LE MYTHIQUE heROS

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Mbaye DIOP

LE MYTHIQUE HÉROS
DE CHEIKH HAMIDOU KANE EN PERPÉTUEL VOYAGE

Mbaye DIOP
Université Gaston Berger, Sénégal
[email protected]

Résumé : Le héros de L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane


exemplifie l’homme errant. Du berceau jusqu’au tombeau, celui-ci est un
éternel voyageur sur terre. Très tôt arraché à l’affection familiale, le jeune
Samba Diallo effectue ses humanités à l’école coranique pour se mettre à la
voie de Dieu. Mais devant l’impérieuse nécessité d’aller à l’école française,
Samba Diallo a été obligé, encore une deuxième fois, de quitter son maître
coranique et spirituel Thierno. Intelligent et travailleur, il a bien étudié
jusqu’à l’obtention de son baccalauréat. De ce fait, il part en France pour y
parachever ses études. Alors, il est écartelé entre deux cultures, deux
mondes contradictoires : l’Afrique et l’Occident. Philosophe, il sent la perte
de sa Foi en Dieu par son raisonnement. Pris dans le tourbillon de
l’angoisse existentielle, et en mal de rétablir sa foi d’antan, il n’a pas mené
ses études philosphiques au terme voulu. Son père l’a rappelé de rentrer
pour réapprendre Dieu. Rien n’est complet chez lui à son retour. Il ne
s’entend plus avec son entourage. Le fou l’a tué pour rétablir l’ordre. C’est
un autre voyage vers l’au-delà pour se réconcilier avec Dieu. Voyageur
qu’il demeure, Samba Diallo reviendra en Salif Ba pour rectifier ses erreurs
dans son second roman.

Mots-clés : quête, voyage, mort, séjour, l’acculturation, formation.

Abstract: The hero of The Ambiguous Adventure of Cheikh Hamidou Kane


exemplifies the wandering man, the eternal traveler on earth from the
cradle to the grave. Torn from family affection, the young Samba Diallo
entered the Koranic school to put himself in the path of God. But faced with
the urgent need to go to French school, Samba Diallo was forced, again a
second time, to leave his Koranic teacher Thierno. Intelligent and hard-
working, he studied well until obtaining his baccalaureate. Consequently,
he left for France to complete his studies. But he is torn between two
cultures, two contradictory worlds: Africa and the West. Philosopher, he
feels the loss of his Faith in God by his reasoning. Caught in the whirlwind
of existential anguish, and struggling to restore his faith of yesteryear, he
did not carry out his philosophical studies to the desired end. His father
reminded him to come back to relearn God. Nothing is complete with him
when he returns. He no longer gets along with those around him. The
madman killed him to restore order. It’s another journey beyond to
reconcile with God. A traveler he remains, Samba Diallo will return to Salif
Ba to correct his mistakes in his second novel.

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Samba Diallo de L’aventure ambiguë : Éternel voyageur

Key words: quest, journey, death, stay, acculturation, training.

Introduction
Est-il besoin de consacrer encore une étude sur Cheikh Hamidou Kane,
alors que ce romancier occupe une place prépondérante dans l'histoire littéraire.
Aussi, considéré comme l’un des pionniers de l'émergence de la littérature
africaine, cet auteur se trouve toujours au cœur des préoccupations de la
critique. L'audience internationale, qui a sanctionné son œuvre d'une grande
envergure, le transforme en un concepteur éminemment prépondérant au sein
de la littérature universelle. L’aventure ambigüe et Les Gardiens du Temple du
même auteur Cheikh Hamidou Kane constituent une œuvre très complexe, un
labyrinthe où le chercheur a besoin d’un fil d’Ariane pour explorer de
nouveaux sentiers encore inexploités. Une des manifestations de son œuvre qui
souffre tant d’études que d’élucidations, c’est bien celle du voyage initiatique
qui est consubstantiel aux premiers balbutiements de l’existence terrestre. Du
reste, depuis l’aube de l’humanité, le voyage a toujours été une des marques de
la création littéraire, comme il est, aujourd’hui encore, un des phénomènes
sociaux les plus vivants. Toute œuvre littéraire ou artistique a une vision
d’éternité. Certains romans participent à la critique et à la réflexion autour du
voyage. Indubitablement, André Gide a raison d’affirmer qu’ « on ne fait pas de
la bonne littérature avec des bons sentiments » (Jean-Paul Dollé, 1984. p.15).
Domaine des affirmations, des questionnements et des problématisations, la
littérature s’est, de tout temps, intéressée au voyage. Si la philosophie s’emploie
à comprendre la vie, l’art exprime la manifestation de l’exaltation de cette
dernière.
C’est dans cet ordre d’idées que le sujet du voyage revêt une importance
dans la littérature africaine. La figure du voyageur africain en Occident devient
la métaphore obsédante du spleen ou du mal de vivre de la jeunesse africaine,
déchirée entre l’Afrique et l’Occident, puis coupée à jamais du royaume
d’enfance. A l’origine du désir de départ, il y a, bien souvent, l’obsessionnelle
résolution d’achever des études commencées en Afrique. Pour être maître du
savoir blanc, il faut avoir vécu au pays des Blancs. Les exemples sont d’autant
plus nombreux que les modèles sont légion. Chemin faisant, le voyage permet
d’acquérir une sagesse dont nous ne saurions occulter l’importance.
Paraphrasant le prophète Mouhammed, Cheikh Hamidou Kane écrit : « Vous
irez chercher la science, s’il le faut, jusqu’en Chine» (Cheikh Hamidou Kane,
1961. p. 134). Au demeurant, l’Africain doit aller la chercher pour en faire
bénéficier à son pays ou, à une échelle plus restreinte, son village natal. Au
terme de son voyage initiatique, il redescend dans son Ithaque pour aider ses
compatriotes. Visionnaire, la Grande Royale dans L’aventure ambiguë enjoint le
peuple diallobé à laisser leurs enfants aller apprendre à « lier le bois au bois »
(Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 19), « apprendre chez eux [les colonisateurs]

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l’art de vaincre sans avoir raison » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 47). Le
héros Samba Diallo sera le parangon de l’éternel voyageur de son bas âge
jusqu’à sa mort. Très tôt, il commence les voyages de formation. Il passe par
l’école coranique, puis l’école française. Enfin, il part en France poursuivre ses
études philosophiques. Mais, il est écartelé entre deux cultures antagonistes
durant sa formation intellectuelle. Il retourne au bercail sur ordre de son père.
Déconnecté des siens, il rendra l’âme pour se réconcilier, en fin de compte, avec
Dieu. Sa mort symbolique n’est pas son dernier voyage sans retour car il
reviendra pour loger dans l’âme de Salif Ba dans Les Gardiens du temple du
même auteur pour réparer enfin ses erreurs. Fort de toutes ces raisons
fondamentales, il nous a paru digne d'intérêt d'opter pour cet article. Les deux
romans sont, au sens barthien du terme, « une écriture d’Esprit » (Roland
Barthes 1972, p.24), c’est-à-dire des œuvres engagées. Nous fondant sur une
approche comparatiste, il est évident que les deux œuvres ont une suite logique.
A l’aide d’une analyse sociocritique, nous tenterons aussi, espérons-nous, de
mieux comprendre le voyageur Samba Diallo. Notre démarche empruntera ses
fondements à la sociocritique duchetienne en tant qu’elle « […] articule le texte
sur le réel historique […] » (Adama Samaké 2013, p.29) et visera la saisie du
substrat idéologique de l’œuvre dans une perspective intemporelle. Bien loin de
fonctionner comme un concept isolé, celui du voyage interfère avec d’autres
thèmes tels que la vision et l’engagement de Cheikh Hamidou Kane face aux
problèmes continuels de son temps. Notre plan sera tripartite : d’abord, nous
étudierons les raisons du voyage, ensuite le séjour parisien et enfin le retour au
bercail correspondant au dernier voyage vers l’au-delà pour un autre retour.
Ces différentes péripéties pour la quête du savoir coranique puis française
jusqu’à son retour pour mourir et se réincarner en un autre personnage dans le
second roman du même auteur justifient l’éternel voyageur qu’est ce
personnage.

1. Les raisons du voyage


L’Afrique se met à l’école de l’Occident, au risque de perdre Dieu,
d’avoir à Le troquer contre la « bagatelle ». L’entrée dans ce système scolaire est
déjà un voyage, un éloignement, un décentrement, qui fonde la tension entre
acculturation et déculturation, l’horizon de tout voyage ultérieur. Dans
L’Aventure ambiguë, le chef des Diallobé pose une alternative centrale :

Si je leur dis d’aller à l’école, ils iront en masse. […] Apprenant, ils
oublieront aussi. Ce qu’ils apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront ? Je
voulais vous demander : peut-on apprendre ceci sans oublier cela, et ce
qu’on apprend vaut-il ce qu’on oublie ?
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.44)

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Samba Diallo de L’aventure ambiguë : Éternel voyageur

Ce questionnement désigne l’évaluation des gains culturels du voyage qui


commence à la porte de l’école. Or, l’on ne peut en juger qu’à posteriori.
L’aspirant n’a pas le choix de se mettre ou non en jeu. À la manière du joueur
de Pascal, il est embarqué, mais c’est la colonisation qui lui impose ses règles.
Entre la connaissance d’un autre monde et l’oubli du sien, il y a fort à parier
qu’il se perde lui-même. D’ailleurs, la Grande Royale a conscience de sa
situation paradoxale : dans ce nouvel ordre colonial, si la noblesse traditionnelle
veut conserver son pouvoir, il convient qu’elle se porte en première ligne :

Il faut apprendre chez eux l’art de vaincre sans avoir raison. Au surplus le
combat n’a pas cessé encore. L’école étrangère est la forme nouvelle de la
guerre que nous font ceux qui sont venus, et il faut y envoyer notre élite, en
attendant d’y pousser tout le pays. Il est bon qu’une fois encore l’élite
précède. S’il y a un risque, elle est la mieux préparée pour le conjurer, parce
que la plus fermement attachée à ce qu’elle est. S’il est un bien à tirer, il faut
que ce soit elle qui l’acquière la première.
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.44)

Le pays diallobé (l’Afrique) « se meurt de l’assaut des étrangers ». Là où il y a


un face à face entre colonisateur et colonisé, il y a brutalité, élimination des
valeurs coutumières, accaparement des terres pour la construction d’écoles.
Cette pensée d’Aimé Césaire corrobore cette idée :

J’entends la tempête. On me parle de progrès de « réalisations », de


maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je
parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions
minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences
artistiques, anéanties d’extraordinaires possibilités supprimées.
Aimé Césaire (1955, p.19)

La très politique tante de Samba Diallo, la Grande Royale, estime que, si


admirable qu’elle soit, l’orientation de Thierno, maître coranique, ne
correspond plus aux impératifs d’une réalité en profonde mutation que les
nouvelles générations devront tôt ou tard affronter. Avec une parfaite lucidité,
elle a compris l’avantage que les Diallobés peuvent tirer de l’Occident : la
technique, la science, « apprendre à lier le bois au bois », car les Blancs ont une
supériorité devant laquelle elle s’incline et dont elle veut percer le mystère. Elle
affirme : « Notre grand-père, ainsi que son élite, ont été défaits. Pourquoi ?
Comment ? Les nouveaux venus seuls le savent. Il faut le leur demander ; il faut
aller apprendre chez eux l’art de vaincre sans avoir raison » (Cheikh Hamidou
Kane, 1961. p.47). Comme la Grande Royale, le père de Camara Laye dans
L’Enfant noir (1953) abonde dans le même sens. En tant que visionnaire, il savait
que l’enfant noir lui échapperait, qu’il ne pouvait pas l’élever dans les traditions

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familiales : « J’ai peur, j’ai bien peur, petit, que tu ne me fréquentes jamais assez.
Tu vas à l’école et, un jour, tu quitteras cette école pour une plus grande. Tu me
quitteras, petit… » (Camara Laye, 1953. p.20). Conscient de l’avenir de son fils,
il acceptera aussi son départ. Il stipule à ce propos : « Oui, je veux que tu ailles
en France, je le veux aujourd’hui autant que toi-même : on aura besoin ici sous
peu d’hommes comme toi… » (Camara Laye, 1953. pp.213-214). De la même
manière, le chevalier, père de Samba Diallo, trouve, dans le choix d’envoyer son
fils à l’école, des raisons plus profondes, car les circonstances ne permettent
plus d’hésiter et d’attendre. Il est vrai que les hommes ne peuvent plus se
passer les uns des autres et qu’ils sont appelés à collaborer pour bâtir l’avenir.
Mais, en cette œuvre commune, les Diallobé ont une vocation sacrée à réaliser :
sauver le mystère dans la société de demain. Samba Diallo voyagera pour
devenir « un artisan responsable des destinées de la cité » (Cheikh Hamidou
Kane, 1961. p. 93). En revanche, est-il vraisemblablement adroit d’envoyer en
France les Africains pour qu’ils apprennent à leurs maîtres « l’art de vaincre
sans avoir raison » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p.47) ? Ne s’agit-il pas d’avoir
raison qui est la clé pragmatique de l’horizon de tout progrès au sein de la
modernité occidentale ? Comment, dès lors, l’accepter ? Mais, refuser, c’est
condamner inévitablement les pays diallobé à la misère d’abord, puis à la
disparition, y compris Dieu. La conclusion du maître spirituel de la région,
Thierno, laisse le problème entier : « Il faut construire des demeures solides
pour les hommes et il faut sauver Dieu à l’intérieur de ces demeures. Cela, je le
sais. Mais, ne me demandez pas ce qu’il faut faire demain matin, car je ne le sais
pas ! » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. pp.21-22). Aujourd’hui encore, dans le
contexte du XXIème siècle, nonobstant la conception erronée de l’ascendant du
Blanc sur le Noir, cette croyance persiste toujours dans l’esprit de la génération
actuelle et surtout chez les parents, dignes thuriféraires des anciennes
métropoles. Ils ont vu certains de leurs compatriotes aller dans ce temple du
savoir et revenir gouverner l’Afrique indépendante. « L'occident apporte une
science et une technique qui permettent de maîtriser l’univers d’une façon à la
fois prestigieuse et absolue. » (Cf. Hubert de Leusse. 1971, p.282).
C’est la raison pour laquelle Samba Diallo se prépare pour se rendre en
France, après l’obtention de son baccalauréat. Dans L’Aventure ambiguë, il n’y a
aucune démarche mystique prise par Samba Diallo pour conjurer le mauvais
sort de son voyage. Est-ce l’une des raisons pour lesquelles il sera en proie au
spleen à Paris ? En tout état de cause, l’on peut condamner le manque de
préparation du héros avant même son départ. Comme tout ce qui se fait en
Afrique traditionnelle, en général, le voyage « se prépare » et s’accompagne de
nombreuses précautions et pratiques. Ahmadou Kourouma écrit à ce propos :

Un voyage s’étudie : on consulte le sorcier, le marabout, on cherche le sort


du voyage qui se dégage favorable ou maléfique. Favorable, on jette le
sacrifice de deux colas blancs aux mânes et aux génies pour les remercier.

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Samba Diallo de L’aventure ambiguë : Éternel voyageur

Maléfique, on renonce, mais si renoncer est infaisable (et il se présente de


pareils voyages), on patiente, on court chez le marabout, le sorcier, des
sacrifices adoucissent le mauvais sort et même le détournent. Mais le clair,
le droit, le sans- reste, le sans-ennui, c’est arrêter un voyage marqué par le
mauvais sort. Un sacrifice, qui dira s’il sera oui ou non accepté ?
Ahmadou Kourouma (1970, p.151)

D’évidence, au moment du départ, intervient la séparation qui est une triste


étape pour tout voyageur. Déjà, c’était une dure rupture entre Samba Diallo et
son maître lorsqu’il le quittait pour entrer à l’école française dans la « petite
ville de L. » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 69). Il aime Thierno en « dépit de
ses bûches ardentes et de ses sévices » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 76). Le
chevalier le console : « Tu ne dois plus pleurer … tu es un homme maintenant »
(Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 75). Le départ de Samba Diallo signifie qu’il ne
va plus revoir le maître (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 76). C’est pourquoi il
éprouve une très grande douleur à cause de cet « attrait » qui le lie au maître. La
durée du voyage de Samba Diallo en France sera de trois ans.

2. Le séjour
Dans L’Aventure ambiguë, dès l’entame de la deuxième partie, le héros est
projeté déjà en France. Cette période de sa vie s’apparente à un itinéraire
spirituel, ponctué de rencontres avec des personnages secondaires qui
l’aideront à faire le point et qui jalonneront sa transformation. Ce sera comme
Le voyage de Théo (Catherine Clément 1997). Odyssée spirituelle, le périple de ce
dernier le conduit à la rencontre des sages qui ouvriront son esprit et apaiseront
son cœur. C’est dans cet esprit que la pérégrination a une fonction cathartique
parce qu’elle console l’individu dans toute sa plénitude. Samba Diallo a rendu
une visite aux Martial, une famille française instruite et d’esprit large. Par
ailleurs, au cours de ses discussions avec Lucienne, l’étudiante communiste, il
n’hésite pas à définir la primauté accordée à la quête. A la question : « Crois-tu
vraiment qu’il était plus urgent de vous envoyer des pasteurs que des
médecins ? » (Cheikh Hamidou Kane, il répond :

Oui, si tu me proposes ainsi, le choix entre la foi et la santé du corps […].


Pour ma part, si la direction de mon pays m’incombait, je n’admettrais vos
médecins et vos ingénieurs qu’avec beaucoup de réticence, et je ne sais pas
si, à la première rencontre, je ne les aurais pas combattus.
Cheikh Hamidou Kane (1961. pp.128-129)

Il appert que, de cette assertion, l’adoration de Dieu pour le héros prime sur
toute autre considération humaine ou matérielle. Dès lors que l’homme doit se
consacrer entièrement à cette aspiration vers Dieu, le jeune diallobé préfère la
foi en Lui à la santé du corps. Par ailleurs, lors de son passage à l’école

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coranique, il avait toujours considéré la souffrance et la douleur comme des


facteurs indispensables à sa quête mystique. Son option se porte toujours sur la
conviction lorsqu’il est amené à opérer un choix entre la liberté qui relève d’une
certaine notion de l’existence et la croyance divine. A Lucienne qui pense
que « la possession de Dieu ne devrait coûter aucune de ses chances à
l’homme », Samba Diallo réplique :
De ton propre aveu, lorsque tu auras libéré le dernier prolétaire de la
misère, que tu l’auras réinvesti de dignité, tu considéras que ton œuvre est
achevée. On dit même que tes outils, devenus inutiles, dépériront, en sorte
que rien ne sépare le corps nu de l’homme de la liberté. Moi, je ne combats
pas pour la liberté, mais pour Dieu.
Cheikh Hamidou Kane (1961. pp.153-154)

Cette opposition montre que, pour le héros, l’existence ici-bas n’a de valeur que
dans la mesure où elle permet à l’homme d’atteindre l’Absolu métaphysique.
La notion du mal, chez lui, correspond à tout ce qui empêche l’homme d’aspirer
à cet accomplissement divin. Cheikh Hamidou Kane souligne, par-là, la nature
transcendantale de la quête mystique qui dépasse les limites du rationnel et de
l’engagement politique ou social.
Ainsi, Samba Diallo a séjourné pendant trois ans en France. Il obtient
juste une licence de philosophie. Il répond à une question de Pierre-Louis sur
les études qu'il fait : « J'achève une licence de Philosophie » (Cheikh Hamidou
Kane, 1961. p. 144). Mais, le voilà désemparé, doublement influencé à un certain
moment de son exil parisien. Ne sachant comment résoudre l’ambiguïté de sa
situation, il en est profondément troublé. Son dépaysement n’est pas le fait du
cadre extérieur, comme l’imaginent Hubert et Marc, mais plutôt celui de
l’ambiance spirituelle, ce qui n’a pas échappé au vieux Pierre-Louis. Toute autre
qu’ici était son existence au pays des Diallobés. Alors, il avait conscience de
vivre en plénitude. D’antan, la pensée de la mort lui était familière et donnait à
chacun de ses instants un regain d’actualité. Samba Diallo est seul à pouvoir
comprendre quelle dimension d’éternité sa méditation près de la tombe de
Rella apportait à sa jeunesse. Il savait que le moment présent, si fugace, se
poursuivrait « ailleurs » lorsque se présenterait soudain l’Ange Azraël, le
mystérieux introducteur de l’Au-delà. C’est dire que l’Occident l’a exilé du
« réel » et l’a relégué dans « l’apparence ». Samba Diallo affirme avec une
désolation on ne peut plus grande :

Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et


appréciant d’une tête froide ce que je puis lui prendre et ce qu’il faut que je
lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux. Il n’y a pas une tête
lucide entre deux termes d’un choix. Il y a une nature étrange en détresse
de n’être pas deux […]
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.164)

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Samba Diallo de L’aventure ambiguë : Éternel voyageur

Samba Diallo symbolise un double échec : celui de la colonisation qui ne


parvient pas à reconfigurer complètement l’être en fonction de ses intérêts et
celui de la culture traditionnelle, qui n’offre pas toujours un pôle de résistance
efficace. Le roman souligne, en effet, le caractère inextricable du problème de la
sélection culturelle en situation coloniale. Dans ce contexte, en tant qu’être
déraciné, le migrant supporte la violence de l’hybride. En présentant l’impasse
que constitue cet entre-deux culturel pour son personnage, Cheikh Hamidou
Kane dévoile la tragique conséquence de l’aventure coloniale : l’impossibilité
structurelle du choix en matière culturelle. Confronté à la perte de lui-même, la
seule alternative pour le voyageur réside dans sa capacité à assumer la non-
réciprocité. Au fond, et c’est le parti pris pragmatique d’un des personnages de
L’Aventure ambiguë : « Du moment que l’Occident accepte de donner,
qu’importe s’il refuse de prendre » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p.164). Or
c’est cette attitude qui est impossible à Samba Diallo « autrement qu’en
théorie ». Sa prise de conscience constitue le summum déceptif de son aventure,
partagée in fine par tout migrant en situation de domination culturelle. La mise
sous tension des cultures diallobé et occidentale se traduit par l’impossibilité de
la sélection positive de leurs apports culturels respectifs dans la mesure où leur
rencontre, leur conflit ont été déterminés par la colonisation. Samba Diallo
connaît, successivement, différentes expériences : celle de l’école coranique et
de la tradition, puis celle de l’école européenne et de la civilisation occidentale.
A la fin de son séjour parisien, Samba Diallo sort écartelé entre ces deux
influences. C’est la dualité de cette situation qui justifie le choix de l’adjectif
« ambiguë » pour qualifier le voyage tumultueux de l’étudiant noir.
L’impression de l’angoisse qu’il éprouve est celle-là même que le fou a décrite
un jour à son confident, Thierno, pour montrer la vacuité de l’Occident. Le
héros n’a pas réussi son voyage incomplet parce que la vigueur, avec laquelle il
s’est heurté à la réalité que Dieu n’est pas un parent physique sensible au
chantage, ne lui laissait aucune chance. Est-ce Dieu qui a abandonné Samba
Diallo ou vice-versa ? En tout cas, devant la perte progressive de sa foi en Dieu,
le héros devient incapable de retrouver son innocence originelle. Pour preuve,
Cheikh Hamidou Kane a, à plusieurs reprises, hésité sur l’intitulé de son récit.
Dans sa préface, Vincent Monteil nous apprend que l’auteur avait pensé un
moment titrer son ouvrage : « Dieu n’est pas un parent » (Cf. Cheikh Hamidou
Kane (1961, p.7). Pourtant, en son âme sensible et profonde, l’image de Dieu
s’est inscrite avec un tel relief que rien ne réussit à l’oblitérer. Samba Diallo
porte la nostalgie de son Seigneur. Par conséquent, il doit rentrer en Afrique.
Toutes ces causes étudiées ci-dessus jouent dans le « retournement » qui s’opère
en lui. En certifient avec éloquence les propos de son père :

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Mbaye DIOP

Il est grand temps que tu reviennes pour réapprendre que Dieu n’est
commensurable à rien, et surtout pas à l’Histoire, dont les péripéties ne
peuvent rien à Ses attributs. Je sais que l’Occident où j’ai eu le tort de te
pousser, a là-dessus une foi différente, dont je reconnais l’utilité, mais que
nous ne partageons pas.
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.175)
C’est pourquoi le héros de Cheikh Hamidou Kane rentrera quand bien même il
n’a pas « mené ses études au terme voulu » (Cheikh Hamidou Kane, 1961.
p.175). C’est une transformation qui n’est pas achevée. Par contre, le héros
Kocoumbo, dans le roman éponyme Kocoumbo, l’étudiant noir d’Aké Loba,
rentrera en Afrique pour mieux faire bénéficier les acquis de son séjour
occidental aux siens. De ce point de vue, le narrateur affirme :

Il a suivi ses cours avec une ponctualité sans faiblesse et le voici


aujourd’hui magistrat, depuis peu affecté en Afrique comme juge de paix,
enfin, en plein préparatifs de départ.
Aké Loba (1960, p.256)

L’Afrique garde ses chances si elle est capable d’effectuer une synthèse
équilibrée des deux mondes. Du moins, c’est ce qu’a réussi Salif Bâ, héros du
second roman intitulé Les Gardiens du Temple de Cheikh Hamidou Kane :

Salif Bâ était revenu d’Europe, le cerveau armé. Il était ingénieur agronome.


Les autorités administratives l’avaient envoyé au pays des Diallobé, sa
province d’origine… Il avait éprouvé une grande exaltation à opérer,
chirurgien et ingénieur tout à la fois, la transformation du pays-berceau en
pays-outil… Il était le bâtisseur d’un monde nouveau et il avait le pouvoir
de l’enraciner profondément dans ce monde ancien auquel il tenait plus
que tout.
Cheikh Hamidou Kane (1961, pp.16-17)

Le proverbe africain recommande sagement : « Que celui qui s’est égaré et ne


sait plus où aller, sache du moins d’où il est venu afin de pouvoir y retourner »
(Cheikh Hamidou Kane, 1996. p.117) : « Vous êtes de ceux, - lui avait dit un jour
ce fin psychologue de Martial-, qui reviennent toujours aux sources » (Cheikh
Hamidou Kane, 1961. p. 125). C’est pourquoi l’impératif rappel de Samba
Diallo au pays des Diallobés commence la troisième partie de son itinéraire
spatial et spirituel : le retour vers l’Afrique.

3. Le retour
Dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, le retour de Samba
Diallo est symptomatique d’une crise qui prélude son malheur. Samba Diallo
est l’hôte de son cousin, le chef des Diallobé après son retour précipité. Les
« délégations de tout le pays » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 181) lui ont

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Samba Diallo de L’aventure ambiguë : Éternel voyageur

rendu visite. Comme les autres citoyens, le fou est venu le saluer. Il a cru
reconnaître en lui son seul ami, le vénérable Thierno, pourtant mort entre ses
bras deux mois auparavant. Nul ne le fera revenir sur cette erreur. Sûrement
que, pour lui, le maître ne peut pas mourir, son esprit devant toujours veiller
sur les Diallobé. C’est pour cela que le fou nie la mort du maître et considère,
par conséquent, Samba Diallo comme la « réincarnation » de Thierno alors qu’il
le voit pour la première fois. Ainsi, s’explique le salut initial qu’il adresse au
revenant de France avec cet emploi si particulier du verbe « revenir » qui peut
avoir une signification binaire : revenir de l’Occident, mais également revenir
après la mort. Aussi Cheikh Hamidou Kane note-il ce dialogue :

-Maître des Diallobé, te voilà revenu ? C’est bien.


-Mais non, je ne suis pas le Maître des Diallobé, je suis Samba Diallo.
-Non, dit le fou. Tu es le maître des Diallobé »
Cheikh Hamidou Kane (1961, p.182)

Le fou sera-t-il l’instrument du destin de Dieu ? Toutefois, il juge le refus du


jeune homme d’aller à la mosquée comme une conséquence passagère de son
séjour en Occident. Néanmoins, devant la tombe de Thierno, Samba Diallo se
rebelle violemment, quand le fou lui demande instamment de prier. L’auteur
lui-même explique cette attitude du héros :

Samba Diallo n’a pas perdu la foi sur le plan religieux quand il est revenu
d’Europe … Mais il ne pouvait plus admettre qu’il y ait une espèce de
censure sociale pour lui imposer de faire sa prière … Samba Diallo a appris
en Occident à valoriser ce qu’on appelle la liberté de conscience.
Cheikh Hamidou Kane (1974)

Pour Samba Diallo, il est tout à fait normal de ne pas prier. Il n’y a aucune
intercession possible entre lui et son Créateur. Du fait de sa formation
occidentale, il refuse une certaine forme de censure sociale,
inconditionnellement défendue par le fou. C’est dans cet esprit qu’un soir ce
dernier entraîne le personnage principal au cimetière, sur l’humble tertre de
Thierno. Il espère qu’en ce lieu sacré le jeune homme finira par céder et
s’agenouiller. Dans ce sanctuaire, commence un long monologue intérieur du
héros complètement désorienté. Son retour vers Dieu commence et sa
méditation est rythmée par la répétition anaphorique du verbe « croire ». Il
affirme, dans son for intérieur, tout en se recueillant :

Je ne crois pas […] qu’Azraël […] eût fendu la terre en dessous […] je ne
crois pas qu’en bas […] je ne crois pas […] je ne crois plus grand-chose de
ce que tu m’avais appris. Je ne sais pas ce que je crois. Mais l’étendue est
tellement immense de ce que je ne sais pas, et qu’il faut bien que je croie.

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Mbaye DIOP

Cheikh Hamidou Kane (1961. pp.185-186)

Ces propos ci-dessus constituent un signe : le héros est sur le point de se


rendre à son dernier voyage. Il souhaite que le maître puisse être encore là
pour l’obliger à croire. La révélation l’atteint que Dieu ne s’obtient que dans
le sacrifice de soi-même, de la vie terrestre. Il en tire la conséquence dans une
sorte de marché proposé au Seigneur, à qui il voudrait, en quelque sorte,
forcer la main. Il clame haut : « Contraindre Dieu … Lui donner le choix,
entre son retour dans votre cœur, ou votre mort, au nom de la Gloire »
(Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 187). Subitement, Samba Diallo élève la
voix, quand ses propos semblent être une réponse à la question du fou qu’il
n’avait même pas entendu parler : quiproquo tragique, puisqu’elle va
provoquer le geste meurtrier :

- Promets-moi que tu prieras demain


-Non … je n’accepterai pas … »
Cheikh Hamidou Kane (1961. p. 187)

Le discours devient volontairement ambigu pour susciter la méprise du fou.


Ce que Samba Diallo n’accepte pas n’est nullement la prière, mais
l’éloignement de Dieu. L’auteur ajoute que « c’est alors que le fou brandit son
arme et, soudain, tout devient obscur autour de Samba Diallo » (Cheikh
Hamidou Kane, 1961. p. 187). Son âme s’envole vers un autre monde
suprasensible. Ainsi se pose une série de questions percutantes. Sur quoi
pourrait-on se fonder pour conclure à l’assassinat du héros ? Rien ici ne
l’indique. Pourquoi ne comprendrait-on pas de même le mot arme comme
une métaphore désignant un argument de la force ? Faut-il conclure à
l’assassinat du héros ? C’est du moins à supposer interpréter cette phrase ci-
dessus citée comme un euphémisme pour signifier la mort même si l’auteur
n’affirme nullement, dans le récit, que Samba Diallo est mort. Il est plutôt
transporté dans un monde onirique où toute parole devient parabole. Il a
fallu attendre plus de trente ans, après la publication du roman, que Cheikh
Hamidou Kane, dans Les Gardiens du Temple, relate les circonstances du
meurtre de celui-ci par le fou. Pourtant sur ces ambigus indices, beaucoup de
critiques se sont appuyés pour prétendre que Samba Diallo avait été
assassiné par le fou. Toutefois, ce qui est étrange et étranger, c’est que Cheikh
Hamidou Kane a fini par suivre leur point de vue. En effet, au troisième
chapitre des Gardiens du Temple, il écrit :

A l’évocation faite par Thierno de la Grande Royale, la pensée de Salif lui


remémora la tragique figure de Samba Diallo, assassiné par un dément. Le
pays des Diallobé avait été comme foudroyé par cette disparition, car
l’homme que le destin avait ravi ainsi n’était pas seulement une

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Samba Diallo de L’aventure ambiguë : Éternel voyageur

personnification presque idéale des valeurs dans lesquelles tous les


Diallobé se reconnaissaient, mais, durant le peu de temps qu’il avait vécu
parmi les siens, à son retour du pays des Blancs et avant que le Fou ne l’eût
sacrifié, il avait aussi commencé d’apparaître aux yeux de ceux qui
l’avaient approché comme la preuve incarnée, l’annonciateur sobre d’un
avenir fertile. La communauté diallobé avait porté son deuil et procédé, à
l’occasion du procès de l’assassin, à un profond examen de conscience.
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.142)
S’agit-il d’une influence ou sera-ce une volonté délibérée ? Mais, en tout cas,
Cheikh Hamidou Kane déclare dans Les Gardiens du Temple, que le véritable
meurtrier de Samba Diallo est le Fou :

La peine de mort avait été prononcée contre le fou au motif que doit être
tué quiconque tue sans raison légitime ; que Samba Diallo n’avait donné à
qui que ce soit, individu ou collectivités, aucune raison légitime d’attenter à
ses jours : que, bien au contraire, ce qu’on savait de sa soumission à Dieu,
de sa foi et de sa pratique religieuse jusqu’au moment de sa mort, ce qu’on
voyait de sa fidélité aux traditions des Diallobé, et le témoignage pesé et
raisonné qu’il avait donné de ce que le monde des Blancs et leur école
proposaient aux Diallobé quelques voies nouvelles qu’il était du devoir de
ces derniers de suivre pour leur bien propre, bref, que tout ce que l’enquête
avait révélé confirmait au pays des Diallobé que, durant toute son histoire,
la mort de cet homme avait été la perte la plus grave qu’il eût jamais subie.
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.142)

La mort ressemble fort bien à un suicide : Samba Diallo provoquerait le fou


car il ne voit pas d’autre solution à son drame. Cette explication s’appuie sur
le fait que le thème du suicide est évoqué auparavant dans l’œuvre lorsque le
chef affirme : « L’heure sonne où je choisirais de mourir, si j’eusse disposé de
ce choix » (Cheikh Hamidou Kane, 1961. p. 136). Toutefois, il est clair plutôt
que l’éventualité de la disparition du héros est à envisager dès qu’il met sa
vie spirituelle en danger en allant à l’école occidentale. Le décès est, en
quelque sorte, nécessaire à son retour vers Dieu. Etant devenu un désespéré,
il a accepté de passer de vie à trépas. Emile Durkheim a raison d’avancer que
le « suicide est avant tout l’acte de désespoir d’un homme qui ne tient plus à
vivre » (Cf. Emile 1990, p.5). Selon Nouréini Tidjani-Serpos, Samba Diallo se
serait fourvoyé dans une voie sans issue, en se référant aux valeurs
ancestrales pour lutter contre l’intrusion de l’Occident. Il écrit à ce propos :

Cette mort symbolise ceux qui, comme Samba, parce que les perspectives
semblaient fermées, se sont repliés et ont cru que le retour aux sources, la
tradition et les coutumes sont la meilleure réponse que l’Afrique ait à
opposer au défi constitué par la colonisation.
Nouréini Tijani-Serpos (1977, p.204)

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Mbaye DIOP

Ce critique reproche à Samba Diallo son goût de la solitude, son refus de tout
engagement politique en France où il aurait trouvé la seule chance de résoudre
ses problèmes. Plus généralement, Tijani-Serpos remet en cause l’orientation de
l’œuvre. Il regrette, non sans quelque amertume, qu’elle ne mène pas un
véritable combat anti-impérialiste parce qu’elle fausse à la base les données du
débat, en négligeant le social au profit du culturel. Il ajoute à cet effet :

L’Aventure ambiguë n’est que la longue histoire d’un malaise général dont
les causes économiques et politiques sont voilées sur le plan des idées par
un interminable discours sur le spiritualisme africain et le matérialisme
occidental.
Nouréini Tijani-Serpos (1977, p.202)

La mort de Samba Diallo est-elle donc pour l’auteur, lui-même, le seul moyen
de sortir d’une impasse dans laquelle il se serait engagé dès le départ : ayant
négligé les « vrais » problèmes, il ne pouvait trouver de « vraies solutions » ?
Dès lors, c’est aux Gardiens du Temple d’apporter la réponse aux hommes, ainsi
délestés, de les honorer en leur Temple. Pourtant, un dernier avertissement les
invite au pragmatisme dans l’action : il s’agit de renvoyer l’ancêtre sacrificiel au
monde symbolique et de choisir la « mort utile » :

Nous ne pouvons pas décider, comme cela, de mourir à la sauvette, comme


pour une action honteuse. Dans le cas de cette Révolution nègre, ce n’est
pas le tout de mourir : depuis des siècles nous sommes morts si
banalement, si massivement, nous sommes morts si subrepticement et pour
tant de causes qui nous étaient étrangères, que c’en est une honte ! Nous
allons mourir, mais mourons utilement !
Cheikh Hamidou Kane (1996. p.116)

A Maryse Condé qui lui affirmait avoir ressenti le meurtre de Samba Diallo
presque comme une défaite, Cheikh Hamidou Kane répond :

Si j’ai fait mettre Samba Diallo à mort, c’était un peu pour souligner l’aspect
dramatique et tragique de cette aventure intellectuelle et spirituelle qui est
la nôtre, à tous Africains, partant de notre société et allant vers la modernité
et vers les civilisations et des systèmes de valeurs différentes des nôtres.1
Cheikh Hamidou Kane (1974)

Cheikh Hamidou Kane fait mourir Samba Diallo comme pour faire passer à son
terme ultime l’aventure de son héros et pas celle de toute culture étouffée par
l’autre. On a souvent voulu interpréter la mort de Samba comme un suicide.
Cette conclusion limite pourtant considérablement le message que l’œuvre

1Cheikh Hamidou Kane répond à Maryse Condé, disque édité par C.L.E.F – O.R.T.F, 1974.

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Samba Diallo de L’aventure ambiguë : Éternel voyageur

toute entière se propose de transmettre. S’il ne s’agit vraiment que d’un simple
suicide, on pourrait accuser Cheikh Hamidou Kane d’avoir choisi une solution
de facilité esquivant les vrais problèmes. D’ailleurs, le suicide serait-il vraiment
le seul moyen de sortir de l’impasse et de l’ambiguïté dans lesquelles Samba
Diallo s’est engagé dès le départ ? Au contraire, la mort du héros revêt de
multiples sens. Elle signifie un échec mais, en même temps, elle est victoire. Au
niveau politique, elle est défaite. Samba Diallo est un martyre de la politique
d’assimilation qui a failli dans son effort d’acculturation. Au niveau spirituel,
au contraire, la mort dénote la victoire, la renaissance et la réconciliation. Dans
la perspective islamique qui est celle de l’œuvre entière, cette mort est
l’aboutissement réussi d’une longue quête religieuse qui, commencée dès le
Foyer Ardent, conduit, malgré les vicissitudes de la vie, au sein de l’éternité
divine. Nous nous souvenons de la Grande Royale, partisane des valeurs de la
vie, qui répétait qu’il fallait mourir pour que la vie renaisse :

Nous aimons bien nos champs, mais que faisons-nous ? Nous y mettons le
fer et le feu, nous les tuons. De même souvenez-vous que faisons-nous de
nos réserves de graines quand il a plu ? Nous voudrions bien les manger,
mais nous les enfouissons en terre.
Cheikh Hamidou Kane (1961. p.47)

C’est Samba Diallo qui est cette graine confiée par la tribu aux semailles d’un
monde nouveau. Sa mort est l’espérance d’un monde nouveau, auquel il va
naître : « Mais à mon avis, Grande Royale, c’est que nos meilleures graines et
nos champs les plus chers sont nos enfants » (Cheikh Hamidou Kane, 1961.
p.51). Ainsi, la mort du héros s’inscrit dans une perspective islamique et prend
la signification de l’espérance. La fin de L’Aventure ambiguë réalise une synthèse.
Elle est la revanche d’une société de détermination traditionnelle contre un
membre spirituellement égaré. C’est pourquoi elle a été provoquée par le fou,
symbole de la vengeance collective. Samba Diallo est victime du zèle
destructeur de ses propres frères. Il est tué, non par l’Occident, mais par
l’Afrique elle -même, une Afrique très exigeante, sûrement au point de ne
proposer à ce fils du pays qu’une alternative : la mort ou l’obéissance à l’ordre.
Mais, la mort prend aussi la forme d’une synthèse. C’est le moyen par lequel le
héros parvient finalement à la paix et retrouve un sens cohérent à sa vie
déchirée. A ce propos, le dernier chapitre est significatif car le héros retrouve la
mer, l’eau, c’est-à-dire la source de la création. Le Coran nous apprend que
«Dieu a créé tous les êtres vivants à partir de l’eau» (Cheikh Hamidou Kane,
1961. p.181). Le fleuve va pénétrer dans la mer, symbole de l’infini. Le texte
s’achève sur un salut exalté de Samba Diallo à la mer qu’il voit comme une
victoire, car il va se diluer en elle, se fondre en elle, pour l’éternité. Le lecteur,
tel un voyageur, accompagne le héros durant sa montée au ciel d’une espèce
d’hallucination fantastique. N’est-ce pas le sens profond de ce voyage ? Que

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Mbaye DIOP

tous les voyages ne sont que voyages dans les mots, dans les récits, dans les
livres. Ainsi, ce n’est pas tant le voyage qui s’écrit que l’écriture qui voyage. Ce
n’est pas tant le voyage qui donne à lire que la lecture qui donne à voyager.

Conclusion
Au total, en dépit de la mort du héros, L’Aventure ambiguë n’est pas un
récit pessimiste qui ferme la porte à tout espoir de solution. Il est plutôt un
avertissement lancé par un homme d’expérience aux jeunes voyageurs de tous
les temps, afin qu’ils soient conscients des risques qui les guettent, et qu’ils
cherchent une nouvelle voie conciliant harmonieusement les cultures dont ils
sont imprégnés. En vérité, la mort de Samba Diallo est un voyage sans retour
après son séjour terrestre où il demeurait un éternel voyageur. Tel le Sphinx, il
renaîtra de ses cendres par le principe de la métempsychose 2 . Il est, ainsi,
un éternel voyageur à la quête mystique qui, commencée au Foyer-Ardent,
conduit, malgré les vicissitudes de la vie, vers l’éternité divine. D’ailleurs, dans
la cosmogonie négro-africaine, la mort est perçue comme une autre forme de
voyage sans retour. L’ultime voyage, vers la mort, s’il ne se programme, se
prépare continuellement ? Tout voyage intérieur est de l’ordre de l’itinérance
personnelle, en synchronie avec, radicalement, l’Errance du Monde.
L’Ascension, quant à elle, est un voyage de la Terre vers le Ciel3, de Jérusalem
vers les cieux les plus élevés, vers un point auquel nul homme n’avait
auparavant jamais accédé, vers le Jujubier de la Limite, vers un endroit que Seul
Dieu connaît et maîtrise. Dieu offrit cette pérégrination au Messager, le Voyage
nocturne et l’Ascension, en tant que soulagement et réconfort pour tout ce qu’il
avait souffert sur terre, et en tant que compensation pour tout ce qu’il avait
enduré. Le voyage du Pèlerin 4 de John Bunyan exemplifie notre thème de cet
article. C'est le voyage du chrétien vers l'éternité bienheureuse, où nous voyons
représentés sous diverses images les différents états, les progrès et l'heureuse
fin d'une âme chrétienne qui cherche Dieu en Jésus-Christ. Cet éternel voyageur

2 Birago Diop écrit dans Souffles in Leurres et lueurs, Paris : Présence Africaine, 1960, p.28 : « Ceux qui sont
morts ne sont jamais partis/ Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire/ Et dans l’ombre qui s’épaissit/ Les morts
ne sont pas sous terre…/les morts ne sont pas morts ».
3 «Gloire et pureté à Celui qui a fait voyager de nuit Son serviteur, de la Mosquée sacrée à la Mosquée

lointaine dont nous avons béni les alentours, afin de lui faire voir une partie de nos signes. C’est Lui
l’Audiant, le Voyant » (Coran XVII, 1). Le Voyage nocturne puis l’Ascension du Prophète illustre le
cheminement de l’âme soumise qui déploie ses possibilités puis s’élève de degré en degré à travers les
différents « cieux » -les états supérieurs de l’être- jusqu’à son état de perfection, lot des « rapprochés »
(Coran, LVI, 14). Ce mouvement de retour vers Dieu n’est possible qu’en suivant la voie éclairée par la
lumière prophétique, ce secret intime qui est la réalité Muhammadienne. « Lumière sur lumière... » (Coran
XXIV, 35).
4 Le Voyage du Pèlerin est après la Bible le livre le plus répandu dans le monde. Le Voyage du Pèlerin est

une allégorie. Son titre complet s'étend comme suit : « Le Voyage du Pèlerin de ce monde à celui qui est à
venir, rapporté sous la forme d'un rêve, comprenant le récit de son départ, du voyage dangereux qu'il fit,
et de son heureuse arrivée dans le Pays Désiré ».
http://www.enseignemoi.com/john-bunyan/texte/le-voyage-du-pelerin-livre-com consulté le 25/06/2020
à 15h GMT.

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Samba Diallo de L’aventure ambiguë : Éternel voyageur

qu’est Samba Diallo se retrouve finalement avec son Seigneur. Mais toujours,
éternel voyageur qu’il fut, Samba Diallo renaîtra-t-il en Salif Bâ ? Il nous
reviendra non pas comme il nous avait quittés en « prince de l’esprit », mais
réincarné en ingénieur agronome.

Références bibliographiques
ATTALI Jacques. 2003. L’Homme nomade. Paris : Fayard.
BARTHES Roland. 1972. Le Degré zéro de l’écriture. Paris : Seuil.
CAMARA Laye. 1953. L’Enfant noir. Paris : Plon.
CESAIRE Aimé. 1945. Cahier d’un retour au pays natal. Paris : Présence Africaine.
CESAIRE Aimé. 1955. Discours sur le Colonialisme. Paris : Présence Africaine.
CLEMENT Catherine. 1997. Le voyage de Théo. Paris : Éditions du Seuil.
DE LEUSSE Hubert de Leusse. 1971. Afrique et Occident heurs et malheurs d’une
rencontre. Paris : Editions de l’Orante.
DOLLE Jean-Paul Dollé. 1984. « La Littérature et le Mal ». Magazine littéraire, no
209, Juillet-Août.
DURKHEIM Emile. 1990. Le Suicide. Paris : P.U.F.
ELLIS Zilphea. 1977. « La foi dans L’Aventure ambiguë ». Ethiopiques, no7,
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KANE Cheikh Hamidou. 1961. L’Aventure ambiguë. Paris : Julliard.
KANE Cheikh Hamidou. 1996. Les Gardiens du Temple. Abidjan : Nouvelles
Editions Ivoiriennes.
KOUROUMA, Ahmadou.1970. Les Soleils des indépendances. Paris : Seuil.
LOBA Aké. Kocoumbo, l’étudiant noir. Paris : Flammarion, 1960.
OYONO Ferdinand. 1961. Chemins d’Europe. Paris : Julliard.
OYONO Ferdinand. 1961. Chemins d’Europe. Paris : Julliard.
TIDJANI-SERPOS Nouréini. 1977. « De l’école coranique à l’école étrangère, ou
le passage tragique de l’ancien au nouveau dans L’Aventure ambiguë ».
Présence Africaine, N0 101-102.

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