Réseaux Sociaux Le Côté Obscur Des Algorithmes
Réseaux Sociaux Le Côté Obscur Des Algorithmes
Réseaux Sociaux Le Côté Obscur Des Algorithmes
Mais l’être humain est avant tout un être ambivalent et beaucoup plus
complexe que ce que veulent nous faire croire les algorithmes. Au lieu de
nous enrichir, les réseaux sociaux nous appauvrissent dans ce que nous
sommes, dans notre capacité à penser le monde, et à vivre ensemble.
Dans mon précédent livre, Hyperconnexion1, j’avais montré que les
réseaux sociaux avaient pu avoir un impact très intéressant dans des pays où
la démocratie était en danger, par exemple lors du Printemps arabe. Mais
plus j’y réfléchis, plus je suis persuadé qu’au-delà de tout ça, Facebook et
Instagram causent des ravages.
Le numérique est en train de prendre de plus en plus de place dans nos
vies, et dans nos sociétés. Et ce qui m’inquiète le plus, c’est que dans les
écoles d’informatique, il n’y a aucun cours d’histoire ou de philosophie.
Comme si l’on refusait, sciemment, toute pensée plus élaborée. Or
l’individu ne peut se réduire à un algorithme ! Est-ce vraiment cela
l’avenir ? Si oui, fuck algorithme !
CHAPITRE 1
ADDICTION
LE BONHEUR [NUMÉRIQUE], C’EST
PLUS FORT QUE TOI !
Cela vient confirmer que nous sommes non pas dans le plaisir de jouer,
dans le jeu libre, mais dans le game, c’est-à-dire dans l’« en-jeu ». Cette
tendance à « gamifier » le monde, c’est-à-dire à faire passer la compétition
avant tout, est une tendance forte. À l’instar des jeux vidéo en ligne, la
plupart des grands sites internet fonctionnent avec les ressorts et le design
propres à la « gamification » (ou « ludification », en français). Aujourd’hui,
nous sommes dans une société où le game et le play s’affrontent. Le game,
c’est le jeu avec enjeu (qui implique le fait de perdre ou de gagner),
construit avec des règles très particulières. Le play, lui, est quelque chose de
plus créatif, qui se rapproche du jeu libre de l’enfant. En psychologie, le jeu
libre est avant tout un espace qui permet de recréer certaines situations, qui
permet de résoudre des frustrations, de redevenir le héros de sa vie, et il est
souvent teinté d’une forme de pulsion agressive que le jeu va permettre de
pacifier, ou de neutraliser. Comme je le dis souvent, le jeu est un espace de
re-création, de ses frustrations, de ses peines, de ses angoisses. Donald
Winnicott, dans Jeu et réalité4, montre que le jeu naît de l’écart entre le
plaisir (la présence de la mère) et le déplaisir (son absence), dans un espace
potentiel ou transitionnel. Le jeu est beaucoup utilisé en pédopsychiatrie,
car c’est un espace de construction de soi. Pour certains enfants, la vocation
du jeu est de construire. Pour d’autres, c’est un espace de mise en scène de
combats. Ou encore un lieu de simulation, d’imitation.
Ce que mettent en avant les réseaux sociaux, ce n’est pas le play mais
bien le game. Les règles qu’ils nous imposent font avant tout de nous des
gameurs, et pas forcément des players. Des sites de rencontres comme
Tinder fonctionnent eux aussi sur ce principe : il y a des points, du
« ranking », des gagnants et des perdants… L’ergonomie même des réseaux
sociaux va nous pousser à devenir des compétiteurs, voire des clones. Dans
un jeu de société, on se choisit un pion, différent de celui des autres. Au
contraire, sur les réseaux sociaux, c’est comme si on avait tous un pion de
la même couleur. Mais, comme dans un jeu, les règles sont hyper précises.
Aujourd’hui, on sait que pour augmenter son audience, et faire le maximum
de likes, il y a des règles à suivre : poster tel jour à telle heure, choisir tel ou
tel mot, tel ou tel hashtag… D’où l’émergence de véritables coachs
Instagram. Comment retrouver du plaisir à jouer sans chercher à gagner à
tout prix ?
NARCISSISME
ET COMPÉTITION
« MAO EST MORT, VIVE MOA ! »
Les réseaux sociaux sont venus exacerber une tendance forte, que l’on a
commencé à percevoir dans les années 1990 : l’individualisme forcené. En
développant le « personal branding » (la « marque personnelle »), ils ont
fait de nous des produits, dont certains se retrouvent carrément en tête de
gondole (les influenceurs). Et comme tous les produits, nous nous
retrouvons en compétition, prêts à tout pour être plus attractifs que les
autres et pour remonter dans le « ranking », quitte à nous perdre
complètement et à devenir tous des clones.
L’individualisme forcené est une tendance récente. Dans les années 1980
et 1990, un look très distinctif nous permettait de nous accrocher à une
communauté, en référence à une idéologie. Il y avait les babas cool, les
punks… et leurs idéologies étaient bien différentes. Aujourd’hui, que reste-
t-il de tout cela, à part les gothiques, sortes de derniers survivants du look
affirmé ? Il y a eu une sorte de déperdition, un effacement du look comme
manière de s’identifier. On a alors commencé à voir arriver cette tendance
étrange, qui consistait à porter des tee-shirts avec d’énormes logos de
marque. Je me souviendrai toujours de ces manifs de « Touche pas à mon
pote » avec ces filles arborant des tee-shirts avec le mot Chanel écrit en
gros. Cette ère de l’individualisme forcené a commencé là. « Mao est mort,
vive Moa », disait-on à l’époque. La marque est alors devenue le nouveau
critère de rassemblement autour d’une communauté. Elle est devenue une
identité à part entière, permettant à chaque individu d’exister, de se
construire dans le regard de l’autre. Un peu comme si on se fétichisait soi-
même, dans une sorte d’acceptation de la soumission à une marque et non
plus à une pensée. L’idéologie n’est plus, elle s’est transformée en une
soumission à la marque. En l’affichant, je donne l’impression que je
m’individualise, mais en réalité, je deviens moi-même un panneau
publicitaire, un homme ou une femme-sandwich. Notons d’ailleurs que
seules les marques de luxe avaient la cote à l’époque – on ne voyait jamais
de tee-shirts Tati ! –, comme si le luxe était un moyen de donner l’illusion
d’une richesse intérieure.
C’est ce terreau-là qui a engendré la télé-réalité puis, un peu plus tard,
l’internet-réalité. Il est d’ailleurs intéressant de noter comment, sur
Instagram et sur YouTube, les influenceuses se sont d’abord tournées vers
les marques, la mode, le maquillage (ce fut le cas par exemple de deux
« poids lourds » des réseaux : EnjoyPhoenix et Léna Situations). Et de noter
comment les banlieues elles-mêmes se sont emparées de certaines marques
de sport comme Lacoste, symbole de l’élégance à la française. Finalement,
dans les années 1995-2000, la marque est devenue un signe d’intégration à
une culture française. C’est à ce moment-là aussi qu’est apparue la télé-
réalité. Je pense que, derrière, il y avait cette idée d’une amertume sociale,
cette idée que le vêtement était un outil à part entière d’intégration, et que la
cible ultime de l’intégration, c’était d’être vu à la télé. Cela avait un enjeu
quasi existentiel. Ce n’est plus « Je pense donc je suis » mais « Je passe à la
télé donc je suis ». Dans cette dérive machiavélique, la télé venait, comme
bien souvent, combler une défaillance de notre système politique, culturel et
d’intégration.
LA FIN DE LA CRÉATIVITÉ
Pendant sept ans, j’ai été le directeur de la cellule psy du premier réseau
social à la française, Skyrock.com (créé en 2007). Je l’avoue avec une
certaine nostalgie, j’aimais beaucoup ces blogs car ils offraient une palette
d’outils permettant de proposer une mise en scène originale de soi, de
développer sa créativité, et donc de se démarquer des autres. On pouvait se
créer un ou même plusieurs pseudos (car on pouvait lancer autant de blogs
qu’on voulait), choisir sa police de caractère, sa mise en page, ses
couleurs… La créativité permettait de jouer avec les codes, de personnaliser
son espace. Elle était la plus belle des défenses face au narcissisme qui
existe en nous, et que les réseaux sociaux venaient colmater. Je me souviens
notamment du blog de cette adolescente qui, grâce à ses compétences
créatives et à son travail d’écriture, avait plus de succès que le blog de la
fille populaire de sa classe qui, elle, se contentait de faire ce que j’appelle
un « blog-vitrine », prémices de la tendance Facebook, avec une exposition
de soi banalisée, sans aucune forme de créativité, avec des photos de
chaton, de son cousin « trop mignon », de la nouvelle voiture de son père…
et d’elle posant avec le fameux « duck face » !
À l’époque, on repérait déjà les prémices de toutes les questions à venir
autour de l’exposition de soi sur les réseaux sociaux. Mais il y avait une
forme d’humanisme dans l’ADN de Skyrock.com. Mon travail était comme
un révélateur que l’adolescence ne se vit pas sans souffrance, et que cette
souffrance est nécessaire. Une grande partie de ma mission consistait à
entrer en contact avec les adolescents sur quatre grandes pathologies :
scarification, automutilation, suicide et anorexie. Certains de ces ados nous
montraient sans filtre le résultat de leurs souffrances, et cela préfigurait déjà
cette idée que l’image vient comme confirmer sa souffrance, mais aussi
comme un appel à l’aide. On repérait aussi déjà à l’époque ce que l’on a
appelé les « dedipix » (contraction de « dédicace » et de picture,
« image ») : le blogueur réalisait une photo de lui avec le pseudo d’un autre
blogueur marqué au feutre sur une partie de son corps ; et en échange, les
autres blogueurs postaient des commentaires, ce qui faisait monter son
audience. Et bien sûr, plus la photo est coquine, plus le nombre de
commentaires est important. Une pratique que l’on voit aussi aujourd’hui
sur Instagram, où il est possible d’acheter des abonnés. Le « ranking » de
l’estime de soi comme prémices de la dérive que l’on constate aujourd’hui.
Et puis Facebook est arrivé. Bas les masques, comme dirait Mireille
Dumas. D’ailleurs, avec Jean-Luc Delarue, ils ont amorcé cette tendance à
un exhibitionnisme d’une souffrance du quotidien, annonciateur de la télé-
réalité. Facebook a imposé le profil unique. Votre profil, c’est vous, alors
soyez vous-même, montrez-vous tel que vous êtes. À l’époque, certains – et
j’en ai fait partie – ont pu se dire : enfin un lieu où on nous autorise à être
nous-mêmes, à être authentique. L’espoir d’un monde où le « Vivons bien,
vivons caché » disparaîtrait. Dans la réalité, Facebook a détruit toute
possibilité de créativité. Le fameux like, qui veut dire « aimer », veut aussi
et surtout dire « Je suis comme toi », sans autre commentaire ou
développement. Une sorte de culture du clonage : plus besoin d’exprimer
votre pensée, on vous demande juste de ressembler aux autres. Cette perte
de la créativité s’illustre aussi par quelque chose de très simple mais qui
veut dire beaucoup de choses : l’impossibilité de choisir sa propre police de
caractère, ou le design de sa page. Il suffit de rentrer dans des cases, sans se
poser de questions. Pire encore, l’objet de création en lui-même n’est plus
suffisant sur les réseaux. Un ami plasticien me racontait que, quand il publie
des photos de ses œuvres, il récolte péniblement 50 ou 60 likes. Il poste une
photo de son chien ? 400 likes ! C’est une dérive non seulement déprimante
mais surtout terrifiante. Car ce que favorisent les réseaux sociaux, ce n’est
pas l’œuvre en elle-même, mais l’artiste dans sa propre image. Une autre
amie artiste a, elle, embauché une communicante pour l’aider à développer
sa notoriété et donc sa présence sur les réseaux sociaux. Cette dernière lui a
clairement expliqué : « Ton œuvre, ce n’est pas le plus important. Ce que
l’on veut voir, c’est toi ! »
On a aussi découvert, bien plus tard, que cette transparence à tout prix
était en réalité un piège. Pourquoi Facebook n’autorisait qu’un seul profil,
et pourquoi devez-vous donner votre vrai nom ? Parce que le modèle
économique de ce réseau social repose justement sur votre profil, et
l’ensemble des données qui y sont associées. Certes, vous n’êtes pas obligé
de tout révéler – votre métier, la ville où vous habitez, votre statut marital,
vos opinions politiques… – mais la façon dont vous interagissez, les
contenus sur lesquels vous cliquez en disent beaucoup sur vous. Ce qui
intéresse le réseau social, ce n’est pas tant ce que vous publiez que ce sur
quoi vous cliquez et le temps que vous passez sur tel ou tel contenu. Par
exemple, si vous êtes un parent solo, vous aurez peut-être tendance à
cliquer davantage sur des liens en écho avec ce profil. Très concrètement,
cela implique que vous n’êtes pas l’utilisateur du réseau social, vous en êtes
le produit ! « Et alors ? », pourraient dire beaucoup de gens. « Moi, j’utilise
Facebook pour telle ou telle raison. Je n’ai rien à cacher, et cela ne me
dérange pas d’être un produit. »
On pourrait tout à fait comprendre ce point de vue. Faire de nous une
cible, pratiquer le ciblage, c’est une tendance qui, finalement, existe aussi
dans le marketing, et qui est devenue une vérité en soi. Le chiffre l’emporte
sur la création, l’expérience. Mais le problème est de constater à quel point
Facebook nourrit cette tendance à appauvrir l’improvisation, l’empirisme,
la surprise… bref, tout ce qui rend l’être humain original dans ce qu’il est,
pour le meilleur et pour le pire. Les outils propres au marketing sont des
outils diaboliques car ils enferment l’être humain dans l’idée qu’il ne peut
pas changer, comme si tout était joué d’avance, et donc prévisible. Cela me
fait penser à ce film extraordinaire, sorti en 1980, et qui a explosé le box-
office de l’époque : Les dieux sont tombés sur la tête. L’histoire d’une
bouteille de Coca-Cola en verre jetée d’un avion et qui tombe au beau
milieu d’une tribu isolée du désert du Kalahari. Ignorant tout de sa
provenance, les membres de cette tribu décident qu’il s’agit d’un cadeau
des dieux, qui leur est d’ailleurs très utile (pilon, flûte, récipient…). Bref, ce
succès incroyable et surtout inattendu – plus de 6 millions d’entrées –
montre bien que la créativité sera toujours plus forte que tous les millions
d’euros que l’on pourra mettre dans les études marketing. Tout ça pour
montrer que, dans le fonctionnement des réseaux sociaux, quelque chose de
plus fort se joue. Quand certains utilisateurs de Facebook disent qu’ils ne
voient pas le problème d’être considérés comme des produits, ils ne voient
que la première dimension. Alors qu’en fait, derrière, c’est tout un modèle
de société qui nous est proposé.
J’ai un temps travaillé dans le monde de la publicité. À l’époque, au
début des années 1980, certaines agences créaient des pubs incroyables qui
n’avaient rien à voir avec le produit. On jouait sur l’idée que le produit sert
la créativité. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Nous sommes dans un monde où
le chiffre l’emporte sur tout, sur la créativité, sur la capacité même à
imaginer.
LA SOCIÉTÉ DU « RANKING »
Sur les réseaux sociaux, la compétition est permanente, et les divers outils
proposés à l’internaute, comme les « j’aime » ou les étoiles, sont conçus
pour l’accentuer. Les étoiles accordées aux restaurants, par exemple, ont
remis en question un pouvoir vertical, qui est celui du critique
gastronomique. À nouveau, on pourrait se dire : c’est génial, tout un chacun
devient critique gastronomique. Le problème, c’est que nous ne sommes
pas des critiques gastronomiques, tout au plus des « jugeurs »
gastronomiques. On oublie en effet que le critique gastronomique,
idéalement, est une personne qui a une expertise, une expérience, des
compétences (comme celle de bien écrire), et qui, même si la critique peut
faire mal, a une vision constructive. On retrouve ici la question de la
différence entre la critique et le jugement : la critique est constructive, le
jugement destructeur, et l’opinion encore plus.
RÉGRESSION
DES ENFANTS EN QUÊTE D’AMOUR
DIGITAL
Ce n’est que vers 6 ou 7 ans, parfois un peu plus tard, que les enfants
apprennent à ne pas tout dire, à cacher la vérité, à taire leurs émotions. C’est
le premier signe de l’autonomie, une façon de montrer que certaines idées et
sensations leur appartiennent et qu’ils ne sont pas obligés de tout dire à
leurs parents. Bien sûr, ces derniers ont pour rôle de leur dire qu’il ne faut
pas mentir, mais le mensonge reste une étape fondamentale et nécessaire
dans leur développement psychique car il les aide à s’autonomiser et à
grandir. Les enfants vont ainsi apprendre qu’à force de tout dire, cela peut
se retourner contre eux. De la même façon, la pudeur est un apprentissage :
quand le petit garçon débarque dans le salon le sexe en érection et/ou se
masturbe devant ses parents, ceux-ci vont lui dire que ce n’est pas sale mais
qu’il faut le faire seul, à l’abri du regard des autres, sans se montrer. Or, à
quoi nous incitent les réseaux sociaux ? À nous montrer, à être transparents.
En prônant la transparence, Facebook nous invite à une régression infantile,
il remplit ce désir de tout dire, tout montrer, cette faille intime que nous
avons tous et que nous avions pourtant appris à combler. Nous redevenons
des petits enfants, qui ont un besoin constant d’être complimentés et
rassurés. En postant des photos, des anecdotes et des commentaires sur les
réseaux sociaux, nous cherchons avant tout la reconnaissance de l’autre, le
sentiment d’exister dans ses yeux. Reconnaissance entérinée par le nombre
de likes et de commentaires en retour. Mais quand le dernier statut posté n’a
intéressé personne, le réseau social nous renvoie alors, encore une fois, à
nos failles, à nos manques et à nos blessures. C’est comme si vous vous
adressiez à votre mère en lui demandant : « Maman, tu as vu comme il est
beau mon dessin ? Tu as vu comment j’ai bien travaillé ? », et que celle-ci
ne vous répondait pas. De la même façon, les réseaux sociaux viennent à la
fois combler, mais aussi, potentiellement, raviver des blessures narcissiques
profondes.
Paradoxe, car Facebook est issu d’une culture anglo-saxonne où règne la
pudeur protestante et, à travers les algorithmes censeurs, nous sommes dans
cette injonction de tout montrer mais avec une autorégulation en lien avec
la sexualité. La pensée binaire devient une manière d’ordonner le monde
pour éviter tout débordement pulsionnel. Naïveté ou bien-pensance ?
Mark Zuckerberg veut indirectement nous conserver à l’âge de l’enfance,
et plus précisément dans ce que l’on appelle la « période de latence », phase
du développement psychosexuel de l’enfant durant laquelle, selon la théorie
de Freud, la dynamique sexuelle de la petite enfance entre en sommeil.
C’est une période d’accalmie des pulsions, qui précède l’adolescence. Je me
souviens qu’un jour, ma fille, qui avait 8 ans à l’époque, avait été choquée
de voir, dans mon cabinet, une reproduction de La Romaine de Modigliani.
Cette femme nue allongée sur un divan était, selon elle, « vraiment pas
jolie » et il fallait que je l’enlève tout de suite. La période de latence, c’est
précisément cela. La logique de certains algorithmes de Facebook évoque
cette réaction enfantine. En 2011, le compte Facebook personnel d’un
professeur des écoles avait justement été désactivé car il avait publié sur
son profil une photo du tableau L’Origine du monde de Gustave Courbet,
une œuvre représentant en gros plan un sexe féminin. J’ai parfois
l’impression que Mark Zuckerberg a une conception de l’être humain qui
serait restée bloquée à cette période de latence. Période sans expression du
désir sexuel, de la pulsion. Soit il est naïf, soit il est machiavélique, car il
sait que les utilisateurs du réseau social vont exprimer leurs envies, par des
likes et autres désirs du bout des doigts, de façon pulsionnelle, et que cela
va permettre de générer des informations qui seront vendues à des
marques…
En proposant une telle transparence, Mark Zuckerberg nous avoue aussi
quelque chose de son histoire personnelle. Car cette idée de transparence
absolue nous entraîne immanquablement du côté du fantasme de la scène
primitive, qui est un concept très important en psychanalyse. Il désigne le
fait, pour un enfant, de se représenter la sexualité de ses parents. C’est un
fantasme qui est à la fois une source de curiosité et de frustration puisqu’il
en est exclu. Or, en prônant une telle transparence, c’est comme si Mark
Zuckerberg invitait tous les utilisateurs de son réseau à faire de la scène
primitive une réalité, et non plus un fantasme. Or, le propre du fantasme est
qu’il ne doit pas devenir réalité. Le fantasme permet de créer une distance
nécessaire entre les parents, qui ont une vie intime, et l’enfant. C’est grâce à
cette distance que l’enfant a accès à la représentation, qui n’est pas la réalité
objective mais la réalité telle qu’il se la représente. Cette capacité
d’imaginer les choses sans les voir, cette pensée symbolique, aide l’enfant à
s’individualiser, à mettre de l’espace et du dialogue entre lui et le monde,
plutôt que de vivre dans un sentiment de chaos fusionnel.
Ce fossé générationnel fut mis à mal lors de la création de Facebook. Les
parents et leurs enfants de moins de 13 ans se sont inscrits et sont devenus
amis. Les enfants devenant ainsi amis des amis de leurs parents… Nous
étions dans un « joyeux » bordel où les enfants se retrouvaient à liker les
posts de leurs parents ou de leurs amis parfois teintés de blagues grivoises
ou autres discussions non adaptées. Cette tendance à « l’adultification » des
enfants était, ne soyons pas naïfs, déjà présente, mais le réseau social est
comme venu leur donner l’occasion de la mettre en scène aux yeux de tous.
Pour rappel, l’âge minimum pour s’inscrire sur Facebook est de 13 ans.
Cette décision n’a rien d’éthique, elle repose sur un argument beaucoup
plus sordide, à savoir que le gouvernement américain interdit l’utilisation
mercantile des données d’enfants de moins de 13 ans. Enfin, pour se
dégager de cette drôle d’emprise des parents-amis, nombre d’adolescents
ont décidé de quitter Facebook, car ils se sentaient aussi sous surveillance.
Interrogez un adolescent aujourd’hui, il vous dira que Facebook est un
réseau de vieux ! Le groupe Facebook a maintenant le projet de créer un
Instagram pour les moins de 13 ans. J’y vois avant tout une ambition
purement économique, même si le discours est de créer un espace cadré,
modéré et donc rassurant pour les parents, à qui on répète que les
cyberprédateurs sont omniprésents sur la toile. Fidéliser les enfants de
moins de 13 ans par des algorithmes nounou fait froid dans le dos !
Autre preuve – s’il en fallait une – que les réseaux sociaux nous incitent à
la régression, ces sites de rencontres qui utilisent les algorithmes pour
« faire matcher » votre profil avec un autre qui serait en tous points
ressemblant au nôtre. Vous aimez la tarte aux fraises, vous achetez bio et
vous écoutez Elton John ? Le site vous propose un autre profil en miroir,
qui aime exactement les mêmes choses que vous. Or ce choix amoureux
« en miroir » est typiquement celui que l’on fait lorsqu’on est adolescent.
Ce n’est qu’avec les années et l’expérience qu’on apprend que ce qui
fonctionne dans un couple, ce n’est ni la tarte aux fraises ni Elton John, et
qu’on risque bien vite de s’ennuyer si on est en tous points semblable…
Mais cette histoire dans notre rapport aux images date. Cette fétichisation
de l’image existait bien avant l’apparition des images numériques. Quand je
me sens un peu seul, j’ouvre l’album de photos de ceux que j’aime. Une
manière de garder l’autre en moi alors qu’il est absent : c’est la présence de
l’absence, le virtuel. Comme si l’image pouvait me suffire pour me sentir
moins seul. Réduire l’autre à une image est une tendance régressive, plutôt
d’ordre païen. Car les païens avaient besoin de divinités visibles pour y
croire. La présence même d’un totem permettait d’être rassuré sur sa propre
existence. D’où la guerre entre les iconophiles et les iconoclastes : doit-on
représenter le Christ ? Lors du concile de Nicée, en 787, on a décidé que
oui, le Christ et la Vierge Marie ayant donné lieu à des œuvres splendides.
Opération de « marketing » hyper puissante ? Il fallait trouver un nouveau
fétiche pour rassurer l’humain dans sa capacité à se sentir moins seul. Les
réseaux sociaux sont les nouveaux dieux visibles dont nous sommes tous le
« veau d’or ».
L’ÉCONOMIE DE LA TENSION
L’objectif est de faire en sorte que l’utilisateur reste le
plus longtemps possible sur son réseau, même s’il
n’interagit pas forcément.
Les réseaux sont comme des doudous, car ils nous permettent de pallier
l’absence. Or, l’un des destins pathologiques du doudou, c’est la
fétichisation et l’addiction. Ce ne sont pas les réseaux sociaux qui ont
engendré cette problématique chez l’être humain, ils sont venus l’amplifier,
la pathologiser, à l’image de ce que l’on va retrouver dans certains jeux
qu’on appelle « persistants ». Est-ce que cela a été pensé de manière
machiavélique, voire manipulatoire et perverse, de la part des architectes
des réseaux sociaux ? On peut s’en inquiéter sans être paranoïaque.
Aujourd’hui, on sait qu’il existe des cursus entiers de formation sur ce que
l’on appelle la captation de l’attention. Ou comment pousser les gens à
rester sur les réseaux sociaux le plus longtemps possible, comment les
rendre accros. Dans les jeux vidéo, on sait qu’il existe des mécaniques
permettant d’« accrocher » les joueurs. Sur les réseaux sociaux, qui sont
censés être un univers adulte, on nous donne l’illusion que nous sommes
responsables de notre temps. Or c’est faux ! D’autant plus que le nouveau
modèle économique des réseaux sociaux, c’est l’économie de l’attention.
L’objectif est de faire en sorte que l’utilisateur reste le plus longtemps
possible sur son réseau, même s’il n’interagit pas forcément. Avant, il fallait
qu’il interagisse pour que cela rapporte, aujourd’hui, même s’il n’interagit
pas, ça rapporte quand même. Alors, quels sont les mécanismes qui font en
sorte que l’utilisateur ne voit pas le temps passer, et même qui le poussent à
rester ?
Revenons au bébé, et à l’« accordage affectif ». Des études menées par
Daniel Stern, psychanalyste qui a beaucoup travaillé sur les interactions
précoces mère-bébé – il est notamment l’auteur du Monde interpersonnel
du nourrisson1 –, montre que la mère a des interactions variées avec son
bébé, sorte de variations sur le même thème. Si le bébé fait « ba-ba-ba », la
mère reprend ce « ba-ba-ba » en le rejouant, en utilisant une rythmique
différente, en utilisant un autre mode sensoriel (par exemple, en agitant les
bras). On parle alors d’accordage affectif. L’idée est que, sur une même
thématique, il y a toujours une variation de la part de la mère, avec un
enrichissement sensoriel. Le bébé est en quelque sorte toujours en quête de
renouveau. D’ailleurs, si la mère ne fait qu’imiter sans variation, il détourne
le regard, signe que tout cela est ennuyeux ! C’est ce qui provoque cet
accordage affectif, lequel donne du plaisir (la maman et le bébé éclatent de
rire) et enrichit la sensorialité, la relation à l’autre de l’enfant. C’est une
expérience nécessaire dans le développement de l’enfant.
Or, l’un des concepts de cette forme de captation de l’attention utilisée
par les réseaux sociaux ressemble étrangement à cet accordage des premiers
temps. Ainsi, l’algorithme va trouver le thème que vous aimez, puis il va
vous proposer des variations autour du même thème. Par exemple, si vous
aimez les chaussures, l’algorithme le détecte et vous en propose plusieurs
modèles. Vous scrollez sur les propositions qu’il vous fait, vous découvrez
d’autres modèles, d’autres marques que vous ne connaissiez pas… Cela va
déclencher chez vous le désir de récompense, qui va vous donner d’autant
plus envie de continuer. L’algorithme, le design même des réseaux sociaux
ressemblent donc clairement à cette mère qui nous dispense cet accordage
affectif.
Sur les réseaux sociaux, on ne voit pas le temps passer parce que l’on n’a
aucun repère. On est dans un espace atemporel, tout comme l’est un autre
espace : l’inconscient. On est piégé par l’absence du monde réel, et donc
rien ne nous renvoie à notre corps. La seule chose, peut-être, qui pourrait
nous rappeler au monde réel et au rapport à notre propre corps, c’est quand
on arrive en gare, et qu’il faut descendre du train, ou alors quand notre
conjoint nous dit : « Tu es encore sur ton portable ! » Et encore, si ce qu’il a
à nous dire est moins intéressant que ce que l’on est en train de regarder, on
ne décrochera pas.
LE NOUVEL IDÉAL
Lorsque l’on poste une nouvelle photo de profil, il est intéressant de lire les
commentaires. On le note surtout avec les femmes : des cœurs un peu
partout et des compliments qui sont adressés non pas à une adulte mais à la
petite fille que l’on trouve « craquante », « tellement belle », « jolie comme
un cœur »… Ainsi, ce qui est convoqué, c’est le petit enfant qui est beau
avant tout pour son apparence et non pour son esprit !
Ce n’est donc pas un hasard si, aujourd’hui, ceux qui font le plus appel à
la chirurgie esthétique sont les 18-34 ans. Cela vient rompre complètement
avec la tradition propre à la médecine et à la chirurgie esthétique, qui
avaient pour vocation d’aider les personnes vieillissantes à rester dans une
apparence de jeunesse, avec toutes les dérives que cela pouvait comporter.
De plus en plus de médecins et chirurgiens esthétiques voient ainsi
débarquer dans leurs cabinets des jeunes femmes et des jeunes hommes qui
leur demandent de les faire ressembler à la version filtrée, retouchée d’eux-
mêmes. À tel point que les quelques psychologues qui peuvent parfois
travailler avec ces médecins et chirurgiens ont avancé le concept de
dysmorphophobie, qui est l’idée que l’être humain en souffrance va
focaliser sur une partie de son corps comme étant à l’origine de toutes ses
fragilités. On retrouve là un autre concept décrit par Donald Winnicott qui
est que le premier des miroirs dans lequel tout être humain se voit, c’est
celui de sa maman. Pendant longtemps, l’enfant est beau, idéalisé dans le
regard de sa mère. Même à l’adolescence, âge auquel on passe beaucoup de
temps devant son miroir, on ne se voit pas réellement tel que l’on est. En se
regardant ainsi en face-à-face, l’adolescent se voit comme le bébé plongé
dans ce moi idéal où il est beau et tendre dans le regard d’une maman
aimante. Étrangement d’ailleurs, le selfie, qui est l’une des pratiques les
plus courantes, suppose que l’on se photographie en face. Avant même
l’apparition des filtres, on était déjà dans cette sorte de compétition étrange,
voire tyrannisante, du selfie le plus parfait. De nombreux adolescents, mais
aussi des adultes, prennent ainsi 50 ou 60 photos d’eux-mêmes afin d’en
trouver une qui, enfin, pourrait correspondre à ce regard de soi à soi, la
relation de soi à soi définissant le narcissisme. Ici, on est dans un
narcissisme spéculaire (produit par un miroir).
J’ai fait deux conférences sur cette question, financées par les plus
importants producteurs d’acide hyaluronique et de botox. Ils avaient bien
compris que c’était un phénomène un peu inquiétant et souhaitaient avoir le
point de vue d’un psy. À l’occasion de cette conférence, j’ai discuté avec un
médecin esthétique qui était lui-même très actif sur Instagram. Sur son
compte, qui était un espace totalement publicitaire, il postait des photos
avant/après. La preuve par l’image. Il savait qu’il avait parfois affaire à des
jeunes femmes en situation de fragilité psychologique, mais ne travaillait
pas en lien avec des psys. Il a pris ma carte mais n’a jamais repris contact
avec moi… Ce phénomène pose effectivement une question éthique car la
dysmorphophobie est un symptôme psychiatrique qui peut recouvrir des
pathologies beaucoup plus lourdes. On sait par exemple que l’entrée dans la
schizophrénie, ou dans certaines psychoses, peut commencer par un
symptôme de dysmorphophobie.
Quand on rentre dans le détail des filtres proposés par Snapchat ou
Instagram, deux grands types de filtres rencontrent un succès énorme auprès
des jeunes : le « shape », qui consiste à creuser le visage et à l’affiner, mais
aussi et surtout, un filtre qui permet d’agrandir démesurément les yeux, de
rapetisser le nez et de rendre la bouche charnue. Si l’on utilise ce filtre
quand on a 50 ou 60 ans, on rajeunit de 20 ans ! Toute mon hypothèse, lors
de cette conférence, était de montrer que si on se sert de ce filtre à 25 ans,
on se retrouve avec le visage d’un enfant de 3 ou 4 ans. Un visage de bébé
sur un corps sexué : voilà un paradoxe très étrange. C’est un phénomène
très présent notamment au Japon avec le mouvement des lolitas ou des
dolls, qui consiste à faire des femmes des sortes de petites filles aux formes
érotiques, comme on en retrouve dans la culture du manga. Du côté des
jeunes femmes, cette tendance renoue avec une période qui mêle d’un côté
l’innocence de l’enfance et de l’autre la question de la sexualité infantile.
Mon jeune patient jouait à un très grand réseau social, World of Warcraft,
qui fait partie de ce que l’on appelle les MMORPG (massively multiplayer
online role-playing game, jeu de rôle en ligne massivement multijoueur).
Ce sont de véritables réseaux sociaux au sens où les joueurs se retrouvent
dans des guides. La socialisation y est très présente. Demandons-nous donc
à quel point les réseaux sociaux créent une sorte de masque qui vient
véritablement coller au visage. On pourrait se dire que jouer à être un autre
permettrait de mieux s’accepter. Mais quand on passe du jeu à la chirurgie
esthétique ou au changement de sexe, on n’est plus dans le jeu. Il y a un
véritable passage à l’acte. Ce qui ne veut pas dire que la question de la
transsexualité en tant que choix n’existe pas. Et heureusement qu’il y a des
services hospitaliers qui prennent en charge ce type de choix. Mais il est
important de comprendre que cette société de la contraction espace-temps
propre à l’Internet, et cette possibilité donnée à tout un chacun d’être un
autre grâce à un avatar, viennent renforcer l’incapacité à vivre avec la
patience propre à ce travail de transformation.
Cette génération, née avec cette horizontalité propre aux réseaux sociaux,
alors que ceux-ci viennent renforcer l’idée de la toute-puissance déjà
présente en eux (tout est facile d’accès, à la portée d’un clic, d’un doigt qui
nous répond au doigt et à l’œil), est devenue fragile. Génération qui, quand
elle est confrontée à une situation de frustration, à un principe de réalité,
tombe en dépression.
Ces questionnements reposent sur un télescopage entre des technologies
numériques au service non pas simplement de l’homme mais de l’enfant
dans son illusion de toute-puissance. Télescopage entre une dérive de la
parentalité, que nous observons, où l’enfant n’est pas que le temps de
l’insouciance mais celui où il se doit de remplir les frustrations, les attentes
dans lesquelles ils sont piégés. L’enfant est devenu trop souvent l’avatar
dans l’imaginaire des parents et il semble que les créateurs des réseaux
sociaux l’ont trop bien saisi !
HAINE
L’HOMME EST UN LOUP
POUR L’HOMME
É
LA DÉSINHIBITION : QUAND IL DEVIENT POSSIBLE
DE TOUT DIRE…
Ce processus de désinhibition, on le retrouve à l’œuvre au quotidien sur les
réseaux sociaux. Il explique pourquoi on a parfois l’impression de se
retrouver dans une discussion de comptoir… Cette espèce de désinhibition
est, selon moi, liée au fait qu’on y est à l’abri des regards, pas simplement
de l’autre mais aussi de certaines instances qui, toute la journée, nous
tyrannisent, à savoir l’idéal du moi (les valeurs positives auxquelles nous
aspirons, qui correspondent en grande partie aux projections de nos parents,
eux-mêmes comme caisse de résonance des idéaux sociétaux) mais aussi et
surtout le surmoi. Le surmoi, c’est l’instance liée à notre éducation et à une
forme de masochisme normal qui nous permet de supporter les contraintes
de notre travail, qui nous permet d’être attentif à l’autre. Concrètement,
c’est l’ensemble des codes sociaux mis en œuvre à chaque instant pour que
la société tienne debout. Dans Masochisme mortifère, masochisme gardien
de la vie3, Benno Rosenberg montre que durant toute notre vie, nous
sommes confrontés à de nombreuses frustrations. Nous sommes obligés, en
permanence, de supporter une sorte d’hypocrisie sociale, qui exige que nous
restions polis, que nous ne disions pas tout, que nous ne montrions pas tout.
Or cette hypocrisie sociale, étrangement, n’existe pas vraiment sur les
réseaux sociaux. Bien au contraire pourrait-on même dire. On peut le
constater chaque jour à travers le déversement des propos haineux et des
insultes, et notamment sur Twitter, où même des gens connus peuvent, à un
moment ou à un autre, tomber dans l’injure, le dénigrement, la haine…
À l’abri des regards et de ces instances de contrôle, les écrans ont le
même effet désinhibiteur que l’alcool. Le parallèle est évident avec ce que
Freud a écrit dans Deuil et mélancolie : le père de la psychanalyse évoquait
l’ivresse alcoolique pour illustrer la phase maniaque après une période de
mélancolie, comme une façon de se défaire de notre carcan éducatif. Nous
pourrions faire le parallèle avec le fait de consommer de l’alcool : quand
elle boit, telle personne timide, plutôt inhibée, sera sujette à une
désinhibition délirante, et le plus souvent ridicule. Cette soupape de
décompression est peut-être l’une des raisons du succès de la
communication digitale : je peux enfin me libérer de mes entraves, oser être
cet autre que d’habitude je ne m’autorise pas à être parce qu’on m’en a
toujours empêché.
Cela me fait penser aux apéros géants Facebook organisés dans les
années 2009-2010. Dans l’esprit de leurs organisateurs, il fallait montrer
que les accros des réseaux sociaux, contrairement à ce qu’on leur
reprochait, ne vivaient pas que dans le virtuel, qu’ils n’étaient pas isolés les
uns des autres. Comment ? En se retrouvant en réel, et en organisant des
réunions géantes. Elles ont rassemblé, pour certaines, jusqu’à une dizaine
de milliers de personnes. Mais pour retrouver cette forme de désinhibition
qui existait derrière les écrans, il n’y avait qu’une seule solution : boire. Ce
que les participants à ces apéros ont fait. Plus que de raison. Il y a même eu
un mort. Un jeune homme de 21 ans, qui est tombé d’un pont à Nantes. Il
avait 2,4 grammes d’alcool dans le sang.
LA QUESTION DE LA MODÉRATION
La question de la modération est une très vieille question, qui existe depuis
le début d’Internet : comment modérer une communauté pour tenter d’y
maintenir une ambiance courtoise ? Très rapidement, les réseaux sociaux
ont été confrontés au fait qu’ils sont devenus des espaces de déversement de
haine, mais aussi de désespoir.
Pendant longtemps, les grands réseaux n’ont pas voulu mettre en place
une modération. Aujourd’hui, c’est devenu une tâche indispensable, assurée
par des sociétés sous-traitantes, et mise en lumière par le documentaire
The Cleaners, les nettoyeurs du web, diffusé sur Arte à l’été 2018. Aux
quatre coins du monde, des centaines de milliers de modérateurs, dont la
plupart seraient âgés de 20 à 25 ans, sont ainsi mobilisés pour filtrer toutes
les perversités humaines : discours de haine, racistes, sexistes ou
homophobes, pédopornographie, tortures, viols, décapitations… Certains de
ces « éboueurs du net », qui examinent jusqu’à 25 000 images par jour,
parlent de traumatisme psychologique, et ont porté plainte directement
contre Facebook.
LA FIN DE L’EMPATHIE ?
Comment être empathique dans une relation
uniquement visuelle avec l’autre ?
Les réseaux sociaux fonctionnent comme des antidépresseurs qui vont nous
permettre simplement d’éviter de nous retrouver face à nous-mêmes.
L’antidépresseur a pour effet de séparer la représentation de l’affect. Cela
permet ainsi au dépressif de supporter le poids de son existence en lui
évitant d’éprouver des sentiments comme la culpabilité lorsqu’il croise un
SDF qui fait la manche, par exemple. La distance propre au visuel, son
traitement bref et son immersion dans un flot ininterrompu d’infos et de
posts sans transition vont ainsi nous éviter d’éprouver un véritable
sentiment d’empathie, ou seulement pour un très bref instant.
Comment être empathique quand je suis sur Instagram avec un autre
semblable avec lequel je suis quand même un peu en compétition ?
Comment être empathique dans une relation uniquement visuelle avec
l’autre ? L’image, qui nous répond « au doigt et à l’œil », nous donne
d’emblée une forme de puissance face à l’autre. Un autre qui devient
potentiellement un rival plus qu’un semblable. On retrouve cette notion de
pulsion scopique qui, en réduisant l’autre à une image, en fait un objet
d’emprise. Cette idée rejoint l’une de mes hypothèses : au-delà des réseaux
sociaux, le génie de la création de l’écran tactile est venu renforcer cette
illusion de maîtrise sur l’image qui d’habitude nous échappe. Le toucher est
une sensorialité qui, idéalement, permet de combler les premiers temps de
séparation d’avec la mère. Le visuel me permet de m’envelopper mais
aussi, à travers la pulsion scopique, d’avoir une emprise sur cette image.
Emprise renforcée par le geste du doigt sur l’écran qui accentue cet enjeu de
maîtrise. Avec le scrolling, on nous redonne l’illusion d’être un interacteur.
Paradoxalement cependant, cela va créer une distance. La désinhibition sans
limite va mettre de côté un des sentiments en perte de vitesse à notre
époque : l’empathie, la capacité de se mettre à la place de l’autre, aussi bien
dans ses moments de joie que de souffrance. Comme disait Freud, le
névrosé souffre de ne pas être pervers. Car le pervers, lui, n’a pas
d’empathie, il est dans le déni de sa propre empathie. À quel point les
réseaux sociaux viennent amplifier ce déni de l’empathie ? Car l’internet-
réalité ne permet pas forcément d’éprouver cette empathie nécessaire pour
comprendre une problématique dans sa dimension universelle. Dans un
roman, c’est différent, car justement il y a un développement qui pousse à
nous identifier, dans une forme de catharsis. C’est dans la fiction qu’on peut
retrouver peut-être une forme d’empathie.
DANS TA BULLE !
ÉVITONS LE DÉBAT, IL RISQUERAIT
DE NOUS RENDRE CITOYEN !
Alors que les réseaux sociaux auraient pu contribuer à créer les conditions
d’un débat ouvert, participatif et plus libre, il semble bien qu’ils l’aient au
contraire totalement, et dangereusement, affaibli. Fake news, polarisation à
outrance, complotisme…, ils sont devenus le terrain d’affrontements
agressifs voire très violents, rendant toute discussion et tout échange
impossible. La culture du clash a pris le pas. Désormais, il faut choisir son
camp, et les réseaux sociaux participent à nous enfermer, nous rendant
toujours plus hermétiques aux idées des autres, et donc au débat.
Se poser la question de l’impact des réseaux sociaux sur notre société, c’est
se demander si l’outil que nous utilisons a une influence sur notre rapport à
l’autre, notre façon de communiquer… Certains affirment que l’algorithme,
que le langage informatique ne serait qu’un langage binaire, donc
inoffensif, comme un enfant qui n’envisage le monde qu’en termes de 0 et
de 1, à savoir un monde manichéen ! On pourrait simplement se dire
qu’Internet est un outil. C’est comme un bâton que l’on donne à un enfant
sur la plage. Certains vont s’en servir pour dessiner sur le sable ; d’autres
vont le lancer à la mer ; d’autres encore vont avoir l’idée de l’utiliser pour
taper sur le chien… Celui qui a proposé l’outil est-il responsable de ce
qu’en font ses utilisateurs ? Les réseaux sociaux sont-ils responsables ou
non des potentielles dérives ? De nombreux chercheurs qui travaillent dans
le domaine de l’intelligence artificielle (qui n’est finalement qu’une
compilation de lignes de code, d’algorithmes) pensent que ce ne sont pas les
outils en eux-mêmes qui sont dangereux, mais les gens qui les utilisent à
des fins malsaines.
Je ne suis pas totalement d’accord avec cela. Je crois que l’algorithme
possède en lui-même un angle de vue, une forme de philosophie qui est
celle d’une formule mathématique. En épistémologie (philosophie des
sciences), on prend souvent l’exemple de l’imprimerie et de son influence
sur nos représentations. Cette invention a assurément bouleversé notre
rapport à l’autre, à la tradition et à la culture de manière globale, notre
capacité à nous ouvrir sur le monde et à envisager la différence. De la
même manière, la roue, le marteau ou tout autre outil a eu un impact sur le
monde dans sa capacité à le transformer et à l’envisager dans ses certitudes
et ses servitudes.
Pour en revenir au langage informatique, c’est un système binaire, basé
sur des 0 et 1. Cela voudrait dire que le monde ne se définit qu’en termes de
oui/non. L’algorithme m’oblige à répondre par 0 ou par 1, il m’amène à
envisager l’humain aussi en termes binaires : blanc/noir, femme/homme,
j’aime/j’aime pas… Il n’y a pas de points de vue tiers. Comme si la teinte
grise était inexistante. Mais l’être humain se résume-t-il vraiment à cela,
une alternance de blanc et de noir, de oui et de non, de 0 et de 1 ? Mon
métier de psychanalyste me le rappelle tous les jours : un être humain n’est
jamais ni blanc ni noir, il est surtout et avant tout constitué de zones grises.
Il est teinté d’ambivalence et c’est justement cela qui le rend riche. Entre 0
et 1, il y a une infinité de perceptions et de manières d’être. Souvent, ce
n’est pas oui ou non, mais à la fois oui et non. Si les mathématiques
quantiques tentent justement, à travers la puissance de calcul, de trouver
une troisième voie, leur base reste celle du 0 et du 1. On nous trompe en
nous faisant croire que l’outil n’a pas vocation à fonder une pensée.
L’imprimerie a permis de diffuser des pensées, des émotions, qui étaient
celles d’un auteur. C’est la raison pour laquelle on a brûlé des livres : on
s’est rendu compte que les livres permettaient d’aller à l’encontre de
certains pouvoirs en place.
Réduire l’être humain et les relations sociales à ce langage binaire a un
impact sur sa capacité à penser le monde. Je le crois profondément. Mon
expérience de clinicien avec des jeunes venant me consulter pour des
usages problématiques ou excessifs des jeux vidéo en ligne me confirme
que c’est rassurant d’imaginer que le monde se résume à un choix binaire.
Ces jeunes sont souvent confrontés dans leur histoire à des situations de
traumatismes, de harcèlement par des personnes pourtant de confiance, et
découvrent de manière brutale l’ambivalence des figures parentales. Et ce
langage binaire ne fait que renforcer leur impression de pouvoir ordonner le
monde !
Ne généralisons pas à outrance en faisant des informaticiens les
nouveaux ordonnateurs d’un monde régi par les pulsions. D’ailleurs, la
psychothérapie d’inspiration analytique ne convient pas, car elle ne fait que
confronter notre patient au chaos et au désordre pourtant nécessaire pour
accepter en quelque sorte de vivre l’expérience de la perte. Pas innocent si
la pratique des jeux vidéo devient addictive comme une manière de faire de
leurs mains la métaphore du moi dont la vocation est de serrer le monde
entre son poing fermé ! Enjeux de maîtrise pour échapper à l’existence de
l’inconscient qui les rendraient potentiellement humains. L’humain est fait
d’imperfections nécessaires ; et c’est sûrement ce que l’on nomme
intelligence. Non pas une intelligence qui se résumerait au test du QI dont
la vocation est de rendre compte des seules compétences cognitives. Mes
patients sont diagnostiqués Haut Potentiel Intellectuel (HPI), avec des QI
parfois supérieurs à 140, et cela semble faire d’eux des êtres atypiques.
Pourtant, ils possèdent pour la plupart ce qu’un ami ingénieur en
informatique tout droit sorti du MIT (Massachusetts Institute of
Technology) appelle le « phallus » numérique. Ils seront donc les
architectes des mondes numériques de demain. Ils sont déjà présents et nous
savons que l’économie du numérique est devenue un emblème puissant
pour nombre de pays. Mon travail consiste à aider mes jeunes patients
« hyper-geeks » à se sortir en quelque sorte de leurs bulles vidéo ludiques, à
quitter les habits flamboyants de leurs avatars. Se pose ainsi la question de
la rencontre entre un individu et sa manière d’envisager les autres humains
d’une part, et la rationalisation propre au langage informatique de l’autre.
En clair, est-ce que l’algorithme est une donnée sensible capable
d’empathie ? Est-ce que le trop d’empathie est interdit aux codeurs, au
risque d’être confrontés à une totale remise en question éthique et
philosophique ? Enfin, lorsqu’ils trouvent un espace de valorisation dans le
monde réel, leurs talents enfin reconnus en font des êtres tout-puissants
dont la vocation est d’étendre leurs outils comme une promesse d’un
nouveau monde : l’algorithme. Dans ces conditions, pensez-vous qu’un
algorithme puisse servir ou au contraire desservir la socialisation ?
Comme je l’ai déjà expliqué un peu plus haut, l’omniprésence des insultes
et des propos haineux en ligne a poussé Facebook à créer un nouvel
algorithme visant à éviter de mettre en contact des gens qui ne pensent pas
pareil, qui n’ont pas les mêmes centres d’intérêt… Mieux encore, cet
algorithme a pour but de leur proposer de s’intéresser uniquement aux
personnes qui ont les mêmes opinions et la même façon de voir la vie
qu’eux. Le tout au nom de la paix sociale et du bonheur, numériques !
L’algorithme est alors conçu comme un ange gardien de la cohésion sociale
et de la capacité à mieux vivre ensemble. En réalité, malgré ces bonnes
intentions apparentes, c’est tout sauf sain ! Car cette conception sous-entend
l’idée qu’il faudrait surtout ne pas entendre, lire ou voir quelque chose qui
pourrait aller à l’encontre de ses idées ou pire, nous faire changer d’avis.
Or, toute la richesse du dialogue, justement, consiste à confronter des points
de vue, à découvrir des arguments qui peuvent potentiellement nous
perturber et nous faire changer d’avis. La vie est faite de conflits, et c’est
dans le conflit que l’on se construit. Le conflit implique d’accepter de se
séparer d’un point de vue pour envisager le point de vue de l’autre comme
étant différent, afin de renaître et de rompre avec la résistance au
changement. Cela me fait penser à un film, qui est sûrement l’une des
œuvres artistiques qui a le mieux métaphorisé les mondes numériques :
Matrix. Si le premier des conflits était la naissance comme acte de
séparation d’une fusion avec une matrice qui, en nous donnant la vie, nous
plonge dans les affres de notre corps, de sa pesanteur et de cette nostalgie
d’un retour impossible, les réseaux sociaux seraient alors comme une
solution pour rester dans cette matrice, dans cet univers thalassique.
« Nous allons vous faire aimer la musique que vous aimez ! » Ce slogan
de Deezer montre à quel point l’algorithme nous prend pour des enfants en
bas âge. Aujourd’hui, la plupart des sites comme les plateformes de
musique ou de films fonctionnent avec des algorithmes dits « de
recommandation » : il s’agit d’analyser les données des utilisateurs afin
d’en extraire des suggestions qui correspondent au client et à ses goûts,
dans le but bien sûr de le fidéliser. Sur les plateformes de musique,
l’algorithme se montre ainsi de plus en plus intrusif, prenant en compte par
exemple des critères qui peuvent dépasser les styles de musique (comme le
timbre de la voix, le rythme des chansons…). Mais l’être humain est-il
vraiment cet être si prévisible ? N’est-ce pas prendre le risque de tous nous
enfermer dans des schémas prédéfinis ? Ce risque d’enfermement, musical
en l’occurrence, on le retrouve potentiellement partout, y compris sur les
réseaux sociaux. Et ce n’est ni plus ni moins qu’une forme de totalitarisme.
Or je pense profondément que les gens qui nous influencent, ce ne sont pas
les gens qui disent et pensent comme nous mais justement les gens qui
viennent nous déranger dans notre conception du monde. En ce qui me
concerne, les personnes qui m’ont aidé à construire ma pensée, ce ne sont
pas celles qui m’ont dit ce que je voulais entendre.
Je prône l’imprédictibilité.
ET APRÈS ?
L’AVENIR EST AUX CONTRE-POUVOIRS
Le hater est un être qui se définit avant tout par son côté haineux, sa rage
engendrée par une forme de frustration. Son objectif est de détruire l’autre,
tout en restant bien planqué derrière son écran. Un mélange de lâcheté et de
sadisme pur. Le hater fait partie de la culture propre au « j’aime pas » (to
hate, en anglais, veut dire « détester, haïr »). Pourquoi ? Parce que c’est
comme ça. C’est nul, c’est de la merde, un point c’est tout. La critique n’est
jamais constructive, mais toujours destructrice. Cette attitude est celle de
l’enfant pendant le stade anal, tel qu’il a été décrit par Freud. Durant cette
phase, l’enfant éprouve le besoin de s’opposer aux adultes, de transgresser
les règles établies. C’est un mouvement qui vise une autonomisation par
l’opposition. Nous pourrions dire que le hater est resté fixé à une phase de
sadisme anal dont la vocation est de réduire l’autre à un déchet. La névrose
obsessionnelle en est une illustration, par son incapacité à libérer sa
violence sphinctérienne. Il est prisonnier d’une culpabilité sociétale en lien
avec des idéaux d’éducation, de pureté et de propreté. Derrière son écran, à
l’abri du monstre de sa culpabilité, il pourra libérer sa haine
sphinctérienne ! En tant que psychanalyste, mon travail est d’aider ces
personnalités à cesser d’être tyrannisées par cette culpabilité, et à leur
permettre de se défendre quand elles sont confrontées à des situations où
elles sont mises en danger. Le hater existera toujours, il fait partie de la
nature humaine. Je ne crois pas qu’il faille établir un cadre de loi pour
interdire toute parole négative. Car même si cette parole est brutale, le hater
nous renvoie l’image que nous sommes bien vivants, et que l’ambivalence
est propre à notre nature.
Le troll est peut-être l’un des exemples les plus intéressants d’une
résistance, voire d’un combat, qui utilise les mêmes armes que son ennemi,
sans forcément franchir la limite qui est celle du hacking. L’ironie, l’esprit
de provocation dont fait preuve le troll est aujourd’hui devenu nécessaire
pour tendre à chacun une sorte de miroir de notre société, certes un peu
déformant. Impossible ici de ne pas faire référence à la folie. Je suis
persuadé qu’il nous faut accorder plus d’écoute aux fous, que les fous ont
des choses importantes à nous dire car justement ils nous dérangent dans
notre rapport au monde !
L’idéal de transparence prôné par les réseaux sociaux peut être un danger
pour la protection de notre vie privée, et de notre droit à l’image. Il renvoie
aussi à la question du droit à l’oubli, qui avait été mis en avant, entre autres,
pour protéger les adolescents (l’article 63 de la Loi pour une République
numérique prévoit le droit à l’effacement non conditionné pour les
personnes mineures au moment de la collecte des données à caractère
personnel. Ce droit n’est donc soumis à aucune condition autre que la
minorité, contrairement aux personnes majeures, pour lesquelles ce droit est
conditionné et ne peut être exercé que si les données en cause sont
inexactes, incomplètes, équivoques, périmées ou si leur collecte ou
utilisation est interdite). En tant que père de deux adolescents, je constate
que la question de la confidentialité des données et de l’e-réputation est le
seul axe traité dans les cours d’éducation morale et civique. Le seul cours
sur Internet qu’ont les ados, c’est un cours sur la façon de bien protéger ses
données. C’est pour moi insuffisant.
Avant que le numérique n’apparaisse, il existait dans les collèges et les
lycées une grande tendance à l’éducation à l’image. Ces cours étaient
donnés par des profs passionnés, ou par des associations comme le CLEMI
(Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’informations). Le but
était de montrer que toute image est en réalité une mise en scène, que ce
soit pour le meilleur (la fiction) ou pour le pire (le journal télé). Avec
l’avènement du numérique, cette question de l’image et de l’éducation au
numérique a évolué, mais on s’est trompé de peur. Pendant très longtemps,
Internet a été le lieu de projection de tous nos monstres, et parfois de nos
monstres intérieurs. Disons les choses autrement et plus directement :
Internet a longtemps été considéré comme le terrain de jeu des pédophiles,
de ceux que l’on appelait les cyberprédateurs. À l’époque, le
cyberprédateur, le pédophile, c’était l’autre, l’inconnu, quelqu’un qu’on ne
connaissait pas, qui ne faisait pas partie de notre cercle. On se rend bien
compte aujourd’hui, alors que le sujet de l’inceste revient en force, que les
choses sont en réalité légèrement différentes et plus complexes (aujourd’hui
on sait que 51 % des cas de violences sexuelles sur mineurs ont lieu dans le
cadre familial2, le combat a donc changé de terrain…). On appliquait alors à
Internet cette sacro-sainte règle : « Ne parle pas avec des inconnus. » Ou
encore : « N’accepte jamais un cadeau d’un inconnu. » Le problème est
que, sur Internet, la plupart du temps, on communiquait avec des inconnus.
C’était peut-être même, à l’époque, l’un des plus grands plaisirs d’Internet :
on se retrouvait dans un grand bal masqué où l’on pouvait jouer à être un
autre et oser dire, penser ou imaginer autre chose.
La toute première des éducations numériques était donc très anxiogène,
ce qui pouvait paradoxalement pousser à prendre des risques, voire à
transgresser. La deuxième grande tendance qu’on a ensuite repéré et qui est
toujours en cours, pourrait se résumer ainsi : attention à ce que vous
publiez, car il y aura des traces. Ne publiez pas de photos de vous en état
d’ébriété, car dix ans après, un recruteur pourrait la découvrir en menant sa
petite enquête sur vous… C’est alors qu’est apparu le concept d’e-
réputation. Aujourd’hui, cette tendance elle aussi évolue, avec l’apparition
de ce que j’appelle une posture morale, avec notamment Serge Tisseron et
le programme « 3-6-9-12 » (ou comment introduire les écrans dans la vie
des enfants de manière progressive et raisonnée : pas avant 3 ans, puis
30 minutes à 1 h par jour maximum entre 3 et 6 ans, etc.) ou encore avec
Michel Desmurget, auteur de La fabrique du crétin digital – Les dangers
des écrans pour nos enfants3. Cette posture morale vise à rappeler aux
parents que leur rôle premier est d’interdire les écrans et de faire les
gendarmes. D’une certaine manière, elle les incite aussi à rentrer dans un
monde de non-communication et de méconnaissance. Pour ma part, j’ai
toujours, au contraire, prôné le partage des écrans comme une manière
intéressante de communiquer. Par ailleurs, cette posture morale se base sur
des études pseudo-scientifiques, où une simple corrélation aurait valeur de
vérité. Or, aujourd’hui, la plupart des chercheurs sont d’accord pour penser
que ce n’est pas la télé ou Internet qui engendre la pathologie, mais c’est le
contexte. Mais cela, on ne veut pas le voir, car c’est plus long et plus
complexe à analyser…
L’éducation numérique est nécessaire auprès des jeunes mais aussi auprès
de nous tous, plus âgés. Car il est important d’aborder la question des
réseaux sociaux, comme je l’ai fait dans ce livre, avec un certain recul
psychologique mais aussi philosophique, sociologique, politique. Il est
essentiel d’aider les jeunes à prendre conscience du pouvoir hypnotisant du
scrolling, à comprendre comment les influenceurs qu’ils suivent et qu’ils
adorent peuvent aussi engendrer de la souffrance, à saisir que cet idéal de
beauté, de bien-être, de réussite à tout prix est en soi un piège pour l’être
humain qui réduit sa capacité à supporter l’échec.
Parler uniquement du problème des cyberprédateurs, de l’e-réputation ou
du danger potentiel des écrans, c’est faire l’économie d’une réflexion plus
générale sur ce que les réseaux sociaux nous montrent de nous et de notre
société à la dérive. Car l’adolescent n’est pas qu’un suiveur de tendances,
c’est aussi quelqu’un qui peut se rebeller contre des systèmes (le premier
étant ses parents), qui peut remettre en question des pouvoirs. Il a cette
capacité à questionner le monde, souvent avec beaucoup de sincérité.
NOTES
CHAPITRE 1
1. Wagner James Au, « VR Will Make Life Better – Or Just Be an Opiate for the Masses », Wired,
25 fév. 2016 (https://www.wired.com/2016/02/vr-moral-imperative-or-opiate-of-masses/)
2. Réseaux sociaux, sucre… les Occidentaux accros à la dopamine, propos recueillis par Stéphane
Foucart, Le Monde, 29 janv. 2018.
3. Acronyme des géants du web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
4. D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 2002.
5. Hui-Tzu Grace Chou, Nicholas Edge, « ‘‘They are happier and having better lives than I am’’ :
The impact of using Facebook on perceptions of others’ lives », Cyberpsychology, Behavior, and
Social Networking, 15/2, 2012, p. 117-121.
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 6
1. Judith Stora-Sandor, L’humour juif. Les secrets de fabrication enfin révélés, Paris, Gallimard,
2015 ; L’humour juif dans la littérature. De Job à Woody Allen, Paris, PUF, 1984.
2. Enquête Ipsos 2 – Violences sexuelles de l’enfance, pour l’association Mémoire traumatique et
victimologie, conduite du 10 au 19 septembre 2019.
3. La fabrique du crétin digital – Les dangers des écrans pour nos enfants, Michel Desmurget, Le
Seuil, Paris, 2019
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
Stern Daniel, Le Monde interpersonnel du nourrisson, Une perspective
psychanalytique et développementale, Paris, PUF, 2003
Desmuget Michel, La Fabrique du crétin digital, Les dangers des écrans
pour nos enfants, Paris, Le Seuil, 2019
Le Bon Gustave, Psychologie des foules, Paris, PUF, 2013
Rosenberg Benno, Masochisme mortifère et masochisme de la vie, Paris,
PUF, 1999
FILMOGRAPHIE
Hold up, Piette Barnérias, mai 2021
Direction de la publication : Carine Girac-Marinier
© Larousse, 2021
ISBN : 978-2-03-600804-5
Page de titre
Avant-propos
Chapitre 1. ADDICTION
La fin de la créativité
La société du « ranking »
Chapitre 3. RÉGRESSION
L’économie de la tension
Le nouvel idéal
Chapitre 4. HAINE
La question de la modération
La fin de l’empathie ?
La tyrannie de l’opinion
Chapitre 6. ET APRÈS ?
Notes
Bibliographie
Copyright