La Leçon Politique Et La Valeur Philosophique Des Fables de La Fontaine-2
La Leçon Politique Et La Valeur Philosophique Des Fables de La Fontaine-2
La Leçon Politique Et La Valeur Philosophique Des Fables de La Fontaine-2
1 — Joseph Lagneau, « La leçon politique et la valeur philosophique des Fables de La Fontaine. (I) », Le sel de la
terre 5, été 1993, p. 160-168. L’extrait suivant de la préface de Charles Maurras au La Fontaine politique de M.
Pierre Boutang rend assez bien compte de l’esprit de cette première partie de notre travail : « Cette ample scène
de l’univers, ce spectacle aux cent actes divers, l’équivalent français des 48 chants du poème hellénique, que tout
citoyen bien né et bien appris tire de La Fontaine et qu’il se récite par cœur (…). Oui, c’est bien cela, c’est bien
ce jeu des forces naturelles et historiques (on pourrait dire “ou” historiques, tant il est difficile de distinguer
nature et société), c’est le grand conflit, c’est le grand mélange, c’est la profonde composition des forces de
l’homme, les héros, les richesses de leur tragi-comédie, tous bons témoins de ce qui est, heur ou malheur, juste
ou injuste, inexorablement véridique, de la vérité supérieure des Fables, de ces Fables bienfaisantes et exemplaires
qui sont propres à garder, à défendre et à protéger notre frêle membrane, notre action plus frêle, autant que le
veut et l’exige ce principe de l’être que La Fontaine appelle sans ambages, « le cœur » : volonté de la vie de soi,
volonté de la vie des autres, vœu exprès du positif contre le négatif, synonyme auguste du bien. »
2 — Cf. aussi à ce sujet VIII, 18 ; VI, 6 ; IV, 4
L E S F A B L E S D E L A F O N T A I N E ( I I ) 1 2 5
II - De la prudence politique à la
sagesse philosophique
Cependant, cette conquête de l’ordre, toujours précaire et malaisé d’un point de
vue personnel, requiert une sagesse de fond où le juste milieu tient lieu de norme,
conformément à la prudence aristotélicienne « Dei airesthai to meson, il faut choisir le juste
milieu » (Ethi. Nic. VI, 1) et à la formule delphique : « Rien de trop, ne quid nimis, meden
agan » (IX, 11) :
3 — Défenseur du finalisme et de l’objectivité de la connaissance (cf. VII, 17, Un animal dans la lune), La
Fontaine, sous l’influence de Gassendi, réfute la théorie des animaux-machines à travers les fameux Discours à
Madame de la Sablière qui closent le livre IX et où il critique violemment Descartes : « Ce mortel dont on eût fait
un Dieu chez les païens. » Cf. à ce sujet le chapitre philosophique de Pierre Boutang, op. cit., chapitre intitulé
« L’homme en procès » p. 272-302, notamment le sous-titre « La Fontaine et Bossuet à l’heure de l’horloge ».
4 — Dépassée en primauté, mais respecté en priorité. Néanmoins, si en bon aristotélicien (Eth. Nic. I, 11) La
Fontaine sait que l’agir vertueux est synonyme de bonheur, mais d’un bonheur fragile (« Car qui peut s’assurer
d’être toujours heureux ? » V, 17), il récuse également, comme le faisait Molière contre ceux qui « prêchent la
retraite au milieu de la cour » (Tartuffe, v. 372), toute forme d’idéalisme pratique : « Nous faisons cas du beau,
nous méprisons l’utile ; /Et le beau souvent nous détruit. » Faire retraite pour mieux agir n’est donc pas faire
retraite au lieu d’agir pour ceux qui ont mission d’agir.
a — L’illusion
Une étude statistique des 236 Fables consignées dans les deux grands recueils à
partir des éditions terminales de 1692 et 1694 6 montrerait sans doute que l’illusion,
fondée sur différentes causes (ignorance VIII, 9 ; bêtise X, 2 ; crainte IX, 15 ; convoitise
XI, 6 ; étourderie X, 2 ; prétention VIII, 15 ; témérité VIII, 25 ; ingratitude V, 15 ;
5 — Cf. à ce sujet le judicieux commentaire de J.D. Biard (in op. cit., p. 161-162), qui reprend à son compte
l’analyse de Jules Haraszti in En glanant chez La Fontaine, Paris, 1922 : « Le goût de La Fontaine pour l’ambiguïté
rend quelquefois ses antiphrases ironiques difficiles à détecter (…). La condamnation, chez lui, comme en
général chez les humoristes, prend souvent la forme ironique d’un prétendu applaudissement, l’auteur faisant
semblant d’applaudir comme une sagesse ce qu’il veut mettre au pilori. C’est ainsi qu’il faut entendre les vers
célèbres sur la tergiversation politique qu’on a avec Régnier souvent expliqués au préjudice du caractère moral du
poète : « Le sage dit, selon les gens,/ Vive le roi, vive la ligue ! » (II, 5) et, citant les vers… « Et, lui sage, il leur
dit : / Point de courroux, Messieurs, mon lopin me suffit : / Faites votre profit du reste », de la fable (VII, 7)
dans laquelle le « sage » chien sacrifie le dîner de son maître, Haraszti ajoute : « Malgré les protestations du
commentaire de Régnier, on doit bien voir de l’ironie, de l’humour dans cette épithète. »
6 — Telle serait une manière utile de fêter le tricentenaire de la publication définitive des Fables. A cet égard,
notons leur richesse de vocabulaire concernant l’image quand l’imagination devient « Maîtresse d’erreur et de
fausseté » (VI, 17 ; V, 14 ; VII, 14, où est énoncé et dénoncé le principe de la publicité moderne : « L’enseigne
fait la chalandise »).
L E S F A B L E S D E L A F O N T A I N E ( I I ) 1 2 7
ambition IV, 2 ; outrecuidance IX, 19 ; imprudence IX, 10 ; avarice VIII, 27) produit
finalement une désillusion synonyme de folie « suicidaire » et de son cortège de maux
« psychologiques » (déception, rancœur, inertie, révolte…). En effet, de même que
l’étude lexicale du théâtre de Corneille permet d’analyser ses tragédies politiques à la
lumière du « jeu » de la prudence et de la magnanimité 7, de l’examen des Fables permet
d’opposer sagesse et folie : pour notre part, nous avons relevé 36 occurrences pour le
premier terme (34 sous la forme plus concrète du qualificatif « sage ») et 27 pour le
second (25 pour « fou ») souvent relayé par les figures exemplaires de la crédulité
(45 fois) et de la sottise (33 fois). Voilà un relevé lexical 8 qui coïncide bien avec les
intentions affichées par le fabuliste lui-même :
7 — Cf. Le vocabulaire du théâtre de P. Corneille, Étude de la statistique lexicale réalisée par Charles Muller, librairie
Larousse, 1967 (57 occurrences pour l’adjectif « magnanime » et 54 occurrences pour le substantif « prudence »).
8 — Relevé effectué avec l’active collaboration de M. E. Bordonado. Deux titres de fables illustrent d’ailleurs
cette antinomie fondamentale et toujours menaçante (cf. l’énumération in Discours à Madame de la Sablière :
« Sages, fous, enfants, idiots ») : « Le fou qui vend la sagesse » (IX, 8) et « Un fou et un sage » (XII, 23).
Remarquons d’ailleurs que le magnanime fabuliste essaie de réduire cette dichotomie, comme l’a bien noté
Ernest Hello (in L’homme) qui relève au passage la modération de La Fontaine dans l’emploi des adjectifs : « Et,
comme La Fontaine est de bonne foi, il n’exagère jamais. Si Perrette n’était pas de bonne foi, elle exagérerait le
porc dont elle prévoit la naissance… Mais La Fontaine et Perrette sont de bonne foi : « Il était, quand je l’eus, de
grosseur raisonnable. » Raisonnable est merveilleux ! Perrette a évidemment la vue nette et actuelle de ce porc ;
mais elle se réveillerait elle-même de son sommeil si elle le poussait trop loin ! Elle introduit la sagesse dans son
rêve par souci de vraisemblance. » Cependant, Homines caveant [que les hommes prennent garde] car « Parmi les
plus fous / notre espèce excella » (I, 7).
« (…) et la philosophie
Dit vrai quand elle dit que les sens tromperont,
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi, si l’on rectifie
L’image de l’objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l’environne,
Sur l’organe et sur l’instrument,
Les sens ne tromperont personne 10. »
Sachant que les « grands, pour la plupart, sont masques de théâtre » (IV, 14) et
que de « tout temps les petits ont pâti des sottises des grands » (II, 4), l’honnête La
Fontaine entend bien dissiper l’illusion politique créée par les « comédiens » du pouvoir
au détriment, cette fois-ci, du menu peuple transformé en spectateurs « médusés » :
Adversaire des charlatans du monde privé (VI, 19), le fabuliste s’attaque aussi aux
saltimbanques du monde public, car, si le gouvernant des temps modernes doit continuer
à agir « à visage découvert et selon une prudence généreuse 13 », il doit aussi être capable
11 — A propos de ce dernier distique, il serait sans doute utile de montrer combien Descartes, dans Le Discours de
la Méthode comme dans Les Méditations Philosophiques, toujours soucieux de distinguer, dans l’ordre spéculatif, l’état
de veille de l’état de songe, a peut-être en pratique (d’une pratique « métaphysique ! ») « songé en veillant ». En
effet, qu’est-ce que le cogito, ergo sum pour un philosophe réaliste comme l’est La Fontaine, l’anti-Descartes, sinon
un songe philosophique puisque, par nature, cogitare, ne peut être qu’un verbe transitif. Penser sans objet, n’est-ce
point imaginer et donc s’illusionner ?
12 — Cette attitude ne correspond-elle pas aux « vertus » que le gouvernant moderne « doit » exercer s’il veut
réussir ? Fort de sa vertu nouvelle, le nouveau prince, celui de Machiavel, affichait déjà sa fourberie avec
cynisme : « Les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par aucun autre sens. Tout homme peut voir ;
mais il est donné à très peu d’hommes de savoir rectifier les erreurs qu’ils commettent par leurs yeux. On voit
aisément ce qu’un homme paraît être, mais non ce qu’il est réellement ; et ce petit nombre d’esprits pénétrants
n’ose contredire la multitude, qui d’ailleurs a pour elle l’éclat et la force du gouvernement. Or, quand il s’agit de
juger l’intérieur des hommes, et surtout celui des princes, comme on ne peut avoir aucun recours aux tribunaux,
il ne faut s’attacher qu’aux résultats ; le point est de se maintenir dans son autorité ; les moyens, quels qu’ils
soient, paraîtront toujours honorables et seront loués de chacun. Car le vulgaire se prend toujours aux
apparences, et ne juge que par l’événement. Or le vulgaire, c’est presque tout le monde, et le petit nombre ne
compte que lorsque la multitude ne sait sur quoi s’appuyer. » (Machiavel, Le Prince, ch. 18).
13 — Corneille, Préface de Nicomède.
14 — N’est-ce point là une nécessité devenue encore plus urgente pour les temps modernes inaugurés en
religion par Luther et en politique par Machiavel ? D’où la recommandation de saint Ignace de Loyola dans sa
méditation sur les « Deux étendards » (in Exercices Spirituels n° 139) : « Dans cet exercice, l’objet de la demande
sera, premièrement la connaissance des ruses du chef des méchants et le secours dont j’ai besoin pour m’en
défendre. »
15 — Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, II-II, q. 111, a. 2, réponse : « Le nom d’hypocrite, selon Isidore,
a pour origine le travestissement des acteurs antiques qui se couvraient le visage de masques dont les traits
étaient différents et adaptés aux personnages, hommes ou femmes, qu’ils voulaient représenter sur la scène en
créant ainsi l’illusion. Ce qui fait dire à saint Augustin : “De même que les comédiens (hypocritæ) simulent d’autres
personnes, jouent le rôle de celui qu’ils ne sont pas, ainsi l’auteur qui joue Agamemnon n’est pas Agamemnon,
mais le simule ; de même, dans l’Église et dans la vie sociale, celui qui veut qu’on le croie autre qu’il n’est, est un
comédien (hypocrita), un hypocrite : il fait le juste, mais il ne l’est pas”. »
16 — A titre d’exemple, signalons que quand l’ironique La Fontaine s’attaque à certains titres ou honneurs (ex.
« D’un magistrat ignorant / c’est la robe qu’on salue » ! V, 14), ce n’est pas l’institution ou la corporation en
question qui est mise en cause, mais l’abus ou les excès que les récipiendaires en font. Adversaire résolu de
toutes formes de démesure, le « classique » La Fontaine dénonce souvent les confusions dévastatrices comme
L E S F A B L E S D E L A F O N T A I N E ( I I ) 1 3 1
puissances (sens, passions, raison, coutume) ne sont pas trompeuses par nature. Chez lui,
les erreurs de fait – préjugés, échecs, désillusions – ne modifient pas l’ordre de la nature
car, pour lui comme pour Montaigne, « Nature est un doux guide » :
b) La sagesse
Il existe donc chez notre prudent philosophe une quête de la sagesse humaine,
d’accès certes difficile, mais de réalisation possible grâce à la recherche des remèdes
appropriés (X, 12) et au poids des bonnes habitudes :
Tout, en effet, est rendu malaisé dans le monde de l’action par ces nombreuses
circonstances 17, toujours variables, qui obligent l’homme à délibérer pour découvrir les
moyens adaptés au but poursuivi puisqu’en « toute chose il faut considérer la fin » (Le
Renard et le Bouc III, 5) et le « faire à propos » (XII, 10). Si l’âne, dans Les Animaux malades
de la peste (VII, 1), face à un parterre de juges iniques et partiaux, a eu tort de mentionner
les circonstances atténuantes de sa faute vénielle :
« J’ai souvenance
Qu’en un pré de Moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue »,
il ne faut pas non plus vouloir « tracer le cours de notre vie au compas »
(VIII, 16) car, pour l’indépendant La Fontaine, l’homme est, par nature, libre quant aux
choix des moyens :
celles entre possible et impossible par exemple (VIII, 25), ou, d’un point de vue littéraire, entre sublime et
grotesque (VIII, 15 et IX, 15) ou encore, entre rire et sourire (VIII, 8).
17 — Circonstances énumérées par Aristote dans son Éthique à Nicomaque, recensées par Cicéron dans sa
Rhétorique et commentées par saint Thomas d’Aquin dans sa Somme Théologique (I-II, q. 7, a. 3).
« Votre science
Est courte là-dessus : ma main y suppléera (…)
Croit-on
Que le Ciel n’ait donné qu’aux têtes couronnées
De l’esprit et de la raison
Et que de tout berger, comme de tout mouton,
Les connaissances soient bornées ? »
18 — Représentés par « Le philosophe scythe » (XII, 20), symbole de « L’indiscret stoïcien » : « Celui-ci retranche
de l’âme / Désirs et passions, le bon et le mauvais, / Jusqu’aux plus innocents souhaits, / Contre de telles gens,
quant à moi, je réclame, / Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort. / Ils font cesser de vivre avant que l’on soit
mort. »
19 — Accusés « Par privilège de gâter la raison » in L’Écolier, le Pédant et le Maître d’un jardin (IX, 5) : « Je hais les
pièces d’éloquence / Hors de leur place, et qui n’ont point de fin / Et ne sais bête au monde pire / Que l’écolier,
si ce n’est le Pédant, / Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire, / Ne me plairait aucunement. »
20 — Symbolisée par la rencontre entre Hippocrate et Démocrite, ce dernier ayant été injustement accusé de
folie par ses concitoyens les Abdéritains (VIII, 26), mauvais juges en la matière : « Que j’ai toujours haï les
pensers du vulgaire ! / Qu’il me semble profane, injuste et téméraire ; / Mettant de faux milieux entre la chose et
lui, / Et mesurant par soi ce qu’il voit en autrui ! / Le maître d’Épicure en fit l’apprentissage. / Son pays le crut
fou : Petits esprits ! mais quoi ? / Aucun n’est prophète chez soi, / Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage
(…) / Le sage est ménager du temps et des paroles. » Cf. également les vers suivants in Le Testament expliqué par
Ésope (II, 20) : « Le peuple s’étonna comme il se pouvait faire / Qu’un homme seul eût plus de sens / Qu’une
multitude de gens. »
L E S F A B L E S D E L A F O N T A I N E ( I I ) 1 3 3
21 — Cette fable a inspiré à M. Pierre Boutang (op. cit., p. 328) cette actualisation politique fort pertinente : « Il
s’est produit dans l’histoire de ce siècle un extraordinaire retour : après avoir cru que l’imaginaire pouvait être
chassé de nos ordres “démocratiques” et “rationnels” selon la prophétie de Poe dans Le Colloque de Monos et Una,
nous avons assisté à la rationalisation féroce de l’imaginaire par les hommes issus des Lumières. Nous avions
cessé de regarder (ce qui s’appelle regarder comme les enfants) le hibou et les souris, transmués en poème
lorsqu’ils sont pris de nature. Mais la figure de meurtre et de servitude qui y était contenue, associée cette fois,
hors nature, avec la raison calculatrice et technicienne, est revenue sur nous. Qu’est-ce qu’un camp
d’extermination, ou un goulag, avec leur finalité industrielle ? Ne reconnaissons-nous pas le hibou et les souris
avec visage d’hommes ? La question de la métamorphose et des animaux-machines est retournée, comme
écorchée : nul besoin de savoir si le hibou raisonne en « barbara » ou « celarent », à la manière de l’animal à deux
pieds sans plumes – cette question a surgi : dans quelles conditions l’homme agit-il avec la sûreté féroce que
l’instinct des bêtes révèle en quelques prodiges, sans perdre apparemment sa raison ? Ou même en muant cette
raison en un instinct plus vif, plus méchant que le fond des forêts ? »
22— Plusieurs fois, saint Thomas d’Aquin, dans sa Somme Théologique, (notamment in I-II, q. 13, a. 2, ad 3)
concède aux animaux les plus parfaits « certaines sagacités (quædam sagacitates) qui tiennent à ce qu’ils ont une
inclination naturelle à certains processus merveilleusement agencés (ad quædam ordinatissimos processus), ordonnés
qu’ils sont par l’art souverain. » Contrairement à Descartes qui ne maintiendra de différence essentielle qu’entre
les machines et les fonctions humaines (in Discours de la Méthode, 5e partie), l’Aquinate, dont le fabuliste se
souvient, considère que les machines sont prédéterminées (ibid. avec l’exemple des horloges), les animaux
déterminés (« Ils appréhendent la fin par le moyen des sens et de leur estimative naturelle » I-II, q. 6, a. 2) et les
hommes indéterminés (quant aux moyens, ibid.).
23 — Cf. Les Compagnons d’Ulysse (XII, 1) qui « Imprudents et peu circonspects / S’abandonnèrent à des charmes
/ Qui métamorphosaient en bêtes les humains », d’où le résultat suivant : « La liberté, les bois, suivre leur
appétit, / C’était leurs délices suprêmes : / Tous renonçaient au lôs [vieux mot qui signifie louange] des belles
actions. »
par rapport aux moyens, victime en cela de son imprudence ou de sa sottise, comme si
l’instinct faisait de lui un automate de l’action :
24 — Le Singe et le Léopard (IX, 3) : « Cette diversité dont on vous parle tant, / Mon voisin Léopard l’a sur soi
seulement ; / Moi, je l’ai dans l’esprit (…) / Le Singe avait raison : ce n’est pas sur l’habit / Que la diversité me
plaît, c’est dans l’esprit./ L’une fournit toujours des choses agréables ; / L’autre en moins d’un moment lasse les
regardants. / Oh ! que de grands seigneurs, au Léopard semblables, / N’ont que l’habit pour tout talent. » Cf.
également sur cette diversité de « naturels » les fables suivantes : II, 17 ; IX, 7 ; IX, 12 ; et X, 7. Quant à la
diversité des formes et des tons propres à l’art du fabuliste, citons ce jugement de P. Clarac (in Préface des
Fables, livre de Poche) :« Les Deux Pigeons, en fait, sont une élégie, Tircis et Amarante une églogue, La Fille un conte
narquois, Le Berger et le Roi un conte édifiant, Les Souhaits un conte de fées, Le Lion un essai de philosophie
politique, La Mort et le Mourant une méditation morale, Les Souris et le Chat-Huant une observation de naturaliste,
Le Songe d’un habitant du Mogol un chant lyrique, Le Paysan du Danube une fresque d’histoire. »
25 — Le Coche et la Mouche (VII, 9) : « Ainsi certaines gens faisant les empressés, / S’introduisent dans les
affaires ; / Ils font partout les nécessaires / Et partout importuns, devraient être chassés. » Cependant il peut
arriver – exception oblige – que la nécessité indépendante du sujet, se mue en fatalité. Dans ce cas (rare), mieux
L E S F A B L E S D E L A F O N T A I N E ( I I ) 1 3 5
la diversité des situations requiert une variété de décisions. « Il ne faut point / Agir
chacun de même sorte » (L’Âne chargé d’éponge et l’âne chargé de sel III, 10) puisque chacun
n’a pas même « emploi » (Les deux mulets I, 4) :
Là, par exemple, où la Tortue « voiturée » par les deux canards (X, 2) « Eût
beaucoup mieux fait / de passer son chemin sans dire aucune chose », le cygne, lui, se
plaignant, « en son ramage », au cuisinier, (II, 12) eut la vie sauve grâce au « doux parler ».
Là encore où l’audace de l’aventurier s’avère payante pour conquérir le talisman (X, 13) :
la même détermination s’avère dévastatrice chez l’Ours décidé à secourir son ami
l’amateur de jardin (VIII, 10) embarrassé d’une mouche pendant son sommeil :
« Le fidèle émoucheur,
Vous empoigne un pavé, le lance avec raideur,
Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche
Et, non moins bon archer que mauvais raisonneur,
Raide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi. »
Tout au plus peut-on constater, dans cette quête fragile d’un équilibre instable,
certains cas où, « nécessité faisant loi », il devient impérieux d’agir vite et bien comme le
corbeau venu aider « l’imprudente gazelle » (XII, 15) :
vaut s’incliner, dit le fabuliste (VIII, 12) : « Quand le mal est certain, / La plainte ni la peur ne changent le destin
/ Et le moins prévoyant est toujours le plus sage. »
26 — La tête et la queue du Serpent (VII, 17) : « La tête avait toujours marché devant la queue / La queue au Ciel se
plaignit / Et lui dit (…) / On m’a faite, Dieu merci, / Sa sœur et non sa suivante. / Toutes deux de même sang,
/ Traitez-nous de même sorte (…) / Le Ciel eut pour ces vœux une bonté cruelle. / Souvent sa complaisance a
de méchants effets. / Il devrait être sourd aux aveugles souhaits (…) / Droit aux ondes du Styx elle mena sa
sœur, / Malheureux les États tombés dans son erreur ! » (cf. VI, 8). Quant au loup (in Le Loup et le chien, I, 5), s’il
refuse la compagnie des hommes, ce n’est pas à cause de l’autorité naturelle liée au service d’un maître mais en
raison des contraintes artificielles – « Le collier » – attachées à l’office d’un courtisan, même si le solitaire La
Fontaine avoue : « Notre ennemi, c’est notre maître : / Je vous le dis en bon Français. » (VI, 8)
c) La contemplation
Puisque donc « Dieu fait bien ce qu’il fait » (IX, 4) et que « vouloir tromper le
27 — Les cas ordinaires étant fondés sur la conscience professionnelle, la compétence (« A l’œuvre on connaît
l’artisan » Les Frelons et les Mouches à miel, I, 21), justes fruits d’une délibération suivie d’effet (cf. II, 2).
28 — Fidèle à la pensée de Montaigne, le fabuliste insiste sur l’importance de l’amitié – « Qu’un ami véritable est
une douce chose ! » (VIII, 11) – fondée sur la vertu (cf. II, 3).
29 — Aristote, Eth. Nic. VI, ch. 2. Rappelons que ce domaine, celui de la politique qui « a pour point de départ et
pour objet l’expérience des choses de la vie, a pour fin non pas la connaissance, mais l’action » (ibid. I, 2). De ce
fait, « il faut avoir été élevé dans des mœurs honnêtes, quand on se dispose à écouter avec profit un
enseignement portant sur l’honnête, le juste et d’une façon générale sur tout ce qui a trait à la politique » (ibid.
I, 2), sachant qu’en ce domaine nos prévoyances humaines manquent de certitudes (ibid. I, 1). « L’expérience
permet de ramener l’infinité des cas particuliers à la régularité de quelques cas en tablant sur ce qui arrive
communément. » (Saint Thomas, II-II, q. 47, a. 3, ad 2)
L E S F A B L E S D E L A F O N T A I N E ( I I ) 1 3 7
Ciel, c’est folie à la Terre » (IV, 9), il convient, pour éviter anthropomorphisme ou
panthéisme, de distinguer délibération humaine (ou traitement de l’événement) et
Providence divine (connaissance de l’événement) :
A cet effet, pour que non seulement prudence et honnêteté s’allient mais pour
que s’harmonisent aussi sagesse et charité, plusieurs conditions sont requises, nous
indique « l’ignatien » La Fontaine : « l’amour de la retraite » (XI, 4), la méditation sur la
mort (VIII, 1) : « la mort ne surprend point le sage » et le discernement des esprits 30. S’il
est vrai que le « romantique » La Fontaine recherche par tempérament « la solitude » 31 où
il trouve « une douceur secrète » parce qu’il y goûte « l’ombre et le frais loin du monde et
du bruit », (XI, 4), il établit, à l’occasion de sa dernière fable, une remarquable hiérarchie
entre les activités profanes (Le Juge arbitre, l’hospitalier) et la sainte contemplation (Le
Solitaire) :
Après l’évocation ironique des professions actives (le juge puis l’hospitalier) :
30 — Puisqu’on se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain : « Lynx envers nos pareils et taupes envers
nous » / (La besace I, 7), La Fontaine veut délivrer l’individu des images trompeuses en lui inculquant la simplicité
de l’œil, miroir de l’âme (L’homme et son image I, 11) : « Un homme qui s’aimait sans avoir de rivaux / Passait dans
son esprit pour le plus beau du monde ; / Il accusait toujours les miroirs d’être faux, / Vivant plus que content
dans son erreur profonde (…) / Notre âme, c’est cet Homme amoureux de lui-même ; / Tant de miroirs, ce
sont les sottises d’autrui, / Miroirs, de nos défauts les Peintres légitimes… »
31 — N’oublions pas, qu’outre les animaux, La Fontaine a fait « parler » les « Arbres et les Plantes » (Contre ceux
qui ont le goût difficile II, 1) et que c’est le règne végétal qui lui a inspiré sa fable préférée : Le Chêne et le Roseau
(I, 22). Ajoutons, qu’attiré par les « Saintes Muses », le chrétien La Fontaine est l’auteur d’une magnifique
« Traduction paraphrasée sur la prose du Dies Irae », minutieusement analysée par A. Delaroche in Fideliter n° 3,
mai 1978, p. 50 à 52.
mais le détour par la méditation doit, d’une part, détourner les « gouverneurs
d’États » (X, 14), « certains courtisans », « les gens de tous métiers », d’un « intérêt de
biens, de grandeur et de gloire » 32, pour les vouer au bien commun, et d’autre part,
« Quand pourront les neuf Sœurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier et m’apprendre des Cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux (...) ?
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets !
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie ! (...)
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords. » (XI, 4)
33 — On connaît le mot ironique de La Fontaine à l’égard de certains qui, par vocation, devraient vivre de
charité : « Je suppose qu’un moine est toujours charitable. » (VII, 3) Sans doute, par sa verve et ses procédés
comiques, l’auteur des Fables est-il à rapprocher de l’auteur du Tartuffe ,,enclins qu’ils sont tous deux « à peindre
d’après nature » : « La Fontaine et Molière, disait Sainte Beuve, on ne les sépare pas, on les aime ensemble. »
34 — Le cœur étant synonyme de volonté droite, comme le manifeste l’admirable fable de l’amitié politique et de
la charité sociale, Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat (XII,15) : « Car, à l’égard du cœur, il en faut mieux
juger. »
35 — Y compris celle de l’écrivain lui-même : « Ce qu’on n’a point au cœur, l’a-t-on dans ses écrits ? » (Clymène)
36 — Pierre Boutang, op. cit., p.102-103.
37 — A l’article de la mort.
38 — Aristote, Eth. Nic. VI, 7 : « Il est absurde, en effet, de penser que l’art politique ou la prudence soit la
forme la plus élevée du savoir, s’il est vrai que l’homme n’est pas ce qu’il y a de plus excellent dans le Monde. La
sagesse sera ainsi, à la fois, raison intuitive et science, science munie en quelque sorte, d’une tête et portant sur
les réalités les plus hautes. »
Et, interprète Pierre Boutang 39, cette contemplation naturelle n’est-elle pas le
symbole de la béatitude surnaturelle : « La vie érémitique serait sans “soins”, sans
remords, non sans tâche, et puisque la continuité avec l’ancienne vie se maintient par les
vers, par la “langue des dieux”, cette tâche aurait bien forme divine ? »
Conclusion
« L’homme est par nature un animal politique et l’homme qui est sans cité,
naturellement et non par suite de circonstances, est soit une brute soit un dieu 40 » disait
Aristote vingt siècles avant La Fontaine et, commente saint Thomas d’Aquin, « un
homme, s’il est sans loi et sans justice, est le pire des animaux 41. »
Grâce notamment aux fables du pouvoir, n’est-ce pas, outre le charme poétique,
cette vision fondamentale de la nature politique de l’homme, qui explique le pouvoir des
fables 42 ? Si Jean de La Fontaine a voulu réhabiliter ce genre littéraire en le « faisant
descendre du ciel », c’est aussi que la fable, où le Stagirite n’admettait que les animaux 43,
se prête admirablement au jeu sur la définition sociale de l’homme, ce zôon politikon
[animal politique]. Après que Machiavel eut séparé morale et politique 44, en requérant de
la virtù du prince un mélange de la ruse du renard et de la force du lion 45, et au moment
où le Léviathan, le monstre artificiel de Hobbes, venait essayer de remédier à cette
dissociété des hommes où « l’homme est un loup pour l’homme », un sage, La Fontaine,
nous propose une solution naturelle où au droit du plus fort se substitue la prudence du
plus droit 46. Écoutons plutôt, en guise d’épilogue, l’admirable leçon politique tirée du
Pouvoir des fables (VIII, 4) :
A ce titre, plus que des orateurs, ne sont-ce pas des gouvernants qu’aujourd’hui
46 — Cette antinomie entre violence et prudence n’est-elle pas illustrée à merveille par la fable peut-être la plus
emblématique du recueil (I, 10), celle où, tandis que le Loup cherche à avoir raison, l’Agneau recherche la raison
des choses ? N’est-ce pas dans cette œuvre d’un artiste attentif, selon son propre témoignage, « à l’art de penser
d’Aristote » (XI, 9), la source de l’intérêt que tout philosophe peut porter à ces Fables comme l’a manifesté
récemment l’exemple de Léon-Louis Grateloup à travers ses Problématiques de Philosophie (Hachette, 1985,
p. 184-85) : « (…) Le loup oppose aux timides objections de l’Agneau un redoutable syllogisme : puisque tu
troubles ma boisson, tu seras châtié, dont la majeure est implicite : “Tout individu qui trouble la boisson d’un
autre est châtié”. » Après la réfutation par l’Agneau, « la logique du Loup se fait implacable : Si ce n’est toi, c’est
donc ton frère ; et si tu n’en as point, c’est donc quelqu’un des tiens. Le loup est le maître de l’inférence
formellement valide : si p., alors q. ; or p., donc q. On dira peut-être que les raisons du Loup sont de mauvaises
raisons, et que le Loup n’a pas raison de manger l’Agneau, ou encore qu’il raisonne mal. Est-ce à dire qu’il y a de
bonnes raisons de manger les agneaux ? (…) Le Loup aurait-il raison de se laisser mourir de faim en renonçant à
cette vie de carnivore que Dieu lui a octroyée et qui est sa raison d’être ? Vous concéderez plutôt que le Loup a
eu raison de manger l’Agneau en raison de son état, sinon par raison d’État. Mais vous ajouterez aussitôt que ni
un boucher ni le Loup n’ont raison de tenir à leur victime des raisonnements qui ne sont que des sophismes ou
un discours en vue de rationaliser un assassinat qui n’est qu’une caricature de bon usage de la raison. »
Que dire de plus, si ce n’est conclure avec le chantre de la sagesse politique qui
adressait (in Le pouvoir des fables, VIII, 4) ce solennel avertissement à l’un des
plénipotentiaires français de l’époque (M. de Barillon, ambassadeur auprès de Charles Ier
d’Angleterre de 1677 à 1688) :
« La qualité d’Ambassadeur
Peut-elle s’abaisser à des contes vulgaires ?
Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?