Les Dynamiques Sociolangagières Dans Les Graffiti de La Casbah D'alger
Les Dynamiques Sociolangagières Dans Les Graffiti de La Casbah D'alger
Les Dynamiques Sociolangagières Dans Les Graffiti de La Casbah D'alger
131-151
(1)
Université Akli Mohand Oulhadj, Département des lettres et langue française,
10 000, Bouira, Algérie.
131
Réda SEBIH
132
Les dynamiques sociolangagières dans les graffiti de la Casbah d’Alger
1
Le web-documentaire Dans les murs de la Casbah, réalisé par Vivement Lundi, C.
Dréan, T. Bulot, A. Lounici, et R. Sebih en 2012, permet aux internautes de visiter la
Casbah selon leur choix et écouter des chercheurs (sociolinguistes, sociologues,
urbanistes…) commenter scientifiquement le vécu dans la ville. Il a reçu le Grand Prix du
Festival du Film Universitaire (Paris 2013), il a reçu également le Prix MÉDEA des
Médias Éducatifs (Bruxelles 2013) et le Prix de l’Œuvre Multimédia au 17 ème PriMed
(Marseille 2013). Disponible sur http://casbah.france24.com/
133
Réda SEBIH
Outils méthodologiques
L’enquête de terrain s’est faite majoritairement sur quatre itinéraires
différents empruntés entre la haute et la basse Casbah : les deux
itinéraires de la partie haute débutent à partir du Boulevard de la Victoire,
l’un longe la Rue Sidi Driss Hamidouche jusqu’à la Rue Arbadji
Abderrahmane (représenté en jaune sur la carte ci-dessous) et l’autre
longe la Rue Rabah Riah, vers la basse Casbah Rue Bab El Oued (en
vert). Quant aux deux autres itinéraires de la partie basse ils sont
horizontaux, l’un le long la Rue Amar Ali et la Rue Arbadji
Abderrahmene jusqu’au mausolée Sidi Abderrahmane (en bleu), et l’autre
se faufile entre la Rue Bab Azzoun et la Rue Bab El Oued en passant par
la Place des Martyrs jusqu’au lycée L’Émir Abdelkader (en rouge).
134
Les dynamiques sociolangagières dans les graffiti de la Casbah d’Alger
Carte 1
2
Technique cinématographique qui consiste à filmer la ville au cours d’un déplacement
au bord d’un véhicule. J’ai opté pour cette technique car elle permet de ne pas rester
longtemps sur le même endroit exposé au risque de me faire confisquer mon matériel,
voire de me faire embarquer.
3
Une sélection basée majoritairement sur des images claires et exploitables, car dans
certains cas la prise d’image se fait rapidement voire discrètement devant des
établissements sensibles (comme les locaux de la sureté ou de la gendarmerie) et les
photos étaient de mauvaise qualité, floues avec un texte interrompu…l’autre critère de
sélection concerne les photos en double, voire en plusieurs exemplaires centrées sur un
même cadre.
135
Réda SEBIH
Lectures analytiques
J’ai remarqué qu’il n’y avait pas un grand nombre de graffiti à la
Casbah du moins dans les grands axes et les ruelles faisant partie des
circuits touristiques. La raison principale est le fait que beaucoup de
ruelles sont chaulées régulièrement. La présence quasi quotidienne des
touristes occidentaux a fait que l’effacement de graffiti se fait très
rapidement soit par les services de la commune quand les graffiti sont
réalisés sur les axes et ruelles faisant partie des deux circuits touristiques
officiellement désignés par le Ministère de l’Aménagement du Territoire,
de l’Environnement et du Tourisme, soit par les habitants eux-mêmes
quand les propos sont jugés grossiers ou injurieux.
136
Les dynamiques sociolangagières dans les graffiti de la Casbah d’Alger
Figure 1
4
Réalisé par Mohamed Zinet en 1971 en hommage à la ville d’Alger et dans lequel le
tragique se mêle au comique pour mettre en évidence l’identité algéroise et algérienne
entre le passé et le présent. La présence de touristes français dans le film fait resurgir le
passé douloureux du pays.
137
Réda SEBIH
5
Il s’agit de dépliants proposés par le Ministère de l’Aménagement du Territoire, de
l’Environnement et du Tourisme et distribués par les différentes associations qui activent
à la Casbah, dans lesquels deux parcours (visite de la Casbah par le haut et par le bas)
permettent aux touristes de découvrir l’ancienne Médina d’Alger.
6
Tenue traditionnelle sous forme d’un grand tissu d’une couleur claire que les femmes
algéroises portaient en l’entourant autour de leur corps ne laissant apparaître que leur
visage ou leurs yeux. Des variantes de la même tenue sont également portées dans
d’autres villes d’Algérie.
138
Les dynamiques sociolangagières dans les graffiti de la Casbah d’Alger
par les autorités locales. C’est de cette manière que beaucoup de palais
furent sauvés et restaurés puis rouverts au public.
Ceci est valable pour ce qui est du patrimoine matériel, cependant, en
ce qui concerne le patrimoine immatériel, la volonté de le maintenir et le
protéger de toute évolution dans le temps s’avère une fatalité pour les
langues.
Faisant partie du patrimoine identitaire et culturel de l’ancienne
Médina d’Alger, les Casbadjis s’étaient inspirés de la patrimonialisation
de leur ville pour valoriser leur héritage, L’enquête a révélé que les
personnes interrogées refusaient que leur langage 7 subisse des
modifications ou qu’il soit influencé par les autres parlers. Voici un
extrait d’un informateur : « Moi je ne vais pas changer ma façon de
parler au premier contact avec ces gens-là, nous sommes natifs de la
Casbah c’est aux autres de parler comme nous…».
Or, ce refus quasi général d’admettre l’évolution du parler casbadji
pourrait être la cause de son déclin, sachant que toute langue n’est vivante
que parce qu’elle acquiert de nouveaux mots et en perd d’autres au cours
de son histoire. Le fait même de renfermer8 une langue pour la protéger
du changement la rend vulnérable car elle s’inscrira fatalement dans le
folklore national et c’est le début de sa fin.
La patrimonialisation de la culture casbadjie en produit une
folklorisation de cet espace vécu empêchant toute évolution possible
(dans un sens socioculturel du terme). Les graffiti dédiés à la mémoire
des repères identitaires casbadjis ont été effacés ou vandalisés car ils ne
correspondent pas aux normes de la population casbadjie. D’ailleurs, sur
l’une des fresques, la représentation d’un pêcheur ou d’un marin en bleu
de Chine dit bleu Shanghai9 sur laquelle on pouvait voir une capuche
ajoutée par l’artiste sur la tête du personnage a soulevé un grand débat et
beaucoup de critiques de la part des habitants surtout qu’une inscription
était présentée comme un titre à la fresque [ana oulid lqasba ouana
houwa sas’ha] (je suis un enfant de la Casbah et je suis son pilier).
7
Au cours de mes enquêtes de terrain pour la préparation de ma thèse de doctorat, j’ai pu
confirmer qu’il existait un parler propre aux casbadjis (Sebih, 2014, p. 316).
8
Par les casbadjis eux-mêmes ou du moins la population des enquêtés qui ont participé à
l’enquête. Le procédé de renfermement est de rejeter toutes prononciations étrangères,
mots étrangers ou expressions nouvelles qui risqueraient de modifier leurs pratiques
langagières.
9
Costume, veste et pantalon en toile de couleur bleu foncé, porté par les anciens dockers
au port d’Alger, il représentait la tenue traditionnelle des Algérois, c’était la tenue des
citadins.
139
Réda SEBIH
Figure 2
Source : Inconnu
10
Les vives réactions qu’a suscitées le graffiti témoignent de l’intrusion territoriale et
identitaire des graffiteurs engagés dans ce projet, c’est entre les lignes de cet article qu’on
pourra le déduire : https://www.elwatan.com/pages-hebdo/arts-et-lettres/fresques-en-vie-
03-02-2018
140
Les dynamiques sociolangagières dans les graffiti de la Casbah d’Alger
11
Mustapha Haddab explique clairement la différence entre la course et la piraterie dans
une notice « Course et corsaires » parue dans Le dictionnaire du passé de l’Algérie, de la
préhistoire à 1962, dirigé par H. Remaoun (2015). Ce qui est à retenir est que la course
faisait partie de la politique des gouvernements puissants de l’époque (entre le règne
romain et le XVIIIè siècle) ce qui veut dire qu’elle était régie par des règles contrairement
à la piraterie qui consistait à rafler tous les biens des embarcations en mer sans aucune
restriction.
12
Jeu de présage collectif essentiellement féminin dont le principe est de formuler un vœu
ou penser à une personne en faisant un nœud avec un foulard ou un mouchoir avant que
l’officiante ne récite un poème. Les nœuds sont alors défaits en divulguant le nom de ceux
à qui les participantes avaient pensé.
141
Réda SEBIH
Figure 3
13
Harga : Terme en arabe algérien désignant le phénomène de l’émigration clandestine
vers l’Europe.
142
Les dynamiques sociolangagières dans les graffiti de la Casbah d’Alger
14
L’arabe algérien est une langue vernaculaire, appelée aussi Darija (ou Darja) qui n’est
pas reconnue officiellement comme langue en Algérie. Il diffère d’une région à une autre
et d’une ville à une autre, il s’approche du parlé tunisien plus on se dirige vers l’Est et du
parlé marocain en s’approchant de l’Ouest algérien.
15
L’arabe institutionnel peut être considéré comme la langue de l’État, il a le statut de
langue nationale et officielle et a été fortement promu dès l’indépendance de l’Algérie en
1962. C’est aussi la langue de l’école, de l’administration et des médias dans toutes les
circonstances officielles.
143
Réda SEBIH
L’arabe algérien est présent dans les graffiti exprimant un état d’âme,
un sentiment, une souffrance mais aussi un rapport très étroit au foot.
C’est la langue du peuple.
Sur un graffiti à la Rue Sidi Abdellah, les supporteurs du club de foot
USMA16 (club rival du Mouloudia d’Alger) écrivent en arabe l’USMA [li
yehakmou] (c’est l’USMA qui domine). Il est nécessaire de rappeler que
les deux clubs se partagent le territoire et l’identité casbadjis. Leur
rivalité offre à chaque rencontre des derbys classiques d’un grand intérêt
médiatique et sportif. Cette concurrence pour la domination territoriale
est donc exprimée sur les murs pour représenter l’autorité sous ses
différentes formes : numérique par rapport au nombre de supporters et par
rapport au nombre de championnats et de coupes remportés, territoriales
par rapport à l’espace occupé par les supporters et une domination
économique par rapport aux moyens dont disposent les deux clubs et
leurs supporters.
Ce graffiti peut être un rappel de cette rivalité compétitive certes mais
socio-spatiale aussi car la « domination » se dispute également par
rapport aux rangs sociaux et au degré intellectuel des supporters de
chaque club. Enfin, le marquage territorial par les graffiti pousse les
supporters à marquer leur présence sur l’espace rival d’une manière
permanente car, très souvent, les uns effacent les graffiti des autres.
Ainsi, le graffiti représente un moyen efficace dans le marquage
territorial des clubs sportifs qu’ils soient rivaux ou pas, l’important pour
eux est d’être présents sur la plus grande partie de la ville. L’abondance
de graffiti d’un club non effacés dans un quartier peut avoir comme
connotation l’appropriation d’espace territorial.
Comme dans beaucoup de pays où le foot est indissociable des
quartiers populaires et de la pauvreté, un graffiti à la Rue Arbadji
Abderrahmane accompagne les initiales des clubs avec le mot
[echar] (famine ou misère) en arabe algérien. Ce mot existe aussi en
arabe institutionnel mais porte le sens du mal alors que le quartier où le
graffiti a été retrouvé est l’un des plus abandonnés de la Casbah, et echar
ici prend le sens de l’arabe algérien « la misère ». C’est donc le lieu qui
permet de retrouver le référent de l’énoncé. La misère et la pauvreté que
vivent beaucoup de familles casbadjies est transcrite dans quelques
ruelles pour rappeler l’envers de la médaille, la face cachée mais,
aujourd’hui, connue de tous, la vie insupportable dans les bâtisses mal ou
pas du tout entretenues dans un quartier inscrit au patrimoine universel.
16
Union Sportive de la Médina d’Alger.
144
Les dynamiques sociolangagières dans les graffiti de la Casbah d’Alger
145
Réda SEBIH
17
Nom désignant le soulèvement populaire algérien en février 2019 exigeant le départ des
symboles du pouvoir en place.
146
Les dynamiques sociolangagières dans les graffiti de la Casbah d’Alger
18
Sur certains graffiti, l’UGC 12 est accompagné d’une inscription « sudiste » qui renvoie
à l’emplacement des supporteurs faisant partie de ce groupe au niveau du « virage sud du
stade ».
147
Réda SEBIH
148
Les dynamiques sociolangagières dans les graffiti de la Casbah d’Alger
Conclusion
Si les graffiti sont systématiquement effacés c’est parce qu’ils
véhiculent des discours tranchants et mettent en exergue le malaise social.
Or, lorsqu’ils sont libérés sous forme de street-art, il arrive qu’ils perdent
leur essence subversive en décrivant un monde coupé du présent au point
de tomber dans piège de l’instrumentalisation.
J’ai évoqué en début de l’analyse que les graffiti autorisés ne
mobilisaient pas le langage casbadji, c'est-à-dire qu’ils étaient
déconnectés de la réalité amère que vivent les Casbadjis. C’est la raison
pour laquelle ils sont constamment effacés.
Les graffiti authentiques, eux, ne subsistent pas, ils sont constamment
badigeonnés. Parfois, ils renaissent de leurs cendres mais ne trouvent pas
les yeux qui les lisent. Sans cette lecture, les graffiti n’ont pas leur raison
d’être. La volonté de faire taire les murs a encouragé ceux qui les ont
choisis comme moyen d’expression pour accentuer leur action de
marquage territorial rendant évident un sentiment de lutte sans relâche.
Dire le malaise est aussi une mise en mots, une démonstration
d’impuissance face aux conditions de vie imposées quand certains la
considèrent comme une démonstration de force. En d’autres termes,
l’acte de taguer peut être lu indirectement comme une main tendue pour
sauver une société de la haine, de la colère et de la ségrégation car c’est
souvent une sonnette d’alarme que tirent les graffiteurs.
L’étude du processus de patrimonialisation sur l’héritage culturel et
langagier a permis de montrer que la volonté de protéger ce qui de nature
évolue et mute, aboutit en fin de compte à son exclusion car le temps finit
par le rendre inadéquat avec son époque.
Aujourd’hui, le langage casbadji est très peu parlé (seules quelques
familles continuent à le transmettre) et ses composantes disparaissent
graduellement pour la simple raison que ceux qui se disent casbadjis
refusent de le voir évoluer. Ceci l’a conduit vers une folklorisation à
laquelle s’opposent les jeunes casbadjis.
Si ma recherche était essentiellement intra-muros, une étude
comparative confrontant les données recueillies à la Casbah et celles des
149
Réda SEBIH
Bibliographie
Bedjaoui, W. (2018). Les graffitis cairotes : une révolution murale.
Cahiers de linguistique, 44(1), 313-330.
Bulot, T. et Veschambre, V. (2004). Sociolinguistique urbaine et
géographie sociale : Articuler l’hétérogénéité des langues et la hiérarchisation
des espaces. Dans R. Séchet et V. Veschambre (éds.), Penser et faire la
géographie sociale. Contribution à une épistémologie de la géographie sociale
(p. 305-324). Rennes : Presses universitaires de Rennes.
Bulot, T. (2011). Sociolinguistique urbaine, Linguistic Landscape Studies
et scripturalité : entre convergence(s) et divergence(s). Cahiers de Linguistique,
37(1), 05-15.
Chachou, I. (2018). Sociolinguistique du Maghreb. Alger : Hibr Édition.
Euverte, V. (2015). Les graffiti de la liberté sur les murs du printemps
égyptien. Paris : Éditions Vent de Sable.
Haddab, M. (2015). Course-corsaires. Dans H. Remaoun (dir.),
Dictionnaire du passé de l’Algérie, de la préhistoire à 1962 (p. 152-155). Oran :
DGRSDT/CRASC.
Hedid, S. (2015). Le street art au féminin : les tagueuses font parler les
murs de la ville. Revue Gradis, 1, 151-163.
Millet, A. (1998). Les figures de l’écriture : contours, déplacements
et métamorphoses des écrits urbains. Dans A. Millet, J. Billiez, J. P. Sautot, N.
Tixier, V. Lucci (dir.), Des écrits dans la ville : Sociolinguistique d’écrits
urbains : l’exemple de Grenoble (p. 57-98). Paris : L’Harmattan.
Ouaras, K. (2018). Le street art : prémices d’une nouvelle pratique
langagière en Algérie. Cahiers de linguistique, 44(1), 281-298.
Ouaras, K. (2015). L’espace urbain algérois à l’épreuve de ses graffiti.
Année du Maghreb, 12, 157-179.
Ouaras, K. (2012). Les graffiti de la ville d’Alger : entre langues, signes
et discours (Thèse de doctorat, Université d’Oran, Oran).
Ouaras, K. (2011). Graffiti in Algiers: portrait of inclusion and exclusion.
Cahiers de Linguistique, 37(1), 73-103.
Ouaras, K. (2009). Les graffiti de la ville d’Alger : carrefour de langues,
de signes et de discours. Les murs parlent…, Insaniyat, 44-45, 159-174.
150
Les dynamiques sociolangagières dans les graffiti de la Casbah d’Alger
151