(Que Sais-Je) L'Arabe
(Que Sais-Je) L'Arabe
(Que Sais-Je) L'Arabe
L'arabe
Les grandes langues de culture ont, chacune, une aventure qui lui est propre.
Celle de l’arabe est assez singulière. À l’origine, c’est la langue de tribus de
pasteurs nomades qui sillonnent les steppes et les déserts d’Arabie, ainsi que de
quelques groupes sédentaires installés dans des agglomérations dont bien peu
méritaient le nom de ville. Mais cet état de choses, qui existait probablement
depuis des siècles, est brusquement bouleversé à partir du second tiers du viie
siècle de l’ère courante à la suite du succès rencontré par Muhammad Ibn
bAbdillah de la tribu des Qurayš de La Mecque qui prêche une nouvelle religion
monothéiste, l’islam. Porté par les conquêtes islamiques l’arabe va, en quelques
décennies, s’étendre sur un immense empire couvrant le Proche-Orient et
l’Afrique du Nord et débordant sur la péninsule ibérique à l’ouest et sur l’Asie
centrale à l’est. Dans les deux ou trois siècles qui suivent, cet idiome de
Bédouins primitifs qui n’excellaient qu’en poésie, intègre, à travers une
gigantesque entreprise de traduction, l’ensemble de l’héritage culturel,
scientifique et philosophique des vieilles civilisations de la région et devient le
moyen d’expression écrite de milliers d’auteurs dans tous les domaines de la vie
culturelle d’alors : théologie, droit, littérature, sciences, philosophie. Ayant
recueilli et développé l’héritage de la culture grecque, il a joué un rôle décisif
dans sa transmission à l’Occident et ainsi dans la préparation de la Renaissance
européenne qui est le fondement de la culture moderne.
Mais même l’objectif modeste que nous nous proposons exige, pour pouvoir être
visé de façon réaliste, de faire des choix, parfois difficiles, dans la masse des
informations intéressantes. En général nous avons privilégié les renseignements
relatifs à “ l’histoire externe ” de la langue, celle qui concerne son
environnement social et culturel. Par contre, nous avons presque toujours évité
de rentrer dans le détail de son “ histoire interne ” parce que celle-ci n’intéresse
qu’un public limité de spécialistes et que les exposer de façon claire et complète
aurait vite transformé la nature et les objectifs de l’ouvrage.
Par contre, pensant que le lecteur pourrait juger utile, voire indispensable,
d’avoir une idée globale de la structure générale de l’arabe, nous avons présenté
de façon synthétique l’essentiel de ce qu’il faut en savoir dans une annexe d’une
douzaine de pages en fin de volume. Cette annexe peut être consultée de façon
complètement indépendante et à n’importe quel moment du processus de lecture.
Chapitre I
L’arabe, langue sémitique
Cette famille est attestée historiquement, c’est-à-dire par l’écriture, depuis près
de cinq millénaires dans l’actuel Moyen-Orient. La plupart des spécialistes
l’incluent aujourd’hui, à côté d’autres familles de langues, dans un ensemble
plus vaste, la « superfamille » (ou « phylum ») afro-asiatique. En l’état actuel
des connaissances, on regroupe sous ce nom, outre la famille sémitique, au
moins quatre familles de langues qui sont toutes réparties sur le nord et l’est du
continent africain, à savoir : l’égyptien, attesté depuis le iiie millénaire avant
l’ère courante (désormais ec) dans la vallée du Nil, et dont le descendant
moderne, le copte, a survécu jusqu’au xixe siècle ; le berbère, attesté depuis au
moins le iie siècle avant ec par des inscriptions dites « libyques », et dont le
domaine, aujourd’hui morcelé, s’étendait sur tout l’ouest de l’Afrique du nord ;
les langues tchadiques, parlées en Afrique centrale, et dont la plus importante est
le hausa ; les langues couchitiques, dont le domaine couvre la « corne » de
l’Afrique et se prolonge plus au nord le long de la mer Rouge, et dont les
langues les plus importantes sont l’oromo et le somali. Les langues de ces deux
dernières familles sont très nombreuses, et les spécialistes les subdivisent en
plusieurs sous-groupes. Pour certains, les langues de l’ouest du domaine
couchitique formeraient en fait une famille linguistique distincte, l’omotique,
que les uns proposent de rattacher, comme branche distincte, à l’afro-asiatique,
alors que d’autres contestent même ce rattachement.
Ces hésitations révèlent assez que les critères linguistiques sur lesquels repose
l’intégration d’une langue dans une famille de l’ensemble afro-asiatique restent
assez flous. Ce flou résulte, pour une bonne part, du fait que nombre de ces
langues sont encore très imparfaitement décrites. Mais il tient aussi au fait que
les traits linguistiques sur lesquels on se fonde pour faire des regroupements sont
encore peu nombreux et peu systématiques, voire contradictoires, suggérant
parfois des rapprochements entre deux langues que d’autres critères conduisent à
éloigner l’une de l’autre. Certains auteurs doutent même que le phylum afro-
asiatique ait jamais eu un ancêtre commun, et attribuent les ressemblances entre
les langues sémitiques et les langues africaines du phylum à l’effet plus ou
moins profond de « vagues de sémitisation » exercées par contacts sur ces
langues.
En comparaison avec les traits linguistiques qui rapprochent les langues afro-
asiatiques, ceux qui unissent les membres de la famille sémitique sont beaucoup
plus nombreux et systématiques, et ont été perçus bien avant la naissance de la
linguistique comparée. En particulier, la parenté de l’hébreu, de l’araméen et de
l’arabe était déjà parfaitement perçue par les savants juifs et musulmans au
Moyen Âge. Elle fonde par exemple chez le grand philologue juif maghrébin
Yehuda Ibn Qurayš (xe siècle), l’intérêt porté à la connaissance des langues
sœurs de l’hébreu pour expliciter certains termes bibliques. De même, le
jurisconsulte musulman andalou ’Alī Ibn Hazm (xie siècle) n’hésite pas à
affirmer [1] que « quiconque examine l’arabe, l’hébreu et le syriaque acquière la
certitude [...] qu’il s’agit d’une seule et même langue à l’origine ».
Longtemps l’opinion dominante fut que l’arabe était la langue sémitique la plus
typique, la plus proche du proto-sémitique. Le fait qu’elle ait émergé le plus
tardivement sur la scène de l’histoire ne constituait pas, aux yeux des tenants de
cette thèse, une objection. Au contraire, postulant que le berceau primitif de tous
les peuples sémitiques ne pouvait être que l’Arabie, ils considéraient que la
dernière langue à avoir quitté ce sol originaire, n’en avait que mieux gardé les
caractéristiques les plus « pures » de la famille. Les autres peuples sémites
auraient quitté l’Arabie par vagues successives échelonnées dans le temps en
direction de l’est, du nord et du sud, et se seraient sédentarisés dans l’ensemble
du « croissant fertile », du Yémen et de l’Afrique orientale. Leurs parlers s’y
seraient progressivement diversifiés, subissant les effets de substrats
linguistiques divers et s’éloignant d’autant du prototype sémitique, conservé par
l’arabe.
Les traits linguistiques que l’arabe partage avec les langues sémitiques du nord-
ouest dateraient de la période où ses locuteurs vivaient encore près du centre
innovateur. Quant aux traits que l’arabe ne partage qu’avec le sudarabique, ils
résulteraient d’influences réciproques entre les Arabes bédouins et les
sédentaires d’Arabie du sud, influences rendues possibles après la colonisation
par les Arabes de la plus grande partie de l’Arabie.
Notes
[1] Ibn Hazm , Al-’Ihkām fī ’usūl al-’ahkām chap. 4, Le Caire, Šakir Éd., (n.d.).
[2] Les principaux de ces traits sont : l’usage d’un suffixe /t/ pour la 2e personne
de la conjugaison là où les langues du sud ont un /k/ ; une base verbale
d’inaccompli en R1R2VR3 alors que les langues du sud ont un schème
R1VR2VR3 (avec possible gémination de R2) ; un pronom de 3e personne à
initiale /h/ alors que les langues du sud ont un /s/, sauf le sabéen qui a aussi un
/h/ qu’il pourrait bien avoir emprunté à l’arabe ; enfin, seules les langues
sémitiques du nord et l’arabe ont développé une forme pausale des mots
féminins en /a/. Plus surprenant encore, l’arabe partage avec le seul cananéen
certains traits qui les opposent à l’araméen, en particulier l’usage d’un suffixe de
féminin pluriel à initiale /-n/ et celui d’un article défini préfixé (/ha-/ en hébreu,
/al-/ en arabe).
Chapitre II
L’émergence de l’arabe
Le domaine de l’arabe se situe plus au nord, dans les steppes et les déserts de
l’Arabie du centre et du nord, où règne essentiellement le pastoralisme nomade,
même si les oasis permettent la culture du palmier et de quelques céréales et
légumes. On ignore quand les ancêtres des Arabes ont commencé à coloniser
l’Arabie, mais on suppose que ce processus n’a connu toute son ampleur
qu’après la domestication du dromadaire, laquelle ne serait pas antérieure à la
première moitié du IIe millénaire avant ec. Selon Garbini (1984) l’arabe s’est
détaché du sémitique du nord au cours du processus de bédouinisation rendu
possible par la domestication des camélidés. Certains spécialistes ajoutent que
l’invention, au cours des derniers siècles avant ec, d’un nouveau type de selle
spécialement conçue pour le dromadaire, et la mise au point, quelques siècles
plus tard, d’armes adaptées à ce type de monture, ont permis le développement
de tribus de guerriers méharistes capables d’effectuer en une journée
d’importants déplacements et de transporter des charges considérables. Les
conditions techniques pour que les Arabes contrôlent le commerce caravanier
étaient ainsi réunies.
Les toutes premières traces de la langue arabe sont des noms propres qui se
rencontrent dans des inscriptions en langues sudarabiques. Mais ces noms ne
nous apprennent pas grand-chose sur l’état ancien de la langue arabe. Plus
intéressantes à cet égard sont des inscriptions que l’on nommera, en suivant la
suggestion de Christian Robin (1992), « nordarabiques ». Il s’agit de milliers
d’inscriptions parfois simples graffitis, laissées par les nomades, durant des
siècles, au long de leurs pérégrinations à travers la péninsule, souvent dans les
oasis d’étape des grandes voies caravanières. Ces inscriptions sont regroupées en
quatre grandes familles en fonction de leurs affinités formelles et des circuits de
transhumance qu’elles semblent avoir suivis. On reconnaît ainsi un groupe «
ṯamūdéen », situé le long d’un arc d’oasis allant du nord au nord-ouest de
l’Arabie, avec des prolongements jusqu’au nord du Yémen, et qui couvre une
période allant du vie siècle avant ec au vie siècle de l’ère courante ; un groupe «
liḥyānite », localisé dans l’oasis de Didān (nom antique d’Al-‘Ulā au nord de
Médine), sur une période allant du ive au ier siècle avant ec ; un groupe «
ṣafā’itique », du nom de Ṣafā’ au sud-ouest de la Syrie, où elles ont d’abord été
trouvées, mais qui sont réparties au long des confins du Croissant fertile et
couvrent la période qui va du ier siècle avant ec au iiie siècle ; enfin un groupe «
ḥasā’itique », localisé dans la région du Golfe, et dont les inscriptions sont
situées entre le ve et le ier siècle avant ec.
Un des points qui a le plus retenu l’attention des spécialistes dans les textes
nabatéens, et qui a soulevé de nombreuses discussions, est que certains noms
propres arabes y sont écrits avec un w ou parfois un y final : on trouve ainsi
<yzydw> pour yaziyd(u) ou <‘bd’lhy> pour ‘abd ’allāhi. Certains auteurs, K.
Versteegh (1997) par exemple, ont fait l’hypothèse que ces terminaisons
pouvaient correspondre à la forme pausale des noms en arabe. Cela laisserait
penser que cette forme d’arabe utilisait des marques casuelles analogues à celles
de l’arabe classique, mais que les règles de pause auraient à l’époque été plutôt
du type allongement des voyelles brèves finales, alors qu’en arabe classique, on
efface ces mêmes voyelles à la pause. Pour sa part, Werner Diem (1973),
soulignant l’absence de systématicité de ces marques et leur incohérence
contextuelle, conclut que si ces graphies sont le reflet de marques de cas, elles
manifestent que le système casuel était en crise et avait perdu toute valeur
fonctionnelle.
Une transition vers ce type de texte semble être constituée par ce que l’on
appelle les inscriptions en « pseudo-sabéen » ou « qaḥṭānique ». Il s’agit de
textes qui proviennent du site saoudien de Qaryat al-Fāw, rédigés en écriture
sabéenne mais dont la langue, bien qu’elle « imite » le sabéen, s’en distingue par
des traits tout à fait significatifs, notamment la présence des deux seules
sifflantes /s/ et /š/ que connaît le nordarabique. Les textes en pseudo-sabéen
présentent en outre des traits de lexique et de phraséologie qui rappellent le
minéen mais aussi « quelques tournures typiquement arabes » (Robin, 1992,
120). Il n’est pas impossible que la langue parlée des auteurs d’inscriptions
pseudo-sabéennes ait été le ḥimyarite, sorte de langue mixte entre l’arabe et le
sudarabique dont l’auteur arabe al-Hamdānī parlera au xe siècle (Robin, 1992,
101-108). Pour les Arabes le terme Ḥimyar désignera globalement le pays et les
populations yéménites.
Une autre inscription (présentée dans Robin, 1992, 115), également originaire de
Qaryat al-Fāw, est la stèle funéraire d’un certain ‘Iğl Ibn Hofi‘amm. Elle est
datée de la fin du ier siècle avant ec et est assez longue (10 lignes) pour autoriser
une esquisse d’analyse linguistique. On y reconnaît l’article défini /’al/, assimilé
devant les consonnes coronales, mais aussi certaines omissions de la consonne ’
qui laissent supposer qu’elle n’était guère articulée dans le dialecte arabe local.
Christian Robin considère que l’inscription de ‘Iğl est le plus ancien texte en
langue arabe connu à ce jour.
C’est vers les confins nord de la péninsule, dans les steppes syriennes, qu’il faut
se tourner pour trouver les inscriptions arabes les plus tardives qui jalonnent
l’évolution vers l’arabe historique.
L’une des plus anciennes, découverte en 1986 à ‘En ‘Avdat, dans le désert du
Néguev, et étudiée par James Bellamy (1990), date du ier siècle et présente, en
écriture nabatéenne, un texte arabe inclus dans un texte en langue araméenne. Il
s’agit d’une dédicace au dieu Obodas. Le texte arabe serait une sorte de louange
adressée au dieu dans une langue assez élaborée. Malheureusement la lecture de
ce texte est encore loin d’être éclaircie de façon convaincante, et l’on doit, en
l’état actuel des connaissances, se contenter de dire qu’il s’agit bien d’arabe en
raison de la présence de l’article défini préfixé <’l>, l’araméen ne connaissant
qu’un article suffixé /-ā/. Ce texte contient deux noms communs <’lmwtw> « la
mort » et <ğrḥw> « une blessure » qui exhibent le fameux suffixe w tant discuté
pour les inscriptions nabatéennes, et qui est ici d’autant plus intrigant qu’il s’agit
de noms communs. Faut-il y voir un argument en faveur de la thèse de marques
casuelles du nominatif, les deux noms étant, dans la lecture de Bellamy, des
sujets de verbes ? Il est trop tôt pour le dire...
La dernière étape dans l’émergence de l’arabe tel que nous le connaissons est
représentée par des inscriptions qui, par leur forme, préfigurent nettement
l’écriture arabe, comme l’inscription de Zabad, près d’Alep (datée de 512) ou
celle de Ḥarrān, dans le Ḥawrān (datée de 568). Ces inscriptions sont localisées
dans la même région, grosso modo la steppe syrienne, et leur contenu n’est pas
très différent de celui des inscriptions évoquées précédemment. Simplement
elles sont globalement plus tardives (entre le milieu du ive et le début du vie
siècle) et montrent diverses étapes de la formation de l’écriture arabe. Celle-ci a
eu pour base l’écriture araméenne dont on vient de voir que l’arabe s’était un
temps servi. Les spécialistes ont cependant discuté pour savoir si c’est à partir de
la forme nabatéenne ou de la forme syriaque de l’écriture araméenne que le
système graphique arabe s’est développé. On a évoqué en faveur du syriaque sa
forme cursive, sachant que l’écriture arabe est massivement cursive. La
découverte d’une forme cursive du nabatéen, distincte de la forme épigraphique,
semble avoir fait abandonner l’hypothèse syriaque à la plupart des spécialistes.
Ajoutons, dans cet ordre d’idées, que la cour des Laḵmīdes de Ḥīra a été parfois
citée comme ayant pu jouer un rôle dans l’élaboration de l’écriture arabe.
III. Le domaine linguistique arabe
avant l’islam
Outre l’épigraphie, une autre source d’information nous permet de nous faire une
idée du domaine linguistique arabe avant l’islam (Rabin, 1951). En effet, les
grammairiens musulmans qui, à partir du viiie siècle, entreprennent de faire une
description systématique de la langue du Coran, ont laissé de nombreuses
données sur la situation linguistique ancienne de la péninsule. Ces données,
orientées vers l’élaboration d’une langue unifiée, ne visaient pas à reconstituer
avec précision un tableau de la situation linguistique ancienne. Elles n’en restent
pas moins une source précieuse d’information sur cette situation. Les indications
des grammairiens arabes (désormais ga) permettent d’inférer que deux grandes
aires dialectales existaient dans le domaine arabe : une aire occidentale,
comprenant la région du Ḥiğāz, et notamment La Mecque, et une aire orientale,
couvrant le plateau du Nağd. Les données des ga suggèrent que la zone
occidentale, traversée par les routes caravanières et où existaient de nombreuses
agglomérations sédentaires, points de rencontre de populations de toutes
origines, était linguistiquement moins conservatrice que celle du Nağd, surtout
fréquentée par les grandes tribus nomades. Le plus souvent d’ailleurs, lorsque
des divergences existent entre les deux aires dialectales, les ga ont tendance à
préférer la variante du Nağd, ne faisant en général une place à une variante
ḥiğāzienne que si celle-ci apparaît dans le texte coranique et ne s’écarte pas trop
de la koinè poétique. C’est par exemple le cas de la « mā ḥiğāzienne » consistant
à mettre à l’accusatif le prédicat nominal d’un énoncé nié par mā « ne pas être ».
Par contre la prononciation de l’occlusive glottale (hamza), pratiquement
abandonnée dans le Ḥiğāẓ, mais conservée dans le Nağd et dans la koinè
poétique, sera rétablie systématiquement dans le corpus coranique (cf. chap. IV).
Les ga donnent quelques indications sur les dialectes dits « yéménites », le plus
souvent pour les stigmatiser. Selon certaines sources, quelques-uns de ces parlers
ne faisaient pas subir d’inflexion casuelle aux démonstratifs, disant Hāḏāni «
ces deux-là » en tout contexte, alors que les parlers du Nağd fléchissent de telles
formes. C’est là une des rares indications des ga relatives à une possible
fluctuation de l’usage de la flexion casuelle.
On constate à cet égard que toutes les variétés d’arabe citées par les ga font
usage de la flexion casuelle, comme le montre bien, par exemple, le cas de la «
mā ḥiğāzienne » évoquée ci-dessus. Rien ne nous est dit des parlers arabes des
steppes du nord, dont nous avons vu qu’ils avaient peut-être perdu l’usage de la
flexion casuelle. Cela résulte d’un choix délibéré des ga, qui ont exclu de leurs
recherches pour l’établissement d’une norme linguistique arabe les parlers
considérés comme trop « corrompus » (fāsid).
Certains chercheurs, comme Jan Retsö [1] et Jonathan Owens [2], ont soutenu
que l’aire arabophone était depuis toujours partagée en deux zones, l’une
utilisant un arabe flexionnel, et l’autre un arabe sans flexions. Cette hypothèse,
contredite par les données et les évolutions concordantes d’autres langues
sémitiques comme l’akkadien et ses langues filles, l’est aussi par des postulats
de base de la linguistique historique et comparée. Elle peut donc difficilement
être prise au sérieux. Il est beaucoup plus plausible de penser que la variété non
fléchie dérive d’une évolution historique, au demeurant parfaitement
reconstructible, de la variété fléchie. Cette évolution a sans doute commencé très
tôt à la périphérie de l’arabophonie, comme semblent en témoigner les données
épigraphiques dont nous avons fait état, mais elle a fini par toucher l’ensemble
du domaine, comme nous le verrons plus loin.
Notes
[1] J. Retsö , ’I’rāb in the Forebears of Modern Arabic Dialects, AIDA-I , 333-
342, Paris, inalco, 1993.
[2] J. Owens, Case and proto-arabic, I & II «, BSOAS, 61-1, 51-73 et 61-2, 215-
227, 1998.
Chapitre III
Aux sources de l’arabe classique
Mais c’est surtout avec le développement des recherches sur les littératures de
tradition orale que l’on a pu mieux comprendre les caractéristiques du corpus
poétique préislamique et reconnaître son authenticité au moins relative. Pour
l’ancienne poésie arabe, ces recherches, inaugurées par James T. Monroe (1972),
puis développées par Michael Zwettler (1978) et plus récemment par Bruno
Paoli (2001), ont permis de mettre en évidence le caractère massivement «
formulaire » de ce type de littérature. Les « formules » sont des modèles
encapsulant à la fois des composants de la forme et du contenu d’un texte.
Systématiquement employées, elles peuvent varier légèrement d’une occurrence
à l’autre, et s’enchaînent de façon à constituer la trame d’une foule de poèmes,
tous différents, mais présentant un « air de famille » indéniable. On a calculé que
les formules pouvaient représenter plus de 85 % d’un poème. Elles fournissent
au poète les outils à la fois métriques et thématiques, lui permettant, grâce à un
savoir-faire fondé sur une longue pratique, de produire des vers adaptés à chaque
circonstance dans le mètre le plus approprié. Monroe montre, par exemple
(1972, 29), que le poète dispose, selon le mètre employé, de divers synonymes
pour parler des vestiges du campement de la bien-aimée, topos obligé de
l’ouverture (nasīb) d’une qaṣīda. Certes la « liberté de création » s’en trouvait
limitée, mais le public cherchait plus, dans la production des poètes, à retrouver
des images et des idées familières, fondues dans une structure métrique attendue,
que des innovations déroutantes. De là la grande homogénéité du corpus
poétique préislamique. La langue de ce corpus, polie par des décennies d’usage «
spécialisé », dépouillée de presque tous les particularismes dialectaux qui
pouvaient en limiter la diffusion, et pratiquée à travers l’ensemble de l’Arabie, a
été baptisée « koinè poétique » par les orientalistes et (luḡa ‘arabiyya) fuṣḥā«
(langue arabe) la plus claire » par les philologues musulmans. Comme l’a bien
montré Dmitry Frolov (2000, chap. 2), les caractéristiques structurales de la
fuṣḥā sont très fortement solidaires de son statut de langue de la poésie
préislamique. En effet, les contraintes métriques très strictes de celle-ci,
accordant à chaque syllabe, en fonction de son poids, un rôle précis dans
l’élaboration du mètre, et interdisant l’effacement des voyelles brèves en finale
de mot, fût-ce en fin de vers, impliquaient un fonctionnement optimal de la
syntaxe désinentielle de la fuṣḥā dans ce qu’elle a de plus conservateur :
maintien rigoureux des voyelles casuelles en toutes positions, liberté importante
de l’ordre des mots, productivité maximale des schèmes de la morphologie. Il est
même possible que l’usage poétique ait favorisé, pour des raisons de rythme et
de rime, l’extension du domaine de la flexion casuelle à des catégories de mots
qui à l’origine l’ignoraient (comme sans doute les démonstratifs, et peut-être, à
une époque bien plus ancienne, les pluriels des noms). La propension, largement
observée dans l’usage poétique, à traiter comme « triptotes » (c’est-à-dire dotés
d’une flexion casuelle complète) des mots qui, dans l’usage normal de la langue,
ne le sont pas, illustre parfaitement ce mécanisme. En somme, le corpus de la
poésie préislamique se présente comme une parfaite « défense et illustration » de
la fuṣḥā.
Un dernier personnage doit être évoqué dans cette présentation, trop sommaire,
des détenteurs d’une « parole autorisée » dans la société arabe préislamique :
c’est celui du sayyid ou chef de tribu. Cette fonction n’a jamais fait l’objet d’une
institutionnalisation formelle dans l’Arabie ancienne, et le sayyid ne se
maintenait donc dans sa fonction que tant qu’il était reconnu comme tel par les
membres de sa tribu. Pour cela, il devait constamment faire montre, au plus haut
degré, des qualités que les Arabes aiment à se reconnaître : courage, générosité,
longanimité et, bien sûr, éloquence. Dans les moments critiques, le sayyid devait,
lui aussi, manifester sa capacité à utiliser la fuṣḥā et à délivrer à son auditoire,
souvent en sağ‘, un message propre à réveiller l’enthousiasme. Les philologues
musulmans nous ont transmis un certain nombre de ces harangues dont
l’authenticité est tout aussi sujette à caution, dans le détail, que les poésies
préislamiques, mais qui n’en constituent pas moins des témoignages suggestifs
des premiers embryons de prose oratoire (ḵaṭāba) en arabe.
Retenons de tout cela que la fuṣḥā, dans tous les usages de l’époque
préislamique que nous pouvons reconstituer, apparaît comme fortement investie
de puissance symbolique et associée, dans l’esprit des Arabes, à toutes les
formes du pouvoir, humain ou supra humain. Ce fait ne doit pas être perdu de
vue si l’on veut comprendre correctement l’étape suivante de l’histoire de la
langue, celle de l’investissement de cette variété linguistique par le message
coranique.
Selon la tradition, c’est peu après la mort du Prophète que se pose la question
d’établir une recension écrite complète du texte coranique. Cette décision est
attribuée au premier successeur du Prophète, le calife ’Abū Bakr (m. 634 ec). Le
recueil ainsi obtenu n’aurait pas été le seul, et est resté, en tout état de cause,
sans conséquences pratiques jusqu’à l’avènement du troisième calife, ‘Uṯmān
(m. 656 ec). Son califat est dominé par de sévères luttes politiques, portant entre
autres sur la légitimité de son accession au pouvoir. Or le texte coranique,
devenu pour tous les musulmans le fondement de toute autorité temporelle et
spirituelle, fait l’objet de lectures divergentes où chacun des groupes en
compétition prétend trouver la preuve de ses prétentions. ‘Uṯmān fait donc
établir, à partir du corpus d’’Abū Bakr, une nouvelle recension officielle du texte
coranique non sans susciter d’ailleurs de violentes protestations de la part de
certains vieux Compagnons outrés d’avoir été écartés de la commission
constituée à cet effet. Il fait aussi détruire tous les fragments anciens. Enfin, il
fait faire des copies (sept ou plus selon les sources) qu’il fait distribuer dans tous
les grands centres urbains de l’empire musulman alors en pleine expansion. Le
corpus ‘uṯmānien est, en principe, la base du texte coranique tel qu’il nous est
connu aujourd’hui. Il convient cependant de noter que, compte tenu du caractère
encore très primitif du système graphique arabe de l’époque, l’initiative du calife
‘Uṯmān ne résout pas définitivement le problème des multiplicités de lecture du
Coran. La fixation du ductus consonantique ne suffisait pas à donner une
représentation univoque du texte et il restait pratiquement nécessaire d’en
connaître oralement une version pour pouvoir « lire » ce ductus. Ce problème ne
reçoit de solutions techniques décisives que quelques décennies plus tard (nous y
reviendrons), et ces solutions ne sont complètement adoptées que plus tard
encore.
Au contraire, les sourates médinoises présentent des textes beaucoup plus longs
(près de 300 versets pour la sourate 2, dite « la génisse »). Le texte en est
généralement plus ample (certains versets sont de véritables paragraphes), et le
sağ‘ s’y fait discret. Quant aux thèmes, ils sont essentiellement législatifs, mais
sont souvent entrecoupés de récits qui donnent une version musulmane des
grands récits de l’héritage monothéiste.
L’ensemble du texte est classé non pas chronologiquement mais par longueur
décroissante des sourates, à l’exception de la sourate « liminaire » (ar. fātiḥa)
qui ne compte que sept versets.
La langue du Coran fait, on l’a dit, un usage régulier de la prose rimée (sağ‘),
usage particulièrement sensible dans la période mecquoise. Les textes de cette
période présentent d’autres caractéristiques linguistiques qui les rapprochent des
productions, foncièrement orales, de l’ère préislamique, comme l’usage d’une
syntaxe essentiellement paratactique, de serments ou d’imprécations, enfin d’un
style visant plus à persuader qu’à démontrer. En outre, mais ceci vaut pour
l’ensemble du texte, on y relève un très grand nombre de formules, dont
certaines se répètent des dizaines de fois.
Si le Coran rappelle, par de nombreux traits, les textes attribués par la tradition à
la période antérieure, il est cependant incontestable qu’il a introduit dans la
fuṣḥā des éléments nouveaux qui joueront un rôle fondamental dans le
développement ultérieur de la langue arabe. Par sa forme, et notamment son
ampleur, le Coran représente le premier véritable monument de la prose en
langue arabe. Par son contenu, qui fait exploser les cadres mentaux traditionnels
de la pensée arabe en y faisant entrer des thèmes métaphysiques, juridiques et
idéologiques radicalement neufs, il prépare la langue à assumer les tâches
totalement inédites auxquelles vont l’appeler la fondation d’un ordre social et
d’une civilisation nouvelle sans commune mesure avec ce que les Arabes ont
connu jusque-là. Par sa variété stylistique (on y trouve discours et récits,
descriptions et argumentations, exhortations et dispositions légales), et par le fait
que tout lettré musulman l’apprend par cœur en tout ou en partie, il servira de
modèle, conscient ou non, à tous les développements littéraires ultérieurs de la
langue.
Dans le siècle qui suit la mort du Prophète, les Arabes, unifiés par l’islam et
profitant de l’état de mutuel épuisement dans lequel s’étaient mis Byzance et la
Perse sassanide, vont conquérir un empire gigantesque, s’étendant de l’Espagne
à la Transoxiane. Les populations de la plupart des régions conquises, écrasées
sous leurs anciens maîtres, par les impôts, et parfois persécutées pour leurs
opinions religieuses, ne leur opposent guère, le plus souvent, de sérieuse
résistance.
Ces réformes ne sont pas immédiatement adoptées, tant s’en faut. Ainsi, l’étude
de vieux manuscrits du Coran (Blachère, 1958, 92 sq.) révèle que les mesures de
normalisation du texte coranique ne seront adoptées que progressivement : les
signes diacritiques se sont généralisés d’abord, puis, plus lentement, les signes
vocaliques. C’est seulement à partir du milieu du ixe siècle que la scriptio plena
s’impose définitivement dans la notation du Coran.
IV. La grammatisation
L’effort constant des Omeyyades, durant leur siècle de règne, fut de maintenir
une barrière aussi infranchissable que possible entre les conquérants arabes,
confinés dans les villes de garnison, et les populations soumises. Ils allèrent
même jusqu’à décourager les conversions des autochtones à l’islam, non
seulement pour maintenir à un niveau constant les rentrées de la taxe de
capitation perçue sur les non-musulmans, mais aussi et surtout pour empêcher
les nouveaux convertis de venir grossir les rangs des « clients » (mawālī) des
tribus arabes. Ces nouveaux convertis se mettaient en effet au service des
conquérants, apprenaient l’arabe à leur contact, et pouvaient même contracter
mariage au sein de familles arabes, ce qui avait pour effet de brouiller la
frontière, que les Omeyyades voulaient étanche, entre vainqueurs et vaincus
d’hier. Mais, à terme, la politique omeyyade était vouée à l’échec : l’afflux de
richesses dans les villes de garnison y attirait de plus en plus de candidats à la
vie citadine, qu’il s’agisse d’Arabes de la péninsule ou d’autochtones qui
renonçaient à la dure vie des campagnes et cherchaient une promotion sociale en
acquérant le statut de mawālī. Les anciens conquérants eux-mêmes, s’étant
accoutumés au confort de la vie citadine, n’aspiraient plus qu’à profiter des
avantages de leur situation de rentiers ou de négociants et abandonnaient la
carrière militaire. Un courant de plus en plus important de l’opinion approuvait
le mouvement d’islamisation des populations conquises et souhaitait que,
conformément aux enseignements du Coran et de la Tradition du Prophète, tous
les musulmans soient traités sur un pied d’égalité. Plusieurs révoltes anti-
omeyyades éclatèrent en divers points de l’empire, toutes sévèrement réprimées.
Mais la dernière, provoquée au milieu du viiie siècle par une vaste coalition
partie de la province iranienne du Ḵorāsān aboutit, avec une surprenante
rapidité, à la chute des Omeyyades et à leur remplacement par la dynastie
’Abbasīde qui se réclame d’un retour aux vraies valeurs de l’islam (Shaban,
1971). La nouvelle capitale, Baghdad, établie en 762 sur le territoire de l’ex-
empire sassanide marque un déplacement du centre de gravité de l’islam vers
l’est, ce qui favorisa incontestablement l’influence persane sur son histoire
culturelle.
Dans leurs explications du Coran, les exégètes ont, tout naturellement, tendu à
faire usage de leur connaissance de la poésie arabe préislamique où ils trouvaient
des constructions ou des mots permettant d’éclaircir le Texte Sacré. C’est ainsi
que commença le travail de recension systématique de la poésie ancienne, mais
aussi des « informations » (’aḵbār) qui l’accompagnaient et aidaient à en
expliquer les circonstances, notamment les récits des guerres tribales de l’Arabie
ancienne (’ayyām). Tout cet héritage de l’Arabie préislamique (Ğāhiliyya) était
désormais perçu comme un moyen d’accès à la fuṣḥā et donc comme un
auxiliaire indispensable de l’explication du texte coranique. On évalua que la
période durant laquelle la langue des poètes était restée suffisamment pure pour
que l’on pût se servir de leurs vers comme preuve (ḥuğğa) d’un fait de langue
couvrait toute la période d’avant l’islam et celle du ier siècle et demi de l’Hégire
(donc jusqu’au milieu du viiie siècle de l’ère courante environ). Au-delà de cette
période, la majorité des grammairiens considérera que la langue des poètes
devenait sujette à caution. On notera en passant que cette délimitation temporelle
du champ des données intégrables dans la fuṣḥā exclu toute la floraison des
poètes « modernes » (muḥdaṯūn) qui s’épanouiront dans la mythique Baghdad
’Abbasīde, comme Baššār Ibn Burd (m. 785) ou ’Abū Nuwās (m. ~ 815) et
enrichiront le patrimoine « classique » de la littérature arabe. Elle exclut aussi
tous les grands prosateurs de langue arabe. C’est dire que de nombreux usages
de la langue « classique » au sens historico-culturel de ce terme resteront
totalement ignorés de la grammaire arabe traditionnelle.
Des parlers proches de la fuṣḥā sont restés en usage dans certaines tribus
d’Arabie jusqu’au xe siècle au moins (Fück, 1955). Les locuteurs de ces parlers
seront utilisés comme informateurs directs dans la première période
d’élaboration de la grammaire. On s’efforça donc de délimiter l’aire
géographique dans laquelle des variétés représentatives de la fuṣḥā étaient
supposées être encore parlées. En gros furent retenus comme informateurs
valables les membres des tribus de l’Arabie centrale et orientale (cf. Suyūṭī, I,
chap. 2). Les divers parlers arabes de la péninsule étaient à l’origine nommés
luḡāt « langues » : on disait par exemple luḡat Tamīm « la langue des Tamīm ».
La fuṣḥā apparaissait alors comme « la plus claire » de ces langues, au sens,
sans doute, de « la moins marquée de particularismes ». Les ga, en en faisant la
seule langue légitime, classèrent toutes les autres par rapport à elle et établirent,
dans un espace où il n’existait que des différences, une hiérarchie où la fuṣḥā
occupait le sommet. Graduellement, les autres « langues » sont devenues des
lahağāt, « dialectes » dévalorisés. Cette conséquence inéluctable de
l’instauration d’une langue légitime, aggravée par l’écart qui se creusait entre la
fuṣḥā, fixée par l’écrit, et les autres variétés, qui ont librement évolué dans
l’usage oral, constitue un élément permanent du paysage sociolinguistique arabe.
Selon la tradition arabe (cf. par exemple Suyūṭī, chap. 44, qui compile des
sources anciennes), la création de la grammaire arabe remonte à un certain ’Abū
l-’aswad al-Du’alī (m. ~ 688) à qui elle associe toute une postérité de
grammairiens dont elle nous dit même qu’ils s’étaient scindés entre deux écoles
rivales, Kūfa et Baṣra. Le plus souvent ces grammairiens ne nous sont connus
que de nom car la plupart de leurs travaux ne nous sont pas parvenus. Mais il n’y
a pas lieu de douter de l’existence, depuis au moins le début du viiie siècle, d’une
intense activité de réflexion sur la langue, même si l’on a de plus en plus de
raisons de douter de l’exactitude de l’image qu’en donne la tradition [1].
La plus ancienne grammaire de l’arabe qui nous soit parvenue a pour auteur un
Persan, connu sous le (sur)nom de Sībawayhi (m. ~ 796). Cet ouvrage,
simplement intitulé « Le Livre » (al-Kitāb) n’a pas été immédiatement reconnu,
mais une fois qu’il s’est imposé, près de cent ans après la mort de son auteur, il a
eu une influence considérable et a été étudié et cité par tous les grammairiens
(même si, souvent, ils en ont déformé la pensée). Il continue d’être la matrice de
tous les travaux ultérieurs sur la grammaire arabe (sur Sībawayhi et le Kitāb, cf.
Carter, 2004). Il est intéressant de s’arrêter sur la hiérarchie des données utilisées
par Sībawayhi dans la construction de sa grammaire, car elle permet de mieux
cerner les bases véritables du processus de standardisation de la langue (Carter,
2004, 39 sq.) : en premier lieu vient le parler spontané des Bédouins pratiquant
encore la fuṣḥā, ce que l’on désigne comme « le parler des Arabes » (kalām
al-’arab), étant entendu que « Arabes » signifie dans ce contexte « Arabes
bédouins », puis vient la langue artificielle de la poésie, suivie par la langue
particulière du Coran, ensuite viennent les recueils de récits (ḥadīṯ) relatifs à la
vie du Prophète, que l’on avait commencé à collecter vers la même époque que
l’ancienne poésie, puis les proverbes et expressions idiomatiques et enfin les
phrases et mots forgés ad hoc.
Ces considérations rendent d’autant plus significatif le fait que les ga aient choisi
comme norme linguistique la variété flexionnelle de la langue, variété dont il est
très vraisemblable qu’elle n’était plus couramment en usage chez la majorité des
arabophones citadins. Ce choix n’est évidemment pas le fruit du hasard. Il
résulte de la structure du champ culturel de la société musulmane d’alors, champ
dominé par deux courants symboliques majeurs, celui de l’arabité et celui de
l’islam. Le premier reflétait les intérêts de la caste conquérante, attachée à ses
privilèges et peu soucieuse de les partager avec les autochtones, même convertis.
Cette caste avait donc tout intérêt à encourager la promotion comme langue
officielle de la variété d’arabe la moins aisément accessible aux non-Arabes,
celle dont la maîtrise était alors l’apanage des conquérants. Le second courant,
celui de l’islam, était en principe favorable à une fusion de tous les musulmans
dans la nouvelle société, proclamant « qu’un Arabe ne peut être supérieur à un
non-Arabe que par la foi ». Mais le Coran ayant été délivré dans cette même
fuṣḥā, c’était une bonne raison pour vouloir en faire la langue légitime de la
nouvelle communauté. L’adoption de la fuṣḥā comme langue officielle était
donc un dénominateur commun des deux courants dominants de la nouvelle
société et par suite l’instrument linguistique tout désigné du dispositif de
contrôle social (Carter, 1983). Dès lors la fuṣḥā sera un élément irréfragable de
l’édifice culturel arabo-musulman, et toute recherche qui portera sur la langue lui
donnera une place essentielle, tout particulièrement au phénomène de la flexion
qui en est l’élément le plus manifeste. Il est très significatif, à cet égard, que
celle-ci ait reçu, dans la terminologie grammaticale, le nom de ’i’rāb qui signifie
étymologiquement « arabiser, rendre arabe, donner un caractère arabe », sachant
que dans ce contexte « arabe » renvoie aux Arabes bédouins, mythiques
détenteurs de la fuṣḥā. Le ’i’rāb, justement parce qu’il n’était plus d’un usage
courant que parmi les grandes tribus arabes bédouines, et peut-être l’aristocratie
arabe des villes, était devenu un trait linguistique inégalement distribué parmi les
arabophones et par là même fortement discriminant du point de vue
sociolinguistique. Il remplissait ainsi toutes les conditions pour fournir à ceux
qui en auraient conservé (ou acquis) l’usage un « profit de distinction », selon
l’expression de Pierre Bourdieu (2001, 85). Dans l’histoire de la culture arabe,
quiconque maîtrisera le ’i’rābbénéficiera de ce profit de distinction et pourra le
convertir non seulement en capital symbolique (prestige, statut de locuteur «
autorisé »), mais aussi en profits matériels de toutes sortes (diplômes,
distinctions, postes). La maîtrise du ’i’rāb constitue donc l’objectif de toute
grammaire de l’arabe (Kouloughli, 2007).
Les premiers travaux lexicographiques sont de courtes épîtres recensant tous les
mots relatifs à un champ lexical donné : les parties du corps, le cheval, les
phénomènes atmosphériques, etc. Ces épîtres se développent en véritables traités
en accumulant de plus en plus de données, pas toujours selon une logique bien
claire. Ces ouvrages semblent avoir été principalement destinés aux secrétaires
des chancelleries (kuttāb) soucieux d’enrichir leur vocabulaire. Le premier
dictionnaire organisé sur la base purement formelle des consonnes radicales
(ğuḏūr ou ’uṣūl) sous-jacentes à tout lexème arabe, est attribué au génial al-
Ḵalīl Ibn ’Aḥmad (m. ~ 791 ?), principal maître de Sībawayhi, et inventeur,
selon la tradition, de la première formalisation de la métrique arabe. Son
dictionnaire est connu sous le nom de Kitāb al-’ayn, du nom de la consonne
fricative laryngale sonore de l’arabe, qui lui a servi comme point de départ du
classement phonétique des racines. On se demande encore si al-Ḵalīl est
vraiment l’auteur de cet ouvrage car l’idée d’un recensement du lexique à partir
des racines suppose une vision abstraite et totalisante de la langue qui paraît
assez stupéfiante à une date aussi précoce. Elle est en tout cas une parfaite
illustration de l’idée qu’un dictionnaire vise à rassembler de façon exhaustive et
en juxtaposant tous les usages possibles, la totalité des ressources lexicales d’une
langue, réalisant par là une sorte de matérialisation de l’idée abstraite de langue
élaborée par la grammatisation. Cette approche formelle du lexique ne sera
cependant généralisée qu’à partir du xe siècle par des auteurs comme Ibn Durayd
(m. 933), dans sa Ğamhara, ou Ibn Fāris (m. 1004) dans son Kitāb Maqāyīs al-
Luḡa. Ils renoncent d’ailleurs au classement par points d’articulations des
racines pour adopter un ordre alphabétique. Al-Ğawharī (m. 1002) dans son
Ṣiḥāḥ adopte un classement à partir de la dernière radicale des mots, proposant
ainsi une sorte de dictionnaire de rimes répondant aux attentes du public, la
prose rimée (sağ’) étant devenue le style d’écriture à la mode dans les
chancelleries et les assemblées littéraires (mağālis). Le développement ultérieur
de la lexicographie arabe se poursuit dans le sens du recensement exhaustif du
lexique de la fuṣḥā, notamment de ses mots rares et peu connus (ḡarīb). Elle
culmine dans le gigantesque dictionnaire d’Ibn Manzūr (m. 1311) intitulé
significativement Lisān al-’Arab (La langue des Arabes). Par contre, l’énorme
lexique issu du développement des sciences tant religieuses que profanes reste
superbement ignoré des grands lexicographes. C’est seulement à une période
plus tardive que des ouvrages comme le Kitāb al-Ta’rīfāt (Livre des définitions)
de ’Alī al-Ğurğanī (m. 1413) comblent cette lacune.
Notes
La formation à ces disciplines est assurée dans des institutions financées par le
mécénat public ou privé, à travers la constitution de fondations religieuses
(waqf). Elle comporte en gros deux niveaux : celui de l’école élémentaire
(maktab ou kuttāb) où l’on acquiert les bases de la grammaire et où l’on apprend
par cœur le Coran, puis celui de la formation intermédiaire et, pour les plus
motivés, supérieure, assurées dans des collèges (madrasa) comme la Niẓāmiyya
à Baghdad, ou dans des grandes mosquées (ğāmi‘). Certains de ces
établissements tels al-‘Azhar au Caire, al-Zaytūna à Tunis ou al-Qarawiyyīn à
Fez auront un véritable statut d’université et formeront les cadres juridiques et
religieux dont la société musulmane a besoin.
Les œuvres scientifiques directement rédigées en arabe suivent assez vite les
traductions, voire les accompagnent. Directement conçues par des arabophones,
elles perdent le caractère un peu raide et artificiel des traductions, mais elles
gardent, inévitablement, les traits d’une sous-langue spécialisée et exigent un
lectorat savant spécifiquement formé à leur utilisation.
La prose littéraire en langue arabe n’est pas née ex nihilo, et l’on peut lui
assigner trois sources au moins : les deux premières, qui remontent à la période
préislamique, sont d’une part celle des récits relatifs aux guerres tribales (’ayyām
al-’arab), et d’autre part la harangue publique (ḵuṭba) que les chefs de tribus
délivraient dans les grandes occasions ; la troisième, est celle des récits relatifs à
la vie du Prophète (sīra) et des conquêtes islamiques (futūḥāt) auxquels on peut
ajouter les récits et sermons délivrés par les conteurs populaires (quṣṣāṣ) même
si, probablement, la langue qu’ils utilisaient a dû, assez tôt, diverger des normes
de la fuṣḥha.
Mais c’est avec l’œuvre immense et protéiforme de Ğāḥiẓ (m. 869) que le ’adab
prend toute sa dimension. Cette œuvre naît dans un contexte de bouillonnement
culturel caractérisé notamment par l’émergence d’un courant idéologique « anti-
arabe » porté par la catégorie sociale des mawālī d’origine persane et contestant
les privilèges sociaux et l’arrogance des descendants des conquérants Arabes. Ce
courant, connu sous le nom de šu’ūbiyya, ne conteste pas l’hégémonie
linguistique de la langue arabe, dans laquelle il exprime ses revendications, mais
exige une stricte égalité entre tous les musulmans, et l’intégration, dans l’édifice
culturel de la nouvelle société, des apports des vieilles cultures dont sont issus
ses représentants. Dans certains de ses écrits Ğāḥiẓ semble se poser, face à la
šu’ūbiyya, en défenseur d’un arabisme pur et dur. Mais mawlā lui-même,
universaliste convaincu, et en outre sectateur du rationalisme religieux
mu’tazilite, il défend et illustre dans l’ensemble de son œuvre une exceptionnelle
ouverture à tous les apports culturels, qu’ils soient d’origine grecque, persane,
indienne... ou arabe. Ce syncrétisme universaliste restera une caractéristique
constante du ’adab de bon aloi. L’autre héritage durable de Ğāḥiẓ, qui reste
aussi une caractéristique du meilleur ’adab, est l’usage d’une langue à la fois
souple et précise, faisant souvent usage de constructions parallèles, de citations
du Coran et de la poésie et n’ayant qu’un recours léger à la prose rimée (sağ’)
dont l’abus deviendra, par contraste, une plaie de la prose littéraire décadente (à
partir du xiie siècle).
Pour conclure ce bref survol des champs d’activité intellectuelle qui ont influé
sur le devenir de l’arabe, insistons sur l’effet convergent qu’ils ont eu sur la
constitution d’une véritable langue écrite, propre à exprimer précisément des
idées abstraites et à marquer l’enchaînement des raisonnements et des
argumentations. Les sources de la fuṣḥā, poésie préislamique ou Coran, étaient
originellement de l’oral, fixé secondairement par l’écriture. La langue qu’elles
utilisaient restait profondément marquée par cette origine, utilisant un lexique
essentiellement concret et faisant un usage quasi exclusif de la juxtaposition
(parataxe) et de la coordination pour suggérer les relations entre les idées. Il était
souvent indispensable de connaître le contexte extralinguistique pour bien
comprendre les références, comme le montre le rôle fondamental des
commentaires pour une compréhension correcte du Coran. Au contraire, la
langue élaborée par les spécialistes des sciences religieuses ou profanes, et, dans
une mesure non négligeable celle des scribes (kuttāb) et des écrivains (’udabā’),
est de l’écrit authentique, destiné à être lu et compris de façon « anonyme » et
universelle. Pour ce faire, cette langue a développé tout un jeu de marques
formelles de cohérence et de cohésion textuelle permettant de reconstituer avec
le moins d’ambiguïté possible le réseau des références et l’enchaînement des
idées. Par suite, cette langue, même si elle continue à faire usage du ’i’rāb, n’est
plus l’antique fuṣḥā, compacte et synthétique. C’est une nouvelle fuṣḥā, dont la
syntaxe est de plus en plus analytique, et où le ’i’rāb n’est plus, au vrai, qu’un
ornement de moins en moins fonctionnel, remplacé qu’il est par un ordre des
mots de plus en plus strict (cf. Ḵalīl, 1978 : chap. 2 qui propose d’appeler «
arabe néo-classique » cette nouvelle forme de la fuṣḥā).
Signalons pour finir qu’à partir du xie siècle le papier, invention chinoise, a
commencé à être d’un usage courant dans le monde musulman, ce qui a favorisé
une plus large circulation de l’écrit.
Les spécialistes sont loin d’être d’accord sur la genèse de cette situation et
d’abord sur l’origine de l’arabe parlé. Le débat s’est noué notamment autour de
la caractérisation de la différence entre les deux variétés d’arabe. Pour certains
auteurs, comme Blau (1977), Versteegh (1984), ou Ferguson (1959 et 1989) les
parlers arabes d’avant les conquêtes islamiques étaient foncièrement semblables
entre eux (en tenant compte des différences dialectales dont nous avons fait état
précédemment) et ne différaient de la koinè poétique qu’autant que la variété
littéraire d’une langue diffère de ses variétés non littéraires. Pour eux, le
dénominateur commun entre ces diverses variétés d’arabe est qu’ils
appartiennent à l’ « ancien arabe » (Old Arabic), de type « synthétique », par
opposition au « néo-arabe » (New Arabic), de type « analytique ». La différence
entre les deux types serait essentiellement que le premier tend à marquer les
fonctions morphosyntaxiques par des procédés flexionnels (morphèmes liés,
flexion interne) alors que le second le fait plutôt par des morphèmes libres
(particules, prépositions). Le passage de l’ancien arabe au néo-arabe serait, dans
cette optique, un changement net et radical de type linguistique (Blau, 1972). Ce
point de vue ne fait cependant pas l’unanimité. Ainsi, pour Federico Corriente
(1971), la perte du système casuel est l’aboutissement d’un processus qui était
déjà en germe depuis longtemps et qui est dû au fait que ce système n’avait dans
le fonctionnement effectif de la langue qu’un rendement fonctionnel négligeable
: la structure syntagmatique de l’arabe et l’ordre des mots rendaient les marques
casuelles redondantes, ce qui permettait de s’en passer sans aucun dommage
pour la communication. D’un point de vue différent, mais qui plaide dans le
même sens, Retsö (1993) fait valoir que l’expression du passif par affixation
comme le font les parlers arabes actuels n’est pas moins synthétique que celle
que l’arabe classique réalise par apophonie. Cette seconde façon de voir a pour
conséquence de minimiser les différences entre arabe ancien et néo-arabe et de
suggérer que le passage de l’un à l’autre est une question de degré et non de
nature.
Quoi qu’il en soit l’accord entre Blau, Versteegh et Ferguson ne va guère au-delà
de l’idée que l’écart entre les deux variétés d’arabe est postérieur aux conquêtes
islamiques. Sur les conditions d’apparition de cet écart, les trois auteurs
divergent profondément.
Pour Blau, ce sont les dialectes arabes sédentaires qui auraient donné naissance
au type néo-arabe, et les changements considérables qui ont affecté les
populations arabes à la suite des conquêtes en ont favorisé la diffusion. Ainsi
s’expliqueraient à la fois les ressemblances observées entre dialectes (dues à la
communauté de type linguistique) et leurs différences (reflétant les variations
dialectales qui existaient déjà en Arabie). Les deux critiques que l’on peut
opposer à cette théorie (Corriente, 1971 et 1976) concernent d’une part la thèse
d’une apparition brusque et « catastrophique » du néo-arabe après l’islam et
d’autre part l’accentuation artificielle de la différence entre les deux variétés
d’arabe. Sur le premier point en effet tout porte à croire que le type néo-arabe
avait commencé d’exister bien avant l’islam. Sur le second, l’examen attentif de
la fuṣḥā, notamment à son époque « néo-classique », de même que l’étude sans
préjugés simplificateurs des dialectes montrent que la thèse des deux types
linguistiques radicalement distincts est une vue de l’esprit.
Selon Versteegh les formes d’arabe spontanément produites par les mawālī ont
inévitablement dû être des « pidgins », ces formes de langue rudimentaires qui se
développent dans les situations où l’urgence de communiquer l’emporte sur
toute autre considération. Les enfants des mawālī auraient ensuite transformé ces
pidgins en créoles, moyens de communication plus étoffés et plus stabilisés. Ce
sont ces formes créolisées d’arabe qui seraient à l’origine des parlers arabes
actuels dont la diversité s’expliquerait largement par le fait qu’ils sont nés sur
des substrats linguistiques divers et en l’absence de toute forme de régulation.
Versteegh postule qu’ensuite une phase de « décréolisation » se serait produite
du fait que « la dissémination de l’arabe classique comme langue prestigieuse de
culture et de religion introduisit un modèle qui affecta la situation linguistique à
un degré tel qu’entre parlers dialectaux et langue standard apparut un continuum
linguistique analogue à la diglossie du monde arabophone actuel » (Versteegh,
1997, 109). Cette théorie a été diversement critiquée (Fergusson, 1989, et Holes,
1995). On a fait valoir qu’aucun document historique ne vient lui donner une
ombre de soutien, alors que le caractère drastique des bouleversements qu’elle
postule n’aurait pu passer inaperçu des grammairiens ou des chroniqueurs qui
nous ont laissé de nombreuses observations sur les pratiques linguistiques du
petit peuple des villes. On a aussi souligné que les témoignages les plus anciens
des productions linguistiques en arabe non standard, en particulier le corpus de
papyrus antérieurs au xe siècle étudié par Simon Hopkins (1984), révèlent que la
langue reflétée dans ces écrits éphémères et sans aucune prétention à la
correction linguistique présente de nombreux traits néo-arabes, mais rien qui
ressemble à la simplification drastique de la grammaire que supposent
pidginisation ou créolisation. On a aussi fait observer que la forte ressemblance
entre les parlers des diverses régions du Monde arabe, dont les langues substrat
(araméen, copte, berbère) sont très différentes les unes des autres, est
difficilement compatible avec l’hypothèse de Versteegh, car dans tous les cas
documentés la langue maternelle marque fortement de son empreinte le créole
résultant. Il faut noter en passant que la conception que se fait Versteegh de la «
décréolisation » comme processus capable de réintroduire de la complexité
morphologique dans un créole ne semble avoir aucun précédent attesté dans la
pourtant vaste littérature sur ce sujet.
Ferguson, pour sa part, pense que le fait que des populations arabes d’origines
tribales diverses se sont trouvées mêlées dans les villes de garnison a entraîné un
mélange des anciens dialectes tribaux et l’apparition de ce qu’il appelle une «
koinè militaire » laquelle aurait été répandue aux quatre coins de l’empire par les
mouvements de troupes. À l’appui de sa théorie, il cite 14 traits linguistiques que
l’on trouverait, selon lui, dans tous les dialectes arabes actuels, mais qui seraient
inconnus de la fuṣḥā. Il attribue ces traits et leur diffusion pan dialectale à la
koinè militaire. Cette théorie a elle aussi été critiquée (notamment par Cohen,
1970, et Miller, 1986). Les critiques ont porté sur le fait que les ressemblances
entre dialectes peuvent certes résulter d’une origine commune, mais aussi de
développements convergents, plausibles pour des parlers apparentés, ou encore
de tendances évolutives profondes partagées par tous ces parlers (par exemple la
perte du duel a affecté de nombreuses langues sémitiques sur des périodes très
longues). À cela il faut ajouter la possibilité d’une influence unificatrice a
posteriori de certains parlers localement promus à une position de prestige, sans
oublier, dans cette fonction, la fuṣḥā dont l’influence normalisatrice est toujours
à l’œuvre. Ces critiques n’invalident pas complètement l’hypothèse de Ferguson
(David Cohen lui-même admet que la langue composite parlée par les troupes
arabes a bien été un input de l’arabisation). Elles contestent plutôt la thèse «
monogénétique » qui la sous-tend, et font valoir qu’il n’est pas réaliste de
supposer que tous les parlers arabes actuels descendent nécessairement d’une
seule souche linguistique, quelle qu’elle soit. La typologie des parlers arabes
actuels, que certains traits rattachent clairement aux dialectes arabes
préislamiques reste en tout état de cause l’argument fondamental contre la thèse
monogénétique.
Pour conclure cette discussion, nous dirons que les données disponibles laissent
penser que la variation linguistique a caractérisé le domaine arabe depuis des
temps très reculés, et que, selon toute vraisemblance, une variété d’arabe sans
flexion était déjà en usage dans les marges de l’arabophonie avant l’islam. Cette
variété d’arabe s’est largement répandue parmi les arabophones, notamment le
petit peuple, dans les villes de garnison. C’est probablement ce type d’arabe que
les mawālī ont appris spontanément au contact des arabophones citadins, sans
doute de façon approximative pour la première génération, mais de façon quasi
native pour les générations suivantes, souvent issues de mariages mixtes
(muwalladūn). En effet, il n’existait pas de politique de ségrégation des mawālī
susceptible de bloquer leur apprentissage de l’arabe à un stade de pidgin ou de
créole. En outre l’arabe auquel ils étaient régulièrement exposés, s’il n’était pas,
tant s’en faut, conforme aux normes des grammairiens, n’avait rien non plus
d’une langue mutilée, réduite aux seules exigences d’une interaction
pragmatique éphémère. Enfin, pour des raisons évidentes de promotion sociale,
les mawālī, ayant adopté l’islam, avaient tout intérêt à s’arabiser car la
participation à de nombreuses activités économiques et sociales exigeait la
maîtrise de cette langue. Quant à la fuṣḥā, langue liturgique de l’islam et langue
officielle de l’État musulman, elle a été préservée un temps sous sa forme orale
dans les tribus les moins en contact avec les milieux sédentaires, et peut-être
aussi dans les milieux aristocratiques des villes comme signe identitaire et de
différenciation d’avec le vulgum pecus. Codifiée et fixée par les fuṣḥā, elle se
maintiendra, au moins en apparence, sous une forme intangible par la suite. En
fait, l’examen de son usage écrit ultérieur montre qu’elle n’a pas complètement
échappé aux tendances évolutives à l’œuvre dans toutes les variétés d’arabe. De
même, l’évolution des parlers bédouins proches de la fuṣḥā, bien que retardée, a
finalement été la même que celle des autres parlers arabes. Cela montre qu’il
s’agit bien d’un processus d’évolution linguistique interne de la langue et non de
quelque accident provoqué par des événements historiques contingents, même si
de tels événements ont pu accélérer cette évolution.
Notes
[1] C’est ce qui explique l’émoi suscité dans les milieux musulmans
traditionalistes lorsque Ṭaha Ḥusayn (1927) conteste l’authenticité de ces textes.
Chapitre VI
Apogée et déclin
La production dans le domaine des sciences, connaît son apogée, stimulée par la
création d’institutions savantes (grandes bibliothèques, observatoires) et par la
relative liberté d’expression qu’un islam encore ouvert rendait possible. C’est
l’époque qui voit naître les œuvres des grands philosophes de langue arabe
comme Ibn Sīnā (m. 1037) en Orient, ou Ibn Bāğğa (m. 1139), Ibn Ṭufayl (m.
1186), Ibn Rušd (m. 1198) ou Ibn Maymūn (m. 1204) en Espagne. C’est aussi
l’âge d’or de la production scientifique en langue arabe (médecine,
mathématiques, astronomie, sciences naturelles).
Du xvie au xixe siècle la langue arabe classique entre dans une longue léthargie
éclairée seulement par les faibles lueurs d’œuvres mineures qui ne sont le plus
souvent que de pâles imitations des grands modèles du passé.
Cela nous amène à la question du « moyen arabe » (Middle Arabic). Si l’on suit
Versteegh (1997, 114) qui écrit que « dans les études modernes sur l’arabe le
nom collectif donné à tous les textes qui présentent des déviations par rapport à
la grammaire arabe classique est celui de moyen arabe » alors, sans aucun doute,
tous les types de textes dont nous venons de faire état sont du moyen arabe.
Versteegh cependant met en garde contre les risques d’ambiguïté liés à l’usage
de ce terme, et notamment celui de croire (sur le modèle des expressions «
moyen français » ou « moyen anglais » par exemple) qu’il s’agit de désigner un
état de langue intermédiaire entre « l’ancien arabe » (Old Arabic) et l’arabe
moderne [1], ce que laissait pourtant entendre Joshua Blau (1966) dans
l’introduction à sa grammaire de l’arabe chrétien. Cet auteur s’est cependant
rétracté (Blau, 1988) et a redéfini le moyen arabe comme « un terme général
[pour désigner] les textes dans lesquels arabe classique, néo-arabe et éléments
pseudo-corrects alternent ». Versteegh adopte aussi cette définition en y ajoutant
une caractéristique, à savoir que le moyen arabe est typiquement de l’arabe «
fautif », les écarts constatés entre la norme grammaticale et l’usage effectif étant
dus à l’insuffisante compétence en arabe classique du scripteur. Les deux autres
causes possibles d’écarts, selon lui, sont le désir de rapprocher les textes, quand
il s’agit de dialogues, de la langue parlée, et dans le cas spécifique des chrétiens
et des juifs, le fait qu’ils ne sont pas soumis, comme les musulmans, aux normes
de l’arabe coranique.
III. La dialectalisation
Nous avons vu que la différenciation dialectale existe dans le domaine arabe
aussi loin que remonte notre documentation. L’existence de la koinè poétique n’a
pas aboli ces différences (ce n’était nullement son objet) et même le texte
coranique leur a donné, dans une certaine mesure, droit de cité. Quant à la thèse
d’une « koinè militaire » qui aurait servi de point de départ aux parlers arabes
actuels, trop d’objections peuvent lui être opposées, et en particulier le fait
qu’une partie de la typologie de ces parlers ne s’explique qu’en référence à des
distinctions dialectales qui remontent à l’Arabie préislamique. L’une de ces
distinctions, qui traverse l’ensemble du domaine arabe indépendamment des
grandes zones dialectales dont nous ferons état dans un instant, est celle qui
oppose « parlers sédentaires » (désormais ps) et « parlers bédouins » (désormais
pb). Les pb sont plus conservateurs que les ps : conservation des interdentales,
passées à des occlusives dans les ps, conservation des diphtongues aw et ay qui
passent souvent à [ō] et [ē] ou à [ū] et [ī] dans les ps, prononciation affriquée du
ğ que les ps réalisent [j] ([g] en basse-Égypte et certaines régions du Yémen) et
prononciation sonore [g] du phonème q de l’arabe classique, que les ps réalisent
toujours sourd [q] ou [’]. Il faut souligner que cette classification n’a plus rien à
voir avec le mode de vie des intéressés : la plupart des locuteurs d’un pb sont
aujourd’hui des sédentaires. En outre des phénomènes de recouvrement partiel
de ps par des pb se sont produits au cours de l’histoire donnant des parlers
mixtes où les traits ps et pb se mélangent. Signalons aussi que dans les ps, on
distingue, en fonction de divers critères, les parlers citadins des parlers
villageois.
Outre ce critère d’héritage dialectal ancien, les trois paramètres qui concourent à
spécifier les différences dialectales sont le substrat linguistique, la localisation
régionale et l’appartenance socioculturelle.
Pour ce qui est de la localisation, on peut classer l’ensemble des parlers arabes
actuels en cinq grands groupes : Les parlers de la péninsule Arabique, qui
présentent le plus de traits archaïques (par exemple un duel encore productif) ;
les parlers mésopotamiens ; les parlers du Šām (Syrie, Liban, Palestine, Jordanie)
; les parlers de la vallée du Nil, qui s’étendent du Delta au Soudan, et parmi
lesquels il faut distinguer celui du Caire qui, grâce au cinéma et aux médias,
jouit d’une diffusion et d’un prestige uniques dans le Monde arabe ; les parlers
maghrébins qui s’étendent du centre de la Libye à la Mauritanie et qui se
caractérisent par une réfection du système des préfixes de l’inaccompli. Ces cinq
groupes, il convient de le remarquer, correspondent aux cinq grandes zones
politico-économiques en lesquelles le monde arabophone s’est fragmenté à partir
du xvie siècle.
Pour ce qui est du facteur socioculturel, la religion peut être liée à certaines
différences linguistiques : ainsi les parlers juifs présentent des traits phonétiques
spécifiques. D’autre part, il a été observé que les parlers des femmes présentaient
des traits qui leur sont propres.
Notes
Dans le courant du xixe siècle, l’Empire ottoman traverse des difficultés de tous
ordres qui lui valent dans les chancelleries le titre « d’homme malade de
l’Europe ». Il perd à l’ouest l’Algérie puis la Tunisie, passées sous domination
française, et à l’est des pans entiers de ses possessions européennes. Le besoin
de réformes se fait sentir et débouche sur le mouvement des « tanzimat » (1839-
1876) visant à moderniser la vie politique dans l’Empire.
Les effets de toutes ces entreprises éditoriales sur la langue arabe furent
considérables : si tous les auteurs mettaient un point d’honneur à livrer au lecteur
une prose parfaite quant à la grammaire et au style, ils s’efforçaient en même
temps de libérer la langue des lourdeurs et des artifices dont les siècles antérieurs
l’avaient chargée, et d’utiliser une terminologie technique et scientifique à la fois
rigoureuse et fidèle au génie de l’arabe. De ces efforts va peu à peu émerger
l’arabe standard moderne (asm), forme modernisée de la fuṣḥā.
Aujourd’hui, l’arabe est seule langue officielle dans 18 pays : Algérie, Arabie
Saoudite, Bahreïn, Égypte, Émirats arabes unis, Irak, Jordanie, Koweït, Liban,
Libye, Maroc, Oman, Palestine (territoires autonomes), Qatar, Soudan, Syrie,
Tunisie, Yémen. Il a le statut de langue co-officielle dans six pays : avec le
français en Mauritanie, à Djibouti, au Tchad et dans l’archipel des Comores,
avec l’hébreu en Israël, et avec le Tigrina en Érythrée.
Les écrivains ont eu, eux aussi, une influence importante, quoique moins
voyante, sur l’élaboration de l’asm. En effet, si quelques-uns ont essayé de
revivifier des genres classiques, comme al-Muwayliḥī (m. 1930) pour la
maqāma, ouŠawqī (m. 1932) pour la poésie traditionnelle, la plupart, fascinés
par la littérature occidentale, se sont efforcés d’adapter à la langue arabe des
genres littéraires qui y étaient inconnus, comme le roman, la nouvelle ou le
théâtre. Ces efforts impliquaient l’adaptation de la langue à des exigences
expressives nouvelles, et de nombreux débats témoignent des difficultés
rencontrées pour rendre la langue littéraire capable d’exprimer de façon crédible
des dialogues entre personnages de roman et plus encore de théâtre. Des œuvres
comme celle de Tawfīq al-Ḥakīm (m. 1987), père du théâtre arabe, ou de Nağīb
Maḥfūẓ (m. 2006), prix Nobel de littérature en 1988, témoignent du succès de
ces entreprises.
Dans les pays du Maghreb où, durant l’époque coloniale, l’arabe avait été à des
degrés divers exclu des sphères officielles, les gouvernements issus des
indépendances ont fait de sa restauration dans ses prérogatives de langue d’État
une composante essentielle de leur politique culturelle. Cette politique dite «
d’arabisation » y a fonctionné comme un élément central du dispositif de
légitimation politique (Grandguillaume, 1983) et a bien souvent signifié, en
Algérie et au Maroc, le refus de donner droit aux revendications identitaires et
culturelles des citoyens berbérophones, qui représentent pourtant un pourcentage
non négligeable de la population. Cette situation semble cependant en voie de se
normaliser. Des problèmes analogues se sont posés en Iraq pour le kurde.
Dans la plupart des pays arabes, notamment ceux qui ont connu des régimes
populistes socialisants ou que les revenus du pétrole ont rendu riches, une
politique active de scolarisation générale des enfants et parfois d’alphabétisation
des adultes a contribué à élargir considérablement le nombre des citoyens ayant
une connaissance au moins élémentaire de l'asm. La presse a connu partout un
important développement. Mais surtout la diffusion très large de la radio et de la
télévision a donné à la langue officielle une propagation sans équivalent à
aucune autre époque de l’histoire de l’arabe. La connaissance, au moins passive
(compréhension) de cette variété d’arabe a donc considérablement progressé
même dans les campagnes et les milieux modestes des villes. Cela a contribué à
diminuer la distance qui séparait depuis des siècles la langue standard des divers
parlers : le lexique de la langue orale s’est partout chargé de mots directement
importés de l'asm, via les médias, et touchant à tous les domaines de la vie
sociale : politique, économie, sports, activités artistiques, santé, travail. Ces
emprunts sont souvent reconnaissables car leur structure phonologique contredit
souvent des tendances profondes des « dialectes » : présence de consonnes
interdentales (souvent réalisées comme des sifflantes en Égypte et en Orient
alors qu’elles étaient transformées en occlusives dans la phonologie dialectale),
présence de voyelles brèves en syllabes ouvertes alors que de telles voyelles
étaient effacées dans les dialectes, notamment maghrébins. Même la
construction des syntagmes et des énoncés peut emprunter à l'asm : on entend
ainsi, dans certaines variétés d’arabe parlées par les locuteurs instruits des
expressions comme « law mā ’uhdiratš » (si elle n’avait pas été gaspillée) avec
un passif à inflexion vocalique, typiquement « classique » encadré par une
négation à morphème discontinu « mā...š » typiquement « dialectale ». On est
alors dans le registre que certains ont proposé d’appeler « arabe médian » et qui
apparaît comme un niveau intermédiaire entre l’asmet l’arabe « dialectal ».
C’est dire que la situation linguistique actuelle du monde arabe est plus
complexe que le modèle à deux niveaux bien distincts que proposait Charles A.
Fergusson (1959) en parlant de « diglossie » ne le laisse imaginer. Si ce modèle
avait quelque réalité dans le Monde arabe de la première moitié du xxe siècle, il
ne correspond plus à rien aujourd’hui. Les modèles actuels de la réalité
sociolinguistique arabe (Kouloughli, 1996), qu’ils soient « multistratifiés »,
comme chez Sa‘īd Badawī (1973), triglossiques comme chez Terry Mitchell
(1986) ou en termes de « continuum » linguistique comme chez Shahir El-
Hassan (1977) insistent tous sur l’inadéquation de l’approche diglossique.
La variété d’arabe que l’on nomme « arabe parlé cultivé » (Educated Spoken
Arabic) ou encore « arabe médian » est une variété en voie de stabilisation qui
utilise les ressources lexicales de l’asm et une partie significative de sa
morphologie et de sa syntaxe, avec diverses simplifications et notamment un
abandon presque total du ‘īrāb, et qui tolère un recours assez large à des formes
parlées senties comme suffisamment communes et donc légitimes à un niveau
régional ou panarabe. C’est dans cette variété que l’on rencontre les exemples
les plus spectaculaires de mélange de systèmes linguistiques. L’arabe médian
s’utilise notamment dans des situations de communication interarabes et sur les
médias lorsqu’un expert répond de façon spontanée à des questions ou expose
sans texte écrit un point de vue.
I. Phonétique – Phonologie
Les 4 paires séparées dans le tableau par une barre oblique s’opposent par le trait
d’ « emphase » : les « emphatiques » se distinguent des « non-emphatiques » par
une articulation secondaire caractérisée par un exhaussement du bloc pharyngo-
laryngien qui augmente le volume arrière de la cavité buccale provocant une «
bémolisation » de la voyelle. Cette bémolisation peut s’étendre par anticipation
ou par inertie aux syllabes adjacentes.
L’arabe connaît trois types syllabiques de base : CV (syllabe « légère »), CVV,
CVC (syllabes « lourdes »). Les types CVCC et CVVC (syllabes « surlourdes »)
ne peuvent apparaître qu’en fin de mot (suite à la chute pausale d’une voyelle
finale), ou dans des contextes morphologiques spéciaux. Ils sont interdits en
métrique arabe classique.
Tout mot phonologique autonome porte un accent de mot qui combine intensité
et hauteur et dont le placement obéit à une règle simple : on accentue la syllabe
lourde la plus proche de la fin du mot, à l’exclusion de la dernière et sans
remonter au-delà de l’antépénultième. Si le mot ne présente pas une telle syllabe,
on accentue la dernière si elle est surlourde, ou alors l’antépénultième (la
pénultième si le mot n’a que 2 syllabes) quel que soit son poids.
À la pause, l’arabe efface les voyelles brèves finales ainsi que le suffixe -n de
l’indéfinition : kitābun/ > [kitab], katabtu > [katabt].
II. Morphologie
La base morphologique d’un mot lexical (nom ou verbe) s’analyse comme
l’entrelacement d’une racine et d’un schème (cf. ci-dessous) sur lesquels peuvent
s’agglutiner affixes et clitiques grammaticaux : al-kitāb-a = le-livre-acc. ; wa-
katab-a-hā = et-écrivit-il-elle = et il l’écrivit ; ma’a-hā = avec elle. Les mots
grammaticaux (particules) sont inanalysables. Tout morphème de taille CV ou
inférieure est cliticisé : bi-hā = avec elle. Cette contrainte est reflétée dans la
graphie.
L’arabe a trois cas, marqués, en général, par la suffixation au nom des trois
voyelles : u = nominatif a = accusatif et i = génitif. Le masculin et le féminin
sont distingués. Cette distinction ne fonctionne pleinement que pour les humains
: au pluriel les non-humains sont morphologiquement des féminins. L’arabe
distingue le singulier, le duel et le pluriel.
Les principaux processus de dérivation qui peuvent affecter les noms sont :
l’adjonction du suffixe -at qui, pour les adjectifs marque le féminin, et pour le
substantif, selon leur catégorisation notionnelle, soit le féminin, soit la
singulation ; celle de /-āt/ pluralisation de la précédente ; -iyy qui marque la
relation ou l’origine ; /-ū(na) (nom.)/-īī(na) (acc. ou gen.)/ marque la
pluralisation et est réservé aux substantifs masculins humains ; /- ā(ni) (nom.)/-
ay(ni) (acc. ou gen.)/ marque partout le duel. Le pluriel n’est que rarement
marqué par une dérivation affixale : en général il est associé à un schème distinct
de celui du singulier (on parle alors de pluriel « interne ou brisé ») : kitāb/kutub
= livre(s). Bien que certains schèmes de singulier soient régulièrement associés à
certains schèmes de pluriel, cette situation est loin d’être générale. Le diminutif
est marqué par des schèmes spécifiques.
Plusieurs types de verbes peuvent être formés sur une même racine. On distingue
traditionnellement le verbe « nu » (forme I des arabisants) formé sur un schème
qui ne comporte que des consonnes radicales et des voyelles brèves thématiques
et le verbe « augmenté » (formes II à XV des arabisants) formé sur des schèmes
plus complexes pouvant comporter des voyelles longues, la gémination de R2 ou
de R3, et/ou divers affixes (préfixes et/ou infixes). Par rapport au verbe nu qui
exprime un procès élémentaire, les verbes augmentés expriment diverses
modalités : factitivité, transitivisation, réciprocité, réflexivité, etc. Ainsi, pour la
racine <’-l-m> on a : ’alima « savoir » ; ’a’lama « informer » ;‘allama «
enseigner » ; ta’allama « apprendre » ; ’ista’lama « se renseigner ». Les
grammaires recensent 15 formes augmentées théoriquement possibles. En fait
toutes ne sont pas attestées pour une même racine.
Il existe des noms « déverbaux » exprimant des notions reliées au verbe et dont
certains obéissent à des règles de formation systématique : le nom verbal associé
au verbe nu présente une très grande variété de schèmes (plusieurs dizaines). Il
peut y en avoir plusieurs pour un même verbe. Pour les verbes augmentés, les
schèmes sont moins nombreux et plus prédictibles ; les participes, actif et passif,
obéissent à des schèmes fixes de formation ; de même les noms de lieu,
d’instrument et quelques autres.
L’arabe connaît trois grands types de phrase simple : la phrase thématique (dite «
nominale »), caractérisée par un thème défini (nom, pronom ou déictique) suivi
d’un prédicat nominal (défini ou indéfini) ou verbal qui s’accorde en genre et en
nombre avec lui. Elle exprime, en fonction de la nature et de la définition de ses
arguments, diverses relations : attribution, identité, appartenance, etc. La phrase
verbale, ayant pour ordre canonique un verbe suivi de son sujet et de ses
éventuels compléments, est caractérisée par le fait que le sujet ne peut s’accorder
qu’en genre mais non en nombre avec le verbe : =ğā’a (a)l-walad-u = est-venu
l’enfant = l’enfant est venu, =ğā’a (a)l-’awlād-u = est-venu les enfants = les
enfants sont venus. Sémantiquement, elle présente un processus ou un état
qu’elle spécifie ensuite par les arguments du verbe. La diathèse objective ne
diffère que par l’interprétation du sujet grammatical comme objet du procès :
ḍuriba walad-u-n = a été frappé un enfant (nom.) = un enfant a été frappé ; la
phrase locative, caractérisée par la donnée d’un localisateur défini (généralement
un syntagme prépositionnel) suivi d’un localisé : fī l-bayt-i walad-u-n = dans la
maison [est] un enfant = il y a un enfant dans la maison. Elle exprime la
localisation, l’existence, la possession. Elle peut aussi avoir une valeur modale,
le localisateur exprimant la modalité et le localisé la phrase modalisée : min al-
ḡarīb-i ’an taqūl-a ḏālika = de l’étrange que tu dises cela = il est étrange que tu
dises cela.
Les modalités sont souvent exprimées par des particules spécialisées dont la
position normale est le début de la phrase (ou du syntagme modifié) : on peut
renforcer l’assertion thématique par la particule ’inna ; la négation des phrases
thématiques ou locatives se fait au moyen du verbe défectif d’état laysa « ne pas
être » : laysa (a)l-walad-u marīḍ-a-n = n’est-pas l’enfant (nom.) malade (acc.) ;
laysa fī (a)l-bayti ’ahad-u-n = n’est-pas dans la maison quelqu’un (nom.) = il n’y
a personne dans la maison ; celle des phrases verbales se fait par diverses
particules spécialisées : lā, mā, lam (parfois aussi laysa avec la forme à préfixes)
: lā yafhamu = non il-comprend = il ne comprend pas : l’interrogation totale est
exprimée par la particules hal : hal ra’ayta (a)l-walad-a = est-ce que tu as vu
l’enfant ? ; hal huwa marīḍ-u-n ? = est-ce que lui [est] malade ? Elle peut l’être
aussi par la particule ’a (cette dernière clitique en raison de sa structure), mais
celle-ci sert plutôt à sélectionner le syntagme interrogé : ’a-gadan ta’tī = est-ce
demain [que ] tu viens ? ; cliticisée à laysa elle exprime l’interro-négation : ’a-
laysa l-walad-u marīḍ -a-n ? l’enfant n’est-il pas malade ?
Les complétives sont introduites par deux complétiviseurs :’an et ’anna (ce
dernier prenant la forme ’inna si le verbe introducteur est une forme quelconque
du verbe qāla = « dire »). ’an introduit les complétives qui ont une structure de
phrase verbale (le verbe est au subjonctif s’il s’agit d’un verbe à préfixe) : ’urīdu
’an yaḵruğa = « je veux qu’il sorte ». ’anna introduit les autres complétives :
ra’aytu ’anna(a)l-walad-a marīḏ-u-n = j’ai vu que l’enfant [était] malade. ’an et
’anna sont corrélés respectivement aux procès considérés comme simplement
envisagés ou comme effectifs.
IV. Le lexique
Le système « racine-schème » s’est montré d’une grande puissance génératrice
surtout pour les noms et verbes associés à des racines triconsonantiques. En
outre la régularisation analogique, accentuée par la grammatisation, a joué un
rôle très important notamment dans la constitution du lexique savant. Il est
encore sollicité, à l’époque moderne, pour combler les lacunes du vocabulaire
scientifique et technique de l’arabe.
Mais dans la majorité des cas, on a plutôt recours à l’immense stock des racines
traditionnelles (les grands dictionnaires de la langue en recensent plus de 9 000)
pour répondre aux nouveaux besoins lexicaux de la langue. L’arabe reste donc
une langue à lexique largement endogène.
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