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Todd Saunders Architecture in

Northern Landscapes Todd Saunders


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découvrons le plus beau paysage alpestre que nous ayons vu
jusqu’alors. A nos pieds, les pentes sont couvertes de sapins, de
rhododendrons, de genévriers d’un vert intense. Plus haut, des
plateaux herbeux sont tachetés de troupeaux ; près des cimes, dans
des crevasses, la neige est éclatante de blancheur. Mais ce n’est
pas la nature qui attire surtout notre attention, c’est ce que nous
voyons plus loin dans la vallée, où nous allons retrouver le Sétchou
se tordant entre les falaises. C’est l’œuvre de l’homme que nous
admirons. On ne pouvait mieux placer cette pagode, large carré
s’élevant par étages et servant en quelque sorte de piédestal à une
colonne dorée : de loin, on dirait qu’une flamme brillante s’élance
vers le ciel.
Quand on a vécu, comme nous venons de faire, pendant
plusieurs mois sans rien voir qui ressemble à un monument, et qu’on
aperçoit subitement un édifice réellement imposant, on se rend
compte, par l’impression que l’on ressent soi-même, quoique habitué
aux colossales constructions d’Europe, de l’émotion que la vue d’un
semblable édifice doit causer à de sauvages Tibétains. On
comprend qu’ils murmurent des prières en apercevant la pagode, et
qu’ils se fassent une idée haute du grand lama qui l’habite.
Certainement les Tibétains ont une vénération profonde pour
cette demeure du Tale Lama. Voient-ils un symbole dans les sept
bandes doubles peintes en blanc sur les murs noirs de l’édifice ?
Rêvent-ils en contemplant cette pyramide qui semble d’or, et qui finit
par une flamme se dirigeant vers le ciel ? Voient-ils dans cette
flamme une allusion à la grande âme qui se promène dans la nature
bouddhique ? Nous en doutons. Ce seraient là des sensations un
peu trop littéraires. Le sauvage ne sent pas si finement. Mais nous
pouvons affirmer que ce spectacle leur inspire une crainte
mystérieuse.
A côté de cette belle pagode, où l’on arrive par un pont de bois,
une lamaserie adosse au flanc de la montagne les nombreux étages
de ses maisonnettes peintes.
Le village des laïques est plus bas : leurs maisons basses,
longues boîtes à toit plat, sont agglomérées dans la presqu’île de
Routchi, que ronge la rivière au sud, et dont des brise-lames, formés
de troncs d’arbres réunis en dents de peigne, défendent les rives
contre la voracité de la rivière.
Dans le village on voit un grand va-et-vient de yaks traînant des
troncs de sapins. Nous voyons des flottages tout prêts et des
schlittes dans les bois, où travaillent des bûcherons avec de lourdes
haches. On ferait un grand commerce de ce bois, ce serait la source
principale de la richesse de la lamaserie.
Lorsque le village a disparu derrière nous, nous apercevons des
vaches dans les prés verts ; des yaks se vautrent dans les mares ;
les arbres qu’on fait rouler à la vallée font le fracas du tonnerre ; le
sentier s’enfonce sous l’ombre épaisse des sapins, le vent souffle, il
balance cérémonieusement les fûts élancés, et fait frissonner les
branches ; le Sétchou torrentueux bat les berges. Nous avons été
transportés en Suisse, cela est certain. Puis voilà des balcons étroits
au-dessus du vide. Et nous pensons que nous pourrions bien être
dans l’Himalaya.
En tout cas, voici des Alpes charmantes propres aux excursions
avec billets circulaires.
A partir de Routchi nous sommes dans le Tibet pittoresque. Le
pays est riche, en comparaison de ce que nous avons vu
auparavant. Les champs sont protégés par des haies de branches
de sapin entremêlées. Des billes de bois plantées entourent des
pacages où broutent des troupeaux qui amendent le sol et où l’on
enferme surtout les moutons et les chèvres, car elles dévastent tout.
Des précautions sont nécessaires, l’orge montrant déjà son herbe
verte. Aussi de tous côtés on répare les haies qui ont besoin de
l’être, on en construit de nouvelles avec des branches de l’année.
Ces branches sécheront, et en hiver, quand les moissons ne
couvriront plus la terre, mais les neiges, on les brûlera.
Le 7 mai, nous sommes au village de Houmda, bâti sur un dos
d’âne de conglomérat que lime à l’est un torrent qui se jette dans le
Sétchou à 400 mètres de là. Nous trouvons un poste de soldats
chinois légèrement abêtis par l’opium ; ils sont chargés du service de
la poste et de la police de la montagne. Ils nous vendent des œufs le
plus cher qu’ils peuvent, et se montrent d’une politesse excessive.
La plupart d’entre eux sont là depuis de longues années, ils se sont
mariés avec des Tibétaines et déjà ils oublient leur langue
maternelle. Quant à la police de la montagne, c’est le moindre de
leurs soucis, et les brigands, s’il y en a, peuvent opérer en toute
sécurité. Ces Chinois tirent de nous tout ce qu’ils peuvent avec une
obséquiosité et une insistance qui contrastent avec la sauvagerie
des Tibétains.
C’est à Houmda que nous achetons la petite guenon à fourrure
épaisse que nous avons rapportée en France et qui est au Muséum.
Un soldat chinois, en nous la vendant, dit d’un air malicieux :
« Voilà la mère des Européens ».
Comment a-t-il eu connaissance de nos discussions au sujet de
l’origine de l’homme ?
De Houmda la route va à l’est par Tsamdo. Réflexions faites,
nous prenons la résolution d’éviter cette ville populeuse, où les
Chinois sont nombreux et gouvernés par un mandarin. Il serait
difficile d’en sortir, dans le cas où ce mandarin du Céleste Empire
voudrait nous prouver son pouvoir. La prudence nous commande de
faire un détour par les montagnes dans la direction du nord.
C’est grâce à ce détour que nous visitons Lagoun, le 8 mai.
Retenez bien ce nom, car c’est celui d’un grand centre industriel. On
arrive à Lagoun par un chemin que tracent les haies qui cernent les
champs. Des maisons sont posées l’une auprès de l’autre. Après en
avoir compté une vingtaine, on trouve un espace vide, une place (?),
où nous remarquons un tas de charbon de bois.
Puis nous entrons dans la cour du chef, et, parmi les nombreux
badauds qui nous dévisagent curieusement, nous en voyons dont la
face est noircie par la fumée. Nous nous informons, et l’on nous
répond que ce sont les ouvriers de l’usine, qu’il y a ici une fabrique
de haches, de pioches, de toutes sortes d’outils en fer.
Nous nous empressons d’aller visiter cet établissement, que
nous indique le tapage des marteaux. Ces pan ! pan ! frappés en
cadence évoquent devant nos yeux les cratères flamboyants de
Bochum que nous avons aperçus pendant la nuit. Il y a bien
longtemps que nous n’avons entendu la musique des marteaux.
Par une porte basse nous descendons dans la forge creusée en
terre ; quatre poteaux supportent le toit en auvent par où tombe la
lumière et s’enfuit la fumée.
Un être est agenouillé entre deux soufflets en peau de chèvre
qu’il manie alternativement de l’un et de l’autre bras. C’est un
vieillard, posé entre les deux grosses outres, et nu jusqu’à la
ceinture ; on croirait voir un damné véritable. Sur son cadavre
presque transparent est une tête décharnée dont la large bouche
montre une longue dent ; les cheveux rares pendent comme des
crins, la peau est un parchemin noirâtre, les côtes sont saillantes
comme des cercles ; du bout des clavicules tombent en guise de
bras deux antennes démusclées.
Cinq ou six jeunes hommes sont debout, silencieux, maigres,
étiques, noircis, peut-être momifiés, car ils restent immobiles sans
souffler mot. Pourtant ils vivent par leur œil morne.
Le vieillard cesse de gonfler et d’aplatir les outres. Il se lève, et,
toujours sans dire mot, il s’approche d’un sac, remplit de zamba une
grande écuelle de bois et s’assied. Les jeunes gens s’accroupissent
auprès de lui, ils tirent chacun leur tasse de leur peau de mouton
tombée sur leurs reins. La farine leur ayant été distribuée, ils
passent une grande aiguière au vieux, qui se verse de l’eau dans sa
tasse, et l’imitent. Puis, de leurs mains crochues, noires et osseuses
comme des griffes, ils pétrissent lentement leur marende, toujours
silencieux, fixant sur nous leurs six paires d’yeux sans expression.
Nous donnons une pièce d’argent à ces misérables. Le vieux la
prend, il est stupéfait de notre manière d’agir. Qui lui a jamais rien
donné ? Il regarde la roupie, la palpe, la retourne, et ayant constaté
que c’était bel et bien de l’argent, il jette à ses collaborateurs
attentifs un regard pour les assurer qu’il n’y a pas tromperie : il se
met à rire et les autres de rire aussi.
« Zamba », lui dis-je avec le geste du doigt vers la bouche et en
montrant chacun des ouvriers.
Vous en avez bien besoin, pensé-je en même temps, car vous
crevez de faim, pauvres hères du Tibet !
Et alors, tout joyeux, ils montrent leurs dents en souriant. Les
plus jeunes en ont d’excellentes et qui sont faites pour manger. Ils
posent leurs tasses et remercient en levant les pouces, puis se
remettent à pétrir leur mauvaise pâte.
Leurs outils sont primitifs. Nous voyons des marteaux à une main
et à manche très court ; des marteaux à deux mains et à manche
très long ; des cisailles grossières à une main et une à deux mains ;
une auge creusée dans un tronc d’arbre est à demi pleine d’eau, on
y met le fer refroidir ; la forge est une auge en terre où brûle le
charbon de bois et que l’on enflamme à l’aide des outres posées
plus haut.
A côté de la forge, un tronc d’arbre posé de champ est à moitié
enterré dans le sol, et dans l’épaisseur du bois un gros lingot de fer
est incrusté pour servir d’enclume.
Ces lugubres ouvriers ont, en outre, des tours pour forer,
consistant en deux bobines superposées ayant entre elles un
intervalle et leur axe unique tenu entre deux planchettes
horizontales ; le foret est en bas, dans un godet de fer, le sommet de
la bobine flotte et joue dans le trou pratiqué dans la planchette du
haut. Les bobines sont creuses, en bois, et remplies de sable et de
limaille que recouvre une peau ; on leur imprime le mouvement de
rotation au moyen de poignées en croix adaptées dans le bas.
Et voilà un antre de l’Industrie sauvage, le Creusot du Tibet, et
son installation sommaire.
CHAPITRE XIII
L’EST DU TIBET

Le 8 mai, nous sommes à Lamé, petit village où les Chinois ont


un poste de soldats, dont quelques-uns parlent avec peine leur
langue maternelle. Deux chefs tibétains viennent nous y voir
discrètement. L’un, bel homme d’une quarantaine d’années, à la tête
énergique, échange quelques mots avec notre lama et repart
immédiatement.
Nous le retrouvons le lendemain à Lamda, au bord de la rivière
Giometchou, dont les eaux forment avec le Satchou et le Sétchou la
rivière de Tchamdo, qui prend plus loin, beaucoup plus loin, le nom
de Mékong.
Le chef tibétain nous remet un cata de la part de son supérieur
de Tsamdo ou Tchamdo et nous prie d’exprimer nos désirs : « Ces
désirs seront satisfaits, dit-il. Ici il est difficile de se procurer des
provisions, mais dans deux jours nous serons à meilleure place et
vous recevrez autant de riz, de mouton, de farine que vous
voudrez. »
L’autorité de cet homme est certainement indiscutée dans cette
région, on le voit bien à la rapidité avec laquelle ses ordres sont
exécutés. C’est la première fois, depuis So, que nous constatons
autant d’obéissance chez les indigènes.
Le 14 mai, nous traversons le Satchou sur un radeau de troncs
d’arbres assemblés. Trois pagayeurs suffisent à le diriger : deux sont
placés à l’avant, un à l’arrière. Le radeau a cinq mètres de long sur
trois de large.
Le Satchou est très rapide à cette place et il coule avec une
vitesse d’au moins six kilomètres à l’heure entre des berges hautes.
Sa largeur est de 80 à 100 mètres.
Sur les bords nous voyons des saulaies, et dans les bocages du
lilas sauvage, des framboises et, si nous ne nous trompons, des
violettes. Après avoir passé le Satchou, nous voyons fort peu de
goitreux ; peut-être avons-nous oublié de vous signaler
précédemment cette particularité, ils étaient nombreux dans les
villages plus à l’ouest. La population est aussi plus vigoureuse. Elle
est très gaie, et cette année-ci elle est de belle humeur, car la pluie
tombe assez souvent. Des gens mal intentionnés avaient annoncé
notre arrivée et répandu le bruit qu’elle amènerait la sécheresse,
qu’on redoute par-dessus tout, et, au contraire, nous apportons la
pluie. Nos partisans triomphent et font remarquer l’heureuse
coïncidence de notre présence et de l’humidité. Aussi, les méchants
sont confondus et l’on nous montre visage aimable.
Le 15 mai, nous quittons les bords du fleuve et nous nous
enfonçons dans la montagne, couverte de forêts de sapins.
Notre bivouac est dans une clairière au bord d’un torrent. La pluie
tombe par ondées. Les indigènes, dispersés sous les arbres,
rassemblent du bois pour le feu du soir. On entend des éclats de
voix, le bruit des branches qu’on casse, des plaisanteries, des cris
éclatants et joyeux. Puis ils allument des feux qui lancent une
flamme claire. Ils s’assoient autour, et à chaque instant ce sont des
envolées de rires à gorge déployée.
Cette gaieté continue doit avoir une cause. Nous nous
approchons et la trouvons de suite : ils sont presque tous jeunes.
Voilà la cause nécessaire et suffisante de cette insouciance et de
ces ébats.
A partir de Tchoka nous remarquons décidément un mélange de
sang mogol, mélange dont les cas étaient fort rares avant le
passage du Satchou : les faces sont plus larges, les yeux bridés. La
population n’est pas riche. Les cerfs, les ours, les daims, les
tétraophasis s’ajoutent aux espèces que nous avons déjà citées.
Le 17 mai, encore une passe de 4.700 mètres, marquée par des
rochers à pic, nus, portant de la neige ; à l’horizon, c’est une ceinture
de cimes blanches. Le grésil nous assaille. Voilà l’hiver revenu.
Nous descendons à Rouétoundo, où nous voyons une bande de
singes. Deux d’entre eux se font tuer. Rachmed nous apporte un
nouveau-né, que l’on confie à la petite guenon qui voyage avec nous
depuis Houmda, où nous l’avons achetée à des soldats chinois. Elle
soigne si bien son nourrisson qu’elle l’étouffe, et c’est un touchant
spectacle que de la voir le lendemain matin lécher le petit cadavre,
s’efforcer de lui ouvrir les yeux, et montrer les dents à qui veut le lui
prendre. La pauvre bête ne comprend rien à ce profond sommeil de
son enfant adoptif ; c’est le sommeil de la mort, le plus long de tous.
A Tjichounne, le 19 mai, nous retrouvons des hommes armés de
sabres, ayant le fusil sur le dos. Ils sont de plus haute taille que tous
ceux que nous avons vus jusqu’alors ; ils offrent le beau type
tibétain ; leurs traits sont réguliers, leur mine fière. Beaucoup d’entre
eux ont plus de 1m,80 de hauteur. Ils ne paraissent pas nous
considérer avec respect. Ils sont tous riches.
Ils font des difficultés pour nous fournir des bêtes, puis,
lorsqu’elles sont là, leurs chefs discutent entre eux et se querellent,
se séparent, tiennent des conciliabules à l’écart. Cela va mal.
Enfin ils chargent et nous partons ; nous traversons le La-tchou
près du village, où un Chinois fait du commerce. Après trois heures
de marche, ils ne veulent plus avancer et prétendent nous laisser
dans le désert avec nos bagages ; déjà ils déchargent leurs bêtes.
Nous intervenons et, le revolver au poing, les contraignons
d’avancer, ce qu’ils font en ricanant avec insolence, avec des
moqueries ; ils ralentissent systématiquement la marche, feignant à
chaque instant de charger mieux leurs yaks. Puis des cavaliers
armés arrivent au galop, mais nous les invitons à prendre le large.
Nous faisons passer l’envie de plaisanter à nos Tibétains et les
menons bon train cinq heures durant. Obligés de surveiller ces
grands gaillards, nous devons renoncer au plaisir de poursuivre les
ours que nous voyons dans chaque repli de la steppe, sans quitter le
sentier. Rachmed en a tué un la veille.
Le soir nous devenons amis avec nos yakiers, et ils nous
promettent une grande étape pour le lendemain. Dans la nuit il gèle,
car nous sommes à 3.900 mètres dans la steppe. Le minimum est
de − 4 degrés. Nous remettons nos pelisses.
Le 20 mai, ayant trouvé des sources chaudes non loin du camp,
nous descendons la vallée jusqu’à Ouochichoune, où il y a des
tentes noires au bord de la rivière. Le chef de l’endroit nous annonce
que deux Chinois sont venus lui apporter la défense de rien nous
vendre. Il y aurait quatre Chinois qui nous attendraient à deux jours
de là pour nous empêcher d’aller à Batang. Mais il n’exécutera pas
les ordres des Chinois. « Il tient à notre disposition autant de yaks et
de chevaux que nous voudrons. » Cela ne le gênera pas, car ici les
troupeaux de yaks, de chevaux, de moutons sont nombreux. Un bon
mouton se paye une roupie. Plusieurs lamas viennent nous voir ; ils
nous marquent de la sympathie aussi bien que la foule.
Un lama est énorme ; c’est le quatrième ou le cinquième homme
gras que nous comptons depuis que nous sommes dans le Tibet, où
la maigreur est générale. L’embonpoint excessif y est l’apanage des
chefs et des riches, comme dans tout l’Orient. Nous avons entendu
employer le même mot tibétain pour marquer un haut rang et le bon
état d’un mouton ou d’un yak. C’est le mot bembo qui paraît avoir ce
double sens, qu’on retrouve en espagnol dans gordo qui se dit des
gens gras et des gens riches. Ce menu fait semblerait prouver un
travail de cervelle analogue. Puisque nous sommes sur le terrain
philologique ou linguistique et que nous venons de tuer un coucou,
oiseau qui dans tous les pays a reçu un nom onomatopéen, nous
allons voir ce que peut la différence d’oreilles. Le coucou s’appelle
kounjou en chinois ; kouti en tibétain ; koukouchka en russe ; kakou
en dialecte tarantchi ; pakou en ousbeg.
Le 22 mai, nous arrivons à Dzérine par des montagnes moins
élevées que celles que nous avons vues jusqu’à présent : ce sont
des collines, des croupes arrondies, des vallées peu profondes. A
l’horizon, plus de hauts pics, plus de neige éblouissante : on pourrait
s’imaginer que, les vagues étant moins hautes, l’orage va se calmer
et que nous allons enfin aborder dans la plaine. Ce n’est là qu’une
impression produite par le manque d’horizon. Aussitôt que nous
monterons au sommet d’une passe, nous verrons dans quel chaos
de crêtes, de chaînes, de pics nous sommes empêtrés. Au reste
nous ne reverrons la plaine qu’au delta du Tonkin.
A Dzérine nous recevons la visite du second chef tibétain de
Goundjo ; il nous raconte que les Chinois font leur possible pour
nous empêcher d’aller à Batang, qu’ils ont beaucoup insisté auprès
de son supérieur pour qu’il nous refusât des moyens de transport et
des vivres. Mais ce chef aurait répondu qu’il n’était pas sujet chinois,
mais soumis au ta-lama, de qui il exécuterait les ordres.
« Vous n’avez donc pas à vous inquiéter, dit le chef, on vous
transportera à Batang et même à Ta-tsien-lou. Tout le long de la
route les Tibétains vous aideront, car ils savent que le ta-lama est
votre ami ; je vous le répète, soyez sans crainte, tout sera pour le
mieux. » Cette dernière pensée est corroborée par le geste
napolitain qui consiste à réunir les doigts de la main le bout en l’air.
A Dzérine, la population n’est pas assez considérable pour
fournir, à elle seule, la corvée du transport, et le chef envoie des
cavaliers et des piétons réquisitionner des porteurs. Ils arrivent à
l’heure dite. Beaucoup sont de très haute taille, quelques-uns ont au
moins 1m,85. Ils ont la face fort large, le crâne en pointe, en forme
d’œuf ; le prognathisme dentaire est la règle générale. Ils sont très
vigoureux, très gais ; ils jouent comme des enfants. Leurs maisons
sont construites comme celles des étapes précédentes ; pourtant
nous voyons de temps en temps des sortes de fenêtres fermées par
des volets en bois.
Nous partons de Dzérine en nombreuse caravane, accompagnés
de plusieurs petits chefs qui sont aux petits soins pour nous. Nous
sortons de l’étroite vallée pour gagner, par une gorge adjacente
qu’une lamaserie surplombe, la douce montée qui nous mène à une
passe de 4.000 mètres, après que nous en avons franchi une
première de 3.950. Toute cette étape est exécutée gaiement, nos
porteurs chantent, crient, jouent tout le long de la route. On dirait une
bande d’écoliers à qui l’on vient de donner vacances. Chaque fois
qu’ils passent près de nous, ils nous saluent en souriant.
Les faits et gestes d’un garçon de onze à douze ans m’amusent
chemin faisant. Il a les traits réguliers, une belle figure, il a l’air fier et
décidé. Tout son être dénote une vitalité puissante ; il est affamé de
vie, de mouvement. Il bondit comme un chevreau à côté de mon
cheval. Il voudrait absolument porter le long fusil de son frère aîné,
mais celui-ci lui fait comprendre que la crosse toucherait le sol, la
bandoulière étant trop longue. Et alors l’enfant se résigne à conduire
par une longe une chèvre que nous avons achetée et qui ne veut
pas suivre notre petit troupeau. Mais il s’amuse à lâcher la chèvre et
à la rattraper. Puis il fabrique un lasso avec une corde et la jette à la
tête de notre mouton ou sur notre singe, posté en haut d’un coffre. Il
lance des pierres aux yaks, dans la pelisse de ses frères rabattue
sur leurs reins, dans l’eau, afin d’éclabousser les badauds. Un
homme de ses connaissances passe et il se précipite, il le saisit à la
ceinture, il essaye de le renverser, l’autre résiste doucement, en
souriant ; mais il s’acharne en grinçant ses dents fines de jeune loup.
Se tenir en repos est pour lui chose impossible : il récrée ses
parents de ses saillies ; si une bête s’écarte pour brouter l’orge en
herbe, il court sans hésiter, la ramène à coups de pierres dans le
sentier. Il satisfait un invincible besoin de mouvement. A juger
d’après ses actes et allures, il semblerait qu’il doive être un jour un
homme brave, énergique, beau, intelligent. A quoi tout cela lui
servira-t-il ? De quel usage lui seront son intelligence, son énergie,
sa beauté ? Ses belles dents elles-mêmes ne seront employées qu’à
manger du zamba, et elles s’useront à grignoter de l’orge grillée.
Seules ses jambes, seuls ses bras trouveront leur emploi. Pourvu
qu’il conserve longtemps sa gaieté, sa vigueur, la vitesse de ses
pieds, il sera heureux. C’est le vœu que nous faisons.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la vallée de Maktchou nous remarquons beaucoup de


maisons en ruines. Nous questionnons les indigènes à ce sujet :
« Qui a démoli ces maisons ?
— Les Sokpou sont les auteurs de ces dévastations. Ils habitent
au nord de nos territoires.
— Pourquoi sont-ils venus vous faire la guerre ?
— C’est parce qu’ils avaient appris qu’au sud se trouvaient des
lamaseries remplies de butin et possédant beaucoup d’argent. Alors
ils ont conçu le projet de s’emparer de ces richesses ; des chefs les
ont conduits et ils ont envahi notre pays. Ils ont emporté tout ce
qu’ils ont pu ; ils ont massacré les habitants, brûlé les forêts et les
maisons. Personne n’ayant pu leur résister, ils sont partis sans
encombre. Les survivants sont revenus, ils ont demandé l’aide des
tribus voisines, les lamaseries ont fourni de l’argent, et ces sortes de
forteresses, ces murs à créneaux que vous apercevez sur les
hauteurs ont été construits. Ils tombent en ruines depuis que la
sécurité est revenue. Au reste nous n’avons plus été attaqués par
ces Sokpou.
— Mais pourriez-vous nous expliquer avec plus de précision ce
que sont ces Sokpou et où ils habitent ? »
Alors Losène intervient et dit :
« Ils habitent sur la route qu’ont prise les serviteurs que vous
avez renvoyés avant que nous nous mettions en route. Leur pays
est plus loin que Natchou.
— Dans le Tsaïdam ?
— C’est cela.
— Et à quelle date a eu lieu cette invasion ?
— Il y a longtemps, très longtemps. »
Une fois de plus, nous constatons combien il est impossible en
Orient de recueillir le moindre renseignement historique. Il semblerait
que le présent seul les intéresse. Les documents sérieux font
défaut ; si les historiens se contentent des sources asiatiques, ils
risqueront fort de ne rien comprendre au passé qu’ils voudront
ressusciter.
Après Hassar nous remontons le cours d’une rivière qui se tord à
travers des roches élevées et formant un étroit défilé. Un sentier
incommode, mauvais escalier ménagé dans le roc, mène dans une
vallée cultivée, large de cinq à six kilomètres, où se découvrent des
hameaux habités et des ruines nombreuses. Nous reprenons la
direction du sud-est, que nous avons abandonnée un instant. Nous
grimpons sur un plateau et le long de contreforts ; nous
redescendons dans une autre vallée, où nous trouvons le village
d’Acer. Le tonnerre et la pluie annoncent notre arrivée, mais nous
avons le temps de nous abriter sous de beaux peupliers.
Les champs sont cultivés avec soin, bien épierrés, défendus par
des murs de moellons entassés. Les arbres sont déjà précieux, car
nous voyons plusieurs petits peupliers récemment plantés qu’on
protège contre le bétail en les entourant d’épines.
La pluie ayant cessé de tomber et le soleil luisant à nouveau, la
vallée nous paraît ensanglantée, car sa terre est rouge et elle vient
d’être lavée par les eaux.
Ayant changé nos bêtes de somme à Acer, nous allons camper à
Lendjounne, sur le petit plateau où se serrent une vingtaine de
maisons. Nous posons notre tente près d’une source, sous des
peupliers que nous prenions de loin pour des saules, dont ils ont le
branchage divergent et s’arrondissant en boule.
Le soir, à l’heure de la rentrée des troupeaux, nous entendons un
chant s’éloigner dans la montagne. Plusieurs voix se mêlent. La
mélodie rappelle la lamentation des pleureuses musulmanes suivant
les morts qu’on porte au cimetière. Il est possible qu’on accompagne
un corps qui sera exposé sur le sommet de la montagne.
Il pleut dans la nuit. Nous partons pour Dotou par un ciel couvert
et un vent du nord. Hier le vent du sud nous a amené un orage et la
pluie.
Ce matin, on nous a annoncé que deux Chinois de Ba et un de
Tchamdo nous attendent à Dotou. Le mandarin chinois nouvellement
envoyé de Pékin à Lhaça est passé dernièrement à Ba et à
Tchamdo ; il aurait été averti de notre voyage par les autorités
tibétaines, et aurait dit : « C’est bien, il faudra leur donner
assistance. » Le mandarin qu’il remplace à Lhaça et qui retourne à
Pékin aurait parlé dans le même sens. Quoi qu’il en soit, les
Tibétains nous aideront à transporter nos bagages jusqu’à Ta-tsien-
lou. Il ne nous est pas désagréable d’entendre renouveler les
promesses d’autrefois, au moment où nous allons retrouver les
autorités chinoises, bien que nous pensions qu’on nous laissera
passer, le moyen le plus commode de se débarrasser de nous étant
de nous expédier à la côte.
La route de Lendjounne à Dotou passe sur des plateaux
dénudés. Une passe imperceptible, de 3.300 mètres, mène à une
région mamelonnée comme à la fin d’une chaîne. On aperçoit
quelques hameaux dans des vallons, des ruines sur les hauteurs,
quelques murs blanchis de lamaseries. Mais plus de maisons en
bois, pour la bonne raison que les forêts ont disparu. En trois heures
nous arrivons à la lamaserie de Dotou, posée sur une terrasse près
de la rivière de Maktchou.
Nous sommes bientôt entourés par une foule très nombreuse,
car cet endroit est fréquenté par des pèlerins. Bon nombre de
badauds nous considèrent en se tenant le nez ; serait-ce pour
marquer le dégoût, ou n’est-ce pas plutôt une attitude d’étonnement
et d’hésitation ?
A quelque distance de l’endroit où notre tente est dressée, on en
voit une autre, habitée par les Chinois dont on nous a parlé à
Lendjounne. Ils se mêlent à la foule et nous considèrent un instant ;
puis ils retournent sous leur tente et ne tardent pas à se présenter,
mais en grande tenue. Leur chef est un petit mandarin à bouton
blanc, grade équivalent à peu près à celui de brigadier ou de
caporal. Il ne nous parle pas moins avec une dignité compassée
bien faite pour nous en imposer. Ayant montré sa carte de visite,
salué en tenant bien l’un contre l’autre ses poings fermés, il nous dit
être envoyé par le chef de Djankalo (Tchangka) afin de nous
accueillir, de nous souhaiter la bienvenue et de nous accompagner
plus loin. Il est à notre service et nous pouvons disposer de lui
complètement. Il nous invite même à nous rendre sous sa tente afin
de boire une tasse de thé ; il craignait qu’il ne nous fût arrivé
malheur, car on avait annoncé depuis longtemps notre arrivée, et il
ne s’expliquait pas ce retard. Il y a huit jours qu’il nous attend à cette
place, qui est fort mauvaise, dit-il. De plus, ses provisions
commencent à diminuer, et il est content de pouvoir bientôt partir.
Immédiatement il va expédier à Djankalo un courrier qui portera de
nos nouvelles à son supérieur, lequel sera enchanté d’apprendre
que nous sommes en bonne santé et qu’il ne nous est arrivé rien de
fâcheux.
Or je venais d’entrer sous notre tente, lorsque des cris d’émeute
retentissent. Henri d’Orléans m’appelle ; je sors et je vois une mêlée,
des gens qui se battent, un homme ensanglanté que Rachmed tient
sous le genou ; d’autres, le sabre à la main, ou lançant des pierres.
Akoun et Abdoullah tirent quelques coups de revolver en l’air, et le
vide se fait autour de nous. Nous gardons par devers nous deux ou
trois de ces individus, et surtout le mieux rossé, qui est un chef et
l’auteur de toute cette bagarre.
Il s’était, paraît-il, obstiné à vouloir manier la peau du yak
sauvage. Rachmed l’avait prié de s’écarter, et comme ce curieux
était un chef entouré d’une partie des gens de sa tribu, il avait refusé
de faire un pas en arrière, il avait même saisi la peau. Rachmed
l’avait alors repoussé ; le chef avait, sans hésiter, tiré son sabre ainsi
que ses voisins, et cela avait provoqué immédiatement une sortie de
nos troupes, dressées admirablement à ce genre d’exercice.
D’abord Rachmed avait appliqué un coup de crosse de revolver sur
la tête de l’insolent, et comme ses compagnons lançaient des
pierres, il l’avait terrassé sans perdre une minute, et il le rossait au
moment où je suis sorti, tandis que mes compagnons tenaient les
autres à distance, les repoussant à coups de bâton et de crosse.
Nous finissons par éloigner les assaillants et nous les faisons
prévenir par notre lama que s’ils recommencent nous tirerons droit
sur eux.
Cédant aux prières de notre lama, nous rendons la liberté à ceux
que nous tenons et qui sont fort endommagés.
Une vingtaine d’entre eux, postés sur une terrasse près de la
lamaserie, nous menaçant avec des pierres, nous nous dirigeons de
leur côté, et ils jugent à propos de ne pas nous attendre.
C’est alors que nous voyons apparaître nos amis les Chinois, qui
se sont tenus sous la tente aussi longtemps que le tumulte a duré.
Et alors ils prennent des airs terribles et nous disent :
« Nous allons leur faire des reproches. »
Ils vont jusque sur la terrasse, les mains derrière le dos, en
promeneurs, et, comme il n’y a plus personne, ils regardent les
Tibétains, qui se tiennent à cinq ou six cents mètres de là, et ils
reviennent du même pas, près de notre tente.
« Nous leur avons fait de bonnes recommandations, dit le bouton
blanc, mais elles ne serviront à rien. Ce sont des sauvages si
méchants que ni Lhaça ni Pékin n’en veulent pour sujets. Il est
impossible de quitter la grande route et de pénétrer dans leurs
montagnes. Jamais on ne les rencontre sans que des querelles
surgissent. L’an dernier, ils ont pillé un envoyé de l’empereur ; ils ont
refusé récemment des bêtes de somme qu’on leur demandait pour
notre mandarin qui allait à Lhaça. Nous-mêmes n’avons pu obtenir
des chevaux qu’en les menaçant de votre arrivée, et leur disant que
vous tireriez dessus s’ils n’obéissaient pas. On ne pourra jamais rien
en faire, car lorsque nous leur parlons les paroles de raison, ils ne
nous écoutent pas ou ne veulent pas nous comprendre, et si nous
nous avisons de leur donner des coups, ils se fâchent et nous les
rendent. Aussi les laissons-nous tranquilles. Que voulez-vous faire ?
Pourtant nous sommes treize cents soldats dispersés dans des
postes depuis Lhaça jusqu’à Ta-tsien-lou. »
En considérant les trois soldats que le liang-tay (trésorier-payeur)
de Batang nous a envoyés pour nous défendre, nous ne pouvons
nous empêcher de rire en nous-mêmes et nous comprenons sans
effort que les Tibétains n’éprouvent aucune frayeur à les considérer.
A Dotou nous renvoyons notre guide, le lama Losène ; il reçoit
des cadeaux qui le rendent le plus heureux des hommes. Il emporte
précieusement quelques vieilles chromolithographies représentant la
chasse au lion en Algérie et la chasse à l’ours dans l’Oural. Il nous
fait ses adieux avec émotion, et nous souhaite un heureux voyage.
Nous n’avons plus besoin de lui, nous avons un interprète pour le
tibétain, et après Tchangka nous trouverons des postes de soldats
chinois. Le brave Losène nous recommande de faire attention, d’être
sur nos gardes, car jusqu’à Batang nous traverserons une région
habitée par des hommes intraitables et méchants. « Peut-être serez-
vous attaqués aujourd’hui dans la montagne par les gens avec
lesquels vous vous êtes querellés hier ; vous ferez bien de prendre
des cartouches. »
C’est ce que nous faisons avant de quitter Dotou. Nous suivons
de près nos bagages et nous observons les crêtes.
Nous quittons la vallée suivie depuis Dotou, et une passe de plus
de 4.000 mètres nous mène dans une steppe ondulée, avec des
tourbières, des fondrières, de rares tentes noires à la sortie des
gorges ; quelques troupeaux traversent la plaine ; si une rivière
soudain ne serpentait pas devant nous, nous nous croirions
transportés aux environs de Dam.
Plus loin la végétation reparaît ; les sapins, les peupliers, le
chêne à feuille de houx, les cassis, les épines-vinettes, les
broussailles odoriférantes rendent la vallée charmante. Après un
défilé, la vallée s’élargit. Une chapelle se dresse près de la route. On
aperçoit une lamaserie sur un plateau. En suivant la rive droite du
Tson-ron — c’est le nom de la rivière que nous descendons — nous
traversons des hameaux nombreux. Et comme le bois abonde, le
mode de construction change de suite : ce sont des chalets faits de
troncs d’arbres assemblés. Les chapelles sont nombreuses et
construites avec les mêmes matériaux ; nous sommes de nouveau
dans les Alpes pittoresques et peuplées ; souvent les parois des
roches sont couvertes d’inscriptions.
Les habitants, qui sont d’une belle venue, portent quelquefois
des chapeaux à larges bords blancs et à forme rouge, et tel cavalier
apparu au détour d’un sentier nous semble un gaucho mexicain.
Les femmes ont modifié aussi leur toilette : elles portent des
jupes serrées à la taille, ce qui paraît être le commencement de la
coquetterie ; jusqu’alors les femmes serraient leurs pelisses sur les
hanches.
Toute cette vallée du Tson-ron est très animée. Dans les champs
d’orge déjà verts, les femmes donnent un dernier labour à la terre au
moyen d’un crochet en bois à pointe de fer. L’une chante une
mélodie d’une belle voix mâle, presque sans interruption, s’arrêtant
juste le temps de reprendre haleine. Courbées vers le sol, nues
jusqu’à la ceinture, elles grattent rapidement les sillons, comme si
elles avaient hâte d’en finir ou fait une gageure. Est-ce enfantillage
ou plaisir de penser que c’est le dernier coup à cette terre exigeante
jusqu’à sa moisson qui les pousse à travailler si joyeusement ?
Lorsqu’elles sont fatiguées, sans souffle, elles se laissent tomber
de tout leur long sur le dos et s’étalent au soleil. Après s’être
reposées, elles reprennent leur besogne en chantant.
Dans les bois de sapins au sud de la vallée, des villages sont
perchés comme des nids dans la verdure. Nous nous arrêtons à
Tsonké, dont les maisons sont sur la rive gauche d’un affluent du
Tsonron, et qu’une lamaserie posée sur une terrasse domine de ses
murs blancs.
Les chefs de Tsonké se montrent très aimables et nous
fournissent ce qu’il nous faut, sans se faire prier. Les chevaux qu’ils
nous donnent pour l’étape laissent cependant à désirer, bien qu’ils
soient plus hauts du garrot, plus forts en apparence que ceux que
nous avons eus jusqu’à présent. Notre mandarin chinois, questionné
à ce propos, nous dit que cet accroissement de taille résulte d’un
croisement avec des chevaux de Sinin-fou.
De Tsonké jusqu’à Tchounneu l’étape est charmante. En quittant
la vallée nous nous élevons immédiatement sur un plateau couvert
de sapins et de chênes à feuille de houx, semé de clairières que
l’herbe couvre d’un tapis vert, et entrecoupé de gorges sillonnées
par des torrents. Le sentier est sous bois, à l’ombre ; fréquemment
on voit de petits écureuils gris bondir d’une branche à l’autre avec
une légèreté d’oiseau. Deux petites passes nous mènent à
Tchounneu, où nous campons dans un pré entouré de haies. Les
croupes et les mamelons voisins sont dénudés ; un peu plus haut les
sapins commencent. Un petit ruisseau traverse le vallon, quelques
peupliers le bordent. Un vent tiède souffle du sud-est et nous nous
trouvons fort bien à Tchounneu. Les habitants paraissent se
distinguer par une certaine violence de caractère, à en juger, du
moins, d’après la facilité avec laquelle l’un des badauds tire son
sabre sur un de nos hommes qui l’invite à modérer son indiscrétion.
Ajoutons toutefois que cet incident ne se renouvela pas, surtout
après la correction qu’il valut à son auteur.
A Tchounneu nous remarquons une fois de plus que le regard
des sauvages est caractéristique en ce qu’il est à la fois fixe et
effaré. Les femmes surtout se montrent défiantes, farouches,
comme les fauves à demi apprivoisés, ne s’approchant qu’avec des
hésitations et prêtes à fuir à la moindre alerte.
L’interprète tibétain bavarde une partie de la soirée avec nous.
Son chef est parti pour Tchangka afin d’annoncer notre arrivée ; son
compagnon fume l’opium et, nous dit-il, « je suis tranquille ». Nous
apprenons de sa bouche que son père était musulman. La régularité
de ses traits nous avait portés à lui prêter cette origine. « Je n’étais
qu’un enfant, dit-il, lorsque je suis venu à Batang avec le
missionnaire Lou [4] . C’était un homme très bon et très intelligent,
parlant et écrivant fort bien le chinois et le tibétain. Il donnait aux
pauvres tout ce qu’il possédait. Il savait tout, même réparer les
montres. »
[4] Le père Renou, ainsi que nous l’avons appris plus
tard.
Au moment d’entrer dans Tchangka, nous admirons la garnison
sur une ligne. Deux soldats viennent à nous, ils tendent des feuilles
de papier rouge où sont écrites les formules de politesse. Ils nous
souhaitent la bienvenue d’une voix forte et plient le genou, puis ils
nous précèdent. Enfin nous atteignons le front de bataille, formé par
une vingtaine de guerriers de tout âge, dont l’arme unique est un
parasol en papier huilé. Ils ont triste mine, leurs faces sont
patibulaires, presque tous fument l’opium : on le voit bien à leurs
regards vitreux, à leurs traits émaciés. Pour nous conformer à
l’étiquette chinoise, nous mettons pied à terre et défilons devant ces
soldats et ces enfants de troupe ; ils nous rendent les honneurs en
mettant le genou à terre et en nous saluant de paroles chinoises
dont nous ignorons le sens. Ensuite nous enfourchons nos bêtes et
nous nous dirigeons vers le jardin, que des peupliers d’une haute
futaie et au branchage touffu font ressembler à un Éden. La foule,
composée de Tibétains, de Chinois, de métis, se presse autour de
nous, curieuse, bavarde, moqueuse, bruyante ; elle nous
accompagne jusqu’aux tentes de toile que le mandarin a fait dresser
en notre honneur.
Nous ne tardons pas à recevoir la visite de quatre soldats, dont
fait partie celui qui nous a accompagnés depuis Dotou, et que
commandent deux boutons blancs, parmi lesquels notre chef
d’escorte. Cet imposant caporal prend la parole et de sa voix
trompettante nous présente à nouveau les respects de la garnison,
dont voilà les délégués, et nous prie d’accepter l’hommage qu’elle
fait : 1o d’une boîte de zamba ; 2o d’une boîte de fèves où sont
enfoncées à moitié une ou deux douzaines d’œufs.
Ces messieurs nous font des génuflexions cérémonieuses tandis
que des comparses enlèvent avec prestesse ces cadeaux, qu’on
craint sans doute de nous voir accepter. Nous en avons eu du moins
la vue. Abdoullah adore les œufs et il trouve le procédé empreint de
singularité : faire passer des victuailles sous le nez de gens affamés
lui paraît être une facétie de mauvais ton. Rachmed et Akoun sont
du même avis, et ils font pleuvoir les injures sur la garnison.

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