Engels - Ludwig Feuerbach Et La Fin de La Philosophie Classique Allemande
Engels - Ludwig Feuerbach Et La Fin de La Philosophie Classique Allemande
Engels - Ludwig Feuerbach Et La Fin de La Philosophie Classique Allemande
Ludwig Feuerbach
et la fin de l a phil osophi e classi que
all em ande
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
IV : Le matérialisme dialectique............................................................... 19
Annexe : Thèses sur Feuerbach (Marx) .......................................................... 26
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F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
Avant-propos
Dans sa préface à la Contribution à la critique de l'économie politique, Berlin 1859, Marx raconte com-
ment nous entreprîmes tous deux, à Bruxelles en 1845, « de travailler en commun à dégager l'antago nisme
existant entre notre manière de voir (il s'agissait de la conception matérialiste de l'histoire élaborée surtout
par Marx) et la conception idéolo gique de la philosophie allemande : en fait, de régler nos comptes avec
notre conscience philosophique d'au trefois. Ce dessein fut réalisé sous la forme d'une critique de la
philosophie post-hégélienne. Le manuscrit, deux forts volumes in -octavo, était depuis long temps entre les
mains de l'éditeur, en Westphalie, lorsque nous apprîmes que des circonstances nou velles n' en
permettaient plus l'impression. Nous abandonnâmes d'autant plus volontiers le manuscrit 1 à la critique
rongeuse des souris que nous avions atteint notre but principal, voir clair en nous-mêmes. »
Depuis cette époque, plus de quarante années se sont écoulées, et Marx est mort sans que l'un de
nous ait eu l'occasion de revenir sur ce sujet. Sur nos rapports avec Hegel, nous nous sommes expliqués en
diverses occasions, mais nulle part d'une manière exhaustive. Nous ne sommes jamais revenus sur
Feuerbach, qui constitue cependant à maints égards un chaînon intermédiaire entre la philosophie hégé-
lienne et notre conception.
Entre-temps, la conception du monde de Marx a trouvé des partisans bien au delà des frontières de
l'Allemagne et de l'Europe et dans toutes les langues civilisées du monde. D'autre part, la philosophie
classique allemande connaît actuellement à l'étranger une sorte de résurrection, surtout en Angleterre et en
Scandinavie, et même en Allemagne, il semble qu'on commence à se fatiguer des éclectiques brouets que
l'on sert là-bas dans les universités sous le nom de philosophie.
Etant donné ces circonstances, un exposé succinct et systématique de nos rapports avec la philosophie
hégélienne, de la façon dont nous en sommes sortis et dont nous nous en sommes séparés, me parut
s'imposer de plus en plus. Et, de même, il m'apparut que nous avions encore à acquitter une dette d'hon -
neur en reconnaissant pleinement l'influence que, pendant notre période d'effervescence, plus que tout
autre philosophe post -hégélien, Feuerbach exerça sur nous. Aussi ai-je saisi avec empressement l'occasion
que m'offrait la rédaction de la Neue Zeit 2 en me priant d'écrire une critique du livre de Starcke sur
Feuerbach. Mon travail fut publié dans les fascicules 4 et 5 de l'année 1886 de cette revue et paraît ici,
après révision, en édition séparée.
Avant d'envoyer ces lignes à l'impression, j'ai ressorti et regardé encore une fois le vieux manuscrit de
1845-1846. Le chapitre sur Feuerbach n'est pas terminé. La partie rédigée consiste en un exposé de la
conception matérialiste de l'histoire, qui prouve seulement combien nos connaissances d'alors en histoire
économique étaient encore incomplètes. La critique de la doctrine même de Feuerbach y faisant défaut, je
ne pouvais l'utiliser pour mon but actuel. J'ai retrouvé, par contre, dans un vieux cahier de Marx, les onze
thèses sur Feuerbach publiées en appendice. Ce sont de simples notes jetées rapidement sur le papier pour
être élaborées par la suite, nullement destinées à l'impression, mais d'une valeur inappréciable, comme
premier document où soit déposé le germe génial de la nouvelle conception du monde.
Friedrich Engels
Londres, 21 février 1888.
1
C'est L'Idéologie allemande, retrouvée seulement au début du siècle et publiée pour la première fois dans son intégralité en
1933 par les soins de l'Institut du marxisme-léninisme de Moscou. (N. R.)
2
Die Neue Zeit, revue théorique de la social-démocratie allemande paraissant à Stuttgart. Mensuelle à cette époque, elle
devint hebdomadaire à partir de 1890. Elle était éditée par Karl Kautsky.
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I : De Hegel à Feuerbach
Cet ouvrage1 nous ramène à une époque qui, dans le temps, est séparée de nous par l'espace d'une bonne
génération, mais est devenue aussi étrangère à la génération actuelle en Allemagne que si elle, datait déjà d'un siècle
entier. Et cependant ce fut l'époque où l'Allemagne se préparait à la révolution de 1848 : tout ce qui s'est passé chez
nous n'est qu'une continuation de 1848, la simple exécution testamentaire de la révolution.
Tout comme en France au XVIIIe siècle, au XIXe siècle en Allemagne, la révolution philosophique prépara
également l'effondrement politique. Mais quelle différence entre l'une et l'autre ! Les Français en lutte ouverte contre
toute la science officielle, contre l'Église, souvent même contre l'État, leurs ouvrages imprimés de l'autre côté de la
frontière, en Hollande ou en Angleterre, et eux-mêmes assez souvent sur le point de faire un tour à la Bastille. Les
Allemands, au contraire, des professeurs, des maîtres de la jeunesse nommés par l'État, leurs ouvrages reconnus comme
manuels d'enseignement, et le système qui couronne tout le développement, celui de Hegel, élevé même en quelque sorte
au rang de philosophie d'État de la monarchie prussienne ! Et la révolution se serait cachée derrière ces professeurs,
derrière leurs phrases pédantesques et obscures, dans leurs périodes lourdes et ennuyeuses ? Les hommes qui passèrent à
l'époque pour les représentants de la révolution, les libéraux, n'étaient-ils pas précisément les adversaires les plus acharnés
de cette philosophie qui jetait le trouble dans les esprits ? Mais ce que ne virent ni le gouvernement, ni les libéraux, un
homme tout au moins le vit dès 1833. Il est vrai qu'il s'appelait Henri Heine2 .
Prenons un exemple. Aucune thèse philosophique ne s'est autant attiré la reconnaissance de gouvernements bornés
et la colère de libéraux non moins bornés que la thèse fameuse de Hegel: « Tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui
est rationnel est réel3. » N'était -ce pas, manifestement, la sanctification de tout ce qui existe, la consécration philosophique
du despotisme, de l'État policier, de la justice arbitraire, de la censure ? C'est ainsi que l'interprétèrent Frédéric-Guillaume
III, et ses sujets avec lui. Or, chez Hegel, tout ce qui existe n'est nullement réel d'emblée. L'attribut de la réalité ne
s'applique chez lui qu'à ce qui est en même temps nécessaire ; « la réalité dans son déploiement s'avère être la nécessité
» ; c'est pourquoi il ne considère pas non plus d'emblée comme réelle n'importe quelle mesure gouvernementale - Hegel
cite lui-mime l'exemple d' « une certaine institution fiscale ». Mais ce qui est nécessaire s'avère en dernière instance
également rationnel, et, appliquée à l'État prussien d'alors, la thèse de Hegel ne signifie pas autre chose que : cet État est
rationnel, conforme à la raison dans la mesure où il est nécessaire ; s'il nous paraît cependant mauvais, mais continue
néanmoins d'exister bien qu'il soit mauvais, c'est que la mauvaise qualité du gouvernement trouve sa justification et son
explication dans la mauvaise qualité correspondante des sujets. Les Prussiens d'alors avaient le gouvernement qu'ils
méritaient.
Or, la réalité n'est aucunement, d'après Hegel, un attribut qui revient de droit en toutes circonstances et en tout
temps à un état de choses social ou politique donné. Tout au contraire. La République romaine était réelle, mais l'Empire
romain qui la supplanta ne l'était pas moins. La monarchie française de 1789 était devenue si irréelle, c'est -à-dire si
dénuée de toute nécessité, si irrationnelle, qu'elle dut être nécessairement abolie par la grande Révolution dont Hegel
parle toujours avec le plus grand enthousiasme. Ici la monarchie était par conséquent l'irréel et la Révolution le réel. Et
ainsi, au cours du développement, tout ce qui précédemment était réel devient irréel, perd sa nécessité, son droit à
l'existence, son caractère rationnel ; à la réalité mourante se substitue une réalité nouvelle et viable, d'une manière
pacifique, si l'ancien état de choses est assez raisonnable pour mourir sans résistance, violente s'il se regimbe contre
cette nécessité. Et ainsi la thèse de Hegel se tourne, par le jeu de la dialectique hégélienne elle -même, en son
contraire : tout ce qui est réel dan s le domaine de l'histoire humaine devient, avec le temps, irrationnel, est donc déjà
par destination irrationnel, entaché d'avance d'irrationalité : et tout ce qui est rationnel dans la tête des hommes est
destiné à devenir réel, aussi en contradiction que cela puisse être avec la réalité apparemment existante. La thèse de la
rationalité de tout le réel se résout, selon toutes les règles de la dialectique hégélienne, en cette autre : Tout ce qui
1
Ludwig Feuerbach, par C. N. Starcke, docteur en philosophie, Stuttgart, Ferd. Encke, 1885.
2
Engels fait ici allusion à l'ouvrage de Heine : Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland (Contribution à l'histoire
de la philosophie et de la religion en Allemagne). Dans ce livre destiné au public français, Heine caractérisait la philosophie
allemande et le rôle qu'elle a joué en son temps.
3
C'est dans la préface aux Principes de la philosophie du droit (1820) que Hegel a exposé pour la première fois cette thèse qui
est à la base de toute sa philosophie de l'histoire. Engels cite un peu inexactement. Hegel écrit littéralement : « Ce qui est rationnel
est réel ; et ce qui est réel est rationnel. »
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4
Goethe : Faust I. Sc. Studierzimmer, v.
5
Voir dans le Manifeste du Parti communiste le passage où est expliquée cette action révolutionnaire de la bourgeoisie.
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doivent, par conséquent, pas être trop ambitieuses. Et c'est ainsi que nous trouvons, à la fin de la Philosophie du Droit ,
que l'Idée absolue doit se réaliser dans cette monarchie représentative que Frédéric -Guillaume III mettait sans résultat6
tant d'obstination à promettre à ses sujets, c'est -à-dire dans une domination indirecte des classes possédantes, limitée et
modérée, adaptée aux conditions petites-bourgeoises de l'Allemagne d'alors ; ce qui est, en plus, une occasion de nous
démontrer par le raisonnement la nécessité de la noblesse.
Les nécessités internes du système suffisent donc à elles seules à expliquer comment à l'aide d'une méthode de
pensée profondément révolutionnaire, on aboutit à une conclusion politique très modérée. La forme spécifique de cette
conclusion provient d'ailleurs du fait que Hegel était allemand et que, tout comme chez son contemporain Goethe, on
voyait un peu dépasser derrière son crâne la perruque du philistin. Goethe aussi bien que Hegel étaient, chacun dans son
domaine, des Jupiters olympiens, mais l'un et l'autre ne dépouillèrent jamais complètement le philistin allemand.
Tout cela n'empêcha cependant pas le système de Hegel d'embrasser un domaine incomparablement plus vaste que
n'importe quel système antérieur et de développer dans ce domaine une richesse de pensée qui étonne aujourd'hui encore.
Phénoménologie de l'esprit (que l'on pourrait appeler un parallèle de l'embryologie et de la paléontologie de l'esprit : le
développement de la conscience individuelle à travers ses différentes phases, conçu comme une reproduction en raccourci
des phases par lesquelles a passé historiquement la conscience humaine), Logique, Philosophie de la nature,
Philosophie de l'Esprit, cette dernière élaborée à son tour en ses différentes subdivisions historiques : Philosophie de
l'Histoire, du Droit, de la Religion, Histoire de la Philosophie, Esthétique, etc. - dans tous ces différents domaines
historiques, Hegel travaille à découvrir et à démontrer l'existence du fil conducteur du développement, et comme il n'était
pas seulement un génie créateur, mais aussi un homme d'une érudition encyclopédique, ses travaux dans tous ces
domaines font époque. Il est bien évident que, par suite des nécessités du « système », il est assez souvent obligé d'avoir
ici recours à ces constructions arbitraires qui font, aujourd'hui encore, pousser de si hauts cris à ses lilliputiens
adversaires. Mais ces constructions ne sont que le cadre et l'échafaudage de ¡son œuvre ; si l'on ne s'y arrête pas
inutilement, si l'on pénètre plus profondément dans le puissant édifice, on y découvre des trésors innombrables qui
conservent encore aujourd'hui toute leur valeur. Chez tous les philosophes, le « système » est précisément ce qui est
périssable, et cela justement parce qu'il est issu d'un besoin impérissable de l'esprit humain : le besoin de surmonter,
toutes les contradictions. Mais toutes ces contradictions étant supprimées une fois pour toutes, nous arrivons à la
prétendue vérité absolue : l'histoire mondiale est terminée, et cependant il faut qu'elle continue, bien qu'il ne lui reste
plus rien à faire : donc nouvelle contradiction impossible à résoudre. Dès que nous avons compris - et personne, en
définitive, ne nous a mieux aidés à le comprendre que Hegel lui-même - que, ainsi posée, la tâche de la philosophie ne
signifie pas autre chose que demander à un philosophe particulier de réaliser ce que seule peut faire l'humanité entière
dans son développement progressif 7 - dès que nous comprenons cela, c'en est fin¡ également de toute la philosophie,
au sens donné jusqu'ici à ce mot. On renonce dès lors à toute « vérité absolue », impossible à obtenir par cette voie et
pour chacun isolément, et, à la place, on se met en quête des vérités relatives accessibles par la voie des sciences
positives et de la synthèse de leurs résultats à l'aide de la pensée dialectique. C'est avec Hegel que se termine, d'une
façon générale, la philosophie ; en effet, d'une part, dans son système, il en résume de la façon la plus grandiose tout le
développement, et, d'autre part, il nous montre, quoique inconsciemment, le chemin qui mène, hors de ce labyrinthe
des systèmes, à la véritable connaissance positive du monde.
On conçoit quelle énorme influence ce système de Hegel ne pouvait manquer d'exercer dans l'atmosphère teintée
de philosophie de l'Allemagne. Ce fut une marche triomphale qui dura plusieurs dizaines d'années et ne s'interrompit
nullement à la mort de Hegel. Au contraire, c'est précisément de 1830 à 1840 que l'« engouement hégélien » régna le
plus exclusivement, contaminant plus ou moins même ses adversaires. Ce fut précisément à ce moment que les
conceptions de Hegel pénétrèrent avec le plus de profusion, sciemment ou non, dans les sciences les plus diverses,
imprégnant également de leur ferment la littérature populaire et la presse quotidienne, d'où habituellement « l'opinion
cultivée » tire sa nourriture intellectuelle. Mais cette victoire sur toute la ligne n'était que le prélude d'une lutte interne.
L'ensemble de la doctrine de Hegel laissait, nous l'avons vu, bien assez de place pour y loger les conceptions
pratiques les plus différentes ; et chez les théoriciens de l'Allemagne d'alors, deux choses avant tout revêtaient un
caractère pratique : la religion et la politique. Celui qui mettait l'accent sur le système de Hegel pouvait être
passablement conservateur dans ces deux domaines ; celui qui, par contre, considérait la méthode dialectique
comme l'essentiel, pouvait, tant en religion qu'en politique, appartenir à l'opposition la plus ext rême. Hegel lui-même,
malgré les éclats de colère révolutionnaires assez fréquents dans son œuvre, paraissait somme toute pencher
6
Au cours des guerres dites de libération contre Napoléon, le roi de Prusse promit à ses sujets d'adopter un régime constitutionnel.
Cette promesse ne fut jamais tenue. (N. R.)
7
Voir Engels : Anti-Dühring.
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F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
davantage du côté conservateur. Son système ne lui avait -il pas coûté plus de « travail ardu de la pensée » que sa
méthode ? Vers la fin des années 1830-1840, la scission dans l'école hégélienne se manifesta de plus en plus
nettement. L'aile gauche, ceux que l'on a appelés les « jeunes hégéliens », abandonna peu à peu, dans la lutte contre
les orthodoxes piétistes et les réactionnaires féodaux, cette réserve à la fois philosophique et distinguée à l'égard des
questions brûlantes de l'actualité, qui avait assuré jusque-là à leur doctrine la tolérance et même la protection de l'État ;
et, lorsque, en 1840, la bigoterie orthodoxe et la réaction féodale absolutiste montèrent sur le trône avec Frédéric-
Guillaume IV, il ne fut plus possible de ne pas prendre ouvertement parti. On continua encore à mener la lutte à l'aide
d'armes philosophiques, mais non plus, cette fois, pour des buts philosophiques abstraits ; il y allait directement de la
destruction de la religion traditionnelle et de l'État existant. Et si, dans les Annales allemandes8, les buts finaux
pratiques apparaissaient encore la plupart du temps sous un travestissement philosophique, l'école jeune-hégélienne se
dévoila nettement, dans la Gazette rhénane 9 de 1842, comme la philosophie de la bourgeoisie radicale montante, et
elle n'utilisa plus le masque philosophique que pour tromper la censure.
Mais comme la politique était, à cette époque, un domaine très épineux, la lutte principale fut menée contre la
religion. N'était -ce pas d'ailleurs, surtout depuis 1840, indirectement aussi une lutte politique ? La première impulsion
avait été donnée par Strauss dans sa Vie de Jésus (1835)10. Plus tard, Bruno Bauer s'opposa à la théorie développée
dans cet ouvrage sur la formation des mythes évangéliques en démontrant que toute une série de récits évangéliques
ont été fabriqués par leurs auteurs eux-mêmes. La lutte entre ces deux courants fut menée sous le travestissement
philosophique d'un conflit entre la « conscience de soi » et la « substance ». La question de savoir si les histoires
miraculeuses de l'Evangile étaient nées du fait de la formation de mythes par voie inconsciente et traditionnelle au sein
de la communauté, ou si elles avaient été fabriquées par les évangélistes eux -mêmes, s'enfla jusqu'à devenir la question
de savoir si c'était la. « substance » ou la « conscience de soi » qui constituait la force motrice décisive de l'histoire du
monde. Et, finalement, vint Stirner, le prophète de l'anarchisme actuel - Bakounine lui doit beaucoup - qui dépassa la
« conscience de soi » souveraine à l'aide de son « Unique » souverain11.
Nous n'insisterons pas sur cet aspect du processus de décomposition de l'école hégélienne. Ce qui nous importe
davantage, c'est ceci : la plupart des jeunes-hégéliens les plus résolus furent ramenés par les nécessités pratiques de
leur lutte contre la religion positive au matérialisme anglo-français. Et ici ils entrèrent en conflit avec le système de leur
école. Tandis que le matérialisme considère la nature comme la seule réalité, celle-ci n'est dans le système de Hegel que
l'« aliénation » de l'Idée absolue, pour ainsi dire une dégradation de l'idée ; en tout état de cause, la pensée et son
produit, l'Idée, est ici l'élément primordial, la nature est l'élément dérivé qui n'existe, somme toute, que grâce à la
condescendance de l'Idée. Et l'on se débattit tant bien que mal dans cette contradiction.
C'est alors que parut l'Essence du christianisme de Feuerbach. D'un seul coup, il réduisit en poussière la
contradiction en replaçant sans détours le matérialisme sur le trône. La nature existe indépendamment de toute
philosophie ; elle est la base sur laquelle nous autres hommes, nous-mêmes produits de la nature, avons grandi ; en
dehors de la nature et des hommes, il n'y a rien, et les êtres supérieurs créés par notre imagination religieuse se sont
que le reflet fantastique de notre être propre. L'enchantement était rompu ; le « système » était brisé et jeté au rancart,
la contradiction résolue, car elle n'existait que dans l'imagination. - Il faut avoir éprouvé soi-même l'action libératrice de
ce livre pour s'en faire une idée. L'enthousiasme fut général : nous fûmes tous momentanément des « feuerbachiens ».
On peut voir, en lisant La Sainte Famille , avec quel enthousiasme Marx salua cette nouvelle façon de voir et à quel
point - malgré toutes ses réserves critiques - il fut influencé par elle.
Même les défauts du livre contribuèrent à son succès du moment. Le style très littéraire et même, par endroits,
ampoulé dans lequel il était écrit, lui assura un large public, et, malgré tout il avait quelque chose de désaltérant après
ces longues années d'hégélia nisme abstrait et abstrus. On peut en dire autant de l'apothéose excessive de l'amour qui
pouvait s'excuser, sinon se justifier en face de la souveraineté devenue insupport able de la « pensée pure ». Mais ne
l'oublions pas : c'est précisément à ces deux faiblesses de Feuerbach que se rattacha le « socialisme vrai » qui, s'étant
répandu à partir de 1844 comme une épidémie sur l'Allemagne « cultivée », remplaça la connaissance scientifique par la
8
Revue des hégéliens de gauche éditée par A. Ruge et Th. Echtermeyer dans les années 1838-1843.
9
Quotidien qui parut à Cologne du 1er janvier 1842 au 31 mars 1843. Marx y collabora à partir d'avril 1842 et en devint le
rédacteur en chef en octobre. Ce journal, qui fut finalement interdit par la censure, publia également une série d'articles
d'Engels.
10
Strauss y présente Jésus-Christ non comme dieu, mais comme une éminente personnalité historique. Il tient les récits des
Évangiles pour des mythes surgis de manière quasi inconsciente dans les communautés chrétiennes. Dans sa critique de Strauss,
Bruno Bauer lui reproche d'avoir méconnu le rôle de la conscience dans la création des mythes.
11
Allusion au livre L'Unique et sa Propriété, paru en 1845 et critiqué par Marx et Engels dans L'Idéologie allemande.
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phrase littéraire, l'émancipation du prolétariat au moyen de la transformation économique de la production par la libé-
ration de l'humanité au moyen de l' « amour », bref, se perdit dans cette littérature et ce pathos sentimental
écoeurants, dont M. Karl Grün12 fut le représentant le plus typique.
Il ne faut pas oublier non plus que si l'école hégélienne était en décomposition, la philosophie hégélienne n'avait
pas été soumise à une critique d'ensemble. Strauss et Bauer en avaient détaché chacun un de ses aspects et le
retournaient de façon polémique contre l'autre. Feuerbach brisa le système tout entier et le mit tout simplement de
côté. Mais on ne vient pas à bout d'une philosophie en se contentant de la déclarer fausse. Et une œuvre aussi
puissante que la philosophie de Hegel, une œuvre qui a exercé une influence aussi considérable sur le développement
intellectuel de la nation, on ne pouvait pas s'en débarrasser en l'ignorant purement et simplement. Il fallait la
« dépasser » au sens où elle l'entend, c'est-à-dire en détruire la forme au moyen de la critique, mais en sauvant le
contenu nouveau qu'elle avait acquis. Nous verrons plus loin comment cela se fit.
Mais, en attendant, la révolution de 1848 mit toute la philosophie de côté avec la même désinvolture dont
Feuerbach avait usé envers Hegel. Et, du même coup, Feuerbach lui-même fut également relégué à l'arrière-plan.
12
Karl Grün et les « vrais socialistes » ont fait l'objet de vives critiques de Marx et Engels dansL'Idéologie allemande.
9 (27)
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II : Idéalisme et matérialisme
La grande question fondamentale de toute philosophie, et spécialement de la philosophie moderne, est celle du
rapport de la pensée à l'être. Depuis les temps très reculés où les hommes, encore dans l'ignorance complète de leur
propre conformation physique et incités par des apparitions en rêve1, en arrivèrent à l'idée que leurs pensées et leurs
sensations n'étaient pas une activité de leur propre corps, mais d'une âme particulière, habitant dans ce corps et le
quittant au moment de la mort - depuis ce moment, il leur fallut se forger des idées sur les rapports de cette âme avec
le monde extérieur. Si, au moment de la mort, elle se séparait du corps et continuait à vivre, il n'y avait aucune raison
de lui attribuer encore une mort particulière ; et c'est ainsi que naquit l'idée de son immortalité qui, à cette étape du
développement, n'apparaît pas du tout comme une consolation, mais au contraire, comme une fatalité contre laquelle
on ne peut rien, et souvent même, chez les Grecs en particulier, comme un véritable malheur. Ce n'est pas le besoin de
consolation religieuse, mais l'embarras où l'on se trouvait et qui provenait de l'ignorance générale : que faire, après la
mort du corps, de cette âme dont on avait admis l'existence ? - qui mena à la fiction ennuyeuse de l'immortalité
personnelle. C'est d'une façon tout à fait analogue, par la personnification des puissances naturelles, que naquirent les
premiers dieux qui, au cours du développement ultérieur de la religion, prirent une forme de plus en plus extra-terrestre
jusqu'à ce que, enfin, par un processus d'abstraction, je dirais presque, de distillation qui s'institue naturellement au
cours du développement intellectuel, les nombreux dieux au pouvoir plus ou moins restreint et se restreignant
mutuellement, donnèrent naissance, dans l'esprit des hommes, à l'idée du seul Dieu exclusif des religions monothéistes.
La question du rapport de la pensée à l'être, de l'esprit à la nature, question suprême de toute philosophie, a par
conséquent, tout comme n'importe quelle religion, ses racines dans les conceptions bornées et ignorantes de l'état de
sauvagerie. Mais elle ne pouvait être posée dans toute sa rigueur et ne pouvait acquérir tout son sens que lorsque la
société européenne se réveilla du long sommeil hivernal du moyen âge chrétien. La question de la position de la pensée
par rapport à l'être qui a joué aussi du reste un grand rôle dans la scolastique du moyen âge, la question de savoir quel
est l'élément primordial, l'esprit ou la nature - cette question a pris, vis-à-vis de l'Église, la forme aiguë : le monde a-t-il
été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ?
Selon qu'ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands
camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l'esprit par rapport à la nature, et qui admettaient par
conséquent, en dernière instance, une création du monde de quelque espèce que ce fût - et cette création est souvent
chez les philosophes, par exemple chez Hegel, beaucoup plus compliquée et plus impossible encore que dans le
christianisme -, ceux-là formaient le camp de l'idéalisme. Les autres, qui considéraient la nature comme l'élément
primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.
A l'origine, les deux expressions : idéalisme et matérialisme, ne signifient pas autre chose, et nous ne les
emploierons pas ici non plus dans un autre sens. Nous verrons plus loin quelle confusion en résulte si l'on y fait entrer
quelque chose d'autre.
Mais la question du rapport de la pensée à l'être a encore un autre aspect: quelle relation y a-t-il entre nos idées
sur le monde qui nous entoure et ce monde lui-même ? Notre pensée est -elle en état de connaître le monde réel ?
Pouvons-nous dans nos représentations et nos concepts du monde réel donner un reflet fidèle de la réalité ? Cette
question est appelée en langage philosophique la question de l'identité de la pensée et de l'être, et l'immense majorité
des philosophes y répondent d'une façon affirmative. Chez Hegel, par exemple, cette réponse affirmative va de soi : car
ce que nous connaissons dans le monde réel, c'est précisément son contenu conforme à l'idée, ce qui fait du monde une
réalisation progressive de l'Idée absolue, laquelle Idée absolue a existé, on ne sait où, de toute éternité,
indépendamment du monde et antérieurement au monde ; or il est de toute évidence que la pensée peut connaître un
contenu qui est déjà, par avance, un contenu d'idées. Il est tout aussi évident qu'ici ce qu'il s'agit de prouver est déjà
contenu tacitement dans les prémices. Mais cela n'empêche nullement Hegel de tirer de sa preuve de l'identité de la
pensée et de l'être cette autre conclusion que sa philosophie, parce que juste pour sa pensée, est désormais également
la seule juste, et que l'identité de la pensée et de l'être doit se vérifier par le fait que l'humanité fera passer
immédiatement sa philosophie de la théorie dans la pratique et transformera le monde entier selon les principes
1
Aujourd'hui encore règne chez les sauvages et les barbares inférieurs cette conception que les formes humaines qui leur
apparaissent dans leurs rêves sont des âmes qui ont quitté pour un temps leur corps. C'est pourquoi l'homme réel est tenu pour
responsable des actes que son apparition en rêve a commis à l'égard de ceux qui ont eu ces rêves. C'est ce que constata, par
exemple, Im Thurn, en 1884, chez les Indiens de la Guyane. (F. E.) Engels fait sans doute allusion au livre de E. F. Im Thurn :
« Among the Indians of Guiana... » paru en 1883 à Londres.
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F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
hégéliens. C'est là une illusion qu'il partage plus ou moins avec tous les philosophes.
Mais il existe encore toute une série d'autres philosophes qui contestent la possibilité de connaître le monde ou du
moins de le connaître à fond. Parmi les modernes, Hume et Kant sont de ceux-là, et ils ont joué un rôle tout à fait
considérable dans le développement de la philosophie. Pour réfuter cette façon de voir, l'essentiel a déjà été dit par
Hegel2, dans la mesure où cela était possible du point de vue idéaliste; ce que Feuerbach y a ajouté du point de vue
matérialiste est plus spirituel que profond. La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d'ailleurs
de toutes les autres, est la pratique, notamment l'expérimentation et l'industrie 3. Si nous pouvons prouver la justesse
de notre conception d'un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l'aide de ses conditions, et,
qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c'en est fini de la « chose en soi » insaisissable de Kant. Les substances
chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent de telles « choses en soi » jusqu'à ce que la
chimie organique se fût mise à les préparer l'une après l'autre; par-là, la « chose en soi » devint une chose pour nous,
comme par exemple, la matière colorante de la garance, l'alizarine, que nous ne faisons plus pousser dans les champs
sous forme de racines de garance, mais que nous tirons bien plus simplement et à meilleur marché du goudron de
houille. Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent,
à mille, à dix mille contre un, mais c'était, malgré tout, une hypothèse ; or lorsque Leverrier, à l'aide des données
découlant de ce système, calcula non seulement la nécessité de l'existence d'une planète inconnue, mais aussi l'endroit
où cette planète devait se trouver dans le ciel, et lorsque Galle 4 la découvrit ensuite effectivement, le système de
Copernic était prouvé. Si, cependant, les néo-kantiens s'efforcent en Allemagne de donner une vie nouvelle aux idées de
Kant, et les agnostiques, en Angleterre (où elles n'avaient jamais disparu), aux idées de Hume, cela constitue, au point
de vue scientifique, une régression par rapport à la réfutation théorique et pratique qui en a été faite depuis longtemps,
et, dans la pratique, une façon honteuse d'accepter le matérialisme en cachette, tout en le reniant publiquement 5.
Mais, tout au long de cette période qui va de Descartes à Hegel et de Hobbes à Feuerbach, les philosophes n'ont
nullement été, comme ils le croyaient, poussés en avant par la force de l'idée pure. Au contraire. Ce qui en réalité les a
fait progresser, cela a surtout été le progrès formidable et de plus en plus impétueux de la science de la nature et de
l'industrie. Chez les matérialistes, cela apparaissait déjà à la surface, mais les systèmes idéalistes également se
remplirent de plus en plus d'un contenu matérialiste et s'efforcèrent de concilier, d'un point de vue panthéiste,
l'antagonisme de l'esprit et de la matière, de telle sorte qu'en fin de compte, le système de Hegel ne représente qu'un
matérialisme mis la tête en bas d'une manière idéaliste d'après sa méthode et son contenu.
On comprend dès lors que, cherchant à caractériser Feuerbach, Starcke étudie d'abord la position prise par celui-ci
dans cette question fondamentale du rapport de la pensée à l'être. Après une courte introduction, où il expose la
conception des philosophes antérieurs, surtout depuis Kant, dans une langue inutilement pleine de lourdeur
philosophique, et où Hegel, parce que l'auteur s'attache d'une façon par trop formaliste à des passages isolés de ses
œuvres, est très défavorisé, vient un exposé détaillé du développement de la « métaphysique » feuerbachienne elle-
même telle qu'elle résulte de la succession des ouvrages correspondants de ce philosophe. Cet exposé est fait d'une
façon appliquée et claire ; malheureusement il est surchargé, comme tout le livre d'ailleurs, d'un fatras d'expressions
philosophiques qu'il eût souvent été possible d'éviter, fatras d'autant plus gênant que l'auteur s'en tient moins au mode
d'expression d'une seule et même école, ou de Feuerbach lui-même, et qu'il y incorpore davantage d'expressions des
courants prétendument philosophiques les plus différents, surtout de ceux qui sévissent actuellement.
La démarche de Feuerbach est celle d'un hégélien - à vrai dire jamais complètement orthodoxe - qui va vers le
matérialisme, démarche qui, à un stade déterminé, amène une rupture totale avec le système idéaliste de son
prédécesseur. Finalement s'impose à lui, avec une force irrésistible, la conviction que l'existence, antérieure au monde,
de l'« Idée absolue » de Hegel, la « préexistence des catégories logiques » antérieures à l'univers, n'est rien d'autre
qu'une survivance fantastique de la croyance en un créateur supraterrestre ; l'idée que le monde matériel, perceptible
par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité, et que notre conscience et notre pensée, si
transcendantes qu'elles nous paraissent, ne sont que les produits d'un organe matériel, corporel, le cerveau. La matière
n'est pas un produit de l'esprit, mais l'esprit n'est lui-même que le produit le plus élevé de la matière6. C'est là,
2
L'ensemble de l'oeuvre de Hegel est une critique de la philosophie de Hume et de Kant. Il y a particulièrement insisté dans sa
Logique.
3
Voir Lénine : « Matérialisme et Empiriocriticisme », Œuvres, t. 14. Editions sociales 1962, pp. 99-108.
4
L'astronome berlinois Johann Galle découvrit la planète Neptune en 1846.
5
Voir Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, ouvr. cité, pp. 205-206.
6
Voir sur ce point Anti-Dühring, Editions sociales, 1963, p. 68.
11 (27)
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
naturellement, pur matérialisme. Parvenu à ce point, Feuerbach s'arrête court. Il ne peut surmonter le préjugé
philosophique habituel, le préjugé concernant non pas la chose, mais le mot matérialisme. Il dit:
« Le matérialisme est pour moi la base de l'édifice de l'être et du savoir humains ; mais il n'est pas pour moi
ce qu'il est pour le physiologiste, le naturaliste, au sens étroit du mot, par exemple Moleschott, et ce qu'il est
nécessairement de leur point de vue spécial, professionnel, à savoir l'édifice lui-même. Je suis complètement
d'accord avec le matérialisme en arrière, mais non pas en avant 7. »
Feuerbach confond ici le matérialisme, conception générale du monde reposant sur une manière déterminée de
comprendre les rapports entre la matière et l'esprit, avec la forme spéciale dans laquelle cette conception du monde
s'est exprimée à une étape historique déterminée, à savoir au XVIIe siècle. Plus encore, il le confond avec la forme plate,
vulgaire, sous laquelle 1e matérialisme du XVIIe siècle continue à exister aujourd'hui dans la tête des naturalistes et des
médecins et a été colporté dans les années cinquante par Büchner, Vogt et Moleschott. Mais, de même que l'idéalisme a
passé par toute une série de phases de développement, de même le matérialisme. Avec toute découverte faisant
époque dans le domaine des sciences de la nature, il doit inévitablement modifier sa forme ; et depuis que l'histoire elle-
même est soumise au traitement matérialiste, s'ouvre également ici une nouvelle voie du développement. '
Le matérialisme du siècle précédent était surtout mécaniste, parce que, à cette époque, de toutes les sciences de
la nature, seule la mécanique, et encore seulement celle des corps solides - célestes et terrestres - bref, la mécanique
de la pesanteur, était arrivée à un certain achèvement. La chimie n'existait encore que dans sa forme enfantine,
phlogistique8. La biologie était encore dans les langes; l'organisme végétal et animal n'avait encore été étudié que
grossièrement et n'était expliqué que par des causes purement mécaniques ; pour les matérialistes du XVIIe siècle,
l'homme était une machine, tout comme l'animal pour Descartes. Cette application exclusive du modèle de la mécanique
à des phénomènes de nature chimique et organique dans lesquels les lois mécaniques agissent assurément aussi, mais
sont rejetées à l'arrière-plan par des lois d'ordre supérieur, constitue une des étroitesses spécifiques, mais inévitables à
cette époque, du matérialisme français classique.
La deuxième étroitesse spécifique de ce matérialisme consistait dans son incapacité à concevoir le monde comme
un processus, comme une matière en voie de développement historique. Cela correspondait au niveau qu'avaient atteint
à l'époque les sciences de la nature et à la façon métaphysique, c'est -à-dire antidialectique, de philosopher qui leur était
connexe. On savait que la nature était engagée dans un mouvement perpétuel. Mais, selon les idées de l'époque, ce
mouvement décrivait un cercle tout aussi perpétuel et, par conséquent, ne progressait jamais ; il produisait toujours les
mêmes résultats. Cette manière de voir était inévitable à l'époque. La théorie kantienne de la formation du système
solaire venait à peine d'être formulée et n'était acceptée que comme simple curiosité. L'histoire de l'évolution de la terre,
la géologie, était encore totalement inconnue, et l'idée que les êtres vivants actuels sont le résultat d'une longue série
évolutive qui va du simple au complexe ne pouvait absolument pas être alors établie scientifiquement. La conception
non historique de la nature était, par conséquent, inévitable. On peut d'autant moins en faire reproche aux philosophes
du XVIIe siècle qu'on la rencontre également chez Hegel. Chez ce dernier, la nature, en tant que simple « aliénation »
l'Idée, n'est susceptible d'aucun développement dans le temps, mais seulement d'un déploiement de sa diversité dans
l'espace, de telle sorte qu'elle étale simultanément et l'un à côté de l'autre tous les degrés de développement qu'elle
comporte et se trouve condamnée à une perpétuelle répétition de processus toujours les mêmes. Et c'est cette
absurdité d'un développement dans l'espace, mais en dehors du temps - condition fondamentale de tout développement
- que Hegel impose à la nature, au moment même où la géologie, l'embryologie, la physiologie végétale et animale et la
chimie organique se développaient, et où partout, sur la base de ces sciences nouvelles, on voyait pressentir
génialement la théorie ultérieure de l'évolution (par exemple, chez Goethe et Lamarck). Mais le système l'exigeait ainsi
et force était à la méthode, pour l'amour du système, d'être infidèle à elle -même.
Cette conception antihistorique avait également cours dans le domaine de l'histoire. Ici, la lutte contre les
survivances du moyen âge limitait étroitement la vue. Le moyen âge était considéré comme une simple interruption de
l'histoire par mille années de barbarie générale; les grands progrès du moyen âge, - l'extension de l'aire de la civilisation
en Europe, les grandes nations viables qui s'y étaient formées côte à côte, enfin les énormes progrès techniques des
XIV e et XV e siècles - on ne voyait rien de tout cela. Cette cécité empêchait toute compréhension rationnelle du grand
enchaînement historique, et l'histoire servait tout au plus de recueil d'exemples et d'illustrations à l'usage des
7
Citations tirées du livre de Karl GRÜN : Ludwig Feuerbach in seinem Briefwechsel und Nachlass, etc. Leipzig 1874, t. 2, p. 308.
8
Selon la théorie phlogistique, réfutée dès 1745 par Lomonossov, la nature de la combustion consistait en ce que, du corps qui
brûlait, s'échappait un autre corps hypothétique, le phlogiston. S'appuyant sur les recherches du chimiste anglais Priestley, Lavoisier
établit, à la fin du XVIIe siècle, la théorie exacte. La combustion ne consiste pas en la dissociation de deux corps, mais en l'union du
corps qui brûle avec l'oxygène.
12 (27)
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
philosophes.
Les vulgarisateurs ambulants qui, en Allemagne, dans les années cinquante, faisaient dans le matérialisme 9, ne
dépassèrent en aucune façon ce point de vue limité de leurs maîtres. Tous les progrès faits depuis lors dans la science
de la nature ne leur servirent que d'arguments nouveaux contre l'existence du créateur ; et, en fait, leur entreprise
n'était nullement de développer la théorie plus avant. Si l'idéalisme était au bout de son latin et frappé à mort par la
révolution de 1848, il eut cependant la satisfaction de voir que le matérialisme était momentanément tombé plus bas
encore. Feuerbach avait absolument raison de décliner la responsabilité de ce matérialisme-là ; seulement il n'avait pas
le droit de confondre la doctrine des prédicateurs ambulants du matérialisme avec le matérialisme en général.
Cependant, il y a ci i deux remarques à faire. Premièrement, même du temps de Feuerbach, les sciences de la
nature étaient encore en plein dans ce processus d'intense fermentation qui n'a trouvé sa clarification et son
achèvement relatif qu'au cours des quinze dernières années; une masse de nouvelles connaissances s'accumulaient en
quantité inouïe, mais l'établissement de l'enchaînement et, par conséquent, de l'ordre dans ce chaos de découvertes se
bousculant l'une l'autre, n'a été possible que ces tout derniers temps seulement. Certes, Feuerbach a encore connu les
trois découvertes décisives, - celle de la cellule, celle de la transformation de l'énergie et celle de la théorie de l'évolution
connue sous le nom de darwinisme. Mais comment le philosophe campagnard solitaire aurait -il pu suivre d'une façon
suffisante les progrès de la science pour pouvoir apprécier à leur valeur des découvertes que les savants eux-mêmes, ou
bien contestaient encore à l'époque, ou ne savaient exploiter d'une façon suffisante ? La faute en incombe uniquement
aux conditions lamentables de l'Allemagne qui faisaient que les chaires de philosophie étaient accaparées par de subtils
et éclectiques coupeurs de cheveux en quatre, tandis que Feuerbach, qui les dépassait tous de cent coudées, était
obligé de s'empaysanner et de s'encroûter dans un petit village. Ce n'est donc pas la faute de Feuerbach si la conception
historique de la nature devenue désormais possible, qui élimine tout ce qu'il y avait d'unilatéral dans le matérialisme
français, lui resta inaccessible.
Mais, en second lieu, Feuerbach a tout à fait raison de dire que le seul matérialisme des sciences de la nature
constitue bien la « base de l'édifice du savoir humain, mais non pas l'édifice lui-même ». Car nous ne vivons pas
seulement dans la nature, mais égale ment dans la société humaine, et cette dernière a, elle aussi, son développement
et son histoire, et sa science tout comme la nature. Il s'agissait par conséquent de mettre la science de la société, c'est-
à-dire la totalité des sciences dites historiques et philosophiques, en accord avec la base matérialiste, et de les
reconstruire en se fondant sur elle. Mais cela ne fut pas donné à Feuerbach. Ici, il resta, malgré la « base », prisonnier
des liens idéalistes traditionnels, et il le reconnaît quand il dit: « Je suis d'accord avec les matérialistes en arrière, mais
non pas en avant. » Or celui qui, dans le domaine social, ne fit pas un pas « en avant » et ne dépassa pas son point de
vue de 1840 ou de 1844, ce fut Feuerbach lui-même, et cela, encore une fois, surtout à cause de son isolement, qui
l'obligea à faire sortir des idées de son cerveau solitaire - lui qui, plus que tout autre philosophe, était fait pour le
commerce des hommes - au lieu de les créer en collaboration ou en conflit avec des hommes de sa valeur. A quel point
il resta idéaliste dans ce domaine, nous le verrons en détail par la suite.
Il suffit de faire remarquer encore en cet endroit que Starcke cherche l'idéalisme de Feuerbach là où il n'est pas.
« Feuerbach est idéaliste, -il croit au progrès de l'humanité » (page 19). « La base, l'infrastructure du tout, n'en reste
pas moins l'idéalisme. Pour nous, le réalisme n'est autre chose qu'une protection contre les égarements, pendant que
nous suivons nos tendances d i éales. La pitié, l'amour, l'enthousiasme pour la vérité et le droit ne sont -ils pas des
puissances idéales ? » (page VIII).
Premièrement, l'idéalisme ne signifie rien d'autre ici que la poursuite de fins idéales. Or, ces dernières se
rapportent tout au plus à l'idéalisme de Kant et à son « impératif catégorique » ; mais Kant lui-même intitulait sa
philosophie « idéalisme transcendantal » ; et ceci nullement parce qu'elle traite aussi d'idéaux moraux, mais pour de
tout autres raisons, comme Starcke se le rappelle sûrement. Cette aberration selon laquelle l'idéalisme philosophique
tournerait autour de la croyance à des idéaux moraux, c'est -à-dire sociaux, a pris naissance en dehors de la philosophie,
chez les philistins allemands, qui apprennent par coeur dan s las poésies de Schiller les quelques bribes de culture
philosophique qui leur sont nécessaires. Personne n'a critiqué de façon plus acérée l'« impératif catégorique »
impuissant de Kant - impuissant parce qu'il demande l'impossible et, par conséquent, n'arrive jamais à quelque chose de
réel - personne n'a raillé plus cruellement l'engouement philistin pour les idéaux irréalisables, transmis par Schiller (voir,
par exemple, la Phénoménologie) que, précisément, l'idéaliste accompli Hegel.
Mais, deuxièmement, on ne saurait éviter que tout ce qui met les hommes en mouvement passe nécessairement
par leur cerveau, - même le manger et le boire, qui commencent par une sensation de faim et de soif, éprouvée par
9
Vogt, Büchner, Moleschott.
13 (27)
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
l'intermédiaire du cerveau, et se terminent par une impression de satiété, ressentie également par l'intermédiaire du
cerveau. Les répercussions du monde extérieur sur l'homme s'expriment dans son cerveau, s'y reflètent sous forme de
sentiments, de pensées, d'instincts, de volontés, bref, sous forme de « tendances idéales », et deviennent sous cette
forme, des « puissances idéales ». Si le fait que cet homme obéit en général à des « tendances idéales » et laisse des
« puissances idéales » exercer de l'influence sur lui, - si cela suffit pour faire de lui un idéaliste, tout homme quelque
peu normalement constitué est un idéaliste-né et, dans ce cas, comment peut -il somme toute y avoir encore des
matérialistes ?
Troisièmement, la conviction que l'humanité, tout au moins pour le moment, se meut, d'une façon générale, dans
le sens du progrès, n'a absolument rien à voir avec l'antagonisme du matérialisme et de l'idéalisme. Les matérialistes
français, tout autant que les déistes Voltaire et Rousseau, avaient cette conviction à un point tel qu'elle frisait le
fanatisme, et plus d'une fois ils se sacrifièrent pour elle. Si jamais quelqu'un consacra toute sa vie à « l'amour de la
vérité et du droit » - la phrase étant prise dans son bon sens - ce fut, par exemple, Diderot. Si Starcke, par conséquent,
déclare que tout cela est de l'idéalisme, cela prouve uniquement que le mot matérialisme, ainsi que l'antagonisme entre
les deux conceptions, a perdu ici toute espèce de sens pour lui.
Le fait est que Starcke fait ici, quoique peut -être inconsciemment, une concession impardonnable au préjugé
philistin contre le mot matérialisme, préjugé qui a son origine dans la vieille calomnie des curés. Par matérialisme, le
philistin entend la goinfrerie, l'ivrognerie, la convoitise, les joies de la chair et un train de vie fastueux, la cupidité,
l'avarice, l'avidité, la chasse aux profits et la spéculation en Bourse, bref tous les vices sordides dont il est lui-même en
secret l'esclave ; et par idéalisme, il entend la croyance à la vertu, à l'altruisme universel et, en général, à un « monde
meilleur », qualités dont il fait parade devant les autres, mais auxquelles il ne croit lui-même que tant qu'il traverse la
période de malaise physique ou de crise qui suit nécessairement ses excès « matérialistes » coutumiers et qu'il va
répétant en outre son refrain préféré : « Qu'est -ce que l'homme ? Moitié bête, moitié ange ! »
D'ailleurs Starcke se donne beaucoup de mal pour défendre Feuerbach contre les attaques et les ratiocinations des
chargés de cours qui plastronnent actuellement en Allemagne sous le nom de philosophes. C'est certainement important
pour ceux qui s'intéressent à ces avortons posthumes de la philosophie classique allemande ; il se peut que cela ait paru
nécessaire à Starcke lui-même. Nous en ferons grâce à nos lecteurs.
14 (27)
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
Le véritable idéalisme de Feuerbach apparaît dès que nous abordons sa philosophie de la religion et son éthique.
Il ne veut nullement supprimer la religion, il veut la perfectionner. La philosophie elle-même doit se transformer en
religion.
« Les périodes de l'humanité ne se distinguent que par des changements d'ordre religieux. Il n'y a de
mouvements historiques profonds que ceux qui vont jusqu'au coeur humain. Le coeur n'est pas une forme de
la religion, de sorte qu'elle y aurait aussi sa place ; il est l'essence de la religion. » [Cité par Starcke, page
168].
La religion est, d'après Feuerbach, le rapport affectif, le rapport de coeur des hommes entre eux, qui, jusqu'ici,
cherchait sa vérité dans un reflet fantastique de la réalité - dans la médiation d'un ou de nombreux dieux, reflets
fantastiques de qualités humaines - mais la trouve maintenant directement et sans médiation dans l'amour entre Je
et Toi. Et c'est ainsi que l'amour sexuel devient, en fin de compte, chez Feuerbach, l'une des formes les plus élevées,
sinon la plus élevée, de l'exercice de sa nouvelle religion.
Or les rapports sentimentaux entre les hommes, et surtout les rapports entre les deux sexes, ont existé depuis
que les hommes existent. L'amour sexuel, spécialement, s'est développé au cours des huit derniers siècles et a
conquis une place qui en a fait, au cours de cette période, le pivot obligatoire de toute poésie. Les religions positives
existantes se sont bornées à donner leur consécration suprême à la réglementation par l'État de l'amour sexuel,
c'est-à-dire à la législation du mariage et elles peuvent demain disparaître toutes sans que la moindre chose soit
changée à la pratique de l'amour et de l'amitié. C'est ainsi que la religion chrétienne avait en fait si bien disparu en
France de 1793 à 1798 que Napoléon lui-même ne put la réintroduire sans résistance et sans difficultés, et, dans
l'intervalle, nul besoin ne s'est fait sentir d'un équivalent au sens où l'entend Feuerbach
L'idéalisme consiste ici chez Feuerbach à considérer les rapports humains qui sont basés sur une inclination
mutuelle telle que l'amour, l'amitié, la pitié, l'abnégation, etc., non pas simplement tels qu'ils sont par eux-mêmes,
sans référence à une religion particulière qui appartient pour lui aussi au passé, mais, au contraire, à prétendre qu'ils
n'atteignent à leur pleine valeur que lorsqu'on leur donne une consécration suprême au moyen du terme de religion.
L'essentiel pour lui n'est pas que ces rapports purement humains existent, mais qu'ils soient conçus comme la religion
nouvelle, véritable. Ils ne doivent avoir pleine valeur que lorsqu'ils ont reçu le sceau religieux. Religion provient du
mot latin religare [lier] et signifie primitivement union. Par conséquent, toute union entre deux hommes est une
religion. Ce sont de pareils tours de passe-passe étymologiques qui constituent l'ultime moyen d'explication de la
philosophie idéaliste. Ce qui doit prévaloir, ce n'est pas ce que le mot signifie d'après l'évolution historique de son
emploi réel, mais ce qu'il devrait signifier d'après son origine étymologique. Et c'est ainsi que l'amour sexuel et
l'union sexuelle sont élevés à la hauteur d'une « religion », afin que le mot religion, cher à la mémoire idéaliste, ne
s'avise surtout pas de disparaître de la langue. C'est exactement ainsi que s'exprimaient, entre 1840 et 1850, les
réformistes parisiens de la tendance Louis Blanc: ils ne pouvaient se représenter un homme sans religion que comme
un monstre, et nous disaient: « Donc, l'athéisme, c'est votre religion1! » Lorsque Feuerbach veut établir la vraie
religion sur la base d'une conception essentiellement matérialiste de la nature, cela revient, en réalité, à concevoir la
chimie moderne comme étant la véritable alchimie. Si la religion peut se passer de son Dieu, l'alchimie peut
également se passer de sa pierre philosophale. Il existe d'ailleurs un lien très étroit entre l'alchimie et la religion. La
pierre philosophale a un grand nombre de propriétés quasi divines, et les alchimistes gréco-égyptiens des deux premiers
siècles de notre ère sont pour quelque chose dans l'élaboration de la doctrine chrétienne, ainsi que le prouvent les
découvertes faites par Kopp et Berthelot.
Tout à fait fausse est l'affirmation de Feuerbach que les « périodes de l'humanité ne se distinguent que par des
changements d'ordre religieux ». De grands tournants historiques n'ont été accompagnés de changements d'ordre
religieux que pour autant que l'on considère les trois religions mondiales ayant existé jusqu'ici : le bouddhisme, le
christianisme et l'islam. Les anciennes religions de tribus et de nations qui s'étaient constituées d'une façon naturelle
n'avaient aucune tendance au prosélytisme et perdaient toute capacité de résistance dès qu'était brisée l'autonomie
des tribus et des peuples ; chez les Germains, il suffit même pour cela du simple contact avec l'Empire romain sur
son déclin et avec la religion chrétienne universelle qu'il venait d'adopter et qui était appropriée à sa situation
économique, politique et idéologique. Ce n'est que dans le cas de ces grandes religions universelles, nées de façon
1
En français dans le texte.
15 (27)
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
plus ou moins artificielle, et surtout pour le christianisme et l'islam, que nous constatons que des mouvements
historiques d'envergure prennent une empreinte religieuse et, même dans le domaine du christianisme, cette
empreinte religieuse se limite, pour des révolutions de portée véritablement universelle, aux premières phases de la
lutte émancipatrice de la bourgeoisie, entre le XIIIe et le XVIIe siècle; et elle ne s'explique pas, comme le croit
Feuerbach, par le coeur de l'homme et son besoin de religion, mais par toute l'histoire antérieure du moyen âge, qui ne
connaissait précisément d'autre forme d'idéologie que la religion et la théologie. Cependant, lorsqu'au XVIIIe siècle la
bourgeoisie fut devenue suffisamment forte pour avoir, elle aussi, son idéologie propre, conforme à son point de vue de
classe, elle fit sa grande et décisive révolution, la Révolut ion française, en faisant exclusivement appel à des idées
juridiques et politiques, ne se souciant de la religion que dans la mesure où celle -ci était pour elle un obstacle. Mais elle
se garda bien de substituer une nouvelle religion à l'ancienne ; on sait comment Robespierre échoua dans cette
tentative.
La possibilité d'éprouver des sentiments purement humains dans notre commerce avec nos semblables nous est
déjà aujourd'hui suffisamment gâtée par la société fondée sur l'antagonisme et sur la domination de classes, dans
laquelle nous sommes obligés de nous mouvoir; nous n'avons, par conséquent, aucune raison de nous la gâter
davantage encore en sublimant ces sentiments pour en faire une religion. Et, de même, la compréhension des grandes
luttes de classes historiques est déjà suffisamment obscurcie par la façon courante d'écrire l'histoire, surtout en
Allemagne, sans que nous ayons encore besoin de nous la rendre complètement impossible en transformant l'histoire de
ces luttes en un simple appendice de l'histoire de la religion. Déjà ici, il apparaît à quel point nous nous sommes
aujourd'hui éloignés de Feuerbach. Ses « plus beaux passages » consacrés à célébrer cette nouvelle religion d'amour
sont devenus aujourd'hui complètement illisibles.
La seule religion que Feuerbach étudie sérieusement est le christianisme, la religion de l'Occident, fondée sur le
monothéisme. II démontre que le Dieu chrétien n'est que l'image fantastique, le reflet de l'homme. Mais ce Dieu est
lui-même le produit d'un long processu s d'abstraction, la quintessence des nombreux dieux de tribus et de nations
antérieures. Et, par conséquent, l'homme, dont ce Dieu n'est qu'une image, n'est pas non plus un homme réel, mais,
lui aussi, la quintessence d'un grand nombre d'hommes réels, l'homme abstrait, donc lui-même à son tour une image
mentale. Le même Feuerbach, qui prêche à chaque page la sensualité, qui invite à se plonger dans le concret, dans
la réalité, devient complètement abstrait dès qu'il en vient à parler d'autres relations entre les humains que des
relations purement sexuelles.
Ces relations ne présentent pour lui qu'un seul aspect: la morale. Et ici, nous sommes à nouveau frappés de la
pauvreté étonnante de Feuerbach par rapport à Hegel. L'éthique de Hegel, ou doctrine de la moralité, est la
philosophie du droit et elle comprend : 1. le droit abstrait; 2. la moralité subjective ; 3. la moralité objective, qui
comprend, à son tour, la famille, la société civile, l'État. Autant la forme est idéaliste, autant le contenu est ici réaliste.
Tout le domaine du droit, de l'économie, de la politique y est englobé, à côté de la morale. Chez Feuerbach, c'est
exactement le contraire. Au point de vue de la forme, il est réaliste, il prend pour point de départ l'homme ; mais il
n'est absolument pas question du monde dans lequel vit cet homme, aussi celui-ci reste-t-il toujours le même être
abstrait qui pérorait dans la philosophie de la religion. C'est que cet homme n'est pas issu du ventre de sa mère, c'est
le dieu des religions monothéistes qui lui a donné naissance, il ne vit donc pas non plus dans un monde réel, formé
et historiquement déterminé ; il est bien en rapport avec d'autres hommes, mais chacun d'eux est aussi abstrait que
lui-même. Dans la philosophie de la religion, nous avions au moins encore des hommes et des femmes, mais dans
l'éthique, cette dernière différence disparaît également. A vrai dire, on rencontre bien de loin en loin chez Feuerbach
des phrases comme celles-ci : « Dans un palais, on pense autrement que dans une chaumière. » - « Si la faim, la
misère font que tu n'as rien de substantiel dans le corps, tu n'as pas non plus dans la tête, dans l'esprit et dans le
coeur de substance pour la morale. » - « Il faut que la politique devienne notre religion2 », etc. Mais Feuerbach ne
sait absolument pas quoi faire de ces phrases, elles restent chez lui de simples façons de parler, et Starcke lui-même
est obligé d'avouer que la politique était pour Feuerbach une frontière infranchissable et que « la sociologie était pour
lui une terra incognita ».
II ne nous apparaît pas moins plat, comparé à Hegel, dans sa façon de traiter l'antinomie du bien et du mal. « On
croit dire une grande vérité, écrit Hegel, lorsqu'on dit: l'homme est naturellement bon, mais on oublie que l'on dit une
plus grande vérité encore par ces mots : l'homme est naturellement mauvais3. » Chez Hegel, le mal est la forme sous
laquelle se présente la force motrice du développement historique. Et, à vrai dire, cette phrase a ce double sens que,
d'une part, chaque nouveau progrès apparaît nécessairement comme un crime contre quelque chose de sacré, comme
2
Ces trois citations sont tirées de trois chapitres différents, intitulés respectivement : « Wider den Dualismus von Leib und Seele,
Fleisch und Geist », « Not meistert alle Gesetze und hebt sie auf » et « Grundsätze der Philosophie. Notwendigkeit einer
Veränderung ».
3
Hegel : Fondements de la philosophie du droit.
16 (27)
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
une rébellion contre l'ancien état de choses en voie de dépérissement, mais sanctifié par l'habitude, et d'autre part, que,
depuis l'apparition des antagonismes de classes, ce sont précisément les passions mauvaises des hommes, la convoitise
et le désir de domination qui sont devenus les leviers du développement historique, ce dont l'histoire du féodalisme et
de la bourgeoisie, par exemple, n'est qu'une preuve continue. Or il ne vient pas du tout à l'esprit de Feuerbach d'étudier
ce rôle historique du mal moral. D'une façon générale, l'histoire est, pour lui, un domaine où il est mal à l'aise et ne se
sent pas rassuré. Même sa fameuse déclaration: « L'homme primitif issu de la nature n'était qu'un simple être naturel,
ce n'était pas un homme. L'homme est un produit de l'homme, de la culture, de l'histoire4 », même cette déclaration
reste chez lui complètement stérile.
C'est pourquoi ce que nous dit Feuerbach de la morale ne peut être qu'extrêmement pauvre. Le penchant au
bonheur est inné chez l'homme et doit par conséquent constituer la base de toute morale. Mais le penchant au bonheur
est soumis à un double correctif. Premièrement, du fait des conséquences nat urelles de nos actes : le mal aux cheveux
suit l'ivresse, la maladie l'excès habituel. Deuxièmement, du fait de leurs conséquences sociales: si nous ne respectons
pas le même penchant au bonheur chez les autres, ces derniers se défendent et troublent par-là notre propre penchant
au bonheur. Il en résulte que, pour satisfaire notre penchant, il faut que nous soyons à même d'apprécier d'une façon
juste les conséquences de nos actes, et, d'autre part, d'admettre chez autrui le même droit au penchant en question. La
restriction volontaire rationnelle en ce qui nous concerne nous-mêmes, et l'amour - toujours l'amour ! - dans nos
rapports avec autrui constituent, par conséquent, les règles fondamentales de la morale de Feuerbach, dont découlent
toutes les autre s. Et ni les développements les plus ingénieux de Feuerbach, ni les plus grands éloges de Starcke ne
peuvent masquer la pauvreté et la platitude de ces quelques phrases.
Le penchant au bonheur n'est satisfait que très exceptionnellement et nullement à son propre avantage et à
l'avantage d'autrui si l'individu s'occupe exclusivement de lui-même. II exige, au contraire, des relations avec le monde
extérieur, des moyens de satisfaire ses désirs, par conséquent, de la nourriture, un individu de l'autre sexe, des livres,
des conversations, des discussions, une activité, des objets qu'on utilise et d'autres qu'on élabore. La morale de Feuer-
bach ou bien suppose que ces moyens et objets de satisfaction sont donnés d'emblée à chaque homme, ou bien elle ne
lui donne que de bonnes leçons inapplicables, elle ne vaut, par conséquent, pas un rouge liard pour ceux à qui ces
moyens font défaut. Et c'est ce que Feuerbach lui-même déclare tout sèchement: « On pense autrement dans un palais
que dans une chaumière. Si la faim, la misère font que tu n'as rien de substantiel dans le corps, tu n'as pas non plus
dans la tête, dans l'esprit et dans le coeur de substance pour la morale. »
Les choses se présentent -elles mieux quand il s'agit de l'égalité de droit du penchant au bonheur chez autrui ?
Feuerbach pose cette revendication d'une façon absolue comme valant pour toutes les époques et dans toutes les
circonstances. Mais depuis quand prévaut-elle ? Est-ce que, dans l'antiquité, il fut jamais question d'égalité de droit du
penchant au bonheur chez Les esclaves et les maîtres, et au moyen âge, chez les serfs et les barons ? Le penchant au
bonheur de la classe opprimée n'a-t-il pas toujours été impitoyablement et « légalement » sacrifié à celui de la classe
dominante ? Oui, dira-t-on, c'était immoral, mais actuellement l'égalité des droits est reconnue. Reconnue en paroles
depuis et parce que la bourgeoisie s'est vue obligée, dans sa lutte contre la féodalité et au cours du développement de
la production capitaliste, d'abolir tous les privilèges de caste, c'est -à-dire tous les privilèges personnels, et d'introduire
d'abord l'égalité des individus en matière de droit privé, puis, peu à peu, en matière de droit civil et au point de vue
juridique. Mais le penchant au bonheur ne vit que pour la moindre part de droits spirituels, et pour la plus grande part
de moyens matériels. Or la production capitaliste veille à ce qu'il ne revienne que le strict nécessaire à la grande
majorité des personnes jouissant de l'égalité de droits et elle ne respecte par conséquent guère plus - quand elle la
respecte - l'égalité de droit du penchant au bonheur de la majorité que le faisait la société esclavagiste ou féodale. Et la
situation est -elle meilleure en ce qui concerne les moyens intellectuels du bonheur, les moyens de culture ? Le « maître
d'école de Sadowa » lui-même n'est -il pas un mythe5 ?
Mais ce n'est pas encore tout. D'après la théorie feuerbachienne de la morale, la Bourse des valeurs est le temple
suprême de la morale... à condition qu'on s'y spécule toujours d'une façon juste. Si mon penchant au bonheur me
conduit à la Bourse et si j'y pèse d'une façon si juste les conséquences de mes actes qu'ils n'entraînent pour moi que
des avantages et aucun désagrément, c'est -à-dire si je gagne constamment, le précepte de Feuerbach est rempli. Ce
faisant, je ne porte pas non plus atteinte au même penchant au bonheur d'un autre, car cet autre est allé à la Bourse
aussi librement que moi, et, en concluant son affaire de spéculation avec moi, il a suivi, tout comme moi, son penchant
au bonheur. Et s'il perd son argent, son action se révèle précisément par là comme immorale parce que mal calculée, et,
4
P h r a s e s t i r é e s d e Fragmente zur Charakteristik meines philosophischen curriculum vitae.
5
Certains historiens bourgeois allemands déclarèrent que la victoire des Prussiens à Sadowa (3 juillet 1866) constituait une
« victoire de la culture et de l'instruction ». Ils forgèrent le mot célèbre : « La victoire de Sadowa est la victoire du maître d'école
prussien. »
17 (27)
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
en lui infligeant la peine qu'il a méritée, je puis même me vanter fière ment d'être un moderne Rhadamante6 . L'amour
règne aussi à la Bourse, dans la mesure où il ne se réduit pas à une simple phrase sentimentale, car chacun y trouve
dans autrui la satisfaction de son penchant au bonheur. Or n'est -ce pas ce que doit faire l'amour et sa façon de se
manifester dans la pratique ? Et si je joue en prévoyant exactement les conséquences de mes opérations, par
conséquent avec succès, je satisfais à toutes les exigences les plus strictes de la morale de Feuerbach et je m'enrichis
encore par-dessus le marché. En d'autres termes, la morale de Feuerbach est faite à la mesure de la société capitaliste
actuelle, si peu qu'il le veuille ou s'en doute lui-même.
Mais l'amour! Oui, l'amour est partout et est toujours le magicien, le dieu qui, chez Feuerbach, doit aider
à,surmonter toutes les difficultés de la vie pratique - et cela dans une société divisée en classes ayant des intérêts
diamétralement opposés. Par-là cette philosophie perd le dernier vestige de son caractère révolutionnaire, et il ne reste
plus que la vieille rengaine: Aimez-vous les uns les autres ! - Embrassez-vous sans distinction de sexe et de condition !
Ah! le beau rêve de réconciliation universelle!
En résumé, il en est de la théorie de la morale de Feuerbach comme de toutes celles qui l'ont précédée. Elle est
adaptée à tous les temps, à tous les peuples, à toutes les conditions, et c'est précisément pour cela. qu'elle n'est jamais
ni nulle part applicable et qu'elle reste tout aussi impuissante en face du monde réel que l'impératif catégorique de Kant.
En réalité, chaque classe, et même chaque profession, a sa morale propre, et la viole là où elle peut le faire impuné -
ment, et cet amour qui doit unir tout le monde se manifeste par des guerres, des conflits, des procès, des scènes de
ménage, des divorces et l'exploitation la plus grande possible des uns par les autres.
Mais comment a-t-il été possible que la formidable impulsion donnée par Feuerbach soit restée aussi stérile en ce
qui le concerne ? Simplement parce que Feuerbach ne peut sortir du royaume de l'abstraction qu'il haïssait mortellement
et trouver le chemin de la réalité vivante. Il se cramponne de toutes ses forces à la nature et à l'homme, mais la nature
et l'homme restent pour lui de simples mots. Ni de la nature réelle, ni de l'homme réel, il ne sait rien nous dire de précis.
Or on ne passe de l'homme abstrait de Feuerbach aux hommes réels vivants que si on les considère en action dans
l'histoire. Et Feuerbach s'y refusait, et c'est pourquoi l'année 1848, qu'il ne comprit pas, ne signifia pour lui que la
rupture définitive avec le monde réel, la retraite dans la solitude. La responsabilité en incombe essentiellement une fois
encore aux conditions de l'Allemagne d'alors qui le laissèrent péricliter misérablement.
Mais le pas que Feuerbach ne fit point ne pouvait manquer d'être fait ; le culte de l'homme abstrait qui constituait
le centre de la nouvelle religion feuerbachienne devait nécessairement être remplacé par la science des hommes réels et
de leur développement historique. Ce développement du point de vue de Feuerbach, au delà de Feuerbach lui-même,
Marx l'inaugura en 1845 dans La Sainte Famille .
6
Juge sage et équitable de la mythologie grecque.
18 (27)
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
IV : Le matérialisme dialectique
Strauss, Bauer, Stirner, Feuerbach furent autant de prolongements de la philosophie hégélienne, dans la mesure où ils ne
quittèrent pas le terrain philosophique. Après sa Vie de Jésus et sa Dogmatique1, Strauss n'a plus fait que de la
vulgarisation philosophique et de l'histoire religieuse à la Renan ; Bauer n'a réussi à faire quelque chose que dans le
domaine de l'histoire des origines du christianisme, mais, il est vrai, c'est une œuvre importante ; Stirner est demeuré une
curiosité, même après que Bakounine l'eut amalgamé avec Proudhon et qu'il eut baptisé cet amalgame « anarchisme » ;
Feuerbach seul fut éminent en tant que philosophe. Mais la philosophie, la soi-disant science des sciences planant au-
dessus de toutes les sciences particulières et en faisant la synthèse, non seulement resta pour lui une barrière infranchis-
sable, un tabernacle inviolable, mais en outre il s'arrêta en chemin en tant que philosophe et fut matérialiste par en bas,
idéaliste par en haut ; il ne sut pas dépasser Hegel en le critiquant mais le rejeta tout bonnement comme inutilisable,
alors que lui-même, par rapport à la richesse encyclopédique du système de Hegel, ne réalisait rien de positif si ce n'est
une religion de l'amour boursouflée et une morale pauvre et impuissante.
Mais, de la désagrégation de l'école hégélienne sortit encore une autre tendance, la seule qui ait vraiment donné des
fruits, et cette tendance est essentiellement attachée au nom de Marx2.
La rupture avec la philosophie de Hegel se produisit ici également par le retour au point de vue matérialiste. Cela signifie
qu'on se décida à concevoir le monde réel - la nature et l'histoire - tel qu'il se présente lui-même à quiconque l'aborde
sans lubies idéalistes préconçues ; on se décida à sacrifier impitoyablement toute lubie idéaliste impossible à concilier avec
les faits considérés dans leurs propres rapports et non dans des rapports fantastiques. Et le matérialisme ne signifie
vraiment rien de plus. Seulement, c'était la première fois qu'on prenait vraiment au sérieux la conception matérialiste du
monde, qu'on l'appliquait d'une façon conséquente à tous les domaines considérés du savoir, - tout au moins dans les
grandes lignes.
On ne se contenta pas de mettre tout simplement Hegel de côté : on partit au contraire de son aspect révolutionnaire
développé ci-dessus, de la méthode dialectique. Mais cette méthode était inutilisable sous sa forme hégélienne. Chez
Hegel, la dialectique est l'Idée se développant elle-même. L'Idée absolue, non seulement existe de toute éternité - on ne
sait où - mais elle est également la véritable âme vivante de tout le monde existant. Elle se développe pour devenir elle-
même à travers toutes les phases préliminaires, qui sont longuement traitées dans la Logique, et qui sont toutes incluses
en elle. Puis elle « s'aliène » en se transformant en nature, où, sans avoir conscience d'elle-même, déguisée en nécessité
naturelle, elle passe par un nouveau développement, et finalement revient à la conscience d'elle-même dans l'homme ;
cette conscience d'elle-même s'élabore et s'affine à son tour dans l'histoire jusqu'à ce qu'enfin l'Idée absolue redevienne
complètement elle-même dans la philosophie de Hegel. Chez Hegel, le développement dialectique qui se manifeste dans
la nature et dans l'histoire, c'est-à-dire l'enchaînement causal du progrès de l'inférieur au supérieur qui s'impose à travers
tous les mouvements en zigzag et tous les reculs momentanés, n'est donc que le calque du mouvement autonome de
l'Idée se poursuivant de toute éternité, on ne sait où, mais, en tout cas, indépendamment de tout cerveau humain
pensant. C'était cette interversion idéologique qu'il s'agissait d'éliminer. Nous conçûmes à nouveau, d'un point de vue
matérialiste, les idées de notre cerveau comme étant les reflets des objets, au lieu de considérer les objets réels comme
les reflets de tel ou tel degré de l'Idée absolue. De ce fait, la dialectique se réduisait à la science des lois générales du
mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine - deux séries de lois identiques au fond, mais différentes
dans leur expression en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer consciemment, tandis que, dans la nature, et,
jusqu'à présent, également dans la majeure partie de l'histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin que d'une façon
inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d'une série infinie de hasards apparents. Mais, du coup,
la dialectique des idées ne devint que le simple reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel, et, ce faisant,
la dialectique de Hegel fut totalement renversée, ou, plus exactement : elle se tenait sur la tête, on la remit de nouveau
sur ses pieds. Et cette dialectique matérialiste, qui était depuis des années notre meilleur instrument de travail et notre
arme la plus acérée, fut, chose remarquable, découverte à nouveau non seulement par nous, mais en outre, indépendam-
ment de nous et même de Hegel, par un ouvrier allemand, Joseph Dietzgen3.
1
Titre exact de l'ouvrage de Strauss paru à Tübingen en 1840-1841 : Die christliche Glaubenslehre in ihrer geschichtlichen
Entwicklung und im Kampfe mit der modernen Wlssenschaft.
2
Qu'on me permette ici une explication personnelle. On a récemment, à différentes reprises, fait allusion à la part que j'ai prise à
l'élaboration de cette théorie, et c'est pourquoi je puis difficilement me dispenser de dire ici les quelques mots qui règlent ce point. Je
ne puis nier moi- même avoir pris, avant et pendant ma collaboration de quarante années avec Marx, une certaine part personnelle
tant à l'élaboration que surtout au développement de la théorie. Mais la plus grande partie des idées directrices fondamentales,
particulièrement dans le domaine économique et historique, et spécialement leur formulation définitive, rigoureuse, sont le fait de
Marx. Ce que j'y ai apporté - à l'exception, tout au plus, de quelques branches spéciales - Marx aurait bien pu le réaliser sans moi.
Mais ce que Marx a fait je n'aurais pas pu le faire. Marx nous dépassait tous, il voyait plus loin, plus large et plus rapidement que
nous tous. Marx était un génie, nous autres, tout au plus des talents. Sans lui la théorie serait aujourd'hui bien loin d'être ce qu'elle
est. C'est donc à juste titre qu'elle porte son nom. (F. E.)
3
Voir L'Essence du travail intellectuel humain décrite par un travailleur manuel. Nouvelle critique de la raison pure et pratique. Hambourg,
19
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
Mais par-là, on avait repris le côté révolutionnaire de la philosophie de Hegel, et on l'avait débarrassée, du même coup, de
ses chamarrures idéalistes qui, chez Hegel, en avaient empêché l'application conséquente. La grande idée fondamentale
selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de
processus où les choses, en apparence stables, - tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les
concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré
tous les hasards apparents et tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour
- cette grande idée fondamentale a, surtout depuis Hegel, pénétré si profondément dans la conscience commune qu'elle
ne trouve sous cette forme générale presque plus de contradicteurs. Mais la reconnaître en paroles et l'appliquer, dans la
réalité, en détail, à chaque domaine soumis à l'investigation, sont deux choses différentes. Or, si l'on part constamment de
ce point de vue dans la recherche, on cesse une fois pour toutes de demander des solutions définitives et des vérités
éternelles ; on a toujours conscience du caractère nécessairement borné de toute connaissance acquise, de sa dépen-
dance à l'égard des conditions dans lesquelles elle a été acquise ; on ne s'en laisse plus imposer non plus par l'opposition
du vrai et du faux, du bien et du mal, de l'identique et du différent, du nécessaire et du contingent, oppositions
irréductibles pour la vieille métaphysique qui a toujours cours ; on sait que ces oppositions n'ont qu'une valeur relative,
que ce qui est maintenant reconnu comme vrai comporte un côté faux qu'on ne voit pas et qui apparaîtra plus tard, tout
comme ce qui est actuellement reconnu comme faux a son côté vrai grâce auquel il a pu précédemment être considéré
comme vrai ; que ce que l'on affirme nécessaire est composé de purs hasards et que le prétendu hasard est la forme sous
laquelle la nécessité se dissimule - et ainsi de suite.
L'ancienne méthode de recherche et de pensée, que Hegel appelle la méthode « métaphysique » qui s'occupait de
préférence de l'étude des choses considérées en tant qu'objets fixes donnés et dont les survivances continuent à hanter
les esprits, a été, en son temps, très justifiée historiquement. Il fallait d'abord étudier les choses avant de pouvoir étudier
les processus. Il fallait d'abord savoir ce qu'était telle ou telle chose avant de pouvoir observer les modifications qui
s'opèrent en elle. Et il en fut ainsi dans la science de la nature. L'ancienne métaphysique, qui considérait les choses
comme faites une fois pour toutes, était issue d'une science de la nature qui étudiait les choses mortes et vivantes en tant
que choses faites une fois pour toutes. Mais lorsque cette étude fut avancée au point que le progrès décisif fût possible, à
savoir le passage à l'étude systématique des modifications s'opérant dans ces choses au sein de la nature même, à ce
moment sonna dans le domaine philosophique aussi le glas de la vieille métaphysique. Et, en effet, si, jusqu'à la fin du siècle
dernier, la science de la nature fut surtout une science rassemblant des faits, une science de choses achevées, elle est
essentiellement, dans notre siècle, une science de classement, une science des processus, de l'origine et du développement
de ces choses et de l'enchaînement qui fait de ces processus naturels une grande totalité. La physiologie qui étudie les
phénomènes des organismes végétaux et animaux, l'embryologie qui étudie le développement de chaque organisme depuis
l'embryon jusqu'à la maturité, la géologie qui étudie la formation progressive de la surface terrestre, sont toutes filles de
notre siècle.
Mais ce sont surtout trois grandes découvertes qui ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de
l'enchaînement des processus naturels : premièrement, la découve rte de la cellule en tant qu'unité à partir de laquelle se
développe, par multiplication et différenciation, tout l'organisme végétal et animal ; en conséquence non seulement il a
été reconnu que le développement et la croissance de tous les organismes supérieurs s'opèrent selon une loi universelle
unique, mais encore que la capacité de transformation de la cellule indique la voie par laquelle les organismes peuvent
modifier leur espèce, et, par-là, connaître un développement plus qu'individuel. - Deuxièmement, la découverte de la
transformation de l'énergie, qui nous a montré que toutes les prétendues forces qui agissent tout d'abord dans la nature
inorganique, la force mécanique et son complément, l'énergie dite potentielle, la chaleur, le rayonnement, (lumière ou
chaleur rayonnante), l'électricité, le magnétisme, l'énergie chimique constituent autant de manifestations différentes du
mouvement universel, qui passent de l'une à l'autre selon certains rapports quantitatifs, de sorte que, pour une certaine
quantité de l'une qui disparaît, réapparaît une certaine quantité d'une autre, et qu'ainsi tout le mouvement de la nature se
réduit à ce processus ininterrompu de transformations d'une forme dans l'autre. - Enfin, la démonstration d'ensemble faite
pour la première fois par Darwin, selon laquelle tous les produits de la nature qui nous environnent actuellement, y
compris les hommes, sont le produit d'un long processus de développement à partir d'un petit nombre de germes
unicellulaires à l'origine, et que ces derniers sont, à leur tour, issus d'un protoplasme ou d'un corps albuminoïdal constitué
par voie chimique.
Grâce à ces trois grandes découvertes et aux autres progrès formidables de la science de la nature, nous sommes
aujourd'hui en mesure de montrer dans leurs grandes lignes non seulement l'enchaînement entre les phénomènes de la
nature dans les différents domaines pris à part, mais encore la connexion des différents domaines entre eux, et de
présenter ainsi un tableau d'ensemble de l'enchaînement de la nature sous une forme à peu près systématique, au moyen
des faits fournis par la science empirique de la nature elle-même. C'était autrefois la tâche de ce que l'on appelait la
philosophie de la nature de fournir ce tableau d'ensemble. Elle ne pouvait le faire qu'en remplaçant les rapports réels encore
inconnus par des rapports imaginaires, fantastiques, en complétant les faits manquants par des idées, et en ne comblant que
dans l'imagination les lacunes existant dans la réalité. En procédant ainsi, elle a eu maintes idées géniales, pressenti maintes
découvertes ultérieures, mais elle a également, comme il ne pouvait en être autrement, donné le jour à pas mal de bêtises.
Aujourd'hui, où il suffit d'interpréter les résultats de l'étude de la nature dialectiquement, c'est -à-dire dans le sens de
l'enchaînement qui lui est propre, pour arriver à un « système de la nature » satisfaisant pour notre époque, où le caractère
20
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
dialectique de cet enchaînement s'impose, qu'ils le veuillent ou non, même aux cerveaux de savants formés à l'école
métaphysique, aujourd'hui, la philosophie de la nature est définitivement mise à l'écart. Toute tentative pour la ressusciter ne
serait pas seulement superflue, elle se rait une régression.
Mais ce qui est vrai de la nature, reconnue également de ce fait comme un processus de développement historique, l'est
aussi de l'histoire de la société dans toutes ses branches et de l'ensemble de toutes les sciences qui traitent des choses
humaines (et divines). Ici également, la philosophie de l'histoire, du droit, de la religion, etc., consistait à substituer à
l'enchaînement réel, et qu'il fallait prouver, entre tes événements, celui qu'inventait le cerveau du philosophe, à concevoir
l'histoire, dans son ensemble comme dans ses différentes parties, comme la réalisation progressive d'idées, et natu-
rellement toujours des seules idées favorites du philosophe lui-même. De la sorte, l'histoire s'efforçait inconsciemment,
mais nécessairement à atteindre un certain but idéal fixé a priori qui était, par exemple chez Hegel, la réalisation de son
Idée absolue, et la marche irrévocable vers cette Idée absolue constituait l'enchaînement interne des événements
historiques. A l'enchaînement réel, encore inconnu, on substituait ainsi une nouvelle Providence mystérieuse, - incons-
ciente ou prenant peu à peu conscience d'elle-même. Il s'agissait par conséquent ici, tout comme dans le domaine de la
nature, d'éliminer ces enchaînements fabriqués, artificiels, en dégageant les enchaînements réels ; ce qui revient, en fin
de compte à découvrir les lois générales du mouvement qui, dans l'histoire de la société humaine, s'imposent comme lois
dominantes.
Or l'histoire du développement de la société se révèle, sur un point, essentiellement différente de celle de la nature. Dans
la nature, - dans la mesure où nous laissons de côté la réaction exercée sur elle par les hommes, - ce sont uniquement
des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur les autres et c'est dans leur jeu changeant que se manifeste
la loi générale. De tout ce qui se produit, - des innombrables hasards apparents, visibles à la surface, comme des résultats
finaux qui confirment l'existence d'une loi au sein de ces hasards, - rien ne se produit en tant que but conscient, voulu.
Par contre, dans l'histoire de la société, ceux qui agissent sont exclusivement des hommes doués de conscience, agissant
avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés ; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin
voulue. Mais cette différence, quelle que soit son importance pour l'investigation historique, surtout d'époques et
d'événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de l'histoire est sous l'empire de lois générales
internes. Car, ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c'est le hasard qui, d'une façon
générale, règne en apparence à la surface. Ce n'est que rarement que se réalise le dessein formé ; dans la majorité des
cas, les nombreux buts poursuivis s'entrecroisent et se contredisent, ou bien ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou
bien encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants. C'est ainsi que les conflits des innombrables volontés et actions
individuelles créent, dans le domaine historique, une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la nature incons-
ciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats que donnent réellement ces actions ne le sont pas, ou s'ils
semblent, au début, correspondre malgré tout au but poursuivi, ils ont finalement des conséquences autres que celles qui
ont été voules. Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où
le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l'empire de lois internes cachées, et il ne s'agit que de les
découvrir.
Les hommes font leur histoire, quelque tournure qu'elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres, consciemment
voulues, et c'est précisément la résultante de ces nombreuses volontés agissant dans des directions différentes et de leurs
répercussions variées sur le monde extérieur qui constitue l'histoire. Ce qui importe donc également ici, c'est ce que
veulent les nombreux individus. La volonté est déterminée par la passion ou la réflexion. Mais les leviers qui déterminent
directement à leur tour la passion ou la réflexion sont de nature très diverse. Ce peuvent être, soit des objets extérieurs,
soit des motivations d'ordre spirituel: ambition, « passion de la vérité et de la justice », haine personnelle ou encore
toutes sortes de lubies purement individuelles. Mais, d'une part, nous avons vu que les nombreuses volontés individuelles
qui agissent dans l'histoire ont, pour la plupart, des résultats tout à fait différents de ceux qu'elles s'étaient proposés - et
souvent directement contraires, - et que par conséquent leurs mobiles aussi n'ont qu'une importance secondaire pour le
résultat final. D'autre part, on peut encore se demander quelles sont à leur tour les forces motrices cachées derrière ces
motivations, et quelles sont les causes historiques qui prennent dans les cerveaux des hommes qui agissent, la forme de
ces mobiles.
Cette question, l'ancien matérialisme ne se l'est jamais posée. C'est pourquoi sa conception de l'histoire, dans la mesure
où somme toute il en a une, est essentiellement pragmatique ; elle juge tout d'après les mobiles de l'action, partage les
hommes exerçant une action historique en âmes nobles et non nobles, et constate ensuite régulièrement que les nobles
sont les dupes et les non nobles les vainqueurs, d'où il résulte pour l'ancien matérialisme qu'il n'y a rien à tirer de bien
édifiant de l'étude de l'histoire, et pour nous que, dans le domaine historique, l'ancien matérialisme est infidèle à lui-
même parce qu'il prend pour causes dernières les forces motrices idéales qui y agissent, au lieu d'examiner ce qu'il y a
derrière elles, et quelles sont les forces motrices de ces forces motrices. L'inconséquence ne consiste pas à reconnaître
des forces motrices spirituelles, mais à ne pas remonter plus haut jusqu'à leurs causes déterminantes. La philosophie de
l'histoire, par contre, telle qu'elle est représentée surtout par Hegel, reconnaît que les mobiles apparents, et ceux aussi qui
déterminent véritablement les actions des hommes dans l'histoire, ne sont pas du tout les causes dernières des
événements historiques, et que, derrière ces mobiles, il y a d'autres puissances déterminantes qu'il s'agit précisément de
rechercher ; mais elle ne les cherche pas dans l'histoire elle-même, elle les importe plutôt de l'extérieur, de l'idéologie
philosophique, dans l'histoire. Au lieu d'expliquer l'histoire de l'ancienne Grèce à partir de son propre enchaînement
21
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
interne, Hegel4, par exemple, affirme simplement qu'elle n'est rien d'autre que l'élaboration des « formes de la belle
individualité », la réalisation de l' « œuvre d'art » comme telle. Il dit, à cette occasion, beaucoup de choses belles et
profondes sur les Grecs, mais cela n'empêche que nous ne pouvons plus nous contenter aujourd'hui d'une telle
explication, qui n'est qu'une formule et rien de plus.
S'il s'agit, par conséquent, de rechercher les forces motrices qui, - consciemment ou inconsciemment et, il faut le
dire, très souvent inconsciemment, - se situent derrière les mobiles des actions historiques des hommes et qui
constituent en fait les forces motrices dernières de l'histoire, il ne peut pas tant s'agir des motifs des individus,
si éminents, soient-ils, que de ceux qui mettent en mouvement de grandes masses, des peuples entiers, et
dans chaque peuple, à leur tour, des classes entières, et encore des raisons qui les poussent non à une
effervescence passagère e t à un feu de paille rapidement éteint, mais à une action durable, aboutissant à une
grande transformation historique. Élucider les causes motrices qui, d'une façon claire ou confuse, directement
ou sous une forme idéologique et même divinisée, se reflètent ici dans l'esprit des masses en action et de leurs
chefs - ceux que l'on appelle les grands hommes - sous forme de mobiles conscients, - telle est la seule voie
qui puisse nous mettre sur la trace des lois qui dominent l'histoire dans son ensemble, aux différentes époques
et dans les différents pays. Tout ce qui met les hommes en mouvement doit nécessairement passer par leur
cerveau, mais la forme que cela prend dans ce cerveau dépend beaucoup des circonstances. Les ouvriers ne se
sont pas le moins du monde réconciliés avec le machinisme capitaliste depuis qu'ils ne détruisent plus
purement et simplement les machines, comme ils le firent encore en 1848 en Rhénanie.
Mais alors que, dans toutes les périodes antérieures, la recherche de ces causes motrices de l'histoire était presque
impossible, - du fait de l'enchevêtrement et du caractère masqué des rapports et de leurs effets, - notre époque a
tellement simplifié ces enchaînements que l'énigme a pu être résolue. Depuis le triomphe de la grande
industrie, c'est -à-dire au moins depuis les traités de paix de 1815, ce n'est plus un secret pour personne en
Angleterre que toute la lutte politique y tournait autour des prétentions à la domination de deux classes :
l'aristocratie foncière (landed aristocracy) et la bourgeoisie (middle class). En France, c'est avec le retour des
Bourbons qu'on prit conscience du même fait ; les historiens de l'époque de la Restauration, de Thierry à
Guizot, Mignet et Thiers, le signalent partout comme la clé qui permet de comprendre toute l'histoire de la
France depuis le moyen âge. Et, depuis 1830, la classe ouvrière, le prolétariat, a été reconnu comme troisième
combattant pour le pouvoir dans ces deux pays. La situation s'était tellement simplifiée qu'il fallait fermer
volontairement les yeux pour ne pas voir dans la lutte de ces trois grandes classes et dans le conflit de leurs
intérêts la force motrice de l'histoire moderne - tout au moins dans les deux pays les plus avancés.
Mais comment ces classes s'étaient -elles formées ? Si l'on pouvait encore attribuer au premier abord à la grande propriété
féodale de naguère une origine due - au début du moins - à des causes politiques, à la prise de possession par la
violence, cela n'était plus possible pour la bourgeoisie et le prolétariat. Ici, l'origine et le développement de deux grandes
classes apparaissaient de façon claire et tangible comme provenant de causes purement économiques.
Et il était tout aussi manifeste que, dans la lutte entre la propriété foncière et la bourgeoisie autant que dans la lutte entre
la bourgeoisie et le prolétariat, il s'agissait, en premier lieu, d'intérêts économiques à la réalisation desquels le pouvoir
politique ne devait servir que de simple moyen. Bourgeoisie et prolétariat s'étaient formés l'un et l'autre à la suite d'une
transformation des conditions économiques, plus exactement du mode de production. C'est le passage d'abord du métier
corporatif à la manufacture, puis de la manufacture à la grande industrie utilisant les machines et se servant de la vapeur
qui avait développé ces deux classes. A un certain stade de ce développement, les nouvelles forces product ives mises en
œuvre par la bourgeoisie - en premier lieu, la division du travail et le groupement d'un grand nombre d'ouvriers
parcellaires dans une seule manufacture - ainsi que les conditions et besoins d'échange qu'elles engendrent, devinrent
incompatibles avec le régime de production existant, transmis par l'histoire et consacré par la loi, c'est-à-dire avec les
privilèges corporatifs et les innombrables privilèges personnels et locaux (qui constituaient autant d'entraves pour les
ordres non privilégiés) de la société féodale. Les forces productives, représentées par la bourgeoisie, se rebellèrent contre
le régime de production représenté par les propriétaires fonciers féodaux et les maîtres de corporation. On connaît le
résultat. Les liens féodaux furent brisés, en Angleterre progressivement, en France d'un seul coup, en Allemagne on n'en
est pas encore venu à bout. Mais de même qu'à une certaine phase de développement, la manufacture entra en conflit
avec le mode de production féodal, de même, maintenant, la grande industrie est entrée en conflit avec le régime de
production bourgeois qui a remplacé le mode féodal. Liée par ce régime, par les cadres étroits du mode de production
c apitaliste, elle crée, d'une part, une prolétarisation toujours croissante de la grande masse du peuple entier et, d'autre part,
une quantité de plus en plus considérable de produits impossibles à écouler. Surproduction et misère des masses, chacune
étant la cause de l'autre, telle est la contradiction absurde à laquelle aboutit ce système qui requiert fatalement la libération
des forces productives par la transformation du mode de production.
II est donc prouvé que, dans l'histoire moderne tout au moins, toutes les luttes politiques sont des luttes de classes et
que toutes les luttes émancipatrices de classes, malgré leur forme nécessairement politique - car toute lutte de classes
est une lutte politique - tournent, en dernière analyse, autour de l'émancipation économique. Par conséquent, l'État, le
régime politique, constitue, ici tout au moins, l'élément secondaire, et la société civile, le domaine des relations
économiques, l'élément décisif. La vieille conception traditionnelle, à laquelle Hegel sacrifie lui aussi, voyait dans l'État
4
Dans ses Leçons sur la Philosophie de l'histoire.
22
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
l'élément déterminant et dans la société civile l'élément déterminé par le premier. Il en est ainsi en apparence. De même
que, c h e z l'homme isolé, toutes les forces motrices de s e s actions doivent nécessairement passer par son cerveau, s e
transformer en mobiles de sa volonté pour l'amener à agir, de même tous les besoins de la société civile - quelle que soit
la classe au pouvoir - doivent passer par la volonté de l'État pour s'imposer universellement sous forme de lois. Tel est le
côté formel de la chose qui se comprend de soi-même ; la question est seulement de savoir quel est le contenu de cette
volonté purement formelle - celle de l'individu comme celle de l'État - et d'où vient ce contenu, pourquoi on veut
précisément telle chose et non pas telle autre. Et si nous en cherchons la raison, nous trouvons que, dans l'histoire
moderne, la volonté de l'État est déterminée dans l'ensemble par les besoins changeants de la société civile, par la
suprématie de telle ou telle classe, en dernière analyse, par le développement des forces productives et des rapports
d'échange.
Mais si déjà à notre époque moderne, avec ses formidables moyens de production et de communication, l'État ne
constitue pas un domaine indépendant, avec un développement indépendant, et si, au contraire, son existence comme
son déve loppement s'expliquent en dernière analyse par les conditions d'existence économique de la société, cela doit
être beaucoup plus vrai encore de toutes les époques précédentes où la production de la vie matérielle des hommes ne
disposait pas encore de ces riches ressources et où, par conséquent, la nécessité de cette production devait exercer un
empire plus grand encore sur les hommes. Si aujourd'hui encore, à l'époque de la grande industrie et des chemins de fer,
l'État n'est au fond que le reflet, sous une forme condensée, des besoins économiques de la classe qui domine la
production, il devait l'être encore beaucoup plus à l'époque où chaque génération humaine était obligée de consacrer une
bien plus grande partie de sa vie entière à la satisfaction de se s besoins matériels et en dépendait par conséquent beaucoup
plus que nous aujourd'hui. L'étude de l'histoire des époques passées le confirment surabondamment, dès qu'elle s'occupe
sérieusement de cet aspect des choses. Mais cela ne peut évidemment pas être traité ici.
Si l'État et le droit public sont déterminés par les conditions économiques, il en est évidemment de même aussi pour le
droit civil, qui ne fait, pour l'essentiel, que sanctionner les rapports économiques normaux qui, dans les conditions
données, existent entre les individus. Mais la forme sous laquelle cela se fait peut prendre des aspects très divers. On
peut, comme cela s'est produit en Angleterre, en accord avec toute l'évolution nationale, conserver en majeure partie les
formes de l'ancien droit féodal, tout en leur donnant un contenu bourgeois, voire même conférer directement un sens
bourgeois au terme féodal ; mais on peut également, comme cela fut le cas dans le reste de l'Europe occidentale, prendre
pour base le premier droit mondial d'une société productrice de marchandises, le droit romain, avec son élaboration
incomparablement précise de tous les principaux rapports juridiques existant entre simples possesseurs de marchandises
(acheteur et vendeur, créancier et débiteur, contrat, obligation, etc.) Ce faisant, on peut, pour le bien d'une société encore
petite-bourgeoise et semi-féodale, soit le ramener simplement par la pratique judiciaire au niveau de cette société (droit
commun), soit encore, à l'aide de juristes soi-disant éclairés et moralistes, le remanier et en faire un code à part,
correspondant à cet état social, code qui, dans ces conditions, sera mauvais même du point de vue juridique (droit
prussien). Mais on peut aussi, après une grande révolution bourgeoise, élaborer, sur a l base précisément de ce droit
romain, un code de la société bourgeoise aussi classique que le code civil français. S'il est donc vrai que les normes du
droit bourgeois ne sont que l'expression juridique des conditions d'existence économiques de la société, celles-ci peuvent,
selon les circonstances, être bien ou mal exprimées.
L'État s'offre à nous comme la première puissance idéologique s'exerçant sur l'homme. La société se crée un organisme en
vue de la défense de ses intérêts communs contre les attaques intérieures et extérieures. Cet organisme est le pouvoir
d'État. A peine né, il se rend indépendant de la société, et cela d'autant plus qu'il devient davantage l'organisme d'une
certaine classe, qu'il fait prévaloir directement la domination de cette classe. La lutte de la classe opprimée contre la
classe dominante devient nécessairement une lutte politique, une lutte menée d'abord contre la domination politique de
cette classe ; la conscience de la corrélation de cette lutte politique avec sa base économique s'estompe et peut même
disparaître complètement. Mais même lorsque ce n'est pas tout à fait le cas chez ceux qui participent à cette lutte, le fait
se produit presque toujours dans l'esprit des historiens. De toutes les anciennes sources concernant les luttes au sein de
la République romaine, Appien est le seul à nous dire clairement et nettement de quoi il s'agissait en réalité, à savoir de la
propriété foncière.
Or l'État, une fois devenu une puissance indépendante à l'égard de la société, crée, à son tour, une nouvelle idéologie. Les
professionnels de la politique, les théoriciens du droit public et les juristes du droit privé escamotent en effet la liaison
avec les faits économiques. Comme, dans chaque cas particulier, force est aux faits économiques de prendre la forme de
motifs juridiques pour être sanctionnés sous la forme de lois, et comme il faut aussi, bien entendu, tenir compte de tout le
système juridique déjà en vigueur, c'est la forme juridique qui doit désormais être tout et le contenu économique rien.
Droit public et droit privé sont traités comme des domaines autonomes, ayant leur propre développement historique
indépendant, se prêtant par eux-mêmes du fait de l'élimination de toutes leurs contradictions internes, à un exposé
systématique et même le requérant.
Des idéologies encore plus élevées, c'est -à-dire encore plus éloignées de leur base matérielle économique, prennent la
forme de la philosophie et de la religion. Ici, la corrélation entre les représentations et leurs conditions d'existence
matérielles devient de plus en plus complexe, de plus en plus obscurcie par les chaînons intermédiaires. Mais elle existe
cependant. De même que toute la Renaissance, depuis le milieu du XV e siècle, fut un produit essentiel des villes, par
conséquent de la bourgeoisie, il en va de même pour la philosophie renaissant elle aussi à cette époque. Son contenu
n'était, pour l'essentiel, que l'expression philosophique des idées correspondant au développement de la petite et de la
moyenne bourgeoisie devenant la grande bourgeoisie. Cela apparaît clairement chez les Anglais et les Français du siècle
23
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
dernier qui étaient en de nombreux cas aussi bien économistes que philosophes, et pour ce qui est de l'école de Hegel,
nous l'avons montré plus haut.
Arrêtons-nous cependant encore un peu à la religion, parce que c'est elle qui est le plus éloignée de la vie matérielle et
semble lui être étrangère. La religion est née, à l'époque extrêmement reculée de la vie dans les bois, des représentations
pleines d'erreurs de ces hommes des bois sur leur propre nature et la nature extérieure les environnant. Mais chaque
idéologie, une fois constituée, se développe sur la base des éléments de représentation donnés et continue à les élaborer
; sinon elle ne serait pas une idéologie, c'est -à-dire le fait de s'occuper d'idées prises comme entités autonomes, se
développant d'une façon indépendante et uniquement soumises à leurs propres lois. Que les conditions d'existence
matérielles des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce processus mental, en déterminent en fin de compte le
cours, cela reste chez eux nécessaire ment inconscient, sinon c'en serait fini de toute idéologie. Ces représentations
religieuses primitives, par conséquent, qui sont la plupart du temps communes à chaque groupe de peuples apparentés,
se développent, après la scission de ce groupe, d'une façon particulière à chaque peuple, selon les conditions d'existence
qui lui sont dévolues, et pour toute une série de groupes de peuples, notamment pour le groupe aryen (le groupe indo-
européen), ce processus est démontré dans le détail par la mythologie comparée. Les dieux qui se sont ainsi constitués
chez chaque peuple étaient des dieux nationaux dont l'empire ne dépassait pas les limites du territoire national qu'ils
avaient à protéger et au delà des frontières duquel d'autres dieux exerçaient une domination incontestée. Ils ne pouvaient
survivre, dans la représentation que tant que subsistait la nation ; ils disparurent en même temps qu'elle. Cette disparition
des vieilles nationalités fut provoquée par l'apparition de l'Empire romain, dont nous n'avons pas à examiner ici les
conditions économiques de sa formation. Les anciens dieux nationaux tombèrent en désuétude, même les dieux romains
qui n'étaient accordés qu'aux limites étroites de la cité de Rome ; le besoin de compléter l'Empire mondial par une religion
universelle apparaît clairement dans les tentatives faites en vue de faire admettre à Rome, à côté des dieux indigènes,
tous les dieux étrangers dignes de quelque respect et de leur procurer des autels. Mais une nouvelle religion universelle
ne se crée pas de cette façon, au moyen de décrets impériaux. La nouvelle religion universelle, le christianisme, s'était
constituée clandestinement par un amalgame de l a théologie orientale universalisée, surtout de la théologie juive, et de
la philosophie grecque vulgarisée, surtout du stoïcisme. Pour connaître l'aspect qu'il avait au début, il faut procéder
d'abord à des recherches minutieuses, car la forme officielle sous laquelle il nous a été transmis n'est que celle sous
laquelle il devint religion d'État et fut adapté à ce but par le concile de Nicée5. A lui seul, le fait qu'il devint religion d'État
250 ans seulement après sa naissance prouve qu'il était la religion correspondant aux conditions de l'époque. Au moyen
âge, il se transforma, au fur et à mesure du développement du féodalisme, en une religion correspondant à ce dernier,
avec une hiérarchie féodale correspondante. Et lorsque apparut la bourgeoisie, l'hérésie protestante se développa, en
opposition au catholicisme féodal, d'abord dans le midi de la France, chez les Albigeois6, à l'époque de la plus grande
prospérité des villes de cette région. Le moyen âge avait annexé à la théologie toutes les autres formes de l'idéologie:
philosophie, politique, jurisprudence et en avait fait des subdivisions de la première. Il obligeait ainsi tout mouvement
social et politique à prendre une forme théologique; pour provoquer une grande tempête, il fallait présenter à l'esprit des
masses nourri exclusivement de religion leurs propres intérêts sous un déguisement religieux. Et de même que, dès le
début, la bourgeoisie donna naissance dans les villes à tout un cortège de plébéiens, de journaliers et de domestiques de
toutes sortes, non possédants et n'appartenant à aucun ordre reconnu, précurseurs du futur prolétariat, de même
l'hérésie se divise très tôt en une hérésie bourgeoise modérée et une hérésie plébéienne révolutionnaire, abhorrée même
des hérétiques bourgeois.
L'indestructibilité de l'hérésie protestante correspondait à l'invincibilité de la bourgeoisie montante ; lorsque celle-ci fut
devenue suffisamment forte, sa lutte contre la noblesse féodale, de caractère jusque-là presque exclusivement local,
commença à prendre des proportions nationales. La première grande action eut lieu en Allemagne: c'est ce qu'on appelle
la Ré forme. La bourgeoisie n'était ni assez forte, ni assez développée pour pouvoir grouper sous sa bannière les autres
ordres révoltés : les plébéiens des villes, la petite noblesse des campagnes et les paysans. La noblesse fut battue la
première ; les paysans se soulevèrent dans une insurrection qui constitue le point culminant de tout ce mouvement
révolutionnaire ; les villes les abandonnèrent, et c'est ainsi que la révolution succomba devant les armées des princes, les-
quels en tirèrent tout le profit. De ce jour, l'Allemagne va disparaître pour trois siècles du rang des pays qui jouent un rôle
autonome dans l'histoire. Mais à cô t é de l'Allemand Luther, il y avait eu le Français Calv in. Avec une rigueur bien
française, Calvin mit au premier plan le caractère bourgeois de la Réforme, républicanisa et démocratisa l'Église. Tandis
qu'en Allemagne la Réforme luthérienne s'enlisait et menait le pays à la ruine, la Réforme calviniste servit de drapeau aux
républicains à Genève, en Hollande, en Ecosse, libéra la Hollande du joug de l'Espagne et de l'Empire allemand et fournit
au deuxième acte de la révolution bourgeoise, qui se déroulait en Angleterre, son vêtement idéologique. Ici le calvinisme
s'avéra être le véritable déguisement religieux des intérêts de la bourgeoisie de l'époque, aussi ne fut -il pas reconnu
intégralement lorsque la révolution de 1689 s'acheva par un compromis entre une partie de la noblesse et la bourgeoisie.
L'Église nationale anglaise fut rétablie, non pas sous sa forme antérieure, en tant qu'Église catholique, avec le roi pour pape,
mais fortement calvinisée. La vieille Église nationale avait célébré le joyeux dimanche catholique et combattu le morne
dimanche calviniste, la nouvelle Église embourgeoisée introduisit ce dernier qui embellit aujourd'hui encore l'Angleterre.
5
Premier concile, convoqué à Nicée, en Asie Mineure, par l'empereur Constantin I e r en 325 et qui élabora les principes de base de
l'Eglise chrétienne.
6
Secte religieuse qui eut beaucoup d'adeptes dans le Midi de la France et jusqu'en Italie aux XIIe et XIIIe siècles. Le pape Innocent III
organisa en 1209 contre eux une croisade, au cours de laquelle ils furent massacrés en grand nombre.
24
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
En France, la minorité calviniste fut, en 16857, opprimée, convertie au catholicisme ou expulsée du pays. Mais à quoi cela
servit -il ? Déjà à cette époque, le libre penseur Pierre Bayle était à l'œuvre, et, en 1694, naquit Voltaire. La mesure
draconienne de Louis XIV ne fit que faciliter à la bourgeoisie fran çaise la réalisation de sa révolution sous la forme
irréligieuse, exclusivement politique, la seule qui convint à la bourgeoisie développée. Au lieu de protestants, ce furent des
libres penseurs qui siégèrent dans les assemblées nationales. Par-là le christianisme était parvenu à son dernier stade. Il
était devenu incapable de servir à l'avenir de manteau idéologique aux aspirations d'une classe progressive quelconque; il
devint de plus en plus la propriété exclusive des classes dominantes qui l'emploient comme smple moyen de
gouvernement pour tenir en lisière l e s classes inférieures. A remarquer que chacune des différentes classes utilise la
religion qui lui est conforme : l'aristocratie foncière, le jésuitisme catholique ou l'orthodoxie protestante, la bourgeoisie li-
bérale et radicale, le rationalisme ; et que ces messieurs croient ou non à leurs religions respectives, cela ne fait aucune
différence.
Nous voyons par conséquent que la religion, une fois constituée, a toujours un contenu traditionnel, et ausi que, dans
tous les domaines idéologiques, la tradition est une grande force conservatrice. Mais les changements que subit ce
contenu ont leur source dans les rapports de classes, par conséquent dans les rapports économiques entre les hommes
qui procèdent à ces changements. Et cala suffit ici.
Il ne peut évidemment être question, dans ce qui précède, que d'une esquisse générale de la conception marxiste de
l'histoire, et tout au plus de quelques illustrations. C'est sur l'histoire elle-même qu'il faut en faire la preuve, et, à ce sujet,
je puis bien dire que d'autres écrits l'ont déjà suffisamment établie. Mais cette conception met fin à la philosophie dans le
domaine de l'histoire tout comme la conception dialect ique de la nature rend aussi inutile qu'impossible toute philosophie
de la nature. Partout il ne s'agit p l u s d'imaginer des enchaînements dans sa tête, m a i s de les découvrir dans les faits.
Il ne reste plus dès lors à la philosophie, chassée de la nature et de l'histoire, que le domaine de la pensée pure, dans la
mesure où celui-ci subsiste encore, à savoir la théorie des lois du processus même de la pensée, c'est-à-dire la logique
et la dialectique.
*
Avec la révolution de 1848. l'Allemagne « cultivée » donna congé à la théorie et passa sur le terrain de la pratique. La
petite industrie reposant sur le travail à la main, la manufacture furent remplacées par une grande industrie véritable :
l'Allemagne fit sa réapparition, sur le marché mondial. Le nouvel Empire Petit -allemand8 supprima du moins les anomalies
les plus criantes, par lesquelles la poussière de petits États, les survivances du féodalisme et l'économie bureaucratique
avaient jusque-là entravé ce développement. Mais au fur et à mesure que la spéculation quittait le cabinet de travail du
philosophe pour installer son temple à la Bourse des valeurs, l'Allemagne cultivée perdait ce grand sens théorique qui avait
été la gloire de l'Allemagne à l'époque de son plus profond abaissement politique - le sens de la recherche purement
scientifique, que le résultat obtenu fût pratiquement utilisable ou non, contraire ou non aux ordonnances de la police.
Certes, en Allemagne, les sciences de la nature officielles, surtout dans le domaine des recherches de détail, restent au
niveau de l'époque, mais déjà la revue américaine Science remarque à juste titre que c'est beaucoup plus en Angleterre
et non plus comme autrefois, en Allemagne, que s'effectuent actuellement les progrès décisifs dans le domaine des
grands enchaînements de faits isolés, de leur généralisation en lois. Et, dans le domaine des sciences historiques, y
compris la philosophie, le vieil esprit théorique intransigeant a vraiment complètement disparu avec la philosophie
classique pour faire place à un éclectisme vide, aux affres des considérations de carrière et de revenu, et jusqu'à
l'arrivisme le plus vulgaire. Les représentants officiels de cette science sont devenus les idéologues déclarés de la
bourgeoisie et de l'État actuel - mais à une époque où l'un et l'autre sont en opposition ouverte avec la classe ouvrière.
E t ce n'est que dans la classe ouvrière que le sens théorique allemand se maintient intact. Là, il est im possible de
l'extirper ; là, il n'y a pas de considérations de carrière, de chasse aux profits, de protection bienveillante d'en haut ; au
contraire, plus la science procède avec intransigeance et sans préventions, plus elle se trouve en accord avec les intérêts
et les aspirations de la classe ouvrière. La tendance nouvelle qui a reconnu dans l'histoire du développement du travail la
clé qui permet de comprendre l'histoire de la société tout entière s'est adressée d'emblée de préférence à la classe
ouvrière et elle y a trouvé la compréhension qu'elle ne cherchait pas auprès de la science officielle et qu'elle n'attendait
pas d'elle. C'est le mouvement ouvrier allemand qui est l'héritier de la philosophie classique allemande.
7
En 1685, Louis XIV révoqua l'Edit de Nantes par lequel Henri IV avait, en 1598, accordé la liberté du culte et l'égalité des droits aux
protestants français.
8
L'empire allemand qui fut formé en 1871 sous l'hégémonie de ta Prusse excluait l'Autriche, autour de laquelle les partisans de la «
grande Allemagne » avaient rêvé de réaliser l'unité.
25
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
I
Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l'objet, la
réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine
concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C'est ce qui explique pourquoi l'aspect actif fut développé par
l'idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l'idéalisme ne connaît naturellement pas
l'activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée;
mais il ne considère pas l'activité humaine elle-même en tant qu'activité objective. C'est pourquoi dans l'Essence du
christianisme, il ne considère comme authentiquement humaine que l'activité théorique, tandis que la pratique n'est saisie
et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide. C'est pourquoi il ne comprend pas l'importance de l'activité
"révolutionnaire", de l'activité "pratique-critique".
II
La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question
théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est -à-dire la
réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une
pensée qui s'isole de la pratique, est purement scolastique.
I II
La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation, que, par
conséquent, des hommes transformés soient des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée 1, oublie
que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur a lui-même besoin d'être
éduqué. C'est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l'une est au-dessus de la société
(par exemple chez Robert Owen 2).
La coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et
comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire.
IV
Feuerbach part du fait que la religion rend l'homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux,
objet de représentation 3, et un monde temporel 4. Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base
temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire 5. Le fait, notamment, que la
base temporelle se détache d'elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut
s'expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle. Il faut donc d'abord
comprendre celle-ci dans sa contradiction 6 pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction.
Donc, une fois qu'on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c'est la première
désormais dont il faut faire la critique théorique et qu'il faut révolutionner dans la pratique 7.
1 Le manuscrit de Marx indique ici seulement : “la doctrine matérialiste de la modification des circonstances et de l'éducation, oublie...”
Engels a explicité la pensée.
2 Parenthèse ajoutée par Engels.
7 Marx écrit : “c'est la première qu'il faut anéantir sur le plan de la théorie et de la pratique.”
26
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande
V
Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l'intuition sensible; mais il ne considère pas le monde
sensible en tant qu'activité pratique concrète de l'homme.
VI
Feuerbach résout l'essence religieuse en l'essence humaine. Mais l'essence de l'homme n'est pas une abstraction
inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux.
Feuerbach, qui n'entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :
1. De faire abstraction du cours de l'histoire et de faire de l'esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-
même, en supposant l'existence d'un individu humain abstrait, isolé.
2. De considérer, par conséquent, l'être humain 8 uniquement en tant que "genre", en tant qu'universalité interne,
muette, liant d'une façon purement naturelle les nombreux individus.
V II
C'est pourquoi Feuerbach ne voit pas que l'"esprit religieux" est lui-même un produit social et que l'individu abstrait qu'il
analyse appartient en réalité 9 à une forme sociale déterminée.
V II I
Toute 10 vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent
leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.
IX
Le résultat le plus avancé auquel atteint le matérialisme intuitif, c'est -à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas l'activité
des sens comme activité pratique, est la façon de voir des individus isolés et de la société bourgeoise 11.
X
Le point de vue de l'ancien matérialisme est la société "bourgeoise". Le point de vue du nouveau matérialisme, c'est la
société humaine, ou l'humanité socialisée 12.
XI
Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe 13 c'est de le transformer.
11 Variante d'Engels : “la façon de voir des individus isolés dans la “société bourgeoise”.
12 Dans ce paragraphe, c'est Engels qui souligne humaine et met entre guillemets bourgeoise.
27