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Wonders of the World (DK Eyewitness)

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richesse de la Bosnie, puisque, outre la consommation locale et la
préparation du slioovitz, la liqueur nationale des Slaves, des
quantités énormes de ces fruits sont expédiées à l’étranger, en
Allemagne, en Angleterre et jusqu’en Amérique. Quant à la France,
elle s’en tient sagement aux pruneaux de Tours et d’Agen. Les fruits
ne sont pas encore mûrs, mais d’honnêtes musulmans goûtent les
joies de la sieste, mollement étendus à l’ombre du feuillage. Les
Serbes, plus actifs, travaillent à la terre.
A Jancici, la dame blonde prend congé de ses compagnons. Le
galant employé du cadastre, que de nombreuses libations ont rendu
tout à fait élégiaque, essuie un pleur et jure que, grâce à la société
de sa voisine, ce voyage sera « le plus beau jour de sa vie ». Le
maréchal des logis et le vaguemestre barbu rient sous cape.
On s’arrête encore quelques minutes à Dervent, qui, pendant
quatre ans, est resté le point terminus de la ligne. Jusqu’en 1882, il
fallait prendre la poste ou se mettre en quête d’une voiture pour
gagner la capitale du pays. A présent, la petite locomotive, dont la
lanterne de l’avant vient d’être allumée, file directement sur
Sérajewo, au milieu d’un paysage qui ressemble par moments à
cette partie du Hochland bavarois que l’orient-express parcourt
avant d’arriver à Munich. Involontairement on tend l’oreille ; il semble
que l’angélus va saluer le coucher du soleil. Mais il n’y a pas de
clocher ni de cloches, à peine un minaret. Maintenant la ligne du
chemin de fer n’est plus régie par l’administration militaire ; dans les
gares, bâties tout à fait d’après le système des petites gares de
campagne en Autriche, les employés portent des vêtements civils ;
une casquette à liséré jaune et noir les fait reconnaître.
Avec une ponctualité toute militaire, le convoi, qui était parti de
Brod vers sept heures du matin, entre en gare à Sérajewo à huit
heures vingt minutes du soir. Il a parcouru deux cent cinquante
kilomètres. Le flying scotsman de Londres à Glasgow et le rapide de
Paris à Marseille vont plus vite, c’est certain, et peut-être pourrait-on
accélérer le mouvement des « moulins à café » ; mais, comme me le
disait plus tard le spirituel colonel Tomascheck, directeur de la ligne
dont il a dirigé la construction : « Pourquoi cette hâte fiévreuse ?
Qu’importe si l’on arrive à Sérajewo deux heures plus tôt ou deux
heures plus tard ? » Heureux pays, où l’on peut jouir de la vie sans
qu’il soit nécessaire de la brûler !
CHAPITRE IV

Sérajewo pendant l’occupation autrichienne. — Tableaux de rues et de


marchés.

La gare de Sérajewo est reliée à la ville par un rail sur lequel


circule l’unique voiture de tramway et le fourgon de poste et de
bagages que l’on détache du convoi et que des chevaux traînent
jusqu’au centre de la cité. Trois bâtiments de construction récente se
présentent au nouvel arrivant : la manufacture de tabac avec ses
trois corps de logis qui abritent une population de six à sept cents
ouvriers, la direction des chemins de fer et enfin le palais du
gouvernement (Landesregierung), dont la construction, ainsi que la
position, rappellent le palais fédéral de Berne. Des fenêtres de cette
construction administrative, on aperçoit des glaciers qui ne sont pas
sans analogie avec ceux de la Jungfrau et des autres sommets de
l’Oberland bernois. Tous les rouages de la bureaucratie autrichienne
en Bosnie-Herzégovine sont concentrés dans ce palais, qui, outre
une centaine de bureaux plus ou moins spacieux, contient une
grande salle des fêtes aux proportions imposantes, qui, jusqu’à
présent, n’a pas été inaugurée. Quand je l’ai vue, elle n’était même
pas meublée, mais l’hiver prochain on y donnera des banquets, et le
gouverneur civil, M. de Nikolich, comptait y faire danser les fringants
officiers avec les séduisantes Viennoises et leurs sœurs magyares
importées en vertu de l’adage que la femme doit suivre son mari…,
même quand il est nommé fonctionnaire en Bosnie.
La plus grande partie de Sérajewo est bâtie en amphithéâtre sur
les flancs de deux montagnes qui se font face : le Pasim Brdo et le
Trebovitch. Cette disposition avec ses jardins et son opulente
verdure, qui encadre les habitations, est très réjouissante à l’œil.
Sérajewo a gardé un cachet oriental très prononcé. C’était, à
l’arrivée des Autrichiens, en 1878, une ville exclusivement turque. Le
confort européen y faisait entièrement défaut, et les maisons, en
exceptant les consulats et cinq ou six habitations particulières,
n’avaient pour tout mobilier que les éternels divans des musulmans.
Les tables et les chaises y étaient inconnues ; les chrétiens eux-
mêmes s’étaient accoutumés pendant des siècles à la position de
tailleurs devant leur établi, si chère aux Orientaux. Le voyageur
européen égaré dans ces parages était obligé de se plier aux us et
coutumes du pays, et s’il n’avait la chance d’être recueilli
hospitalièrement par le consul de sa nationalité, il devait se
contenter de l’hospitalité rudimentaire et de la cuisine problématique
des hans ou auberges turques. Ce genre d’établissement n’a, il faut
bien le dire, rien d’engageant ; une nourriture atroce et des tapis
pleins de vermine, tel est en général le bilan de la « table et du
logement » qui y sont offerts.
Il n’en est plus de même depuis que l’occupation a conduit dans
le pays un triple contingent de consommateurs exigeants, mais
habitués aussi à solder ces exigences argent comptant : les officiers
de tout grade, les fonctionnaires et les négociants qui, pour soigner
leurs affaires nouvelles, font la navette entre Vienne, Pesth et la
Bosnie. Aujourd’hui, sans parler des auberges d’un rang inférieur qui
abritent surtout les ouvriers et les petits employés, deux hôtels très
confortables offrent aux voyageurs des chambres très propres, un
service satisfaisant et une table qui vaut celle de beaucoup de
restaurants viennois. Le Serbe qui a fait construire le plus grand de
ces deux hôtels, et qui l’exploite avec un plein succès financier, a
laissé carte blanche à son architecte viennois, lequel a élevé, au
milieu des maisonnettes et des masures de la vieille ville, un édifice
de la hauteur des maisons qu’on trouve sur le boulevard ou sur le
Ring, avec toute la recherche artistique que ses confrères ont mise à
la mode, même lorsqu’il ne s’agit que de constructions particulières.
L’effet de cette maison de grande ville européenne est des plus
étranges ici ; elle domine de toute la hauteur de ses quatre étages
les huttes de bois de l’Orient. La rue où se trouve l’Hôtel de l’Europe,
avec son café aux proportions quasi monumentales, est l’artère
principale de Sérajewo ; elle conduit du quartier commercial, ou
Tscharchia, jusqu’à la gare. Par une délicate attention pour le
nouveau suzerain des territoires occupés, la municipalité de
Sérajewo a appelé cette rue Franz-Josephstrasse. On y trouve aussi
quelques magasins installés par des négociants autrichiens ; mais le
nombre de ces boutiques n’est pas, il s’en faut de beaucoup, aussi
considérable qu’on pouvait s’y attendre dans un pays neuf qui a paru
à beaucoup de négociants israélites une sorte de Terre promise. Il y
a eu pendant un temps beaucoup d’appelés, mais il s’en faut que
tous fussent des élus. Quelques-uns ont trouvé la déconfiture et la
faillite devant l’indifférence des indigènes, qui évitaient
soigneusement les magasins des swabas (Allemands) et
continuaient à s’approvisionner dans les échoppes du bazar, où ils
marchandent pendant deux heures une aune de cotonnade ou une
paire de babouches, en discutant les affaires publiques et en humant
cette bouillie sucrée jusqu’à l’écœurement qu’on appelle « le café
turc ».
Le seul produit autrichien qui ait réellement obtenu l’approbation
et la clientèle des indigènes, c’est la bière. Mahomet, qui ne
connaissait apparemment pas les différents braü, n’a interdit que le
raisin fermenté. Aussi les Turcs les plus orthodoxes ne se font-ils
aucun scrupule de vider bocks et doubles bocks, alors qu’ils
écarteraient avec indignation un modeste verre de vin. De leur côté,
les officiers et employés autrichiens ne sauraient se passer de leur
Lager et de leur Pilsner. Résultat : huit brasseries, dont trois assez
considérables, ne suffisent pas à la consommation et font des
affaires d’or. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’être brasseur.
La Franz-Josephstrasse offre des solutions de continuité et des
lacunes de constructions assez énigmatiques dans la rue la plus
fréquentée d’une localité. Cette anomalie s’explique lorsqu’on sait
qu’un incendie terrible qui éclata un an après l’occupation, le 15 août
1879, détruisit en moins d’une journée la moitié de Sérajewo, et que
presque toutes les maisons de la Franz-Josephstrasse furent
brûlées. Un garçon épicier fut, par sa négligence, l’auteur de cette
terrible catastrophe. Occupé à remplir une tonne d’esprit-de-vin, il
approcha la bougie de l’alcool. Le tonneau d’abord, l’épicerie
ensuite, prirent feu comme un paquet d’allumettes, et comme le vent
soufflait assez fort et que les secours faisaient défaut, les flammes
trouvèrent une facile proie. Plus de mille familles se trouvèrent
littéralement sur le pavé, n’ayant pour tous vêtements que ceux
qu’ils portaient. Des ruisseaux d’alcool enflammé couraient sur le
pavé, portant plus loin la dévastation. C’est aux efforts surhumains
de la garnison que l’autre moitié de la ville dut d’être préservée.
A la suite de cette catastrophe, l’autorité autrichienne arrêta que
les maisons détruites ne pourraient pas être reconstruites en bois et
que les plans de toute nouvelle construction devraient être soumis à
l’administration pour être examinés au point de vue de la sécurité et
de l’alignement des rues. Jusqu’à présent, plusieurs propriétaires
turcs n’ont voulu se décider ni à vendre leur terrain, ni à construire
en conformité des nouveaux règlements. Ils espèrent que
l’administration cédera, et leur permettra de réédifier des baraques
en bois qui flamberont comme des allumettes, à la première
occasion. L’autorité, bien entendu, ne songe pas le moins du monde
à céder, et en attendant que l’un de ces entêtements l’emporte sur
l’autre, les terrains restent vagues et sans emploi. Quant à
l’expropriation pour cause d’utilité publique, il ne saurait en être
question, l’autorité autrichienne évitant avec soin tout ce qui pourrait
froisser les idées, les coutumes et jusqu’aux préjugés de la
population ottomane.
La Tscharchia, le bazar de Sérajewo, se trouve à l’extrémité de la
Franz-Josephstrasse. On peut aussi gagner cette pittoresque
agglomération d’échoppes par un passage souterrain qui autrefois
servait de dépôt général des marchandises. Pour plus de trois
millions de francs de denrées de toute espèce y furent détruites en
1879.
Maintenant on ne vend guère dans ce souterrain que des restes
d’étoffes, des marchandises achetées d’occasion, des tissus, des
cotonnades provenant des faillites des marchands autrichiens. Le
véritable marché oriental se trouve dans la Tscharchia.
Imaginez une douzaine de ruelles grimpant en pente raide et
rayonnant en éventail autour d’une petite place munie d’une
fontaine. De chaque côté, des échoppes en bois complètement
ouvertes, sans portes, sans fenêtres, sans vitrines, exhaussées de
deux marches au-dessus du sol et séparées les unes des autres par
de simples parois. Quand la nuit vient, une clôture d’une seule pièce
est placée devant l’ouverture de la boutique ; on la fixe au moyen de
traverses en bois, et voici une fermeture tout à fait hermétique.
C’est dans deux cent cinquante à trois cents échoppes de ce
genre que se concentre le commerce local de Sérajewo. Il faudrait la
palette de Descamp ou de l’infortuné Regnault pour fixer les
physionomies si diverses, si expressives, si mobiles, des marchands
ou des artisans assis les jambes croisées dans ces boutiques,
travaillant à petits coups le cuir, le fer, les peaux, ou discutant avec
les clients tout en suivant les spirales de fumée de leurs cigarettes.
La population bosniaque est particulièrement riche en types
originaux qui frappent par une individualité nettement accusée. Le
musulman bosniaque est le plus souvent d’une taille bien au-dessus
de la moyenne, vigoureusement musclé, et sa figure est rarement
insignifiante. Ajoutez que le costume, tout ce qu’il y a de plus vieux-
turc, avec turban, cafetan et larges culottes bouffantes, rehausse
encore le caractère des physionomies, et tenez compte de ce que ce
costume lui-même est parfois un assemblage curieux de pièces et
de lambeaux ne tenant que par miracle.
A certaines heures de l’après-midi, la foule grouille parmi les
rangées d’échoppes ; des marchands de pain de maïs et de fruits
prônent leur denrée sur le mode criard et en poussant des
exclamations qui déchirent les oreilles ; les femmes turques
apparaissent, la figure couverte d’un voile impénétrable et non d’une
gaze légère et presque indiscrète comme les dames de
Constantinople : les musulmanes orthodoxes de Sérajewo observent
minutieusement les ordres du Prophète, et c’est derrière un double
rempart de grosse toile qu’elles dissimulent des charmes que l’œil
d’aucun ghiaour ne saurait contempler. Sont-elles belles, et ces
précautions sont-elles justifiées par des attraits qui induiraient en
tentation les infidèles ? Il est amusant de se poser ce problème
quand on voit s’avancer une de ces créatures encaquée dans son
long manteau, qui souvent, hélas ! laisse voir des jupes trouées,
rapiécées, et de vieilles bottes éculées qui enlèvent à l’apparition
toute poésie.
Les maris, gens sages et posés, marchands de prunes et
propriétaires d’immeubles, — lisez de cabanes en bois — dont les
fonctionnaires autrichiens payent largement et exactement le loyer,
se promènent gravement, en majestueux rentiers, deux par deux,
trois par trois, s’arrêtant devant les échoppes de leurs
connaissances pour échanger quelques propos qui, la plupart du
temps, font éclore le sourire sur les lèvres, car le musulman
bosniaque n’est pas l’ennemi d’une douce gaieté. Si la conversation
se prolonge, ils entrent dans l’échoppe, se déchaussent et
continuent l’entretien, commodément installés, les jambes croisées
sur le tapis. Je m’imagine que si la propre épouse d’un de ces Turcs
venait tâter les étoffes, le mari aurait peine à la reconnaître, tant les
voiles sont épais et tant le costume et la démarche se ressemblent
chez toutes ces dames.
Et les affaires, comment vont-elles avec ces promeneurs si
occupés, ces clientes qui tâtent, qui palpent, mais qui n’achètent
pas, et ces causeries prolongées ? S’il plaît à Allah, les affaires iront
bien, la marchandise se vendra, les florins, les ducats et les
napoléons d’or (la monnaie préférée du Turc bosniaque)
s’empileront dans sa cachette. Sinon, eh bien ! ses objets, auxquels
il tient comme s’ils étaient destinés à son usage personnel, ne
passeront pas en d’autres mains. Comme les frais de bureau et les
frais généraux sont à peu près nuls, comme il a payé ses
marchandises comptant et n’a pas de traites en circulation, la faillite
ou la banqueroute ne le tourmentent pas. Si sa maison ne brûle pas,
il aura toujours de quoi se loger, et quant à la nourriture, on m’a
affirmé que des familles turques vivaient avec dix sous par jour. Il en
sera quitte pour porter son costume trois ou quatre ans de plus, et
madame se privera d’essence de roses.
Ces indolents négociants vendent surtout des chaussures
orientales, bottes de peau couleur safran, souples comme des
gants, et que les deux sexes chaussent indistinctement ; des sabots
en bois, des babouches et des pantoufles. Une des rues les plus
animées est celle des échoppes de bourreliers et de selliers.
Autrefois cette industrie était des plus prospères en Bosnie ; tout le
monde allait à cheval, et les transports s’effectuaient à dos de bêtes
de somme. Aujourd’hui, les chemins de fer portent un rude coup à
ces moyens de transport primitifs, et comme si ce n’était pas assez,
la concurrence, la hideuse concurrence a contribué à réduire les
bourreliers de Sérajewo à la portion congrue. Autrefois, leurs selles,
leurs brides, leurs harnais étaient renommés en Macédoine, en
Anatolie, chez les Bulgares ; on en faisait venir à Constantinople.
Maintenant, Stamboul pourvoit aux besoins de toute cette clientèle ;
aussi les boutiques de la rue des selliers ont-elles un aspect
mélancolique ; les belles pièces qu’on y admirait jadis sont rares, on
y trouve peu de marchandises toutes faites, le cuir pend en lanières
au plafond, en attendant qu’une commande ferme donne à l’artisan
l’occasion de montrer son habileté sans que l’objet confectionné lui
reste pour compte.
Il y a plus d’activité dans la rue où s’exercent les petites
industries locales, où l’on travaille « l’article de Sérajewo ». Ceci
n’est point une fantaisie. Depuis des siècles, les Bosniaques
excellent dans la confection de travaux de filigranes et dans les
incrustations sur métal ou sur bois. Les Orientaux et les Vénitiens
ont exercé sur eux une égale influence au point de vue artistique, et
cette combinaison a donné pendant longtemps d’excellents
résultats. On leur doit des travaux très curieux, devenus rares, et
dont les collectionneurs donneraient de hauts prix.
Malheureusement, le secret de beaucoup de ces dessins s’est
perdu : les ouvriers-artistes le gardaient avec un soin jaloux et le
transmettaient à leurs enfants. Quand une génération était éteinte ou
que les enfants abandonnaient le métier paternel, le modèle était
perdu. Le gouvernement autrichien fait de grands efforts pour
conserver et développer ces industries locales, que la tendance de
notre époque, la concurrence des fabriques, menacent d’une ruine
complète. M. de Kallay, à qui rien de ce qui touche à sa chère
Bosnie ne saurait être étranger, encourage de toutes les façons, par
des primes, par des commandes, les plus habiles ouvriers ; il a
prescrit la création d’un musée, que l’on vient d’installer au
Regierungsgebaüde de Sérajewo ; il a fait établir des modèles
d’après lesquels les ouvriers pourront travailler ; enfin il a chargé un
fonctionnaire du ministère d’étudier à Paris les moyens de donner à
l’industrie bosniaque — tout à fait spéciale, tout à fait orientale
jusqu’à présent — une tournure plus appropriée aux goûts et aux
modes de l’Occident. Pourquoi pas, après tout ? Les qualités de
finesse et d’élégance un peu particulière qui distinguent ces travaux
seront appréciées en Europe ; et qui sait si quelque jour la mode, qui
a donné leurs grandes et petites entrées dans nos salons, nos
boudoirs et nos cabinets de travail à tant d’objets chinois ou
japonais, ne demandera pas aux ouvriers-artistes de Sérajewo
d’incruster les manches de nos couteaux, les bois des éventails, ou
les poignées des ombrelles de nos élégantes ?
On m’a montré à l’ouvrage un de ces incrustateurs. L’escalier qui
conduit à son atelier est raide et assez étroit ; il faut y monter, ou
plutôt y grimper, avec une sage précaution. Tout en haut, nous nous
trouvons dans une pièce assez spacieuse, très propre et éclairée
par trois fenêtres. Le mobilier ne se compose que d’un grand divan
qui court tout autour de la chambre. Dans un coin, tout contre une
fenêtre, est installé l’établi, devant lequel est accroupi sur deux
coussins superposés un jeune Turc à la moustache blonde, à la
mine avenante, portant le costume national en belle étoffe et d’une
bonne coupe. Outre son creuset et ses instruments de travail, il a
posé sur son établi un verre de sirop à la rose étendu d’eau et un
pain de froment. Une belle montre en or suspendue à côté de l’établi
indique l’heure turque. Quand les deux aiguilles seront réunies sur le
chiffre XII, c’est-à-dire vers huit heures du soir d’après l’heure
européenne, il pourra mordre dans le pain et porter le verre à ses
lèvres ; en le faisant plus tôt, il commettrait un grave péché, car nous
sommes en plein ramazan. Depuis deux heures du matin, l’ouvrier-
artiste, pieux observateur des règles du Prophète, a dû s’abstenir de
boire, de manger, et, ce qui est plus dur peut-être, de fumer. Lorsque
l’heure sera venue, quand le canon du castel aura donné le signal
de la rupture du jeûne, notre ciseleur pourra non seulement faire
cesser le supplice de Tantale, que lui font subir le pain et le sirop
placés devant lui, mais il pourra festiner toute la nuit, jusqu’à ce que,
vers deux heures du matin, un nouveau coup de canon annonce aux
fidèles que le jeûne absolu a recommencé ! Et il en est ainsi pendant
trente jours. Au moment où le jeune artiste nous explique son
procédé de moulage, le coup de canon réglementaire fait trembler
les vitres. Alors le jeune homme jette alternativement sur nous et sur
sa frugale collation des regards suppliants. Il n’ose y toucher, par
crainte de donner au Roumi le spectacle de sa gloutonnerie. Et
pourtant il doit avoir l’estomac dans les talons, et le gosier à sec.
Nous comprenons la situation, et nous battons en retraite, non sans
lui avoir fait nos compliments sur une aiguière avec plateau qu’il
vient de terminer, et qui est un véritable objet d’art.
Là-bas, dans la Tscharchia, à l’ouïe du coup de canon, trois
cents bras se sont levés à la fois comme par un mouvement
automatique pour porter aux lèvres trois cents tasses de café ou
trois cents verres de sirop, et trois cents cigarettes se sont allumées.
Puis les marchands turcs ferment les devantures de leurs boutiques,
et courent à la maison, où les attend le premier repas. Ils prennent le
second, pendant le ramazan, à minuit et demi. Dans l’intervalle, on
se promène, on chante, on danse dans les jardins, on joue aux
dames et aux dominos dans les cafés ; les femmes vont en visite
d’un harem à l’autre, précédées de servantes qui portent de grosses
lanternes en forme de lampions gigantesques, avec des parois en
forte toile et des couvercles en cuivre curieusement travaillés.
Et il en est ainsi pendant trente jours.
CHAPITRE V

Sérajewo (suite). — Détails historiques et administratifs.

Pour surprendre les Turcs en négligé, c’est-à-dire tout à fait dans


leur quartier, il faut, par un bel après-midi, — pourvu cependant que
le soleil ne brûle pas trop ardemment les atroces pavés, — monter à
la citadelle. Nous passons d’abord devant le café Bimbaschi, dont
l’aménagement est complètement turc à l’intérieur, mais dont la
terrasse donnant sur le joli torrent la Miljanka, avec ses tonnelles et
ses kiosques, a été arrangée d’après un modèle viennois. Des
musiciens musulmans arrachent à la guitare bosniaque (tamboura)
et à la guzla des sons lamentables et des gémissements aigus. Des
sous-officiers qui promènent leur payse, des employés avec leur
famille, des begs au port majestueux savourent le café, la bière ou
l’eau de roses, boisson au nom poétique et au goût délicieux. Un
peu plus haut, dans une maison assez confortable, entourée d’un
jardin très soigneusement entretenu dans le goût européen, avec
beaucoup de belles roses, est installée l’administration du Vacouf,
c’est-à-dire des biens ecclésiastiques.
Le vacouf est certainement, à l’heure qu’il est, le principal
propriétaire de la Bosnie. Les legs pieux, les dons, les fondations
grossissent chaque année ses revenus, qui atteignent près d’un
million de francs. C’est avec ces fonds qu’on entretient les
innombrables mosquées, — Sérajewo seul en compte cent pour
17,000 musulmans, — avec leur personnel d’hodjas, d’imams et de
muezzins ; que l’on secourt les couvents des derviches et que l’on
dote les hôpitaux. En outre, le vacouf veille à ce que les fontaines
sur les routes soient toujours en bon état ; il fournit des fonds aux
écoles et exécute, à l’occasion, des travaux publics importants.
L’origine de la prospérité du vacouf de Bosnie remonte à Shazi
Chousref Beg, troisième gouverneur du vilayet après la conquête par
les Turcs. Cet Osmanli fut, comme l’indique son titre Ghazi (le
victorieux), un grand batailleur, mais il fut aussi un grand
philanthrope. On lui doit la plus belle mosquée de Sérajewo, un chef-
d’œuvre d’ornementation orientale. Les belles mosaïques, si
finement travaillées (peut-être par des artistes vénitiens),
commençaient à s’effriter quand, sur la demande expresse de
l’administration autrichienne, la mosquée fut remise à neuf, et l’éclat
primitif rendu à cette ornementation. Il eût été dommage de laisser
perdre cet échantillon du goût d’il y a plus de trois siècles, car la
mosquée doit avoir été construite avant 1535, puisque, à cette date,
Chousref Beg succomba dans une bataille au Monténégro. Il est
enterré avec son esclave favori, dans un mausolée construit dans la
cour de la mosquée ; un drap noir recouvre le cercueil de pierre, et
différentes offrandes sont déposées à ses pieds, entre autres un
Coran magnifiquement calligraphié qui n’a pas coûté moins de cinq
cents ducats (six mille francs).
Chousref Beg n’a pas seulement fondé des mosquées, il a légué
des sommes considérables pour la création d’hôpitaux affectés aux
malades chrétiens et musulmans, et afin d’accentuer encore son
esprit de tolérance, il a abandonné aux juifs chassés d’Espagne le
ghetto qu’ils habitent encore aujourd’hui, et qu’ils habiteront jusqu’à
ce qu’on se décide à abattre ces misérables masures où de riches
spagnioles, ceux-là mêmes dont les femmes et les filles portent des
colliers de cinquante ducats, demeurent dans une atmosphère
saturée de miasmes qui ne rappelle en rien les parfums de l’Arabie.
Pour en revenir au vacouf, trois ou quatre fois par semaine, la
commission chargée de l’administration des biens se réunit dans la
jolie maison entourée du jardin si bien planté. On discute l’emploi
des fonds, les secours à donner, les travaux à entreprendre. Tous
les commissaires sont musulmans, cela va de soi ; mais depuis
l’occupation, le gouvernement s’est réservé le droit de nommer un
commissaire chargé d’assister aux séances et de surveiller l’emploi
strict et exact de ces revenus. Le commissaire actuel est un
gentleman très aimable qui s’entendra à merveille avec ses
collègues.
Après la maison du vacouf, la vue devient superbe. La vallée
s’ouvre largement, et tout au fond apparaît une ligne de montagnes
dont plusieurs sont couvertes de neiges éternelles. Là-bas, dans les
profondeurs des forêts qui garnissent les flancs des monts, les
chasseurs trouvent à l’automne leur paradis, non pas ceux-là qui
courent le lapin et la perdrix, mais les nemrods qui recherchent le
gros gibier et les belles émotions. Des isards que le pied le plus
agile peut poursuivre pendant des journées sans les atteindre, des
loups, des ours, tel est le menu de ces parties cynégétiques. On
trouvera dans plus d’un campement occupé par un officier autrichien
les trophées de ces chasses sous les espèces de chauds tapis ou
de descentes de lit.
En se retournant, ce sont des maisons très blanches, très
réjouissantes à l’œil, qui grimpent le long du Pasim Brdo avec force
mosquées et minarets. Justement les terrasses situées au faîte de
ces tours pointues s’animent, le muezzin vient passer l’inspection
des gros lampions et des verres de couleur qui, en l’honneur du
ramazan, seront allumés à la tombée de la nuit.
La citadelle est devant nous. La route fort large qui y conduit a
été établie, comme l’indique une inscription gravée dans le rocher,
par un bataillon de pionniers. Après avoir contourné la colline, elle
nous ramène en plein quartier turc. Si les femmes musulmanes se
sentent chez elles, les voiles des épouses sont moins épais et les
jeunes filles non mariées se promènent le visage à découvert. Elles
sont pour la plupart jolies, toutes fraîches et rieuses. Leur costume
est étrange et pittoresque ; elles portent une large jupe de couleur
voyante, la plupart du temps rayée, fendue au bas du mollet et
formant pantalon. Une chemise brodée et une sorte de fez ou une
mantille complètent cet accoutrement. Beaucoup courent les jambes
nues ; d’autres sont chaussées de sabots en bois attachés avec des
lanières de cuir. C’est qu’elles savent combien peu les chaussures
européennes résistent aux aspérités des infâmes galets qui forment
le pavage des villes turques.
Les enfants sont remarquablement bien venus et paraissent
admirablement soignés. La musulmane est une excellente mère,
pour ce qui est de l’éducation physique du moins, car pour le reste
elle est trop bornée d’esprit et trop futile pour leur donner de
l’instruction et cultiver l’intelligence de ces êtres, qui, jusqu’à l’âge de
douze ou quatorze ans, ne quittent guère le harem. Les ruelles sont
remplies de bambins et de gamins de trois à dix ans qui paraissent
s’amuser prodigieusement à toutes sortes de jeux. Les petites filles
ont un air particulièrement résolu et délibéré.
Rien de particulier à signaler à la citadelle. Elle se compose de
deux bastions, le jaune et le vert, d’où l’on pourrait, en cas
d’insurrection, foudroyer la ville. Une caserne toute neuve, dans le
style officiel autrichien, — un long bâtiment à deux étages,
badigeonné de jaune, à toiture très pointue, — a été construite à mi-
chemin des deux bastions pour abriter deux compagnies d’infanterie.
Troupe et officiers ont cherché à s’installer de leur mieux sur la
hauteur ; un cantinier bosniaque débite du raki et du café turc aux
soldats ; les officiers, en véritables austro-hongrois, ont établi un jeu
de quilles, et lorsque le service chôme, ils bombardent
impitoyablement le roi et ses huit satellites.
La citadelle est surplombée par le Trebovitch, plus haut que le
Brdo, auquel il fait vis-à-vis. C’est sur cette montagne qu’il faudrait
établir une ligne de fortifications pour défendre Sérajewo contre une
agression du dehors. Mais comme, sous ce rapport, l’administration
militaire ne paraît rien redouter, il n’est pas question de renforcer le
système de défense de la capitale. Si nous grimpons sur le
Trebovitch, la vue s’élargira encore, et nous pourrons suivre pendant
un assez grand nombre de kilomètres la belle route de Mostar, qui
est également l’œuvre du génie militaire autrichien. Avec une
lorgnette, nous distinguerons également les bains d’Illitz, où le
gouvernement fait construire en ce moment un nouvel établissement
balnéaire avec hôtel, et un peu plus loin nous remarquerons l’endroit
où la Bosna, le principal fleuve de la Bosnie, s’échappe en susurrant
de trois crevasses pour se répandre à travers la province.
CHAPITRE VI

Organisation militaire de la Bosnie. — Les gouverneurs. — Le


feldzeugmeister Appel et son état-major.

Le commandement du 15e corps d’armée et le gouvernement


militaire de la Bosnie et de l’Herzégovine ont été exercés jusqu’à
présent par quatre généraux de l’empereur.
Le premier, le feldzeugmeister Philippovic, est cet homme de
guerre à la rude poigne de Croate qui fit la conquête du pays, et qui
ne se gêna nullement pour faire sentir aux insurgés vaincus la loi
rigoureuse du vainqueur. Lorsque le pays fut complètement pacifié,
l’empereur François-Joseph ne voulut plus appliquer à ses sujets le
régime sommaire : le Standrecht expéditif, qui formait la base du
système Philippovic. Le feldzeugmeister, couvert des marques de la
distinction impériale, rentra donc à Prague, où il exerçait toujours les
fonctions de commandant militaire de la Bohême. Il fut remplacé à
Sérajewo par un général moins fougueux, et dont l’humeur patiente
s’accordait mieux avec la mission humanitaire de l’Autriche. Le
prince de Wurtemberg, qui avait pris une part si considérable à la
conquête, installa au Konak de Bosna-Seraï l’heureux et habile
pacificateur de l’Herzégovine ; le lieutenant général Joanovic fut
adjoint au prince en qualité de suppléant. Joanovic, qu’une mort
prématurée a enlevé, au mois de décembre 1885, à l’affection de
l’armée entière, était, avec son beau-frère, le général Rodich,
gouverneur de Croatie, l’officier autrichien qui connaissait le mieux la
péninsule des Balkans ; grâce à une pratique de vingt-cinq ans, il
savait le mieux aussi de quelle façon il fallait traiter, gouverner et
administrer ces populations que les passions nationales et
religieuses mettaient en ébullition constante. A différentes reprises,
le commandant et plus tard colonel, Joanovic, avait pris part aux
missions de paix et de conciliation ayant pour but de rétablir le bon
accord parmi les populations chrétiennes et les Turcs. De 1865 à
1869, il avait rempli à Sérajewo les fonctions de consul général, et il
était entré en relations très suivies avec les notables du pays. Sa
façon d’être, simple et joviale, sa rondeur militaire, jointe à une
grande finesse, ses saillies caustiques, lui avaient valu une
popularité que renforçait encore sa renommée militaire, conquise sur
maints champs de bataille, et que venait de consacrer sa difficile
campagne de l’Herzégovine. On pouvait donc beaucoup espérer de
son expérience et de son prestige au milieu des populations
récemment soumises.
Par malheur le Slave Joanovic et l’Allemand Wurtemberg ne
purent s’entendre sur une foule de points ; et ne voulant pas être
responsable des mesures qu’il désapprouvait, le lieutenant général
préféra se retirer.
L’empereur, bon appréciateur de ses services, lui accorda une
compensation brillante : le gouvernement civil et militaire de la
Dalmatie, un poste politique de la plus haute importance, qui
permettait à son titulaire d’exercer son action sur les pays occupés,
voisins de la Dalmatie. Le prince de Wurtemberg, général modeste
et affable, administrateur de bonne volonté, ne garda pas longtemps
ses fonctions, et céda bientôt le gouvernement au feldzeugmeister
Dahlen, qui eut à réprimer l’insurrection de la Cricovice, aggravée
dès le début par la désertion des gendarmes indigènes, et qui eut
également à lutter contre des désordres administratifs auxquels mit
un terme l’avènement de M. de Kallay au ministère.
Le ministère de la guerre semble avoir pour principe de changer
assez fréquemment les gouverneurs généraux en Bosnie, peut-être
pour éviter les inconvénients qui sont inhérents à l’exercice prolongé
de charges aussi importantes, peut-être aussi pour donner à un plus
grand nombre de généraux l’occasion de se distinguer à ce poste et
de connaître les territoires occupés. En vertu de ce principe M. de
Dahlen fut rappelé, et c’est M. le feldzeugmeister baron d’Appel qui,
depuis trois ans, est à la tête du gouvernement.
Ce militaire, que j’ai eu l’occasion de présenter au lecteur en
entrant en Bosnie, est âgé de soixante ans environ, et il a pris part
depuis 1848 à toutes les grandes et petites guerres où le drapeau de
la monarchie autrichienne s’est trouvé engagé.
Il appartenait à la cavalerie, et c’est dans un régiment de lanciers
polonais qu’il fit les campagnes d’Italie contre Charles-Albert, et de
Hongrie contre Kossuth. Dix ans plus tard, dans la guerre de
l’indépendance italienne, le baron d’Appel servait sous les ordres du
général Benedeck. Il se distingua dans une rencontre avec un fort
détachement de cavalerie française, de façon à mériter la croix de
Marie-Thérèse, qui n’est accordée que pour des actions d’éclat tout
à fait particulières. C’est dans cet engagement qu’il reçut au-dessus
de l’œil droit un furieux coup de sabre dont il porte encore les traces
aujourd’hui, ce qui l’oblige à se garantir l’œil par la visière que j’avais
remarquée lorsque je vis le général à Brod. A partir de 1859, le
brillant officier de cavalerie, qui avait fait toutes ses preuves de
bravoure personnelle, voulut approfondir théoriquement l’art
militaire ; il se mit sérieusement à l’étude, et ne tarda pas à devenir
un des officiers les plus savants de l’armée. Ses nouvelles aptitudes
lui valurent un prompt avancement, et c’est aussi en raison de ses
connaissances qu’il fut choisi comme gouverneur des territoires
occupés. C’est qu’il faut là-bas des généraux qui sachent non
seulement sabrer, mais qui sachent organiser et administrer.
Le domicile officiel du général est le « Konak » des anciens valis
turcs, parmi lesquels il y avait de fortes têtes enturbannées, tels
qu’Omer Pacha, le « grand capitaine » (Serdar Ekrem) et Ali-Pacha,
qui devait trouver Sérajewo bien mesquin et bien petit à côté des
capitales où il avait représenté son maître le Sultan. Ce Konak a été
transformé à l’intérieur et garni de meubles européens à la place des
éternels divans. La porte d’entrée, devant laquelle se promènent
deux sentinelles, est flanquée de deux petites pièces de montagne,
de véritables bijoux astiqués et propres comme des sous neufs,
mais bien inoffensifs, puisque l’on a relevé les écouvillons.
Au premier étage, auquel conduit un bel escalier, sont installés
les bureaux de l’état-major ; on y travaille ferme, chaque officier qui
entre dans le « Stab » est envoyé pendant deux ans en Bosnie. Sous
la conduite d’un chef tel que M. le baron d’Appel, ces jeunes gens ne
manqueront pas de se former à bonne école.
Le second étage est réservé personnellement au commandant.
La pièce principale est le salon d’attente, qui, dans les occasions
extraordinaires, sert de salle à manger et de salon de réception. Une
grande baie vitrée donne vue sur le magnifique panorama de
Sérajewo avec ses maisons étagées les unes sur les autres et ses
innombrables minarets et les hauteurs que couronne le « Castel ».
De cet observatoire, rien de ce qui se passe dans la ville ne saurait
échapper à l’œil vigilant du maître et de ses officiers d’ordonnance,
dont l’un est installé à poste fixe dans cette pièce, chargé de
recevoir et au besoin de faire patienter les visiteurs, ce dont il
s’acquitte avec la plus parfaite courtoisie.
Je reconnais le fringant officier de hussards que j’avais vu à
Brod, dans le cortège du commandant général. Nous faisons plus
ample connaissance avec le capitaine de Vukelich, c’est le nom de
l’officier. Il me raconte certains détails typiques sur l’excursion de
l’archiduc Albert, qui a affronté non seulement la chaleur, la
poussière des routes, la fatigue, mais aussi les discours
interminables des moines franciscains, des popes grecs et de
certains maires de village, qui voulaient faire preuve d’éloquence.
L’archiduc écoutait jusqu’au bout sans sourciller, bien qu’il ne soit
pas grand amateur de harangues.
Bien souvent, dit mon interlocuteur, j’avais peine à me retenir et à
ne pas interrompre le fâcheux prolixe en lui disant : « Mais tais-toi
donc, animal ! » Que voulez-vous, on n’est pas hussard pour rien.
Tandis que nous causions, d’autres visiteurs, désireux de voir le
général, se réunirent également dans le salon d’attente. L’un des

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