0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
7 vues20 pages

Crii 089 0078

L'article analyse la politique du logement social en Côte d'Ivoire après une décennie de crise. Le gouvernement ivoirien promeut une vision d'émergence économique à l'horizon 2020, notamment à travers le secteur du logement, en encourageant la participation du secteur privé.

Transféré par

Delko
Copyright
© © All Rights Reserved
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Télécharger au format pdf ou txt
0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
7 vues20 pages

Crii 089 0078

L'article analyse la politique du logement social en Côte d'Ivoire après une décennie de crise. Le gouvernement ivoirien promeut une vision d'émergence économique à l'horizon 2020, notamment à travers le secteur du logement, en encourageant la participation du secteur privé.

Transféré par

Delko
Copyright
© © All Rights Reserved
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1/ 20

Redéployer l’État par le marché : la politique des logements

sociaux en Côte d’Ivoire


Alex N’goran, Moussa Fofana, Francis Akindès
Dans Critique internationale 2020/4 (N° 89), pages 75 à 93
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1290-7839
ISBN 9782724636338
DOI 10.3917/crii.089.0078
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2020-4-page-75.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Redéployer l’État
par le marché : la politique
des logements sociaux
en Côte d’Ivoire

par Alex N’goran, Moussa Fofana et Francis Akindès

A
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


près une décennie de crise politico-militaire (2002-2011) dont le
dénouement fut marqué par des violences post-électorales de grande ampleur, la
Côte d’Ivoire s’est fixé pour objectif de devenir un « pays émergent à l’horizon
2020 ». En mars 2015 et mars 2017, Abidjan, la capitale ivoirienne, s’est érigée
d’office en « laboratoire de l’émergence de l’Afrique »1 en accueillant les deux
premières éditions de la Conférence internationale sur l’émergence de l’Afrique
(CIEA). Ces rencontres ont contribué à la légitimation du storytelling de l’émer-
gence portée par le gouvernement d’Alassane Ouattara et dont le refrain rythme
désormais le discours politique en Côte d’Ivoire. En cela, le gouvernement ivoi-
rien s’inscrit dans la frénésie de la globalisation dont la version africaine est en
débat depuis la fin des années 20002. Cette façon de se définir par rapport à la
mondialisation se manifeste par une incursion soudaine et massive du vocable
« émergence » dans le discours des États africains sur le développement. Comme

1. Voir Les actes de la Conférence internationale sur l’émergence de l’Afrique (CIEA), 18-20 mars 2015, Abidjan, Côte
d’Ivoire (http://www.africa-emergence2019.com/assets/fichier/doc/Actes-CIEA-FR.PDF).
2. Hamadou Daouda, « Dynamiques, marqueurs et fragilités des trajectoires d’émergence de l’Afrique subsaha-
rienne », Mondes en développement, 186 (2), 2019, p. 121-136 ; Kako Nubukpo, « De l’industrialisation à l’émer-
gence ? Vieilles, anciennes et horizons lointains », Afrique contemporaine, 266 (2), 2018, p. 165-172 ; K. Nubukpo,
propos recueillis par Boris Samuel, « Entre les plans d’émergence sans vision et des visions sans émergence : la
difficile appropriation par l’Afrique de ses trajectoires de développement », Politique africaine, 145 (1), 2017,
p. 51-63 ; Pierre Jacquemot, L’Afrique des possibles. Les défis de l’émergence, Paris, Karthala, 2016.

Critique internationale 2020 – No 89 – p. 75-93


76 — par Alex N’goran, Moussa Fofana et Francis Akindès

pour se prémunir des critiques visant une politique uniquement axée sur la crois-
sance, le gouvernement ivoirien n’a de cesse de convoquer l’augmentation du
pouvoir d’achat et la réduction des inégalités, deux marqueurs du champ classique
de l’économie du développement3, comme étant les promesses sous-jacentes à
l’émergence4. Au-delà du registre discursif, la rhétorique de l’émergence peut
être saisie comme une « gouvernementalité du post-conflit » en Côte d’Ivoire5.
En effet, le désir politique d’émergence se traduit en actions de développement,
à travers des réformes structurelles renvoyant les signaux d’une économie en
pleine expansion6, mais aussi en une volonté de redistribution de la richesse.
Cette économie politique de l’émergence a eu pour cadre opérationnel deux
Plans nationaux de développement (PND) dont l’élaboration s’est voulue une
« reconquête de la souveraineté décisionnelle de l’État »7. La reprise en main
des leviers du développement par les pouvoirs publics intervient après à une
période de dépossession politique due aux programmes d’ajustements structurels
(PAS), à l’instabilité sociopolitique des années 1990 et à la crise de 2002-2011
durant laquelle les politiques sociales étaient gérées par les humanitaires8.
L’image d’une économie en expansion que le gouvernement ivoirien tente de
renvoyer reste cependant fortement critiquée sur son volet social où l’« élé-
phant » est nettement moins « triomphant ». Les « soleils de l’émergence »9
manquent d’éclat et de rayonnement en matière d’inclusion économique et de
redistribution des fruits de la croissance10. En 2018, avant la fin de son deuxième
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


mandat (2015-2020), Alassane Ouattara a pris acte des griefs de l’inégale répar-
tition des fruits de la croissance. « L’argent ne circule pas », « on ne mange pas
goudron ! », lui disent les Ivoiriens, malgré la moyenne de 8 % de taux de crois-
sance enregistrée entre 2011 et 2019. Voulant un État certes résolument libéral
mais aussi développementaliste, le Président a alors décidé de corriger ces
« imperfections » en plaçant l’année 2019 sous le signe du social à travers des

3. Catherine Figuière, Céline Bonnefond, Hubert Gérardin, « Émergence(s) et développement. Introduction »,


Mondes en développement, 186 (2), 2019, p. 7-16.
4. Mamoudou Gazibo, Olivier Mbabia, « Index de l’émergence en Afrique 2017 », Observatoire de l’émergence
en Afrique, PRAME, CERIUM, GIERSA, 2018 ; François Giovalucchi, Boris Samuel, « Entre illusions et espoirs,
une Afrique émergente ? », Annales des Mines – Réalités industrielles, 3, 2019, p. 24-28.
5. Ousmane Zina, « Côte d’Ivoire : du “scénario du triomphe de l’éléphant” à une crise sociale de la reconstruction
post-conflit ? », Études africaines comparées, 27 (5), 2017, p. 2.
6. En plein redécollage depuis la fin de la crise post-électorale de 2010-2011, l’économie ivoirienne a enregistré
pendant sept années consécutives (2012-2018) une moyenne de taux de croissance au-dessus de 8 %. Dans leur
échelle de classement, les rapports Doing Business 2015 et 2020 lui ont décerné un satisfecit tout en appréciant
également les efforts d’amélioration du climat des affaires dont elle fait preuve.
7. Francis Akindès, « “On ne mange pas les ponts et le goudron” : les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte
d’Ivoire », Politique africaine, 148 (5), 2017, p. 8.
8. Francis Akindès, Virginie Troit, « Introduction. La transition humanitaire en Côte d’Ivoire, éléments de
cadrage », dans Thomas Fouquet, Virginie Troit (dir.), Transition humanitaire en Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 2017,
p. 9-24.
9. Marie Miran-Guyon, « Côte d’Ivoire, le retour de l’éléphant ? Introduction thématique », Afrique contemporaine,
263-264, 2017, p. 11.
10. Francis Akindès, Severin Kouamé (dir.), La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara, Paris, Karthala, 2018, p. 213 ;
M. Miran-Guyon (dir.), Côte d’Ivoire, le retour de l’éléphant, Paris, De Boeck Supérieur, 2017.

Critique internationale 2020 – No 89


La politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire — 77

programmes d’actions prioritaires (PAP 2019) dont la politique des logements


sociaux constitue un maillon essentiel. Ancien haut fonctionnaire du Fonds
monétaire international (FMI) et ancien Gouverneur de la Banque centrale des
États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), il a choisi pour ce faire le modèle Market
Enabling Strategy (MES) sans explicitement le nommer. Promu par la Banque
mondiale et l’UN-Habitat dans les années 199011 sur la base d’une vive critique
des politiques étatiques de logements – même si la position de l’UN-Habitat a
été par la suite nuancée12 –, ce modèle voyageur, adopté et expérimenté dans
plusieurs pays émergents dont la Thaïlande, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud,
consiste à s’appuyer sur le secteur privé pour fournir des logements à coût abor-
dable aux ménages à faibles revenus. Sous ce format, le Président a donc inscrit
la politique des logements sociaux dans le cadre de partenariats public-privé et,
de fait, dans une dynamique néolibérale13. Avec le Programme présidentiel de
logements sociaux et économiques (PPLSE), lancé en mars 2013, l’expérience
ivoirienne qui, dans sa conception, se rapproche de la MES, ouvre une fenêtre
d’opportunité pour examiner la pertinence d’une option libérale de coproduction
d’une politique publique à vocation sociale.
Nous interrogerons donc l’efficacité des dispositions institutionnelles mises en
place par l’État ivoirien pour réguler ce processus. Pour cela, nous analyserons
la capacité réelle de l’État, d’une part, à coordonner en réseaux (institutions
bancaires, promoteurs immobiliers, souscripteurs, administrations publiques
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


techniques, propriétaires fonciers) une action publique concrète et dédiée, d’autre
part, à réguler les attentes des parties prenantes en vue de faciliter l’accès au
logement à un maximum de souscripteurs à faibles revenus et de les protéger des
logiques marchandes.
Les données empiriques sur lesquelles s’appuie notre démonstration ont été col-
lectées entre février 2016 et avril 2019. Elles proviennent d’entretiens conduits
auprès d’acteurs interagissant dans le cadre du PPLSE et de la documentation du
projet des logements sociaux et des programmes nationaux de développement de
l’État ivoirien. Dans un premier temps, nous montrerons en quoi la politique de
logements sociaux sous Alassane Ouattara s’inscrit dans une dynamique pro-
marché d’« État régulateur » et se distingue de celle, plus interventionniste,
d’« État promoteur-constructeur-gestionnaire », mise en œuvre dans les années

11. Banque mondiale, Housing: Enabling Markets to Work, Washington DC, World Bank Group, 1993 ; Banque
mondiale, Jordan – Housing Finance and Urban Sector Reform Project, Washington DC, World Bank Group, 1996 ;
United Nations Centre for Human Settlements (UNCHS), Global Strategy for Shelter to the Year 2000, Naïrobi,
UNCHS, 1990 ; UNCHS, The Istanbul Declaration and Habita II Agenda, Istanbul, UNCHS, 1996 ; Cedric Pugh,
« The Idea of Enablement in Housing Sector Development: The Political Economy of Housing for Developing
Countries », Cities, 11 (6), 1994, p. 357-371.
12. Ramin Keivani, Edmundo Werna, « Refocusing the Housing Debate in Developing Countries from a Pluralist
Perspective », Habitat International, 25 (2), 2001, p. 191-208.
13. Xavier Desjardin, « Le logement social au temps du néolibéralisme », Métropoles, 4, 2008 ; Jun Wang, « The
Developmental State in the Global Hegemony of Neoliberalism: A New Strategy for Public Housing in Singapore »,
Cities, 29 (6), 2012, p. 369-378.

Critique internationale 2020 – No 89


78 — par Alex N’goran, Moussa Fofana et Francis Akindès

1970-1980 par Félix Houphouët-Boigny. Dans un deuxième temps, nous exami-


nerons, à l’aune des interactions entre les demandeurs de logements, le secteur
bancaire et les opérateurs immobiliers, les contradictions internes et les limites de
la coordination de l’action publique. Nous montrerons comment le PPLSE a souf-
fert non seulement de la faible capacité de régulation de l’État mais aussi de la
faiblesse de son engagement, ces défaillances finissant par légitimer des initiatives
favorables à une asymétrie de pouvoirs entre souscripteurs et acteurs du secteur
privé, comme cela a pu être observé dans d’autres contextes14. Dans un troisième
temps, nous tirerons les enseignements théoriques de la production du social par
le marché en comparant l’expérience ivoirienne avec celles de pays comme l’Inde,
la Thaïlande et le Brésil qui ont mis en œuvre la MES trente ans auparavant.

La version ivoirienne du modèle Market Enabling Strategy

Le 9 janvier 2012, Alassane Dramane Ouattara, président de la République de


Côte d’Ivoire, procédait à la pose de la première pierre d’un site de construction
de 2 170 logements à Yopougon zone industrielle, située à quelques centaines de
mètres de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (MACA). Le lancement de
cette opération immobilière couvrant une superficie de 20 hectares et symbolique-
ment estampillée des initiales du Président inaugurait une nouvelle phase dans
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


l’offre publique de logements sociaux en Côte d’Ivoire. Avec la « Cité ADO »
prenait ainsi corps un programme présidentiel de construction de logements
sociaux et économiques entrant en symbiose avec la promesse politique d’« une
émergence économique à l’horizon 2020 » : « Depuis plusieurs années, notre pays
connaît une crise du logement qui a eu pour conséquences le développement des
quartiers d’habitat précaire et la dégradation du cadre de vie d’une grande majorité
de nos compatriotes. C’est donc pour améliorer le cadre de vie des Ivoiriens et
favoriser un développement économique et social harmonieux de notre pays que
j’ai pris l’engagement, lors de la campagne présidentielle, de permettre à tous les
ménages d’avoir accès à un toit décent et à un prix accessible. Il s’agit ainsi pour
l’État d’apporter son appui au secteur privé afin qu’il produise des logements à la
portée des personnes aux revenus modestes. (...) Honorables invités, Mesdames et
Messieurs, la présente cérémonie est le début de la concrétisation de notre pro-
messe de promouvoir le droit au logement aussi bien dans les villes que dans les
villages. Ce vaste projet à caractère social requiert la participation de tous »15.

14. Matthieu Gimat, Julie Pollard, « Un tournant discret : la production de logements sociaux par les promoteurs
immobiliers », Géographie, économie, société, 18 (2), 2016, p. 257-282 ; Lúcia Shimbo, « La construction du logement
social : une politique publique liée au marché immobilier », Brésil(s), 6, 2014, p. 99-117.
15. Portail officiel du gouvernement de la Côte d’Ivoire, « Promotion du droit au logement : le chef de l’État lance
l’opération de construction de 2 000 logements sociaux et économiques » (http://www.gouv.ci/_actualite-
article.php?recordID=1983&d=3).

Critique internationale 2020 – No 89


La politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire — 79

En remettant au goût du jour la question du logement social, laquelle n’avait fait


l’objet d’aucune politique gouvernementale d’envergure depuis la fin de l’ère
Houphouët-Boigny, ce programme social se présentait comme l’un des projets
structurants du plan d’émergence du gouvernement Ouattara. Concrètement, il
concernait les ménages dont les revenus cumulés n’excédaient pas mensuellement
400 000 FCFA (610 euros). Entre 2012 et 2020, 150 000 logements devaient leur
être proposés à des prix d’achat plafonnés à 12,5 millions FCFA (19 022 euros)
pour ceux de type social et à 23 millions FCFA (35 000 euros) pour ceux de type
économique. L’objectif du PPLSE d’augmenter la taille de ce marché immobilier
de 150 000 unités en huit ans dépassait largement les 110 000 unités de logements
sociaux et économiques construits de 1960 à 199016. En redynamisant une offre
publique de logements qui avait été jusque-là bien en deçà de la demande sociale
grandissante17, cette volonté de remédier aux « imperfections » accumulées
depuis près d’une trentaine d’années (1980-2010) marquait le retour de l’État
dans le secteur. Lorsqu’il a été lancé, le Programme a suscité un engouement
social : plus de 75 000 demandes ont été enregistrées au cours des opérations de
pré-souscription organisées entre mars 2013 et octobre 201418. Le volume de la
demande ainsi répertoriée dépassant les 60 000 logements prévus dans la pro-
grammation initiale de 2012-2015, le gouvernement a revu à la hausse le nombre
d’unités à produire qui est passé à 150 000 alors même que les premiers objectifs
n’avaient pas été atteints et que le cahier de charges des promoteurs immobiliers
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


en matière de volume à réaliser n’avait pas été officiellement révisé.
Sur le plan politique, la relance de l’économie du logement social permettait à
l’État d’enrichir sa rhétorique de légitimation de l’émergence face aux critiques
d’une population constatant la stagnation de ses conditions de vie alors que les
voyants des indicateurs macroéconomiques clignotaient au vert. De fait, la mise
en route du PPLSE visait à contrer le discours de disqualification des perfor-
mances économiques martelées par la communication gouvernementale. Les dif-
férentes cérémonies officielles organisées par les autorités gouvernementales
autour du Programme, et généreusement relayées par les médias, ainsi que la
communication stratégique dont il a été l’objet de la part du gouvernement ont
fait partie de ce marketing politique de l’émergence en actes. Sur le plan éco-
nomique, compte tenu de l’effet domino qu’il pourrait avoir sur les autres sec-
teurs d’activités, le PPLSE a été présenté comme un vecteur d’accélération de la
croissance, et à ce titre paré de toutes les vertus : fenêtre d’opportunité pour faire
émerger un tissu d’entreprises immobilières nationales capables ensuite de

16. Ministère de la Construction, du Logement, de l’Assainissement et de l’Urbanisme (MCLAU), « 2017-2020 :


les grands chantiers du ministre Isaac Dé », Bâtir nos villes (magazine bimensuel du ministère), octobre 2017.
17. Selon les chiffres du premier Plan national de développement (2012-2015), le déficit structurel en logements
est de 600 000 unités (p. 31).
18. Données recueillies au Centre de facilitation des formalités d’accès au logement (CEFFAL), Abidjan, 9 juin
2017.

Critique internationale 2020 – No 89


80 — par Alex N’goran, Moussa Fofana et Francis Akindès

« s’exporter comme les grosses entreprises étrangères »19, source de créations


d’emplois pour les jeunes, « valeur ajoutée à l’industrie du bâtiment »20. Avec les
logements sociaux, c’était « en moyenne 600 milliards qui [allaient être] injectés
dans l’économie ivoirienne »21. Pour divers que soient tous ces enjeux, c’est la
« haute portée sociale » du PPLSE qui dominait dans le discours politique, en
raison de la multiplicité des retombées, ricochets et autres effets de ruissellement
que l’on pouvait en attendre.
Pour rappel, la Côte d’Ivoire n’en était pas à sa première expérience de pro-
gramme de logements sociaux. Les décennies de croissance qui avaient suivi
l’indépendance en 196022 avaient permis au gouvernement Houphouët-Boigny
de construire et d’entretenir un modèle de développement interventionniste23.
Le poids de l’État demeurait un invariant dans tous les secteurs d’activités. La
politique de l’habitat mise en œuvre dans les années 1970 était le reflet de cette
posture interventionniste. Le rôle actif de l’« État promoteur » s’exprimait à
travers un faisceau de sociétés d’État dont les deux principales étaient la Société
ivoirienne de construction et de gestion immobilière (SICOGI) et la Société
ivoirienne de gestion et de financement de l’habitat (SOGEFIHA). Leurs opé-
rations immobilières étaient soutenues par un organe public de production des
aménagements fonciers, la Société d’équipement des terrains urbains (SETU),
et par des instruments de financement, le Fonds de soutien à l’habitat (FSH),
l’Office pour le soutien de l’habitat économique (OSHE), et la Banque nationale
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


pour l’épargne et le crédit (BNEC). Réinscrit dans une perspective historique,
le mode d’engagement de l’État promu par Alassane Ouattara dans le dévelop-
pement social en général et dans l’offre de logements sociaux en particulier se
révèle différent de celui mis en œuvre dans les années 1970-1980, même si Félix
Houphouët-Boigny n’a jamais caché son attachement au libéralisme économique.
L’architecture de la nouvelle politique de logements sociaux se caractérise en
effet par son inclination résolument pro-marché. En rupture avec la « delivery
approach » dans laquelle l’État est le principal pourvoyeur de programmes de
logements sociaux, et sur fond d’un partenariat public-privé, le cadre règlemen-
taire et législatif de la politique de logement a placé l’investissement privé au
cœur du secteur. Les conditions requises pour l’octroi d’exonérations fiscales aux
promoteurs privés ont été allégées, et des réformes ont été entreprises en vue
d’ouvrir le secteur aux promoteurs locaux. Une Commission d’appui aux activités

19. Selon Mamadou Sanogo, ex-ministre en charge du portefeuille du logement (https://www.akody.com/cote-


divoire/news/logements-sociaux-en-cote-d-ivoire-des-promoteurs-vereux-menaces-204677).
20. Ministère de la Construction, du Logement, de l’Assainissement et de l’Urbanisme, « Foncier urbain, le pro-
cessus de dématérialisation des actes est enclenché », Bâtir nos villes, janvier 2018, p. 49.
21. Camara Loukimane, ex-directeur général de la SICOGI, Fraternité Matin, lundi 25 mars 2013.
22. Après son indépendance, la Côte d’Ivoire a connu vingt années de performances économiques avec un taux
moyen de croissance annuelle estimé à 7 % sur la période. Thierry Paulais, Le développement urbain en Côte d’Ivoire,
1979-1990 : les projets de la Banque mondiale, Paris, Karthala, 1995.
23. Bernard Contamin, Harris Memel-Fotê (dir.), Le modèle ivoirien en question : crises, ajustements, recompositions,
Paris, Karthala, Orstom, 1997.

Critique internationale 2020 – No 89


La politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire — 81

des promoteurs immobiliers (CAAPI) a été mise sur pied pour faciliter l’accès à
l’agrément pour les sociétés immobilières souhaitant opérer dans le cadre du
Programme, ce qui a permis à une quarantaine de promoteurs immobiliers natio-
naux d’être agréés. Des accords de coopération ont également permis d’ouvrir
le secteur à des groupes immobiliers internationaux composés essentiellement
d’entreprises marocaines (Addoha, Alliances CI, Palmeraie développement) et du
groupe italien Piemme. L’ouverture du secteur immobilier aux capitaux maro-
cains s’explique par les liens d’amitié entre certains membres du gouvernement
Ouattara et le roi du Maroc et par la nécessité de reconfigurer la géopolitique
des investissements directs étrangers, en renforçant le partenariat Sud-Sud. Le
Maroc a saisi l’opportunité de cette nouvelle dynamique partenariale et, bien que
géographiquement éloigné de l’espace ouest-africain, a même proposé en février
2017 de devenir un État membre de la CEDEAO. La Côte d’Ivoire est l’un de
ses soutiens majeurs dans cette diplomatie économique offensive dans la sous-
région.
Les opportunités offertes aux privés locaux par l’option libérale de cette politique
affichée ont été vivement critiquées par bon nombre des opérateurs que nous
avons rencontrés au cours de nos enquêtes. Selon eux, l’agrément exigé des pro-
moteurs n’était pas opportun dans un contexte de marché libéral des logements
sociaux, les choix devant s’opérer par la sélection naturelle du marché24. De fait,
si elle a fourni à certains l’occasion d’élargir leurs offres de service, cette ouver-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


ture a aussi permis à quelques entrepreneurs du réseau clientéliste politique de
capter des commandes publiques dans le but de se lancer dans de nouvelles acti-
vités. Afin de maintenir ces promoteurs privés nationaux dans le processus, le
quota de constructions exigé pour bénéficier des avantages fiscaux est passé de
9 000 logements en trois ans avant le PPLSE à 3 000 au début du Programme
en 2013, et depuis 2017 à 250 (district d’Abidjan), 25 (en dehors d’Abidjan) et
10 (en zone rurale). Cependant, beaucoup de ces promoteurs privés nationaux
n’en sont restés qu’au stade de la présentation de leurs logements témoins. L’autre
marqueur spécifique de l’inclination néolibérale de cette nouvelle politique
publique est assurément l’éviction de la SICOGI de l’architecture initiale du
Programme. Cette structure immobilière, dont l’État est l’actionnaire majoritaire
et par laquelle Félix Houphouët-Boigny avait mis en place sa politique de loge-
ments sociaux, a été en effet retirée du Programme alors qu’elle avait été initia-
lement annoncée comme maître d’ouvrage et concessionnaire pour la
pré-commercialisation des logements qui devraient être construits. Impliquée
dans la mise en œuvre du projet pilote, organisatrice de la première opération
des pré-souscriptions, la SICOGI avait également en charge la construction de
25 % des 60 000 logements prévus initialement jusqu’à ce que toutes ses

24. C. Loukimane, Dans l’élan de l’émergence de la Côte d’Ivoire selon Alassane Ouattara, Abidjan, Frat Mat Éditions,
2015, p. 100-101.

Critique internationale 2020 – No 89


82 — par Alex N’goran, Moussa Fofana et Francis Akindès

responsabilités lui soient retirées. Ainsi l’État s’est-il résolument engagé dans une
dérégulation et un retour vers le privé, mais un privé doté de liens forts avec la
sphère politique. Derrière ces projets prioritaires lancés au nom de l’émergence
apparaît une forte centralisation du processus de décision qui s’est traduite par
la création du Centre de facilitation des formalités d’accès au logement
(CEFFAL), structure étatique créée en août 2013 avec pour mission de centra-
liser les souscriptions et de les affecter aux opérateurs immobiliers agréés, et ainsi
de faciliter les relations entre les demandeurs de logements et les promoteurs
immobiliers, et ce sous l’égide du ministère de la Construction et de l’Urbanisme
(MCLU). Selon sa logique néolibérale, l’État donne l’impression de sortir du jeu
sans réellement en sortir. Sa (néo)libéralisation du marché des logements sociaux
via le privé ne l’empêche pas d’adosser sa politique à une recentralisation du
pouvoir de décision par la création d’une agence de régulation elle-même
débordée dans l’arbitrage des jeux d’intérêts par les promoteurs immobiliers et
les banques commerciales.
En somme, la mise en œuvre du PPLSE signe le retour de l’État dans le secteur
de logement social, mais avec un changement de paradigme. L’État n’est plus le
contributeur direct comme ce fut le cas dans les années 1970-1980, mais plutôt
un régulateur du marché. En matière de promotion de logements sociaux, l’action
gouvernementale se déploie désormais sous des modalités nouvelles ancrées dans
une vision articulée autour d’un interventionnisme minoré de l’État surtout en
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


termes de subvention ou de financement direct de la politique de logement. Ce
mode de régulation n’annihile pas pour autant la présence de l’État dans le pro-
cessus de redynamisation du secteur, si l’on s’en tient aux fonctions de stimulation
et d’accompagnement du marché immobilier que les pouvoirs publics entendent
jouer dans le nouveau cadre défini. La stratégie adoptée par le gouvernement
Ouattara en novembre 2012 est théoriquement celle-ci : pour faciliter la
construction de logements sociaux, l’État prend des mesures d’incitation à l’inten-
tion des opérateurs du secteur privé qui veulent s’investir et investir dans l’immo-
bilier dédié aux revenus modestes. Il s’agit en clair pour l’État de se repositionner
dans le secteur en s’y redéployant à travers un rôle de régulateur tant par l’ins-
tauration d’un dispositif règlementaire incitant l’initiative du secteur privé que
par l’arbitrage de la pluralité d’intérêts qu’implique désormais cette co-construc-
tion d’action publique. Le terme générique de « secteur privé » recouvre ici,
notamment, le réseau des banques locales via l’Association professionnelle des
banques et établissement financiers de Côte d’Ivoire (APBEF-CI) dont le rôle
est d’octroyer aux demandeurs de logements et aux promoteurs immobiliers des
prêts à des « taux préférentiels ». Regroupés au sein de la Chambre des aména-
geurs urbains et des promoteurs-constructeurs de Côte d’Ivoire (CAPC) et de la
Chambre nationale des promoteurs et constructeurs agréés de Côte d’Ivoire
(CNPC-CI), les promoteurs immobiliers constituent l’autre maillon de ce secteur

Critique internationale 2020 – No 89


La politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire — 83

privé auquel l’élargissement de ses responsabilités confère une position centrale


dans la mise en œuvre du PPLSE. La structuration du modèle de financement
du Programme évalué à 1 500 milliards de FCFA repose de fait sur une impor-
tante mobilisation du secteur privé. Les actions de l’État en la matière s’expri-
ment de façon indirecte par des facilités fiscales et par l’aménagement partiel des
sites de construction. Sur ce point, l’État a consenti 356 milliards de FCFA
d’exonérations fiscales aux promoteurs immobiliers et environ 73 milliards de
FCFA pour la réalisation des travaux de Voiries et Réseaux Divers (VRD) pri-
maires grâce au concours de financements marocains (Attijariwafabank) et indo-
nésiens (EximBank Indonésie).
Le recours au secteur privé peut paraître stratégique dès lors qu’il permet à l’État
de résoudre l’équation consistant à assurer son rôle de protection sociale tout en
limitant ses coûts d’intervention. Reste que le processus de marchandisation du
logement social observé à l’ère d’une émergence planifiée rend particulièrement
acerbes les tensions entre le rôle redistributif de cet instrument de politique
sociale et les lois du marché immobilier et du monde de la finance. Les modalités
pratiques d’articulation des intérêts publics et privés et la cristallisation des enjeux
ont en effet compromis les promesses de politique sociale de logement par le
marché. Sept ans après la mise en œuvre du PPLSE, le taux de réalisation est de
moins de 10 % du nombre total de logements prévus. Seuls 12 000 logements
ont été construits sur les 150 000 annoncés. À ces considérations arithmétiques
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


illustrant un écart flagrant entre les promesses faites et le niveau de réalisation
du Programme s’ajoute un paradoxe, et non des moindres : les logements dits
« sociaux et économiques » restent difficilement accessibles aux « économique-
ment faibles ».

Les contradictions d’une ingénierie politique de régulation


par le marché

L’opérationnalisation de la politique des logements sociaux s’est trouvée


confrontée aux logiques financières en raison d’un déficit de régulation et du
faible engagement de l’État. Certaines trajectoires de souscripteurs mettent au
jour ces contradictions internes et les limites de la coordination de l’ingénierie
politique d’offre de logements sociaux par le marché.

Des expériences emblématiques de demandeurs de logements sociaux

Innocent a 49 ans. Il est instituteur, et habite avec les neuf personnes qui sont à
sa charge à Anyama, une banlieue d’Abidjan, dans un logement de 3 pièces qu’il
loue 75 000 FCFA (114,28 euros) par mois. Bien que voulant avoir sa propre

Critique internationale 2020 – No 89


84 — par Alex N’goran, Moussa Fofana et Francis Akindès

maison, il n’a jamais envisagé de souscrire aux opérations immobilières qui se


comptent par centaines dans le paysage abidjanais. Compte tenu de son revenu
mensuel, qui est d’environ 300 000 FCFA (457,13 euros), il trouve excessifs les
prix des logements construits par les promoteurs immobiliers. C’est un luxe qu’il
ne peut s’offrir. De plus, la réputation de ces « businessmen » rime trop souvent,
pour lui, avec « arnaque » et « gruge ». Son collègue Paul, son beau-frère Ali,
et Ayé, son ancien voisin à Abobo-Avocatier où il a habité de 2003 à 2007, ont
été tous les trois victimes de ces hommes d’affaires. Après cinq années de service
dans la fonction publique, Innocent a ouvert en 2006 un compte d’épargne sur
lequel il verse tous les mois 50 000 FCFA (76,53 euros) car il a le projet de
construire une maison dans son village natal, sur une parcelle de 400 m2 héritée
de son défunt père. Ce sera la maison de sa retraite.
Cependant, en février 2014, convaincu et encouragé par son ami Doumbia, Inno-
cent souscrit au Programme présidentiel de logements sociaux. Il choisit une villa
jumelée de plain-pied située à Songon-Kassemblé, qui comporte trois pièces et
coûte 9 300 000 FCFA (14 135,94 euros). Certes, c’est pour lui l’occasion de voir
se concrétiser son rêve d’avoir sa propre maison à Abidjan, mais ce n’est pas
l’idéal. Une maison de trois pièces est perçue comme peu spacieuse pour accueillir
une famille nombreuse, et le temps de la retraite se vit généralement en étant
entouré par plusieurs autres membres de la famille élargie ; de plus, en termes
de rapport qualité-prix le montant investi lui permettrait de construire une plus
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


grande maison dans son village natal où le coût du foncier est plus abordable.
Avec ses économies, Innocent verse un acompte de 3 500 000 FCFA
(5 319,98 euros) au promoteur vers lequel il a été affecté par le CEFFAL. Le
solde sera réglé grâce à un emprunt sur dix ans que sa banque lui a accordé. En
décembre 2015, date à laquelle les clés de sa maison doivent lui être remises, le
logement n’est toujours pas sorti de terre. En juillet 2016, les premiers murs
commencent à apparaître, mais, entre-temps, la responsable commerciale de la
structure immobilière en charge de son dossier lui a annoncé que la valeur mar-
chande des villas de 120 m2 comme la sienne était passée de 9 300 000 FCFA à
11 500 000 FCFA (17 613,32 euros), soit une augmentation de 23,65 %. Innocent
décide alors de se retirer de l’opération. Il soumet aussitôt auprès du Centre de
promotion des logements sociaux (CPLS), organisme public créé en mars 2017
pour assurer la continuité juridique du CEFFAL, une demande de rembourse-
ment de l’acompte qu’il a versé sur le compte séquestre du promoteur immobi-
lier. Innocent connaissait les dols et les escroqueries qui pullulent autour des
opérations immobilières, mais s’il avait finalement décidé de souscrire à un pro-
gramme de logement social, c’était parce que l’initiative venait du gouvernement
ivoirien, que l’opérateur était agréé par l’État, et que pour toutes ces raisons il
pensait être protégé. Pourtant, il n’avait pas écarté l’éventualité d’un désistement
en cas de soupçon de malversation ou de promesse non tenue, et ce malgré

Critique internationale 2020 – No 89


La politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire — 85

le risque de ne pas récupérer l’argent des frais de dossiers. Après trois ans de
navette entre les locaux du CPLS, le cabinet du ministère de la Construction,
du Logement et de l’Urbanisme (MCLU) et les bureaux de son promoteur immo-
bilier, Innocent attend toujours que ses fonds lui soient restitués. Il espère être
remboursé un jour afin de pouvoir réinvestir dans son projet initial. En attendant,
cette expérience lui a révélé sa vulnérabilité face au manque de protection des
petits souscripteurs par l’État. Dans le contentieux qui l’oppose à l’opérateur
immobilier, il s’avère que le compte séquestre n’a jamais existé et que l’arbitrage
de l’État est quasi inexistant.
Son ami Doumbia, commerçant de noix de cola depuis une vingtaine d’années,
a connu un autre type de déception. À l’issue de la phase de pré-souscription,
son dossier est rejeté par les promoteurs immobiliers et les banques au motif que
son activité n’offre pas de garanties suffisantes pour le remboursement d’un prêt
immobilier. Après deux rendez-vous avec la gestionnaire de son compte bancaire,
il doit renoncer à l’espoir d’accéder un jour à un logement social. Lorsque, grâce
à Innocent, nous réussissons à le joindre par téléphone, sa réponse à nos questions
est brève et sèche : « Cette histoire de logements sociaux, je ne veux plus en
parler ». Alors même que c’était lui qui avait incité Innocent à souscrire au pro-
gramme présidentiel, Doumbia a dû se résigner à renoncer à son projet d’acquérir
une maison. Dès lors, on s’interroge sur le caractère inclusif de cette politique
publique de logements sociaux. Bien que la composante no 4 des six critères d’éli-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


gibilité au PPLSE mentionne la prise en compte de demandeurs de logements
exerçant « une profession libérale du secteur formel ou informel à revenus régu-
liers ou irréguliers »25, des milliers de personnes comme Doumbia, travaillant dans
le secteur informel, ne peuvent fournir les garanties exigées par les établissements
bancaires classiques. Tous ces laissés-pour-compte qui ont été « rejetés par le
système financier » à cause de l’irrégularité de leurs revenus ou de leur « faible
capacité financière » représentent en fait 60 % des 75 000 souscripteurs. Pour-
tant, selon le document de cadrage sur la structure de l’emploi et les sources de
revenus en Côte d’Ivoire, en 2016, 93,9 % des travailleurs exerçaient leur activité
dans le secteur informel26.

Le social aux prises avec la logique financière

Déjà exposés aux conditions du marché de financement de l’immobilier, les sous-


cripteurs ont vu leur vulnérabilité aggravée par le non-respect des engagements
financiers de l’État. Se voulant dans un premier temps protecteur des souscrip-
teurs, à l’amorce du PPLSE en mars 2013, l’État a introduit des réformes visant

25. Entretien, Direction générale du logement et du cadre de vie, Abidjan, 12 juin 2017.
26. Ministère de l’Emploi et de la Protection sociale, Politique nationale de l’emploi 2016-2020, Document de cadrage,
novembre 2016.

Critique internationale 2020 – No 89


86 — par Alex N’goran, Moussa Fofana et Francis Akindès

à une révision à la baisse du crédit acquéreur grâce à une garantie de l’État fournie
par le Compte de mobilisation pour l’habitat (CDMH), mécanisme de finance-
ment mis sur pied en 1987. Ces réformes recommandaient aux institutions ban-
caires une bonification du taux du crédit acquéreur qui devait passer de 9,5 % à
5,5 % et un prolongement de la durée des prêts de quinze à vingt ans. Par ces
mesures, le gouvernement entendait accroître le nombre d’acquéreurs de loge-
ments sociaux et économiques et alléger pour les souscripteurs les mensualités
de remboursement des prêts contractés auprès des banques. Présentée comme
l’aboutissement d’un processus de six années (2013-2018) de négociations menées
avec l’Association professionnelle des banques et établissements financiers de
Côte d’Ivoire, cette disposition n’a été appliquée qu’en partie : dans certains cas,
le crédit a été étendu à vingt ans, mais le taux d’emprunt est resté à 9,5 %. Les
banques ont invoqué deux raisons fondamentales pour justifier leur position sur
le taux de sortie du crédit immobilier. D’une part, l’octroi de prêts au taux bonifié
que recommandait le gouvernement aurait dû être conditionné par des possibi-
lités d’achat de crédit à moindre coût sur le marché financier. D’autre part, la
recommandation de l’État aurait dû se concrétiser par un approvisionnement
conséquent du Compte de mobilisation pour l’habitat en ressources financières
à titre de garantie. Or les dotations budgétaires de cet instrument financier per-
mettant de mobiliser des ressources longues à moindre coût sont restées déri-
soires : 20 milliards de FCFA pour un besoin estimé à 400 milliards. En clair,
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


l’accompagnement étatique conditionnant la révision à la baisse du taux de rem-
boursement des crédits sollicités par les demandeurs de logements n’est resté
qu’au stade du discours, comme l’ont relevé plusieurs promoteurs immobiliers
engagés dans le Programme.
Si la finalité sociale de cette politique publique semble avoir été partagée par les
acteurs interagissant dans le cadre du Programme, plusieurs contraintes n’ont
été ni anticipées ni levées avant sa mise en œuvre. Les cas d’Innocent et de
Doumbia illustrent le non-respect par l’État de ses propres engagements, et
offrent matière à plusieurs interprétations. En apparence, les faits montrent que
le discours volontariste de reprise en main des leviers de la politique de logements
sociaux ne reposait pas sur une réelle capacité des pouvoirs publics à réguler les
rapports de force qui structurent tout marché libéral du logement social. Cette
faible capacité de régulation de l’État et son corollaire, l’absence d’arbitrage des
logiques d’intérêt par les pouvoirs publics, expliqueraient pour une bonne part
que le Programme n’ait que faiblement atteint ses objectifs. Par rapport à
l’habitat, l’insuccès de la politique de protection des souscripteurs par l’État
s’illustrerait également par la surenchère des prix des logements et l’absence de
conditions de facilitation à l’accès aux logements négociées, surtout pour une
catégorie de souscripteurs exposée aux conditions peu favorables de financement,
avec un taux de sortie prohibitif du crédit. Sous un autre angle, cette incapacité

Critique internationale 2020 – No 89


La politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire — 87

des pouvoirs publics à réguler les rapports de force cache à peine une impression
de dérégulation qui fait écho à la théorie du désordre comme instrument de
régulation politique développée par Patrick Chabal et Jean-Pascal Daloz27. En
effet, au-delà des apparences, les signes de faillite de ce programme s’expliquent
par une minimalisation de l’arbitrage favorable à une maximisation des oppor-
tunités de rente générée par les possibilités d’investissement dans le social plutôt
en faveur d’une clientèle politique et de quelques alliés internationaux.

Des souscripteurs exposés aux lois du marché immobilier

Constatant que l’État ne tenait pas ses engagements financiers et qu’il manifestait
par ailleurs des signes de faiblesse concernant ses capacités de régulation, les
promoteurs immobiliers engagés dans le PPLSE en ont profité pour réviser de
façon unilatérale, et en leur faveur, les prix de cession des logements et les critères
de sélection des acquéreurs. Tout au long du Programme, les initiatives de sta-
bilisation et de maîtrise des coûts des logements prises par les pouvoirs publics
à travers la définition de différentes normes tarifaires ont échoué. Conséquence,
les prix maximums fixés pour le logement social à 5 millions de FCFA
(7 622,47 euros) et pour le logement économique à 8 millions de FCFA
(12 196,3 euros) ont été revus à la hausse en 2013 – lors du démarrage officiel
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


du Programme – pour se situer entre 5 et 10 millions de FCFA (soit entre
7 622,47 et 15 246,97 euros) pour le logement social et entre 10 et 15 millions
de FCFA (soit entre 15 246,97 et 22 871,73 euros) pour le logement économique.
Dans la réalité, les coûts moyens des logements pratiqués par les promoteurs que
nous avons rencontrés dépassaient les montants initialement annoncés par les
pouvoirs publics, remettant de fait en cause le caractère social du PPLSE.
En mai 2017, soit quatre ans après le démarrage du Programme, les coûts de
vente des logements sociaux et économiques ont été révisés et plafonnés respec-
tivement à 12,5 millions de FCFA et 23 millions de FCFA (soit 19 058,93 euros
et 35 066,08 euros). En fixant ces seuils, le gouvernement entendait non seule-
ment intégrer dans sa politique tarifaire l’augmentation des coûts des intrants de
construction, mais aussi recadrer les prix de vente pratiqués par les promoteurs
immobiliers qui s’écartaient des premières fourchettes de prix indiqués. S’ils
paraissaient être plus en phase avec les réalités du marché de l’immobilier, ces
nouveaux coûts étaient en revanche, de l’avis des responsables d’associations des
consommateurs et de certains souscripteurs interviewés, hors de portée des popu-
lations ciblées initialement.

27. Patrick Chabal, Jean-Pascal Daloz, L’Afrique est partie ! Du désordre comme instrument politique, Paris, Économica,
1999.

Critique internationale 2020 – No 89


88 — par Alex N’goran, Moussa Fofana et Francis Akindès

Ce que les opérateurs immobiliers se sont empressés de qualifier de « manque-


ments » de la part de l’État a fini par justifier le renchérissement des prix des
logements. Pour eux, l’État avait mal géré les conditions de cession du foncier
aux promoteurs immobiliers. La remise en question de ces conditions par les
propriétaires coutumiers a généré une insécurité foncière qui a eu plusieurs
conséquences : luttes de légitimité des droits de propriété foncière entre promo-
teurs et communautés riveraines autour des sites de construction à Modeste
(81 hectares), contestations liées au retard de la purge des droits coutumiers
(expression locale pour désigner la compensation versée aux communautés dont
le patrimoine foncier est déclaré d’utilité publique au cours de la réalisation d’un
projet) à Songon-Kassemblé (439,27 hectares), entrave des activités des promo-
teurs immobiliers qui ont estimé que l’État les avait abandonnés lorsque des
mouvements de jeunes autochtones, mobilisés par des chefs communautaires, ont
bloqué leurs chantiers. Pour pouvoir respecter les obligations du calendrier des
emprunts contractés auprès des banques et éviter que les matériaux de construc-
tion ne deviennent hors d’usage, du fait de l’arrêt des travaux, certains promo-
teurs opérant sur des sites litigieux ont procédé à des arrangements à « coût
supplémentaire » en accédant aux revendications financières exigées par les com-
munautés villageoises, propriétaires des terres mises en exploitation immobilière.
Quant au retard des travaux de Voirie et Réseaux Divers primaires, initialement
à la charge de l’État, qui aurait entraîné une hausse du prix des logements du fait
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


des coûts indirects qu’il suscitait, il a été imputé aux « tensions de trésorerie »
dans l’arbitrage des enveloppes budgétaires ministérielles. Selon les promoteurs
immobiliers, les frais financiers en hausse liés aux emprunts en cours alors que
les logements construits restaient inhabitables pour beaucoup ont généré des
coûts additionnels que les promoteurs ont répercutés sur le prix de vente final
des logements.
Dans le cadre du PPLSE, l’instauration de comptes séquestres par les pouvoirs
publics avait été envisagée comme un procédé juridique par lequel l’acompte
versé28 par le futur acquéreur était rendu indisponible à court terme, afin de
protéger l’opération d’achat-vente. Censé sécuriser la transaction, ce mécanisme
s’est révélé, dans les faits, peu protecteur en raison de la lenteur et de la com-
plexité du processus du remboursement du dépôt de garantie, lorsque les sous-
cripteurs prenaient la décision de sortir du PPLSE pour les raisons liées aux
retards dans la livraison des logements, à l’augmentation unilatérale des prix de
cession ou aux rejets des demandes de prêt immobilier par les banques. De fait,
l’engouement suscité par le PPLSE à ses débuts a laissé la place au « méconten-
tement », au « scepticisme », à la « déception », voire à la « colère ». Estimant

28. Pour l’acquisition d’un logement, les souscripteurs devaient verser 135 000 FCFA (206,62 euros) de frais de
dossier pour les logements sociaux et 150 000 FCFA (229,58 euros) pour les logements économiques, un apport
initial de 10 % du coût total du logement et 3,5 % du coût du logement, au titre du fonds de caution mutuelle.

Critique internationale 2020 – No 89


La politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire — 89

avoir été floués, et n’ayant pas d’interlocuteur en face d’eux, les souscripteurs se
sont mobilisés sur les réseaux sociaux au motif que l’État les avait trompés en
leur « vendant » l’idée d’une protection des petits souscripteurs garantie par un
programme public d’accès au logement. En 2019, des souscripteurs qui s’étaient
retirés du programme étaient encore constitués en collectif pour donner plus
d’écho à leurs requêtes par des modes d’action revendicative : recours à la presse
écrite, sensibilisation à leur cause sur les réseaux sociaux, sit-in devant le Cabinet
du ministre de la Construction, du Logement, de l’Assainissement et de l’Urba-
nisme. Si elles n’ont pas fondamentalement empêché la poursuite du Programme,
les tensions relatives au remboursement des apports des acquéreurs qui ont sou-
haité s’en retirer révèlent un point de dysfonctionnement majeur de cette poli-
tique sociale et constituent un autre indicateur d’absence de protection des
acteurs les plus vulnérables du système.

La production du social par le marché, entre ruse et utopie

L’expérience de politique publique tentée par Alassane Ouattara en matière de


logements sociaux rappelle par son approche de type néolibéral celles de la
Thaïlande, de l’Inde et du Brésil menées trente ans auparavant. Elle révèle éga-
lement les mêmes faiblesses. Dans tous ces pays, la privatisation du marché de
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


l’immobilier social et la réduction au minimum du rôle de l’État ont plus favorisé
le secteur privé que les acheteurs à revenus modestes, censés être protégés par
ces politiques29, au demeurant insuffisamment conceptualisées30.
Les débats relatifs aux formes de politiques publiques les plus à même de protéger
les droits dits fondamentaux et universels au logement se sont focalisés durant
plus de trois décennies sur les modèles nord-américains et européens31 et sur
ceux des pays de l’Europe centrale et de l’Est32 en situation de transition politique
après la chute du Mur de Berlin. Désormais, ils s’ouvrent de plus en plus sur les

29. Yap Sheng, « Housing, the State and the Market in Thailand: Enabling and Enriching the Private Sector »,
Journal of Housing and the Built Environment, 17, 2002, p. 33-47 ; Urmi Sengupta, Brendan Murtagh, Camila
D’Octtaviano, « Between Enabling and Provider Approach: Key Shifts in the National Housing Policy in India
and Brazil », Environment and Planning C: Politics and Space, 36 (5), 2018, p. 856-876.
30. Vinit Mukhija, « The Contradictions in Enabling Private Developers of Affordable Housing: A Cautionary
Case from Ahmedabad », India Urban Studies, 41 (11), 2004, p. 2231-2244 ; Alpana Sivam, Sadasivam Karuppannan,
« Role of State and Market in Housing Delivery for Low-Income Groups in India », Journal of Housing and the
Built Environment, 17 (1), 2002, p. 69-88.
31. Anita Blessing, David Mullins, « Organisational Hybridity in Affordable Housing Finance », dans David Billis,
Colin Rochester (eds), Handbook on Hybrid Organisations, Northampton, Edward Elgar Publishing, 2020 ; Dorothée
Bohle, Leonard Seabrooke, « From Asset to Patrimony: The Re-emergence of the Housing Question », West
European Politicis, 43 (2), 2020, p. 412-434 ; Peter Boelhouwer, « International Comparison of Social Housing Mana-
gement in Western Europe », Netherlands Journal of Housing and the Built Environment, 14, 1999, p. 225-240.
32. Zoltán Kovács, Günter Herfet, « Development Pathway of Large Housing Estates in Post-Socialist Cities: An
International Comparison », Housing Studies, 27 (3), 2012, p. 324-342 ; József Hegedüs, Martin Lux, Vera Horvath,
Private Rental Housing in Transition Countries: An Alternative to Owner Occupation, Londres, Palgrave Macmillan,
2017.

Critique internationale 2020 – No 89


90 — par Alex N’goran, Moussa Fofana et Francis Akindès

expériences des pays émergents avec un intérêt particulier pour l’analyse de la


capacité de l’État à garantir l’accès aux logements à des prix abordables par la
recherche de compromis entre une pluralité d’acteurs. En Côte d’Ivoire comme
en Thaïlande, en Inde et au Brésil, la question de la régulation du marché des
logements sociaux demeure non résolue. La politique de renforcement de la
position du secteur privé sur ce marché a partout montré ses limites : incapacité
à répondre à la demande, à maintenir des prix abordables et à protéger les acqué-
reurs à faibles revenus. Les observations faites à partir de l’expérience ivoirienne
rejoignent les constats faits sur d’autres terrains, et renforcent le scepticisme
qu’inspire une politique publique pro-marché de logements sociaux en même
temps qu’elles interrogent l’État.
La fabrique et la mise en œuvre de la politique de logements sociaux sont une
lucarne qui éclaire les ambigüités des États du Sud et les enjeux liés aux promesses
d’émergence dans ces pays. En Côte d’Ivoire, cette politique se veut une action
publique politiquement présentée comme « un pilier (...) de l’émergence écono-
mique » et « un indicateur de la bonne santé économique du pays »33. Tel qu’il
est configuré, le nouveau design institutionnel fondé sur un partenariat public-privé
et les tensions au cœur de la mise en œuvre de la politique révèlent les contra-
dictions entre l’affichage libéral de cette politique et son enchâssement dans le
politique. Sur le marché des logements sociaux, l’État reste discrètement présent
à travers un réseau de partenaires internationaux privilégiés et de clients politi-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


ques nationaux convertis en promoteurs immobiliers. Sa défaillance dans la régu-
lation des jeux d’intérêts sur ce marché renforce l’asymétrie de pouvoir entre les
acteurs et la position des promoteurs privés bénéficiaires de caution politique.
On est en présence d’un phénomène bien connu et qualifié par Daniel Kaufmann,
dans les économies en transition, d’official economy34. Derrière la rhétorique de
l’émergence se met en place un système de patronage favorable au state capture
(capture de l’État)35. Certains promoteurs immobiliers cherchent en effet à éviter
les réglementations de l’État qui pourraient les désavantager en permettant des
transferts illicites de gains au bénéfice des agents publics dont les positions au
sein de l’appareil administratif rendent possibles ces transactions informelles. La
rhétorique de l’autonomie entre politique et économie, entre public et privé, est
donc un leurre, comme le montre la propension de l’État à se redéployer à travers
le privé.

33. Propos du Premier ministre, ministre de l’Économie, des Finances et du Budget, Daniel Kablan Duncan, au
cours du lancement du projet de construction de 75 000 logements à Songon, dans la périphérie d’Abidjan, 15 mars
2013.
34. Simon Johnson, Daniel Kaufmann, Andrei Shleifer, Marshall I. Goldman, Martin L. Weitzman, « The Unof-
ficial Economy in Transition », Brookings Papers on Economic Activity, 2, 1997, p. 159-239.
35. Joel Hellman, Daniel Kaufmann, « Confronting the Challenge of State Capture in Transition Economies »,
Finance & Development, 38 (3), 2001.

Critique internationale 2020 – No 89


La politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire — 91

Dans les années 1980, une certaine interprétation politique des plans d’ajuste-
ments structurels avait permis à Félix Houphouët-Boigny de se faire passer pour
un « bon élève » en procédant à une « réforme spectaculaire et brutale » des
sociétés d’État. Comme l’ont montré Bernard Contamin et Yves-André Fauré36,
à travers cette réforme, le Président saisissait en fait l’opportunité politique des
conditionnalités des institutions de Breton Woods pour se débarrasser de clients
politiques gênants, les patrons de ces entreprises d’État rompus aux pratiques
patrimonialistes, source de confusion entre argent public et fortune privée.
À l’époque, les exigences d’ajustements structurels avaient donné lieu à des « ajus-
tements internes ». Avec Alassane Ouattara, et contrairement à Félix Houphouët-
Boigny, l’éloge du partenariat public-privé permet d’élargir le champ de
positionnement de la clientèle politique au secteur privé au nom des principes
néolibéraux et de l’opérationnalisation de la redistribution des fruits de la crois-
sance, comme pour faire écho aux promesses d’émergence. Un tel processus se
rapproche de ce que Béatrice Hibou appelle la « décharge »37, à savoir une trans-
formation de l’interventionnisme et une production de « nouveaux espaces de
pouvoir » sur fond de double jeu d’élargissement-recentrage du contrôle straté-
gique de l’État.

Nous avons tenté de montrer comment la faible capacité de régulation et


d’arbitrage de l’État a empêché d’atteindre les objectifs du PPLSE, pourtant
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


conçu comme un pan important du programme social de la gouvernance Ouat-
tara et surtout comme un moyen de manifester l’inclusion dans le partage des
fruits de la croissance économique des segments de la société à faibles revenus.
Alors que tout porte à croire que l’État n’a pas le pouvoir de régulation qu’il
prétend, l’échec perçu révèle une stratégie de redéploiement paradoxal de l’État
par le privé. Le renouvellement de la rhétorique néolibérale et la place donnée
au social dans les politiques de croissance qui se veulent désormais « inclusives »
ou « distributives » cachent à peine les jeux de captation de rente par des acteurs
« privés » à qui l’État délègue la responsabilité de la mise en œuvre de ces poli-
tiques, en l’occurrence ici le projet prioritaire de logements sociaux. Ces acteurs
privés sont aussi « publics » dans le sens où ils ont des liens formels ou informels
avec le régime qui les institue dans le rôle qu’ils jouent dans les politiques affi-
chées comme étant publiques. Toutes ces dynamiques à l’œuvre démontrent
combien derrière le discours fantasmé de l’émergence, les États dans les pays du
Sud développent une ingénierie de la ruse par la récupération et l’instrumenta-
lisation des politiques dites néolibérales.

36. Bernard Contamin, Yves-André Fauré, La bataille des entreprises publiques en Côte d’Ivoire : l’histoire d’un ajustement
interne, Paris, Karthala, 1990.
37. Béatrice Hibou, « La “décharge”, nouvel interventionnisme », Politique africaine, 73, 1999, p. 6-15 ; Max Weber,
Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, Paris, Gallimard, 1991 (1re édition
allemande 1923).

Critique internationale 2020 – No 89


92 — par Alex N’goran, Moussa Fofana et Francis Akindès

Notre recherche a également mis en évidence les asymétries de pouvoir engen-


drées par une politique peu conceptualisée, laquelle a pratiquement abouti aux
mêmes résultats que ceux qui ont été observés dans des pays d’Asie et d’Amérique
latine qui en ont fait l’expérience. En Côte d’Ivoire, bien que l’« horizon 2020 »
visé pour l’émergence soit dépassé, le gouvernement n’envisage pas de dresser
un bilan objectif du PPLSE. Il s’est plutôt engagé dans la restructuration admi-
nistrative de sa politique et envisage, dans la poursuite de celle-ci, une plus grande
ouverture du Programme à des groupes de promoteurs immobiliers internatio-
naux, réaffirmant ainsi sa résolution de continuer à faire du social à partir d’un
marché toujours plus libéral. Revisiter la réalité de l’émergence en situation et
constater les limites des politiques néolibérales observées à partir d’un terrain
concret amène à se poser les questions suivantes : l’offre publique de politique
sociale par le marché n’est-elle pas une utopie irréalisable ? Et pour être efficace,
quel degré de désengagement de l’État et quel mode de régulation et d’arbitrage
la stratégie d’habilitation du marché à délivrer de véritables politiques sociales
pourrait-elle supporter38 ? ■

Alex N’goran est doctorant à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire) et
membre de l’équipe de recherche de la Chaire Unesco de bioéthique associée au Projet R4D
« The Developmental State Strikes Back? The Rise of New Global Powers and African States’
Development Strategy » en partenariat avec les Universités de Lausanne et de Genève et
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


l’Université de Yaoudé II au Cameroun. Ses recherches portent sur l’ingénierie politique et
sociale des programmes de développement, et plus particulièrement, dans le cadre de sa
thèse, sur la fabrique des politiques de logements sociaux en Côte d’Ivoire.
[email protected]

Moussa Fofana est enseignant-chercheur au Département d’anthropologie et de sociologie


de l’Université Alassane Ouattara de Bouaké, responsable du pôle « Éthique et gouvernance
du développement » de la Chaire Unesco de bioéthique de l’Université de Bouaké, et
post-doc sur le programme « The Developmental State Strikes Back? The Rise of New Global
Powers and African States’ Development Strategy ».
[email protected]

Francis Akindès est professeur des Universités, chef du Département d’anthropologie et de


sociologie de l’Université Alassane Ouattara (Bouaké), directeur des programmes de la
Chaire Unesco de bioéthique et responsable de l’équipe de recherche de la Chaire associée
au Projet R4D « The Developmental State Strikes Back? The Rise of New Global Powers and

38. Les données présentées ici ont été recueillies dans le cadre du projet de recherche « The Developmental State
Strikes Back? The Rise of New Global Powers and African States’ Development Strategies », supervisé par Antoine
Kernen de l’Université de Lausanne, Didier Péclard de l’Université de Genève, Francis Akindès de l’Université
Alassane Ouattara de Bouaké et Pierre Fabien Nkot de l’Université de Yaoundé II, et financé par le Fonds national
suisse pour la recherche scientifique.

Critique internationale 2020 – No 89


La politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire — 93

African States’ Development Strategy ». Ses travaux couvrent divers champs du politique et
en particulier la gouvernance économique, politique et sociale en Afrique.
[email protected]

Résumé
La rhétorique de l’émergence est récurrente en Afrique, et la Côte d’Ivoire se veut un labo-
ratoire de son expérimentation. Face aux critiques de sa politique de croissance jugée peu
inclusive, le gouvernement Alassane Ouattara a voulu renvoyer les signaux d’une politique
distributive à travers des programmes sociaux dont la politique des logements sociaux (PLS)
est un maillon essentiel. La fabrique de cette politique est envisagée comme une lucarne à
travers laquelle les ambigüités de l’État et les enjeux liés au discours de l’émergence sont
ici analysés. Les données collectées de février 2016 à avril 2019 auprès d’acteurs impliqués
dans les interactions autour du Programme présidentiel de logements sociaux et économi-
ques permettent de procéder à une sociologie de la régulation de la PLS par l’État. Il en
ressort que les asymétries de pouvoir entre les acteurs ont compromis l’atteinte des objectifs
du Programme. Or ce qui apparaît comme un échec de la régulation cache en réalité l’oppor-
tunité qu’a offerte la PLS d’élargir la sphère du patronage politique au secteur privé. La
production du social par le marché se révèle être une utopie car derrière le discours fan-
tasmé de l’émergence, l’État ivoirien développe une ingénierie d’instrumentalisation des
réformes néolibérales pour son redéploiement.

Abstract
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.235.71.70)


Redeploying the State through the market: the politics of social housing in Côte d’Ivoire
The rhetoric of emergence is a recurrent phenomenon in Africa and Côte d’Ivoire likes to
see itself as a laboratory for its experimentation. Confronted with criticism of what is said
to be an insufficiently inclusive growth policy, the Alassane Ouattara’s government res-
ponded by seeking to signal the advent of a distributive policy based in its social programs,
an essential link of which consists of its social housing policy (PLS). This article examines the
construction of this policy understood as a vantage point for observing the ambiguities of
the state and of issues relating to the discourse of emergence. Data collected between
February 2016 and April 2019 among actors involved in interactions relating to the Presi-
dential Social Housing Program provide the basis for a sociology of the state’s PLS regula-
tion. We find that power asymmetries among these actors jeopardized the realization of
the program’s objectives. We further find that what might at first seem a failure of regu-
lation in reality barely conceals the opportunity that the PLS represented for expanding the
sphere of political patronage to the private sector and that the market-driven production
of social policy proves no more than a pipe dream. Finally, we argue that, behind the pie-
in-the-sky discourse of emergence, the Ivorian state is developing a system for exploiting
neoliberal reforms in the interests of its own redeployment.

Critique internationale 2020 – No 89

Vous aimerez peut-être aussi