Les "Fictions Critiques"

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Spirale
Arts • Lettres • Sciences humaines

Les « fictions critiques » de la littérature contemporaine


Daewoo de François Bon, Fayard, 300 p.
L’adversaire, d’Emmanuel Carrère, Gallimard, « Folio », 219 p.
Corps du roi de Pierre Michon, Verdier, 101 p.
Dominique Viart

Numéro 201, mars–avril 2005

L’art du roman aujourd’hui

URI : https://id.erudit.org/iderudit/18724ac

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Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.

ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)

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Citer cet article


Viart, D. (2005). Les « fictions critiques » de la littérature contemporaine /
Daewoo de François Bon, Fayard, 300 p. / L’adversaire, d’Emmanuel Carrère,
Gallimard, « Folio », 219 p. / Corps du roi de Pierre Michon, Verdier, 101 p.
Spirale, (201), 10–11.

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LES « FICTIONS
CRITIQUES »
DE LA LITTÉRATURE
CONTEMPORAINE
DAEWOO de François Bon
Fayard, 300 p.

L'ADVERSAIRE d'Emmanuel Carrère


G a l l i m a r d , « F o l i o », 2 ) 9 p.

CORPS DU ROI de Pierre Michon


V e r d i e r , TOT p .

Pour Eva Le Grand, éviter. Ce sont desfictionset qui se savent telles, Comment le faire cependant, si décrire c'est
si lointaine, si proche. parce qu'elles ne se réduisent jamais ni au do- rééditer le faux-semblant réaliste et si restituer
cumentaire, ni au reportage, et ne prétendent ces voix telles quelles c'est prendre le risque de

L ES DÉCENNIES les plus politiques de


l'après-guerre, de la guerre froide aux
lendemains militants de 1968, furent pa-
radoxalement celles d'une littérature retran-
chée loin de l'engagement. S'il leur arrivait
pas être le juste reflet d'une réalité objective. Et
ce sont, à double raison, des entreprises cri-
tiques : elles se saisissent de questions critiques
— celles de l'homme dans le monde et du sort
qui lui est fait, de l'Histoire et de ses discours
les enfermer dans la répétition d'une langue
usée que l'on n'écoute plus? Plutôt que d'aban-
donner ces voix à leur propre caricature mimé-
tique, François Bon n'hésite pas à solliciter les
creusements de la littérature. Dans Daewoo, les
d'intervenir sur la scène publique, en manifes- déformants, de la mémoire et de ses parasitages ouvrières, loin de tout enregistrement trop
tant ou en signant des pétitions, les écrivains incertains... et exercent sur leur propre manière fidèle à la réalité effective, parlent avec les bri-
séparaient strictement leur travail de leurs littéraire un regard sans complaisance. sures et les tensions des paroles intérieures de
prises de position. La littérature, préservée Nathalie Sarraute, de même que dans Faulkner,
d'une idéologie qui l'avait trop inféodée, se re- les divagations de Jason en disent toujours plus
pliait sur elle-même, préférant explorer ses
Le roman d'investigation long sur le ressentiment que les vociférations
formes et ne connaître d'autre aventure que Daewoo s'inscrit dans le droit fil d'une entre- d'un aigri de comptoir. Déjà Décor ciment en
celle de l'écriture. Mais on ne saurait s'affran- prise commencée par François Bon en 1982 appelait aux déchirures d'Artaud et de Rim-
chir du monde bien longtemps : plus il est re- avec Sortie d'usine (Minuit). Il s'agit de dire — baud, aux versets de Perse et de la Bible pour
foulé, plus il fait retour — et nulle littérature ne et de dénoncer — ces usines qui disparaissent afficher les angoisses et les misères d'une cité de
peut s'en tenir quitte sans dommage. Depuis le (ici l'entreprise japonaise Daewoo, installée banlieue. Il en va de même pour les lieux :
début des années 1980, les écrivains à nouveau dans l'est de la France, qui a fermé ses usines et « C'est cela qu'il y avait aussi à extorquer : ce mys-
se soucient du monde et se ressaisissent de licencié tout son personnel), le vide qu'elles tère qui soude un lieu à l'énigme des hommes se
l'homme. Mais c'est d'un homme défait de ses laissent dans un paysage défiguré, le délitement passe parfois de traces. Et la tension poétique
illusions et d'un monde veuf des discours qui des vies qui s'y sont consacrées — et le mépris, d'une prose est ce mouvement par quoi on ex-
prétendirent le changer. l'indifférence, qu'elles subissent. En écho aux torque au réel ce sentiment de présence. Ainsi de
Non seulement il n'y a plus, comme l'écrit entretiens publiés par Pierre Bourdieu dans La Julien Gracq, ainsi de Rainer Maria Rilke : "[...]
Jean-François Lyotard, de « grands récits » pour misère du monde et à d'autres évocations de ce Toute communauté s'est retirée des choses et des
légitimer l'action et organiser les points de vue, monde qui meurt (Les derniers jours de la classe hommes, dans la profondeur commune où puisent
mais la sévère critique adressée aux anciennes ouvrière d'Aurélie Filipetti, par exemple, ou les racines de tout ce qui croît". Était-ce vain, cette
modalités de la représentation interdit que l'on Paysage fer, du même François Bon), Daewoo profondeur, de la chercher ici encore, ici pourtant,
puisse en revenir naïvement aux esthétiques inscrit l'événement social dans un basculement dans l'usine vide et la ville qui l'entourait, malgré
réalistes ou psychologisantes. Les écrivains d'une autre ampleur : « [...] moi et les copines la défection des signes ? » écrit François Bon.
contemporains ont hérité du « soupçon ». Ils ne on a pris conscience d'une civilisation vieille. Là où les discours défaillent et échouent à
s'en défont pas, ni ne l'ignorent, mais écrivent Une page qu'on tourne, mais nous on était sur la circonscrire le monde, les fictions critiques se
avec. Et travaillent ainsi à trouver d'autres voies page. » Il entre ainsi en dialogue avec les font ainsi mode d'investigation et non de re-
— d'autres voix — pour, échappant aux falla- réflexions développées par Pierre-André Ta- présentation du réel. Elles ne se soucient plus
cieuses ornières de la représentation et du dis- guieff (L'effacement de l'avenir) et Marc Ange- guère de raconter des histoires, ni de se dé-
cours, faire saillir dans l'espace du livre quelque not (La décomposition de l'idée de progrès), ployer dans la rassurante linéarité des récits.
chose de ce « réel » qui les assaille. J'ai proposé mais loin d'en livrer la matière abstraite, il en Le cas des « faits divers » en est un bon
d'appeler « fictions critiques » ces livres retrem- saisit la dimension concrète et cherche à faire exemple : s'ils ont pu, pendant un siècle et
pés dans le monde, lucides sur les impasses entendre les voix « inentendues » qui peuplent demi nourrir le plus romanesque de notre lit-
d'une certaine littérature et soucieux de les ce désarroi. térature, ils ne sont désormais envisagés que

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comme ces événements sur lesquels se brisent plus assuré. Il montre, en multipliant les inci- dans Corps du roi qui en dessine le
les discours et les formes littéraires. Dans Un pits, combien son texte peine à commencer et délicat partage. Beckett, Flaubert,
fait divers, François Bon juxtapose les mono- affiche ainsi à quel point les usages tradition- Faulkner, leurs visages et leurs vies
logues des protagonistes et des instances char- nels de la littérature sont désormais impropres y sont le prétexte à dire une litté-
gées de les juger — policiers, avocats, juges, à transposer les excès du réel. Il lui faut s'instal- rature qui est à la fois le désir et la
journalistes — ou de les représenter dans ler dans le trouble pour pouvoir prendre la nostalgie de la littérature, qui
quelque transposition cinématographique ou parole et livrer une parole troublée. L'écrivain s'affronte au Sublime sans y
théâtrale. Cette structure, proche de celle rete- l'écrit à Romand, protagoniste de ce fait divers croire, mais s'y affronte pourtant.
nue par Michel Foucault pour présenter le célèbre, faussaire de sa propre identité, assassin Qui se sait les pieds fragiles, entra-
dossier de Pierre Rivière, manifeste les per- de ses parents, de sa femme et de ses enfants — vés de glaise et d'histoires fami-
plexités et les incertitudes de chacun et re- et sa lettre figure dans le livre : « Ce n'est évi- liales, d'échecs et d'errance, mais
tourne sur lui-même les questionnements qui demment pas moi qui vais dire "je" pour votre s'emploie à les dire au lieu de les
en viennent. S'affranchir des discours, ce n'est propre compte, mais alors, il me reste, à propos de estomper.
pas seulement les proscrire du texte, au vous, à dire "je" pour moi-même. À dire, en mon De cette manière, la littérature contempo-
contraire. C'est aussi les donner à entendre par nom propre et sans me réfugier derrière un raine refait de l'histoire littéraire, comme le
là où on ne les entend pas, par leur défaut témoin plus ou moins imaginaire ou un patch- montre aussi le Bréviaire de littérature à l'usage
d'autorité. François Bon a reçu la leçon de work d'informations se voulant objectives ce qui des vivants récemment publié par Pierre Ber-
Michel Foucault et son écriture démasque dans votre histoire me parle et résonne dans la gounioux, sur l'autre versant, plus sociologique
dans la rhétorique discursive la vibration cap- mienne. Or je ne peux pas. Les phrases se déro- que mythographique, de la même question.
tieuse des pouvoirs. bent, le "je" sonne faux. » Aucune position Elle montre ainsi l'indépassable intrication de
Voilà ce à quoi une grande partie de la litté- énonciative ne trouve sa pleine légitimité : la « l'homme et l'œuvre » qu'une certaine théorie
rature contemporaine s'attache désormais, jus- fiction critique ne se connaît aucune stabilité avait cru pouvoir séparer. Ce qu'écrit Bergou-
qu'à mettre en scène pour les pervertir ou les d'où pourrait procéder quelque autorité. Ces nioux dans L'Orphelin à propos de Flaubert
fissurer les rhétoriques trop sûres de leur fait. livres unissent ainsi symptomatiquement la n'est en effet pas très différent de ce que sou-
Que l'on pense à la rhétorique judiciaire que réflexion sur le monde et l'inquiétude d'écrire : tient Michon dans Corps du roi : « Flaubert
Lydie Salvayre pousse à l'absurde dans Quelques ils conçoivent l'espace fictionnel comme le lieu concevait l'art avec beaucoup de sérieux. Ce sé-
conseils utiles aux élèves huissiers, aux discours d'un dialogue avec les autres domaines de la rieux prête à rire. Il serre le cœur. Ce serrement de
du politique dans Lisbonne dernière marge et pensée qui mettent à l'épreuve la pertinence cœur qui prête à rire, c'est celui qu'on éprouve
d'autres romans postérieurs d'Antoine Volo- critique du verbe. Ces textes sont critiques aussi devant la misère. Flaubert est notre père en
dine, à la mesure économique des vies, vertigi- parce qu'ils interrogent dans l'espace littéraire misère. [...] Nous sommes tous fils de sa misère,
neusement appliquée par Houellebecq dans Ex- le champ des autres discours et les mettent en qu'elle soit affectée et pourtant vraie dans Mal-
tension du domaine de la lutte ou encore à perspective, sinon en crise. Mais ils sont, tout larmé, dans Bataille, dans Proust et Genet, dans
l'enquête sociale mimée et minée à la fois par aussi bien, critiques d'eux-mêmes et de leurs Leiris et Duras, dans Beckett; ou tellement bien
Danielle Sallenave dans Viol. propres fascinations. La littérature contem- affectée qu'elle devient comme plus vraie parce
La littérature n'en est certes pas plus sûre poraine s'est démarquée des avant-gardes qui, que réelle, vraie de vraie, dans Verlaine et dans
d'elle-même pour autant, comme un contre- isolant radicalement la littérature dans le seu- Artaud. [...] Il peut arriver encore que cette
pouvoir opposé aux autres, bien au contraire. lespace circonscrit du langage, en ont sacralisé misère soit tellement déniée, tellement redoutée,
Elle manifeste ses errances et s'interroge sur ses la pratique. Le dialogue qui s'instaure avec planquée et cadenassée, qu'elle vous revienne
pratiques, souvent dans le corps même des d'autres disciplines manifeste fortement que dans la gueule, justement par le truchement de
livres. On se souvient peut-être que dans Impa- la littérature actuelle ne se conçoit pas Flaubert, ainsi qu'il arriva à Sartre. »
tience, François Bon s'inquiétait : « Le roman ne comme isolée, enfermée dans quelque tour Michon dramatise sa fiction de la littéra-
suffit plus, ni la fiction, les histoires sont là dans d'ivoire de la textualité. Pour autant, elle n'est ture. Il y trouve l'intensité de sa propre écriture.
la ville qui traînent dans son air sali, suspendues pas dupe non plus de la nostalgie qui l'habite : Mais il participe ainsi à ces « fictions critiques »
aux lumières, ou très haut qui résonnent dans les « nous sommes des crapules romanesques », écrit qui sont autant d'essais où inscrire la réflexion
rues vides [...j » puis de décider : « non plus Pierre Michon. selon d'autres modalités et d'autres approches.
roman mais le dispositif même des voix qui nom- La littérature contemporaine construit, ce fai-
ment la ville et tâchent de s'en saisir, non plus sant, en face des autres disciplines de la
roman, jamais, mais cette seule force comme or- Désir et nostalgie connaissance, sa propre épistémologie, avec un
ganique qu'il a laissé en lui grandir ». Il y revient romanesques regard sans complaisance envers elle comme
cependant : « J'appelle ce livre "roman" », écrit envers ce qui se construit autour d'elle. La
François Bon dans Daewoo ainsi sous-titré, Lui-même a mené dans la plupart de ses livres fiction change de nature : ce n'est plus dès lors
«[...] en essayant que les mots redisent aussi ces une véritable réflexion sur ces questions. Déjà le simple exercice d'un imaginaire livré à lui-
silences, les yeux qui vous regardent ou se détour- Vies minuscules s'écrivait dans la tension entre même, mais une fonction particulière de mise
nent ». une difficile « vocation d'écrivain » souvent en question : on parlerait du reste plus juste-
complaisante à soi-même, et d'autant plus ment, comme Pierre Michon le fait lui-même à
complaisante qu'elle s'éprouvait empêchée, et propos de son récit Rimbaud le fils, d'œuvres
Entre réflexion et une véritable prise en compte des origines so- « fictionnelles » que d'œuvres « fictives », non
« soupçon » créatif ciales, géographiques, des failles qu'elles impo- en ce qu'elles « fictionnaliseraient » un propos
sent à la langue et de la distance qu'elles instal- critique, mais parce qu'elles font du détour de
Dans L'adversaire, inspiré à son auteur par lent entre le sujet et l'horizon de la littérature. la fiction une méthode pour déconstruire ces
l'affaire Romand (cet homme se fit passer pour Ce débat de la fascination mythifiante et de la fictions du réel ou du verbe que proposent
médecin des années durant, avant d'éliminer réalité sociologique n'a pas cessé : on le re- encore trop de discours.
tous ses proches pour ne pas voir son men- trouve dans Vie de Joseph Roulin, dans Maîtres
songe démasqué), Emmanuel Carrère n'est pas et serviteurs, dans Trois auteurs et plus encore Dominique Viart

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