Bal Des Pendus Rimbaud Analyse Linéaire

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Bal des pendus, Rimbaud : analyse linéaire

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Par Amélie Vioux

Le bal des pendus, Rimbaud, introduction


Le poème intitulé « Bal des pendus » fait partie des vingt-deux poèmes qu’Arthur
Rimbaud (1854-1891) avait confiés à son ami Paul Demeny à l’automne 1870, alors qu’il
n’avait que seize ans, et qui sont regroupés dans Cahiers de Douai.

En jeune élève brillant, Rimbaud s’est inspiré de plusieurs poètes pour composer cette
danse macabre.

Le titre évoque tout d’abord la fameuse « Ballade des pendus » de François Villon, poète
et bandit du XVe siècle qui, dans sa ballade, fait parler les « pendus » et en appelle à la pitié
et la charité chrétiennes, alors qu’il était lui-même condamné à la pendaison.

Cette ballade est reprise dans la pièce Gringoire de Théodore de Banville (1866), poète
romantique mais aussi précurseur du Parnasse qui a tant influencé Rimbaud.

D’autres sources d’influence romantiques sont décelables pour la veine gothique,


macabre et fantomatique, comme certains poèmes de Théophile Gautier (« Bûchers et
tombeaux » et « Le Souper des armures » dans le recueil Émaux et Camées) ou les
chapitres V et VI du Livre I de L’homme qui rit, roman gothique de Victor Hugo.

Problématique

Comment Rimbaud se saisit-il de ces modèles et de ces traditions littéraires pour


composer une danse macabre à sa manière ?

Annonce du plan linéaire


Nous verrons tout d’abord, dans les vers 1 à 16, que le poète se place en spectateur
enthousiaste d’une danse macabre de tradition médiévale.

Dans un second mouvement, Rimbaud s’attarde à décrire la mise à nu des corps morts, et à
mettre en scène tout un imaginaire de la mort qui doit beaucoup au romantisme gothique
(v. 17-28).

Enfin, nous étudierons le tableau final, chute du poème, où le ricanement de la mort, à la fois
plaintif et joyeux, exprime pleinement l’ironie grinçante du poète (v. 29-44).

I – Une danse macabre dans la tradition médiévale (v. 1 à 16)


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A – Ouverture (v. 1-4) : Ironie macabre

Le poème présente une structure cyclique, car il s’ouvre et se referme avec les mêmes
vers.

Il rappelle en cela des formes poétiques médiévales qui utilisent des refrains (comme les
rondeaux).

Ici, c’est la première strophe, quatrain d’octosyllabes aux rimes croisées, qui ouvre (v. 1-4)
puis referme (v. 41-44) le poème et sert de refrain.

Cette strophe plante un décor d’emblée sinistre avec la vision du « “gibet noir ”» (v. 1).
Celui-ci entre immédiatement en résonance avec le titre « Bal des pendus ».

L’ironie grinçante du poète s’exprime dès ce titre, puisqu’il s’agit paradoxalement de faire
danser des morts, condamnés par la justice, et de transformer en un moment joyeux
une fin horrible.

Cette ironie s’illustre aussi dès le premier vers avec l’expression « “manchot aimable” » (v.
1) qui personnifie la potence en lui donnant l’aspect sinistre d’un homme estropié ; l’adjectif
« aimable », antiphrastique, est porteur de l’ironie.

L’accent est ensuite mis sur la danse avec la répétition du verbe dans le premier
hémistiche : « “dansent, dansent” » (v. 2).

Cette danse est métaphorique et désigne en réalité le mouvement des pendus dans le
vent.

Le sujet rejeté dans le second hémistiche, « les paladins » (v. 2), confirme l’ancrage
médiéval du poème.

Le terme est repris et enrichi d’un adjectif et d’un complément du nom au vers 3 : « “les
maigres paladins du diable” ». L’adjectif « maigre » laisse entrevoir l’aspect décharné des
cadavres, tandis que le complément « du diable » donne un aspect paradoxal à ces
paladins, qui ne sont plus dévoués à Dieu comme du temps des croisades, mais dévoués
au diable : est-ce parce qu’il s’agit de condamnés à mort et donc de criminels ?

Le complément de nom « “de Saladins ”» dans le groupe nominal « “Les squelettes de


Saladins”« , emploie le nom d’un sultan syrien du XIIe siècle, qui s’est opposé aux
chevaliers sacrés menés par Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion lors de la Troisième
Croisade. Dans l’imaginaire chrétien, Saladin représente donc le roi musulman ennemi
par excellence des empires occidentaux, et son nom est probablement utilisé ici pour
désigner par ironie le diable lui-même.

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On remarque que « diable » (v. 3) rime ironiquement avec « aimable » (v. 1).

B – La danse désarticulées des damnés (v. 5-16)


Rimbaud nous montre tout d’abord ces pendus, comme les jouets malheureux et humiliés
du diable, « “Belzébuth” » (v. 5). C’est en effet ce dernier qui est sujet du verbe d’action
« tire » .

Le titre ancien de « Messire », qui lui donne un semblant de dignité, nourrit l’ironie du
poème.

Les morts sont soumis au diable : qualifiés de « “pantins ”» (v. 6 et 9), ils « dansent » sous
l’impulsion que leur donne le diable qui les « “tire par la cravate » (v. 5), « leur claquant au
front un revers de savate ”» (v. 7) dans un geste grotesque et humiliant.

L’impuissance des damnés se perçoit dans l’adjectif « petits » (v. 2) et dans leur rictus
(« “grimaçant sur le ciel” », v. 6).

L’adjectif « noirs » (v. 6) rappelle leur état de décomposition. Enfin, ils sont objets – et non
sujets – de la locution verbale « “les fait danser, danser ”» (v. 8).

La répétition du verbe « danser » fait écho à celle du vers 2 et souligne l’intensité du


mouvement qui les anime.

L’ironie se lit encore dans la précision « “aux sons d’un vieux Noël” » (v. 8) : le diable fait
danser les damnés sur l’air d’un ancien chant de Noël consacré à la Nativité, au mépris de
tout respect pour les valeurs sacrées de la chrétienté.

Le poète s’attarde ensuite à décrire la danse horrible de ces corps décharnés, inarticulés et
dégingandés. Le participe passé « choqués » (v. 9) montre qu’ils ne maîtrisent pas leurs
mouvements et se cognent les uns aux autres.

L’image est reprise au vers 12 avec le verbe « “se heurtent ”» ; aucune harmonie ni beauté
n’est à chercher dans cette danse.

La comparaison des poitrines avec des « “orgues noirs” » donne l’idée des côtes qui sont à
nues – comme les tuyaux de l’orgue – et laissent voir le trou noir de la cage thoracique.
C’est à un entrechoquement d’os que l’on assiste.

À cette vision macabre, Rimbaud superpose le souvenir de la beauté passé de ces êtres,
qui ont été aimés, comme le souligne l’imparfait : « “les poitrines… que serraient autrefois
les gentes damoiselles ”» (v. 11).

Mais c’est la vision présente du « “hideux amour ”» qui prévaut à présent (v. 12).

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Le poète en profite pour employer l’ancienne forme de « demoiselle », « damoiselle », et
l’adjectif ancien « “gentes” » au lieu de « nobles » pour entretenir l’imaginaire médiéval de
son poème.

Loin d’éprouver de la pitié, le poète semble ensuite se mêler lui-même à cette farandole
macabre, avec les exclamations « hurrah ! » (v. 13) et « hop ! » (v. 15), comme s’il
participait au mouvement et aux sauts de la danse. Quand il dit « “les tréteaux sont si
longs ! ”», il semble lui-même s’y trouver.

Il apostrophe aussi les danseurs à la deuxième personne : « “les gais danseurs, qui n’avez
plus de panse !” » (v. 13) comme s’il plaisantait avec eux de leur état, et utilise le pronom
« on » (v. 14) dans l’expression « “on peut cabrioler” » comme s’il cabriolait lui-même.

Dans ce quatrain, les propositions sont plus courtes que dans les précédents : à chaque
alexandrin correspond une phrase exclamative. Le rythme de la danse semble donc
s’accélérer.

La dysharmonie gestuelle s’accompagne non d’une belle musique de bal, mais bien d’une
musique endiablée : « Belzébuth » est qualifié d’« enragé » (v. 16). Le geste qu’il a sur son
archet est violent : « “il racle ses violons” » (v. 16), et la musique qui en sort ne peut être
qu’atrocement criarde.

C’est donc ici la représentation d’une farandole de morts désarticulés emmenée par un
diable qui, suivant les traditions anciennes, joue du violon : le poète se souvient
manifestement des danses macabres médiévales.

II – Un imaginaire gothique mais ironique de la mort (v. 17-28)

A – Gros plan sur les pendus : décharnement et anéantissement

Les quatrains suivants quittent momentanément la danse pour s’attarder à décrire les
cadavres, dans des vers qui peuvent rappeler la branche dite « gothique » du romantisme.

Pour aborder l’aspect décharné de ces corps, le poète emploie un réseau d’images tirées
du vocabulaire de l’habillement.

Il attire d’abord l’attention du lecteur sur les pieds qui frappent la cadence : « “Ô durs talons,
jamais on n’use sa sandale ! ”» (v. 17).

La remarque est ironique, puisqu’il n’y a plus de sandale, et plus de chair à protéger :
« “presque tous ont quitté la chemise de peau” » (v. 18).

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La métaphore du vêtement vient adoucir l’idée d’un squelette dépouillé de son enveloppe
charnelle. Rimbaud se souvient sans doute ici d’un vers de Théophile Gautier qui décrit un
squelette « “se déshabillant de sa chair” » (Émaux et Camées, « Bûchers et tombeaux », v.
8).

Passant sur les détails du « reste » du corps, on en vient aux crânes (v. 20) surmontés d’un
«“ chapeau blanc” » de neige qui tombe directement sur l’os.

La strophe suivante prolonge l’image du chapeau avec celle du « panache » : ce n’est pas
une simple plume qui orne cette coiffure, mais le corbeau lui-même (v. 21), oiseau
charognard qui accompagne traditionnellement les représentations symboliques de la mort.

C’est donc une coiffure grotesque et morbide qui orne « “ces têtes fêlées” » (v. 21).

Le participe passé « fêlées », désinvolte, exprime à la fois mépris et pitié pour ces crânes
ouverts où la chair est résiduelle ; elle n’adhère plus à l’os, déchirée qu’elle est par les
corbeaux : « “Un morceau de chair tremble à leur maigre menton ”» (v. 22) : le poète
s’amuse à décrire ces êtres en proie à la pourriture et à la diminution.

On remarque la rime de « menton » (v. 22) avec « carton » (v. 24) : tout manque de
consistance.

Rimbaud se souvient probablement de la « Ballade des pendus » de Villon, qui mentionne


déjà les corbeaux et les outrages qu’ils font subir aux cadavres.

Les vers 23 et 24 jouent sur une métaphore entre les squelettes et des héros guerriers
comme l’indique le terme « “des preux » et « armure”« . Mais la faiblesse est désormais le
lot de ceux mêmes qui brillaient par leur force héroïque de leur vivant comme le suggère le
complément de nom ironique « armure de carton » .

La bataille est donc dérisoire et ridicule.

B – Paysage visuel et sonore : une représentation assez traditionnelle de


l’Enfer

Dans le quatrain suivant, Rimbaud renoue avec le vocabulaire de la danse, avec les
exclamations et les phrases courtes (v. 25 et 26) : « “Hurrah ! La bise siffle au grand bal
des squelettes !” » .

Le champ de vision s’élargit à nouveau : du « “grand bal des squelettes” », on passe au


«“ gibet noir” » (v. 26), puis au-delà, aux « “forêts violettes” » (v. 27), et enfin à « l’horizon »
et au « “ciel […] d’un rouge d’enfer” » (v. 28). Les couleurs, violet et rouge, sont
traditionnelles pour évoquer l’obscurité rougeoyante des enfers.

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Rimbaud s’attarde sur le contexte sonore. Les sifflements et sons aigus dominent la
scène. On entend « “siffler » la « bise », vent froid ; puis le « mugissement ”» (v. 26,
« mugit »), plus intense et plus grave, du gibet dans le vent.

La comparaison à l’« “orgue de fer ”» (v. 26) donne à cette scène les aspects d’une
messe infernale, l’orgue étant l’instrument liturgique chrétien par excellence. Le matériau, le
fer, laisse imaginer un son dur, strident, implacable.

À ce mugissement « répondent » les hurlements des loups (v. 27) semblables eux-mêmes
aux mugissements du vent, au sifflement de la bise.

III- Tableau final : le ricanement de la mort (v. 29-44)

A – L’apostrophe du diable

À partir du vers 29, le poète interpelle à nouveau les pendus, avec une interjection
énergique et un impératif : « “Holà, secouez-moi ces capitans funèbres” ».

Le verbe « secouer » ici, à l’impératif et accompagné du pronom personnel « moi », est


employé dans un sens familier, de manière désinvolte. C’est un appel à l’énergie et au
mouvement.

Il semble que le poète prenne ici la place même du diable qui, moqueur, humiliant, mène
la danse et agite ses « “pantins” ».

Le terme « “capitans ”», qui évoque des fanfarons à la bravoure exagérée, fait écho aux
« “paladins” » en les tournant en ridicule.

La moquerie se poursuit au vers 30, avec l’adjectif « sournois », qui déprécie ces
personnages sur le plan moral, et la mention des « “gros doigts cassés” » qui met en lumière
leur inélégance de squelettes.

Au vers 31, les images du « “chapelet d’amour ”» et des « “pâles vertèbres” » se répondent
ironiquement. Il y passe certainement un souvenir du poème de Gautier où il est question
d’un « chapelet de vertèbres » et où comme ici, « vertèbres » rime avec « funèbres » :

Il signe les pierres funèbres


De son paraphe de fémurs,
Pend son chapelet de vertèbres
Dans les charniers, le long des murs

(Émaux et Camées, Théophile Gauthier)

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La strophe se termine sur l’explication de cette vigoureuse apostrophe, amenée par les deux
points qui closent le vers 31 : « “Ce n’est pas un moustier ici, les trépassés ! ”». Le terme
ancien de « “moustier” », qui désigne un monastère, prolonge l’imaginaire médiéval du
poème.

Cette nouvelle apostrophe (« “les trépassés !” »), rendue très familière par l’emploi de
l’article « les », entretient l’atmosphère de fête populaire.

Le poète invite ici les « trépassés » à ne pas se tromper de lieu – le monastère, lieu saint,
est un lieu de silence et de méditation – et à ne pas faiblir dans leur danse endiablée.

B – Le paroxysme de la danse
Puis reprenant soudain sa place de spectateur, le poète est surpris par le surgissement d’un
« “grand squelette fou ”» (v. 34).

On arrive alors au paroxysme de cette fête démoniaque : « “au beau milieu de la danse
macabre ”» (v. 33).

La surprise est marquée par l’exclamation : « “Oh ! voilà qu’…” » (v. 33).

Comme répondant à l’appel de la strophe précédente, le squelette « “bondit” » (v. 34),


« “emporté par l’élan” » (v. 35). La comparaison au cheval qui se cabre (v. 35) donne l’idée
de l’énergie de son mouvement, ascendant.

Le « “ciel rouge” », crépusculaire et inquiétant, fait écho au vers 28.

L’enjambement qui se produit entre cette strophe et la suivante (v. 36-37) illustre l’élan de
ce personnage, dont le mouvement déborde d’une strophe à l’autre.

Le poème se termine dans une sorte de convulsion : celle de l’étranglement du pendu


(« “se sentant encor la corde raide au cou” » (v. 36) et celle d’un rire d’outre-tombe,
démoniaque, où se mêle souffrance et joie mauvaise : « “avec des cris pareils à des
ricanements” » (v. 38).

La crispation des « “petits doigts ”» (v. 37) peut évoquer la souffrance, et s’accompagne du
crissement de l’os : « “son fémur qui craque” » (v. 37).

Comparé enfin à un « “baladin” », c’est-à-dire à un danseur – les sonorités de ce terme


rappellent celles du «“ paladin” », ce qui contribue à superposer danse et guerre.

L’espace sonore est décrit par la métaphore du « “chant des ossements” », qui fait écho au
vocabulaire du « heurt » et des os observés plus haut : tout semble ici légèreté et cliquetis
d’os.

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C – Refrain final

La dernière strophe reprend, comme un refrain, le quatrain d’octosyllabes initial : il donne


l’impression d’une prise de recul finale, comme si le spectateur s’éloignait de cette
scène, et contribue à la figer dans un présent éternel.

Le bal des pendus, Rimbaud, conclusion


Le jeune poète qu’est Rimbaud en 1870 s’essaie ici à la tradition de la danse macabre.

Dans une veine gothique, il parvient à jouer de la tradition médiévale, à répondre à


François Villon (auteur de la célèbre « Ballade des pendus » ), tout en y mêlant des
références romantiques et des emprunts à ses maîtres du XIXe siècle – Théophile
Gautier et Victor Hugo notamment –.

On reconnaît en revanche sa touche personnelle et moderne dans l’intense ironie qui


traverse le poème et la perte de repères moraux dans le discours du sujet : pas
d’empathie, pas de tristesse ici, pas de pathos ; tout n’est que grincement, dissonance,
crissement et ricanement.

La place du poète est elle-même ambiguë : tantôt dans la position de spectateur, il narre
et décrit avec une joie et un enthousiasme grinçants la scène à laquelle il assiste. Puis,
comme entraîné par l’allégresse étrange de cette fête macabre, il y prend part et semble
se mêler aux danseurs. Enfin, apostrophant vigoureusement les morts, il se confond avec
le diable lui-même, agitant ses pantins.

Tout s’évanouit finalement dans le refrain qui clôt le poème, comme si tout cela n’avait été
qu’imagination, rêverie suscitée par ces octosyllabes qu’on croirait tirés d’une chanson
populaire.

On retrouve la même ironie teintée de cruauté dans le poème Le châtiment de tartufe où


Rimbaud met en scène la déchéance du personnage hypocrite de Molière.

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