LE MYTHIQUE heROS
LE MYTHIQUE heROS
LE MYTHIQUE heROS
LE MYTHIQUE HÉROS
DE CHEIKH HAMIDOU KANE EN PERPÉTUEL VOYAGE
Mbaye DIOP
Université Gaston Berger, Sénégal
[email protected]
Introduction
Est-il besoin de consacrer encore une étude sur Cheikh Hamidou Kane,
alors que ce romancier occupe une place prépondérante dans l'histoire littéraire.
Aussi, considéré comme l’un des pionniers de l'émergence de la littérature
africaine, cet auteur se trouve toujours au cœur des préoccupations de la
critique. L'audience internationale, qui a sanctionné son œuvre d'une grande
envergure, le transforme en un concepteur éminemment prépondérant au sein
de la littérature universelle. L’aventure ambigüe et Les Gardiens du Temple du
même auteur Cheikh Hamidou Kane constituent une œuvre très complexe, un
labyrinthe où le chercheur a besoin d’un fil d’Ariane pour explorer de
nouveaux sentiers encore inexploités. Une des manifestations de son œuvre qui
souffre tant d’études que d’élucidations, c’est bien celle du voyage initiatique
qui est consubstantiel aux premiers balbutiements de l’existence terrestre. Du
reste, depuis l’aube de l’humanité, le voyage a toujours été une des marques de
la création littéraire, comme il est, aujourd’hui encore, un des phénomènes
sociaux les plus vivants. Toute œuvre littéraire ou artistique a une vision
d’éternité. Certains romans participent à la critique et à la réflexion autour du
voyage. Indubitablement, André Gide a raison d’affirmer qu’ « on ne fait pas de
la bonne littérature avec des bons sentiments » (Jean-Paul Dollé, 1984. p.15).
Domaine des affirmations, des questionnements et des problématisations, la
littérature s’est, de tout temps, intéressée au voyage. Si la philosophie s’emploie
à comprendre la vie, l’art exprime la manifestation de l’exaltation de cette
dernière.
C’est dans cet ordre d’idées que le sujet du voyage revêt une importance
dans la littérature africaine. La figure du voyageur africain en Occident devient
la métaphore obsédante du spleen ou du mal de vivre de la jeunesse africaine,
déchirée entre l’Afrique et l’Occident, puis coupée à jamais du royaume
d’enfance. A l’origine du désir de départ, il y a, bien souvent, l’obsessionnelle
résolution d’achever des études commencées en Afrique. Pour être maître du
savoir blanc, il faut avoir vécu au pays des Blancs. Les exemples sont d’autant
plus nombreux que les modèles sont légion. Chemin faisant, le voyage permet
d’acquérir une sagesse dont nous ne saurions occulter l’importance.
Paraphrasant le prophète Mouhammed, Cheikh Hamidou Kane écrit : « Vous
irez chercher la science, s’il le faut, jusqu’en Chine» (Cheikh Hamidou Kane,
1961. p. 134). Au demeurant, l’Africain doit aller la chercher pour en faire
bénéficier à son pays ou, à une échelle plus restreinte, son village natal. Au
terme de son voyage initiatique, il redescend dans son Ithaque pour aider ses
compatriotes. Visionnaire, la Grande Royale dans L’aventure ambiguë enjoint le
peuple diallobé à laisser leurs enfants aller apprendre à « lier le bois au bois »
(Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 19), « apprendre chez eux [les colonisateurs]
l’art de vaincre sans avoir raison » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 47). Le
héros Samba Diallo sera le parangon de l’éternel voyageur de son bas âge
jusqu’à sa mort. Très tôt, il commence les voyages de formation. Il passe par
l’école coranique, puis l’école française. Enfin, il part en France poursuivre ses
études philosophiques. Mais, il est écartelé entre deux cultures antagonistes
durant sa formation intellectuelle. Il retourne au bercail sur ordre de son père.
Déconnecté des siens, il rendra l’âme pour se réconcilier, en fin de compte, avec
Dieu. Sa mort symbolique n’est pas son dernier voyage sans retour car il
reviendra pour loger dans l’âme de Salif Ba dans Les Gardiens du temple du
même auteur pour réparer enfin ses erreurs. Fort de toutes ces raisons
fondamentales, il nous a paru digne d'intérêt d'opter pour cet article. Les deux
romans sont, au sens barthien du terme, « une écriture d’Esprit » (Roland
Barthes 1972, p.24), c’est-à-dire des œuvres engagées. Nous fondant sur une
approche comparatiste, il est évident que les deux œuvres ont une suite logique.
A l’aide d’une analyse sociocritique, nous tenterons aussi, espérons-nous, de
mieux comprendre le voyageur Samba Diallo. Notre démarche empruntera ses
fondements à la sociocritique duchetienne en tant qu’elle « […] articule le texte
sur le réel historique […] » (Adama Samaké 2013, p.29) et visera la saisie du
substrat idéologique de l’œuvre dans une perspective intemporelle. Bien loin de
fonctionner comme un concept isolé, celui du voyage interfère avec d’autres
thèmes tels que la vision et l’engagement de Cheikh Hamidou Kane face aux
problèmes continuels de son temps. Notre plan sera tripartite : d’abord, nous
étudierons les raisons du voyage, ensuite le séjour parisien et enfin le retour au
bercail correspondant au dernier voyage vers l’au-delà pour un autre retour.
Ces différentes péripéties pour la quête du savoir coranique puis française
jusqu’à son retour pour mourir et se réincarner en un autre personnage dans le
second roman du même auteur justifient l’éternel voyageur qu’est ce
personnage.
Si je leur dis d’aller à l’école, ils iront en masse. […] Apprenant, ils
oublieront aussi. Ce qu’ils apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront ? Je
voulais vous demander : peut-on apprendre ceci sans oublier cela, et ce
qu’on apprend vaut-il ce qu’on oublie ?
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.44)
Il faut apprendre chez eux l’art de vaincre sans avoir raison. Au surplus le
combat n’a pas cessé encore. L’école étrangère est la forme nouvelle de la
guerre que nous font ceux qui sont venus, et il faut y envoyer notre élite, en
attendant d’y pousser tout le pays. Il est bon qu’une fois encore l’élite
précède. S’il y a un risque, elle est la mieux préparée pour le conjurer, parce
que la plus fermement attachée à ce qu’elle est. S’il est un bien à tirer, il faut
que ce soit elle qui l’acquière la première.
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.44)
familiales : « J’ai peur, j’ai bien peur, petit, que tu ne me fréquentes jamais assez.
Tu vas à l’école et, un jour, tu quitteras cette école pour une plus grande. Tu me
quitteras, petit… » (Camara Laye, 1953. p.20). Conscient de l’avenir de son fils,
il acceptera aussi son départ. Il stipule à ce propos : « Oui, je veux que tu ailles
en France, je le veux aujourd’hui autant que toi-même : on aura besoin ici sous
peu d’hommes comme toi… » (Camara Laye, 1953. pp.213-214). De la même
manière, le chevalier, père de Samba Diallo, trouve, dans le choix d’envoyer son
fils à l’école, des raisons plus profondes, car les circonstances ne permettent
plus d’hésiter et d’attendre. Il est vrai que les hommes ne peuvent plus se
passer les uns des autres et qu’ils sont appelés à collaborer pour bâtir l’avenir.
Mais, en cette œuvre commune, les Diallobé ont une vocation sacrée à réaliser :
sauver le mystère dans la société de demain. Samba Diallo voyagera pour
devenir « un artisan responsable des destinées de la cité » (Cheikh Hamidou
Kane, 1961. p. 93). En revanche, est-il vraisemblablement adroit d’envoyer en
France les Africains pour qu’ils apprennent à leurs maîtres « l’art de vaincre
sans avoir raison » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p.47) ? Ne s’agit-il pas d’avoir
raison qui est la clé pragmatique de l’horizon de tout progrès au sein de la
modernité occidentale ? Comment, dès lors, l’accepter ? Mais, refuser, c’est
condamner inévitablement les pays diallobé à la misère d’abord, puis à la
disparition, y compris Dieu. La conclusion du maître spirituel de la région,
Thierno, laisse le problème entier : « Il faut construire des demeures solides
pour les hommes et il faut sauver Dieu à l’intérieur de ces demeures. Cela, je le
sais. Mais, ne me demandez pas ce qu’il faut faire demain matin, car je ne le sais
pas ! » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. pp.21-22). Aujourd’hui encore, dans le
contexte du XXIème siècle, nonobstant la conception erronée de l’ascendant du
Blanc sur le Noir, cette croyance persiste toujours dans l’esprit de la génération
actuelle et surtout chez les parents, dignes thuriféraires des anciennes
métropoles. Ils ont vu certains de leurs compatriotes aller dans ce temple du
savoir et revenir gouverner l’Afrique indépendante. « L'occident apporte une
science et une technique qui permettent de maîtriser l’univers d’une façon à la
fois prestigieuse et absolue. » (Cf. Hubert de Leusse. 1971, p.282).
C’est la raison pour laquelle Samba Diallo se prépare pour se rendre en
France, après l’obtention de son baccalauréat. Dans L’Aventure ambiguë, il n’y a
aucune démarche mystique prise par Samba Diallo pour conjurer le mauvais
sort de son voyage. Est-ce l’une des raisons pour lesquelles il sera en proie au
spleen à Paris ? En tout état de cause, l’on peut condamner le manque de
préparation du héros avant même son départ. Comme tout ce qui se fait en
Afrique traditionnelle, en général, le voyage « se prépare » et s’accompagne de
nombreuses précautions et pratiques. Ahmadou Kourouma écrit à ce propos :
2. Le séjour
Dans L’Aventure ambiguë, dès l’entame de la deuxième partie, le héros est
projeté déjà en France. Cette période de sa vie s’apparente à un itinéraire
spirituel, ponctué de rencontres avec des personnages secondaires qui
l’aideront à faire le point et qui jalonneront sa transformation. Ce sera comme
Le voyage de Théo (Catherine Clément 1997). Odyssée spirituelle, le périple de ce
dernier le conduit à la rencontre des sages qui ouvriront son esprit et apaiseront
son cœur. C’est dans cet esprit que la pérégrination a une fonction cathartique
parce qu’elle console l’individu dans toute sa plénitude. Samba Diallo a rendu
une visite aux Martial, une famille française instruite et d’esprit large. Par
ailleurs, au cours de ses discussions avec Lucienne, l’étudiante communiste, il
n’hésite pas à définir la primauté accordée à la quête. A la question : « Crois-tu
vraiment qu’il était plus urgent de vous envoyer des pasteurs que des
médecins ? » (Cheikh Hamidou Kane, il répond :
Il appert que, de cette assertion, l’adoration de Dieu pour le héros prime sur
toute autre considération humaine ou matérielle. Dès lors que l’homme doit se
consacrer entièrement à cette aspiration vers Dieu, le jeune diallobé préfère la
foi en Lui à la santé du corps. Par ailleurs, lors de son passage à l’école
Cette opposition montre que, pour le héros, l’existence ici-bas n’a de valeur que
dans la mesure où elle permet à l’homme d’atteindre l’Absolu métaphysique.
La notion du mal, chez lui, correspond à tout ce qui empêche l’homme d’aspirer
à cet accomplissement divin. Cheikh Hamidou Kane souligne, par-là, la nature
transcendantale de la quête mystique qui dépasse les limites du rationnel et de
l’engagement politique ou social.
Ainsi, Samba Diallo a séjourné pendant trois ans en France. Il obtient
juste une licence de philosophie. Il répond à une question de Pierre-Louis sur
les études qu'il fait : « J'achève une licence de Philosophie » (Cheikh Hamidou
Kane, 1961. p. 144). Mais, le voilà désemparé, doublement influencé à un certain
moment de son exil parisien. Ne sachant comment résoudre l’ambiguïté de sa
situation, il en est profondément troublé. Son dépaysement n’est pas le fait du
cadre extérieur, comme l’imaginent Hubert et Marc, mais plutôt celui de
l’ambiance spirituelle, ce qui n’a pas échappé au vieux Pierre-Louis. Toute autre
qu’ici était son existence au pays des Diallobés. Alors, il avait conscience de
vivre en plénitude. D’antan, la pensée de la mort lui était familière et donnait à
chacun de ses instants un regain d’actualité. Samba Diallo est seul à pouvoir
comprendre quelle dimension d’éternité sa méditation près de la tombe de
Rella apportait à sa jeunesse. Il savait que le moment présent, si fugace, se
poursuivrait « ailleurs » lorsque se présenterait soudain l’Ange Azraël, le
mystérieux introducteur de l’Au-delà. C’est dire que l’Occident l’a exilé du
« réel » et l’a relégué dans « l’apparence ». Samba Diallo affirme avec une
désolation on ne peut plus grande :
Il est grand temps que tu reviennes pour réapprendre que Dieu n’est
commensurable à rien, et surtout pas à l’Histoire, dont les péripéties ne
peuvent rien à Ses attributs. Je sais que l’Occident où j’ai eu le tort de te
pousser, a là-dessus une foi différente, dont je reconnais l’utilité, mais que
nous ne partageons pas.
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.175)
C’est pourquoi le héros de Cheikh Hamidou Kane rentrera quand bien même il
n’a pas « mené ses études au terme voulu » (Cheikh Hamidou Kane, 1961.
p.175). C’est une transformation qui n’est pas achevée. Par contre, le héros
Kocoumbo, dans le roman éponyme Kocoumbo, l’étudiant noir d’Aké Loba,
rentrera en Afrique pour mieux faire bénéficier les acquis de son séjour
occidental aux siens. De ce point de vue, le narrateur affirme :
L’Afrique garde ses chances si elle est capable d’effectuer une synthèse
équilibrée des deux mondes. Du moins, c’est ce qu’a réussi Salif Bâ, héros du
second roman intitulé Les Gardiens du Temple de Cheikh Hamidou Kane :
3. Le retour
Dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, le retour de Samba
Diallo est symptomatique d’une crise qui prélude son malheur. Samba Diallo
est l’hôte de son cousin, le chef des Diallobé après son retour précipité. Les
« délégations de tout le pays » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 181) lui ont
rendu visite. Comme les autres citoyens, le fou est venu le saluer. Il a cru
reconnaître en lui son seul ami, le vénérable Thierno, pourtant mort entre ses
bras deux mois auparavant. Nul ne le fera revenir sur cette erreur. Sûrement
que, pour lui, le maître ne peut pas mourir, son esprit devant toujours veiller
sur les Diallobé. C’est pour cela que le fou nie la mort du maître et considère,
par conséquent, Samba Diallo comme la « réincarnation » de Thierno alors qu’il
le voit pour la première fois. Ainsi, s’explique le salut initial qu’il adresse au
revenant de France avec cet emploi si particulier du verbe « revenir » qui peut
avoir une signification binaire : revenir de l’Occident, mais également revenir
après la mort. Aussi Cheikh Hamidou Kane note-il ce dialogue :
Samba Diallo n’a pas perdu la foi sur le plan religieux quand il est revenu
d’Europe … Mais il ne pouvait plus admettre qu’il y ait une espèce de
censure sociale pour lui imposer de faire sa prière … Samba Diallo a appris
en Occident à valoriser ce qu’on appelle la liberté de conscience.
Cheikh Hamidou Kane (1974)
Pour Samba Diallo, il est tout à fait normal de ne pas prier. Il n’y a aucune
intercession possible entre lui et son Créateur. Du fait de sa formation
occidentale, il refuse une certaine forme de censure sociale,
inconditionnellement défendue par le fou. C’est dans cet esprit qu’un soir ce
dernier entraîne le personnage principal au cimetière, sur l’humble tertre de
Thierno. Il espère qu’en ce lieu sacré le jeune homme finira par céder et
s’agenouiller. Dans ce sanctuaire, commence un long monologue intérieur du
héros complètement désorienté. Son retour vers Dieu commence et sa
méditation est rythmée par la répétition anaphorique du verbe « croire ». Il
affirme, dans son for intérieur, tout en se recueillant :
Je ne crois pas […] qu’Azraël […] eût fendu la terre en dessous […] je ne
crois pas qu’en bas […] je ne crois pas […] je ne crois plus grand-chose de
ce que tu m’avais appris. Je ne sais pas ce que je crois. Mais l’étendue est
tellement immense de ce que je ne sais pas, et qu’il faut bien que je croie.
La peine de mort avait été prononcée contre le fou au motif que doit être
tué quiconque tue sans raison légitime ; que Samba Diallo n’avait donné à
qui que ce soit, individu ou collectivités, aucune raison légitime d’attenter à
ses jours : que, bien au contraire, ce qu’on savait de sa soumission à Dieu,
de sa foi et de sa pratique religieuse jusqu’au moment de sa mort, ce qu’on
voyait de sa fidélité aux traditions des Diallobé, et le témoignage pesé et
raisonné qu’il avait donné de ce que le monde des Blancs et leur école
proposaient aux Diallobé quelques voies nouvelles qu’il était du devoir de
ces derniers de suivre pour leur bien propre, bref, que tout ce que l’enquête
avait révélé confirmait au pays des Diallobé que, durant toute son histoire,
la mort de cet homme avait été la perte la plus grave qu’il eût jamais subie.
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.142)
Cette mort symbolise ceux qui, comme Samba, parce que les perspectives
semblaient fermées, se sont repliés et ont cru que le retour aux sources, la
tradition et les coutumes sont la meilleure réponse que l’Afrique ait à
opposer au défi constitué par la colonisation.
Nouréini Tijani-Serpos (1977, p.204)
Ce critique reproche à Samba Diallo son goût de la solitude, son refus de tout
engagement politique en France où il aurait trouvé la seule chance de résoudre
ses problèmes. Plus généralement, Tijani-Serpos remet en cause l’orientation de
l’œuvre. Il regrette, non sans quelque amertume, qu’elle ne mène pas un
véritable combat anti-impérialiste parce qu’elle fausse à la base les données du
débat, en négligeant le social au profit du culturel. Il ajoute à cet effet :
L’Aventure ambiguë n’est que la longue histoire d’un malaise général dont
les causes économiques et politiques sont voilées sur le plan des idées par
un interminable discours sur le spiritualisme africain et le matérialisme
occidental.
Nouréini Tijani-Serpos (1977, p.202)
La mort de Samba Diallo est-elle donc pour l’auteur, lui-même, le seul moyen
de sortir d’une impasse dans laquelle il se serait engagé dès le départ : ayant
négligé les « vrais » problèmes, il ne pouvait trouver de « vraies solutions » ?
Dès lors, c’est aux Gardiens du Temple d’apporter la réponse aux hommes, ainsi
délestés, de les honorer en leur Temple. Pourtant, un dernier avertissement les
invite au pragmatisme dans l’action : il s’agit de renvoyer l’ancêtre sacrificiel au
monde symbolique et de choisir la « mort utile » :
A Maryse Condé qui lui affirmait avoir ressenti le meurtre de Samba Diallo
presque comme une défaite, Cheikh Hamidou Kane répond :
Si j’ai fait mettre Samba Diallo à mort, c’était un peu pour souligner l’aspect
dramatique et tragique de cette aventure intellectuelle et spirituelle qui est
la nôtre, à tous Africains, partant de notre société et allant vers la modernité
et vers les civilisations et des systèmes de valeurs différentes des nôtres.1
Cheikh Hamidou Kane (1974)
Cheikh Hamidou Kane fait mourir Samba Diallo comme pour faire passer à son
terme ultime l’aventure de son héros et pas celle de toute culture étouffée par
l’autre. On a souvent voulu interpréter la mort de Samba comme un suicide.
Cette conclusion limite pourtant considérablement le message que l’œuvre
1Cheikh Hamidou Kane répond à Maryse Condé, disque édité par C.L.E.F – O.R.T.F, 1974.
toute entière se propose de transmettre. S’il ne s’agit vraiment que d’un simple
suicide, on pourrait accuser Cheikh Hamidou Kane d’avoir choisi une solution
de facilité esquivant les vrais problèmes. D’ailleurs, le suicide serait-il vraiment
le seul moyen de sortir de l’impasse et de l’ambiguïté dans lesquelles Samba
Diallo s’est engagé dès le départ ? Au contraire, la mort du héros revêt de
multiples sens. Elle signifie un échec mais, en même temps, elle est victoire. Au
niveau politique, elle est défaite. Samba Diallo est un martyre de la politique
d’assimilation qui a failli dans son effort d’acculturation. Au niveau spirituel,
au contraire, la mort dénote la victoire, la renaissance et la réconciliation. Dans
la perspective islamique qui est celle de l’œuvre entière, cette mort est
l’aboutissement réussi d’une longue quête religieuse qui, commencée dès le
Foyer Ardent, conduit, malgré les vicissitudes de la vie, au sein de l’éternité
divine. Nous nous souvenons de la Grande Royale, partisane des valeurs de la
vie, qui répétait qu’il fallait mourir pour que la vie renaisse :
Nous aimons bien nos champs, mais que faisons-nous ? Nous y mettons le
fer et le feu, nous les tuons. De même souvenez-vous que faisons-nous de
nos réserves de graines quand il a plu ? Nous voudrions bien les manger,
mais nous les enfouissons en terre.
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.47)
C’est Samba Diallo qui est cette graine confiée par la tribu aux semailles d’un
monde nouveau. Sa mort est l’espérance d’un monde nouveau, auquel il va
naître : « Mais à mon avis, Grande Royale, c’est que nos meilleures graines et
nos champs les plus chers sont nos enfants » (Cheikh Hamidou Kane, 1961.
p.51). Ainsi, la mort du héros s’inscrit dans une perspective islamique et prend
la signification de l’espérance. La fin de L’Aventure ambiguë réalise une synthèse.
Elle est la revanche d’une société de détermination traditionnelle contre un
membre spirituellement égaré. C’est pourquoi elle a été provoquée par le fou,
symbole de la vengeance collective. Samba Diallo est victime du zèle
destructeur de ses propres frères. Il est tué, non par l’Occident, mais par
l’Afrique elle -même, une Afrique très exigeante, sûrement au point de ne
proposer à ce fils du pays qu’une alternative : la mort ou l’obéissance à l’ordre.
Mais, la mort prend aussi la forme d’une synthèse. C’est le moyen par lequel le
héros parvient finalement à la paix et retrouve un sens cohérent à sa vie
déchirée. A ce propos, le dernier chapitre est significatif car le héros retrouve la
mer, l’eau, c’est-à-dire la source de la création. Le Coran nous apprend que
«Dieu a créé tous les êtres vivants à partir de l’eau» (Cheikh Hamidou Kane,
1961. p.181). Le fleuve va pénétrer dans la mer, symbole de l’infini. Le texte
s’achève sur un salut exalté de Samba Diallo à la mer qu’il voit comme une
victoire, car il va se diluer en elle, se fondre en elle, pour l’éternité. Le lecteur,
tel un voyageur, accompagne le héros durant sa montée au ciel d’une espèce
d’hallucination fantastique. N’est-ce pas le sens profond de ce voyage ? Que
tous les voyages ne sont que voyages dans les mots, dans les récits, dans les
livres. Ainsi, ce n’est pas tant le voyage qui s’écrit que l’écriture qui voyage. Ce
n’est pas tant le voyage qui donne à lire que la lecture qui donne à voyager.
Conclusion
Au total, en dépit de la mort du héros, L’Aventure ambiguë n’est pas un
récit pessimiste qui ferme la porte à tout espoir de solution. Il est plutôt un
avertissement lancé par un homme d’expérience aux jeunes voyageurs de tous
les temps, afin qu’ils soient conscients des risques qui les guettent, et qu’ils
cherchent une nouvelle voie conciliant harmonieusement les cultures dont ils
sont imprégnés. En vérité, la mort de Samba Diallo est un voyage sans retour
après son séjour terrestre où il demeurait un éternel voyageur. Tel le Sphinx, il
renaîtra de ses cendres par le principe de la métempsychose 2 . Il est, ainsi,
un éternel voyageur à la quête mystique qui, commencée au Foyer-Ardent,
conduit, malgré les vicissitudes de la vie, vers l’éternité divine. D’ailleurs, dans
la cosmogonie négro-africaine, la mort est perçue comme une autre forme de
voyage sans retour. L’ultime voyage, vers la mort, s’il ne se programme, se
prépare continuellement ? Tout voyage intérieur est de l’ordre de l’itinérance
personnelle, en synchronie avec, radicalement, l’Errance du Monde.
L’Ascension, quant à elle, est un voyage de la Terre vers le Ciel3, de Jérusalem
vers les cieux les plus élevés, vers un point auquel nul homme n’avait
auparavant jamais accédé, vers le Jujubier de la Limite, vers un endroit que Seul
Dieu connaît et maîtrise. Dieu offrit cette pérégrination au Messager, le Voyage
nocturne et l’Ascension, en tant que soulagement et réconfort pour tout ce qu’il
avait souffert sur terre, et en tant que compensation pour tout ce qu’il avait
enduré. Le voyage du Pèlerin 4 de John Bunyan exemplifie notre thème de cet
article. C'est le voyage du chrétien vers l'éternité bienheureuse, où nous voyons
représentés sous diverses images les différents états, les progrès et l'heureuse
fin d'une âme chrétienne qui cherche Dieu en Jésus-Christ. Cet éternel voyageur
2 Birago Diop écrit dans Souffles in Leurres et lueurs, Paris : Présence Africaine, 1960, p.28 : « Ceux qui sont
morts ne sont jamais partis/ Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire/ Et dans l’ombre qui s’épaissit/ Les morts
ne sont pas sous terre…/les morts ne sont pas morts ».
3 «Gloire et pureté à Celui qui a fait voyager de nuit Son serviteur, de la Mosquée sacrée à la Mosquée
lointaine dont nous avons béni les alentours, afin de lui faire voir une partie de nos signes. C’est Lui
l’Audiant, le Voyant » (Coran XVII, 1). Le Voyage nocturne puis l’Ascension du Prophète illustre le
cheminement de l’âme soumise qui déploie ses possibilités puis s’élève de degré en degré à travers les
différents « cieux » -les états supérieurs de l’être- jusqu’à son état de perfection, lot des « rapprochés »
(Coran, LVI, 14). Ce mouvement de retour vers Dieu n’est possible qu’en suivant la voie éclairée par la
lumière prophétique, ce secret intime qui est la réalité Muhammadienne. « Lumière sur lumière... » (Coran
XXIV, 35).
4 Le Voyage du Pèlerin est après la Bible le livre le plus répandu dans le monde. Le Voyage du Pèlerin est
une allégorie. Son titre complet s'étend comme suit : « Le Voyage du Pèlerin de ce monde à celui qui est à
venir, rapporté sous la forme d'un rêve, comprenant le récit de son départ, du voyage dangereux qu'il fit,
et de son heureuse arrivée dans le Pays Désiré ».
http://www.enseignemoi.com/john-bunyan/texte/le-voyage-du-pelerin-livre-com consulté le 25/06/2020
à 15h GMT.
qu’est Samba Diallo se retrouve finalement avec son Seigneur. Mais toujours,
éternel voyageur qu’il fut, Samba Diallo renaîtra-t-il en Salif Bâ ? Il nous
reviendra non pas comme il nous avait quittés en « prince de l’esprit », mais
réincarné en ingénieur agronome.
Références bibliographiques
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OYONO Ferdinand. 1961. Chemins d’Europe. Paris : Julliard.
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le passage tragique de l’ancien au nouveau dans L’Aventure ambiguë ».
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