clair-obscur ce qu’un autre réalise au moyen de vives lumières. Il n’est pas rare
de trouver dans les dessins de Rembrandt, à l’intérieur d’une figure, des lignes
plus fortes que celles qui en constituent la borne extérieure — et pourtant
l’individualité y gagne plus qu’elle n’y perd. De manière générale, on distingue
deux méthodes opposées : celle du contraste, du staccato, la méthode abrupte,
et la méthode fluide, celle du mélange et de la gradation subtile. C’est ce qui
permet d’aller à la découverte de raffinements constamment croissants.
Comme exemples de ces deux méthodes, on peut prendre ceux que propose
Leo Stein. « Comparons, dit-il, la phrase de Shakespeare “in cradle of rude
imperious surge” avec la phrase : “When icicles hang by the wall”. » Dans la
première, nous trouvons des oppositions comme cradle-surge, imperious-rude,
des oppositions de voyelles, et aussi de ton. Dans l’autre, dit-il, « chaque phrase
est comme un anneau dans une chaîne légèrement assemblée, ou comme un
cantilever, entrant aisément en contact avec ses semblables. » Le fait que la
méthode abrupte conduise elle-même plus directement à la définition et que
celle de la continuité permette d’établir des relations explique peut-être
pourquoi les artistes ont aimé renverser le processus et augmenter ainsi la dose
d’énergie obtenue.
Il est possible, aussi bien pour l’artiste que pour celui qui perçoit, de
marquer sa prédilection pour une méthode particulière permettant de porter
l’individualisation à un point tel que la méthode y épouse la fin, et de dénier à
cette dernière toute existence dès lors que les moyens mis en œuvre pour y
parvenir en repoussent la possibilité. Du côté du public, pareil fait rencontre
une illustration sur une large échelle dans l’accueil réservé aux œuvres lorsque
l’artiste cesse d’utiliser une ombre marquée pour délimiter les figures, en ayant
par exemple recours à un rapport de couleurs. C’est une chose particulièrement
évidente, du côté de l’art, chez un artiste dont l’œuvre picturale est importante
(spécialement dans le dessin), et qui est aussi un poète éminent : Blake. Il
refusait tout mérite esthétique à Rubens, Rembrandt, ainsi qu’aux écoles
flamande et vénitienne en raison de leur usage de « lignes brisées, de masses
brisées et de couleurs brisées » — les facteurs mêmes qui caractérisent le grand
renouveau de la peinture vers la fin du XIXe siècle. Il ajoutait : « La grande règle
de l’art, sa règle d’or, et celle de la vie tient à ceci : plus les limites sont
distinctes, aiguës et nerveuses, plus l’œuvre d’art est parfaite ; moins elles sont
tranchantes et aiguës, plus on peut y voir la preuve d’une imagination faible,
du plagiat et de la maladresse […] La recherche de la forme déterminée, celle
qui délimite, indique la recherche de l’idée dans l’esprit de l’artiste et la vanité
du plagiat dans toutes ses manifestations. » Ce passage mérite d’être cité en
raison de sa reconnaissance emphatique de la nécessité d’une détermination et
d’une individualisation des parties de toute œuvre d’art. Mais on y trouve aussi
une idée des limites pouvant accompagner un mode particulier de vision
lorsqu’il est intense.
Il y a encore une chose que partage la substance de toutes les œuvres d’art.
L’espace et le temps — ou plutôt l’espace-temps — sont présents dans la
matière même de tout produit de l’art. Dans les arts, leur fonction n’est pas
celle de contenants vides, ni celle des relations formelles dont les écoles
philosophiques ont parfois donné l’idée. Ils y ont une nature substantielle ; ils
sont les propriétés du genre de matériaux employé dans l’expression artistique
et dans la réalisation esthétique. Qu’on s’imagine, lisant Macbeth, essayant de
séparer les dunes de la lande, ou encore dans l’étoffe de l’« Ode on a Grecian
Urn », de Keats, de séparer les figures corporelles du prêtre et des servantes de
ce que nous appelons l’âme ou l’esprit. Dans la peinture, certes, l’espace relie ;
il contribue à la constitution de la forme. Mais il est aussi directement perçu,
senti, comme qualité. S’il devait en aller autrement, l’image serait tellement
pleine de trous que l’expérience perceptuelle serait complètement désorganisée.
Les psychologues, jusqu’à ce que William James en parle mieux, avaient pour
habitude de ne prêter aux sons qu’une qualité temporelle, et certains d’entre
eux allèrent jusqu’à y voir une question de relation intellectuelle, plutôt qu’une
qualité aussi distinctive que n’importe quel trait du son. James montra que les
sons possédaient aussi un volume spatial, ce dont tout musicien sait
pratiquement tirer parti, qu’il sache ou non en donner une formulation
théorique. Comme pour les autres propriétés de la substance dont nous avons
parlé, les beaux-arts recherchent cette qualité et ils la tirent des choses dont
nous avons l’expérience ; ils l’expriment, en outre, de façon plus claire et plus
énergique que ne le font les choses dont ils l’extraient. Tandis que la science
réduit l’espace et le temps qualitatifs à des relations qui entrent dans des
équations, l’art les fait abonder dans leur propre sens comme valeurs
significatives de la substance même de toute chose.
Dans l’expérience directe que nous en avons, le mouvement est une
altération des qualités des objets, et l’espace en tant que nous en avons
l’expérience est un aspect de ce changement qualitatif. Nous n’avons pas la
même sensation du haut et du bas, de l’avant et de l’arrière, du vers et du de, de
ce côté et de celui-là — ou de la droite et de la gauche —, de l’ici et du là. La
raison en est que nous n’avons pas affaire à des points fixes dans quelque chose
qui serait également fixe, mais à des objets en mouvement, à des changements
qualitatifs de valeur. Car arrière est une abréviation de en arrière et avant de en
avant. Il en va de même de la vitesse. Mathématiquement, il n’existe rien de tel
que rapide et lent. Ils marquent simplement un plus et un moins sur une
échelle de nombres. Mais lorsqu’on en fait l’expérience, ils sont qualitativement
aussi différents que le bruit et le silence, le chaud et le froid, le blanc et le noir.
Le fait de devoir attendre longtemps que se produise un événement important
n’a pas du tout la même durée que la mesure qui en est donnée par les
mouvements des aiguilles d’une horloge. C’est quelque chose de qualitatif.
Il y a une autre involution significative du temps et du mouvement dans
l’espace. Elle n’est pas seulement constituée par les tendances directionnelles —
le haut et le bas, par exemple — mais par les projections et les rétrojections
mutuelles. Le proche et le lointain, la proximité et la distance sont des qualités
d’importance prégnantes et souvent tragiques — tels qu’on en fait l’expérience,
et non pas tels que la science peut en offrir une mesure. Ils signifient le
relâchement et le resserrement, l’expansion et la contraction, la séparation et le
rapprochement, l’élan et le déclin, l’élévation et la chute ; la dispersion et
l’éparpillement, l’hésitation et le ressassement, la lumière immatérielle et le
souffle massif. Semblables actions et réactions constituent l’étoffe même à
partir de laquelle sont faits les objets et les événements dont nous faisons
l’expérience. La science peut en donner une description parce qu’ils sont alors
réduits à des relations qui ne diffèrent que mathématiquement, et ce dans la
mesure où ce qui intéresse la science ce sont les choses isolées et identiques qui
se répètent, dans lesquelles on peut voir les conditions de l’expérience réelle, et
non pas l’expérience considérée pour elle-même. Dans l’expérience, toutes ces
choses sont infiniment diversifiées et elles ne peuvent pas être décrites ; en
revanche, dans les œuvres d’art, elles sont exprimées. Car l’art est une sélection
de ce qui est signifiant, en même temps que le rejet, né de la même impulsion,
de ce qui ne l’est pas. Par là, le signifiant s’y trouve comprimé et intensifié.
La musique, par exemple, nous offre l’essence même de la chute et de
l’élévation exaltée, de l’élan et du retrait, de l’accélération et du ralentissement,
de la contraction et du relâchement, de la soudaine poussée et de l’insinuation
graduelle des choses. L’expression est abstraite en ce qu’elle est libre de tout
attachement à ceci ou à cela, tout en étant intensément directe et concrète.
Sans les arts, notre expérience des volumes, des masses, des figures, des
distances et des directions de changements qualitatifs serait probablement
restée rudimentaire. Il s’agit d’une chose qui ne se conçoit pas clairement et qui
ne peut être formulée qu’avec difficulté, mais qu’il ne me semble pas moins
possible de démontrer.
Bien que dans les arts plastiques, l’accent soit mis sur les aspects spatiaux du
changement, tandis que dans la musique et dans les arts littéraires l’accent se
trouve placé sur les changements temporels, ce qui les distingue ne consiste
jamais qu’en une différence d’accent au sein d’une substance commune.
Chacun possède ce que l’autre exploite activement, et cette possession forme
un arrière-plan à défaut duquel les propriétés placées au premier plan
exploseraient dans le vide, s’évaporant dans une homogénéité soustraite à la
perception. Une correspondance point par point pourrait presque être établie
entre, par exemple, les premières mesures de la Cinquième Symphonie de
Beethoven et l’agencement des volumes, avec leur pesanteur, dans Les joueurs
de cartes de Cézanne. La qualité de volume que partagent la symphonie et le
tableau en éclaire le pouvoir, la force et la solidité — à l’image d’un pont de
pierre massif et bien construit. L’une et l’autre expriment la persistance, la
qualité de ce qui est structurellement résistant. Deux artistes, au moyen d’un
médium différent, impriment à des choses aussi différentes qu’un tableau et
une série de sons complexes la qualité essentielle du roc. L’un s’y emploie au
moyen de la couleur et de l’espace, l’autre grâce au son et au temps qui, dans ce
cas, possède le volume massif de l’espace.
C’est que l’espace et le temps dont on fait l’expérience ne sont pas seulement
de nature qualitative ; ils se diversifient infiniment en une multitude de
qualités. Nous pouvons réduire cette diversification à trois thèmes généraux : la
place, l’étendue, la position — la grandeur, la spatialité, l’espacement — ou en
termes de temps — la transition, la durée et le moment. Dans l’expérience, ces
traits se qualifient mutuellement en un effet unique. Habituellement, il y en a
toutefois un qui domine les autres, et bien qu’ils ne possèdent pas d’existence
séparée, on peut les distinguer par la pensée.
L’espace est place, Raum, et la place signifie spacieux, la possibilité d’être, de
vivre et de se mouvoir. L’expression même « breathing-space3 » suggère
l’étranglement, l’oppression que l’on ressent lorsque tout est trop étroit.
L’emportement n’est-il pas une réaction contre les limites fixes imposées au
mouvement ? Le manque de place est la négation de la vie, tandis qu’un espace
ouvert en affirme la potentialité. L’encombrement, même lorsqu’il ne constitue
pas une entrave à la vie, est source d’irritation. Ce qui est vrai de l’espace l’est
du temps. Nous avons besoin d’un « espace de temps » pour accomplir tout ce
qui est important à nos yeux. La hâte injustifiée qui nous est imposée par la
pression des circonstances est détestable. Notre réaction constante, lorsque
nous en sommes privés, est : « Donnez-nous le temps ! » Il est vrai qu’on ne
possède la maîtrise d’une chose qu’à l’intérieur de certaines limites, tandis
qu’un espace littéralement infini où agir signifierait une complète dispersion.
Mais les limitations doivent s’accorder avec la capacité d’agir ; elles impliquent
un choix coopératif et ne peuvent être imposées.
Dans les œuvres d’art, l’espace exprime la possibilité du mouvement et de
l’action. C’est une question de proportions qualitativement ressenties. Une ode
lyrique peut posséder cette qualité, alors qu’elle peut faire défaut à une épopée.
Des images de petite dimension peuvent en offrir une manifestation, là où des
acres de peinture nous laissent une impression d’enfermement. L’accent placé
sur l’espace, dans toute son ampleur, est une caractéristique de la peinture
chinoise. Au lieu de s’ordonner autour d’un centre et d’exiger un cadre, elle
tend vers l’extérieur, tandis que la peinture panoramique en rouleau présente
un monde dans lequel les frontières ordinaires deviennent une invitation à
avancer. Pourtant, par différents moyens, la peinture occidentale, éminemment
centrée, n’en crée pas moins le sens de la totalité extensive qui enveloppe toute
scène soigneusement définie. Même un intérieur, comme celui du tableau de
Van Eyck : Arnolfini et sa femme peut transmettre dans des limites définies le
sens explicite des extérieurs au-delà des murs. Dans le portrait d’un individu,
Titien peint le fond de telle manière que l’espace infini, et non pas celui de la
seule toile, soit à l’arrière-plan du personnage.
Mais une pure étendue [room] de possibilités entièrement indéterminées
serait vierge et vide. Dans l’expérience, l’espace et le temps sont aussi
occupation, sentiment — et non pas seulement ce qui n’est qu’extérieurement
rempli. La spatialité est masse et volume, comme la temporalité est persistance,
et non pas seulement abstraite durée. Les sons, autant que les couleurs
contractent et dilatent, et les couleurs comme les sons connaissent l’ascension
et la chute. Comme je l’ai précédemment observé, William James a montré les
qualités de volume des sons, et ce n’est pas par métaphore qu’on dit des notes
qu’elles sont hautes ou basses, longues et brèves, fines et massives. Dans la
musique, les sons refluent autant qu’ils avancent ; ils ménagent des intervalles,
autant qu’ils progressent. Comme on l’a déjà noté, la raison en est semblable à
celle qui explique la splendeur ou la médiocrité des couleurs en peinture. Elles
appartiennent aux objets ; elles n’existent pas à l’état flottant et isolé ; quant
aux objets auxquels elles appartiennent, ils existent dans un monde pourvu
d’étendue et de volume.
Le murmure est celui des ruisseaux, le soupir et le bruissement celui des
feuilles, l’ondulation celle des vagues, le grondement celui de l’écume, et le
tonnerre, la plainte et le sifflement ceux du vent […] et ainsi à l’infini. Par là,
je ne veux pas dire que nous associons directement la fragilité d’une note de
flûte et le ronflement massif de l’orgue à des objets naturels particuliers. Mais
je ne veux pas dire non plus que ces notes expriment des qualités d’extension
pour cette seule raison qu’il est possible, au moyen de l’abstraction
intellectuelle, de séparer un événement temporel d’un objet étendu qui initie le
changement et le subit. Un temps vide n’existe pas et le temps comme entité
n’existe pas non plus. Ce qui existe, ce sont des choses qui agissent et qui
changent, et le temps est une qualité constante de leur comportement.
Le volume, tout comme l’ampleur, est une qualité indépendante des seules
dimensions et de la grosseur. Il existe de petits paysages qui expriment [convey]
l’abondance de la nature. Une nature morte de Cézanne, composée de poires et
de pommes, exprime [convey] l’essence même du volume dans un équilibre
dynamique avec un autre espace ou avec l’espace environnant. Le délicat, le
fragile, ne sont pas nécessairement des exemples de légèreté esthétique ; ils
peuvent, eux aussi, incarner le volume. Les romans, les poèmes, les drames, les
statues, les édifices, les personnages, les mouvements sociaux, les arguments,
autant que les tableaux et les sonates, sont marqués par la solidité, la masse, et
inversement.
Sans la troisième propriété, l’espacement, l’occupation serait un fouillis.
L’emplacement, la position, déterminés par la distribution des intervalles à
travers l’espacement, est un facteur qui contribue grandement à
l’individualisation des parties dont il a déjà été question. Mais une position
donnée possède une valeur qualitative immédiate, et en tant que telle elle est
une partie inhérente à la substance. Le sentiment de l’énergie, non pas de
l’énergie en général, mais de tel ou tel pouvoir dans le concret, est étroitement
lié à la justesse de la position. Car il y a une énergie de position autant que de
mouvement. Et si la première, en physique, est parfois appelée énergie
potentielle par opposition à l’énergie cinétique, directement sentie, elle est
aussi réelle que la seconde. Dans les arts plastiques, en effet, elle est le moyen
par lequel le mouvement est exprimé. Certains intervalles (déterminés dans
toutes les directions, et non pas simplement de façon latérale) sont favorables à
la manifestation de l’énergie ; d’autres en empêchent l’opération — la boxe et
la lutte en sont des exemples évidents.
Les choses peuvent être trop séparées, trop proches ou disposées dans un
mauvais angle, les unes par rapport aux autres, pour donner à l’action un
caractère énergique. Qu’il s’agisse d’un être humain, d’architecture, de prose ou
de peinture, il en résulte une maladresse de la composition. Dans la poésie, le
mètre autorise les plus subtils effets en assurant une position juste à des
éléments variés — un exemple évident en est sa fréquente inversion de l’ordre
de la prose. Il y a des idées qui ne résisteraient pas si elles étaient composées en
spondées au lieu de l’être en trochées. Dans le roman et dans le drame, une
trop grande distance ou un intervalle trop indéfini fait vagabonder l’attention
ou la plonge dans le sommeil, et les incidents ou les personnages qui se
marchent sur les pieds en diminuent la force. Certains effets propres à
distinguer certains peintres dépendent de leur sens raffiné de
l’espacement — problème tout à fait distinct de l’usage des plans pour indiquer
les volumes et les arrière-plans. Tout comme Cézanne est un maître sous ce
dernier rapport, Corot possède une délicatesse remarquable sous le
premier — en particulier dans les portraits et dans ce qu’on appelle ses
peintures italiennes, par comparaison avec ses paysages argentés, célèbres mais
relativement faibles. C’est par rapport à la musique, en particulier, que nous
pensons à la transposition, mais en termes de médium, elle caractérise
également la peinture et l’architecture. La récurrence des relations — et non
des éléments — dans différents contextes est constitutive de la transposition ;
elle est de nature qualitative, de sorte qu’elle est l’objet d’une expérience directe
dans la perception.
Le progrès des arts — qui n’est pas nécessairement une avancée, et qui ne
l’est pratiquement jamais sous tous les aspects — se présente comme une
transition allant des moyens de position expressive les plus évidents aux plus
subtils. Dans la littérature ancienne, la position était en accord (comme nous
l’avons déjà noté sous un autre rapport) avec la convention sociale et la classe
économique et politique. La position avait le sens d’un statut social qui
donnait sa force à la place occupée dans l’ancienne tragédie. La distance était
déjà déterminée en dehors du drame. Dans le drame moderne, comme Ibsen
en est l’exemple le plus remarquable, les relations entre mari et femme, homme
politique et citoyen, entre la vieillesse et les ambitions de la jeunesse (que ce
soit sur le mode de la compétition ou de l’attrait par la séduction) ou les
contrastes entre la convention externe et l’impulsion personnelle, expriment
par la force l’énergie de position.
La tournure et l’affairement de la vie moderne font de la justesse de la
position [placing] l’une des choses les plus difficiles à obtenir pour les artistes.
Le rythme est trop rapide et les événements trop denses pour autoriser des
choix décisifs — défaut dont témoigne l’architecture, le drame et la fiction tout
aussi bien. La profusion même des matériaux et la force mécanique des
activités empêchent une distribution effective. La véhémence l’emporte sur
l’intensité constituée par l’accentuation. Lorsque la rémission qui lui est
nécessaire fait défaut à l’attention, celle-ci s’engourdit en se protégeant ainsi
d’une stimulation excessive et répétée. Le problème ne trouve de solution
qu’occasionnellement — comme dans le roman de Thomas Mann La
montagne magique ou dans l’architecture du Building Bush à New York.
Comme je l’ai dit, les trois qualités de l’espace et du temps agissent
mutuellement et se qualifient l’une par rapport à l’autre dans l’expérience.
Lorsqu’il n’est pas occupé de volumes actifs, l’espace est inepte. Les pauses sont
comme des trous lorsqu’elles n’accentuent pas les masses et ne définissent pas
les figures comme individus. L’extension s’étale et finit par s’engourdir si elle
n’interagit pas avec le lieu, de manière à assumer une distribution intelligible.
Fixée, la masse n’est rien. Elle se contracte et se répand, s’affirme elle-même et
elle donne selon ses relations avec un autre espace et les choses qui persistent.
Si nous pouvons considérer ces traits du point de vue de la forme, du rythme,
de l’équilibre et de l’organisation, les relations que la pensée saisit comme idées
sont présentes comme qualités dans la perception et elles appartiennent à la
substance même de l’art.
Il y a donc des propriétés communes de la matière des arts parce qu’il y a des
conditions générales sans lesquelles aucune expérience n’est possible. Comme
nous l’avons vu précédemment, la condition de base réside dans la relation
sentie [felt] entre faire et subir [underdoing] lorsque l’organisme et
l’environnement interagissent. La position exprime la disposition équilibrée de
la créature vivante à affronter l’impact des forces environnantes, à les affronter
de manière à endurer et à persister, à étendre et à répandre à travers ce
processus les forces mêmes qui, indépendamment de ses réponses, sont
indifférentes et hostiles. En pénétrant dans l’environnement, la position se
déploie en volume ; à travers la pression de l’environnement, la masse se
rétracte en énergie de position, et l’espace reste, lorsque la matière est ainsi
contractée, comme une possibilité d’action à venir. La distinction des éléments
et la consistance des membres en un tout sont les fonctions qui définissent
l’intelligence ; l’intelligibilité d’une œuvre d’art dépend de ce qui, en elle, du
point de vue de sa signification, rend l’individualité des parties et les relations
qu’elles entretiennent au sein du tout directement présentes à l’œil et à l’oreille
habitués à percevoir.
L’art qualifie aussi bien l’acte de faire que la chose faite. Ce n’est donc qu’en
apparence que l’on peut le désigner par un substantif. Puisqu’il correspond à
un contenu et à une manière de faire, il est naturellement un adjectif. Lorsque
nous disons que faire du tennis, chanter, jouer la comédie et se livrer à une
multitude d’autres activités sont de l’art, nous supposons, de façon elliptique,
qu’il y a de l’art dans la conduite de ces activités. Ainsi l’art qualifie-t-il ce qui
est fait et produit pour suggérer chez ceux qui les perçoivent qu’elles sont
pénétrées d’art. Le produit de l’art — temple, peinture, statue, poème — n’est
pas l’œuvre de l’art. Il y a œuvre quand un être humain participe au produit, de
sorte que le résultat soit une expérience appréciée pour ses propriétés
ordonnées et voulues comme telles. Esthétiquement du moins
nous ne recevons qu’à proportion de ce que nous donnons,
et dans notre vie seule la nature est vivante ;
nôtre est son habit de noce, nôtre son linceul.
Si « art » dénotait des objets, s’il était originairement un nom, les objets d’art
pourraient être répartis en différentes classes. L’art serait ainsi divisé en genres,
eux-mêmes subdivisés en espèces. Ce genre de divisions fut appliqué aux
animaux aussi longtemps qu’on a vu en eux des êtres immuables. Mais ce
système de classification dut être modifié lorsqu’on découvrit qu’il n’était qu’un
état de différenciation provenant d’un courant d’activité vitale. Les
classifications devinrent génétiques, désignant aussi finement qu’il se peut la
place occupée par les formes particulières dans la continuité de la vie sur terre.
Si l’art est la qualité intrinsèque d’une activité, on ne peut pas le diviser ni le
subdiviser. On ne peut que suivre la différenciation de cette activité en
différents genres et selon les différents matériaux sur lesquels elle agit et les
différents médiums qu’elle emploie.
Les qualités comme telles ne se prêtent pas d’elles-mêmes à la division. Il
serait impossible de nommer les sous-espèces de l’aigre et du doux. Une telle
tentative n’aboutirait en fin de compte qu’à énumérer chaque chose singulière
aigre et douce dans le monde, de sorte que la prétendue classification serait un
pur catalogue qui reproduirait paresseusement sous forme de « qualités » ce qui
était d’abord connu sous forme d’objets. Car la qualité est concrète et
existentielle, et varie en conséquence avec les individus puisqu’elle est
imprégnée de leur unicité. Nous pouvons bien sûr parler du rouge, et puis du
rouge d’une rose ou d’un coucher de soleil. Mais ces termes sont de nature
pratique en ce qu’ils nous donnent une certaine idée de la direction où aller. En
réalité il n’existe aucun coucher de soleil qui ait le même rouge. Ce ne serait
possible qu’à condition qu’un coucher de soleil répète l’autre dans absolument
tous ses détails. Car le rouge est toujours le rouge appartenant au matériau de
cette expérience-ci.
Les logiciens, pour certaines raisons, considèrent que des qualités comme le
rouge, le doux, la beauté, etc., sont des universaux. Adonnés à la logique
formelle ils ne s’intéressent guère aux matériaux existentiels qui sont justement
ceux auxquels les artistes ont à faire. Ainsi, un peintre sait qu’il n’existe pas
deux rouges semblables dans un tableau, chacun d’eux étant influencé par le
détail infini du contexte dans le tout particulier où il apparaît. Le terme
« rouge » quand il est utilisé pour désigner la qualité rouge est généralement
une commodité, un mode d’approche, la délimitation d’une action dans une
région donnée, comme l’achat d’une peinture rouge pour une grange où, dans
une certaine mesure, n’importe quel rouge du même genre ferait l’affaire, ou
encore pour assortir des échantillons en achetant des articles dans un magasin.
Le langage se révèle infiniment limité lorsqu’il se tient à la surface bariolée
de la nature. Pourtant les mots comme outils pratiques sont les agents grâce
auxquels l’ineffable diversité de l’existence naturelle, telle qu’elle se donne dans
l’expérience humaine, est réduite à des ordres, des rangs et des classes que l’on
peut utiliser. Il est non seulement impossible que le langage reproduise la
diversité infinie des qualités individuelles existantes mais ce ne serait ni
souhaitable ni même utile. La qualité unique d’une qualité réside dans
l’expérience elle-même. Elle existe et existe de telle sorte qu’elle n’a pas besoin
d’être reproduite dans le langage. Ce dernier sert un but scientifique ou
intellectuel en indiquant comment parvenir à cette qualité dans l’expérience.
Cette indication est d’autant meilleure qu’elle est plus simple et généralisée.
Plus elle est encombrée de détails inutiles et plus elle égare au lieu de guider.
Mais les mots atteignent leur but poétique dans la mesure où ils rassemblent et
évoquent de façon active les réponses vitales qui se présentent chaque fois que
nous expérimentons une qualité. Un poète a dit récemment que la poésie lui
semblait « plus physique qu’intellectuelle », ajoutant qu’il reconnaissait la
poésie à certains symptômes physiques comme la chair de poule, les frissons
dans le dos, la gorge qui se noue et une sensation au creux de l’estomac comme
« le pieu qui me transperce » de Keats. Je ne pense pas que M. Housman
veuille dire que ces sensations sont l’effet poétique. Être une chose et être un
signe de sa présence sont deux choses différentes Mais justement, de telles
sensations et celles que d’autres écrivains ont appelées « vibrations » organiques
sont une grossière indication d’une complète participation organique, tandis
que c’est la plénitude et l’immédiateté de cette participation qui constituent la
qualité esthétique d’une expérience en tant que c’est elle qui transcende la
qualité « intellectuelle ». C’est pourquoi je voudrais mettre en doute cette vérité
littérale affirmant que la poésie est plus physique qu’intellectuelle. Qu’elle soit
plus qu’intellectuelle dans la mesure où elle absorbe la qualité intellectuelle
dans les qualités immédiates expérimentées à travers les sens qui appartiennent
au corps vivant me semble tellement indubitable que cela justifie l’exagération
contenue dans la proposition contraire à l’idée que les qualités sont des
universaux saisis intuitivement à travers l’intellect.
Le caractère erroné de la définition est l’autre aspect de la fausseté des
classifications figées et de l’abstraction considérées comme une fin en soi, au
lieu d’être utilisées comme un instrument, dans l’intérêt de l’expérience. Une
définition est bonne lorsqu’elle est avisée, ce qu’elle est lorsqu’elle montre dans
quelle direction nous engager rapidement afin d’avoir une expérience. La
physique et la chimie ont appris en raison d’une nécessité interne propre à leur
tâche qu’une définition est ce qui nous indique comment les choses sont faites
et, dans cette mesure, comment prédire quand elles se produisent, déceler leur
présence et, parfois, les créer nous-mêmes. Les théoriciens et les critiques
littéraires sont restés bien loin derrière. Ils sont encore largement tributaires de
la vieille métaphysique essentialiste selon laquelle une définition, si elle est
« correcte », nous révèle une réalité intérieure quelconque qui détermine la
chose à être ce qu’elle est, en tant que membre d’une espèce éternellement
fixée. Dès lors, on déclare que l’espèce est plus réelle que l’individu, ou plutôt
qu’elle est elle-même le véritable individu.
Pour des raisons pratiques, nous pensons en termes de classes, de même que
nous faisons des expériences concrètes en termes d’individus. Ainsi, un profane
supposera probablement que définir une voyelle est une chose simple. Mais un
phonéticien, de par sa familiarité avec le sujet, est obligé de reconnaître qu’une
définition rigoureuse, rigoureuse au sens où elle caractérise à tous points de vue
une classe de choses par opposition aux autres, est une illusion. Il existe
seulement un certain nombre de définitions plus ou moins utiles ; utiles parce
qu’elles attirent l’attention sur des tendances significatives dans le processus
continu de vocalisation — tendances qui, si elles étaient poussées à la limite,
produiraient telle ou telle définition « exacte ».
William James a noté le manque d’intérêt des classifications élaborées de
choses qui se confondent et varient comme les émotions humaines. Les
tentatives de classifications précises et systématiques des beaux-arts me
semblent souffrir du même manque d’intérêt. Une classification énumérative
est utile et même indispensable pour s’y retrouver facilement. Mais un
catalogage comme peinture, sculpture, poésie, théâtre, danse, paysagisme,
architecture, chant, musique instrumentale, etc., etc., ne prétend nullement
jeter une quelconque lumière sur la nature intrinsèque des choses ainsi
énumérées. Il laisse venir cet éclairage du seul endroit d’où il peut provenir : les
œuvres d’art singulières.
Les classifications rigides sont ineptes (si elles sont prises au sérieux) parce
qu’elles détournent l’attention de ce qui est esthétiquement fondamental — le
caractère intégral et qualitativement unique de l’expérience d’un produit
artistique. Mais, pour qui étudie la théorie esthétique, elles sont également
trompeuses. Elles prêtent à confusion pour la compréhension intellectuelle sur
deux points importants. Elles négligent inévitablement les transitions et les
liens relationnels ; par voie de conséquence elles dressent des obstacles
infranchissables pour suivre intelligemment le développement historique de
n’importe quel art.
Une classification qui a été en vogue est celle qui se rapporte aux organes des
sens. On verra plus tard quel élément de vérité on peut trouver dans ce genre
de division. Toutefois, pris de façon littérale et rigide il ne peut en sortir aucun
résultat cohérent. Récemment, certains auteurs ont étudié précisément l’effort
produit par Kant pour limiter le matériau dans les arts aux sens intellectuels
« les plus élevés », l’œil et l’oreille, et je ne répéterai pas leurs arguments
convaincants. Mais quand bien même la classe des sens serait étendue de la
manière la plus large, il n’en resterait pas moins vrai qu’un sens particulier n’est
que l’avant-poste d’une activité organique totale à laquelle participent tous les
organes, y compris le fonctionnement du système autonome. L’œil, l’oreille, le
toucher, servent de guide dans une entreprise organique particulière mais ils ne
sont plus ni l’agent unique ni même toujours le plus important, pas plus
qu’une sentinelle n’est, à elle seule, une armée tout entière.
On trouve dans le cas de la poésie un exemple particulier de la confusion
induite par la division faite entre les arts de l’œil et les arts de l’oreille. Les
poèmes, autrefois, étaient l’œuvre des bardes. La poésie, autant que nous le
sachions, n’existait pas en dehors de la voix qui parlait à l’oreille. C’était
quelque chose de chanté ou de psalmodié. Il est à peine nécessaire de souligner
combien la majeure partie de la poésie s’est éloignée du chant depuis
l’invention de l’écriture et de l’imprimerie. Il existe même des tentatives pour
se servir aujourd’hui de figures imprimées afin d’intensifier le sens d’un poème
pour frapper l’œil — comme la queue de la souris dans Alice au pays des
merveilles. Mais mis à part quelques cas extrêmes, alors que la « musique »,
entendue en lisant silencieusement un poème, est encore un facteur (illustrant
ce dont il était question dans le paragraphe précédent), la poésie comme genre
littéraire est maintenant manifestement et sensiblement visuelle. Est-elle donc
passée d’une « classe » dans une autre durant ces deux derniers millénaires ?
Ensuite vient le classement entre arts de l’espace et arts du temps dont il a
déjà été question. Même si cette division était correcte, elle est faite après coup
et de l’extérieur et ne jette aucune lumière sur le contenu esthétique d’une
œuvre d’art. Elle n’aide aucunement la perception ; elle ne dit pas où regarder,
ni comment voir, entendre et prendre plaisir. Mais en plus, elle présente un
véritable et très sérieux défaut. Comme nous l’avons déjà signalé, en effet, elle
dénie le privilège du rythme aux structures architecturales, aux statues et aux
peintures, et de la symétrie à la chanson, à la poésie et à l’éloquence. La
conséquence de ce déni, c’est le refus de reconnaître la chose la plus
fondamentale pour l’expérience esthétique : le fait qu’elle est perceptive. La
division est faite en se fondant sur les traits caractéristiques de produits
artistiques en tant qu’existences externes et physiques.
Un collaborateur de l’Encyclopædia Britannica qui écrivait sur les beaux-arts a
si bien illustré cette erreur qu’il convient ici d’en citer un passage. Justifiant la
division des arts en spatial et temporel, il écrit, en parlant d’une sculpture et
d’un bâtiment : « Ce qu’un œil voit de n’importe quel point de vue il le voit
d’un seul coup ; en d’autres termes, les parties de tout ce que nous voyons
emplissent ou occupent non pas le temps mais l’espace et nous atteignent de
différents points de l’espace en une simple perception instantanée. » Et
d’ajouter : « Leurs produits (c’est-à-dire ceux de la sculpture et de
l’architecture) sont en eux-mêmes solides, immobiles et permanents. »
Une foule d’ambiguïtés accompagnant les fausses conceptions qui
s’ensuivent se bousculent dans ces quelques phrases. Comme, en premier lieu,
ce « d’un seul coup ». Tout objet dans l’espace (et tout objet est spatial) diffuse
des vibrations d’un seul coup et les parties physiques d’un objet occupent aussi
l’espace d’un seul coup. Mais ces traits de l’objet n’ont rien à dire ou à faire
pour permettre de distinguer un genre de perception d’un autre. L’occupation
spatiale est une condition générale de l’existence de quelque chose — même
d’un fantôme s’il en existe. C’est une condition causale pour avoir une
sensation quelle qu’elle soit. De même les vibrations émises par un objet sont
les conditions causales de n’importe quel genre de perception ; en sorte qu’elles
ne distinguent aucun genre de perception d’un autre.
Ainsi, tout au plus ce qui « nous atteint simultanément » ce sont les
conditions physiques de la perception et non pas les constituants de l’objet en
tant que perçu. La référence à celui-ci ne se fait que parce que l’on confond
« simultané » et « simple ». Bien sûr, toutes les impressions qui nous atteignent
provenant de n’importe quel objet ou événement doivent être intégrées dans
une perception. La seule alternative à la singularité de la perception, même si
les objets sont un dans l’espace et dans le temps, c’est une succession
discontinue d’instantanés qui ne forment même pas un sous-ensemble de
quelque chose. La différence entre cette chose insaisissable et partielle que les
psychologues appellent une sensation et une perception, c’est la singularité,
l’unité intégrée de celle-ci. La simultanéité de l’existence physique comme de la
réception physiologique n’a rien à voir avec la singularité. Comme on l’a déjà
indiqué, on ne peut les tenir pour identiques que lorsque les conditions
causales de la perception sont confondues avec le contenu effectif de la
perception.
Mais l’erreur fondamentale, c’est de confondre le produit physique avec
l’objet esthétique qui est ce que l’on perçoit. Physiquement, une statue est un
bloc de marbre, rien de plus. Elle est immobile et, pour autant que l’épargnent
les ravages du temps, permanente. Mais identifier le bloc physique à la statue,
c’est-à-dire à une œuvre d’art, et identifier les pigments sur une toile à un
tableau est une chose absurde. Que penser alors des jeux de lumière sur un
bâtiment avec le constant changement d’ombres d’intensité et de couleurs et le
déplacement des reflets ? Si le bâtiment ou la statue étaient aussi
« stationnaires » quand on les perçoit qu’ils le sont dans leur existence
physique, ils seraient tellement morts que l’œil les effleurerait au lieu de se
poser sur eux. Car on perçoit un objet grâce à une série cumulée d’interactions.
L’œil en tant qu’organe principal de tout l’être produit un effet, une réaction ;
celle-ci provoque un autre acte de vision accompagné de nouveaux effets
apparentés et d’un accroissement ultérieur de signification et de valeur, et ainsi
de suite suivant une construction continuée de l’objet esthétique. Ce qu’on
appelle le caractère inépuisable d’une œuvre d’art est une fonction de cette
continuité de l’acte de perception dans sa totalité. « Vision simultanée » est une
excellente définition d’une perception si peu esthétique qu’elle n’est même pas
une perception.
Les structures architecturales fournissent, j’imagine, le parfait reductio ad
absurdum de la séparation de l’espace et du temps dans les œuvres d’art. S’il
existe quelque chose comme une « occupation spatiale », c’est bien un
bâtiment. Mais même une petite hutte ne peut être l’objet d’une perception
esthétique si elle ne comporte pas de qualités temporelles. Une cathédrale, peu
importe sa taille, produit une impression instantanée. Une impression
qualitative générale émane d’elle dès qu’elle interagit avec l’organisme à travers
son appareil dispositif visuel. Mais cela n’est que le substratum et le cadre dans
lesquels un processus continu d’interactions introduit des éléments qui
l’enrichissent et le définissent. Le touriste pressé n’a pas plus de vison
esthétique de la mosquée Sainte-Sophie ou de la cathédrale de Rouen que
l’automobiliste qui voyage à cent kilomètres-heure ne voit le paysage qui défile.
Car il est nécessaire de se déplacer, autour, à l’intérieur et à l’extérieur, et grâce
à des visites répétées laisser la structure s’imposer progressivement d’elle-même
sous différentes lumières en rapport à différentes ambiances.
Il peut sembler que je me sois inutilement étendu sur un point de peu
d’importance. Mais ce qu’implique le passage cité plus haut touche au
problème tout entier de l’art comme expérience. Une expérience instantanée
est une impossibilité tant sur le plan biologique que psychologique. Une
expérience est un produit, on pourrait même dire un produit dérivé,
d’interactions continues et cumulées entre un individu organique et le monde.
Il n’y a pas d’autre fondement sur lequel une théorie esthétique ou critique
puisse s’édifier. Quand un individu ne permet pas à ce processus de se
développer pleinement, l’expérience de l’œuvre d’art cède la place à des notions
personnelles qui lui sont étrangères. Ce dont souffrent beaucoup de théories
esthétiques et critiques est très justement décrit dans les lignes qui suivent :
« Quand on néglige le déroulement continu du processus d’interaction cumulé
et son résultat, on ne voit un objet que comme une partie de ce qu’il est en
totalité et le reste de la théorie devient une rêverie subjective au lieu d’être un
développement organique. Elle s’arrête à la perception d’un simple détail ; le
reste du processus est exclusivement cérébral — un fait unilatéral qui ne trouve
son impulsion que de l’intérieur. Elle ne prend pas en compte la stimulation
venue de l’environnement à travers l’interaction avec l’individu qui éloignerait
la rêverie1. »
Dans tous les cas on doit compléter la division des arts en spatial et temporel
avec une autre classification entre arts représentatifs et arts non représentatifs,
une division dans laquelle l’architecture et la musique sont à placer dans la
deuxième catégorie. Aristote, qui a donné sa formulation classique à la
conception de l’art comme représentatif, a au moins évité le dualisme de cette
division. Il a compris le concept d’imitation de façon plus généreuse et
intelligente. Il a déclaré cependant que la musique est le plus représentatif de
tous les arts — alors qu’elle est justement l’art que certains théoriciens
modernes assignent à la catégorie complètement non représentative. Il ne veut
pas dire pour autant une chose aussi stupide que la musique représenterait le
pépiement des oiseaux, le meuglement des vaches ou le gargouillement des
ruisseaux. Il veut dire que la musique reproduit au moyen des sons les
sentiments, les impressions émotionnelles provoqués par des objets ou des
scènes de nature martiale, triste, triomphante ou des excitations sexuelles.
Représentation, au sens d’expression, recouvre toutes les qualités et valeurs de
toute expérience esthétique possible.
L’architecture n’est pas représentative si l’on entend par là qu’elle serait en
elle-même une reproduction de formes naturelles — comme certains ont en
effet supposé que les cathédrales « représentaient » de grands arbres dans la
forêt. Mais l’architecture fait plus que seulement utiliser des formes naturelles,
arches, piliers, cylindres, rectangles et portions de sphères. Elle exprime leur
effet caractéristique sur l’observateur. Ce que serait un bâtiment qui
n’utiliserait ni ne représenterait les énergies naturelles de pesanteur, force,
poussée et ainsi de suite, c’est ce que devraient expliquer ceux qui considèrent
l’architecture comme un art non représentatif. Mais l’architecture n’associe pas
la représentation à ces qualités de matière et d’énergie. Elle exprime aussi les
valeurs permanentes de la communauté humaine vivante. Elle « représente » les
souvenirs, les espoirs, les peurs, les fins et les valeurs sacrées de ceux qui
construisent pour abriter une famille, édifier un autel pour les dieux, établir un
lieu où promulguer des lois ou encore bâtir une forteresse pour se défendre. La
raison simple pour laquelle on appelle des bâtiments palaces, châteaux,
maisons, hôtels de ville, forums resterait mystérieuse si l’architecture
n’exprimait au plus haut point les intérêts et les valeurs humaines. Si l’on
excepte les pures rêveries, il va de soi que toute structure d’importance est un
trésor de mémoire emmagasiné et un enregistrement monumental de
perspectives futures désirées.
De surcroît, le fait de séparer l’architecture (et c’est ici également vrai de la
musique) d’arts comme la peinture et la sculpture fait peu de cas du
développement historique des arts. La sculpture (qui compte parmi les arts
représentatifs) fut longtemps une partie organique de l’architecture ; en
témoignent la frise du Parthénon, les sculptures des cathédrales de Lincoln et
de Chartres. On ne peut pas non plus affirmer que l’indépendance croissante
de la sculpture par rapport à l’architecture — avec des statues dispersées dans
des parcs et les jardins publics, des bustes placés sur des piédestaux dans des
pièces déjà surencombrées — a coïncidé avec un certain progrès dans l’art de la
sculpture. La peinture appartenait d’abord aux parois des cavernes. Elle
continua encore longtemps à être un effet décoratif des temples et des palais à
l’extérieur et sur les murs intérieurs Les fresques étaient destinées à inspirer la
foi, à raviver la piété et à instruire les fidèles sur les saints, les héros et les
martyrs de la religion. Lorsque les bâtiments gothiques laissèrent trop peu de
surface pour les peintures murales, apparurent les vitraux et plus tard les
peintures sur bois — faisant eux aussi partie d’un tout architectural, de même
que les sculptures et les retables d’autel. Quand les nobles et les princes
marchands commencèrent à collectionner les peintures sur toiles, celles-ci
servirent à décorer les murs — de sorte qu’elles étaient souvent découpées et
retaillées pour mieux correspondre à l’ornement mural. La musique était
associée au chant et ses différents modes étaient adaptés aux grandes crises et
aux événements importants — mort, mariage, guerre, culte, fêtes. Avec le
temps, aussi bien la peinture que la musique ont cessé d’être soumises à des fins
particulières. Puisque tous les arts ont tendu à exploiter leur propre médium
jusqu’à devenir indépendants, on peut en tirer argument pour prouver
qu’aucun des arts n’est strictement imitatif, plutôt que pour trouver une raison
de tracer nettement et sans hésiter des démarcations entre eux.
En outre, aussitôt que ces démarcations ont été tracées, les théoriciens qui
les ont instituées ont trouvé nécessaire de faire des exceptions et d’introduire
des formes transitionnelles, même si c’est pour dire que certains arts sont
mixtes — la danse par exemple — en ce qu’ils sont à la fois de nature spatiale
et temporelle. Puisqu’il est de la nature de chaque objet d’art d’être soi-même,
simple et unitaire, cette notion d’un art « mixte » peut être considérée
tranquillement comme une reductio ad absurdum de toute entreprise de
classification rigide. Que peut-on tirer de telles classifications pour la sculpture
en relief, haut relief et bas relief, les figures en marbre sur les tombes, ou en
bois ouvragé et en moulages de bronze sur les portes ? Que dire de la fonte des
caractères, des frises, des corniches, des tabernacles, des consoles ? Où y placer
les arts mineurs, les œuvres en ivoire, en albâtre, en plâtre, en terre cuite, en
argent et en or, le fer forgé des consoles, les enseignes, les paumelles, les écrans
et les grilles ? La même musique est-elle non représentative quand on la joue
dans une salle de concerts et représentative quand elle fait partie du service
liturgique à l’église ?
Cet effort de classement et de définition ne se limite pas aux arts. Une
méthode comparable a été appliquée aux effets esthétiques. On a fait beaucoup
d’efforts ingénieux pour énumérer les différentes espèces de beauté après avoir
cherché l’« essence » de la beauté ; la beauté sublime, grotesque, tragique,
comique, poétique, etc. Il est néanmoins indubitable que ces termes
s’appliquent à certaines réalités tout comme certains noms propres sont utilisés
pour désigner différents membres d’une famille. Il est possible pour une
personne compétente de dire à propos du sublime, de l’éloquent, du poétique
ou de l’humoristique des choses qui soulignent et clarifient concrètement la
perception des objets. Quand on voit un Giorgione, cela peut aider d’avoir par
avance la signification précise de ce que signifie le lyrisme ; et en écoutant le
thème principal de la Cinquième Symphonie de Beethoven d’avoir une
conception claire de ce qu’est et n’est pas la force en art. Mais
malheureusement la théorie esthétique ne s’est pas contentée de clarifier les
qualités pour les distinguer au sein d’œuvres prises comme un tout singulier.
Elle a promu des adjectifs au rang de substantif et produit un jeu dialectique
entre des concepts fixes en train d’apparaître. Puisqu’une conceptualisation
rigide est contrainte de s’établir sur des principes et des idées construits en
dehors de l’expérience esthétique directe, toutes ces pratiques fournissent de
bons échantillons de « fantasmagories cérébrales ».
Quoi qu’il en soit, si l’on considère des termes tels que pittoresque, sublime,
poétique, laid, tragique, comme indiquant des tendances, et par là susceptibles
d’êtres adjectivés comme le sont les termes joli, sucré, convaincant, nous
sommes renvoyés au fait que l’art qualifie une activité. Comme tout autre type
d’activité il est caractérisé par les mouvements en telle ou telle direction. Ces
mouvements peuvent être distingués de telle façon que notre rapport à
l’activité en question est rendu plus intelligent. Une tendance, un mouvement,
s’effectue dans certaines limites qui déterminent sa direction. Mais les
tendances de l’expérience n’ont pas de limites qui seraient strictement fixées ou
qui seraient des lignes mathématiques sans largeur et sans épaisseur.
L’expérience est trop riche et trop complexe pour admettre une délimitation
aussi précise. Les limites d’une tendance sont des zones, pas des lignes, et les
qualités qui les caractérisent forment un spectre qui ne se prête pas à une
distribution dans des cases séparées.
Pourtant n’importe qui peut choisir le passage d’un texte littéraire et dire
sans hésitation que c’est de la poésie ou de la prose. Mais l’attribution de ces
qualités n’implique pas qu’il existe une entité appelée poésie et une autre prose.
Cela implique, encore une fois, la qualité éprouvée d’un mouvement tendant
vers une limite. C’est parce que la qualité existe sous bien des degrés et des
formes. Certains de ses degrés les moindres se manifestent en des lieux
inattendus. Le Docteur Helen Parkhurst cite ce passage tiré d’un bulletin
météo : « Une basse pression prédomine à l’ouest des montagnes Rocheuses
dans l’Idaho et au sud de la rivière Columbia jusqu’au Nevada. Des conditions
d’ouragan persistent le long de la vallée du Mississippi et dans le golfe de
Mexico. On signale des tornades dans le Dakota du Nord et dans le Wyoming,
de la neige et de la grêle dans l’Oregon et une température égale à zéro degré
dans le Missouri. Des vents violents soufflent du sud-est, venant des Indes-
Occidentales et l’on a alerté les bateaux croisant au large des côtes du Brésil. »
Personne ne dirait que ce passage est de la poésie. Mais seule une définition
pédante niera qu’il y a bien là quelque chose de poétique dû en partie à
l’euphonie des termes géographiques, et plus encore, aux « valeurs
transférées » ; dû aussi à l’accumulation d’allusions donnant le sentiment de
l’immensité spatiale de la terre, au sentiment romantique des pays lointains et
étranges et, par-dessus tout, au mystère du tumulte varié des forces de la nature
sous forme d’ouragan, de tornade, de grêle, de neige, de froid et de tempête.
Dans l’intention, il s’agit d’un constat prosaïque des conditions
météorologiques. Mais les mots sont chargés d’un poids qui les entraîne vers le
poétique. Je crois que même des équations constituées de symboles chimiques
peuvent, selon certaines circonstances permettant de pénétrer plus avant dans
la nature, prendre une valeur poétique pour certaines personnes, même si, en
de tels cas, l’effet est limité et idiosyncrasique. Mais on peut garantir par avance
que ces expériences de différents matériaux et de différents mouvements allant
vers différents genres de conclusion seront aussi différentes que le sont, aux
deux extrémités opposées, le sèchement prosaïque et le bouillonnant poétique.
Car, dans certains cas, la tendance est à la satisfaction d’une expérience en tant
que telle tandis que dans d’autres cas, le résultat qu’elle cherche à atteindre
n’est qu’une réserve en vue d’une expérience ultérieure.
L’examen de la littérature relativement au comique et à l’humour montrera,
je pense, les deux mêmes faits. D’un côté des remarques incidentes et
marginales rendent plus claires certaines tendances particulières et rendent le
lecteur plus sensible, plus capable et plus aigu dans les situations réelles. Ces
exemples coïncideront avec des cas où l’on examine une qualité adjectivale, une
tendance. Mais on a déployé des efforts pénibles et sophistiqués pour établir
une définition rigide illustrée par une collection de cas. Comment une
classification en genres et espèces peut-elle réduire à une unité conceptuelle une
telle variété de tendances telles qu’elles sont indiquées par un petit nombre de
termes en usage : risible, ridicule, paillard, amusant, drôle, comique, joyeux,
burlesque, divertissant, spirituel, hilarant, plaisant, burlesque, moqueur,
manipulateur, railleur, dérisoire, ironique. Bien sûr, on peut, avec assez
d’ingénuité, partir d’une définition, comme incongruité, ou même d’un sens
de la logique et de la proportion qui marche à l’envers et puis trouver une
différence spécifique pour chaque variété. Mais il devrait être évident alors que
nous nous prêtons à un jeu dialectique.
Si nous nous limitons à un seul aspect, le ridicule, le rire, le comique est ce
dont on rit. Mais on rit aussi à cause d’autre chose ; on rit par enthousiasme,
par simple bonne humeur, par gaieté naturelle, par convivialité, par mépris et
par embarras. Pourquoi limiter toutes ces variations de tendance par un seul
concept rigide et hâtif ? Ce n’est pas que les concepts ne soient pas le cœur de
la pensée, mais leur véritable fonction est d’être un instrument pour approcher
le jeu changeant du matériau concret, et non de le fixer dans une rigide
immobilité. Dans la mesure où c’est le matériau contingent plutôt que les
définitions formelles qui contribuent à affermir la perception dans l’expérience
singulière, ce sont les remarques marginales qui jouent le véritable rôle du
concept.
Finalement, sur ce point, les notions de classes fixes et de règles fixes vont
inévitablement de pair. S’il y a, par exemple, tant de genres littéraires séparés,
alors il y a un principe immuable qui distingue chaque type et qui définit une
essence intrinsèque, de sorte que chaque espèce est ce qu’elle est. Ce principe
doit ensuite s’adapter ; autrement, on trahira la « nature » propre de l’art et il
en résultera un « mauvais » art. Au lieu d’être libre de faire ce qu’il peut avec le
matériau dont il dispose et avec le médium qu’il maîtrise, l’artiste est contraint,
sous peine de blâme de la part du critique qui connaît les règles, de suivre les
préceptes qui découlent du principe fondamental. Au lieu de prêter attention à
son sujet il se conforme aux règles. C’est ainsi que la classification pose des
limites à la perception. Si la théorie qui sous-tend tout cela a de l’influence, elle
restreint le travail créatif. Car les œuvres nouvelles, dans la mesure où elles sont
bien nouvelles, ne correspondent pas à des cases déjà toutes prêtes. Elles sont à
l’art ce que les hérésies sont à la théologie. Il y a en tout cas suffisamment
d’obstacles sur la voie de l’expression véritable. Les règles qui président aux
classifications ajoutent un handicap de plus. La philosophie des classifications
fixes, pour autant qu’elle est suivie par les critiques (qui, le sachant ou non,
dépendent de l’une ou de l’autre position que les philosophes ont formulée de
façon plus définie), encourage tous les artistes, excepté ceux d’une vigueur et
d’un courage inhabituels, à faire de « la sécurité d’abord » leur principe de
conduite.
La teneur de ce qui vient d’être dit n’est pas aussi négative qu’il pourrait
sembler à première vue. Car cela attire l’attention d’une manière indirecte sur
l’importance des médiums et sur leur inépuisable variété. Nous pouvons à coup
sûr engager n’importe quelle discussion sur les divers matériaux des arts en
partant de l’importance décisive du médium comme d’un fait : le fait que
différents médiums ont différents potentiels et sont adaptés à différentes fins.
On ne construit pas des ponts avec du mastic, tout comme on n’utilise pas
comme vitres les choses les plus opaques qui se puissent trouver pour laisser
passer le soleil. Ce seul fait négatif oblige à la différenciation entre les œuvres
d’art. Mais d’un point de vue positif il suggère que la couleur donne quelque
chose de caractéristique à l’expérience et que le son lui donne autre chose ; le
son des instruments, une caractéristique différente du son de la voix humaine
et ainsi de suite. En même temps cela nous rappelle que les limites exactes de
l’efficace d’un médium ne peuvent être déterminées par aucune règle a priori et
que tout grand innovateur en art brise certaines barrières que l’on supposait
auparavant infranchissable. Si, de plus, on fait des différents médiums le
fondement de la discussion, reconnaissant qu’ils forment une continuité, un
spectre, et que, tout en pouvant distinguer les arts comme on distingue les sept
prétendues couleurs primaires, on ne peut, même si on essaie, dire exactement
où l’un commence et où l’autre finit ; et de même on reconnaît que si l’on
extrait une couleur de son contexte, disons une bande déterminée de rouge,
elle n’est plus la même couleur qu’elle était auparavant.
Quand on regarde les arts du point de vue du médium qui les exprime, la
distinction large à laquelle nous sommes confrontés est celle qui existe entre les
arts ayant pour médium l’organisme humain, l’esprit-corps de l’artiste, et ceux
qui dépendent beaucoup plus largement de matériaux extérieurs au corps : les
arts que l’on appelle « automatiques » et les arts de construction [shaping arts]2.
La danse, le chant, le récitatif — le prototype des arts littéraires en rapport au
chant — sont des exemples d’art « automatique », tout comme les
scarifications corporelles, les tatouages, etc., ainsi que l’éducation du corps chez
les Grecs dans les jeux et les gymnases. L’éducation de la voix, de la posture et
du geste qui ajoutent la grâce aux rapports sociaux en est un autre.
Dans la mesure où les arts de construction ont d’abord dû être assimilés aux
arts technologiques, ils ont été associés au travail et à un certain degré, même
faible, à une pression extérieure, par opposition aux arts automatiques,
considérés comme des arts spontanés et libres, accompagnant les loisirs. C’est
pourquoi les penseurs grecs les tenaient en plus haute estime que ceux qui
subordonnent l’usage du corps à l’utilisation de matériaux extérieurs au moyen
d’instruments. Aristote considère le sculpteur et l’architecte — même s’il s’agit
du Parthénon — comme des artisans plutôt que comme des artistes au sens des
arts libéraux. Le goût moderne tend à considérer comme supérieurs les arts qui
refaçonnent un matériau, et dont le produit est durable plutôt qu’éphémère,
tout en étant capable d’attirer un large groupe de gens, y compris les enfants,
par opposition à l’impact limité du chant, de la danse et des récits transmis
oralement à un public immédiat.
Mais toutes ces hiérarchies entre plus haut et plus bas sont, en définitive,
déplacées et stupides. Chaque médium a sa propre efficacité et sa propre valeur.
Ce que l’on peut dire, c’est que les produits des arts technologiques deviennent
beaux dans la mesure où ils s’approprient quelque chose de la spontanéité des
arts automatiques. À part le cas d’une œuvre faite à la machine, dirigée
mécaniquement par un opérateur, les mouvements du corps d’un individu
interviennent dans tout refaçonnement du matériau. Quand ces mouvements
s’approprient la force intérieure d’un art automatique dans la manipulation de
matériaux physiquement externes, alors ils deviennent « beaux ». Quelque
chose du rythme de l’expression vitale naturelle, quelque chose de la danse et
de la pantomime, doit entrer dans la taille, dans la peinture et dans la
fabrication des statues, dans le projet d’architecture et dans l’écriture d’un
récit ; et c’est une raison de plus de subordonner la technique à la forme.
Même dans le cas de cette large variété des arts, nous sommes plutôt en
présence d’un spectre que de classes séparées. Les discours scandés ne se
seraient pas développés en direction de la musique sans le concours des
pipeaux, des cordes et des tambours, et ce concours n’est pas extérieur puisqu’il
modifie la matière du chant lui-même. L’histoire des formes musicales est d’un
certain côté l’histoire de l’invention des instruments et des pratiques
d’instrumentation. Que les instruments ne soient pas de simples véhicules,
comme le disque d’un phonographe, mais aussi toujours un médium, c’est
évident dans la manière dont le piano, par exemple, a été déterminant pour
décider de la gamme généralement utilisée aujourd’hui. De façon analogue,
l’imprimerie a agi — ou réagi — pour modifier profondément la substance de
la littérature, en modifiant, au moyen d’une simple illustration, les mots
mêmes qui forment le médium littéraire. Ce changement est d’ailleurs
manifeste sur un plan négatif par la tendance accrue à utiliser le terme
« littéraire » comme un terme dépréciateur. Le langage parlé ne fut jamais
littéraire jusqu’à ce que l’imprimerie et la lecture se généralisent. Mais d’un
autre côté, même s’il est admis que pas une seule œuvre de littérature ne
surpasse, disons l’Iliade (et même si elle est sans aucun doute le produit d’une
organisation de matériaux d’abord dispersés, imposée par l’écriture et par une
publication plus large), l’imprimé a cependant permis une énorme extension,
non pas simplement en volume mais en variété, finesse qualitative et subtilité,
sans compter le fait de contraindre à une organisation qui n’existait pas
auparavant.
Quoi qu’il en soit, je n’ai pas l’intention de m’appesantir sur ce sujet, sinon
pour indiquer que même dans cette large différenciation entre les arts
automatiques et les arts de construction, nous avons affaire à des formes
intermédiaires de transitions et d’influences réciproques, plutôt qu’à des
compartiments de casier. La chose importante c’est qu’une œuvre exploite son
médium jusqu’au bout — en gardant à l’esprit que le matériau n’est pas un
médium, sauf quand il est utilisé comme un organe d’expression. Les
matériaux de la nature et de la société humaine sont multiples au point d’être
considérés comme variés à l’infini. Chaque fois qu’un matériau trouve un
médium exprimant sa valeur dans l’expérience — c’est-à-dire sa valeur
imaginative et émotionnelle — il devient la substance d’une œuvre d’art. Le
combat permanent de l’art consiste ainsi à convertir les matériaux balbutiants
ou réduits au silence dans l’expérience ordinaire en médiums éloquents. En se
souvenant que l’art même dénote une qualité de l’action et de ses produits,
toute nouvelle œuvre d’art authentique est elle-même jusqu’à un certain point
un nouvel art.
Je devrais dire alors qu’il y a deux erreurs d’interprétation en rapport avec ce
que l’on discute ici. L’une consiste à maintenir les arts totalement séparés.
L’autre à les confondre tous ensemble en un seul. On trouve cette seconde
erreur dans l’interprétation souvent donnée par des critiques qui se contentent
de citations tronquées de Pater disant que « tous les arts aspirent constamment
à la condition de la musique ». Je parle d’interprétation plutôt que de Pater lui-
même car le passage complet montre qu’il ne voulait pas dire que tout art se
développe jusqu’au point où il produira le même effet que produit la musique.
Il pensait que la musique « réalise avec la plus grande perfection l’idéal
artistique d’une complète union de la forme et de la matière ». Cette union est
la « condition » à laquelle aspirent les autres arts. Qu’il ait ou non raison en
soutenant que la musique réalise le plus parfaitement cette fusion de la
substance et de la forme, il n’y a pas lieu de lui attribuer l’autre idée. Pour la
raison, entre autres, qu’elle est tout à fait fausse. Car il a écrit que la peinture
tout comme la musique elle-même se sont déplacées vers l’architectonique et
éloignées du « musical » dans son sens étroit : et il en va de même, dans une
très large mesure, de la poésie à l’instar de la peinture. Il vaut la peine de noter
que Pater parle de chaque art passant dans la condition de tout autre, la
musique ayant des figures, « des courbes, des formes géométriques, des
entrelacements ».
En somme, ce que je voudrais souligner c’est que des mots tels que poétique,
architectural, dramatique, sculptural, pictural, littéraire — au sens où ce terme
désigne la qualité la mieux réalisée par la littérature — désignent des tendances
qui appartiennent dans une certaine mesure à chaque art, car elles qualifient
toute expérience complète, alors que, pourtant, un médium particulier est le
mieux adapté pour donner force à cette tendance. Quand l’effet approprié
pour un médium donné devient trop appuyé dans l’usage d’un autre médium,
il y a alors un défaut esthétique. Quand, par conséquent, j’utilise par la suite
les noms des différents arts comme des substantifs, on comprendra que j’ai
dans l’esprit une catégorie d’objet qui exprime une certaine qualité de façon
privilégiée mais non exclusive.
Le trait caractéristique de l’architecture, en un sens privilégié, c’est que ses
médiums sont des matériaux naturels (relativement) bruts tirés de la nature et
des types fondamentaux de l’énergie naturelle. Ses effets dépendent des aspects
qui appartiennent justement et d’une manière dominante à ces matériaux
naturels. Tous les arts de construction contribuent à soumettre les matériaux
naturels et les formes d’énergie au désir humain. Il n’en va pas autrement en
architecture par rapport à ce fait général. Mais l’architecture se distingue
cependant d’une façon singulière en ce qui concerne l’intention et
l’immédiateté de son emploi des forces naturelles. Comparez les bâtiments aux
autres produits artistiques et vous serez aussitôt frappés par la quantité
innombrable de types de matériaux qu’elle adopte pour ses fins — bois, pierre,
acier, ciment, terre cuite, verre, chaume, ciment, si on compare avec le nombre
relativement réduit de matériaux disponible en peinture, sculpture, poésie.
Mais le fait qu’elle prenne pour ainsi dire ses matériaux purs est également
important. Elle n’emploie pas seulement les matériaux sur une grande échelle
mais aussi de première main — non que l’acier ou les briques soient
directement fournis par la nature, mais ils sont plus proches de la nature que
ne le sont les pigments et les instruments de musique. S’il y a quelque doute à
ce sujet, il n’y en a aucun sur son utilisation des énergies naturelles. Aucun
autre produit n’exhibe ainsi charges et tensions, poussées et contre-poussées,
gravité, légèreté, cohésion à une échelle si peu que ce soit comparable à celle de
l’architecture, et celle-ci puise ses forces plus directement, de façon moins
médiate et par personne interposée, que ne le fait aucun autre art. Elle exprime
la constitution structurale de la nature elle-même. Son lien avec la technique
est inévitable.
Pour cette raison, les bâtiments, entre tous les objets d’art, expriment de la
façon la plus proche la stabilité et l’endurance de l’existence. Ils sont aux
montagnes ce que la musique est à la mer. À cause de son pouvoir inhérent
d’endurance, l’architecture rappelle et célèbre plus qu’aucun autre art les
caractères génériques de notre vie humaine commune. Il y a ceux qui, sous
l’influence de conceptions théoriques a priori, considèrent les valeurs humaines
exprimées par l’architecture comme dénuées de pertinence esthétique et
comme une simple et inévitable concession à l’utilité. Que les bâtiments
doivent être esthétiquement ce qu’il y a de pire parce qu’ils expriment la
pompe du pouvoir, la majesté du gouvernement, le tendre attachement des
relations domestiques, l’affairement commercial des villes et les prières des
fidèles n’est pas clair. Que ces buts soient organiquement intégrés dans la
structure des bâtiments semble trop évident pour que l’on en discute. Que la
dégradation de certains usages particuliers arrive fréquemment et soit
artistiquement dommageable est également clair. Mais la raison réside dans la
bassesse de la fin et dans le fait que les matériaux ne sont pas employés de
manière à exprimer d’une façon équilibrée une adaptation aux conditions aussi
bien naturelles qu’humaines.
L’élimination complète de l’« usage » humain (comme chez Schopenhauer)
illustre la limitation de l’« usage » à des fins étroites et cela par ignorance du
fait que l’art est toujours le produit dans l’expérience de l’interaction d’êtres
humains avec leur environnement. L’architecture est un exemple remarquable
de la réciprocité des résultats de cette interaction. Les matériaux sont
transformés de sorte à devenir des médiums pour permettre aux hommes de se
défendre, d’habiter et de rendre des cultes. Mais la vie humaine elle-même est
aussi différente, et différente suivant des façons qui dépassent de loin
l’intention ou la capacité d’anticipation de ceux qui construisent ces bâtiments.
Le remodelage par les œuvres architecturales de l’expérience qui s’ensuit est
plus direct et plus étendu que dans le cas de tout autre art, sauf peut-être la
littérature. Ils n’influencent pas seulement le futur, mais ils rappellent et
transmettent le passé. Temples, universités, palais, maisons, mais aussi ruines,
disent ce que les hommes ont espéré et ce pour quoi ils se sont battus, ce qu’ils
ont accompli et souffert. Le désir des hommes de vivre à travers leurs actes,
caractéristique de l’érection des pyramides, se retrouve, d’une façon moins
massive, dans toute œuvre architecturale. Cette qualité n’est pas réservée aux
bâtiments. Car on trouve quelque chose d’architectonique dans toutes les
œuvres d’art où se manifeste à une très grande échelle l’harmonieuse
adaptation mutuelle des forces permanentes de la nature avec les besoins et les
buts humains. On ne peut dissocier le sens de la structure de l’architectonique
et l’architectonique existe dans toute œuvre que ce soit de la musique, de la
littérature, de la peinture ou de l’architecture dans son sens spécifique, où ses
propriétés structurales sont fortement visibles. Mais pour être esthétique la
structure ne doit pas être seulement physique et mathématique. Elle doit être
utilisée, avec l’aide, le renfort et l’extension à travers le temps des valeurs
humaines. L’heureux résultat produit par le lierre s’accrochant sur certains
bâtiments illustre l’unité indissociable de l’effet architectural avec la nature qui
apparaît à plus grande échelle dans la nécessité que les bâtiments s’intègrent
naturellement dans leur environnement pour assurer un effet esthétique
complet. Mais cette union vitale inconsciente doit être accompagnée par une
égale absorption des valeurs humaines dans l’effet complet produit par le
bâtiment. La laideur, par exemple, de la plupart des usines et le caractère
hideux des banques en général, alors qu’elle dépend de défauts structuraux sur
un plan techniquement physique, reflètent en même temps une distorsion des
valeurs humaines, distorsion qui s’inscrit dans l’expérience que l’on fait de ces
bâtiments. Aucune habileté purement technique ne peut rendre beaux de tels
bâtiments comme le furent les temples autrefois. Il faut d’abord qu’advienne
une transformation humaine telle que ces structures expriment spontanément
une harmonie des désirs et des besoins qui à présent n’existe pas.
La sculpture, comme nous l’avons déjà noté, est étroitement liée à
l’architecture. La question reste ouverte, je pense, de savoir si le sculptural,
dissocié de l’architectural, atteindra jamais des sommets esthétiques. Il est
difficile de ne pas ressentir quelque chose d’incongru face à une statue unique
et isolée dans un jardin public ou dans un parc. Les statues sont certainement
mieux appréciées quand elles sont massives, monumentales et bénéficient de
quelque chose qui s’approche d’un contexte architectonique, même s’il s’agit
seulement d’un gradin onéreux. La sculpture peut intégrer un certain nombre,
et même un grand nombre de figures différentes, comme dans les marbres
d’Elgin. Mais imaginez que ces figures veuillent représenter ensemble une
même action et soient pourtant physiquement indépendantes l’une de l’autre,
vous obtiendrez alors une image qui fait sourire. Il y a pourtant des différences
qui distinguent l’effet sculptural de l’architectural.
La sculpture préfère amplifier l’aspect rituel et monumental de
l’architecture. Elle se spécialise, si l’on peut dire, dans le commémoratif. Les
bâtiments entrent directement dans la vie, la forment et l’orientent ; statues et
monuments le font, dans la mesure où ils nous rappellent les héroïsmes, les
dévotions et les réalisations du passé. La colonne de granit, la pyramide,
l’obélisque sont sculpturaux ; ils sont des témoins du passé, non pas, toutefois,
de l’assujettissement aux vicissitudes du temps, mais du pouvoir de résister au
temps et de le surmonter — manifestations nobles ou pathétiques de cette
forme d’immortalité qui appartient aux mortels. L’autre distinction indique
une différence plus décisive. Aussi bien l’architecture que la sculpture doivent
posséder et exprimer l’unité. Mais l’unité d’un tout architectural est celle qui
provient de la convergence d’une grande multitude d’éléments. L’unité de la
sculpture est plus simple et définie — elle y est contrainte ne serait-ce qu’à
cause de l’espace. Seule la sculpture nègre a tenté, en sacrifiant toutes les
valeurs qui lui étaient directement associées, de donner dans un volume limité
le type de forme propre à un véritable bâtiment, en le réalisant grâce au rythme
des lignes, des masses et des formes. Mais même la sculpture nègre a été
contrainte de respecter le principe d’unicité — la forme est réalisée à partir des
parties assemblées du corps humain : tête, bras et jambes, tronc.
Cette unicité du matériau et de la visée (car même une structure spécialisée
comme un temple sert des visées multiples) oblige la sculpture à se limiter à
l’expression de matériaux qui ont en eux-mêmes une véritable unité de sens
immédiatement perceptible. Seuls les êtres vivants remplissent cette
condition — les animaux et les hommes, ou, quand ils adhèrent directement
aux bâtiments, les fleurs, les fruits, les vignes et autres formes de végétation.
L’architecture exprime la vie collective de l’homme — l’ermite, l’âme solitaire,
ne construit pas mais cherche une grotte. La sculpture exprime la vie dans ses
formes individualisées. Les effets émotionnels produits respectivement par
chacun des deux arts correspondent à ce principe. On dit que l’architecture est
de la « musique gelée », mais du point de vue émotionnel cela est uniquement
vrai pour sa structure et non pour l’effet de son contenu. Surtout son effet
émotionnel dépend de ou est étroitement associé aux affaires humaines
auxquelles le bâtiment participe. Pour nous, le temple grec est trop éloigné
dans le temps pour nous faire expérimenter beaucoup plus que les effets d’un
équilibre délicat de forces naturelles. Mais il est impossible lorsque l’on pénètre
dans une cathédrale médiévale de ne pas ressentir qu’en font aussi partie les
usages auxquels elle était historiquement destinée : même un Occidental
ressent quelque chose du même ordre quand il entre dans un temple
bouddhiste. Je n’emploierai pas le terme « emprunté » pour des effets
comparables et appartenant à l’expérience de maisons et d’édifices publics, car
les valeurs sont trop complètement intégrées pour que l’on puisse utiliser ce
terme. Mais les valeurs esthétiques en architecture dépendent particulièrement
de l’intégration de significations puisées dans la vie collective des hommes.
Les émotions provoquées par la sculpture sont nécessairement celles qui
appartiennent à ce qui est défini et permanent — sauf quand la sculpture est
utilisée à des fins illustratives, usage qui convient au médium. Car, alors que la
musique et la poésie lyrique sont prédisposées à exprimer palpitations et crises
(comme les occasions qui les évoquent), le caractère de la sculpture est tout
sauf « occasionnel », aussi peu que l’architecture. Les sentiments de vague, de
transitoire et d’incertain ne correspondent pas bien à ce médium. À l’instar de
l’architecture de ce point de vue, elle en diffère, une fois encore, comme le
singulier diffère du collectif. Ce que l’on dit de l’art en tant qu’union de
l’universel et de l’individuel est particulièrement vrai de la sculpture ; si bien
d’ailleurs que l’idée que cette union fournit une formule pour toutes les œuvres
d’art a probablement son origine dans la statuaire grecque. Le Moïse de Michel-
Ange est hautement individualisé mais il n’est pas plus générique qu’il n’est
circonstanciel, car l’« universel » est quelque chose de bien différent du général.
L’attitude de la figure sculptée avec son impulsion énergique mais néanmoins
contenue exprime le chef qui voit au loin la Terre promise où il sait qu’il
n’entrera jamais. Mais elle transmet, dans un sentiment et une valeur
hautement individualisés, l’éternelle différence entre aspiration et
accomplissement.
La sculpture communique le sens du mouvement avec une énergie
extraordinairement délicate — en témoignent les figures grecques dansantes et
la Victoire ailée. Mais c’est un mouvement arrêté dans une pose particulière et
qui dure — comme elle est célébrée dans les vers de Keats — et non les
diverses variations d’un mouvement pour lesquelles la musique est un médium
incomparable. Le sens du temps est une part inaliénable de la nature de l’effet
sculptural au sens propre ou formel. Mais c’est un sens du temps suspendu et
non dans sa succession et sa marche. En bref, les émotions auxquelles le
médium est le mieux adapté sont l’accompli, la gravité, le repos, l’équilibre, la
paix. La sculpture grecque doit beaucoup de son effet à ce qu’elle exprime la
forme humaine idéalisée — au point que son influence sur la sculpture qui l’a
suivie n’a pas été heureuse dans l’ensemble, puisqu’elle a surchargé les statues et
les bustes européens, jusque très récemment, avec une tendance à exprimer des
idéalisations, qui, sauf entre les mains des maîtres et dans des conditions
particulièrement propices (comme ce fut le cas en Grèce), tendent au joli, au
trivial et à l’illustration de bonnes intentions. Se servir de la forme humaine
pour représenter des dieux et des héros semi-divins n’est pas une entreprise que
l’on peut prendre à la légère.
Même un enfant apprend vite que c’est grâce à la lumière que le monde
devient visible. Il l’apprend aussitôt qu’il fait le rapport entre la disparition de
ce qui se passe devant lui et le fait de fermer ses yeux. Pourtant cette banalité,
quand on en saisit toute la portée, en dit plus sur l’effet particulier de la
couleur comme médium de la peinture que ne le feraient quantité de longs
discours. Car la peinture exprime la nature et les actions humaines comme un
spectacle, et un spectacle existe grâce à l’interaction de l’être vivant, concentré
dans les yeux, avec la lumière, pure, reflétée et réfractée dans les couleurs. Le
pictural (en ce sens) existe dans les productions de nombreux arts. Le jeu de la
lumière et de l’ombre est un facteur vital en architecture, et il est le propre de la
sculpture quand elle n’est pas trop tributaire des modèles grecs — le fait de
mettre de la couleur sur leurs statues était peut-être une compensation pour les
Grecs. La prose et le théâtre atteignent souvent le pittoresque, et la poésie le
pictural véritable qui est la communication avec le monde visible des choses.
Mais dans ces arts elle est atténuée et secondaire. La tentative de le faire passer
au premier plan, comme dans l’« imagisme », enseigna sans doute quelque
chose de nouveau aux poètes, mais au prix d’une telle torsion du médium
qu’elle ne pouvait avoir d’existence durable que comme un temps fort mais
non comme une valeur dominante. La vérité opposée est le fait que lorsque les
peintures vont derrière la scène et le spectacle pour raconter une histoire, elles
deviennent « littéraires » .
Parce que la peinture traite directement le monde comme une « vision »,
comme un monde vu directement, il est encore moins possible de discuter des
produits de cet art en absence des objets et encore moins que pour n’importe
quel autre art. Un tableau peut exprimer tout objet et situation susceptible
d’être présenté comme une scène. Il peut exprimer la signification d’un
événement quand il fournit une scène où le passé se résume et le futur se
profile, pourvu que la scène fournie soit suffisamment simple et cohérente.
Sinon — comme par exemple dans les tableaux de l’abbaye de la Bibliothèque
publique de Boston — il devient un document. Dire qu’il peut présenter des
objets et des situations est, quoi qu’il en soit, inadéquat si l’on considère son
véritable pouvoir de nous tromper, si l’on ne tient pas compte de l’habileté
inégalée de la peinture à transmettre à travers l’œil les qualités qui distinguent
les objets et les aspects qui stabilisent dans la perception leur véritable nature et
constitution : la fluidité de l’eau, la solidité des rochers, la fragilité et la
résistance combinées des arbres, la texture des nuages, et ainsi de suite à travers
tous les divers aspects par lesquels nous jouissons de la nature comme d’un
spectacle et d’une expression. À cause du très vaste domaine de la peinture,
tenter de définir une classe de matériaux auxquels elle a affaire nous
entraînerait dans un catalogage sans fin. Il suffit de dire que les aspects du
spectacle de la nature sont inépuisables et que tout nouveau mouvement
important en peinture est la découverte et l’exploitation de certaines
possibilités de la vision non développées auparavant. Ainsi les peintres
hollandais ont-ils saisi l’intime qualité des intérieurs, composant une trame de
meubles et de perspectives ; ou le Douanier Rousseau a-t-il évoqué le rythme
spatial de scènes aussi bien domestiques qu’exotiques ; et Cézanne a-t-il revisité
le volume des forces naturelles dans leurs relations dynamiques, la stabilité de
tous composés uniquement de parties instables adaptées les unes aux autres.
L’oreille et l’œil se complètent. L’œil fournit la scène où les choses arrivent et
sur laquelle des changements sont projetés — la laissant toujours comme une
scène même au milieu du tumulte et de l’agitation. L’oreille, se fiant aux
informations d’ensemble fournies par l’action conjuguée de la vision et du
toucher, nous renseigne, changement après changement. Car les sons sont
toujours des effets ; effets du choc, de l’impact et de la résistance des forces de
la nature. Ils expriment ces forces de la manière dont ils agissent l’un sur l’autre
lorsqu’ils se rencontrent, de la façon dont ils se modifient les uns les autres et
dont ils modifient les choses qui sont le théâtre de leur conflit sans fin. Le
clapotis de l’eau, le murmure des ruisseaux, la précipitation et le sifflement du
vent, le grincement des portes, le froissement des feuilles, le bruissement et le
craquement des branches, le bruit sourd des objets qui tombent, les sanglots de
l’abattement et les cris de la victoire — que sont-ils tous et tous les autres
bruits et sons avec eux, si ce n’est la manifestation immédiate des changements
apportés par des forces en lutte ? Tout mouvement de nature est le produit de
vibrations, mais une même vibration ininterrompue ne fait pas un son ; pour
cela il doit y avoir interruption, impact et résistance.
La musique, ayant le son pour médium, exprime ainsi de façon concentrée
les chocs et les déséquilibres, les conflits et leurs résolutions qui sont les
changements dramatiques accomplis sur le fond plus durable de la nature et de
la vie humaine le plus permanent. La tension et la lutte ont leurs énergies
accumulées, leurs décharges, leurs attaques et leurs défenses, leurs puissances
contraires et leurs rencontres paisibles, leurs résistances et leurs résolutions, et
de tout cela la musique tisse sa toile. C’est pour cela qu’elle est aux antipodes
du sculptural. Quand l’un exprime le permanent, le stable et l’universel, l’autre
exprime l’activité, l’agitation, le mouvement, les particularités et les
contingences de l’existence, lesquelles, néanmoins, sont aussi enracinées dans la
nature et aussi caractéristiques de l’expérience que le sont ses permanences
structurales. Avec le seul fond il n’y aurait que monotonie et mort : avec le
mouvement et le changement il y aurait le chaos que l’on ne pourrait même
pas reconnaître comme troublé ou troublant. La structure des choses cède et
s’altère, mais cela se produit à travers des rythmes séculaires, tandis que les
choses que capte l’oreille sont des choses soudaines, précipitées et rapides dans
le changement.
La connexion des tissus cérébraux avec l’oreille intéresse une partie du
cerveau plus grande que celle relative à n’importe quel autre sens. Que l’on
revienne à la vie animale et au sauvage et la signification de ce fait n’est pas
longue à trouver. C’est un truisme de dire que la scène visible est évidente ;
l’idée d’une chose claire, évidente, ne fait qu’un avec celle d’une chose
visible — bien en vue, comme on dit. Les choses bien en vue ne dérangent pas
en soi ; le clair est l’éclairci3. Il dénote l’assurance, la confiance ; il fournit les
conditions favorables à la formation et à l’exécution d’un plan. L’œil est le sens
du lointain — pas seulement parce que la lumière vient de loin mais parce qu’à
travers la vision nous sommes reliés à ce qui est éloigné et ainsi avertis de ce qui
va venir. La vision nous ouvre toute la scène — celle dans laquelle et sur
laquelle, comme je l’ai dit, le changement a lieu. L’animal est vigilant,
circonspect dans la perception visuelle, mais il est prêt, préparé. C’est
seulement dans la panique que ce qui est vu est profondément perturbant.
Le matériau auquel l’oreille nous relie à travers le son est opposé sous tous
les aspects. Les sons viennent de l’extérieur du corps, mais le son lui-même est
proche, intime ; c’est une excitation de l’organisme ; nous sentons la secousse
des vibrations à travers tout notre corps. Le son nous incite directement à un
changement immédiat, car il traduit un changement. Un bruit de pas, le
craquement d’une branche, le bruissement d’un sous-bois peuvent signifier
l’attaque ou même la mort de la part d’un animal hostile ou d’un homme. On
mesure son importance au soin que prennent l’animal et le sauvage à ne pas
faire de bruit quand ils bougent. Le son signale ce qui est imminent, ce qui va
arriver comme une indication de ce qui va vraisemblablement arriver.
Beaucoup plus que la vision, il est chargé du sens de ce qui va arriver ; autour
de ce qui est imminent il y a toujours une zone d’indétermination et
d’incertitude — toutes conditions qui favorisent une intense agitation
émotionnelle. La vision donne à l’émotion la forme de l’intérêt — la curiosité
requiert un examen plus approfondi, mais elle attire ; ou bien elle instaure un
équilibre entre mouvement de retrait et action exploratoire. Ce sont les sons
qui nous font sursauter.
Généralement parlant, ce que l’on voit suscite des émotions indirectement, à
travers l’interprétation ou par association d’idées. Le son agit directement sur
l’organisme comme une commotion. L’ouïe et la vue sont souvent classées
ensemble comme les deux sens « intellectuels ». En réalité la qualité
intellectuelle de l’ouïe, quoique énorme, est acquise ; en elle-même l’ouïe est le
sens de l’émotion. Sa portée et sa profondeur intellectuelle viennent de son lien
avec le langage ; elles ne sont en réalité que des réalisations secondaires et pour
ainsi dire artificielles dues à l’institution du langage et aux moyens
conventionnels de communication. La vision acquiert directement sa
signification de sa connexion avec les autres sens, spécialement avec le toucher.
La différence fonctionne des deux côtés. Ce qui est vrai de l’écoute sur le plan
intellectuel est vrai de la vue sur le plan émotionnel. Architecture, sculpture,
peinture peuvent produire de profondes émotions. Tomber tout à coup sur une
ferme dans un certain état d’esprit peut serrer la gorge et faire venir les larmes
aux yeux autant qu’un morceau de poésie. Mais l’effet est dû à un esprit et à
une atmosphère associée à la vie humaine. Mis à part l’effet émotionnel
produit par des relations formelles, les arts plastiques produisent une émotion à
travers ce qu’ils expriment. Les sons peuvent exprimer des émotions
directement. Un son est lui-même, de par sa nature propre, menaçant, plaintif,
attristant, violent, tendre, soporifique.
À cause de son effet émotionnel immédiat, la musique a été classée aussi
bien comme le plus bas que comme le plus élevé des arts. À certains sa
dépendance organique directe et ses résonances ont semblé la preuve de sa
proximité avec la vie des animaux ; ils peuvent mentionner le fait que des
personnes d’une intelligence inférieure à la normale ont réussi à jouer de la
musique d’un degré de complexité considérable. L’attrait de la musique — à
certains degrés — est beaucoup plus répandu, et beaucoup moins dépendant
d’une culture spécifique que celle de beaucoup d’autres arts. Et il n’est que
d’observer certains enthousiastes de musique d’un certain genre dans un
concert pour constater qu’ils se livrent à une débauche d’émotions, à une
libération d’inhibitions ordinaires et à la découverte d’un domaine où les
excitations ont libre cours sans restriction aucune — Havelock Ellis remarquait
d’ailleurs que certains avaient recours à la musique pour obtenir des orgasmes
sexuels. D’un autre côté, il y a des genres de musiques, celles qui sont les plus
prisées des connaisseurs, qui requièrent pour être écoutées et appréciées un
entraînement spécial, et leurs dévots leur vouent un culte, de sorte que leur art
est le plus ésotérique de tous les arts.
En raison des connexions de l’ouïe avec toutes les autres parties de
l’organisme, un son a plus d’échos et de résonance que les données de
n’importe quel autre sens. Il est ainsi vraisemblable que les causes organiques
qui rendent une personne insensible à la musique soient dues à la rupture de
ces connexions plutôt qu’à des déficiences propres à l’appareil auditif. Ce que
l’on a dit en général du pouvoir d’un art de s’emparer d’un matériau naturel
brut et de le transformer, par sélection et organisation, en un médium
intensifié et concentré pour produire une expérience, s’applique à la musique
avec une force particulière. Grâce à l’usage d’instruments, le son est affranchi
des limites que lui avait imposées son association avec la parole. Il a ainsi
retrouvé sa qualité passionnelle première. Il parvient à la généralité, au
détachement des objets et des événements singuliers. En même temps,
l’organisation du son réalisé grâce aux multiples moyens dont dispose
l’artiste — un nombre peut-être plus vaste, techniquement, que celui de
n’importe quel autre art, architecture mise à part — prive le son de sa tendance
habituelle immédiate à stimuler une action particulière ouverte. Les réactions
deviennent internes et implicites, enrichissant ainsi le contenu de perception
au lieu d’être dispersées en un épanchement manifeste. « C’est nous qui nous-
mêmes sommes torturés par les cordes », comme dit Schopenhauer.
C’est la particularité de la musique, et bien sûr sa gloire, de prendre la
qualité sensorielle la plus immédiatement et intensément pratique de tous les
organes corporels (puisqu’il incite le plus fortement à l’action impulsive) et,
utilisant les relations formelles, de transformer ce matériau en l’art le plus
éloigné qui soit des préoccupations pratiques. Elle conserve le pouvoir primitif
du son de dénoter le contraste des forces qui attaquent et résistent et toutes les
phases concomitantes du mouvement émotif. Mais en utilisant l’harmonie et la
mélodie du ton, elle introduit une complexité incroyablement variée de
questions, d’incertitudes et de suspens, où chaque ton est ordonné par rapport
aux autres de sorte que chacun est un résumé de ce qui précède et une annonce
de ce qui doit venir.
Par contraste avec les arts mentionnés jusqu’ici, la littérature présente un
unique trait caractéristique. Les sons, qui, directement ou symbolisés par des
caractères, sont leur médium, ne sont pas des sons en tant que tels, comme en
musique, mais des sons qui ont été soumis à une transformation artistique
avant que la littérature n’ait affaire à eux. Car les mots existent avant l’art des
lettres et les mots ont été formés à partir de sons bruts grâce à l’art de la
communication. Il serait inutile d’essayer de résumer les fins auxquelles était
soumise la parole avant que la littérature n’existe en tant que telle —
commandement, conduite, exhortation, instruction, avertissement. Seules
l’exclamation et les interjections conservent leur aspect premier comme sons.
L’art de la littérature joue ainsi avec des dés pipés [loaded dice] ; son matériau
est chargé de significations intégrées à travers des temps immémoriaux. Ainsi
son matériau a une force intellectuelle supérieure à celle de n’importe quel
autre art, tout en égalant la capacité de l’architecture à manifester les valeurs de
la vie collective.
Dans les lettres il n’y a pas l’écart entre le matériau brut et le matériau
comme médium qui existe dans les autres arts. Le personnage de Molière ne
savait pas qu’il avait parlé en prose toute sa vie. De la même façon les hommes,
en général, ne sont pas conscients d’avoir exercé un art aussi longtemps qu’ils
ont été impliqués dans des rapports de langage avec les autres. Une des raisons
de la difficulté de tracer une ligne entre prose et poésie tient sans doute au fait
que le matériau de chacun d’eux a déjà subi l’influence transformatrice de l’art.
Faire un usage dépréciatif du terme « littéraire » signifie que l’art
majoritairement formel s’est trop éloigné de l’idiome de l’art d’origine dont il a
tiré sa substance. Tous les « beaux » arts, s’ils ne veulent pas se complaire dans
la pure beauté, doivent se renouveler régulièrement par un contact plus étroit
avec des matériaux étrangers à la tradition esthétique. Mais la littérature en
particulier est l’art qui a le plus besoin de se ressourcer constamment, dans la
mesure où elle dispose d’un matériau d’ores et déjà éloquent, prégnant,
pittoresque et d’une séduction générale, et pourtant le plus sujet à la
convention et au stéréotype.
La continuité de sens et de valeur est l’essence du langage. Car il alimente
une culture qui a sa continuité. Pour cette raison, les mots portent une charge
quasi infinie de nuances et de résonances. Les « valeurs transposées » des
émotions éprouvées dans l’enfance et que l’on ne peut retrouver consciemment
leur appartiennent. Le langage est vraiment la langue maternelle. Elle est
informée par le tempérament et les façons de voir et d’interpréter la vie qui
sont caractéristiques de la culture d’un groupe social qui se perpétue. Puisque
la science vise à parler une langue dont de tels traits sont éliminés, seule la
littérature scientifique est complètement traduisible. Tous nous partageons
jusqu’à un certain point le privilège du poète qui
… speak the tongue
That Shakespeare spoke ; the faith and moral hold
Which Milton held.
Car la continuité ne se limite pas aux lettres sous leurs formes écrites et
imprimées. La grand-mère qui raconte aux enfants sur ses genoux des histoires
d’« il était une fois » ravive et colore le passé ; elle prépare le matériau pour la
littérature et peut être elle-même une artiste. La capacité des sons à conserver et
à reporter les valeurs de toutes les différentes expériences du passé, à suivre avec
acuité les nuances changeantes des sentiments et des idées, confère à leurs
combinaisons et à leurs permutations le pouvoir de créer une nouvelle
expérience, une expérience bien souvent plus intensément éprouvée que celle
qui provient des choses mêmes. Le contact avec ces dernières resterait sur le
plan d’un choc purement physique si les choses n’avaient pas absorbé en elles-
mêmes les significations développées dans l’art de la communication. La
réalisation intense et vivante des significations des événements et des situations
de l’univers ne peut être obtenue qu’à travers un médium déjà imprégné de
signification. L’architectural, le pictural et le sculptural sont toujours
inconsciemment entourés et enrichis par des valeurs qui procèdent du discours
[speech]. Il est impossible compte tenu de la nature de notre constitution
organique d’exclure cet effet.
Alors qu’on ne peut pas faire de véritable différence entre prose et poésie, il
existe un gouffre entre le prosaïque et le poétique comme limites extrêmes des
tendances de l’expérience. L’une d’elles réalise en extension le pouvoir des mots
d’exprimer ce qui est dans le ciel, sur la terre et sous les mers à l’aide de
l’extension, et l’autre en intensité. Le prosaïque est une affaire de description et
de narration, de détails accumulés et de récits construits. Il s’étend à mesure
comme un document légal ou un catalogue. Le poétique renverse le processus.
Il condense et abrège, donnant ainsi une énergie dans l’expansion presque
explosive. Un poème traite un matériau pour qu’il devienne un univers en soi,
un univers qui, même s’il est un tout miniature, n’est pas plus embryonnaire
qu’il n’est alourdi par une argumentation. Dans un poème il y a quelque chose
de clos sur soi-même et d’autonome et cette autosuffisance est la raison, tout
comme l’harmonie et le rythme dans les sons, pour laquelle la poésie est, après
la musique, le plus hypnotique de tous les arts.
Chaque mot en poésie est imaginatif, comme il le fut en fait aussi dans la
prose jusqu’à ce que, émoussés par l’usage, les mots ne soient réduits à être de
simples compteurs. Car un mot, quand il n’est pas purement émotionnel,
renvoie à quelque chose d’absent auquel il se substitue. Quand les choses sont
présentes, il suffit de les ignorer ou de s’en servir en les désignant. Il est
probable que même des mots purement émotionnels ne font pas exception ;
l’émotion à laquelle ils donnent libre cours peut être une émotion pour des
objets absents, tellement associés entre eux qu’ils ont perdu leur individualité.
La force imaginative de la littérature tient à une intensification de la fonction
idéalisatrice jouée par les mots dans le langage ordinaire. La présentation la
plus réaliste d’une scène au moyen de mots place devant nous des choses par
contact direct, lesquelles, après tout, ne sont que des possibilités. Chaque idée,
de par sa nature propre, indique une possibilité et non une réalité présente. La
signification qu’elle véhicule peut être réelle en un certain temps et en un
certain lieu. Mais considérée comme idée, la signification est, pour cette
expérience, une possibilité ; elle est idéale au sens strict du mot ; au sens strict
car « idéal » est aussi utilisé pour dénoter le chimérique et l’utopique, la
possibilité qui est impossible.
Si l’idéal est vraiment présent pour nous, sa présence doit être réalisée par le
moyen des sens. En poésie, le médium et la signification semblent fusionner
par une harmonie préétablie, qui est la « musique » et l’euphonie des mots. Il
ne peut s’agir ici de musique au sens littéral dans la mesure où le ton manque.
Mais il y a du musical puisque les mots eux-mêmes sont rudes et solennels, vifs
et langoureux, solennels et romantiques, menaçants et aériens, selon ce qu’ils
signifient. Le chapitre sur le son des mots dans La théorie de la poésie de
Lascelles Abercrombie rend les détails superflus, bien que j’attire
particulièrement l’attention sur sa démonstration que la cacophonie est un
élément aussi authentique que l’euphonie. Car il me plaît d’interpréter sa force
comme une évidence que la fluidité doit être équilibrée par des éléments
structuraux qui, en eux-mêmes, sont rudes, et sinon deviendraient à la fin
doucereux.
Certains critiques soutiennent que la musique surpasse la poésie dans sa
capacité de transmettre un sens de la vie et des phases de la vie comme nous
désirerions qu’ils soient. Je ne peux m’empêcher de penser que la musique de
par la nature même de son médium est brutalement organique : non pas, bien
sûr, au sens où « brutal » signifie « bestial », mais au sens où l’on parle de faits
bruts, à propos de ce qui est indéniable et sans échappatoire, parce qu’il est
inévitable. Cette vision n’est pas non plus désobligeante pour la musique. Sa
valeur tient précisément dans le fait qu’elle peut s’emparer d’un matériau
constitué organiquement et apparemment indocile pour en tirer mélodie et
harmonie. De même pour les tableaux : quand les qualités idéales l’emportent,
ils deviennent faibles par excès de qualités poétiques ; elles passent la frontière,
et, quand on les examine d’un point de vue critique, elles manifestent un
manque de sens du médium, autrement dit de la peinture. Mais dans l’épique,
dans le lyrique et dans le dramatique — aussi bien dans la comédie que dans la
tragédie —, l’idéalité par opposition à la réalité joue un rôle intrinsèque et
essentiel. Ce qui pourrait être ou aurait pu être s’oppose toujours à ce qui est et
a été d’une façon dont seuls les mots sont capables de rendre compte. Si les
animaux sont strictement réalistes c’est qu’il leur manque les signes que le
langage confère aux humains.
La puissance des mots comme médium ne se limite pas à transmettre le
possible. Substantifs, verbes, adjectifs expriment des conditions généralisées
— c’est-à-dire un caractère. Même un nom propre ne peut que dénoter un
caractère limité à une exemplification individuelle. Les mots tentent de
restituer la nature des choses et des événements. En réalité c’est à travers le
langage qu’ils acquièrent une nature au-delà et au-dessus du flux brut de
l’existence. Qu’ils puissent exprimer le caractère, la nature, non dans une forme
conceptuellement abstraite mais présente et opérante dans les individus,
apparaît évident dans le roman et dans le théâtre dont l’objet est d’exploiter
cette fonction particulière du langage. Car les caractères sont montrés dans des
situations qui révèlent leurs natures donnant la singularité de l’existence à la
généralité du possible. En même temps les situations sont définies et rendues
concrètes. Car tout ce que nous savons d’une situation quelconque c’est ce
qu’elle nous fait et comment elle nous le fait : telle est sa nature. Notre façon de
concevoir différents types de caractères et les multiples variations de ces types
est principalement due à la littérature. Nous observons, notons, et jugeons les
gens autour de nous dans des termes qui proviennent de la littérature, y
compris, bien sûr, la biographie et l’histoire, le roman et le théâtre. Par
comparaison, les traités de morale d’autrefois ont été impuissants à dépeindre
des caractères capables de s’inscrire durablement dans la conscience de
l’humanité. Le lien entre caractères et situation est illustré par le fait que
chaque fois que les situations sont laissées inachevées et flottantes, les caractères
auxquels on a affaire sont vagues et indéterminés — quelque chose qu’il faut
deviner et qui n’est pas vraiment incarné —, en bref ils ne sont pas caractérisés.
Dans ce que je viens d’exposer, j’ai évoqué des thèmes à chacun desquels des
volumes entiers ont été consacrés. Car je me suis intéressé à tous les arts sous
un seul aspect. J’ai voulu montrer que, tout comme nous construisons des
ponts en pierre, en acier ou en ciment, de même chaque médium a sa propre
capacité, active et passive, expansive et réceptive, et que la base pour distinguer
les traits propres à chaque art, c’est l’utilisation de l’énergie qui est
caractéristique du matériau utilisé comme médium. La plus grande partie de ce
qui s’écrit sur les différents arts en tant qu’ils sont différents me semble l’être de
l’intérieur — je veux dire par là que l’on considère le médium comme un fait
établi sans se demander comment et pourquoi il est ce qu’il est.
La littérature fournit ainsi la preuve, peut-être plus convaincante que celle
qui est donnée par les autres arts, que l’art est vraiment art quand il emprunte
le matériau d’autres expériences et exprime leur matériau dans un médium qui
en intensifie et clarifie l’énergie à travers l’ordre ainsi advenu. Les arts
obtiennent ce résultat non par une intention consciente d’elle-même, mais
dans l’acte même de la création, au moyen de nouveaux objets, de nouveaux
types d’expérience. Tout art communique dans la mesure où il exprime. Il nous
permet d’être intensément et profondément associés aux significations
auxquelles nous étions restés sourds, ou pour lesquelles nous avions eu
seulement l’oreille qui permet à ce qui est dit de se transformer aussitôt en une
action ouverte. Car communiquer quelque chose n’est pas annoncer même si
c’est dit avec emphase et bruit. La communication est le processus de création
d’une participation, qui rend commun ce qui a été isolé et singulier ; et une
part du miracle accompli c’est que, en étant communiquée, la transmission du
sens donne corps et forme à l’expérience aussi bien de ceux qui parlent que de
ceux qui écoutent.
Les hommes sont associés de bien des manières. Mais la seule forme
d’association véritablement humaine qui ne se réduise pas à un rassemblement
grégaire pour se tenir chaud et se protéger, ou à un simple expédient pour agir
au-dehors, tient au partage des significations et des biens qu’autorise la
communication. Les expressions qui constituent l’art sont de la
communication dans sa forme pure et sans mélange. L’art dépasse les frontières
qui divisent les êtres humains et qui sont infranchissables dans les associations
ordinaires. Cette force de l’art, commune à tous les arts, se manifeste de la
meilleure façon dans la littérature. Son médium est déjà formé par la
communication, ce que l’on peut difficilement affirmer de n’importe lequel des
autres arts. On peut trouver des arguments ingénieusement élaborés et
formulés de façon convaincante concernant la fonction humaine et morale des
autres arts. Il ne peut y en avoir aucun concernant l’art des Lettres.
1. Extrait d’une lettre personnelle du Dr Barnes adressée à l’auteur.
2. Santayana a été le premier, je pense, à observer l’importance de cette distinction dans son livre
Reason in Art.
3. The plain is the explained (N.d.T.).
Chapitre XI
LA CONTRIBUTION HUMAINE
1. L’incidence de la formation du capitalisme sur la pensée allemande n’a pas encore reçu l’attention
qu’elle mérite.
2. Comparer avec ce qu’on a dit de la différence entre des moyens extérieurs et un médium au chapitre
IX.
3. La division entre beaux-arts et arts appliqués a de nombreux partisans. L’argument psychologique
cité est de Max Eastman dans The Literary Mind (p. 205-206). Pour tout ce qui concerne la nature de
l’expérience esthétique, je tiens à marquer mon accord entier avec ce qu’il écrit.
4. Il est possible que Constable entende ici le terme « nature » en un sens quelque peu limité,
correspondant à sa spécialisation de paysagiste. Mais l’opposition entre expérience de première main et
expérience imitative de seconde main demeure quand « nature » est pris plus globalement de manière à
inclure tous les aspects, phases et structures de l’existence.
Chapitre XII
UN DÉFI POUR LA PENSÉE
PHILOSOPHIQUE
Les deux théories critiquées (au même titre que celle de l’expression de soi,
évoquée au chapitre IV) ont été examinées dans la mesure où elles sont
typiques de philosophies qui isolent l’individu, le « sujet » ; l’une ne retient que
les contenus d’ordre privé, comme ceux du rêve, l’autre s’en tient aux activités
purement individuelles. Ces théories sont relativement modernes ; elles
correspondent à l’importance démesurée donnée par la philosophie moderne à
l’individu et à la subjectivité. La théorie de l’art qui a connu, et de loin, la plus
longue fortune historique et se trouve encore si fermement établie que de
nombreux critiques taxent l’individualisme en art d’innovation hérétique, se
situait à l’autre extrémité. Elle tenait l’individu pour un simple canal, fort de sa
transparence, par où transitaient les matériaux. Cette théorie fort ancienne
concevait l’art comme représentation, comme imitation. Ses partisans se
réclament d’Aristote comme de l’autorité suprême. Pourtant, comme tous ceux
qui ont étudié ce philosophe le savent, Aristote entendait par là quelque chose
de radicalement différent de l’imitation des situations et des événements
particuliers — de la représentation « réaliste » dans son sens actuel.
Car sous le regard d’Aristote l’universel était, métaphysiquement parlant,
plus réel que le particulier. On peut au moins suggérer l’essentiel de sa théorie
en mentionnant la raison qu’il donne pour considérer la poésie comme plus
philosophique que l’histoire. « La tâche du poète n’est pas de dire ce qui s’est
produit, mais le genre de chose qui pourrait se produire — ce qui est possible,
qu’il s’agisse du nécessaire ou du probable. » Car la poésie nous révèle plutôt
l’universel, et l’histoire le particulier.
Si personne ne peut contester que l’art traite du possible, l’interprétation par
Aristote de celui-ci comme traitant du nécessaire ou du probable requiert
qu’on la formule dans les termes de son système. Car pour lui les choses sont
nécessaires ou probables en tant que genres ou espèces, et non pas simplement
en tant que particuliers. Selon leur nature propre, certains genres sont
nécessaires et éternels, tandis que d’autres sont seulement probables. Les
premiers genres sont toujours ce qu’ils sont, les seconds le sont la plupart du
temps, normalement, en règle générale. Les deux sont universels, vu qu’ils sont
ce qu’ils sont en vertu d’une essence métaphysique qui leur est inhérente. Aussi
bien Aristote complète-t-il le passage précité en disant « l’universel est le genre
de chose qu’une personne d’un certain caractère ferait ou dirait nécessairement
ou probablement. Et c’est ce à quoi s’efforce la poésie, bien qu’elle donne des
noms propres aux personnes. Le particulier, c’est par exemple ce qu’Alcibiade
fit ou subit. »
Or le terme traduit ici par « caractère » est susceptible de donner au lecteur
moderne une impression totalement fausse. Celui-ci admettrait que les actes et
les dires attribués à un personnage dans une fiction, un drame ou un poème
doivent être ceux qui émanent nécessairement ou avec une probabilité élevée
du caractère de cet individu. Mais il pensera le caractère comme étroitement
individuel, alors que dans ce passage « caractère » désigne une nature
universelle ou essence. Pour Aristote, la portée esthétique de l’évocation de
Macbeth, de Pendennis ou de Felix Holt tient à la fidélité à la nature
découverte dans une classe ou espèce. Pour le lecteur moderne, elle signifie la
fidélité à l’individu dont on décrit la destinée ; les choses faites, subies et dites
lui appartiennent, dans son unicité individuelle. La différence est radicale.
On peut résumer l’influence exercée par Aristote sur la suite des idées sur
l’art à l’aide d’une brève citation extraite des conférences de sir Joshua
Reynolds. Celui-ci disait que la peinture a pour tâche d’« exhiber les formes
générales des choses », car « dans chaque classe d’objets il y a une idée
commune et une forme centrale, qui est abstraite des différentes formes
individuelles appartenant à la classe ». C’est cette forme générale, existant
antérieurement dans la nature, qui est en effet nature, quand la nature est fidèle
à elle-même, et qui est reproduite et « imitée » dans l’art. « L’idée du beau dans
chaque espèce de chose est invariante. »
Il ne fait aucun doute que la faiblesse relative des toiles des sir Joshua
Reynolds doit plutôt être attribuée à des déficits de sa propre capacité
artistique qu’à son adhésion à la théorie qu’il expose. Cette même théorie n’a
pas manqué de partisans, à la fois dans les arts plastiques et littéraires, qui
surent s’élever bien au-dessus d’elle. Et dans une certaine mesure, la théorie
reflète de façon assez juste l’état réel des œuvres d’art sur la longue durée, étant
donné leur quête du typique et leur soin à éviter tout ce qui pourrait être
considéré comme accidentel et contingent. Sa prépondérance au XVIIIe siècle
reflète non seulement les canons en vigueur dans l’art de ce temps (en dehors
de la peinture en France au tout début du siècle), mais encore la condamnation
générale du baroque et du gothique3.
Mais la question en cause a une portée générale. On ne saurait s’en
débarrasser purement et simplement en remarquant que l’art moderne sous
toutes ses formes s’est efforcé de découvrir et d’exprimer les traits individuels
pertinents des objets et des intrigues, pas plus qu’on ne saurait décréter par un
ipse dixit que ces manifestations de la mentalité moderne sont des dérogations à
l’art véritable, lesquelles s’expliqueraient par la seule recherche de la nouveauté
et de la notoriété qui s’ensuit. Car, comme on l’a déjà noté, plus une œuvre
d’art incorpore ce qui relève d’expériences communes à un grand nombre
d’individus, plus elle est expressive. En effet, le bon critère pour réfuter les
théories subjectivistes discutées précédemment, c’est le constat de leur
méconnaissance du contrôle exercé par le contenu objectif. Du coup, le
problème, pour la réflexion philosophique, ne porte pas sur la présence ou
l’absence de ce matériau objectif, mais sur sa nature et sur la manière dont il
concourt au développement d’une expérience esthétique.
La question de la nature du matériau objectif qui entre dans une œuvre d’art
et celle de son mode opératoire ne sont pas séparables. À dire vrai, c’est la
manière dont la matière des autres expériences s’insère dans l’expérience
esthétique qui constitue sa nature au regard de l’art. Mais il y a lieu d’observer
que des termes comme « général » et « commun » sont équivoques. Le sens
qu’ils véhiculent, par exemple, chez Aristote et sir Joshua n’est pas celui qui
vient le plus spontanément à l’esprit d’un lecteur contemporain. Pour le
premier, ils renvoient à une espèce ou un genre d’objets, et, qui plus est, un
genre déjà existant en fonction de la constitution même de la nature. Pour un
lecteur non averti de cette métaphysique sous-jacente, ils véhiculent un sens
plus simple, direct et empirique. « Commun » est ce qui figure dans
l’expérience de plusieurs personnes ; tout ce à quoi plusieurs personnes ont
part leur est commun par ce fait même. Plus une chose est fermement ancrée
dans l’agir et le pâtir formateurs de l’expérience, plus elle est générale et
commune. Nous vivons dans le même monde ; cet aspect de la nature nous est
commun. Il existe des tendances et des besoins communs à tous les êtres
humains. L’« universel » n’est pas quelque chose de métaphysiquement
antérieur à toute expérience, mais c’est une manière pour les choses de fonctionner
dans l’expérience à titre de trait d’union entre événements et intrigues
particuliers. Tout ce qui peut exister dans la nature ou dans la communauté
humaine est potentiellement « commun » ; que la chose soit ou non
effectivement commune dépend d’un certain nombre de conditions, et en
particulier de celles qui affectent les processus de communication.
Car c’est par les activités partagées, ainsi que par le langage et les autres
modes relationnels, que des qualités et des valeurs deviennent communes à
l’expérience d’un groupe humain. Or l’art est le mode de communication le
plus efficace qui existe. C’est la raison pour laquelle la présence de facteurs
communs et généraux dans l’expérience consciente est un effet de l’art.
N’importe quoi au monde, aussi individuel soit-il dans son mode d’existence,
est, comme je l’ai dit, virtuellement commun, étant donné qu’il s’agit de
quelque chose qui peut, en tant que fragment de l’environnement, interagir
avec n’importe quel être vivant. Mais la chose devient un bien commun
conscient, ou se trouve partagée, par le truchement des œuvres d’art mieux que
par tout autre moyen. De plus, l’idée suivant laquelle le général consiste en
l’existence de genres de choses invariants a été balayée par l’avancement des
sciences physiques et biologiques. Cette idée était le produit de conditions
culturelles, concernant à la fois l’état des connaissances et de l’organisation
sociale, lesquelles conféraient à de l’individualité un statut subordonné en
politique aussi bien que dans l’art et la philosophie.
La question de la manière dont le matériau commun potentiel s’inscrit dans
l’art a été traitée en rapport avec d’autres questions, notamment celle de la
nature de l’objet et du médium expressifs. Un médium aussi distinct d’une
matière première est toujours une forme de langage et donc d’expression et de
communication. Des pigments, du marbre, du bronze, des sons, ne sont pas
comme tels des médias. Ils n’entrent dans la formation d’un médium que s’ils
interagissent avec l’esprit et le savoir-faire d’un individu. Il arrive que face à un
tableau nous prenions conscience des couleurs ; les matières physico-chimiques
s’imposent à nous ; elles ne sont pas intégrées assez intimement à la
contribution de l’artiste pour nous faire passer de façon transparente du côté de
la texture de l’objet, draperie, chair d’un être humain, ciel ou quoi que ce soit
d’autre. Même de grands peintres ne parviennent pas toujours jusqu’à la fusion
parfaite, comme on peut le voir chez Cézanne. À l’opposé, il y a des artistes
moins considérables face à l’œuvre desquels nous n’avons pas conscience des
moyens matériels employés. Et même si les significations humaines interactives
suppléent la minceur des matériaux, l’œuvre perd en expressivité.
Des faits de ce genre sont une preuve convaincante de ce que le médium de
l’expression dans l’art n’est ni objectif ni subjectif. Il est le contenu d’une
nouvelle expérience dans laquelle le subjectif et l’objectif ont si intimement
coopéré qu’aucun des deux n’y survit en tant que tel. L’erreur fatale de la
théorie représentative est d’identifier exclusivement la matière d’une œuvre
d’art avec ce qui est objectif. Elle ne tient aucun compte du fait que le matériau
objectif ne devient la matière de l’art qu’au cours des transformations résultant
des relations instaurées et éprouvées par une personnalité individuelle avec tous
ses traits de tempérament, sa vision spécifique et son expérience unique. Même
s’il existait (ce qui n’est pas le cas) des entités génériques invariantes auxquelles
tous les êtres particuliers seraient subordonnés, il resterait vrai qu’elles ne
seraient pas la matière de l’art. Elles seraient au mieux matériau pour, et ne
deviendraient matière d’une œuvre d’art, qu’après avoir été transfigurées par la
fusion avec un matériau déjà marqué par l’amalgame avec une individualité
vivante. Une fois admis que le matériau physique utilisé pour la production
d’une œuvre d’art n’est pas en tant que tel médium, on ne saurait édicter a
priori de règles de son bon usage. Les limites de ses potentialités esthétiques ne
peuvent être déterminées que de manière expérimentale et par la façon dont les
artistes s’arrangent avec le matériau dans la pratique ; preuve de plus que le
médium de l’expression n’est ni subjectif ni objectif, mais qu’il est une
expérience au sein de laquelle les deux pôles sont intégrés en un nouvel objet.
Le fondement philosophique de la théorie représentative passe
nécessairement sous silence cette nouveauté qualitative qui est la marque de
toute œuvre d’art authentique.
Cette méconnaissance est une conséquence logique du rejet virtuel du rôle
intrinsèque joué par l’individualité dans la matière d’une œuvre d’art. Quand
une théorie de la réalité définit celle-ci en termes d’entités fixes, elle est
condamnée à traiter tous les éléments de nouveauté comme accidentels et
esthétiquement non pertinents, même s’ils sont incontournables dans la
pratique. De plus, les philosophies victimes d’un penchant en faveur des
natures et des « caractères » universels ont toujours limité ce qui est
véritablement réel à l’éternel et à l’immuable. Pourtant aucune œuvre
authentique n’a jamais été la répétition de quelque état de choses préexistant. Il
est certes des œuvres qui ont tendance à n’être que de simples recombinaisons
d’éléments prélevés dans des œuvres préexistantes. Mais elles sont alors plus
académiques — c’est-à-dire mécaniques — qu’esthétiques. Des historiens de
l’art, et pas seulement des critiques, ont été abusés par le prestige artificiel du
concept de ce qui est fixe et immuable. Ils avaient tendance à interpréter les
œuvres d’art de chaque période comme de simples recombinaisons de celles qui
les précédaient, en bornant la nouveauté à l’apparition d’un « style » nouveau,
et encore avec des réticences. L’interpénétration de l’ancien et du nouveau, leur
mélange intime au sein d’une œuvre d’art, est un défi de plus lancé par l’art à
la pensée philosophique. Il fournit un fil conducteur vers la nature des choses
que les systèmes philosophiques ont rarement suivi.
Le gain de compréhension, l’intelligibilité accrue, éprouvés en face d’objets
naturels ou humains résultant d’une expérience esthétique, ont conduit des
philosophes à considérer l’art comme un mode de la connaissance, et ont
suggéré à des artistes, en particulier à des poètes, de concevoir l’art comme une
forme de révélation à nulle autre équivalente de la nature profonde des choses.
On en est venu à traiter l’art comme un mode de connaissance supérieur non
seulement à celle de la vie ordinaire mais à celle procurée par la science même.
L’idée que l’art est une forme de connaissance (pas pour autant supérieure à la
forme scientifique) est implicite dans l’affirmation aristotélicienne suivant
laquelle la poésie est plus philosophique que l’histoire. Cette idée est
expressément présente chez de nombreux philosophes. Une lecture
comparative de ces philosophes suggère toutefois de deux choses l’une : soit
que l’expérience esthétique leur était étrangère, soit que leur interprétation de
celle-ci était déterminée par des idées préconçues. Car la connaissance évoquée
peut difficilement être dans le même temps celle d’espèces immuables, comme
chez Aristote ; d’Idées platoniciennes, comme chez Schopenhauer ; de la
structure rationnelle de l’univers, comme chez Hegel ; ou d’états mentaux,
comme chez Croce ; ou encore de sensations porteuses d’images associées,
comme dans l’école associationniste (pour nous borner ici à quelques exemples
parmi les plus notables). La diversité même de ces thèses incompatibles prouve
que les philosophes en question étaient surtout soucieux d’apporter un
développement dialectique de conceptions échafaudées en l’absence de toute
enquête sur l’art en tant qu’expérience esthétique, plutôt que désireux de laisser
cette expérience parler pour elle-même.
Pour autant, la dimension de dévoilement et d’intelligibilité accrue du
monde reste à expliquer. Que la connaissance concoure profondément et
intimement à la production de l’œuvre d’art est prouvé par les œuvres elles-
mêmes. En théorie cela résulte nécessairement de la part prise par l’esprit, par
les significations issues d’expériences antérieures et qui sont activement
incorporées dans la production et la perception esthétiques. Il est des artistes
dont les œuvres ont été influencées de manière décisive par la science de leur
temps ; c’est le cas de Lucrèce, Dante, Milton, Shelley, et, sans que ce soit
toujours à l’avantage de leur peinture, de Vinci et de Dürer, surtout dans les
œuvres de grandes dimensions de ce dernier. Mais il y a une importante
différence entre la transformation de connaissance mise en œuvre dans la vision
imaginative et émotionnelle et dans l’expression consécutive à l’union entre
matériau sensible et connaissance. Wordsworth affirmait que « la poésie est le
souffle et l’âme de toute connaissance ; elle est l’expression passionnée déposée
sur les traits de toute science ». Pour Shelley, « la poésie […] est à la fois le
centre et la circonférence de toute connaissance ; elle est ce qui englobe toute
science et ce à quoi toute science doit être soumise » .
Mais ces auteurs étaient des poètes et parlaient sur le mode imaginatif. « Le
souffle et l’âme » de la connaissance sont loin d’être de la connaissance en
quelque sens littéral, et Wordsworth poursuit en disant que la poésie « fait
passer la sensation dans les objets de science ». Shelley disait encore : « La
poésie réveille et agrandit l’esprit en le transformant en réceptacle de milliers de
combinaisons de pensée inaperçues. » Je ne puis trouver dans des remarques de
ce genre la moindre intention de soutenir que l’expérience esthétique doit être
définie comme un mode de connaissance. Ce que je crois comprendre, c’est
que, tant dans la production que dans la jouissance perceptive des œuvres d’art,
la connaissance est transformée ; elle devient quelque chose de plus qu’une
connaissance dans la mesure où elle fusionne avec des éléments non
intellectuels pour former une expérience qui vaut d’être vécue. J’ai parfois fait
allusion à une conception de la connaissance taxée d’« instrumentale ». Des
critiques ont prêté à cette conception des significations bizarres. Son contenu
réel est simple : une connaissance a une valeur instrumentale pour
l’enrichissement de l’expérience immédiate moyennant le contrôle qu’elle
exerce sur l’action. Je ne chercherai pas à imiter les philosophes que j’ai
critiqués et à forcer cette interprétation dans le sens des idées de Wordsworth et
Shelley. Mais la meilleure traduction de ce qu’ils ont voulu dire me semble
relever d’une idée très proche de ce que je viens d’affirmer.
Des séquences embrouillées de la vie sont rendues intelligibles grâce à
l’expérience esthétique : non, certes, de la façon dont la réflexion et la science
rendent les choses plus intelligibles par réduction à une forme conceptuelle,
mais en présentant leurs significations comme la matière d’une expérience
clarifiée, cohérente et intensifiée ou « passionnée ». Ce qui me gêne dans les
théories représentative et cognitive, c’est que, comme les théories du jeu et de
l’illusion, elles isolent une couche de l’expérience totale, et qui plus est, une
couche qui n’est ce qu’elle est que par l’ensemble auquel elle contribue et dans
lequel elle s’inscrit. Ces théories prennent cette composante pour le tout. Ou
bien elles font l’impasse sur l’expérience esthétique telle qu’elle est pour ceux
qui la vivent, impasse renforcée par la thèse de rêveries mentales induites, ou
bien elles témoignent d’une méconnaissance de la nature de l’expérience réelle
au profit de l’imposition d’une thèse philosophique antécédente envers laquelle
leurs auteurs se sentent engagés.
Il existe un troisième type général de théorie qui combine l’aspect d’évasion
des théories du premier type avec la conception trop intellectualiste de l’art qui
caractérise celles du deuxième type. L’origine historique de ce troisième type
remonte, pour ce qui est de la pensée occidentale, à Platon. Celui-ci part de la
théorie de l’imitation, mais il y a selon lui un élément de fraude et de
tromperie dans toute imitation, et la vraie fonction de la beauté dans tout
objet, naturel ou artistique, est de nous faire passer du plan des sens et des
phénomènes vers quelque chose qui se situe au-delà. Platon dit, dans l’un de
ses dialogues les plus séduisants, « les éléments rythmiques et harmonieux de
l’art ont le pouvoir, tout comme une brise soufflant sur un paysage choisi, de
nous transporter paisiblement dès la plus tendre enfance vers l’harmonie et la
beauté de ce qui est rationnel ; quiconque aura été pareillement éduqué sera en
mesure, entre autres choses, d’accueillir la raison quand le moment en sera
venu et de s’en emparer comme d’un bien propre ». D’après cette thèse, l’art a
pour objet de nous élever du registre de l’art à celui de la perception des
essences purement rationnelles. Il y a une échelle dont les barreaux successifs
nous font dépasser le niveau des sensations. L’étage inférieur est celui de la
beauté des objets sensibles ; cet étage est moralement dangereux en ce que nous
sommes tentés de nous y fixer. À partir de là nous sommes invités à nous élever
à la beauté de l’esprit, puis à celle des lois et des institutions ; puis il nous faut
accéder à la beauté des sciences d’où nous pourrons alors atteindre à la
connaissance intuitive unique de la beauté absolue. De plus, l’échelle de Platon
est à sens unique ; il n’existe pas de trajet de retour de la beauté la plus haute
vers l’expérience perceptive.
La beauté des choses soumises au changement — comme le sont toutes les
choses de l’expérience — ne doit être alors considérée que comme un état
transitoire pour une âme tournée vers la saisie des modèles immuables du
Beau. Et encore l’intuition de ceux-ci n’est-elle pas dernière. « Rappelle-toi
comment, par cette seule communion, voyant la beauté avec les yeux de
l’esprit, il sera en notre pouvoir de produire non de simples images de la
beauté, mais celle-ci telle qu’elle est en soi. Générant et cultivant ainsi la vraie
excellence, on s’avère capable de devenir l’ami de Dieu et aussi divin qu’un
mortel peut l’être. » Renouant avec Platon, en un temps que Gilbert Murray a
bien nommé comme étant celui du « déclin des certitudes », Plotin a poussé
encore plus loin les implications logiques de la dernière phrase du passage cité.
La beauté des objets naturels et artistiques ne relève pas plus de la proportion,
de la symétrie et de l’ajustement harmonieux des parties que de leur pouvoir
sensible d’enchantement. La beauté de ces choses leur est octroyée par l’essence
ou par la propriété éternelle qui répand son éclat à travers elles. Le Créateur de
toutes choses est l’artiste suprême par qui est « conféré aux créatures » ce qui les
rend belles. Plotin jugeait indigne de l’être absolu de le concevoir comme une
personne. Le christianisme n’eut pas les mêmes scrupules et, dans sa version du
néo-platonisme, devait concevoir la beauté dans la nature et dans l’art comme
la manifestation dans les limites du monde perçu de l’Esprit qui est au-delà de
la nature comme de la perception.
On trouve un écho de cette philosophie chez Carlyle, quand il affirme
qu’avec l’art « l’infini est amené à s’allier au fini, à se rendre visible et pour ainsi
dire à notre portée. Ainsi en est-il de toutes les œuvres d’art véritables ; ainsi
pouvons-nous discerner (si nous savons distinguer l’œuvre authentique du
faux-semblant dû à l’artifice) l’éternité qui se montre dans le temps, le divin
devenu visible. » Position qui est pleinement assumée par Bosanquet, idéaliste
moderne dans la tradition allemande, quand il soutient que l’esprit de l’art est
la foi en « la vie et en la divinité dont le mode extérieur est rempli et inspiré, au
point que les “idéalisations” caractéristiques de l’art ne sont pas tant des
produits d’une imagination qui tourne le dos à la réalité que des révélations de
la vie et du divin qui sont la seule réalité ultime ».
Des métaphysiciens contemporains qui ont rompu avec la tradition
théologique ont tenu compte du fait que les essences peuvent valoir par elles-
mêmes et se passent du substrat mental ou spirituel où elles étaient censées
résider. Santayana, par exemple, écrit : « La nature d’une essence n’apparaît
nulle part mieux que dans le beau, quand il s’agit d’une présence positive à
l’esprit, et non d’un vague statut conventionnellement attribué. Dans une
forme ressentie comme belle, une complexité manifeste compose une unité
manifeste ; une intensité et une individualité remarquables sont vues comme
relatives à une réalité foncièrement immatérielle, inapte à l’existence si ce n’est
de façon spécieuse. Évidente, fugace, impalpable, cette beauté divine est
comme exilée dans le monde des faits matériels ; elle a pourtant une
indubitable individualité et se suffit à soi-même, et, bien que vouée peut-être à
une prochaine éclipse, elle ne s’éteint jamais vraiment ; car si elle séjourne dans
le temps, elle appartient à l’éternité. » Et encore, du même auteur : « La chose
la plus matérielle, dès lors qu’elle est ressentie comme belle, est instantanément
dématérialisée, élevée au-dessus des relations personnelles externes, concentrée
et densifiée dans son être propre, en un mot sublimée en une essence. » Les
implications de la thèse sont comprises dans l’essence, dont il est dit : « La
valeur gît dans le sens, non dans la substance, dans l’idéal dont les choses sont une
approximation, et non dans l’énergie qu’elles renferment. » (C’est nous qui
soulignons.)
J’estime que cette conception de l’expérience esthétique enveloppe elle aussi
un fait empirique. J’ai évoqué à plusieurs reprises l’existence, lors d’une
expérience esthétique intense, d’une qualité à ce point immédiate qu’elle a
quelque chose d’ineffable et d’ordre mystique. Une fois intellectualisée, cette
qualité immédiate de l’expérience se trouve traduite dans les termes d’une
métaphysique détachée des réalités. Si, pour toute espèce d’événement, on
confronte cette conception de l’essence ultime à l’expérience esthétique
concrète, on verra qu’elle présente deux défauts irrémédiables. Toute expérience
directe est qualitative, et les qualités sont ce qui donne un prix immédiat à
l’expérience de la vie. Mais la réflexion va au-delà des qualités sensibles, car elle
s’intéresse aux relations et néglige le contexte qualitatif. Quant à la réflexion
philosophique, elle a radicalisé cette indifférence aux qualités jusqu’à l’hostilité.
Elle les a traitées comme des occultations de la vérité, comme autant de voiles
déposés par les sens sur la réalité. Le désir de discréditer les qualités sensibles
immédiates — et toutes les qualités sont médiatisées par quelque support
sensoriel — est renforcé par une crainte, morale dans son origine, à l’égard des
sens. Les sens passent, comme c’est le cas chez Platon, pour une séduction
détournant l’homme de la vie de l’esprit. Ils ne sont tolérés que comme un
véhicule grâce auquel l’homme peut se hausser jusqu’à une intuition de
l’essence immatérielle et non sensible. Compte tenu du fait que l’œuvre d’art
est la fécondation d’un matériau sensible par des valeurs imaginatives, je ne
vois guère de moyen de critiquer la théorie évoquée, sauf à dire qu’elle est une
métaphysique fantomatique, étrangère à l’expérience esthétique concrète.
Le mot « essence » est extrêmement équivoque. Dans le langage ordinaire, il
dénote le bilan d’une chose ; nous décantons toute une série de conversations
ou de transactions compliquées, et ce qui en reste est l’essentiel. Nous
éliminons tout ce qui n’est pas pertinent et ne retenons que ce qui est
indispensable. En ce sens, toute expression authentique est quête de
l’« essence ». L’essence désigne ici une organisation des significations qui se
trouvaient dispersées dans, et plus ou moins obscurcies par, les péripéties
affectant un grand nombre d’expériences. De plus, ce qui est essentiel ou
indispensable n’est tel que relativement à un but. Car en vertu de quoi
certaines considérations sont-elles indispensables plutôt que d’autres ? Le bilan
d’un ensemble de transactions n’est pas le même pour un avocat, un chercheur
scientifique et un poète. Une œuvre d’art peut à coup sûr transmettre l’essence
d’une multitude d’expériences, et parfois d’une manière remarquablement
condensée et frappante. Une sélection et une simplification opèrent au profit
de l’expression de l’essentiel. Courbet transmet l’essence d’une liquidité qui
sature un paysage ; le Lorrain, celle du genius loci d’une scène arcadienne ;
Constable, l’essence de simples scènes rurales d’Angleterre ; Utrillo, celle des
immeubles d’une rue de Paris. Dramaturges et romanciers construisent des
personnages en qui l’essentiel a été dégagé de l’accessoire.
Du fait qu’une œuvre d’art est le contenu d’expériences amplifiées et
intensifiées, le but qui détermine ce qui est esthétiquement essentiel est
précisément la formation d’une expérience en tant qu’expérience. Loin de
s’affranchir de l’expérience en direction d’un royaume métaphysique, la matière
des expériences est traitée de telle sorte qu’elle devient matière grosse d’une
nouvelle expérience. De plus, ce que nous tenons maintenant pour les traits
essentiels des personnes et des objets est en grande partie le résultat de l’art,
alors que la théorie évoquée soutient que l’art se règle sur et fait référence à des
essences déjà existantes, ce qui revient à renverser l’ordre des choses. Et si nous
reconnaissons ces significations essentielles, c’est principalement parce que des
artistes, dans toute l’étendue des disciplines artistiques, les ont extraites et
exprimées au sein du contenu vivant et saillant de la perception. Les formes ou
Idées dont Platon pensait qu’elles étaient les modèles et les prototypes de
choses existantes avaient en réalité leur origine dans l’art grec, ce qui fait du
traitement qu’il réserve aux artistes un exemple limite d’ingratitude
intellectuelle.
Le mot « intuition » est un des plus ambigus de tout le vocabulaire de la
pensée. Dans les théories que nous venons de mentionner, l’intuition est censée
porter sur l’essence comme sur son objet propre. Croce a combiné l’idée
d’intuition avec celle d’expression. Son identification de l’une à l’autre, puis de
l’une et de l’autre à l’art, a considérablement déconcerté ses lecteurs. On peut
toutefois la comprendre si l’on part de son arrière-plan philosophique, ce qui
nous donne un exemple excellent de ce qui se produit quand le théoricien
surimpose des préconceptions philosophiques à une expérience esthétique prise
en otage. Car Croce est un philosophe qui croit que la seule existence réelle est
l’esprit, que « l’objet n’existe que pour autant qu’il est connu, qu’il est
inséparable de l’esprit connaissant ». Dans la perception ordinaire, on fait
comme si les objets étaient extérieurs à l’esprit. D’où il ressort que l’éveil aux
œuvres de l’art et à la beauté naturelle ne relève pas de la perception, mais
d’une intuition qui connaît les objets comme étant en eux-mêmes des états
mentaux. « Ce que nous admirons dans une œuvre d’art, c’est la forme
imaginative parfaite dont un état mental s’est lui-même revêtu. » « Les
intuitions sont en vérité telles parce qu’elles représentent des sentiments. » Du
coup, l’état mental qui constitue une œuvre d’art est expression en tant que
manifestation d’un état mental, et intuition en tant que connaissance d’un état
mental. Je ne signale pas cette théorie à des fins de réfutation, mais comme un
indice des extrémités où peut atteindre la philosophie quand elle plaque une
théorie préconçue sur l’expérience esthétique, et des distorsions arbitraires qui
s’ensuivent.
Schopenhauer manifeste à diverses reprises, comme Croce, plutôt plus que
moins de sensibilité aux œuvres d’art que la plupart des philosophes. Mais la
version qu’il donne de l’intuition esthétique vaut d’être mentionnée comme
exemple supplémentaire de l’échec total de la philosophie à relever le défi que
l’art propose à la pensée réflexive. L’époque où il écrivait était celle où Kant
avait posé le problème de la philosophie en établissant une séparation tranchée
entre le sens et les phénomènes, entre la raison et les phénomènes ; or poser un
problème est le meilleur moyen d’influencer la pensée de l’époque suivante. La
théorie de l’art élaborée par Schopenhauer, malgré un certain nombre de
remarques perspicaces, n’est qu’un développement dialectique de sa solution du
problème kantien de la relation de la connaissance à la réalité, et des
phénomènes à la réalité ultime.
Kant avait fait de la volonté morale, contrôlée par la conscience du devoir
qui transcende les sens et l’expérience, la seule garantie d’un accès à la réalité
ultime. Sous le regard de Schopenhauer, un principe actif qu’il appelle
« Volonté » est la source créatrice de tous les phénomènes de la nature et de la
vie morale, tandis que le vouloir est une forme de lutte insatiable et fiévreuse
vouée à une frustration sans trêve. La seule voie conduisant vers la paix et vers
une satisfaction durable consiste à s’affranchir du vouloir et de toutes ses
œuvres. Kant avait d’ores et déjà identifié l’expérience esthétique à la
contemplation. Schopenhauer voit dans la contemplation la seule voie de
l’affranchissement, et soutient que lorsque nous contemplons des œuvres d’art
nous contemplons les objectivations du vouloir, et que par là nous nous
délivrons de l’emprise que le vouloir exerce sur nous pour tous les autres modes
de l’expérience. Les objectivations de la Volonté sont universelles, à l’instar des
formes et modèles platoniciens. Ainsi, dans leur pure contemplation, nous
nous perdons nous-mêmes au profit de l’universel et gagnons le « bonheur de
la perception délivrée du vouloir ».
On trouvera la critique la plus dirimante de la théorie de Schopenhauer dans
la façon dont il la développe. Il exclut le charme de l’art, dans la mesure où le
charme signifie un attrait et où un attrait est une réponse du vouloir, à savoir
en effet l’aspect positif de cette relation désirante envers l’objet, laquelle trouve
l’expression de son aspect négatif dans le dégoût. Plus grave est l’ordre
hiérarchique institué par Schopenhauer. Non seulement les beautés de la
nature sont inférieures à celles de l’art, du fait que le vouloir atteint un degré
plus élevé d’objectivation chez l’homme que dans la nature, mais un ordre de
l’inférieur au supérieur traverse tout à la fois la nature et l’art. La libération
éprouvée au cours de la contemplation des verdures, des arbres, des fleurs, est
moindre que celle que nous retirons de la contemplation des formes de la vie
animale, tandis que la beauté des êtres humains est maximale, sachant que,
dans ses manifestations ultimes, la Volonté est libre de tout asservissement.
Pour ce qui est des œuvres de l’art, l’architecture se situe au niveau le plus
bas. La raison en est à chercher dans une déduction logique du système. Les
forces de la Volonté dont dépend l’architecture sont d’un ordre inférieur ; ce
sont la cohésion et la gravité, telles qu’elles se manifestent dans la rigidité solide
et dans la masse imposante. C’est pourquoi aucun édifice en bois ne peut être
véritablement beau, et tous les accessoires humains doivent être bannis du
souci esthétique, car ils sont liés au désir. La sculpture est d’un niveau supérieur
à l’architecture ; bien qu’elle soit encore liée aux formes inférieures de la
Volonté, elle en traite au travers de la figuration humaine. La peinture a affaire
aux formes et aux figures, et ainsi a une proximité plus grande avec les formes
métaphysiques. Avec la littérature, la poésie en particulier, nous nous élevons
jusqu’à l’Idée essentielle de l’homme même, et touchons ainsi le point
culminant des résultats de la Volonté.
La musique est l’art suprême en ce qu’elle ne se contente pas de nous livrer
les objectivations extérieures de la Volonté, mais offre à notre contemplation
les procédés mêmes de la Volonté. De plus, les « intervalles définis de la gamme
sont parallèles aux degrés déterminés d’objectivation de la Volonté, lesquels ont
leur correspondance dans des espèces déterminées au sein de la nature ». Les
notes basses représentent ce qui se passe dans les forces inférieures, alors que les
notes les plus aiguës représentent pour la cognition les forces de la vie animale ;
quant à la mélodie, elle présente la vie intellectuelle de l’être humain, ce qu’il y
a de plus élevé dans l’existence objective.
Pour ce qui est de l’information véhiculée, mon résumé reste très
schématique ; et, comme je l’ai déjà indiqué, nombre de remarques incidentes
de Schopenhauer sont justes et éclairantes. Mais le fait même qu’il donne de
nombreuses preuves d’un jugement personnel et pénétrant fournit une preuve
encore plus forte de ce qui se produit quand les pensées d’un philosophe, loin
de refléter le contenu réel de l’art en tant qu’expérience, s’articulent sans aucun
égard envers l’art et sont conduites à n’en donner qu’un succédané. Mon but
n’a pas été au cours de ce chapitre de faire l’examen critique de différentes
philosophies de l’art pour elles-mêmes, mais de faire la lumière sur le statut que
revêt l’art au regard de la philosophie prise en son sens le plus large. Car la
philosophie, tout comme l’art, se déploie dans le médium imaginatif de
l’esprit, et, du fait que l’art est la manifestation la plus directe et la plus
complète de l’expérience en tant que telle, il constitue une forme de contrôle
sans équivalent des entreprises imaginatives de la philosophie.
Dans l’art vu comme expérience, la réalité et la possibilité ou idéalité, le
nouveau et l’ancien, le matériau objectif et la réponse personnelle, la surface et
la profondeur, le sensible et le sensé, sont intégrés en une expérience au sein de
laquelle ils sont tous transfigurés par rapport au sens qui est le leur quand ils
sont segmentés par la réflexion. « La Nature, a dit Goethe, n’a ni noyau ni
écorce. » Affirmation qui n’est complètement vraie que de l’expérience
esthétique. Au niveau de l’art comme expérience, il est également vrai de dire
que la nature n’est ontologiquement ni subjective ni objective, qu’elle n’est ni
individuelle ni universelle, ni sensible ni rationnelle. L’importance de l’art
comme expérience est donc sans équivalent pour les aventures de la pensée
philosophique.
1. « L’esprit dénote un système entier de significations qui sont incorporées dans les fonctionnements
de la vie organique […] L’esprit est luminosité constante ; la conscience est intermittente, comme une
série de flashs d’intensités différentes. » (Experience and Nature, p. 303.)
2. L’énoncé le plus explicite de ce qu’implique la théorie ludique se trouve dans les « Lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme » de Schiller. Kant avait limité la liberté à l’action morale placée sous
le contrôle de la conception rationnelle (supra-empirique) du devoir. Schiller défend l’idée que le jeu et
l’art occupent une place médiane faisant transition entre le règne de la nécessité phénoménale et celui de
la liberté transcendante, avec pour conséquence d’éduquer l’homme à la découverte et à l’exercice des
responsabilités de cette dernière. Ses thèses représentent une tentative courageuse de la part d’un artiste
pour surmonter le dualisme rigide de la philosophie kantienne, tout en demeurant à l’intérieur de son
cadre.
3. Il n’est pas dépourvu d’intérêt de rappeler que quand le bon évêque Berkeley souhaite condamner
quelque chose comme extravagant et fantasque, dans l’ordre de l’opinion, de l’action ou encore de l’art, il
le qualifie de « gothique ».
Chapitre XIII
CRITIQUE ET PERCEPTION
1. Cet ensemble est désormais pour l’essentiel au musée du Louvre, ce qui en dit long sur la
compétence de la critique officielle.
2. Voir plus haut, p. 239 à 241.
3. Voir plus haut, p. 318.
4. Si les deux exemples de l’art animal sont évoqués en priorité pour préciser la nature de l’« essence »
dans l’art, ils illustrent également ces deux méthodes.
5. Hamlet, acte III, scène II, traduction d’Eugène Morand et Marcel Schwob, Théâtre complet de
Shakespeare, Bibliothèque de la Pléiade, vol. II, 1950 (N.d.T.).
6. Martin Schütze, dans ses Academic Illusions, donne des exemples détaillés et convaincants de ce
genre de paralogisme et montre qu’ils forment le fonds de commerce de nombreuses écoles
d’interprétation esthétique.
7. The Aesthetic Experience de Buermeyer contient un chapitre remarquable portant ce titre.
8. C’est un point que j’ai développé dans The Quest for Certainty, chapitre IV [traduction française à
paraître].
Chapitre XIV
ART ET CIVILISATION
L’art est une qualité qui s’infiltre dans une expérience ; il n’est pas, sauf
métaphoriquement, l’expérience elle-même. L’expérience esthétique est
toujours plus qu’esthétique. En elle, un ensemble de choses et de significations,
qui ne sont pas esthétiques en elles-mêmes, deviennent esthétiques tandis
qu’elles s’inscrivent dans un mouvement harmonieux dirigé vers la perfection.
Le matériau lui-même est largement humain. Ainsi, nous en revenons au sujet
du premier chapitre. Le matériau de l’expérience esthétique, étant
humain — humain relativement à la nature dont il est une partie —, est social.
L’expérience esthétique est une manifestation, un témoignage et une
célébration de la vie d’une civilisation, un moyen de promouvoir son
développement, et c’est aussi la meilleure façon de juger de la qualité d’une
civilisation. Car quoiqu’elle soit produite et appréciée par des individus, ces
individus sont ce qu’ils sont, dans le contenu de leur expérience, en raison des
cultures auxquelles ils prennent part.
La Magna Carta est considérée comme le grand stabilisateur politique de la
civilisation anglo-saxonne. Pourtant, elle a opéré par la signification qu’elle
offrait pour l’imagination plutôt que par son contenu littéral. Il y a des
éléments transitoires et des éléments durables dans une civilisation. Les forces
durables ne sont pas distinctes ; elles sont fonction d’une multitude
d’événements passagers, comme celui-ci, qui sont organisés selon les
significations que forment les esprits. L’art est la grande force qui effectue cette
consolidation. Les individus qui ont des idées meurent les uns après les autres.
Les œuvres dans lesquelles les significations ont reçu une expression objective
perdurent. Elles deviennent une partie de l’environnement, et l’interaction avec
cette partie de l’environnement est l’axe de la continuité dans la vie de la
civilisation. Les rites religieux et l’autorité de la loi sont efficaces tant qu’ils sont
couverts d’un apparat, d’une dignité et d’une majesté qui sont l’œuvre de
l’imagination. Si les coutumes sociales sont plus que des modes d’action
externes uniformisés, c’est parce qu’elles sont saturées d’histoires et de
significations transmises. Tout art, d’une certaine manière, est un moyen de
cette transmission puisque ses produits sont une part non négligeable de cette
saturation.
« La gloire qui fut la Grèce et la grandeur qui fut Rome » pour la plupart
d’entre nous, probablement pour tous excepté l’historien, résume ces
civilisations ; gloire et grandeur sont esthétiques. Pour nous tous, excepté le
spécialiste de l’Antiquité, l’Égypte ancienne se résume à ses monuments, ses
temples et sa littérature. La continuité de la culture, dans le passage d’une
civilisation à une autre aussi bien qu’à l’intérieur de la culture, est conditionnée
par l’art plus que par toute autre chose. Troie n’existe pour nous que dans la
poésie et dans les objets d’art qui ont été exhumés de ses ruines. La civilisation
minoenne est aujourd’hui circonscrite à ses œuvres d’art. Les dieux et les rites
païens appartiennent au passé ; ils ont disparu et cependant persistent dans
l’encens, les lampions, les robes longues et les fêtes de l’époque actuelle. Si les
lettres, inventées dans le but, vraisemblablement, de faciliter les transactions
commerciales, n’avaient pas été développées dans la littérature, elles seraient
restées un matériel technique, et nous vivrions au sein d’une culture guère
supérieure à celle de nos sauvages ancêtres. Sans le rite et la cérémonie, sans la
pantomime et la danse et le théâtre qui se développa à partir de ceux-ci, sans la
danse, le chant et les instruments d’accompagnement musical, sans les outils et
les objets de la vie quotidienne qui furent façonnés sur les exemples et
estampillés des emblèmes de la vie collective semblables à ceux qui se
manifestaient dans les autres arts, les événements du lointain passé auraient
aujourd’hui sombré dans l’oubli.
Il ne saurait être question de faire plus qu’évoquer dans les grandes lignes la
fonction des arts dans les civilisations les plus archaïques. Mais les arts par
lesquels un peuple primitif commémorait et transmettait ses coutumes et ses
pratiques institutionnelles, les arts communautaires sont les origines à partir
desquelles les beaux-arts se sont développés. Les motifs caractéristiques des
armes, des tapis, des couvertures, des paniers et jarres étaient des marques
d’union tribale. Aujourd’hui les anthropologues se fient aux motifs gravés sur
une massue, ou peints sur un bol pour déterminer leur origine. Les rites et les
cérémonies tout comme les légendes liaient les vivants et les morts à une
appartenance commune. Ils étaient esthétiques, mais ils étaient plus
qu’esthétiques. Les rites de deuil exprimaient plus que la douleur ; les danses
guerrières et les danses de récolte étaient plus qu’un rassemblement d’énergie
pour des tâches à accomplir ; la magie était plus qu’un moyen de commander
aux forces de la nature d’exécuter les ordres de l’homme ; les banquets étaient
plus qu’un assouvissement de la faim. Chacun de ces modes d’activités
communes unissait le pratique, le social et l’éducatif dans un tout unifié
possédant une forme esthétique. Ils introduisaient des valeurs sociales dans
l’expérience d’une manière plus prégnante. Ils articulaient les choses qui étaient
importantes pour tous et avaient, pour tous, un rapport avec la vie réelle de la
communauté. L’art était en eux, parce que ces modes d’activité se conformaient
aux besoins et aux conditions de l’expérience la plus vive, la plus aisément
saisie et dont le souvenir serait le plus grand. Mais ils étaient plus que de l’art,
bien que l’élément esthétique y soit omniprésent.
À Athènes, que nous considérons comme le foyer par excellence de la poésie
épique et lyrique, des arts du théâtre, de l’architecture et de la sculpture, l’idée
de l’art comme fin en soi, n’aurait pas été comprise, comme je l’ai déjà
remarqué. La sévérité de Platon à l’égard de Homère et de Hésiode semble
exagérée. Mais ils étaient les professeurs de morale du peuple. Les attaques de
Platon contre les poètes ressemblent à celles que certains critiques
d’aujourd’hui portent contre des passages des Saintes Écritures de la religion
chrétienne à cause de la mauvaise influence morale qui leur est attribuée. La
demande de censure de Platon à l’égard de la poésie et de la musique est un
hommage à l’influence sociale et même politique exercée par ces arts. Les
représentations théâtrales étaient jouées les jours saints ; l’assiduité avait le
caractère d’un acte de culte civique. L’architecture dans toutes ses formes
significatives était publique, non domestique, beaucoup moins vouée à
l’industrie, aux établissements bancaires ou au commerce.
La décadence de l’art dans la période alexandrine, sa dégénérescence en de
pauvres imitations des modèles anciens, est un signe de la perte générale de
conscience civique qui accompagna l’éclipse de l’État-cité et l’essor d’un
impérialisme congloméré. Les théories sur l’art et la culture de la grammaire et
de la rhétorique prirent la place de la création. Et les théories sur l’art
donnèrent la preuve du grand changement social qui avait pris place. Au lieu
d’associer les arts avec une expression de la vie de la communauté, la beauté de
la nature et de l’art fut considérée comme un écho et un rappel de quelque
réalité surnaturelle qui avait son existence en dehors de la vie sociale, et en
réalité, en dehors de l’univers lui-même — origine fondamentale de toutes les
théories postérieures qui traitent l’art comme quelque chose d’importé du
dehors au sein de l’expérience.
Quand l’Église catholique connut son développement, les arts furent de
nouveau mis en relation avec la vie humaine et devinrent un trait d’union entre
les hommes. Par ses offices et ses sacrements, l’Église ranima et adapta sous une
forme imposante ce qui était le plus émouvant dans toutes les cérémonies et les
rites antérieurs. L’Église, plus encore que l’Empire romain, servit de foyer
d’unité au milieu de la désagrégation qui suivit la chute de Rome. L’historien
de la vie intellectuelle soulignera les dogmes de l’Église ; l’historien des
institutions politiques insistera sur le développement de la loi et de l’autorité
par l’intermédiaire de l’institution ecclésiastique. Mais l’influence qui compta
dans la vie quotidienne du peuple et lui donna un sentiment d’unité fut
constituée, il n’y a aucun danger à le présumer, par les sacrements, le chant et
les peintures, le rite et la cérémonie, tous ayant un élément esthétique, plus que
par toute autre chose. La sculpture, la peinture, la musique, la littérature furent
fondées à l’endroit où le culte fut célébré. Ces objets et ces actes furent plus
que des œuvres d’art pour les fidèles qui se rassemblaient dans le temple. Ils
furent, selon toute vraisemblance, beaucoup moins des œuvres d’art pour eux
qu’ils ne le sont aujourd’hui pour les croyants et les non-croyants. Mais en
raison de l’élément esthétique, les enseignements religieux furent les plus
facilement transmis et leurs effets furent les plus durables. Par l’art qu’ils
contenaient, ils se transformèrent de doctrines en expériences vivantes.
Que l’Église fût consciente des effets extra-esthétiques de l’art est évident
dans le soin qu’elle prit à réglementer les arts. Ainsi, en 787 après Jésus-Christ,
le second concile de Nicée décréta officiellement la chose suivante : « Le sujet
des scènes religieuses n’est pas laissé à l’initiative des artistes ; il dérive des
principes fixés par l’Église catholique et la tradition religieuse […] L’art seul
appartient au peintre ; son organisation et son règlement appartiennent au
clergé1. » Le texte du chapitre dont est tiré le passage cité donne des exemples
des règles spécifiques par lesquelles l’œuvre du peintre était dirigée. La
distinction entre « art » et « sujet » est semblable à celle qui est tracée par
certains partisans d’une dictature prolétarienne de l’art entre l’habileté
technique appartenant à l’artiste et le sujet dicté par les besoins du « Parti »
pour le soutien de la cause. Un double critère est établi. Il y a la littérature
bonne ou mauvaise comme pure littérature, et la littérature bonne ou mauvaise
selon ses rapports avec la révolution économique et politique. La censure
désirée par Platon conservait une parfaite influence.
Il y a une déclaration de Machiavel qui m’a toujours semblé représentative
de l’esprit de la Renaissance. Il disait que quand il en avait fini avec les affaires
du jour, il se retirait dans son cabinet de travail et s’absorbait dans l’étude de la
littérature classique de l’Antiquité. Cette déclaration est doublement
symbolique. D’une part, la culture antique ne survivra pas. Elle pourra
seulement être étudiée. Comme Santayana l’a observé à juste titre, la
civilisation grecque est aujourd’hui un idéal à admirer, non à réaliser. D’autre
part, la connaissance de l’art grec, particulièrement de l’architecture et de la
sculpture, révolutionna la pratique des arts, y compris la peinture. Le sens des
formes naturalistes des objets et de leur composition dans les paysages naturels
fut recouvré ; dans l’école romaine, la peinture fut à peu près un effort
d’exhiber les sentiments provoqués par la sculpture, tandis que l’école
florentine développait les valeurs particulières inhérentes au métier. Le
changement affecta à la fois le fond et la forme esthétiques. L’absence de
perspective, l’absence de relief et la qualité graphique de l’art de l’Église, son
usage de l’or, et une multitude d’autres traits n’étaient pas dus à un simple
manque de compétence technique. Ils étaient foncièrement liés aux
interactions particulières qui étaient désirées comme conséquence de l’art dans
l’expérience humaine. Les expériences profanes qui émergèrent pendant la
période de la Renaissance et qui étaient lasses de la culture antique,
compliquées par la nécessité de produire des effets, exigèrent une nouvelle
forme d’art. Il en découla inévitablement une extension du thème, des sujets
bibliques et des vies de saints à la représentation de scènes de la mythologie
grecque et ensuite aux spectacles de la vie contemporaine qui étaient
socialement marquants2.
Les théories qui attribuent à l’art un effet et une intention morale directs
échouent, car elles ne tiennent pas compte de la civilisation collective qui est le
contexte dans lequel les œuvres d’art sont produites et appréciées. Je ne dirais
pas qu’elles tendent à traiter les œuvres d’art comme des sortes de fables
d’Ésope sublimées. Mais elles tendent toutes à extraire de leur milieu des
œuvres singulières, considérées comme particulièrement édifiantes, et à
envisager la fonction morale de l’art dans les termes d’une relation strictement
personnelle entre les œuvres sélectionnées et un individu particulier. Leur
conception entière de la morale est si individualiste qu’elles négligent un aspect
de la manière dont l’art exerce sa fonction humaine.
La maxime de Matthew Arnold selon laquelle « la poésie est une critique de
la vie » est un cas d’espèce. Elle laisse supposer au lecteur une intention morale
de la part du poète et un jugement moral de la part du lecteur. Elle ne parvient
pas à saisir, ou en tout cas à exprimer comment la poésie est une critique de la
vie ; c’est-à-dire, pas directement, mais par révélation, à travers la vision
imaginaire adressée à l’expérience imaginaire (non au jugement préétabli) des
possibilités qui contrastent avec les conditions réelles. Un sens des possibilités
qui ne sont pas réalisées, mais qui pourraient l’être, et qui, lorsqu’elles sont
mises en contraste avec les conditions réelles, sont la « critique » la plus
pénétrante qui puisse être faite de ces dernières. C’est par un sens des
possibilités s’offrant à nous que nous prenons conscience des contraintes qui
nous enserrent et des poids qui nous oppressent.
M. Garrod, un partisan de Matthew Arnold sur plus de points que celui-ci,
a dit avec esprit que ce qui nous déplaît dans la poésie didactique n’est pas ce
qu’elle enseigne, mais ce qu’elle n’enseigne pas : son incompétence. Il a ajouté
quelque chose de proche de l’idée que la poésie enseigne ce qu’enseignent les
amis et la vie, en étant, et non en exprimant une intention. Il dit ailleurs : « Les
valeurs poétiques sont, après tout, les valeurs de la vie humaine. Vous ne
pouvez pas les distinguer d’autres valeurs, comme si la nature de l’homme était
bâtie de cloisons étanches. » Je ne pense pas que ce que Keats a dit dans une de
ses lettres puisse être surpassé en ce qui concerne la manière dont agit la poésie.
Il se demande ce qu’il résulterait si chaque homme tissait à partir de son
expérience imaginaire « une citadelle aérienne » semblable à la toile que tisse
l’araignée, « emplissant les airs d’une magnifique circonvolution ». Car, dit-il,
« l’homme ne devrait pas contester ou revendiquer, mais murmurer les
réponses à ses prochains, et ainsi, par tous les germes de l’esprit aspirant la sève
de l’humus éthéré, tout être humain pourrait devenir un grand homme, et
l’humanité, au lieu d’être une vaste lande de buissons et de ronces avec ici et là
un pin ou un chêne, deviendrait une grande démocratie d’arbres de forêt ! »
C’est par la communication que l’art devient l’organe incomparable de
l’instruction, mais le procédé est si éloigné de celui qui est habituellement
associé à l’idée d’éducation, c’est un procédé qui élève l’art si loin au-dessus de
ce que nous sommes accoutumés à considérer comme instruction, que nous
sommes rebutés par toute suggestion d’enseigner et d’apprendre sur l’art. Mais
notre rejet est en fait le reflet d’une éducation qui procède par des méthodes si
prosaïques qu’elles excluent l’imagination et ne touchent pas les désirs et les
émotions des hommes. Shelley disait : « L’imagination est un puissant
instrument du bien moral, et la poésie dispense l’effet en agissant sur les
causes. » Par conséquent, poursuit-il, « un poète aurait tort d’introduire ses
propres conceptions du vrai et du faux, qui sont généralement celles de son
milieu et de son époque, dans ses créations poétiques […] En adoptant cette
fonction subalterne […] il renoncerait à sa participation à la
cause » — l’imagination. Les poètes mineurs « ont souvent affecté une visée
morale, et l’effet de leur poésie est atténué dans l’exacte proportion où ils nous
contraignent à nous reporter à cette intention ». Mais le pouvoir de la
projection imaginaire est si grand qu’il déclare les poètes « les fondateurs de la
société civile ».
Le problème de la relation de l’art et de la morale est trop souvent traité
comme si le problème n’existait que du côté de l’art. On présume, de fait, que
les morales sont satisfaisantes dans l’idée si ce n’est en réalité, et que la seule
question est de savoir si et par quels moyens l’art pourrait se conformer à un
système moral déjà constitué.
Cependant, l’assertion de Shelley touche le cœur de la question.
L’imagination est le principal instrument du bien. Il est plus ou moins banal de
dire que les idées d’une personne sur ses semblables et la façon dont elle les
traite dépendent de sa capacité à se mettre à leur place grâce à l’imagination.
Mais la supériorité de l’imagination s’étend bien au-delà du domaine des
relations directement personnelles. Excepté lorsque l’« idéal » est utilisé par
respect des conventions ou comme nom pour une rêverie sentimentale, les
facteurs idéaux, dans toute perspective morale et tout loyalisme humain, sont
issus de l’imagination. L’alliance historique de la religion et de l’art possède ses
racines dans cette qualité commune. Par conséquent, cet art-là est plus moral
que les principes moraux. Car les derniers sont, ou tendent à devenir,
consécrations du statu quo, réflexions sur l’usage, renforcements de l’ordre
établi. Les prophètes de la morale de l’humanité ont toujours été des poètes
même s’ils s’exprimaient en vers libres ou par parabole. D’une manière
générale, cependant, leur vision des possibilités a été rapidement transformée
en une proclamation de faits déjà existants et a été implantée dans des
institutions semi-politiques. Les idéaux issus de leur imagination, censés
commander la pensée et le désir, ont été traités comme des principes
politiques. L’art a été le moyen de maintenir éveillé le sens des projets qui
dépassent l’évidence et des significations qui transcendent l’habitude endurcie.
La morale se voit assigner une place à part dans la théorie et dans la pratique
parce qu’elle est le reflet des divisions matérialisées dans les institutions
économiques et politiques. Partout où existent des divisions et des barrières
sociales, les pratiques et les idées qui leur correspondent fixent des limites et
des frontières, de telle façon que l’action libérale est placée sous contrainte.
L’intelligence créative est considérée avec méfiance ; les innovations qui sont
l’essence de l’individualité sont redoutées, et l’élan généreux est soumis à
l’obligation de ne pas perturber la paix. Si l’on reconnaissait le pouvoir de l’art
dans la société humaine et s’il n’était pas traité comme un divertissement ou
comme un moyen d’exhibition ostentatoire, et si la morale était considérée
comme identique en tout point à la valeur partagée dans l’expérience, le
« problème » de la relation entre l’art et la morale n’existerait pas.
L’idée et la pratique de la moralité sont saturées de conceptions qui dérivent
de l’éloge et du blâme, de la récompense et du châtiment. Parmi les hommes,
on sépare les boucs des brebis, le vicieux du vertueux, le criminel de celui qui
respecte les lois, le bon du méchant. Être par-delà le bien et le mal est une
impossibilité pour l’homme, et cependant tant que le bien signifiera seulement
ce qui est loué et récompensé, et le mal, ce qui est généralement condamné ou
hors la loi, les facteurs idéaux de la moralité seront toujours et partout par-delà
le bien et le mal. L’art étant totalement dépourvu des idées dérivées de l’éloge
et du blâme, il est considéré avec suspicion par les gardiens des mœurs. L’art,
lui-même assez ancien et « classique » pour recevoir un éloge conventionnel, est
admis de mauvaise grâce, sous la réserve que, comme dans le cas de
Shakespeare, par exemple, des signes de considération pour la moralité
conventionnelle puissent être ingénieusement extraits de son œuvre. Mais cette
indifférence à l’éloge et au blâme en raison du souci d’une expérience de
l’imagination constitue le cœur de la puissance morale de l’art. Il en découle la
libération et l’unification du pouvoir de l’art.
Shelley disait : « Le grand secret de la morale est l’amour, ou bien une
échappée hors de notre nature et une identification de nous-mêmes avec la
beauté qui se trouve dans une pensée, une action, ou une personne, qui n’est
pas la nôtre. Pour être bon, un homme doit imaginer de manière intensive et
globale. » Ce qui est vrai pour les individus est vrai pour le système entier de la
morale dans la pensée et dans l’action. Puisque la perception de l’union du
possible et de l’actuel dans une œuvre d’art est elle-même un grand bien, le
bien ne s’achève pas avec l’occasion immédiate et précise en laquelle il est
causé. L’union qui se présente dans la perception persiste dans la répétition du
mouvement et de la pensée. Les premières suggestions de larges et grandes
réorientations du désir et de l’intention sont forcément issues de l’imagination.
L’art est un mode de prédiction qui ne se trouve pas dans les graphiques et les
statistiques, et il suggère des possibilités de relations humaines qui n’ont pas à
être fondées sur la règle ou le précepte, l’exhortation ou la contrainte.
Mais l’art, là où l’homme ne parle pas seulement à l’homme,
mais à l’humanité — l’art peut dire la vérité
Indirectement, accomplir l’exploit qui fera naître la pensée.
Il ne fait aucun doute que nombre des profondes transformations qui ont
traversé les arts et les lettres aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale
seraient bien difficiles à saisir sans référence aux théories esthétiques de John
Dewey. Et pourtant, nous sommes encore loin d’avoir mené un examen
détaillé de la manière dont Dewey a marqué la pensée des artistes américains.
Même si cet article s’en tient à mon domaine d’intérêt, les arts visuels, il n’en
demeure pas moins que des artistes aussi différents que Peter Brook, John
Barthelme, John Cage et Charles Olson se sont trouvés devant les mêmes
instigations sous-jacentes que celles formulées d’abord par Dewey. Les
esthéticiens ont souvent relevé l’ampleur du projet de Dewey (et les problèmes
qui en découlent) mais ne se sont guère donné la peine de mettre en relation
ses points de vue et l’évolution du monde de l’art. Les traits communs que
partagent l’avant-garde américaine récente et l’œuvre de Dewey touchent,
d’abord, à une nouvelle manière de constituer le champ de l’expérience ;
deuxièmement, à la conception de la spatialité comme condition
d’intelligibilité pour faire apparaître l’expérience, à l’image des rythmes de la
vie quotidienne ; et troisièmement à un effort pour briser les délimitations
existantes entre les différentes formes d’art, associé à la recherche d’une
synthèse qui tente de se rapprocher de l’expérience du banal, et par là de la vie.
Rien là pour autant qui contredise l’influence qu’ont pu avoir le surréalisme
et d’autres traditions esthétiques européennes sur les artistes américains. Dans
les arts plastiques, cette influence passe par ce que Pollock désigne comme
« l’idée que l’origine de l’œuvre d’art est l’inconscient1 », conception qui a
vraiment permis aux peintres américains de se libérer de l’héritage européen. À
cela s’ajoute une certaine prédisposition des artistes américains à se sentir
préoccupés par la nature sociale de l’art et du travail créatif, et par le rôle
essentiel des tensions dans la vie quotidienne, qui a transformé l’influence du
surréalisme en un nouveau vecteur esthétique. N’étaient ces questions de
rythmes et d’énergies que Dewey a clairement mises en lumière, le mouvement
que recouvre la désignation bien imprécise d’expressionnisme abstrait ne serait
pas grand-chose d’autre qu’une interprétation résolument non orthodoxe de la
doctrine surréaliste.
Mon propos n’est pas de construire un lien de cause à effet entre le livre de
Dewey, Art as Experience, et tous les événements qui suivent dans les
développements de la peinture et de la sculpture aux États-Unis, mais plutôt de
faire apparaître combien la rupture que marque le grand philosophe américain
avec la tradition de l’esthétique continentale rend sa contribution si
importante. Car les propositions de Dewey tracent une ligne de partage des
eaux au sein de l’histoire de l’esthétique occidentale. En ce que Hegel, Bergson,
et même Croce maintiennent des catégories différentes et de nettes distinctions
entre les formes de connaissance artistiques, au-dessus et par opposition à toute
autre forme de processus mental, ils demeurent essentiellement aristotéliciens
dans leur conception esthétique. Dewey quant à lui, fort de son penchant à
effacer les divisions entre des formes de connaissance qui ont été jusque-là
considérées séparément, devient le premier esthéticien en deux mille ans à
braver les commandements fondamentaux de l’esthétique aristotélicienne : ce
qu’il fait avec bien plus d’égards théoriques que s’il pratiquait une pure et
simple évacuation de la conception d’une expérience esthétique fondée sur une
catégorisation métaphysique.
Là où pour Aristote l’art est affaire de création au détriment de l’action,
Dewey renverse les termes de manière à faire porter l’accent sur la dimension
de l’action dans le processus créatif. En soulignant l’importance des énergies
par quoi d’intenses moments de la vie d’artiste sont convertis en œuvres d’art,
il a fait se déplacer l’attention de nombreux auteurs qui l’ont précédé de l’objet
au procès de constitution de l’objet. Dès lors, les trois unités centrales pour
Aristote — temps, lieu, récit — n’ont plus guère d’importance pour Dewey qui
met l’accent sur le rôle de l’intensité émotionnelle dans l’organisation des
produits de l’imagination artistique.
Le recours direct à des concepts comme « développement », « progression »
et « ordre » indique cependant que la rupture de Dewey avec la tradition
esthétique qui lui est antérieure n’est pas totale. Ce que Stephen Pepper désigne
par « l’éclectisme deweyien2 » n’est guère plus que la nécessité de maintenir
certains postulats aristotéliciens qui forment le substrat de ses théories. Dans la
mesure où il affirme le caractère unificateur de l’expérience, Dewey a vu que le
trait fondamental de tout événement esthétique réside dans une organisation
cohérente des phénomènes individuels. Il s’oppose ici à la conception d’une
unité qui soumettrait chacune de ses parties à l’idée du tout. Cette exigence
sous-jacente de cohérence semble avoir conduit Pepper à considérer l’aspect
organiciste des théories de Dewey comme contradictoire avec son
pragmatisme3. Mais quoi qu’il en soit, c’est la nature pragmatique de son
esthétique — exprimée en termes de tension, de saisie, de conflit, d’énergie, de
diffusion, de puissance d’instants individuels — qui révèle le mieux sa
contribution aux innovations dans des formes avérées par le devenir esthétique
contemporain (pour autant que l’on peut cerner une tendance générale qui
traverserait la diversité vers quoi tendent les arts).
Implications sociales
Considéré dans son contexte, Art as Experience (publié en 1934) était
remarquable pour la manière dont s’y cristallisait nombre de préoccupations
montantes parmi les artistes qui cherchaient des orientations au plein cœur de
la Dépression. Plus que toute autre chose, c’est la Dépression qui a conduit les
artistes à éprouver comme l’un des buts de leur travail l’exigence d’une plus
grande conscience sociale, renforçant l’attention grandissante chez peintres et
sculpteurs à décrire des aspects de la réalité américaine. D’autre part, Art as
Experience a servi à convaincre les administrateurs du Federal Art Project que
« les artistes américains ont un rôle à jouer dans le monde4 », une idée
imputable à Dewey, nous y reviendrons. En bref, à travers la formation
d’unions et de regroupements d’artistes, le sentiment d’un horizon commun
était partagé par un grand nombre d’individus, à une échelle qui n’a sans doute
pas d’équivalent depuis le Moyen Âge. Même les artistes les plus attachés aux
développements du modernisme européen ont un moment laissé de côté leurs
expériences d’art pour l’art, dirigeant leurs efforts vers la condition des pauvres,
des sans-emploi, vers tout ce qui relève des traditions d’une nation
démocratique. Presque tous les artistes américains importants qui peignaient
d’une manière plus abstraite renoncèrent alors aux idées européennes de
spiritualité et de pureté en peignant dans le sentiment que l’art pouvait
produire « un profond changement dans notre environnement et notre vie5 ».
C’est cette impulsion qui a poussé les artistes américains qui travaillaient à
New York dès le début des années trente, même les plus avant-gardistes d’entre
eux, à penser que l’art ne pouvait être séparé de la vie.
Le musée
Dans un sens plus général, c’est l’attention que Dewey porte aux
implications sociales de l’art (et il y a là de quoi justifier la qualification comme
pragmatique de ses théories esthétiques) qui a réellement déterminé la plupart
de ses vues sur la nature de l’esprit artistique contemporain. L’affirmation qui a
paru la plus directe et convaincante aux yeux des artistes alors engagés dans le
Federal Art Project se trouve dans l’ouverture de Art as Experience, quand
Dewey pose l’équivalence entre une œuvre d’art mise au musée et une œuvre
coupée des circonstances qui l’ont amenée à exister.
En réfléchissant sur des cultures où l’idée du musée est inconnue, Dewey
constate que les arts (danse, mode, sculpture, musique, peinture) « font partie
intégrante de la vie réelle d’une communauté organisée6 ». Une œuvre qui se
trouve séparée à la fois de ses origines et des conditions qui l’ont produite laisse
voir bien peu de chose des formes d’expérience qui l’ont engendrée. Seule
l’œuvre prise dans son contexte original peut avoir un sens comme partie de la
vie ; une œuvre mise au rang d’objet de musée est privée de son sens comme
partie intégrante de la vie quotidienne.
C’est dans cette situation précisément que se trouvaient les artistes qui, dans
les années trente, ont tenté de créer un art vivant. Alors que la sphère muséale
n’a pas cessé de perdre de son crédit, l’occasion de faire des peintures
monumentales dans des édifices publics offerte par le Federal Art Project
apparaît comme une bonne voie pour rapprocher l’art et la vie. Les peintures
murales, qui obligent les artistes à travailler en équipe sous le regard du public
sur le lieu même où leur peinture demeurera visible, s’intègrent à la vie
quotidienne parce qu’elles s’exercent hors de l’enceinte du musée.
Plus largement, le principe rationnel qui motive le Federal Art Project
consiste à encourager « le public dans son ensemble à participer à une
expérience d’art ». C’est ce qu’exprimait Holger Cahill, directeur du Federal
Art Project de 1935 à 1943, dans un discours prononcé à l’occasion de la
célébration du quatre-vingtième anniversaire de John Dewey7. L’importance
sociale de « l’art dans la vie de la communauté » n’est qu’une des idées de
Dewey dont Cahill pensait qu’elles comptaient pour les artistes engagés dans le
Federal Art Project. D’autres tiennent dans le rejet de la conception
européenne du chef-d’œuvre, dans le déni de la tentation de l’art pour l’art, au
bénéfice d’une idée de l’art pour la société. Au fondement de ces affirmations
se trouve l’insistance de Dewey à défendre l’idée de l’art comme partie
intégrante de la vie dans la société ou la nation qui l’a produit, et non pas, dans
les conditions idéales, comme instrument pour valoriser l’individu moyen dans
un univers aussi coupé du monde que celui du musée, ni pour être le support
de l’affirmation isolée de l’autoexpression artistique.
L’attitude des plus jeunes des peintres expressionnistes abstraits (Willem De
Kooning, Adolph Gottlieb, Barnett Newman, Jackson Pollock, Mark Rothko
et Clyfford Still), qui sont parvenus sur le devant de la scène dans la décennie
suivante, et de tous ceux qui ont travaillé pour le FAP étaient en général
hostiles au musée. En premier lieu, il faut préciser qu’une bonne part de cette
hostilité tenait plus à des raisons pratiques qu’esthétiques. En effet, jusqu’à la
fin des années quarante et au début des années cinquante, les expressionnistes
abstraits étaient ignorés, voire profondément honnis par les galeries comme par
les musées.
Les conséquences les plus radicales de la défiance de ces artistes avaient les
mêmes sources que les critiques principales adressées par Dewey au musée.
Présenter une peinture dans une situation étrangère à celle, très chargée
émotionnellement, d’où elle provient, prive l’œuvre de son contexte originaire
comme fait de réalité vécue. Mark Rothko estimait que ses peintures voient
leur « existence dans le monde » sacrifiée dans l’enceinte d’une galerie8. Barnett
Newman se montrait très clairement plus proche encore de Dewey dans sa
critique de l’espace du musée quand il se fit le premier avocat des arts primitifs,
parmi ce groupe de peintres qui tous, au début de leur carrière, se sont
intéressés à une interprétation mythique de la nature comme source
d’inspiration. Les arts primitifs font naître chez l’artiste comme chez le
regardeur le désir de se lancer dans un voyage métaphorique vers les origines
d’une culture où, « dans une société mieux faite que la nôtre, le besoin
d’expérience transcendante était compris et jouissait d’une reconnaissance
officielle9 ». Pour Newman, l’art des Indiens de la Côte Ouest ne pouvait être
détaché de son contexte social, car il faisait partie de la vie quotidienne, tout à
la fois en y trouvant sa source et en la nourrissant.
Ce ne sont pas tant les expressionnistes abstraits qui pousseront jusqu’au
bout cet élan, mais plus encore les John Cage et la mouvance du happening,
parvenue à maturité dans le cours des années cinquante. Mais l’idée était en
germe, encore implicite, chez les expressionnistes abstraits, que l’œuvre d’art est
un environnement vivant qui s’établit dans le contexte émotionnel de la
peinture, un contexte si chargé que les murs d’un musée ne sauraient le
contenir.
Action
Comme étude théorique du processus créatif, Art as Experience fait écho aux
premières conceptions philosophiques de Dewey touchant à l’homme et à
l’environnement, considérés comme éléments d’une dialectique dynamique,
conceptions qui ont d’importantes conséquences pour ses idées sur les relations
entre l’artiste (et le regardeur) et l’œuvre d’art. C’est peut-être pour son
interprétation de la définition du lien construit par l’homme entre lui-même et
le problème de son existence dans la nature que Dewey est passé pour le plus
avancé des philosophes pragmatiques américains. Les premiers éléments qui
ont permis cette définition se trouvent dans la confrontation entre l’homme et
son milieu, milieu qu’il tend à adapter à ses besoins par la puissance de l’action
humaine. Cette assimilation fragile de l’organisme humain à son milieu
produit une dialectique continue entre harmonie et désaccord, alors même que
ce désaccord est le moteur de cette harmonie. Ces mêmes notions de tension et
de combat ont trouvé plus tard un écho dans la peinture de certains
expressionnistes abstraits (et elles doivent être relevées si l’on veut comprendre
l’apparente désarticulation logique de bien des pages de prose et de poésie
contemporaine).
Pour Dewey, c’est le principe d’action qui domine toutes les facettes de la
nature humaine. Il n’y a pas de divorce dans son esprit entre pensée et action,
puisque la pensée est conçue comme un procès actif et ininterrompu entre
l’organisme et l’environnement. La pensée ne peut pas être séparée de l’objet
du savoir puisque sa saisie même est une partie intégrante du fait de penser.
Dewey concevait le savoir comme un faire, non comme un voir et rejetait donc
toute conception spectatrice et passive du savoir. De telles conceptions ont de
sérieuses conséquences sur la question de la perception esthétique. Pour lui,
toute solution de la question qui tiendrait de la contemplation ou qui
résulterait d’une certaine « distance physique » relèverait d’une conception bien
affaiblie de l’art dans laquelle le regardeur serait maintenu dans l’impossible
situation d’être séparé de son milieu. L’effet d’une telle attitude esthétique est
de prédisposer le regardeur exclusivement à un art d’ordre et de régularité. À
contre-pied d’une semblable conception, l’affirmation de Dewey que la vie est
« activité » le conduisit à penser la question de la perception esthétique comme
un processus sensible, voluptueux, actif, où la contemplation n’a qu’une petite
part. À l’homme-spectateur s’est substitué l’homme-acteur.
C’est dans cette mesure que Dewey peut être compris comme précurseur de
l’expressionnisme abstrait, traçant un lien entre des personnalités aussi
différentes que Franz Kline, Willem De Kooning et Jackson Pollock. Quinze
ans après la parution de Art as Experience, ils ont en partage d’avoir au début de
leurs carrières considéré la peinture comme un moyen d’exploration actif du
tableau. En concentrant leur art sur l’inscription de l’affectivité et de l’activité
humaine, ils ont non seulement fondé une conception de la peinture
profondément différente et plus libertaire, mais une conception qui est
considérée comme le premier développement proprement américain dans
l’histoire de l’art.
Si nous sommes enclin à concevoir le peintre expressionniste abstrait comme
un acteur, suivant en cela Harold Rosenberg dans un article de 1952 sur
l’action painting10, il n’est pas bien difficile de démêler le fil qui lie la théorie de
Dewey à la peinture de Pollock et aux conceptions critiques de Rosenberg. À ce
point, au-delà de l’évidente relation étymologique entre les mots action, activité
et la dénomination d’action painting, il ne faut pas en ignorer le sens plus
profond, qui devient explicite quand on considère ce que veut dire Dewey en
parlant d’expression esthétique.
Au même titre que les autres compétences cognitives humaines, l’art relève
de la tension entre la conscience et un monde tenace et consistant. Partant de
là, l’intégration complète de l’organisme humain dans son milieu produit une
harmonie ou une union dans les affaires humaines. Mais en tant qu’organisme,
l’homme ne saurait réaliser son potentiel de croissance à défaut d’un état de
tension entre lui et son milieu. Dewey défend que ces moments de tension
doivent être cultivés par l’artiste, pour constituer « le théâtre dans lequel action,
sentiment et sens ne font qu’un ». C’est que Dewey considérait le terme
d’expression dans son sens étymologique de « faire sortir », ou plus précisément
comme l’intégration des états de résistance de l’« impulsion » pour exprimer
l’émotion. Dans sa conception, une œuvre d’art est une expérience complète
« de l’interaction des conditions et des énergies organiques et
environnementales ». Et plus encore, l’objet d’art exprime un type d’énoncé
« extorqué » par l’artiste à ses propres impulsions internes.
Ce sont donc « les énergies qui trouvent leur origine dans l’expérience elle-
même » que Dewey proposait en critère à la détermination de ce qui fait de
quelque chose une œuvre d’art. Cette définition très notablement élargie de
l’art comme expérience d’énergies organisées et contrôlées, quand elle est mise
en relation avec des termes comme « saisie globale », « impulsion » ou
« organisations d’énergies », décrit clairement l’essence des drip canvases que
Pollock peint entre 1947 et 1950. De la même manière, quand il parle du
processus créatif, Dewey semble faire une description de Pollock en train de
peindre : « Le tourbillon marque l’endroit où l’impulsion intérieure et le
contact avec l’environnement […] se rencontrent et entrent en effervescence. »
Et d’expliquer aussitôt ce point en prenant pour exemple la danse indienne.
Pollock lui aussi a volontiers évoqué les Indiens du Sud-Ouest comme source
de son travail, et la clé de la compréhension des rythmes violents de ses plus
impressionnants tableaux tient à ses déplacements autour et sur les peintures
qui sont des pas de danse, effectués en laissant s’écouler et dégoutter ses
pigments.
De manière saisissante, Dewey a compris qu’une esthétique fondée sur
l’action poserait de nouveaux problèmes techniques aux artistes, qui se feraient
jour « à la faveur de la nécessité de nouveaux modes d’expérience ». Les
situations expérimentales (comme celles de l’expressionnisme abstrait) allaient
requérir des approches entièrement renouvelées de l’art, qui déboucheraient sur
le développement de nouvelles techniques. Ainsi avec Pollock : pour donner
forme à son approche énergétique de la peinture, l’artiste, après une longue
période de doutes et de faux départs, comprit finalement qu’il lui était
nécessaire de rejeter l’usage du pinceau, s’il devait demander au déplacement
du corps de déterminer la composition de ses œuvres. Sous le seul éclairage de
l’influence surréaliste, qui certes permit à Pollock de se débarrasser de la vieille
conception que la peinture se faisait au pinceau, on ne peut sans doute soutenir
que Dewey est une voix qui ouvre vers l’action painting ; pourtant, l’accent
qu’il a mis sur le développement de conflits entre esprit et matière comme
constitutif de la nature de l’expression esthétique a anticipé l’expressionnisme
abstrait, et en particulier Pollock dont les œuvres sont de l’activité pure
transférée sur la toile.
L’art et la vie
Le cœur de l’esthétique de Dewey tient dans l’affirmation de la spécificité de
l’expérience esthétique (en tant qu’elle s’oppose à l’expérience ordinaire). Selon
sa définition, l’expérience est conçue comme la rencontre totale avec un
phénomène extérieur, qui suit un cours complet de son commencement à sa
fin, et qui se trouve complètement intégré dans la conscience comme une
entité distincte d’autres expériences.
Dans sa formulation la plus simple, cette définition recouvre toutes les
définitions antérieures de l’art de sorte que beaucoup d’objets et d’activités
humaines considérés hors des limites de l’art possèdent désormais certaines
qualités esthétiques. Les actes politiques, moraux ou pratiques pourraient être
considérés comme esthétiques s’ils étaient produits avec une intensité qui
implique entièrement l’individu qui les produit. En un mot, tout acte humain
peut posséder des caractères esthétiques pour peu qu’il soit conduit jusqu’à sa
plénitude. D’un autre côté, toute chose serait hors esthétique, qui ne
comprendrait pas un développement avec des temps distincts, soit par manque
de marque de début et de fin, soit parce que l’expérience de la chose est si
ténue que n’importe quel autre événement interromprait instantanément le
projet initial. Voilà qui renvoie au propos de Pollock quand il décrit, en 1947,
dans le magazine Possibilities la situation d’être dans sa peinture :
Quand je suis dans ma peinture, je ne suis pas conscient de ce que je suis en train de faire. Ce n’est
qu’après une sorte de moment de « période de reconnaissance » que je perçois ce que j’ai fait, ce qui s’est
passé. Je ne crains pas de faire des transformations, de détruire l’image, etc., car la peinture a une vie qui
lui est propre Je m’efforce de la laisser se faire jour. C’est quand je perds le contact avec la peinture que le
résultat est un gâchis11.
Reste une question simple. Y a-t-il des relations directes entre les théories de
Dewey et la peinture d’artistes qui sont venus après lui ? Tout en constatant
que les idées de Dewey ont largement circulé parmi les artistes et les critiques
pendant les années trente, il suffit de relever que, même si l’influence de ses
théories n’a pas eu d’impact direct chez les artistes, elles sont l’indice d’une
communauté d’intérêts dont procède une série de catégories et d’idéaux
esthétiques qui à leur tour vont constituer le cadre de travail des artistes
américains pour au bas mot une trentaine d’années. Et pour autant que
l’expressionnisme abstrait a pu être considéré comme un mouvement
exclusivement américain, je suggère que ces idées ont pu servir de fondement à
une esthétique dont les attributs sont déjà dans les arts originairement
américains15. En confrontant les éléments de la discussion sur Art as Experience
de Dewey et quelques extraits choisis d’écrits de peintres et de critiques
américains, il apparaît que même des artistes qui n’ont jamais eu de contacts
directs avec les théories de Dewey ont à l’esprit des préoccupations proches.
À la première publication de Art as Experience, la réponse fut immédiate de
la part des artistes européens puis aux États-Unis. Deux ans après sa sortie,
Josef Albers publiait le premier de ses deux articles en anglais intitulés « Art as
Experience16 », dans lequel il entendait montrer, en mêlant l’idéologie du
Bauhaus et l’argumentation de Dewey, comment l’art ne pourrait plus être
tenu à l’écart de la vie quotidienne. Venu du surréalisme, Roberto Matta
Echaurren s’engageait sur l’idée d’un art qui trouverait son fondement dans
l’expérience en s’appuyant sur sa lecture de Dewey, alors que le peintre
allemand Wolfgang Paalen affirmait en parlant du philosophe américain : « Il a
donné les bases d’une véritable esthétique moderne17. » C’est par Matta
Echaurren, lorsqu’ils travaillèrent ensemble en 1941, que Motherwell, William
Baziotes et, ponctuellement, Pollock, ont eu un contact de première main avec
le surréalisme.
L’attention accordée à Dewey dans les cercles artistiques américains dans les
années 1930 était plus large encore. D’après les propos de Cahill cités plus
haut, il n’y a guère de doute quant à l’influence de Art as Experience sur les
administrateurs du Federal Art Project, pour l’inspiration et la justification de
nombre de leurs programmes, programmes dont les effets ont imprégné les
futurs expressionnistes abstraits alors employés dans les chantiers du FAP.
Cahill résume dans ce long extrait la manière dont les idées philosophiques de
Dewey « ont été traduites en programmes d’actions », avec cette notion
d’« action » devenue mot-clé de bien des programmes artistiques de la période
de la Dépression.
Il me semble que les idées de John Dewey, plus sans doute que celles de tout autre philosophe de notre
temps, ont été prises comme projet d’action dans le champ de l’activité quotidienne, et qu’elles ont été assez
librement interprétées par le sens commun des Américains. Cela est dû pour partie à ce qu’elles sont des
idées solides et exploitables ; mais aussi à ce qu’elles sont d’une veine très américaine […] et que leur
initiateur ne s’est jamais coupé ni retiré, mais au contraire qu’il a toujours été partie prenante dans la vie,
la pensée et le mouvement de la société humaine où ses idées ont trouvé racine18.
La diffusion de la pensée de Dewey auprès des cercles artistiques new-
yorkais a été facilitée par le magazine de l’Union des artistes, Art Front, où
parurent en ordre dispersé des articles soutenant l’importance de ses idées.
L’héritier politique de l’Union des artistes, l’American Artists Congress, invita
Dewey pour une intervention dans leur session d’ouverture, invitation que
Dewey ne put honorer, semble-t-il19. Parmi les expressionnistes abstraits,
Robert Motherwell fut certainement informé des arguments centraux de
Dewey. En effet, il a étudié l’esthétique à Harvard en 1939 puis à Columbia
avec Meyer Shapiro, qui avait lui-même relu et corrigé avant publication des
parties de Art as Experience à la demande de Dewey.
Mais l’avocat des idées de Dewey le plus écouté et le plus convaincant fut le
peintre régionaliste américain Thomas Hart Benton, qui fut professeur et ami
de Pollock de 1931 à 1937. Puisque Benton est la seule figure de mentor que
Pollock a reconnue dans ses années de maturité20, il paraît plus que
vraisemblable que le jeune peintre connaissait l’enthousiasme de Benton pour
Dewey. Le débat entre historiens pour mesurer l’importance de l’influence de
Benton sur Pollock a été vif21. Quand bien même Benton n’aurait pas eu
d’influence sur Pollock, il apparaît clairement que son jeune élève et lui
travaillaient dans un esprit proche.
Benton avouait volontiers sa dette à l’égard du philosophe américain. Il
connaissait le travail de Dewey dès 192822, et n’avait pas limité sa lecture à Art
as Experience. Au travers de l’insistance mise par Benton sur les sensations, sur
l’expérience directe et sur l’art vivant, il paraît bien qu’il a largement prélevé
dans les formules clés de Dewey. Les contemporains de Benton n’ont pas
manqué de relever ce que sa terminologie devait au vocabulaire de Dewey.
Jacob Burck, dans un article paru dans Art Front, relevait que Benton, en
suivant Dewey, avait commencé à parler de « la fonction sociale de la peinture
murale23 ».
C’est surtout vis-à-vis du choix auquel s’est attaché Benton de sujets de
peinture qui visent à l’attention immédiate du grand public, que les idées de
Dewey sonnent comme une confirmation. La peinture ne doit pas concerner
un petit nombre d’élus, mais être « le fruit de l’expérience de la vie tout entière
de l’artiste comme être social24 ». À terme, pourtant, il est certain que la
restriction aux sujets régionaux empruntés au Midwest rural ne trouverait pas
grâce aux yeux de Dewey, qui s’oppose à toute restriction ou délimitation des
sujets. D’un autre côté, à l’examen des raisons qui fondent le régionalisme de
Benton, on rencontre les principaux motifs de Dewey :
La définition d’un art expressif trouve son origine dans la définition du type d’expérience qui peut le
produire. […] Un art vivant, ou plutôt des arts vivants ont leur source dans les expériences directes de la
vie de leurs acteurs, dans leur milieu et leur contexte local. […] L’expérience […] quand elle porte sur la
question d’un art vivant, est intimement liée à son contexte local. Puisqu’une expérience de cette sorte est
fortement marquée par son conditionnement environnemental et psychologique, elle demeure liée par une
relation sociale directe à la communauté25.
STEWART BUETTNER*
1. Jackson Pollock, in « Jackson Pollock », Art and Architecture, 61, no 2, février 1944, p. 14.
2. Stephen C. Pepper, « Some Questions on Dewey’s Aesthetics », in The Philosophy of John Dewey, ed.
Paul Schilpp, New York, 1939.
3. Dans cet article, Pepper voit les aspects pragmatistes de l’esthétique de Dewey s’opposer à la
motivation organiciste qui sous-tend Art as Experience. Bien qu’il ne soit pas commode de concilier
l’usage du mot pragmatique avec les conceptions de Dewey sur l’art, Pepper ici l’utilise pour signifier la
domination sur un ensemble cohérent de sentiments (organique) qui s’accomplit dans l’expérience
individuelle (pragmatique) intensément vécue. L’organiciste met au premier plan la cohérence, le
pragmatiste l’immédiateté de l’expérience aux dépens de la totalité.
4. Holger Cahill, New Directions in American Art, New York, 1936, p. 29. (Cahill était alors directeur
du Federal Art Project.)
5. « Lettre ouverte à la rédaction », Art Front 3, no 7, octobre 1937. Cette lettre a été rédigée par un
groupe d’artistes américains qui étaient très enclins à suivre les voies ouvertes par les peintres modernes
européens : les American Abstract Artists. Leurs positions étaient en général radicalement opposées à
celles de peintres américains plus traditionnels, mais la Dépression a contribué à réduire les écarts de
positions. Leur lettre se termine par une affirmation qui apparaît dans Art as Experience et qui trouve alors
grand écho chez nombre d’artistes américains : l’idée de « la recherche d’une combinaison logique entre
l’art et la vie ».
6. Chap. I, p. 35-36.
7. H. Cahill, p. 18 : « Étant donné l’isolement caractéristique des artistes dans le passé récent, cette
nouvelle tendance vers une assistance et une solidarité mutuelles est très significative. C’est un aspect qui
préfigure l’émergence de nouveaux types de relations entre l’artiste et le public. » Le Dr Francis V.
O’Connor, qui a bien voulu relire cet article dans sa forme initiale avant sa présentation à la Midwestern
Conference of Art Historians le 14 avril 1973 et qui fait autorité sur l’histoire du FAP, a attiré mon
attention sur le discours tenu par Cahill le 28 octobre 1939 à l’occasion de l’anniversaire des 80 ans de
Dewey (publié en préface in Art for the Millions, ed. F. V. O’Connor, Greenwich, Connecticut, 1973,
p. 33-44). Ce texte montre non seulement que Cahill connaissait Art as Experience mais que les
fondements philosophiques du FAP sont largement redevables à Dewey.
8. Lettre de Mark Rothko à Lloyd Goodrich (20 décembre 1952), Archives of American Art,
Washington, DC.
9. Barnett Newman, Northwest Coast Indian Painting, catalogue d’exposition, New York, 1946.
10. Harold Rosenberg, « The American Action Painters », Art News, 51, no 8, décembre 1952, p. 22-
23 et 48-50.
11. Jackson Pollock, « My painting », Possibilities, 1, hiver 1947-1948, p. 79.
12. Van Meter Ames, « John Dewey as a esthetician », JAAC 12, no 2, décembre 1953, p. 46.
13. Robert Motherwell, « What abstract art means to me », Bulletin of the Museum of Modern Art, 18,
o
n 3, été 1951, p. 12.
14. Robert Motherwell, Personal Statement : A Painting Prophecy, 1950, Washington, DC, non paginé.
15. Dans une certaine mesure, la stimulante tentative de John W. McCoubrey de distinguer les
caractéristiques spécifiquement américaines dans les arts visuels (The American Tradition in Painting, New
York, 1963) s’appuie fortement sur l’esthétique de l’expressionnisme abstrait. Écrit au sortir du plus fort
du mouvement, cet essai consacre la singularité de la peinture américaine comme marquée par « l’étendue
et la disponibilité de l’espace géographique ». La spatialité que McCoubrey reconnaît au paysage
américain est de la même nature que l’espace élargi dont parle Rosenberg (voir note 10) et dont Pollock
reconnaît l’influence majeure sur son travail. Il est clair que McCoubrey s’est saisi d’éléments essentiels
qui préoccupaient les expressionnistes abstraits (qu’il nomme les « incertitudes du monde moderne » et la
« non-innocence accordée à la nature ») et c’est au travers de cette grille de lecture qu’il a conduit son
interprétation de trois siècles de l’histoire de l’art américain.
16. Josef Albers, « Art as Experience », Progressive Education, 12, no 6, octobre 1935, p. 391-393. Le
titre et la date de publication montrent la rapidité d’assimilation par Albers des idées de Dewey. Le
second article qu’Albers publie sur le même sujet (« A note on the Arts in Education », American
Magazine of Art, 29, no 4, avril 1936, p. 23) fait un peu plus que de reprendre la matière du premier.
17. James T. Soby, « Matta Echaurren », Magazine of Art, 40, no 2, février 1947, p. 102 ; Wolfgang
Paalen, Form and Sens, New York, 1945, p. 18.
18. H. Cahill, « American Resources in the Arts », allocution prononcée le 28 octobre 1939 et
recueillie dans O’Connor (op. cit. note 7), p. 33.
19. L’invitation est évoquée dans l’éditorial de Art Front (1, no 4, avril 1935), mais jamais le texte de
l’intervention, si elle eut lieu, ne parut dans les éditions suivantes de Art Front pas plus que dans le First
American Artists Congress (New York, 1936), où en revanche furent publiées les interventions de Lewis
Mumford et de Meyer Shapiro, cités dans l’éditorial de Art Front au même titre que Dewey comme
intervenants envisagés. Il semble donc bien que Dewey ne put se rendre à cette invitation.
20. Pollock, « My Painting », op. cit., note 11, p. 79.
21. L’échange épistolaire entre William Rubin et Francis V. O’Connor se trouve p. 4 et 5 de Artforum
Magazine (5, no 10, été 1967). La controverse découlait d’articles publiés par les deux auteurs dans le
même magazine entre février et mai de cette année-là.
22. Thomas H. Benton, An American in Art, University of Kansas Press, 1969, p. 170.
23. Jacob Burck, « Benton sees red », Art Front, 1, no 4, avril 1935, p. 8.
24. Thomas H. Benton, An Artist in America, New York, 1951, p. 478.
25. Thomas H. Benton, « Art and nationalism », Modern Monthly, 8, mai 1934, p. 235.
26. Thomas H. Benton, « Art vs The Mellon Gallery », Common Sense, 10, juin 1941, p. 172.
27. Rosenberg faisait savoir, dans une lettre au biographe de Pollock, B. H. Friedman, que l’action
painting n’était pas un concept qui s’appliquait à tous les peintres expressionnistes abstraits. Il est
bienvenu pour Pollock ou De Kooning : « L’idée d’action painting ne concerne pas Rothko, Still, Gottlieb
ou Newman. Pas plus que Gorky. […] En bref, action painting n’est pas synonyme d’expressionnisme
abstrait, même s’il y a des relations » (B. H. Friedman, Jackson Pollock : Energy Made Visible, New York,
1972, p. 197).
28. Thomas H. Benton, An Artist in America, op. cit., note 22, p. 255-256.
* Stewart Buettner est romancier, essayiste, professeur d’histoire de l’art au Lewis and Clark University,
Portland, Oregon, États-Unis. Cet article est paru dans le Journal of Aesthetics and Art Criticism, no 33,
1975 ; traduction française Christophe Domino.
COLLECTION FOLIO ESSAIS
GALLIMARD
Titre original :
ART AS EXPERIENCE
Extrait de
THE COLLECTED WORKS OF JOHN DEWEY.
THE LATER WORKS, VOLUME 10, 1934.
Publié avec l’autorisation de Southern Illinois University Press,
1915 University Press Drive MC 6806, Carbondale, Illinois 62901 USA.
© 1987, 2008 by the Board of Trustees, Southern Illinois University.
© Éditions « Tractatus & Co », 2005.
Couverture : Pierre Buraglio, Fenêtre, 1977 © ADAGP, 2010. Musée national
d’art moderne, Centre Pompidou, Paris. Photo © collection Centre Pompidou,
Dist. RMN/Droits réservés.
John Dewey
L’art comme expérience
Présentation par Richard Shusterman
Postface par Stewart Buettner
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Cometti
et alii