Louis-Ferdinand Celine
Louis-Ferdinand Celine
Louis-Ferdinand Celine
précédé de
et suivi de
Progrès
Gallimard
Louis-Ferdinand Destouches est né à Courbevoie le 27 mai 1894, de Fernand
Destouches, employé d’assurances originaire du Havre, et de Marguerite Guillou,
commerçante. Son grand-père, Auguste Destouches, avait été professeur agrégé au
lycée du Havre.
Son enfance se passe à Paris, passage Choiseul. Il fréquente les écoles
communales du square Louvois et de la rue d’Argenteuil, ainsi que l’école Saint-
Joseph des Tuileries. Nanti de son certificat d’études, il effectue des séjours en
Allemagne et en Angleterre, avant d’entreprendre son apprentissage chez plusieurs
bijoutiers à Paris et à Nice. Il s’engage en 1912 au 12e régiment de Cuirassiers en
garnison à Rambouillet. Une blessure dans les Flandres, en 1914, lui vaut la
médaille militaire et une invalidité à 70 %.
Après un séjour à Londres, il est engagé comme agent commercial dans
l’ancienne colonie allemande du Cameroun en 1916.
Atteint de paludisme, il rentre en France en 1917, passe son baccalauréat
en 1919, puis fait ses études de médecine à Rennes et à Paris et soutient sa thèse
en 1924.
De 1924 à 1928 il travaille à la Société des Nations, qui l’envoie aux États-Unis
et en Afrique de l’Ouest.
À partir de 1927, il est médecin dans un dispensaire à Clichy. En 1932, il publie
Voyage au bout de la nuit sous le pseudonyme de Céline et reçoit le prix
Théophraste-Renaudot.
En 1936 paraît son deuxième roman, Mort à crédit. Après un voyage en U.R.S.S.
il publie Mea culpa, puis en 1937 et 1938 Bagatelles pour un massacre et L’École
des cadavres. La déclaration de guerre le trouve établi à Saint-Germain-en-Laye. Il
part comme médecin à bord du Chella, qui fait le service entre Marseille et
Casablanca. Le Chella heurte un patrouilleur anglais qui coule devant Gibraltar.
Céline regagne Paris et remplace le médecin de Sartrouville alors mobilisé.
Après l’exode de 1940 pendant lequel il a en charge une ambulance, il regagne
Paris et s’occupe du dispensaire de Bezons. Il publie en 1941 Les Beaux Draps et
en 1944 Guignol’s Band.
De 1944 à 1951, Céline, exilé, vit en Allemagne et au Danemark, où il est
emprisonné à la fin de la guerre. Revenu en France, il s’installe à Meudon, où il
poursuit son œuvre (Féerie pour une autre fois, D’un château l’autre, Nord,
Rigodon). Il meurt le 1er juillet 1961.
AVANT-PROPOS
Céline, outre ses romans, a écrit des arguments de ballets,
des synopsis et des pièces de théâtre. C’est même ainsi qu’il a
commencé sa carrière d’écrivain et, toute sa vie, il reviendra
périodiquement à ces genres qu’il affectionne. En 1927, son
premier manuscrit, L’Église, est une pièce qui ne sera publiée
qu’en 1933 après le succès de Voyage au bout de la nuit. En
septembre 1927, il en écrit une seconde, Progrès, qui ne
paraîtra qu’en 1978. Lorsqu’en 1935 on lui commande une
nouvelle, ainsi qu’aux neuf autres lauréats du prix Renaudot,
il écrit un scénario Secrets dans l’île.
On sait la fascination qu’exercèrent les danseuses sur
Céline, il était naturel qu’il cherchât à les faire évoluer selon
son imaginaire propre. Dans Bagatelles pour un massacre,
en 1938, Céline publiera trois arguments de ballets
probablement écrits en 1935 et 1937. La Naissance d’une fée,
Voyou Paul. Brave Virginie et Van Bagaden ont été proposés à
des directeurs de théâtre jusqu’en Russie, mais ni là ni ailleurs
ils ne seront jamais mis en scène ce qui restera certainement
une déception très grande pour l’écrivain. En revanche, les
deux seules chansons qu’il écrira, déposées en octobre 1936 et
en mars 1937 à la S.A.C.E.M., il les chantera lui-même sur
disque. C’est un genre qui correspond bien à son lyrisme.
Après les pamphlets, Céline écrivit encore un scénario,
Scandale aux Abysses., qui devait paraître chez Denoël
en 1944 mais ne sera publié qu’en 1950. Entre-temps, au
Danemark, il en aura écrit un autre, Foudres et flèches, publié
en 1948, et un synopsis, Arletty, jeune fille dauphinoise, qui ne
paraîtra qu’en 1983.
C’est l’ensemble de ces textes, avec un court dialogue et
trois autres synopsis, qui ont été réunis en 1988 dans le
numéro 8 des « Cahiers Céline » (édition de Pascal Fouché).
Seuls les ballets avaient été rassemblés en 1959 dans une
édition à tirage limité illustrée par Éliane Bonabel, sous le
titre Ballets sans musique, sans personne, sans rien.
Ces textes apportent un complément très diversifié à l’œuvre
romanesque mieux connue de Céline. On y retrouve son style
et sa célèbre verve dans des registres très différents.
Divertissements pour l’auteur, ils le sont également pour le
lecteur qui entre ainsi dans l’univers féerique de l’écrivain.
Secrets dans l’Île est un synopsis de film d’un grand
réalisme. Il a pour cadre une île bretonne troublée par
l’arrivée d’une étrangère. En l’absence des pêcheurs, au cours
d’une tempête, les femmes, jalouses de leurs maris qui
tournent autour de cette créature, excitées par l’alcool et par
la « sorcière » du village, se vengent avec violence.
Dans le premier des trois ballets publiés dans Bagatelles,
La naissance d’une fée, on retrouve la tragique jalousie d’une
femme envers une rivale, danseuse cette fois. Mais tout le
ballet est féerique. Dans Voyou Paul. Brave Virginie, Céline
donne une nouvelle fin au roman. Paul est envoûté par une
sorcière mais c’est pour Virginie que l’histoire se termine mal.
Dans Van Bagaden les danseuses-parfumeuses introduisent le
personnage principal, l’armateur Van Bagaden qui n’est pas
sans annoncer Van Claben, le « prêteur sur gages et sur
parole » et les docks de Guignol’s Band.
Avec Scandale aux Abysses, qu’il présentera comme
« argument de dessin animé » et qu’il aurait voulu voir
adapter au cinéma, Céline compose un ballet dans lequel, se
jouant de la mythologie, il marie Neptune à sa nièce Vénus. Il
crée une nouvelle légende avec cette tragique destinée de la
maîtresse de Neptune envoyée par punition chez les humains
qui la conduiront à sa perte.
Dans Foudres et flèches, autre ballet mythologique, Jupiter
est bien l’époux de Junon à qui il est lui aussi très infidèle. À
sa cour se mêlent fêtes et ballets de protestations des dieux qui
s’estiment mal armés face aux Cyclopes. Le vol des foudres de
Jupiter conduit à un projet de mariage et à un dénouement
dans l’allégresse grâce à Cupidon, le dieu de l’amour.
Progrès allie réalisme et féerie. Le premier tableau est un
acte classique d’une pièce de boulevard. Le deuxième s’ouvre
sur un étrange ballet et se déroule comme un rêve. Le
troisième, dans une maison de plaisir, tourne à la comédie et
le quatrième se situe au ciel en compagnie de Dieu et de ses
anges. Mélange de genres qui annonce à la fois Mort à crédit
dans la peinture des personnages et les ballets dans la
construction, et l’imaginaire.
PASCAL FOUCHE
Secrets dans l’Île
Une île bretonne dans l’Atlantique. — Au grand large :
Ouessant, Molène. — La mer souvent violente. — Grands
récifs. — Tempêtes énormes. — Délire de la nature.
Population de pêcheurs très pauvres. — Terre aride et
rare. — Les femmes effectuent tous les travaux des champs et
des chemins.
Fanatisme religieux. — Misère. — Demi-famine et vieux
paganisme mêlés. — Pardons dans le style
médiéval. — Superstitions, prières, beuveries, érotisme, longs
hivers brumeux.
Étrangers rares et toujours mal acceptés dans l’île.
— Quelques peintres à la belle saison.
Les femmes de l’île sont passionnées, secrètes,
sournoises. — Type physique : trapues, petits yeux bridés…
Peuple de vent, de méfiance et de soudaines révoltes.
Longues incubations passionnelles. — Les femmes sensuelles,
buveuses, jalouses. — Les hommes buveurs, rêvasseurs, cruels
par crises. — Pendant les tempêtes, naufrages sur les récifs de
l’île. Tout le monde est à la fois sauveteur et pilleur d’épaves,
tueur naufragé et buveur de rhum pillé…
Nombreuses barques de pêche se perdant annuellement en
mer. Nombreuses veuves…
Un yacht armé à voiles, le « Black Stranger », un jour de
tempête, au printemps, vient se briser sur les récifs de l’anse
Cormoran.
La population de l’île descend piller et sauver ce qui peut
l’être de ce bateau.
La propriétaire, une étrangère, Erika, commande en
personne son navire. — Belle, impérieuse, fantasque. On
l’emmène dans une maison de pêcheurs… On la ranime…
Quelques jours passent… Elle décide de demeurer encore dans
cette île.
Elle parle peu. Elle pose quelques questions… On lui
répond brièvement… Elle paye… La résistance de ces pauvres
indigènes l’excite… Elle se fait aménager une maison près de
la pointe de l’île… Elle s’installe…
La vie des habitants, autour de cette étrangère, continue, un
peu inquiète… Des choses vont arriver… On se méfie un peu
d’elle…
Tout de même, pour son service personnel, elle s’attache la
petite blanchisseuse de l’île, la petite Yvonnik, vingt ans, qui
lui sert en même temps de femme de chambre.
Une sorte de cordialité s’établit, une fidélité en train de se
créer, d’Yvonnik à Erika…
Yvonnik résiste, mais cède peu à peu au charme de
l’étrangère et puis se reprend… Elle l’observe à la dérobée en
faisant son service… Le charme opère sur elle comme sur un
animal. Elle flaire un danger… Ne veut pas être amie et puis
se laisse un peu adoucir… Des petites conversations à propos
du travail. Erika s’amuse et s’agace un peu de cette résistance,
de cette méfiance… Yvonnik épie… Elle empoche l’argent
qu’elle reçoit avec des drôles de méfiances…
La rumeur circule dans l’île que cette Erika est une « star »
de cinéma en Amérique, en Allemagne…
Yvonnik voudrait bien savoir, mais n’ose pas le lui
demander… Un jour, Yann revient de Brest avec un illustré de
cinéma qu’il a trouvé dans un café… Le portrait d’Erika, mi-
nue, s’y déploie en grande couverture… Il admire, mais il ne
dit rien à personne… Il le plie, ce journal, le cache dans son
sac, le garde pour lui tout seul.
Cependant les autres pêcheurs commencent à s’exciter un
peu aussi autour de la maison d’Erika… L’orage couve… Au
bistrot de l’île deux marins se disputent… À terre même, à
Brest quand ils débarquent, les gens du port les trouvent tous
un peu changés… Ils se provoquent et se tabassent sans dire
jamais exactement les motifs de leurs rivalités… L’orage
couve… Le soir après la soupe, les hommes se rencontrent
plus ou moins fortuitement aux abords de la maison d’Erika, à
la pointe de l’île…
Défis… Agaceries… Batailles… Les femmes de l’île, les
vieilles et les jeunes, s’irritent aussi pour divers motifs… qui
déguisent leurs jalousies profondes…
La rebouteuse de l’île, la mère Kralik, genre sorcière, est
particulièrement venimeuse… Jalouse elle aussi du prestige de
l’étrangère…
Lorsque Yvonnik lave et repasse dans sa maison à elle le
linge de la patronne, viennent à ce moment tourner autour de
sa table à repasser tous les voisins et voisines, et son fiancé…
Le linge transparent… parfumé… de l’étrangère, la soie…
font l’objet à ce moment de perfides commentaires… Yann
souffre et n’ose rien dire… Des remarques… des imaginations
érotiques d’hommes… Les commentaires injurieux des
femmes… « Lingerie de putain !… elle serait bien mieux au
bordel de Brest !… »
Ballet-mime
PETIT PROLOGUE
Le rideau représente sur toute la hauteur « Paul et
Virginie », tableau romantique. Paul et Virginie gambadent
gaiement dans un sentier bordé de hautes frondaisons
tropicales… s’abritant sous une large feuille de bananier.
Musique…
À ce moment, d’un côté de la scène, apparaît une très
aimable et fraîche et mignonne commère, en tutu, baguette
frêle à la main… Elle s’avance jusqu’au milieu de la scène sur
les pointes… tout doucement accompagnée en sourdine par la
musique… Elle prévient très gentiment les spectateurs…
« Certes, il a couru bien des bruits sur Paul et sur Virginie…
La vérité ? oh ! attention !… Tout ne fut pas raconté… Ils ne
périrent ni l’un ni l’autre… ne furent noyés qu’un petit peu…
au cours du terrible naufrage… Ils furent recueillis sur la
rive… Vous allez voir juste comment et pourquoi… Sauvés en
somme par miracle… C’est un fait ! toujours enlacés…
toujours épris semble-t-il… mais il faudra bien qu’ils se
réveillent… Comme il nous tarde de savoir… »
Sur ces mots… et toujours en musique et sur les pointes, la
commère file dans la coulisse…
Alors, le rideau se lève…
PREMIER TABLEAU
Un rivage… sable… des herbes… Au loin, des palmiers,
des orangers. Mille fleurs éclatantes. Paysage tropical… Une
tribu de sauvages est en pleine célébration d’une fête… tam-
tam… musique… danses furieuses… lascives… puis
saccadées… exaspérées… Une sorcière de la tribu, dans un
coin, tient une espèce de comptoir : gris-gris, fioles, amulettes,
poudres, près du tam-tam… Elle parcourt les rangs… dans la
sarabande… femmes, enfants, hommes… tous les âges
mêlés… Elle passe à boire aux danseurs… les oblige à boire
quelques gouttes de son philtre… chaque fois qu’ils paraissent
un peu languissants… épuisés… vite elle les requinque avec
son breuvage… elle circule… gambade à travers les rangs
avec sa fiole et ses gris-gris… qu’elle agite… elle surexcite le
tam-tam. Elle pousse les femmes vers les hommes… les
vierges vers les mâles… les petites filles, etc. Elle est le
démon de la tribu…
Pendant que les scènes s’enchevêtrent… on voit au loin une
petite voile se profiler à l’horizon… qui grandit… on entend
mugir la tempête… Le vent… La sarabande des nègres
redouble… bacchanale… en mesure avec les rafales… Le
navire se rapproche… Il va s’éventrer sur les récifs… Grand
émoi chez les sauvages… Ils vont chercher leurs javelots… les
haches… prêts au pillage… La tribu entière se précipite vers
l’endroit du naufrage… Ils reviennent bientôt avec le butin :
barils… coffres… paquets divers… et puis deux corps
enlacés… qu’ils déposent sur le sable… près du feu… Deux
corps inanimés… Paul et Virginie… toujours enlacés…
Ces sauvages sont de bons sauvages… Ils tentent de ranimer
Paul et Virginie… Ils ne reviennent pas à la vie… La sorcière
écarte la foule… Elle connaît un philtre… Elle leur verse son
breuvage… entre les lèvres. Paul et Virginie reprennent
conscience… peu à peu… Paul a bientôt complètement
retrouvé les sens… Virginie est plus lente à se remettre…
Émoi… angoisse… de Paul… Paul demande encore un peu de
ce breuvage… Il est avide… La sorcière elle-même le met en
garde : « Ce breuvage est d’une ardeur extrême !… » Il porte
aux sens… au délire !… Paul se lève… Il fait quelques pas sur
la plage… Il se sent déjà beaucoup mieux… Ses yeux sont
émerveillés… Il ne regarde plus Virginie… plus aussi épris
semble-t-il… Mais Virginie se redresse aussi… l’enlace… Elle
va mieux… Ils dansent ensemble… La ronde des bons
sauvages les entoure… tout heureux d’avoir sauvé ces
amoureux ! Paul veut encore boire de ce breuvage… mais
Virginie se méfie… ce breuvage lui fait peur… La façon dont
Paul lutine à présent les petites sauvageonnes ne lui plaît qu’à
moitié… Paul se trouve agacé par cette réserve… cette
pudibonderie. Virginie boude… Paul lui fait signe qu’elle
l’embête… tout en dansant, frénétique !… Virginie va bouder
un peu à l’écart… Première brouille !… Dépit de Virginie
lorsque Paul de plus en plus endiablé conduit une farandole
éperdue, générale, de tous les sauvages et se tient comme un
voyou… Il boit à la régalade le philtre ardent. Encore !… et
encore !… Virginie déjà ne le reconnaît plus…
DEUXIÈME PROLOGUE
(Même rideau.)
La même charmante commère sur les pointes jusqu’au
milieu du rideau… elle annonce : « Les absents n’ont pas
toujours tort… Il s’en faut ! et de beaucoup !… Vous allez voir
que tante Odile pense toujours, mélancolique, à sa nièce
aimée, la touchante Virginie… Elle a lu, bien relu cent fois
déjà, la bonne tante Odile, chaque page du grand roman… du
merveilleux récit tendre et terrible… Mais voici bientôt trois
années que le Saint-Géran fit naufrage… Cela ne nous rajeunit
pas… Tristesse est lourde aux jeunes gens… et chaque
printemps doit fleurir !… Je vous annonce les fiançailles de
Mirella, cousine de Virginie, avec le sémillant Oscar !… Voici
Mirella, mutine, délicate et tendre, fraîche rose d’un gracieux
destin… Vous allez voir Mirella, reine du jour, dans le salon de
tante Odile !… Chez tante Odile ! au Havre !… Juin 1830 !
Vous allez connaître encore une autre grande nouvelle… Je
vous laisse à deviner… Par la fenêtre de tante Odile l’on
aperçoit le Sémaphore… Regardez bien !… S’il apparaît un
drapeau bleu… C’est un navire ! Je vous le dis !… Le
navire !… Entre nous ! Chut ! Chut !… »
Et la commère disparaît sur les pointes…
DEUXIÈME TABLEAU
(Le rideau se lève.)
L’on aperçoit un salon de l’époque… très cossu… très
bourgeois… capitons… sofas… un piano… deux, trois
grandes fenêtres… baies vitrées… donnent sur la falaise… le
Sémaphore… la mer au loin… très loin… Au début de l’acte,
tout le monde va et vient dans le salon. Une jeunesse
nombreuse… joyeuse… pleine d’entrain… danses… duos…
quadrilles… etc… cotillons… tout ce que l’on voudra de
l’époque… (transposé en ballet).
La cousine Mirella (étoile) avec Oscar, son fiancé… se font
mille agaceries… d’autres couples se forment… s’élancent
autour d’eux… bouleversent un peu le salon… On saute par la
fenêtre… On revient, etc… on gambade, mais tout ceci
cependant… dans le bon ton !… Élégance… souci de
finesse… Au piano… deux vieilles filles, tout à fait
caricaturales… Elles jouent à quatre mains… (à deux pianos,
ou piano et épinette si l’on veut…). Les petits ballets se
succèdent… mais une porte s’ouvre… Les danseurs
interrompent leurs ébats… Une dame âgée fait son entrée…
fort gracieuse… mais réservée… un peu craintive… effacée…
Elle répond très aimablement… aux révérences des
danseuses… Mirella et Oscar l’embrassent… d’autres aussi…
On l’entoure… on la cajole… Elle ne veut pas troubler la
fête… « Oh ! non !… non ! » Elle fait signe que l’on
continue… qu’elle ne veut rien interrompre… que tout doit
reprendre fort gaiement…
Mirella veut faire danser tante Odile, un petit tour avec
Oscar !… Doucement tante Odile résiste… se dérobe… Tante
Odile préfère son fauteuil près de la fenêtre… Qu’on la laisse
passer… Sous les bras, elle porte son ouvrage de tapisserie…
et puis un gros livre… son chien la suit… Le bon Piram, que
Virginie aimait tant… On accompagne tante Odile vers son
fauteuil… devant sa fenêtre préférée… Les jeunes couples se
reforment… la fête continue… Mirella éprouve cependant, à
ce moment, comme une sorte de malaise… vertige… Un
trouble… elle préfère attendre un peu… se reposer… avant
l’autre danse… Oscar lui offre son bras… Ils se rapprochent
tous les deux de tante Odile, à la fenêtre… Tante Odile est
encore plongée dans la lecture du beau roman… Mirella… à
ses genoux… lui demande de lire le livre tout haut… Oscar
tout près… charmant groupe… Les danseurs peu à peu
s’alanguissent… ne dansent plus qu’à peine… se rapprochent
aussi de tante Odile… Un cercle ainsi se forme, jeunes gens et
jeunes filles… la musique devient de plus en plus douce,
mélancolique, attendrissante… C’est le récit de tante Odile…
comme un chant… la lumière du jour faiblit… un peu… C’est
le crépuscule… Le rêve s’empare de cette gracieuse
assistance… Tous les danseurs sur le tapis… sur le plancher…
attentifs, mêlés en groupes harmonieux, écoutent tante Odile…
(La douce musique…)
Mais, à ce moment, l’on frappe… et l’on flanque la porte
brutalement… Sursaut. Un petit messager, un gamin du port…
surgit en dansant… gambade… fait mine d’annoncer une
grande nouvelle… tout à travers le salon… En un instant…
tous sont debout… Il porte un message à tante Odile. Grand
bouleversement aussitôt… Enthousiasme !… Joie de tous !…
Par la fenêtre on regarde au loin… Le drapeau bleu du
Sémaphore apparaît, monté, hissé… Tous dansent ensemble de
joie !… Y compris la tante dans la ronde !… Le petit
messager… toute la jeunesse… et Mirella et son fiancé…
Farandole !… Tous au port ! Bousculade. On s’habille vite…
Manteaux !… capelines !… bonnets !… chichis !… On se
précipite !… Piram aussi vers la porte… bondit, jappe !
Envol de tous par les portes et les fenêtres vers le port… Au
plus vite arrivé ! Piram bondit de tous côtés… (Tout cela en
farandole.)
TROISIÈME PROLOGUE
Le rideau qui ferme la scène sur le troisième tableau,
représente une sorte de formidable véhicule, engin genre
diligence-autobus-tramway-locomotive… Un plan coloré
d’énorme dimension de cet apocalyptique engin, machine aux
roues colossales… Une diligence fantastique… d’énormes
moyeux… Une chaudière genre marmite de distillerie… Une
cheminée haute, immense… à l’avant… des pistons cuivrés
terribles… toutes espèces de balanciers… soupapes…
ustensiles inouïs… et puis cependant quelques coquetteries…
Dais, guirlandes, crédences, un mélange de machinerie et de
fanfreluches romantiques… En banderole, une inscription :
« THE FULMICOACH Transport Ltd. ».
(Cet extraordinaire chariot sortira plus tard des coulisses…
roulera sur la scène même… dans un grand accompagnement
de musique effrayante… au moment voulu de l’intrigue… de
tonnerres fulminants.) La même charmante commère… même
musique… se glisse doucement sur les pointes vers le milieu
de la scène, elle porte un bouquet à la main… de bienvenue…
« Ouf !… elle fait mine d’avoir couru… Je n’en puis plus !…
Ah ! Quelle surprise !… Vous avez vu cet émoi ?… Qu’on est
heureux de se revoir… Après tant d’années moroses… passées
dans les larmes… Je veux être la toute première à les
embrasser… Quelle joie !… quelle joie !… »
À ce moment, par l’autre côté de la scène… entrent deux…
trois… quatre personnages… des ingénieurs de l’époque…
pesants… tranchants… discuteurs… redingotes… leurs aides
portent divers instruments… d’arpentage… des équerres… des
chevalets… L’un des ingénieurs fait des signes, des calculs sur
le soi… La commère va vers lui…
— Monsieur !… Monsieur !… Qu’est-ce cela ?… Cette
énorme horreur… dites-moi ?… Quelle épouvante !… Nous
attendons Paul, Monsieur, ne savez-vous rien ?… Virginie ?…
L’ingénieur ne lui répond pas… Il est plongé dans ses
calculs… Ses assistants mesurent la scène… la mesurent
encore… jaugent… estiment… les distances…
La commère s’affaire… s’effraye… Non, vraiment cela !…
ne comprend plus rien… Enfin, les calculs sont terminés…
« Elle passera » déclare l’ingénieur fermement… C’est sa
conclusion… Les autres répondent en chœur : « Elle
passera ! »… Effroi de la commère… Elle regarde encore le
rideau, l’abominable monstrueuse mécanique… la baguette lui
tombe des mains… Elle s’enfuit… les autres, les ouvriers,
ingénieurs, en se moquant la suivent… la scène est dégagée…
Le rideau se lève.
TROISIÈME TABLEAU
La scène représente les quais d’un port… 1830… très
grande animation… Au fond des tavernes… bouges…
boutiques… ship-chandlers… bastringues… portes qui
s’ouvrent… se ferment… un bordel… Au coin d’une rue…
une pancarte : une flèche désigne la route : PARIS…
Enfants… voyous débraillés… marins… ivres… quelques
bourgeois… des douaniers…
Tous ces groupes dansent… confusion… cohue… Petits
ensembles… trios… infanterie de marine… puis se refondent
dans la masse… Successivement aussi d’autres groupes
tiennent un moment le principal intérêt du ballet… La foule
semble s’organiser autour de ceux-ci… et puis les groupes se
dissolvent encore… Filles galantes… soldats… Prostituées en
chemise sortent effarées du bobinard…
Débardeurs… soldats… poursuivants… marins…
marchands de frites… bistrot… etc. Mais voici un groupe de
danseurs plus homogène… Des débardeurs transportant des
sacs pesants (genre forts des Halles). Ils avancent à la queue
leu leu… vers la passerelle… (à gauche grimpent au flanc
d’un grand navire)… Ils avancent fort péniblement… mais
toujours dansant, tanguant, cependant… pesants comme des
ours… Ils s’appuient sur de lourdes cannes. Éclate, à ce
moment même, au fond du bistrot, la farandole criarde des
pianos mécaniques… La farandole des débardeurs…
Fantaisie… (une danse d’ensemble)… Ils grimpent finalement
à la passerelle… Ils y parviennent après mille efforts et
disparaissent dans les cales… La foule retourne à son
désordre… La foule est traversée par des passagers qui
débarquent précédés de grosses valises… malles, coffres, etc.,
tous les pays… chacun avec son véhicule typique… Un riche
Anglais… avec son domestique… Un lord en mail-coach… il
demande la route de Paris… On la lui montre… Il est content !
Gigue !… Il prend la direction de l’écriteau : Paris… Toute la
foule danse un petit moment avec lui… Les gendarmes
essayent de ramener un peu de calme… Les douaniers sont
débordés, sacrent et menacent… Voici une famille espagnole
qui débarque par l’autre côté du navire… Mère solennelle…
filles… Señoras… un grand char à bancs, des mules… La
route de Paris !…
Mais voici d’autres débardeurs… ceux-ci roulant d’énormes
tonneaux. Danse autour des tonneaux… autour… entre… sur
les tonneaux… Farandole… Voici les « oiseaux des îles »…
Marchands d’oiseaux… avec des cages, et des oiseaux
fantastiques… plein les bras… perchés sur la tête… et des
oiseaux (grandeur humaine). Danses… Les filles du port
veulent arracher leurs plumes… se les mettre partout… Encore
la police doit intervenir… Grande bataille avec les débardeurs
qui protègent les filles… Plumes des oiseaux… Nuages de
plumes… Le commissaire du port… Il est partout à la fois… Il
gronde… tempête… et les douaniers partout toujours,
furetants. Voici des Russes qui débarquent avec leurs traîneaux
et leurs ours… Danse de l’ours et de la foule… Les ivrognes
du port… dansent avec l’ours… on s’amuse fort… Les
marchandes de poissons et les voyous du port… autant de
farandoles… et d’autres bêtes à fourrures…
À ce moment, arrive la baleine… une énorme… On lui jette
des poissons… Elle danse… Elle rend Jonas et les
Esquimaux… Elle s’en va aussi vers Paris… Grande
rigolade… Voici l’Allemand qui débarque avec sa famille
entière… Il demande aussi Paris… Il chevauche un tandem
avec sa grosse épouse… Tandem tout primitif et un petit
panier derrière pour ses nombreux enfants, cinq ou six… Voici
l’Arabe et son harem sur un dromadaire… (danse…). Voici le
maharadjah avec l’éléphant sacré… Danse de l’éléphant… La
foule s’amuse… L’éléphant refuse d’aller vers Paris… On le
pousse… Il résiste… C’est la lutte… Grand brouhaha… La
folle mêlée… Enfin l’éléphant se décide… Il prend la route…
Mais voici la grande clique des haleuses… du port… dont la
grappe arc-boutée sur la corde est précédée par un énorme
« capitaine du port », congestionné… apoplectique… Il
prodigue… tonitrue ses commandements… ses injures… la
cadence pour mieux tirer… « Ho ! Hiss ! »… Elles tirent… les
haleuses… elles entrent peu à peu en scène à coups d’efforts
saccadés, soudées, collées en grappe sur le câble… Immenses
efforts… Elles sont vêtues de haillons… mégères terribles…
et picoleuses… Elles se passent le rouge tout en riant et
titubant… à la régalade… Tout ceci en musique batelière…
Mais l’énorme bateau résiste… Toute la grappe des
batelières est par instant, par sursauts, happée hors de scène…
vers la coulisse… Alors les autres personnes viennent à
l’aide… Bientôt tous s’y mettent… Débardeurs… truands…
soldats… marins… putains… C’est la grande entraide.
Toujours en flux et reflux. Victoires et défaites… Le bateau
cependant est le plus fort… finalement… Il entraîne tout le
monde vers la coulisse… la scène se vide !… toute cette foule
est pompée à rebours par le navire !… par un retrait soudain
du câble. Quelques personnages reviennent peu à peu… des
mousses… quelques débardeurs… une ou deux filles et
soldats…
Mais voici que surgit la troupe joyeuse des amis de
Mirella… avec tante Odile et Piram… Ils arrivent au port tout
essoufflés… Ils rencontrent des passagers juste débarqués… et
bien malades… Ces passagers nauséeux chavirent, roulent et
tanguent encore… allant et venant sur le quai… Ils sont
verdâtres et défaits… Ils sortent du mal de mer… Mirella les
interroge… « Ont-ils vu Paul ? et Virginie ? » Ils ne savent
rien du tout !… Ils veulent aller vers Paris… poursuivre leur
voyage… On leur montre l’écriteau… Us s’en vont par là
titubants… avec leur mandoline…
Mais le « capitaine du port » aperçoit tante Odile… Ses
respects… ses devoirs… Il agite fort sa longue-vue… Puis
examine l’horizon… Il annonce… Ça y est ! Voici le
navire !… La foule se masse tout près du quai… envahit…
encombre tout l’espace… Joie !… Joie !… (toutes les amies
de Mirella portent des bouquets de bienvenue à la main)…
minute émouvante au possible !
Et voici que gravissent, bondissant quatre à quatre les
marches du débarcadère : Virginie !… Paul !… On
s’embrasse… on s’étreint !… Triomphe !… On se fête… On
se cajole… Des cadeaux… Tout ce qu’ils rapportent des pays
sauvages : tapis… animaux étranges… canaris… tout ceci
porté par des nègres et des négrillons de la tribu qui les ont
accompagnés… Et puis la sorcière qui ne les a pas quittés…
On s’esclaffe… on jubile… Tout cela… très vivement… danse
et musique… Paul va faire danser ses nègres… pour la
bienvenue… Danses heurtées, saccadées, barbares, toutes
nouvelles pour tante Odile et les autres… Tam-tam. Toute la
foule regarde cette scène insolite, un peu inquiète… jamais on
n’avait vu pareilles danses !… Tante Odile est effarée !… Les
jeunes filles se blottissent contre leurs cavaliers… La danse
sauvage se déroule passionnée… sadique… cruelle (avec des
sabres et des javelots). Paul jubile !… Virginie, toute blottie
contre sa tante, ne semble pas très ravie par cette
démonstration… Elle explique à sa tante qu’elle n’y peut
rien… qu’elle est désarmée contre les extravagances de son
Paul. La sorcière de la tribu passe avec le flacon maudit…
Paul saisit le flacon de liqueur ardente… Il boit… il en est tout
ranimé… Les éléments les plus louches, les plus voyous de la
foule, les escarpes… les matelots ivres, viennent danser avec
les nègres… émoustillés par ce spectacle, se mêlent à la
tribu… aux danses impudiques. Tante Odile ne cache plus son
indignation… Elle ne comprend plus… Les jeunes gens… les
jeunes filles… viennent goûter aussi cette liqueur… maudite…
Ils l’exigent de la sorcière… Ils perdent alors toute retenue…
aussitôt avalée… leur danse devient extravagante, les classes,
les métiers se mêlent… Mélange… chaos… Débardeurs…
bourgeois… police… pucelles… tout est en ébullition… tout
le port… Mirella abandonne son Oscar qu’elle trouve trop
réservé décidément… dans ses danses… elle étreint Paul qui,
lui, est un luron bien dessalé… Paul ravi… Duo lascif,
provocant de Paul et Mirella… Paul trouve que Mirella est
trop vêtue encore pour danser au nouveau goût… Il lui arrache
son corsage… sa robe… la voici presque nue… elle a perdu
toute pudeur… La sorcière les fait boire encore… Tante Odile
est outrée… Elle essaye de raisonner Mirella… Mais la
jeunesse s’interpose déchaînée… On retient tante Odile…
Virginie sanglote dans les bras de sa tante… Elle ne peut plus
rien pour Paul… Paul est maudit… L’esprit du mal est en
lui… Toute la jeunesse… les amis de Mirella tout à l’heure,
les mêmes, chez tante Odile, si finement, gracieusement
réservés et convenables, sont à présent déchaînés… Ils
arrachent leurs vêtements à leur tour… contaminés…
s’enlacent… se mêlent aux voyous… aux prostituées… Ils
exigent de la sorcière toujours plus de liqueur… Virginie n’en
peut plus… Elle va vers Paul, elle essaye de le séparer de
Mirella… de le reprendre… Elle lui fait honte… Paul la
repousse… et ses conseils… « Tu m’embêtes à la fin… J’aime
Mirella ! Elle danse à ma façon ! » Virginie se redresse sous
l’outrage… « Ah ! voici le genre que tu admires ?… Il te faut
du lubrique !… de la frénésie ! Soit !… Tu vas voir ! ce que
moi je peux faire ! quand je m’abandonne au feu !… » Elle va
brusquement vers la sorcière, elle se saisit de son grand
flacon… le philtre entier… Elle le porte à ses lèvres… Une
gorgée, deux gorgées… elle boit tout… Toute la foule est
tournée vers Virginie la pudique… à présent narquoise et
défiante… La sorcière veut l’empêcher… Rien à faire !…
Virginie vide tout le flacon… Le délire la saisit alors… monte
en elle… elle arrache ses vêtements et elle danse avec plus de
flamme encore, plus de fougue, plus de provocation, de
lubricité, que tout à l’heure Mirella… C’est une furie… une
furie dansante… Jamais encore Paul ne l’avait vue ainsi… Et
cela lui plaît… le subjugue… Il quitte déjà Mirella et se
rapproche de Virginie… Il va danser avec elle… Mais Mirella,
narguée… se révolte… La colère monte en elle… l’emporte…
elle ne se tient plus… Tout le monde se moque… Alors
Mirella bondit vers un marin, lui arrache son pistolet
d’abordage, à la ceinture, vise et tue Virginie… Virginie
s’écroule… Épouvante générale… On fait cercle autour de la
pauvre Virginie… Paul est désespéré… Silence… Toute
douce… la musique douloureuse…
Mais voici un boucan énorme !… fantastique !… de la
droite des coulisses… Un bruit de locomotive… de pistons…
de vapeur… de cloches… de trompette… de chaînes… de
ferrailles… tout cela horriblement mélangé… Les ingénieurs
de tout à l’heure repoussent la foule… se frayent un chemin…
Un gamin les précède… avec un drapeau rouge et une cloche
qu’il agite… Qu’on s’écarte… qu’on s’écarte ! Place !…
L’engin terrible… rugissant, soufflant, vrombissant… apparaît
peu à peu sur la scène… C’est le « Fulmicoach », le
phénoménal ancêtre de tous les véhicules automobiles…
L’ancêtre de la locomotive, de l’auto, du tramway, de toute la
mécanique fulminante… Enfin énorme, fantastique,
effrayant… Il a sa musique, genre jazz en lui… La foule se
tourne vers le monstre… déjà la foule ne pense plus à Virginie
morte… étendue au premier plan…
Seul Paul est à genoux auprès d’elle… pleure… Pauvre
tante Odile ne peut supporter tant d’émotions à la fois… elle
devient folle… elle se précipite du quai dans l’eau… Elle se
noye…
La machine infernale avance toujours peu à peu… Un
homme sur l’avant du châssis, là-haut, joue de la trompette
(genre mail-coach), l’émotion dans la foule est à son comble…
L’enthousiasme aussi… Des vélos entourent le monstre… les
cyclistes tirent du pistolet, une farandole autour du monstre…
Faire du bruit !… On aperçoit à présent tout cet énorme
ustensile qui avance tonitruant et majestueux… On fête le
monstre vrombissant… on se passionne… Tout au sommet de
la cheminée le drapeau américain… L’engin vient
d’Amérique… Les touristes américains vers Paris… Le
« Fulmicoach » va disparaître… La foule ne peut s’empêcher
de suivre le « Fulmicoach »… fascinée… l’extraordinaire
véhicule… la foule s’engouffre en coulisse… derrière le
« Fulmicoach »… Reste Paul seulement, auprès de Virginie…
Pas longtemps… Des jeunes filles, tout émoustillées,
effrénées, bondissantes, reviennent sur leurs pas… semoncent,
entraînent Paul, lui font comprendre qu’il perd son temps !…
que la vie est courte !… qu’il faut aller s’amuser plus loin…
toujours plus loin… qu’il faut grimper dans le
« Fulmicoach »… qu’il faut boire et oublier… Elles le
relèvent, l’obligent à se relever… à boire encore du flacon
maudit… oublieux Paul !…
Il est debout à présent… Il titube… Il ne sait plus… Il suit
la foule endiablée… Il se détourne encore un peu… La
farandole l’entraîne… Il disparaît…
Il ne reste plus sur la scène que Virginie morte… dans une
tache de lumière… et puis Piram, le bon chien, seul aussi à
présent… le seul ami qui reste… Il se rapproche de Virginie…
Il se couche tout à côté d’elle…
C’est tout. Rideau.
Van Bagaden
RIDEAU
Scandale aux Abysses
Neptune a épousé sur le tard Vénus. — On ne rigole pas
tous les jours dans le ménage des Dieux.
Lieu : Le Palais de Neptune et de Vénus aux Abysses, à
proximité de Terre-Neuve, par 3 472 mètres de fond, par 42°
longitude nord-ouest (environ).
Trône en énormes coquilles Saint-Jacques
Tentures en filets… Divans d’algues…
Serviteurs espadons… Soubrettes-sirènes…
Coffres de naufragés… regorgeant de richesses… Pierreries
en vrac… entrouverts.
Les délégations de poissons viennent en longues cohortes
sans cesse relancer Neptune pour se plaindre des hommes…
de leurs chaluts… de leur mazout… de leurs engins toujours
plus meurtriers.
Défilé des poissons, des morues… des sardines… des
phoques… les phoques surtout qui se plaignent énormément…
font retentir les plus hautes clameurs… On les égorge par
millions chaque année sur leur propre banquise… pendant
qu’ils s’ébattent en famille et batifolent innocemment… au
pâle soleil du Nord… Défilé des mères phoques portant dans
leurs bras les cadavres de leurs bébés phoques égorgés…
Grandes clameurs… Long défilé avec pancartes… « Mort aux
hommes !… »
Les phoques demandent que Neptune se décide à sévir
contre les nouveaux navires, terribles usines flottantes… à
chasser et dépecer le phoque… à même la banquise… Le
progrès scientifique dans l’Hécatombe !…
Vénus n’a pas désarmé… avec l’âge elle est même devenue
de plus en plus coquette… elle se maquille outrageusement…
elle se fait broyer des coquilles, des pierreries, des rubis pour
se rehausser le teint, elle se fait broyer des poudres,
confectionner des onguents nouveaux dans une annexe du
Palais… une énorme caverne sous-marine, où dix mille
ludions, espadons, sirènes, crabes, écrevisses, s’affairent nuit
et jour à la confection de ses nouveaux produits de Beauté…
inédits… inouïs… très secrets…
Mais les Temps sont cruels aux Déesses… Vénus a beau
lutter contre leurs atteintes… Vénus est sur le déclin tout
comme Neptune…
Ballet mythologique
PREMIER TABLEAU
Au Palais de Jupiter, la chambre à coucher
du Dieu et de la déesse Junon.
Après le grand festin, Junon, très échauffée, très énervée,
danse pour son mari, dans l’intimité… très lascive, très
langoureuse, presque déjà déshabillée… demi-nue… Junon
plus très jeune… Jupiter a déjà vu, si souvent vu sa femme
dans cet état de chaleur, dans cette danse lascive, qu’il n’en
ressent aucun trouble… Toutes ces contorsions l’embêtent,
pour tout dire… Il est là, sur la couche conjugale, allongé,
presque vautré, abruti, insensible, il regarde droit devant lui au
loin… il tripote sa poignée de « foudres »… ces foudres qu’il
ne quitte jamais… Il rumine, il pense vaguement à autre
chose… Ce veule comportement de Jupiter agace Junon. Quel
mufle ! Elle déplore ses grâces répandues absolument en
vain… Scène de ménage ! Et quelle scène ! Junon est douée
d’un fort tempérament… elle le montre à propos de tout et de
rien… à la moindre contrariété elle prend feu… exigeante,
hargneuse, jalouse… Jupiter reçoit très calmement cette
bordée de furieux reproches. Il fait seulement un petit peu
tonner la foudre entre ses doigts… ça grondaille !… il ne
bouge pas du lit… toujours là affalé… il scande les
imprécations, les fureurs de sa femme de petits coups de
tonnerre… il se moque d’elle… Enfin, la tempête se calme. À
bout de forces, Junon se couche. Il se couche… pendant toute
cette scène de colère, un comparse, Cupidon, entrouvre de
temps à autre un rideau sur le côté de la scène… il échange de
petits signes de complicité avec Jupiter… « Alors, hein ? c’est
entendu… » On voit qu’il s’agit d’un rendez-vous… Junon
bientôt s’endort à côté de son mari, ou feint de s’endormir…
Jupiter, lorsqu’il juge Junon endormie, se relève et, tout
corpulent qu’il est, se glisse assez agilement hors du lit et de la
chambre sur la pointe des pieds… il va rejoindre Cupidon…
Jupiter, le fait est notoire, trompe énormément sa femme,
tant qu’il peut, et surtout en ville avec des créatures
humaines… une sorte de manie… Dans ce cas, il se rend
méconnaissable… il se travestit, il prend la forme d’un homme
et, le plus souvent, d’un oiseau… Ces escapades ont toujours
lieu en compagnie de Cupidon, son complice et conseiller…
Cupidon est beaucoup plus malin que Jupiter… Cette fois,
Jupiter va prendre la forme d’un marchand, puis d’un oiseau
miraculeux…
DEUXIÈME TABLEAU
À la foire d’Athènes.
Jupiter en escapade, en rupture d’Olympe, se mêle à la foule
des badauds et des marchands qui s’agitent, clabaudent,
picorent et chamaillent… Jupiter cherche une aventure… Il
s’est travesti en marchand de colifichets pour attirer les
femmes… marchand de colifichets de stature peu commune…
marchand vraiment herculéen… il dépasse de la taille tous les
autres marchands et passants… À son côté, Cupidon,
malicieux, gracieux, ailé… mais bientôt Cupidon aussi change
d’apparence et le voici travesti en jeune Napolitain… Jupiter,
aussitôt en veine d’intrigue, se tourne en énorme oiseau à
plumes rouge et or… Le jeune Napolitain va montrer aux
foules ce gros oiseau rouge et or… Les deux compères
s’amusent fort des clameurs admiratives de l’assistance… Ils
arrivent ainsi devant un tréteau où une jeune et ravissante
danseuse gitane est en train d’obtenir un très vif succès…
Frémissantes, heurtées, gigotées, ses évolutions excessives,
gracieuses dans leurs violences, enthousiasment le public…
Vifs applaudissements ! Ah ! c’est autre chose que les
sorcelleries surannées, les langueurs de l’épouse Junon !
Comme ça vit, ranime, gigote, trémousse ! Ah ! Jupiter est
bien content. Qu’elle est donc mutine, friponne ! cette petite
gitane ! avec son coquin de tambourin ! Jupiter s’en ressent à
l’instant ravigoté, désennuyé, gamin en goguette. Il s’ébroue,
secoue toutes ses plumes de plaisir, gigote, gambille au pied de
l’estrade… Il ne peut résister à l’envie de grimper aussi là-haut
sur les planches et danser avec cette effrontée petite
saltimbanque un petit rigodon, vis-à-vis !… toujours en oiseau
bien sûr, en or et rouge ! La foule applaudit ce fantastique
couple ! Quel spectacle ! Mais quelle fripouille aussi ce
Cupidon ! Comme il sait rendre les Dieux à sa volonté,
humains, trop humains, ridicules… Il a tout manigancé…
Dans l’endiablerie, la folie de la danse, dans l’animation, les
sursauts, tourbillons, glissades, Jupiter perd ses plumes… elles
s’envolent… il se déplume complètement ! Bientôt, il apparaît
en homme, mais en homme magnifique, de haute et
musculeuse stature, à grande barbe d’or et tout jovial, et tout
aimable, et tout dansant… La petite gitane est bien fière
d’avoir fait la conquête d’un si magnifique personnage…
certainement quelque puissant magistrat ou général ?… Peut-
être l’archonte ?… La curiosité est vive dans la foule. Quel est
cet étranger ? C’est un étranger ?… Et le couple Jupiter et
gitane danse encore, danse toujours… une figure… une
autre !… Le temps passe… Cupidon s’inquiète… Il faut
songer à rentrer, à battre en retraite… Il adresse de petits
signes à Jupiter… que la fête a assez duré… Il faut rentrer…
Jupiter fait le sourd… enfin, il se résigne… il redevient oiseau
sous les yeux de tous… mais tout triste alors, plus faraud du
tout… Il a du chagrin de quitter sa gamine… sa petite gitane si
bien dansante, si délurée… il reste là tout penaud, dans ses
ailes… Il l’embrasse bien tendrement… devant tout le
monde… Comme il se compromet ! Cupidon, à ce moment,
prend la forme d’une énorme colombe… Ils s’élancent, ils
s’envolent… les voilà partis… les deux oiseaux !… La petite
gitane demeure là, toute seule sur son estrade… La foule se
disperse… la petite gitane est bien triste… elle danse un petit
pas, lent, le petit intermezzo de la désolation.
TROISIÈME TABLEAU
Retour au Palais de Jupiter.
Jupiter et Cupidon, ayant repris leurs véritables corps et
costumes, rentrent au Palais sur la pointe des pieds… par une
porte dérobée… Cupidon prend congé de Jupiter… Au revoir !
Quelle bonne escapade ! Ils se félicitent ! Qu’elle était mutine
cette petite gitane !… On y retournera !… Jupiter se glisse en
catimini le long des tentures jusqu’au lit conjugal… Junon
paraît endormie… apparence !… Elle ne dort pas du tout…
Elle veille d’un œil… Elle a parfaitement surpris le manège
des deux compères… leur rentrée sournoise. Ah ! mes
lustucrus !… Junon d’un bond se redresse ! La voilà debout !
Quelle colère ! Quelle scène ! Elle exige des explications…
Illico !… D’où sors-tu encore ? D’où reviens-tu, vieux
galapia ?… vieux juponnier ?… Jupiter d’abord interdit par la
violence de l’attaque se ressaisit vite et se rebiffe joliment ! Il
prend tout l’Olympe à témoin que sa femme l’assomme avec
ses scènes perpétuelles ! Vraiment, la mesure est comble !
Pendant qu’elle s’enflamme, vitupère, il arpente la chambre à
grands pas, il lui coupe ses tirades furieuses avec de brusques
coups de tonnerre… il tripote nerveusement ses foudres…
toujours le gros paquet en main… d’une main dans l’autre…
Broum ! Broum ! lui coupe tout le temps la parole, accroissant
encore sa rage. Quel mufle ! Quel porc de mari ! Junon doit
s’avouer battue, le tonnerre n’arrête plus de gronder… Elle se
recouche dans les larmes et les sanglots… elle s’affale dans les
fourrures… Jupiter, tout à sa colère, sacre, jure, tape des pieds,
tonne ! lance ses foudres, une formidable scène de ménage…
Ils en sont à leur quatre millième année de ménage !… Ce
tapage des pieds de colère coïncide, se joint bientôt au
martèlement des pieds sur le sol d’une armée qui s’avance…
La voici… La rumeur enfle vers la porte du Palais puis au
seuil de la chambre… Une délégation de guerriers demande à
être reçue immédiatement par Jupiter… Junon repique une
crise de terrible colère… Comment ! Quelle arrogance ! À
cette heure-ci ? Déranger les Dieux ! Tu vas les recevoir,
Jupiter ? Tu es fou ?… Mais déjà les guerriers forcent la
porte… Ils font irruption dans la chambre, au son d’une
musique martelée, guerrière, ils dansent lourdement,
terriblement sur cette musique de tambours et de cuivres…
Voici Achille, Ajax, Ulysse… précédés par le Dieu de la
Guerre lui-même : Mars… D’autres généraux escortent ces
grands chefs… furieux tous, ils donnent, par leur danse, de
grands signes de mécontentement et d’impatience ! Et dans
quel état ils se sont mis, éclopés, perclus, boitant, borgnes,
couverts de blessures, d’emplâtres, de bandelettes, pitoyables
et épouvantables à voir !… Ils dansent tout de même… leur
danse guerrière… la pyrrhique… mais avec de très douloureux
élans et contorsions bien grotesques… Ils dansent une ronde
autour de Mars… ils dansent de fureur et de revendications…
et puis autour du lit de Jupiter et de Junon… Ah ! ils ne sont
pas contents ! Junon, non plus, n’est pas contente… Leurs
fureurs, leurs imprécations s’entrecroisent… Mais Junon,
debout sur la couche, est encore plus furieuse que tous les
généraux… Les déranger à cette heure-ci !
* Nous maintenons le texte du manuscrit ainsi sur la sellette qui paraît préférable
à la leçon des éditions (assis sur la sellette).
* Nous maintenons le texte du manuscrit Un deux trois qui paraît préférable à la
leçon des éditions (Un des trois).
QUATRIÈME TABLEAU
Au pied des remparts du Palais.
Les généraux, Achille, Ajax et Ulysse, se concertent au pied
des remparts du Palais… Ils forment un petit groupe
chuchoteur, comploteur… Ulysse, plus malin que les autres,
résume les événements… il conseille… il conclut… Que nous
faudrait-il pour venger notre défaite ? Abattre les monstres
Cyclopes ? Une arme imprévue ! foudroyante ! une surprise
technique ! la foudre ! la foudre ! oui, la foudre ! Que Jupiter
nous prête sa foudre et nous lui ramènerons la victoire !
RIDEAU
Progrès
PREMIER TABLEAU
Les personnages sont habillés de façon un peu fantastique,
pas trop, maquillés de manière très pittoresque, drôles, un peu
symboliques pour être un peu des personnages de rêve, pas
trop — éclairage un peu rêveur aussi sauf par moments de
précision.
Le premier tableau — chez Marie — vingt-six ans — fille de
Madame Punais. — Salon bourgeois assez cossu.
PERSONNAGES
MARIE : Elle n’est pas belle, elle est gentille, elle boite un peu,
elle est douce et pleine de bons sentiments, mais lucide
cependant.
MADAME PUNAIS : Sa mère — cinquante ans, sombre vêtue, pas
triste, marchande à la toilette autrefois, elle est devenue
avec la gentille prospérité antiquaire.
GASTON : Trente ans, mari de Marie, irritable, impuissant et
passionné, employé d’assurance émotif.
MONSIEUR BERLUREAU : Le voisin, binocles, employé de
ministère, quarante-trois ans, sentimental, un pianiste aussi,
mais un pianiste chauve.
MADAME DOUMERGUE : Très, très vieille, elle donne des petites
leçons de piano, elle est aussi manucure entretemps.
LA BONNE : Typique, un peu bretonne.
L’EMPLOYÉ DU GAZ : Typique.
Au premier tableau, en scène : Marie,
Madame Punais.
Marie joue du piano avec difficulté, un
fox-trot qu’elle essaye de rendre un peu
cynique et piquant, Elle a du mal, beaucoup
de mal. Sa mère l’observe en l’écoutant.
Mais Marie s’énerve un peu, elle se lève
alors pour aller fermer la fenêtre, en allant
fermer la fenêtre, on s’aperçoit qu’elle
boite. En la voyant passer en boitant, sa
mère l’observe mieux encore mais ne dit
rien. Marie revient au piano, rejoue, sa
mère sort un instant — puis revient en
lisant un journal.
MME PUNAIS : Tout de même Marie !… écoute un peu !…
(Marie continue à jouer…) Marie !… dis donc !… crois-tu ?…
MARIE, un peu impatiente : Maman !…
MME PUNAIS : Crois-tu !… Écoute-moi ça !…
MARIE, sans s’interrompre : Quoi ?
MME PUNAIS : Le Bois de Boulogne tout de même !…
MARIE : Qu’est-ce qu’il y a au Bois de Boulogne ?
MME PUNAIS : Ben, des satyres…
MARIE, désabusée : Ahah !…
MME PUNAIS : Eh bien dis donc tu trouves que c’est rien ça !
Il y a quatre ans que ça dure… ils y vont par bandes et en auto
qu’on dit.
MARIE : Ah Maman !
MME PUNAIS : Ah ! ma fille !
MARIE : Quoi ?
MME PUNAIS : Joue du piano va !… C’est moi qui te l’ai
offert.
MARIE : Je t’ai déjà dit merci.
MME PUNAIS : Oh ! je ne te dirai pas que je l’ai payé bien
cher, d’abord tu le sais aussi bien que moi… depuis quinze ans
qu’on l’avait au magasin… c’est à peu près la seule chose qui
ne se soit pas vendue en quinze ans.
MARIE : Ah ! il était mal placé… y avait trop de bibelots tout
autour — si t’avais voulu le mettre près de la vitrine comme je
te le disais, il serait parti, mais il était caché par tous les
rossignols, du dehors on ne le voyait pas.
MME PUNAIS : Enfin ! t’en as hérité, te plains pas… est-ce
que tu veux reprendre des leçons aussi, je veux bien t’en faire
donner… avec le piano… tiens et puis passe-moi donc les
cartes…
MARIE, lui passe : Tu vas te les faire ?
MME PUNAIS, elle sépare les cartes : Non ! c’est à toi que je
vais les faire, je te trouve l’air inquiète.
MARIE, sans faire trop attention aux cartes : Qui t’as mis
dans l’idée pour me donner des leçons ?
MME PUNAIS : Madame Doumergue…
MARIE : La vieille mère Doumergue ?…
MME PUNAIS : Oui !… tu te souviens bien d’elle voyons !
MARIE : Bien sûr, mais je croyais bien qu’elle était morte
depuis le temps — tu te rappelles elle montait les escaliers
déjà comme ça… ah !… ah !… (Elle halète.)
MME PUNAIS : Eh bien elle les monte toujours comme ça !
ah ! ah !
MARIE : T’es bien sûre que c’est la mère Doumergue ?
MME PUNAIS : Mais oui, et elle donne toujours les mêmes
leçons.
MARIE : Alors, elle a cent ans !
MME PUNAIS : Je lui demanderai.
MARIE : T’as été chez elle ?
MME PUNAIS : Oui à Asnières, elle a encore son petit pavillon
avec des treillages jusqu’au premier étage et un bosquet avec
une boule qui pend et qui brille encore un peu. Ça ne m’a pas
rajeunie, je t’assure, de voir ça, surtout la boule ! ça m’a
rappelé ton père qui faisait sur le quai d’Asnières de la
première bicyclette avec une chemise molle et une fine
cordelière autour du cou qui avait des petits glands folichons
au bout. Il avait aussi des mollets superbes. Ça reviendra ces
modes-là, tu verras des cravates comme ça pour les hommes,
pas le folichon, on ne sera plus jamais en mode d’être
folichon, moi je crois que c’est parce qu’on vend trop à crédit,
c’est ça qui les rend tristes les gens, ils ont trop de dettes. De
mon temps y avait que les artistes qui avaient des
dettes — mais comme ils les payaient jamais eux, ça les
rendait pas tristes.
MARIE : Alors qu’est-ce qu’elle t’a dit Madame
Doumergue ?
MME PUNAIS : Qu’elle était bien contente de me voir, mais
comme ça sent mauvais chez elle ! t’as pas idée ! j’ai beau
aimer le passé, quand il sent trop fort comme ça ! Enfin, t’iras
pas, elle viendra ici.
MARIE: Mais tu vas la faire mourir, Maman, à la déplacer
comme ça à son âge !
MME PUNAIS : Non, elle m’a dit qu’elle aimait mieux venir
encore, avec l’été, elle irait jusqu’à Saint-Cloud prendre le
bateau et qu’elle reviendrait par l’électrique.
MARIE : Par le bateau ça ira encore — mais si âgée, en
électrique… ? Enfin t’es sûre que c’est bien elle, la même ?
MME PUNAIS : Dame oui ! nous aussi on est toujours les
mêmes !
MARIE : Pourquoi t’as pensé à elle ?
MME PUNAIS : Elle me doit de l’argent, elle m’en devait déjà
il y a vingt ans. Elle est de la catégorie des artistes, elle, les
dettes, elle les paye pas, et ça la rend pas triste.
MARIE : Combien te doit-elle ?
MME PUNAIS : C’est mystérieux.
MARIE : Ah !
MME PUNAIS : Oui.
MARIE : Ah !
MME PUNAIS : C’était après ton brevet supérieur, tu venais de
te fiancer avec Gaston La Garenne, ton mari (Silence.) …
évitant ainsi de te marier avec Jean Bart qui était parfait.
MARIE : Oui Maman.
MME PUNAIS, résignée : N’y revenons pas… Gaston me plaît
beaucoup aussi.
MARIE : Tant mieux.
MME PUNAIS : C’était donc au moment où tu as cessé ton
piano pour te fiancer avec Gaston et ne pas te marier avec Jean
Bart il y a treize ans.
MARIE : Treize ans !
MME PUNAIS : Treize…
MARIE : Alors donc… ?
LA BONNE : C’est encore moi !
MME PUNAIS : Entrez !
MARIE : Sortez !
MME PUNAIS : Ne bougez plus, je sens que vous avez quelque
chose à dire.
LA BONNE : C’est l’encaustique !
MARIE : Bien !
MME PUNAIS : Allez-vous-en !
LA BONNE, en partant : Et allez donc !
MME PUNAIS : Et voilà ! (Lisant les cartes.) Ah… Marie !…
petits ennuis… encore… Je vois… petits ennuis…
beaucoup…
MARIE : On dirait que tu m’annonces une nouvelle !
MME PUNAIS : … Ah ! des ennuis de santé !… mais faut pas
faire attention c’est toujours des rhumes…
MARIE : Combien elle te prend pour les leçons de piano ?
MME PUNAIS, dans les cartes : Tu sais je vois toujours la
santé… C’est la santé.
MARIE : Ah ! je n’y connais rien ! dis-moi donc si elle joue
encore bien à son âge, tu l’as entendue ?
MME PUNAIS : Mais ça a toujours été une artiste cette femme-
là, elle jouait et chantait aussi à ravir, elle avait de jolies
épaules il y a encore trente-cinq ans, ton père m’en parlait trop
souvent pour qu’il n’ait pas fini par coucher avec elle.
MARIE : Oh ! Maman.
MME PUNAIS : Maman sait qu’elle a été cocue, ça me rendait
même assez triste chaque fois, mais ce fut encore plus triste
d’être veuve.
MARIE : Alors Maman, il y a bien longtemps que tu connais
la mère Doumergue ?
MME PUNAIS : Dans les coins, ça non seulement elle me
faisait cocue, mais encore ne m’a jamais payé une petite
poudreuse Louis XV, un amour, qu’elle m’avait achetée, je
m’en souviendrai toujours, la veille de la Toussaint de
l’année 1900. Elle me l’avait achetée cent vingt francs. Ah ! tu
peux dire qu’elle, ça ne la gêne pas les dettes, je vais lui
rappeler de temps en temps, elle me dit : « Ah ! Madame
Punais, y a trop longtemps qu’on se connaît, voyons !! n’en
parlons plus !!! » Je ne peux pas en tirer autre chose… C’est
vrai qu’il y a longtemps qu’on se connaît ! Enfin elle l’a eue
ma poudreuse, la vraie, ce que j’en ai vendu des copies depuis
celle-là. À des prix américains ! elle, elle a eu la vraie, et elle
l’a jamais payée. (Elle lit dans les cartes.) Tu vois : ennuis
d’argent.
On entend jouer du piano dans
l’appartement voisin.
MARIE : T’entends le ciment armé, on entend tout… on n’est
plus chez soi… et toutes les maisons neuves c’est comme ça.
MME PUNAIS : Il joue bien hein !… Il y met du cœur… C’est
peut-être pour toi qu’il joue…
MARIE : Pour moi ?
MME PUNAIS : Tu ne crois pas ?
MARIE : Je ne sais pas Maman, pourquoi il jouerait pour
moi ? c’est le voisin !
MME PUNAIS : Ah !… enfin il joue bien… C’est pas un
professeur ?
MARIE : Non c’est un fonctionnaire.
MME PUNAIS : Ah ! Ah !… eh bien vous pourriez peut-être
jouer à quatre mains tous les deux.
MARIE: Quatre mains ? Mais enfin Maman j’ai assez d’un
homme comme ça — qu’est-ce que tu veux donc ?
MME PUNAIS : Oh moi tu sais !… Enfin tu veux lui faire
plaisir et tu veux pas qui soit jaloux non plus. C’est difficile à
faire plaisir à un homme qui n’est plus jaloux — et bien tu
vois dans les cartes… petit malaise… Ah ! oui… ça y est
bien…
MARIE : Tu y tiens !
La bonne est entrée.
MME PUNAIS, à la bonne : C’est une dame ? (La bonne fait
signe que non.) Va t’arranger alors ma fille c’est un monsieur.
MARIE : Mais pourquoi Maman ?
MME PUNAIS : Ah sois donc un peu coquette mon enfant ! ce
que tu es agaçante !
MARIE : Mais pourquoi ?
MME PUNAIS : Ah ! va toujours !
Entre Monsieur Berlureau très discret,
très gêné.
M. BERLUREAU : Madame… Je me suis permis une visite…
une petite visite… Je suis Berlureau.
MME PUNAIS : Enchantée, Monsieur.
M. BERLUREAU : Je suis votre voisin.
MME PUNAIS : Ah ! alors que vous jouez bien ! C’est pour ma
fille que vous venez. Vous la connaissez ?
M. BERLUREAU : Je ne la connais pas Madame, mais c’était
pour m’excuser, de jouer le soir peut-être un peu tard… et nos
murs sont si minces on peut déranger sans savoir, alors je me
suis permis de venir vous demander… je m’appelle Berlureau.
MME PUNAIS : Mais comme vous jouez bien du piano.
M. BERLUREAU : Oh ! Madame, je pianote
MME PUNAIS : Vous ne la connaissez pas. Elle va être bien
contente. Elle me dit toujours : « Comme mon voisin joue
bien. »
M. BERLUREAU : Oh ! Madame, je suis confus, je m’en vais !
MME PUNAIS : Ah ! que non Monsieur c’est un fait ! vous
jouez à nous rendre rêveuses.
M. BERLUREAU : C’est l’échange spirituel.
MME PUNAIS : C’est bien ça, mais connaissez-vous aussi mon
gendre ?
M. BERLUREAU : Non Madame, je n’ai pas ce plaisir non plus,
mais vous savez j’étais venu seulement pour m’excuser de
jouer si tard parfois.
MME PUNAIS : Ah ! c’est curieux il me semble toujours que
tout le monde le connaît… ma fille veut lui faire plaisir, elle
essaye d’égayer sa maison avec du piano… c’est une idée…
M. BERLUREAU : Oui c’est une idée…
Gaston entre.
GASTON : Bonjour Madame.
MME PUNAIS : Bonjour Gaston.
Berlureau gêné.
MME PUNAIS : C’est notre voisin, il est venu nous rendre une
petite visite et j’ai eu le plaisir de faire sa connaissance, vous
savez c’est lui, ce pianiste que nous entendons.
GASTON : Que nous écoutons avec tant de plaisir.
MME PUNAIS : Eh bien ! il venait nous demander s’il ne nous
gênait pas parfois en jouant le soir.
GASTON : Ah certes non, voyons, Monsieur c’est un vrai
plaisir au contraire.
MME PUNAIS : Qu’ailleurs ! on payerait cher, mais je vais
vous demander de venir nous voir souvent Monsieur — et
peut-être voudrez-vous faire de la musique avec ma fille ?
GASTON : Oh Madame ! c’est beaucoup demander, Marie
apprend…
MME PUNAIS : Si si, je trouve ça tout à fait gentil. Je ferai
venir aussi Madame Doumergue c’est une artiste, vous verrez !
Elle donne des leçons à ma fille — elle n’est pas très jeune,
mais enfin moi non plus.
M. BERLUREAU : Moi non plus, Madame.
MME PUNAIS : Oh ! vous ! Monsieur Berlureau vous êtes un
artiste, j’en ai connu beaucoup d’artistes, Monsieur Berlureau,
et ce qu’ils font encore de mieux c’est qu’ils restent bien
longtemps jeunes, longtemps ! pas toujours ! bien sûr ! ah
« toujours » c’est ça qu’en serait un artiste… !
Marie entre avec Gaston qui lui a
raconté la démarche du voisin dans la
coulisse.
MME PUNAIS : Ah ! voici ma fille Monsieur Berlureau.
Marie, ton mari t’a dit ?
M. BERLUREAU : Oh ! Madame — Monsieur… c’est votre
mère qui a été très aimable, mais elle a très vivement insisté
croyez-le… Je ne sais pas encore si je dois accepter. C’est une
invitation flatteuse…
MARIE : Oh ! Monsieur c’est tout à fait aimable de bien
vouloir faire un peu de musique avec nous de temps en temps.
MME PUNAIS: Ah ! Ah ! Mais au fait vous êtes fonctionnaire
Gaston comme Monsieur.
GASTON : Non Madame, je ne suis pas fonctionnaire, je ne
suis qu’employé d’assurance.
MME PUNAIS : Ah ! mais il est bachelier vous savez tout de
même.
GASTON : En effet, je suis bachelier.
M. BERLUREAU : Oh ! j’ai dû passer aussi une petite licence.
MME PUNAIS : Marie a son brevet, vous savez et moi je lis le
journal de temps en temps.
GASTON : Mon père était docteur en droit…
MARIE : La bonne ne sait pas écrire son nom…
M. BERLUREAU : Alors tout va bien.
MME PUNAIS : Ma fille, Monsieur Berlureau, voulait sortir du
commerce, eh bien elle en est sortie du commerce… je ne
vous le reproche pas Gaston.
GASTON : Vous ne me félicitez pas non plus Madame, il y a
douze ans que vous ne me félicitez pas.
MME PUNAIS : Mais si Gaston je veux bien vous féliciter.
GASTON : Mais non vous ne me félicitez pas.
MME PUNAIS : Mais si !
GASTON : Mais non !
MME PUNAIS : Si !
GASTON : Non ! vous haïssez les intellectuels !
MME PUNAIS : Je ne hais personne, pas même les
intellectuels.
M. BERLUREAU : Moi je reviendrai plus tard.
MME PUNAIS : Demain, deux heures, Monsieur Berlureau !
vous prendrez le café avec nous. Je reviendrai avec Madame
Doumergue pour votre premier concert, vous verrez que c’est
une amie et aussi comme vous une artiste.
MME PUNAIS, à part : Vous verrez elle est très gentille ma
fille Marie, très douce, très sensible, mais un petit
tempérament ; lui aussi Gaston, il est sensible, c’est
l’instruction qui rend sensible. Elle en a voulu un comme ça,
moi j’étais veuve de bonne heure avec quatre enfants — ah j’ai
envié les hommes plus souvent qu’à mon tour.
M. BERLUREAU : Madame vous avez eu de grands mérites.
MME PUNAIS : Oui. Oh ! je ne regrette rien, mais enfin il y a
pas de quoi se pâmer. C’est encore la vie et rien que cela,
manger, boire, dormir et puis des risques : d’être malade, de
perdre tout son argent, et puis encore manger, marcher, boire
et dormir et puis c’est tout. Vous voyez autre chose, vous,
Monsieur Berlureau dans la vie ?
M. BERLUREAU : Oh ! je dirais aussi quelques distractions
artistiques qui rompent la monotonie, consolent un peu.
MME PUNAIS : C’est léger ça comme grande consolation,
vous ne trouvez pas que c’est un peu pour des oiseaux la
musique. C’est ce que je dis toujours à Madame Doumergue,
elle c’est la musique et aussi la religion qui la consolent de
vieillir. Elle a fait une combinaison des deux, elle « croit »
maintenant qu’elle m’a dit, elle voulait me faire croire aussi —
mais moi j’ai du mal, je suis pas assez vieille peut-être ?
Gaston entre.
MME PUNAIS : Ah ! Eh bien ! Monsieur Berlureau alors à
demain. (Elle raccompagne vers la porte de sortie.) Je vous
reconduis.
Pendant que la mère est absente, Gaston
donne des signes de colère, il va de long en
large à la manière d’un lion et se donne en
représentation de furie pour faire trembler
Marie.
MARIE, un peu inquiète, mais cependant habituée : Mais
Gaston ! mon chéri ! je t’en prie tu vas te faire du mal !
Gaston sent qu’il fait un effet,
s’enflamme.
GASTON — Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! (Il brandit
un objet.)
MARIE, pousse un cri, se jette contre lui : Je t’en prie ! Je
t’en prie ! tu vas encore te rendre malade.
GASTON : C’est elle, c’est elle, ta mère, la garce !
MARIE : Je t’assure qu’elle ne veut pas te froisser.
GASTON : Si ! Si ! je vois bien son jeu — elle veut
m’abaisser, me froisser — me meurtrir dans ma dignité
d’honnête homme.
MARIE : Oh ! Gaston.
GASTON : Si ! je vois clair elle fait venir ce crétin ici pour
m’humilier, je le tuerai.
MARIE : Mais non mon chéri, comment peux-tu dire ? Il te
trouve tout à fait remarquable, il l’a dit à Maman.
GASTON : C’est un cochon.
MARIE : Tu es jaloux, Gaston, il ne reviendra plus et voilà
tout.
GASTON : Lui, ça m’est égal, mais c’est elle que je voudrais
étrangler. Toi tu es inconsciente, mais moi je vois.
MARIE : Moi je t’aime.
GASTON : Ça ne sert à rien.
MARIE : Comment ça ne sert à rien ?
GASTON : Non ça ne sert à rien.
MARIE : On t’a encore froissé au bureau Gaston ?
GASTON : Si on m’a froissé ? Mais on me piétine
Marie — on me piétine — un honnête homme n’est-il pas
piétiné par la canaille à longueur de journée ?
MARIE : Je parie que c’est encore le sous-chef Monsieur
Lempreinte ? Ah ! je t’aime.
GASTON : Ah ! Lempreinte quelle horreur — je voudrais
l’étrangler mais il est en vacances.
MARIE : C’est celui qui le remplace alors ?
GASTON : C’est tous Marie. C’est tous, je voudrais tous…
ah ! tiens !
MARIE : Dis-toi bien que je t’aime Gaston.
GASTON : Je m’en fous, ça ne sert à rien — la vie est trop
dure — l’amour c’est une douceur qui n’est pas faite pour la
vie que je mène.
MARIE : Pas pour moi Gaston — ça n’est pas un luxe.
GASTON : Tu me dégoûtes aussi alors. Tu te tiens mal.
MARIE : C’est affreux Gaston, tu me fais peur.
GASTON : Je me fais peur aussi, mais je résiste avec courage
mais jusqu’à quand ?
MARIE : Écoute Gaston.
GASTON : Quoi ?
MARIE : Tu ne vas pas te fâcher ?
GASTON : Va, je peux entendre tout.
MARIE : Oh ! alors non… je ne te dirai rien.
GASTON : Va, tu as commencé ! Achève-moi !
MARIE : Écoute — si c’est trop dur, nous n’avons que des
petites ressources c’est vrai, mais je demanderai à Maman de
me reprendre au magasin… tu quitteras ton bureau… tu
chercheras autre chose.
GASTON, rugissant : C’est ça — moi un maquereau à tes
crochets, un vrai maquereau… Ah ! moi, l’honneur même… tu
dis que tu m’aimes…
MARIE : Mais c’est parce que je t’aime.
GASTON : Ah ! que je vive à tes crochets ! Ah ! l’horreur que
tu me proposes ! je suis achevé ! je ne peux plus vivre, moi un
honnête homme entendre tout ça, au bureau — ici — ta
mère — toi — mais c’est un complot — c’est un complot :
vous voulez me salir ! (Il va prendre une potiche et s’apprête à
la casser, mais sa belle-mère entre suivie de la bonne, il repose
la potiche, et s’en va.)
MME PUNAIS : J’ai arrangé la musique t’as vu ça ? et ton mari
n’a pas l’air content (Un moment de silence.) c’est à cause de
quoi ?
MARIE : À cause du bureau… il a des ennuis.
MME PUNAIS : On n’est pas content de lui ?
MARIE : Si je crois — mais il y a des jaloux.
MME PUNAIS : Ah ! ah ! (À Gaston qui est entré.) Gaston
vous n’êtes pas gentil avec moi, embrassez-moi.
GASTON, l’embrasse : Voilà.
MARIE qui le regarde : Voilà Maman !
GASTON : Énormément…
Gaston va s’asseoir. Ils sont tous assis et
demeurent ainsi un peu perdus dans un
rêve. Le voisin à côté joue. Ils parlent en
chantonnant — chacun pour
soi — pénombre, halo sur les personnages.
GASTON : Va-t-elle foutre le camp ?…
MME PUNAIS : Comme il est vert — comme il est blanc.
GASTON : Viendra-t-elle ainsi… tous les jeudis jusqu’à ma
mort ?…
MME PUNAIS : Il viendra chez moi pour voir si je suis
morte…
GASTON : Qui de nous deux va mourir le premier ? Si je
l’assassinais, je n’hériterais pas.
MME PUNAIS : Ce ne sont pas ceux qui fallait qui sont morts à
la guerre…
GASTON : Elle n’a que des bons de la défense nationale, pas
de pétrole, Marie me l’a dit…
MARIE, haut à Gaston : Tu n’as pas froid mon chéri ?
MME PUNAIS : Nous sommes très bien.
Marie joue du piano. À peine a-t-elle
commencé qu’entre la bonne. Reprise de
l’activité en scène.
LA BONNE : Je viens pour le gaz !
GASTON : Le gaz !
MARIE : Ce gaz !
EN CHŒUR TOUS : Ce gaz !
GASTON : C’est terrible, c’est affreux !
MARIE : Quoi ?
GASTON : Mais tout ! la bonne ! celle-là ! ça ! le gaz ! le
bureau ! tout ! tout !
MARIE : Mon chéri ! voyons — tu n’es pas heureux — tu ne
m’aimes pas.
GASTON : Je n’ai pas besoin d’amour. J’ai besoin de tout.
MARIE : Mais l’amour c’est tout. As-tu mal à la tête ?
GASTON : Ah non !… Oui !
MARIE, joyeuse : Eh bien, vite ! il faut chercher un cachet !
mon chéri ! (Vive.) attends ! j’y vais attends-moi ! dans la salle
de bains. (Elle y va, d’où elle parle.) Attends je cherche, les
voilà. (Pendant qu’elle cherche les cachets, la bonne entre.)
LA BONNE : Où monsieur a-t-il mis la clef de la cave ?
GASTON : Là-haut. (Il lui montre une petite étagère au-
dessus de la porte, la bonne monte sur une chaise, elle est
ainsi devant lui et les jambes de la bonne sont à la hauteur de
ses yeux.)
LA BONNE : Elle n’y est pas.
GASTON, qui s’excite : Si, elle y est.
LA BONNE : Non.
GASTON : Si.
LABONNE : Ah ! non.
GASTON : Si, si, cherchez encore !
Marie revient avec un verre d’eau et lui
donne.
MARIE : Ça va mieux !
GASTON, désolé : Un peu !…
La bonne passe à côté de la boîte aux
cachets, elle en a pris trois et quatre et finit
le verre d’eau.
MARIE : Écoute, je crois que tu t’ennuies un peu Gaston, si je
reprenais mon piano ça te ferait plaisir ?
GASTON : Comme tu voudras.
MARIE : Tu aimais ça quand nous étions fiancés. Tu aimes
encore ça dis ?
GASTON : Oui…
MARIE : Tu verras j’ai appris des airs américains, des airs de
danse.
GASTON : Des airs américains ?
MARIE : Oui ça fait plus gai.
GASTON : Tu sais bien que nous ne dansons pas.
MARIE : Oui mais c’est gai quand même.
GASTON : Ah oui !
MARIE : Tu verras la mère Doumergue, elle t’amusera bien
celle-là c’est un numéro, elle fait tout, elle fait les mains, elle
donne des leçons de piano, elle dit l’avenir aussi dans les
mains. (Lui ne dit rien.) Dis-moi que ça te fait plaisir que je
rejoue du piano.
GASTON : Oui… Eh bien je vais chercher mon journal. (Il
sort.)
MARIE : C’est ça.
MME PUNAIS : Eh bien je vais m’en aller aussi. Je reviendrai
demain pour le concert si je suis encore en vie.
MARIE : Pourquoi que tu dis ça ?
MME PUNAIS : Dame tu sais, on est tous logés à la même
enseigne et une vieille dame ça ne pèse pas bien lourd sur une
chaussée glissante à 11 heures du soir surtout depuis qu’il y a
tant et tant d’autos !
MARIE : Tu te promènes dans les rues à 11 heures du soir ?
MME PUNAIS : Ah ! je fais pas le trottoir va — sois tranquille
et cependant j’ai encore des propositions — oui mon amie y a
pas d’âge pour ça, la nuit surtout — non je me promène au
petit bonheur.
MARIE : Eh bien t’es drôle toi, pourquoi tu ne vas pas au
cinéma plutôt ?
MME PUNAIS : J’aimerais assez ça mais tu sais faut lire tout le
temps alors ça me fatigue ! Il n’y a pas très longtemps que je
sais lire ma petite Marie. Faut pas oublier que j’ai appris dans
ma boutique — j’ai accouché dans ma boutique, j’ai tout fait
dans ma boutique, quand j’ai su lire, t’avais déjà cinq ans, on a
presque su lire en même temps toutes les deux — eh bien
quand on n’a pas appris jeune ça fatigue toujours un peu, tu
sais, on dirait, et puis j’peux pas y aller tous les soirs non plus.
MARIE : Tu devrais te faire mettre une radio chez toi.
MME PUNAIS : J’y ai pensé — mais tu sais ça encore — je
suis si curieuse que si j’en avais une chez moi je ne sortirais
plus — je le sens — je ne pourrais plus m’empêcher de
l’écouter. Un jour figure-toi que j’ai été chez Madame
Banconte à Bécon, y avait toute la famille du receveur ; ils
l’ont eux la radio. Eh bien à minuit ils dormaient tous — moi
je suis restée jusqu’à deux heures du matin avec le petit
collégien qui la faisait marcher, on entendait New York…
C’est pas admirable !… Je me connais. Si j’avais un truc
comme ça chez moi, on ne me verrait plus !
MARIE : Maman tu es monstrueuse !
MME PUNAIS : Ah bien toi, ma pauvre Marie — tu l’es pas !
Gaston entre, la bonne le suit.
LA BONNE : C’est pour la concierge.
MARIE : Qu’est-ce qu’elle a ?
LA BONNE : Ah ben tiens je ne sais plus — si… je sais…
c’est-à-dire que je crois qu’il était question d’argent.
MME PUNAIS : Eh bien alors ça reviendra l’argent et de la
mémoire.
LA BONNE : C’est ça. (Elle s’en va.)
MARIE, à sa mère qui part : Alors Maman encore dans la
rue ?
MME PUNAIS : Un peu ce soir… du côté du Sénat, le jardin
est fermé. Il ferme au tambour. Tu n’as jamais entendu le
tambour Marie passer dans les allées le soir ?… ran… ran…
ran… ran… il est tout seul… C’est un garde républicain… un
bel homme dans les allées… il s’en va… il disparaît… ran…
ran… sous les arbres du jardin vide… on dirait qu’il va mourir
tout seul en jouant du tambour…
MARIE: T’as de la veine toi après de pouvoir te promener
comme ça !… moi faudrait bien que je puisse danser.
MME PUNAIS : Tu ne peux pas ?
MARIE : Tu sais bien.
MME PUNAIS : Ta jambe te fait encore mal ? (Marie fait signe
que oui en effet un peu.) Ça te refait mal alors ?
MARIE : Un petit peu — et puis surtout on dirait qu’elle a un
peu aminci. (Elle montre ses jambes à sa mère, la lumière
dessine un halo autour de ses jambes, la mère se baisse
attentive.)
MME PUNAIS : La gauche ? (Marie fait signe que oui.) Fais
voir mon petit. (Elle touche) Tu ne boites pas ?
MARIE : Un petit peu.
MME PUNAIS : Y a combien de temps que tu t’en es aperçue ?
MARIE : Y a bien trois mois.
MME PUNAIS : Tu ne m’as rien dit. (Marie fait signe que non.
Madame Punais regarde bien et puis essaye de la rassurer,
mais elle est inquiète.) Oh tu sais à force de regarder, on
s’imagine n’importe quoi !
MARIE : Tout de même tu sais.
MME PUNAIS : Gaston, qu’est-ce qu’il dit ? (Marie fait signe
qu’il ne dit rien.) Il s’en est aperçu ? (Marie fait signe que
« sans doute ».)
La bonne est entrée, elle regarde la
scène, elle écoute, Marie s’en aperçoit
soudain, rabaisse sa robe confuse — la
bonne reste là, elle pense.
MME PUNAIS, à la bonne : Tu veux voir mon derrière ?
LA BONNE : Non ! (Elle s’en va.)
MME PUNAIS, émue : Ah ! tout de même je croyais bien que
t’étais tout à fait guérie. Il me l’avait dit le docteur Ratier, il
l’avait dit aussi à Madame Doumergue. Ça ne reviendra pas.
Tu es sûre ma chérie que c’est un peu plus mince ? Fais voir
encore ? (Même halo, elles se baissent et regardent toutes les
deux anxieuses et attentives.) Tu ne t’es peut-être pas assez
reposée. Il t’avait dit le docteur, tu te souviens, faudra se
reposer encore de temps en temps… (Elle tâte.) Là, tu vois
c’est un peu moins dur que de l’autre côté, on dirait.
MARIE : Ah ! ah !
À ce moment-là, suivant la bonne,
entrent doucement des femmes de la
maison, les bonnes, les concierges, des
ouvrières, elles regardent en scène et se
taisent attentives, fabuleuses dans la
pénombre, prennent une part muette à ce
petit drame esthétique féminin, et puis
sortent, en se parlant à l’oreille, en
discutant, muettement.
À peine sont-elles sorties que Gaston
entre.
GASTON, très animé : Eh bien tu sais, on a un ministère
Cropichon. Je le disais au bureau ce matin ! c’est fait ! c’est le
comble de la honte ! c’est un ministère Cropichon ! et les
francs-maçons sont partout. Ils sont partout ! l’Armée, les
administrations, tout ! la finance, tout ! Chez nous Larpentin,
le chef du contentieux ! vénérable ! Sacham, l’archiviste,
avancement formidable ! j’aurais dû m’en douter ! vénérable !
parbleu ! M. Palotin des loges, c’est clair : grand dignitaire ! il
tuerait sa mère pour avancer… un honnête homme qui n’a que
sa conscience pour guide est pendu ! l’Église, le refuge
suprême des consciences, très gangrenée ! Tout se ligue contre
l’honnête homme. Il est guetté par les forces occultes, il aime
la clarté, il ne se méfie pas, et tout se sait dans la loge, plus de
vie privée, l’honnête homme n’a rien à cacher. Heureusement !
il ne sait pas mentir, il souffre au soleil ! mais ce n’est pas là
qu’on l’attaque, c’est par-derrière, il est seul, par-derrière, on
est toujours seul quand on est honnête, on est tout seul ! seul !
seul ! (Il se regarde, il se trouve seul. Il regarde du côté de sa
femme et de sa belle-mère.)
MME PUNAIS : Il va mieux tu vois !
MARIE : Tu crois Maman ?
MME PUNAIS : Oui, oui, il joue…
GASTON, se prend la tête : Ah ma tête !
MARIE : Elle te fait encore mal mon chéri ?
GASTON : C’est la vie qui me fait mal, et la vie c’est là
qu’elle me fait mal (Il montre sa tête.) et là surtout. (Il montre
son cœur.)
Elle l’embrasse sur la tête et puis sur le
cœur et il sort.
MARIE : Ça m’ennuie tout de même que la bonne ait vu, tu
crois qu’elle a vu ?
MME PUNAIS : Oh ! elle a pas compris. (Marie fait signe que
« si, si ».) Mais tu sais si les deux jambes étaient pareilles, ça
serait très élégant, elle n’est pas trop mince celle-là.
MARIE : Ah ! tu vois il y en a une qui est plus grosse que
l’autre, hein ?
MME PUNAIS, gênée : Mais non, mon chéri, on ne voit rien du
tout comme ça — c’est parce que tu me l’as dit — en
regardant bien. (Marie pleure, Madame Punais la console.)
Mais mon chéri je t’assure que ça ne se voit pas.
MARIE : Si, si, Maman, c’est dégoûtant.
MME PUNAIS : Dégoûtant ? Mais penses-tu, voyons Marie ça
n’est pas dégoûtant du tout ! Tu es folle mon chéri !
MARIE : Si, si Maman, c’est dégoûtant pour les hommes.
MME PUNAIS : Qu’est-ce que tu dis là ?
MARIE : Je sais bien va !
MME PUNAIS : Ah, les hommes, y a pas que les hommes.
MARIE : C’est dégoûtant…
MME PUNAIS : Qu’est-ce qui t’a dit ça ? C’est ton mari ?
MARIE : Personne ne dit ça.
MME PUNAIS : Tu crois ? (Marie fait signe que oui.) Eh bien,
écoute tu vas te reposer pendant qu’il sera au bureau.
MARIE : Ah ! on ne se marie pas pour se reposer.
Un contrôleur du gaz entre.
LE GAZ : Excusez-moi, Mesdames, c’est le compteur, la
bonne m’a fait signe qu’il était par là. (Il va traverser la
scène.)
MARIE : Voilà, Monsieur !
LE GAZ, regarde un instant par la porte donnant sur le
couloir et dit : Ah ! non, je viens pour l’électricité.
MARIE : Alors, Monsieur, c’est par ici.
LE GAZ : Ah, mais non au fait, je viens cette fois-ci pour le
gaz… je travaille pour les deux. (Il rigole.) Il faudrait que je
me décide. (Il hésite, il écoute la musique du voisin.) Ça c’est
gentil !
La bonne entr’ouvre la porte et le
regarde. Ils se font de l’œil derrière la
mère — enfin il va vers la porte du gaz à
gauche, la bonne allait le suivre de ce côté-
là, quand elle se détourne brusquement, il
la poursuit, ils retraversent la scène, ils
sortent tous les deux à droite.
Entre la mère Doumergue. Elle est entrée
par la gauche.
MME DOUMERGUE : La porte était ouverte. Je suis entrée.
Bonjour ! La mère Doumergue est vieille, vieille, hé hé, il y a
longtemps que je ne vous ai pas vue ma petite Marie, et je
vous retrouve pleurante, il me semble.
MARIE: Oh ! je suis contente de vous revoir Madame
Doumergue, contente.
MME DOUMERGUE : Moi aussi, Marie, et de vous revoir aussi
Madame Punais. Je veux vivre longtemps encore, je ne veux
pas mourir.
MME PUNAIS : Vous ne voulez pas mourir ?
MME DOUMERGUE : Non !
MME PUNAIS : Vous n’en avez jamais assez, jamais.
MME DOUMERGUE : Je me suis préservée des lassitudes
humaines, Madame Punais.
MME PUNAIS : Comment faites-vous ça ?
MME DOUMERGUE : Vous me connaissez, je crois à la
musique et à Dieu. J’ai aimé trois fois dans ma vie, avec mon
cœur, tous les vingt ans, et cependant je suis vierge… Je me
suis toujours refusée — toujours — chaque fois — trois
fois — c’est beaucoup surtout la dernière, c’était très dur — je
veux arriver vierge au Bon Dieu et me donner à lui toute, je
n’aurai plus longtemps à attendre, je crois. Dieu sera le
quatrième et il m’aura tout entière, les autres n’ont eu que mon
cœur, j’ai sauvé mon corps. Le premier c’était le fils d’un
notaire de Dijon, il s’appelait Lucien, il avait été en
Angleterre, c’est le premier homme que j’ai vu boire du thé ;
le second c’était à l’Exposition de 1900, un prince persan qui
me versait des poudres dans mes verres et me voulait toute
nue — disait-il — comme la Lune ; le troisième c’était un
passant, je l’appelle ainsi le chéri parce qu’il faisait d’humbles
courses dans les magasins, mais il avait des mains adorables et
je les lui faisais pour rien, il demeurait à côté de chez moi dans
un modeste logement à Asnières, il était brusque, mais ne
parlait jamais de mon âge, il aimait la musique, je l’ai éloigné
avec chagrin, il a bien failli me ravir à Dieu, ce fut, je l’espère,
mon dernier péril et mon dernier amour humain. J’offrirai
enfin mon cœur, mon corps et mes souffrances à l’Élu…
bientôt, mais cependant Madame Punais je ne dis pas que j’en
ai assez ! Vivre, pour les âmes ardentes, est une carrière
dangereuse, mais l’art est là et ne m’a jamais manqué, la prière
non plus, je les mets ensemble et voilà ! Mon piano m’a
guidée, soutenue, j’ai donné à mon piano tout ce que je
refusais aux hommes, il me l’a rendu.
MME PUNAIS : Vous êtes une femme pratique.
MME DOUMERGUE : Je crois surtout que j’ai eu peur des
complications. Dès qu’on m’a appris de quelle manière on
arrivait à Dieu, je me suis dit qu’en commettant des péchés je
n’étais jamais sûre d’être absoute, alors je me suis tenue bien
tranquille. Je n’ai jamais rien risqué, je n’ai pas pris les petits
chemins. Je suis restée sur la grande route.
MME PUNAIS : Vous faites toujours les mains aussi, Madame
Doumergue ?
MME DOUMERGUE : Je les fais, je les fais, il y a bien des
choses certes sur les mains, Madame Punais.
MARIE : Tenez regardez les miennes, Madame Doumergue.
MME DOUMERGUE : J’y vois… j’y vois…
MME PUNAIS : Vous y voyez la joie de vivre — mais oui.
MME DOUMERGUE : C’est ça, j’y vois aussi un grand désir.
MARIE : Quel désir ?
MME DOUMERGUE : Ah ! ça ! c’est difficile à définir.
MME PUNAIS : Celui des femmes : d’aimer et d’être aimée.
MME DOUMERGUE : Et celui des hommes quel est-il, Madame
Punais ?
MME PUNAIS : Oh ! de ne pas mourir !
MME DOUMERGUE : Vous n’êtes pas loin de la vérité, mais le
Bon Dieu est entre les deux.
MME PUNAIS : Et le piano ?
MME DOUMERGUE : C’est l’art qui est la douceur de Dieu !
MME PUNAIS : C’est demain, Madame Doumergue, qu’un
voisin viendra nous charmer. Je l’ai invité, vous verrez, c’est
un pianiste délicieux.
MME DOUMERGUE : Quelle est la couleur de ses yeux ?
MARIE : Bleus.
MME DOUMERGUE : Alors nous pourrons jouer ensemble, les
bruns m’indisposent, ils ont une odeur.
MARIE : Vous croyez ?
MME DOUMERGUE : Oui, j’ai joué beaucoup de quatre mains
avec des bruns.
MME PUNAIS : La maison va devenir un temple de la
musique.
MME DOUMERGUE : Le bonheur pour moi a toujours été à ce
prix. Demeurer une artiste pure jusqu’à la fin de mes jours,
surtout depuis que j’eus la médaille d’honneur au concours
international de juillet à l’Exposition de 1889. La chasteté
dans l’art et par l’art, voilà mon serment.
MARIE : Vous ne jouez plus l’épinette, Madame Doumergue,
voilà l’instrument des sentiments délicats, je l’adore.
MME DOUMERGUE : J’en ai joué divinement, je peux le dire, à
présent je l’ai bien délaissée, mes doigts m’ont quittée à la
médaille de 1896. Il a plu cette année-là, les rhumatismes
m’ont pris d’une manière fatale et l’épinette demande un
toucher délicat, vous le savez. À présent, le piano-forte me sert
encore un peu, mais sinon les quelques leçons que je donne de
temps en temps, je ne joue presque plus, j’écoute et j’attends
les fausses notes. Je n’entends même que les fausses notes
dans un morceau, tous les morceaux que jouent les élèves, je
les connais si bien, je les ai entendus si souvent que je ne les
remarque plus, mais j’attends les fausses notes, je les guette, je
les recueille à pleine oreille, elles seules sont encore un peu
imprévues, et c’est là n’est-ce pas le secret de la musique
moderne.
MME PUNAIS : Madame Doumergue, et les mains ?
MME DOUMERGUE : Ah ! elles me parlent. C’est bien simple
elles me parlent, je sais le langage des âmes et ce que le piano
ne me dit pas, je le demande aux mains, donnez-moi votre
main ma mignonne. (Elle prend la main de Marie.)
MARIE : Ah pas ici ! dans ma chambre !
MME PUNAIS : Eh bien c’est ça, et bonne chance.
Elles passent dans la chambre.
MME PUNAIS : Gaston, eh bien, mon ami, hein qu’elle est
bizarre, elle va égayer votre intérieur cette femme-là, moi j’ai
toujours eu un faible pour elle.
GASTON : Ah ! c’est une vieille passionnée, elle est
dégoûtante — celui-là, (Il montre le mur d’où tombent des
torrents de musique du voisin.) celui-là aussi il ne peut plus se
tenir. Tous des chiens, ils me dégoûtent, la passion, le sexe,
c’est l’ordure moderne.
MME PUNAIS : C’est vrai peut-être Gaston, mais vous y
goûtez aussi.
GASTON : Comment ?
MME PUNAIS :…
GASTON : Allons… qu’est-ce que vous voulez dire, il ne
manquait plus que cela, allons expliquez-moi clairement ! De
quoi ? à présent !… Allez-y — voyons !
MME PUNAIS : Je ne vous accuse pas Gaston. Je vous
rencontre — je me promène beaucoup dans les rues… dans les
passages… Choiseul.
Gaston : Choiseul ?
MME PUNAIS : Oui Choiseul.
GASTON : Alors ?
ME PUNAIS : Alors… eh bien alors… c’est lamentable, faites
attention Gaston… si Marie savait que vous la trompez… cela
lui serait un très grand chagrin… je suis sûre, surtout en ce
moment…
GASTON : En ce moment…
MME PUNAIS : Oui en ce moment… Vous savez bien. (Elle
regarde du côté de sa chambre à elle.)
GASTON, gêné ne dit rien et puis : Oui.
MME PUNAIS : Faites ce que vous voulez mais ne vous
affichez pas — parlez de vertu à la maison, ne vous gênez pas,
parlez-en beaucoup, c’est toujours mieux que rien, mais
croyez-moi, allez plutôt aux Tuileries avec votre petite amie,
dans le passage, tous les gens du quartier y passent après le
déjeuner. Tout se sait quand on a une bonne, Gaston.
Un bruit de dégringolade de vaisselle en
coulisse, la bonne arrive.
MME PUNAIS, à la bonne, brusque : Alors ?
LA BONNE : C’est le gaz qui est parti.
MME PUNAIS : Eh bien il en fait du bruit en partant.
LA BONNE : Il a fait encore bien d’autres choses.
MME PUNAIS : Je ne vous le demande pas !
La bonne sort.
MME PUNAIS à Gaston : Vous ne voulez pas voir le médecin
avec elle ?
GASTON : Peut-être…
MME PUNAIS, elle réfléchit : Ah !… faudrait peut-être mieux
que vous ne lui en parliez pas.
Entre encore la bonne.
LA BONNE : C’est le voisin qui joue comme ça ? Où est
madame ?
À partir d’ici la scène, les répliques, les
personnages prennent un ton mécanique,
syncopé.
MME PUNAIS, va taper au mur de Berlureau, cependant
qu’elle dit : Gaston faites attention… Gaston. Je vais appeler
Berlureau… Et vous, ne couchez pas avec les femmes de votre
bureau.
GASTON : Pourquoi l’appelez-vous Madame ?
MME PUNAIS : Il va sauver votre bonheur conjugal.
GASTON : Vous croyez… Il n’est pas en danger.
MME PUNAIS : Je me suis permis, Monsieur Berlureau… vous
êtes un ami…
M. BERLUREAU : Mais oui… mais oui… trop heureux
Madame, voulez-vous contremander notre petit entretien
musical pour demain ?
MME PUNAIS : Que non ! que non ! mon gendre est bien
content mais il voudrait avoir un petit renseignement.
M. BERLUREAU : Un petit renseignement ? je suis content.
La bonne écoute. Gaston est très gêné, il
ne comprend pas.
MME PUNAIS : Voilà ! vous êtes garçon, Monsieur Berlureau,
m’avez-vous dit ?
M. BERLUREAU, dans un soupir : Mais oui.
MME PUNAIS : Eh bien vous devez savoir où vont les
garçons… où vont les garçons…
GASTON : Je suis Madame tout à fait gêné.
MME PUNAIS : Il est trop tard pour reculer. Je vous en prie
laissez-moi continuer.
M. BERLUREAU : Je vous en prie Madame !
Le Gaz est revenu, il écoute aussi dans la
pénombre, un piano dans la coulisse.
GASTON : C’est Marie qui joue, pas de danger.
MME PUNAIS : L’instant est propice, je veux savoir…
M. BERLUREAU : Madame Punais. Tout à votre service.
MME PUNAIS : Où par exemple, Monsieur Berlureau, vous
iriez ?… (Une et deux ouvreuses passent de la salle sur la
scène et écoutent en rigolant.) tel que vous êtes.
M. BERLUREAU : Tel que je suis.
MME PUNAIS : Si d’aventure il vous prenait l’envie…
GASTON : Tout garçon que vous êtes…
M. BERLUREAU : Tout garçon que je suis…
MME PUNAIS : D’aller sans vous faire connaître… ? (Par les
portes de droite et de gauche des personnages stylisés et
typiques entrent : bonnes, concierges, facteurs écoutent la
confidence.) Une après-midi de printemps par exemple.
GASTON, content : Après cinq heures ?
M. BERLUREAU, étonné : Dans un jardin ?
Tous sur la scène font signe et
chuchotent : « non ».
Aux jeux de quilles ?
Même jeu de scène : « non ! ».
(En badinant) Alors aux chevaux de bois…
Même jeu : « non ».
… Au café ? Je n’y vais pas… (Il cherche.)… les concerts
n’ont pas encore lieu, c’est plus tard !…
GASTON : Ça n’est pas ça ! il sait !
M. BERLUREAU : Je ne sais pas ! Après cinq heures ? (Plus
bas.) L’hiver j’ai peur.
GASTON : Et pas tout seul ?
M. BERLUREAU : Chez ma sœur de Montretout ?
MME PUNAIS : Garçon… voyons… vous avez des droits.
M. BERLUREAU : Je préfère la musique… Je ne vote pas…
GASTON : Sa sœur demeure à Montretout tulu.
MME PUNAIS : Ça n’est pas suffisant… ce qu’il voulait…
c’était le nom d’une maison — où vous iriez sentimental.
GASTON : Si j’étais garçon.
M. BERLUREAU, révélé soudain : Ah ! vous voulez aller au
boston ! Quelle infamie ! et pour Madame Marie quelle
trahison !
GASTON : Je suis puni !
MME PUNAIS, vite : Ça n’est pas pour lui. C’est un service
étrange pour conduire des Américains que je connais dans
mon commerce.
M. BERLUREAU : Alors si c’est pour le commerce c’est bien
différent, je vais vous donner l’adresse. (Il la glisse à l’oreille
de Gaston pendant que tous les personnages qui remplissent la
scène essayent d’entendre quelques détails.)
GASTON, ayant entendu : Ce n’est pas cher.
MME PUNAIS : Vous en savez assez long à présent je l’espère,
vous l’homme, pour bien vous conduire dans la rue.
MME DOUMERGUE, à Marie. Elles viennent du fond toutes les
deux et s’arrêtent au premier plan : Oui… Oui… je sais, mais
bon courage ma jolie, tout va bien… vous avez la main tendre
et la ligne de l’idéal c’est tout ce qu’il faut à une femme pour
se conduire admirablement dans la vie…
RIDEAU
DEUXIÈME TABLEAU
Trois semaines plus tard. Dans le salon de Marie le piano
est au centre du salon. Les têtes de Monsieur Berlureau et de
Marie qui jouent dépassent légèrement le dessus du piano dont
on voit le verso. Madame Punais est au premier plan, elle
coud, elle a des lunettes. Entrent quatre jeunes enfants, vêtus
de tuniques colorées qui vont danser un petit ballet au milieu
du salon. Ils vont danser avec la musique de Marie et
Berlureau — mais le tout est un rêve, une fantaisie. En
dansant, ou plutôt entre les figures, les enfants chantent sur un
petit air de cantique guilleret :
Par la bouche de l’innocence
Prévoyance !
Prévoyance !
Donne aux hommes la vérité (bis)
LES ENFANTS :
Ciel l’envoie pour tout arranger (bis)
PERSONNAGES
BERLUREAU.
DES CLIENTS.
MADAME :
Ô l’exemplaire unique
Ô le prodige
Ô l’étonnant exploit que par la gloire de Dieu
Madame, vous entreprenez là !
DIEU :
Nom de moi ! nom de moi !
Qu’entends-je ! qu’entends-je ?
Vendredi n’est pas loin !
C’est le jour de mon poisson !
Raison ! Raison !
DIEU :
Qu’on éloigne ces chants !
je l’attends !
je l’attends ! Ainsi soit-il !
GALLIMARD
L’ÉGLISE, théâtre.
Bibliothèque de la Pléiade
Cahiers Céline
Futuropolis
Couverture
Titre
L’auteur
AVANT-PROPOS
Secrets dans l’Île
La Naissance d’une fée
DEUXIÈME TABLEAU
TROISIÈME TABLEAU
QUATRIÈME TABLEAU
CINQUIÈME TABLEAU
SIXIÈME TABLEAU
SEPTIÈME TABLEAU
HUITIÈME TABLEAU
Voyou Paul. Brave Virginie
PETIT PROLOGUE
PREMIER TABLEAU
DEUXIÈME PROLOGUE
DEUXIÈME TABLEAU
TROISIÈME PROLOGUE
TROISIÈME TABLEAU
Van Bagaden
Scandale aux Abysses
Foudres et flèches
PREMIER TABLEAU
DEUXIÈME TABLEAU
TROISIÈME TABLEAU
QUATRIÈME TABLEAU
CINQUIÈME TABLEAU
SIXIÈME TABLEAU
SEPTIÈME TABLEAU
HUITIÈME TABLEAU
NEUVIÈME TABLEAU
DIXIÈME TABLEAU
Progrès
PREMIER TABLEAU
DEUXIÈME TABLEAU
TROISIÈME TABLEAU
QUATRIÈME TABLEAU
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