Directions de Avenir

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Pierre Teilhard de Chardin

[1771-1955]
jésuite, paléontologue et philosophe français

(1973)

LES DIRECTIONS
DE L’AVENIR

Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole,


professeure retraitée de l’enseignement au Cégep de Chicoutimi
Page web. Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


Fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, sociologue
Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 2

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Gemma Paquet, bénévole,


professeure retraitée de l’enseignement au Cégep de Chicoutimi
Courriel: [email protected]

à partir du livre de :

Pierre Teilhard de Chardin

LES DIRECTIONS DE L’AVENIR.

Paris : Les Éditions du Seuil, 1973, 236 pp. Collection : Oeuvres de Pierre Teil-
hard de Chardin, no 11.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 17 mai 2012 à Chicoutimi, Ville


de Saguenay, Québec.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 4

Pierre Teilhard de Chardin

LES DIRECTIONS
DE L’AVENIR

Paris : Les Éditions du Seuil, 1973, 236 pp. Collection : Oeuvres de Pierre
Teilhard de Chardin, no 11.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 5

Avertissement:

Les œuvres de cet auteur sont dans le domaine


public au Canada, mais encore soumis aux droits
d’auteur dans certains pays, notamment en Euro-
pe et aux États-Unis.

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ponsabilité.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 6

[4]

Oeuvres de Teilhard de Chardin


Aux Éditions du Seuil

I. LE PHÉNOMÈNE HUMAIN
II. L'APPARITION DE L'HOMME
III. LA VISION DU PASSÉ
IV. LE MILIEU DIVIN
V. L'AVENIR DE L'HOMME
VI. L'ÉNERGIE HUMAINE
VII. L'ACTIVATION DE L'ÉNERGIE
VIII. LA PLACE DE L'HOMME DANS LA NATURE
IX. SCIENCE ET CHRIST
X. COMMENT JE CROIS

HYMNE DE L'UNIVERS
ÊTRE PLUS
RÉFLEXION ET PRIÈRES DANS L'ESPACE-TEMPS
LA MESSE SUR LE MONDE
SUR LE BONHEUR / SUR L'AMOUR / LE PRÊTRE
MON UNIVERS
IMAGES ET PAROLES
JE M'EXPLIQUE. textes réunis et présentés par J.-P. Demoulin

AVEC TEILHARD DE CHARDIN : « VUES ARDENTES ». extraits


importants d'œuvres inédites, par J.-M. Mortier

CAHIERS :

1. CONSTRUIRE LA TERRE. - 2. RÉFLEXIONS SUR LE


BONHEUR. - 3. TEILHARD DE CHARDIN ET LA POLITI-
QUE AFRICAINE. - 4. LA PAROLE ATTENDUE. – 5. LE
CHRIST ÉVOLUTEUR. - 6. LE DIEU DE L'ÉVOLUTION. - 7.
SENS HUMAIN ET SENS DIVIN.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 7

Aux Éditions Grasset

ÉCRITS DU TEMPS DE LA GUERRE (1916-1919)


LA GENÈSE D'UNE PENSÉE (LET'IRES DE 1911 À 1919
LETTRES DE VOYAGE (1923 À 1955)
ACCOMPLIR L'HOMME (LETTRES DE 1926 À 1952

Aux Éditions Albin Michel

LE GROUPE ZOOLOGIQUE HUMAIN

Aux Éditions Desclée De Brouwer

LETTRES A LÉONTINE ZANTA (1923-1939)

Aux Éditions Aubier

LETTRES D'ÊGYPTE (1905-1908)


LETTRES D'HASTINGS ET DE PARIS (1908-1914).
LETTRES A AUGUSTE VALENSIN

Aux Éditions Desclée et Cie

TOUJOURS EN AVANT
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 8

[7]

LES DIRECTIONS DE L’AVENIR

publié
sous le Haut Patronage
de Sa Majesté la Reine Marie-José
et sous le patronage
1. d'un Comité scientifique
II. d'un Comité général

I. COMITÉ SCIENTIFIQUE

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† ARAMBOURG (Camille), Professeur honoraire de Paléontologie au


Museum National d'Histoire Naturelle.
BARBOUR (Dr George B.), Professeur de Géologie, Doyen honoraire de
la Faculté des Arts et Sciences de l'Universi-
té de Cincinnati.
CHOUARD (Pierre), Professeur à la Sorbonne (Physiologie végé-
tale).
CORROY (Georges), Doyen de la Faculté des Sciences de Mar-
seille.
CRUSAFONT PAIRÓ (Dr M.), Dr ès Sciences, Commandeur de l'Ordre
d'Alphonse X le Savant, Chef de Section de
la C.S.I.C., Directeur de la Section de Pa-
léontologie du Musée de Sabadell.
FAGE (LOUIS), Ancien Président de l'Académie des Scien-
ces.
† GARROD (Dorothy A. E.), Doctor of Science, Oxford University, Fel-
low of the British Academy.
GEORGE (André), Directeur des Collections « Sciences d'au-
jourd'hui » et « Les Savants et le Monde ».
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 9

GRASSÉ (Pierre P.), Membre de l'Académie des Sciences. Pro-


fesseur à la Sorbonne.
HEIM (Roger), Ancien Directeur du Museum d'Histoire
Naturelle, Membre de l'Institut.
[8]
HÜRZELER (Dr Johannes), Conservateur de la Section ostéologique au
Musée d'Histoire Naturelle, Bâle.
HUXLEY (Sir Julian), D. Sc., F.R.S., Correspondant de l'Acadé-
mie : des Sciences.
† JACOB (Charles), Membre de l'Académie des Sciences.
KOENIGSWALD (G. H. R. von), Professor of Palacontology and Historical
Geology at the State University of Utrecht,
HolIand.
† LAMARE (Pierre), Professeur de Géologie à la Faculté des
Sciences de l'Université de Bordeaux.
LEPRINCE-RINGUET (Louis), Membre de l'Académie Française et de
l'Académie des Sciences, Professeur au Col-
lège de France, Président de l'Union des
Scientifiques catholiques.
LEROI-GOURHAN (André), Professeur à la Sorbonne.
MALAN (Mr B. D.), Director, Archœological Survey of the
Union of South Africa.
† MOUTA (Dr Fernando), Professeur de Géologie à l'I.S.T. de Lis-
bonne.
MONOD (Théodore), Correspondant de l'Institut, Professeur au
Museum National d'Histoire Naturelle, Di-
recteur honoraire de l'Institut Français
d'Afrique Noire.
MOVIUS, Jr. (Dr Hallam L.), Peabody Museum, Harvard University
,(U.S.A.).
† OPPENHEIMER (Robert), Director of the Institute for Advanced Stu-
dies, Princeton.
PIVETEAU (Jean), Président de l'Académie des Sciences, Pro-
fesseur à la Sorbonne.
ROBINSON (J. T.), Professional Officer in Charge, Department
of Vertebrate Palœontology and Physical
Anthropology, Transvaal Museurn, Pretoria.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 10

ROMER (Alfred Sherwood), Ph. D., Sc. D., Director of the Museum of
Comparative Zoology and Alexander Agas-
siz, Professor of Zoology, Harvard Univer-
sity (U.S.A.).
TERMIER (Henri), Professeur à la Sorbonne.
TERRA (Dr Helmut de), Former Research Associate, Columbia Uni-
versity (U.S.A.).
TOYNBEE (Sir Arnold J.), Director of Studies, Royal Institute of Inter-
national Affairs, Rescarch Professor of In-
ternational History, London University.
VALLOIS (Dr Henri Victor), Professeur au Museum Nat ional d'Histoire
Naturelle, Directeur honoraire du Musée de
l'Homme, Membre de l'Académie de Méde-
cine.
VANDEL (Albert), Membre non résidant de l'Académie des
Sciences.
† VAUFREY (Raymond), Professeur à l'Institut de Paléontologie hu-
maine.
VIRET (Jean), Professeur à la Faculté des Sciences de
Lyon.
WESTOLL (Stanley), Professor of Geology at King's College in
the University of Durham.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 11

II. COMITÉ GÉNÉRAL


TEILHARD DE CHARDIN (M. et Mme Joseph).
TEILHARD DE CHARDIN (M. François-Régis).
† TEILHARD DE CHARDIN (Mme Victor).
TEILLARD-CHAMBON (Mlle A.).
BEGOUËN (Comte Max-Henri).
MORTIER (Mlle J.).

† ARMAND (Louis), Membre de l'Académie Française.


ARON (Robert), Agrégé de l'Université, Homme de Lettres.
BARTHÉLEMY-MADAULF, Docteur ès Lettres, Professeur à l'Université
(Mme) d'Amiens.
BOISDEFFRE (Pierre de), Conseiller d'ambassade.
BORNE (Étienne), Agrégé de l'Université, Inspecteur de l'Aca-
démie de Paris.
[10]
CUÉNOT (Claude), Ancien élève de l'École Normale Supérieu-
re, Agrégé de l'Université, Dr ès Lettres.
† DUHAMEL (Georges), Membre de l'Académie Française.
GOUHIER (Henri), Membre de l'Institut.
GUSDORF (Georges), Professeur de Philosophie à la Faculté des
Lettres de Strasbourg.
HOPPENOT (Henri), Ministre Plénipotentiaire.
† HYPPOLITE (Jean), Professeur au Collège de France.
KHIÊM (Pham Duy), Ancien Ambassadeur du Viet-Nam en
France.
LACROIX (Jean), Agrégé de Philosophie, Professeur de Rhé-
torique supérieure au Lycée du Parc, à
Lyon.
MADAULE (Jacques), Agrégé d'Histoire et de Géographie, Hom-
me de lettres.
MALRAUX (André), Écrivain, ancien Ministre.
MARGERIE (Roland de), Ministre Plénipotentiaire, Ambassadeur de
France.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 12

MARROU (Henri-Irénée), Professeur à la Sorbonne.


MEYER (François), Professeur à la Faculté des Lettres et Scien-
ces humaines, Aix-en-Provence.
PERROUX (François), Professeur au Collège de France.
ROINET (Louis), Agrégé des Lettres, Professeur au Lycée
Condorcet.
RUEFF (J.), Membre de l'Institut.
SENGHOR (Léopold Sédar), Président de la République du Sénégal.
WAHL (jean), Professeur honoraire à la
Sorbonne.
WAHL (Jean, Professeur honoraire à la Sorbonne.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 13

[11]

Table des matières

Sous le patronage de
AVANT-PROPOS, par le Père Wildiers

Le Sens Humain, février-mars 1929


La Route de l'Ouest, 8 septembre 1932
L'Évolution de la Chasteté, février 1934
Comment comprendre et utiliser l'Art, 13 mars 1939
La Parole attendue, 31 octobre 1940
Note sur la Notion de Perfection chrétienne, 1942
Réflexions sur le Bonheur, 28 décembre 1943
La Morale peut-elle se passer de Soubassements métaphysiques ? 23 avril 1945
L'Apport spirituel d'Extrême-Orient, 10 février 1947
Trois Choses que je vois, février 1948
Comment je Vois, 26 août 1948
Quelques Remarques pour y voir clair, Hiver 1951
Un Sommaire de ma Perspective Phénoménologique du Monde, 14 janvier 1954
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 14

[13]

Les directions de l’avenir

AVANT-PROPOS

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En tant qu'étudiant du phénomène humain, Teilhard de Chardin


s'était toujours refusé à voir dans la conscience réfléchie un simple
épiphénomène, un simple accident de la nature, sans relation avec la
structure profonde de notre univers. Tout au contraire il s'était efforcé
d'intégrer ce « phénomène formidable qui a révolutionné la Terre et se
mesure avec le Monde 1 » dans la structure générale du monde et d'en
découvrir, à travers les tâtonnements de l'évolution, les origines dans
la texture même de la matière primitive. La conscience réfléchie, à ce
qu'il lui semblait, ne constituait nullement une anomalie ou un phé-
nomène secondaire dans la nature, comme le voudrait faire croire M.
Monod, mais bien au contraire un phénomène central, éminemment
révélateur des forces mystérieuses contenues dans la matière. Avec Sir
John C. Eccles, le grand spécialiste du cerveau humain, Prix Nobel
1963, il aurait pu dire : « Ma position philosophique est diamétrale-
ment opposée à celle de ceux qui voudraient reléguer l'expérience
consciente au rôle insignifiant d'un épiphénomène 2 ».
Mais plus encore que par les origines et la lente maturation de la
conscience à travers l'évolution de la vie, Teilhard fut fasciné par le

1 Comment je crois (Oeuvres, vol. X), p. 126.


2 John C. Eccles, Facing ReaIity, New York-Heidelberg-Berlin, 1970, p. 1.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 15

spectacle actuel des manifestations de l'esprit au sein d'une humanité


enfin parvenue à la maturité. Partout, il voyait l'esprit au travail.
[14]
Partout se manifestait, avec une force et une abondance sans pré-
cédent, la montée de l'esprit dans l'éclosion de nouvelles idées ou dans
la réalisation de nouvelles entreprises. Jamais au cours de son existen-
ce, l'humanité n'avait connu une période comparable à la nôtre : que
de progrès dans le domaine scientifique et technique, que de luttes
pour la création d'une société plus juste et plus harmonieuse, quelle
richesse et quelle variété dans toutes les manifestations de la vie artis-
tique ! Vue à l'échelle de l'histoire de l'humanité, l'époque actuelle
prenait figure d'une véritable révolution. Une nouvelle période, pro-
fondément différente de tout ce qui nous avait précédés, venait de
s'ouvrir. La Noosphère commençait à montrer ses véritables dimen-
sions et à révéler ses possibilités d'avenir. Avec un regard émerveillé
et une attention soutenue, Teilhard s'est appliqué à comprendre ce
spectacle fascinant qui se déroulait sous ses yeux et à évaluer à leur
juste valeur toutes les manifestations de l'esprit, soit dans le domaine
de la recherche scientifique, soit dans les orientations de l'effort en
matière de structures politiques et sociales, soit encore dans le domai-
ne de la création littéraire et artistique - tant en Orient qu'en Occident,
tant dans le vieux que dans le nouveau monde. Partout le même essor,
partout la même ardeur au travail, partout un même espoir de progrès
et de conquête ! Il faudra bien qu'un jour quelqu'un entreprenne une
étude sur Teilhard témoin et observateur de son époque. Dans ses es-
sais et dans ses lettres se rencontrent en effet tant de remarques inté-
ressantes, tant d'analyses de notre situation actuelle ! Cette attention
au réel, cette ouverture à la vie de son temps, cette Préoccupation
constante des mouvements de l'histoire constituent un aspect caracté-
ristique de son attitude intellectuelle. Que d'événements dont il s'ef-
forçait de comprendre le sens et la signification : la première guerre
mondiale, les grands courants politiques de notre siècle, le fascisme,
le nazisme, le communisme et la lutte pour une véritable démocratie,
le réveil des peuples d'Asie et surtout de la Chine, dont il annonçait la
renaissance et le rôle qu'elle jouerait bientôt dans les affaires mondia-
les, et puis surtout les grandes découvertes en matière d'astronomie,
d'astrophysique, de physique nucléaire et de biologie. Avec quel en-
thousiasme aurait-il salué l'époque des premiers voyages interplanétai-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 16

res et du déchiffrement [15] du code génétique, s'il avait vécu assez


longtemps pour en être le témoin. Sa vision d'avenir avait ses racines,
non tant dans l'étude et l’interprétation du passé que dans l'analyse en
profondeur des grandes métamorphoses qui s'accomplissaient au sein
de l'humanité présente. Partout il distinguait les signes précurseurs
d'un « rebondissement de l'évolution », et les indices d'un glissement
profond, qui devait tôt ou tard nous conduire vers l'épanouissement de
cette « sur-humanité » dont il prévoyait la naissance.
Il serait difficile d'exagérer le caractère réaliste et empirique des
prévisions de Teilhard quant au futur développement de la Noosphère.
Sous-jacent à tous les événements qu'il étudiait, il découvrait le même
dessein, la même orientation profonde : l'unification progressive de
l'humanité, l'intensification de la conscience commune, la naissance
d'une humanité socialisée et finalement la structure convergente de
l'évolution à la recherche de son centre cosmique. Ainsi, loin de sta-
tionner ou de régresser, l'énergie spirituelle, présente dans l'humanité,
continue-t-elle d'évoluer et de progresser vers sa complète réalisation.
Cette nouvelle situation dans laquelle l'homme se voyait placé,
exigeait de sa part une nouvelle attitude devant la vie, une nouvelle
éthique. Nos conceptions morales traditionnelles avaient leur origine
et leur fondement en la foi dans un ordre cosmique tenu pour stable et
intangible, expression sacrée de la volonté du Créateur, à laquelle
l'homme devait se soumettre sans réserve. Mais de nos jours l'univers
se présente à nous d'une manière bien différente, non pas comme un
ordre intangible et définitif, mais tout au contraire comme un ordre à
inventer et à créer par l'homme lui-même en vue de son propre épa-
nouissement. Une morale fondée sur l'existence d'un ordre naturel pré-
existant, servant de modèle et de règle à l'action de l'homme, n'avait
de sens que dans le cadre d'une conception du monde à jamais péri-
mée. La seule morale qui pouvait convenir à une humanité en marche,
cherchant sa route et s'efforçant de découvrir sa véritable destinée, ne
pouvait être qu'une morale de l'effort, une morale de la conquête, une
morale du risque et du progrès. La crise actuelle de la morale tient tout
entière dans le fait que nous ne nous sommes pas [16] encore habi-
tués à cette nouvelle situation et que nous manquons de clairvoyance
et de courage Pour en accepter les conséquences. Malgré nos doutes et
nos hésitations, cette nouvelle conception de la morale, fondée sur la
responsabilité de l'homme devant sa propre destinée, finira par s'im-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 17

poser inévitablement, étant la seule logique dans le cadre de notre


conception du monde.
Teilhard se rendait clairement compte de cette nouvelle situation.
Aussi, loin d'en sous-estimer l'importance, s'efforça-t-il d'en tirer tou-
tes les conséquences et de nous rendre conscients des changements
que cette nouvelle situation pouvait exiger de nous. Deux formes
d'humanisme se présentaient ainsi à ses yeux. Le Moyen-Âge et la
Renaissance avaient connu un humanisme d'équilibre, situant la per-
fection morale de l'homme dans son accord avec l'ordre naturel du
monde. Notre époque avait vu naître une nouvelle forme d'humanis-
me, l'humanisme de conquête, mesurant la valeur d'une existence hu-
maine non pas au degré d'équilibre qu'elle avait réussi à atteindre,
mais plutôt à la contribution qu'elle avait faite au progrès et à la crois-
sance spirituelle de l'humanité. L'humanisme d'équilibre avait placé le
mal dans le refus de s'adapter à un ordre pré-existant ; l'humanisme de
conquête voyait le mal dans le refus de contribuer selon ses forces au
progrès de l'humanité en marche vers sa véritable destinée.
Une même transformation selon Teilhard était en train de se mani-
fester dans notre conception de la vie chrétienne. Dans le passé le
Christianisme avait été avant tout une religion de l'ordre. La question
fondamentale que les chrétiens s'étaient posée avait toujours été la
même : quelle signification faut-il attribuer au Christ dans un monde
créé dans un ordre parfait, mais désorganisé par le péché originel ? La
réponse ne faisait aucun doute : Le Christ était venu pour restaurer
l'ordre détruit par le péché et reconduire le monde à sa perfection pri-
mitive. Selon Teilhard la question fondamentale que les chrétiens
d'aujourd'hui se posent était bien différente. La question était doréna-
vant celle-ci : quelle signification faut-il attribuer au Christ dans un
monde en évolution, au centre d'une humanité à la recherche de son
avenir ? Une théologie prenant son point de départ dans une telle for-
mulation de sa question fondamentale devait nécessairement conduire
à une nouvelle [17] intelligence du mystère chrétien. On connaît la
réponse que Teilhard a donnée à cette question : Pour lui le Christ
était venu en ce monde, non pas pour restaurer un ordre primitif qui
n'avait jamais existé, mais pour orienter et stimuler l'évolution de
l'humanité en lui donnant son véritable, centre, son véritable but à at-
teindre.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 18

Ainsi le christianisme devenait pour lui la religion du progrès, la


religion de l'évolution : La science nous apprend une évolution, le
christianisme nous enseigne une « super-évolution 3 ». De même que
nous avions besoin d'un néo-humanisme, de mime nous avions besoin
d'un « néo-christianisme », d'un christianisme enfin « libéré de la ser-
vitude que nous impose un certain groupe de formules scolastiques
admises 4 », un christianisme aux dimensions de notre monde. Ce que
nous vivions actuellement dans l'Église n'était, selon lui, rien d'autre
que cette lente mais irrésistible transformation d'une religion de l'ordre
en une religion de l'évolution et du progrès. Ainsi appelait-il de toutes
ses forces la venue d'un nouveau type de chrétien, libéré des entraves
de la théologie médiévale, et capable désormais de remplir sa vérita-
ble mission : la construction du monde dans le Christ.
Les essais contenus dans ce volume des Oeuvres doivent tous leur
existence à ce souci ardent de découvrir le véritable sens de notre
époque et de réveiller en nous ce « sens humain et chrétien » dont
nous avons besoin pour la vivre dans sa plénitude. C'est pourquoi
Teilhard restera pour nous un des grands témoins de cette révolution
spirituelle qui est en train de s'accomplir et dont les manifestations,
aussi déroutantes et aussi angoissantes qu'elles paraissent à certains
moments, ne cessent de nous remplir de « joie et d'espérance ».

N. M. WILDIERS
Dr en Théologie

3 Comment je crois (Oeuvres, t. X, p. 185).


4 Genèse d'une pensée, Grasset, 1961, p. 318.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 19

[19]

Les directions de l’avenir

1
LE SENS HUMAIN

Océan indien, février-mars 1929.

Retour à la table des matières


Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 20

[21]

« Non veni solvere sed adimplere 5 »

Il est des « événements » dans la masse humaine comme il en est


dans le monde de la Matière organisée, ou dans l'écorce terrestre, ou
dans l'univers sidéral ; - et il est aussi, par suite, certains êtres privilé-
giés qui assistent et participent à de tels événements. Situé plus bas
dans la durée, un témoin, pourvu que son observation ait été assez
prolongée, aurait vu se constituer notre planète, apparaître la Vie,
émerger le type zoologique humain.
L'objet de ces pages est de faire remarquer que nous autres, der-
niers venus du XXe siècle, nous nous trouvons coïncider avec une af-
faire qui, aussi formidable que la constitution, la vitalisation ou l'ho-
minisation initiales de la Terre, se développe à un rythme non dispro-
portionné avec nos expériences : je veux dire l'éveil du Sens Humain,
c'est-à-dire de cette conscience prise par la Pensée terrestre qu'elle
constitue un Tout organisé, doué de croissance, capable et responsable
de quelque Avenir.
Une pareille conscience n'a pas toujours existé ; elle ne s'est même
fait jour qu'à une époque toute récente ; et cependant, [22] malgré une
aurore aussi proche, elle nous a déjà tellement pénétrés de ses rayons
que toute notre vie intérieure en est définitivement imprégnée et re-
fondue. - Voilà ce que je voudrais brièvement exposer ici.

5 Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir (parfaire). Mt 5, 17. (N.D.E.)

N.-B. - Toutes les notes qui ne portent pas l'indication N.D.E. sont du Père
Teilhard de Chardin.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 21

I. AVANT L’ÉVEIL DU SENS HUMAIN

Il n'est guère de travail plus pénible à notre esprit (ni qui se heurte
plus vite à un effort impossible) que de sortir de soi-même pour re-
trouver la pensée de ceux qui sont spirituellement loin de lui. Quelle
pouvait être la vision intérieure d'un Homme pour qui la Terre était
plate, les cieux concaves, l'Espace limité, le Temps circonscrit et ho-
mogène ? Qui donc se coulera, sans la déformer, dans l'âme d'un An-
cien, d'un Primitif ou d'une Bête ?
Nous sommes tellement familiarisés, aujourd'hui, avec les notions
(bien ou mal comprises) de Progrès, de Devenir, d'Humanité, que
nous avons bien de la peine à ne pas les joindre au lot d'idées essen-
tielles qui constituaient le fonds intellectuel de Platon, d'Aristote ou de
saint Thomas. Si ces grands esprits n'ont pas disserté comme nous de
ces choses qui nous occupent tant, c'est, dirions-nous pour un peu,
qu'après les avoir pesées ils les ont dédaignées.
Et pourtant il faut nous rendre à l'évidence historique. Plus puis-
sants peut-être, individuellement, qu'aucun penseur actuel, ni Aristote,
ni Platon, ni saint Thomas, n'ont aperçu le Monde comme nous le
voyons aujourd'hui, parce que l'Humanité générale dont ils faisaient
partie n'était pas encore mûre , à leur époque, pour une semblable vi-
sion. Ils ont eu, c'est évident, une certaine perception de la solidarité
humaine, et des changements humains. Mais ces changements n'ont
jamais été plus, dans leur idée, que diversification accidentelle ou ré-
pétition [23] de cycles monotones ; ni cette solidarité autre chose
qu'une liaison spéculative ou juridique. Pour la pensée chrétienne, no-
tamment, jusqu'au XVIIIe siècle (et même au-delà !) le sort de l'indi-
vidu (considéré du reste presque uniquement dans ses zones « surnatu-
relles ») a complètement masqué les destinées collectives de l'Ensem-
ble. Dans l'idée des théologiens et des moralistes d'hier (et trop sou-
vent encore aujourd'hui...), il y avait bien des affaires d'hommes, -
mais il n'y avait pas d'Affaire Humaine, et - encore moins d'Affaire
Universelle, spécifiques, engagées dans la Création.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 22

Nous avons souvent l'illusion de nous croire pareils, mentalement,


aux hommes du siècle de Louis XIV. Mais quel est l'homme moderne
qui pourrait ré-endosser, sans étouffer, le Monde dont s'accommodait,
par exemple, la vaste pensée de Bossuet ?
Au regard de Bossuet, interprète irrécusable de sa génération, le
Monde visible formait un cadre « ne varietur » où, jusqu'à la fin des
temps, l'Homme devait se répéter, identique à lui-même, sans autre
fonction que de rapporter à Dieu, par hommage intellectuel et usage
tempérant, les multiples objets, harmonieusement disposés, une fois
pour toutes, par la Création. C'est la conception même du célèbre fon-
dement des Exercices de saint Ignace. Et c'est l'idée qui persiste enco-
re, aujourd'hui, dans la lettre des Catéchismes élémentaires :
« L'Homme a été créé pour connaître Dieu, le servir, l'aimer et, par ce
moyen, arriver à la vie éternelle. »
Interrogeons maintenant, après Bossuet, n'importe quel penseur
laïc du XVIIe siècle. Il nous répondra en des termes différents de ceux
du Docteur chrétien. Mais, autour de lui, comme pour le grand évê-
que, la perspective du Monde est essentiellement individualiste et sta-
tique. L'Homme n'est pas autre chose sur Terre qu'un témoin ou un
hôte, plus ou moins attentif et intéressé.
Rien n'est plus caractéristique de cet état fixiste et morcelé où se
trouvait la pensée générale humaine, il y a seulement [24] deux siè-
cles, que l'appréciation portée alors (aussi bien par les incroyants que
par les croyants) sur la valeur de la Science et de la Recherche. Bien
entendu, les savants et les chercheurs ne manquaient pas (et ils n'ont
jamais manqué, depuis Icare et Prométhée) que poussait obscurément,
dès cette époque, l'instinct profond d'un devoir sacré. Mais il ne sem-
ble pas que d'ordinaire ces hommes se comprissent bien eux-mêmes -
et, moins encore, qu'ils fussent bien compris.
Le Savant, jusqu'au XVIIIe siècle, c'était surtout le Curieux, c'est-
à-dire celui qu'une douce manie ou de longs loisirs inclinaient à culti-
ver une occupation honnête, intéressante, mais peu utile. C'était aussi,
à l'intérieur du monde religieux, l'Apologète, qui se plaisait à invento-
rier les merveilles de la Création, ou bien qui cherchait à réfuter des
adversaires sur quelque domaine philosophique ou scripturaire, ou
bien tout simplement qui aspirait à décorer l'Église des dépouilles du
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 23

monde profane. Nulle part encore le chercheur n'était encore ce qu'il


commence à nous apparaître maintenant une sorte de prêtre 6 .
Pathétique exemple de génie individuel étouffé par l'esprit général
de son époque, Pascal n'a pas surmonté ces perspectives étroites.
Comment se fait-il qu'un croyant aussi extraordinaire ait passé, sans
les reconnaître, devant les trésors mystiques que recèle « l'effort pour
savoir » ? Comment, si proche de nous par ses inquiétudes religieuses,
un être aussi profondément humain peut-il être aussi loin de nous par
sa foi humaine ?... Pascal s'est reproché de faire de la Science. Pascal
a considéré les heures vouées à la recherche physique et mathémati-
que comme du temps perdu à des futilités... Est-il besoin de rien ajou-
ter pour faire entrevoir la révolution, [25] qui, en moins de deux cents
ans, a bouleversé les perspectives spirituelles que nous nous faisions
de la valeur du Monde ?

Il. L'ÉVEIL DU SENS HUMAIN

Pour comprendre tant bien que mal comment s'est développée, en


150 ans, la Conscience humaine, et pour mieux saisir, du même coup,
en quoi précisément gît cette Conscience, il semble qu'on puisse dis-
cerner l'action simultanée et convergente de plusieurs facteurs, indé-
pendants en apparence, et cependant merveilleusement combinés.

a) Tout d'abord, influence des Sciences naturelles


et découverte du Temps.

Ceci est le progrès fondamental, et le pas le plus important peut-


être, réalisé par la pensée humaine depuis que nous la connaissons.
jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, nous l'avons dit, personne à peu près
ne doutait que la Terre, ses éléments et ses vivants, ne fussent un sys-
tème de choses fixes, où le seul élément de croissance était celui des
vies individuelles. Dans le Monde, il y avait un Temps homogène

6 Tout effort de découverte au service du Christ, hâtant la croissance de son


corps mystique, participe à son sacerdoce universel. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 24

gradué par le mouvement périodique des astres. Il y avait les altéra-


tions superficielles des qualités sensibles et des états d'âme. Il y avait
encore, plus profondes, niais instantanées et localisées, les« mutations
substantielles », chimiques ou autres. Il y avait, enfin, l'écoulement
des destinées particulières. Et c'était tout, en fait de changements.
Ce fut la grande découverte des Naturalistes, depuis Buffon, de
s'apercevoir que la Vie avait un âge, et la Terre aussi. L'Univers, dès
lors, cessait de former une masse et un [26] cadre invariables. Mais un
mouvement général (absolument différent de la vieille succession des
âges d'or, de fer etc.) l'affectait, et l'entraînait, dans sa totalité et ses
parties - mouvement non pas local mais substantiel et profond. Pris
dans son ensemble, le Monde obéissait, aussi bien que n'importe quel
organisme, à un processus de développement. Il y avait un Passé vrai
des Choses, donc aussi un Avenir véritable, en face de l'Humanité.

b) Influence des Sciences physiques.


La maitrise des énergies cosmiques.

Parallèle au progrès des Sciences naturelles, et plus rapide encore,


s'opérait alors la marche en avant de la Physique et de la Chimie. On a
déjà fait plusieurs fois cette remarque saisissante : vers la fin du
XVIIe siècle, l'Homme n'était pas beaucoup plus avancé dans la
connaissance et la conquête des énergies cosmiques que ses ancêtres
des cavernes. Il en était toujours réduit au seul feu pour capter artifi-
ciellement la puissance nécessaire à son développement social. Et
puis, soudain, en quelques vingtaines d'années, tout se précipite :
Électricité, Chimie physique, Radiations... On dirait qu'une brèche
profonde a été ouverte dans les réservoirs d'énergie accumulés par le
Monde.
Ce n'est point ici le lieu d'insister sur les énormes conséquences
(bien loin encore d'être épuisées) qu'une pareille irruption de forces
nouvelles a entraînées dans le domaine social. Ce qui nous intéresse,
c'est de noter quels changements psychologiques profonds elle a
amenés au fond de la conscience humaine.
Pour la première fois peut-être depuis ses origines, l'Homme a eu
l'impression qu'il était réellement fort. Après avoir eu peur des élé-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 25

ments, il a senti qu'il pouvait prétendre à les dominer. L'étude de la


Nature lui avait révélé un immense [27] domaine temporel ouvert de-
vant ses pas et, juste au même moment, par les Sciences de la Matière,
voici qu'il se trouvait avoir en main la puissance de remplir cet Avenir
étendu devant lui.

c) In fluence des Sciences sociales.


La prise en masse de l'Humanité.

L'homme ne pouvait découvrir et maîtriser les forces du Monde


gang reconnaître qu'il était lui-même la plus noble et la plus redouta-
ble des énergies de la Terre. - En fait, le court espace de temps (un
siècle) qui a suffi à l'envol des Sciences physiques et naturelles a été
marqué par un énorme travail de réflexion et d'investigations opéré
par l'Humanité sur ses puissances spirituelles.
L'Homme s'est interrogé sur la dignité et les possibilités naturelles
de son action ; et il a constaté que le groupe formé par sa race ne re-
présentait encore qu'une masse dispersée et dormante. Les individus,
ignorants et passifs, n'allaient pas jusqu'au bout de leurs pouvoirs ; et
la collectivité organisée, surtout, où les ressources individuelles sont
appelées à s'accumuler, à se soutenir, à « résonner », avec une intensi-
té et une infaillibilité sans limites, n'était pas encore constituée.
Or, comme il arrive d'habitude, la conscience de ce déficit n'était
que la forme d'un désir profond, - ou, plus exactement l'écho d'un im-
mense mouvement de solidarité déjà dessiné. - L'Homme a commencé
à sentir croître ses ailes. Jusqu'où ne va-t-il pas s'élever ?
Pour les âges qui viennent, les temps que nous vivons apparaîtront
sans doute, de plus en plus distinctement, comme marquant la fin et le
commencement d'un Monde (la fin des temps néolithiques, a-t-on jus-
tement dit, et le début de l'âge industriel). L'importance des change-
ments introduits sur Terre par l'avènement de la Science se détachera
avec un relief toujours accru. Mais au milieu d'un nombre si grand
[28] de grands événements, le phénomène qui, pour nos descendants,
a des chances de dominer toute découverte de Radiations ou d'Électri-
cité, c'est la mise en jeu définitive, à notre époque, des affinités inter-
humaines. C'est le mouvement, irrésistible et accéléré, qui soude entre
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 26

eux, sous nos yeux, - malgré bien des révoltes, et pourtant dans une
ivresse supérieure - peuples et individus. C'est la constitution, actuel-
lement en cours, du bloc organisé humain, puissant et autonome, - la
prise en masse de l'Humanité.

III. APRÈS L'ÉVEIL DU SENS HUMAIN


LA FOI AU MONDE

Et maintenant, bien que le mouvement ne soit encore qu'en enfan-


ce, on peut affirmer qu'il est né pour toujours. Quoi que nous en
ayons, c'est fait et à jamais. À travers les griseries impulsives de la
grande Révolution et les hymnes, trop souvent puérils, adressés au
Progrès par le XIXe siècle, - aujourd'hui, à la lumière du Temps dé-
couvert, des Forces conquises, et de l'Unité humaine aperçue, nous
sommes initiés, et nous commençons à voir, dur et clair, en nous et en
avant de nous.
Autrefois (il y a 150 ans), nous nous imaginions regarder, specta-
teurs inactifs et irresponsables, un grand décor terrestre, planté autour
de nous. Nous étions des enfants.
Aujourd'hui, nous avons compris que nous sommes des ouvriers
voués à une énorme tâche. Nous nous sentons les atomes vivants d'un
Univers en marche. Nous sommes devenus adultes.
Une première fois, semble-t-il, aux jours de la Renaissance, l'éveil
avait tenté de se produire. Mais à ce moment-là, les hommes qu'en-
thousiasmait le visage retrouvé du Monde se [29] trompèrent dans leur
geste d'étreinte. Ils se jetèrent sur la Nature pour en jouir ; et ce fut la
dissolution. Nous autres aussi, nous renaissons passionnément à
l'Univers. Mais, plus clairvoyants que nos ancêtres, nous nous vouons
à lui comme à une conquête et à une proie ; et c'est ce qui nous sauve-
ra 7 .
Beaucoup d'hommes, il n'est que trop vrai, ne sentent pas encore
distinctement, aujourd'hui, l'esprit nouveau qui les anime. Mais cet

7 Et c'est aussi, observons-le, ce qui fait notre civilisation, dans son essence,
aussi différente que possible du vieux paganisme grec, auquel on essaie par-
fois de la comparer.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 27

esprit est partout autour d'eux ; et, s'il ne parle pas par leur bouche, du
moins il se fait entendre - d'eux, - ou bien il les juge. L'aviateur qui se
tue en établissant une ligne postale ; le grimpeur qui risque sa peau en
escaladant le mont Everest ; le médecin qui perd ses membres au
contact des rayons X ; tous ceux, en somme, qui sont les pionniers
actuels de l'Humanité, obéissent, fondamentalement, au besoin de
coopérer à une grande réussite qui les dépasse. Ils le disent dans leurs
testaments, dans leurs dernières paroles, dans leurs livres 8 . Et on les
comprend. Et ceux qui ne les comprennent pas, on les méprise. L'ap-
pui moral cherché dans la conscience de faire grandir le Monde en
faisant grandir l'Humanité tend à devenir un ressort normal et habi-
tuel de toute action humaine. Quel prodigieux changement depuis
Pascal et depuis Bossuet !
Dans cet éveil des responsabilités et des aspirations unitaires, en
quoi consiste proprement le Sens Humain, il serait légitime de recon-
naître la face psychologique, et donc la manifestation [30] expérimen-
tale, de ce que nous avons appelé ailleurs « la Noosphère ». Si l'Hu-
manité ne constituait pas, physiquement et biologiquement, une unité
naturelle, douée de certaines puissances spécifiques d'organisation et
de croissance, comment éprouverait-elle une âme commune ?
Laissons de côté, ici, la Noosphère ; et contentons-nous d'appro-
fondir un peu plus la nature et la portée psychologique du grand mou-
vement intérieur dont nous venons de saisir la naissance et le premier
développement. Que représente, au juste, dans l'histoire de la pensée
terrestre, l'apparition du Sens Humain ?
À cette question, nous devons répondre : « Rien autre chose qu'un
puissant phénomène d'ordre religieux ».
Par nature, le Sens Humain rapproche et anime les Hommes dans
l'attente d'un Avenir, c'est-à-dire dans la certitude d'une Réalisation
dont l'existence, bien que strictement indémontrable, est cependant

8 Citons au hasard : la préface écrite par Younghusband pour le récit de l'assaut


donné à l'Everest ; les conférences données par le Pr R. A. Millikan, en 1928,
à Yale University, sur « Evolution in Science and Religion » ; le testament
laissé par un pilote de la ligne transcontinentale d'Amérique, cité dans le Geo-
graphic National de 192 ? ; les derniers mots de Drouin mourant : « L'Atlanti-
que, l'Atlantique... »
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 28

admise avec une assurance plus grande que si elle était touchée et dé-
montrée. Il est une Foi.
Par nature, encore, à la préparation et au service de cette grande
Chose pressentie, le même Sens Humain subordonne la totalité des
activités qu'il dirige en dernier ressort. L'œuvre en cours dans l'Uni-
vers, le mystérieux aboutissement auquel nous collaborons, est « le
Plus Grand » devant lequel il faut que, pour réussir, tout cède, et tout
se sacrifie. Le Sens Humain est un appel au Renoncement.
Foi et Renoncement : ne sont-ce pas là les deux attributs essentiels
de toute adoration ?
En vérité, ce que les Hommes subissent en ce moment, sous l'inva-
sion du Sens Humain, c'est littéralement une conversion profonde,
consécutive à la révélation naturelle de leur situation et de leur voca-
tion dans l'Univers.
Or, ne nous y trompons pas ; et ne confondons pas ce qui se passe
avec l'éclosion et la propagation d'une Religion particulière quel-
conque. L'Événement actuel est beaucoup plus considérable que l'avè-
nement du Bouddhisme ou de l'Islamisme 9 . [31] Il ne s'agit pas seu-
lement, de nos jours, de l'application spéciale, faite à telle ou telle Di-
vinité, des facultés religieuses humaines. C'est la puissance religieuse
même de la Terre qui subit en nous, à l'heure qu'il est, une crise défi-
nitive, - celle de sa propre découverte. Il semble que nous retrouvions,
dans de très vieilles représentations humaines, les vestiges de cette
idée que « chercher à savoir » est mauvais, et défendu par Dieu. Plus
tard, l'Évangile pourrait sembler avoir enseigné que toute lutte pour
grandir humainement est chose inutile 10 . Et voici que le moment est

9 Le Christianisme, lui aussi, représente un événement unique, mais à titre de


contact venu d'en haut, (« Révélation »), aussi bien qu'à titre d'éveil au coeur
de l'homme.
10 Le message de Jésus devait fatalement souffrir de la limitation des connais-
sances à l'époque où vivaient les écrivains sacrés. En se révélant, Dieu surélè-
ve l'esprit humain, mais le respecte trop pour se substituer à lui. D'où la néces-
sité du Temps de croissance, c'est-à-dire de l'Évolution. - « J'ai encore beau-
coup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant. Quand
il viendra, lui, l'Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière. »
(Jn.16, 12-13-) Cette conduite s'étendra sur toute la durée évoquée dans la pa-
rabole du grain de sénevé, c'est-à-dire de la semence à l'arbre couvrant la terre.
(N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 29

venu où la Recherche nous apparaît comme le plus sacré des devoirs.


Le besoin humain d'adorer, après avoir battu bien des rivages, a fini
par trouver l'issue que cherchaient ses flots agités. Il a explicité, enfin,
un des attributs essentiels du Messie qu'il attendait. Nous commen-
çons à le comprendre, et c'est pour toujours : la seule Religion désor-
mais possible pour l'Homme est celle qui lui apprendra, d'abord, à
reconnaître, aimer et servir passionnément l'Univers dont il fait partie.
Admirable et mystérieux accord de la Vie avec elle-même : C'est
au moment précis où l'Homme, dangereusement armé d'une défiance
plus subtile, commençait à demander à l'Existence la raison des peines
que celle-ci lui impose, - c'est à ce moment précis que le Monde, dé-
couvert par les progrès [32] mêmes de notre critique, entrouvre à nos
yeux les perspectives d'un Avenir qui nous subjugue. L'éveil du Sens
Humain, amené lui-même par la coïncidence, en apparence fortuite,
de démarches faites indépendamment les unes des autres (en Sciences
naturelles, en Sciences physiques, en Sciences sociales...) se produit
juste à temps pour remédier à la crise terrible de révolte et de dégoût
qui n'aurait pas manqué de dissoudre la Terre Pensante, si celle-ci
n'eût pas pris simultanément conscience, et des exigences de son. ac-
tion, et de la valeur de l'Univers.
La Foi au Monde vient de naître. C'est elle, et elle seule, qui peut
sauver le Monde des mains d'une Humanité décidée à détruire
l’Univers si elle ne peut l'adorer 11 .
Mais après quels conflits réussira-t-elle à s'établir ? et avec quel
appui cherché en dehors d'elle-même ?

11 Six ans plus tard, dans Quelques Réflexions sur la Conversion du Monde
(Science et Christ, in (Oeuvres, t. IX, p. 166), Teilhard devait affirmer énergi-
quement : « Je pense que le Monde ne se convertira aux espérances célestes
du Christianisme que si, préalablement, le Christianisme se convertit (pour les
diviniser) aux espérances de la Terre. » (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 30

IV. LE CONFLIT CHRÉTIEN


ET LA RELIGION DE L’AVENIR

La Foi au Monde s'installe, irrésistible, au cœur d'une civilisation


que domine encore, ou qu'a formée, tout au moins, la Foi au Christ. Il
est inévitable qu'entre ces deux principes naisse une lutte organique
très grave. - La perception de ce drame profond donne une explication
très claire des troubles qui agitent depuis un siècle, en Occident, le
monde des Religions établies.
[33]

a) L'indifférence croissante des Hommes


pour le Christianisme.

Un premier fait qui frappe tout observateur indépendant, c'est le


discrédit où est tombé de nos jours le nom chrétien : le christianisme
est devenu humainement antipathique. Jadis, on le redoutait et on le
persécutait comme une force. Aujourd'hui, on s'en écarte, ou on s'en
défend, comme d'un poids ou d'une chaîne. Voilà la situation. - Il se-
rait vain d'expliquer cet état de choses par l'effet de l'ignorance et le
travail des calomnies. Celles-ci sont un effet, bien plus qu'une cause. -
La vérité est que, si le Christianisme, aujourd'hui, a cessé de plaire, ce
n'est pas du tout parce qu'il est trop difficile et trop haut (comme ses
défenseurs feignent de le croire), - mais c'est au contraire parce que
son idéal ne paraît plus ni assez pur ni assez élevé sous sa présentation
courante actuelle. La Religion chrétienne semble étroite à notre es-
prit ; et notre cœur y étouffe.
Et pourquoi donc ?
Tout justement, parce qu'elle n'a encore fait aucune place, - parce
qu'elle donne même l'impression de s'opposer aux aspirations du Sens
Humain.
Le Sens Humain croit à l'avenir magnifique du Monde tangible ; et
l'Évangile paraît le dédaigner. Le Sens Humain prêche le goût et l'ef-
fort dans la conquête des choses ; le Christianisme appelle à l'indiffé-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 31

rence et au renoncement. Le Sens Humain distingue un Univers émer-


geant radieusement du milieu de la lutte pour être ; le Christianisme
nous maintient dans le spectacle d'une Nature déchue et fixée. - Entre
l'Évangile de certains prédicateurs ou théologiens et le Sens Humain,
il existe actuellement une évidente discordance intime. L'Humanité
actuelle croit, par tempérament et par structure, au Monde ; et, à s'en
tenir aux apparences, l'Église du Christ ne veut pas y croire. L'Église
ne donne plus l'impression de « sentir avec l'Humanité ». Telle est la
raison profonde de l'atmosphère d'hostilité et de dédain qui flotte [34]
autour d'elle, même et surtout dans les zones les plus progressives de
la société ; - et telle est aussi l'explication de sa présente stérilité, Le
propre d'une vraie religion, ce doit être de se répandre comme de l'eau
ou comme du feu, -irrésistiblement. Si l'Église piétine, à l'heure pré-
sente, ou ne progresse que si laborieusement, et dans les couches les
moins actives du Monde, c'est qu'il manque quelque chose à la splen-
deur de sa vérité, c'est-à-dire à la plénitude de son accord avec les be-
soins présents de l'Humanité.

b) Le malaise chrétien.

Si l'apparition du sens Humain correspond bien, comme nous


l'avons dit, à une modification organique (et par suite inéluctable) de
la Puissance religieuse humaine fondamentale, ses effets ne peuvent
être limités à une certaine désensibilisation des incroyants aux in-
fluences chrétiennes. Mais ils doivent encore se manifester par un
trouble grave porté à l'intérieur même des âmes fidèles.
Or n'est-ce pas exactement ce que nous constatons partout autour
de nous ?
Interrogez les catholiques que vous connaissez. Pour peu qu'ils
soient éveillés et sincères, ils reconnaîtront en majorité que, si fidèles
demeurent-ils aux pratiques de leur Religion, ils n'y trouvent pas la
totale justification de leur vie. Ils adhèrent au Christianisme : mais
faute de mieux, - et pourvu que certains points centraux (touchant
l'origine et la valeur du Monde) soient discrètement laissés dans l'om-
bre. Ce n'est plus l'adhésion complète et fervente à la lumière trouvée.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 32

C'est déjà (combien me l'ont dit!) l'attente inquiète d'un Évangile nou-
veau.
Comment pourrait-il en être autrement ?
Si chaudement isolés et enveloppés d'orthodoxie qu'elle cherche à
maintenir les croyants, l'Église ne peut éviter que [35] ses fidèles pui-
sent dans le réservoir commun de la sève humaine l'énergie religieuse
naturelle qui alimente en eux la foi « surnaturelle » en Dieu. Or, nous
l'avons dit, c'est cette énergie religieuse primordiale elle-même qui, du
fait de l'éveil du Sens Humain, est en voie de métamorphose. Entraîné
dans son point d'appui, le chrétien, qu'il le veuille ou non, s'échappe
donc à lui-même. Ses yeux deviennent autres, et son cœur aussi.
Comment continuerait-il à trouver, dans les mêmes images et les mê-
mes promesses, les mêmes satisfactions et la même ardeur ? - Il peut
bien chercher à se persuader qu'à croit encore au primat de la Chute,
de l'expiation, et du mépris des choses 12 . Déjà il se force, - et même il
se fausse. Il y a des perspectives que nous n'admettrons jamais plus,
parce qu'elles sont devenues étrangères à l'âme humaine. - jamais per-
sonne n'a pu rallumer un amour qui s'éteint.

c) La réaction officielle.

À aucun moment, depuis ses origines, l'Église n'a pu se croire me-


nacée d'un déchirement plus profond.
Jusqu'alors, les hérésies et les schismes n'avaient attaqué que des
modalités de la forme chrétienne, jamais, aux heures les plus graves,
la transcendance religieuse du message de l'Évangile n'avait été mise
en question par aucun des adversaires. Et voici qu'aujourd'hui c'est la
valeur morale même du Christianisme, c'est sa capacité de perfection-
nement humain qui est en cause...
Il faut chercher dans une réaction très sûre de l'instinct de conser-
vation propre à tout organisme l'attitude hostile qu'a bien malheureu-
sement adoptée l'autorité ecclésiastique en face des premières ébau-
ches de ce qui est devenu le Monde moderne. Avant même peut-être

12 Ce primat, d'ailleurs, relève d'une vision plus janséniste qu'orthodoxe. – Cf.


Jn. Prologue et Col. 1, 15-19.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 33

que celui-ci n'eût pris conscience [36] de sa propre existence, elle a


senti venir le rival qui allait, peu à peu, neutraliser ses progrès, et di-
minuer son pouvoir. Malgré des protestations et des gestes de parade,
l'Église officielle n'a jamais aimé la Science, parce qu'elle a toujours
redouté les éléments nouveaux qui viendraient troubler sa paisible
domination, - et qu'elle n'a du reste jamais rien attendu d'intéressant
des progrès tangibles de l'Univers. En vérité, depuis les premières ma-
nifestations de la Foi au Progrès et à l'Unité humaine, les clercs n'ont-
ils pas constamment cherché à étouffer celle-ci, à la condamner, à la
ridiculiser ? plus habilement encore, ne se sont-ils pas efforcés de la
minimiser, en affectant de n'y voir qu'un simple produit de laïcisation,
et donc de régression, de l'Idéal chrétien ?
Soyons francs. Au fond, l'Église n'a jamais compris comme nous le
faisons maintenant la belle fierté humaine, ni la passion sacrée de la
recherche, - ces deux éléments fondamentaux de la Pensée moderne.
Le Syllabus, quelles que soient les gloses qu'on en donne, était un ef-
fort pour condamner nos plus solides espérances actuelles. Un Monde
entièrement dominé par l'Église (telle que celle-ci s'est montrée depuis
la Renaissance jusqu'à nos jours) - à supposer ce phénomène humai-
nement possible - eût accru certaines de ses facultés esthétiques et
charitables ; mais il aurait perdu toute puissance d'attaque et de péné-
tration du Réel car, sur tout le front des choses, la consigne eût été
inscrite « Rien à chercher ; tout est trouvé ».
Or l'Homme, mû par une vocation supérieure, a cherché quand
même, - et il a trouvé ; et, partout où il persévérera à chercher, il trou-
vera encore. Comment pourrait-il ne pas être tenté, après cela, de
moins respecter l'Église et de moins l'aimer ?
Nous dirons tout à l'heure comment peut se corriger la méprise des
Ecclésiastiques qui n'ont pas reconnu, dans la Foi naissante au Monde,
le plus puissant appel qui soit jamais sorti de la Terre vers le Christ.
[37]
Retenons seulement ici le fait du malentendu. Par ses résistances à
suivre l'Humanité, qu'elle aurait dû conduire sur des voies nouvelles,
l'Église officielle a laissé se créer, depuis l'avènement de la Science,
une fissure croissante entre elle et la vie de la Terre. Elle a donné (fau-
te longue à réparer) l'impression qu'elle ne participait pas à la vie du
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 34

Monde. Et maintenant une grande part du Monde a perdu confiance en


elle.
Alors, pour maintenir son pouvoir, elle se cramponne à une apolo-
gétique vieillie. Elle affirme que, des miracles évangéliques histori-
quement établis, il suit, pour les Hommes, l'obligation intellectuelle et
morale de se conformer à ses dogmes, quelles que soient les exigences
nouvelles du sens religieux humain.
Peine perdue.
La réalité psychologique dénie toute efficacité à cette méthode de
domination intellectuelle et de conversion. Nous le voyons mainte-
nant : ce qui fait la valeur démonstrative d'un miracle, c'est de se pro-
duire à l'intérieur et en faveur d'un mouvement qui se découvre, par
ailleurs, capable de justifier le développement religieux naturel de la
Terre. Enlevez au Christianisme son pouvoir d'équilibrer et d'orienter
l'activité humaine dans les passes nouvelles où l'engage sa destinée, et
la résurrection de Lazare n'aurait guère de puissance pour enlever no-
tre adhésion que les prodiges du Bouddha ou ceux de Mahomet.

d) Le Salut du Monde.

L'Évangile l'a dit : « Veritas liberabit vos ». Il ne sert à rien de nier


les faits. Mais il s'agit de les comprendre et de les maîtriser.
Nous venons de constater que, au cours d'une première phase,
peut-être inévitable, l'Église officielle a vainement tenté de barrer la
route à la religion naturelle de l'Effort et du Progrès. [38] – Deman-
dons-nous s'il n'existe pas un moyen de sauver à la fois (non pas arti-
ficiellement, mais réellement) l'un et l'autre, l'un par l'autre, le Sens
Humain et l'Esprit chrétien. Un geste maladroit a laissé s'opposer ces
deux puissances de vie. Ne seraient-elles pas plutôt faites pour se sou-
tenir et se compléter ? c'est-à-dire n'y aurait-il pas moyen de placer en
conjonction naturelle, - non plus comme des forces hostiles, mais
comme des énergies hiérarchisées -, les espérances du Ciel, et celles
de la Terre ?
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 35

Pour obtenir ce résultat, il est nécessaire avant toutes choses que


soient réajustées aux besoins religieux modernes les attitudes chré-
tiennes fondamentales : détachement, résignation, charité, pureté...
Le détachement chrétien est encore prêché ou compris, trop sou-
vent, comme une disposition de mépris, d'indifférence ou de méfiance
à l'égard des réalités terrestres. Le Monde présent n'est que boue ou
poussière : moins on y touche, plus on est saint... À cette doctrine né-
gative de renoncement par abstention il faut substituer la notion posi-
tive de renoncement « par dévouement au plus grand que soi ». Non,
le contact de la Matière, par lui-même, ne salit pas l'âme ni ne l'alour-
dit : il la nourrit, au contraire, et la soulève. Le chrétien a pu long-
temps passer pour celui qui professait le dédain de ce qui passe. Eh
bien, ce qui doit le faire reconnaître , désormais, c'est un dévouement
hors pair de tout son être à la puissance créatrice qui construit le
Monde « usque adhuc », et jusque dans ses sphères matérielles et sen-
sibles, - c'est une ferveur exceptionnelle pour la création. Se détacher
du Monde a pu signifier, jadis, quitter le Monde. Ce mot voudra dire,
désormais, traverser le Monde, c'est-à-dire atteindre, utiliser et déve-
lopper (par un effort soutenu dans tous les domaines, même ceux ré-
putés, bien à tort, « profanes ») ce qui est toujours plus haut, plus loin,
plus grand, dans l'Univers.
La résignation chrétienne a pu se confondre avec une doctrine de
moindre résistance au mal et de passivité dangereuse. [39] Et, de fait,
une certaine compréhension du Calvaire ne nous a-t-elle pas inclinés à
dire et à faire comme s'il était directement bon de pâtir et mauvais de
jouir ? Il s'agit maintenant pour les fidèles de comprendre que si la
souffrance et la mort, dans ce qu'elles ont de cosmiquement inévitable,
peuvent, par la vertu de Dieu, devenir de merveilleux instruments
d'achèvement et d'union spirituels, - elles n'en sont pas moins l'une et
l'autre, en elles-mêmes, odieuses au Créateur ; en sorte que si notre
premier devoir est de développer le Monde, un deuxième commande-
ment, pareil au premier, nous oblige à lutter jusqu'au bout contre toute
diminution et toute douleur.
La charité évangélique est longtemps demeurée celle du bon Sama-
ritain qui recueille, qui panse, et qui console. N'y aurait-il pas moyen,
vraiment, de donner à cette grande vertu une forme plus généreuse
encore, et plus active ? A côté du soldat qui ramasse son camarade
blessé, il y a celui dont le dévouement consiste à poursuivre l'assaut
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 36

sans s'arrêter. L'amour du prochain ne saurait perdre sans déchoir cette


fleur de miséricorde qui a fait surgir la belle moisson des « hospita-
liers ». Mais il demande à prendre un corps plus solide dans quelque
attachement passionné à l'oeuvre générale de l'Univers. Non seule-
ment adoucir, mais développer. Non seulement réparer, mais construi-
re. Pour notre génération, aimer les Hommes ne peut signifier autre
chose que ceci : se vouer, de toutes ses forces, de tout son cœur, à l'ef-
fort humain.
Un détachement plus passionné, une résignation plus combative,
une charité plus créatrice et, faudrait-il ajouter : une pureté plus char-
gée d'initiation ; une humilité plus orgueilleuse de sa sujétion à l'Uni-
vers ; une douceur plus animée par l'esprit de conquête ; une vertu
moins semblable à de l'impuissance ou de la médiocrité ; un salut plus
pareil au succès d'un effort universel qu'à un « rescapage » indivi-
duel ; une propagation de la Foi plus clairement distincte d'un prosély-
tisme de secte ; - voilà ce que nous attendons tous pour sentir le Chris-
tianisme à la mesure de nos besoins nouveaux ; et voilà [40] ce que
nous écoutons venir ; et voilà, en fait, ce qui arrivera, automatique-
ment, pourvu que puissent réagir vitalement, dans nos cœurs, l'un sur
l'autre, en pleine sincérité, le Sens Humain et le Sens Chrétien.
Est-ce que, pour un œil averti, les teintes ne virent pas, déjà, insen-
siblement ? Le péché originel devenant petit à petit plus comparable à
un début laborieux qu'à une Chute ; la Rédemption plus proche d'une
libération que d'un Sacrifice ; la Croix plus évocatrice de laborieux
progrès que de pénitence expiatrice ?
Un optimisme collectif, réaliste et courageux, doit décidément se
substituer au pessimisme et à l'individualisme dont les notions hyper-
trophiées de péché et de salut personnel ont graduellement envahi et
perverti l’esprit chrétien 13 .

13 En fait, par suite du changement qui s'est opéré, ainsi que nous avons dit, dans
la puissance religieuse humaine fondamentale, toute la littérature religieuse
actuelle, parce qu'elle a été écrite, soit avant cet événement, soit saris en tenir
compte, depuis, est en partie périmée : non pas en ce sens qu'elle soit devenue
fausse ou inutile, mais en ce sens qu'elle doit se plier au CHANGEMENT DE
COURBURE subi récemment par l' « anima naturaliter christiana » du fait de
l'apparition de cette dimension nouvelle : le Sens Humain. Reconnaissons
donc franchement la situation : non seulement l'Imitation de Jésus-Christ,
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 37

Que les incroyants ne voient pas ici un tour de passe-passe, - ni les


fidèles conservateurs une évolution illégitime du dogme.
On aurait de la peine, c'est exact, à trouver dans la lettre de l'Écri-
ture les préceptes d'un Évangile explicite de l'effort [41] humain. Mais
comment pourrait-il en être autrement ? Les Évangiles parlent-ils de la
crise industrielle moderne ; et rien y peut-il faire prévoir le renverse-
ment des lois de « l'usure » ? - L'éveil du Sens Humain, si on nous a
bien compris, est un phénomène contemporain, qui a fait naître au
Monde quelque chose de tout nouveau. Il serait dès lors aussi psycho-
logiquement absurde d'en supposer la préexistence dans l'esprit des
apôtres (et même dans la conscience humaine du Christ) que celle du
moteur à explosion ou de la langue anglaise. - Que sommes-nous en
droit de demander à l'Écriture et de revendiquer pour elle, afin que
soit préservée sa valeur sacrée ? Deux choses, uniquement. La premiè-
re, que, appliquées sur la nouvelle courbure prise par l'esprit humain,
les directrices morales et intellectuelles contenues dans la « Révéla-
tion » se conservent, sans altération des rapports qui dessinent la figu-
re essentielle du Christ et du chrétien. Et la deuxième, que, dans le
nouvel état de choses, le Christ et la foi chrétienne continuent à s'im-
poser comme des éléments, non pas simplement accommodables,
mais nécessaires (par structure) au développement nouveau de l'esprit
humain.
Or, dans les perspectives que nous cherchons à découvrir ici, ces
deux conditions paraissent satisfaites.
Que l'attitude chrétienne puisse se renouveler et s'enrichir au sein,
et au moyen même, des aspirations humaines les plus dernièrement
écloses dans la conscience humaine, nous venons de nous en assurer
en passant en revue les principales vertus évangéliques.

mais notre interprétation de l'Évangile elle-même, a besoin de subir cette cor-


rection ; et tout le monde la lui fait subir. Pourquoi ne pas le dire ?
Comme exemple typique de pessimisme chrétien, nous citerons la dernière
Encyclique (juin 1928) sur la Réparation. Dans ce document l'histoire du
Monde est présentée comme une longue succession de maux parmi lesquels
tout ce que l'Homme peut faire c'est de gémir et d'expier. Aux aspirations mo-
dernes vers une grande Oeuvre terrestre à promouvoir, l'Église ne sait répon-
dre que par des plaintes sur le malheur des temps nouveaux.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 38

Et maintenant, que la lumière du Christ, loin d'être éclipsée par


l'éclat grandissant des idées d'Avenir, de Recherche et de Progrès, se
découvre comme le foyer même destiné à soutenir leur ardeur, c'est
une vérité qui, nous en avons confiance, ne pourra qu'aller en domi-
nant toujours plus l'apologétique moderne.
Plus l'Homme, poussé par le Sens Humain, s'éprendra de l'idée
qu'un Résultat est attendu des prolongements de son [42] effort même
« profane », plus il se trouvera conduit à exalter la valeur de la Per-
sonnalisation et de la Personne, en quoi consiste l'œuvre des oeuvres
humaines. - Plus, encore, l'Homme, éveillé à la notion de « fonction
humaine universelle », s'élèvera dans l'appréciation du rôle joué dans
le Monde par les forces de choix et de conscience, plus il comprendra
que l'apparition sur Terre de la pensée réfléchie entraîne quasi néces-
sairement, pour la compléter et l'équilibrer, une autre « réflexion » :
celle du Tout sur la monade, après celle de la monade sur elle-même, -
c'est-à-dire une Révélation. - Plus l'Homme, enfin, devenu conscient
de la gravité et des risques de l'existence, cherchera à discuter les
droits de l'Univers sur sa liberté, plus il se rendra compte que, si aucun
élément tangible ne lui manifeste l'influx (c'est-à-dire ne lui garantit
l'existence) d'un Terme réel du Monde, nul argument de sa raison in-
dividuelle, nul accord des esprits, si unanime soit-il, ne sauraient sup-
primer en lui ce doute, physiquement mortel pour l'action et le goût
essentiel de vivre : « Le Monde a-t-il vraiment l'issue dont nous rê-
vons ? Ne sommes-nous pas les dupes de la Vie ? »
Ainsi, et pour des raisons liées à la structure de nos âmes, l'objecti-
vité de quelque contact, non pas simplement tardif et individuel, mais
aussi ancien et vaste que le sujet humain tout entier, avec un Dieu
conçu comme centre suprême de personnalisation - telle est, on peut
l'estimer, la condition dernière sans laquelle toutes nos grandes espé-
rances terrestres actuelles se débanderont misérablement.
Pas de solidité à la Foi au Monde sans une Réponse, proférée de-
puis toujours, par Ce qui est promis à la foi au Monde. Aux sphères
pensantes de l'Univers il faut un principe physique de liaison et
d'énergie spirituelles. Le Tout, pour nous captiver, doit avoir un cœur
et un visage. Un Christ, doué à la fois d'une histoire tangible et d'attri-
buts divins, est, dans le champ de notre expérience, le seul principe en
vue qui puisse donner au Sens humain sa légitimité et sa consistance.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 39

[43]

CONCLUSION

Il est écrit dans l'Évangile : « Non veni solvere, sed adimplere. »


Quoi que les Hommes fassent pour découvrir des routes plus hau-
tes et des idées nouvelles, le Christ doit, pour demeurer Lui-même, se
trouver constamment en avant de leurs progrès. Le Christ doit être
capable, et Lui seul, de donner, à chaque instant, un sens et une garan-
tie aux attentes croissantes du Monde moderne. Il est celui qui comble
et qui consomme. À ce signe, de plus en plus, et à ce signe seul, nous
le reconnaîtrons.
Ou bien le Christ est capable, Lui et Lui seul, de sauver les aspira-
tions humaines de notre temps, - et nous sommes prêts à l'adorer avec
une passion renouvelée. Ou bien Il grandit moins vite que nos espoirs
les plus beaux, et alors Il n'est plus rien pour nous.
Mais alors, vraiment, s'Il disparaît, que nous restera-t-il pour justi-
fier et développer, en dernier ressort, notre goût de l'être et de la Vie ?
Au fond, la cause du Christianisme et la cause du Monde sont
étroitement liées dans la crise présente. Le Monde serait incohérent en
lui-même, si le Christ n'était pas là pour le centrer et le consommer.
Mais le Christ ne serait pas divin si son Esprit ne se reconnaissait au
fond des mouvements qui recréent, en ce moment, l'âme de la Terre.
Seul un étrange manque de foi a pu dédaigner, redouter, ou même
condamner « l'esprit moderne ». L'éveil du Sens Humain ne saurait
être que l'aurore d'une Épiphanie nouvelle.
Il est temps de le reconnaître. De nos jours 14 , l'Église, entraînée
dans un remous de théologie abstraite, de sacramentarisme [44] quan-
titatif, de dévotion subtilisée, a perdu contact avec le Réel. Les direc-
tions ecclésiastiques et les préoccupations des fidèles s'enferment peu
à peu dans un petit monde artificiel de rites, de pratiques, de surenchè-
res pieuses, entièrement séparé du vrai courant des choses. L'Eucha-

14 Remarquons-le : l'écrit est de1929. Depuis, une partie des chrétiens a passé, de
l'écueil que signale ici l'auteur, à l'écueil opposé. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 40

ristie, notamment, tend à devenir une sorte d'objet valable pour


lui-même, qui absorbe en soi l'activité religieuse au lieu de la faire
fermenter pour le salut de toutes choses dans l'Univers. En ceci nous
faisons fausse route ; et voilà pourquoi les progrès de la Vérité chré-
tienne sont comme arrêtés.
Le Christianisme ne cessera de végéter, il ne recommencera à se
répandre comme aux premiers âges, que s'il « s'embraye » résolument
sur les aspirations naturelles de la Terre. La foi au Christ vitalisée par
la foi humaine (définitivement née) à quelque progrès universel, - la
foi au monde légitimée par la précise et consistante réalité du Christ,
-les goûts arc-boutés du Christ et du Monde, - tels se laissent deviner
les deux pôles de la Religion de l'Avenir * 15 .

* Océan indien, février-mars 1929.


Texte publié d'après l'exemplaire du R.P. Jouve, des Études, revu et corri-
gé par le P. Teilhard. Pour les changements de mots dus aux frappes successi-
ves, les éditeurs ont donné la préférence à l'une des premières dactylogra-
phies : celle que possédait le Père Auguste Valensin.
15 La plupart des « clercs catholiques » sont maintenant d'accord pour faire de
plus en plus grande, dans la vit chrétienne, la part des activités humaines.
Mais, dans leur idée, cette part n'est jamais qu'une annexe, un surcroît, une
exubérance de la vie surnaturelle débordant sur le domaine profane. - Nous
tenons, au contraire, que la participation aux travaux et aux aspirations hu-
mains, loin d'être un accessoire dans l'œuvre salvifique, est le noyau psycho-
logiquement primordial sur lequel tombe (ou duquel naît) en chaque homme
la foi et le don de soi-même au Surnaturel.
Entre les deux points de vue, malgré les concessions faites, l'opposition
demeure totale.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 41

[45]

Les directions de l’avenir

2
LA ROUTE DE L'OUEST
VERS UNE MYSTIQUE NOUVELLE

Penang, le 8 septembre 1932.

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 42

[47]

Le scandale en face de la Multiplicité et du Désordre actuel du


Monde aboutissant à la foi passionnée en la réduction possible de cet-
te dispersion à la réunion, - voilà la source commune des divers cou-
rants de philosophie et de prière dont les naissances successives, bien
plus que la création d'aucun empire ou la découverte d'aucune énergie,
sont les événements dominants de l'Histoire humaine.
Pas de religion conquérante sans mystique. Et pas de mystique pro-
fonde en dehors de la foi en quelque unification de l'Univers.
L'Un et le Multiple. D'où l'éparpillement ? et comment le retour à
l'union ? - La perception de plus en plus distincte de ce problème, et
l'approche graduelle de sa solution, mesurent probablement les étapes,
non encore toutes parcourues, de l'Anthropogénèse.
Périodiquement, il est vrai, comme pendant un hiver, la magnifique
poussée paraît s'endormir.
Dominée par un agnosticisme faussement regardé comme scienti-
fique, qui se défend de rien connaître en dehors de l'identité avec le
Passé, le monde moderne a pu s'imaginer que la question de l'Unité de
l'être était insoluble et vaine. Et il a cherché à s'en passer.
Plus dangereux encore, parce qu'ils fournissaient spécieusement un
succédané d'idéal, les pluralismes positivistes ou esthétiques, encore
de mode, ont cru supprimer ou supplanter [48] la mystique en ensei-
gnant que l'Univers, morcelé par essence, culmine incessamment dans
l'individu et dans le moment présent. Tout a été, et tout restera multi-
ple : le culte du Moi instantané, - un principe d'infinie dissociation
logiquement installé au cœur de la Morale.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 43

Le Monde moderne a cherché toutes les issues possibles à son ac-


tivité en dehors de la foi en l'unité. Il a paru oublier pour toujours
Bouddha, Platon et Paul.
Mais, à l'expérience, ces tentatives de laïcisation du Monde se sont
montrées stériles. Elles n'ont rien organisé, rien construit ; et, par défi-
nition, elles ne voulaient, ni ne pouvaient le faire. Elles se sont répan-
dues, mais comme un dissolvant. Elles ont perverti, non converti, la
Terre. Convertir, c'est apporter une âme.
Et, en ce moment, gonflé d'une exubérance nouvelle, d'énergies et
de désirs, le Monde humain, déçu, et cependant tout prêt pour recevoir
une forme nouvelle, souffre et s'inquiète dans le besoin d'une orienta-
tion spirituelle à prendre. Ramené par force aux sources initiales de
l'action, il cherche l'idée et l'idéal essentiels, biologiquement nécessai-
res pour le faire aboutir à « l'unanimité ».
Il cherche. - Mais pourrait-il chercher, ou même repousserait-il ce
qui lui est offert, s'il n'avait déjà trouvé, tout au moins, les conditions
auxquelles doit satisfaire la Divinité que d'avance il adore ?
L'objet de ces pages est de montrer comment, en continuité (et en
même temps en opposition) avec les mystiques anciennes (surtout
orientales), l'Humanité présente, née de la Science occidentale, est en
train, malgré ses airs de positivisme sceptique, de recommencer, par
une voie neuve, l'effort obstiné qui semble avoir depuis toujours chas-
sé la Vie en direction de quelque plénifiante unité.
[49]

1. LA VOIE ORIENTALE

À en croire l'Ethnologie, l'Homme primitif (autant que nous pou-


vons en reconnaître les traces fixées chez les peuplades non progressi-
ves de la Terre) aurait traversé, comme l'enfant, une phase de confu-
sion ou indifférenciation mentale, au cours de laquelle il ne distinguait
qu'imparfaitement les unes des autres les activités et les choses. On a
cherché, dans ce vague sentiment d'une identité ou liaison fondamen-
tale des êtres, la manifestation ou les vestiges d'une haute sagesse. On
a parlé comme si les « primitifs » avaient déjà naturellement atteint, et
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 44

sans effort, les sommets spirituels où nous nous haussons avec tant de
lenteur. Mais bien à tort. En droit et en fait, la divine vertu de l'unité
se découvre en raison directe de la différenciation du multiple qui
s'oppose à elle. Il faut avoir reçu distinctement et violemment la sépa-
ration et l'antagonisme des éléments cosmiques pour pouvoir se griser
au sentiment de leur liaison profonde et de leur confluence anticipée.
La Prélogique (dans la mesure où elle existe) ne connaît qu'une pré-
religion et une pré-mystique.
Le premier courant de vraie mystique (c'est-à-dire de tendance à
l'union universelle). dont les traces aient été conservées par l'histoire
écrite, et dont l'influence se prolonge distinctement jusque dans la
pensée moderne, est celui qui, né dans l'Inde quelque cinq ou dix siè-
cles avant l'ère chrétienne, a longtemps fait de cette contrée le pôle
religieux de la Terre 16 .
[50]
Nous ne savons si quelque historien a pu encore déterminer à quels
antécédents psycho- ou physiologiques, à quels raffinements de cultu-
re ou de pensée a pu répondre (comme un effet direct ou comme une
réaction) la formation de ce « cyclone » mystique sur les plaines du
Gange. Mais les résultats de ce fait extraordinaire sont toujours sous
nos yeux : la plus belle moitié de l'Humanité, à un moment donné,
s'est trouvée unanime pour croire en l'unité essentielle de la Nature, et
penser que cette unité ne pouvait s'obtenir que par une détente de
l'Univers.

« La multiplicité des êtres et des désirs n'est qu'un mauvais


rêve, dont il faut s'éveiller. Supprimons l'effort de connaissance
et d'amour, c'est-à-dire de personnalisation, qui tend à donner
plus de consistance à ce mirage : et ipso facto (tout est là), en
vertu même de l'évanouissement du Plural, nous verrons appa-
raître le fond essentiel de la toile ; - dans le silence établi, nous
percevrons la Note unique. Les phénomènes ne nous manifes-
tent pas, ils nous cachent la Substance ».

16 Rien d'aussi peu mystique (au sens ici admis) que les anciennes parties de la
Bible. Le monothéisme juif, à ses débuts au moins, est anthropomorphique,
beaucoup plus que « cosmique ».
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 45

Fortement schématisée, telle est la « solution orientale » de la Vie


parfaite, c'est-à-dire du retour à l'Unité. Pour le Bouddhiste qui s'exté-
nue physiquement, comme pour le Brahme qui mentalement se
concentre, le Multiple et l'Un s'opposent à la manière de deux plans
que l'œil ne peut percevoir qu'en sautant de l'un à l'autre. L'unité s'ob-
tient en niant et détruisant le Multiple. Telle est l'idée qui, sous des
formes diverses, a dominé et Pénétré, jusqu'au japon, la sagesse orien-
tale. Dans cette solution raffinée et pessimiste du Monde a pris nais-
sance, et s'est exprimée, l'âme asiatique.
De nos jours, il a pu sembler que se produisait, jusqu'en Europe
même, une renaissance de la mystique « bouddhiste ». La sérénité
moniste de l'Orient n'allait-elle pas convertir l'agitation pluraliste de
l'Occident ? On a pu le pronostiquer, et s'en inquiéter.
En fait, cette reviviscence de la Théosophie et du Néobouddhisme
paraît reposer sur une immense méprise. Comme nous [51] allons le
dire bientôt, le Monde moderne (pour des raisons plus urgentes encore
que celles qui avaient jadis ému l'Orient) s'est mis à rêver, à son tour,
de découvrir l'Unité au fond de la Matière. Le christianisme, par un
excès de précaution, ne lui présentait que des expressions juridiques,
et individualistes de l'Un. Il s'est donc jeté, croyant s'y reconnaître, sur
les formules anciennes des panthéismes hindous. Mais, ce faisant, il
leur a prêté, sans s'en apercevoir, un sens entièrement nouveau. Les
mystiques « panthéistes » d'Occident ont essentiellement le sens et le
culte des valeurs réelles de l'Univers. Logiquement, au contraire, pour
le philosophe oriental, ces valeurs n'existent plus. L'Un n'est pas au
pôle, mais aux antipodes de l'expérimental. Impossible, dès lors, de lui
attribuer un caractère, ni une détermination en un sens même « analo-
gique ». Impossible de le figurer au terme infiniment prolongé d'aucu-
ne ligne de connaissance ou d'action. Il est la négation simple de tout
ce que nous appelons « plein ». Pour atteindre cette Vacuité, il faut (et
il suffit) que nous nous débarrassions de tout concept, de toute image,
de tout désir.
C'est la mort complète de l'activité constructrice.
C'est l'inanité radicale de l'Univers expérimental.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 46

Le sage de l'Inde ne saurait, en droit, s'intéresser à rien de ce qui a


été, de ce qui est, de ce qui sera la vie du Monde. Est-ce bien ainsi que
l'entendent ses imitateurs européens ?
Si étrange, pour nous, est cette perspective, que l'idée d'une équi-
voque se présente forcément à l'esprit. Y a-t-il vraiment jamais eu, en
fait, un seul adorateur réel de la Vacuité ? ou bien, tout à fait au fond
de ses mots (inverses des nôtres) et des gestes (qui contredisaient
peut-être ses intentions profondes), l'Orient n'a-t-il pas simplement
entrevu et cherché à fixer ce que nous allons définir ci-dessous, com-
me « la route de l’Ouest » ? En d'autres termes, « l'ivresse bouddhiste
de la Vacuité » est-elle essentiellement différente de nos aspirations
vers l'Ineffable ? - Malgré que les philosophes orientaux l'assurent,
nous ne pouvons nous défendre d'en douter.
[52]
Quoi qu'il en soit de ce problème de psychologie, la solution dite
« orientale » existe théoriquement, et devait être présentée ici, ne fût-
ce que pour faire comprendre la nature exacte et l'originalité de la néo-
mystique occidentale. On peut abstraitement concevoir que l'Homme
poursuive (et peut-être en fait, l'Orient s'est-il vraiment épuisé à cher-
cher) l'Unité du Monde dans une suppression directe, non seulement
de l' « état de multiplicité » mais du multiple lui-même. C'est dans un
sens exactement contraire que se dessine aujourd'hui, sous l'influence
des mêmes aspirations universalistes, la solution ou voie occidentale.

Il. LA VOIE OCCIDENTALE

Au regard des fondateurs de la métaphysique et de la mystique


orientales, l'Univers tangible, dont le sage avait à s' affranchir, formait
un système compliqué et scintillant d'objets se mouvant dans un cercle
fermé. Puisque, rêve ou réalité, le multiple était incurablement morce-
lé, la sainteté consistait à briser l'enveloppe des choses, afin de leur
échapper. Le principe de la solution apportée par l'Occident au pro-
blème de l'un et du multiple est, juste à l'opposé, de considérer l'Uni-
vers expérimental comme formé d'un ensemble lié d'éléments qu'ani-
me un mouvement (au moins possible) de rassemblement interne, à
travers la Durée totale. Voulons-nous, dans cette hypothèse, parvenir à
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 47

l'Unité ? Gardons-nous de l'effort stérile et insensé qui consisterait à


vouloir nous évader des choses sans les libérer avec nous. Ne les reje-
tons pas. Mais, bien au contraire, aimons-les et épousons-les dans leur
essence qui est, si l'on peut dire, de tomber laborieusement, en haut et
en avant, vers un Centre commun. Pris dans le bon et vrai sens, le
Multiple est de nature convergente. Pour le [53] réduire, il ne faut
donc pas le supprimer, mais le prolonger au-delà de lui-même. La lu-
mière divine n'apparaît pas dans la nuit faite artificiellement au fond
de nous-mêmes : mais elle se pose, comme une teinte suprême et dé-
finitive, sur le chatoiement organisé du Monde. La Note fondamentale
du Cosmos ne s'entend pas dans le pur silence : mais elle vient couvrir
l'harmonie des vibrations élémentaires. Le Ciel ne s'oppose pas à la
Terre : mais il naît de la conquête et de la transformation de la Terre.
Dieu' s'atteint, non par exténuation, mais par sublimation. - Telle
est, si nous ne nous trompons, la grande découverte religieuse des
temps nouveaux.
De cette doctrine, on chercherait vainement, nous l'avouons, une
formule explicite nulle part. Personne encore n'a pris la peine de fixer
cet Évangile. Mais est-il nécessaire d'avoir un livre, quand la vérité
s'exprime au plus profond des besoins et des. attitudes de toute une
Civilisation ? - En fait, si l'on y prend garde, le point de vue que nous
venons de définir n'a presque plus besoin d'explication, tellement il est
déjà admis et vécu. C'est lui que tendent à adopter, et sous lequel se
rapprochent lentement les unes vers les autres, toutes les branches vi-
vantes des religions modernes, - depuis le Christianisme (voir
ci-dessous), jusqu'aux formes jeunes de l'Islam et du Bouddhisme. Et
la raison de cet accord est profonde et simple. Dans cette perspective
seule de l'union (et de l'évasion) par convergence se trouvent sauve-
gardées, et mutuellement renforcées, sans mutilation, sans perversion,
et avec une parfaite aisance, toutes les exigences, non seulement de
nos aspirations, mais aussi de l'expérience.
De l'expérience (c'est-à-dire du Multiple) les vieilles religions
orientales ne percevaient guère, et ne pouvaient guère distinguer, que
les côtés incohérents et troublants de l'agitation sans raison ni sens.
Voilà pourquoi elles l'ont fait si allégrement passer par-dessus bord.
Le monde moderne, on s'en apercevra toujours davantage, est né,
corps et âme, de [54] la découverte du Temps organique de l'Évolu-
tion. La nébuleuse des monades, nous le reconnaissons de plus en plus
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 48

clairement, dessine une spirale qui monte et se resserre. Chair et es-


prit, chacun de nous se trouve englobé dans une Cosmogénèse, qu'il
n'est plus possible de suspecter ou de dédaigner.
À nos yeux, l'histoire du Monde dessine donc un geste chargé d'ab-
solu et de divin où l'activité spiritualisante des êtres se découvre
comme une énergie sacrée. Il ne saurait plus être question, dès lors,
d'opposer simplement Un et Multiple, Esprit et Matière. Il faut pour-
suivre, adorer l'un à travers l'autre. L'unité divine surmonte le plural
par surcréation, non par substitution. Telle est la route (la seule route
ouverte devant lui) où, instinctivement, s'est déjà engagée et compro-
mise sans retour, la vie occidentale.
Ce serait déjà beaucoup d'avoir trouvé, au conflit posé dans l'Uni-
vers par l'existence du Multiple, une issue qui satisfasse les besoins du
Monde moderne. Le comble du succès, la plénitude du salut, c'est que,
pour le mystique occidental, Un et Multiple, Foi et Expérience, ne se
raccordent pas seulement comme deux figures inertes faites pour se
compléter géométriquement. Les deux termes se combinent, en réali-
té, comme deux sources d'énergie, dont la mise en présence détermi-
ne, par réaction mutuelle, un jaillissement de vie toujours plus pure et
plus élevée. Dans la perspective orientale, un phénomène psychologi-
que analogue peut se produire : le dédain ou la lassitude en face de
l'agitation cosmique chasse le sage vers Nirvana dont l'attrait à son
tour peut rendre l'agitation du Monde plus répulsive encore ; - et ainsi
de suite jusqu'aux limites de l'extase. Mais tout ce processus, au moins
en théorie, doit se passer dans le négatif des objets, des passions, des
images, et tendre vers le vide. Logiquement (et bien que peut-être
neuf dixièmes des modernes théosophes s'y trompent, en transposant
sous des mots anciens nos pensées modernes) le Saint oriental ne doit
pas chercher à sublimer, mais à émacier, le Réel tangible.
[55]
Quelle triste et pauvre occupation pour alimenter les ardeurs spiri-
tuelles d'un monde !
Dans les perspectives occidentales, le cycle prend une toute autre
signification, et une toute autre vigueur. Vers la découverte et la
conquête de l'Unité, l'Homme de l'Ouest est chassé, non plus seule-
ment par l'insatisfaction des désordres et des insuffisances présentes,
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 49

mais par l'immense attrait des perfections ébauchées dont la foule


l'environne.
Les charmes épars de l'Univers lui révèlent partiellement la beauté
qui les réunirait tous en les consommant, et la perception dans l'Uni-
vers de cette Beauté naissante redouble son admiration et son respect
pour la substance élue cachée dans les éléments du Monde. Il s'agit
pour lui de progresser dans la consistance, en dégageant, par épura-
tion, toute la moelle positive du Multiple. L'Unité du Monde est à ba-
se de construction et d'effort, - vers la concentration et non vers la dé-
tente. Si quelqu'un a compris cette parole, à lui l'ivresse, non pas de
vacuité, mais de plénitude.
On pourrait craindre, en observant l'Europe moderne, désabusée et
jouisseuse en apparence, que l'Humanité, parvenue à un sommet de
complexité et de puissance, ne s'arrête, n'hésite, et ne se dissolve, par
ennui de la vie. Rien n'arrivera de semblable si, comme nous le pré-
tendons ici, la perception est déjà partout naissante que l'agitation uni-
verselle, loin d'être un rêve incohérent, voile et prépare un avènement
divin.
Comme nous le disions plus haut, il peut être difficile, à la distance
où nous nous trouvons des premiers sages hindous, de distinguer les
raisons qui ont déterminé l'apparition, et favorisé l'étonnante diffusion
de leurs doctrines. Dans le cas de la nouvelle foi occidentale, la
connexion des événements est tout à fait claire. Une passion, non pas
seulement rajeunie, mais renouvelée, en l'unité à venir du Monde est
l'âme, biologiquement requise, qui vient à point pour soutenir la civili-
sation dans la forme moderne qu'une évolution irrésistible de la cons-
cience individuelle et sociale lui impose. L'idée [56] d'une « Unité de
convergence » est la seule qui puisse fonder la morale et la religion
d'un Univers à base de recherche et de progrès. De ce chef, aucune
conversion (si l'on peut dire) n'aura jamais eu de racines aussi profon-
des que celle qui va s'opérant sous le voile de l'incroyance moderne.
Jusqu'ici les hommes se sont surtout convertis pour des besoins ou
espérances individuels, ou par poussées nationales ou raciales. Pour la
première fois, nous voyons un mouvement spirituel se dessiner, inti-
mement lié à la marche du Monde tangible pris comme un tout. Le
goût de l'Unité pour sauver le goût universel de l'Action. Une foi nou-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 50

velle conditionnant une humanité nouvelle. Une âme unique pour la


couche de la Terre.
La mystique occidentale, voilà le secret de sa force, est la première
mystique dont le sujet soit explicitement, non plus la monade humai-
ne, mais le Monde. Elle est essentiellement « catholique » ; rien qu'à
ce caractère, on pourrait reconnaître que, malgré certaines apparences
contraires, elle est la fille légitime ou plus exactement le terme actuel
et l'expression évoluée, du Christianisme.

III. LA MYSTIQUE OCCIDENTALE


ET LE CHRISTIANISME

Au même titre que le Monde moderne auquel elle vient apporter


une signification et un idéal, la mystique occidentale est apparue en
prolongement du Christianisme. Historiquement, l'un a précédé et fa-
vorisé l'éclosion de l'autre. L'un a passé dans l'autre. Mais au prix et
au travers de quels atermoiements ? La fleur n'a-t-elle pas tué la tige ?
l'âme chrétienne originelle se survit-elle réellement dans l'âme reli-
gieuse moderne ?
[57]
Il paraît difficile de contester que, dans une part appréciable de ses
manifestations primitives, le christianisme se présente comme une dé-
rivation de la mystique de l'Est. L'importance donnée au Sermon sur
la Montagne qui exalte les faiblesses du Monde, - les appels à un re-
noncement qui ressemble fort à une évasion immédiate hors du Multi-
ple vain ou mauvais, - une théorie de la perfection religieuse qui a
peuplé les déserts, - tout cela donne à penser que, pour une part, la
pensée chrétienne, à ses débuts, n'était pas encore explicitement déga-
gée de l'ornière orientale 17 . D'un autre côté, en allant plus au fond des
choses, on observe que l'Évangile repose sur un certain nombre d'af-
firmations fondamentales telles que la Résurrection de la Chair, qui,
explicitées jusqu'au bout, conduisent directement à la conception oc-

17 Parfaitement fidèle, et fidèle jusqu'au bout aux conseils évangéliques, Teilhard


a toujours lutté contre une interprétation pernicieuse de l'évangile qui voudrait
voir en lui un abandon de la lutte contre le mai et une consécration du dolo-
risme. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 51

cidentale de l'Univers. Saint Justin ne tourne-t-il pas déjà exactement


le dos à Bouddha quand il parle du salut de la Matière ?
Lorsqu'on réfléchit à ces oppositions, il semble que l'histoire mys-
tique de l'Occident pourrait se décrire comme un long effort du Chris-
tianisme pour reconnaître et séparer, au fond de lui-même, les deux
voies orientale et occidentale de la spiritualisation : supprimer ou su-
blimer ?... Diviniser en sublimant : de ce côté allait avec la logique
profonde de l'Incarnation, l'instinct du Monde naissant. Diviniser en
supprimant : dans cette direction simpliste poussait la routine de l'an-
cien Orient. Jusqu'à nos jours, dans les formules et les gestes (sinon
dans l'attitude profonde, convenablement interprétée) du monde chré-
tien, les deux courants se reconnaissent. L'usage et la privation. jésus
et le Baptiste. On a voulu voir, dans cette dualité, deux composantes
essentielles et harmonisables [58] de la sainteté. Ce sont en réalité la
trace de deux attitudes inconciliables. Entraînés et corrigés par le
mouvement général chrétien, des hommes du type saint jean de la
Croix 18 ont indubitablement vécu pratiquement une mystique réduc-
tible à la sublimation des créatures et à leur convergence en Dieu.
Mais l'interprétation qu'ils ont (ou qu'on a) donnée d'eux-mêmes est
encore décidément « orientale » ; et il faut avoir la franchise de recon-
naître que, par ce côté de leur sainteté, ils ne nous conviennent plus.
Dieu ne sort pas de la nuit, mais il se pose sur la lumière ; ou, s'il est
permis de parler de nuit, c'est d'une ombre qui soit l'excès même, et
comme le renversement, de notre lumière.
Le moment est certainement venu de porter la clarté et la simplicité
dans la mystique chrétienne. Par le jeu même de sa croissance naturel-
le, le Monde a choisi : Dieu est au terme d'un effort de sur-
développement, non de restriction, de l'Univers. S'il veut continuer à
vivre et à dominer, le Christianisme doit désormais penser et parler,
sang ambiguïté et exclusivement, la langue d'Occident : non pas se
résigner passivement, mais attaquer ; non pas ignorer, mais chercher ;
non pas mépriser l'Univers tangible, mais se perdre dans sa contem-
plation et son achèvement.
Nous l'avons montré longuement ailleurs (v, « le Milieu Divin »).
Il ne s'agit nullement d'aboutir par là à aucun naturalisme, ni à aucun
hédonisme, ni à aucun panthéisme. juste au contraire.

18 Et aussi, jusqu'à un certain point, l'auteur de l'Imitation.


Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 52

Tout d'abord, explicitement réduit, conformément à sa nature et


aux besoins de l'humanité présente, à la seule interprétation occidenta-
le du Monde, le Christianisme peut et doit conserver intacte (ou même
accroître) sa force ascensionnelle de purification et de détachement.
En vertu même de leur aptitude à converger vers le haut, les éléments
de l'Univers [59] ne peuvent être pleinement atteints qu'en nous chas-
sant toujours au-delà d'eux-mêmes, vers des zones constamment plus
spirituelles. Tout comme la voie orientale, la route de l'Ouest conduit
donc par l'ascèse vers l'extase. Seul, « l'esprit » est changé - ce qui est
tout. Le saint hindou se recueille et s'exténue pour secouer son vête-
ment de matière ; le saint chrétien pour le transfigurer et s'en pénétrer
« (super-indui »). Le premier cherche à s'isoler du Multiple, le second
travaille à le concentrer et le purifier. L'Oriental cherche à s'évader, en
abandonnant le temps, l'espace et lui-même. L'Occidental émerge du
plural en l'entraînant avec lui. Or de ces deux attitudes, la seconde
seule est capable d'exprimer à l'âme moderne la vérité, la puissance
et la séduction de la Croix.
Point de monisme dangereux à craindre, non plus, pour le Christia-
nisme franchement occidentalisé. Sans doute, l'idée même que, en
nous et autour de nous, l'Unité cosmique se noue graduellement au
terme d'une convergence universelle, fait résonner, au fond de l'âme
moderne, l'éternelle et profonde musique qui a bercé tous les pan-
théismes. Mais y eut-il jamais, par définition, de vraie mystique sans
quelque panthéisme ? « Et alors, dit saint Paul en parlant de l'Incarna-
tion consommée, Dieu sera tout en tous : en pâsi panta Theos ». Pour
qu'en s'occidentalisant le Christianisme demeure fidèle à lui-même, il
faut et il suffit que soit maintenue, en plus de la primauté de l'esprit
sur la matière (laquelle fait, nous l'avons vu, sortir le renoncement de
la possession), la primauté du personnel dans le spirituel, qui fait
coïncider la distinction maximum des éléments avec le maximum de
leur union. Mais cette deuxième primauté, comme la première, ne
tient-elle pas précisément à la nature et au mécanisme de la « conver-
gence » ? Comment le Multiple se perdrait-il dans l'Unité (ce en quoi
consiste le faux panthéisme), puisque le mouvement ontologique de
convergence qui réunit les éléments entre eux est justement celui qui à
un degré inférieur fait chacun d'eux incommunicablement lui-même !
[60]
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 53

En somme, au point où nous parvenons, le Christianisme, pour


demeurer lui-même, doit embrasser, en la sauvant, la mystique occi-
dentale. Laissés à eux-mêmes les nouveaux sages de l’Ouest risque-
raient de s'attarder dans la jouissance de leurs conquêtes. Ils arrête-
raient probablement aux horizons temporels et spatiaux du Monde
présent leurs espérances, sans s'apercevoir que cette limitation à un
état caduc et inférieur de la matière détruit logiquement leur passion
de recherche et leur vigoureux optimisme.
Ils manqueraient, en tous cas, de cette consommation à peu près
essentielle à la valeur de leurs perspectives : une ébauche historique,
un nom, un visage à donner au terme de l'universelle convergence.
Rien, au cours de la métamorphose actuelle du sens religieux humain,
ne vient jusqu'ici relayer le Christ dans son rôle de Centre « en qui
toutes choses trouvent leur consistance ». Le Christ est toujours le seul
élément cosmique en vue qui puisse en dehors de l'illuminisme ou du
rêve, donner un corps aux espérances modernes d'une organisation
spirituelle du Monde. - Mais encore faut-il pour cela que l’Élise, re-
naissant aux visions passionnément décrites par saint Paul, se décide à
le reconnaître et à le proclamer, enfin, tout entier et tel quel, paré des
espérances et des énergies universelles.
Résumons-nous.
Au degré de concentration et de tension morale où elle est parve-
nue, l'Humanité ne peut attendre plus longtemps avant de faire le pas
spirituel qui lui donnera une âme. Agnosticisme et pluralisme sont
morts ou impuissants. Seule, une foi renouvelée en quelque Unité à
naître du Monde peut sauver en nous le goût de la vie. Or, en ce point
précis, le chemin se divise devant nous : ici, la vieille piste de l'Est,
loin de la Matière, vers la moindre recherche, le moindre trouble, le
moindre effort externe : l'unité qui se découvre à la négation du multi-
ple ; - là, au contraire, la nouvelle route de l'Ouest, tout droit dirigée
sur les mystères et les nourritures terrestres, l'unité qui se donne à la
domination du multiple.
[61]
L'hésitation n'est pas permise, et du reste le choix est déjà fait, vir-
tuellement, depuis longtemps. C'est vers l'Ouest que, historiquement
et expérimentalement, nous ordonne d'avancer la vie. Savoir plus, et
pouvoir plus, afin d'être plus pris par Dieu. Cette ambition a pu para-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 54

ître coupable à l'aurore de l'Humanité, quand les premières énergies


déchaînées se retournaient contre leurs audacieux libérateurs. Elle a
pu sembler oiseuse aux premiers chrétiens quand l'Univers physique
semblait n'avoir ni passé ni avenir. Elle est devenue pour nous la plus
belle expression du devoir moral et de l'adoration, maintenant que
nous avons compris la valeur de l'oeuvre qui se poursuit à travers nos
vies. C'est sur cet évangile nouveau de spiritualité conquérante que,
au-dehors comme au-dedans du Christianisme, le monde ancien se
sépare en ce moment du monde nouveau.
Individus, nations, races et religions, tout disparaîtra demain qui
n'aura pas aujourd'hui risqué son âme sur la route de l'Ouest.

APPENDICE. LES DEUX FORMES DE L'UNITÉ


ET LA SIGNIFICATION DU MULTIPLE

Comme l'ont noté depuis longtemps les philosophes, il y a deux


notions inverses de l'unité : d'une part, l'unité d'appauvrissement, par
abstraction, ou retour à l'homogène ; et, d'autre part, l'unité de riches-
se, par concentration de ce qu'il y a de positif dans les déterminations
et les qualités. L'« ens ut sic » et l'« ens a se ». L'éther et l'esprit. - La
mystique orientale et l'occidentale ne sont autre chose que la poursuite
religieuse du Divin dans l'une ou l'autre de ces deux directions. Autre
façon d'exprimer avec évidence la raison de préférer la seconde à la
première.
[62]
Il y a toutefois un élément essentiel de la mystique occidentale que
ne traduit pas suffisamment sa simple référence au système statique
des deux unités de simplicité et de complexité.
Dans les perspectives modernes, commandées - par l'idée d'évolu-
tion, l'Un ne s'oppose pas seulement au Multiple comme une perfec-
tion totale à une somme d'imperfections : il naît, pour une part au
moins, de ce multiple. Son unité est, dans une certaine mesure, tissée
de la pluralité dont il assure la consommation et la synthèse. De là,
pour l'activité humaine, la raison profonde de se livrer passionnément
à l'effort ; ce que nous faisons assure, élémentairement, l'unification
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 55

de l'Univers. Il ne faut rien de moins, ni rien de plus, que la conscien-


ce de cette responsabilité pour nous intéresser à la vie.
De cette notion de la structure évolutive de l'unité universelle (du
« plérôme » dirait saint Paul), dérive une signification très nette et très
optimiste de la Matière.
Dans les mystiques ou les métaphysiques relevant du courant
oriental, quelque idée de Mal s'associe toujours à l'origine du Multi-
ple : rêve, troublant la sérénité initiale de l'Essence, ou révolte ame-
nant quelque entraînement d'une fraction de l'Esprit dans la Matière.
Le Plural, qu'il fallait supprimer, devait être mauvais par nature ou
perverti dans sa source accidentellement.
Dès lors, par contre, qu'on admet l'idée d'une genèse ou d'un achè-
vement de l'Un à partir des éléments du Monde, ceux-ci, tout en res-
tant, par leur état de désordre provisoire (conséquence inévitable de
l'achèvement de leur union en cours), la source de tout péché et de
toute douleur, n'ont plus besoin d'un malheur préalable pour être ex-
pliqués dans leur apparition et leur distribution initiale. Non pas les
débris du vase, - mais la poussière de l'argile élémentaire. Le Multiple
n'est pas un déchet secondaire, il existe, tout simplement, parce qu'il
est nécessaire à un certain achèvement de l'Unité. Il est, en dernière
analyse, la condition positive et essentielle [63] d'un Progrès absolu.
L'idée d'un vice congénital de la Matière ne paraît pas plus répondre
à la. mystique occidentale que sa contingence absolue.
De ce point de vue, l'idée que nous tendons à nous faire aujourd'hui
de la structure et de la fonction du Multiple se rattache étroitement
aux vues chrétiennes sur la consommation finale de l'Univers. D'une
part, en vertu de l'Incarnation, Dieu ne peut plus (au moins hic et nunc
et pour jamais) se passer du Multiple dans lequel il s'est immergé ; et
d'autre part, la réalité « Dieu + Multiple », in Christo Jesu, semble,
dans la pratique chrétienne et la mystique paulienne, représenter une
perfection qui, tout extrinsèque à Dieu qu'elle soit qualifiée, entraîne
avec soi une réelle complétion dans l'équilibre de l'Être universel.
Voilà bien, implicitement, la conception du multiple fondamenta-
lement bon, et partiellement nécessaire. Conformément à ce que nous
disions plus haut, le Christianisme se trouve en excellente posture
pour sauver et guider, le long d'un axe précis et éprouvé, les tâtonne-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 56

ments de la mystique occidentale. Il est le seul guide en vue pour nous


piloter sur la route de l'Ouest.
Mais, ici encore, observons-le, il faudra que nous nous décidions,
nous autres croyants, à une révision partielle et sérieuse de nos pers-
pectives sur l'origine et l'évolution de l'Univers. Exactement comme
dans le cas de l'ascèse et de la mystique, une certaine contamination
semble encore exister, dans les représentations cosmogoniques chré-
tiennes, entre les vues orientales et occidentales. Malgré qu'associées
en une seule perspective par saint Paul, les idées d'une première créa-
tion absolument contingente (et donc peu explicable), puis d'une chute
générale également contingente (et donc peu honorable pour le Créa-
teur) ne s'accordent pas bien avec celles d'une Incarnation aboutissant
à une sorte de réplétion mutuelle de l'Un et du Multiple. On devine,
dans cet ensemble, le mélange d'éléments empruntés à des préoccupa-
tions ou à [64] des principes de solutions fort divers ou même oppo-
sés. Le départ, puis le choix de ces éléments, aboutissant enfin à une
Cosmogonie chrétienne vaste dans ses horizons, et pure dans ses li-
gnes, - digne du Christ Universel qui en est le couronnement, - cet
effort représente une tâche nécessaire * 19 .

* Penang, le 8 septembre 1932.


19 Pour suivre le cheminement spirituel de l'auteur, il est indispensable de reve-
nir à l'écrit qui en marque le point de départ et que le père Teilhard nomme
« Introduction à la Mystique » : Le Milieu mystique, dans Écrits du temps de
la guerre, p. 137-167. Éditions Grasset. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 57

[65]

Les directions de l’avenir

3
L’ÉVOLUTION DE
LA CHASTETÉ

Pékin, février 1934.

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 58

[67]

Depuis que les religions existent, elles ont toujours tendu à s'ex-
primer, dans leurs manifestations les plus hautes, sous la forme de la
chasteté. Bouddhisme aussi bien que Christianisme. Pour le « par-
fait », vaincre l'attrait sexuel apparaît toujours, en fin de compte,
comme l'expression suprême du triomphe de l'esprit.
Je ne chercherai pas ici à contester, mais plutôt à justifier la valeur
profonde de ce geste. Par sa spontanéité et son universalité l'appel à la
chasteté me paraît tenir de trop près aux instincts infaillibles de la Vie
pour qu'il soit possible de le considérer comme une valeur périmée.
Cependant, en cette matière comme en tant d'autres, je crois recon-
naître que nous sommes encore loin d'avoir fixé avec précision la na-
ture de ce que nous sentons, La conscience ne progresse-t-elle pas par
tâtonnements, approximations successives ? Un élément précieux, si-
gnificatif, et opérant, se cache, j'en suis sûr, au fond de l'idée de virgi-
nité. Mais cette idée, j'en suis non moins sûr, n'a pas encore trouvé sa
formule satisfaisante dans la pratique, ni dans la théorie. Doute né de
mon expérience personnelle. Doute accru par le nombre croissant des
esprits élevés et sincères qui ne voient plus rien de moralement beau
dans les restrictions de l'ascèse.
La chasteté ne se projette plus qu'en flou sur notre Univers physi-
que et moral. Elle continue, soit à se traduire en mots et en systèmes
vieillis, - soit à se justifier par un complexe [68] de raisons disparates
dont beaucoup ne nous émeuvent plus. Il s'agit de définir exactement
ce qui fait son excellence, - et, pour cela, de la rattacher distinctement
à la structure et aux valeurs du Monde d'aujourd'hui.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 59

Tel est le but que nous nous proposons ici. 20

I. L'EMPIRISME CHRÉTIEN DE LA CHASTETÉ

De même, et par le fait même que le Christianisme est aujourd'hui


la forme la plus progressive de Religion, de même, et par le fait mê-
me, c'est en lui qu'il convient de chercher l'expression la plus évoluée
de la doctrine de chasteté. À l'heure qu'il est, cette doctrine (ou plutôt,
comme nous allons dire, cette pratique) s'exprime très nettement par
les deux directrices que voici :

1) L'union des sexes est bonne, et même sainte, - mais en vue de la


reproduction, exclusivement.
2) Hors de ce cas, le rapprochement des sexes est à réduire [69] au
minimum. L'idéal moral (supérieur même au mariage) est la
virginité.

Ces deux règles couvrent avec succès la majorité des cas ; et elles
ont réussi à entretenir, plusieurs siècles durant, les deux essentielles
fonctions humaines de « propagation de la race » et de « spiritualisa-
tion ». Elles sont toutefois peu cohérentes, - pratiquement complé-
mentaires, plus que logiquement liées. On sent, sous cette sagesse

20 Pour saisir plus nettement la dialectique de l'auteur dans le déroulement du


texte, on peut la résumer ainsi :
En face des problèmes que lui pose son entourage, le Père Teilhard essaie
de définir l'essence de la virginité. Pour cela :
a. Il commence par éliminer les conceptions dépassées, telle la notion ma-
nichéenne d'impureté de la matière qui entraînait un idéal de vertu consistant
dans la séparation.
b. Abordant ensuite le point de vue énergétique, il pose la question :
L'amour humain est-il, ainsi que certains le prétendent, une énergie optimale
de spiritualisation ? Ou « n'y brûlons-nous pas une partie de notre absolu ? ».
c. Envisageant enfin le sens de l'évolution humaine, il conclut : « L'amour
est en voie de changement au sein de la noosphère et c'est dans cette direction
nouvelle » (l'élan direct vers son auteur) « que se prépare le passage collectif
de l'Humanité en Dieu. » (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 60

compréhensive, l'opposition de deux points de vue, incomplètement


réduits.
Ceci tient au fait que, en matière sexuelle, il n'y a pas exactement
de théorie développée, mais seulement un empirisme chrétien. Ou-
vrons n'importe quel livre de théologie morale ou d'ascèse. Qu'y trou-
vons-nous, pour nous diriger dans l'usage des sens ? Du catégorique ?
Oui. De l'explicatif ? Non. En dehors de quelques tentatives isolées, et
généralement bizarres, aucun aperçu systématique n'est proposé sur
« l'effet formel » de la « sainte vertu ». Par contre, un code très pous-
sé, et très psychologique, de règles, de méthodes, de conseils, se déve-
loppe, - appuyé sur la pratique traditionnelle des saints, et finalement
sur un petit nombre de textes évangéliques. Et c'est tout.
Ce caractère « empirique » n'est pas du tout, observons-le, une
marque d'infériorité biologique. Tout au contraire. Plus largement une
réalité apparaît fondée sur un développement et un succès de nature
expérimentale, - plus elle a de chances d'être riche et définitive. Mais
à charge cependant que nous cherchions à l'intellectualiser 21 .
Or quels sont les éléments, sentimentaux ou rationnels, reconnais-
sables à la base du culte rendu par le Christianisme à la chasteté ? - Je
crois en distinguer toute une série, - passablement disparates, soit par
les motifs qu'ils mettent en jeu, soit par le stade d'évolution morale
qu'ils reflètent.
[70]
Tout au fond, d'abord, se découvre un présupposé physiologique
qui imprègne, plus qu'on ne penserait, tout le développement de la
pensée chrétienne concernant la Chute, la sanctification et la Grâce. Je
veux dire l'idée (il serait plus exact de dire « l'impression ») que les
relations sexuelles sont entachées de quelque déchéance et de quelque
souillure. Par les conditions matérielles de son acte ; par les entraîne-
ments physiques qu'elle détermine ; par une espèce d'obnubilation de
la personnalité qui l'accompagne, - la « passion » se frange, dans l'ins-
tinct humain, d'animalité, de honte, de fièvre, d'étonnement, de crain-
te, de mystère. C'est, à l'état natif, dans sa pleine exubérance, et avec
toute son acuité, le problème complet (intellectuel et moral) de la Ma-

21 Intellectualiser signifie ici justifier théoriquement la valeur d'un comporte-


ment autrement tout « empirique ». (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 61

tière. Le sexuel est péché. Nous chercherons à déterminer, plus loin,


ce qui peut et doit être sauvé de cette primitive « horreur ». Le point à
retenir ici, c'est que son influence, héritée du judaïsme, a passé (mal-
gré la sainteté reconnue du mariage) dans la conception chrétienne de
la chasteté. « Hi sunt qui cum mulieribus non sunt coinquinati 22 . »
Après l'élément physiologique, l'élément social. On déformerait le
phénomène religieux , en le réduisant à un organisme de défense mon-
té par le groupe contre l'individu humain. Mais sans cette fonction col-
lective, aussi, on n'aurait pas toute la Religion. Or quoi de plus impor-
tant pour la société que l'entretien et la régulation des puissances de
reproduction humaine ? Il faut en ces questions, pour établir le meil-
leur régime et, pour défendre celui-ci contre les prévaricateurs, une
sévère police. Par cette préoccupation « de salut public » s'explique
largement, dans le Christianisme, le poids de pénalités, de menaces,
de flétrissures, jeté sur les fautes de la chair - comme aussi le luxe
d'éloges prodigué à la chasteté. L'incendie [71] couve dans les cons-
tructions humaines. Il est plus sûr d'inonder la maison.
Tutiorisme 23 social. Mais tutiorisme individuel, aussi. À un degré
probablement exagéré (parce que non compensé), le Christianisme a
développé en lui-même, jusqu'à l'hypertrophie, les idées de damnation
et de couple. La grande affaire proposée à l'âme est de se sauver el-
le-même, et ceci par absence de péché. De là toute une ascèse restric-
tive, en matière de sexualité. Pour ne pas s'exposer au vertige, il faut
se tenir le plus loin possible en deçà du précipice : fuir. Pour ne pas
céder aux entraînements de la jouissance, il faut supprimer les amor-
ces mêmes du plaisir, et s'infliger la peine : privation, et pénitence.
Cette pratique, en soi, est largement défendable. Elle contient les
éléments d'une précieuse hygiène. Il est plus inquiétant de la voir se
transformer peu à peu en un système pratique, où une sorte de qualité
sanctifiante absolue est implicitement conférée à la douleur et au sa-

22 « Ce sont ceux qui ne se sont pas souillés avec des femmes. » (Apocalypse,
14, 4.) (N.D.E.)
23 Le tutiorisme consiste à adopter, en cas de doute, la solution qui présente le
moins de risques. Certains théologiens ou conseillers spirituels en ont fait une
règle de vertu. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 62

crifice. Cette curieuse inversion des valeurs naturelles 24 consacre, en


première approximation, la valeur de la chasteté conçue comme un
eunuchisme moral, - et elle a ouvert la carrière à toutes les virtuosités
de la grande pénitence. Mais, pour l'honneur de l'Évangile, cet ascé-
tisme ne se légitime aux yeux chrétiens que dans la mesure où il
s'épanouit, au bout du compte, en un mysticisme raffiné. Si le vrai fi-
dèle nourrit un si craintif amour pour les pratiques restrictives de la
chasteté, c'est qu'il y voit le moyen nécessaire de sauver la fleur de sa
charité.
- Et voici comment.
Pour toute religion, digne de ce nom, adorer c'est se [72] perdre
unitivement en Dieu. Mais dans le Christianisme, où Dieu est conçu
comme suprêmement personnel, cette union du Divin revêt un sens
précis. Elle se dessine comme de suprêmes épousailles. L'âme sainte
est en quelque façon la « fiancée » du Christ. En vertu de cette
conception fondamentale, l'empirisme chrétien de la chasteté va (c'est
là tout ensemble sa force et sa faiblesse) se dessiner comme une ex-
tension aux rapports « Homme à Dieu » du code idéal admis entre les
amants terrestres. Virginité matérielle, donc. Mais surtout, ce qui est
plus clair, réserve des puissances d'amour. Être chaste, question de
cœur. jusqu'ici, nous nous mouvions dans une pénombre physiologi-
que. Voici enfin devant nous une limpidité humaine. La chasteté chré-
tienne est finalement une transposition religieuse de la fidélité amou-
reuse.
C'est dès lors la notion de « fidélité » qu'il s'agira principalement
de critiquer plus loin, quand nous traiterons directement la question,
infiniment délicate, d'une évolution de la chasteté. Observons simple-
ment ici que, en harmonie avec une ascèse restrictive et pénitentielle,
de nuance judéo-orientale, cette fidélité s'est surtout exprimée jus-
qu'ici, dans le Christianisme, en termes de privations. Si bien que la
théorie entière de la sanctification chrétienne, centrée (à juste titre) sur
la sublimation de l'amour, tend à culminer dans une sorte de sépara-
tisme de la Matière.

24 Par cette inversion, la peine, signe habituel de l'effort, est prise pour un résul-
tat qui vaudrait en dehors du résultat poursuivi à travers l'effort !
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 63

Le Christianisme authentique n'a jamais condamné la Matière. Il l'a


au contraire constamment défendue contre les hérétiques monistes ou
manichéens. Il se nourrit de pratiques sacramentelles. Et il vit dans
l'espérance d'une résurrection. Mais cette sollicitude pour les corps
s'allie avec une curieuse défiance pour les ressources de la Terre. Les
créatures sont bonnes ; et cependant elles ne sont pas bonnes. Le
Monde aurait pu être créé comme nous le voyons ; et pourtant il porte
en lui une secrète perversion. Nous revoici aux prises avec la com-
plexité de la notion (encore insuffisamment intellectualisée) de Chute
originelle !
[73]
Dans cette situation, quelque peu ambiguë, la consigne du chrétien
sera (comme dit le livre de l'Imitation) de prendre plutôt moins que
plus. Il sauvera son corps en le perdant. Il sublimera la Matière en
l'exténuant. Autour de son âme spirituelle, la chair forme, non point
une atmosphère ou une nébuleuse, mais un double. Pour des raisons
obscures, ce satellite, mystérieusement associé par le Créateur à l'es-
prit, est inconstant et dangereux. Par-dessus tout, il est lascif. Il faut le
tenir en esclavage, - en le servant.
Logiquement, le saint parviendra au maximum de sa perfection par
un usage minimum de la Matière, - et tout spécialement de la Matière
sous sa forme la plus virulente : le Féminin.

II. UNE NOUVELLE CONCEPTION MORALE


DE LA MATIÈRE

Ainsi, le Christianisme a poussé plus loin qu'aucune autre religion


la pratique de la chasteté. Il en a développé le type le plus achevé en la
figure séculairement et amoureusement étudiée de la Vierge Marie. Il
en représente, à l'heure présente, la plus ferme défense et la plus riche
réserve.
Tant s'en faut pourtant que l'idéal de vertu qu'il conserve et vou-
drait propager ait gardé sur nos intelligences modernes la vigueur et la
netteté de son attraction première. Longtemps acceptées presque sang
conteste, - puis mises gravement en doute par la Réforme, - la valeur
morale (ou du moins la signification et la discipline traditionnelles) de
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 64

la chasteté sont en train de perdre leur évidence pour beaucoup d'entre


nous. Or ce phénomène ne doit pas être mis trop simplement sur le
compte de la perversité humaine, - et par suite dédaigné. Il faut le re-
garder loyalement, et en face.
[74]
Car, par plus d'un côté, il n'a pas les allures d'un mouvement ré-
gressif, - mais il se présente comme une attraction par un idéal plus
haut.
À la base des objections faites par la conscience moderne au code
évangélique de la pureté, je crois distinguer, plus profond qu'aucune
pensée d'émancipation païenne, un réveil de la Religion de l'Esprit.
D'une part, tout le côté physiologique, ou même social, de la chasteté,
est remis implicitement en question : l'intérêt de la virginité ou intégri-
té matérielle du corps nous est devenu aussi inintelligible que la véné-
ration d'un tabou. D'autre part, et pour des raisons que nous cherchons
à analyser plus loin, l'expérience victorieusement subie nous attire
cent fois plus que l'innocence conservée , la valeur morale des actes se
mesure désormais pour nous à l'élan spirituel que ceux-ci impriment.
Poussé à l'extrême, le dédain éprouvé pour le côté matériel de la
chasteté s'exprime en une solution radicale et simpliste. « En somme,
dit-on souvent, du point de vue moral et religieux, le sexuel ne signifie
rien. Autant parler de moraliser l'estomac. Pour ce côté de lui-même,
l'Homme doit, c'est clair, veiller à l'hygiène et à la tempérance. Il
trouvera, dans cet usage mesuré, l'équilibre, et un surcroît d'allégresse
pour l'action. Mais que la chasteté du corps ait quelque chose à faire
avec la vertu de l'âme, nous ne saurions l'imaginer. Il n'y a aucune re-
lation directe entre sainteté et sexualité ».
Cette idée qu'il puisse y avoir indépendance des deux variables
« esprit » et « matière » sur le domaine de la croissance morale ne me
plaît pas. Elle n'est conforme ni à l'instinct profond qui a toujours fait
pressentir aux Hommes quelque chose de plus précieux qu'une simple
« maîtrise de soi » au fond de la chasteté, - ni tout simplement aux lois
unitaires du développement biologique. Elle ne représente du reste
qu'une forme élémentaire ou un geste d'impatience, au sein de la réac-
tion qui fait douter la conscience moderne de la prééminence de la
chasteté. Bien plus liée à l'évolution [75] profonde de notre pensée me
paraît cette autre idée (base la plus sérieuse de la psychanalyse) que
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 65

l'énergie dont s'alimente et se tisse notre vie intérieure est primitive-


ment de nature passionnelle. L'Homme, comme tout autre animal, est
essentiellement une tendance à l'union complétive, un pouvoir d'ai-
mer. Ceci, depuis longtemps, Platon l'a déjà dit. C'est à partir de cet
élan primordial que se développe, et monte, et se diversifie la luxu-
riante complexité de la vie intellectuelle et sentimentale. Si hautes et
si larges soient-elles, nos ramures spirituelles plongent dans le corpo-
rel. C'est des réserves passionnelles de l'Homme que montent, transfi-
gurées, la chaleur et la lumière de son âme. Là, comme dans un ger-
me, se concentrent initialement pour nous la pointe la plus fine, le res-
sort le plus délicat, de tout développement spirituel.
Seul évidemment, en fin de compte, l'esprit mérite qu'on le pour-
suive. Mais, entre esprit et matière, il existe, au fond de nous, un sys-
tème de liaisons sensibles et profondes. Non seulement, comme disent
les moralistes chrétiens, l'un soulève l'autre. Mais l'un naît de l'autre.
Il ne faut donc plus dire simplement : « Pour alléger le poids du corps,
abstenez-vous. » Mais : « Pour entretenir l'élan de l'esprit, nourrissez-
vous. » - Sous-jacente à la Religion (ou Morale) de l'Esprit, apparaît
une conception morale nouvelle de la Matière 25 .
L'idée qu'il existe une genèse universelle de l’Esprit à travers la
Matière (l’idée, autrement dit, d'une puissance spirituelle de la Matiè-
re) déborde, dans ses origines, le problème de la chasteté. Elle prend
sa source dans l'énorme expérience humaine qui, en l'espace d'un siè-
cle, a complètement renouvelé pour nous la face du Monde : la dé-
couverte du Temps universel et de l'Évolution. jusqu'au XVIIIe siècle,
ou à peu près, les conflits au sujet de la morale se produisaient entre
[76] deux clans très simplement délimités : les spirituels et les maté-
riels. Ceux-ci prétendaient occuper la vie en jouissant de la nature tel-
le qu'elle est. Ceux-là prêchaient qu'il fallait, au contraire, secouer au
plus vite la poussière des choses. Mais les uns comme les autres ad-
mettaient implicitement que le Monde ne s'était jamais mû, - ou du
moins qu'il était définitivement arrêté. - C'est alors que, par tous les
joints de la pensée et de l'expérience, est entrée en nous la conscience
que l'« Univers autour de nous » fonctionnait encore comme un énor-
me réservoir de possibilités vitales. On croyait la Matière fixée ou

25 L'auteur, on le voit, a dépassé l'opposition, destructrice de l'unité humaine,


entre matière et esprit. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 66

épuisée. Elle s'est manifestée intarissablement riche en énergies psy-


chologiques nouvelles. On pensait qu'il n'y avait plus rien d'essentiel à
découvrir. Nous nous apercevons que tout est encore à trouver. Pour
un peu, les « parfaits » eussent rejeté le Monde comme un citron pres-
sé. Nous frémissons à l'idée de ce geste qui eût arrêté net la concep-
tion, encore en cours, de l'Esprit. Et alors, révisant, à la lumière de
cette découverte, d'autres jugements de valeur, nous nous sommes
aperçu que la transformation de nos vues intellectuelles sur la Matière
gagnait peu à peu, en fait et en droit, sur le domaine de notre vie af-
fective et sentimentale. La Femme est, pour l'Homme, le symbole et la
personnification de toutes les complémentarités attendues de l'Uni-
vers. Le problème théorique et pratique de l'achèvement de la
connaissance a trouvé son « climat »naturel dans le problème de la
sublimation de l'amour. Au terme de la puissance spirituelle de la
Matière, la puissance spirituelle de la chair et du féminin.
En ce point, si je ne me trompe, nous touchons à l'origine de la di-
vergence qui paraît détourner nos sympathies modernes du culte tradi-
tionnel de la chasteté. Au fond du code chrétien de la vertu paraît exis-
ter ce présupposé que la Femme, pour l'Homme, est essentiellement
un instrument de génération. La Femme pour la propagation de la ra-
ce, -ou pas de Femme du tout : voilà le dilemme posé par les moralis-
tes.
[77]
Or, contre cette simplification s'élèvent les plus chères et les plus
sûres de nos expériences. Si fondamentale soit-elle, la maternité de la
femme n'est presque rien en comparaison de sa fécondité spirituelle.
La Femme épanouit, sensibilise, révèle à lui-même celui qui l'aura
aimée. Cette vérité est aussi vieille que l'Homme. Mais il a fallu pour
qu'elle prenne toute sa valeur, que le monde en vînt à ce degré de
conscience psychologique et d'évolution sociale où, dans une Humani-
té largement répandue et économiquement installée, la question de
nourriture et de reproduction commençât à être dominée par les pro-
blèmes de l'entretien et du développement des énergies spirituelles. En
fait, la part largement faite aux phénomènes de régression morale et
de licence, il semble bien que la « liberté » actuelle des mœurs ait sa
véritable cause dans la recherche d'une forme d'union plus riche et
plus spiritualisante que celle qui se limite aux horizons d'un berceau.
C'est là un symptôme, que nous interpréterons ainsi :
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 67

Il flotte, au sein de la masse humaine, représenté par les forces


d'amour, un certain pouvoir de développement qui surpasse infiniment
ce qu'absorbent les soins nécessaires à la propagation de l'espèce. La
doctrine ancienne de la chasteté supposait que cet élan pouvait et de-
vait se dériver directement sur Dieu, sans avoir à s'appuyer sur la créa-
ture. C'était ne pas voir qu'une pareille énergie, encore largement po-
tentielle (comme le sont toutes les autres puissances spirituelles de la
matière), demandait, elle aussi, à se développer encore longuement
dans son plan naturel. En réalité, dans l'état présent du Monde,
l'Homme n'est pas encore révélé complètement à lui-même par la
Femme, ni réciproquement. L'un et l'autre, dès lors, ne sauraient, de
par la structure évolutive de l'Univers, être séparés au cours de leur
développement. Ce n'est pas isolément (mariés ou non mariés), mais
c'est par unités couplées, que les deux portions masculine et féminine
de la Nature doivent monter vers Dieu. On a prétendu [78] supprimer
les sexes de l'Esprit. C'est pour n'avoir pas compris que leur dualité
devait se retrouver dans la composition de l'être divinisé. Après tout,
l'homme, aussi « sublimé » qu'on l'imagine, n'est pas un eunuque ! Ce
n'est pas sur une « monade », mais c'est sur la « dyade » humaine que
se pose la spiritualité.
Il y a une question générale du Féminin qu'a laissée irrésolue ou
inexplicitée jusqu'ici la théorie chrétienne de la sainteté. De là notre
insatisfaction et notre malaise en face de la discipline ancienne de la
vertu. On parlait de minimiser les manifestations naturelles de
l'amour. Nous nous apercevons qu'il ne saurait être question que de les
capter et de les transformer. Non pas réduire, mais dépasser. Tel sera
notre idéal nouveau de la chasteté.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 68

III. L'ESPRIT DE CHASTETÉ

Si l'on a bien compris, et surtout expérimenté, ce que signifient ces


mots : « Puissance spirituelle de la Matière », on voit d'abord, dans un
premier temps, s'évanouir l'opposition classique établie entre sainteté
de corps et sainteté d'esprit. Entre l'Homme et Dieu, la création maté-
rielle ne s'étend plus à la manière d'un nuage ou d'un obstacle. Elle se
développe comme un milieu soulevant, enrichissant, qu'il ne s'agit pas
d'éviter ou d'affranchir, mais de réaliser et de franchir. À proprement
parler, il n'y a donc pas de choses sacrées ou profanes, pures ou impu-
res. Il y a seulement un sens bon et un sens mauvais : le sens de la
montée, de l'unification élargissante, du plus grand effort spirituel ; et
le sens de la descente, de l'égoïsme rétrécissant, de la jouissance maté-
rialisante. Suivies dans la direction qui mène en haut, toutes les créa-
tures sont lumineuses. [79] Saisies dans la direction qui mène en bas,
elles se font obscures, et comme diaboliques. Leur passage couchera
notre barque, ou au contraire la fera bondir en avant, suivant que dans
leur souffle nous saurons tendre notre voile. Jusqu'ici l'ascèse tendait à
rejeter : pour être saint, il fallait surtout se priver. Désormais, en vertu
du nouvel aspect moral pris à nos yeux par la Matière, le détachement
spirituel prendra la forme d'une conquête. S'immerger pour être soule-
vé et pour soulever, dans le flot des énergies créées, - sans excepter la
première et la plus brûlante d'entre elles. La chasteté (comme la rési-
gnation, la « pauvreté » et les autres vertus évangéliques) est essentiel-
lement un esprit. Ainsi commence à se dessiner devant nous une solu-
tion générale pour le Problème du Féminin.
En soi, le détachement par traversée est en parfaite harmonie avec
l'idée d'Incarnation en laquelle se résume le Christianisme. Le mou-
vement de l’Homme qui se plonge dans le Monde, pour participer aux
choses d'abord, puis pour les entraîner avec lui, - ce mouvement, dis-
je, est la réplique même du geste baptismal : « Quel est celui qui mon-
te, dit saint Paul, sinon celui qui est descendu d'abord, afin de tout
consommer ». Il est donc naturel que graduellement, sous la pression
du sens humain qu'elle canalise, l'Église de Dieu corrige ce qu'il pou-
vait y avoir d'un peu trop « oriental » (ou négatif) dans la théorie de
son renoncement. Cette thèse, plutôt nouvelle, que la perfection chré-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 69

tienne consiste moins à se purifier des poussières terrestres qu'à divi-


niser la création, est un progrès. On commence à reconnaître, dans les
milieux les plus conservateurs, qu'il y a, nimbant l'Eucharistie, une
Communion à Dieu par la Terre, - un Sacrement du Monde. Mais dans
cette part enfin accordée aux nourritures terrestres, une réserve conti-
nue à être faite jalousement. Comme dans L’Eden biblique, la plupart
des fruits sont maintenant permis au parfait. À lui, s'il en sent l'attrait,
la « vocation », - à lui les joies de la création artistique, les conquêtes
de la pensée, les [80] émotions de la découverte. Ces épanouisse-
ments sont admis sanctifiants ou sanctifiables. Mais un arbre reste
marqué de la défense primitive : celui du Féminin. Et nous re-voici en
face du dilemme, toujours dressé : ou bien la femme dans le mariage -
ou bien la fuite du Féminin.
Pourquoi cette exception ? Pourquoi cet illogisme ?
J'en aperçois deux raisons principales : l'une de prudence pratique,
- l'autre d'idéal ou de théorie.
En pratique, le Féminin est rangé parmi les produits naturels inter-
dits, parce que trop dangereux. C'est un parfum qui trouble, - une li-
queur qui grise. Depuis toujours les Hommes ont regardé avec surpri-
se la puissance incontrôlable de cet élément. Et les sages ont fini par
en limiter l'usage aux cas essentiels, faute de pouvoir le supprimer en-
tièrement. On ne se méfie pas (comme on le devrait logiquement,
peut-être... ) de la passion des idées et des nombres, ou même du goût
pour les astres et la nature. Parce que ces réalités sont supposées (as-
sez à tort) ne parler qu'à la raison, on les considère comme inoffensi-
ves, ou facilement spiritualisables. L'attrait sexuel, au contraire, ef-
fraie pour les ressorts complexes et obscurs qu'il risque, à tout mo-
ment, de mettre en mouvement. Il semble que l'amour soit, au tréfonds
de nous-mêmes, un monstre qui sommeille, et dont nous ne puissions
nous défendre, la vie durant, qu'en réussissant à ne pas l'éveiller.
Je me garderai bien de nier les puissances destructives ou dissol-
vantes de la passion. J'accorderai même que jusqu'ici, en dehors de la
fonction reproductrice, les Hommes ont surtout utilisé l'amour, dans
l'ensemble, pour se corrompre et pour s'enivrer. Mais que prouvent
ces excès ? Parce que les flammes dévorent et que l'électricité fou-
droie, allons-nous cesser de nous en servir ? Le Féminin est la plus
redoutable des forces de la Matière. Ceci est vrai. « Donc il faut l'évi-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 70

ter », disent les moralistes. « Donc il faut s'en emparer », répondrai-je.


Dans tous les domaines du Réel (physique, affectif, intellectuel) le
« danger » est un symptôme de puissance. Ne sont--ce pas les [81]
montagnes seules qui créent les abîmes ? L'éducation routinière de la
conscience chrétienne tend à nous faire confondre tutiorisme avec
prudence, sécurité avec vérité. Éviter le risque d'une faute est devenu
plus important à nos yeux que remporter pour Dieu une position diffi-
cile. Voilà ce qui nous tue. « Plus une chose est dangereuse, plus sa
conquête est ordonnée par la Vie ». De cette conviction est sorti le
monde moderne. D'elle aussi doit renaître notre Religion. - Pour légi-
timer la prohibition de principe, portée par un certain ascétisme chré-
tien contre l'usage du Féminin, il ne sert à rien d'évoquer à nos yeux
les périls d'une aventure. Ceux-ci ne feront que nous attirer, si nous
avons l'âme « sportive ». Pour renoncer à gravir ce sommet, nous at-
tendons qu'on nous explique pourquoi son ascension ne nous rappro-
cherait pas de Dieu,
Cette deuxième raison (raison positive, cette fois) pour exclure du
cœur des parfaits l'influence de la Femme, est cherchée par l'ascèse
traditionnelle, dans l'idéal de « fidélité » dont nous parlions en com-
mençant ces pages. Ce que Dieu demande au chrétien, c'est son cœur.
C'est donc ce cœur qu'il s'agit pour nous de lui conserver, sans parta-
ge. Or, qu'est-ce qui partage le cœur ? Est-ce d'aimer quelque chose en
dehors de l'amant ? Peut-être. Mais cet attachement consenti pour de
l'Autre matériel ou abstrait est corrigible, réparable : il ne va qu'à une
périphérie. Ce qui est grave, mortel, c'est de se tourner vers un Autre :
c'est d'aimer Quelqu'un, Se passionner chrétiennement pour la Science
ou la Pensée, ou toute autre forme impersonnelle, c'est encore possi-
ble, parce que ces charmes, étant inanimés, sont par nous divinisables.
Mais la Femme, elle, représente du personnalisé, c'est-à-dire une es-
pèce d'être fermé sur soi, et comme absolu. Impossible de l'admettre
dans notre système intérieur sans troubler, à quelque degré, l'unité
d'attraction qui doit nous entraîner en haut. En matière d'amour, plus
qu'en aucune autre, on ne saurait servir deux maîtres. Voilà le dernier
mot des défenseurs de l' « ancienne » chasteté.
[82]
D'une manière générale, j'avouerai que je me méfie d'un doctrine
qui compare notre cœur à un verre d'eau que le partage épuise. Que
notre puissance passionnelle représente un organisme délicat dont
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 71

nous gaspillons trop souvent les réserves en aimant mal, j'ai déjà dit
que j'en étais convaincu. Mais que notre coeur se diminue nécessaire-
ment pour l'un en se donnant (sous un autre rapport ou d'une manière
hiérarchisée) à un autre, voilà ce que j'ai de la peine à admettre. Je
puis trouver deux fleurs belles, - et de l'une mes yeux revenir plus sen-
sibles à l'appréciation de l'autre. L'usage multiplie la puissance. Ce qui
est vrai, c'est que, dans le cas particulier de l'amour, l'époux doit ré-
server et fortifier pour l'épouse cette position privilégiée qui la fait, en
quelque façon, le soleil de son univers intérieur. Et sur ce point la ja-
lousie a raison : il ne peut y avoir qu’un soleil dans le ciel de notre
coeur. Mais des astres subordonnés, pourquoi pas ?
Ces réflexions me paraissent déjà affaiblir sensiblement la valeur
psychologique de la « loi de réservation » du cœur invoquée par les
défenseurs d'une chasteté « de privation ». Mais nous pouvons aller
encore plus loin dans notre réponse. - Pour définir le code de la chas-
teté, on a coutume de comparer, « univoce », à deux amants Dieu et
l'âme chrétienne. C'est oublier ce fait essentiel que Dieu n'est pas une
personne de même ordre que nous-mêmes. Il est une « super-
personne », un « hyperer-centre », - c'est-à-dire quelqu'un de plus pro-
fond que nous-mêmes. Ceci veut dire que le fait, pour un homme, de
centrer son cœur sur une femme, ne signifie pas nécessairement que
cet homme va se trouver affectivement « neutralisé » par rapport au
Divin. À travers l'astre féminin, le soleil divin (parce que plus pro-
fond) peut être encore aperçu. Il peut briller, et même d'un éclat plus
vif, sur la même ligne et au-delà. Même saturé par rapport aux autres
personnes humaines, le couple aimant peut encore se présenter, libre,
et même exalté par sa dualité, à l’attraction supérieure de Dieu. Il y a
une façon d'aimer qui ne tombe pas sous le [83] reproche fait par
l'Apôtre « de diviser » 26 . Cas chimérique, direz-vous. Mais ne mou-
rons-nous pas, encore un coup, de la confusion qui s'est établie entre

26 La chasteté nous attire, légitimement, par son rayonnement de liberté. Il y a en


effet des tâches qui réclament l'Homme tout entier. Mais, si on réfléchit, on
s'aperçoit que ce qui entrave et qui divise ce n'est pas la Femme, mais, ou bien
la famille, ou bien la femme charnellement aimée. Une noble passion donne
des ailes. Voilà pourquoi le meilleur réactif pour reconnaître dans quelle me-
sure un amour est élevé serait d'observer dans quelle mesure il se développe
dans le sens d'une plus grande liberté d'esprit. Plus une affection est spirituel-
le, moins elle absorbe, - et plus elle pousse à l'action.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 72

règles prudentielles et jugements ; de valeur ? - Non, le Féminin n'est


pas à exclure des nourritures chrétiennes. Exceptionnel, il ne l'est que
par son extrême puissance. Moins donc qu'aucun des autres ressorts
de la Matière il ne saurait échapper à la triomphante domination, de
l'Esprit.
Chasteté, donc, vertu de participation et de conquête. Non point
école de restriction et de fuite. La pureté, bien souvent, nous est pré-
sentée comme un cristal fragile, qui ne se conserverait qu'à l'abri des
chocs et de la lumière. Elle ressemble plutôt à la flamme qui assimile
toute chose à la mesure de ses ardeurs. - « Omnia munda mundis 27 » :
en première approximation, cette parole est juste. Entre esprit et corps,
tout est vraiment question de « potentiel ». « Brûler, ou être brûlé 28 . »
Volatiliser la Matière, ou être corrompu par elle. Du haut en bas des
choses, telle est la loi de la Vie. Comment nous imaginer que pour
construire la fine pointe de notre être nous pourrions y échapper ?
Naturellement, il en coûte pour en arriver là. Aux approches [84] et
au contact de la Femme, une sorte d'illumination obscure nous enva-
hit, - l'instinct qu'un Monde nouveau nous attend et va se développer
dans les profondeurs de la Matière, - si seulement nous refermons les
ailes de l'Esprit, et nous nous abandonnons. Cela, sous une forme sen-
timentale (bien plus insidieuse encore que la forme intellectuelle),
c'est « l'illusion matérialiste ». Eh bien, si nous voulons posséder jus-
qu'au bout le mystère de la chair., il nous faut, par une option réflé-
chie, où s'exprimera dans notre conscience l'effort même de la Créa-
tion, vaincre la fausse évidence du mirage qui nous attire en bas. Oui,
c'est vrai : l'amour est le seuil d'un autre Univers. Par-delà les vibra-
tions que nous connaissons, l'iris de ses nuances est encore en pleine
croissance. Mais, en dépit de la fascination qu'exercent sur nous les
teintes inférieures, c'est vers l' « ultra » seulement que progresse la
création de la lumière. C'est dans ces zones invisibles, et comme im-
matérielles, que nous attendent les vraies initiations à l’unité. Les pro-

27 Tout est pur pour les purs. (N.D.E.)


28 Au fond, sur la question de la chasteté, deux théories s'affrontent et s'oppo-
sent, - deux notions de la pureté. « Avant tout, pas de faute, - dussiez-vous en
être moins riches pour cela », disent les uns. « Avant tout, plus de richesse, -
dussiez-vous risquer quelques éclaboussures », disent les autres. Bien entendu,
nous croyons que la vérité et l'avenir sont avec ces derniers.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 73

fondeurs que nous prêtons à la Matière ne sont que le reflet des hau-
teurs de l’Esprit.
Ce point nous paraît décidé par l’expérience et la pensée humaines.
Toute la question, maintenant (question secondaire en théorie, mais
très sérieuse en pratique), est d'apprécier en quelle mesure, au cours
de ce virement du « spectre » vers des couleurs de qualité toujours
plus hautes, les rayons inférieurs continuent à briller, - ou bien s'étei-
gnent. - Vers le spirituel se déplace progressivement le centre d'attrac-
tion et de possession amoureuses. De plus en plus haut, pour s'attein-
dre, les êtres ont à se poursuivre. Mais, afin d'assurer la plénitude de
cette sublimation, - afin de ne pas couper les canaux qui leur amènent
les puissances spirituelles de la Matière, - à partir de quel niveau doi-
vent-ils commencer à se prendre ? Combien du corps, pour un opti-
mum d'esprit 29 ?
[85]
Nous voici ramenés, pour avoir analysé la fonction créatrice de la
chasteté-esprit, au problème de savoir ce que signifie, et ce que vaut,
la virginité.

IV. LA VALEUR DE LA VIRGINITÉ

Nous le disions déjà plus haut. Le côté matériel de la virginité, im-


portant pour des peuples primitifs, a complètement fini de nous inté-
resser. Cet aspect physique de la vertu est devenu inintelligible pour
nous. Mais la virginité n'a-t-elle pas, plus profond que l'intégrité cor-
porelle, certaine valeur spirituelle cachée, pour laquelle nous serions
encore, et plus que jamais, tenus de la promouvoir et de la vénérer ?
Voilà ce qu'il est devenu temps de nous demander.
À première vue, l'idée d'une sainteté particulièrement attachée à la
continence ne paraît pas spécialement en accord avec la signification
morale que nous venons de reconnaître à la chasteté. Si la chasteté est
un esprit qui se nourrit, pourquoi la sevrer du plus vigoureux de ses

29 Ainsi s'achève pour l'auteur la position du problème. Il va montrer l'importan-


ce croissante de la virginité. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 74

aliments ? Le don du corps n'est-il pas la forme complète et naturelle


sous laquelle s'offre, pour la sublimation, la puissance naturelle de la
matière ? L'Esprit, comme une étincelle, n'attend-il pas, pour jaillir, le
choc de cette rencontre ? Ces flots, ces énergies, que l'amour physique
libère, n'est-ce pas cela surtout qu'il s'agit de provoquer, de conquérir,
de transformer ?
Ici, je dois le reconnaître, laissé à mon jugement propre, je ne vois
pas clairement « quod non licet » 30 . L'union physique, pour des rai-
sons obvies, a traditionnellement été associée à l'idée exclusive de gé-
nération matérielle. Une certaine « biologie [86] théologique » conti-
nue même à enseigner que, de par la conformation même des corps, il
ne saurait en être autrement sans que se trouve violé l'ordre de la Na-
ture ! Comme si l'« ordre naturel » du Monde était une chose toute
donnée et toute faite, - et non un équilibre qui se cherche ! Comme si
nos organes avaient, dès l'origine, existé tout formés, et ne s'étaient
pas pliés, au contraire, à travers l'évolution, au service d'exigences
nouvelles ! Comme si la langue avait été faite pour le langage, et non
utilisée pour parler ! Rien de tout cela n’est solide.
Plus j'y pense, donc, moins je puis arriver à trouver absurde cette
idée de l'héroïne d'un roman russe que « nous finirons par trouver une
autre manière d'aimer ». - La fécondité spirituelle se juxtaposant de
plus en plus à la fécondité matérielle, - et finalement par justifier, à
elle seule, l'union. Union pour l'enfant. Mais aussi union pour l'œuvre,
union pour l'idée ? Pourquoi pas ? -- Dans la multiplicité humaine,
chaque forme d'association trouverait ses adhérents ; et ceci ne risque-
rait en rien de détruire prématurément cela. Cet usage spirituel de la
chair, au fond, n'est-ce pas celui que, sans demander permission aux
moralistes, ont instinctivement découvert et adopté beaucoup des gé-
nies qui ont vraiment créé ? N'est-ce pas à ces sources dites impures
qu'a été puisée une vie dont se nourrissent, en ce moment même, les
plus conservateurs de chez nous ?
Voilà ce que je ne puis ne pas voir, abstraitement. Et en même
temps, s'il me fallait quitter le plan spéculatif pour essayer, ou seule-
ment conseiller, cette pratique de l'amour physique spirituel, je sens
qu'un obstacle invincible m'arrêterait, - je ne sais quel instinct où je
crois discerner autre chose que le pli mécaniquement imposé à mon

30 « Ce qui n'est pas permis. » (N.D.E.)


Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 75

âme par la longue application des « Tu ne feras pas », répétés sur une
longue suite de générations. Serait-ce une libération, ou seulement une
régression, de briser les liens de devoir moral et de respectueuse admi-
ration qui se sont tissés, durant des siècles [87] d'expérience humaine,
autour de l'idéal de la virginité ? N'y aurait-il pas quelque motif secret
pour lequel, si omnipotent que soit l'esprit dans le domaine de la chas-
teté, certains aliments physiques échappent à son pouvoir transforma-
teur, en vertu même de sa perfection ?
Pour justifier l'abstention, - ou du moins la tendance à un usage
minimum - de la chair en affections, les moralistes semblent souvent
(nous l'avons déjà dit) invoquer une raison de sécurité, personnelle et
collective. Se priver, pour ne pas abuser. Se séparer, pour ne pas être
absorbé. Forcer à droite, pour ne pas glisser à gauche. Monter pour ne
pas descendre. - À elles seules, nous le répétons, ces raisons ne satis-
font pas. D'une part, la mesure proposée serait d'une efficacité douteu-
se. Se forcer, c’est souvent se fausser. Resserrer tend à faire éclater.
On n'a jamais dominé ni une force ni une idée en la comprimant, -
mais en la captant. D'autre part, s'il est un point où s'accordent les Re-
ligions et sur lequel en particulier le Christianisme a engagé son auto-
rité, c'est que la chasteté corporelle emporte avec elle une espèce de
supériorité absolue. Il est donc indispensable, si l'on veut sauver l'es-
sence de la pratique traditionnelle, de découvrir quelque perfection de
nature à la virginité.
Voici, dans cette direction, ce que j'entrevois.
La plus pénétrante interprétation que nous puissions donner du
Monde, celle qui s'exprime équivalemment dans toutes les mystiques
et les philosophies, - c'est de le considérer comme un mouvement de
convergence universelle, au sein duquel la pluralité matérielle se
consomme en esprit. Cette vue des choses rend compte du rôle fon-
damental et créateur de l'attraction amoureuse. Elle dénoue sans ef-
fort, dans une formule simple, les complexes difficultés posées par
l'évolution biologique, intellectuelle et morale du Monde. En tout do-
maine, progresser n'est-il pas s'unifier ? Dieu, dans cette perspective,
se découvre comme le Centre suprême où le Multiple inférieur s'orga-
nise, - le Foyer où la Matière se consomme [88] en Esprit. - Acceptons
cette hypothèse, - et appliquons-la au problème qui nous occupe.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 76

Au point où la Vie, dans le Monde présent, se trouve arrivée, l'uni-


fication spiritualisante des monades humaines est dominée par deux
attractions, de même nature, mais de valeurs différentes : l'amour ré-
ciproque de l'Homme pour la Femme, et l'amour divin. Chaque élé-
ment est à la fois sollicité, pour s'achever dans l'unité, par des forces
passionnelles et par des forces mystiques, associées. Il lui faut à la
fois compléter, dans le Féminin, son unité humaine, - et, dans le Di-
vin, son unité cosmique. Tout cela, c'est la même énergie de conver-
gence, le même amour, au fond. Mais les deux forces ne jouent pas
immédiatement en concordance. Comment convient-il de les combi-
ner, pour obtenir une résultante qui porte à son maximum le « rende-
ment » spirituel ? - Telle est, au vrai, la question posée par la chasteté.
Une première solution qui vient à l'esprit, pour résoudre le problè-
me, est celle-là même que nous indiquions au début du présent chapi-
tre. L'Homme ira d'abord à la Femme. Il prendra celle-ci tout entière.
Et c'est la flamme jaillie de cette première union qui s'élèvera vers
Dieu. Contact des deux éléments, dans l'amour humain. Puis ascen-
sion à deux, vers le plus grand centre divin. - Ce processus, disions-
nous, semble avoir l’ avantage de dégager à son maximum, pour Dieu,
les potentialités spirituelles de la passion. Il a incontestablement fait
apparaître sur Terre de grandes vérités et de grandes beautés. Quelles
raisons pouvons-nous avoir de nous en méfier ?
Je n'en aperçois qu'une, mais qui serait grave. La voici. Par l'amour
physique, venons-nous de supposer, les puissances de l'Homme sont
magnifiquement libérées. Ce qui aurait toujours dormi dans nos âmes
s'éveille et bondit en avant. Est-ce absolument vrai ? - Une autre pos-
sibilité se présente. C'est que, dans le don éblouissant du corps, une
sorte de « court-circuit » se produise, - un éclat qui absorbe et neutra-
lise une fraction de l'âme. Quelque chose est né, mais qui [89] s'est
largement consumé sur place. Ce qui fait l'ivresse particulière au don
complet, ne serait-ce pas que nous y brûlons une partie de notre « ab-
solu » ? Et alors une deuxième solution se présente au problème de la
chasteté. Pourquoi cette distinction des deux temps dans l'union :
d'abord un don, et puis un autre don ? Est-il vraiment possible, sans
perte, de se donner deux fois ? Le moment est peut-être venu où,
conformément aux lois inflexibles de l'évolution, l'Homme et la
Femme désignés pour la Vie pour promouvoir au plus haut degré la
spiritualisation de la Terre doivent abandonner, pour se prendre, la
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 77

manière qui a été jusqu'ici la seule règle des êtres. Pourquoi, ne gar-
dant de leur attraction mutuelle que ce qui les fait monter en les rap-
prochant, ne se précipiteraient-ils pas l'un vers l'autre en avant ? Pas
de contact immédiat, mais la convergence en haut. L'instant du don
total coïnciderait alors avec la rencontre divine. C'est encore la foi
en la valeur spirituelle de la chair, - mais avec, cependant, une place
faite à la virginité. La chasteté devient, dans son essence, un don re-
tardé.
Deux solutions. Deux routes. Quelle est la bonne ? - Sur ce point,
les témoignages individuels s'opposent et se contredisent. Par naissan-
ce, puis-je dire, je me suis trouvé engagé sur la deuxième. Je l'ai suivie
aussi loin que possible. J'y ai, bien entendu, trouvé des passes diffici-
les. Je ne m'y suis jamais senti diminué, ni perdu.
Et alors, maintenant, du point où je suis parvenu il me semble dis-
tinguer autour de moi les deux phases suivantes dans la transformation
créatrice de l'amour humain. - Au cours d'une première phase de l'hu-
manité, l'Homme et la Femme, reployés sur le don physique et les
soins de la reproduction, développent graduellement, autour de cet
acte fondamental, une auréole grandissante d'échanges spirituels. Ce
nimbe était d'abord une frange imperceptible. Peu à peu, c'est en lui
qu'émigrent la fécondité et le mystère de l'union. Et puis, finalement,
c'est en sa faveur que l'équilibre se rompt. Mais, [90] à ce moment
précis, le centre d'union physique d'où la lumière émanait se révèle
impuissant à soutenir de nouveaux accroissements. Le foyer d'attrac-
tion se rejette brusquement, comme à l'infini, en avant. Et, pour conti-
nuer à se saisir plus outre dans l'esprit, les amants ont à tourner le dos
au corps, pour se poursuivre en Dieu. La virginité se pose sur la chas-
teté comme la pensée sur la vie : à travers un retournement, ou un
point singulier.
Bien entendu, une pareille transformation, sur la surface de la Ter-
re, ne saurait être instantanée. Il y faut essentiellement le Temps.
L'eau que l'on chauffe ne se vaporise pas tout entière à la fois. En elle,
« phase liquide » et « phase gazeuse » coexistent longtemps. Il le faut.
Toutefois, sous cette dualité, il n'y a qu'un seul événement en cours, -
dont le sens et la « dignité » s'étendent à l'ensemble. - Ainsi, à l'heure
présente, l'union des corps garde sa nécessité et sa valeur pour la race.
Mais sa qualité spirituelle est désormais définie par le type d'union
plus haute qu'elle alimente, après l'avoir préparé. L'amour est en voie
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 78

de « changement d'état » au sein de la Noosphère. Et c'est dans cette


direction nouvelle que se prépare, si les Religions ont raison, le passa-
ge collectif de l'Humanité en Dieu.
Telle je m'imagine l'évolution de la Chasteté.
Théoriquement, cette transformation de l'amour est possible. Il suf-
fit, pour sa réalisation, que l'appel du centre personnel divin soit assez
fortement senti pour dominer l'attraction naturelle qui tendrait à se
faire précipiter l'une sur l'autre, avant le temps, les couples de mona-
des humaines.
Pratiquement, je ne me le dissimule pas, la difficulté de la tentative
paraît si grande que tout ce que j'ai écrit dans ces pages serait taxé par
les neuf dixièmes des hommes de naïveté ou de folie. L'expérience
n'est-elle pas universelle et concluante que les amours spirituels ont
toujours fini dans la boue ? L'Homme est fait pour marcher sur le sol.
A-t-on jamais eu l'idée de voler !...
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 79

[91]

Lettre du Père Teilhard de Chardin adressée, des Moulins, Neuville,


Puy-de-Dôme, à Mlle J. Mortier en date du 24 août 1948.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 80

[92]

Oui, des fous ont fait ce rêve, répondrai-je. Et voilà pourquoi, au-
jourd'hui, l'air est à nous. Ce qui paralyse la vie, c'est de ne pas croire
et de ne pas oser. Le difficile n'est pas de résoudre les problèmes.
C'est de les poser. Or, nous le voyons maintenant : S'emparer de la
passion pour la faire servir à l'esprit serait, d’évidence biologique, une
condition de progrès. Donc, tôt ou tard, à travers notre incrédulité, le
Monde fera ce pas. Car tout ce qui est plus vrai se trouve ; et tout ce
qui est meilleur finit par arriver.
Quelque jour, après l'éther 31 , les vents, les marées, la gravitation,
nous capterons, pour Dieu, les énergies de l'amour. - Et alors, une
deuxième fois dans l'histoire du Monde, l’Homme aura trouvé le
Feu * 32 .

31 Teilhard écrirait aujourd'hui : l'espace. (N.D.E.)


* Pékin, février 1934.
32 Dès 1917, en pleine guerre, le Père Teilhard s'était senti appelé à vivre cette
forme ultime de l'Amour en Dieu : « La véritable union que tu dois poursuivre
avec les créatures qui t'attirent ne se réalise pas en allant droit a elles, mais en
convergeant avec elles vers Dieu, cherché à traves elles. Ce n'est pas en se ma-
térialisant dans un contact charnel, c'est en se spiritualisant en Dieu que les
choses se rapprochent. (...) » « ...La vraie union est celle qui simplifie, c'est-à-
dire qui spiritualise... La vraie fécondité est celle qui associe les êtres dans la
génération de l'Esprit. (...) » (Le Milieu mystique, p. 162, et L’Eternel Fémi-
nin, p. 258, dans Ecrit du temps de la guerre, Éditions Grasset.) (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 81

[93]

Les directions de l’avenir

4
COMMENT COMPRENDRE ET UTI-
LISER L'ART DANS LA LIGNE DE
L'ENERGIE HUMAINE

13 mars 1939.

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 82

[95]

Je ne suis pas un artiste, mais un géologue, c'est-à-dire un simple


prospecteur du passé. Je n'ai donc aucun titre à vous parler ici. Cepen-
dant, ayant eu dernièrement à traiter de l'Énergie humaine, de son
prix, de son utilisation, de son avenir, il m'a fallu passer en revue les
formes diverses où se manifeste l'activité du monde autour de nous. Et
voici ce qu'il m'a semblé entrevoir, et ce que vous seuls, artistes, pou-
vez achever de voir, d'expliciter, de réaliser.
L'Art, d'abord, autant que je le comprenne, est une perfection uni-
verselle qui frange toute espèce de réalisation vitale, du moment que
cette réalisation atteint la perfection de son expression. Il y a un art
suprême dans le poisson, l'oiseau, l'antilope.
Mais l'art, le vrai art, devient dans l'Homme quelque chose de plus.
Il cesse d'être une frange pour devenir un objet, une chose douée de
vie particulière. Il s'individualise. Et il apparaît alors comme la forme
prise dans le Monde par cette exubérance particulière d'énergie,
échappée à la matière, qui caractérise l'Humanité.
De cette surabondance d'énergie en quête d'emploi, une large por-
tion est sans doute absorbée par la science et la philosophie. Celles-ci
ne seraient jamais nées, et elles ne continueraient pas à se développer,
s'il n'y avait pas, grâce au progrès des mécanismes, une proportion
toujours croissante sur terre de puissance libre à dépenser. Science et
philosophie [96] sont cependant étroitement liées à l'achèvement col-
lectif de l'organisme humain. Nous n'avons aucune peine à regarder
leur progrès comme une légitime et essentielle extension des progrès
de la vie.
Dans l'art, par contre, subsiste sans altération la liberté, et même la
fantaisie qui caractérise un bouillonnement d'énergie sous sa forme
native. Ne fait-il pas penser instinctivement, par son miroitement sur
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 83

la civilisation humaine, aux mille teintes luxuriantes et inutiles qui


s'épanouissent sur le calice des fleurs et l'aile des papillons ?
Et alors la question se pose à l'ingénieur et au biologiste préoccu-
pés avant tout de mesurer dans les choses leur rendement spirituel :
« L'art serait-il simplement une sorte de déperdition et de dissipation,
une fuite de l'énergie humaine ? Son caractère consistant, comme on
dit parfois, à ne servir à rien ? Ou bien, au contraire, cette apparente
inutilité ne dissimulerait-elle pas le secret de son efficience ?
Je me suis posé, après bien d'autres, ce problème. Et il m'a paru
que l'art, loin d'être un luxe ou une activité parasitaire, remplissait une
triple et nécessaire fonction dans l'élaboration de l'esprit au cours des
âges.
En premier lieu, dirai-je, l'art sert à donner au trop plein de la vie
qui s'agite en nous le premier degré élémentaire de consistance par où
cette impulsion, tout intérieure à l'origine, commence à se réaliser ob-
jectivement pour tous. Une vive impression demeure incomplète, ou
elle se perd pour les autres, si elle ne se traduit pas dans un geste, dans
une danse, dans un chant, dans un cri. Aux anxiétés, aux espoirs, aux
enthousiasmes de l'homme, l'art apporte ce chant et ce cri. Il leur don-
ne un corps et, en quelque manière, il les matérialise.
Or, du même coup, par le fait qu'il communique à ces élans une
forme sensible, il les idéalise et déjà, partiellement, il les intellectuali-
se. L'artiste aurait tort, j'imagine, et il s'est souvent trompé, en cher-
chant à faire passer laborieusement [97] dans son œuvre , une thèse,
une doctrine. En lui, c'est l'intuition, non la raison, qui doit dominer.
Mais si l'œuvre est vraiment sortie du fond de lui-même, comme 'une
riche musique, n'ayons crainte : dans les esprits qui en seront touchés,
elle se réfractera en un iris de lumière. Plus primitive que toute idée,
la beauté se montrera, persuasivement, avant-coureuse et génératrice
d'idées.
À l'énergie spirituelle naissante sur terre, l'art donne ainsi, grâce a
sa puissance d'expression symbolique, son premier corps et son pre-
mier visage. Mais il remplit encore, vis-à-vis d'elle, une troisième
fonction, la plus importante de toutes. C'est lui qui lui communique et
lui conserve sa marque spécifiquement humaine, en la personnalisant.
Science et pensée, sans doute, requièrent, elles aussi, chez leurs vir-
tuoses, une incommunicable originalité. Mais, cette originalité, elles
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 84

risquent de l'absorber dans l'universalité des résultats qu'elles expri-


ment. Le savant est plus ou moins vite noyé dans la création collective
à laquelle il se donne. L'artiste, justement parce qu'il vit de fantaisie,
ignore et contrebalance cette neutralisation de l'ouvrier humain par
son oeuvre. Plus le monde se rationalise et se mécanise, plus il re-
quiert les « poètes » comme les sauveurs et le ferment de sa personna-
lité.
En somme, autour de l'énergie humaine croissante, l'art représente
la zone d'avance extrême, celle où les vérités naissantes se conden-
sent, se préforment et s'animent, avant d'être définitivement formulées
et assimilées.
Voilà son efficacité et son rôle dans l'économie générale de l'évo-
lution * .

* Intervention du Père Teilhard de Chardin, le 13 mars 1939, au cours d'un dé-


jeuner d'artistes organisé à Paris par le Centre d'Études des Problèmes hu-
mains.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 85

[99]

Les directions de l’avenir

5
LA PAROLE ATTENDUE

31 octobre 1940.

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 86

[101]

Au milieu de la crise totale que traverse le Monde, il n'est pas au-


jourd'hui un seul homme, croyant ou incroyant, qui n'appelle, du fond
de son âme, la lumière, - une lumière qui lui montre un sens et une
issue aux bouleversements de la Terre. jamais, peut-être, depuis l'an 1
de l'ère chrétienne, l'Humanité ne s'est trouvée à la fois plus détachée
de ses formes passées, plus anxieuse de son avenir, - plus prête à re-
cevoir un Sauveur.
Le Sauveur, nous le savons, nous autres chrétiens, est déjà né.
Mais, en cette phase toute nouvelle de l'Humanité, ne doit-il pas re-
naître, à la mesure de nos besoins présents ? Les yeux (je le sais par
des aveux multiples) sont en ce moment tournés vers Rome. L'Église
va-t-elle savoir cueillir, à l'instant décisif, un Monde qui s'offre à elle
en pleine transformation ? L'Église va-t-elle trouver, au moment criti-
que, la parole qui, expliquant ce qui se passe, nous rendra la clarté du
regard et la joie d'agir, -la parole attendue ?
Simple unité moi-même dans le grand corps chrétien, je n'ai certai-
nement pas la prétention de montrer aux chefs la route à suivre . Mais
parce que, pour diverses raisons accidentelles et par tempérament, je
me suis trouvé vivre plus que d'autres près du coeur de la Terre,
j'éprouve le besoin d'expliquer ici, en toute sincérité et confiance, la
forme renouvelée d'adoration dont je crois comprendre que ce coeur a
besoin.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 87

[102]

1. UN DIAGNOSTIC POSSIBLE DE LA SITUATION :


CRISE DE CROISSANCE

Impressionnés par les désordres intellectuels et moraux qui pertur-


bent en ce moment la masse humaine, certains inclinent à penser que
nous sommes tout bonnement en train de régresser et de nous désa-
gréger. Sous l'influence de ces vues, ils voudraient, pour sauver la ci-
vilisation en péril, ramener à tout prix les esprits émancipés dans le
cadre des perspectives anciennes.
Tout autre, à mon avis, est la nature du mal, - et tout autre par
conséquent le remède à lui appliquer. Plus je m'interroge moi-même,
et les autres autour de moi, plus je me convaincs de ceci : l'infidélité
aux règles traditionnelles a certainement une large part dans les trou-
bles dont nous souffrons. Mais cette infidélité même est moins lâcheté
qu'insatisfaction. Quelque chose est trop étroit et quelque chose nous
manque dans l'Évangile tel qu'on nous le présente. Malgré les appa-
rences, notre âge est plus religieux que jamais : seulement il a besoin
d'une nourriture plus forte. Non pas crise de faiblesse et de refroidis-
sement spirituels, mais crise de métamorphose et de croissance : voilà
le genre d'épreuve par quoi nous passons.
Inutile, ou même dangereux, dans ces conditions, de nous prêcher
un simple retour au Passé. C'est par besoin et espoir de trouver de l'au-
tre, du neuf, que l'Homme regimbe et se cabre en ce moment. Des ho-
rizons agrandis, et non des liens resserrés, voilà, si je ne me trompe, la
seule chose qui puisse efficacement ramener notre génération sur les
voies de la Vérité.
[103]
Mais ces horizons, tout justement, de quel côté les chercher ? Que
veulent aujourd'hui les humains, c'est-à-dire par quoi sont-ils troublés,
- au fond ?
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 88

II. LES RACINES PROFONDES DE LA CRISE :


UN NOUVEAU SOLEIL LEVANT

À l'origine première des troubles intellectuels et sociaux qui mar-


quent la crise présente se place, à mon avis, un changement important
survenu subrepticement, au cours des deux derniers siècles, au plus
profond de cette conscience religieuse humaine qu'on a pu appeler
« l'âme naturellement chrétienne ».
Jusqu'à l'aurore des temps modernes, le problème du salut pour
l'homme pouvait se poser en deux termes seulement : l'existence ter-
restre de chaque homme, et ses Fins dernières ; les brèves années de la
vie, et l'Éternité ; l'individu- humain et Dieu. Et rien entre les deux.
Or, au cours de deux cents ans à peine, qu'est-il arrivé ?... L'Hom-
me, par suite d'un ensemble complexe de découvertes extérieures, et
d'illuminations internes, a pris simultanément conscience, et des in-
croyables ressources accumulées dans la masse humaine, et des possi-
bilités ouvertes à cette énergie pour construire une œuvre tangible,
attendue de la nature en avant. Au-dessus de l'Homme, non plus im-
médiatement Dieu, mais une grandeur intercalaire, avec son cortège
de promesses et de devoirs. Sans sortir du Monde, l’Homme se trouve
ainsi désormais, au-dessus de lui, une sorte d' « adorable », un plus
grand que lui : c'est à l'apparition de la Terre de demain, cet astre nou-
veau, dérivant sur soi les puissances religieuses du Monde, que se rat-
tachent, j'imagine, dans leur source, les perturbations de l'heure pré-
sente. De là, en tout cas, le jaillissement [104] irrésistible des grands
Mythes (communistes, nationalistes...) dont l'enfantement et les heurts
ébranlent la civilisation ancienne. Non plus de simples hérésies au
sein du Christianisme ; mais, en face du Christianisme, une religion en
apparence entièrement nouvelle, et qui menace de tout balayer. La
tentation sur la Montagne, si l'on veut : mais infiniment subtile, puis-
qu'il ne s'agit plus, en l'occurrence, d'adoration jouisseuse, mais de
conquête désintéressée, indubitablement génératrice de hautes forces
spirituelles. La Charité supplantée dans les consciences par le « Sens
de la Terre ».
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 89

Dans ces conjonctures, nous autres chrétiens, que devons-nous fai-


re ?

III. SOLUTION GÉNÉRALE DE LA CRISE :


LA CONJONCTION DES DEUX ASTRES
AU CIEL DE L'HUMANITÉ

On ne saurait assagir l'homme, disais-je, en le forçant en arrière


vers quelque état depuis longtemps dépassé. Tout aussi vain serait-il
de chercher, pour le convertir, à supprimer de son horizon l'objet
pseudo-divin qui, sous les symboles d'Humanité, de Race ou de Pro-
grès, vient d'y faire intrusion. Que nous le voulions ou non, tous tant
que nous sommes, n'éprouvons-nous pas au fond de nous-mêmes l'in-
fluence de la nouvelle étoile ? Pour chacun de nous (pour les plus
croyants d'entre nous) le problème spirituel se pose d'équilibrer non
plus deux, mais trois Réalités en présence : notre âme, Dieu et l'Ave-
nir terrestre du Monde en avant de nous. Nier l'existence et la valeur
de ce dernier objet serait nous fausser, nous mentir à nous-mêmes, et
donc à notre Foi.
Mais alors, s'il en est ainsi, la solution générale du problème
s'éclaire. Elle se dégage d'elle-même. La chose [105] menaçante, ab-
sorbante, que nous ne pouvons ni ne devons supprimer de notre ciel,
parce qu'elle existe, il n'y a qu'un moyen pour nous d'y échapper : c'est
de la vaincre par une Force plus grande qu'elle-même. Ne serait-il pas
possible de l'assimiler, de la baptiser, de la christianiser, de la christi-
fier ?
« Que votre Règne arrive. » Ce triomphe de Dieu se limite-t-il,
comme nous le pensions peut-être, à une domination purement inté-
rieure et « surnaturelle » des âmes ? ou au contraire ne présuppose-t-il
pas, aussi bien que la réalité tangible de nos corps individuels, l'achè-
vement de l'organisme humain collectif à travers les âges ?
« Aimez-vous les uns les autres. » Cette disposition essentielle-
ment chrétienne se borne-t-elle à adoucir, une à une , les peines de nos
frères ? Ou bien ne demande-t-elle pas à se développer en sympathie
active pour le grand Corps humain de manière non seulement à panser
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 90

ses plaies, mais à épouser ses anxiétés, ses espérances, tous les gran-
dissements encore attendus de lui par la création ?
Incorporer le progrès du Monde dans nos perspectives du Royau-
me de Dieu. Incorporer le Sens de la Terre, le Sens humain, dans la
Charité. Le Monde n'éclipsant plus Dieu, ni ne nous entraînant suivant
une ligne divergente. Les deux astres entrant dans une harmonieuse
conjonction. Les deux influences s'ajoutant hiérarchiquement l'une à
l'autre pour nous soulever et nous détacher dans une même direction.
« Deus amictus mundo. » Il est évident que cette opération, si elle
était possible, ferait cesser, immédiatement et radicalement, l'opposi-
tion interne dont nous souffrons.
Or que faut-il, que suffit-il, pour que cette transformation libératri-
ce s'opère ? Simplement, et c'est là où je veux en venir, que nous al-
lions jusqu'au bout de notre Credo, dans la suite à la fois logique et
historique de son développement.
[106]

IV. LE GRAND REMÈDE : LA MANIFESTATION


DU « CHRIST-UNIVERSEL »

« Nova et vetera. » Il est de l'économie habituelle de la vie chré-


tienne que, dans le donné révélé, certains éléments, longtemps som-
meillants, se développent soudain en rameaux puissants, à la demande
et à la mesure des temps nouveaux et des nouveaux besoins.
Tel me paraît être, à notre époque, le rôle réservé à la grande idée,
si essentiellement dogmatique, du Plérôme chrétien. Le Plérôme : la
mystérieuse synthèse de l'Incréé et du Créé, - la grande complétion (à
la fois quantitative et qualitative) de l'Univers en Dieu. Impossible de
lire saint Paul sans demeurer stupéfait tout à la fois : de l'importance
fondamentale donnée par l'Apôtre à cette notion prise dans son ré-
alisme le plus absolu ; et de la place relativement obscure où elle a été
laissée jusqu'ici par la prédication et la théologie ; et de la merveilleu-
se convenance qu'elle présente aux besoins religieux du temps présent.
Dieu ramenant à soi non seulement un éparpillement d'âmes, mais la
solide et organique réalité d'un Univers pris de haut en bas dans l'ex-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 91

tension et l'unité totales de ses énergies. N'est-ce point là précisément


ce que nous cherchions à tâtons ?
En fait, il semble bien que, dirigée par un instinct divin, et parallè-
lement à la montée des aspirations humanitaires modernes, la sève
chrétienne soit déjà en train d'affluer, pour le faire éclater, dans le
bourgeon si longtemps dormant. Commencé il y a justement deux siè-
cles aussi, sur le culte du Coeur de Jésus, un mouvement de fond se
dessine avec évidence dans l'Église vers l'adoration du Christ, consi-
déré dans ses influences sur le Corps mystique, et par suite sur l'orga-
nisme [107] social humain, tout entier. L'amour du Christ : énergie où
se fondent, sans se confondre, tous les éléments élus de la Création.
Dernièrement, par un geste qui exprime un stade décisif dans l'élabo-
ration du dogme, Rome a traduit et consacré dans la figure du Christ-
Roi cette marche en avant, irrésistible, de la conscience chrétienne,
vers une appréciation plus universaliste et plus réaliste de l'Incarna-
tion.
Mon idée et mon rêve seraient que, par prolongement logique du
même mouvement, l'Église explicite et présente au Monde, comme le
faisait déjà saint Paul à ses convertis, la grande figure de Celui en qui
le Plérôme trouve son principe physique, son expression et sa consis-
tance : le Christ-Oméga, le Christ-Universel. « Descendit, ascendit, ut
repleret omnia 33 . » Pour les Romains, les Corinthiens, les Éphésiens,
les Colossiens, cette image n'avait sans doute qu'une signification
confuse, parce qu'alors le « Monde », le « Tout » (avec ce que ces
mots entraînent aujourd'hui pour nous d'organiquement défini n'exis-
taient pas encore pour la conscience humaine. Mais pour nous, que
fascine la grandeur nouvellement découverte de l'Univers, elle expri-
me exactement l'aspect du Dieu attendu par notre adoration. Christ-
Roi, Christ-Universel : entre les deux, une simple nuance peut-être,
mais qui est tout ; toute la différence posée entre un pouvoir externe,
qui pourrait n'être que juridique et statique, et une domination interne
qui, ébauchée dans la Matière et culminant dans la Grâce, opère sur
nous à la faveur et au travers de toutes les liaisons organiques du
Monde en progrès.

33 « Il est descendu et il est monté, afin de remplir toutes choses. » Éph. 4, 9-10.
(N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 92

En cette figure du Christ-Universel Moteur, Sauveur, Maître et


Terme de ce que notre âge appelle « Évolution », aucun danger, ob-
servons-le, que le Christ-Homme ne se volatilise, [108] ni que la mys-
tique ne dévie en quelque forme d'adoration panthéistique et imper-
sonnelle.
Né d'un agrandissement du Cœur de Jésus, le Christ-Universel re-
quiert, sous peine de s'évanouir, la réalité historique de sa nature hu-
maine ; et en même temps, en vertu du mécanisme spécifique de
l'amour, il achève, loin de l'absorber, la personnalité des éléments qu'il
rassemble, au terme de l'union. Et aucun danger non plus que, oubliant
le Ciel, les fidèles attirés par Lui ne se laissent captiver par un natura-
lisme païen, entraîner vers une conquête matérialiste de la Terre. Le
Christ-Universel, dans toute sa gloire, n'émerge-t-il pas toujours de la
Croix ?
Nul danger. Et en revanche, quels avantages, et quelle séduction !
Sur ce point (et je parle d'expérience) ma conviction est profonde.
La conscience religieuse moderne, définitivement conquise à l'idée de
quelque « sur-humanité » à naître de nos efforts, mais impuissante à
trouver, pour ses aspirations, ni représentation ni formule d'action co-
hérentes, ne résisterait pas à un christianisme se posant en sauveur
des espérances les plus actuelles de la Terre. Et ce serait alors le Néo-
paganisme converti jusque dans ses racines. Et ce serait aussi un nou-
veau flot de sève humaine passant dans le coeur, trop souvent humai-
nement anémié, des croyants.
Seul le chrétien (et ceci dans la mesure où il se pénètre des pro-
priétés humano-divines du Christ-Universel) se trouve en mesure au-
jourd'hui de faire face aux complexes appels de la Nature et de la Grâ-
ce par un acte incroyablement riche et simple, par un acte complète-
ment synthétique, où se rejoignent, se corrigent et s'exaltent mutuel-
lement l'esprit de détachement et l'esprit de conquête ; l'esprit de tradi-
tion et l'esprit d'aventureuse recherche ; l'esprit de la Terre et l'esprit
de Dieu.
Ne serait-ce pas à la découverte et à l'exercice de cette forme toute
moderne de la Charité qu'il suffirait à l'Église, [109] si elle veut faire
aboutir à un terme fécond les convulsions modernes, de nous
convier ?
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 93

Après deux mille ans, en un Noël du Christ-Universel, l'affirmation


d'un optimisme chrétien : ne serait-ce pas le message et le mot d'ordre
que nous attendons * ?

* Péking, 31 octobre 1940.


Publié en 1963 dans le Cahier IV de la Fondation Teilhard de Chardin,
sans les additifs communiqués, depuis, par le Père Bernardino M. Bonansea
O.F.M., professeur à l'Université catholique de Washington. Additifs manus-
crits qui figuraient sur les exemplaires remis au Père Allegra, O.F.M., par le
Père Teilhard.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 94

[111]

Les directions de l’avenir

6
NOTE SUR LA NOTION
DE PERFECTION CHRÉTIENNE

Pékin, 1942

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 95

[113]

Fig. 1.
D = Dieu. a, a', a", les âmes. MM',
le Monde demeurant constant à tra-
vers le Temps. En noir, la « nature »,
cri rouge, le « surnaturel » : sur tou-
tes les figures 34 .

1. Sous sa forme classique et ancienne, la théorie de la perfection


chrétienne repose sur cette idée que, dans le Monde actuel, la « Natu-
re » (par opposition à la « Surnature ») est complètement achevée.
Numériquement, bien sûr, l'Esprit grandit encore sur terre (multiplica-
tion des âmes). Mais qualitativement (dans ses puissances « naturel-
les »), il est étale, et il ne va nulle part : il se maintient, il dure, tout
simplement. Dans ces conditions, la perfection ne peut consister pour
les hommes qu'à s'envoler individuellement dans le surnaturel. Le res-
te n'a aucun intérêt pour le Règne de Dieu, sauf dans la mesure où il
faut assurer, pour un temps arbitraire, le fonctionnement et la conser-
vation de la Vie à travers les âges. Et encore les enfants du siècle suf-
fisent-ils largement à cette dernière tâche. Essentiellement le chrétien
est d'autant [114] plus purement chrétien que plus vite du Monde il se
détache : moins il use des créatures, plus il se rapproche de l'Esprit.

2. Or voici qu'un élément nouveau vient d'apparaître dans la cons-


cience humaine qui exige, à mon avis, non pas une atténuation, mais
un perfectionnement de ces vues traditionnelles. Pour de multiples
raisons, nous sommes en train de découvrir que les « puissances natu-
relles et sur-naturalisables » de l'Homme sont encore en pleine crois-
sance, - et ceci probablement pour plusieurs millions d'années encore.
Nous pensions l'Humanité mûre . En fait, elle est très loin d'être adul-
te, très loin d'être pleinement créée : ni dans ses valeurs individuelles,
ni surtout dans le terme collectif vers lequel elle se dirige en vertu du

34 Dans les figures de cet article, le noir est traduit par des hachures, et le rouge
par des pointillés. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 96

grand phénomène de la « Convergence de l'Esprit ». Figurons par un


cône de sommet K cette évolution « naturelle » de l'Esprit encore at-
tendue de la création 35 (Fig. 2). Comment allons-nous voir se trans-
poser dans ce nouveau cadre le problème de la perfection ?

Fig. 2.
Le Monde, convergeant dans l'avenir
vers une consommation « naturelle », psy-
chique.

3. Pour conserver littéralement les formules anciennes, il faudrait


évidemment dire que les âmes, dans leur effort vers la sainteté, n'ont
pas à se préoccuper de la formation du cône K, mais que leur perfec-
tion consiste uniquement à se détacher (séparer) le plus possible de ce
cône dans la direction de Dieu (D, - Fig. 3) . Or ceci n'est plus possi-
ble, au moins pour deux raisons :
[115]

Fig. 3.
Formule classique du « détachement »
transportée littéralement sur un Monde en
voie de croissance naturelle (encore en
cours).

a) D'abord, en vertu de la création continuée (encore en cours), de


l'étoffe « naturelle » du Monde, le Règne de Dieu apparaît désormais
comme directement intéressé, qua tale, à un Progrès naturel qui, après
l'âme d'étoffe a, doit donner celle d'étoffe a', puis celle d'étoffe a"... Le
chrétien se trouve dès lors obligé, qua talis, à soutenir la marche du
Monde « naturel » en avant (puisque de ce Progrès est continuelle-

35 Bien entendu, si quelqu'un n'admet pas cette perspective, devenue aujourd'hui


habituelle à notre génération, il est inutile de discuter plus loin avec lui. On
peut seulement se demander dans quelle mesure cet homme peut comprendre
et convertir ses contemporains.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 97

ment attendu un type nouveau d'aliment de substance spirituelle 36 ,


pour l'action transformatrice des forces de surnaturalisation.

b) Mais il y a plus. Le grave défaut de la solution exprimée par le


schème (Fig. 3) est de ne pas sauver la grandeur dogmatique de l'In-
carnation. Dieu, dans ce schème, récolte bien les âmes une à une.
Mais il ne consomme pas en Lui le développement collectif du Mon-
de, « as a whole ». Il incorpore des individus : mais l'Univers et l'Hu-
manité lui, échappent. De ce chef, il y a deux pôles spirituels distincts
dans l'Univers : l'un naturel, K ; et l'autre surnaturel, D. Dans cette
perspective d'un Esprit « bi-céphale », l'Incarnation « parasite » le
[116] Monde : mais elle ne le refond pas dans un Plérôme « monocé-
phale » in Christo. Que diraient devant cela saint Paul et le chœur des
Pères grecs ?...

4. La seule solution satisfaisante à la fois pour le Dogme et la Rai-


son est celle exprimée par le schème Fig. 4 : à savoir que les
consommations naturelle et surnaturelle du Monde s'enveloppent l'une
l'autre (celle-ci incorporant et sur-animant celle-là) : Dieu se posant
sur l'axe prolongé de l'évolution naturelle de l'Esprit tout entier, en
sorte que la Christogénèse apparaisse comme la sublimation de toute
la Cosmogénèse (Fig. 4).

Fig. 4.
Schéma exprimant l'incorporation du
Progrès Naturel dans la spiritualisation et le
détachement chrétiens. K ne s'achève qu'en
D, - et D incorpore K (« a besoin de K »)
pour la réalisation du Plérôme.

Si les sommets D et K sont placés en conjonction de la sorte, il est


manifeste que toute dualité disparaît dans l'intelligence et le coeur du

36 « de substance spirituelle » : additif écrit de la main de l'auteur sur l'exemplai-


re que celui-ci a donné, à Pékin entre 1942 et 1945, au Père Gabriele M. Alle-
gra o.f.m. Nous devons la communication de cet exemplaire à son ami le Père
Bernardino M. Bonansea, actuel détenteur. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 98

chrétien. Sans dévier vers aucun naturalisme ou pélagianisme, le fidè-


le découvre qu'il peut et doit, autant et plus que l'incroyant, se pas-
sionner pour un Progrès de la Terre requis pour la consommation du
Règne de Dieu. « Homo sum. - Plus et ego. »
Et cependant la force ascensionnelle du détachement humain, de-
meure intacte. La Croix domine toujours la Terre de son symbole
d'annihilation, mais en consacrant et intégrant toutes les peines (cons-
tructives) de l'Effort humain. Annihilation toujours ; mais annihilation
« positive » ; annihilation subordonnée à une croissance correspon-
dant à un excès [117] de croissance, annihilation requérant, pour être
légitime et possible, que les individus et le Monde soient prêts, mûrs,
pour ce pas final de retournement et d'excentration. Pour pouvoir se
donner à fond, il faut être pleinement soi.

Observons trois choses, en terminant :

a) Une importante supériorité du schème 4 sur le schème 3 est de


fournir à notre siècle un puissant, et peut-être essentiel « motif de cré-
dibilité ». Placer aujourd'hui Dieu en discordance du Progrès humain,
c'est miner les raisons de croire chez les croyants, et c'est fermer l'ac-
cès de la Foi aux incroyants (... à moins qu'on ne se résigne à faire de
l'Eglise un refuge pour désabusés).

b) Il serait inutile et même faux de chercher dans les Saints du pas-


sé ni approbation, ni condamnation explicites de l'attitude nouvelle ici
suggérée, - puisque pour eux le problème du Progrès humain (tel que
nous le voyons aujourd'hui) ne se posait pas. Ce qui est nécessaire et
suffisant, c'est de pouvoir reconnaître que, transposé dans nos pers-
pectives modernes, leur geste de perfection (c'est-à-dire de coopéra-
tion totale aux forces de l'Incarnation) devient précisément le « déta-
chement par sur-attachement » dont je viens de parler 37 .

37 Non plus séparation (évasion), mais émergence (note ajoutée par l'auteur sur
l'exemplaire du P. Allegra).
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 99

c) Tout à fait au fond, ce qui affecte en ce moment nos vues sur le


mécanisme (l'ascèse) de la spiritualisation, c'est que l'Esprit a cessé
pour nous d'être « anti-Matière » ou « extra-Matière » pour devenir
« trans-Matière ». La spiritualisation ne saurait plus à nos yeux s'opé-
rer en rupture, ni en discordance avec la Matière - mais en traversée et
émergence de celle-ci. « Descendit, ascendit, ut repleret omnia 38 ».
L'économie même de l'Incarnation. *

38 Il est descendu, il est remonté, afin de tout remplir (d'après saint Paul : Éph. 4,
9-10).
* Pékin, 1942.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 100

[119]

Les directions de l’avenir

7
RÉFLEXIONS SUR
LE BONHEUR

Pékin, le 28 décembre 1943.

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 101

[121]

De même que, dans le Monde de la Matière mécanisée, tous les


corps obéissent aux lois d'une gravitation universelle, - de même, dans
le Monde de la Matière vitalisée, tous les êtres organisés, même les
plus inférieurs, s'orientent et se déplacent dans la direction qui leur
apporte le plus de bien-être.
Traiter du bonheur devrait donc être la plus facile des tâches pour
un conférencier. Vivant parlant à des vivants, n'est-il pas sûr de ne
s'adresser qu'à des convaincus et à des initiés ?
Bien plus délicate et complexe se révèle, à l'expérience, la tâche
que j'entreprends devant vous aujourd'hui.
Comme tous les autres êtres animés, sans doute, l'Homme désire
essentiellement être heureux. Mais cette exigence fondamentale, chez
lui, prend une forme compliquée et nouvelle. L'Homme, en effet, n'est
pas seulement un vivant plus sensible et plus vibrant que les autres.
De par son « hominisation » il est devenu un vivant réfléchi et criti-
que. Or ce don de la réflexion entraîne avec soi deux propriétés redou-
tables, je veux dire la perception du possible et la perception de l'ave-
nir, - double pouvoir dont l'apparition suffit à jeter le trouble et la dis-
persion dans la montée jusqu'alors si cohérente et si limpide de la Vie.
Perception du possible et perception de l'avenir, l'une et l'autre se
conjuguant pour rendre inexhaustibles et pour disperser en tous sens
nos craintes aussi bien que nos espérances... Là où l'animal ne paraît
pas trouver de difficultés à avancer, infailliblement, vers ce qui le sa-
tisfait [122] l'Homme, lui, voit, à chaque pas et dans chaque direction,
un problème, auquel il n'a cessé, depuis qu'il est Homme, de chercher,
sans succès, une solution définitive et universelle.
« De vita beata », comme disaient déjà les Anciens. Qu'est-ce que
le bonheur ?
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 102

Sur ce sujet les livres, les enquêtes, les expériences individuelles et


collectives se succèdent, pathétiquement, depuis des siècles sans par-
venir à faire l'unanimité. Et, en fin de compte, pour beaucoup d'entre
nous, la conclusion pratique de tous ces débats est qu'il est vain de
chercher davantage. Ou bien le problème est insoluble : point de vrai
bonheur dans ce monde. Ou bien il comporte seulement une infinité
de solutions particulières, - il est indéterminé. Être heureux : affaire
d'appréciation personnelle. Vous aimez le vin et la bonne chère. Moi
je préfère les automobiles, la poésie ou la bienfaisance. « À chacun
ses goûts, et à chacun sa chance. » Voilà ce que vous avez souvent
entendu dire, certainement ; et voilà peut-être aussi ce que vous pen-
sez un peu.
C'est directement à l'encontre de ce scepticisme relativiste, et fina-
lement pessimiste de nos contemporains, que je me propose d'aller ce
soir, en vous montrant que, même pour l'Homme, la direction générale
du bonheur n'est pas du tout aussi équivoque qu'on veut bien le dire, -
pourvu toutefois que, limitant notre enquête à la recherche des joies
essentielles, nous nous appuyions dans notre recherche sur les ensei-
gnements de la Science et de la Biologie.
Puisque je ne peux malheureusement pas vous donner le bonheur,
puisse-je au moins vous aider à le trouver !
Deux parties formeront cet exposé :
Dans la première, surtout théorique, nous tâcherons de définir en-
semble la meilleure route conduisant au bonheur humain.
Dans la seconde, servant de conclusion, nous nous demanderons
comment conformer nos vies individuelles à ces axes généraux de
béatification.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 103

[123]

1. LES AXES THÉORIQUES,DU BOXHEUR

A. ÀL'ORIGINE DU PROBLÈME :
TROIS ATTITUDES DIFFÉRENTES
EN FACE DE LA VIE

Afin de mieux comprendre comment se pose à nous le problème


du bonheur, et pourquoi, devant lui, nous sommes amenés à hésiter, il
est indispensable, pour commencer, de faire un tour d'horizon,
c'est-à-dire de distinguer trois attitudes initiales, fondamentales, adop-
tées en fait par les hommes en face de la Vie.
Guidons-nous, si vous le voulez bien, par une comparaison.
Supposons des excursionnistes partis pour l'escalade d'un sommet
difficile ; et considérons leur groupe quelques heures avant le départ.
À ce moment on peut imaginer que l'équipe se divise en trois sortes
d'éléments.
Les uns regrettent d'avoir quitté l'auberge. La fatigue, les dangers
leur paraissent disproportionnés avec l'intérêt du succès. Ils décident
de revenir en arrière.
Les autres ne sont pas fâchés d'être partis. Le soleil brille, la vue
est belle. Mais pourquoi monter plus haut ? Ne vaut-il pas mieux jouir
de la montagne là où on se trouve, en pleine prairie ou en plein bois ?
- Et ils s'étendent sur l'herbe ou explorent les environs, en attendant
l'heure du pique-nique.
D'autres enfin, les vrais alpinistes, ne détachent pas leurs yeux des
cimes qu'ils se sont juré d'atteindre. Et ils repartent en avant.
Des fatigués, - des bons vivants, - des ardents.
Trois types d’Homme que nous portons en germe, chacun au fond
de nous-mêmes, - et entre lesquels, en fait, se divise depuis toujours
l’Humanité autour de nous.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 104

[124]

1) Des fatigués (ou des pessimistes), d'abord.

Pour cette première catégorie d'hommes, l'existence est une erreur


ou un raté. Nous sommes mal engagés, - et par conséquent il s'agit, le
plus habilement possible, de quitter le jeu. - Portée à l'extrême, et sys-
tématisée en doctrine savante, cette attitude aboutit à la sagesse hin-
doue, pour qui l'Univers est une illusion et une chaîne, - ou à un pes-
simisme « schopenhauerien ». Mais, sous une forme atténuée et com-
mune, la même disposition apparaît et se trahit dans une foule de ju-
gements pratiques que vous connaissez bien. « À quoi bon cher-
cher ?... Pourquoi ne pas laisser les sauvages à leur sauvagerie, et les
ignorants à leur ignorance ? Pourquoi la Science et pourquoi la Ma-
chine ? N'est-on pas mieux étendu que debout ? mort que couché ? » -
Tout ceci revient à dire, au moins implicitement, qu'il vaut mieux être
moins qu’être plus, - et que le mieux serait de ne pas être du tout.

2) Des bons vivants (ou des jouisseurs) ensuite.

Pour les hommes de cette deuxième espèce, il vaut mieux certai-


nement être que ne pas être. Mais « être », prenons-y garde, prend
alors un sens tout particulier. Être, vivre, pour les disciples de cette
école, ce n'est pas agir, mais c'est se remplir de l'instant présent. Jouir
de chaque moment et de chaque chose, jalousement, sans en rien lais-
ser perdre, - et surtout sans se préoccuper de changer de plan : en ceci
consiste la sagesse. Que la satiété vienne, on se retournera sur l'herbe,
on se dégourdira les jambes, on changera de point de vue ; et ce fai-
sant, du reste, on ne se privera pas de descendre. Mais, pour et sur
l'avenir on ne risque rien, - à moins que, [125] par un excès de raffi-
nement, on s'intoxique à jouir du risque pour lui-même, que ce soit
pour goûter le frémissement d'oser ou pour sentir le frisson d'avoir
peur.
Tel nous représentons-nous, sous une forme simpliste, l'ancien hé-
donisme païen, de l'école d'Épicure. Telle était en tout cas, il n'y a pas
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 105

longtemps, dans les cercles littéraires, la tendance d'un Paul Morand,


ou celle d'un Montherlant - ou, beaucoup plus subtile, celle d'un Gide
(celui des Nourritures Terrestres), pour qui l'idéal de la vie est de boi-
re sans jamais étancher (mais plutôt de, façon à augmenter) sa soif -
nullement avec l'idée de reprendre des forces, mais par souci de rester
prêt à se pencher, toujours plus avidement, sur toute source nouvelle.

3) Et des ardents, enfin – ceux-là, veux-je dire, pour qui vivre est
une ascension et une découverte. Non seulement, pour les hommes
formant cette troisième catégorie, il vaut mieux être que ne pas être,
mais encore il est toujours possible, et uniquement intéressant, de de-
venir plus. Aux yeux de ces conquérants épris d'aventures, l'être est
inépuisable, - non pas à la manière gidienne, comme un joyau à facet-
tes innombrables, qu'on peut tourner en tous sens sans se lasser, - mais
comme un foyer de chaleur et de lumière dont il est possible de se
rapprocher toujours plus. - On peut plaisanter ces hommes, les traiter
de naïfs, ou les trouver gênants. Mais en attendant ce sont eux qui
nous ont faits, et c'est d'eux que s'apprête à sortir la Terre de demain.
Pessimisme et retour au Passé ; jouissance du moment présent ;
élan vers l'Avenir. Trois attitudes fondamentales, je disais bien, en
face de la Vie. Et par suite, inévitablement, voilà qui nous replace au
cœur même de notre sujet -trois formes opposées de bonheur en pré-
sence.

1) Bonheur de tranquillité, d'abord. Pas d'ennuis, pas de risques,


pas d'efforts. Diminuons les contacts – restreignons [126] nos besoins
- baissons nos lumières - durcissons notre épiderme - rentrons dans
notre coquille. - L'homme heureux est celui qui pensera, sentira et dé-
sirera le moins.
2) Bonheur de plaisir, ensuite, - plaisir immobile, ou, mieux enco-
re, plaisir incessamment renouvelé. Le but de la vie n'est pas d'agir et
de créer, mais de profiter. Donc, moindre effort encore, ou juste l'ef-
fort nécessaire pour changer de coupe et de liqueur. S'étaler le plus
possible, comme la feuille aux rayons du soleil - varier à chaque ins-
tant sa position pour mieux sentir : voilà la recette du bonheur. -
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 106

L'homme heureux est celui qui saura savourer le plus complètement


l'instant qu'il tient entre les mains.
3) Bonheur de croissance, enfin. De ce troisième point de vue, le
bonheur n'existe pas ni ne vaut par lui-même, comme un objet que
nous puissions poursuivre et saisir en soi ; mais il n'est que le signe,
l'effet, et comme la récompense de l'action convenablement dirigée.
« Un sous-produit de l'effort », dit quelque part A. Huxley. Ce n’est
donc pas assez, comme le suggère l'hédonisme moderne, de se renou-
veler n'importe comment pour être heureux. Nul changement ne béati-
fie, à moins qu'il ne s'opère en montant. - L'homme heureux est donc
celui qui, sans chercher directement le bonheur, trouve inévitablement
la joie, par surcroît, dans l'acte de parvenir à la plénitude et au bout de
lui-même, en avant.
Bonheur de tranquillité, bonheur de plaisir, bonheur de dévelop-
pement.
Entre ces trois lignes de marche la Vie, au niveau de l'Homme, hé-
site et divise son courant, sous nos yeux.
Pour motiver notre choix, n'y aurait-il vraiment, comme on le répè-
te, qu'une préférence individuelle de goût et de tempérament ?
Ou bien pouvons-nous trouver quelque part une raison, [127] in-
discutable parce que objective, de décider qu'une des trois voies est
absolument la meilleure, et par conséquent la seule qui puisse authen-
tiquement nous béatifier ?

B. LA RÉPONSE DES FAITS

1. Solution générale : vers la plus grande Conscience.

Je suis absolument convaincu, pour ma part, qu'un tel critère, in-


discutable et objectif, existe - non point mystérieux et caché, mais éta-
lé à tous les yeux ; et je tiens que, pour l'apercevoir, il nous suffit de
regarder autour de nous la Nature, à la lumière des dernières conquê-
tes de la Physique et de la Biologie - c'est-à-dire à la lumière de nos
idées nouvelles sur le grand phénomène de l'Évolution.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 107

Personne, vous le savez, n'en doute plus sérieusement aujourd'hui.


L'univers n'est pas fixe « ontologiquement » -mais il se meut, depuis
toujours, dans le tréfonds de sa masse entière, suivant deux grands
courants contraires : l'un entraînant la Matière vers des états de désa-
grégation extrême ; l'autre aboutissant à l'édification d'unités organi-
ques dont les types supérieurs, astronomiquement complexes, forment
ce que nous appelons « le monde vivant ».
Ceci posé, considérons plus particulièrement le deuxième de ces
courants, c'est-à-dire celui de la Vie, auquel nous appartenons. Pen-
dant un bon siècle les savants, tout en admettant la réalité d'une Évo-
lution biologique, ont discuté pour savoir si le mouvement qui nous
emporte n'est qu'une sorte de tourbillonnement circulaire fermé, ou
bien s'il correspond à une dérive définie, menant la fraction animée du
Monde vers quelque état supérieur déterminé. Or aujourd'hui c'est la
deuxième de ces hypothèses qui, de l'avis presque unanime, [128]
semble décidément correspondre à la réalité. La Vie ne se complique
pas sans lois, et comme au hasard. Mais, prise aussi bien dans son en-
semble que dans le détail des êtres organisés, elle progresse méthodi-
quement, irréversiblement vers des états de conscience de plus en plus
élevés. En sorte que l'apparition finale, et toute récente, de l'Homme
sur la Terre, n'est que le résultat, régulier et logique, d'un processus
ébauché dès les origines de notre planète.
Historiquement la Vie (c'est-à-dire en fait l'Univers lui-même, pris
dans sa portion la plus active) est une montée de Conscience. -
N'apercevez-vous pas immédiatement la conséquence directe de cette
proposition sur notre attitude et notre conduite intérieures ?
Nous dissertons à perte de vue, disais-je il y a un instant, sur la
meilleure attitude à prendre en face de nos vies. Mais, ce faisant, ne
ressemblons-nous pas à un voyageur qui, emporté par un train rapide
entre Paris et Marseille, se demanderait encore si c'est vers le Nord ou
vers le Sud qu'il vaut mieux pour lui aller ? - Nous discutons : mais à
quoi bon, puisque la décision a déjà été prise en dehors de nous, et que
nous sommes embarqués. Depuis plus de 400 millions d'années sur
notre Terre (il serait plus exact de dire : depuis toujours, dans l'Uni-
vers) l'immense masse d'êtres dont nous faisons partie s'élève, tena-
cement, inlassablement, vers plus de liberté, plus de sensibilité, plus
de vision intérieure : et nous nous demandons encore où il faut al-
ler ?...
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 108

En vérité, à la lumière des grandes lois cosmiques, l'ombre des


faux problèmes s'évanouit. Sous peine de contradiction physique
(c'est-à-dire sous peine de nier tout ce que nous sommes et tout ce qui
nous a faits) nous ne pouvons qu'adopter, chacun pour nous, le choix
primordial impliqué dans le Monde dont nous sommes les éléments
réfléchis. Reculer pour moins être, s'arrêter pour jouir : ces deux ges-
tes par lesquels nous chercherions à naviguer à contrecourant du flot
universel apparaissent comme d'absurdes impossibilités.
[129]
Ainsi à gauche et à droite, les routes se ferment et seule reste ou-
verte l'issue en avant.
Scientifiquement et objectivement, l'unique réponse faisable aux
appels de la Vie est la marche du progrès.
Et, par suite, scientifiquement et objectivement aussi, le seul vrai
bonheur est ce que nous avons appelé le bonheur de croissance ou de
mouvement.
Comme et avec le Monde, voulons-nous donc être heureux ? Lais-
sons les fatigués et les pessimistes glisser en arrière. Laissons les
jouisseurs s'allonger bourgeoisement sur la pente. Et joignons-nous
sans hésiter au groupe de ceux qui veulent risquer l'ascension jusqu'au
dernier sommet. En avant !...
Mais ce n'est pas tout d'avoir opté pour l'ascension. Reste encore à
ne pas se tromper de sentier. C'est très bien de se lever pour partir.
Mais, pour gagner la cime avec allégresse, quel est le bon chemin ?

2. Solution détaillée ; les trois temps de la personnalisation.

Dans le Monde, disais-je, la vie s'élève vers toujours plus de cons-


cience pour toujours plus de complexité, -comme si la complication
grandissante des organismes avait pour effet d'approfondir le centre de
leur être.
Or, comment s'opère-t-elle, en fait et dans le détail, cette marche à
la plus haute unité ?
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 109

Pour plus de clarté et de simplicité, limitons-nous au cas de


l’Homme - l'Homme, le plus élevé psychiquement, et pour nous, le
mieux connu aussi de tous les vivants.
Trois phases, trois pas, trois mouvements successifs et conjugués
sont reconnaissables, à l'examen, dans le processus de notre unifica-
tion intérieure, c'est-à-dire de notre personnalisation. Pour être plei-
nement soi et vivant, l'Homme doit : 1) se centrer sur Soi ; 2) se dé-
centrer sur « l'autre » ; 3) se sur-centrer sur un plus grand que soi.
[130]
Définissons et expliquons l'un après l'autre ces trois mouvements
en avant, auxquels (puisque le bonheur, nous l'avons décidé, est un
effet de croissance) doivent nécessairement correspondre trois formes
de béatification.

1. Centration, d'abord. - Non seulement physiquement, mais intel-


lectuellement et moralement, l'homme n'est Homme qu'à condition de
se cultiver. Et non pas seulement jusqu'à l'âge de vingt ans !... Pour
être pleinement nous-mêmes, nous devons donc travailler toute notre
vie durant à nous organiser, c'est-à-dire à porter toujours plus d'ordre,
plus d'unité dans nos idées, nos sentiments, notre conduite. Tout le
programme, ici, tout l'intérêt (mais aussi tout l'effort !) de la vie inté-
rieure, avec sa dérive inévitable vers des objets de plus en plus spiri-
tuels, de plus en plus élevés... Chacun de nous, au cours de cette pre-
mière phase, nous avons à reprendre et à répéter, pour notre compte
personnel, le labeur général de la Vie. Être, c'est d'abord se faire et se
trouver.

2. Décentration, ensuite. La tentation ou illusion élémentaire qui


guette, dès sa naissance, le centre réfléchi que nous abritons chacun au
fond de nous serait de s'imaginer que pour grandir il lui est bon de
s'isoler sur soi, et de poursuivre égoïstement, en soi seul, le travail
original de son achèvement :se couper des autres, ou tout ramener à
soi. Or il n'y a pas qu'un seul homme sur la Terre. Il y en a, au
contraire, et il ne peut y en avoir qu'une myriade en même temps. Ce
fait est d'une évidence banale. Et cependant replacé dans les perspec-
tives générales de la Physique, il prend une importance capitale, - car
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 110

il signifie tout bonnement que, si individualisés par nature que soient


les êtres pensants, chaque homme ne représente encore qu'un atome,
ou, si vous préférez, une très grosse molécule, avec toutes les autres
semblables, un système corpusculaire défini, auquel il ne peut échap-
per. Physiquement, biologiquement, l'Homme, comme tout ce qui
[131] existe dans la Nature, est essentiellement plural. Il correspond à
un « phénomène de masse ». Ceci veut dire, en première approxima-
tion, que nous ne pouvons progresser jusqu'au bout de nous-mêmes
sans sortir de nous-mêmes en nous unissant aux autres, de façon à dé-
velopper par cette union un surcroît de conscience - conformément à
la grande Loi de Complexité. - De là les urgences, de là le sens pro-
fond de l'amour qui, sous toutes ses formes, nous pousse à associer
notre centre individuel avec d'autres centres choisis et privilégiés. -
l'amour, dont la fonction et le charme essentiels sont de nous complé-
ter.

3. Sur-centration, enfin. - Et ceci, bien que moins évident, est ab-


solument nécessaire à comprendre.

Pour être pleinement nous-mêmes, disais-je, nous nous trouvons


forcés d'élargir la base de notre être, c'est-à-dire, de nous adjoindre
« de l'Autre ». Or, une fois amorcé un petit nombre d'affections privi-
légiées, ce mouvement d'expansion ne s'arrête plus : mais il nous aspi-
re insensiblement, de proche en proche, sur des cercles de rayon tou-
jours plus grand. Voilà ce qui est particulièrement manifeste dans le
Monde d'aujourd'hui. - Depuis toujours, sans doute, l'Homme a été
vaguement conscient d'appartenir à une seule grande Humanité. Ce
n'est toutefois que pour nos générations modernes que ce sens social
confus commence à prendre sa réelle et complète signification. Au
cours des dix derniers millénaires (période durant laquelle la civilisa-
tion s'est brusquement accélérée) les hommes se sont abandonnés sans
beaucoup réfléchir aux forces multiples, plus profondes que toute
guerre, qui peu à peu les rapprochaient entre eux. Or, en ce moment,
nos yeux se dessillent ; et nous commençons à apercevoir deux cho-
ses. La première, c'est que, dans le moule étroit et inextensible repré-
senté par la surface fermée de la Terre, sous la pression d'une popula-
tion et sous l'action de liaisons économiques qui ne cessent de se mul-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 111

tiplier, nous ne formons déjà [132] plus qu'un seul corps. Et la se-
conde c'est que, dans ce corps lui-même, par suite de l'établissement
graduel d'un système uniforme et universel d'industrie et de science,
nos pensées tendent de plus en plus à fonctionner comme les cellules
d'un même cerveau. - Qu'est-ce à dire sinon que, la transformation
poursuivant sa ligne naturelle, nous pouvons prévoir le moment où les
hommes sauront ce que c'est, comme par un seul cœur, de désirer,
d'espérer, d'aimer tous ensemble la même chose en même temps...
L'Humanité de demain, - quelque « super-Humanité » beaucoup
plus consciente, beaucoup plus puissante, beaucoup plus unanime que
la nôtre, sort des limbes de l'avenir, elle prend figure sous nos yeux. Et
simultanément (je vais y revenir) le sentiment s'éveille au fond de
nous-mêmes que, pour parvenir au bout de ce que nous sommes, il ne
suffit pas d'associer notre existence avec une dizaine d'autres existen-
ces choisies entre mille parmi celles qui nous entourent, - mais qu'il
nous faut faire bloc avec toutes à la fois.
Que conclure de ce double phénomène, externe et interne, sinon
ceci : ce que la Vie nous demande, en fin de compte, de faire pour
être, c'est de nous incorporer et de nous subordonner à une Totalité
organisée dont nous ne sommes, cosmiquement, que les parcelles
conscientes. Un centre d'ordre supérieur nous attend, - déjà il apparaît
-non plus seulement à côté, mais au-delà et au-dessus de nous-mêmes.
Non plus seulement se développer soi-même, donc, - ni même seu-
lement se donner à un autre égal à soi - mais encore soumettre et ra-
mener sa vie à un plus grand que soi.
Autrement dit, être d'abord. Aimer, ensuite. Et, finalement, adorer.
Telles sont les phases naturelles de notre personnalisation.
Trois degrés enchaînés, vous le voyez, dans le mouvement ascen-
sionnel de la Vie ; et par conséquent, aussi, trois degrés superposés de
bonheur, - si le bonheur est bien, comme nous l'avons reconnu, indis-
solublement associé au geste de monter.
[133]
Bonheur de grandir, - bonheur d'aimer, - et bonheur d'adorer.
Voilà en dernière analyse la triple béatitude que la théorie nous
permet de prévoir en partant des lois de la Vie.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 112

Or quel est, sur ce point, le verdict de l'expérience ?


Essayons un peu de vérifier sur les faits, par des mesures directes,
la justesse de nos déductions.
Bonheur de grandir au fond de soi, - en forces, en sensibilité, en
possession de soi-même. Bonheur aussi de se rejoindre les uns les au-
tres, entre corps et âmes faits pour se compléter et pour s'unir.
Sur la pureté et l'intensité de ces deux premières formes de joie,
inutile d'insister. Tout le monde, au fond, est d'accord pour les célé-
brer.
Mais bonheur de s'immerger et se perdre, dans l'avenir, en un plus
grand que soi... Ne sommes-nous pas ici en pleine spéculation ou en
plein rêve ? - Se réjouir de ce qui nous dépasse, et de ce que nous ne
pouvons encore ni voir ni toucher... Qui donc, à part quelques illumi-
nés, se soucie de pareille chose, dans le monde positiviste et matéria-
liste où nous sommes plongés !
Qui donc s'en soucie ?
Mais rendez-vous seulement compte un peu de ce qui se passe au-
tour de nous !
Il y a quelques mois, au cours d'une réunion semblable je vous dé-
crivais le cas des deux Curie, - cet homme et cette femme dont le
bonheur a été de se lancer dans une aventure, la découverte du Ra-
dium, où ils avaient conscience que perdre leur vie était la gagner. Eh
bien, soit plus modestement, soit avec des modalités différentes, com-
bien d'autres hommes, hier et aujourd'hui, n'ont-ils pas été saisis ou ne
sont-ils pas encore possédés, jusqu'à en mourir, par le Démon de la
Recherche ? Essayez de compter.
Ceux de l'Arctique et de l'Antarctique : Nansen, André, Shackle-
ton, Charcot, et tant d'autres.
[134]
Ceux de la haute montagne : les grimpeurs de l'Everest. Ceux des
laboratoires dangereux : tués par les rayons ou les substances qu'ils
maniaient, - morts d'une piqûre anatomique...
Ceux de la conquête de l'air : une légion...
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 113

Ceux de la conquête de l'Homme par l'Homme : tous ceux qui ris-


quent ou ont effectivement donné leur vie pour une idée 39 .
Faites approximativement le compte, je répète. Et, ceci fait, prenez,
si elles existent, les notes ou les lettres laissées par ces hommes depuis
les plus notables d'entre eux (ceux dont on parle), jusqu'aux plus hum-
bles (les anonymes) tels ces pilotes postaux qui, il y a vingt-cinq ans,
frayaient à travers l'Amérique, quitte à se tuer l'un après l'autre, une
voie aérienne à la pensée et aux affections humaines. Que lisez-vous
dans ces confidences ? - La joie, une joie supérieure et profonde, - une
joie puissante : la joie explosive d'une vie qui a enfin trouvé pour
s'épandre un espace interminable.
Joie de l'Interminable, - je dis bien.
Ce qui mine et empoisonne généralement notre bonheur, c'est de
sentir si proche le fond et la fin de tout ce qui nous attire : souffrance
des séparations et de l'usure, - angoisse du temps qui passe, - terreur
devant la fragilité des biens possédés, - déception de parvenir si vite
au bout de ce que nous sommes et de ce que nous aimons...
Pour qui a découvert, dans un Idéal ou une Cause, le secret de col-
laborer et de s'identifier, de proche ou de loin, avec l'Univers en pro-
grès, toutes ces ombres s'évanouissent. Refluant, pour les dilater, et les
consolider, nullement pour les diminuer ou les détruire, sur la joie
d'être et sur la joie [135] d'aimer (Curie, Termier ont été d'admirables
amis, pères et époux), la joie d'adorer comporte et apporte, dans sa
plénitude, une merveilleuse paix. L'objet qui la nourrit est inépuisable,
puisqu'il se confond, de proche en proche, avec la consommation mê-
me du Monde autour de nous. Il échappe, par le fait même, à toute
menace de mort et de corruption. Enfin, d'une manière ou d'une autre,
il est sans cesse à notre portée, puisque la meilleure façon que nous
ayons de l'atteindre est simplement de faire du mieux possible, chacun
à notre place, ce que nous pouvons.
La joie de l'élément devenu conscient du Tout qu'il sert et en lequel
il s'achève, - la joie puisée par l'atome réfléchi dans le sentiment de
son rôle et de sa complétion au sein de l'Univers qui le porte : telle est,

39 « Vous savez que ma vie est une oblation, joyeusement et consciencieusement


offerte, sans espoir égoïste de récompense, au Pouvoir qui est au-dessus de la
Vie. » (Rathenau.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 114

en droit et en fait, la forme la plus haute et la plus progressive de bon-


heur qu'il me soit possible de vous proposer, et de vous souhaiter.

II. LES RÈGLES FONDAMENTALES DU BONHEUR

Laissons maintenant la théorie pure, et abordons ses applications à


nos vies individuelles.
- Le vrai bonheur, venons-nous de préciser, est un bonheur de
croissance, et comme tel il nous attend dans une direction marquée

1. par l'unification de nous-mêmes au cœur de nous-mêmes ;


2. par l'union de notre être avec d'autres êtres, nos égaux ;
3. par la subordination de notre vie à une vie plus grande que la
nôtre.

Que résulte-t-il de ces définitions pour notre conduite de chaque


jour ? Comment devons-nous agir pratiquement pour être heureux ?
[136]
Ici, bien entendu, il ne m'est possible d'indiquer que des directions
extrêmement générales à votre curiosité et à votre bonne volonté. Car
c'est ici qu'apparaissent, légitimement, les multiples questions de
goûts, de chances et de tempérament. La Vie ne s'établit, elle ne pro-
gresse par nature et structure, que grâce à l'immense variété de ses
éléments. Chacun de nous voit et aborde le Monde sous un angle par-
ticulier, avec une réserve et des nuances de vitalité incommunicables
(diversité complémentaire qui fonde, soit dit en passant, la valeur bio-
logique de « la personnalité »). Chacun de nous, dès lors, est seul à
pouvoir découvrir en dernière analyse, pour soi, l'attitude, le geste
inimitables qui le feront cohérent au maximum, c'est-à-dire en état de
paix béatifiante, avec l'Univers en marche autour de lui.
Ces réserves faites, il reste que l'on peut, en agrément avec les
perspectives ci-dessus développées, formuler les trois règles de bon-
heur que voici.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 115

1. Pour être heureux, premièrement, il faut réagir contre la tendan-


ce au moindre effort qui nous porte, ou bien à rester sur place, ou bien
à chercher de préférence dans l'agitation extérieure le renouvellement
de nos vies. Dans les riches et tangibles réalités matérielles qui nous
entourent il faut sans doute que nous poussions des racines profondes.
Mais c'est dans le travail de notre perfection intérieure, - intellectuelle,
artistique, morale -, que, pour finir, le bonheur nous attend. La chose
la plus importante dans la vie, disait Nansen, c'est de se trouver
soi-même. L'esprit laborieusement construit à travers et au-delà de la
matière - Centration.
2. Pour être heureux, deuxièmement, il faut réagir contre l'égoïsme
qui nous pousse, ou bien à nous fermer en nous-mêmes, ou bien à ré-
duire les autres sous notre domination. Il y a une façon d'aimer, -
mauvaise, stérile -, par laquelle nous cherchons à posséder, au lieu de
nous donner. Et c'est [137] ici que reparaît, dans le cas du couple ou
du groupe, la loi du plus grand effort qui déjà réglait la course inté-
rieure de notre développement. Le seul amour vraiment béatifiant est
celui qui s'exprime par un progrès spirituel réalisé en commun. - Dé-
centration.

3. Et pour être heureux, - tout à fait heureux, troisièmement - il


nous faut, d'une manière ou de l'autre, directement ou à la faveur d'in-
termédiaires graduellement élargis (une recherche, une entreprise, une
idée, une cause...) transporter l'intérêt final de nos existences dans la
marche et le succès du Monde autour de nous. Comme les Curie,
comme Termier, comme Nansen, comme les premiers aviateurs,
comme tous les pionniers dont je vous parlais plus haut, il faut, pour
atteindre la zone des grandes joies stables, que nous transférions le
pôle de notre existence dans le plus grand que nous. Ce qui ne suppo-
se pas, rassurez-vous, que nous devions pour être heureux faire des
actions remarquables, extraordinaires, mais seulement, ce qui est à la
portée de tous, que, devenus conscients de notre solidarité vivante
avec une grande Chose, nous fassions grandement la moindre des
choses. Ajouter un seul point, si petit soit-il, à la magnifique broderie
de la Vie ; discerner l'Immense qui se fait et qui nous attire au cœur et
au terme de nos activités infimes ; le discerner et y adhérer : - tel est,
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 116

au bout du compte, le grand secret du bonheur. « C'est dans une pro-


fonde et instinctive union avec le courant total de la Vie que gît la plus
grande de toutes les joies », reconnaît Bertrand Russell lui-même, un
des esprits les plus aigus et les moins spiritualistes de la moderne An-
gleterre. – Sur-centration.
Or, parvenu en ce point qui est le fin mot de ce que je puis vous di-
re, laissez-moi placer en terminant une remarque que je vous dois et
que je me dois, pour être absolument vrai.
[138]
Je lisais dernièrement un curieux livre 40 où le romancier et philo-
sophe anglais Wells expose les vues originales laissées par un Améri-
cain, biologiste et homme d'affaires, William Burrough Steele, préci-
sément sur la question que nous avons discutée ce soir, celle du bon-
heur humain. Avec beaucoup de raison et de force, Steele cherche à
établir (juste comme je l'ai fait ici) que, le bonheur n'étant pas sépara-
ble de quelque idée d'immortalité, l'homme ne peut être pleinement
heureux que s'il immerge ses intérêts et ses espoirs dans ceux du
Monde, et plus particulièrement dans ceux de l'Humanité. Et cepen-
dant, ajoute-t-il, cette solution, telle quelle, demeure encore incomplè-
te. Car enfin, pour arriver à se donner à fond, il faut pouvoir aimer. Or
comment aimer une réalité collective, impersonnelle, -monstrueuse, à
certains égards - telle que le Monde ou même l'Humanité !...
L'objection que Steele trouve au fond de son cœur et à laquelle il
ne répond pas, est terriblement, cruellement, juste. Je ne serais donc ni
complet, ni sincère si je ne vous faisais observer que le mouvement
indéniable qui porte sous nos yeux la masse humaine à se mettre au
service du Progrès n'est pas « self-suffisant » ; mais que cet élan ter-
restre, auquel je vous convie, demande, pour se soutenir, de se synto-
niser et de se synthétiser avec l'élan chrétien.
Autour de nous, la mystique de la Recherche, les mystiques socia-
les, se lancent avec une foi admirable à la conquête de l'avenir. Mais
aucun sommet précis, et, ce qui est plus grave, aucun objet aimable ne
se présente à leur adoration. Et voilà pourquoi, au fond, l'enthousias-
me et les dévouements qu'elles suscitent sont durs, secs, froids, tristes,

40 Wells, Anatomy of Frustration.


Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 117

c'est-à-dire inquiétants pour qui les observe, et finalement, pour ceux


qui s'y élèvent, incomplètement béatifiants.
Or, à côté, et jusqu'ici en marge, de ces mystiques humaines la
mystique chrétienne ne cesse pas, depuis deux mille ans, de [139]
pousser toujours plus loin (sans que beaucoup s'en doutent) ses pers-
pectives d'un Dieu personnel, non seulement créateur, mais animateur
et totalisateur d'un Univers qu'Il ramène à soi par le jeu de toutes les
forces que nous groupons sous le nom d'Évolution. Sous l'effort per-
sistant de la pensée chrétienne, l'énormité angoissante du Monde
converge peu à peu vers le haut jusqu'à se transfigurer en un foyer
d'énergie aimante !...
Comment ne pas voir, je vous le demande, que ces deux courants
puissants, entre lesquels se divise présentement l'impact des énergies
religieuses humaines, celui du Progrès humain, et celui de la grande
charité, ne demandent qu'à se combiner et à se compléter ?
Imaginons, d'une part, que le jaillissement juvénile des aspirations
humaines, prodigieusement accru par nos conceptions nouvelles du
Temps, de l'Espace, de la Matière et de la Vie, passe dans la sève
chrétienne pour l'enrichir et la stimuler. Et imaginons en même temps,
d'autre part, que la figure si moderne d'un Christ universel, tel que
l'élabore en ce moment même la conscience chrétienne, vienne se pla-
cer, apparaisse, rayonne au sommet de nos rêves de Progrès, de ma-
nière à les préciser, à les humaniser, à les personnaliser. Ne serait-ce
pas là une réponse, la réponse complète aux difficultés devant lesquel-
les se débat notre action ?
Faute de l'infusion d'un sang matériel nouveau, le spiritualisme
chrétien risque de se débiliter et de se perdre dans les nuages. Et faute
de l'infusion de quelque principe d'amour universel, bien plus sûre-
ment encore, le sens humain du Progrès menace de se détourner avec
horreur de l'effrayante machine cosmique où il se découvre engagé.
Joignons le corps à la tête, - la base au sommet : et, brusquement,
c'est une plénitude qui jaillit.
En vérité, la solution complète au problème du bonheur, je la vois
dans la direction d'un Humanisme chrétien, ou, si vous préférez, dans
celle d'un Christianisme super-humain, au [140] sein duquel chaque
homme comprendra un jour qu'il lui est possible, à tout moment et en
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 118

toute situation, non seulement de servir (ce qui n'est pas assez) mais
de chérir en toutes choses (les plus douces et les plus belles, comme
les plus austères et les plus banales) un Univers chargé d'amour dans
son Évolution * .

* Conférence donnée par le Père Teilhard de Chardin à Pékin, le 28 décembre


1943.Texte publié en petit volume aux Éditions du Seuil avec trois Discours
de mariage du Père.

À la suite de la dactylographie originale, l'auteur avait inséré la citation


ci-après :
« From the religious standpoint happiness and contentment are not things
which result from welfare in any mere material or biological sense. Were hu-
man society freed from all disease or accident, poverty, and overt crime, it
might still be very miserable and intolerably dull. The only thing that brings
content is the service of God ; and that service can be equally real under the
most variable conditions and in any station in life ; for the kingdom of God is
within us. God's kingdom is one of loyal service, whatever form the service
may take. The religious perception that in that service, apart from its mere
outward results, we are one with God, brings inspiration, strength, and in-
ward contentment. » (J.S. Haldane, Materialism, Londres, Hodder & Stough-
ton, 1932, p. 156.)
« ... Le bonheur et la satisfaction ne sont point des choses qui résultent du
bien-être, quel qu'en soit le sens matériel ou biologique. Si la société humaine
était libérée de toute maladie et de tout accident, de la pauvreté et du crime,
elle pourrait encore être bien misérable et intolérablement ennuyeuse. La seu-
le chose qui apporte la satisfaction est le service de Dieu. Ce service peut
être également réel sous les conditions les plus variables, et dans n'importe
quel mode de vie, car le Royaume de Dieu est au-dedans de nous. Le Royaume
de Dieu c'est celui du service loyal, quelle que soit la forme que le service
puisse prendre. L'assurance religieuse que dans ce service, abstraction faite
de ses résultats purement extérieurs, nous ne faisons qu'un avec Dieu, apporte
l'inspiration, la force, et la satisfaction intérieure. » (Traduction des Édi-
teurs.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 119

[141 ]

Les directions de l’avenir

8
LA MORALE PEUT-ELLE
SE PASSER DE SOUBASSEMENTS
MÉTAPHYSIQUES ?

Pékin, le 23 avril 1945.

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 120

[143]

Avant tout, définissons « morale » et « métaphysique ».

Morale.

a) Au sens le plus large, on peut appeler « morale » tout système


cohérent d'action, accepté par nécessité ou par convention (en ce sens
on pourrait parler de la « morale » d'une partie d'échecs).
b) Au sens strict, une « morale » est un système cohérent d'action
- universel (réglant toute l'activité humaine),
- et catégorique (entraînant quelque forme d'obligation).

Métaphysique.

Par « métaphysique », il faut entendre ici toute solution ou Vision


du Monde (de la Vie) « as a whole » (toute Weltanschauung), soit que
cette Solution du Monde total s'impose à l'intelligence, soit qu'on y
adhère catégoriquement comme à une option ou à un postulat.
Ces deux définitions étant admises, la question posée se résout
immédiatement, par simple confrontation de l'une à [144] l'autre. Si en
effet la Morale (au sens strict) implique cohérence de l'action :
- soit avec un équilibre universel (morales statiques),
- soit avec un mouvement universel (morales dynamiques), elle
(la Morale) présuppose nécessairement l'acceptation catégori-
que d'une certaine perspective du Monde (en équilibre ou en
évolution). Sinon elle reste « en l'air », indéterminée.
De ce chef, Morale et Métaphysique se présentent inévitablement
(par structure) comme les deux faces (intellectuelle et pratique) d'un
même système. Une Métaphysique se double nécessairement d'une
Morale, et réciproquement. Chaque Métaphysique entraîne sa Mora-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 121

le ; et chaque Morale implique sa Métaphysique. Morale et Métaphy-


sique vont essentiellement par paires. Autant de définitions du Bien et
du Mal, et autant de formes d'obligations, que de solutions données au
Monde.
Du primat philosophique donné à l'individu découlent des morales
« égoïstes ».
Du primat philosophique de la société, les morales sociales.
Du primat philosophique de la race, les morales « national-
socialistes ».
Du primat philosophique de la jouissance, les morales « hédonisti-
ques ».
Du primat philosophique de la connaissance, les morales de la Re-
cherche.
Du primat philosophique de l'Humanité, les morales humanitai-
res...
À l'agnosticisme philosophique enfin, correspond l'amoralisme.
Dans chaque cas, observons-le, l'obligation est fonction de la soli-
darité et dépendance introduites par le système philosophique entre la
liberté individuelle et l'Univers. Plus, en vertu de sa Métaphysique,
l'individu se reconnaît élément d'un Univers en lequel il s'achève, plus
il se sent lié par le dedans au devoir de se conformer aux lois de
l'Univers. Dans les philosophies [145] où l'Univers culmine en un Être
personnel et transcendant, cette obligation immanente se double et se
renforce d'une obligation transcendante d'obéissance amoureuse à la
Volonté de Dieu.
Tout ceci paraît rigoureusement vrai en théorie. En fait, il est vrai,
beaucoup d'hommes agissent moralement par instinct ou par tempé-
rament. Mais cette fidélité ne se justifie en droit que par acceptation
implicite d'une certaine Vision du Monde, c'est-à-dire d'une certaine
Métaphysique.
Par exemple, pour justifier des sentiments philanthropiques, il faut
absolument une certaine perspective de l'Univers où les individus hu-
mains apparaissent liés les uns aux autres dans l'unité d'une commune
destinée.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 122

De même, pour justifier le goût de la recherche et du progrès sous


toutes ses formes, il faut à tout prix une théorie optimiste et progressi-
ve de l'Univers, allant jusqu'à une exigence de quelque irréversibilité
pour les développements de l'esprit 41 .
De cette relation organique et fondamentale entre Morale et Méta-
physique il résulte ceci que l'adhésion de notre esprit à telle ou telle
philosophie est un phénomène complexe où se mêlent intimement le
jeu de la raison et de la volonté. Si en effet le choix d'une morale dé-
coule logiquement de l'adhésion rationnelle à une Métaphysique, - en
revanche une Métaphysique ne nous paraît finalement acceptable et
attirante que dans la mesure où elle apporte la plénitude désirable à
notre action.
Le test d'une Métaphysique, c'est la Morale qui en découle.
À l'heure présente, il semble que la masse de l'Humanité, [146]
sous l'influence des nouvelles vues « évolutives », s'oriente vers une
Morale d'effort et d'union (c'est-à-dire de mouvement et d'« idéal »)
liée à une Métaphysique où l'Univers se découvre comme un quantum
d'énergie psychique dérivant vers des états supérieurs de conscience et
de spiritualité.
Ultime difficulté : la Métaphysique dont tend à se doubler
toute morale, est-elle vraiment un complément structurel, ou seu-
lement une sorte de satisfaction artificielle, une sorte de disease 42
mental. Réponse : complément structurel, parce que :
1) cette Métaphysique apporte l'animation nécessaire.
2) détermine les modalités et les progrès de l'Action * .

41 Si « empirique » qu'elle se présente, une Morale ne peut éviter d'attribuer un


certain « primat », soit au bien-être, soit à la joie, soit à la réussite... or chacun
de ces primats (et la définition même du terme c réussite ») impliquent essen-
tiellement une Solution ou Vision de l'Univers dans son ensemble, c'est-à-dire
une Métaphysique.
42 Maladie. (N.D.E.)
* Pékin, 23 avril 1945.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 123

[147 ]

Les directions de l’avenir

9
L'APPORT SPIRITUEL
DE L'EXTREME-ORIENT.
QUELQUES REFLEXIONS
PERSONNELLES

Pékin, le 10 février 1947.

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 124

[149]

En cette période critique où l'Humanité, dans l'excès à la fois de


son sentiment de puissance et du sentiment de son intime désagréga-
tion, se cherche désespérément une âme, bien des regards se tournent,
une fois encore, vers l'Est pour voir si de ce côté-là ne s'annoncerait
pas la lumière. À l'Orient, l'Esprit ; à l'Occident, la Matière. N'est-ce
pas suivant ce plan (insiste-t-on là-bas) que s'est fait le partage du
Monde entre enfants de la Terre ?
Sans compétence particulière moi-même sur l'histoire de la pensée
asiatique, mais par simple réaction réfléchie à un milieu où j'ai été
longuement plongé, je me permets de présenter dans ces pages les
quelques observations suivantes, où se trouve ramené, me semble-t-il,
à ses justes et substantielles proportions l'apport spirituel que nous
sommes en droit d'attendre de nos frères d'Extrême-Orient.

I. LES MODALITÉS SPIRITUELLES


DE L’EXTRÊME-ORIENT

Confusément, pour beaucoup d'Occidentaux, l'Extrême-Orient ap-


paraît, vu de loin, comme baigné, sur toute son étendue, dans une sor-
te de sérénité bouddhique. Tel le vulgarisent [150] les récits de croi-
sières, les romans, et aussi les innombrables « curios » rapportés par
les voyageurs.
Or, sous cette uniformité de convention, des différences profondes
existent en réalité, dont on peut se faire une première idée en considé-
rant successivement, à titre représentatif, les trois grands blocs en les-
quels se divise, en gros, la masse est-asiatique : l'Inde, la Chine et le
japon.
a) Spirituellement, ce qui fait l'Inde, c'est un sens extraordinaire,
un sens prédominant de l'Un et du Divin. Par un renversement surpre-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 125

nant de ce qui se passe chez nous, hommes de l'Ouest, le Monde, pour


l'Hindou, est en quelque façon moins clair que Dieu : si bien que c'est
le Monde, et non pas Dieu, dont l'existence fait difficulté pour l'intel-
ligence et demande à être justifiée. L'invisible plus réel que le visible :
telle est l'expérience religieuse fondamentale qui, diffuse d'abord dans
la poésie des Upanishads, puis condensée peu à peu dans les commen-
taires de la Védanta, n'a pas cessé jusqu'à nos jours de se chercher un
corps dans une série compliquée de philosophies monistes. Cependant
que, par exagération concomitante du sens de « l'irréalité des phéno-
mènes », le Bouddhisme prenait naissance, entraînant une large frac-
tion des énergies mystiques à se perdre dans « l'ivresse de la vacuité ».
b) Juste à l'opposé de cette attitude théiste et panthéiste, la Chine se
montre, dès l'origine, foncièrement naturiste et humaniste. Qu'il s'agis-
se du Taoïsme, expliquant métaphysiquement l'Univers par une théo-
rie des contraires, ou de la sagesse confucianiste, empiriquement ba-
sée sur la tradition laissée par les ancêtres, ce qui domine la pensée
chinoise, tout au long de son histoire, c'est un sens infaillible de la
primauté du tangible par rapport à l'invisible. De cette atmosphère
mentale l'Être suprême n'est pas exclu, bien entendu (qu'on se rappelle
le Temple du Ciel!), mais dangereusement assimilé au firmament.
L'esprit non plus, mais facilement identifié avec les courants matériels
du vent et de l'eau. Une notion [151] du supranaturel glissant vers la
géomancie ; une passion pour les idées tournant au culte des « caractè-
res » bien écrits ; une éthique principalement occupée de morale pra-
tique ; et finalement un Bouddhisme (le Bouddhisme reçu de l'Inde)
substituant au Nirvana l'attrayante, pathétique et si humaine figure
d'Amida : autant de signes auxquels se marque et se reconnaît chez le
Chinois un goût persistant, et finalement toujours victorieux, de
l'Homme et de la Terre.
c) Et maintenant, si nous passons au Japon, c'est une troisième
tournure d'esprit qui apparaît. De nouveau un humanisme ; Mais bien
différent, ou même inverse, de celui de la Chine, en ce sens que l'indi-
vidu n'y est plus le centre, mais le serviteur de la société. Pour un
complexe de causes où quelque psychisme racial se mêle à une histoi-
re batailleuse et à l'insularité géographique, le japonais semble éprou-
ver nativement la vie du clan plus fortement que la sienne propre.
D'où la prédominance chez lui d'un mysticisme guerrier au sein du-
quel, remarque M. Grousset, le renoncement et l'irréalisme bouddhi-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 126

ques, adaptés une première fois par la Chine à ses horizons tangibles,
se trouvent maintenant remodelés, à travers le Zen, en code de violen-
ce et d'abnégation chevaleresques.
Sens métaphysique du divin dans l'Inde. Sens naturistique et prati-
que de l'humain en Chine. Sens héroïque du collectif au Japon. Ainsi
se brise à l'analyse, en trois faisceaux de teintes absolument différen-
tes, la lumière réputée si simple qu'il nous faudrait, dit-on, aller repui-
ser aux sources d'Extrême-Orient. En fait, observons-le (accord secret
des choses, ou simple coïncidence ?) ces trois faisceaux se présentent
comme curieusement complémentaires. Pris ensemble, en effet, ne
couvrent-ils pas, très exactement, le champ entier d’une spiritualité
parfaite ? Mystique de Dieu, mystique de l'individu en face du Monde,
mystique sociale. Tout y est bien. Seulement, voilà : dispersées, ethni-
quement et géographiquement, sur trois domaines différents du conti-
nent, ces trois composantes [152] d'une vie complète de l'Esprit, non
seulement ne nous apparaissent en Asie Orientale qu'à l'état disjoint,
mais encore (ce qui est plus grave) elles s'y révèlent, si nous les étu-
dions de plus près, affectées de caractères qui les rendent (au moins
momentanément, sous leur forme actuelle) exclusives l'une de l'autre,
- irréconciliables.

Il. LES FORMULATIONS SPIRITUELLES


DE L'EXTRÊME-ORIENT

Reprenons en effet, mais ce coup-ci plus analytiquement, notre


examen des courants spirituels d'Extrême-Orient. Recommençons no-
tre tour de l'Inde, de la Chine et du japon ; mais cette fois-ci avec la
préoccupation de saisir et de définir, moins dans ses tendances généra-
les que dans son expression « spécifiée », ce qu'on pourrait appeler
« l'âme »de chacun des trois groupes humains considérés. - Que nous
révèle cet examen ?
a) Dans l'Inde, malgré un extrême polymorphisme de systèmes
prêtant à toutes sortes de rapprochements fallacieux avec la pensée
occidentale, la métaphysique religieuse semble décidément marquée
et commandée, dans son essence et ses fibres mêmes, par une concep-
tion très particulière de l'Unité, qui donne, si je ne me trompe, au
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 127

« théisme » hindou, quelles que soient ses expressions, une teinte et


une saveur immédiatement reconnaissables. -Surmonter la troublante
Multiplicité du Monde où nous sommes immergés ; parvenir à quel-
que béatifiante Unité ; tel est le rêve essentiel, plus ou moins explicité,
de toute mystique humaine, à travers tous les temps et dans tous les
pays. Mais, cette opération fondamentale et vitale de l'unification
cosmique, par quelle voie la réaliser ?... Plus loin, je parlerai de ce que
j'appelle « la route de l'Ouest ». À l'Est, c'est-à-dire dans l'Inde, la so-
lution instinctive, native, [153] indiscutée, apportée à ce problème pa-
rait depuis toujours avoir été celle-ci.

« Pour unifier (ainsi qu'il est infiniment désirable) le Multi-


ple, soit en nous, soit autour de nous, rien de plus radical, rien
de plus simple que de le nier ou de le supprimer. Vous rêvez
d'entendre la Note fondamentale ? Faites le silence. Vous vou-
lez sortir de l'agitation et du plural ? Enfoncez-vous graduelle-
ment dans les profondeurs de vous-même, éliminant l'une après
l'autre toutes les nuances chatoyantes ou pénibles en lesquelles
l'Être se pulvérise pour former l'apparence du Monde autour de
vous. Essayez, - et vous constaterez, au terme de cette descente
au-dessous de toute détermination concevable, qu'une essence
universelle est là, sous-jacente à tout, qui n'attend que votre re-
tour à elle pour vous absorber et vous identifier à soi ».

Une sorte de Dieu-substrat, donc, ou encore un « Dieu de déten-


te », atteint par relâchement de l'effort de différenciation où nous en-
gage le phénomène cosmique : voilà au fond, si j'entends juste, l'objet
et l'expression proposés, sous mille formes diverses, par la sagesse
hindoue à notre besoin d'adoration. En fin de compte, pas d'amour vrai
dans cette attitude : puisque identification n'est pas union 43 . Et pas de
place non plus laissée à l'Humanisme tel que l'entend notre généra-

43 Ceci a été parfaitement senti, au VIIIe siècle, par les promoteurs du Bhakti
Yoga. Mais, le mode d'union qu'il prône, ce yoga (ou mystique hindoue) de
l'amour n'est-il pas de type (« occidental » (v. ci-dessous), et de ce chef irré-
ductible aux tendances originelles et authentiques du Védânta ?
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 128

tion : puisque aucune valeur essentielle n'est accordée dans cette pers-
pective aux constructions planétaires de l'effort humain 44 .
[154]
Retenons bien ce dernier point ; et tournons maintenant notre re-
gard vers la Chine.
b) Si l'Inde baigne naturellement dans une atmosphère de transcen-
dant et de divin, la Chine, avons-nous reconnu plus haut, est par ex-
cellence, et depuis toujours, un foyer d'aspirations matérielles et hu-
maines. Mais quel dessin, quel éclat, quel parfum particuliers cette
fleur terrestre a-t-elle surtout développés en s'épanouissant ? - S'il est
possible et permis de condenser en une sèche formule l'exubérante
réalité diffuse dans trois mille ans de vertus, d'art et de poésie, ne
pourrait-on pas, ne faut-il pas dire que ce qui caractérise l'âme de la
vieille Chine, c'est le goût, beaucoup plus que la foi, en l'Homme ? La
Chine, bien sûr, n'est pas restée complètement immobile au cours de
son histoire. Mais il ne semble pas que ce mouvement de progression
l'ait intéressée. Discerner, apprécier et conserver l'harmonie d'un ordre
établi, - réaliser un bel équilibre statique entre la Terre, la Société et
les astres, - pacifier plutôt que conquérir : telles Paraissent avoir été sa
préoccupation dominante et la source de ses plus hautes inspirations.
Avec ce résultat inévitable que, si le Ciel était bien toujours là pour
former toit au-dessus de la Cité humaine, sa voûte en tous cas était
regardée comme impénétrable ; et rien de pareil à un progrès de la Vie
n'était envisagé qui donnât l'envie ni l'espoir d'y pénétrer jamais.
Aménagement dans la possession. Ni l'esprit de Prométhée, ni le pro-
blème de l'Action ne semblent jamais avoir hanté ni troublé l'âme de
Confucius ni de Laotze. Forme de sagesse où, cette fois, surnageait
bien le Monde ; mais qui, supprimant en droit (sinon en fait) toute in-
quiétude, toute exigence d'avenir, tendait à relâcher tout élan, à couper
toute issue vers ce qui était à la même heure l'unique soif de l'Inde : le
transcendant.
c) Et de nouveau, pour finir, abordons le Japon. Ici, ce n'est plus le
mouvement qui manque, ni l'esprit de conquête . mais c'est bien plutôt

44 En 1946, au cours d'un entretien avec Siddheswarananda, représentant de la


mission Ramakrishna, le Père Teilhard avait tenu à se faire préciser encore les
divers yogas et confirmer que la plus haute extase, en Inde, correspondait à la
perte définitive de la conscience en un Tout impersonnel. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 129

l'organisme général capable d'utiliser et de sublimer cette sève magni-


fique. Historiquement l'âme [155] japonaise semble s'être formulée
dans un cadre trop étroit, la race et l'esprit de race : la race centrée sur
le sang et l'origine commune bien plus que sur l'esprit et la conver-
gence en avant ; et l'esprit de race deux fois déshumanisant, dans la
mesure où, prolongeant indûment au niveau de la Vie réfléchie les
conditions biologiques du « phylum »animal, il s'oppose au rappro-
chement des lignées humaines, et, au sein de chaque lignée, tend à
maintenir chaque individu à l'état de simple chaînon. D'où une mysti-
que exclusive et fermée, également imperméable, dans son esprit pra-
tique de service et de sacrifice, au suprême détachement hindou et au
suprême bon sens chinois.
Et nous voici amenés à la conclusion que j'annonçais au départ.
Dieu et sa transcendance ; le Monde et sa valeur ; l'individu et le prix
de la personne ; l'Humanité et les exigences sociales : isolément, cha-
cune de ces grandes questions a bien été perçue et attaquée par
l'Orient, mais pour aboutir à une série de solutions particulières, in-
compatibles entre elles. Dans sa totalité complexe, le problème de
l'Esprit n'a pas été résolu là-bas ; et c'est en vain que, dans ce domai-
ne, nous nous tournerions vers l'Est pour attendre le soleil levant.
Mais alors pourquoi ne pas ramener vers l'Occident nos yeux, et nous
demander si par hasard ce ne serait pas chez nous, cette fois, que mon-
te la lumière ?

III. LA ROUTE DE L’OUEST

L'Européen, rappelais-je en commençant, ne passe pas pour reli-


gieux, ni dans son tempérament, ni dans ses inventions. La raison le
dessèche, et les constructions matérielles l'absorbent : telle est sa répu-
tation. Or, contrairement à ce préjugé, je prétends, et je voudrais mon-
trer ici, que, mêlée, sous-jacente à la fièvre créatrice de l’Occident,
une véritable [156] mystique fermente, fruit du Christianisme et d'un
Humanisme nouveau : mystique jeune , originale et puissante, mal
formulée encore peut-être dans son cadre et sa théorie, mais parfaite-
ment déterminée dans ses axes principaux, et animatrice secrète du
mouvement « moderne » tout entier.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 130

Essayons, cette mystique, de la définir et de la dégager.


À la base, bien entendu, reparaît et travaille, chez l'Homme de
l'Ouest, l'aspiration ou inquiétude fondamentale qui, je le rappelais
ci-dessus, chasse toute conscience réfléchie dans la direction d'une
croissante unité. Mais, en réponse à ce besoin primordial de tous les
temps, se dessine immédiatement une solution neuve, jamais essayée.
« Pour devenir un avec tout, continue à répéter une partie de l'Orient,
supprimez la pluralité du Phénomène. » « Pour devenir un avec tout,
décide au contraire l'Occident, embrassez résolument le Multiple, et
poussez-le de toutes vos forces dans la direction où, par une inclinai-
son qui lui est propre, il tend à s'organiser et à converger sur soi. »
Cette marche est lente et laborieuse. Elle exige un constant effort de
montée, de dépassement et de traversée. Mais elle opère. Et parce que,
à la plongée dans un Dieu substrat, à un Dieu de détente, elle substitue
l'attente d'un Dieu centre et sommet, d'un Dieu de tension, elle établit
instantanément une cohérence totale entre les diverses valeurs spiri-
tuelles qui refusaient de s'accorder sous les mains de la sagesse orien-
tale.
Commandant la perspective entière, d'abord, l'existence d'un prin-
cipe divin apparaît dans toute sa nécessité puisque c'est elle, et elle
seule, qui peut fournir à l'univers, par-delà le Temps et l'Espace, un
point transcendant d'attraction, de convergence et de consolidation
irréversible - Dieu, premier moteur psychique en avant.
Mais en même temps la valeur de l'effort humain, jusque, et y
compris, ses activités les plus matérielles, se découvre justifiée et
consacrée, puisque (en vertu même du mécanisme convergent de
l'Union) la consommation de l'Unité implique [157] structurellement,
à titre de condition non pas suffisante, bien entendu, mais cependant
nécessaire, la fidélité avec laquelle le Monde s'élèvera activement,
appuyé sur tous les ressorts de la Matière, à son plus haut degré possi-
ble d'organisation et de détermination.
Et du même coup voici l'amour qui retrouve sa dignité d'énergie
spirituelle suprême, et simultanément la personne humaine son essen-
ce irremplaçable et incommunicable, puisque le processus d'unifica-
tion aboutissant à un acte, non plus d'identification, mais d'union, les
éléments engagés dans l'opération se trouvent, par leur accès en Dieu,
non pas dissous, mais supercentrés sur soi, toujours davantage.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 131

Et cependant toute place est laissée, dans le système, au jeu et aux


exigences des forces collectives, puisque c'est uniquement par voie
d'« unanimisation » que les éléments de l'Univers (en vertu de la
structure convergente de celui-ci) peuvent espérer atteindre le pôle de
leur personnalité et de leur réflexion.
En vérité, dans cette perspective, toutes les données majeures du
problème spirituel s'organisent, sang effort, en un ensemble harmo-
nieux et fécond. Les antinomies s'évanouissent pour la raison ; et un
champ immense se dégage pour le jeu dirigé des formes les plus hau-
tes de l'action.
Et ici qu'on m'entende bien. L'option philosophico-mystique dont
je viens d'esquisser le point de départ et les prolongements, je ne dis
pas qu'elle ait encore trouvé en Occident sa claire, incontestée et in-
contestable expression. Mais je prétends qu'elle imprègne et comman-
de à tel point, pour une réflexion (ou psychanalyse ?) attentive et
sympathique, chacune de nos réactions profondes en face de la vie 45
qu'il n'est [158] pas besoin d'être bien perspicace pour apercevoir que
c'est dans cette direction générale que se dessinent en ce moment, à
partir de l'Ouest, une avancée et une percée générale de l'Esprit.
Et comment pourrait-il en être autrement ?
À d'autres époques, il est possible que le génie inventif humain ait
été comme divisé entre groupes ethniques, chaque groupe se trouvant
doué de facultés spéciales pour une ligne particulière de progrès : ici
en art, là en sciences, ou en religion, ou en métaphysique... Au stade
où nous nous trouvons aujourd'hui de l'anthropogenèse, il semble bien
qu'une sorte de rassemblement et de concentration se manifeste à l'in-
térieur des puissances humaines de découverte. De moins en moins,
aucun pas ne peut plus être fait sur terre en organisation matérielle qui
ne requière surplace, pour l'équilibrer, l'humaniser et le compléter, un
pas équivalent sur le terrain psychique et spirituel. Dans un monde qui
se totalise (ou même se « céphalise ») les deux mouvements devien-
nent solidaires. Voilà pourquoi l'Occident ne saurait se trouver, ni se
maintenir, en ce moment (comme il l'est de toute évidence) en tête de
la Science s'il n'était simultanément en flèche, aussi, de l'effort créa-

45 Même et y compris (si paradoxal que cela paraisse) les aspirations « marxis-
tes », où je me refuse à voir autre chose que la mystique occidentale illégiti-
mement réduite à sa branche (et comme à son foyer) d'organisation matérielle.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 132

teur religieux. En fait, tous, à l'heure présente, tournent instinctive-


ment les yeux vers nous pour voir, non seulement comment il faut
construire, mais comment il faut croire. Sous-estimant ses propres va-
leurs, l'Europe hésite ; elle regarde l'Asie pour lui quêter la sagesse :
cependant que, jusque dans ce domaine, c'est l'Asie qui vient à nous.
On va dire que j'exagère.
Et pourtant regardez, du côté de l'Inde, l'humanisme d'un Tagore.
Suivez, plus à l'Est encore, l'extraordinaire et irrésistible mouvement
qui, retournant brusquement en une foi toute moderne en l'Homme le
vieux goût traditionnel de l'Homme, arrive à faire un prosélyte, ardent
jusqu'à la mort, du moindre paysan chinois. Observez, comme j'ai pu
le faire, la façon dont les meilleurs penseurs japonais élargissent peu
[159] à peu à une échelle universaliste les ambitions natives de leur
clan.
Tous ces indices ne sont-ils pas un symptôme, sinon la preuve,
que, cédant par le dedans à un instinct qui le libère, l'Orient, de toute
sa masse spirituelle, s'ébranle lentement pour s'engager, non pas seu-
lement techniquement, mais mystiquement, sur la route de l'Ouest ?

IV. LA CONFLUENCE DE L’EST ET DE L’OUEST

« Toute la masse spirituelle de l'Orient remise en mouvement ». -


C'est sur cette grande éventualité, ou même, si je vois juste, sur ce
grand événement que je voudrais clore le témoignage ici apporté.
Volontiers, pour se représenter le rapprochement tant discuté de
l'Est et de l'Ouest, les hommes toujours plus nombreux que cette ques-
tion préoccupe évoquent l'idée de deux blocs complémentaires, de
deux principes opposés qui se rejoignent : encore le yin et le yang du
Tao chinois. À mon sens, si la jonction s'opère, comme cela doit un
jour ou l'autre arriver, le phénomène se produira suivant un mécanis-
me différent, - plutôt comparable à celui de plusieurs fleuves se préci-
pitant ensemble dans la brèche ouverte par l'un d'entre eux à travers
une barrière commune.
À l'Occident, je le répète, se trouvent échus, dans la circonstance
(pour un complexe assez facilement analysable de facteurs histori-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 133

ques) l'honneur et la chance d'ouvrir la voie pour une nouvelle pous-


sée de la conscience humaine. Mais si le chemin est d'ores et déjà re-
connu, ou même la percée faite, tant s'en faut que la cime soit encore
atteinte, la victoire assurée. En un sens, autour de nous, la vraie batail-
le pour l'esprit ne fait que commencer. Et, pour gagner ce combat, tou-
tes les forces disponibles doivent entrer en jeu.
[160]
Jusqu'ici, j'ai essayé de le montrer, les trois courants spirituels ma-
jeurs de l'Extrême-Orient n'avaient trouvé ni leur point de confluence,
ni par suite leur totale expression. Leurs eaux montaient silencieuse-
ment dans des lacs fermés. Le moment n'approche-t-il pas où dans la
trouée faite par la pénétrante ténacité de l'Europe, leurs puissantes ré-
serves vont s'écouler en se mêlant à nous ? Aux aspirations religieuses
dont nous sommes en train, en Occident, de préciser le pôle de
convergence et de fixer les lois, leur âme (hindoue, chinoise ou japo-
naise), chacune dans sa ligne privilégiée et à sa façon, répondait de-
puis longtemps, moins distinctement et synthétiquement sans doute,
mais plus nativement et vigoureusement peut-être que nous. Quels
effets ne pas attendre d'un accord enfin réalisé ? Afflux quantitatif,
d'abord, d'un énorme flot humain encore disponible. Mais, bien plus
encore enrichissement, par rencontre de diverses essences psychi-
ques : de divers tempéraments.
En tout domaine de réflexion aussi bien religieuse que scientifique,
c'est seulement en union avec tous les autres hommes que chaque
homme peut espérer atteindre le bout et le fond de lui-même. - Non
pas nous initier à une forme supérieure d'esprit, mais plutôt grossir et
enrichir, par double effet de résonance et de totalisation, la nouvelle
note mystique (humano-chrétienne) montant de l'Ouest : tels me pa-
raissent être en définitive, à l'heure présente, le rôle indispensable et la
fonction essentielle de l'Extrême-Orient * .

* 10 février 1947.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 134

[161]

Les directions de l’avenir

10
TROIS CHOSES QUE JE VOIS
(ou : une Weltanschauung
en trois points)
Paris, février 1948.

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 135

[163]

Introduction.

Conformément à ce qu'on peut appeler « la loi de Complexité-


Conscience », il semble bien que la température psychique soit en
train de monter rapidement sur Terre, sous l'action d'un réseau éco-
nomico-technique en voie de resserrement toujours plus accéléré.
Mais il est non moins clair, en revanche, que le premier résultat de cet
échauffement est de faire apparaître, à l'intérieur de la couche humai-
ne pensante, un état de turbulence fort déconcertant pour notre généra-
tion. En tout sens, comme au cœur d'un cyclone, des vagues d'idées
antagonistes se dressent et se heurtent autour de nous : évolutionnisme
et fixisme, - Christianisme et Marxisme..., autant de réponses diverses
opposées par notre esprit à la pression toujours plus forte exercée sur
lui par la double question du sens et de la valeur du Monde autour de
nous.
À première vue, aucun moyen décisif n'apparaît, à l'élément réflé-
chi que chacun nous sommes, de se reconnaître et de se diriger au sein
de cette agitation désordonnée. Et cependant, pour peu que l'on croie à
la viabilité du type humain, tout ne porte-t-il pas à penser que le chaos
où nous sommes pris n'est que momentané ? simple phase d'interfé-
rence et d'ajustement, pourquoi pas ? entre courants anciens et cou-
rants nouveaux, qui ne se heurtent et ne déferlent en surface [164] que
pour s’harmoniser plus bas en quelque puissante lame de fond.
Qu'un tel espoir soit non seulement permis, mais solidement fondé,
voilà ce que je voudrais montrer en ces pages ; - non point au moyen
de considérations abstraites, et comme a priori, - mais sur exemple
concret : je veux dire en exposant la façon dont, à mon sens, une ligne
de marche simple et cohérente (complètement satisfaisante aux exi-
gences et aux puissances de l'Action) se dessine pour nous en plein
milieu de la tempête spirituelle qui nous enveloppe, - pourvu que,
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 136

obéissant à la suggestion des faits, nous portions résolument, à travers


tous préjugés contraires, et jusqu'à leur extrême limite, deux juge-
ments de valeur : l'un, purement rationnel, sur la nature biologique du
Phénomène social ; et l'autre spécifiquement chrétien, sur les fonde-
ments physiques de la Parousie.
Voici comment.

I. PREMIER JUGEMENT DE VALEUR. ÉVOLUTIVEMENT,


L'HUMANITÉ EST EN TRAIN DE REBONDIR, PAR ÉLAN
COLLECTIF, VERS UN POINT À VENIR DE MATURATION.

Pour être compris, ce premier point fondamental présuppose admi-


ses trois options de base, dont j'ai montré ailleurs le bien-fondé et l'en-
chaînement 46 , et dont voici, concentrée en quelques mots la substan-
ce.

a) Option 1. Au sein de l'Univers matériel, la Vie n'est pas un acci-


dent, ni un incident ; mais elle manifeste, poussé à son plus haut degré
observable, un processus général d'enroulement (à la fois quantitatif et
qualitatif) en vertu duquel une sorte [165] d'étoffe cosmique primor-
diale, amorphe, n'a pas cessé, semble-t-il, de se concentrer sur el-
le-même en une multitude de corpuscules de plus en plus compli-
qués 47 ; le phénomène « conscience » n'étant pas autre chose, observé
sous cet angle, que la propriété spécifique d'une Matière portée à des
états extrêmes de complexité. Il est sans importance ici, du reste, que

46 « Agitation ou Genèse ? Y a-t-il dans l'Univers un axe principal d'évolu-


tion ? » (Décembre 1947). Tome V : L'Avenir de l'Homme, p. 273.
47 En réalité, le processus semble formé de deux enroulements inverses : l'un
partant de l'Immense et segmentant « agrégativement » l'étoffe cosmique en
lambeaux de plus en plus petits (enroulement stellaire, - des nébuleuses aux
planètes) ; l'autre commençant dans l'Infime, et engendrant (par complication
structurelle) des corpuscules de plus en plus gros (enroulement atomique, -
des atomes aux vivants et à l'Homme) ; les deux enroulements (stellaire et
atomique) se rejoignant dans le cas de la Noosphère humaine, où le « méga-
corpuscule » organisé (l'Humanité) devient coextensif à son support sidéral (la
Terre). Seul, au cours de ces pages, l'enroulement atomique nous intéresse di-
rectement.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 137

le phénomène tire son origine première d'un effet de condensation


(Univers Laplacien) ou d'explosion (Univers en expansion).
b) Option 2. À l'intérieur du Monde vivant, le psychisme humain
ne représente pas une simple variété de conscience entre des milliers
d'autres, - ni une monstrueuse anomalie. Mais il correspond à l'émer-
sion, au développement, dans un domaine d'ordre supérieur (domaine
« réfléchi ») d'une certaine radiation psychique privilégiée. Avec
l'Homme, c'est la Vie elle-même qui accède à un état nouveau, carac-
térisé, entre autres choses, par les deux propriétés de prévision et d'in-
vention calculée.
c) Option 3. À l'intérieur de l'Humanité, pour finir, chaque centre
individuel réfléchi (« personne ») ne représente pas la limite supérieu-
re de l'enroulement cosmique, dans le champ de notre expérience.
Mais, de l'inspection du Phénomène social (super-arrangement techni-
que d'individus, accompagné d'intensification de conscience ; - cf. In-
troduction), il semble résulter que le processus de centration dont nous
sommes chacun sortis se prolonge globalement au-dessus de nos têtes,
- chaque [166] vortex humain élémentaire ne continuant à se resserrer
sur soi qu'à l'intérieur et sous la pression d'un Vortex plus général re-
ployant en soi la totalité de l'Humanité.

Sur la réalité même d'une sur-humanisation sociale de l'Homme au


sein de l'Humanité (c'est-à-dire, sur la validité des trois options inter-
dépendantes ci-dessus mentionnées) je ne pense pas qu'un doute sé-
rieux demeure aujourd'hui dans l'esprit d'aucun véritable observateur
du Monde et de la Vie. Sur la nature et les limites, par contre, de ce
« huitième, acte » de la Création, il ne semble pas que les biologistes
aient cru utile ou possible, jusqu'ici, de préciser leurs idées. Ou bien
l'avenir cosmique de l'Esprit est laissé complètement indéterminé dans
sa figure. Ou bien, pour lui assurer la pérennité, l'« illimité », dont
nous ne saurions le priver sans tuer le goût de vivre au plus profond de
nous-mêmes, on accepte vaguement (par ex. J.S. Haldane) l'hypothèse
d'une onde de pensée rayonnant à partir de la Terre pour envahir peu à
peu (seule, ou par jonction avec d'autres ondes semblables) la totalité
de l'Espace.
Or n'est-ce pas vers une représentation moins fantastique et plus
précise que nous oriente (si on la suit jusqu'au bout) l'hypothèse, ac-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 138

ceptée ici comme guide, d'un Univers en voie d'enroulement ? Si


vraiment, je répète, c'est par enveloppement collectif au sein d'un très
grand « tourbillon » que les Hommes, tous ensemble et chacun pour
soi, atteignent le terme de leur reploiement individuel, nulle raison de
chercher en direction d'une diffusion cosmique les prolongements de
l'anthropogénèse. Par structure, la sur-hominisation, nous l'avons ad-
mis, est un processus fermé. Ce n'est donc pas en termes de divergen-
ce, mais de convergence, qu'il convient de chercher à exprimer l'abou-
tissement suprême. Non, quels que puissent être les effets de « dilata-
tion planétaire » que nous prépare l'astronautique, ce n'est pas dans le
sens d'une expansion indéfinie, mais au contraire d'une centration, que
se propage la partie principale du Phénomène humain.
[167]
D'où l'idée, ici proposée et acceptée (comme la plus - ou peut-être
même comme la seule - consistante, actuellement, avec l'ensemble de
nos connaissances) d'un point de Maturation au terme de l'évolution
biologique terrestre, c'est-à-dire de la Noogénèse.
Dans cette perspective, l'Humanité, liée jusqu'au bout de son sup-
port planétaire, y terminerait son existence (ou, plus exactement, s'en
détacherait), non point sous le coup d'une catastrophe externe, ni de
quelque maladie ou épuisement internes - mais par accès à un certain
état critique de métamorphose (maximum de tension psychique lié à
un maximum d'arrangement technique) au-delà duquel nous ne distin-
guons plus rien dans l'avenir, - tout justement parce qu'il s'agit là d'un
véritable « point critique » d'émergence, et comme d'émersion ;
au-delà de la matrice temporo-spatiale de l'Univers 48 .

48 Psychologiquement, ce point de maturation humaine peut se définir comme un


point de « réflexion générale », correspondant à une certaine réflexion optima
de tous les éléments terrestres réfléchis les uns sur les autres ; ce qui fait,
comme je l'ai dit ailleurs, que l'évolution humaine historique paraît s'opérer
entre deux points critiques (l’un inférieur et individuel, l'autre supérieur et col-
lectif) de réflexion. - Un pareil phénomène ontologique ne se conçoit d'ail-
leurs pas sans l'achèvement concomitant, dans l'ordre « cognoscitif » et « af-
fectif », de quelque Weltanschauung générale en laquelle les esprits trouvent
une base commune où accrocher leur réflexion commune. - Tout cela du reste,
- en vertu même de la notion de point critique -, dans une atmosphère, non pas
de détente et de repos, mais de tension et d'ébullition ( cf. ci-dessous).
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 139

Cette vue, je le répète, est parfaitement cohérente (ou même « seu-


lement cohérente ») avec le schème de l'enroulement [168] physico-
psychique du Monde. Je voudrais montrer maintenant combien
curieusement elle s'harmonise avec le dessin le plus essentiel de la
Révélation et des espérances chrétiennes.

2. DEUXIÈME JUGEMENT DE VALEUR. IN CONCRETO,


LE POINT DE MATURATION HUMAINE,
PRÉCÉDEMMENT DÉFINI) COÏNCIDE
AVEC LE POINT DIT « DE PAROUSIE CHRISTIQUE ».

Au ciel du monde chrétien, la Parousie (ou retour glorieux du


Christ à la fin des temps) occupe une place centrale bien que, avec les
siècles d'attente qui se succèdent, facilement oubliée. En cet événe-
ment unique et suprême, où l'Historique (nous dit la Foi) doit se sou-
der au Transcendant, le mystère de l'Incarnation culmine, et il s'affir-
me avec le réalisme d'une explication physique de l'Univers. La réalité
même du fait n'est mise en doute par aucun croyant. Mais comment
essayer de nous le représenter ?
Jusqu'ici, pour des raisons à la fois scripturaires, traditionnelles et
instinctives (une brusque transformation ne fait-elle pas toujours figu-
re d'accident ?), la Fin du Monde et le jugement dernier ont surtout été
interprétés et traduits en forme catastrophique. Mais suivant cette li-
gne apocalyptique comment ne pas se rendre compte qu'il convient de
n'avancer qu'avec précaution ! Par tous ses derniers progrès l'Exégèse
ne nous avertit-elle pas que, si la Révélation dirige notre marche, en
revanche (pas plus « prophétique » dans le cas du grand avenir que
dans celui du grand passé) elle ne nous décrit notre point de départ, ni
notre point d'arrivée ? Seul, en ces matières trans-expérimentales, un

Observons-le en passant. Initialement (c'est-à-dire antécédemment à toute


réflexion ultérieure per descensum) le schème ici présenté de la Cosmogénèse
ne fait pas intervenir d'autre finalité, ni d'autre « orthogénèse » que celle qui
peut exister, et que tout le monde admet sans hésiter, dans l'écoulement d'un
fleuve ou la formation d'un tourbillon. La seule différence est que le flux ici
brassé n'est pas une masse d'eau ou de substance galaxique, mais la totalité de
l'étoffe cosmique en voie de reploiement multicentrique et total sur el-
le-même.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 140

nucléus essentiel de vérité, sous-jacent aux figures, doit être retenu, -


lequel, [168] dans le cas de la Parousie, paraît bien se réduire aux trois
éléments suivants : une crise, un rassemblement et, pour finir, une
consommation spiritualisante (sous l'influence christique) en quelque
super-organisme humain. - Or, par ces trois caractères précisément, ne
nous voilà-t-il pas mystérieusement ramenés, par voie religieuse, au
même type général d'événement que celui conjecturable rationnelle-
ment (nous venons de l'expliquer) au terme biologique de l'Hominisa-
tion ? Tout au fond, ne s'agirait-il pas, dans les deux cas, d'une seule et
même chose ?...
D'où l'hypothèse suivante, très simple - et cependant pilier « numé-
ro 2 » de la perspective générale présentée au cours de ces pages.
Pour que le Christ apparût une première fois sur Terre, il fallait
évidemment (personne n'en doute) que, en conformité avec le proces-
sus général de l'évolution, le type humain se trouvât anatomiquement
constitué, et socialement poussé déjà jusqu'à un certain degré de cons-
cience collective. Ceci posé, pourquoi, faisant un pas de plus, ne pas
imaginer que, dans le cas de sa deuxième et dernière venue aussi, le
Christ attend, pour reparaître, que la collectivité humaine soit enfin
devenue capable, parce qu'achevée pleinement dans ses potentialités
« naturelles », de recevoir de Lui sa consommation surnaturelle ? Car
enfin, s'il y a incontestablement des règles physiques précises au déve-
loppement historique de l'Esprit, comment n'en existerait-il pas, a for-
tiori, pour son épanouissement et sa terminaison ?
Conformément à cette idée, faisons donc coïncider (à des profon-
deurs diverses mais dans l'unité concrète d'un même événement) point
de Parousie christique et point de Maturation humaine. Posons, au-
trement dit, que celle-ci étant condition (non point suffisante et déter-
minante, bien entendu, mais nécessaire) de celle-là, les deux ne peu-
vent se produire que simultanément. - Que résulte-t-il de cette identi-
fication, ou, plus exactement, de cette conjonction ?
[170]
Avant tout, rien d'important ne se trouve altéré dans la façon chré-
tienne traditionnelle d'envisager la fin des temps. Car (il me faut bien
insister là-dessus) si c'est d'une crise finale et inattendue que nous
avertit avec insistance l'Écriture, rien de moins paisible, rien de plus
« critique », et jusqu'à un certain point rien de plus imprévisible, que
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 141

le foyer vers où converge, en se resserrant au-dessus de nos têtes, l'en-


roulement social humain.
Et rien non plus, dans la perspective obtenue, qui risque de rappe-
ler un concordisme fâcheux. Pas question ici, en effet, de rapproche-
ments fallacieux entre fragments de vérités empruntés à des plans de
connaissance différents : mais simplement convergence « polaire » de
deux lignes de vision (Pune biologique, et l'autre mystique) se ren-
contrant sur la forme générale d'équilibre (super-union) à attendre d'un
Monde plural en voie d'unification.
Aucun inconvénient majeur, donc. Et, en revanche - c'est là ce qui
nous reste à voir - quelle remarquable montée d'énergie spirituelle au
cœur de l'Univers ainsi « monocéphalisé » 49

3. TROISIÈME POINT, OU COROLLAIRE. UNE NOUVELLE


ENERGIE PSYCHIQUE AU SERVICE DE LA NOOGÉNÈSE : LE
PROBLÈME ET LA SYNTHÈSE DES DEUX FOIS (FAITHS).

À la source profonde des troubles spirituels où se débat à l'heure


présente l'Humanité, il convient de placer, si je ne me trompe, ce
qu'on peut appeler « le conflit des deux Fois ».
[171]
Jusqu'aux environs de la Renaissance, il semblait encore que, à la
suite de l'Occident, la Terre dût peu à peu se laisser prendre et soule-
ver tout entière par la force ascensionnelle chrétienne, dans un effort
de simple détachement où se prolongeait, rectifiée, personnalisée et
« méditerranéisée », une tendance mystique depuis longtemps familiè-
re aux peuples d'Orient. - Une seule issue au Monde, pour l'Homme
(semblait-il aux saints et aux sages) : vers le Haut, par évasion (pure
ou mitigée) hors de la Matière.
Or, à partir de la Renaissance, obscurément d'abord - puis (à partir
du XIXe siècle) à un rythme accéléré, une autre tendance s'est fait jour

49 Sous forme dialectique, la perspective complète ici adoptée peut s'exprimer


sous forme de la série suivante d'égalités : Cosmos = Cosmogénèse = Biogé-
nèse = Anthropogénèse individuelle = Anthropogénèse collective = Christo-
génèse.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 142

au fond de l'esprit humain. Vaguement, et depuis toujours (Babel, les


Titans, Prométhée ... ), l'Homme avait senti qu'il avait des ailes, ses
ailes, et qu'un jour il saurait voler par ses propres forces. Mais ce n'est
que tout récemment, et à mesure que, par organisation collective de
ses forces, il constatait son pouvoir de self-evolution, que ce sentiment
primordial de puissance a commencé à devenir chez lui disposition
habituelle, héréditaire et généralisée. Aujourd'hui, il faudrait être
aveugle pour ne pas le voir. A l'ancienne Foi traditionnelle (Foi divi-
ne) en un Transcendant, vers l'En-Haut, - une autre espèce de Foi tend
à s'opposer, foi nouvelle, foi humaine, en quelque Immanent, vers
l'Avant 50 . Ainsi qu'il arrive dans une foule lorsqu'une nouvelle issue
s'est ouverte quelque part à son flot, de même au cœur de la masse
humaine, un remous est en train de se produire, qui l'entraîne en direc-
tion non plus du Ciel, mais de quelque grand avenir terrestre encore
imprécis. - Et, au premier abord, il pourrait sembler que les deux cou-
rants sont entre eux inconciliables, contradictoires. Ne sont-ce pas en
effet deux camps, deux espèces psychologiques qui se dessinent en ce
moment [172] dans le Monde autour de nous ? - Ici des spiritualistes
(surtout chrétiens) que leur foi en Dieu paraît immuniser contre tout
espoir, ou même tout désir, de voir apparaître aucune forme de sur-
humanité. Et là des « matérialistes » (surtout marxistes) qui regardent
comme une compromission et un dissolvant pour leur foi en l'Homme
toute part faite au transcendant et à la finalité.
Eh bien c'est précisément dans ce conflit inquiétant que la conjonc-
tion ci-dessus indiquée entre point de Maturation humaine et point de
Parousie christique intervient comme facteur de libération. Point de
Parousie : le comble de la foi chrétienne. Point de Maturation : le
sommet de la foi humaine. Si les deux foyers, si les deux astres coïn-
cident, comment la moindre opposition pourrait-elle subsister entre les
marées que leur attraction soulève ? Et comment même, se demande-
t-on avec étonnement, a-t-il jamais été possible de voir opposition là
où n'existent que deux composantes également avides de se rejoindre
l'une l'autre en une résultante commune ?

50 En fait le deuxième courant n'est-il pas en ce moment celui qui se montre le


plus vivace, le plus contagieux, le plus générateur de sacrifices ?...
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 143

Il y a, hélas, disions-nous, beaucoup de chrétiens pour qui l'idée


même de progrès terrestre paraît encore 51 tentation diabolique et fruit
défendu. Mais se doutent-ils seulement, ces croyants timides, de quels
trésors de sève humaine et de quelle précieuse « tangibilité » pour l'ef-
fort spirituel ils se privent, faute de voir cette chose si simple et si di-
gne que l'Homme ne saurait espérer rejoindre « surnaturellement » le
Christ sans parvenir simultanément (ou même sans être parvenu anté-
cédemment), dans sa nature, à l'extrême bout de lui-même ? Et com-
ment, du reste, osent-ils se dire encore chrétiens, ces mêmes hommes,
alors que délibérément ils tendent à laisser en dehors de leur préoccu-
pation et de leur influence des ambitions [173] et des rêves qui sont
d'ores et déjà devenus la portion la plus neuve et la plus vive de l'âme
moderne ?
Et il y a aussi, ajoutais-je, la masse des nouveaux croyants en
l'Humanité, pour qui l'Évangile n'est qu'un dangereux opium. Mais
comment ne voient-ils pas, ceux-là, que, sans le Christianisme, le
Monde devient deux fois irrespirable. Irrespirable d'abord parce qu'il
se ferme désespérément en avant, face à une mort totale. Et irrespira-
ble aussi, parce qu'aucune chaleur vivante n'est plus là pour animer
son mécanisme effrayant.
Prise isolément, la force ascensionnelle chrétienne risque de
s'anémier et de s'évaporer ; - cependant que, de son côté, la force pro-
pulsive humaine, laissée à elle-même, reste privée (déficiences mor-
telles !) de tout facteur irréversibilisant et personnalisant.
Que les deux tendances, par contre, se rejoignent et se combinent
dans une seule et même conscience (ainsi que le permet, ou plutôt
l'exige, l'identité concrète de leurs foyers respectifs d'effort et d'attrac-
tion) : alors, non point par simple identification dialectique, mais par
confluence réelle des deux plus puissants courants spirituels (l'un vers
l'En Haut, l'autre vers l'En Avant) actuellement discernables dans
l'Humanité, un double et extraordinaire événement psychique apparaît
comme pouvant, comme devant, se produire.

51 Trace héréditaire, sans doute, d'une époque où la notion d'anthropogénèse


n'était pas encore née, - ou d'une période plus ancienne encore (proto-
historique) où le Démiurge pouvait être considéré comme défiant et jaloux du
pouvoir développé par sa création.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 144

Le premier, c'est l'apparition 52 dans l'âme humaine, d'une nouvelle


sorte de foi (foi chrétienne « sur-humanisée »), plus puissante qu'au-
cune autre, et destinée par suite à l'emporter infailliblement, tôt ou
tard, sur toutes les autres.
Et le second, c'est la possibilité, pour le chrétien (en vertu de
l'identification opérée entre Anthropogénèse et Christogénèse), non
seulement de reconnaître et de servir, mais d'aimer littéralement et
supérieurement l'Évolution.

[174]
Dans l'émergence d'un sentiment si étonnamment riche et si entiè-
rement nouveau on pourrait ne voir d'abord que l'achèvement indivi-
duel d'une plénitude intérieure mystique.
En réalité le retentissement du phénomène est beaucoup plus éten-
du, et beaucoup plus important.
Plus en effet on observe l'extrême complexité de l'organisme pla-
nétaire que l'Homme, pour achever l'Homme, se voit amené à monter,
plus on se convainc qu'un pareil « moteur » ne saurait fonctionner
(non seulement sans déformer les éléments libres qui le composent,
mais encore de façon à déchaîner en ceux-ci le tréfonds secret de leurs
puissances spirituelles) à moins que la force qu'on y applique soit de
nature [175] affectivo-unitive. Biologiquement, dans le cas (posé par
la formation d'une Noosphère) d'une totalisation personnalisante,
l'amour (un amour universel) est la seule forme concevable que puisse
prendre une énergie vraiment évolutive.

52 En droit, - et donc en fait : car finalement, c'est toujours le plus fort « psychi-
quement » qui triomphe.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 145

Schéma symbolisant la composition des deux Fois.

Oy = force ascensionnelle chrétienne vers un Transcendant. Foi en Dieu.


Ox = force propulsive humaine vers un Avant immanent. Foi en l'Homme.
Oz = Résultante : Foi chrétienne « sur-humanisée ».
P= Point de Parousie.
M= Point de Maturation hu-
maine.
Oz combine en soi les pro-
priétés de Ox
(afflux de sève humaine,
tangibiIité)
et de Oy (irréversibilité,
chaleur),
- et rend possible un
« amour de l'Évolution ».

D'où cette remarque fina-


le que dans le double événe-
ment intellectuel rendant
possible la naissance d'une
pareille sorte d'amour (je
veux dire l'apparition graduelle d'un point de Maturation dans le
champ de la conscience humaine, jointe à l'identification progressive
de ce « point de réflexion générale » avec la Parousie dans le champ
de la conscience chrétienne) il ne faudrait pas voir une simple ren-
contre fortuite. Tout se passe en fait comme si la Vie, grâce à cette
coïncidence, développait à point nommé, justement le milieu, juste-
ment la température spirituelle, dont elle ne saurait se passer pour
continuer plus loin à s'enrouler sur soi * 53 .

* Paris, février 1948.


53 De ce point de vue, la maturation noosphérique (puisque liée à une forme
dynamisée de « charité ») ne saurait s'achever sans l'action animatrice de
l'Église grandissant au cœur de l'Humanité. Ce qui revient à dire (proposition
éminemment satisfaisante) que c'est à condition et à force de se christifier
au-dedans que le Progrès terrestre en arrivera au point de déchaînement de
« l'éclair parousiaque ».
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 146

[177]

Les directions de l’avenir

11
COMMENT JE VOIS

26 août 1948.

Retour à la table des matières


Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 147

[179]

Avertissement
Ire PARTIE PHYSIQUE (Phénoménologie)

I. Le Phénomène Humain

1. L'Univers qui s'enroule ou Le primat cosmique de la Vie


2. L'Hominisation élémentaire ou Le Pas de la Réflexion
3. L'Humanisation collective ou La Marche à la Super-réflexion
4. Les Directions de l'Avenir et Le Point Oméga

Il. Le Phénomène Chrétien

2e PARTIE : METAPHYSIQUE
3e PARTIE : MYSTIQUE

Conclusion
Appendice
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 148

[180]

Lettre du Père Teilhard de Chardin adressée, des Moulins, Neuville,


Puy-de-Dôme, à Mlle J. Mortier en date du 24 août 1948.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 149

[181]

« Il me semble que toute une vie d'efforts ne me serait


rien, si seulement je pouvais, un instant, montrer ce que je
vois. »

AVERTISSEMENT

Répartis en trente-huit paragraphes, distribués eux-mêmes en trois


chapitres (une « Physique » ou Phénoménologie, une Métaphysique et
une Mystique), je présente ici, sous forme d'une dialectique cohérente,
l'ensemble des vues (scientifiques et para-scientifiques ) dont la mise
au point progressive a fait l'objet de mes précédents essais. On trouve-
ra dans ces pages - pour l'approuver ou le critiquer - le résumé authen-
tique et complet de ma position intellectuelle présente en face du
Monde et de Dieu, - l'essence de ma foi. Et parce que je sais d'avance
le principal reproche qui me sera fait : « Tout ceci est trop simple et
trop beau pour être vrai », -je tiens, avant de commencer, à faire les
trois remarques, ou plus exactement à poser les trois affirmations sui-
vantes :

1) D'abord, et malgré certaines apparences, la « Weltanschauung »


que je propose ne représente aucunement un système fixé et fermé. Il
ne s'agit point ici (ce serait ridicule !) d'une solution déductive du
Monde, « à la Hegel », d'un cadre définitif de vérité, - mais seulement
d'un faisceau d'axes de progression, comme il en existe et s'en décou-
vre peu à peu dans tout système en évolution. Non point épuisement
de la Vérité, mais lignes de pénétration par où s'entrouvre devant nos
yeux une immensité de Réel encore inexploré.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 150

2) Ensuite (et ici je réponds à une objection déjà formulée) gar-


dons-nous de confondre « concordisme » avec « cohérence ». Nous
connaissons tous, dans l'histoire des idées, certaines [182] réconcilia-
tions puériles, prématurées, qui, mélangeant les plans et les sources de
connaissances, n'ont abouti qu'à des arrangements instables, parce que
monstrueux. Mais ces caricatures d'harmonie ne doivent pas nous faire
oublier que le critère essentiel, la marque spécifique de la Vérité est
de pouvoir se développer indéfiniment, non seulement sans jamais
développer de contradiction interne, mais encore en formant un en-
semble positivement construit, où les parties se supportent et se com-
plémentent toujours mieux mutuellement. Sur une sphère, il serait ab-
surde (concordisme) de confondre les méridiens à l'équateur ; mais au
pôle (cohérence), ces mêmes méridiens doivent, de nécessité structu-
relle, se rejoindre entre eux.

3) Tout ceci impliquant au fond le postulat suivant, conforme à la


plus chère tradition grecque et méditerranéenne, que le conscient pri-
me l'inconscient, et le réfléchi l'instinctif ; - conscience et réflexion
n'épuisant jamais les réserves psychiques qu'elles arrangent suivant
une perspective centrée ; mais le courant essentiel de la Vie se faisant
toujours dans leur sens : de sorte que l'on puisse dire que la forme su-
périeure d'existence et l'état final d'équilibre , pour l'Étoffe cosmique,
est d'être Pensée 54 .

54 « Toute chose veut être pensée » (Charles de Bovelles, cité par Bernard Groe-
thuysen, dans Mesures, 16 janvier 1940).
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 151

[183]

1. PHYSIQUE (Phénoménologie)

I. LE PHÉNOMÈNE HUMAIN

1. L'Univers qui s'enroule


ou Le Primat cosmique de la Vie.

(1) La Physique, jusqu'ici, s'est exclusivement construite en consi-


dérant un seul axe dans le Monde : à savoir celui qui, à travers les
grandeurs moyennes (dont nous faisons corporellement partie) s'élève
de l'extrêmement petit vers l'extrêmement grand, de l'Infime vers
l'Immense. La Physique ne joue encore que sur deux « infinis ». Or
ceci n'est pas suffisant. Pour couvrir scientifiquement la totalité de
l'expérience, il est nécessaire, je pense, de considérer dans l'Univers
un « infini » de plus, aussi réel que les deux autres : je veux dire celui
de la Complexité. Autour de nous, les corps ne sont pas seulement
petits ou grands. Ils sont aussi simples ou complexes. Et, de l'extrémi-
té la plus simple à l'extrémité la plus compliquée des particules que
nous connaissons, l'écart (numériquement apprécié - grossière ap-
proximation ! - par le seul nombre d'éléments combinés) est juste aus-
si astronomique qu'entre les grandeurs stellaires et les grandeurs ato-
miques. C'est donc rigoureusement, et non métaphoriquement, que
l'on peut parler en Science d'un « troisième infini », - se construisant à
partir de l'Infime, dans l'Immense, au niveau du Moyen : celui, je ré-
pète, de la Complexité.
184
(2) Introduire dans notre schème fondamental de l'Univers l'axe
des Complexités n'a pas simplement comme effet de recouvrir plus
explicitement, et sans déformation, une plus vaste partie du Monde
expérimental. Le résultat le plus intéressant de la transformation est de
rattacher sans effort les phénomènes de Vie (conscience, liberté, in-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 152

vention...) aux phénomènes de Matière, - c'est-à-dire d'incorporer na-


turellement, dans la Physique, la Biologie. Si en effet, conformément
à une expérience absolument générale, la Vie représente un ensemble
dirigé de propriétés apparaissant et se développant en fonction de la
complication physico-chimique croissante des groupements matériels
organisés, -pourquoi (en plein accord avec cet autre fait, universelle-
ment admis aujourd'hui, que chaque Infini est caractérisé par certains
effets qui lui sont absolument propres 55 pourquoi ne pas poser en
principe que la Conscience est la propriété particulière et spécifique
des états arrangés de la Matière ? propriété inobservable, et donc pra-
tiquement négligeable, pour les petites valeurs, - mais graduellement
émergeante, et finalement dominante, pour les hautes valeurs de la
Complexité 56 ?... Ici la Physique, au sens [185]strict, principalement
occupée à dégager les allures statistiques d'éléments très simples (et
donc infiniment peu vivants), pris en très grands nombres, de l'Infime
à l'Immense ; et là, sur une branche divergente, mais liée, la Biologie,
vouée, dans le Moyen, à l'étude des comportements et des associations
de particules appréciablement intériorisées (parce que extrêmement
compliquées), saisissables une à une à l'état isolé. Entre les deux
Sciences (celle de la Matière et celle de la Vie) - non plus opposition,
mais complémentarité.
(3) De ce point de vue, non seulement l'ordre et la continuité s'éta-
blissent dans le domaine de nos connaissances, mais encore une inter-
prétation nouvelle et intéressante devient possible du Monde qui nous

55 Par exemple la variation de masse des corps aux très grandes vitesses. Etc.
56 Ceci revenant à dire que tout élément particulaire cosmique se comporte sym-
boliquement pour notre expérience comme une ellipse construite sur deux
foyers d'intensité inégale et variable : l'un F1 d'arrangement matériel, l'autre
F2 de psychisme ; F2 (Conscience) apparaissant et croissant d'abord en fonc-
tion de F1 (Complexité), mais manifestant bientôt une tendance continue à ré-
agir constructivement sur F1 pour le sur-compliquer, et à s'individualiser
lui-même de plus en plus. Dans la Pré-Vie (zone des complexités infimes :
atomes et molécules) F2 n'est pas sensible, et peut être considéré comme nul.
Dans la Vie pré-humaine (zone des complexités moyennes) F2 apparaît, mais
n'influe encore que faiblement sur la croissance de F1 qui demeure largement
automatique. À partir de l'Homme (zone des complexités immenses), F2, ré-
fléchi, assume pour une large part la charge de faire progresser F1 (par jeu
d'invention), en attendant peut-être de s'en détacher par complète autonomisa-
tion. Voir plus loin.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 153

entoure. Il est beaucoup question depuis quelque temps, chez les as-
tronomes, d'un Univers en voie d'expansion dans l'Immense. Tout
aussi scientifiquement, et avec plus de vérité encore, pourquoi ne pas
parler d'un Univers en cours d'enroulement dans le Complexe ? - Les
deux façons de voir (parfaitement conciliables entre elles) sont juste
aussi objectives, juste aussi pures de tout finalisme indu l'une que l'au-
tre. Mais la deuxième va, semble-t-il, beaucoup plus loin et profond
que la première. Car si l'étalement explosif de la Matière dans l'Espa-
ce peut bien nous renseigner sur la distribution des galaxies et des
étoiles, en revanche, un processus de complexification et de centration
de l’Étoffe cosmique sur elle-même nous permet de suivre et d'enre-
gistrer, avec la granulation croissante de cette Étoffe, la montée corré-
lative de l'intériorisation, c'est-à-dire du psychisme, dans le Monde. Et
ce déplacement simultané dans l'Organique et le Conscient a bien des
chances d'être le mouvement essentiel et spécifique de l'Univers.
(4) Il ne saurait être encore question, en cette première phase de
notre enquête, de chercher à définir le principe ou « champ de force »
particulier qui entraîne la Matière à se compliquer ainsi sur elle-même
(20). Par contre, ce qu'il est important de noter, c ‘est l'allure irréver-
siblement croissante [186] du phénomène. D'abord le sous-monde des
atomes, capables apparemment de se former chacun pour soi, à partir
des corpuscules nucléaires, suivant un nombre limité de groupements
fixes, sans ordre naturel de succession bien défini entre types lourds et
types légers. Puis le sous-monde des molécules, où apparaissent clai-
rement, chez les formes les plus complexes, sinon encore une appa-
rence de généalogie, tout au moins des arrangements en chaîne évo-
quant l'idée d'une ontogénèse. Enfin le sous-monde organisé (avec ses
subdivisions possibles) où, grâce au merveilleux processus de la re-
production (et de la mort...), la complexification peut se poursuivre
additivement d'individu à individu, le long de phyla presque indéfi-
nis 57 . En somme, une fois amorcé, l'enroulement cosmique de com-
plication ne s'arrête plus ; mais bien plutôt il semble se poursuivre

57 Les progrès de cette « addition » définissant le vrai Temps, ou Temps biologi-


que. - Notons que dans cette perspective le corps de chaque vivant, bien loin
de limiter celui-ci à l'intérieur de l'Univers (toute particule cosmique - fût-ce
le moindre électron - est rigoureusement coextensive à la totalité de l'Espace
et du Temps) n'est que l'expression et la mesure de son intériorité et de sa
« centréité ».
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 154

(malgré les improbabilités qu'il entraîne et qu'il entasse) avec une in-
faillibilité et une constance qu'on ne saurait comparer - paradoxale-
ment - qu'à la dégradation implacable (et probablement conjuguée), à
l'autre bout des choses, de la Matière et de l'Énergie, celle-ci (la dé-
gradation ou déroulement) se perdant dans un rayonnement impalpa-
ble à force d'extériorisation, et celui-là (l'enroulement) se sublimant à
force de synthèse en Esprit.
(5) Tout ceci pour en arriver à la conclusion que voici. Suivant un
préjugé tenace et répandu, la Vie, si fragile en apparence, et en appa-
rence si rare dans l'Univers aussi, ne représenterait qu'un accident for-
tuit, et donc un élément tout à fait secondaire dans la Cosmogénèse.
Eh bien c'est bout pour bout, évidemment, que, dans l'hypothèse d'un
« Monde [187] qui s'enroule », il faut renverser cette vision. Au sein
d'un tel Monde, par structure, la portion vitalisée de la Matière - si
faible et si localisée qu'elle paraisse - ne saurait en aucun cas représen-
ter une anomalie, ni un accessoire (ou, comme on entend dire encore,
« une moisissure ») ; mais elle correspond au contraire à l'axe le plus
central et le plus solide (ou, si l'on préfère, à l'« apex » même) du
« vortex. » cosmique. Si bien que en tout point de l'Espace-Temps
(quelles qu'en soient la courbure et les limites) il faut nous représenter
la Vie (et par suite la Pensée elle-même) comme une puissance par-
tout et toujours en pression, - et n'attendant par suite qu'une occasion
favorable pour émerger, et, une fois surgie, pour pousser ses construc-
tions (et donc son intériorisation) jusqu'au bout.
Voilà ce qu'il faut voir et accepter, une fois pour toutes et avant
toutes choses, sous peine de ne rien comprendre, ni à l'Univers, ni à ce
qui est pour nous l'expression la plus avancée de l'Univers : le Phé-
nomène humain.

2. L'Hominisation élémentaire
ou Le Pas de la Réflexion.

(6) Si dirigé soit-il dans son axe général de progression, l'enroule-


ment organique du Monde ne procède (en vertu de la nature même du
Multiple sur lequel il travaille) qu'à la faveur d'infinis tâtonnements.
Ceci explique pourquoi, observé en arrière dans le champ de la Bio-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 155

génèse terrestre, sa trace ne laisse pas un sillage linéaire, mais se brise


en une multitude de lignes divergentes : les innombrables phyla le
long desquels ont
essayé de se trouver les directions les plus favorables de com-
plexité et de conscience. Soit du point de vue « complexité »,soit du
point de vue « conscience », on a pu se demander sérieusement s'il n'y
avait aucun moyen objectif d'établir un classement de valeur entre les
diverses nervures de cet immense éventail à peine inventorié encore
par la Zoologie. Après tout, [188] au nom de quel critère décider que
tel ou tel type organique (et son instinct associé) soient plus centraux
ou plus élevés que tel autre sur l'axe de l'Univers en évolution ?...
Dans ce spectre de raies psychiques, toutes de teintes différentes, y a-
t-il aucun moyen de reconnaître, cela a-t-il même un sens d'imaginer,
que certaines dépassent les autres en valeur absolue ?...
Oui, répondrons-nous, - pourvu qu'on donne la place qu'il mérite
au phénomène de la Réflexion.
(7) Dans les limites de notre expérience, l'Homme est le seul être,
non seulement qui sait, mais qui sait qu'il sait 58 . Cette propriété men-
tale, malgré la criante énormité des effets qui en résultent, est encore
curieusement sous-estimée par beaucoup de biologistes qui (renouve-
lant à ce niveau une erreur d'appréciation déjà commise sur la vie, - cf.
ci-dessus (5) -) ne veulent y voir qu'une exagération ou anomalie de la
conscience commune à tous les vivants. - Or, soit qu'on essaie d'ap-
précier dans sa perfection physique l'acte même de réflexion (opéra-
tion strictement ponctiforme d'une conscience définitivement centrée
sur elle-même) ; - soit qu'on s'attache à considérer l'extraordinaire et
prééminente complexité et coordination des systèmes cérébro-nerveux
où cet acte devient possible ; soit enfin et surtout, qu'on observe la
supériorité instantanée et définitive obtenue sur tout le reste de la Vie
par le groupe zoologique chez qui le mystérieux pouvoir a pris nais-
sance 59 : - toujours une même et autre conclusion, très différente et

58 Si, comme on l'entend parfois dire, d'autres espèces animales partageaient


avec nous ce caractère, ce serait ces espèces (antérieures chronologiquement à
l'Homme dans leur apparition) qui depuis longtemps posséderaient le Monde ;
et l'Homme, dans ces conditions, ne serait jamais apparu sur Terre.
59 Sans exagération, l'apparition de la Pensée a complètement renouvelé ta face
de la Terre.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 156

bien plus constructive, s'impose à l'esprit, qui peut s'exprimer [189]


ainsi. Au niveau de la « réflexion », par franchissement d'un seuil ou
point critique, du tout nouveau apparaît, -comme si un changement
d'état se produisait dans la conscience. En sorte, que si étroitement
relié que puisse paraître, et que soit effectivement, dans sa genèse,
l'être pensant avec les autres vivants, il appartient en réalité à un ordre
supérieur et nouveau, auquel il importe de faire soigneusement une
place à part dans la structure du Monde.
(8) D'où, en première approximation, la manière suivante d'inter-
préter la place de l'Homme dans la Nature. Initialement (c'est-à-dire
prolongé suffisamment loin en arrière) le phylum humain n'est (ou
plus exactement il n'apparaîtrait) rien autre chose que l'un entre autres
des milliers et des milliers de rayons (chacun teinté d'une nuance par-
ticulière de conscience et de mode de connaissance) suivant lesquels
se disperse, comme s'il voulait tout essayer, l'effort constructif de
l'évolution biologique. Et cependant - la suite des événements le prou-
ve - quelque chose déjà, soit dans sa position temporo-spatiale sur la
Biosphère, soit dans la formule particulière de ses éléments cellulaires
et de son anatomie (Mammifères et Primates), devait lui conférer, à ce
phylum particulier, une position privilégiée dans la course aux plus
grandes complexités. Tandis, en effet, que, partout alentour, les autres
rayons, ou bien s'arrêtaient en chemin, ou bien étaient totalement ré-
fractés dans leur course sans pouvoir émerger, lui seul, à un moment
donné (vers la fin du Tertiaire), il est parvenu à franchir la mystérieu-
se surface séparant la sphère de l'Intelligence de celle de l'Instinct. Et,
à partir de ce moment, - voilà ce qu'il importe de bien comprendre -,
c'est tout l'effort principal de la Vie qui, par ce point de percée local,
passe et se répand dans un compartiment nouveau de l'Univers. D'un
point de vue strictement expérimental, je le répète, l'Homme n'est ori-
ginellement que l'un quelconque des innombrables essais tentés par
l'Étoffe cosmique pour s'enrouler sur elle-même. Mais parce que cet
essai est celui qui a réussi, c'est véritablement à partir de [190] lui 60
une enveloppe animée de plus (nous reviendrons plus loin sur ce
point) qui peu à peu s'étale sur le Globe par-dessus la Biosphère.

60 C'est-à-dire à partir de la physiologie et de la psychologie étroitement spécia-


lisées d'un Primate !
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 157

(9) Ce qui nous amène, par manière de corollaire, à clarifier nos


idées sur un point important. De nos jours, il est décidément et défini-
tivement admis que, si une soit (ou tende à devenir) notre science de
la Matière, il y a en réalité plusieurs physiques : celle du Très Petit,
qui n'est pas celle du Moyen, qui n'est pas celle du Très grand. Eh
bien, comment ne pas voir qu'une segmentation toute pareille se pro-
duit nécessairement et symétriquement, pour les Sciences de la Vie ?
Nous parlons encore d'une Biologie, comme si les propriétés observa-
bles de la Matière organisée restaient les mêmes depuis l'infime jus-
qu'à l'immense de la Complexité. Or rien de plus invraisemblable en
théorie ; et, en fait, rien de plus faux ni de plus stérilisant que cette
prétendue uniformité des lois et des formes de l'évolution à tous les
degrés de l'échelle zoologique. En réalité, il y a probablement tout en
bas (nous nous y acheminons) une Biologie des virus et des gènes,
bien séparée de celle des êtres cellulaires. Et en tout cas, ce qui est sûr
(bien qu'on résiste encore à l'évidence), c'est qu'il devient urgent de
distinguer à l'autre bout, tout en haut, une Biologie spéciale de
l'Homme, exigée et définie par le pas de la Réflexion. En même
temps, en effet, que la Pensée, font simultanément irruption dans le
Phénomène : et le pouvoir d'inventer rationnellement, par quoi, nous
le verrons (15) rebondit sur soi l'Évolution ; et la prévision de l'Ave-
nir, posant devant la Vie le double problème de la Mort et de l'Ac-
tion ; et la valorisation de l'individu qui, de simple chaînon phylétique,
passe à la dignité d'élément intégrable dans une totalisation organi-
sée...
Avec cet ensemble de propriétés conjuguées, nous entrons [191]
évidemment, sans quitter la Vie, dans une zone de l'Univers irrepré-
sentable pour la Science à moins que nous ne nous décidions enfin à
utiliser, dans le cas des très grands Complexes, une « Géo- (ou Bio-)
métrie non euclidienne », si l'on peut s'exprimer ainsi, - c'est-à-dire
une Biologie à n dimensions nouvelles.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 158

3. L'Humanisation collective
ou la Marche à la Super-réflexion.

(10) Tout ce qui a été dit jusqu'ici revient en somme à opter, non
pas au hasard, mais par souci de clarté et de cohérence, pour les deux
positions ou propositions suivantes :

a) Dans le Monde matériel, le phénomène essentiel, c'est la Vie


(parce que intériorisée).
b) Dans le Monde vivant, le phénomène essentiel, c'est l'Homme
(parce que réfléchi).
Un troisième pas nous reste à faire si nous voulons parcourir et tra-
cer jusqu'au bout la courbe ainsi amorcée dé l'évolution cosmique ; et
c'est de nous décider, pour solides raisons, à accepter la troisième pro-
position que voici :
c) Dans le Monde humain, le phénomène essentiel, c'est la totalisa-
tion graduelle d'une Humanité (en laquelle se super-réfléchissent sur
soi les individus).
Ultime (ou plus exactement, cf. (24), pénultime) option, décisive
pour fixer, à l'heure présente, notre attitude théorique et pratique en
face de la Guerre et la Paix ; - mais dont le bien-fondé ne peut s'établir
qu'en examinant, dans l'histoire et autour de nous, le mécanisme, les
effets et par suite la nature profonde de la Socialisation.

(11) En soi (nous aurons bientôt à revenir sur ce point) ce que nous
appelons « socialisation » chez les animaux n'est pas autre chose que
la manifestation, dans le cas d'éléments hautement individualisés, des
forces d'enchaînement qui tendent, constamment et partout, à rappro-
cher et à lier entre [192] elles les particules élémentaires (atomes, mo-
lécules, cellules...) de l'Univers. La seule différence est que, à ces
hauts niveaux de complexité (où s'exagèrent les effets de désintégra-
tion et de répulsion), le processus organique de groupement, pour s'ef-
fectuer de manière notable, exige chez les corpuscules soumis à son
action des propriétés spéciales, rarement rencontrées : telle par exem-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 159

ple l'extraordinaire aptitude des Insectes à se mécaniser ; et tel, bien


plus encore, le merveilleux pouvoir d'inter-liaison conféré à l'Homme
par le fait de baigner collectivement dans un milieu réfléchi.
Attachons-nous à ce dernier cas, le plus caractéristique et le plus
critique pour l'étude et la compréhension des phénomènes de synthè-
ses entre éléments fortement différenciés et intériorisés.

(12) Lorsqu'il nous apparaît, au début du Quaternaire, le groupe


particulier de Primates auquel nous appartenons laisse encore aperce-
voir distinctement la structure ramifiée et divergente si caractéristique
de tous les autres groupes vivants qui l'avaient précédé. Les Hommes
fossiles de l'Extrême-Orient (Pithécanthrope, Sinanthrope, Homme de
la Solo) forment, semble-t-il, une véritable « écaille » indépendante et
marginale, trahissant l'existence ailleurs (en Asie et en Afrique) d'au-
tres éléments plus centraux mais formant d'autres écailles encore. Tel,
à sa naissance, un « bulbe » de Ruminants ou de Carnassiers. Mais
très vite, par-dessus cette ramification primitive, certains effets de
rapprochement deviennent manifestes. Dès la fin du Paléolithique, le
groupe sapiens, malgré ses multiples feuillets (Blancs, Jaunes, Noirs...
), ne forme déjà plus qu'un système solidaire. Ainsi apparaît et s'affir-
me un mouvement de reploiement ou de convergence, où je crois re-
connaître, au cours de deux phases successives (l'une expansive, l'au-
tre compressive), la caractéristique la plus essentielle du Phénomène
humain.
Dans la première phase (couvrant le Néolithique et tout l'Histori-
que jusqu'à aujourd'hui) la socialisation humaine, s'opérant [193] à
partir de centres multiples, et sous pression modérée, a simplement
coïncidé avec l'occupation graduelle du Globe : la couche réfléchie
s'épandant lentement et librement sur la couche non réfléchie de la
Terre. Sous ce régime élémentaire du « crescite et multiplicamini »,
caractérisé par la pluralité des nations et des états, beaucoup s'imagi-
nent que nous vivons encore. Or déjà, autour de nous, le mouvement
d'expansion s'est renversé. Refluant sur soi après avoir occupé tous les
espaces libres de la planète, l'onde humaine de socialisation est en
train de se compénétrer et de se retravailler jusqu'au plus profond d'el-
le-même, cf. (16). Et c'est au cours de cette deuxième phase de com-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 160

pression, tout juste encore amorcée, que tendent à se poser, et que de-
vront tôt ou tard être résolus, les ultimes problèmes de l'Hominisation.

(13) Concernant le fait même, ici brièvement analysé, d'une gra-


duelle consolidation et organisation de l'Humanité sur elle-même au-
cune hésitation n'est possible, bien sûr. Là au contraire où les discus-
sions commencent et les avis s'opposent, c'est quand il s'agit d'estimer
la valeur et l'avenir du phénomène. - Aux yeux de certains, on le sait,
pour qui « l'individu est tout », la socialisation ne serait rien autre cho-
se que le sous-produit d'une évolution dont le tort est de culminer en
un nombre trop grand de vivants à la fois. Vaille que vaille, il faut
bien que cette foule s'ordonne. Mais cet arrangement, tout artificiel et
en surface, n'a plus rien à faire, assure-t-on, avec les véritables cons-
tructions de la Biologie. - Eh bien, c'est précisément, ici encore, contre
cette interprétation timide et juridique des faits, qu'il est urgent, à mon
avis, de prendre position, de la façon et pour les raisons que voici.
Non seulement, comme je le disais ci-dessus (11), parce que la so-
cialisation représente un équivalent direct, au niveau d'éléments très
complexes, des associations donnant naissance, plus bas, aux molécu-
les de protéine, par exemple, ou aux tissus organisés ; mais encore et
surtout parce que (17) [194] chaque nouveau groupement humain
mieux réussi se sous-tend automatiquement (ce qui est le propre des
arrangements naturels) d'un surcroît de conscience ; - pour ces deux
motifs de valeur parfaitement objective, dis-je, la totalisation sociale
actuellement en cours ne saurait aucunement être confondue avec une
agrégation accidentelle et superficielle des particules vivantes réflé-
chies. En revanche, elle se place admirablement en prolongement di-
rect du processus d'où sont issues ces particules elles-mêmes. Par suite
d'un préjugé instinctif, tenant à la lenteur des mouvements de la Vie,
nous avons tendance à croire que l'hominisation est depuis longtemps
arrivée à un point mort, et qu'elle ne peut que plafonner désormais
autour de nous. L'examen attentif du phénomène social doit nous des-
siller les yeux. Non, l'enroulement cosmique dont chacun de nous est
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 161

sorti n'est pas arrêté : mais dans le Collectif il se poursuit au contraire,


et plus que jamais, au-dessus de nos têtes 61 « E pur se muove »...

(14) Directement ou indirectement, la suite entière de ces pages ne


sera pas autre chose que l'inventaire des corollaires résultant de cette
identification de la Socialisation humaine avec l'axe principal terrestre
de l'Évolution. -Observons seulement ici, pour commencer, que la
simple admission de cette perspective résolument organiciste et réalis-
te suffit (comme je l'ai déjà montré ailleurs 62 ) à donner un nouveau
et singulier relief aux péripéties de l'aventure humaine dans l'histoire
générale de la Terre.

a) Zoologiquement, d'abord, observé de ce point de vue, le groupe


Homo prend figure naturelle. Né en apparence comme [195] une sim-
ple espèce ou faisceau d'espèces, il n'est rien de moins, nous le voyons
enfin 63 , qu'un phylum tout entier (la flèche même de l'arbre de la
Vie !) en train de se reployer sur soi par tous ses rameaux (actuels ou
potentiels) à l'échelle de la Terre.

b) Anatomiquement, ensuite, et en plein accord avec les intuitions


et anticipations de la pensée moderne, le corps social se découvre, non
pas métaphoriquement, mais physiquement, en cours de différencia-
tion organique, par développement lié d'appareils parfaitement balan-
cés : hérédité par exemple (ou mémoire) collective, transmise par
éducation ou confiée aux livres ; machinisme, graduellement émanci-
pé de la main qui l'a lancé, et désormais étendu à des dimensions pla-
nétaires ; et, par-dessus tout, cérébralisation progressive, ramassant et
coordinant de plus en plus étroitement et rapidement entre elles, sur

61 Ce super-enroulement collectif ayant du reste pour effet de nous super centrer


chacun sur nous-mêmes : bien menée, la Totalisation personnalise. Cf. plus
loin.
62 La formation de la Noosphère (Revue des Questions Scientifiques, janvier
1947). *
* Oeuvres, t. V. pp 199 et suivantes.
63 Et par là il transcende toutes les catégories de la Systématique linnéenne, et
toutes les formules antérieures de l'évolution biologique.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 162

des objets toujours mieux définis, un nombre sans cesse croissant de


lumières individuelles.

c) Physiologiquement, enfin, entre ces trois organes principaux (et


bien d'autres encore que je passe sous silence) une relation fonction-
nelle apparaît, parfaitement définie, où s'éclaire, dans ses lignes ma-
jeures, l'agitation si troublante du Monde autour de nous : dégagement
de plus en plus rapide, grâce à la montée technique des automatismes,
d'une quantité croissante d'énergie humaine libre, - réserve disponible,
et immédiatement employée pour alimenter les diverses formes spiri-
tuelles de recherche et de création.
Tout ceci caractérisant, bien entendu, non pas un simple régime
cyclique (établi une fois pour toutes, et roulant sur soi), mais la genèse
progressive de ce que j'ai appelé une « Noosphère » : organisme pan-
terrestre où, par resserrement et arrangement des particules pensantes,
un re-jaillissement de l'Évolution, devenue elle-même réfléchie, tend à
porter [196] l'Étoffe de l'Univers, suivant une marche qu'il nous faut
maintenant essayer d'analyser, vers les conditions supérieures d'une
super-réflexion planétaire. - Car si vraiment, par socialisation, l'Hu-
manité continue à se mouvoir vers la plus grande conscience, à quelles
distances (au taux de l'accélération actuelle) ne nous trouverons-nous
pas transportés, après quelques centaines de milliers d'années ?...

4. Les Directions de l'Avenir


et le Point Oméga.

(15) ... Dans un premier temps évolutif, la genèse plus ou moins


automatique de l'Homme ; et, dans un deuxième temps le rebondisse-
ment, le prolongement de l'Évolution, au moyen des artifices collecti-
vement imaginés par l'Homme...
Si l'on veut bien se donner la peine de penser jusqu'au bout les
événements et les signes qui se multiplient autour de nous dans le do-
maine de la Physique, de la Biologie et de la Psychologie, on ne peut
échapper à cette évidence que la Vie terrestre, par arc-boutement de
l'Humanité sur soi-même, est en train d'accéder sous nos yeux à une
ère nouvelle de self-contrôle et de self-orientation. Parce qu'il se so-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 163

cialise, l'Homme commence à mettre rationnellement la main sur les


ressorts biologiques profonds de sa croissance, c'est-à-dire il devient
capable de se modifier, ou même de se faire lui-même. - Ceci vu et
admis, est-il possible de pronostiquer dans quelles directions généra-
les va décider à se mouvoir demain la Noosphère ? - Ou bien, parce
que réflexion entraîne liberté, faut-il décider qu'en s'hominisant,
c'est-à-dire en acquérant un pouvoir d'auto-direction, l'Évolution tend
simultanément et par structure à devenir imprévisible dans ses déve-
loppements ? - À mon sens, la réponse à cette question ne fait aucun
doute. Bien que formée d'éléments libres - ou, pour mieux dire, juste-
ment parce que à base de tels éléments - la Myriade humaine est déci-
dément polarisée dans sa marche [197] en avant. Si bien que, « pourvu
que le Ciel lui prête vie » 64 elle ne peut éviter (par une sorte d'infail-
libilité statistique) de se propager suivant une figure définie par les
propriétés suivantes : unification, centration et spiritualisation cons-
tamment croissantes, - le système entier s'élevant distinctement vers
un point critique de convergence finale.

(16) Unification. Celle-ci résulte immédiatement et implacable-


ment des propriétés de la substance humaine soumise au jeu combiné
des deux forces antagonistes (essentiellement irrésistibles) que repré-
sentent d'une part l'accroissement de la population humaine, et d'autre
part la surface fermée de la Terre. Sous l'effet de cette double condi-
tion planétaire (expansion démographique en vase clos), le phénomè-
ne social, ai-je dit plus haut, vient d'entrer définitivement dans une
phase de compression. Or (et c'est ici que gît le point important) à cet-
te compression croissante, et à laquelle il ne saurait échapper, l'Hom-
me collectif ne peut survivre qu'en s'arrangeant (c'est-à-dire en s'orga-
nisant) sur soi-même de plus en plus 65 . Et de ce chef, sans préjuger

64 Ce qui suppose, entre autres conditions favorables : a) l'absence, au cours de


l'Anthropogénèse, de toute catastrophe astronomique ou biologique, détruisant
la Terre ou la Vie sur Terre ; b) le maintien jusqu'au bout, sur les continents, -
ou le remplacement par synthèse - des ressources naturelles alimentant le
corps individuel et social de l'Homme ; c) un contrôle suffisant (quantitatif et
qualitatif) de la reproduction pour éviter une sur-population de la Terre, ou
son envahissement par un type ethnique moins satisfaisant.
65 Avec ce curieux résultat du reste que chaque progrès dans l'organisation, tout
en relâchant momentanément la compression, rend plus sensible, et plus rapi-
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 164

de l'action ultérieure, « attractive » (cf. (21) », d'autres facteurs (non


plus a tergo, mais ab ante) d'unanimisation, le voilà forcé, pour des
raisons de grandeur et d'urgence cosmiques, à « transcender » peu à
peu, dans ses préoccupations et ses constructions, [198] toute limite,
toutes frontières politiques, économiques, - psychiques même, jusqu'à
un certain point. Sous un serrage planétaire qui ne peut que continuer
à croître toujours plus avec le temps 66 , on peut affirmer sans hésita-
tion, comme je l'ai déjà fait souvent, qu'il serait plus facile d'empêcher
la Terre de tourner que l'Humanité de se totaliser 67 .

(17) Centration (c'est-à-dire intensification de conscience). Si l'on


a bien compris la relation cosmique fondamentale entre Complexité et
Conscience, ce deuxième axe de l'avenir se confond en réalité avec le
précédent, dont il n'est que le prolongement ou la conséquence. Sous
la pression planétaire, venons-nous de reconnaître, l'Humanité est
condamnée (heureusement pour elle !) à s'organiser de plus en plus
étroitement sur soi. Or à cette centralisation externe forcée correspond
inévitablement (ainsi l'exigent le mécanisme et les propriétés de l'en-
roulement vital) un effet corrélatif de centration interne 68 . Ainsi, par
une succession d'effets secrètement enchaînés, le resserrement de la
masse humaine, dans la mesure où il provoque l'arrangement de cel-
le-ci, a-t-il pour résultat de faire constamment monter la température
psychique de la Noosphère. Et rien, à notre connaissance, ne [199]

dement transmise, dans le milieu humain, chaque nouvelle augmentation de


constriction planétaire.
66 À moins d'admettre une certaine décompression par « astronautique », qui ne
changerait du reste pas, je crois, l'allure générale du phénomène (cf. ci-
dessous), (19).
67 Contrairement à une idée souvent exprimée, totalisation ne signifie pas du tout
immobilisation (c'est-à-dire mort) de l'Humanité. À l'intérieur d'une Humanité
unifiée, deux sortes de mouvements au moins sont concevables : mouvements
de surface, résultant des échanges de pensée d'une zone à l'autre de la Noos-
phère ; et mouvements de fond, dus à l'émergence continuée (et continuelle-
ment équilibrée par convergence) de nouveaux rameaux virtuels au cœur de la
masse humaine en voie de reploiement sur elle-même.
68 Centration collective, par développement (cf. (19) d'une vision commune ;
mais super-centration individuelle, aussi, par effet de totalisation (cf. ci-
dessus, note 1, page 194).
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 165

semble pouvoir, aussi longtemps que la Terre habitée ou habitable,


modifier le fonctionnement de cette loi.

(18) Spiritualisation. Et par là je veux dire prédominance crois-


sante, dans la couche humaine, du réfléchi (ou « pensé ») sur les au-
tomatismes et sur l'instinct. Plus haut (note 2, p. 184) j'observais que
toute unité naturelle engendrée par l'Enroulement cosmique peut se
représenter symboliquement par une ellipse construite sur deux foyers
conjugués : l'un F1, d'arrangement matériel ou technique ; l'autre, F2,
de conscience celui-ci ne devenant apparent qu'au niveau de la Vie).
Ce qu'il importe de comprendre, dans le cas de l'Homme, c'est que le
processus biologique de l'Évolution, une fois franchi le pas de la Ré-
flexion 69 , semble se ramener et se réduire de plus en plus (grâce aux
effets de super-enroulement collectif) à faire prédominer F2 sur F1.
Plus l'Humanité s'organise et se centre techniquement sur soi, et plus
(malgré certaines apparences) sa force ascensionnelle (soif de décou-
vrir, de connaître et de créer) tend à dominer sur les besoins élémen-
taires de s'installer et de survivre. De sorte que c'est finalement en uti-
lisant cet indice ou paramètre de l'autonomisation croissante de F2 que
nous pouvons le plus sûrement essayer d'extrapoler jusqu'à son terme
la courbe de l’Hominisation.

(19) Émergence finale. Lorsqu'on cherche à scruter scientifique-


ment ce que pourra être la fin de l'Humanité sur Terre, j'aimerais qu'on
parle moins de catastrophe (hypothèse paresseuse et gratuite), ou de
dépérissement (rien ne nous dit, bien au contraire - cf. ci-dessous - que
la Noosphère ne puisse échapper à la sénescence), ou d'émigration par
astronautique (évasion peu vraisemblable astronomiquement). Et je
voudrais, par contre, que regardant à la fois plus près et plus profond,
on s'avise enfin pour tirer les ultimes conséquences, de [200] ce fait
essentiel que la « Noogénèse » (à quoi se ramène essentiellement
l’Anthropogénèse) est un Phénomène convergent, c'est-à-dire orienté,
par nature, vers quelque terminaison et consommation d'origine inter-
ne. Et ici je ne puis que répéter, en le poussant jusqu'à ses dernières

69 Par quoi le Conscient, décidément isolé et individualisé, commence à réagir


distinctement, par invention, sur son support organisé.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 166

conclusions, ce qui est le « leit-motiv » des pages qui précèdent. Si en


effet, comme j'espère l'avoir montré, le phénomène social humain
n'est rien autre chose que la forme supérieure prise, sur Terre, par l'en-
roulement de l'Etoffe cosmique sur elle-même, - alors, graduellement
préparé par l'établissement, déjà ébauché en Sciences, d'une Weltans-
chauung commune à toute la conscience humaine 70 , il faut reconnaî-
tre que la probabilité monte rapidement à l'horizon d'un point critique
de maturation où l'Homme, complètement réfléchi, non seulement
individuellement, mais collectivement, sur lui-même aura atteint, sui-
vant l'axe des Complexités, et ceci à son maximum d'impact spirituel,
la limite du Monde. Et c'est alors que, si l'on veut donner un sens et
une suite à l’Expérience, il paraît inévitable d'envisager dans cette di-
rection, pour clore le Phénomène, l'émergence finale de la pensée ter-
restre dans ce que j'ai appelé le Point Oméga.

(20) Par ce nom, « Point Oméga », j'ai désigné, depuis longtemps,


et j'entendrai encore ici un pôle ultime et self-subsistant de conscien-
ce, assez mêlé au Monde pour pouvoir collecter en soi, par union, les
éléments cosmiques parvenus à l'extrême de leur centration par arran-
gement technique, - et capable cependant, par sa nature supra-
évolutive (c'est-à-dire transcendante), d'échapper à la fatale régression
qui menace par structure) toute construction à étoffe d'espace et de
temps. - En soi, et par définition, un tel Foyer ne nous [201] est pas
directement saisissable. Mais si sa présence et son influence ne sau-
raient être immédiatement perçues, en revanche son existence, pour
trois raisons décisives au moins, paraît inévitablement postulée.

a) Raison, avant tout, d'irréversibilité. - D'après ce que nous avons


dit plus haut, le mouvement de complexification cosmique, une fois
amorcé, ne s'arrête plus. Or, au niveau et à partir du point psychique
de Réflexion, cette irréversibilité externe, relative, commence à se
doubler d'une autre irréversibilité, interne celle-là, et absolue.
L'Homme, éveillé simultanément à la prévision du futur et à son pou-
voir d'invention, s'aperçoit de plus en plus clairement qu'il serait bien

70 Entendons par là une vision du Monde à la fois intellectuelle et passionnée,


auréolée de toute la magie graduellement accumulée par l'Art et la Poésie.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 167

fou de se prêter à là prolongation, et bien plus encore au rebondisse-


ment à travers lui, de l'Évolution, si l'essence irremplaçable et in-
communicable, soit de chaque personne individuelle, soit de l'Huma-
nité planétisée, n'était pas finalement collectée et intégrée dans quel-
que achèvement, - pour toujours 71 . – En d'autres termes, dans un
Univers devenu conscient d'un Avenir, l'enroulement cosmique s'arrê-
terait immédiatement, par le dedans, devant l'éventualité désespérante
d'une Mort totale. - Qu'est-ce à dire sinon que, à l'instant inéluctable
où tôt ou tard, en tout être ou système pensant, le foyer F1 de Com-
plexité s'apprête à se défaire, un Foyer commun et suprême doit se
trouver là tout prêt, sur lequel s'appuient et se conjuguent les F2 de
Conscience, afin que se reforme – sans possibilité de désintégration,
cette fois - l'ellipse humaine ?

b) Mais raison, aussi, de polarité. Jusqu'ici, nous nous sommes


contentés d'enregistrer sans explication le caractère irrésistible du
mouvement qui entraîne la « Matière » à se reployer sur elle-même.
Tout se passe, dirait-on, comme si [202] l'Univers tombait suivant son
axe de Complexité croissante. Or, en réalité, ce n'est pas de chute qu'il
s'agit ici (c'est-à-dire de marche à l'équilibre), mais, juste au contraire,
nous l'observions en passant, de montée laborieuse vers l'improbable.
- Comment justifier rationnellement cette forme inverse de gravita-
tion 72 sans imaginer quelque part, influant sur le cœur même du Vor-
tex évolutif, un Centre suffisamment indépendant et actif pour faire se
centrer (c'est-à-dire se complexifier) à sa demande et à son image la
totalité de la nappe cosmique ?

c) Et raison, enfin, d'unanimité. On pourrait supposer, à première


vue, que, pour assurer la formation, la « prise », de la Noosphère, il
suffit d'invoquer l'action de la compression planétaire qui, rapprochant
de force les particules réfléchies jusqu'à leur faire dépasser leur zone
de répulsion croissante, finirait par les faire tomber dans le rayon in-

71 Exigence non pas d'égoïsme (qu'on ne s'y trompe pas !), mais de respect pour
la valeur de l' « être ». Porté à l'échelle du Tout, le renoncement cesse d'être
beau, parce qu'il devient absurde.
72 Où le plus complexe se comporte paradoxalement comme un plus stable, mal-
gré sa fragilité...
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 168

terne de leur mutuelle attraction. Mais ici encore (et comme dans le
cas de « la chute sur la Complexité ») gardons-nous de trop simples
analogies physiques, puisées à l'autre bout du Monde, dans le domaine
des infiniment Simples. Pour se grouper « centriquement », les parti-
cules humaines, si comprimées soient-elles, doivent finalement s'ai-
mer (s'aimer toutes à la fois, et toutes ensemble) (2). Or pas d'amour
vrai dans une atmosphère, si chaude soit-elle, de Collectif, c'est-à-dire
d'Impersonnel. L'amour ne peut naître, ni se fixer, à moins de ren-
contrer un cœur, un visage. Plus on approfondit ce mécanisme psychi-
que essentiel de l'union, plus on se convainc que la seule manière pos-
sible pour l'enroulement cosmique d'aboutir est de se terminer, non
seulement sur un système centré de centres, mais sur un Centre de
centres, - ni plus ni moins.

2. Car par nature (ou même, pourrait-on dire, par définition) la


sympathie est la seule énergie capable de rapprocher les êtres centre à
centre (ce qui, incidemment, est la seule façon de les ultra-
personnaliser).
[203]

Tout ceci se recoupant et convergeant pour nous contraindre à ad-


mettre que, si dans la direction de l'Immense et de l'Infime le Monde
de la Physique se recourbe ou se contracte de façon à emprisonner
hermétiquement en lui toutes les lignes de force de l'Univers, - suivant
l'axe des Complexités, au contraire, la Pensée, parvenue au bout d'el-
le-même, ne saurait être conçue comme s'arrêtant ni rétrogradant sur
elle-même, mais que, en ce paroxysme, elle doit réussir, d'une manière
ou de l'autre, à percer (par effet d'hyper-centration) la membrane tem-
poro-spatiale du Phénomène, - jusqu'à rejoindre un suprêmement Per-
sonnel, suprêmement personnalisant.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 169

II. LE PHÉNOMÈNE CHRÉTIEN

(21) Une compression planétaire 73 forçant la masse humaine à


s'organiser, - l'organisation dégageant une force spirituelle ascension-
nelle qui, détachant finalement la conscience réfléchie de sa matrice
d'arrangements techniques, la conjugue extra0phénoménalement avec
le foyer partiellement transcendant de l'Enroulement cosmique : telle
vient de se dérouler sous nos yeux la chaîne du Phénomène Humain.
Impossible d'aller plus loin, directement, dans ce sens ; mais possible,
en revanche, par une dialectique oscillatoire, de redescendre en arrière
(avec espoir de re-jaillir plus haut ensuite) pour consolider le chemin
parcouru. Et voici comment. Tout être (c'est là un principe d'expérien-
ce générale) agit autour de soi par la totalité de lui-même : ce qui veut
dire, tout simplement, qu'entre éléments vivants s'établissent [204]
inévitablement des lignes de force biologiques, - entre éléments pen-
sants des lignes de force intellectuelles, - et ainsi de suite. Ceci posé,
admettre, même conjecturalement, l'existence au sommet de l'Univers
d'un Point Oméga, c'est ipso facto introduire la possibilité que certai-
nes influences, certain rayonnement, de nature psychique, circulent
autour de nous, trahissant et confirmant (sous certaines, conditions, et
jusqu'à un certain point) l'existence postulée, au-dessus de nos per-
sonnes, d'un pôle ultra0cosmique d'énergie personnelle. - Et voilà où
se découvrent la signification et l'importance du Phénomène chrétien.

(22) Par « Phénomène Chrétien » (celui-ci n'étant rien autre chose,


historiquement, que la forme ultime et centrale prise, à la suite d'une
phylogénèse longue et compliquée, par la montée persistante, au cœur
de l'Hominisation, du besoin d'adorer), - par Phénomène Chrétien, dis-
je, j'entends l'existence expérimentale, au sein de l'Humanité, d'un
courant religieux caractérisé par le groupe de propriétés suivantes :
intense vitalité ; curieuse « adaptivité », lui permettant, contrairement
aux autres religions, de se développer au mieux, et principalement,
dans la zone même de croissance 74 de la Noosphère ; remarquable

73 D'origine gravifique, ultimement !...


74 Dans le « méristème », diraient les botanistes...
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 170

similarité, enfin, dans les perspectives dogmatiques (convergence de


l'Univers sur un Dieu self-subsistant et super-personnel) avec tout ce
que nous a appris l'étude du Phénomène Humain. - Pour un esprit non
averti, ces diverses singularités risquent de passer inaperçues. Par
contre, pour un oeil sensibilisé, elles éveillent un soupçon pouvant
monter jusqu'à la certitude. Dans cette formation graduelle, au plus vif
de la conscience humaine, d'une image toujours plus parfaite et plus
progressive de Dieu, pourquoi ne pas reconnaître, justement, l'influen-
ce, le rayonnement attendus d'Oméga se mirant, se révélant, affecti-
vement et intelligiblement, [205] sur la surface réfléchie de la Noos-
phère ? - Acceptons cette hypothèse ; ou mieux encore, adhérons à
cette foi 75 . Il est évident que, du même coup, bien des traits s'éclai-
rent et se précisent dans la structure et la marche générale de l'Uni-
vers.

(23) Avant tout, par suite même de la réflexion ainsi perçue du Di-
vin sur le Monde, une confirmation importante (essentielle, même 76
nous est apportée de l'existence d'Oméga. Mais sur l'essence par sur-
croît (nature trinitaire, par exemple), et plus particulièrement sur les
modes d'opération de ce dernier - (grâce à cette fécondation dirigée de
la pensée humaine par quoi se manifeste psycho-expérimentalement à
nous la « Révélation ») - toutes sortes de déterminations concrètes ap-
paraissent, aussi précieuses pour notre spéculation que pour notre ac-
tion.

(24) En dehors de tout apport et appui de la Révélation, la seule


chose que nous pourrions conclure avec certitude de l'existence une

75 Ce n'est pas ici le lieu de discuter dans son mécanisme, mais seulement de
situer dans sa position dialectique, le mystérieux « acte de foi » au sein duquel
se reconnaissent vitalement (à partir, et cependant au-delà de certains signes)
le centre humain élémentaire et le Mégacentre divin.
76 « Essentielle » à double titre - religieusement d'abord, sans doute, pour forti-
fier notre adoration ; mais intellectuellement, aussi, pour nous donner confian-
ce en notre raison. Si en effet rien ne venait confirmer l'existence de l'Oméga
reconnu par nous comme théoriquement nécessaire pour cohérer le Monde, ne
serait-ce pas là une sérieuse atteinte à notre confiance en la valeur constructive
de la raison humaine ?
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 171

fois admise d'Oméga est que la marée de conscience dont nous faisons
partie n'est pas due simplement à quelque poussée venant de
nous-mêmes, mais qu'un astre la soulève, sur lequel peu à peu, un à
un, et tous en bloc, nous achevons, par union, de nous intérioriser. -
Bien plus riches et pénétrantes se révèlent autour de nous les nappes
du Monde dans les perspectives d'une création de type Christique
(c'est-à-dire où une involution divine descendante vient se [206] com-
biner avec l'évolution montante cosmique). Sur les harmonies méta-
physiques et les conséquences mystiques d'une telle vision, je m'éten-
drai plus loin. D'un point de vue phénoménal observons seulement ici
la relation qu'elle fait apparaître entre ce que j'ai appelé ci-dessus « le
point critique de Maturation » humaine, d'une part, et, d'autre part, le
point de Parousie (ou deuxième venue, triomphante, du Christ), par
où se clôt, à la fin des temps, l'horizon chrétien. Inévitablement, par
structure, les deux points coïncident, - en ce sens que l'achèvement de
l’Hominisation par ultra-réflexion apparaît comme une condition pré-
alable nécessaire 77 de sa « divinisation ». Et, de ce chef, voici qu'un
élément de plus se dessine dans le noyau même du cône d'enroule-
ment cosmique. Dans l'Univers, avions-nous d'abord reconnu, c'est la
Vie qui est le Phénomène central, - et, dans la Vie, la Pensée, - et,
dans la Pensée, l'arrangement collectif de toutes les pensées sur el-
les-mêmes. Voici maintenant que, par une quatrième option, nous
nous trouvons amenés à décider que, plus profond encore, c'est-à-dire
au coeur même du phénomène social, une sorte d'ultra-socialisation
est en cours : celle par laquelle « l’Église » se forme peu à peu, vivi-
fiant par son influence, et collectant sous leur forme la plus sublime
toutes les énergies spirituelles de la Noosphère ; - l'Église, portion ré-
flexivement christifiée du Monde - l'Église, foyer principal d'affinités
inter-humaines par super-charité (cf. (38 )), - l'Église axe central de
convergence universelle, et point précis de rencontre jaillissante entre
l'Univers et le Point Oméga.

77 « Nécessaire », mais non suffisante. Aucun « millénarisme » évidemment, en


tout cela, puisque le point d'ultra-réflexion humaine (correspondant au point
de Parousie) ne marque pas une phase de repos, mais de tension maxima.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 172

[207]

II. MÉTAPHYSIQUE

(25) Au cours des pages qui précèdent, je me suis uniquement atta-


ché à découvrir, et à suivre jusqu'au bout, dans le Monde, un fil tangi-
ble, une loi de récurrence (l'Enroulement cosmique), quitte à en
contrôler l'ultime extrapolation par retour critique à une forme plus
approfondie d'expérience (perception de l'influence Christique). -
Dans cette deuxième partie, je vais chercher à reconstruire déducti-
vernent, c'est-à-dire a priori, le système ainsi observé (y compris ses
prolongements théologiques ou révélés) en partant de certains princi-
pes généraux pris comme Absolu. je ne me dissimule naturellement
pas ce qu'a de précaire et de provisoire une telle Métaphysique. Mais
je sais aussi que, de proche en proche, d'approximation en approxima-
tion, c'est par de tels essais que se construit graduellement, en Science
aussi bien qu'en Philosophie, l'Univers pensé sur lequel, avons-nous
vu, doit achever de se nouer un jour la Réflexion humaine a .

(26) Dans la Métaphysique classique, l'usage a toujours été de dé-


duire le Monde à partir de la notion d'être, considérée comme primiti-
ve, irréductiblement. Fort des dernières investigations de la Physique,
qui vient de prouver (à l'inverse de l'évidence « vulgaire » sous-
jacente à toute la philosophia perennis) [208] que le mouvement n'est
pas indépendant du mobile, mais au contraire que le mobile est physi-
quement engendré (ou plus exactement, co-engendré) par le mouve-
ment qui l'anime, je vais essayer de montrer ici qu'une dialectique plus
souple et plus riche que les autres devient possible si l'on pose au dé-
part que l'être, loin de représenter une notion terminale et solitaire, est
en réalité définissable (génétiquement au moins, sinon ontologique-

A On ne saurait oublier la nature d'essai, précisée ici par le Père. En tout domai-
ne et notamment en ceux-là, la science et la réflexion ne sauraient procéder
que par tâtonnement. La critique d'un tel texte implique et suppose qu'on entre
dans le mouvement initial de cet écrit qui est celui de toute l'œuvre de Teil-
hard. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 173

ment) par un mouvement particulier, à lui indissolublement associé, -


celui d'union. En sorte que l'on puisse écrire, suivant les cas :

être = s'unir soi-même, ou unir les autres (forme active)


être = être uni et unifié par un autre (forme passive). 78

Marquons et analysons brièvement les temps successifs de cette


Métaphysique de l'Union b .

(27) Dans un premier temps il faut commencer par supposer toute


donnée (aucune différence ici avec la Philosophie classique) la pré-
sence irréversible et self-suffisante d'un « Être Premier » (notre Point
Oméga). Impossible autrement (logiquement aussi bien qu'ontologi-
quement) de rien accrocher, c'est-à-dire de faire un seul pas en avant.
Mais, afin que ce Centre initial et final subsiste sur lui-même en son
splendide [209] isolement, force est de nous le représenter (confor-
mément au donné « révélé », - deuxième temps) comme s'opposant
trinitairement à lui-même. Ainsi, jusque dans ces profondeurs primor-
diales, le principe ontologique pris comme base à notre Métaphysique
se montre valable et explicatif : Dieu lui-même, en un sens rigoureu-
sement vrai, n'existe qu'en s'unissant. - Voyons maintenant comment,
en un autre sens, il ne s'achève qu'en unissant c .

78 Ou, plus clairement, en latin :


Plus esse = Plus plura unire (forme active).
Plus esse = plus a pluribus uniri (forme passive).
N.B. Dans la première formule, il est clair que le terme « Plus plura unire »
ne vaut pas de Dieu dans le cas de la Trinitisation, mais qu'il s'applique exac-
tement à la Plérômisation (ou Création, - cf. (29)*
* Être plus = Unir davantage des éléments plus nombreux.
Être plus = Être uni davantage à partir de plus d'éléments. (N.D.E.)
b Le Père reprend ici de façon plus poussée, c'est-à-dire en y englobant le mys-
tère de Dieu lui-même, une intuition qui s'est fait jour en son esprit dès 1917
et qui, d'une manière ou d'une autre, n'a cessé de le hanter toute sa vie. Cf.
Union créatrice. Écrits du temps de la guerre, p. 169 à 197. (N.D.E.)
c On notera que le Père Teilhard part ici de ce qui représente d'ordinaire le point
final de sa réflexion, à savoir Oméga. Les éléments de ce point de départ sont
analysés de façon complète dans le quatrième temps de « la dialectique de
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 174

(28) Dans l'acte même par lequel sa réalité se pose, Dieu, venons-
nous de reconnaître, se trinise. Mais ce n'est pas tout. Par le fait mê-
me qu'il s'unifie sur soi pour exister, l’Être premier fait ipso facto jail-
lir une autre espèce d'opposition, non plus au coeur, mais aux antipo-
des de lui-même (troisième temps). L'Unité self-subsistante, au pôle
de l'être ; et nécessairement, par suite, tout autour, à la périphérie, le
Multiple : le Multiple pur (entendons bien), ou « Néant créable », qui
n'est rien, - et qui cependant, par virtualité passive d'arrangement
(c'est-à-dire d'union), est une possibilité, une imploration d'être, - à
laquelle (et c'est ici que notre intelligence ne sait décidément plus, à
telles profondeurs, comment distinguer suprême nécessité de suprême
liberté 79 , à laquelle, dis-je, tout se passe comme si Dieu n'avait pas pu
résister d .

l'esprit », de peu antérieur à Comment je vois. Cf. T. VII pp. 155-158. Le Père
Teilhard montre ici comment on peut se représenter Alpha en partant d'Omé-
ga. (N.D.E.)
79 Sauf à reconnaître la présence du Libre au signe infaillible d'un amour associé.
- C'est également l'amour (cf. plus loin note 1, p. 216), qui permet de distin-
guer l'« ineffable de détente, » oriental de l'« : ineffable de tension » chrétien
(celui par exemple d'un saint Jean de la Croix).
d Teilhard aborde ici le problème de la Création sous l'aspect où n'étant pas en-
core, elle existe pour Dieu sous forme d'un possible dont Dieu veut avoir be-
soin. Étant donné la manière dont Teilhard pense la réalité, ce possible a de
quelque manière la figure déjà positive et pourtant encore entièrement évanes-
cente du pur multiple. Il l'appelle « néant créable » parce que c'est déjà l'étoffe
dans laquelle l'univers sera taillé par voie d'arrangement et d'union créatrice.
Quant à la liberté de cet acte créateur, Teilhard s'est exprimé de façon très
profonde dans ce paragraphe 28 et dans sa note conjointe. Dès 1924 il avait
écrit dans le même sens « Dieu et Monde, le Plérôme, - réalité mystérieuse
que nous ne pouvons pas dire plus belle que Dieu tout seul, puisque Dieu
pouvait se passer du Monde, mais que nous ne pouvons pas non plus penser
absolument accessoire, sans rendre incompréhensible la Création, absurde la
Passion du Christ, et inintéressant notre effort. » (Cf. : Mon Univers, t. IX, p.
114.)
Une métaphysique de l'union, culminant en la figure du Christ universel
comme le dit le P. Teilhard au no 38 de Comment je vois fait pressentir com-
ment le néant créable, c'est-à-dire le monde fait pour le Christ avant même
qu'il soit monde, entre dans sa vocation sous la forme d'une imploration d'être.
(N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 175

[210]

(29) Toujours dans la Philosophie (ou Théologie) classique, la


Création, ou Participation (en quoi consiste le quatrième temps) tend à
se présenter comme un geste presque arbitraire de la Cause première,
s'exerçant (suivant une causalité d'analogie « efficiente ») d'après un
mécanisme complètement indéterminé : véritablement (au sens péjo-
ratif du terme) un « acte de Dieu ». Dans une Métaphysique de
l'Union, par contre, si la self-suffisance et la self-détermination de
l'Être absolu demeurent intactes (puisque, j'insiste, le Multiple pur,
antipodial, n'est que potentialité et passivité pure) 80 , - en revanche
l'acte créateur prend une signification et une structure parfaitement
définies. Fruit, en quelque manière, d'une Réflexion de Dieu, non plus
en Lui, mais en dehors de Lui, la Plérômisation (comme eût dit saint
Paul) - c'est-à-dire la réalisation de l'être participé par arrangement et
totalisation - apparaît comme une sorte de réplique ou de symétrique à
la Trinitisation. Elle vient combler un vide, en quelque façon. Elle
trouve sa place. Et, en même temps, elle devient exprimable [211]
dans les termes mêmes qui nous ont servi à définir l'être. Créer, c'est
unir 81 .
Avec les remarquables conséquences que voici :
a) Avant tout, nous découvrons que, si la Création peut compren-
dre un nombre illimité de phases, en revanche (et un peu comme la
Trinitisation) elle ne peut s'opérer qu'une seule fois - si l'on ose dire -
dans la « vie de Dieu ». Et en effet, une fois la réduction du Multiple
opérée, aucune forme d'opposition insatisfaite (ni intérieure, ni exté-
rieure) ne subsiste pour l'être « plérômisé ». Toute possibilité pensable
d'union (soit active, soit passive) se trouvant épuisée, l'« être », parve-
nu à ce niveau, est complètement saturé 82 .

80 Elle-même simple reflet « antithétique » de l'Être trinitaire.


81 Pourvu naturellement que (cf. (26), rejetant la vieille évidence de sens com-
mun concernant la distinction réelle entre mobile et mouvement, de s'imaginer
que l'acte d'union ne peut s'exercer que sur un substrat préexistant, « vrai » ob-
jet de la création.
82 Il y a évidemment un nombre infini de modalités concevables pour l'Univers
unique, objet de la Création : mais ces modalités diverses, comme les divers
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 176

b) Ensuite, nous nous apercevons que pour créer (puisque, encore


une fois, créer c'est unir), Dieu est inévitablement amené à s'immerger
dans le Multiple, afin de se l’« incorporer ».
c) Et enfin - point plus délicat, et sur lequel il me faut maintenant
m'expliquer - nous nous avisons que, pour Dieu, s'attaquer au Multi-
ple, c'est forcément entrer en lutte avec le Mal, « ombre de la Créa-
tion ».

(30) Par l'effet d'habitudes indéracinables, le Problème du Mal


continue, automatiquement, à être déclaré insoluble. Et vraiment on se
demande pourquoi. Dans le Cosmos ancien supposé sorti tout fait des
mains du Créateur, il est naturel que la conciliation parût difficile en-
tre un Monde partiellement mauvais et l'existence d'un Dieu à la fois
bon et tout-puissant. Mais dans nos perspectives modernes, en revan-
che, [212] d'un Univers en état de cosmogénèse, - et plus particuliè-
rement en état d'« enroulement » -, comment se fait-il que tant de bons
esprits s'obstinent encore à ne pas voir que, intellectuellement par-
lant 83 , le fameux problème n'existe plus ? - Sortons en effet des spé-
culations imaginaires pour observer les conditions réelles auxquelles,
nous venons de le voir, doit satisfaire l'acte créateur. Non point du tout
par impuissance, suit-il de notre analyse, mais en vertu de la structure
même du Néant sur lequel il se penche, Dieu, pour créer, ne peut pro-
céder que d'une seule façon : arranger, unifier petit à petit, sous son
influence attractrice, en utilisant le jeu tâtonnant des grands nombres,
une multitude immense d'éléments, d'abord infiniment nombreux, ex-
trêmement simples et à peine conscients, - puis, graduellement plus
rares, plus complexes et, finalement doués de réflexion. Or quelle est
la contrepartie inévitable de tout succès obtenu suivant un processus
de ce genre, sinon d'avoir à se payer par une certaine proportion de
déchets ? Dysharmonies ou décompositions physiques dans le Pré-

sentiers tracés le long d'une montagne, aboutissent inévitablement à un même


sommet.
83 Intellectuellement, par opposition à vitalement. Autre chose évidemment est
pour nous d'expliquer rationnellement la com-possibilité du Mal et de Dieu, et
autre chose de supporter la souffrance dans notre chair et dans notre esprit. Si,
dans le premier cas, une dialectique est suffisante, il ne faut rien de moins,
pour nous tirer du second, que la vertu transformatrice de ce que j'appellerai
plus loin (38) « la super-charité ».
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 177

vivant, souffrance chez le Vivant, péché dans le domaine de la Liber-


té : pas d'ordre en formation qui, à tous les degrés, n'implique du dé-
sordre. Rien, je le répète, dans cette condition ontologique (ou plus
exactement ontogénique) du Participé qui porte atteinte à la dignité
ou limite la toute-puissance du Créateur. Rien non plus qui « sente »
en quoi que ce soit le manichéisme. En soi, le Multiple pur, inorgani-
sé, n'est pas mauvais : mais parce que multiple, c'est-à-dire soumis
essentiellement au jeu des chances dans ses arrangements, il ne peut
absolument pas progresser vers l'unité sans engendrer 84 [213] du Mal
ici ou là, - par nécessité statistique. « Necessarium est ut adveniant
scandala. » Si (comme il est inévitable de l'admettre, je pense) il n'y a
au regard de notre raison qu'une seule façon possible pour Dieu de
créer, - à savoir évolutivement, par voie d'unification -, le Mal est un
sous-produit inévitable, il apparaît comme une peine inséparable de la
Création 85 .

(31) Et c'est ainsi que, de proche en proche, une série de notions,


longtemps regardées comme indépendantes, en arrivent à se lier orga-
niquement entre elles sous nos yeux. Pas de Dieu (jusqu'à un certain
point...) sans union créatrice. Pas de création sans immersion incarna-
trice. Pas d'Incarnation sans compensation rédemptrice 86 . Dans une
Métaphysique de l'Union, les trois « mystères » fondamentaux du
Christianisme 87 n'apparaissent plus que comme les trois faces d'un

84 Quelque libre soit-il.


85 Signalons ici le principe d'une interprétation simple et féconde du péché origi-
nel, - la nécessité théologique du Baptême s'expliquant par la solidarité géné-
tique de tous les hommes au sein d'une Humanité (imprégnée de péché, par
nécessité statistique) où les liens collectifs se découvrent comme encore plus
réels et plus profonds entre individus que toute liaison de type strictement et
« linéairement » héréditaire.
86 En fait, dans la « peine créatrice » exprimée par l'idée de Rédemption, deux
éléments sont probablement à distinguer : a) d'abord sans doute la compensa-
tion pour les désordres statistiques ; b) mais aussi un effort spécifique d'unifi-
cation, surmontant une sorte de pente (ou inertie) ontologique en vertu de la-
quelle l'être participé tend constamment à retomber vers la Multiplicité.
87 Jusqu'ici communément présentés, je répète, comme entièrement séparables
entre eux. Dans l'enseignement vulgaire, il est encore couramment admis : 1)
que Dieu pouvait absolument (simpliciter) créer ou ne pas créer ; 2) que, s'il
créait, il pouvait le faire avec ou sans Incarnation ; 3) et que s'il s'incarnait, il
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 178

même mystère des mystères, celui de la Plérômisation (ou réduction


unificatrice du Multiple). Et, du même coup, c'est une Christologie
renouvelée qui se découvre comme axe, non plus seulement [214] his-
torique ou juridique, mais structurel, de toute la Théologie. Entre le
Verbe d'une part, et l'Homme-Jésus d'autre part, une sorte de « troi-
sième nature » christique (si j'ose dire ! ...) se dégage, - partout lisible
dans les écrits de saint Paul : celle du Christ total et totalisant, en qui,
par l'effet transformateur de la Résurrection, l'élément individuel hu-
main né de Marie s'est trouvé porté à l'état non seulement d'Élément
(ou Milieu, ou Courbure) cosmique, mais de centre psychique ultime
de rassemblement universel 88 .
Ainsi réapparaît, au terme de notre Métaphysique, le même point
Christique vers lequel, avions-nous déjà reconnu, semble dériver et
converger expérimentalement le Phénomène Humain ; - et le même
encore - voilà ce qu'il nous reste à voir - autour duquel tend à se re-
trouver et se reformer, pour conquérir l'Avenir, l'essence même de la
Mystique moderne.

III. MYSTIQUE

(32) Par « Mystique » j'entends ici le besoin, la science et l'art d'at-


teindre, en même temps et l'un par l'autre, l'Universel et le Spirituel.
Devenir simultanément, et du même geste, un avec Tout, par libéra-
tion de toute multiplicité ou pesanteur matérielle : voilà, plus profond
que toute ambition de plaisir, de richesses et de pouvoir, le rêve essen-
tiel de l'âme humaine, - rêve mal ou incomplètement formulé [215]
encore (nous le verrons) dans la Noosphère, mais rêve clairement re-
connaissable tout au long de l'histoire, déjà longue , de la sainteté.

pouvait le faire péniblement ou non péniblement. C'est ce pluralisme concep-


tuel qu'il me paraît, en toute hypothèse, essentiel de corriger.
88 Dans l'Univers (cf. note 1, p. 186) chaque élément est (physiquement aussi
bien que métaphysiquement) centre élémentaire par rapport à la totalité du
temps et de l'espace. Mais, dans le Christ, cette coextension de co-existence
est devenue co-extension de domination.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 179

(33) Un effort pour s'évader spirituellement, par universalisation,


dans l'Ineffable : sur cette orientation générale de la vie intérieure en
quête de perfection un parfait accord règne entre les mystiques de tou-
tes les religions et de tous les temps 89 . Mais, sous cette unanimité de
surface, je suis convaincu depuis longtemps qu'une grave opposition
(ou même une véritable irréductibilité de fond) se dissimule, née de la
confusion entre deux voies symétriques, mais « antipodiales », de
comprendre et donc de poursuivre l'Unité de l'Esprit e .

a) Suivant la première voie (je l'appellerai plus ou moins conven-


tionnellement « la Route de l'Est »), l'unification spirituelle est conçue
comme s'opérant par retour à un fond commun « divin » sous-jacent à
toutes les déterminations sensibles de l'Univers, et plus réel qu'elles.
De ce premier point de vue, l'Unité mystique apparaît et s'obtient par
suppression directe du Multiple, c'est-à-dire par relaxation de l'effort
cosmique de différenciation en nous et autour de nous. Panthéisme
d'identification. Esprit « de détente ». Unification par co-extension de
dissolution avec la Sphère.

b) Suivant la deuxième voie, au contraire (Route de l'Ouest) im-


possible de devenir un avec Tout sans pousser jusqu'au bout, dans leur
direction simultanée de Différenciation et de Convergence les élé-
ments dispersés qui nous forment et nous entourent. De ce deuxième
point de vue, le « fond commun » de la Voie orientale n'est qu'une
illusion : seul [216] existe un Foyer central auquel nous ne pouvons
parvenir qu'en poussant jusqu'à leur point de rencontre les innombra-
bles directrices de l'Univers. Panthéisme d'union (et donc d'amour).
Esprit « de tension ». Unification par concentration et hyper-
centration au Centre de la Sphère.
Fait paradoxal. Il ne semble pas que ces deux attitudes - exacte-
ment inverses l'une de l'autre - aient été jusqu'ici clairement distin-

89 Voir une curieuse anthologie de textes, de toutes origines, dans Aldous Hu-
xley, Perennial Philosophy.
e Pour une analyse plus poussée de l'originalité de ces deux voies, voir dans ce
volume L'apport spirituel de l'Extrême-Orient, quelques réflexions spirituelles
(p. 149) ; voir aussi Comment je crois (Oeuvres, T. X p. 141 à 146). (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 180

guées. D'où la confusion extrême qui, mélangeant ou identifiant l'Inef-


fable du Védanta avec celui d'un saint Jean de la Croix 90 , non seule-
ment livre sans défense une foule de bonnes âmes aux pires mirages
montant de l'Est, - mais encore, ce qui est bien plus grave, retarde l'in-
dividualisation et l'éclosion, chaque jour plus nécessaires, d'une digne
et puissante Mystique moderne.

(34) En cette matière, le premier point (décisif !) à dégager et à


fixer est que, une fois acceptées, dans les termes admis plus haut, no-
tre Physique et notre Métaphysique, aucune hésitation n'est plus pos-
sible sur la direction à choisir en cette croisée des chemins. Dans un
Univers qui s'enroule, pour un type d'être dont l'essence est de s'unir,
la seule forme homogène de spiritualisation, la seule mystique viable,
ne peuvent être (et ne sont, en fait, de plus en plus) qu'un geste, non
point de relâchement, mais de convergence active et de concentration.
Et maintenant, ceci bien vu, essayons de définir et de décrire les
deux modalités - l'une simplement rationnelle, l'autre spécifiquement
chrétienne - suivant lesquelles, par une option instinctive et irrésisti-
ble, la foule humaine est en train, sous nos yeux, de s'engager en mas-
se sur la route de l'Ouest.
[217]

(35) À la source psychologique de toute mystique se place, si je ne


me trompe, l'attraction ou besoin (plus ou moins vague) poussant cha-
que élément conscient à s’unir au Tout qui l'environne. Certainement
apparenté au sens sexuel, et aussi primordial que lui, ce sens cosmi-
que, sporadiquement très vif chez certains poètes ou certains voyants,
est resté jusqu'ici dormant, ou du moins localisé (sous une forme
élémentaire et discutable) en quelques foyers orientaux. Or, en ces
derniers temps, par suite de l'émergence, dans notre vision interne
d'un Univers enfin noué sur soi et sur nous-mêmes à travers l'immen-

90 Approché par la route de l'Est (identification) l'Ineffable n'est pas aimable ;


atteint par la route de l'Ouest (Union), il est dans la direction prolongée de
l'amour. Ce critère très simple permet de distinguer et de séparer comme anti-
thétiques des expressions verbalement presque identiques chez un chrétien ou
un Hindou. (Cf. plus haut, note 1, p. 209.)
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 181

sité du temps et de l'espace, il semble bien que le sentiment passionné


d'une quasi-présence universelle tende à s'éveiller, à se rectifier et à se
généraliser au sein de la conscience humaine. Sens de l'Évolution,
sens de l'Espèce, sens de la Terre, sens Humain... Autant d'expressions
préliminaires et diverses d'un même besoin nouveau d'unification, -
toutes conformes, cela va sans dire, par ajustement même à l'objet qui
les suscite et les excite, au type occidental de spiritualisation et d'ado-
ration. Contrairement au plus tenace des préjugés, ce n'est pas d'Orient
que nous viendra, - mais c'est chez nous, au cœur et foyer mêmes de la
Technique et de la Recherche, que s'apprête à naître la Lumière.

(36) De ce point de vue, c'est dans la direction d'un néo-


humanisme dynamique et progressif (c'est-à-dire fondé sur la cons-
cience prise par l'Homme d'être devenu axe responsable de l'Évolution
cosmique) que s'annonce, pour répondre aux besoins nouveaux et tou-
jours grandissants de l'Anthropogénèse, une mystique de Demain.
Mais, sous cette forme simplement « naturelle », la foi commune en
un Avenir de la Terre (disposition capable, ou même peut-être seule
capable, Yen suis convaincu, de créer l'atmosphère psychique requise
pour une convergence spirituelle des consciences humaines), cette foi
commune, dis-je, est-elle une religion suffisante jusqu'au bout ?...
C'est-à-dire, pour soutenir et aimer, sans défaut [218] ni défaillance,
jusqu'à son terme, l'effort évolutif d'hominisation, ne faut-il pas en
outre que se manifeste et intervienne de façon explicite le foyer ter-
minal de l'Enroulement biologique ? -Je le pense ; et c'est ici qu'inter-
vient, pour relayer et consommer la foi en l'Homme, la Foi Christique.

(37) Couronnant à la fois le Phénomène Humain et la Métaphysi-


que de l'Union, nous avons déjà rencontré deux fois la mystérieuse
figure du Christ parousiaque ou ressuscité, en qui se consomment si-
multanément les deux processus jumelés de l'Enroulement et de la
Plérômisation. Dans le « Christ-Oméga » l'Universel se précise et ap-
paraît sous une forme personnelle : Biologiquement et ontologique-
ment parlant, rien de plus cohérent, et en même temps rien de plus
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 182

audacieux 91 , que cette identification entrevue, aux limites supérieures


de la Noogénèse, des propriétés en apparence contradictoires du Tout
et de l'élément. Et psychologiquement, par conséquence nécessaire,
rien de plus miraculeusement fécond, puisque, en ce Centre pressenti
de la Sphère totale, des attitudes, des « passions » arrivent à se rejoin-
dre et à se multiplier l'une par l'autre qui, dans tout autre espace men-
tal, restent irrémédiablement séparées. « Se perdre dans le Cosmi-
que » ; « Croire et se vouer au Progrès » ; « Aimer un autre être sem-
blable à soi »... : voilà les seules combinaisons (indépendantes, ou
même exclusives l'une de l'autre) possibles en milieu simplement hu-
main. - « Aimer (d'amour, d'un amour vrai) l'Univers en formation,
dans sa totalité et dans tous ses détails », « Aimer l'Évolution », voilà
le geste intérieur, paradoxal, immédiatement réalisable en milieu
Christique. Pour qui, en effet, a une bonne fois compris la nature d'un
Monde où la Cosmogénèse, axée sur l'Anthropogénèse, [219] culmine
dans une Christogénèse, - pour celui-là tout, dans chaque élément et
événement de l'Univers, s'illumine, s'échauffe, s'anime, et devient ado-
rablement aimable, - non pas directement en soi (comme le voudrait
un panthéisme vulgaire), mais plus profond que soi c'est-à-dire au
terme extrême et unique de son développement.
Impossible d'adhérer au Christ, dans cette perspective, sans s'effor-
cer de tout promouvoir en avant. Et voici, du même coup, la Commu-
nion devenant une participation passionnée à l'Action universelle ; et
l'attente de la Parousie se confondant exactement, comme prévu (24),
avec la montée d'une Maturation humaine ; et le mouvement ascen-
sionnel vers l'« En Haut » se combinant harmonieusement avec la
propulsion En Avant... Tout ceci avec le résultat que la charité chré-
tienne, généralement décrite comme une simple huile de douceur ré-
pandue sur la peine du Monde, se découvre comme l'agent le plus
complet et le plus actif de l'Hominisation.
Par elle, d'abord, l'effort évolutif réfléchi, pris dans chacune de ses
parties aussi bien que dans son ensemble, se charge d'amour, nous

91 Laissée à elle-même, la Biologie n'oserait sans doute pas pousser les effets de
socialisation au-delà d'une Réflexion commune (unanimité), réunissant et
arc-boutant les éléments pensants en une sorte de voûte, - mais sans apparition
d'un Centre de conscience commun.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 183

l'avons dit, ce qui est la seule façon de déchaîner jusque dans leur fond
ses réserves psychiques tout entières.
Par elle, encore, les souffrances d'échec et de diminution (el-
les-mêmes !), transformées en facteur d'excentration unitive (je veux
dire de don et de « passage » en un Autre plus grand que soi), cessent
d'apparaître comme un déchet de la Création pour devenir, par une
merveille d'énergétique spirituelle, facteur positif de sur-évolution :
suprême et véritable solution du Problème du Mal (cf. plus haut, note
1, p. 212).
Par elle, enfin, les molécules humaines, non seulement compri-
mées du dehors les unes sur les autres, mais intériorisées les unes aux
autres par accession à un Centre commun, peuvent espérer entrer, sans
déformation, dans le champ pressenti de leurs terrifiantes affinités.
En somme, pour faire marcher à pleine puissance, sans en défor-
mer un seul rouage, l'immense et redoutablement [220] complexe mo-
teur de l'Évolution, la Mystique chrétienne, forme supérieure et per-
sonnalisée de la Mystique de l'Ouest, se découvre à la réflexion com-
me l'énergie parfaite, comme l'énergie par excellence. - Sérieux indice
que rien ne saurait l'empêcher de devenir la Mystique universelle et
essentielle de demain.

CONCLUSION

(38) Une phénoménologie de l'Enroulement , aboutissant à la no-


tion de Super-Réflexion. Une métaphysique de l'Union culminant en
la figure du Christ-Universel. Une mystique de Centration, se résu-
mant dans l'attitude totale et totalisante d'un amour de l'Évolution. Su-
per-Humanité couronnée par un Super-Christ, principe lui-même
d'une Super-Charité. - Telle, suivant trois faces cohérentes et com-
plémentaires, se manifeste à notre pensée, à notre coeur, à notre ac-
tion, l'unicité organique d'un Univers convergent * .

* Paris, 12 août 1948.


Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 184

[221]

APPENDICE

1. Note au Phénomène Humain. Sur certaines analogies ou rela-


tions cachées entre Gravité et Conscience.

Entre la concentration « massique », graduelle et irréversible, de la


Matière sur soi par effet de gravité, et sa centration psychique, égale-
ment graduelle et irréversible, par effet d'enroulement organique, se
laisse certainement pressentir une curieuse parenté. Les deux proces-
sus n'apparaissent l'un et l'autre que dans l'Immense (Immense spatial
ou Immense de complexité). Ils tendent tous les deux à un reploiement
d'ordre total et universel. Enfin ils ne cessent, l'un et l'autre, de s'ap-
puyer l'un sur l'autre au cours de leur développement (sans gravité, ni
grosses molécules, ni planétisation humaine.)
Si la gravité n'est en dernière analyse, comme semble l'admettre
pour de bon la Physique moderne, qu'un effet d'inertie lié à une cour-
bure de l'Espace-Temps, ne faudrait-il pas en conclure que la Vie se
comporte, et peut être physiquement traitée, de son côté, comme une
autre forme d' « inertie », correspondant, celle-ci, non plus à une in-
curvation, mais à une intériorisation du même « continuum » ?...
Poser la question n'est 0 évidemment pas la résoudre. Mais ne se-
rait-ce déjà pas un premier pas de fait que d'avoir ramené les deux
phénomènes aux mêmes dimensions et à la même dignité d'« effets
cosmiques universels » ?
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 185

[222]

2. Note au Phénomène Chrétien. - Sur la nature « bi-axe » de l'In-


carnation.

Tant que l'Univers était considéré comme un système statique, -


c'est-à-dire, en pratique, d'étoffe génétiquement amorphe -, l'avène-
ment en lui du Royaume de Dieu ne soulevait aucune difficulté struc-
turelle. Sur le Verbe incarné, en effet, n'avaient qu'à s'ajuster (à la me-
sure et à la demande de Celui-ci) les nappes plastiques de la destinée
humaine. - Dès lors, par contre (tout est là !), que l'Univers se définit
(comme de nos jours) en termes, non plus de Cosmos, mais de Cos-
mogénèse, le problème de l'Incarnation se complique, puisqu'il s'agit
désormais d'ajuster entre eux deux axes différents et partiellement au-
tonomes : celui de l'Anthropo-, et celui de la Christo-génèse.
D'où l'importance, ou plutôt la nécessité, d'une Christologie où
coïncident les points (humain et christique) de maturation planétaire et
de parousie.

3. Note à la Métaphysique. Sur la Notion d'« entités couplées ».

Plutôt que de regarder, ainsi que je l'ai fait (Cf. (26 ), l'esse comme
ultérieurement définissable par l'unire ou (l‘uniri), mieux vaudrait
peut-être considérer les deux notions d'être et d'union (ou, si l'on pré-
fère, de mobile et de mouvement) comme formant un couple naturel
dont les deux termes (aussi primitifs l'un que l'autre, et radicalement
irréductibles l'un à l'autre) sont cependant ontologiquement insépara-
bles (telles les deux faces d'un même plan) et assujettis à varier simul-
tanément dans le même sens 92 .

92 Ce dernier point caractérisant ce qu'on pourrait appeler les couples de premiè-


re espèce. Dans d'autres couples (de deuxième espèce) - par exemple Esprit-
Matière (c'est-à-dire Unité-pluralité), les deux termes associés varient en sens
inverse l'un de l'autre.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 186

[223]

L'introduction, en métaphysique, de telles entités couplées (bien


représentées, en Physique par exemple, par les couples masse-vitesse,
ou électricité-magnétisme, - ou, en Psychologie, par le couple intelli-
gence-amour) représenterait peut-être un sérieux progrès pour notre
pensée. Ainsi, en effet, tomberaient bien des faux problèmes, soulevés
par la tentation sophistique d'isoler ou de hiérarchiser indûment les
deux termes de chaque couple. Sans compter qu'une ligne nouvelle de
réflexion se trouverait ouverte pour approcher le problème des rela-
tions à l'intérieur du plus mystérieux de tous les couples : celui formé
par l'Ens a se et l'être participé.

Auvergne, Les Moulins, par Neuville, 26 août 1948.


Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 187

[225]

Les directions de l’avenir

12
QUELQUES REMARQUES
« POUR Y VOIR CLAIR »
SUR L'ESSENCE DU SENTIMENT
MYSTIQUE

Hiver 1951

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 188

[227]

1. Essentiellement, le Sentiment mystique est un sens et pressenti-


ment de l'Unité totale et finale du Monde par-delà sa multiplicité pré-
sente et sentie : sens « cosmique » de l'Oneness. Ceci vaut pour l'Hin-
dou et le Sufi aussi bien que pour le Chrétien. Ceci permet de mesurer
la « teneur »mystique d'un texte ou d'une vie. Mais ceci s'exprime,
suivant les cas, assez différemment.

2. A priori et a posteriori, deux façons principales (et deux seu-


les ?) se présentent, et ont été tentées par les mystiques pour réaliser
l'Oneness. (Deux voies, ou plutôt deux composantes, jusqu'ici plus ou
moins confondues).

a) Première voie : devenir un avec tout par co-extension « avec la


sphère ». C'est-à-dire par suppression de toute détermination interne et
externe, rejoindre une sorte d'Étoffe commune sous-jacente à la varié-
té des êtres concrets. Accession à un Fond Commun (« Common
ground » d'A. Huxley).
Ce geste aboutit à une identification de tous et chacun avec le
Common ground, - à un Ineffable de dé-différenciation et de dé-
personnalisation.
Par définition et par structure, mystique SANS AMOUR.

b) Deuxième voie : devenir un avec tout par accession au Centre de


la sphère cosmique conçue comme en état (et puissance) de concentra-
tion sur elle-même avec le Temps. Non plus par « dissolution », mais
au contraire par paroxysme de ce qu'il y a de plus incommunicable en
chaque élément.
[228]
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 189

Ce geste aboutit à une UNIFICATION ultra-personnalisante, ultra-


déterminante et ultra-différenciante, des éléments au sein d'un Foyer
commun ; - effet spécifique de l'AMOUR.
Dans le premier cas, Dieu (un Dieu « impersonnel ») était Tout.
Dans le second cas, Dieu (un Dieu ultra-personnel, parce que « centri-
que » est Tout en Tous (formule même de saint Paul).

3. Il semble que seule la deuxième voie - Voie non encore formu-


lée dans aucun « livre » (?!) - (« voie de l'Ouest », née du contact
Christianisme-Monde moderne) soit le vrai geste « vers et pour »
l'Oneness. Seule, cette voie de l'unification :

a) sauve les faits et l'Histoire (la Science et l'Histoire) qui nous ré-
vèlent la Conscience ( l’Esprit) comme un processus de différencia-
tion et de synthèse,
b) et, en même temps, sauve, chez l'homme « spirituel », cette in-
tensité, cette ardeur, ce « drive », inséparables, pour nous, de l'idée de
véritable mystique. - Voie de tension, non de détente...

4. Par structure (théologie) et par pratique (primat de la Charité), le


Christianisme suit (il est) la Voie No 2.
Il faut cependant reconnaître que, par suite d'un certain excès d'an-
thropomorphisme (ou de nationalisme primitif) le courant mystique
judéo-chrétien a eu une certaine peine à se dégager d'une perspective
où l'Oneness était cherchée trop uniquement dans la Singularité, plutôt
que dans le Pouvoir Synthétique de Dieu. Dieu aimé par-dessus toutes
choses (plutôt que en et à travers toutes choses). De là une certaine
« maigreur » de la mystique des prophètes et de beaucoup de saints
mystique trop « juive » ou trop « humaine » au sens limitatif pas assez
universaliste et cosmique (des exceptions, naturellement : Eckhart,
François d'Assise, saint Jean de la Croix...).

[229]
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 190

5. Je ne ferai que mentionner une manière pervertie de chercher


l'Oneness :

« dans la destruction et la Mort, supprimant le Multiple,


pour ne laisser subsister que « Dieu ».

Il est douteux que cette interprétation morbide ait jamais alimenté


un véritable courant religieux et mystique. Mais, à titre de gauchisse-
ment ou de perversion, elle est à surveiller comme un danger toujours
possible (la souffrance d'annihilation étant confondue avec la souf-
france de transformation). Est-il bien sûr que des traces de cette « il-
lusion » ne se retrouvent pas dans certaines interprétations du sens de
la Croix ?... *

* Hiver 1951.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 191

[231]

Les directions de l’avenir

13
UN SOMMAIRE DE
MA PERSPECTIVE « PHÉNOMÉNO-
LOGIQUE »
DU MONDE. POINT DE DÉPART
ET CLEF DE TOUT LE SYSTÈME.

New York, 14 janvier 1954.

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Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 192

[233]

« Il existe, se propageant à contre-courant à travers l'Entro-


pie, une dérive cosmique de la Matière vers des états d'arran-
gement de plus en plus centro-compliqués (ceci en direction -
ou à l'intérieur - d'un « Troisième Infini », l'Infini de complexi-
té, aussi réel que l'Infime et l’Immense). Et la conscience se
présente expérimentalement comme l'effet ou propriété spécifi-
que de cette Complexité poussée à des valeurs extrêmes. »

Si l'on applique à l'Histoire du Monde cette loi de récurrence (dite


« de complexité-conscience »), on voit se dessiner une série montante
de points critiques et de développements singuliers, - qui sont les sui-
vants

1) Point critique de Vitalisation.

Quelque part au niveau des Protéines , une émergence initiale de la


Conscience se produit au sein du Pré-vivant (au moins pour notre ex-
périence). Et grâce au mécanisme concomitant de « reproduction », la
montée de Complexité s'accélère sur Terre par voie phylétique (genèse
des Espèces, ou Spéciation).
À partir de ce stade (et dans le cas des vivants supérieurs) il de-
vient possible de « mesurer » la marche de la Complexification orga-
nique par les progrès de la Cérébration. Grâce à cet artifice se détache,
au sein de la Biosphère, un axe privilégié de Complexité-Conscience :
celui des Primates.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 193

[234]

2) Point critique de Réflexion


(ou d'Hominisation).

À la suite de quelque mutation cérébrale « hominisante » se pro-


duisant chez les Anthropoïdes vers la fin du Tertiaire, la Réflexion
psychique (non seulement « savoir », mais « savoir que l'on sait ») fait
irruption dans le Monde, et ouvre un domaine entièrement nouveau à
l'Évolution. En l'Homme, sous les apparences d'une simple « famille »
zoologique nouvelle, c'est en fait une deuxième espèce de Vie qui
commence, avec son nouveau cycle d'arrangements possibles et son
enveloppe planétaire spéciale (la Noosphère).

3) Développement de la Co-réflexion
(et montée d'un Ultra-Humain).

Appliqué au grand phénomène de la Socialisation humaine, le cri-


tère de Complexité-Conscience donne des indications décisives. D'une
part, dans la société humaine, un irrésistible et irréversible arrange-
ment technico-culturel, de dimensions noosphériques, est manifeste-
ment en progrès. Et d'autre part, par effet de co-réflexion, l'esprit hu-
main ne cesse de s'élever collectivement (grâce aux liaisons tissées par
la technique) à la perception de dimensions nouvelles : organicité évo-
lutive et structure corpusculaire de l'Univers, par exemple. Le couple
« organisation-extériorisation » reparaît, ici avec évidence. Ce qui
veut dire que, sous nos yeux, le processus fondamental de Cosmogé-
nèse continue à opérer comme avant (ou même repart de plus
belle) 93 . Considéré dans sa totalité zoologique, [235] l'Humanité offre
le spectacle unique d'un phylum se synthétisant organico-
psychiquement sur lui-même. Vraiment une « corpusculisation » et

93 La seule différence étant que, à partir de l'Homme, tout à fait clairement, la


complexification cosmique prend la forme, non plus seulement d'un arrange-
ment trouvé fortuitement, par effet de grands nombres, - mais, ultimement,
dans ses portions les plus vives, d'un self-arrangement planné.
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 194

sur lui-même. Vraiment une « corpusculisation » et une centration (un


centrage) sur soi de la Noosphère as a whole.

4) Probabilité d'un point critique


d'Ultra-reflexion en avant.

Si on l'extrapole dans le futur, la convergence technico-mentale de


l'Humanité sur elle-même impose la prévision d'un paroxysme de
co-réflexion, à quelque distance finie en avant de nous dans le
Temps : paroxysme qui ne peut se définir mieux (ni même autrement)
que comme un point critique d'Ultra-réflexion. Nous ne saurions natu-
rellement imaginer ni décrire un tel phénomène (qui implique appa-
remment une évasion hors de l'Espace et du Temps). Cependant, cer-
taines conditions énergétiques précises auxquelles l'événement prévu
doit satisfaire (activation croissante à son approche, chez l'Homme, du
« goût d'évoluer » et du « vouloir vivre ») nous obligent à penser qu'il
coïncide avec un accès définitif à l'Irréversible (puisque la perspective
d'une Mort totale arrêterait net, par découragement, la suite de
l’Hominisation).
C'est à ce terme supérieur de la co-réflexion (c'est-à-dire, en fait,
de 1'unanimisation) humaine que j'ai donné le nom de « Point Omé-
ga » : foyer cosmique personnalisant d'unification et d'union.

5) Vraisemblance d'une réaction (ou « réflexion »)


d'Oméga sur l'Humain en cours de co-réflexion
(Révélation et Phénomène chrétien).

Plus on réfléchit à la nécessité d'un Oméga pour soutenir et animer


la continuation de l'Évolution hominisée, plus on s'aperçoit de deux
choses :

- la première, c'est qu'un Oméga purement conjecturé [236] (pu-


rement « calculé ») serait bien faible pour entretenir au cœur de
l'Homme une passion suffisante pour le faire s'hominiser jus-
qu'au bout ;
Pierre Teilhard de Chardin, Les directions de l’avenir. (1973) 195

- et la seconde c'est que, si Oméga existe réellement, il est diffi-


cile de concevoir que son suprême « Ego » ne se fasse pas di-
rectement sentir comme tel, de quelques manières, à tous les
« ego » inchoatifs (c'est-à-dire à tous les éléments réfléchis) de
l'Univers.

De ce point de vue, la vieille et traditionnelle idée de «révélation »


reparaît, et se ré-introduit (cette fois par voie de biologie et d'énergéti-
que évolutive) en Cosmogénèse.
Et, de ce point de vue aussi, le courant mystique chrétien prend une
signification et une actualité extraordinaires.
Car s'il est vrai que, de toute nécessité énergétique, le processus de
complexité-conscience exige absolument, pour s'achever, la chaleur
de quelque Foi intense, - il est également vrai (la chose saute aux yeux
pourvu qu'on se donne la peine de faire un tour d'horizon) qu'aucune
Foi n'est présentement en vue, capable d'animer pleinement (en l'amo-
risant) une Cosmogénèse de convergence, excepté celle en un Christ
« plérômisant » et « parousiaque », in quo omnia constant * 94 .

Fin du texte

* New York, 14 janvier 1954.


94 « En qui tout subsiste », Col. 1, 17. (N.D.E.)

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