Interview D'eric Faye

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Deux écrivains contemporains : Eric Faye et ceux que j’avais connus lorsque j’avais été en

présence d’autres faits divers dont j’ai tiré par la


Mickaël Ferrier suite des textes de fiction. Disons que, sur le
moment, je me suis contenté de découper les
Pour la NRP lycée de mars, nous avons rencontré articles concernant le fait divers et j’ai laissé mûrir
deux écrivains contemporains: Éric Faye, auteur l’idée en moi pendant un an environ, avant de
de Nagasaki et du récent Éclipses japonaises passer à l’écriture ; mais j’avais effectivement
(Seuil), et Mickaël Ferrier, auteur de Kizu, (la l’intention d’utiliser ce fait divers, sous une forme
lézarde). À lire pour le plaisir ou avec vos élèves, ou sous une autre.
à l’occasion de la séquence « Deux romans sous le Pourquoi avoir choisi la forme du roman court
signe du japon ». pour écrire Nagasaki
Ce choix ne s’est pas imposé d’emblée. Sur le
Entretien avec Éric Faye coup, je voulais en faire une nouvelle d’une
propos recueillis par Françoise Rio quinzaine ou vingtaine de pages. Et puis, dès que
Écrire une fiction à partir du réel, qu’il s’agisse j’y ai réfléchi plus sérieusement et me suis mis à
d’un divers (Nagasaki), de personnes ayant écrire un plan, je me suis rendu compte qu’une
réellement existé (L’Homme sans petite centaine de pages serait nécessaire pour
empreintes), Il faut tenter de vivre) ou de faits aller au bout de ce que j’avais l’intention de dire.
historiques (Éclipses japonaises), est-ce une Ensuite, Nagasaki est-il un roman court ou une
facilité ou une gageure pour le romancier ? longue nouvelle ? L’éditeur l’a estampillé « roman
Vous avez raison de dire « à partir » du réel car », mais, dans mon esprit, cela reste une nouvelle.
c’est pour moi signifiant. Le fait divers est bel et Je l’ai traité en tout cas comme une nouvelle,
bien pour moi un tremplin, un point de départ c’est-à-dire sans personnages véritablement «
pour aller ailleurs. C’est-à-dire que je ne cherche élaborés », avec une relative sobriété de
pas à parler du fait divers en soi, mais je tente construction et d’intrigue. […]
d’aller au-delà, d’en faire un aspect représentatif, Bibliographie sélective
un paradigme. Et je me sers d’autre part du fait Parmi les ouvrages d’Éric Faye, voici quelques
divers ou de faits historiques pour aller vers mon titres à proposer aux lycéens :
propre univers. Le prisme de la fiction permet • Je suis le gardien du phare et autres récits
mieux qu’aucun autre, je crois, de faire ressentir fantastiques, José Corti, 1997,rééd. « Points »
ce qu’est la condition de l’homme. Ce qui me Seuil (recueil de nouvelles)
préoccupe avant tout, dans Éclipses • Parij, Le Serpent à plumes, 1997, rééd. « J’ai lu
japonaises notamment, mais aussi » (roman uchronique qui imagine Paris coupé en
dans Nagasaki, c’est la façon dont les humains deux par un mur et occupé par l’armée soviétique
réussissent à encaisser l’histoire, à la subir et à en 1944)
rebondir pour s’en sortir ou pour en tirer • Mes trains de nuit, Stock, 2005 (récits de
parti. C’est ce que, le plus souvent, le journalisme voyages)
ou l’essai ne permettent pas. C’est ce que j’ai • Nagasaki, Stock, 2010, réédition « J’ai lu »
voulu faire aussi avec Il faut tenter de vivre : • Malgré Fukushima. Journal japonais, José Corti,
montrer comment une marginale, une personne 2014 (journal tenu durant une résidence de quatre
meurtrie par son enfance, réussit à devenir elle- mois à la villa Kujoyama à Kyôto en 2012)
même en surmontant la souffrance et en trouvant • Il faut tenter de vivre, Stock, 2015, rééd. « Points
sur le tard une place dans le monde. Ce roman » Seuil (l’histoire d’une jeune femme qui veut
était aussi ma façon de parler des années 1980 et échapper à l’ennui de sa vie banale en multipliant
1990, de regarder une époque à travers les yeux de de petites escroqueries sous de fausses identités)
deux ou trois personnages. Je ne saurais dire si Entretien avec Michaël Ferrier
écrire cela est une facilité ou une gageure, je le
Propos recueillis par Françoise Rio, le 31
fais parce que c’est ce que je choisis de faire, sans
me poser davantage de questions… octobre 2016
L’idée de transformer en roman le fait divers à Au-delà de la lézarde intime, de la crise
l’origine de Nagasaki est-elle née dès votre existentielle qu’affronte votre personnage
lecture des articles de presse qui relataient dans Kizu, que représente l’image de la «
celui-ci ? fissure » dans votre œuvre ?
J’ai ressenti aussitôt à la lecture du fait divers un La fissure, c’est ce qui désagrège, ce qui délabre,
trouble et un intérêt particuliers, comparables à ce qui disjoint – mais en même temps c’est une
ouverture. Dans un mur, la fissure est ce qui mine pas seul, que vous êtes relié à tous les souffles du
les parois d’un bâtiment, ou sape les fondations monde. Alors, ça tremble partout dans l’habitacle :
d’un édifice… mais c’est aussi ce qui permet à un tremblement de terre personnalisé ! Vibrer au
l’air d’y circuler, à l’herbe d’y pousser et, par rythme du monde, c’est ce qu’arrivent à faire par
exemple, à un écureuil d’en surgir. C’est donc excellence les musiciens, les amoureux et les
quelque chose d’ambivalent, et même d’ambigu. animaux. Un musicien transforme sa fêlure en
Dans Kizu, je l’exprime dès le titre avec le jeu de musique, un amoureux la transmet en un baiser,
mots sur « la lézarde », qui désigne à la fois une un animal y échappe en bougeant sans cesse. Ces
fissure physique (une crevasse dans le mur d’une trois-là, je ne sais pas si vous l’avez remarqué,
maison), une fêlure psychologique (une brèche n’arrêtent pas de trembler.
dans la vie d’un homme) et un animal (la femelle Est-il plus difficile d’écrire sur les fêlures
du lézard), vif et verdoyant, ondoyant, intimes ou bien sur une catastrophe historique
insaisissable. Le personnage principal a lui-même comme vous l’avez fait dans Fukushima, Récit
une vie qui se fendille et craque de partout (un d’un désastre (Gallimard, 2012) ? Pourquoi
divorce, un travail ennuyeux, de faux amis, une avoir choisi le genre de la fiction romanesque
maison qui part en ruines…) mais cette blessure pour Kizu et celui du récit-témoignage mené en
béante est aussi une possibilité de s’ouvrir à autre votre nom dans Fukushima ? Faites-vous un
chose. Nous le savons dès l’enfance : nous net partage entre ces deux formes d’écriture ?
naissons d’une fente, dans la douleur et dans la Si vous écrivez seulement sur les grands drames
joie. Le cri que nous poussons en sortant pour la d’actualité, ça fait des romans bien gros et bien
première fois de la fissure est en même temps un gras, les « romans historiques » comme on dit, qui
cri de terreur, d’étonnement et de libération. À généralement se vendent bien mais qui ne
nous de savoir la transformer en joie. m’intéressent pas : je préfère les livres d’histoire.
Votre roman, qui esquisse un parallèle entre la Si vous écrivez seulement sur les fêlures intimes,
menace d’effondrement du personnage et un ça fait des récits souvent fluets et parfois très
tremblement de terre à Tokyo évoqué dans le délicats, mais ça ne m’intéresse guère non plus.
dernier chapitre, porte en exergue une citation Ce qui m’intéresse, c’est précisément le point où
de la nouvelle de Fitzgerald, La Fêlure (1936). la fêlure intime croise la catastrophe historique :
Soutiendriez-vous le conseil donné au dans Fukushima, récit d’un désastre, c’est le
narrateur de cette nouvelle par l’une de ses moment où ma vie croise le triple évènement du
amies : « Imagine que la fêlure ne soit pas en séisme, du tsunami et de la catastrophe nucléaire.
toi. Imagine que ce soit la faille du Grand Dans Mémoires d’outre-mer, c’est quand la vie de
Canyon. […] Le monde n’existe que par la mon grand-père croise celle de la Seconde Guerre
façon dont tu l’appréhendes ; il vaut donc mondiale et du « Projet Madagascar » (qui visait à
beaucoup mieux dire que ce n’est pas toi qui déporter les Juifs d’Europe à Madagascar). Dans
comportes une faille, mais que c’est le Grand les deux cas, la petite histoire (l’histoire
Canyon » ? individuelle) croise la grande Histoire (« l’Histoire
Dans la nouvelle de Fitzgerald, l’amie du avec sa grande hache » disait Georges Perec) :
narrateur lui dit ces quelques paroles pour le c’est ce moment précis de friction, d’étincelle, qui
dissuader de pleurer sur son sort – et elle a raison. est le plus difficile à saisir et qui m’intéresse.
Ce qui est important, c’est le monde et non pas Dans Kizu, cet évènement apparaît tout à la fin…
nos misérables personnes, misérables si elles ne le tremblement de terre. On dirait presque que
sont justement pas transpercées par ce c’est le narrateur qui l’a provoqué ! C’est ce
tremblement du monde. On le sent bien dans un séisme final qui donne je crois la clé du livre :
tremblement de terre : tout tremble et vous vous pouvez toujours chercher à colmater votre
tremblez aussi. À ce moment, vous sentez bien existence, à ne pas laisser entrer les lézardes (les
que vous faites partie du monde et que vous êtes fissures/les animaux), il arrive toujours un
incroyablement vivant (j’ai décrit cela en détail moment où tout cela tremble et où l’imprévisible,
dans la première partie de Fukushima, récit d’un enfin, entre dans votre vie. […]
désastre, Gallimard, 2012). Être au diapason du Rendez-vous dans le numéro NRP lycée de mars
tremblement du monde : ceci peut sembler 2017 pour lire la suite de ces interviews (p. 10
abstrait. Mais pensez à ce qui se passe quand vous pour l’interview d’Eric Faye et dans les
embrassez quelqu’un dont vous êtes amoureux. compléments numériques pour l’interview de
Deux bouches qui se cherchent, deux souffles qui Michaël Ferrier)
se trouvent… Vous sentez bien que vous n’êtes

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