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Applied Physical Geography

Geosystems in the Laboratory 10th


Edition Thomsen Solutions Manual
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The Project Gutenberg eBook of Le Diable au
Sahara
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Title: Le Diable au Sahara

Author: Pierre Mille

Release date: August 27, 2023 [eBook #71499]

Language: French

Original publication: Paris: Albin Michel, 1925

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images


generously made available by the Polona digital library)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE


AU SAHARA ***
PIERRE MILLE

LE DIABLE
AU SAHARA

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR


PARIS, 22, RUE HUYGHENS, 22, PARIS
DU MÊME AUTEUR

Chez Calmann-Lévy :

Sur la Vaste Terre ; Barnavaux et quelques Femmes ; La Biche


écrasée ; Caillou et Tili ; Louise et Barnavaux ; Le Monarque ;
Sous leur Dictée ; Nasr’Eddine et son Épouse ; Trois Femmes.

Chez P.-V. Stock :

Paraboles et Diversions (1913).

Chez Flammarion :

La Nuit d’Amour sur la Montagne.

Chez G. Crès :

En Croupe de Bellone ; Le Bol de Chine ; Mémoires d’un Dada


besogneux.

Chez J. Férenczi :

Histoires exotiques et merveilleuses ; L’Ange du Bizarre (1921) ;


Myrrhine, Courtisane et Martyre (1922).

Chez Albin Michel :

La Détresse des Harpagons ; L’Illustre Partonneau.

Aux Éditions de France :

La Femme et l’Homme nu, en collaboration avec A. Demaison.


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

75 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE NUMÉROTÉS A LA PRESSE


DE 1 A 75

125 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL VINCENT MONTGOLFIER


NUMÉROTÉS A LA PRESSE DE 1 A 125

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.


Copyright 1925 by Albin Michel.
LE DIABLE AU SAHARA

LE DIABLE AU SAHARA

Ceci est encore une histoire, la dernière histoire peut-être, de


mon ami Barnavaux, que la guerre m’a tué. Mais, avant de la conter,
ne faut-il pas que j’explique ?…
Voici deux siècles déjà que Philippe d’Orléans, régent de France,
se plaignait d’avoir dépensé vingt mille écus pour voir le diable et de
ne l’avoir point vu. Mon regret est pareil. On dirait que, dans cette
misérable demeure qui est mon corps, ma sensibilité et ma raison
habitent deux étages différents, et qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura
jamais d’escalier. Je ne sais quoi, tout au fond de moi-même, de
fabuleusement antique, venu d’ancêtres oubliés, sauvages,
frémissants, intelligents et ignorants, cherchant à comprendre
l’immense mystère du monde et ne sachant même pas qu’ils avaient
un cerveau — pensant, si je puis dire, comme des bêtes qui auraient
une manière de génie — je ne sais quoi de barbare, de rétrograde et
d’inquiétant voudrait me persuader que l’univers est peuplé
d’ombres, de forces puissantes, conscientes, malicieuses ou
bienveillantes ; que les morts vivent, près de moi, d’une autre vie,
que mes songes nocturnes sont vrais, d’une vérité magique et
magnifique, draguant mes yeux fermés vers un avenir obscur ; que
le mal, le bien sont des êtres, des satans ou des dieux, aux mains
amicales ou funestes, au visage accueillant ou sinistre… Là-dessus,
ma raison interroge, suppute, analyse, et ne trouve rien ! Rien que
fraude, mensonge, hypothèse, doute, doute, encore doute. Je ne
puis plus garder qu’une curiosité, que dis-je, une perversité littéraire,
et quelque autre chose qui n’est peut-être qu’un instinct primitif,
subitement remonté à la surface de mon désir, comme la jalousie ou
le besoin de verser le sang.
Pourtant, pourtant, il y a mes rêves. J’ai lu beaucoup de choses
sur les rêves, je sais à peu près tout ce qu’en ont dit ces savants qui
prétendent toujours tout expliquer. La dernière hypothèse, et la plus
séduisante — la plus séduisante, on ne sait comment, se trouvant
toujours la dernière, — est que notre cerveau pensant est composé
de cellules qui ne se touchent point, mais jettent les unes vers les
autres des tentacules qui se cherchent et peuvent entrer en contact.
On appelle ça des neurones. A l’état de veille, ces neurones
s’associent d’une façon normale, habituelle : alors on n’a que des
pensées et des images normales, habituelles. Dans le sommeil, ils
contractent d’autres mariages, étranges et désordonnés : c’est le
rêve. Mais alors ils ne peuvent vous donner que ce qu’on y a mis ; ils
n’inventent pas, ils ne prévoient pas, ils ne prédisent pas. Tout au
plus pourrait-on dire que, par un secret instinct, ils tendent à achever
dans le rêve ce qu’on avait laissé incomplet, ou volontairement
repoussé, dans la vie diurne ; ou bien qu’ils s’amusent à ressusciter
de très vieux souvenirs…
Je les connais, ces rêves-là, je les connais très bien… mais il en
est d’autres, et ce sont eux qui me hantent, par quelque chose
d’inexplicable et de mystérieux, parce qu’ils ne finissent rien qui fût
jamais commencé en moi dans l’espace connu du monde extérieur
— et qu’ils reviennent, qu’ils reviennent perpétuellement, toujours
aussi mystérieux, inexplicables. Phénomène assez caractéristique,
et singulier : alors que, le matin, la mémoire des autres rêves
s’efface, quelle qu’ait été leur intensité, quels que soient les efforts
qu’on fait pour les ramener à la surface de la conscience, ceux-là
demeurent présents, ils ne vous quittent pas, ils vous harcèlent,
comme l’introuvable solution d’un problème ; et l’on pense :
« Pourquoi, pourquoi ? qu’est-ce que cela peut signifier ? »
Ce qui me revient ainsi, aux heures où je dors, ce sont des
paysages et surtout des maisons — des maisons où je suis sûr de
n’être jamais allé, que je suis certain de n’avoir jamais vues. Une
maison particulièrement. Elle est située dans un parc où il y en a
d’autres, dont elle n’est séparée par nulle muraille, nulle clôture
d’aucune sorte, et qui, à mes regards, se présentent toujours dans le
même ordre, avec le même aspect. Je pourrais tracer la topographie
de ces lieux, que rien ne m’autorise, pourtant, à croire réels. Mais la
seule où je pénètre, avec l’idée que j’ai quelque chose à y faire, je
ne sais quoi, mais important, est toujours la même. Elle a un air
d’abandon et d’ennui plutôt que de tristesse, — et la pièce du milieu,
le salon probablement, est si vaste que le plafond en paraît bas. Il y
a deux colonnes de bois qui soutiennent la poutre qui le traverse, et,
sur une table de marqueterie, un vieux châle des Indes qui sert de
tapis. Mais je sais que la table est en marqueterie parce qu’on en
voit les pieds et une espèce de tréteau contourné qui les unit. Dans
un angle, un piano droit, très ordinaire, mais de physionomie
vieillotte ; et, sur les murs, des portraits de gens que je ne connais
pas, et dont je me souviens, d’ailleurs, plus vaguement. Je suis là
comme en visite, j’attends quelqu’un — et ce quelqu’un n’est jamais
venu, bien que je retourne là, dans mes rêves, deux ou trois fois par
an depuis dix ans, souvent davantage. La saison où je crois
accomplir cette visite est régulièrement la même ; c’est à la fin de
l’automne, un jour de pluie, lamentable, et, par les fenêtres de la
pièce, j’entends pleurer les branches d’un grand cèdre que j’ai déjà
vu sur la pelouse, avant d’entrer.
C’est, au contraire, en plein été que je vois — mais plus rarement
— deux grandes villes très lointaines. L’une se trouve, selon mon
rêve, dans une île très vaste, et je m’y rends en tramway, de la
campagne, par une route qui suit la mer. Les avenues sont très
larges, les demeures, spacieuses, sont cachées derrière des jardins.
Mais il y a aussi de petites rues très populaires, et dans l’une d’elles
se trouve une boutique où j’entre pour acheter des cigares très
longs, très noirs, déjà coupés en demi-losange à leur extrémité. Il y a
un arbre qui passe à travers le toit. L’autre ville a des maisons très
hautes, avec des colonnades à tous les étages, et l’entre-deux de
ces colonnades est rempli de fleurs ; il y a aussi des parterres de
fleurs devant les rez-de-chaussée. Mon idée est que je suis là par
méprise, et que je me suis trompé de quartier. Je cherche quelque
chose ou quelqu’un qui ne doit pas être là — et pourtant je suis gai,
ineffablement gai. Il me semble qu’il doit habiter partout du bonheur
dans ces rues, je voudrais rester… J’ignore pour quelle raison je me
figure que c’est quelque part dans les États-Unis du Sud, où je ne
suis jamais allé.
Le plus étrange, c’est que je ne rencontre jamais personne :
personne dans la ville exotique aux beaux jardins, sauf la négresse
qui me vend des cigares ; personne, pas une âme, dans la ville
somptueuse aux colonnades de marbre, aux parterres de fleurs :
c’est un silence illimité, sous un soleil qui n’accable pas, illumine
tout ; personne dans la maison triste, incompréhensiblement triste,
que je ne hante jamais qu’en automne et sous la pluie. Je passe
dans tout cela, éperdu de solitude, avec la conviction qu’il va
m’arriver, dans les deux premiers cas, quelque chose de délicieux ;
dans le dernier, je ne sais quoi d’angoissant, mais que je voudrais
savoir — Et il n’arrive jamais rien ! Je me réveille…
Et puis, quelques mois après, ça recommence.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Je mène une vie très active, je ne
fume pas l’opium, je ne me suis adonné à nul poison, je ne bois
guère que de l’eau, je mange à peine le soir. Je n’ai aucune tare,
héréditaire ou acquise. Et deux ou trois fois l’an au moins, je le
répète, il me semble que je suis sur le seuil d’une autre vie, avec le
désir de franchir ce seuil — et puis, plus rien !…

Une seule fois, au cours de mon existence, j’ai cru découvrir une
raison à ces mystères. J’étais alors tout enfant. Je rêvais
fréquemment que ma bonne me conduisait à travers un corridor
jusqu’à une porte qui me causait une horreur indicible : pesante,
méchante, peinte d’un jaune hideux, avec une énorme serrure et de
gros verrous ; et je tirais sur le tablier de cette fille pour qu’elle
m’emmenât.
Cette porte n’existait pas dans la maison. Mais, après la guerre
de 1870, on termina une aile qui était en voie de construction avant
l’arrivée des Allemands. Et, quand je voulus pénétrer dans cette
bâtisse neuve, au sommet de trois marches qui donnaient sur
l’ancienne lingerie, je vis la porte. C’était elle ! Et j’eus la même
impression d’effroi, j’éprouvai le même besoin de fuir. Éveillé, je tirai
sur le tablier de ma bonne comme je l’avais fait dans mes rêves, un
an auparavant : et c’était une aile neuve, je le répète, un passage où
aucun souvenir ne pouvait être attaché !
Ce fait contribua beaucoup à me guérir de mes terreurs puériles.
Ce ne fut que beaucoup plus tard, quand je fus devenu presque un
homme, que je demandai par hasard à ma mère pourquoi on avait
mis à l’entrée de ce bâtiment neuf une porte si laide, et qui ne
paraissait pas être du même style que celui-ci.
— … Une économie, me répondit ma mère. On avait retrouvé
cette porte dans le grenier, en faisant des rangements, après le
départ des Prussiens. Elle y avait dormi plus de cinquante ans…
Jadis, c’était elle qui fermait l’escalier, du temps de Mme de
Normond.
— Du temps de Mme de Normond !
… Mme de Normond était l’une des anciennes propriétaires de la
maison, au début du XIXe siècle. Elle avait pour mari un homme qui
voulait l’assassiner et qui, du reste, finit par passer en cour
d’assises. Quand M. de Normond parvenait à s’introduire au rez-de-
chaussée, sa femme, folle de terreur, se réfugiait au premier étage.
Et elle avait fait barrer l’escalier d’une porte — cette lourde porte-là,
avec son énorme serrure et ses gros verrous.
… Mais comment ai-je rêvé cette porte avant de l’avoir jamais
vue, pourquoi me faisait-elle peur avant de la connaître ? Pourquoi,
d’avance, ai-je revécu les épouvantes de cette femme harcelée par
la haine ? Mais puis-je jurer, d’autre part que, tout enfant, je n’avais
pas entendu conter l’histoire de Mme de Normond, n’en gardant
qu’une impression d’effroi, non le souvenir, qui ne me revenait,
imprécis, diffus, qu’au cours de mon sommeil ?… Je suis ainsi ; tout
homme est ainsi ; il y a en nous un primitif pour lequel la seule
explication est l’explication mystique — et un sceptique
contemporain qui veut trouver à toutes forces autre chose — qui
trouve, n’importe comment.

Tout homme, je vous dis ! Même Barnavaux, qui a presque vu le


Diable, et n’y a pas cru. Il ne me l’avoua que par hasard ; c’est pour
cette cause que j’ai lieu de croire à sa sincérité.
Comme nous remontions, lui et moi, la rue Saint-Jacques, un
prêtre dont la soutane un peu usée luisait aux épaules, nous croisa,
venant en sens inverse. Je ne le vis qu’un instant ; c’est
inconsciemment, sans doute, que ma mémoire recueillit le regard
encore très jeune de son visage vieilli avant l’âge, tanné de ce hâle
rouge des peaux blondes qui longtemps ont recuit au soleil : le
regard pur, enthousiaste, ingénu, d’un enfant qui pense à son jeu.
Barnavaux — mon Barnavaux, en uniforme de la « coloniale »,
avec le passepoil jaune et l’ancre au képi — rectifia tout de suite la
position ; il salua. Le prêtre rendit le salut en levant son chapeau,
d’un geste doux et poli, puis, obliquant par la rue des Écoles, gravit
les degrés qui montent au Collège de France.
Barnavaux témoigne d’ordinaire moins de respect pour le
costume ecclésiastique. Ce n’est pas qu’il soit anticlérical : sur ces
choses-là, il n’a pas d’opinion ; il n’y pense que rarement, ou pas du
tout. Mais il a sa superstition, comme la plupart des hommes dont la
vie est livrée aux risques et aux périls ; sans se l’avouer peut-être à
lui-même, il demeure persuadé que les curés, ça porte malheur.
Association d’idées assez fréquente chez les âmes simples : de ne
rencontrer les ecclésiastiques, d’habitude, qu’au chevet des
mourants, les catholiques attiédis ou indifférents qui ont oublié le
chemin des églises induisent que ceux-ci ont conclu un pacte avec
la mort, et la provoquent. Barnavaux crut devoir excuser sa
faiblesse :
— C’est le père d’Ardigeant…
— D’Ardigeant, le spécialiste des langues touareg et berbères,
l’explorateur du Sahara, correspondant de l’Institut ?
— Oui, fit Barnavaux, dont les idées sur la philologie sont un peu
vagues. Un interprète, quoi ! C’est commode, les missionnaires, pour
faire interprète : ils restent tout le temps dans les pays, ils finissent
par savoir la langue, les usages, et tout. Ça n’est pas malin : ils n’ont
rien à faire !
Cette définition me parut manquer légèrement d’exactitude.
Toutefois je ne songeai pas à la discuter. Moi aussi, aux yeux de
Barnavaux, je suis un homme qui n’a rien à faire : du moment qu’on
ne fait pas les mêmes choses que lui, il ne comprend pas. C’est
naturel. Mais il ajouta :
— Ça n’empêche pas que celui-là, il m’a rendu tout de même
service, une fois !
— Il vous a soigné ?
— Soigné ? fit-il en haussant les épaules. Si on est malade, il y a
l’ipéca, la quinine, et des fois les majors. Si on est blessé, il y a le
pansement individuel, et des fois aussi les majors. Soigné ! Celui-là,
il aurait pu qu’il n’y aurait pas pensé. Il n’est pas porté à faire
infirmier, ça n’est pas son genre. Il veut toujours rester tout seul.
C’est pour ça qu’il s’est mis explorateur. Quand il arrive du monde
dans un endroit, que les militaires y créent un poste, il va plus loin,
ailleurs… Il m’a expliqué un jour que c’était plus économique d’être
tout seul, et que, dans le désert, quand il n’y a plus de civilisation,
qu’il n’y a plus rien, on peut vivre avec trente francs par mois, plus
dix francs au boy qui vous sert la messe. C’est un drôle de type ; je
crois qu’il est un peu marteau. Je me souviens qu’un jour il était avec
des officiers, à Igli. Et les officiers disaient : « Comme la vie va plus
vite, à mesure qu’on vieillit ; les années, c’est comme des mois ; les
mois, comme des semaines. Surtout ici, où on fait tout le temps la
même chose, et où on ne voit rien ! » Tout à coup, j’entends le père
d’Ardigeant qui crie : « On dit ça !… oui, oui, on dit ça, Mais pourtant,
ça dure ! Ça dure toujours, malheureusement ! »
Et il avait l’air si désolé, si désolé ! J’ai senti qu’il souhaitait la
mort tous les soirs, cet homme, que la mort lui ferait plaisir.
Pourquoi ? Je ne sais pas. Il n’a jamais rien fait de mal, même quand
il était lieutenant de chasseurs avant d’être curé. Car il était
lieutenant de chasseurs, pour commencer. Je me suis renseigné…
Enfin, c’est son opinion, il croit qu’il ne sera parfaitement heureux
que dans l’autre monde. C’est curieux, n’est-ce pas ? Moi, voilà
quinze ans que je risque ma peau pour pas cher et j’ai toujours
désiré vivre. Celui-là quand les officiers parlaient devant lui — ça
peut arriver, on ne faisait pas toujours attention qu’il était là — d’un
tas de choses qui auraient pu le scandaliser, et qu’ils lui disaient tout
à coup : « Pardon, père d’Ardigeant, il faut nous excuser ! » il
répondait, comme s’il sortait d’un rêve : « Vous excuser ? Ce n’est
pas la peine. Mais pourquoi faire ? Toutes ces choses-là, pourquoi
faire ? A quoi ça sert-il ? »
Je pourrais encore longtemps vous en conter sur lui : quand on
l’a vu une seule fois, on ne l’oublie plus ; il n’était fait comme
personne ; ses mots les plus simples n’avaient pas l’air de signifier
ce qu’ils auraient voulu dire dans la bouche d’un autre. Mais ce n’est
pas ça qui vous intéresse. Vous voulez savoir le service qu’il m’a
rendu ? Ça n’est pas grand’chose, si l’on veut, et ce n’est peut-être
pas vrai ! Quand j’y pense avec mon bon sens, je ne veux plus y
croire : mais quand je me rappelle ma peur, à ce moment-là !…

Et faut vous dire d’abord qu’on était parti d’Amguid, en plein


Sahara, pour conduire à In-Zize, où se trouvait le colonel Laperrine,
des chameaux qui venaient du Touat ; et on n’était qu’une toute
petite troupe, commandée par l’adjudant Tassart. Pas un véritable
officier parmi nous : vous savez comment il travaillait, le colonel : le
moins de frais possible, le moins d’Européens possible, et le plus de
gens du désert possible, Arabes ou Berbères, sachant soigner les
chameaux que les Européens laissent crever. Nous étions en tout
six Français : l’adjudant Tassart, déjà nommé, Muller, que vous avez
déjà vu avec moi, et qui est à Paris en ce moment — il pourra vous
dire si je vous ai dit la vérité — Barnavaux, ici présent, Malterre,
Coldru, simples soldats, et le père d’Ardigeant, qui ne devait faire
caravane avec nous que pendant la moitié de la route. Un peu plus
loin que Telloust — pas le Telloust de l’Aïr, un autre, qui est dans les
collines de l’Ahnet — il devait obliquer à l’Est pour aller tout seul
dans l’Ahaggar, tandis que nous continuerions au Sud, pour arriver à
In-Zize.
L’adjudant Tassart n’était pas un vieux pied-de-banc comme il y
en a en France, embêtant les hommes pour le service, et parlant
toujours de les f… dedans. Il n’en faut pas au désert, de ceux-là !
C’était un type assez jeune, qui avait de l’éducation, en passe de
devenir officier, mais peut-être un peu loufoc. Tout le monde a sa
marotte, au Sahara : pour les uns, c’est la photographie, pour les
autres l’histoire naturelle, la botanique ou la géologie ; mais pour lui,
c’était ce qu’il appelait les « sciences occultes ». Il recevait de
France des tas de revues et de bouquins sur le spiritisme, les
fantômes des vivants et des morts, les phénomènes de médiumnité,
qu’il appelait : et toutes ces machines-là, ça faisait comme sa
religion à lui ; il était tout le temps à faire de la propagande.
On n’a pas été plus tôt parti qu’il a commencé. Nous autres, on
ne savait pas. On avait eu, dans son existence, à s’inquiéter d’autres
choses que de ça. Moi, j’en avais entendu parler, j’avais bien lu des
histoires là-dessus, quand j’étais en France, mais ça ne m’intéressait
pas, ça ne m’inquiétait pas, et… je n’y croyais pas ! Ça m’avait
toujours paru des contes comme ma bonne femme de mère m’en
faisait pour m’endormir, quand j’étais petit. Mais je laissais parler
Tassart ; en chemin, ça tue le temps ! Et le père d’Ardigeant écoutait
comme il écoutait tout, avec l’air d’être ailleurs, bien loin. Tout de
même, à la fin, je lui ai demandé, et assez respectueusement, parce
que je savais que, avec son air de n’y pas toucher, c’était un savant
qui avait de la réputation à Paris dans les académies, comme qui
dirait le grand état-major des savants :
— Vous croyez que ça peut exister, tout ça, mon père ? Vous
croyez que c’est arrivé ?
Il a répondu bien doucement, bien poliment :
— L’Église ne dit pas que ça ne peut pas exister. Elle professe
l’immortalité de l’âme… alors les âmes peuvent apparaître, hors de
leur corps, ou se faire connaître. Jusqu’au jour où Notre Seigneur
est venu, elles apparaissaient, et lui-même est apparu, après sa
mort. Et les hommes, avant lui, passaient leur temps à avoir peur,
atrocement peur des morts. Mais depuis qu’il a institué l’Église, ça
s’est arrangé. L’Église a pris ses précautions pour que les hommes
soient plus tranquilles ; les âmes qui sont sauvées vont au ciel, les
autres en enfer. Et saint Pierre a sa clef, Lucifer sa fourche, pour les
empêcher de sortir. C’est mieux ainsi, c’est bien mieux.
— Mais alors, je demande, il ne peut plus rien se passer,
maintenant ?
— Si ! fait le père d’Ardigeant, à cause du diable ! L’Église ne nie
pas que le diable existe. En Europe, et dans les autres pays
chrétiens, surtout les pays catholiques, il a perdu beaucoup de sa
puissance : il est combattu par la prière, par les sacrements. Ailleurs,
chez les hérétiques, il est déjà plus fort : c’est pour cela qu’il y a plus
de spirites, de médiums, de sorciers chez eux. Un jésuite anglais,
qui s’appelait Benson, je crois, a déjà expliqué ça très bien…
— Et dans les pays qui ne sont même pas hérétiques, pas
chrétiens du tout, les pays musulmans, comme celui-ci, et le pays
des nègres qui ont des fétiches ?
— Ces pays-là, répond le père d’Ardigeant, très sérieux, c’est à
Lui ! C’est son Empire. Il faut y faire attention, très attention, je vous
assure… »
C’était déjà beaucoup parlé pour lui. Il ne dit plus mot. Mais
Tassart haussa les épaules. Tout ça, selon lui, ne signifiait rien ; ce
n’était pas scientifique. Ce qui était scientifique, c’était de savoir si
les « phénomènes » existaient ou n’existaient pas. Telle est la seule
attitude qui convienne à un homme consciencieux. Une fois
démontré qu’ils existent, on peut s’occuper de savoir s’ils viennent
de Dieu, ou du diable, ou d’une force qui n’est ni l’un ni l’autre,
comme ça paraissait plus probable, à son avis.

C’est en discutant sur tout ça, entre nous, car le père d’Ardigeant
ne disait rien, qu’on arriva enfin à Telloust, un trou circulaire où il y a
toujours de l’eau, et qui a été autrefois le cratère d’un volcan, à ce
qu’on prétend. A côté, dans les anciens jours, les indigènes ont
construit un bordj, comme ils disent, une espèce de maison-
forteresse, carrée, en terre battue, sans fenêtres à l’extérieur : vous
voyez ça d’ici.
Le père d’Ardigeant devait nous quitter le lendemain avec le boy
qui lui servait sa messe — ce qui était d’autant plus drôle que ce
boy, je crois, n’était même pas chrétien : le père ne s’est jamais
soucié de convertir personne — et trois chameaux seulement : vous
voyez qu’il ne s’inquiétait pas de son confortable.
C’était grand, dans l’intérieur de la maison-forteresse. Nous lui
avons dit : « On pourra vous loger ici, il y a de la place ! » Mais il
secoua la tête : « J’ai une tente, dit-il, une toute petite tente. Je vais
la dresser dehors. »
Nous savions qu’il faisait ainsi toutes les fois qu’il pouvait ; ce
n’était pas mépris de nous : il n’était heureux que le plus seul
possible, j’ai déjà essayé de vous le faire comprendre. Mais il
accepta de souper avec nous, sur le toit de la maison, un toit en
terrasse, sans balustrade, à la mode arabe, où on aurait plus de
fraîcheur.
Ce fut d’abord un repas assez gai ; nous n’avions guère que des
conserves — les ressources du pays sont nulles — et nous
mangions sur une table en bois blanc. Je la vois encore, cette table,
je la vois trop, je n’aime pas me rappeler : elle avait été bâtie par je
ne sais quel charpentier à la manque, un légionnaire ou un
« joyeux », je suppose — ces gens-là savent tout faire à peu près —
qui avant nous avait passé quelques jours dans ce poste : le dessus,
des voliges de caisses d’emballage mal rabotées, et les quatre pieds
épais, massifs, pris à même une vieille porte arabe qu’on avait sciée
en long, dans le sens du fil du bois. C’était très lourd et ce n’était pas
beau : mais ça suffisait pour y étaler son assiette de fer-blanc et le
couvert en aluminium de Tassart, qui a des prétentions à l’élégance.
Lui, Tassart, qui avait l’air assez excité, bavardait toujours sur sa
manie : « Je ne vous dis pas que tout soit vrai ; je ne vous dis pas
qu’il n’y ait des fraudes, mais tout n’est pas faux ! Tout ne peut pas
être faux. Vous entendez ! Par exemple, c’est un fait que les tables
tournent, et répondent quand on leur pose des questions. Ce
qu’elles disent, il est possible que ça soit des blagues ; mais ça
m’est égal : l’important, ce qu’il faut admettre, c’est qu’elles parlent,
et qu’on n’a jamais pu expliquer pourquoi.
— Mon adjudant, fis-je sans presque y penser, vous ne feriez pas
tourner celle-là ! »
Je lui disais ça parce que cette table pesait bien dans les
quarante kilos : un monument ! Nous l’avions laissée là où nous
l’avions trouvée, à peu près au milieu de la terrasse ; elle avait l’air
vissée sur le dessus de ce toit plat. Et comme elle était plus longue
que large, nous étions assis sur les deux côtés longs tandis que
Malterre et Coldru se trouvaient seuls sur les côtés courts. Le père
d’Ardigeant était sur un des côtés longs, avec moi.
Le père me regarda comme si j’avais dit une bêtise, ou commis
une imprudence, puis il plongea bien sagement les yeux dans son
assiette. Il avait raison de se méfier, car Tassart déclara tout de
suite :
— Pourquoi pas ? On peut essayer. Et ce serait une preuve, ça,
une preuve : une table que vous auriez de la peine à remuer en vous
y mettant tous à la fois, avec toutes vos forces !
Nous autres, on ne demandait pas mieux. C’était une distraction :
il n’y en a pas tant, dans ces pays-là. Et puis on ne voulait pas
croire, mais Tassart avait quand même soulevé notre curiosité ; on
voulait voir. Je dis pourtant :
— Mon adjudant, attendez qu’on ait fini de manger : il faut bien
ranger la vaisselle !
Le père d’Ardigeant me jeta un regard où il y avait de la
reconnaissance : il ne voulait pas assister à ça. Il prit tranquillement
le café avec nous, mais se leva tout de suite après. On ne le retint
pas. Ça nous aurait gênés, nous aussi, qu’il restât : on n’aurait plus
osé ; on n’aurait pas voulu lui faire de la peine.
Il descendit l’escalier, et nous le vîmes entrer dans sa tente, puis
en ressortir avec son bréviaire. Il s’éloigna dans le bled. Nous
distinguâmes assez longtemps sa longue silhouette mince, à cause
de la lune. Il avait pourtant l’air d’avoir un remords, il hésitait, il revint
sur ses pas, il cria :
— Ne faites pas ça ! Je vous assure que c’est dangereux ! Ne
faites pas ça !
Tassart répondit en rigolant :
— Revenez donc, M. le curé ! Nous vous donnerons des
nouvelles des âmes du Purgatoire !
Alors, puisqu’on se fichait de lui, il repartit et disparut derrière une
dune.

Vous les connaissez, les clairs de lune du Sahara ! C’est


extraordinaire… extraordinaire, magique, quoi ! Ça doit être à cause
de la sécheresse de l’air : la lumière est d’une blancheur bleue, pas
douce, méchante même, plus forte que celle des globes électriques
autour des Halles, à Paris. Et tout devient blanc, d’un blanc bleu
invraisemblable, dans le paysage : blanc comme de la neige, bleu
comme de la glace. On ne se croirait plus au Sahara, mais au pôle,
au milieu des ice-bergs ; c’est affolant, ça fait battre le cœur, quand
on n’a pas l’habitude : cette nuit-là, sans doute à cause de ce qu’on
allait faire, ça nous fit battre le cœur, malgré qu’on eût l’habitude.
On avait desservi la table. Elle aussi, quoiqu’il n’y eût pas de
nappe, était toute blanche sous la lune. Nous avions repris nos
places. Je dis à Tassart :
— Je suis tout seul de mon côté, maintenant que le père est
parti. Ça ne marchera jamais.
— Ne t’inquiète pas de ça, commanda-t-il, et fais comme je fais. »
Et il nous montre comment il faut placer ses doigts sur la table,
sans que les mains se touchent et, sans appuyer. Bon ! On attend un
petit moment : rien ne se passe. Muller observe :
— Je vous dis que la table est trop lourde. Et puis, c’est des
blagues.
Et je le vois qui essaie de pousser, pour rire. Mais la table était
trop lourde, en effet, et Tassart l’attrape comme du poisson pourri :
— Si tu essaies de pousser, je te fais faire la marche à pied, cette
nuit, à côté de ton chameau, ton barda sur la tête. C’est sérieux !
Et alors, subitement, nous nous sentîmes très émus, sans savoir
de quoi. Nous attendions… La table craqua.
— Avez-vous entendu ? interrogea Tassart à voix basse.
Nous avions entendu, et nous fîmes « oui » de la tête.
Muller serrait les lèvres, peut-être pour ne pas claquer des
dents : ce qu’avait dit le père d’Ardigeant l’impressionnait. Moi, pour
me donner une contenance, je posai une question :
— Mon adjudant, si des fois la table veut causer, à qui voulez-
vous causer ?
Tassart ricana :
— A qui, à qui ?…
Il n’y avait pas songé. Il dit tout à coup :
— Eh bien, nom de Dieu, au Diable ! Puisque le père prétend que
c’est son patelin, ici… Un coup pour oui, deux coups pour non ! »
Juste à cet instant, la table leva un de ses pieds, lentement, et le
baissa, lentement. Plus lentement, je l’aurais juré, que si ce pied
était retombé tout seul. Nous étions un peu saisis, vous comprenez.
Tassart seul eut un mouvement de fierté satisfaite : l’expérience
réussissait ! Mais il avait aussi un petit tremblement dans la voix en
demandant :
— C’est toi ?… Celui que nous avons appelé ?
— Au lieu de répondre, au lieu de frapper encore un coup, voilà
que cette table, ce monument de table, cet immeuble par
destination, se met à danser, à danser ! Parfois elle glissait, ses
quatre pieds à terre, comme pour une valse ; parfois elle en levait
un, ou deux, peut-être trois, je ne sais plus. Elle avait l’air de faire
des grâces, de faire de l’esprit, de suivre un air qu’on n’entendait
pas. Elle pressa la mesure, et ça changea : des nègres, des nègres
qui dansent, avec leurs sorciers, leurs danses de démons. Elle
cavalcadait, cavalcadait ! Et avec un bruit ! C’était comme des sabots
cornés qui frappaient le sol de la terrasse. Les sabots d’un être
malin, perfide. Nous nous essoufflions à la suivre, et nous étions
obligés de la suivre : nos doigts étaient comme collés sur elle. Une
idée qu’on se faisait, ou la vérité ? N’importe : nous étions
convaincus qu’on ne pouvait pas les décoller.
A la fin, pourtant, elle resta tranquille un moment, comme pour
reprendre haleine elle-même, et Tassart lui cria courageusement —
oui, hein ? c’est bien courageusement qu’il faut dire ! — mais avec
une voix toute changée :
— Si c’est toi, parle, au lieu de faire des bêtises !
Ce fut comme s’il avait touché un cheval de sang avec un fer
rouge. La table se cabra ! Je ne trouve pas d’autre mot. Elle se
dressa sur deux de ses pieds, les pieds du côté où se trouvaient
Tassart et Muller, et marcha, par bonds furieux, de mon côté, le côté
où j’étais tout seul ! Une bête féroce ! On aurait dit qu’elle avait des
mâchoires. Et ce qu’il y a d’incompréhensible, ce qu’il y a de stupide
et de mystérieux, c’est que je tenais toujours mes doigts posés sur
elle, les bras en l’air, maintenant, sans pouvoir les détacher.
Elle avançait, elle avançait toujours, et me poussait vers le bord
de la terrasse, vers le vide. Tassart hurla :
— Retire-toi donc, retire-toi, imbécile ! Tu vas tomber !
Et j’essayais de crier :
— Mais retenez-la, arrêtez-la, vous autres ! Vous voyez bien
qu’elle veut me f… en bas !
Je sentais déjà un de mes talons ferrés grincer sur l’extrême
rebord de la terrasse. De mes doigts toujours si absurdement liés à
la table, j’essayais de la rejeter vers Tassart et Muller. Autant lutter
contre une locomotive ! Les deux autres, Coldru et Malterre,
suivaient le mouvement sans pouvoir l’empêcher. Nous poussions
des cris qui devaient s’entendre à dix kilomètres. Les goumiers
arabes qui s’étaient couchés dans la cour intérieure du bordj ou
dehors, sur le sable, s’étaient réveillés, levés. Ils dressaient les bras,
ils n’y comprenaient rien. Ils croyaient que les blancs se battaient
entre eux, voilà tout.
Du reste, ils n’auraient pas eu le temps de monter : encore une
seconde, et ils n’auraient plus qu’à ramasser mes morceaux, en bas.
Je tournai la tête, pour voir… On veut toujours voir, malgré
l’épouvante, à cause de l’épouvante.
Je vis les grandes dunes pareilles à des ice-bergs sous le clair
de lune, et, entre deux de ces dunes, le père d’Ardigeant qui se
pressait. Je ne sais pas ce qu’il fit : un signe de croix, une
conjuration ? Il était trop loin, je n’ai pas pu distinguer… Mais la table
retomba sur ses quatre pieds, si fort qu’elle en resta toute
tremblante, avec un air, on aurait dit déçu, irrité. Et, en même temps,
mes mains purent se détacher.
Tassart murmura tout haletant :
— Eh bien, par exemple !…
Moi, je m’essuyais le front. J’étais tout pâle ; je tombai sur une
chaise, le cœur démoli.
Le père d’Ardigeant regarda, constata sans doute que tout était
rentré dans l’ordre, et ne daigna même pas monter. Il s’occupa, avec
son boy, de démonter sa tente et de la plier : on devait repartir à trois
heures du matin, en pleine nuit, pour finir l’étape, avant que le soleil
fût trop chaud.

Et l’on repartit. Personne, d’abord, ne parla. On s’en voulait, on


se trouvait bête, et on avait peur, peur ; on ne voulait pas se
rappeler, et on se rappelait. On était dégoûté de soi, de ce qu’on
avait fait, et on avait peur, je vous dis, et le froid de la nuit, avec cette
peur, vous tombait sur les épaules. Puis on vit, à l’orient, une petite
clarté pâle, et bientôt ce fut le soleil, et bientôt une chaleur qui nous
parut bonne. Les chameaux marchèrent plus vite. On commença de
se rassurer. Muller, qui ne peut jamais garder longtemps la même
idée dans la cervelle, se mit à chanter. Il me dit à la fin, en clignant
de l’œil :
— Tassart, t’en a fait une bien mauvaise, hier soir !
Les autres rigolèrent. Personne ne voulait plus croire qu’à une
sale farce que Tassart m’avait jouée. Moi-même, je ne savais plus…
Le père d’Ardigeant mit son chameau au petit trot, et rejoignit
l’adjudant. Je l’entendis qui murmurait :
— Je vous l’avais bien dit, que c’était dangereux !…

… Cette singulière expérience de Barnavaux, il m’arriva un soir


de la conter à mon amie Anna Mac Fergus, que vous rencontrerez
encore au cours de ces pages. Peut-être alors me risquerai-je à
tracer son portrait, vous la verrez et la comprendrez mieux. Je n’en
dirai rien pour l’instant, sinon qu’elle est Écossaise : pleine du bon
sens le plus immédiat, même le plus terre à terre, et magnifiquement
superstitieuse : j’imagine que les primitifs, les vrais primitifs, devaient
être ainsi.
— … Votre ami le soldat, dit-elle, a vu, et n’a pas cru. Je ne m’en
étonne pas : il est Français. Les Français ont trop d’imagination.
— Belle raison ! L’imagination, au contraire, devrait leur servir à
voir même ce qui n’existe pas !
— Vous vous trompez. Elle leur sert, devant un fait, à s’en donner
des explications puisées dans le domaine de l’expérience, dans les
précédents, dans tout ce que vous voudrez que l’on connaît déjà : à
raisonner. Vous autres Français, vous raisonnez toujours. Les
Anglais ne raisonnent pas, ou très peu. Ils laissent agir leur
sensibilité. C’est pour cette cause qu’ils voient ce que vous ne voyez
point, plus fréquemment. On voit le diable, en Angleterre, ou des
fantômes, cent fois pour une en France.
— Et vous en avez vu ?
— Non. J’ai une sensibilité de second ordre, sans doute, une
sensibilité qui ne réalise pas… mais je crois à des forces, je sens
des forces. Je crois que l’amour, la haine, l’horreur, toutes les
passions, tous les sentiments intenses, créent dans le lieu où ils se
sont développés une ambiance qui continue à régner, à emplir ces
lieux. Et il se peut alors que ces forces se matérialisent… Moi, je
vous le répète, je n’ai jamais fait que les sentir.
« Trois ou quatre fois dans ma vie au moins. Je ne veux pas vous
ennuyer : Voici l’histoire d’une seule de ces fois-là.
« A cette époque, j’étais encore jeune fille, et j’allais passer assez
souvent le week-end — vous savez, les vacances du samedi au
lundi — chez une de mes amies nouvellement mariée. Le jeune
ménage avait loué, aux environs de Londres, une assez jolie maison
de campagne, très vaste, ni absolument vieille ni absolument neuve,
banale, en somme, et qui ne se distinguait de n’importe quelle autre
maison de campagne que par le loyer, qui était d’un bon marché
extraordinaire, et une énorme salle de billard. Eh bien, vous ne me
croirez pas, mais c’est un fait : cette maison était envahie, pénétrée
par la haine. Elle suait la haine ! Je sais parfaitement que cela vous
paraît absurde, mais c’est vrai, c’est vrai ; je vous jure que c’est vrai !
Je l’ai fréquentée durant plusieurs années, et mon impression
d’inquiétude alla toujours en grandissant.
« Vous me direz que j’étais malade, nerveuse. Est-ce que j’ai l’air
d’une malade ? Et à cette époque, je me portais mieux encore que
maintenant ; je me sentais à l’ordinaire heureuse, heureuse…
Heureuse comme seules peuvent l’être les jeunes filles qui ne
savent rien de la vie et qui en attendent tout. Et ce jeune ménage
était charmant. Je l’aimais, j’éprouvais le plus grand plaisir à me
trouver avec le mari et avec la femme. Cela n’empêche pas qu’à
partir du jour où ils s’établirent dans cette abominable maison, ce ne
fut qu’avec la plus grande répugnance que j’allai les voir. La salle de
billard surtout m’inspirait d’horribles frissons par tout le corps. Au
bout de quelques mois, je n’y serais plus entrée pour un empire. Et
quant à ma chambre, la chambre qu’on me réservait d’habitude !…
Les mensonges que j’ai inventés pour échapper à l’horreur d’y
passer la nuit ! Remarquez que je n’avais jamais eu la plus faible
idée qu’il pouvait exister, là ou ailleurs, le moindre « phénomène ».
Je ne crois pas aux fantômes et je suppose que je n’en verrai
jamais. Seulement, je ne pouvais dormir dans cette chambre. Je m’y
trouvais à la fois épouvantée et irritée… plus qu’irritée : exaspérée,
méchante.
« Je vous ai dit que, nous autres Anglais, nous n’avons pas
d’imagination. Je songeai donc : « Ce doit être le drainage qui est
out of order. Comment appelez-vous drainage ?
— Le tout-à-l’égout, traduisit quelqu’un, obligeamment.
— C’est moins joli ! fit-elle pudiquement… Alors je demandai au
mari de mon amie s’il n’y avait pas quelque chose de désorganisé
dans le drainage. Mais il me répondit qu’il l’avait fait entièrement
remettre à neuf avant d’entrer dans la maison. Il était bien l’homme à
ça : jamais je n’ai vu d’Anglais aussi Anglais ! Il avait encore moins
d’imagination que moi. Et pourtant cette maison était hostile.
Hostile ! Je ne trouve pas d’autre mot. Tout le monde s’y détestait.
Aussitôt que j’y avais pénétré, moi-même je perdais le contrôle de
mes nerfs. Lui, le mari, si calme, si parfaitement indifférent à ce qui
n’était pas les pures matérialités de l’existence, y devenait
insupportable, injurieux. Sa femme, que j’avais connue parfaitement
bien élevée, modérée, réservée dans tous ses gestes, dans ses
moindres paroles, y semblait sans cesse hors d’elle-même. On n’y
pouvait garder aucun domestique. C’était l’enfer, je vous dis, l’enfer !
« A la fin, je commençai à penser qu’il avait dû se passer quelque
chose de tragique dans cette maison. J’interrogeai le mari. Il me
répondit, en haussant les épaules, qu’elle avait appartenu dans le
temps à un « colonial » qui avait même fait bâtir la salle de billard,
parce qu’il aimait particulièrement ce jeu. Ledit colonial avait « mal
fini ». Je n’ai jamais pu en savoir davantage. Dans l’esprit de cet
homme-là, cela pouvait représenter les pires aventures et les pires
abominations, ou bien simplement qu’un soir il s’était allé jeter à
l’eau dans un accès de delirium tremens, après avoir bu trop de
whisky. Et c’était au nouveau propriétaire absolument égal. Il se
pouvait qu’il n’en sût pas plus qu’il n’en disait. On lui avait dit ça
comme ça, quand il avait loué la maison, et il n’avait jamais eu la
curiosité de prendre de plus amples renseignements. Pour moi,
j’étais trop jeune et trop bien dressée pour insister.
« Ne pensez pas, du reste, que je lui révélai mes soupçons. Je
sentais, je sentais « quelque chose ». Mais quoi ? J’aurais été bien
embarrassée pour l’expliquer, et j’avais autant de soin de ma
réputation d’être « comme tout le monde » que tout le monde. Si je
lui eusse avoué ma pensée de derrière la tête, il aurait certainement
conseillé à mon père de me mener chez un spécialiste pour
maladies mentales. Il se contentait de rentrer chez lui chaque soir de
fort bonne humeur, et de devenir immédiatement furieux et
malheureux, ne rencontrant que fureur et folie. Mais il n’a jamais
cherché à établir le moindre rapport entre cet état de choses
singulier et cette demeure, où nul n’entrait sans perdre la raison.
« Car au bout de quelques années, lui et sa femme avaient perdu
tous leurs amis : moi-même je m’écartai. Je ne pouvais plus, je ne
pouvais plus !… Tous deux se brouillèrent avec leurs parents, ils ne
virent plus personne. Et alors, restés seuls avec des serviteurs qui
changeaient tout le temps, ils finirent par se brouiller et se
séparèrent. Le plus curieux, c’est que la femme, une fois sortie de
cette maison, est redevenue ce qu’elle était auparavant :
parfaitement douce, équilibrée, de l’humeur la plus égale. Lui, la
dernière fois qu’il en a franchi les portes, ce fut pour entrer dans une
maison de santé. Il était fou, complètement fou !
— Mais, interrogea-t-on, le colonial ? Qu’est-ce qu’il avait fait, le
colonial ?
— Je vous répète, affirma-t-elle, que je vous ai dit tout ce que je
savais. Parfois, quand j’étais dans ma chambre, à frémir de tous
mes membres, et à rouler en même temps des idées d’assassinat, je
me figurais que c’était là qu’il s’était pendu ! Alors, je lui en voulais
de tout mon cœur. Je me disais : « Pourquoi n’est-il pas allé faire ça
autre part ! » Je lui en veux encore…
— Enfin, dear Anna, dites la vérité ? Que croyez-vous ? Était-ce
lui, ou le diable, qui hantait la maison ?
— Ni lui, ni le diable ; des Forces, je vous dis, des Forces !
— Anna, il en est de cette chose-là comme du mot « chemise »
que vous ne voulez pas prononcer : ce qui ne vous empêche pas
d’en avoir une.
— Vous êtes improper !
LE MAMMOUTH

Il s’appelait Moutou-Apou-Kioui-No, c’est-à-dire « Celui-qui-sait-


où-sont-les-phoques ». Il faut prononcer « Kioui » comme s’il y avait
la moitié d’un s qui serait aussi un t entre le premier i et ou : mais
n’essayez pas, c’est très difficile. Dans le courant de ce récit, nous
dirons Moutou-Apou, « Celui-qui-sait », tout bonnement, pour
abréger, et aussi parce que c’est comme ça que le nommait à
l’ordinaire le métis qui, au jour à jamais mémorable que M. Nathaniel
Billington fit sa connaissance, servit d’interprète entre lui et ce
membre infortuné de la Société royale de géographie de Londres.
Moutou-Apou était un Inuit. Nous autres, nous dirions un
Esquimau, mais nous avons tort. Ce sont les Indiens de l’Amérique
du Nord qui infligèrent à sa race, il y a bien des années, ce
sobriquet, injurieux car il signifie : « mangeur de poisson cru ».
Moutou-Apou, ignorant le langage de ces chasseurs rouges, ne
comprendrait pas. « Inuit » veut dire simplement « les Hommes »,
parce que les Esquimaux se sont cru bien longtemps les seuls
hommes qu’il y eût sur terre — les hommes par opposition aux
phoques, aux baleines, aux ours, aux bœufs musqués, aux morues,
à tout le reste de ce qui vit et respire sous le ciel ou au sein des
eaux salées. Et pourtant, ils n’ont peut-être pas toujours habité ces
régions effrayantes, enfouies six mois dans la sépulture de la nuit
polaire, le soleil n’apparaissant à l’horizon que pour redescendre au
même instant sous l’horizon : où la courte durée de l’été,
l’extraordinaire intensité du froid en hiver, qui couvre le sol d’une
épaisse couche de glace et de neige, ne permettent qu’à quelques
plantes chétives, des bouleaux nains, une herbe misérable, de
croître sur ces étendues désolées. Selon l’hypothèse de quelques
distingués préhistoriens, il y a vingt mille ans ces mêmes Inuits
vivaient sur le sol de la France, alors envahie presque à moitié par
les neiges et les glaciers, et, dans la chaude saison, transformée en
grands steppes herbeux où paissaient les rennes et les mammouths.
Quand le climat s’attiédit, les Inuits suivirent leur gibier, qui remontait
vers le nord. Ils ne comprirent pas que, sous cette température plus
douce, ils allaient jouir d’une existence dont la facilité leur eût
semblé un don de Manéto, le seul génie indulgent aux hommes que
connaissent leurs sorciers, encore aujourd’hui…
C’étaient des conservateurs, ces Inuits ; ils ne pouvaient
concevoir la vie autrement qu’ils l’avaient toujours vécue, les
conditions de la vie autrement qu’ils les avaient toujours connues. Ils
mirent une énergie farouche et dérisoire à fuir le bonheur qui
s’offrait, et qu’ils méprisèrent, mais aussi une sorte d’héroïque et
triste ascétisme : car il y a de l’héroïsme et de l’ascétisme à ne point
vouloir ni savoir s’adapter… C’est l’histoire de tous ceux que nous
appelons « des conservateurs », je vous le répète.
Moutou-Apou était né tout en haut de la rivière Mackenzie, à
l’extrémité la plus septentrionale de l’Amérique, une des régions les
plus sinistres du globe, où pourtant les blancs plus tard accoururent,
sur le bruit qu’on y trouvait de l’or.
Il était petit, trapu, avec des membres gros et courts, et un beau
ventre bien arrondi, malgré sa jeunesse, à cause qu’il buvait
beaucoup d’huile de poisson. Ses cheveux noirs fort abondants,
gras et rudes, lui couvraient les oreilles. Il avait le visage rond, aplati
vers le front, des yeux petits et noirs enfoncés dans l’orbite et
remontant du nez vers le haut des tempes, un nez écrasé, de
grosses lèvres, une grande bouche aux dents assez régulières, les
pommettes élevées et le teint couleur d’un chaudron de cuivre mal
récuré. Enfin, c’était un véritable Inuit, nullement mélangé de sang
indien ; les femmes de sa tribu le trouvaient agréable à voir. Aussi
fut-il, dès son adolescence, distingué par l’une d’elles qui le prit pour
deuxième époux, car les Inuits ont au sujet du mariage des idées
assez larges. Les hommes qui sont riches, c’est-à-dire disposant de
plusieurs canots de pêche et de nombreux harpons, possèdent
plusieurs femmes ; les femmes riches, je veux dire celles qui ont eu
la sagesse d’accumuler une bonne provision d’huile de phoque, ne

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