Geopolitique de Intelligence

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L’actuelle révolution numérique va bouleverser nos conditions de vie

autant que les rapports de force internationaux. L’intelligence artificielle


va-t-elle créer une corne d’abondance dans laquelle chacun pourra se
servir ? Ou au contraire intensifier les inégalités à un stade inconnu pour
l’humanité, opposant une poignée de nantis richissimes aux multitudes
privées d’emploi et démunies ? Va-t-elle garantir l’autonomie à chacun ou
réaliser le cauchemar de 1984, une société totalitaire où la vie privée
n’existe plus ? Les géants du digital d’à peine vingt ans d’existence sont
devenus de véritables superpuissances. L’IA est la nouvelle frontière du
duel entre la Chine et les États-Unis. Que peuvent faire la France et
l’Europe ? Dans un ouvrage accessible, documenté et vivant, Pascal
Boniface vient éclairer les enjeux sociétaux et géopolitiques encore trop
peu débattus de l’intelligence artificielle.
PASCAL BONIFACE est directeur et fondateur de l’Institut de
relations internationales et stratégiques (IRIS). Il a écrit plus de 60
ouvrages sur les questions géopolitiques dont certains ont donné
lieu à de multiples traductions ou rééditions. Il a créé la chaîne
Youtube « Comprendre le monde ». Retrouvez-le sur son blog
www.pascalboniface.com et sur Twitter @PascalBoniface.
Pascal BONIFACE

Géopolitique de l’intelligence
artificielle
Comment la révolution numérique va
bouleverser nos sociétés
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com
Maquette et mise en pages : Florian Hue
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement
ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans
l’autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie, 20,
rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
© Éditions Eyrolles, 2021
ISBN : 978-2-416-00055-3
« Le pays qui sera leader dans le domaine de l’intelligence
artificielle dominera le monde. »
Vladimir Poutine, septembre 2017
« Nous avons possédé Internet. Nos entreprises l’ont créé,
l’ont élargi et perfectionné. »
Barack Obama, février 2015
« Si notre parti ne parvient pas à faire face aux défis
représentés par Internet, il ne saura relever le défi de rester au
pouvoir à long terme. »
Xi Jinping, décembre 2017
Sommaire
Introduction
Chapitre 1 - Intelligence artificielle, histoire et définition
Chapitre 2 - Corne d’abondance ou machine à exclure ?
Chapitre 3 - Les GAFAM vont-ils tuer l’État ?
Chapitre 4 - Printemps des libertés ou hiver totalitaire ?
Chapitre 5 - Le duel Chine/États-Unis
Chapitre 6 - Quo vadis Europa ?
Chapitre 7 - La France dépassée ?
Conclusion
Annexe
Notes
Introduction

J’ai été sensibilisé il y a quelques années à l’impact


multidimensionnel de l’intelligence artificielle (IA) pour ce
qui est de la course à la puissance à laquelle les nations
continuent de se livrer. Après le nucléaire, puis l’espace, l’IA
semble être devenue le nouvel horizon stratégique. Une
puissance digne de ce nom doit se doter d’une politique en la
matière, sauf à se préparer à déchoir.
L’IA devient un élément central de l’affrontement sino-
américain, Vladimir Poutine affirme haut et clair que la Russie
n’entend pas être exclue de cette révolution numérique,
l’Europe et la France constatent leur retard et s’en inquiètent.
Israël a d’indéniables atouts, les Émirats arabes unis et le
Qatar entendent y consacrer les moyens dont ils disposent, le
Japon, la Corée du Sud et Singapour s’y investissent. 52 pays
se sont engagés dans la course, dont 24 ont publié des
stratégies nationales établissant des plans de financement, de
recherche ou de partenariats afin de gagner des parts de
marché1.
Mais l’impact va au-delà des seules rivalités de puissance.
L’IA peut révolutionner notre mode de vie. En bien ou en mal,
selon ce que nous déciderons. Or, pour le moment, nous ne
décidons pas, nous sommes les spectateurs d’un processus
phénoménal qui suit son chemin de lui-même. Les avancées
technologiques ne sont pas encadrées, ou insuffisamment, par
des réflexions politiques ou sociétales. Stephen Hawking
déclarait même en décembre 2014 sur la BBC que
« l’intelligence artificielle pourrait conduire à l’extinction de
la race humaine2 ».
Les GAFAM3 sont les nouvelles stars de l’actualité
internationale. Ces entreprises du digital qui ont, pour
certaines, à peine vingt ans d’existence, sont devenues des
géants économiques et ont investi notre vie quotidienne. Des
entreprises qui n’existaient pas il y a une génération sont
aujourd’hui des acteurs surpuissants des relations
internationales, capables de concurrencer et de mettre en
difficulté les États. Ces derniers sont sur la défensive, et
certains milliardaires du digital ne cachent pas leur désir de les
rendre obsolètes.
Conscient de l’importance de ces enjeux, je m’y suis
intéressé de plus près. Mais je n’ai pas de formation
scientifique, j’ai fait un bac littéraire pour fuir les maths et
mon indifférence, au lycée, envers les matières scientifiques
était attestée par des résultats médiocres. J’ai suivi par la suite
des études de droit et de sciences politiques qui n’ont en rien
comblé ces lacunes.
J’étais donc coincé avec l’intuition forte que quelque chose
de majeur se produisait dans un domaine très éloigné de ma
zone de confort. Je me suis décidé à franchir le pas et à écrire
ce livre sur la suggestion de mon éditrice Agnès Fontaine.
Il n’était pas question que je fasse un livre scientifique, mais
que j’apporte une réflexion géopolitique sur un sujet
scientifique.
Je me suis néanmoins heurté à de nombreuses difficultés, et
à plusieurs moments de blocage. J’ai trouvé une première
parade en abandonnant le sujet pour écrire Requiem pour le
monde occidental4. Je me suis ensuite remis à la tâche, mais la
crise du Covid-19 m’a de nouveau détourné de mon sujet et
j’ai publié Géopolitique du Covid-195. Ma femme et mes fils
me poussaient à me remettre à cet ouvrage. Je me suis donc
remis à l’écriture de Géopolitique de l’intelligence artificielle,
avec la documentation amassée au fur et à mesure mais sans
certitude de passer l’obstacle. Je n’y serais manifestement pas
arrivé sans le soutien de Victor Pelpel. Il a été bien plus qu’un
assistant de recherche pour ce livre, qui n’aurait pas vu le jour
sans sa concorde. Ses conseils, ses remarques, ses recadrages,
son œil aiguisé m’ont permis de venir à bout de la rédaction.
Qu’il en soit remercié. Les erreurs qui y sont éventuellement
contenues sont bien sûr de ma seule responsabilité.
Au terme de ce travail, je suis convaincu que notre prise de
conscience du phénomène IA est sans commune mesure avec
son importance. Pour paraphraser Jacques Chirac qui, parlant
du réchauffement climatique, déclarait en 2002 au Sommet de
la Terre de Johannesburg : « Notre maison brûle et nous
regardons ailleurs », je pourrais écrire à propos de l’IA que
nous allons connaître une révolution sociétale et géopolitique
majeure, et que nous ne nous en préoccupons pas. Puisse ce
livre contribuer au débat.
Chapitre 1
Intelligence artificielle, histoire et définition

L’IA, une histoire récente


Turing et les prémisses de l’intelligence artificielle
L’intelligence artificielle trouve son origine dans le
développement des premiers ordinateurs, exponentiel au cours
de la Seconde Guerre mondiale, qui opposait les démocraties
au nazisme, puis relayé par la rivalité soviéto-américaine au
cours de la Guerre froide.
« En 1941, l’Oxford English Dictionary évoqua la
multiplication des données sous l’expression information
explosion. C’était une première. L’information était si
précieuse que personne n’avait songé au fait qu’il pourrait y en
avoir trop6. »
Alan Turing, scientifique britannique, a joué un rôle
essentiel pour casser les codes de la machine allemande
Enigma, qui fournissait le langage codé de l’état-major
allemand pendant la Seconde Guerre mondiale7.
En 1951, il publie « Computing Machinery and
Intelligence », considéré comme le premier article évoquant
l’intelligence artificielle. Le « Test de Turing », ou Imitation
Game, qui y est décrit, a pour objectif de démontrer la capacité
cognitive d’une machine. Selon Jean-Paul Delahaye,
enseignant chercheur en informatique et mathématiques à
l’Université de Lille : « Le jeu de l’imitation consiste à mettre
au point une machine impossible à distinguer d’un être
humain. Précisément, Turing suggérait qu’un juge J échange
des messages dactylographiés avec, d’une part, un être humain
H et, d’autre part, une machine M, ces messages pouvant
porter sur toutes sortes de sujets. Le juge J ne sait pas lequel
de ses deux interlocuteurs (qu’il connaît sous les noms A et B)
est la machine M et lequel est l’humain H. Après une série
d’échanges, le juge J doit deviner qui est la machine et qui est
l’être humain8. » Pour Turing, si le « juge » est incapable de
distinguer l’homme de la machine, c’est que la machine est
dotée d’intelligence. On distingue bien là les prémisses de
l’intelligence artificielle.
Toujours en 1951, le Britannique Christopher Strachey
élabore le premier programme informatique capable de jouer
aux dames de façon autonome en s’appuyant sur les travaux de
Turing. Son prototype d’ordinateur est produit par le National
Physical Laboratory britannique.

La conférence de Dartmouth : un tournant pour


l’IA
En 1956, une conférence réunit à Dartmouth (États-Unis)
une vingtaine de chercheurs en cybernétique (systèmes des
sciences complexes). Parmi eux, John McCarthy, qui
travaillait déjà à la meilleure manière de doter les ordinateurs
de comportements intelligents, et Marvin Minsky, qui avait
conçu une machine neuronale imitant le cerveau d’un rat. Le
terme d’« intelligence artificielle » apparaît pour la première
fois lors de cette conférence, et les chercheurs participant au
colloque s’accordent pour en faire un secteur de recherche
spécifique. C’est lors de ce colloque que sera présenté le
programme informatique Logic Theorist, démontrant qu’une
machine était capable de résoudre un problème non chiffré en
développant un raisonnement humain. En 1959, le programme
General Problem Solver (GPS) peut résoudre certains
problèmes génériques, démontrer des théorèmes et jouer aux
échecs.
La conférence de Dartmouth va déboucher sur un premier
« âge d’or » de l’IA. Aux États-Unis, les stimuli restent
géopolitiques. Il s’agit de devancer technologiquement
l’URSS. En 1957, c’est le « moment Spoutnik ». Les
Américains découvrent, éberlués et angoissés, que l’URSS,
qu’ils estimaient arriérée ou du moins en retard d’un point de
vue technologique, est capable de lancer un engin spatial en
orbite et de disposer de missiles porteurs de têtes nucléaires de
portée intercontinentale. Elle peut donc atteindre le territoire
américain, historiquement sanctuarisé avec pour seuls voisins
les Canadiens et les Mexicains, ou les poissons, tous
incapables de constituer une menace militaire.
L’argent du Pentagone coule alors à flots pour développer
des programmes militaires, mais ces derniers ont évidemment
des retombées civiles. La qualité des recherches scientifiques
américaines aux budgets sans restriction conduit à des progrès
colossaux dans les domaines de l’algorithmique, de la
robotique, de la théorie des jeux… La théorie des jeux est un
domaine scientifique à part.
La technologie décentralisée et individualiste est le fruit de
la Guerre froide, de l’argent du Pentagone et de la DARPA. Si
vous estimez que la survie de votre État, de votre mode de vie,
est en jeu, menacée par une URSS totalitaire, vous vous
moquez des calculs de rentabilité. Internet et l’informatique se
développent grâce à la peur panique de la menace soviétique.
La DARPA
La DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) est créée
en 1958 au sein du département américain de la Défense. Elle doit
financer et stimuler la recherche et développement dans le domaine
des technologies militaires. Après le lancement de Spoutnik, les
Américains comprennent, choqués, que leur avance technologique
sur les Soviétiques n’est pas aussi grande qu’ils le pensaient.
Les innovations militaires développées par la DARPA trouvent très
souvent des applications civiles, à l’image de l’ARPANET qui donnera
naissance à Internet. Cette innovation permet de continuer à
communiquer de façon décentralisée sans passer par un central en
cas d’attaque nucléaire.
La DARPA s’intéresse au domaine spatial, aux missiles, mais aussi à
l’IA, et va financer les projets de Marvin Minsky. Plus récemment, elle
s’intéresse à la cybersécurité.
En 2018, le Pentagone débloque une enveloppe de 2 milliards de
dollars sur cinq ans pour travailler, avec la DARPA, sur l’intelligence
artificielle.
Selon Jean-Louis Gergorin, « les succès remarquables de la DARPA9
sont dus à une structure totalement non bureaucratique. Le directeur
et les responsables de programmes sont tous des contractuels
recrutés au maximum cinq ans pour leur excellence scientifique ou
technique dans l’industrie ou la recherche universitaire. Un cas
typique est celui de Dan Kaufman, un informaticien brillant qui a créé
en 2005 le DARPA Innovation Information Office qui est à l’origine
entre autres de développements importants en IA dont la carrière
précédente avait été dans les effets spéciaux, entre autres ceux de
Jurassic Park, et dans les jeux vidéo. Un tel recrutement serait
inimaginable dans une administration française où, trop souvent, en
matière d’innovation disruptive, les compétents sont impuissants et
les puissants incompétents10. »

Les scientifiques Newel et Simson prédisent alors qu’une


machine championne du monde d’échecs sera développée
avant 1970. Mais l’ambition et l’optimisme des chercheurs ne
mènent pas aux résultats escomptés. Les espoirs retombent, et
avec eux l’investissement dans la recherche en intelligence
artificielle. C’est le premier hiver de l’IA.

Révolution technologique et IA moderne


Dans les années 1980, l’ordinateur personnel se diffuse de
plus en plus largement dans les foyers. Bill Gates ou encore
Steve Jobs comprennent qu’il y a là un formidable champ
d’expansion si on ne laisse pas l’informatique être l’apanage
des professionnels et des spécialistes. L’arrivée d’Internet va
donner aux ordinateurs personnels une utilité appréciable et
bientôt les rendre indispensables. En 1996, le nombre
d’utilisateurs et de sites accessibles était extrêmement limité :
16 millions de personnes et 100 000 sites Web, soit 0,3 % de la
population mondiale, contre 60 % aujourd’hui11.
La révolution technologique des années 1990, notamment
dans le domaine informatique, va permettre un renouveau dans
la recherche en intelligence artificielle, et ainsi la réalisation
des vieux rêves des chercheurs de ce domaine.
En 1997, le superordinateur d’IBM Deep Blue bat Garry
Kasparov, champion du monde d’échecs. Newel et Simon ne
s’étaient pas trompés sur le résultat, seulement sur la date.
Le développement du connexionnisme et des systèmes
réseaux neuronaux artificiels ainsi que l’amélioration
phénoménale des capacités de calcul des ordinateurs
permettent de développer le deep learning, ou « apprentissage
profond », à différencier du machine learning, « apprentissage
machine » et de faire de l’IA un domaine de compétence et de
recherche à part entière.
La décennie 2000, avec l’équipement massif de la
population mondiale en matériel informatique, voit se
développer les premières applications de l’IA, sur lesquelles
nous reviendrons, et avec elles les premiers fantasmes,
notamment nourris par les films de science-fiction. Mais c’est
également le temps de la réflexion éthique sur la place de tels
outils dans nos sociétés, débat qui se poursuit aujourd’hui.
C’est à partir de la décennie 2010 que l’IA devient un
domaine massif d’investissement pour les grandes entreprises
du numérique. Entre 2012 et 2015, Google investit ainsi dans
plusieurs milliers de projets expérimentaux en IA. En 2013,
Facebook créer le programme Facebook Artificial Intelligence
Research composé de plusieurs laboratoires aux États-Unis, en
France et au Canada, et dirigé jusqu’en 2018 par l’un des
spécialistes français de l’intelligence artificielle, Yann Le Cun.
L’intelligence artificielle n’est alors plus un simple domaine de
recherche, mais intègre le débat public.

Une définition complexe


Yann Le Cun, chercheur en intelligence artificielle au
Collège de France12, titulaire du prix Turing 2019 et ancien
directeur du programme en intelligence artificielle de
Facebook, estime que trois évènements ont brusquement
modifié la donne vers 2011-2012 :
1. Des graphical processing units, capables de plus de mille
milliards d’opérations par seconde, sont devenus
disponibles pour moins de 1 000 euros la carte.
2. Des expériences menées par Google, Microsoft et IBM ont
montré que les réseaux profonds pouvaient réduire de
moitié les taux d’erreur des systèmes de reconnaissance
vocale.
3. Plusieurs records en reconnaissance d’image ont été battus
par des réseaux convolutifs13.
L’industrie d’Internet s’engouffra dans cette brèche. Le deep
learning allait permettre un progrès significatif en IA.
Il n’existe cependant pas de définition précise et
unanimement acceptée de l’intelligence artificielle. En voici
les principales définitions identifiées.

Deep learning et machine learning


Yann Le Cun définit l’intelligence artificielle comme suit :
« Un ensemble de techniques permettant à des machines
d’accomplir des tâches et de résoudre des problèmes
normalement réservés aux humains et à certains animaux. »
Cette définition générale est aisément compréhensible, mais
difficilement transposable à ce qui constitue, matériellement,
l’intelligence artificielle aujourd’hui14.
Considéré comme l’inventeur de « l’apprentissage
profond » ou deep learning, il le distingue de l’apprentissage
machine de la manière suivante. Le machine learning est le
processus technique à travers lequel on peut dépasser les
limites de l’algorithme écrit « à la main », étant donné qu’il est
« impossible d’écrire un programme qui fonctionnera de
manière robuste dans toutes les situations ». Il s’agit d’un
système que Le Cun qualifie d’« entraînable », qui
s’autonourrit par un apprentissage supervisé, comme la
reconnaissance d’images. Concrètement, on montre une image
d’un objet à la machine, et à mesure qu’on lui montre diverses
images de ce même objet, la machine finit par développer la
capacité de reconnaître cet objet sur n’importe quelle image,
même celles qu’elle ne connaît pas encore. Le machine
learning est déjà utilisé depuis plusieurs années par les
grandes entreprises du numérique, notamment dans la
modération de leurs plate formes. Mais le machine learning
continue de nécessiter une intervention humaine, le système
devant être systématiquement modifié pour tout nouvel usage
(en cas de changement d’image, par exemple). C’est là
qu’intervient un processus plus complexe, le deep learning,
qui permet de résoudre des problèmes sur lesquels les
chercheurs bloquaient auparavant. Des méthodes apparaissent
à la fin des années 1980 pour réellement se développer depuis
quelques années. Le deep learning correspond à une
automatisation de chaque processus d’analyse de la machine,
lui permettant un apprentissage automatisé à chaque étape. La
machine peut alors améliorer progressivement sa maîtrise et sa
connaissance du problème posé, mais également s’adapter à
des problèmes différents. Qu’il s’agisse du deep ou du
machine learning, plus la machine dispose de données, plus
elle affine son expertise. Dans le deep learning, l’intervention
humaine n’est plus nécessaire à chaque étape et la machine
gagne, au fur et à mesure, en indépendance. C’est ce qui peut
provoquer le vertige d’une vision d’un monde contrôlé par les
machines, où l’humain deviendrait objet. Le processus est
automatisé, la machine perfectionne d’ellemême son
programme, l’homme se contentant de four-nir les données.

Des définitions diverses


Le Shérif 2020 envisage ainsi le concept d’intelligence
artificielle : « L’intelligence artificielle n’est pas un objet
précis comme la machine à vapeur, pas davantage une forme
spécifique d’énergie comme l’électricité, ni non plus une
discipline clairement identifiée comme l’informatique (…)
L’étiquette ne recouvre pas une réalité fixe, mais plutôt un
concept évolutif : tout ce qui peut aider l’intelligence
naturelle15. »
Pour Julien Nocetti, chercheur à l’IFRI16 spécialisé dans la
gouvernance du web : « L’IA consiste avant tout en des
applications concrètes – reconnaissance faciale, traitement
automatisé du langage, vision par ordinateur, voiture
autonome, etc.17 » Il s’agit donc de méthodes qui permettront
aux ordinateurs de se comporter intelligemment.
Cédric Villani, mathématicien qui a obtenu une médaille
Fields en 2010 (équivalent du prix Nobel en mathématiques) et
député en charge de la rédaction d’un rapport sur l’intelligence
artificielle rendu au président de la République en mars
201818, estime quant à lui qu’il est illusoire de chercher une
définition claire et que l’IA recouvre « toute technique qui
permet à un ordinateur ou à un processus de mécaniser, de
réaliser des tâches subtiles, dépendantes d’un grand nombre de
paramètres personnalisés, capables de prédictions et dont le
programmateur ne connaît pas la réponse a priori19 ».
Dans un entretien accordé à Wired, Barack Obama
distinguait deux types d’intelligence artificielle. La première
serait généraliste et chargée de prendre l’ensemble des
décisions humaines, pouvant à la limite se décliner de façon
aussi glaçante que dans le film Matrix. L’autre serait une
intelligence artificielle spécialisée en mesure d’appliquer les
algorithmes conçus par l’homme, pour accomplir en un temps
de plus en plus court des tâches de plus en plus complexes20.
Sur le plan militaire, l’IA peut être « un facteur décisif de
supériorité opérationnelle21 » en permettant des gains de
vélocité, une meilleure détection des cibles, reconnaissance
des terrains, conduite des opérations, réduction des erreurs
humaines, etc. « Bien calibrée, elle procurera de nombreux
atouts, par exemple dans l’évaluation de la menace et
l’optimisation de son traitement pour y faire face22. »

Données et intelligence artificielle


Les données sont le « nerf de la guerre » de l’intelligence
artificielle. Ce sont elles qui viennent « nourrir » les
algorithmes. Le Big Data peut être considéré comme le
processus global de collecte, stockage, analyse et utilisation
des données. Une donnée est la traduction en chiffres, en codes
binaires numériques, de phénomènes sociaux. En tant que
telles, les données n’ont aucun intérêt. Traitées, analysées,
croisées, elles acquièrent une grande valeur.
« Le monde physique est ainsi truffé de capteurs disséminés
dans l’espace public et privé, les Smartphones, les objets
connectés, mais aussi les équipements de la vie quotidienne
(automobiles, téléviseurs, appareils ménagers), de l’industrie,
des armées, voire directement insérés dans le corps humain
(pacemakers). Les traces numériques laissées par les usagers
permettent alors d’observer et d’analyser en temps réel leurs
déplacements, leurs activités et leurs interactions, et d’en tirer
des analyses prédictives sur leurs besoins et leurs
comportements à des fins commerciales, stratégiques,
malveillantes ou d’intérêt public23. »
Les données sont les unités de base de la société de
l’information, les briques à partir desquelles tout se construit.
Elles constituent donc un facteur de puissance pour tous ceux
qui les maîtrisent, qu’il s’agisse d’États ou d’entreprises.
Formidables sources d’information, elles s’appliquent aussi
bien à la médecine qu’à l’agriculture, à la cartographie, à la
surveillance d’individus ou de groupes, au marketing, à la
sécurité, aux transports, etc. Elles permettent d’acquérir une
connaissance fine des marchés, et donc un avantage matériel
énorme. « En réduisant les effets de l’aléatoire, la donnée
produit de la connaissance et de la richesse24. »
Les données sont stockées dans des data center, ou centres
de données. Un data center est composé d’un réseau
d’ordinateurs surpuissants et d’espaces de stockage des
serveurs. Des commutateurs de réseaux, de routeurs et des
câbles permettent d’utiliser et de traiter les données.
Le cloud, ou nuage, est un ensemble de stockage en ligne
des données accessibles à distance sur Internet via des
serveurs. Les données sont enregistrées non plus sur le disque
dur d’un ordinateur, mais à distance.
Les données personnelles, ou celles générées par des
systèmes que nous utilisons sans réellement avoir conscience
de nourrir ainsi la création de données, sont essentielles pour
l’économie. Elles en sont comme les matières premières, à la
différence qu’elles ne sont pas initialement localisées de façon
déterminée sur le plan géographique (comme le pétrole ou le
charbon), mais ne le sont qu’une fois « récoltées ». Les
données générées un peu partout ont toutes les chances d’être
finalement concentrées par les GAFAM.
Il y a aujourd’hui un consensus pour estimer que l’IA sera la
base de la puissance de demain. Les déclarations croisées de
Poutine, Xi Jinping et Obama citées en exergue de ce livre le
démontrent. Pour Sundar Pichai, P.-D.G. de Google :
« L’intelligence artificielle aura un impact plus important que
l’électricité ou le feu. »
La rivalité entre Pékin et Washington sera LE sujet
géopolitique majeur des années à venir25. Et pourtant, selon
Kai-Fu Lee26, « le combat de ces deux superpuissances pour la
suprématie numérique paraît presque insignifiant au regard des
deux crises que l’IA va déclencher. Celle des emplois qui vont
disparaître et celle des inégalités qui vont se creuser, aussi bien
au niveau national qu’international27 ». Il va jusqu’à écrire :
« Cette crise de l’emploi et des inégalités pourrait détruire
notre civilisation mieux que ne le ferait n’importe quelle future
super-intelligence28. »
Malgré cela, le moins que l’on puisse dire, c’est que cela ne
suscite pas le débat public de grande ampleur qui devrait
accompagner et encadrer une telle révolution.
Chapitre 2
Corne d’abondance ou machine à exclure ?

Le progrès, source d’enthousiasme et


d’inquiétude
Le progrès technique a toujours suscité l’enthousiasme des
uns, émerveillés des nouvelles perspectives offertes, et
l’angoisse des autres, craignant d’en être les laissés-pour-
compte.
Au XIXe siècle déjà, on a vu des ouvriers détruire les
machines à tisser dont ils craignaient qu’elles les privent de
leurs emplois. Dès 1810, en Angleterre, éclatait le mouvement
des luddistes, considéré comme le premier soulèvement
industriel. Des artisans tondeurs et tricoteurs s’opposèrent à
leurs employeurs manufacturiers après l’apparition de métiers
mécaniques, en détruisant ces machines. Parti de Nottingham,
le mouvement se diffusa dans les autres régions industrielles
du pays. En 1831, un mouvement similaire apparaissait à
Lyon, la révolte des canuts. Dans un contexte économique
morose et après la diminution de leurs revenus, ces artisans de
la soie, contrairement aux ouvriers anglais, ne s’en prirent pas
aux machines mais revendiquèrent une revalorisation de leurs
conditions de travail, détériorées du fait des nouveaux métiers
à tisser mécaniques. Après leur insurrection, au cours de
laquelle ils prirent possession de la ville durant plusieurs jours,
Louis Philippe fit reprendre la ville sans accorder aucun
avantage aux canuts. Enfin, en Silésie (royaume de Prusse), le
4 juin 1844, 5 000 tisserands de Peterswaldau se révoltaient.
Ils avaient été frappés par la famine, leurs conditions de travail
s’étaient détériorées, le chômage augmentait et les salaires
baissaient. Ils s’attaquèrent aux fabriques, détruisirent les
machines, cause de leur malheur, et saccagèrent les demeures
des riches propriétaires. Les troupes prussiennes rétablirent
l’ordre au prix d’un bain de sang, et les machines restèrent en
place puis se multiplièrent.
Chaque innovation technique permettant une plus grande
productivité a accru les biens disponibles, mais a également
très souvent contraint au chômage ou à une réduction de
salaire une partie de ceux qui effectuaient auparavant les
tâches soudain mécanisées.
L’angoisse suscitée par l’innovation technique a toujours
existé. Peur d’entrer dans l’inconnu, peur, souvent vérifiée, de
n’avoir plus sa place, d’être déclassé… La nouveauté, source
d’incertitude, est souvent porteuse de mauvaises nouvelles à
titre personnel.

L’IA, une menace ?


En 1977, Alain Minc et Simon Nora, dans leur rapport sur
l’informatisation de la société, réalisé à la demande du
président Giscard d’Estaing et qui deviendra un énorme succès
de librairie, évoquent la diminution du travail manuel suite aux
gains de productivité et à l’automatisation d’un nombre
croissant des tâches dans le secteur tertiaire. Jérémy Rifkin
publie en 2008 Le Lien du travail29 et prédit la destruction
massive d’emplois dans le secteur tertiaire à cause de
l’informatique.
On n’a encore jamais vu dans l’histoire de l’humanité un
progrès technique ne pas survenir du fait d’un impératif social
qui lui serait supérieur. La sagesse populaire, lucide et/ou
résignée, veut qu’« on n’arrête pas le progrès ». Peut-être peut-
on toutefois l’encadrer pour que ses conséquences ne soient
pas catastrophiques. John Stuart Mill, l’auteur des Principes
d’économie politique, écrivait en 1840 : « Il n’y a pas
d’objectif plus légitime pour le législateur que de prendre soin
de ceux dont la substance est perturbable par la technologie. »
Comme le souligne le pourtant très libéral hebdomadaire The
Economist : « Ce qui était vrai pour la machine à vapeur l’est
encore plus pour l’IA30. » Encore faut-il que le législateur en
ait la volonté. Et, comme nous le verrons au chapitre suivant,
les moyens, au moment où les géants du digital concurrencent
en puissance les États et leur pouvoir régalien.
Les équilibres sociaux risquent en effet à nouveau d’être
bouleversés avec le développement de l’intelligence
artificielle, mais peut-être à une échelle jamais connue
jusqu’ici. Cette formidable avancée technologique menace
fortement de se traduire par un désastre social et sociétal,
surtout si on laisse les forces du marché agir « naturellement ».

Deux scénarios extrêmes


Pour les plus optimistes, l’intelligence artificielle pourrait
produire un tel développement de l’activité, de la production et
de la satisfaction des besoins que le vieux rêve de Karl Marx
se réaliserait enfin. Le développement des forces productives
permettrait de passer au communisme où s’appliquerait la
règle « à chacun selon ses besoins », en grillant l’étape du
socialisme régi par la formule « à chacun selon son travail ».
Marx voyait dans les progrès techniques une avancée pour les
humains : « On ne peut abolir l’esclavage sans la machine à
vapeur et la mule-jenny, ni abolir le servage sans améliorer
l’agriculture : plus généralement, on ne peut libérer les
hommes tant qu’ils ne sont pas en état de se procurer
complètement nourriture et boissons, logement et vêtements
en qualité et en quantité parfaite31. » Pour lui, « dans la société
communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité
exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui
plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée
pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain
telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de
pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas,
selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur
ou critique32 ».
L’IA serait une corne d’abondance qui assurerait un accès
quasi illimité aux biens de consommation tout en libérant
l’humanité des tâches les plus pénibles et rébarbatives. Mais
une vague intuition me dit que l’objectif de Jeff Bezos, Elon
Musk ou Marc Zuckerberg n’est pas de permettre
l’aboutissement d’une telle société. Ils préfèrent pouvoir
choisir eux-mêmes entre chasse, pêche ou critique tout en
laissant d’autres trimer dur à leur bénéfice, pour des salaires
souvent réduits.
Selon un scénario plus noir, le développement de l’IA
pourrait déboucher sur une société encore plus inégalitaire que
celle dans laquelle nous vivons actuellement. Dans ce monde,
une poignée de nantis auraient accès à une vie quasi éternelle,
une santé de fer, une consommation illimitée, y compris et
surtout de produits parfaitement inutiles et dont la fonction
principale serait de distinguer ceux qui y auraient accès de la
masse informe des autres ayant à peine de quoi survivre, et
encore, pas très longtemps et pas très bien, mais dont, du coup,
il faudrait se protéger.
Devinez quoi ? On peut craindre que le second scénario ait
plus de chances de se mettre « naturellement » en place que le
premier. Pour le moment en tout cas, la soif de partage des
milliardaires du digital avec le reste de l’humanité semble
s’être assez vite étanchée. La fortune de Jeff Bezos s’est
accrue de 24 milliards de dollars entre le 1er janvier et le 17
avril 202033, en pleine épidémie de Covid-19. Il n’a pas eu
pour réflexe de partager équitablement cette somme avec ses
employés ni d’en faire don à ceux qui se sont retrouvés sans
ressources du fait de la crise.
Certes, nombre de milliardaires du digital ont créé des
fondations, consacrent des sommes importantes (très souvent
défiscalisées) à des causes humanitaires ou d’intérêt général.
Cela reste toutefois soumis à leur bon vouloir et ne vient pas
réduire leur fortune ni le fossé toujours plus grand qui les
sépare du reste de la société. Cela reste de la charité qui, très
souvent, n’est pas destinée à réduire les inégalités, la pauvreté
ou les souffrances des plus démunis, mais uniquement à
permettre aux plus fortunés de continuer à disposer, sans états
d’âme et avec bonne conscience, de leurs richesses : ayant fait
le nécessaire pour les plus démunis, ils estiment qu’on ne peut
plus leur chercher noise.

Vers une crise mondiale ?


Cédric Villani le reconnaît, « le creusement des inégalités
liées à l’IA est une tendance naturelle. (…) Un ministre
asiatique très porté sur l’IA la qualifiait d’automatic
inequalizer34 ».
Dans son livre Le monde qui vient, Christophe Victor
évoque « la peur du grand remplacement35 ». Il n’est pas
question ici des thèses d’extrême droite sur le remplacement
des populations blanches au sein des pays occidentaux par des
minorités issues de la diversité, mais bel et bien des emplois
salariés qui seraient détruits et dont les tâches seraient
effectuées par des machines. Certes, pour le moment, les pays
qui emploient le plus de robots sont aussi ceux qui ont les taux
de chômage les plus faibles, en témoignent les cas de la Corée
du Sud, de l’Allemagne ou du Japon36. C’est rassurant, mais
est-ce durable ?
Gaspard Koenig se veut également apaisant : « Le vent de
panique qui souffle sur l’avenir du travail me semble en ce
sens scientifiquement erroné, historiquement déjà vu, et
moralement douteux (…) Chacun dans son secteur perçoit
spontanément les subtilités de ses tâches quotidiennes, le
besoin constant d’exercer un jugement auquel aucune IA ne
pourra se substituer. En revanche, il est facile de l’ignorer chez
les autres37. » Il estime que « ce travail de labellisation ne sera
jamais terminé, il se poursuit et s’affine à mesure que la
science avance. Pour remplacer les radiologues, il faut donc
former… des radiologues38 ».
Cependant, les études s’accumulent. En termes d’emplois, il
va y avoir du sang sur les murs. Selon la société de conseil
McKinsey, entre 400 et 800 millions de personnes pourraient
être remplacées dans leur travail d’ici 2030 et devraient se
reconvertir pour trouver un nouvel emploi39. PWC40,
optimiste, estime que l’intelligence artificielle et les
technologies connexes devraient créer autant d’emplois qu’ils
en supprimeront au Royaume-Uni au cours des vingt
prochaines années, tout en prédisant selon les secteurs une
diminution d’environ 20 % des emplois41. Pour Kai-Fu Lee,
« l’intelligence artificielle sera en mesure de remplacer 40 à
50 % des emplois aux États-Unis d’ici quinze ans42 ». Les
estimations peuvent varier par l’ampleur des suppressions
d’emplois envisagés, mais elles vont toutes dans le même
sens : il y en aura énormément. Et pour le moment, on ne voit
pas réellement d’études sur les dispositions et dispositifs à
mettre en place pour limiter les dégâts humains et sociétaux.
L’analyse à moyen-long terme est toujours compliquée, mais
si la révolution de l’IA survient rapidement, c’est une crise
mondiale à laquelle on assistera.
Yuval Harari écrit dans Sapiens que le passage de la culture
fourragère à la révolution agricole s’était accompagné d’une
augmentation des inégalités, voire de leur création : « Partout
surgirent des souverains et des élites qui se nourrirent du
surplus des paysans et leur laissèrent juste de quoi subsister.
Ces surplus de nourriture confisqués alimentèrent la vie
politique, la guerre, l’art et la philosophie, permettant de bâtir
palais, forts, monuments et temples43. »
L’IA va peut-être permettre à Elon Musk d’aller sur Mars, à
ces milliardaires de vivre dans de véritables palais, d’avoir un
train de vie royal et même plus enviable que celui des
souverains d’antan (le jet privé est plus confor-table que le
carrosse). Permettra-t-elle de nourrir tout le monde, de fournir
éducation et système de santé à chacun ? Moins sûr ! Le
développement de l’IA risque fort au contraire de donner un
coup d’accélérateur au développement des inégalités en créant
une masse de gens sans emploi qui deviendront un fardeau
pour les dirigeants de leurs pays.
Bismarck est devenu célèbre non seulement pour avoir été
un bâtisseur de l’empire allemand, mais aussi pour avoir
instauré un régime de retraite pour les ouvriers allemands.
L’ambition stratégique et les préoccupations sociales n’étaient
pas contradictoires, mais complémentaires. La générosité
bismarckienne n’était pas tout à fait désintéressée : il fallait
couper l’herbe sous le pied aux mouvements syndicaux et à la
sociale-démocratie. Par ailleurs, en instaurant en 1891 une
retraite à soixantecinq ans alors que l’espérance de vie était à
l’époque de quarante-sept ans, le risque de gaspillage était
limité. Il fallait s’assurer de disposer de ressources pour
l’industrie et l’armée.
Comme le souligne Yuval Harari : « Des pays industrialisés,
l’Allemagne, la France et le Japon, ont mis en place de vastes
systèmes d’éducation, de santé et de protection sociale, mais
ceci avait pour vocation de renforcer la nation plutôt que
d’assurer le bien-être individuel. L’objectif n’était pas de
rendre les gens heureux, mais la nation plus forte44. »

Des pauvres inutiles


Mais aujourd’hui ? Les perspectives pourraient avoir été
inversées. Toujours selon Harari : « La richesse et le pouvoir
pourraient bien se concentrer entre les mains de la minuscule
élite qui possède les algorithmes tout-puissants, ce qui crée des
inégalités sociales et politiques sans précédent45. » Le penseur
israélien estime qu’aujourd’hui, les chauffeurs de taxi ou de
bus par exemple peuvent se syndiquer, défendre leurs intérêts,
peser sur les élections. Lorsqu’ils seront remplacés par un
algorithme, c’en sera terminé de leur pouvoir de négociation.
Les pauvres vont-ils devenir inutiles ? Plus besoin de lever
une armée en masse pour se défendre, la force d’une armée ne
se mesurant plus depuis longtemps au nombre de poitrines que
l’on met derrière les baïonnettes. C’est désormais l’innovation
technologique qui fait la différence, et l’intelligence artificielle
devrait encore plus accentuer cette tendance. Plus besoin de
millions de bras pour récolter, produire, fabriquer, livrer :
l’intelligence artificielle a donné naissance à des robots qui
feront tout cela de façon plus sécurisée, plus rapide, plus
efficace et moins coûteuse. Alors que faire des masses
inutiles ? Les riches laisseront-ils une partie de leur richesse –
dont ils se persuadent assez facilement qu’elle a été acquise
légitimement par la vertu de leur talent et de leur créativité ?
Sont-ils prêts à partager ? Au vu de leur gloutonnerie sans fin,
de leur volonté sans cesse renforcée d’échapper à l’impôt, de
faire grimper leur fortune à des montants insensés et même
indécents, qui perdent leur signification, on peut sacrément en
douter. Peut-être certains accepteront-ils, par le biais des
fondations qu’ils auront créées et qui permettent de
défiscaliser une partie de leurs revenus, de faire des œuvres de
charité, de financer des soupes populaires, des hospices, etc.
Cela ne changerait pas le caractère profondément inégal de la
société dans laquelle nous vivrions, et le déficit en termes
d’estime de soi et de dignité.
Peut-on se satisfaire d’une société dans laquelle une poignée
de personnes à la tête de fortunes colossales, bâties sur
l’innovation, l’évasion fiscale et la non-concurrence, se
contentent de laisser quelques miettes aux miséreux,
apparaissant ainsi comme des bienfaiteurs, et bénéficient du
double avantage de la captation de la richesse et de l’aura de la
générosité ?

Des métiers menacés


Des inégalités croissantes
Les métiers menacés par l’IA peuvent aussi bien être
hautement que faiblement qualifiés. Les voitures autonomes
pourraient réduire le nombre d’accidents, mais elles vont aussi
priver d’emploi les chauffeurs de taxi, les VTC, etc. Le
système peut-il s’étendre aux camions ? Cela ferait beaucoup
de monde sans emploi. Traducteurs et interprètes sont menacés
par la traduction automatique dont la qualité progresse chaque
jour. N’est-il pas risqué aujourd’hui pour un étudiant
d’envisager ce type de formation, qui conduit pourtant à des
métiers très qualifiés ? Et dans de nombreux autres secteurs,
comment savoir si la filière choisie ne conduit pas à terme à un
métier que la technologie rendra obsolète ou inutile ?
Bien sûr, on ne peut pas se rassurer en se disant qu’on est
entré dans une société dans laquelle on n’habite pas toute sa
vie dans sa ville ou son village de naissance, dans laquelle on
ne partira pas à la retraite de l’entreprise où l’on a commencé
sa carrière, et dans laquelle on ne fera pas le même métier
toute sa vie. On est au contraire dans une société marquée par
la mobilité géographique et professionnelle. On peut se former
à tout âge et changer de profession, à condition d’avoir accès
aux moyens de la formation. Mais la mobilité géographique ou
professionnelle ne signifie pas pour autant mobilité sociale. On
constate déjà aujourd’hui, y compris et notamment en France,
que l’école ne joue plus, ou joue moins, sa fonction
d’ascenseur social ou de réducteur d’inégalités. Au contraire,
elle les reproduit voire les accentue. Cela risque d’empirer si
aucune action volontaire forte n’est mise en avant. Mais, alors
que nous avons assisté impuissants à l’étouffement progressif
de l’égalité des chances donnée par l’école de la République et
à la dégradation régulière de l’ascenseur social, comment
espérer que les choses vont d’elles-mêmes changer au moment
où la présence de l’IA dans la société augmente les
opportunités, mais plus encore les opportunités d’inégalités ?

Tous les secteurs sont concernés


La France reste une puissance agricole majeure, même si la
part de la population active travaillant dans l’agriculture a
chuté de façon spectaculaire. Et à l’échelle mondiale, le
secteur agricole continue d’être un grand pourvoyeur
d’emplois. Mais la traite, l’arrosage, la récolte, la distribution
de nourriture aux animaux sont de plus en plus automatisés.
L’intelligence artificielle va être de plus en plus utilisée pour
mieux surveiller les troupeaux, les champs, les cultures, l’état
des sols, et permettre la conduite automatique des tracteurs et
engins permettant l’épandage, le labour, la moisson, etc. Les
drones vont permettre d’estimer la biomasse sur une parcelle,
le stress hydrique des plantes, la surveillance des animaux. Va-
t-on vers une agriculture sans agriculteurs ?
Si le secteur primaire va être fortement impacté par l’IA, le
secteur secondaire ne va pas y échapper. Les robots vont
remplacer la main-d’œuvre peu ou pas qualifiée pour les
tâches les plus répétitives, les plus sensibles… et les plus
grands consommateurs de main-d’œuvre dans le secteur
tertiaire. Il existe maintenant des robots avancés, des chatbots
d’apprentissage machine et des systèmes autonomes. Les
entreprises de divers secteurs d’activité se servent de l’IA pour
personnaliser les recommandations des services publics,
améliorer l’attention portée aux clients, identifier les
anomalies dans les processus de production, détecter les
fraudes, etc. La technologie d’automatisation peut aider à
éliminer la charge de travail administratif répétitif et permettre
aux employés de se concentrer sur la résolution de problèmes
plus complexes tout en réduisant le risque d’erreur. Les traders
pourront bientôt être remplacés par des machines qui
effectueront automatiquement des analyses financières et
donneront des ordres d’achat ou de vente grâce à des
algorithmes sans cesse plus perfectionnés, et seront capables
de travailler plus longtemps encore et sans lourds et coûteux
besoins de compensations. Ainsi, la banque d’affaires
Goldman Sachs est passée entre 2000 et 2017 de 600 à 2
equity traders (traders sur le marché d’actions). Les
transactions à haute fréquence (THF), effectuées par des
algorithmes automatisés, représentent aujourd’hui une très
large majorité des ordres passés sur les marchés boursiers
mondiaux.
Si les ventes par Internet ont multiplié le nombre d’emplois
de livreur, un système de livraison par drone pourrait conduire
nombre d’entre eux à la cessation d’activité. La chaîne de la
logistique et de la maintenance sera également lourdement
affectée. Les algorithmes pourront faire l’état des stocks,
l’inventaire et assurer le cycle de la réception des produits,
l’emballage et la livraison aux clients. Google a déjà lancé son
service de livraison par drone en Australie, via sa filiale Wing.
Amazon teste un système équivalent avec Prime Air.
Les études de médecine sont longues et difficiles. Mais un
appareil dirigé par l’IA saura encore mieux dépister telle ou
telle maladie et réagir par rapport au dossier médical
particulier d’un patient… Le suivi à distance des patients se
généralisera grâce à la 5G. Aucun médecin, aucun spécialiste
ne peut mémoriser des millions de données. L’IA en est
capable et peut aussi établir un diagnostic bien plus précis,
avec des possibilités d’erreur quasi nulles, ce qui, par
définition, n’est pas le propre de l’humain. Les avocats seront
mis en concurrence avec des machines ayant intégré et
mémorisé l’ensemble des jurisprudences, ce que même les
plus brillants d’entre eux ne peuvent bien sûr pas faire. Le
spectre d’une justice rendue par des automates a même été
évoqué, ce qui assurerait neutralité et rapidité. Le système
légalisé aux États-Unis permet déjà d’évaluer les chances de
succès ou d’échec à un procès et d’en évaluer le coût probable.
Les legal tech proposent d’automatiser la rédaction des
contrats et d’en dématérialiser la gestion. L’époque où les
études de droit ou de médecine conduisaient à la certitude d’un
emploi stable et valorisant est-elle révolue ?
Même les journalistes, déjà à la peine, pourront être
partiellement remplacés par des robots. En 2016, le magazine
The Drum a confié la rédaction d’un article à un robot
intelligent, Watson, construit par IBM. Le marketing version
IA permettra un ciblage perfectionné. Les algorithmes
pourront remplacer les community managers. L’IA
interviendra également dans les processus de recrutement,
sélectionnant les CV ou auditionnant les candidats.

Et l’humain dans tout ça ?


Une empathie encore plus nécessaire
Bien sûr, rien ne remplacera l’attention humaine. Ce n’est
pas un algorithme qui pourra vous réconforter ou vous
remonter le moral à l’annonce de la découverte d’une
maladie46. Ce n’est pas lui qui vous donnera la confiance et
l’énergie pour vous battre contre elle. Tous les métiers dans
lesquels le contact humain est primordial ne seront pas
remplacés par l’IA. On peut bien sûr créer de nouveaux
emplois dans l’éducation, la protection de l’environnement, les
loisirs, etc. Encore faut-il financer ces emplois d’intérêt
général. Qui le fera si les États sont appauvris par les évasions
fiscales et démunis face au pouvoir des puissances digitales ?
Les milliardaires de l’IA accepteront-ils de les financer sur
leurs propres avoirs ? C’est douteux, au vu de l’énergie et de
l’inventivité qu’ils mettent à échapper aux obligations
communes. Et cela restera dépendant de leur bon vouloir ou de
leurs caprices.
Selon Christophe Victor, dans un monde de plus en plus
livré aux robots, aux algorithmes et à l’intelligence artificielle,
l’empathie, l’intuition, les relations interpersonnelles et la
communication auront une importance croissante. L’humain
devra ainsi, heureusement, se remettre au centre du jeu. En
2016, le Conseil national du numérique français livrait une
interprétation moins optimiste, avec la possibilité de créer
progressivement deux catégories d’emplois : des emplois bien
payés, à dimension managériale créative, requérant une
qualification élevée ; des emplois peu qualifiés, non routiniers,
concentrés dans les services à la personne. La société se
polariserait donc entre d’un côté quelques activités à très haute
valeur ajoutée, assumée par un petit nombre de personnes, et
de l’autre des activités à très faible valeur ajoutée, notamment
dans la sphère domestique, effectuées par le reste de la
population47. On pourrait y ajouter un autre gisement
d’emploi : les métiers de la sécurité, déjà en forte expansion et
qui deviendront vite encore plus indispensables pour protéger
les premiers de la colère et des récriminations des seconds.
Mais le scénario extrême serait d’aboutir à une minorité
d’oligarques servis par une foule de domestiques empressés et
serviles, heureux d’échapper, grâce à la proximité de ces
milliardaires, à la misère crasse à laquelle sera contrainte le
reste de l’humanité. La globalisation a déjà accru la richesse
mondiale et les inégalités. La révolution de l’IA pourrait avoir
des conséquences de même type, sans correctif.
Tim Berners, l’un des inventeurs du World Wide Web, se dit
dévasté par ce qu’est devenue sa « créature » une fois captée
par une poignée d’acteurs n’ayant pour objectif que le profit.
Sa philosophie de la toile comme un bien public détonne avec
celle aujourd’hui en vigueur dans la Silicon Valley48.
Cédric Villani se veut plus rassurant. Il estime qu’il y aura
une diminution des métiers moyennement qualifiés, ceux de
très haute et de très basse qualification ne suffiront pas. Il
pense surtout que la seule façon de connaître ces impacts, c’est
de mettre en place et de développer l’IA. Quiconque déclare
aujourd’hui que l’IA va supprimer les emplois « prend le
risque d’être pris pour un affabulateur car en réalité il ne sait
pas49 ».

Construire un avenir commun


Aussi, Kai-Fu Lee estime que l’organisation mondiale
engendrée par l’intelligence artificielle va combiner deux traits
majeurs : une économie où le vainqueur ne laisse aucun
concurrent debout et une concentration des richesses sans
précédent dans les coffres d’une poignée d’entreprises
chinoises et américaines. Chômage généralisé, inégalités
criantes, désordres sociaux et crises politiques sont donc à
prévoir. Selon lui, autrefois, les pays pauvres étaient intégrés
dans la mondialisation grâce à leur main-d’œuvre bon marché.
La marée des jeunes travailleurs qui représentait la principale
force de ces États va devenir un handicap, car inemployable. Il
va donc se créer une immense masse d’individus incapables de
trouver un emploi productif. Mais il fait un autre pari pour
adoucir les effets négatifs de l’IA, voire les éliminer. Il s’agit
de construire notre avenir commun en tant qu’individus, pays
et communauté mondiale : tenter d’associer la capacité de
l’intelligence artificielle, la pensée et la capacité des humains à
aimer. Si nous parvenons à créer cette synergie, écrit-il, nous
serons en mesure de générer de la prospérité grâce au pouvoir
de l’intelligence artificielle, tout en restant connectés à notre
humanité profonde. Plaidant contre le revenu universel mais
pour une allocation d’investissement social, Kai-Fu Lee croit
que les activités socialement bénéfiques pourraient être
financées comme des activités économiquement productives le
sont maintenant. Il fait un pari audacieux sur une prise de
conscience des entrepreneurs de la Silicon Valley. Ils savent
parfaitement, selon lui, qu’ils deviendront les cibles
privilégiées de la vindicte publique si la situation tourne mal.
Ne sont-ils pas assis sur des milliards de dollars ? N’ont-ils pas
une lourde responsabilité dans les bouleversements
économiques qui se préparent ?
Espérons que l’avenir lui donnera raison. Mais cette
évolution positive ne se fera pas « naturellement », et il est
plus probable que la prise de conscience des milliardaires du
digital ne se fasse pas sans la mise en place d’un rapport de
force dans lequel ces derniers sauraient très bien supporter le
coût psychologique de l’impopularité, bien protégés dans les
lieux inaccessibles à la foule des va-nu-pieds en colère. Car
pour le moment, les gains générés par les TIC (technologies de
l’information et de la communication) ont été empochés par le
1 % les plus riches et plus encore par le 1 % du 1 %, tout en
provoquant une stagnation de la classe moyenne et une baisse
des revenus des plus pauvres.
La défaite des États ?
Le magazine Challenges50 évoquait en 2018 un projet qui
aurait pu sembler sorti du cerveau des meilleurs scénaristes de
Hollywood. Construire des maisons parfaitement intégrées à la
végétation, sur une île artificielle, dans les eaux territoriales
françaises. C’est le programme Blue Frontiers, qui devait
accueillir 250 personnes en 2020 après l’obtention auprès des
autorités locales du permis de construire et des dérogations au
droit du travail et à la sécurité sociale. Il s’agit d’un projet du
groupe libertarien Seasteading Institute qui prône la
diminution du rôle de l’État et la défense des libertés
individuelles. Des projets d’îles artificielles dans les eaux
internationales sont aussi étudiés. « Ce sont des projets très
politiques. Il est très angoissant de penser que toutes les terres
sur notre planète sont aujourd’hui quadrillées et réglementées
par les États », commentait le philosophe libéral Gaspard
Koenig, « conseiller spécial chargé de la gouvernance » auprès
de l’équipe de Blue Frontiers.
François Saltiel définit ainsi le projet : «L’objectif du
Seasteading51 est de construire une ville flottante qui pourrait
accueillir résidences, commerces et instituts high-tech. Les
habitants de ce petit monde flottant seront aussi en mesure de
produire leur propre énergie et de traiter leurs déchets, une
promesse verte pour rassurer les défenseurs du climat52. »
Mais si ces communautés ne sont plus gérées par les États,
comment organiser les relations avec le reste du monde ? Au-
delà de l’aspect intellectuellement séduisant du mouvement
libertarien, n’y a-t-il pas ici la volonté d’échapper au reste du
monde et à ses règles (pourtant légères) de solidarité ?
Les plus riches se créent des îles et des États artificiels, ils
ont les moyens de se doter d’une flotte pour en protéger
l’accès, y compris par la force, et profitent d’une vie
paradisiaque en échappant aux impôts et au partage, et laissent
le reste de l’humanité se débrouiller. Autopersuadées de leur
supériorité (n’est-ce pas le mérite qui a fait la différence ?), les
élites veulent se protéger des masses uniformes et
sousdéveloppées et s’organisent pour se tenir à l’écart et éviter
de partager des ressources naturelles devenues plus rares.

IA et santé
Riche et bien portant
Il en va de la santé comme de la richesse : les écarts risquent
de s’élargir. Et, oh surprise, l’amélioration de la santé,
l’augmentation de la durée de la vie et des performances
physiques pourraient avant tout profiter aux plus riches.
Car outre le travail, il y a un autre domaine où l’IA, selon la
façon dont on l’utilise, pourrait donner deux scénarios tout à
fait opposés. Elle peut aussi bien servir à allonger
considérablement l’espérance de vie, et de surcroît en bonne
santé, que déboucher sur la mise en place d’une petite élite
bénéficiant de ces possibilités dont la majorité serait exclue.
Le transhumanisme a pour but d’améliorer l’homme et ses
conditions de vie grâce aux progrès techniques. Qui s’en
plaindrait ?
« Le transhumanisme est un mouvement philosophique et
scientifique qui veut utiliser tous les moyens mis à la
disposition de l’homme par la technologie pour améliorer
l’espèce humaine, augmenter ses capacités de perception, de
cognition, de réflexion, de performance, et finalement faire
naître le posthumanisme53. » Mais ne risque-t-on pas d’aller
vers des problèmes éthiques capitaux ? « Sur le plan médical,
où les prouesses technologiques sont en pleine expansion, le
jour où l’on offrira aux parents le choix d’un enfant à la carte
n’est peut-être pas si loin : avec le diagnostic prénatal, on
éliminait le pire, mais désormais, avec le diagnostic
préimplantatoire, on sélectionne les meilleurs54. »
Au XXe siècle, les progrès scientifiques sanitaires ont permis
un allongement spectaculaire de l’espérance de vie, et mieux
encore de l’espérance de vie en bonne santé. Certes, des
différences existent, notamment au sein des pays développés,
selon la condition sociale (les ouvriers vivent moins longtemps
que les cadres) et entre pays développés et pays pauvres. Mais
le risque au XXIe siècle est une aggravation des inégalités avec,
dans la pire des perspectives, la création de surhommes aux
capacités améliorées de toutes parts, y compris et surtout
l’espérance de vie, et d’autres qui n’y ont pas accès. Scénario
cauchemardesque, digne d’un film catastrophe.
La supériorité de revenus et de savoirs permet l’accès à des
traitements et des produits qui augmentent les capacités
intellectuelles et physiques. Elles contribuent à donner des
moyens supplémentaires de s’enrichir plus facilement et de
développer encore ses avantages. À l’inverse, ceux qui n’ont
pu, pour eux-mêmes ou leur descendance, avoir accès à ce
type d’amélioration, restent scotchés dans un parking où l’on
n’avance pas. Mais le réflexe premier de la plupart d’entre
nous n’est-il pas de privilégier sa santé et celle de ses
proches ? Qui pourrait résister à la possibilité d’offrir à soi-
même et aux siens la possibilité de vivre mieux et plus
longtemps ? N’est-ce pas un ressort psychologique plus fort
encore que celui qui pousse à s’enrichir ?

Pauvre et malade
François Saltiel évoque la start-up californienne Ambrosia
qui propose d’extraire du plasma « de sang de post-adolescents
(moins de vingt-cinq ans) pour l’injecter dans le corps de
personnes plus âgées afin de régénérer leur organisme ». Des
transfusions sanguines à 8 000 dollars la poche
d’hémoglobine55. La Food and Drug Administration a rendu
un avis négatif sur cette pratique jugée dangereuse, ce qui a
amené la suspension (provisoire ?) de cette activité. « Il y a
fort à parier que supprimer des embryons de l’éprouvette sera
moralement moins dérangeant que d’éliminer un fœtus dans le
ventre de la mère56 », écrit Laurent Alexandre. Va-t-on vers
une sorte d’eugénisme ? Vers la fabrication inconsciente – ou
du moins dont tout le monde n’aurait pas conscience – de
surhommes ?
« Tout au long de l’histoire, les nantis ont toujours profité de
multiples avantages sociaux et politiques, mais jamais un
immense fossé biologique ne les a séparés des pauvres. À
l’avenir, de véritables écarts d’aptitude physique et cognitive
risquent de se creuser entre les classes supérieures et le reste
de la société57. » L’avertissement lancé par Yuval Harari dans
son best-seller mondial a-t-il vraiment été entendu ?
« Notre monde moderne se targue de reconnaître, pour la
première fois de l’Histoire, l’égalité foncière de tous les
hommes. Il pourrait être sur le point de créer la plus inégale de
toutes les sociétés58. » L’affirmation de la supériorité des
classes était auparavant un postulat autorevendiqué. Elle
pourrait, grâce aux nouvelles capacités médicales, devenir une
réalité.
Pour Laurent Alexandre, « les pays où régnera un consensus
sur l’augmentation cérébrale des enfants pourraient, lorsque
ces technologies seront au point, obtenir un avantage
géopolitique considérable dans une société de la
connaissance59 ». Qui pourrait se lancer dans une telle
course ? L’afficher franchement pourrait créer des contre-
réactions, mais, suggère Laurent Alexandre, si une équipe de
savants parvient à ces résultats à partir de travaux visant à
soigner des malades, « cela devient légitime et beau.
Alzheimer sera la porte d’entrée des technologies et de la
neuro-amélioration : un cheval de Troie commode pour la
diffusion massive des technologies d’amélioration du
cerveau60 ». Le même estime qu’« il sera en 2100 jugé aussi
étrange de laisser des petits enfants naître avec un QI inférieur
à 160 qu’aujourd’hui de mettre sciemment au monde un bébé
porteur de la trisomie 2161 ».

Éthique
« De nombreuses voix appellent à la constitution d’un
« GIEC de la bioéthique » à savoir un groupe international
d’experts chargé de suivre les progrès des biotechnologies et
de formuler des recommandations en la matière aux différents
gouvernements62. » La France et le Canada ont annoncé en
2019 la création d’un groupe d’experts internationaux chargés
d’étudier les enjeux éthiques de l’intelligence artificielle.
« Son développement se fait pour l’heure en l’absence de
reconnaissance d’une personnalité juridique internationale et
sans gouvernance reconnue. Elle est, enfin, très largement
dépendante de logiques entrepreneuriales et de capitaux privés
– échappant donc souvent, au moins en Occident, au contrôle
des États63. » De même, un code éthique doit être mis en place
pour éviter l’eugénisme, les sociétés à plusieurs vitesses ou les
expérimentations des apprentis sorciers.
Mais quelle est l’autorité de ces comités éthiques ? Selon
Charles Thibout, ceux qui les composent peuvent appartenir
aux GAFAM ou leur être liés professionnellement, ce qui est
problématique64.
Les questions éthiques nécessitent un dialogue multi-latéral,
un débat démocratique.

Politique vs milliardaires
Si l’IA permettait d’éliminer des tâches ingrates, de
développer « les forces productives », d’améliorer les
ressources disponibles, ou de faire comprendre que la
consommation sans limites n’est peut-être pas le seul horizon
de l’humanité, elle constituerait un formidable progrès. Si elle
permettait l’amélioration de la santé de tous, il en serait de
même. Mais sur tous les plans, il faudra que des décisions
politiques soient prises, en dehors bien sûr des milliardaires du
digital qui sont juges et parties et qui, surtout, échappent de
plus en plus à la loi commune. Rien ne se fera
« naturellement ».
Les bouleversements que l’IA va apporter ne sont pas
suffisamment pris en compte, ne suscitent pas les réflexions
indispensables pour qu’elle soit mise au bénéfice du plus
grand nombre. Nous risquons, « par inadvertance » (mais en
fait volontairement pour certains) de créer la société la plus
inégalitaire qui ait jamais existé, faute d’avoir anticipé les
conséquences sociales et sociétales de ces progrès
technologiques.
Il faut remettre sur le tapis le débat sur le revenu minimum
universel. Vu par certains comme une incitation à la
fainéantise et la récompense du dilettante, il est le moyen
d’assurer un minimum de justice sociale – et d’équilibre
sociétal – face à la diminution du nombre d’emplois et
l’augmentation de la production.
Mais c’est bien de décision politique, tant nationale que
globale, dont il s’agit. L’IA est une incitation supplémentaire à
l’ébauche d’une gouvernance globale, car si celle-ci ne se
dessine pas, c’est la loi de la jungle qui va s’imposer.

La course aux milliards


Or il y a un fossé énorme entre les enjeux que représentent
ces défis, d’une part la rapidité avec laquelle nos sociétés vont
y être confrontées, et d’autre part leur prise en compte dans le
débat public, la mobilisation pour que les forces qui
conduisent à plus d’inégalités prennent « naturellement » le
dessus. L’augmentation hallucinante de la fortune des
milliardaires du digital pendant la crise du Covid-19 fut
concomitante avec l’augmentation sidérale de pauvreté. Des
dizaines de millions de personnes dans le monde sont
repassées sous le seuil de pauvreté. Cela n’a pas conduit les
premiers à un réflexe de partage, bien au contraire. Entre le 18
mars et le 19 mai 2020, la valeur nette des 600 plus grosses
fortunes américaines a augmenté de 434 milliards de dollars,
soit une hausse de 15 %.
Dans le même temps, la fortune des cinq premiers
milliardaires américains Jeff Bezos, Bill Gates, Mark
Zuckerberg, Warren Buffet et Larry Ellison a augmenté de 75
milliards de dollars. J. Bezos a augmenté sa fortune de 30 %
pour atteindre 147 milliards de dollars, M. Zuckerberg a
bénéficié d’une augmentation de 25 milliards de dollars.
Gilles Badinet estime que les gains de productivité sont
encore à venir. Pour lui, la bonne nouvelle, c’est
« l’augmentation de la productivité, la mauvaise c’est sa
répartition65 ». Certes, pour que le marché existe, il faut des
consommateurs. Mais il n’est pas besoin d’être marxiste pour
savoir que le marché ne sait pas se réguler tout seul. Si on le
laisse agir seul, il est capable de se tuer lui-même par une
course incessante au profit qui pourrait le priver de
consommateurs en ayant détruit les emplois des travailleurs.
On est passé d’une période de réduction des inégalités avec,
dans les pays développés et émergents, la constitution de
classes moyennes après la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux
années 1980, à une dérégulation qui accroît à nouveau les
inégalités.
On parle d’effet sablier, avec des riches en haut coupés des
pauvres d’en bas, mais l’image n’est pas tout à fait fidèle à la
réalité, car les deux parties du sablier sont très loin d’être
égales.
Les dirigeants des GAFAM et leurs équivalents étrangers
n’ont aucun intérêt à lancer le débat. Ils sont lancés
aveuglément dans une course sans fin à l’accroissement de
leur richesse. Le signe extérieur n’en est désormais plus la
voiture de luxe, l’avion privé ou le yacht aux dimensions
toujours plus démesurées, mais la navette spatiale privée.

L’engagement de la société civile


Il faut construire le rapport de force. Les ONG, les
individus, les syndicats, les sociétés civiles doivent se
mobiliser pour mettre ces sujets sur la table. Ils devraient
combattre de puissants adversaires accrochés à leurs privilèges
et leur statut. Or ces derniers ont les moyens d’influencer le
débat public. Ils peuvent se payer à prix d’or les meilleurs
lobbyistes, c’est largement rentable. Ils exercent une influence
sur les élus. Leurs budgets publicitaires leur permettent de
faire pression sur des appareils médiatiques en difficulté, leurs
budgets d’affaires publiques de s’attirer les bonnes grâces
d’influenceurs politiques, académiques ou médiatiques. Bref,
le combat va être rude, mais il est indispensable.
Combien de débats sur les chaînes d’infos, au Parlement,
sur ce sujet ? Ce débat n’est-il pas plus vital pour l’avenir de
notre démocratie ? N’est-il pas un enjeu plus important que le
débat sur le port du voile des mamans accompagnatrices
scolaires ? Pourtant, comparez les places attribuées à l’un et à
l’autre de ces enjeux. N’êtes-vous pas pris d’effroi ?
Mais un responsable politique va plus facilement arbitrer
selon la satisfaction immédiate de sa population que lui
demander de consentir à des efforts payants à long terme.
Pourquoi prendre des risques d’impopularité pour obtenir des
bénéfices qui profiteront à ses successeurs ? Le chef
d’entreprise n’est pas comptable de l’intérêt général, mais de
celui de ses actionnaires. Et s’il veut leur fournir des bonus
confortables, il les obtiendra par des résultats trimestriels
plantureux, pas par des perspectives florissantes à long terme
ni par la pérennité assurée de l’entreprise d’ici une génération.
Pour Gaspard Koenig, « ni les entrepreneurs ni les
investisseurs n’ont la moindre idée de l’impact social et
politique des technologies qu’ils créent66 ». Gilles Babinet
souligne : « Par le passé, l’utilisation brutale des techniques
n’a pas toujours permis l’épanouissement des nations. Dans ce
cas, la réflexion préalable est non seulement nécessaire, mais
impérative, tant il s’agit de définir quelles orientations nous
souhaitons donner au projet humain67. »
Si les responsables politiques et les chefs d’entreprises se
préoccupent de plus en plus de la protection de
l’environnement, c’est peut-être par prise de conscience –
sincère pour certains – et par sens de l’intérêt général, mais
aussi parce qu’ils comprennent que ces sujets comptent pour
les citoyens et pour les consommateurs. Ils suivent donc
l’évolution d’un rapport de force dans les opinions et les
modes de consommation. Il faut faire de même concernant les
défis de l’IA. Les enjeux pour notre société sont aussi
importants que ceux relevant de la protection de
l’environnement. Ils n’ont pas encore touché les opinions
publiques dans leur profondeur, comme la problématique
climatique. Il faut accélérer cette prise de conscience. Lancer
le débat. Construire un rapport de force avec les géants de
l’IA, rapport de force qui aujourd’hui n’a été exclusivement
bâti que par eux et pour eux.
Chapitre 3
Les GAFAM vont-ils tuer l’État ?

Une fin annoncée ?


J’ai toujours été sceptique face aux thèses décrivant
l’obsolescence de l’État comme acteur des relations
internationales, très en vogue depuis le début des années 1990.
Certes, l’État n’a plus le monopole de l’action internationale
que le traité de Westphalie68 était censé lui avoir donné. En a-
t-il d’ailleurs jamais réellement bénéficié totalement ? Fondé
en 1080, l’ordre de Malte avait établi des relations
diplomatiques avec de nombreux États. Au XVe siècle,
l’Angleterre, la France, les Pays-Bas, la Suède et d’autres
créent des compagnies des Indes pour gérer le commerce avec
leurs colonies. Elles seront richissimes. Il est indéniable que
tout au long du XXe siècle, l’État a dû faire une place de plus
en plus importante aux autres acteurs internationaux, définis
cependant toujours négativement par rapport à lui. Les acteurs
non étatiques tels que les organisations internationales, firmes
multinationales et autres ONG sont venus le concurrencer sur
la scène internationale. Les acteurs sont sans cesse plus
nombreux et plus diversifiés.
Depuis la fin du monde bipolaire, avec l’accélération de la
globalisation et l’implosion de l’URSS, le modèle de l’État
tout-puissant est remis en question. Certains ont pu prédire
pêle-mêle la fin de l’histoire, la fin des territoires, la fin des
frontières, voire la fin de la géopolitique. La fin des concepts
hors sol intellectuellement chics mais ayant pour seul défaut
de ne pas s’accrocher à la réalité ne semble pas être pour
demain. Effet de mode, effet « perroquet » qui peut aussi
servir dans les milieux intellectuels ? Toujours est-il que ceux-
ci étaient prêts à renvoyer l’État au musée de l’histoire, à côté
du rouet et de l’âge de pierre. Au fil du temps, on a vu ces
prédictions se heurter au mur de la réalité. Les faits ont la tête
dure. L’État avait certes perdu le monopole des relations
internationales mais en restait néanmoins l’acteur pivot
incontournable.
Curieux paradoxe, c’est la globalisation capitalistique qui
allait permettre la réalisation de la prédiction de Marx : l’État
allait s’éteindre non pas par la mise en place du
communisme69, mais par l’extension du capitalisme.
Cependant, une nouvelle menace apparaît : celle des
GAFAM, ou plus largement des entreprises digitales. En
termes de population, de puissance économique, de services
quotidiens rendus, et même de fonctions régaliennes, ces
géants sont en train d’empiéter sur le domaine des États. Et ils
pourraient constituer la menace la plus sérieuse ayant jamais
existé.

États sans territoire


Tableau comparatif des fortunes des dirigeants des GAFAM

Fortune Équivalence
Rang parmi
estimée en PIB (à 5
les fortunes
milliards de milliards
mondiales
Milliardaire Entreprise dollars près)
(Bloomberg,
(Bloomberg, (Banque
novembre
novembre mondiale,
2020)
2020) 2019)

Jeff Bezos Amazon 1 183 Qatar

Bill Gates Microsoft 2 128 Koweït

Elon Musk PayPal/Tesla/SpaceX 3 121 Maroc

Mark
Facebook 5 102 Cuba
Zuckerberg

Larry Page Google 7 81,6 Sri Lanka

Sergey Brin Google 8 79 Oman

Steve
Microsoft 9 76,2 Guatemala
Ballmer

Larry
Oracle 12 68,4 Bulgarie
Ellison

La fortune de Jeff Bezos s’est accrue de 80 milliards70 de


dollars entre décembre 2019 et septembre 2020, en pleine crise
du Covid-19, c’est-à-dire à peu près le PIB de l’Éthiopie ou
d’Oman en 2019. Le 20 juillet 2020, en une seule journée, la
fortune du patron d’Amazon s’accroissait de 13 milliards de
dollars, après l’augmentation de la valeur de l’action
d’Amazon, c’est à peu près le PIB du Mozambique, de Malte
ou de l’île Maurice. Sa fortune atteignait alors 189 milliards de
dollars, soit le PIB du Qatar et un peu moins que celui de la
Nouvelle-Zélande, et se maintient depuis aux alentours de 180
milliards de dollars.
Il devient de plus en plus difficile de trouver un sens et une
signification à ces fortunes faramineuses. Le chiffre d’affaires
de Facebook équivaut au PIB du Liban ou de l’Uruguay, à un
peu plus de 50 milliards de dollars, celui d’Alibaba, 48
milliards de dollars, est comparable au PIB de la République
démocratique du Congo, qui est certes un pays pauvre, mais
aussi à celui de l’Azerbaïdjan, qui est pourtant un pays
pétrolier. Facebook réunit 2,6 milliards d’utilisateurs, c’est-à-
dire à peu près autant que la population de la Chine et celle de
l’Inde réunies. Alibaba a 650 millions de clients, ce qui en
ferait le troisième pays du monde en termes d’effectif
démographique.
Les GAFAM pourraient-elles être les vecteurs de la
déterritorialisation des relations internationales ? Venir remplir
des fonctions autrefois strictement régaliennes ? Avoir une
puissance économique supérieure à celle des États ? Susciter
une adhésion consumériste qui l’emporterait sur le
patriotisme ? Fournir les services de base indispensables aux
citoyens de façon plus efficace que les États ? Bref, bousculer,
ringardiser et rendre obsolètes des structures vieillottes et
vermoulues grâce à leur dynamisme, leur réactivité immédiate
et leur modernité ?
Dans leur livre The New Digital Age, Eric Schmidt et Jared
Cohen estiment que des acteurs non étatiques ont besoin d’être
connus et officialisés : « Nous pensons que des États virtuels
pourront être créés et viendront ébranler le paysage digital des
États réels dans le futur71. » La possibilité de créer une
souveraineté virtuelle pourrait, dans le meilleur des cas, être
un premier pas vers la reconnaissance officielle d’un État, ou
dans le pire des cas venir aggraver une guerre civile.

L’exemple kurde
Selon eux par exemple, la population kurde en Iran, en
Turquie, en Syrie et en Irak pourrait construire un web kurde
qui serait un moyen d’aller vers une indépen-dance virtuelle et
établir un domaine virtuel « .krd ». Ils poursuivent : « Le
comité kurde virtuel pourrait tenir les élections et établir des
ministères pour fournir les biens publics élémentaires. Il
pourrait même utiliser une monnaie commune72. » Ils ajoutent
en passant l’exemple tchéchène : « La création d’un État
virtuel tchétchène pourrait cimenter la solidarité ethnique et
politique, mais il pourrait sans aucun doute envenimer les
relations avec le gouvernement russe73. »
Mais en réalité, dans cette hypothèse, les GAFAM seraient
plutôt l’instrument d’un mouvement de sécession préalable à
une reconfiguration territoriale. Le web aiderait les Kurdes à
faire sécession de leurs États actuels de rattachement avant de
créer un nouvel État avec leurs frères des autres nations. Le
web pourrait aider et/ou préfigurer l’indépendance d’un peuple
par sécession, donc être à l’origine de la création d’un nouvel
État et non la cause de l’effacement de l’État en tant qu’acteur
des relations internationales. Mais si pour l’État, le danger
vital est ici écarté, il existe pourtant bel et bien.

Des domaines plus si régaliens que ça


En juin 2020, une fusée SpaceX, entreprise appartenant à
Elon Musk, envoyait dans la station spatiale internationale
deux astronautes américains. Le 2 août, la capsule Dragon
Endeavour amerrissait au large de la Floride, ramenant les
deux astronautes américains sains et saufs. Toujours en juin
2020, Bill Gates faisait un très gros chèque (plus de 300
millions de dollars) à l’Organisation mondiale de la santé pour
compenser la suspension de la contribution nationale des
États-Unis annoncée par Donald Trump. Avant cela, Mark
Zuckerberg, le patron de Facebook, voulait lancer le libra, une
monnaie virtuelle permettant aux consommateurs de payer en
ligne à moindre coût. Qu’ont ces trois événements en
commun ? Tous ont été initiés par des milliardaires ayant fait
fortune dans le digital, qui viennent ainsi remplir des fonctions
traditionnellement régaliennes.
En l’occurrence, la conquête de l’espace est historiquement
l’affaire des États. Elle s’est très peu démocratisée pour
échapper au monopole des deux superpuissances, mais en
restant l’apanage des grandes puissances. Jusqu’à ce qu’un
individu, sans fortune vingt ans auparavant, vienne au secours
de la NASA. De même, ce sont généralement les États qui
apportent une contribution aux organisations internationales
qui, d’ailleurs, ne peuvent être créées que par eux. Pourtant, au
moment où les États-Unis retiraient leur contribution à l’OMS,
c’est Bill Gates qui venait suppléer la défaillance de l’État
américain à travers sa fondation.
Enfin, le fait de battre monnaie est par définition une
compétence régalienne considérée comme vitale. C’est
d’ailleurs pour cette raison qu’historiquement la fausse
monnaie a toujours été ardemment combattue par les États. Or,
en juin 2019, Marc Zuckerberg annonçait son intention de
créer un nouveau système monétaire qui échapperait au
contrôle des gouvernements, des banques, des institutions
financières, et ce sans en demander l’autorisation à aucune de
ces institutions. Facebook, avec Instagram et WhatsApp, est
une puissance qui compte 2,6 milliards d’usagers, bien plus
que la population de la Chine. Si ces derniers commencent à
régler leurs achats en libras, la monnaie que veut créer le
patron de Facebook, il y aura de quoi déstabiliser le système
monétaire mondial. Les réticences face à cette perspective
seraient-elles le fait de personnes opposées au progrès ? Pas
tout à fait. Nicolas Théry, le patron du Crédit Mutuel, estime
qu’« il s’agit au contraire d’un retour au Moyen Âge, lorsque
chaque grand féodal voulait disposer de sa propre monnaie
pour commercer. Ce projet s’inscrit donc à rebours de siècles
d’histoire monétaire, qui ont pourtant montré l’utilité de
banques centrales pour superviser le système et jouer un rôle
de prêteurs en dernier ressort74 ». Le projet a été repoussé.
Temporairement ? PayPal peut être considérée comme étant
déjà une monnaie alternative échappant au contrôle
gouvernemental, comme les Bitcoins, appréciés par le crime
organisé.
Nous avons donc ici l’exemple de trois multimilliardaires
dont la fortune aussi récente que conséquente provient des
nouvelles technologies et qui interviennent dans des fonctions
autrefois purement régaliennes, allant même jusqu’à se
substituer à des États. Leurs fortunes, acquises rapidement,
l’ont généralement été au détriment des règles de libre
concurrence dont ils se réclament et grâce à une politique
d’évasion fiscale sophistiquée. Le principe de ces grandes
fortunes qui créent par la suite des fondations pour redistribuer
une partie de leur argent n’est pas nouveau. Il s’inscrit
finalement dans une vieille tradition, celles de ceux
surnommés « les barons voleurs » au XIXe siècle aux États-
Unis75. C’est un système généreux de défiscalisation qui
permet à ces fondations richement dotées d’être créées et de
financer des projets scientifiques ou charitables.

Bouleversement géopolitique
Très jeunes milliardaires
Les géants du digital sont venus bouleverser le paysage
technologique, mais également économique et géostratégique
à une vitesse que nul n’a prévue ou n’aurait pu imaginer. On
évoque souvent la formidable montée en puissance de la Chine
au cours des quarante dernières années, mais le choc du digital
a été tout aussi puissant, si ce n’est plus. Si on consulte la liste
des huit premières capitalisations boursières mondiales au 31
décembre 2018 données par le Financial Times global 500, on
trouve ceci : 1. Microsoft ; 2. Apple ; 3. Amazon ; 4. Alphabet
(Google) ; 5. Berkshire Hathaway ; 6. Facebook ; 7. Tencent ;
8. Alibaba. Sur ces huit valeurs, sept sont donc des valeurs
technologiques liées directement à la révolution numérique.
Cinq d’entre elles n’existaient pas ou se lançaient tout juste il
y a vingt ans. Seule Microsoft – créée en 1975 – fait figure de
société plus ancienne.
Cette puissance financière s’est constituée très rapidement,
sans être partagée avec le reste de la population, et quelque
part à son détriment. La fortune de ces « hyper » milliardaires
se fait aussi au détriment des consommateurs et des citoyens-
contribuables. Il était classique après le premier choc pétrolier
de distinguer les pays producteurs à forte population de ceux à
faible population, ces derniers avaient une capacité
d’investissement phénoménale. C’est encore plus flagrant avec
les entreprises du digital : leur capital, leur chiffre d’affaires et
la fortune de leurs propriétaires, une poignée de personnes, et
donc leurs capacités d’investissement, qui s’élèvent dans le
ciel aussi vite que les fusées d’Elon Musk.
Des centaines de milliards de dollars ont afflué dans la
Silicon Valley. Les milliardaires du digital sont les enfants
triomphants de la révolution géopolitique de la globalisation,
de la fin du monde bipolaire et de la révolution technologique
des NTIC. Pour Nikos Smyrnaios : « Bénéficiant de la
convergence technologique, de l’absence de régulation
efficace et de l’apport de ressources financières gigantesques,
des acteurs oligopolistiques de l’Internet ont étendu leur
activité à l’échelle du globe. Ils bénéficient ainsi à plein de la
mondialisation de l’économie et de l’abaissement des barrières
à la circulation des capitaux des produits et des services76. »
Cela leur donne tous les moyens de concurrencer les
puissances étatiques.
On objectera que ces milliardaires redistribuent une partie
de leur richesse par de multiples actions charitables via leurs
fondations. Même si leur fortune a pu être parfois bâtie de
façon contestable, ne faut-il pas se féliciter de la générosité
dont ces milliardaires font actuellement preuve ? Mais
contribuent-ils à l’intérêt général pour redorer leur blason ou
pour satisfaire leur ego ? Viennentils combler un vide laissé
par des États impécunieux ou insensibles au sort des plus
démunis, ou ne font-ils que rendre une petite partie de l’argent
qui aurait dû atterrir dans les caisses de ces mêmes États ? Et
quelle est la crédibilité à long terme de leurs engagements ? À
qui doiventils rendre des comptes ? À personne !

Un système fiscal pris en défaut


En réalité, si ces acteurs viennent au secours des États, c’est
que très souvent ils sont en partie responsables de leur
appauvrissement. De fait, en 2015, Elon Musk se félicitait
d’avoir été financé par la puissance publique à hauteur de 5
milliards de dollars pour investir dans les énergies
renouvelables, arguant que son travail contribuait au bien de
l’humanité. Cependant, on sait que toutes ses compagnies ont
très largement pratiqué l’évasion fiscale. Et c’est bien parce
qu’elles payent peu d’impôts qu’elles se sont bâti des fortunes
si rapidement.
Les GAFAM sont les championnes olympiques de l’évasion
fiscale – pudiquement qualifiée d’optimisation fiscale. Le
changement de dénomination ne modifie pas la réalité.
Optimisation au bénéfice des entreprises et de leurs
actionnaires, pas des États et de leurs citoyens. La réforme
fiscale que Donald Trump a mise en place est un véritable
cadeau aux GAFAM, malgré les mauvaises relations qu’il
entretient avec leurs dirigeants. Donald Trump a instauré une
baisse des taux d’imposition de 35 % à 21 % et a permis le
rapatriement des profits que les multinationales réalisent à
l’étranger. Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post, journal
très critique à l’égard du magnat de l’immobilier, est l’ennemi
déclaré de Donald Trump, qui lui rend bien son hostilité.
Toujours est-il qu’Amazon n’a pas payé d’impôts aux États-
Unis en 2018.
Les avoirs des entreprises de la Silicon Valley détenus dans
des zones offshore sont estimés à 500 milliards de dollars.
Apple en détiendrait à elle seule près de 200 milliards.
Rappelons que la firme, qui est le plus gros vendeur de
matériel informatique au monde, ne possède pas une seule
usine. Le rapatriement de ces sommes devrait permettre de
nouveaux investissements. Google réduit très largement sa
facture fiscale en utilisant des filiales basées en Irlande, aux
Pays-Bas et aux Bermudes. La firme bénéficie de traités
fiscaux spécifiques. L’imposition d’entreprises est
généralement basée sur la main-d’œuvre ou les machines. Les
entreprises s’installent là où l’imposition est la plus faible :
Amazon au Luxembourg, Google, Facebook, Microsoft et
Apple en Irlande. Les GAFAM sont taxées à moins de 10 %,
contre 23 % en moyenne pour les entreprises classiques77. En
2018, Google n’a payé que 17 millions d’euros d’impôts en
France, ce qui la situe au niveau d’une grosse PME. Le tout
alors que son moteur de recherche bénéficie d’un quasi-
monopole dans l’Hexagone avec 94 % des requêtes. Ses 700
cadres, installés à Paris, ne sont pas censés travailler pour le
marché français mais pour des sociétés de groupes installées à
l’étranger. En réalité, ils travaillent bel et bien pour des clients
français. Bien sûr, les GAFAM profitent des faiblesses de l’UE
qui a mis en place un marché unique sans instaurer de fiscalité
commue78. Et a accepté, après la crise de 2008, de renflouer
l’Irlande sans exiger de modification de sa fiscalité déloyale.
L’optimisation fiscale à la sauce Google
Google US a créé une filiale, Google Ireland Limited, et une autre,
Google Ireland Holding, société mère basée aux Bermudes. Google
Ireland Limited reçoit 88 % du chiffre d’affaires de Google réalisé en
dehors des États-Unis. Google US vend ses droits d’exploitation de
marques et brevets à Google Ireland Holding qui les revend à Google
Ireland Limited, en échange de redevances.
Google US a créé une filiale, Google Netherlands Holdings BV, basée
aux Pays-Bas et qui ne compte aucun salarié. Google Ireland Limited
verse la redevance à Google Netherlands Holdings BV au lieu de la
verser directement à Google Ireland Holding. Elle bénéficie ainsi
d’une exonération des redevances liées à l’exploitation de titres de
propriété intellectuelle lorsqu’ils sont transférés vers un autre État de
l’Union européenne. La filiale hollandaise verse ensuite 99 % de la
redevance à Google Ireland Holding, bénéficiant du régime fiscal
néerlandais qui est exonéré d’impôts, les redevances quittant le
territoire des Pays-Bas. Google Ireland Holding étant basée aux
Bermudes, les bénéfices de Google à l’étranger sont ainsi exonérés
d’impôts.
Les filiales européennes de Google comme celles basées en France
s’occupent de la promotion de l’entreprise auprès des annonceurs.
Les contrats sont conclus par Google Ireland Limited, ce qui permet
de ne payer que 12,5 % d’impôts sur les sociétés pour ceux qui ne
sont pas exportés dans les Bermudes. L’Irlande a pris des mesures
en 2015 afin de rendre impossible le fonctionnement du « double
irlandais ».
L’Union européenne et les tentatives de
régulation des GAFAM
En 2019, Google payait une amende de 500 millions
d’euros après un accord pour plaider coupable avec la justice
française, ce qui lui a permis d’échapper à un procès pour
fraude fiscale aggravée. La firme payait en outre 465 millions
d’euros pour clore les procédures.
À l’été 2016, la Commission européenne condamnait Apple
à rembourser 13 milliards d’euros à l’Irlande, la fiscalité
extrêmement favorable de Dublin étant considérée comme
faussant la concurrence. Le gouvernement irlandais a annoncé
refuser percevoir cette somme. Dublin craignait qu’une
relative normalisation de sa fiscalité fasse fuir les entreprises
du numérique.
La commissaire européenne à la concurrence de 2014 à
2019, et désormais commissaire au numérique, la très
énergique Margrethe Vestager, fut obligée d’assigner l’Irlande
devant la Cour de justice de l’Union européenne. En 2017,
cette Cour avait exigé du Luxembourg de récupérer 250
millions d’euros correspondant à des exonérations accordées à
Amazon. En 2017 toujours, l’Irlande avait reçu plus
d’investissements directs à l’étranger que la France.
Selon plusieurs sources concordantes, la commissaire
européenne aurait fait l’objet de menaces à peine voilées
exprimées dans son propre bureau par des représentants des
GAFAM. Quand on lui demanda un jour si elle n’avait pas
peur de s’opposer aux GAFAM, elle avait eu cette réplique
formidable : « J’élève trois adolescents, alors rien ne peut me
faire peur. » Si la plupart des parents pourraient se retrouver
dans cette savoureuse for-mule, force est cependant de
reconnaître que le pouvoir de nuisance d’adolescents
turbulents (pléonasme !) et de multinationales richissimes
n’est pas comparable.
Le 15 juillet 2020, la Cour de justice de l’UE jugeait que la
Commission avait exigé à tort le versement de 13 milliards
d’euros par Apple au gouvernement irlandais. La Cour
estimait que la Commission n’avait pas réussi à prouver
l’existence d’un avantage économique sélectif et donc d’une
aide d’État en faveur d’Apple.
D’après Christophe Victor, « c’est peut-être l’office fédéral
allemand de lutte contre les cartels qui a porté le coup le plus
sévère à l’une des GAFAM en interdisant en 2019 à Facebook
de combiner, sans le consentement explicite des utilisateurs,
les données qu’il collecte via différentes sources, à savoir sa
propre plate-forme et ses autres messageries WhatsApp et
Messenger79 ». Mais l’auteur reconnaît une faiblesse dans les
outils juridiques utilisés par la France, l’Allemagne ou la
Commission européenne. C’est généralement sur la base
d’abus de position dominante. Mais la procédure d’enquête est
longue : il a fallu sept ans à la Commission européenne pour
condamner Google et son comparateur de prix, soit le temps
de voir ses concurrents disparaître.
Pertes fiscales et bras de fer inégal
L’évasion fiscale au sein de l’Union européenne est estimée
entre 500 et 1 000 milliards d’euros par an. De quoi
développer de nombreux projets, construire de belles
infrastructures, ou tout simplement effacer l’endettement
européen dû à la relance de l’économie après la crise du
Covid-19. Le plan de relance, jugé particulièrement ambitieux,
est de 750 milliards d’euros.
Pour échapper à la fiscalité, les GAFAM peuvent
embaucher des avocats lobbyistes en grand nombre, et
particulièrement performants. Souvent, ils débauchent
d’ailleurs des fonctionnaires des administrations qui cherchent
à les réguler en leur proposant des rémunérations qui n’ont
rien à voir avec celles du domaine public. Ces rémunérations,
aussi importantes soient-elles, seront toujours avantageuses
pour les entreprises comparées aux gigantesques économies
qu’elles peuvent leur faire faire, qui se chiffrent en dizaines de
milliards. En face, les États et la Commission européenne
n’ont évidemment pas les mêmes moyens et sont relativement
démunis face aux géants du numérique.
La Commission pourrait se baser sur l’article 116 du traité
sur le fonctionnement de l’Union européenne (FUE), relatif
aux distorsions de concurrence au sein du marché unique.
Comme le rappelle Martine Orange dans Mediapart : « Cet
article, jamais utilisé jusqu’alors, pourrait permettre de
dénoncer tous les schémas fiscaux agressifs et de juguler le
dumping fiscal entre les États membres. Avantage
supplémentaire : il peut être mis en œuvre à la seule majorité
qualifiée et non à l’unanimité80. »
La Commission européenne est pourtant mieux armée pour
s’opposer aux GAFAM que chacun de ses États membres. Elle
a pu sanctionner Google en juin 2017 pour un montant de 2,4
milliards d’euros pour avoir favorisé l’utilisation de son
interface de commerce Google Shopping. Rebelote en juillet
2018 pour abus de position dominante par rapport à son
moteur de recherche Google Search. L’amende s’élevait cette
fois à 4,3 milliards d’euros.
Dans son discours sur l’Europe de la Sorbonne, le 26
septembre 2017, Emmanuel Macron avait déclaré : « Nous ne
pouvons accepter d’avoir des acteurs européens qui seraient
taxés et des acteurs internationaux qui ne le sont pas. »
Le projet européen de taxe des GAFAM à hauteur de 3 %
par an ne porterait plus sur les bénéfices (susceptibles d’être
dissimulés dans des filiales situées dans des zones offshore),
mais sur le chiffre d’affaires. Elle concernerait les entreprises
au chiffre d’affaires dépassant les 750 millions d’euros, dont
50 millions en Europe. Le projet a évidemment suscité
l’opposition des GAFAM, mais aussi des pays membres de
l’UE pratiquant le dumping fiscal, qui n’est rien d’autre
qu’une monumentale fraude, contraire à la solidarité et
l’équité. Après l’annonce qu’une taxation nationale de 3 %
serait créée en France, Jeff Bezos, le patron d’Amazon,
ripostait immédiatement en déclarant qu’elle serait
directement répercutée sur les clients français.
Le secrétaire du Trésor américain, Steven Mnuchin,
déclarait le 16 mars 2018 que les États-Unis étaient
« fermement opposés à toute proposition de quelque pays que
ce soit de cibler par l’imposition les grandes entreprises du
numérique (…) ce qui nuirait aux travailleurs et
consommateurs américains tout en freinant la croissance
économique et en visant de manière cynique un secteur qui a
été une grande source d’innovation81 ».
L’OCDE travaille sur un projet permettant que les
entreprises soient moins taxées sur le lieu où elles produisent
et plus sur le lieu où elles vendent. L’OCDE porte aussi le
projet de définir un taux minimal d’imposition mondial qui
pourrait être fixé à 12,5 %, si des profits ont été logés dans un
paradis fiscal et que les impôts n’ont pas été régulés82.

Des milliardaires fastueux et grigous


Des monarques absolus
Nos nouveaux milliardaires sont prêts à dépenser des
fortunes pour satisfaire le moindre de leurs caprices. Ne se
privant de rien, ils veulent privatiser tout ce dont ils ont envie,
de l’île paradisiaque au jet, en passant par le yacht démesuré et
désormais la navette spatiale. Mais dès qu’il s’agit de payer
des impôts ou d’augmenter les salaires de leurs employés, ils
ont un haut-le-cœur.
Le milliardaire Richard Branson, installé sur une île privée
et domicilié dans un paradis fiscal, n’a pas hésité, pendant la
crise du Covid-19, à réclamer à l’État britannique 500 millions
d’euros pour sauver sa compagnie aérienne privée Virgin
Atlantic. Comme quoi l’État n’est pas toujours une
malédiction. Il l’est lorsqu’il contraint à la solidarité nationale,
mais en cas de malheur, c’est vers lui qu’on se tourne. Profits
privatisés, pertes mutualisées. La recette n’est pas nouvelle.
Les milliardaires du digital ont gagné leurs fortunes grâce,
certes, à leur génie, mais aussi grâce à l’évasion fiscale.
Salaires tirés vers le bas, marges king size sont aussi la source
de ces super fortunes.
En pleine pandémie de Covid-19, en avril 2020, le P.-D.G.
de SpaceX et de Tesla Elon Musk s’est opposé au confinement
en Californie, menaçant de déplacer ses usines Tesla au Texas
si l’interdiction de faire travailler ses employés n’était pas
levée. Il a même qualifié ces mesures de fascistes, ce qui n’est
pas le premier qualificatif qui vient à l’esprit quand on parle de
la gouvernance californienne. Quitte à parler de fascisme,
rappelons que Musk mène une guerre extrêmement dure
contre les ouvriers de ses usines qui voudraient se syndiquer.
Nul doute qu’il est un ingénieur de génie, mais cela ne devrait
pas lui permettre d’avoir un pouvoir régalien et des caprices de
tyran. Il a levé des fonds considérables sur la promesse qui fait
tant rêver d’envoyer des humains sur Mars. « Derrière lui, ce
sont des milliers de start-up qui se financent auprès d’un
messie privé avide de discours semblables sur la
transformation du monde. Les États et Nations sont en train de
perdre progressivement la main sur ce secteur stratégique au
profit des entrepreneurs du numérique qui imposent leur
discours, leurs priorités et leurs agendas83. » Ils séduisent par
leur volontarisme, leur optimisme, et la perspective d’une vie
quotidienne facilitée par la technologie, à condition de leur
permettre la collecte de nos données.
Quant à Jeff Bezos, le patron d’Amazon, lui aussi mène une
politique antisyndicale très forte, nous en avons été
directement témoins en France. Sa politique à l’égard des
employés est si dure qu’ils n’ont, dans les entrepôts, pas le
temps d’aller aux toilettes. La culture d’entreprise d’Amazon
est souvent dénoncée pour encourager la compétition
exacerbée, la surveillance mutuelle, et pour pousser le
management à envahir la vie personnelle de ses cadres par des
sollicitations permanentes. Ces pratiques induisent du stress et
de la méfiance entre collègues. D’autant que les emplois qu’il
détruit sont plus importants que ceux qu’il crée, même si ces
derniers sont plus visibles grâce à une orchestration
médiatique bien organisée. Amazon est également connue
pour faire appel massivement à des contrats de travail
précaires et pour louer des services de salariés mal payés pour
ses centres de distribution.
En réalité, cette pratique est la règle au sein des GAFAM
lorsqu’il s’agit du personnel peu qualifié. Dans une lettre
adressée à Marc Zuckerberg, un syndicaliste a écrit que les
conditions de travail de ces sous-traitants « rappellent l’époque
où des nobles se faisaient conduire par leurs domestiques84 ».
Les dégâts humains de sa gestion ont été jusqu’à susciter la
réalisation de deux épisodes dédiés, cruels comme il se doit,
de la série South Park (saison 22).

L’exemple d’Amazon en France


Pour mieux illustrer l’attitude des GAFAM face aux États,
arrêtons-nous sur un épisode, en aucun cas fictif celui-ci, de
l’attitude d’Amazon dans notre douce France.
Le 19 mars 2020, au début du premier confinement lié à la
pandémie de Covid-19, Bruno le Maire, ministre de
l’Économie, dénonçait les pressions inacceptables exercées par
Amazon sur ses salariés qui désiraient faire valoir leur droit de
retrait. Ces derniers estimaient, à juste titre, que leur présence
sur leur lieu travail leur faisait courir un danger grave
immédiat. Mais pour Amazon, il s’agissait de profiter de la
fermeture des librairies pour opérer des bénéfices immédiats et
surtout élargir ses parts de marché à l’avenir85. Les demandes
de droit de retrait étaient considérées comme des absences non
autorisées. Un porte-parole d’Amazon France déclarait :
« Depuis le début, nous agissons de manière responsable.
Nous mettons en place des mesures qui sont colossales depuis
fin février et encore plus depuis début mars et nous
continuerons toujours d’améliorer les procédures en lien avec
les recommandations des autorités. » Pourtant, le syndicat Sud
Solidaires réclamait la fermeture des six entrepôts français
d’Amazon, dénonçant une « bombe sanitaire et sociale qui est
en train d’exploser et qui concerne plus de 10 000 travailleurs
directs, mais aussi une armée d’intérimaires et de livreurs ».
« Il faut que cette comédie cesse : sauf habiller les gens en
cosmonautes, il n’est pas possible de les protéger correctement
sur des sites où travaillent parfois plus de 500 personnes »,
déclarait le porte-parole du syndicat Sud86. Les représentants
des salariés réclamaient a minima qu’Amazon Logistique
France soit contraint de réduire son activité aux 10 % de
marchandises essentielles et par conséquent de diminuer
d’autant le nombre de salariés présents sur le site. En
conséquence, le 14 avril 2020, le tribunal judiciaire de
Nanterre ordonnait à Amazon de restreindre sous 24 heures
l’activité de ses entrepôts aux seuls produits alimentaires,
médicaux et d’hygiène, sous peine d’une astreinte de 1 million
d’euros par jour et par infraction constatée. Amazon exprimait
son désaccord et faisait appel, ce qui est bien sûr son droit, et
affirmait : « Rien n’est plus important que la sécurité des
collaborateurs. » Mais on sentait bien l’agacement à l’égard
d’une contrainte de justice qui venait entraver une toute-
puissante liberté de façon jugée illégitime.
Le 15 avril, le groupe réagissait sur Twitter, déplorant « la
fermeture en dépit de l’énorme investissement réalisé pour
renforcer la sécurité de nos collaborateurs ». Le groupe se
disait perplexe quant à la décision rendue par le tribunal
malgré « les preuves concrètes apportées sur les mesures de
sécurité ». Il dénonçait alors « l’action syndicale qui a conduit
à cette décision (qui) aura probablement des conséquences
pour de nombreuses personnes dans notre pays ». Et il
annonçait la fermeture totale des entrepôts français. Dans Le
Parisien du 16 avril 2020, Frédéric Duval, directeur
d’Amazon France, annonçait que les entrepôts mondiaux
allaient servir les clients français. Interrogé sur le dialogue
social, il répondait : « Le dialogue social existe dans nos
entrepôts. Il est majoritairement positif, abondant. Je déplore
que le recours en justice de ce syndicat ait des conséquences
sur beaucoup de personnes : nos salariés, nos clients qui
subiront un service dégradé, et les milliers de TPE et PME qui
utilisent notre site pour développer leur activité. » Il s’en
prenait donc de nouveau à la justice et surtout aux syndicats,
responsables selon lui du mauvais sort réservé aux salariés et
aux entreprises. Un discours antisyndical qui date d’une autre
époque, plus proche des patrons de choc de la droite dure que
d’un géant libéral d’Internet.
Alors que 94 % des autres sites d’e-commerce sont restés
ouverts en France, aucun n’a été traîné devant les tribunaux.
La qualité du dialogue social n’y est peut-être pas pour rien.
Pour l’ex-secrétaire au travail de Bill Clinton, Robert Reich,
Jeff Bezos incarne le capitalisme débridé, soulignant que lors
des premiers mois de la pandémie, « sa fortune a augmenté de
24 milliards de dollars alors qu’il continue à refuser à ses
salariés – américains – des congés maladie87 ».
Conscient de la mauvaise image que la société commençait
à avoir, les dirigeants d’Amazon France lançaient une
campagne publicitaire à la télévision, dans laquelle on voyait
une jeune manageuse de zone déclarer qu’elle avait six
personnes sourdes et malentendantes dans son équipe :
« Amazon m’a appris la langue des signes. Je suis très
contente qu’ils m’aient fait cette confiance. » On sortirait
presque les mouchoirs. Et dans une interview au Parisien du 5
novembre 2020, titrée « Amazon n’est pas l’adversaire de
l’État », Frédéric Duval expliquait que sur un chiffre d’affaires
de 5,7 milliards de dollars en 2019, Amazon avait versé 420
millions de contributions au total. C’est déjà peu, mais le
patron d’Amazon France amalgamait en réalité impôts directs,
TVA payée par les consommateurs, cotisations patronales et
sociales, façon un peu grossière de masquer une énorme
évasion fiscale.

Ailleurs aussi…
Le même climat antisyndical est également bien installé
chez Tesla. En avril 2017, les ouvriers de l’usine Tesla de
Fremont, en Californie, ont déposé une plainte contre les
conditions de travail au sein de l’entreprise. Selon eux, Tesla
avait recours à la surveillance illégale, la coercition,
l’intimidation et la prévention des communications entre
travailleurs pour empêcher la syndicalisation de l’usine.
En mai 2020, 3 500 employés de Uber apprenaient qu’ils
étaient virés par visioconférence Zoom88.
Bien sûr, à côté des services rendus aux consommateurs, on
peut également s’émouvoir à juste titre qu’Uber exploite ses
chauffeurs, les prive de droits syndicaux et veuille les rendre
dépendants et sans défense. Booking pressure les hôtels.
Amazon détruit des emplois et accentue la désertification des
centres-villes. Airbnb provoque l’augmentation des prix des
logements pour les résidents des villes, capitales et lieux
touristiques.
Mais c’est parce que ces entreprises ne sont pas régulées,
parce que les États ont laissé faire. L’exemple de la politique
de certaines villes pour limiter les effets négatifs d’Airbnb
montre qu’il est possible de réagir. On peut forcer Uber à
respecter des règles sociales si on en établit.

Les États-Unis face aux GAFAM


Comment les États-Unis peuvent-ils réagir face aux
GAFAM pour ne pas subir leur concurrence au point de voir
leur souveraineté mise en cause ? Ils pourraient faire leur
travail de perception fiscale, ce qui représenterait déjà un
progrès. Cela exigerait d’inverser la courbe de phobie fiscale
et d’antiétatisme surpuissant régnant depuis les années 1980 et
l’impulsion de Reagan – et de Thatcher. L’autre option est de
faire jouer des clauses de protection de la concurrence.
En 1890, pour réguler les monopoles, le Sherman Antitrust
Act venait les démanteler. Contrairement à ce que disaient ses
détracteurs, une telle loi n’a en rien nui à la démocratie ni aux
consommateurs. Comme l’écrit Alain Minc : « Lorsque le
Standard Oil of New Jersey a été démantelé, au début du XXe
siècle, pour comportement monopolistique, nul ne s’en est
désolé. Quand ATT a dû éclater, il y a trente ans, en entités
multiples, chaque Américain s’est réjoui de voir disparaître un
monopole arrogant, bureaucratique et méprisant à l’égard de
ses clients. Si l’une des GAFAM était soumise au même
traitement, nombre de ses usagers craindraient de perdre un
service considéré comme un quasi-service public. Le monde
entier s’est longtemps préoccupé de la domination de
Washington sur le complexe militaro-industriel. Aujourd’hui,
personne ne se soucie d’un complexe digitalo-politique
infiniment plus puissant89. »

Des procédures peu efficaces


Le 7 juin 2000, la Cour fédérale du district de Colombia
ordonnait la scission de Microsoft en deux entités : l’une en
charge des systèmes d’exploitation, l’autre du développement
et de la vente des logiciels. Mais ce jugement sera ensuite
annulé en appel : « L’annulation de ce jugement et l’accord à
l’amiable trouvé par la suite entre Microsoft et le département
de la Justice sont toujours considérés par de nombreux
observateurs comme l’abandon par les pouvoirs publics de la
lutte antitrust contre les géants technologiques90. » C’est à
cette époque que Bill Gates a créé sa fondation. Prise de
conscience de sa dette à l’égard de la société ou belle
opération marketing ? Bill et Melinda Gates ont annoncé que
leurs enfants n’hériteraient pas de l’essentiel de leur fortune,
qui ira à des œuvres de charité. Mark Zuckerberg a déclaré
qu’il céderait 90 à 99 % des actions de Facebook de son
vivant. Quand ? Il ne l’a pas précisé. À qui ? Pas plus…
Facebook a été visé par plusieurs amendes par l’État fédéral
américain, mais comme l’explique Gilles Babinet, ces
amendes ne suffisent pas : « Le jour où l’amende de 5
milliards de dollars a été décidée, le cours de l’action
Facebook s’est envolé. Les traders s’attendaient à ce que la
Commission fédérale du commerce américaine frappe fort et
fixe une amende très élevée. Ce jour-là, la création de valeur
boursière a été nettement supérieure à 5 milliards de dollars,
donc Facebook s’en est plutôt bien sorti91. » Face à ce
sentiment d’impunité des dirigeants, il propose que ces
derniers « aient peur d’aller en prison ».
Qu’il s’agisse de plaider leur cause devant la justice ou
d’étudier les possibilités d’évasion fiscale, les géants du
numérique ont les moyens de payer extrêmement cher les
meilleurs avocats. Les sommes qu’ils dépensent dans ces
procédures ne sont rien en comparaison à ce que cela leur
permet d’économiser. En face, les États doivent compter sur la
perspicacité, le dévouement de fonctionnaires dont les revenus
sont plafonnés et dont le nombre l’est également au nom de la
rigueur budgétaire. Il y a une sorte de cercle vicieux, l’attrition
des moyens rend difficile la possibilité de les recouvrer.
Mi-juillet 2020, l’État de Californie où se situe le siège
d’Alphabet a rejoint une coalition de 51 États et territoires
ayant ouvert une enquête sur les pratiques de Google en
septembre 2019, accusant la firme d’étouffer la concurrence.
Le département américain de la Justice enquête dans le même
sens. C’est également le cas de plusieurs pays européens et de
la Commission européenne. « Face au juge, le champion du
lobbying a débauché à tours de bras des spécialistes de
l’antitrust au sein même de l’administration92. » Une pratique
de revolving doors qui s’est fortement accrue récemment,
selon l’expert antitrust Hal Singer. Débaucher les talents du
domaine public en leur offrant des rémunérations plus
confortables est une pratique courante, mais là il s’agit de
profiter de leurs compétences pour déjouer la loi et l’intérêt
général. Pour rappel, la capitalisation d’Alphabet est de 1 000
milliards de dollars et le moteur de recherche Google est
utilisé par 1,7 milliard de personnes. Les tribunaux vont-ils
l’emporter ? Et si oui, au bout de combien d’années de
procédure ? Ken Paxton, procureur général du Texas en charge
de l’enquête des 51 États et territoires américains à l’encontre
de Google, a accusé la firme californienne de « dominer tous
les aspects de la publicité sur Internet et de la recherche93 ».
Début octobre 2020, après 16 mois d’enquêtes, le comité
antitrust de la Chambre des représentants des États-Unis, où
les démocrates sont majoritaires, publiait un rapport de 449
pages, véritable réquisitoire contre les GAFAM. Elles sont
accusées de tactiques anticoncurrentielles et de mener des
acquisitions prédatrices pour tuer la concurrence. « Le résultat
est moins d’innovation, moins de choix pour les
consommateurs et une démocratie affaiblie, écrivent les
parlementaires. Ces entreprises qui étaient jadis des start-up
rebelles sont devenues des monopoles que nous ne
connaissions plus depuis l’époque des barons du pétrole (qui)
exercent leur domination de manière à éroder l’esprit
d’entreprise, à dégrader la vie privée des Américains et à saper
le dynamisme de la presse libre. Entre 2011 et septembre
2019, les GAFAM ont acquis 667 entreprises, soit environ une
entreprise tous les 10 jours, dont une grande majorité de start-
up94. »
Ils préconisent des mesures sévères pour restaurer la
concurrence : obliger Facebook à se séparer d’Instagram et
Google à se séparer de YouTube ; interdire à Amazon de
promouvoir sur sa plateforme ses services de « cloud »
(hébergement de données) ; bloquer les acquisitions de
nouvelles start-up par ces entreprises et renforcer les lois
antitrust95.
Le 8 décembre 2020, la FTC (Federal Trade Commission),
plus de 46 États et le district de Columbia ont accusé
Facebook d’acheter des rivaux pour écraser illégalement la
concurrence, mettant en cause l’acquisition d’Instagram pour 1
milliard de dollars en 2012 et de WhatsApp pour 19 milliards
en 2019. La procureure générale Letitia James a accusé
Facebook d’utiliser son monopole pour écraser ses rivaux au
détriment des consommateurs. Cela a ouvert la perspective
d’un démantèlement de Facebook, qui pourrait être obligé de
se séparer d’Instagram et de WhatsApp96.

Inaction ou impuissance des élus ?


Le 20 octobre 2020, le département américain de la Justice
accusait Google de protéger son monopole sur la recherche et
la publicité en ligne, dont il possède 90 % du marché
notamment grâce à des accords avec Apple – pour un montant
de 9 milliards de dollars par an – pour installer par défaut le
moteur de recherche de Google sur Safari, le navigateur
d’Apple. C’est le défi le plus significatif pour le gouvernement
face à un géant digital depuis une génération, et il pourrait
avoir un impact significatif sur la façon dont les
consommateurs utilisent Internet97.
L’agacement des élus américains face au pouvoir des géants
du digital est largement partagé, d’Elisabeth Warren à Donald
Trump. Onze États se sont associés à la plainte du département
de la Justice d’octobre 2020. Ils sont tous dirigés par des
républicains, certains démocrates sont plus favorables aux
firmes du digital (qui sont généreuses et qui financent leurs
campagnes).
Jusqu’où pourra aller ce mouvement ? Joe Biden y mettra-t-
il fin, lui qui entretient de bonnes relations avec les GAFAM
qui l’ont soutenu ? Pour Gilles Babinet, le salut, y compris de
l’Europe, vient de là : « On ne pourra pas démanteler les
GAFAM à partir de l’Europe, ce serait vu comme une
déclaration de guerre par les Américains. Il faut que de tels
changements viennent des États-Unis par la voie de la
régulation et de la lutte antitrust. Il faut accompagner le
mouvement du Congrès et de la FTC (Federal Trade
Commission) en appuyant sur l’étiolement de l’innovation. Il y
a deux fois moins de start-up financées aujourd’hui aux États-
Unis qu’en 200698. »
Les GAFAM vont tout faire pour s’opposer à cette menace
virtuelle mais bien réelle qui pèse sur leur croissance. Ils vont
probablement renforcer leurs budgets de lobbying et de
communication et sortir de leur manche un argument massue,
de nature à rassembler démocrates et républicains : « Ne nous
coupez pas les ailes, car ce sont les Chinois qui vont alors
gagner. » Ils vont jouer sur l’angoisse suscitée de façon
généralisée dans la classe politique américaine, tous courants
confondus, ainsi que dans les médias et l’opinion publique
pour une fois réunis dans la crainte existentielle d’être
rattrapés puis dépassés par la Chine. Selon Philippe Coste :
« Au départ, ces entreprises se voulaient universalistes, et c’est
la concurrence chinoise qui leur a fait découvrir qu’elles
étaient américaines. L’argument des GAFAM est “ne nous
tirez pas dessus, nous sommes le bouclier antichinois”99. »
Mais on peut aussi se demander si, non régulées, les GAFAM
posent bien plus qu’un problème de concurrence : une menace
pour la démocratie. C’est le sens des lois antitrust100.

Des États dans l’État


L’efficacité des États surpassée
Le site The Verge publiait fin 2018 une enquête sur
Amazon : « Pour les vendeurs, Amazon est un quasi-État. Ils
s’appuient sur son infrastructure – ses entrepôts, son réseau
d’exposition, ses systèmes financiers et son portail vers des
millions de clients –, ils payent des taxes sous forme de
redevances. Ils vivent également dans la terreur de ses règles
qui changent souvent et sont sévèrement appliquées101. »
Mark Zuckerberg déclarait pour sa part en 2010 : « À bien des
égards, Facebook ressemble davantage à un gouvernement
qu’à une entreprise traditionnelle. Nous avons cette grande
communauté de personnes, et plus que d’autres entreprises
technologiques, nous définissons réellement des
102
politiques . »
Pour Laurent Alexandre, « la terrible vérité est que les
technologies numériques délivrées par les GAFAM rendent
plus de service aux citoyens que n’importe quelle
administration. Demain, les GAFAM iront plus loin : grâce à
l’intelligence artificielle, ils fourniront des services de santé et
d’éducation meilleurs que le service public. Le décalage entre
le travail de recherche et développement des GAFAM et les
évolutions poussives de la démocratie est de plus en plus
frappant103. » Les États pourraient-ils être tentés de déléguer
aux GAFAM certaines fonctions par souci d’efficacité ?
« Facebook permet une authentification des personnes qui
n’a pas d’égale en qualité et pourrait devenir incontournable.
Le Royaume-Uni envisage d’ailleurs de l’utiliser pour l’accès
aux services publics en ligne. La maîtrise des données est en
fin de compte liée à la sécurité et à l’indépendance
nationale104. » Les propriétaires des empires digitaux sont
(auto)persuadés que leur entreprise rend des services que les
États sont incapables d’apporter. Ils servent donc selon eux
l’intérêt général en se développant. Il est vrai que de nombreux
services sont utiles et gratuits. Est-il dès lors gênant que, de
surcroît, ils rapportent de l’argent à ceux qui les ont créés ?
Comme le précise Gilles Babinet : « Ce qui devient plus
ambigu, c’est lorsque Google normalise des pratiques qui
relevaient jusqu’alors des États ; c’est lorsque Google définit
les standards de régulation de la vie privée, souvent sans que
le consommateur, le citoyen ou les États qui les représentent
n’aient leur mot à dire105. » Il ajoute : « Régulièrement, Larry
Page ne se cache pas d’avoir le projet de concurrencer les
missions des États eux-mêmes. »
Le Danemark, la France, ont nommé des ambassadeurs pour
le numérique (la France est habituée à nommer des
ambassadeurs thématiques106). Face au poids des GAFAM, il
est nécessaire que les États s’organisent et adaptent leur outil
diplomatique aux nouvelles réalités. Comme le souligne
Gaspard Koenig : « Est-il plus important pour le Danemark
d’être représenté à Athènes ou à Palo Alto107 ? » Encore faut-
il être pris en considération, ce qui n’est pas évident. Le
diplomate danois avait réuni « des collègues de vingt-deux
pays différents pour conduire des entretiens au siège de l’un
des GAFAM qui a proposé d’envoyer… son stagiaire le plus
haut placé ! Et quand le Premier ministre danois a voulu
rencontrer à Davos les responsables de Facebook et Google, il
s’est tout simplement fait éconduire108 ».
Si Jeff Bezos est détesté par Donald Trump, ce n’est pas
parce qu’il maltraite ses employés, c’est parce qu’il possède le
Washington Post, très critique envers Trump. En règle
générale, les GAFAM ont des valeurs libérales favorables à la
protection du climat ou à l’accueil des étrangers. Engagement
moral et intérêts se rejoignent : les GAFAM ont besoin
d’attirer les talents étrangers pour rester les plus compétitives
possible. Leur succès est en partie dû au brain drain qu’elles
ont su mettre en place en attirant, souvent une fois que leur
formation a été financée par d’autres, les meilleurs talents
étrangers. Steve Jobs, Elon Musk ou Sergey Brin,
respectivement fondateurs d’Apple, Tesla/SpaceX et Google,
sont des immigrés ou enfants d’immigrés.

Des bienfaiteurs de l’humanité ?

Bill Gates et sa fondation


Si les prises de position et les actions de Bill Gates
concernant les défis sanitaires mondiaux sont, depuis qu’il a
abandonné la présidence exécutive de Microsoft pour prendre
celle de sa fondation, tout à fait appréciables, les autres
milliardaires font le bien d’un côté mais ont des pratiques tout
à fait contestables, critiquables et parfois déplorables de
l’autre. En fait, l’importance grandissante de ces milliardaires
capricieux est problématique, car cela pose la question de
savoir qui les contrôle. À l’inverse des États.
Bien sûr, on peut se dire qu’en fin de compte, Bill Gates est
préférable à Donald Trump. Gates cherche en effet depuis
longtemps déjà, à travers sa fondation, à participer à
l’amélioration des conditions de vie, et il dépense des fortunes
pour améliorer la situation sanitaire, en Afrique notamment, à
travers ses nombreuses campagnes de vaccination. Il a donc
une attitude plus cohérente sur les questions de santé mondiale
que le président américain actuel, et c’est appréciable. Au
début de la pandémie de Covid-19, deux images très
différentes ont été données des États-Unis : lorsque la brute
Trump montre un visage égoïste et agressif, Bill Gates incarne
la générosité et l’attention portée à autrui. Il fait bien plus pour
la popularité des États-Unis qu’aucun des officiels, surtout de
l’administration Trump. Sa générosité n’est sans doute pas
feinte, sa cohérence dans la lutte en faveur de l’amélioration
de la situation sanitaire notamment en Afrique est de longue
date. On ne peut que se féliciter de l’engagement de Bill Gates
et de son épouse dans la lutte contre les pandémies. Il s’agit de
la décision personnelle d’un individu. Elle peut être positive
ou négative, aucune obligation ne pèse sur lui comme sur un
État. Il fait ce qu’il veut de son argent, comme tous les
milliardaires. Leurs fortunes peuvent aider à lutter contre le
Covid-19 ou à se payer un yacht plus grand que celui du voisin
et concurrent. Si le comportement de Bill Gates, quelles que
soient les conditions de la constitution de sa fortune, est
louable, ce n’est pas tout à fait le cas de Jeff Bezos ou d’Elon
Musk.

Bezos pour le climat ?


Le 17 février 2020, Jeff Bezos annonçait la création du
Bezos Earth Fund en déclarant : « Le changement climatique
est la plus grande menace pour notre planète… Cette initiative
mondiale financera des scientifiques, des militants, des ONG –
tout effort qui offre une véritable possibilité d’aider à
préserver et à protéger la nature. Nous pouvons sauver la
terre109. » Une déclaration tout simplement signée « Jeff ».
L’homme dont la fortune était à l’époque estimée à 130
milliards de dollars annonçait qu’il allait consacrer 10
milliards de dollars à cette cause, sans préciser de calendrier ni
de procédure de vérification ou de critères d’attribution. Mais
peu avant, 300 employés d’Amazon avaient contesté la
politique environnementale du groupe. Le modèle de livraison
à grande échelle n’est effectivement pas très bon pour
l’empreinte carbone. Par ailleurs, les salariés indiquaient :
« Les habitants de la Terre doivent savoir : quand Amazon
arrêtera-t-il d’aider les compagnies pétrolières et gazières à
ravager la Terre ? » Jeff Bezos n’a par ailleurs pas signé
l’appel de Bill Gates et Warren Buffet invitant les milliardaires
à donner la moitié de leur fortune à des institutions de
bienfaisance.

Elon Musk dans l’espace


Elon Musk, de son côté, est-il un fanfaron mégalomane ou
un visionnaire ? L’un n’empêche pas l’autre. Il a prouvé en
tout cas qu’il avait des capacités de rebond, un flair, un sens de
l’anticipation, une détermination hors du commun. La vente de
la société PayPal qu’il avait développée lui a rapporté 180
millions de dollars qu’il a réinvestis dans les sociétés privées
SpaceX, qui se lance dans la conquête spatiale, et Tesla, qui
développe des voitures électriques. Jusqu’en 2008, cela ne
fonctionne pas très bien : les ventes de voitures ne décollent
pas plus que les fusées. Elon Musk a eu l’idée de réutiliser le
premier étage récupéré en mer pour abaisser les coûts, mais les
trois premiers lancements sont des échecs. Le quatrième
réussit, le sauvant in extremis de la faillite. La même année, la
NASA passe avec SpaceX un contrat commercial de fusées-
cargo pour 1,5 milliard de dollars, et Daimler et Toyota entrent
au capital de Tesla dont ils ressortiront par la suite, s’estimant
trop concurrencés.
Musk est désormais (en 2020) à la tête d’une fortune de 20
milliards de dollars. Il a placé 300 satellites en orbite. La
capitalisation de Tesla est supérieure à celle des trois géants
automobiles américains General Motors, Ford et Chrysler. Le
30 mai, pour rejoindre le pas de tir de la fusée Falcon 9 à Cap
Canaveral, les astronautes Bob Behnken et Doug Hurley ont
utilisé deux Tesla blanches siglées NASA et ISS. SpaceX allait
réussir son premier vol habité vers la station spatiale
internationale (ISS). Le 15 novembre 2020, une fusée Falcon
de SpaceX envoyait trois astronautes américains et un japonais
rejoindre l’ISS : la NASA s’affranchissait de sa dépendance à
la Russie pour les vols habités en les confiant à un opérateur
privé américain.
Elon Musk a encore d’autres motifs de s’intéresser au
domaine spatial. Aller habiter sur Mars pourrait tout
simplement être une alternative aux deux catastrophes
virtuelles qui menacent les habitants de la Terre : la fin des
ressources naturelles ou une troisième guerre mondiale.
« Nous voulons nous assurer qu’il reste ailleurs (que sur Terre)
une graine de civilisation humaine, de manière à pouvoir
ramener la civilisation, et peut-être ainsi raccourcir la durée de
l’Âge sombre », déclarait-il en tant qu’invité surprise au
festival SXSW en 2018110. Dans le podcast « Third Row
Tesla », il développe sa vision de la vie sur Mars : une
démocratie directe, un emploi florissant, une nourriture
cultivée dans des fermes hydroponiques à énergie solaire111. Il
prévoit qu’il faudrait quarante à cent ans pour créer une
civilisation autonome d’un million de personnes, le coût du
voyage serait de 200 000 dollars et la colonisation serait
assurée par des vaisseaux capables de transporter 100 tonnes
de charges par vol et d’assurer trois vols par jour.
Le multilatéraliste Obama avait ouvert une brèche en 2015
en faisant adopter le Space Act qui permet aux citoyens
américains d’entreprendre l’exploration et l’exploitation
commerciale des ressources spatiales. Le traité de 1967 sur
l’espace, l’un des premiers traités de maîtrise des armements,
prévoyait l’interdiction d’y déployer des armes nucléaires et
surtout la liberté d’accès de tous les États à l’espace extra-
atmosphérique sans qu’il puisse faire l’objet d’appropriation.
Les opérateurs privés vontils briser cette règle de non-
appropriation ?
Selon François Saltiel, des documents internes à SpaceX
révèlent que l’entreprise chercherait à imposer son propre
système législatif si elle parvenait à mettre en premier le pied
sur la planète Mars112.
Peter Thiel, cofondateur de PayPal et administrateur de
Facebook, va même plus loin : « Entre le cyberespace et
l’espace extra-atmosphérique se trouve la possibilité de
coloniser les océans113. » Alors que dans un monde bipolaire
où la rivalité stratégique était au plus fort, les États ont eu la
sagesse de soustraire à l’appropriation nationale de nombreux
espaces (Antarctique, haute mer, espace extra-atmosphérique),
la menace d’une appropriation privée par des milliardaires du
digital devient réelle.

Le risque de l’oligarchie

Rendre des comptes


Donald Trump, tout disruptif qu’il soit, doit rendre des
comptes aux électeurs américains. C’est le cas de tous les
dirigeants des États démocratiques. Même dans les pays
autoritaires, les dirigeants doivent rendre des comptes à leurs
citoyens, y compris en Chine, qui n’est évidemment pas une
démocratie : Xi Jinping a été par exemple mis en cause au
sujet de sa politique de lutte contre le Covid-19. Les Chinois
se font entendre sur les sujets de protection de
l’environnement ou de corruption. Au sein de tous les États, à
l’exception peut-être de la Corée du Nord, à des degrés divers,
les dirigeants ont l’obligation de rendre des comptes.
Les milliardaires n’ont de comptes à rendre à personne, sauf
à eux-mêmes ou éventuellement à leur famille. Ils utilisent
donc leur fortune à des fins personnelles comme bon leur
semble. Le danger de leur importance grandissante est que
sans aucun contrôle sur leur activité, au moment où l’on se bat
pour faire progresser la démocratie, se crée finalement une
oligarchie de milliardaires à l’échelle mondiale, capables de
faire ce qu’ils veulent. Peter Thiel, nous l’avons vu, rêve ainsi
de créer son propre État à partir d’îles artificielles dans le
Pacifique et sur lequel les autorités fédérales américaines
n’auraient aucune prise.
Cette oligarchie s’accompagnerait ainsi de masses informes
qui n’auraient pas le droit à la parole et seraient soumises au
bon vouloir et à la générosité, parfois intéressée, des acteurs
oligarchiques.
Le problème est que l’on met ici en avant la charité par
rapport à l’équité. Le rôle des États est d’assurer l’équité et de
s’intéresser à l’ensemble des citoyens ; si ce n’est pas le cas,
les citoyens ont les moyens de se faire entendre. Mais un
milliardaire fait la charité seulement si bon lui semble. Sans
contrôle de la part des sociétés civiles et des États, l’oligarchie
risque de s’imposer graduellement, décidant entièrement de
nos sorts. Ce que l’on a gagné en démocratie au niveau des
États serait alors perdu auprès d’acteurs non étatiques tout
aussi importants, mais sur lesquels on n’exercerait aucun
contrôle.
Certains pourraient se réjouir de voir remis en cause le
pouvoir des États. Les entreprises digitales seront-elles le stade
suprême de l’ultralibéralisme ?

Une toute-puissance inéluctable ?


Alors que le monde entier s’enfonçait dans une terrible
récession du fait de la pandémie de Covid-19, les géants
digitaux américains annonçaient pour le deuxième trimestre
2020 des résultats positifs records. Amazon avait augmenté ses
ventes de 40 % par rapport à l’année précédente et son profit
avait doublé. Bien que de nombreux magasins Apple aient été
fermés, la firme annonçait une hausse de ses ventes et un
bénéfice de 11,25 milliards de dollars. Si les recettes de
Facebook avaient grimpé de 11 %, les profits avaient bondi de
98 % pour représenter 5,2 milliards de dollars. Alphabet
(Google) a été atteint par la chute des dépenses publicitaires et
avait vu son bénéfice trimestriel diminuer pour néanmoins
afficher 6,96 milliards de dollars de bénéfices.
Comme nous l’avons souligné, entre le 18 mars 2020 et le
19 mai, la valeur nette des 600 plus grosses fortunes
américaines a augmenté de 434 milliards de dollars, soit une
hausse de 15 %.
La fortune des cinq premiers milliardaires américains, Jeff
Bezos, Bill Gates, Mark Zuckerberg, Warren Buffet et Larry
Ellison, a augmenté de 75 milliards dans le même temps.
Alors qu’une commission antitrust du Congrès américain avait
mis sur le gril le 29 juillet 2020 Jeff Bezos, Mark Zuckerberg,
Tim Cook (Apple) et Sundar Pichai (Alphabet) quant à leurs
pratiques commerciales et à leur puissance dans le marché,
leurs quatre compagnies affichaient un bénéfice pour le
trimestre de 28,6 milliards. Leurs capitalisations boursières
cumulées dépassaient les 5 trilliards de dollars. Si leur
convocation devant le Congrès était historique, le New York
Times remarquait en mai 2020 que « les investigations antitrust
prenaient des années, surtout si les régulateurs s’essayaient à
des mesures drastiques comme le démantèlement des
compagnies visées ».
Mark Zuckerberg était qualifié par le journaliste Charlie
Warzel de « most powerful unelected man in America114 ». Le
fondateur de Facebook avait d’ailleurs été tenté de se présenter
à la présidence des États-Unis après la défaite de Hillary
Clinton. En janvier 2017, il s’était lancé dans un tour du pays,
largement documenté sur sa page Facebook. Jusqu’ici, il
n’allait pas au contact du public. Les démocrates étaient alors
atomisés et Donald Trump révulsait beaucoup d’Américains
sensés. La tournée de Zuckerberg avait été analysée comme
une « précampagne ». Il avait engagé David Plouffe, ancien
responsable de la campagne d’Obama. Y a-t-il renoncé face
aux incertitudes et à la difficulté de la tâche ? Ou a-til
simplement compris qu’il était déjà l’homme le plus puissant
des États-Unis, qu’il soit ou non élu ?
Les GAFAM sont habiles. Ils promettent de créer des
emplois en Europe, ils susurrent aux gouvernements qu’ils
peuvent les aider dans leurs relations avec les autorités
américaines, avec le Congrès, etc.
Pour Gilles Babinet : « Il faut moderniser de façon très forte
les États, sinon les GAFAM vont se glisser dans les interstices
et gagner la partie115. » Il faut peut-être réfléchir un peu à la
tendance globale à affaiblir les États de l’intérieur en les
présentant comme le problème et le marché comme la
solution. Il faut moderniser l’État, sauf à le voir être ringardisé
et disparaître à terme. La régulation ne peut en aucun cas venir
du marché.
On peut penser que la partie est perdue d’avance, que les
géants digitaux offrent des services appréciés des
consommateurs, que le consommateur l’emporte de plus en
plus sur le citoyen, que l’avance prise par les GAFAM et leurs
analogues chinois est telle qu’il est impossible de revenir en
arrière. Ce serait là un monde où l’on pourrait vite passer du
rêve digital au cauchemar de l’exclusion et de l’étouffement
des libertés. Il est encore temps d’agir.
Chapitre 4
Printemps des libertés ou hiver totalitaire ?

Deux analyses s’opposent s’agissant de l’influence, négative


ou positive mais toujours radicale, de l’IA sur la démocratie,
les libertés individuelles et collectives.
L’IA, et plus largement les nouvelles technologies de
l’information et de la communication qu’elle vient nourrir et
développer, vont-elles offrir à chaque être humain le moyen de
prendre son destin en main, de s’informer, de s’exprimer et de
se déterminer sans réserve ? L’accès à l’information ne sera
alors plus entravé par des contraintes politiques ou
économiques. Il sera généralisé, abondant et égalitaire. Va-t-
elle permettre de fortes mobilisations qui ont besoin de peu de
moyens si les objectifs sont, dans l’intérêt général, capables de
renverser tyrans et despotes à tous les échelons ? Ou sera-t-elle
à l’inverse le moyen d’asservir les populations, de les
surveiller dans leurs moindres gestes quotidiens, brisant toutes
les intimités, et mettant en place un système totalitaire où il
n’existe plus aucun espace ? Pourra-t-on traquer avec
précision les opposants en s’immisçant dans leurs courriers et
mails personnels, en suivant leurs déplacements pas à pas ?

La démocratie en danger ?
Vers une surveillance absolue
Pour Pierre Bellanger, fondateur et président du groupe
radiophonique Skyrock, « de nos jours, la NSA dispose de
plus d’informations sur les citoyens allemands que la STASI
du temps de l’ex-RDA116 ». Il estime également que « la
fusion des services de renseignement avec les entreprises
commerciales du Big Data augure une forme de gouvernement
mondial, et ce seul fait constitue une menace pour la
démocratie117 ».
Eric Schmidt, président exécutif du conseil d’administration
de Google de 2001 à 2011, déclarait de fait à Berlin en 2010 :
« Nous savons où vous êtes, nous savons où vous étiez, et
nous savons plus ou moins ce que vous pensez118. » Vinton
Cerf, un des pères d’Internet et vice-président de Google,
estime de son côté que « la vie privée est peut-être une
anomalie119 ». L’ancien bras droit de Mark Zuckerberg Roger
McNamee, auteur du livre Facebook, la catastrophe
annoncée120, déclare : « Nous avons laissé le secteur nous
imposer ses propres règles. C’était également une erreur. Nous
lui avons fait confiance en pensant que ni les utilisateurs ni la
démocratie n’en souffriraient. C’était une erreur monumentale
que nous n’avons pas encore corrigée121. »
Éric Schmidt se veut plus péremptoire que rassurant : « Si
vous souhaitez que personne ne soit au courant de certaines
choses que vous faites, peut-être que vous ne devriez tout
simplement pas les faire122. » Cette phrase est en réalité la
négation de la vie privée sous couvert de protection de l’ordre
public. Selon François Saltiel, « les GAFAM sont devenus
pour la NSA l’extraordinaire open bar des données
personnelles (photos, courriers, vidéos, documents) où
l’agence peut se servir avec ivresse et gourmandise123 ».
Pourtant, le même Éric Schmidt, dans son livre coécrit avec
Jared Cohen, se montre plus optimiste : « Internet est la plus
grande expérience impliquant l’anarchie dans l’Histoire. Des
centaines de millions de personnes sont chaque minute en train
de créer et de consommer des quantités infinies de contenus
digitaux dans un monde online qui n’est pas tenu par des lois
territoriales124. » Pour les deux auteurs, les gouvernements
autoritaires trouveront leurs peuples nouvellement connectés
plus difficiles à contrôler, à réprimer, à influencer, tandis que
les États démocratiques seront obligés d’inclure beaucoup plus
de voix dans leurs affaires. « Bien sûr, les gouvernements
trouveront toujours des moyens d’utiliser les nouveaux outils
de collectivité à leur avantage. Mais, du fait de la façon dont la
technologie de réseau est structurée, elle joue à l’avantage des
citoyens125. »
À l’inverse, c’est un cri d’alerte que lancent Marc Dugain et
Christophe Labbé à l’encontre de ces propos rassurants. Pour
eux, la révolution numérique est un piège, et comme tous les
pièges, il est caché, on ne le voit pas. Pire encore, on peut
même ne pas se rendre compte d’être tombé dedans. « Derrière
ses douces promesses, ses attraits incontestables, la révolution
numérique a enclenché un processus de mise à nu de
l’individu au profit d’une poignée de multinationales,
américaines pour la plupart, les fameux Big Data. Leur
intention est de transformer radicalement la société dans
laquelle nous vivons et de nous rendre définitivement
dépendants126. »
« Le recours à l’IA peut porter atteinte aux valeurs sur
lesquelles l’UE est fondée et entraîner des violations des droits
fondamentaux, tels que les droits à la liberté d’expression et de
réunion, la dignité humaine, l’absence de discrimination
fondée sur le sexe, l’origine raciale ou ethnique, la religion ou
les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle,
selon le cas, la protection des données à caractère personnel, le
respect de la vie privée ou le droit à un recours juridictionnel
effectif et à un procès équitable, ainsi que la protection des
consommateurs. » C’est le signal alarmant que lance le livre
blanc sur l’intelligence artificielle de la Commission
européenne127.
Cambridge Analytica
Cambridge Analytica, société de publication stratégique combinant
des outils d’exploration et d’analyse des données, avait été accusé
d’avoir illégalement influencé des millions de Britanniques, permettant
ainsi le succès du Brexit au référendum de juin 2016. La société
d’analyse de données a été blanchie. Elizabeth Denham, la
commissaire britannique à l’information en charge de faire respecter
le droit à l’information, a conclu après une enquête de trois ans que
l’entreprise n’avait pas été « impliquée dans la campagne du
référendum de l’UE au Royaume-Uni, au-delà de certaines enquêtes
initiales sur l’analyse de données sur les adhérents de l’Ukip ». « Ses
équipes ont épluché 42 ordinateurs, 31 serveurs informatiques, 700
téraoctets de données et plus de 300 000 documents128. » Il n’en
reste pas moins, et c’est scandaleux, que la firme a utilisé les
données des utilisateurs à leur insu. Si le scandale se concentre
d’abord sur l’entreprise britannique, il révèle rapidement les failles de
Facebook qui autorisait à l’époque la captation de données, ce qu’a
su exploiter Cambridge Analytica. Le laisserfaire de Facebook a alors
été dénoncé, l’entreprise étant en parallèle accusée de ne pas avoir
suffisamment lutté contre la diffusion de fausses informations lors des
campagnes de 2016 au Royaume-Uni et aux États-Unis. Mark
Zuckerberg sera obligé de s’expliquer face au Congrès et de
s’excuser publiquement. Finalement, l’affaire Cambridge Analytica a
déclenché une prise de conscience d’ampleur, aussi bien par les
gouvernements que par l’opinion publique, s’agissant de l’usage et de
la captation de données personnelles.

Le risque existe de transformer le citoyen en consommateur


passif en tuant son libre arbitre et en l’emprisonnant à son
insu, ou avec son acceptation non consciente, en une machine
à acheter et consommer sans réflexion ni recul. Il sera robotisé
et lobotomisé – plus de risque de révolte… Cela avec d’autant
plus d’efficacité qu’il aurait le sentiment d’effectuer
volontairement des actes pour lesquels il aurait en réalité été
conditionné.

1984 2.0 ?
Christophe Victor rappelle : « Facebook a mené une étude
en 2015 auprès de 86 220 volontaires ayant un compte et ayant
accepté de répondre à un questionnaire de personnalité.
L’algorithme a cherché à prédire les réponses des utilisateurs
du réseau social en fonction de leurs j’aime sur leur page web.
Ces prédictions ont ensuite été comparées à celle de leurs
collègues, amis, parents ou conjoints. Les résultats sont
édifiants : il suffit de 10 j’aime à la machine pour donner de
meilleures réponses que les collègues de travail, 70 pour
surpasser les amis, 150 pour faire mieux que les membres de
la famille et 300 pour dépasser le conjoint129. »
Un tel résultat est fascinant et inquiétant à la fois. La
machine qui n’est pas douée de sentiments nous connaît mieux
que nous-même, notre conjoint ou nos amis. La notion de libre
arbitre pourrait dès lors être remise en cause et déboucher sur
une société où, à la limite, les applications ne nous aideraient
pas à lier de nouvelles connaissances ou faire de nouvelles
conquêtes, mais nous désignerait ceux avec qui nous pourrions
avoir des relations amicales ou de couple. L’algorithme,
parfaitement informé des affinités possibles, déterminerait
ceux avec lesquels nous pourrions partager notre affect130.
Cela confirme l’hypothèse de Dugain et Labbé : « L’objectif
des Big Data est ni plus ni moins de débarrasser le monde de
son imprévisibilité, d’en finir avec la force du hasard131. »
Georges Orwell n’aurait pas pu imaginer, lorsqu’il écrivit
son roman 1984 – en 1948 – que les moyens d’un contrôle
aussi total puissent un jour exister. « Qu’est-ce que vous
préférez ? Être en sécurité ou éviter d’être scanné par une
intelligence artificielle ? » demandait Eylon Etshtein, P.-D.G.
de la start-up israélienne AnyVision dans le cadre du reportage
« Tous surveillés » diffusé sur Arte132. Plus nécessaire de filer
les opposants, de subtiliser leurs courriers, tout est disponible :
les contacts qu’ils ont eus, les endroits où ils se sont déplacés
et les conversations qu’ils ont tenues. Il en va de même pour
tous les citoyens. Big Brother peut savoir où vous êtes allé, qui
vous avez vu, ce que vous avez acheté, ce que vous aimez ou
n’aimez pas, vos goûts culinaires, votre orientation sexuelle,
votre vie privée, et bien sûr vos opinions politiques. On
s’imagine aisément le profit qu’auraient pu tirer Staline ou
Mao de ces technologies. Au lieu de soupçonner tout le monde
de façon paranoïaque, ils auraient vraiment su qui avait
réellement dit ou non du mal d’eux et de leur régime. À propos
des 600 millions de caméras de surveillance installées en
Chine, le documentaire diffusé sur Arte évoque « un régime
d’un nouveau genre : le totalitarisme numérique133 ». Le fait
qu’il semble être en grande majorité accepté par la population
est-il réconfortant ou encore plus inquiétant ?

Réseaux sociaux et mobilisations


populaires
Un vent de liberté
Pour d’autres, les NTIC sont un moyen formidable de
mobilisation face aux pouvoirs. Même dans les pays
démocratiques où la presse est libre, avoir accès aux médias
centraux n’est pas donné à tous. Désormais, plus besoin de
lever des fonds pour créer un média, vous pouvez le faire en
quelques clics. Si votre idée est bonne et qu’elle suscite
l’intérêt général, elle sera reprise et vous pourrez créer un
mouvement. Terminés les tracts clandestins cachés sous le
manteau dans les régimes répressifs, plus besoin de se lever
dès potron-minet pour en distribuer à l’entrée des usines.
Andreï Gratchev rappelle que lorsque Gorbatchev est arrivé au
pouvoir en URSS en mars 1985, l’information sur les
questions internationales des membres du Politburo du PCUS
dépendait du tri des dépêches de journaux que faisaient une
demi-douzaine de fonctionnaires du ministère des Affaires
étrangères134. Un tel monopole sur l’information n’existe plus
qu’en Corée du Nord.
Les réseaux sociaux peuvent permettre de se faire entendre
à ceux qui, d’ordinaire, n’ont pas accès à la parole. C’est bien
parce que la Tunisie était le pays arabe où les réseaux sociaux
étaient le plus répandus, avec une population alphabétisée et
disposant d’une classe moyenne nombreuse, que le Printemps
arabe y est né. Ben Ali serait peut-être encore au pouvoir sans
les réseaux sociaux. Ces derniers ont également joué un rôle
fondamental dans la chute d’Hosni Moubarak en Égypte, et
dans le déclenchement de la révolution syrienne que Bachar
el-Assad a noyée dans le sang.
Plus récemment, en 2019, du Chili au Liban, les réseaux
sociaux ont été l’arme de ceux qui n’ont pas accès aux médias.
Si le système politique l’a pour le moment emporté au Liban,
au Chili, la mobilisation a conduit à abandonner la constitution
héritée du sinistre Pinochet pour en adopter une nouvelle. En
Algérie, le Hirak en est largement le résultat, permettant qu’un
peuple qu’on croyait résigné crie tout à coup sa colère et le
caractère inacceptable pour lui d’un cinquième mandat d’un
président pourtant impotent. Au Soudan, ils ont aidé à mettre
fin au régime militaire. Sans qu’on ne puisse établir une
véritable comparaison, la mobilisation des gilets jaunes en
France a été permise par les réseaux sociaux. Ces manifestants
n’ont eu accès (insatisfaisant et insuffisant à leurs yeux) aux
médias traditionnels qu’une fois que leur mobilisation s’est
révélée importante. À Hong Kong, c’est par les réseaux
sociaux que la jeunesse a défié le pouvoir des autorités locales
et de Pékin135. Partout, parfois pour des motifs qu’on peut à
tort considérer comme anecdotiques (augmentation du prix du
ticket de métro, de l’essence, taxe sur WhatsApp), ou plus
essentiels (déni ouvertement affirmé de la démocratie), les
populations se sont révoltées et se sont mobilisées rapidement
et largement grâce aux réseaux sociaux. Au Cachemire,
lorsqu’à l’été 2019 l’armée indienne a repris le contrôle absolu
du territoire, le premier réflexe a été de couper tous les réseaux
sociaux pour isoler la population et empêcher toute
contestation.
Les réseaux sociaux permettent une information
décentralisée. Chaque individu devient à la fois récepteur et
émetteur d’information. Ils permettent également de mettre en
place une mobilisation horizontale. Si votre idée est jugée
légitime par vos concitoyens, vous pouvez leur faire part de
revendications dans lesquelles ils vont se reconnaître. Vous
pourrez aisément fixer des lieux de manifestation, faire
circuler des slogans.
La limite, on le voit entre autres en Algérie, est la difficulté
à faire émerger de véritables leaders. Les réseaux sociaux
permettent une circulation des idées plus large, plus rapide et
non contrôlée par le haut. Au Nigeria, la jeunesse se plaignait
des exactions répétées d’une unité d’intervention de la police
chargée de la sécurité nocturne de Lagos, et qui en réalité
molestait et même rançonnait les jeunes qui avaient le malheur
de tomber sur elle. Une mobilisation express sur les réseaux
sociaux a conduit le président à la démanteler en octobre 2020.
Le mouvement #MeToo a joué un rôle fondamental dans la
lutte contre les violences sexuelles dans les pays occidentaux.
Pour faire face à des prédateurs sexuels bénéficiant de
l’immunité et souvent de solides réseaux dans la presse
mainstream, les réseaux sociaux ont permis de dynamiter la loi
du silence. Le mouvement a d’ailleurs débordé des seuls pays
occidentaux. Ainsi, les Chinoises ne pouvant pas manifester
dans la rue, les réseaux sociaux constituent pour elle un terrain
de lutte indispensable136.
Filmer les violences des forces de sécurité et poster les
vidéos sur les réseaux sociaux est souvent le meilleur moyen
de dénoncer des répressions inadmissibles qui sinon auraient
été passées sous silence. Les crimes de Bachar el-Assad ont
été connus grâce à eux. Sans les réseaux sociaux et la faculté
de filmer un évènement, donnée désormais à chaque
possesseur d’un téléphone portable, le mouvement Black
Lives Matter n’aurait pas pris naissance aux États-Unis. En
Israël/Palestine, l’association pacifiste B’tselem a ainsi
distribué aux Palestiniens des petites caméras pour filmer les
éventuelles exactions des soldats israéliens aux checkpoints ou
ailleurs.
La liberté de la presse a constitué un tournant majeur pour la
démocratisation des sociétés. Il y a eu un mouvement
dialectique, l’existence d’une presse libre étant l’une des
preuves du caractère démocratique d’une société et contribuant
à le renforcer. Dans les sociétés totalitaires, il n’y a pas de
presse indépendante. Elle est sous contrôle ou quasi
inexistante dans les régimes autoritaires. Mais liberté de la
presse ne veut pas dire automatiquement que la presse est au
service de tous. Et aujourd’hui, le combat pour le libre accès
aux réseaux sociaux est aussi un critère de liberté.

Les risques dus aux abus


Le 14 octobre 2020, Gilles Babinet annonçait supprimer
définitivement son compte Facebook, tout en reconnaissant
qu’il ne l’utilisait plus depuis deux ans et demi. Il invitait ses
followers sur Twitter à faire de même. Il disait avoir pris cette
décision après avoir vu le documentaire Derrière nos écrans
de fumée, et précisait : « Entre mille autres choses, ceci : une
explosion de la dépression et des suicides chez les adolescents
aux États-Unis. Un phénomène que les psychiatres aux États-
Unis relient directement aux réseaux sociaux. » Selon lui, « le
documentaire met aussi à nu des dynamiques fondamentales
de ce type de réseau. Par exemple la polarisation des idées
politiques dans le monde. Un phénomène conséquence des
bulles d’enfermement sociales bien décrit dans le
documentaire ». Il estime que ce type de réseau ne peut être
réformé par ceux qui l’ont créé, qu’il met en danger tout débat
politique, et que notre capacité à vivre ensemble y perdra. Il
conclut : « Nous sommes plus malheureux, nos enfants plus
encore que nous. Notre démocratie est en danger. Notre
capacité de réfléchir à la complexité est atténuée alors qu’elle
devrait être accrue pour faire face aux défis qui s’annoncent.
Qu’attend-on ?137 »
Dans ce documentaire visible sur Netflix, les pionniers de
Facebook et des entreprises digitales reconnaissent « qu’ils
n’avaient pas imaginé le revers de la médaille ». L’un d’eux
admet : « Quand j’étais là-bas, je pensais que j’agissais pour le
bien de tous, je n’en suis plus si sûr maintenant. » Le produit
est addictif : « Le but est de faire en sorte que vous soyez
continuellement sur l’écran, c’est la même méthode que les
machines à sous : à chaque fois que vous ouvrez le portable,
vous avez une chance de tomber sur le gros lot » ; « Les
réseaux sociaux sont une drogue, ils rendent les gens
addicts. » ; « Après 2011, le nombre d’adolescents ou de
préadolescents qui se sont automutilés a augmenté de 62 %
pour les adolescents et de 82 % pour les préadolescents. Le
nombre de tentatives de suicide a également fortement
augmenté, tout ceci à cause des réseaux sociaux. Ils rentrent de
l’école, ils sont scotchés sur leur écran. »
L’effet sur la jeunesse est un problème très sérieux. Mais ce
problème ne réside pas tant dans l’existence des réseaux
sociaux que dans leur surutilisation. C’est une question
d’éducation, de maîtrise, d’apprendre à consommer avec
modération.
Le documentaire signale aussi que l’État islamique a recruté
par Internet, et que, maintenant, les suprémacistes blancs font
de même. Bien sûr, racistes et terroristes utilisent les réseaux
sociaux. C’est grâce à eux que les nébuleuses extrémistes se
renforcent, permettant des mises en contact, des recrutements,
des embrigadements. Des adeptes de Daech aux suprémacistes
blancs, dont le terroriste de Christchurch, nombreux sont ceux
qui se sont radicalisés sur les réseaux sociaux. Il est désormais
avéré que ces derniers servent de plateforme à la diffusion de
messages et propos haineux qui viennent nourrir ces
mouvements. Un exemple parmi d’autres : en Birmanie, où la
moitié de la population est sur Facebook, 150 groupes
influents prêchaient la haine des musulmans et des Rohingyas,
ce qui a joué un rôle important dans les massacres subis par
cette minorité138. Mais les mouvements extrémistes utilisent
encore bien d’autres choses qu’il n’est pas question de
supprimer. Ce ne sont pas ces technologies qui ont créé le
terrorisme ni les courants fascistes.
De leur côté, Tariq Krim et Bernard Benhamou, dans un
entretien au média en ligne Thinkerview, estiment qu’en
« montrant des contenus de plus en plus hard, on radicalise les
gens, il faut que les gens soient en colère pour avoir un vote
extrémiste. Les gens sereins ne votent pas aux extrêmes.
Facebook et YouTube radicalisent les gens139 ». Argument
curieux, puisqu’on peut dire exactement la même chose des
médias mainstream (cf. les nombreuses unes des médias
français stigmatisantes sur l’islam). Les réseaux sociaux ont
certes permis l’accession au pouvoir de Donald Trump, mais
Barack Obama avait largement construit sa victoire en 2008
sur leur utilisation140.

Réseaux sociaux vs médias mainstream


On oppose souvent médias classiques et réseaux sociaux,
généralement pour jeter l’opprobre sur les seconds, indignes
de confiance, lieux de toutes les manipulations et pépinières de
fake news, tandis que les premiers resteraient des références
incontournables.
Or, dans les pays démocratiques, les médias centraux
appartiennent de moins en moins aux journalistes et de plus en
plus aux grandes forteresses. Aux États-Unis, Jeff Bezos a
racheté le Washington Post. L’empire Murdoch règne sur la
presse anglo-saxonne. En France, on est passé d’une presse
largement aux mains des rédactions après 1945 à une presse
contrôlée par des milliardaires aujourd’hui. Si la Russie et
l’Ukraine ne s’entendent pas, les deux pays ont le point
commun d’avoir des oligarques qui contrôlent la majeure
partie des médias. Un milliardaire israélien ultraconservateur,
Sheldon Adelson, a lancé le quotidien gratuit Israël Hayon
pour soutenir Netanyahou. En Chine, au Vietnam ou à Cuba,
les médias sont étatiques. Bien sûr, les rédactions des pays
européens tentent de dresser des barrières d’indépendance vis-
à-vis de leur propriétaire. Cela peut fonctionner, mais
l’autocensure est parfois plus forte que la censure. Enfin, il
peut exister un effet endogamique qui fait que les rédactions
ne sont pas toujours en phase avec le reste de la population. Si
la parité a progressé dans les médias français par exemple, la
diversité peine toujours à se faire une place.
Les réseaux sociaux, moins sensibles à cette endogamie,
peuvent ainsi servir de correcteurs aux médias mainstream. Si
ces derniers hésitent à traiter des affaires dites sensibles, la
mobilisation sur les réseaux sociaux peut s’en charger, voire
déclencher le traitement de certains sujets oubliés ou apporter
des précisions sur des points négligés. Il est parfois difficile
pour un journaliste de porter à la connaissance du public une
affaire qui pourrait être problématique pour des personnes
avec lesquelles il est en relation ou auxquelles le lie une
complicité amicale. Certains journalistes peuvent aussi
craindre de « griller » une source, de se couper d’une personne
ressource utile.
Regardons ceux qui dénoncent les réseaux sociaux comme
étant porteurs de haine. Ce sont généralement des éditorialistes
bien en place et multicartes. Ils vont de médias en médias,
portent de manière générale des jugements à l’emporte-pièce
et plutôt méprisants sur ceux qui ne font pas partie de leur
cercle relationnel, qui n’ont pas leur entregent. Ils n’aiment
être contredits qu’en très grande douceur et en réalité en fausse
opposition que par leurs homologues de même rang. Les
réseaux sociaux les dérangent parce que c’est là que se réfugie
la contestation de leur parole. Les débats supposés
contradictoires des chaînes d’information continue ne le sont
forcément pas, au-delà des postures. Il y a un consensus,
soutenu par le sentiment d’appartenir à un même monde : « Si
on entend un mensonge énorme, une contradiction béante, il
serait dangereux de la relever sauf à se faire un ennemi. » Mais
ceux qui prennent la parole sur les réseaux sociaux n’ont pas
ces prévenances, ils ne font pas partie de ce cercle, n’en
attendent ni n’en craignent rien.
Certes, des fake news circulent sur les réseaux sociaux, mais
très souvent, les utilisateurs des réseaux sociaux eux-mêmes se
dépêchent de les rectifier. Et n’y a-t-il pas aussi des fake news
dans les médias centraux ? Ne peut-on pas multiplier les
exemples de fausses nouvelles propagées par incompétence ou
complicité ? L’entre-soi n’est-il pas un obstacle à l’approche
de la vérité ? Et au vu du nombre de unes tapageuses, de
débats où la haine contre certaines minorités s’étale au grand
jour, peut-on vraiment affirmer que le clivage entre discours
raisonnable et fake news se superpose totalement à celui entre
médias mainstream et réseaux sociaux ? Ce ne sont pas les
réseaux sociaux qui présentent Bernard-Henri Lévy comme un
philosophe humanitaire, l’imam Chalghoumi comme un
homme uniquement animé par l’entente interreligieuse ou
Philippe Val comme un défenseur de la liberté, pour ne
prendre que trois exemples de fake news inventées par les
médias centraux et allègrement démontées sur les réseaux
sociaux.
Autre reproche que l’on entend régulièrement à l’encontre
de réseaux sociaux : « Les gens ne sont jamais en contact avec
des idées qui les dérangent. Ceux qui sont en désaccord ne se
rencontrent jamais. » Mais c’est exactement le même cas avec
les journaux : le lecteur du Figaro ne lit pas Libération et
inversement. On attribue parfois aux réseaux sociaux des torts
qui ne sont pas uniquement les leurs et qui sont partagés, ou
des torts qui peuvent être corrigés par un usage plus modéré ou
plus pertinent, comme pour beaucoup d’autres secteurs qui ne
sont pas mis à ce point en accusation.
Il n’est pas ici question d’affirmer que les réseaux sociaux
sont sans risques et uniquement positifs. Comme toute
technologie, elle peut donner le meilleur comme le pire. Mais
je reste persuadé qu’au niveau global, leur apport est positif.
La balance reste favorable en termes d’émancipation. Il n’est
d’ailleurs qu’à voir ceux qui les critiquent le plus férocement.

Le cas chinois
En 2000, Bill Clinton avait prédit que le développement
d’Internet allait faire de la Chine une société plus ouverte :
« Dans le nouveau siècle la liberté va se développer par le
téléphone cellulaire et le câble141. » Les NTIC promettaient en
effet un monde où l’individu, quel que soit le régime politique,
aurait plus de pouvoirs, où l’information circulerait plus
librement. Brzezinski déclarait que l’ensemble de l’humanité
était devenu politiquement actif142. Par mimétisme avec les
dictatures sud-coréenne et taïwanaise qui s’étaient libéralisées
sous l’effet du développement économique, on prévoyait la
même évolution pour la Chine. Mais si la Chine s’est
modernisée, elle ne s’est pas occidentalisée en ce qui concerne
son système politique : le régime chinois continue d’exercer
son contrôle sur les réseaux sociaux et dit maintenir une
censure pointilleuse.
La Chine a bloqué l’accès à son territoire à Google,
Facebook, Twitter, Instagram, etc. Cela relève autant de la
censure que de la protection de ses propres géants du
numérique, mais le blocage de milliers de sites d’information
étrangers a surtout pour objectif le contrôle de l’information.
La Chine a en quelque sorte créé des frontières digitales. Il est
impossible de trouver sur les réseaux sociaux des propos
critiques ou moqueurs sur Xi Jinping. Winnie l’ourson, auquel
il est comparé de façon ironique, est interdit, tout comme ce
qui a trait à la « secte » Falun Gong, à la répression sur la
place Tian’anmen en 1989, ou celle à Hong Kong
actuellement, ou encore au Dalaïlama, à la question des
Ouïghours ou du Tibet. WeChat, la messagerie la plus utilisée
du pays, est devenu un outil clé de contrôle des faits et gestes
de la population. Certains activistes ont déclaré avoir été suivis
sur la base de conversations qu’ils auraient eues sur WeChat.
Des conversations ont même été transmises à la justice. En
2017, les autorités chinoises ont exigé que Tencent et les
autres entreprises digitales ferment les sites web sur lesquels
avaient lieu des discussions portant sur les questions militaires.
Tencent et Baidu143 ont été condamnées à verser des amendes
pour avoir hébergé des contenus interdits lors du 19e congrès
du PCC.
Certes, les VPN144 qui permettent de modifier la
géolocalisation d’un appareil permettent d’échapper à ce
système. Mais les dirigeants chinois font la guerre à ce
système, et Apple a retiré le VPN de sa version chinoise de
l’App-store. Les dirigeants chinois ont compris qu’il ne fallait
pas bloquer le développement d’Internet, au risque de bloquer
leur propre développement économique, mais ils ont fait en
sorte de pouvoir le remodeler à leur avantage : « Aujourd’hui,
ils ne craignent plus Internet, ils craignent simplement sa
forme ouverte et décentralisée. Ils ont su s’approprier une part
du cyberespace pour en faire un redoutable instrument de
contrôle centralisé et d’action à distance plutôt qu’un réseau
d’échange modelé par ses utilisateurs145. »
Les NTIC, et notamment les techniques de reconnaissance
faciale, permettent d’installer un contrôle social dans le pays :
« Le sentiment de sécurité est le meilleur cadeau qu’un pays
puisse offrir à son peuple », déclarait Xi Jinping dans le
reportage « Amazing China » diffusé à la télévision chinoise.
De nouveau, le spectre d’une société totalitaire. Sauf que la
plupart des Chinois l’acceptent de bonne grâce. C’est pour eux
un instrument de sécurité et de tranquillité sociales. Si vous
achetez des produits chinois, vous marquez des points.
Émettre des avis trop dissidents ou faire des recherches
suspectes en ligne peut valoir une perte de capital. Xi Jinping a
développé une sorte de culte de la personnalité grâce à
l’application Xuexi Quianguo, « Étudier pour rendre le pays
plus fort ». « Cette application a été téléchargée 100 millions
de fois. Au menu : des articles, des vidéos en l’honneur du
président et des quiz pour tester ses connaissances sur
l’histoire du pays. Voici une nouvelle illustration de la
“dictalure” chinoise : utiliser le jeu pour mieux régner146. »
Selon Robin Li, P.-D.G. de Baidu : « Les Chinois sont plus
ouverts et moins frileux que les Occidentaux en ce qui
concerne la vie privée. S’il faut la sacrifier pour avoir accès à
davantage de bien-être et de sécurité, bien souvent ils
n’hésiteront pas147. »
Le contrôle social en Chine
Le contrôle social mis en place en Chine à partir des années 2010 est
présenté comme un moyen de régulation sociale, mais peut être
perçu comme une tentative de contrôle totalitaire des populations. Il
est issu d’un système permettant de faciliter les transactions
financières entre la Chine et l’étranger après l’adhésion de Pékin à
l’OMC. Il est inspiré du système des agences de notation
occidentales des grandes entreprises pour permettre de définir leur
solvabilité financière. La crise financière de 2008 a conforté les
autorités chinoises dans leur volonté de mettre en place un système
de contrôle de la solvabilité des entreprises et des citoyens afin
d’éviter l’équivalence de la crise des subprimes aux États-Unis.
Officiellement, il s’agit de rendre la société plus « harmonieuse » et
de restaurer la confiance entre les acteurs économiques.
En 2014, le gouvernement publiait son document intitulé : « Une
ébauche de plan pour la construction d’un système de crédit social
2014-2020 ». Les collectivités locales sont chargées de le mettre en
application avant une harmonisation au niveau national. La ville de
Suqian, au nord de Shanghai, sert notamment de ville pilote. Il y
existe six catégories de citoyens :
AAA (plus de 1 050 points) : citoyen exemplaire
AA (1 030-1 049) : citoyen excellent
A (960-1 029) : citoyen honnête
B (850-959) : citoyen relativement honnête
C (600-849) : niveau d’avertissement
D (549 et moins) : citoyen malhonnête
Chaque citoyen a un crédit de 1 000 points, qu’il peut faire fructifier
ou non selon ses comportements, comme de ne pas payer une place
de parking ou de rendre régulièrement visite à ses parents âgés. Fin
mars 2019, 13,49 millions de personnes ont été jugées « indignes de
confiance » et placées sur des listes noires. 20,47 millions de
demandes de billets d’avion et 5,71 millions de demandes de billets
de train à grande vitesse ont été rejetées pour « malhonnêteté ».

Ouvrir le débat
Lorsque l’on a commencé à installer des caméras de
surveillance en France, beaucoup ont protesté contre ce qui
leur apparaissait comme une insupportable atteinte aux
libertés. Le spectre d’une surveillance généralisée de la
population a été dénoncé. Depuis, les caméras de surveillance
se sont multipliées et tout le monde semble s’en être
accommodé, voire en a réclamé des supplémentaires, car elles
permettent d’élucider violences, viols et crimes et ont de ce
fait un rôle dissuasif.
Comme le souligne Philippe Coste : « On surestime la
menace quant à la liberté. Il y a en fait beaucoup d’avantages :
retrouver un gamin perdu dans la foule, prévenir un attentat…
Le contrôle social pourrait permettre de punir les entreprises
qui ne payent pas leurs fournisseurs, mais c’est déjà le cas en
France, où la Banque de France peut dresser une liste
d’interdits bancaires. Le malus/bonus peut avoir des
avantages148. »
Ce qui est nécessaire, c’est un débat démocratique sur ce
qu’il est légitime d’observer et ce qui est intrusif de façon
inacceptable. Les algorithmes mis en place par les applications
les plus populaires peuvent poser un problème. Les
algorithmes de Facebook favoriseraient ainsi la montée en
puissance des pages fortement partisanes et conduiraient donc
à un excès viral d’information et de désinformation que
l’entreprise est incapable de gérer149. « Finalement, le modèle
que nous propose la Chine de Xi Jinping n’est pas si éloigné
de celui que veulent construire Mark Zuckerberg, Peter Thiel
ou Sergey Brin. Ils organisent chacun un contrôle de plus en
plus absolu des individus, l’un au bénéfice du pouvoir
politique, l’autre au profit du pouvoir économique150. »
« Quand les groupes sont perçus comme des tribunes où
chacun peut exprimer tout ce qui lui passe par la tête,
s’affranchissant du jugement public ou du politiquement
correct, ils laissent le champ libre à l’expression des préjugés
et des propos les plus haineux qui sont inacceptables (voire
illégaux) ailleurs151. »
Il est certain que l’entre-soi existe aussi sur les réseaux
sociaux, que l’anonymat pousse certains à tenir sans risque des
propos excessifs et haineux. Encore que certains talk-shows
télévisés puissent aussi subir ce reproche. En réalité, si bien
sûr il y a des excès, des actes condamnables, il faut aussi
mettre dans la balance les bienfaits des réseaux sociaux. Ceux-
ci ouvrent, non sans défaut et sans risque, plus d’opportunités
et de libertés qu’ils n’en ferment ou qu’il n’en existait
auparavant. Ils ouvrent des espaces de respiration, ils
élargissent le champ, ils brisent des monopoles. Pas étonnant
que ceux qui en disposaient s’en offusquent.
On peut rejoindre les interrogations de Marie David et
Cédric Sauviat : « Aujourd’hui, les choix technologiques font
tout sauf l’objet d’un choix démocratique : une poignée
d’ingénieurs dans la Silicon Valley dessinent les contours d’un
monde que nous subissons tous sans avoir notre mot à dire.
Les questions technologiques ne sont jamais discutées dans les
programmes politiques152. » N’est-il pas urgent de lancer un
débat sur l’ensemble des enjeux de l’IA pour la société ? Est-il
normal que la quasi-totalité des candidats aux élections
présidentielles françaises de 2017 (et il en va de même dans
les autres démocraties) n’ont pratiquement jamais abordé ce
sujet, pourtant essentiel, dans leur campagne électorale153 ?
Chapitre 5
Le duel Chine/États-Unis

Pendant la Guerre froide, l’affrontement idéologique et stratégique entre les


États-Unis et l’Union soviétique s’est traduit par une course aux armements
débridée lancée par les États-Unis, persuadés que leur supériorité technologique
leur permettrait de distancer le concurrent soviétique, censé être arriéré en ce
domaine. Ce sont les États-Unis qui, les premiers, ont successivement eu l’arme
nucléaire puis thermonucléaire, les bombardiers et missiles terrestres de portée
internationale, les sous-marins lanceurs d’engins nucléaires, les armes mirvees
(multiple independently reentry vehicules, plusieurs têtes nucléaires sur un seul
missile). Mais chaque accélération américaine a été suivie par le concurrent
soviétique, qui n’a eu de son côté la primauté que des armes antibalistiques. La
course est allée à une allure folle, aboutissant, à la fin de la Guerre froide, à 50 000
armes nucléaires au total pour les deux superpuissances, la moitié en stock et
l’autre déployée. De quoi faire sauter plusieurs fois la planète (capacité
d’« overkill »), en dehors de toute logique pure de dissuasion.
Mais le coureur soviétique à la constitution économique plus fragile que son
rival américain s’est essoufflé à suivre le rythme infernal imposé par ce dernier.
Au mieux de sa forme, l’URSS ne réalisait que 40 % du PIB américain. Si les
États-Unis consacraient, guerre du Vietnam inclue, 7 % de leur PIB aux dépenses
militaires, l’URSS leur consacrait plus de 20 %.

Vers une guerre froide technologique ?


Nouveaux enjeux
Le déclin stratégique de Moscou engendré par l’implosion de l’URSS et la
chute du régime soviétique (Gorbatchev a échoué parce qu’il a libéralisé le pays
sans réussir le développement économique) constitue depuis trente ans le
cauchemar des dirigeants chinois. Un cauchemar obsessionnel. Pour éviter qu’il ne
devienne une réalité, les dirigeants chinois ont décidé de garder un contrôle
politique étroit de leur population et de ne pas suivre les États-Unis dans leur
course aux armements. Le Pentagone et les milieux atlantistes s’égosillent
régulièrement sur la menace que constitue l’augmentation des dépenses militaires
chinoises, censées justifier leur demande permanente de rallonge budgétaire pour
leurs arsenaux. Certes, elles sont en hausse régulière, mais elles sont évaluées
entre 170 et 200 milliards de dollars, contre 738 pour les États-Unis en 2020154.
Contrairement aux Américains, les Chinois ne se sont pas lancés dans de
coûteuses interventions militaires extérieures, préférant proposer leurs « nouvelles
routes de la soie » et les projets d’infrastructures les accompagnant.
Il y a un autre terrain sur lequel le régime de Pékin a décidé non seulement de
suivre le compétiteur américain, mais en plus de prendre une foulée qui permette
de le distancer de façon nette et définitive : celui de la technologie, et plus
particulièrement de l’intelligence artificielle. Cela est perçu comme le facteur de
puissance non pas de demain, mais d’aujourd’hui, ayant de surcroît des usages
aussi bien civils que militaires et constituant la pièce maîtresse de la compétitivité
économique.
Suivre la course aux armements lancée par Washington a empêché Moscou de
satisfaire les besoins de sa population. Khrouchtchev avait promis que l’URSS
allait « fabriquer des fusées comme des saucisses », mais le résultat a été de créer
une superpuissance militaire engendrant, pour les citoyens, de sévères problèmes
de ravitaillement. Une « Haute-Volta avec des fusées », pour reprendre une
expression marquante de l’époque. La Chine a décidé de suivre et de dépasser les
États-Unis dans la course à l’intelligence artificielle parce que c’est ce qui lui
permettra d’obtenir une suprématie stratégique vis-à-vis de Washington et en
même temps de satisfaire les besoins de la population chinoise. Bref, de satisfaire
à la fois le patriote et le consommateur, et donc de ren-forcer les deux véritables
piliers de la légitimité du PCC, bien plus forts que l’étude du marxisme-léninisme.
La stratégie chinoise en Afrique est aussi technologique
En Afrique, il est clair que la Chine prend l’avantage sur les États-Unis. La désertion du
continent par ces derniers sous le mandat de Donald Trump, notamment mais pas seulement
lors de la crise du Covid-19, les propos insultants de Trump envers les pays africains
(qualifiés de « shithole countries »), laissent de l’espace à la Chine. Le programme des
« nouvelles routes de la soie » correspond à cette volonté d’investir un continent qui compte
54 voix à l’ONU et est riche en matières premières dont Pékin est gourmand.
Bien sûr, l’aide promise à l’Afrique est loin de n’être que généreuse, elle est également très
intéressée. Un exemple caricatural en témoigne. La Chine a généreusement financé la
construction du nouveau siège de l’Union africaine (UA) à Addis-Abeba. En janvier 2018, on
découvrait que tout le système de communication (fourni par Huawei) était contrôlé par Pékin,
et que chaque nuit, les données de l’UA et les enregistrements des réunions étaient
transférés vers la Chine continentale.
Le modèle d’Internet censuré qu’offre la Chine peut par ailleurs satisfaire certains
gouvernements africains, admiratifs du modèle de développement économique et de maintien
d’un système politique autoritaire.
« Un phénomène cybercolonialiste puissant est ici à l’œuvre. Confrontée aux urgences
croisées du développement, de la démographie et de l’explosion des inégalités sociales – que
la Chine connaît bien –, encore traumatisée par le passif de la colonisation européenne,
l’Afrique est en train de nouer avec la Chine un partenariat techno-industriel logique, mais très
déséquilibré. À la manière des Américains en Europe après la guerre, la Chine exporte
massivement en Afrique – en les finançant tout aussi massivement – ses solutions, ses
technologies, ses standards et le modèle de société qui va avec155. »

AlphaGo, le moment Spoutnik chinois


Dans la Guerre froide soviéto-américaine, il y a eu en 1957 ce qu’on a appelé
« le moment Spoutnik ». Les Américains percevaient alors avec stupeur et
angoisse le « bip bip » émis par le satellite soviétique Spoutnik. Moscou avait
réussi à placer un satellite en orbite, ce que les Américains estimaient pour
longtemps encore hors de sa portée. L’URSS était donc capable de posséder des
missiles intercontinentaux. Cela changeait totalement la configuration stratégique
et l’équilibre des forces entre les deux pays. Si, depuis 1949, l’Union soviétique
possédait elle aussi l’arme nucléaire, il y avait de fait une dissuasion unilatérale de
Washington à l’égard de Moscou. Ni les missiles terrestres ni les bombardiers
soviétiques n’étaient en mesure d’atteindre le territoire américain, n’ayant pas une
portée intercontinentale. Leurs armes nucléaires ne pouvaient avoir comme cibles
potentielles que des villes européennes. Si la portée des armes américaines était
comparable à celle des armes soviétiques, ces derniers avaient toutefois un
avantage incommensurable : basées sur le territoire européen, elles voyaient
Moscou et d’autres cibles soviétiques à leur portée. À partir du moment où les
Soviétiques ont eu la capacité de franchir l’Atlantique, tout a changé : les villes
américaines n’étaient plus à l’abri de la menace soviétique. C’était l’équilibre de la
terreur.
Ce « bip bip » émis par Spoutnik posa à Washington des problèmes de sécurité
et de prestige. Kennedy fixa alors l’espace comme nouvelle frontière aux
Américains. Il donna naissance au programme Apollo et à ce « petit pas pour
l’homme et grand pas pour l’humanité » (en réalité un pas de géant pour les États-
Unis) incarné par le premier pas de Neil Armstrong sur la Lune en 1969. Kennedy
avait, au cours de la campagne électorale de 1960 qui allait conduire à son
élection, dénoncé le missile gap qui aurait été à l’avantage de l’Union soviétique ;
il développa en conséquence l’arsenal stratégique américain. Si gap (« fossé ») il y
avait, il était en fait en faveur de Washington. Lors de la crise de Cuba deux ans
plus tard, moment où le monde est passé au plus près de la guerre nucléaire, les
États-Unis possédaient 3 000 têtes nucléaires, l’Union soviétique à peine 400.
Méconnaissance des réalités – les satellites d’observation n’existaient pas encore
–, réaction de prudence consistant à prévoir le pire scénario, ou volonté de
dissimuler les chiffres exacts pour permettre l’augmentation du budget ? Toujours
est-il que la menace avait été largement surestimée. Le différentiel de PIB entre les
États-Unis et l’Union soviétique avait permis cette accélération qui a réjoui le
complexe militaro-industriel américain, dont Eisenhower avait dénoncé
l’influence excessive dans son discours d’adieu en 1961.
Aujourd’hui, dans le domaine de l’intelligence artificielle, il y a bien eu un
moment Spoutnik, cette fois-ci au détriment de Pékin. Selon Kai-Fu Lee156, il a eu
lieu en mai 2017 lorsque Alpha Go, programme d’intelligence artificielle
développé par la société britannique DeepMind (rachetée en 2014 par Google), a
battu le champion du monde chinois de jeu de go Ke Jie. En janvier 2016,
AlphaGo avait déjà battu Fan Hui, triple champion d’Europe. Le jeu de go,
originaire de Chine, accorde une place prépondérante à l’intuition et offre
d’innombrables combinaisons. Pour atteindre une telle performance, DeepMind a
fait jouer à AlphaGo des centaines de milliers de parties contre elle-même. Battue
sur son propre terrain par des moyens qu’elle ne maîtrisait pas suffisamment, la
Chine s’est lancée dans la bataille avec énergie et détermination. Cette défaite a
été un signal d’alarme indiquant à Pékin qu’il fallait concentrer ses efforts dans ce
domaine. Ce n’était pas uniquement une question de prestige, mais de
souveraineté et de suprématie. Il semble bien une nouvelle fois que celui qui était
initialement distancé a rapidement trouvé un second souffle qui pourra lui
permettre un finish vainqueur157.
Durant la Guerre froide, les États-Unis ont été constamment soucieux de contrer
la menace stratégique et idéologique soviétique. À partir du milieu des années
1980, du fait de la Perestroïka de Gorbatchev qui avait enterré l’aspect confrontatif
des relations soviéto-américaines, et face à la montée en puissance du Japon, c’est
la menace financière et technologique nippone qui les a effrayés. Dans les
sondages, le Japon avait alors remplacé l’Union soviétique comme menace
principale à la sécurité des États-Unis. Désormais, « face à la Chine, c’est la
réunion de ces deux menaces en une seule, mais deux fois plus grande158. » La
rivalité entre Washington et Pékin est économique et technologique.

Une lutte globale pour la suprématie technologique


« Conçu par Apple en Californie, assemblé en Chine. » Cela s’était avéré pour
les dix premières années de vie de l’iPhone. C’était l’illustration du fossé
technologique entre « les États-Unis qui fournissaient le cerveau et la Chine qui
fournissait les muscles159 ». Cette situation a rapidement changé, la Chine s’est
dotée de ses propres géants technologiques en mesure de rivaliser avec les
Américains. Comme le souligne un rapport du Sénat français de janvier 2019 :
« La Chine a opéré une transition d’une stratégie d’imitation à une stratégie
d’innovation160. » Comme pour les autres secteurs économiques, ce résultat était
le produit d’une volonté politique nationale ultradéterminée et de l’ingéniosité et
de l’appétit d’entreprendre d’individus ayant carte blanche pour innover et
s’enrichir tant qu’ils restent dans le cadre défini par l’État. La croissance chinoise
a développé une classe moyenne avide de consommer les offres des entreprises
digitales.
Selon le même rapport du Sénat, « les États-Unis sont actuellement et
incontestablement le leader mondial de l’intelligence artificielle. Grâce à la
puissance économique des GAFAM, ils disposent d’une avance technologique
indéniable161 ». Il n’est pas sûr que ce constat soit encore vrai aujourd’hui. Barack
Obama pouvait s’enflammer en déclarant : « Nous avons possédé l’Internet, nos
sociétés l’ont créé, l’ont élargi et l’ont perfectionné de manière à pouvoir y
réussir162 », les géants du numérique donnaient un nouveau souffle à la puissance
américaine. « Internet a offert aux États-Unis une fantastique opportunité, non
seulement pour conserver, mais aussi pour renforcer le leadership planétaire163. »
Mais il semblerait que le flambeau de ce leadership ait traversé le Pacifique pour
aller se loger en Chine.
Le South China Morning Post, propriété du magnat Jack Ma, soulignait en 2018
que la Chine se faisait des illusions si elle pensait qu’elle pourrait prochainement
dépasser les États-Unis dans les domaines scientifiques et techniques. Ce
commentaire prudent de Jack Ma s’explique par sa volonté de ne pas se couper du
marché américain. Mais correspond-il encore à la réalité ?

Les atouts de la puissance technologique chinoise


D’ambitieux projets
Mao faisait peut-être rêver la jeunesse révolutionnaire occidentale, mais lorsque
Deng Xiaoping a pris le pouvoir, le PIB annuel par habitant était de 300 dollars. Il
est aujourd’hui de 10 000 dollars. Du temps du Grand Timonier, les Chinois
n’avaient pas droit à la liberté d’expression, craignaient en permanence d’être
dénoncés aux autorités s’ils avaient le malheur, y compris dans le cercle familial,
de critiquer le régime. Ils étaient habillés de façon uniforme, au sens premier du
terme, n’avaient pas accès aux loisirs et encore moins aux voyages à l’étranger ou
même dans leur propre pays.
Le décollage économique de la Chine et la règle de l’enfant unique – et de
l’absence de divorce – vont faire des petits Chinois les dépositaires des rêves de
réussite individuelle enfin permise et de soif de consommation enfin possible de
quatre grands-parents et deux parents. Les Chinois d’aujourd’hui, y compris les 90
millions de membres du PCC, ne s’encombrent pas des nuances du matérialisme
dialectique de Marx ou de la théorie de la contradiction de Mao. Même s’ils ne
connaissent pas le personnage, ils suivent le principe de Guizot : « Enrichissez-
vous ! ». Et la révolution numérique liée au développement de l’intelligence
artificielle est l’un des moyens de le faire le plus sûrement et le plus rapidement.
En 2015, Xi Jinping parlait de faire de la Chine un « cyber superpower ». Le
plan « Made in China 2025 », publié en 2015, ambitionne de dominer les
industries du futur. Le 13e plan quinquennal pour l’informatisation nationale, lancé
en 2016, prévoit de doter l’industrie de plus de 150 milliards de dollars.
Xi Jinping déclarait le 15 décembre 2017 : « Si notre parti ne parvient pas à
faire face aux défis représentés par Internet, il ne saura relever le défi de rester au
pouvoir à long terme. » En avril 2018, dans un discours à Pékin, Xi Jinping
déclarait qu’Internet et les technologies de l’information représentaient le secteur
« le plus dynamique et prometteur pour l’intégration civile et militaire164 ».
L’assemblée nationale populaire a adopté en juin 2017 une loi sur le
renseignement. Celle-ci oblige les entreprises et les citoyens à coopérer, soutenir
ou assister les institutions nationales du renseignement. Si une entreprise
américaine peut refuser de coopérer avec l’État fédéral, les entreprises chinoises
n’ont pas cette possibilité. Ainsi, après la fusillade de San Bernardino le 2
décembre 2015, le FBI avait trouvé l’iPhone d’un des terroristes et demandé à
Apple de l’aider à en décrypter le contenu pour vérifier s’il y avait un lien entre
son propriétaire et Daech. Apple a refusé. Les choses ne se seraient pas passées
ainsi en Chine. Certes, les géants du digital américain doivent beaucoup à l’État
fédéral – et aux dépenses militaires – pour leur développement. Comme l’écrit
Pierre Bellanger, « on s’émerveille devant les start-up nées dans des garages, mais
on oublie de préciser que le garage se situe sur un porte-avions165 ». Elles ont dès
l’origine coopéré avec les services de renseignement américains. Cette
coopération a été accrue après les attentats du 11-Septembre et la « guerre contre
la terreur » lancée par George W. Bush. Mais, comme toutes les multinationales
des pays occidentaux, elles peuvent avoir des intérêts commerciaux différents ou
même opposés aux intérêts stratégiques définis par l’État dont elles ont la
« nationalité ». C’est d’ailleurs le cas à propos de la politique hostile mise en place
par Donald Trump à l’égard de la Chine, qui impacte négativement leur business.
Le pouvoir chinois contrôle, lui, plus étroitement ses mastodontes digitaux. Les
marges de manœuvre, y compris des milliardaires du Net, sont moins grandes
qu’aux États-Unis. Le pouvoir politique fait plus respecter ses droits166.
Le 7 mai 2018, le Guangming Daily, journal du PC chinois destiné aux
intellectuels, décrivait la puissance et la richesse de la Chine au temps où les
peuples vivaient encore en société agraire : « Mais à ce moment-là, notre pays est
passé à côté de la révolution industrielle et a été doublé par l’Occident. La Chine
ne commettra pas la même erreur avec le Big Data et l’IA. La numérisation a
offert au peuple chinois la chance du millénaire167. »

Quelques chiffres
La croissance économique chinoise depuis les réformes de Deng Xiaoping puis
l’adhésion du pays à l’OMC est spectaculaire et impressionne le monde entier. Sa
montée en puissance technologique en général dans le domaine de l’IA est encore
plus époustouflante. Le nombre de Smartphones en Chine est passé de 230
millions en 2013 à plus de 850 millions aujourd’hui. Quand Google a été créé, en
1998, la part de la population chinoise ayant accès à Internet était de 0,2 %. Elle
était de 30 % chez les Américains. En 2000, la Chine ne comptait que 22 millions
d’internautes, contre près de 850 millions en 2020. En 2017, le Forum économique
mondial établissait que la Chine avait 4,6 millions de diplômés en sciences,
technologie, mathématiques ingénierie. Les États-Unis, dont la population
représente le quart de celle de la Chine, atteignaient un huitième de ce chiffre168.
Les étudiants chinois sont nombreux dans les universités américaines, mais il y a
peu d’étudiants occidentaux dans les universités chinoises. Dilemme pour les
États-Unis : faut-il limiter le nombre d’étudiants chinois pour ne pas nourrir un
concurrent ou continuer à les accueillir pour le maîtriser ?
En 2018, la Chine a dépassé les États-Unis en termes de publications
scientifiques. En 2015, la Chine a mis au point une directive pour produire d’ici
2024 70 % des puces nécessaires à son industrie. Les dépenses de R&D chinoises
ont été multipliées par 12 entre 2000 et 2018, la Chine a en ce domaine dépassé la
France en 2002, l’Allemagne en 2005, le Japon en 2009 et l’Union européenne
dans son ensemble en 2016169.
Le même phénomène peut se constater en matière de brevets. Huawei est la
société qui en dépose le plus au monde. La Chine est devenue en 2019 le pays qui
en a le plus déposé devant l’Organisation mondiale de la propriété industrielle
(OMPI), doublant les États-Unis. Les demandes chinoises de brevets TIC ont été
multipliées par 13 entre 2005 et 2017, alors qu’elles stagnent du côté américain,
voire diminuent légèrement depuis 2013170. La Chine compte 100 « licornes »
(start-up qui dépassent le milliard de dollars), soit le tiers des licornes existant
dans le monde. À titre de comparaison, il y a aujourd’hui 10 licornes françaises.
Tous ces chiffres convergent vers une conclusion : la Chine, très en retard il y a
une ou deux générations, est en passe de rattraper et même de dépasser les États-
Unis à une vitesse vertigineuse, aussi bien s’agissant de l’IA que de l’économie en
général.

L’avis de Kai-Fu Lee


Kai-Fu Lee est né à Taïwan. Il a étudié aux États-Unis, travaillé dans la Silicon
Valley pour Apple et Microsoft avant de diriger Google China, et créé en 2019 sa
société de capital-risque Sinovation Ventures. Considéré comme l’un des meilleurs
spécialistes mondiaux de l’intelligence artificielle, il ne peut être soupçonné d’être
acquis par avance aux thèses de Pékin. Il écrit tout net : « S’il est certain que
l’Occident a allumé le brasier du deep learning, la Chine va, elle, accaparer
l’essentiel de sa valeur171. »
Pour lui, les atouts de la Chine sont une profusion de données, des entrepreneurs
insatiables, des chercheurs en intelligence artificielle et un environnement
politique favorable à ce secteur. Le caractère vertical du pouvoir en Chine n’a pas
empêché le développement de ce secteur d’innovation. Dans les idées reçues, la
différence de culture entre la Chine et les États-Unis devrait jouer en faveur des
seconds : le système libéral est censé donner plus facilement libre cours à
l’innovation. Mais la soif d’entreprendre est en réalité aussi forte, voir plus forte
en Chine, où les parents des créateurs des nouveaux empires digitaux avaient faim
au sens littéral du terme.
Grâce à ses 1,4 milliard d’habitants, ses 850 millions d’utilisateurs d’Internet et
la facilité avec laquelle les utilisateurs acceptent qu’on utilise leurs données, Pékin
dispose d’un avantage décisif. « La Chine serait une «Arabie saoudite de la
donnée», un pays qui se retrouve soudainement assis sur de colossales réserves de
la principale matière stratégique du XXIe siècle172. »
Kai-Fu Lee met également en avant l’interaction entre le niveau national et le
niveau local. Si le plan chinois pour l’intelligence artificielle a été conçu au plus
haut niveau de l’État, l’action véritable se déroule à l’échelon local, sous la
houlette d’une multitude de responsables régionaux qui déploient une énergie folle
pour créer des zones de développement prioritaires et d’incubateurs auxquels ils
sont prêts à accorder de généreuses subventions.

Les BATX au service de la puissance chinoise


Les GAFAM chinoises
Eric Schmidt avait averti que la Chine allait dépasser les États-Unis en termes
d’intelligence artificielle avant 2025. Évoquant les Chinois : « En 2020 ils nous
auront rattrapés, en 2025 ils seront meilleurs que nous, et d’ici 2030, ils
domineront l’industrie de l’intelligence artificielle173. » The Economist du 17 mars
2018 confirme : « Le secteur numérique chinois connaît une expansion
impressionnante, ils sont en passe non plus de concurrencer, mais de dépasser
leurs rivaux américains. La bataille GAFAM-BATX (Baidu Alibaba Tencent
Xiaomi) est en passe d’être gagnée par les seconds. Finie l’époque où elles étaient
les simples copies de leurs homologues américaines. »
Le terme de GAFA ou GAFAM est désormais largement connu. Celui des
BATX l’est nettement moins. Cela devrait changer rapidement. En tout cas, dès
aujourd’hui, l’écart de notoriété ne reflète plus l’écart de performance.
Baidu a été créée en 2000 par Robin Lee et Eric Xu. C’est l’équivalent de
Google. Son moteur de recherche était utilisé en 2017 par 500 millions de
personnes par jour. Le gouvernement chinois lui a confié la mission de développer
l’automatisation des voitures.
Alibaba a été créée par Jack Ma en 1999. Son activité principale est la vente de
produits sur Internet (équivalent d’Amazon). Elle a été introduite en bourse en
2014 en levant 25 milliards de dollars. Le gouvernement chinois lui a attribué le
développement d’une infrastructure de Smart City. Une de ses filiales, ANT
Financial, a créé la plateforme de paiement Alipay qui revendique plus de 500
millions d’usagers.
Xiaomi est née en 2010. Elle est passée de la production de téléphones portables
à une production plus diversifiée concernant toutes les technologies portables
(équivalent d’Apple).
Tencent a été créée en 1998 par Ma Huateng, membre du congrès national du
peuple chinois, à Shenzhen. L’entreprise est spécialisée dans les services Internet.
Le gouvernement chinois lui a assigné la recherche dans le domaine de l’imagerie
médicale. Elle est surtout connue pour son application WeChat, créée en 2011, qui
réunit près d’un milliard d’utilisateurs en permettant à la fois l’envoi de messages,
le paiement, la prise de rendez-vous médicaux ou encore la soumission de
demandes de visa.
En Chine, il n’est presque plus possible de payer en liquide, et de moins en
moins facile de le faire avec une carte bancaire. Le paiement par smartphone y est
en plein essor. Les BATX en sont à l’origine grâce à Alipay et WeChat. Les
fabricants chinois de téléphones Huawei et Xiaomi ont bénéficié de cet essor
technologique, leurs téléphones étant utilisés pour les paiements. Le projet du
système de crédit social qui repose sur l’intelligence artificielle se fera également
avec le concours de ces géants du numérique.

Un essor technologique patriotique


Les Chinois ont en la matière une véritable politique industrielle. L’État stratège
dessine les perspectives à long terme, les grandes orientations, dirige la manœuvre
et laisse des opérateurs privés, mais proches du pouvoir, réaliser les objectifs fixés.
Ils ont le droit de s’enrichir s’ils respectent les directives nationales. Le
capitalisme s’épanouit ainsi dans le respect du patriotisme.
Par comparaison, il peut arriver aux GAFAM d’avoir des intérêts qui divergent
de la politique définie par Washington, notamment si cette dernière, pour des
raisons d’opposition stratégique, mène une politique hostile à certains États,
fermant ainsi la marche. Google par exemple est parti de Chine en 2010.
Officiellement, cette décision était justifiée par de nobles raisons : s’opposer à la
censure. En réalité, la firme n’y avait pas réussi son implantation. Retour en 2017,
pour ouvrir un centre de recherche et de formation à Pékin. Le chef d’état-major
des armées a protesté et même évoqué une trahison, en vain. Cette opposition
éventuelle n’existe pas encore en Chine, ou beaucoup moins. Le PCC restera-t-il
assez fort pour tenir tête aux BATX ? Nul ne peut à ce jour répondre à cette
question.
Le Japon et la Corée du Sud ont décollé économiquement à partir des années
1950 grâce à ce modèle d’articulation entre l’État (dont le fameux MITI japonais,
Ministry of International Trade and Industry) et les grands conglomérats. Leur rôle
était différent, leur objectif commun : restaurer la grandeur de la nation. Les pays
asiatiques ont créé des multinationales patriotiques. Aux États-Unis ou en Europe,
les multinationales sont avant tout… multinationales, et pensent marché et non
drapeau. La protection juridique que le gouvernement chinois donne aux grandes
entreprises du numérique face à leurs concurrents, notamment étrangers, et
l’absence de protection relative à la collecte et à l’usage des données des
utilisateurs (sans que cela soit perçu comme inacceptable ou dangereux par ces
derniers) est également favorable aux BATX. La seule contrainte est de stocker les
données sur le territoire chinois, ce qui permet au gouvernement de renforcer son
contrôle sur la population. Le temps de travail quotidien, souvent de 9 heures à 21
heures six jours par semaine, et le coût relativement bas de la main-d’œuvre (bien
qu’en régulière augmentation), permettent une productivité importante. Mais ce
succès est avant tout national ; les entreprises digitales chinoises ont, pour le
moment du moins, des difficultés à conquérir les marchés internationaux. Selon
Gaspard Koenig, « l’IA est devenue en Chine le projet d’une société entière, défini
comme tel dans la stratégie nationale dévoilée par le gouvernement en 2017174 ».
Le New York Times cite l’exemple d’un jeune Chinois de dix-huit ans, fan de
NBA, de hip-hop et de superhéros hollywoodiens, qui souhaite aller étudier au
Canada. Représentatif de sa génération, il n’a cependant jamais entendu parler de
Facebook et demande si « c’est un peu comme Baidu175 ».
Amazon s’est retirée du marché chinois après n’avoir réussi à capter que 2 % du
marché, incapable de rivaliser avec Alibaba. eBay a également échoué. Groupon a
renoncé aussi au marché chinois après y avoir pourtant investi 1 milliard de
dollars. Même investissement et même échec pour Uber, laminé par la firme
chinoise Didi.
La propagande d’État qui mise sur la fibre patriotique joue bien sûr un rôle.
Mais la très grande majorité de la population y adhère naturellement. Les Chinois
sont fiers de leur pays et de leur régime, qui les a fait passer en deux générations
d’un pays de crève-la-faim à une nation où la classe moyenne prospère et a accès à
la consommation. L’étranger, occidental ou japonais, n’est dès lors pas perçu
comme celui qui peut apporter la liberté, mais comme celui qui a humilié et
saccagé le pays au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle. Patriotisme et
intérêts personnels apparaissent liés. Le protectionnisme du gouvernement et le
nationalisme des consommateurs se rejoignent pour favoriser les acteurs
nationaux. Et plus Trump et les États-Unis dénoncent le danger que représentent
les BATX, plus les Chinois patriotes et consommateurs les défendent, voyant dans
les attaques américaines le refus d’accepter la montée en puissance de la Chine.
En juin 2020, la Chine annonçait la mise en orbite de son dernier satellite
Beidou, lui permettant d’avoir un système de navigation équivalent au GPS
américain176. 55 satellites ont été lancés, dont les 30 derniers placés sur trois
orbites différentes, donnant à la Chine un système ultraperformant et lui
permettant de réduire sa dépendance technologique envers l’Occident.

Trump part en croisade


En mars 2018, Donald Trump bloquait une prise de contrôle hostile pour 142
milliards de dollars de Qualcomm, un fabricant de puces américain, par la firme
Broadcom, basée à Singapour, en mettant en avant un impératif de sécurité
nationale face au leadership chinois en matière de 5G. L’entreprise était allée
jusqu’à transférer son siège aux États-Unis pour témoigner de sa bonne foi auprès
de Washington et permettre que le deal ait lieu. L’acquisition de Qualcomm aurait
ainsi constitué le plus gros deal technologique jamais réalisé. Mais il n’a
finalement pas été autorisé par le Comité pour l’investissement étranger aux États-
Unis (CFIUS), qui dépend du département du Trésor. L’objectif d’un tel comité est
de s’opposer aux acquisitions étrangères de compagnies américaines pour des
raisons de sécurité nationale. Mais c’est surtout la place de leader de Qualcomm
sur le développement du marché de la 5G aux États-Unis qui justifiait la décision
du CFIUS. Plusieurs autres deals d’un montant moindre dans le secteur
technologique ont ainsi été bloqués par le CFIUS.
La même année, Trump avait pourtant levé les sanctions contre la compagnie
chinoise ZTE, malgré la réserve des parlementaires républicains et de ses propres
conseillers nationaux à la sécurité, dans l’espoir d’obtenir l’aide de la Chine dans
ses négociations avec la Corée du Nord. Il espérait également obtenir
l’engagement de la Chine à acheter plus de produits américains pour alléger le
déficit commercial américain. Depuis, il a changé de position.
Ces décisions ne doivent donc pas être vues comme relevant seulement de la
compétition commerciale : « C’est une extension de ce qui peut être considéré
comme relevant de la sécurité nationale. Cela concerne les efforts de la Chine pour
investir et acquérir des éléments essentiels du système américain
d’innovation177 », selon Tai Ming Cheung de l’Université de Californie. Donald
Trump ne va pas hésiter à mettre en avant des motifs de sécurité nationale pour
gérer un concurrent chinois tout simplement plus compétitif.

Huawei, cible privilégiée de l’administration Trump


Steve Bannon, le néoconservateur de choc qui fut le stratège de Donald Trump,
a souvent le mérite de la franchise à défaut d’avoir celui de la nuance. Pour lui,
« tuer Huawei est plus important que de signer un accord commercial avec la
Chine178 ».
Huawei, 200 000 employés dans le monde et 100 milliards de dollars de chiffre
d’affaires, est devenu le symbole du fleuron technologique chinois, vécu comme
une menace pour la sécurité des États-Unis. Son département recherche et
développement compte à lui seul 80 000 employés, et il dépose 15 000 brevets par
an179. Une telle attitude américaine à l’égard de Huawei est-elle réellement
justifiée par la crainte des liens avec le pouvoir qui soutiendrait activement la
firme ou plutôt par esprit de mauvais perdant acceptant mal d’être dépassé dans un
secteur si stratégique, et que les Américaines pensaient dominer ?
Pour Pékin, les États-Unis employaient des moyens biaisés pour éliminer la
concurrence d’un producteur chinois, qui s’était imposé par ses mérites sur le
marché international. Les États-Unis ont fait le pari de tuer dans l’œuf Huawei en
lui interdisant l’accès au marché américain, en exigeant de leurs alliés – considérés
une fois de plus comme des vassaux – d’en faire de même au nom de la sécurité
des données (ce qui est savoureux quand on sait que la NSA a été jusqu’à
espionner les téléphones portables de dirigeants européens). Chronique de cette
véritable croisade.
En février 2018, les agences de renseignement américaines appelaient les
utilisateurs à être vigilants avec les téléphones chinois, notamment ceux de la
marque Huawei. Elles déconseillaient aux Américains d’utiliser les équipements
de cette société soupçonnée d’espionner et d’utiliser les données au profit du
gouvernement chinois. En mai 2018, le secrétaire à la Défense américain, Jim
Mattis, demandait de façon insistante dans un mémo au président Trump de mettre
sur pied une stratégie nationale pour l’intelligence artificielle. Il émettait la crainte
de ne pas tenir le rythme face aux ambitieux plans chinois et mettait en avant le
fait que les différents opérateurs dans ce pays, dont Huawei, travaillent étroitement
avec les militaires sur les projets d’intelligence artificielle, au point qu’il y a une
fusion militaro-civile en ce domaine180.
Le 1er décembre 2018, Meng Wanzhou, directrice financière du groupe Huawei
et l’une des filles de son fondateur, était arrêtée à Vancouver (Canada) à la
demande des autorités américaines. Elle était accusée d’avoir dissimulé des
opérations de son groupe menées en Iran malgré l’embargo américain. Les
Américains appliquaient le caractère extraterritorial de leur législation consistant à
faire appliquer la loi américaine, y compris sur des nonressortissants, et même sur
des opérations effectives en dehors du territoire américain181. L’héritière de
Huawei fut finalement libérée sous caution et assignée à résidence, mais le Canada
refusa de l’extrader comme le demandaient les autorités américaines. Les Chinois
protestèrent néanmoins de son arrestation et exercèrent des représailles sur le
Canada, accusant d’espionnage deux ressortissants canadiens, spécialistes en
sciences humaines, et les emprisonnant.
L’espionnage informatique, une spécialité US
Les accusations américaines contre Huawei, qui serait le cheval de Troie des autorités
chinoises pour s’introduire dans les données des consommateurs européens, peuvent donner
à réfléchir. Toujours est-il que les Américains ne sont pas les mieux placés pour donner des
leçons de morale sur ce sujet.
En 1999, Nicky Hager, un journaliste néo-zélandais, dévoilait dans son livre Secret Power que
la NSA surveillait l’ensemble des communications internationales grâce au réseau Échelon,
un réseau de bases d’écoute créé avec le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-
Zélande, appuyé sur un réseau de 100 satellites. Outre les lignes téléphoniques, les câbles
sous-marins et réseaux Internet sont également surveillés.
Le programme PRISM dévoilé par Edgar Snowden en 2013 est également un programme de
la NSA permettant de surveiller l’activité des internautes en accédant aux serveurs de
plusieurs entreprises informatiques américaines (Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, Skype,
AoL, YouTube, Apple, Paltalk). On apprendra que les téléphones personnels de plusieurs
dirigeants étrangers, de Dilma Roussef à Angela Merkel en passant par François Hollande,
étaient également sous surveillance. Barack Obama s’était engagé à mettre fin à ce
programme. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient.

Début mai 2019, les États-Unis annonçaient que plus aucun composant
américain ne pouvait être vendu à Huawei. Le 15 mai 2019, l’administration
Trump interdisait aux entreprises américaines de se fournir en équipement auprès
de Huawei, entreprise jugée à risque. Outre les accusations de violation de
l’embargo sur l’Iran, il était également reproché à l’entreprise chinoise d’avoir
photographié et volé en 2012 un robot d’un des principaux opérateurs américains,
T-Mobile. Les Américains demandaient par ailleurs aux Européens de ne pas
s’équiper en matériel 5G auprès de l’entreprise chinoise. Le procureur général
avait en effet alerté sur le fait que les États-Unis risquaient de subir la domination
de la Chine s’ils ne pouvaient empêcher la suprématie de Huawei sur la 5G182.
Face aux mesures américaines, la direction de Huawei annonçait dès mai 2019
que ces nouvelles règles mettaient sa survie en jeu. Dans le même temps, le
président Xi Jinping annonçait un plan de 1,4 trillion de dollars d’ici à 2025 pour
augmenter l’indépendance technologique de la Chine. Huawei décidait alors de
mettre en place son propre système d’exploitation, Harmony OS, en prévision de
la suppression de l’accès de ses appareils au système Android.
En juillet 2020, Londres annonçait interdire les équipements fournis par Huawei
pour le système de 5G au Royaume-Uni. Il sera interdit aux opérateurs d’acheter
du matériel Huawei à partir du 1er janvier 2021 et ils devront remplacer les
matériels en service avant fin 2027. Cela annulait le feu vert donné en janvier.
« Comme les faits ont changé, nous avons changé notre approche183 », déclarait
Oliver Dowden, le ministre en charge des Télécommunications, mettant en avant
des arguments économiques et de sécurité nationale. Donald Trump déclarait :
« Nous avons convaincu beaucoup de pays, et je l’ai fait moi-même pour la plus
grande part, parce que nous pensons que c’est un risque de sécurité
dangereux184. » En 2005, le Royaume-Uni avait été le premier à permettre à la
firme chinoise de s’établir en Europe. Une telle décision de Londres risque de
retarder de deux ou trois ans le déploiement de la 5G au Royaume-Uni et de coûter
plus de 2 milliards d’euros au pays. Les dirigeants britanniques admettaient en off
avoir cédé aux pressions et aux menaces de sanctions de Washington. Reconquête
de la souveraineté du Royaume-Uni face à la Chine ? Ou expression d’une
vassalisation à l’égard des États-Unis ? En juin 2020, Huawei annonçait pourtant
un plan d’investissement de 1,25 milliard dans un centre de recherche à
Cambridge.
En mai 2020, Donald Trump franchissait un palier supplémentaire en interdisant
à partir de septembre aux entreprises américaines de fournir Huawei en semi-
conducteurs (puces électroniques indispensables au fonctionnement des
ordinateurs et Smartphones) en application de la législation extraterritoriale
américaine, les entreprises étrangères étaient intimées d’en faire autant. Mais pour
The Economist, « l’industrie des semi-conducteurs, 412 milliards de dollars, est si
globalisée que même le bras armé de la législation américaine aura du mal à la
coincer185 ». Accusant un retard significatif dans ce domaine, Pékin avait annoncé
dès octobre 2019 la création d’un fonds d’investissement doté de 26 milliards
d’euros pour sanctuariser son indépendance dans le domaine des semi-
conducteurs.
L’ensemble de ces mesures sera-t-il suffisant pour couper court à l’ascension de
Huawei, ou cela va-t-il inciter la Chine à mettre les bouchées doubles, triples ou
décuples pour combler son retard et devenir parfaitement autonome vis-à-vis des
États-Unis ? Se dirige-t-on vers la constitution de deux réseaux digitaux
indépendants ET incompatibles ? Mais dès lors, le résultat ne serait-il pas une
compétition dont le résultat est « perdant-perdant » ?
En mai 2020, Taiwan semiconductors manufacturers (TSMC), n° 1 mondial de
semi-conducteurs et, comme son nom l’indique, entreprise taïwanaise, annonçait
un investissement de 12 milliards de dollars pour construire une usine de puces
aux États-Unis. Elle était jusqu’ici le fournisseur de Huawei, qu’elle va désormais
cesser d’approvisionner. Est-ce la naissance d’un axe dominant américano-
taïwanais186 ? Pourquoi TSMC, qui dépend de Huawei pour 15 % de ses revenus,
investit si lourdement aux États-Unis ? Peut-être pour fournir le marché américain,
créant ainsi une nouvelle marque à Taïwan qui serait détachée du marché
américain, et pouvoir continuer à fournir le marché chinois en parallèle. De même,
des opérateurs américains réfléchissent à déposer leurs brevets en dehors des
États-Unis pour éviter de tomber sous le coup des futures législations
antichinoises. En ce cas, comme le souligne The Economist187, la tentative de
Donald Trump de « désiniser » l’industrie des semi-conducteurs pourrait plutôt
conduire à la « désaméricaniser ». Un terme qu’on entend de plus en plus sur
l’autre rive du Pacifique, comme le rappelle Evgeny Morozov : « Les deux
expressions les plus en vogue en Chine en ce moment sont “désaméricanisation” –
de la chaîne d’approvisionnement et de l’infrastructure technologique – et
“économie de double circulation” – une nouvelle orientation politique qui consiste
à articuler un recentrage sur le marché intérieur et le développement de
technologies de pointe susceptibles d’être exportées188. »

L’affaire TikTok, aveu de faiblesse déguisé de Washington ?

Bataille politico-commerciale
À l’été 2020, Donald Trump déclarait réfléchir à interdire l’application chinoise
TikTok sur le territoire américain. Il mettait en avant un risque sécuritaire puisque
la compagnie mère ByteDance était liée, selon lui, au gouvernement chinois,
lequel aurait ainsi accès aux données des utilisateurs américains. Les dénégations
de la compagnie ne suffirent pas à le faire changer d’avis, mais les utilisateurs de
l’application s’y opposèrent en mettant en avant le rôle essentiel de l’application
dans l’éducation sur le changement climatique, le racisme systémique et le
mouvement Black Lives Matter. On apprenait alors que Microsoft était en
négociations avec ByteDance pour racheter TikTok.
Kareem Rahma, 400 000 followers sur l’application, déclarait que TikTok était
au mouvement Black Lives Matter ce que Twitter avait été pour le Printemps
arabe189. Ellie Zeiler, seize ans et 6,3 millions de followers, estimait que la
menace de Trump allait lui aliéner de façon encore plus importante la jeunesse
américaine190.
Le CFIUS recommandait que TikTok soit vendue à une compagnie américaine
pour restreindre l’influence chinoise aux États-Unis. Les partisans d’une ligne
dure face à la Chine au sein de l’administration Trump insistaient sur l’interdiction
pure et simple de l’application afin d’envoyer un message de fermeté à Pékin.
Trump, après avoir suivi ces derniers, changea d’avis du fait des incertitudes
juridiques et afin de ne pas aggraver son impopularité parmi la jeunesse (TikTok a
aujourd’hui 100 millions d’utilisateurs aux États-Unis). Dans le cas d’une vente,
Trump allait jusqu’à demander qu’une partie de l’argent soit directement versée au
département du Trésor américain, arguant que sans son action, celle-ci n’aurait pas
été possible191.
Le 19 septembre, TikTok devenait une compagnie autonome séparée de
ByteDance. Son cloud était hébergé par Oracle-Walmart, qui devenait son canal de
distribution. Oracle-Walmart, qui possède 20 % des actions de TikTok, s’engageait
à embaucher 25 000 personnes aux États-Unis sur une période indéterminée, à
payer 5 milliards d’impôts au Trésor américain et à créer une offre éducative sur
l’IA. Trump triomphait en affirmant que TikTok n’avait plus rien à voir avec la
Chine, et que l’usage de l’application allait devenir totalement sécurisé. On était
loin cependant de la demande initiale d’une vente totale, ByteDance conservant
80 % des parts. Le flou demeurait total sur la répartition entre les textes et l’offre
éducative et sur la façon dont l’argent serait versé. Qui plus est, les entreprises
technologiques et les investisseurs pourraient devenir de plus en plus inquiets de
faire des affaires avec toute compagnie qui pourrait attirer l’attention de
l’administration Trump. « Le résultat est trop illogique et imprévisible192 »,
déclarait David Pakman, un associé de Venrock, une entreprise de capital-risque
établie à New York et dans la Silicon Valley.

Un conflit symptomatique
Ce deal ne résolvait pas la question essentielle : qu’allait-il se passer ? Cette
nouvelle application chinoise récemment implantée aux États-Unis attirait les
consommateurs américains et notamment la jeunesse. David Sanger rappelait dans
le New York Times du 21 septembre 2020 que le vol de propriété intellectuelle dont
TikTok est accusée par Trump était un problème que George W. Bush avait abordé
avec son homologue chinois quinze ans plus tôt, et que Barack Obama et Xi
Jinping avaient déclaré résolu en 2015. Apparemment, ce n’est pas le cas, mais
l’affaire TikTok révélait pire encore : pour la première fois, une application
réellement chinoise, et non un dérivé d’un équivalent inventé aux États-Unis ou en
Europe, avait séduit la jeunesse américaine.
Durant la Guerre froide, les pays communistes, qu’il s’agisse de l’Union
soviétique et de ses alliés du Pacte de Varsovie, ou de la Chine populaire,
interdisaient les films et musiques venus du monde occidental. Il ne fallait pas que
Hollywood, les Beatles ou Elvis Presley viennent « contaminer » idéologiquement
leur population, et avant tout leur jeunesse. L’attractivité que les États-Unis
représentaient était vue comme une menace majeure bien avant que le concept de
soft power ait été élaboré. Dans son livre Has China won ?, Kishore Mahbubani
écrit qu’actuellement, les États-Unis se comportent comme le faisait l’URSS du
temps de la Guerre froide et que la Chine, elle, adopte l’attitude des États-Unis
durant cette période. L’épisode TikTok en est une illustration.
L’histoire économique regorge d’exemples où les embargos – surtout s’ils ne
sont que partiels parce que non appliqués par l’ensemble des acteurs – échouent
dans leur objectif de mettre à genoux celui qui est visé. Après une période
provisoire lors de laquelle elle souffre réellement, la nation soumise à l’embargo
s’organise, trouve des parades et développe une production nationale qui vient se
substituer aux importations désormais impossibles. Les sanctions sur les produits
agricoles à destination de la Russie après l’annexion de la Crimée ont surtout
pénalisé les producteurs agricoles européens, et avant tout français. Les Russes ont
développé leur propre filière. La Chine peut supporter un passage à vide de deux
ou trois ans avant de se réorganiser. Si l’objectif est de choisir entre la soumission
aux États-Unis et l’indépendance menant à la suprématie, la Chine a, bien plus que
les États-Unis, le sens du long terme.
Stimulés à la fois par leurs ressorts internes et l’impitoyable concurrence à
laquelle ils se livrent, les deux mastodontes chinois et américain ont distancé
toutes les autres nations et font très largement la course en tête. En effet : « Les
deux pays capteraient 70 % des bénéfices que l’IA apporterait à l’économie
mondiale d’ici 2030. Sur les 4 500 sociétés évoluant dans l’IA dans le monde,
environ la moitié opère aux États-Unis et le tiers en Chine193. » En réalité, les
géants de l’IA sont soit en Chine soit aux États-Unis. Ils attirent la majorité des
ingénieurs les plus doués, et sur ce terrain, les États-Unis ont encore l’avantage,
malgré les restrictions à l’immigration mises en place par Donald Trump. 75 %
des fondateurs d’entreprises de la Silicon Valley ne sont pas nés aux États-Unis194.
La Chine peut, elle, surtout employer des étrangers via les filiales de ses firmes
installées sur place. En matière d’IA, le risque est grand que « the winner takes it
all » ; et même avec ce duopole, les autres nations pourraient n’avoir comme
option que de ramasser les miettes qu’on voudra bien leur laisser ou devoir choisir
de qui ils veulent être les supplétifs dociles et dépendants.
Du temps de la Guerre froide, on parlait du condominium soviéto-américain. À
l’époque, la France et la Chine le contestaient fortement et avaient réussi,
notamment par l’acquisition de l’arme nucléaire, à s’en préserver en termes
d’indépendance et de liberté d’action. L’UE, la Russie, le Japon, la Corée du Sud,
le Canada, l’Australie et d’autres réussiront-ils à s’extraire du piège sino-
américain ? Leur retard est-il irrattrapable ou peut-il – à condition d’avoir une
solide détermination à le faire – encore être comblé ? Tout peut se jouer très vite
avant que la fenêtre d’opportunité ne se referme. On peut encore agir, mais pour
combien de temps ?
Les principales entreprises du secteur technologique restent américaines

CHIFFRE CAPITALISATION
RANG BÉNÉFICE
D’AFFAIRES BOURSIÈRE
(Selon le NET (mds
ENTREPRISE ACTIVITÉ SIÈGE (milliards (milliards USD,
chiffre USD, 2019,
USD, 2019, printemps 2020,
d’affaires) Bloomberg)
Bloomberg) Bloomberg)

Commerce
Amazon 1 États-Unis 280 1 017 11
électronique

Produits
Apple électroniques 2 États-Unis 260 1 164 55
et logiciels

Samsung Produits Corée du


3 189 240 18
Electronics électroniques Sud

AT&T Télécom 4 États-Unis 181 215 14

Hon Hai
Produits
Precision 5 Taïwan 177 34 4
électroniques
(Foxconn)

Alphabet (dont Internet et


6 États-Unis 161 830 34
Google) logiciels

Verizon
Télécom 7 États-Unis 132 239 19
Communications

Logiciels,
produits
Microsoft 8 États-Unis 125 1 256 39
électroniques,
jeux vidéo

Produits
Huawei 9 Chine 122* NC 9*
électroniques

Nippon
Telegraph & Tel Télécom 10 Japon 109 95 8
(NTT)

China Mobile Télécom 11 Chine 105 179 15

Dell Produits
12 États-Unis 92 26 5
Technologies électroniques

Softbank Télécom 13 Japon 88 80 12

Deutsche
Télécom 14 Allemagne 87,7 63 4
Telekom

Produits
Hitachi 15 Japon 87 28 2
électroniques

Produits
Sony électroniques, 16 Japon 80 78 9
jeux vidéo

IBM Produits 17 États-Unis 77 102 9,4


électroniques,
logiciel
Produits
Panasonic 18 Japon 74 19 3
électroniques

Produits
Intel 19 États-Unis 71 250 21
électroniques

Réseau
Facebook 20 États-Unis 70,7 471 18
social

* Source : Huawei
Chapitre 6
Quo vadis Europa ?

Exigences américaines
Une relation à redéfinir
Comment l’Europe doit-elle se positionner face au duel
sino-américain ? Les États-Unis attendent évidemment de
l’Europe une solidarité civilisationnelle. Donald Trump
l’exigeait sans aucune contrepartie, les Européens devaient
même de surcroît se voir méprisés et insultés. La façon dont
Donald Trump a traité les alliés européens, sur la question de
la 5G comme de manière générale, ne nous incitait pas à lui
faire confiance aveuglément. Joe Biden devrait solliciter la
solidarité des Européens de façon plus courtoise. Il va même
sans doute faire assaut d’amabilité, de serments de fidélité et
de raffermissement des liens transatlantiques en échange du
soutien européen face à la Chine. Pour Washington, les
démocraties occidentales devraient faire front commun face à
la dictature communiste chinoise qui menace leurs libertés et
leurs modes de vie. Le Royaume-Uni a choisi son camp en
fermant la porte à Huawei. L’argument est aisément relayé en
Europe. Il a l’apparence du bon sens mais se heurte à quelques
réalités désagréables.
Tout d’abord, la NSA et les grands groupes digitaux
américains n’ont pour le moment pas réellement traité les
Européens comme des partenaires. Entre l’espionnage de l’un
et la politique systématique d’évasion fiscale des autres, les
Européens sont plutôt vus comme des supplétifs. La tendance
naturelle des États-Unis n’est pas de traiter d’égal à égal avec
les Européens. Il faudrait exiger un sérieux renouvellement des
mentalités américaines, presque une révolution culturelle de
leur part, pour pouvoir envisager un partenariat autre que celui
d’un strapontin qui nous serait accordé. D’ailleurs, une des
premières déclarations du président élu Joe Biden, en saluant
le retour de l’Amérique, était d’affirmer sa disposition à guider
le monde. Donc de voir les autres suivre.
Washington nous met en garde contre les risques
d’espionnage en cas de recours à la technologie chinoise. Les
États-Unis savent de quoi ils parlent puisqu’ils n’ont jamais
hésité à espionner les Européens, souvent au nom d’impératifs
de sécurité pour combattre le terrorisme, mais en réalité en
recueillant de précieuses informations leur offrant un avantage
concurrentiel énorme sur le plan commercial. Bref,
« l’Alliance », pour eux, est rarement une voie à double sens.
Nous devons bien sûr prendre des précautions envers les
Chinois et défendre nos intérêts. Mais nous devons faire de
même face aux Américains, qui considèrent trop facilement
que la dette que nous aurions à leur égard en tant que leader du
monde libre leur permet de faire prévaloir leurs intérêts sur les
nôtres sans trop de remords.
Même The Economist, peu suspect d’anti-atlantisme, admet
que pour mettre en œuvre l’alliance qu’il appelle de ses vœux
entre les États-Unis et l’UE pour contrebalancer la Chine sur
l’IA, il faudrait que les États-Unis reconnaissent qu’ils ne sont
plus aussi dominants qu’ils l’étaient à l’issue de la Seconde
Guerre mondiale et qu’il leur faut faire des concessions à leurs
alliés européens sur le respect de la confidentialité, les
taxations et la politique industrielle195.
Allons-nous rester impuissants et passifs, tétanisés par
l’enjeu du duel entre la Chine et les États-Unis ? Avonsnous le
choix ? Ou allons-nous être condamnés à choisir d’être le
partenaire junior de l’un ou de l’autre – et bien sûr, la balance
pencherait plutôt pour Washington ? Dans son discours devant
les ambassadeurs d’août 2019, Emmanuel Macron réfutait
chacune de ces hypothèses et plaidait pour la voie de
l’autonomie. L’autonomie européenne est, depuis le début de
la Ve République, un sujet qui tient à cœur à la France. On y
est parvenu sur certains sujets : aéronautique, nucléaire,
espace, monnaie… Mais moins sur les enjeux militaires et
stratégiques. Allons-nous devenir une colonie de la donnée ?
Pouvons-nous compter éternellement sur une protection
bienveillante et gracieuse des États-Unis ? Non, pas plus
qu’avec la Chine, d’ailleurs. Bien sûr, nous devons tracer notre
voie, même si les sujets stratégiques ont créé une culture de la
dépendance bien établie même trente ans après la fin du
monde bipolaire.

Le risque du retard européen


L’Europe a pris un retard considérable. Rappelons-nous que
l’ancien président de la Commission européenne Jean-Claude
Juncker se vantait de ne pas avoir de smartphone.
Au XIXe siècle, l’Europe s’est industrialisée, obtenant un
avantage considérable, et a pu parachever sa conquête du
monde. Les nations qui ne s’étaient pas industrialisées ont été
colonisées par les pays européens ou déclassées, comme la
Chine, qui est alors passée du rang de première puissance
mondiale (dans un monde non globalisé) à celui de pays
humilié, dépecé et soumis aux ingérences et influences
européennes puis américaines et japonaises.
En 2000, l’Europe a défini la « stratégie de Lisbonne » qui
devait faire d’elle « l’économie de la connaissance la plus
compétitive et la plus dynamique ». Elle a raté le coche, faute
d’accords sur les financements. Si l’Europe rate le virage de
l’IA, elle pourrait vivre au XXIe siècle le sort que la Chine a
subi au XIXe. Elle deviendra la colonie digitale d’une autre
puissance.
Quelques chiffres sur l’IA européenne face au
duopole sino-américain
À l’échelle des continents, l’Amérique du Nord a investi (public et
privé) en 2017 23 milliards d’euros, l’Asie 12 milliards et l’Europe
seulement 4 milliards dans l’IA. Une étude réalisée par McKinsey
démontre également que l’Europe est en retard en termes
d’investissement privé en IA. Alors que les entreprises européennes
investissaient entre 2,4 et 3,2 milliards d’euros en 2016, les
entreprises asiatiques investissaient 6,5 à 9,7 milliards d’euros la
même année et l’Amérique du Nord entre 12,1 et 18,6 milliards
d’euros.
« Ce manque de capitaux a notamment entraîné la perte de deux
entreprises de pointe en 2016 : DeepMind196, entreprise britannique
pionnière dans l’IA rachetée par Google pour 500 millions de dollars ;
Kuka, entreprise robotique allemande, rachetée par le chinois Midea
pour 4,5 milliards de dollars197. »

Selon la Commission européenne, 240 000 Européens


travaillaient dans la Silicon Valley en 2017.
À propos des GAFAM, le rapport du Sénat rappelle : « Ces
grands groupes sont également très présents en dehors de leurs
frontières en exerçant une double action. En premier lieu, ils
rachètent de façon quasi systématique toute entreprise
innovante en matière d’IA pour renforcer leurs propres
capacités et étouffer la concurrence. En outre, ils exercent
aussi leur influence (soft power) au profit de leurs intérêts dans
les enceintes internationales de normalisation et de régulation
à l’image de ce qu’ils ont pratiqué dans les instances
techniques de régulation de l’Internet198. »
En Europe, malgré le mythe des « champions nationaux »,
les dirigeants et les sociétés multinationales sont plus sensibles
aux soubresauts du marché et à la volonté de leurs actionnaires
(le capital des grands groupes français est détenu
majoritairement par des étrangers) qu’à l’intérêt national, trop
souvent jugé comme une survivance obsolète freinant les
initiatives. La déférence à l’égard des États-Unis, très nette
dans les milieux stratégiques européens, existe aussi dans les
milieux économiques. Il y a très souvent un complexe
d’infériorité, la perception inexacte que les capacités de
coercition des États-Unis sont bien plus fortes que celles de
l’UE. Le cas de Total, même s’il ne concernait pas l’IA, est
emblématique. La France avait créé les sociétés la Compagnie
française de pétrole et ELF pour ancrer son indépendance
énergétique. Ce qu’elles ont fait étant souvent le bras armé de
la diplomatie française. Aujourd’hui, le P.-D.G. de Total
reconnaît ne pas vouloir violer l’embargo décidé par
l’administration Trump sur l’Iran, alors qu’Emmanuel Macron
et les autres dirigeants européens s’y opposent, car un tiers de
ses actionnaires sont américains. Et une secrétaire d’État à
l’économie, Mme Pannier-Runacher, peut, sans susciter
l’émoi, comparer la France à une boîte de Smarties en
évoquant l’importance des investissements d’un fond
américain, Blackrock199.

Comment réagir ?
Dans un entretien avec l’auteur, Laurent Alexandre
explique : « L’idée de remuscler les Européens dans l’état
actuel est difficile. L’Union européenne a toujours préféré
protéger le consommateur que le producteur. Nous avons donc
permis un meilleur accès aux consommateurs et nous n’avons
pas cherché à construire des champions européens200. » Il va
plus loin : « Si nous voulions cesser d’être des “crapauds
numériques”, l’Europe devrait rééquilibrer sa politique en
faveur des opérateurs et réduire les droits des
consommateurs201. » Faut-il nécessairement réduire les droits
des consommateurs pour constituer des géants ? C’est loin
d’être certain. Le règlement RGPD est vu par beaucoup
comme un frein qui réduit les marges de manœuvre des
entreprises. Il peut être également envisagé comme un modèle
attractif. Quelles sont dans ce contexte les portes de sortie pour
l’Europe ?
Le règlement général sur la protection des
données (RGPD)
Ce règlement européen a été adopté par le Parlement européen en
avril 2016, après quatre années de négociation. Il devient applicable
sur l’ensemble du territoire européen à compter de mai 2018. Il
constitue sans aucun doute l’une des lois les plus ambitieuses au
monde s’agissant de la protection des utilisateurs concernant le
traitement des données à caractère personnel et de la libre circulation
de ces données. Il vise aussi bien à protéger les droits des
utilisateurs qu’à responsabiliser les acteurs de la gestion et du
traitement de données. Il permet à l’Union européenne de se doter
d’un outil unique pour l’ensemble de ses membres et ainsi de pouvoir
imposer à tous les acteurs étrangers agissant sur le territoire
européen cet unique règlement (voir l’encadré « Privacy Shield »
page 163).
Si, pour les utilisateurs, l’application d’un tel règlement semble se
limiter à ne cocher que quelques cases pour accéder à un site
marchand, il a permis de faciliter les dépôts de plaintes d’utilisateurs
s’estimant lésés s’agissant du traitement de leurs données (+ 30 %
en France en moins d’un an, deux fois plus de plaintes en Irlande
après un an d’application du règlement).
De telles plaintes sont notamment examinées par le Comité européen
de la protection des données EDPB, créé en 2018 pour s’assurer de
la bonne mise en œuvre du RGPD. Les procédures ouvertes peuvent
alors venir nourrir ou être à l’origine d’enquêtes contre les GAFAM. Le
RGPD permet aux autorités compétentes d’imposer des amendes
d’ampleur (jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires) en cas de manquement.
Après plus de deux années d’existence, et bien qu’il soit un règlement
strict et pas toujours évident à mettre en place pour les entreprises
concernées, le RGPD s’est imposé comme le véritable standard au
niveau mondial s’agissant de la protection des données.

Cédric Villani ne veut pas céder au pessimisme : « L’Europe


peut quant à elle mettre en avant un marché de près de 500
millions de consommateurs, une recherche de pointe, des
leaders économiques mondiaux et une puissance financière
qui, même si elle est naturellement fragmentée, n’a rien à
envier aux géants de la discipline202. »
Philippe Coste affirme également que « c’est par le biais de
la protection de la concurrence que l’on peut essayer de limiter
l’influence des GAFAM. C’est le cas aux États-Unis où il y a
de plus en plus de débats sur le démantèlement des
GAFAM203 ». L’Union européenne tente déjà depuis quelques
années de contrer l’action des GAFAM par le biais de la
concurrence. Le 18 juin 2018, la Commission européenne
infligeait à Alphabet (maison mère de Google) une amende de
4,34 milliards d’euros pour pratiques illégales et
anticoncurrentielles à travers son système d’exploitation pour
Smartphone, Android. Cette amende représentait 4,5 % de son
chiffre d’affaires annuel. Google imposait aux fabricants
d’appareils Android et aux opérateurs de réseaux que le trafic
soit dirigé vers le moteur de recherche de Google, au détriment
des concurrents, et donc des consommateurs pour qui le choix
était restreint. La Commission avait déjà condamné la firme
américaine à une amende de 2,42 milliards d’euros en 2017
pour abus de position dominante pour son service Google
Shopping. La commissaire européenne à la concurrence,
Margrethe Vestager, allait s’attirer durablement les foudres de
Donald Trump.
Bien sûr, ces réactions européennes ne sont pas acceptées
par les États-Unis, et pas seulement du temps de Donald
Trump. Les démocrates sont d’ailleurs plus proches des
GAFAM, généreuses donatrices pour les campagnes
électorales, que ne le sont les républicains. Le 13 février 2015,
Barack Obama s’en prenait très durement aux Européens sur la
question : « Parfois, ce qui est présenté (en Europe) comme de
grands principes sur certaines questions est en fait conçu
uniquement pour protéger leur intérêt commercial » et ce parce
que les prestataires européens « ne sont pas capables de
rivaliser avec les nôtres ». Il parlait là spécifiquement, avec
Kara Swisher de Recode, de la législation européenne sur la
protection des données personnelles, et défendait un point de
vue clairement calqué sur celui du lobbying européen de la
Silicon Valley204. Selon le point de vue exposé par l’ancien
président américain, la législation européenne, pourtant
applicable aussi bien aux entreprises américaines
qu’européennes, viserait uniquement à détruire les parts de
marché des sociétés américaines.
« Nous avons possédé l’Internet, nos sociétés l’ont créé,
l’ont élargi, et l’ont perfectionné de manière à pouvoir y
réussir », a soutenu l’ancien président américain pour justifier
la position avantageuse des sociétés américaines sur le marché
européen. Il poursuivait « À la décharge de Google et
Facebook, parfois la réaction européenne (en matière de
protection des données personnelles) est plus justifiée par des
raisons commerciales que par quoi que ce soit d’autre205. »
Le 12 novembre 2020, Sandar Pichai, P.-D.G. de Google,
s’entretenait en visioconférence avec Thierry Breton. Le
commissaire européen lui montrait un document confidentiel
interne à Google, développant une stratégie pour contrer une
nouvelle législation numérique en cours d’élaboration à
Bruxelles : le Digital Service Act. Les méthodes utilisées par
Google allaient de la volonté de recourir aux services de l’État
américain, de mobiliser les alliés transatlantiques pour contrer
la Commission, à jouer sur les divisions entre les services de
Bruxelles. Le P.-D.G. de Google déclarait qu’il n’était pour
rien dans l’élaboration de ce document mais qu’il en assumait
la responsabilité. On n’est pas obligé de croire qu’il n’en
connaissait pas l’existence, mais cela montre, si besoin en
était, la capacité des GAFAM à modifier la politique des
États206.
La stratégie de l’Union européenne
Dès 2018, l’Union européenne avait exposé une stratégie
intitulée « L’intelligence artificielle pour l’Europe » qui venait
définir les grandes lignes de la vision européenne en la
matière. La nouvelle commission d’Ursula von der Leyen a
rapidement voulu compléter cette stratégie et se saisir du défi
de l’IA en lui donnant un cadre légal. Si la présidente de la
Commission souhaitait légiférer sur la question dans les cent
jours suivant sa prise de fonction sur la question, c’est
finalement un livre blanc qui a été publié en février 2020,
intitulé Intelligence artificielle – une approche axée sur
l’excellence et la confiance, ainsi qu’un rapport destiné au
Parlement et au Comité économique et social européen intitulé
Rapport sur les conséquences de l’intelligence artificielle, de
l’Internet des objets et de la robotique sur la sécurité et la
responsabilité. Ces deux documents viennent donc fixer le
cadre de la future législation européenne. Leurs titres
témoignent clairement de la volonté de l’UE de prendre une
position éthique sur la question, tout en souhaitant amorcer
une croissance de l’utilisation de l’IA dans l’économie
européenne pour rattraper son retard par rapport à ses
concurrents chinois et américains. La Commission affirme
ainsi avoir un « double objectif de promouvoir le recours à
l’IA et de tenir compte des risques associés à certaines
utilisations de cette nouvelle technologie ».
Le livre blanc de la Commission européenne se veut une
réaction volontariste à ce retard accumulé. On peut y lire :
« L’Europe peut combiner ses atouts technologiques et
industriels avec une infrastructure numérique de haute qualité
et un cadre réglementaire fondé sur ses valeurs fondamentales
pour devenir un acteur mondial de premier plan en matière
d’innovation dans l’économie fondée sur les données et dans
ses applications » ; « Il est capital que l’IA européenne soit
fondée sur nos valeurs et nos droits fondamentaux telles que la
dignité humaine et la protection de la vie privée » ;
« L’utilisation des systèmes d’IA peut jouer un rôle
fondamental dans la réalisation des objectifs de
développement durable. »
La Commission veut voir le verre à moitié plein et se
montre optimiste : « L’Europe est bien placée pour tirer parti
du potentiel de l’IA non seulement comme utilisatrice, mais
aussi en tant que créatrice et productrice de cette technologie.
Elle dispose d’excellents centres de recherche et de start-up
innovantes, occupe une position de premier plan au niveau
mondial en ce qui concerne la robotique et possède des
secteurs manufacturiers et de fourniture de services
compétitifs dans des domaines aussi divers que l’automobile,
les soins de santé, l’énergie, les services financiers ou
l’agriculture207. » L’objectif est même chiffré à « un montant
total de 20 milliards d’euros par an dans l’IA au cours de la
prochaine décennie208 ».
Réglementer les transferts de données de l’UE
vers les États-Unis
Dans le cadre des lois européennes de protection des données des
citoyens européens (dont le RGPD), il est interdit pour une entreprise
possédant des données de citoyens de les exporter vers l’extérieur
de l’UE. Des exceptions concernant certains pays, estimés
« adéquats » puisque disposant d’une législation similaire à la
législation européenne (notamment Andorre, Argentine, Israël, Japon,
Nouvelle-Zélande, Suisse, Uruguay209), ont été établies. Les États-
Unis n’en font pas partie, car ils n’ont pas de législation de ce type au
niveau fédéral. Mais interdire l’échange de données entre les deux
rives de l’Atlantique est irréaliste, d’où la nécessité de trouver un
mécanisme.
Safe Harbor (2001-2015)
Le Safe Harbor fut très décrié en son temps pour n’être basé que sur
la « confiance » sans système de vérification à proprement parler.
Les révélations de Snowden sur l’espionnage de masse de l’Europe
par Washington et la collaboration de la NSA avec des groupes privés
ont eu raison de cette confiance. Un activiste autrichien militant pour
la protection des données, Maximilian Schrems, s’appuyant sur le
Safe Harbor, a demandé à Facebook de lui fournir l’intégralité des
données que l’entreprise possède sur son compte (1 200 pages). Il
s’est rendu compte que l’entreprise emmagasinait des données qu’il
avait pourtant supprimées. Il a alors déposé 22 plaintes contre
Facebook. Après un long processus judiciaire, la cour de Justice de
l’UE a, dans le cadre de cette affaire, finalement déclaré le Safe
Harbor incompatible avec le droit européen en matière de données
personnelles.
Privacy Shield (2016-2020)
La Commission européenne a donc négocié un nouvel accord avec le
département du Commerce américain, le Privacy Shield, adopté en
juillet 2016. Concrètement, celui-ci doit permettre à l’UE d’obliger les
entreprises américaines à un plus grand respect des règles de
protection des données qu’auparavant, s’approchant de celles du
RGPD (voté en 2016 et entré en vigueur en 2018). Les exceptions
restent nombreuses notamment en cas de « Lutte contre le
terrorisme ; Révélation des activités des puissances étrangères ;
Lutte contre la prolifération des armes de destruction massive ;
Cybersécurité ; Protection des forces américaines et alliées ; Lutte
contre les menaces criminelles transnationales210 », et la menace de
la surveillance de masse continue de nourrir des craintes en Europe.
Ce d’autant plus depuis le Cloud Act (2018) venu s’ajouter au Patriot
Act (2001), par lesquels les États-Unis s’octroient l’utilisation de
certaines données privées en cas de menace à leur sécurité (concept
semble-t-il assez large outre-Atlantique). Une nouvelle plainte de Max
Schrems contre Facebook aboutit devant la cour de Justice
européenne, qui rend sa décision en juillet 2020 et invalide le Privacy
Shield. Si la Cour estime qu’il est légitime que les entreprises
américaines puissent utiliser les données européennes, elles ont
l’obligation de s’adapter au droit européen. C’est en cela qu’elle juge
l’accord trop laxiste en termes d’exigences et de vérifications à
l’égard des entreprises américaines211.
Un nouvel accord va désormais devoir être négocié pour faciliter ces
transferts et usages de données. En attendant, les entreprises qui
souhaitent pouvoir transférer ces données outre-Atlantique doivent
elles-mêmes se soumettre au RGPD.
Pays jugés adéquats au transfert de données depuis l’UE

Les législations sur les données personnelles du point de vue de


l’UE212

Andorre, Argentine, Israël, Japon,


Pays jugés adéquats par l’UE Nouvelle-Zélande, Suisse, Uruguay,
Royaume-Uni

Pays en adéquation partielle Canada

États-Unis, Mexique, Costa Rica,


Colombie, Pérou, Chili, Afrique du
Sud, Angola, Gabon, Ghana, Côte
d’Ivoire, Burkina Faso, Mali,
Autorité indépendante et lois sur les Sénégal, Niger, Maroc, Tunisie,
données personnelles Albanie, Monténégro, Macédoine du
Nord, Bosnie-Herzégovine, Serbie,
Moldavie, Ukraine, Turquie,
Géorgie, Arménie, Corée du Sud,
Philippines, Malaisie, Australie

Brésil, Paraguay, Nicaragua,


République dominicaine, Bahamas,
Mauritanie, Algérie, Guinée, Nigeria,
Tchad, Kenya, Ouganda,
Autres types de législations
Mozambique, Zambie, Zimbabwe,
personnelles
Namibie, Lesotho, Île Maurice,
Madagascar, Indonésie, Thaïlande,
Népal, Vietnam, Chine, Taïwan,
Russie, Azerbaïdjan, Qatar

Atouts et faiblesses européennes


L’UE se veut un acteur majeur de « l’économie fondée sur
les données et ses applications ». Cela passe par la création et
le développement d’un écosystème européen d’intelligence
artificielle, un écosystème qu’elle souhaite « de confiance » et
qui soit bénéfique aussi bien au citoyen qu’à l’entreprise et
qu’au domaine public.
Si le livre blanc de la Commission rappelle les domaines
d’application de l’IA dans lesquelles l’Europe est innovante et
en pointe (automobile, santé, énergie, services financiers,
manufacture, agriculture), mais également la quantité de
données publiques et industrielles qu’elle a en sa possession et
qui sont un atout majeur dans le développement de l’IA, elle
reconnaît qu’elle accuse un certain retard vis-à-vis de ses
principaux concurrents chinois et américains. Ainsi, l’UE a
certes financé la recherche et l’innovation en IA à hauteur de
1,5 milliard d’euros (au total) sur les années 2017, 2018 et
2019, mais en 2016, l’ensemble des investissements public et
privé en intelligence artificielle n’ont atteint que 3,2 milliards
d’euros, contre 12,1 en Amérique du Nord et 6,5 en Asie.
L’Europe prévoit donc de poursuivre ses investissements
financiers dans ce domaine.
Sur le plan de la formation scientifique, sur les 59 médailles
Fields décernées depuis la création du prix, l’Europe en
compte 25 (dont 12 pour la France), les États-Unis 13 et la
Chine une. Plus spécifiquement en matière d’IA, l’Union
compte presque autant de chercheurs que les deux grands
réunis et publie 20 % du total des communications qui en
traite, soit autant que les États-Unis et presque autant que la
Chine213.
Mais il y a un déficit de plusieurs centaines de milliers
d’experts en numérique. L’Europe n’offre pas assez de cursus
spécialisés sur l’IA. Selon Gilles Babinet : « Il faut une
coordination sur quatre points : la régulation de toutes les
données souveraines hébergées en Europe ; susciter un marché
sur les données européennes ; un plan Marshall de la
formation numérique, en créant un LMD numérique ; un
système d’armes – il faut une coordination européenne
intégrée214. »
Jean-Louis Gergorin rappelle que depuis 1960, l’Union
européenne a dépensé 85 milliards d’euros constants en
innovation tandis que la DARPA (agence américaine pour les
projets de recherche avancée de défense) en dépensait 65
milliards. Pourtant, cette dernière a eu plus le succès. Les
structures européennes censées favoriser l’innovation ont de
l’argent, mais elles le dépensent sous forme de saupoudrage
car elles considèrent que leur rôle est de faire de la répartition.
Il faut donc nécessairement, pour obtenir un contrat, s’associer
à des structures dans d’autres pays européens215.
Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur,
déclarait lors du forum annuel de la Fondation prospective et
innovation216 : « Dans cette première vague des données
personnelles, il faut appeler un chat un chat et l’Europe n’a pas
aussi bien réagi que les États-Unis et la Chine, les États-Unis
avec un continent totalement unifié et la Chine un marché
homogène de 1,3 milliard d’habitants, alors que l’Europe était
fractionnée en 28 marchés. Pour autant, avons-nous perdu la
guerre des données ? Absolument pas ! Car la vraie bataille, la
vraie guerre, la vraie valeur ajoutée, elle est dans les données
industrielles et c’est là que la 5G prend tout son sens : smart
cities, voitures autonomes, etc. »
Pour Cédric Villani, il est inutile d’essayer de rattraper les
domaines dans lesquels nous avons beaucoup de retard sur
l’Amérique. Selon lui, concernant les données personnelles,
l’affaire est pliée d’avance par les grands réseaux sociaux. En
revanche, s’agissant des données industrielles, de la santé, de
l’exploitation des données environnementales et bien d’autres
secteurs, il estime que l’Europe peut jouer un rôle majeur217.
Thierry Breton est particulièrement bien placé pour occuper
son poste. Il a une expérience gouvernementale (il a été
ministre de l’Économie) et privée (il a dirigé la firme Atos).
Dès 1983, il publiait un roman très remarqué et prémonitoire,
Softwar. Mais il n’a pas la maîtrise des allocations des
ressources, qui sont de la compétence du commissaire à la
recherche. Il précisait : « Actuellement, au niveau mondial il y
a 40 000 milliards de données, ce chiffre double tous les 18
mois. À la fin de mon mandat, il y en aura 175 000 milliards. »
Le commissaire insiste sur la nécessité de créer des clouds en
Europe afin d’y stocker les données européennes.
Les États-Unis commencent à avoir un problème
d’attractivité. Trump a réduit les visas et le brain drain en
faveur des États-Unis se ralentit fortement. La Silicon Valley
est saturée, il devient difficile d’y vivre : les prix ont augmenté
de façon irrationnelle. La vie n’y est plus aussi agréable.
Beaucoup de Français et d’Européens attendent une bonne
opportunité pour revenir en Europe. Marie David et Cédric
Sauviat observent ainsi que « Les dents commencent pourtant
à grincer dans la Silicon Valley : les bus Google ont suscité de
violentes réactions parmi la population locale. Le salaire
médian d’un employé de Facebook ou Google est cinq fois
supérieur à celui d’un serveur ou d’un agent de sécurité, et les
grandes firmes, qui investissent des quartiers de San Francisco
jusque-là réservés à des habitants plus modestes, ont dû mettre
en place des cours de self-défense pour que leurs salariés
puissent rentrer sains et saufs chez eux218. »

Sortir de la naïveté
On entend de plus en plus qu’il est temps que l’Europe sorte
de la naïveté. Qu’elle mette en place une véritable politique
industrielle. Elle a parfois empêché des fusions destinées à
créer des champions européens pour ne pas porter atteinte aux
intérêts des consommateurs européens, pour le plus grand
bonheur des géants chinois et américains. L’UE a trop
longtemps considéré le marché comme l’alpha et l’oméga. Or,
nos concurrents chinois et américains n’hésitent pas à jouer la
carte de la préférence nationale et du protectionnisme.
Nous avons des différends et des divergences avec la Chine.
Nous ne partageons pas le même régime politique. Nous nous
opposons à la politique de Pékin concernant les Ouïghours,
Hong Kong, etc. Nos intérêts peuvent parfois être en
concurrence directe, parfois convergents. Avec les États-Unis,
nous partageons un socle de valeurs communes mais nous
nous séparons sur le multilatéralisme, de façon vive du temps
de Trump, de façon sûrement moins nette, mais néanmoins
réelle quand viendra le temps de Biden. L’application
extraterritoriale de la législation américaine et leur conception
d’un monde où leur hégémonie est conçue comme aussi
bienveillante que naturelle nous opposent également.
Il ne faut pas être naïf dans l’utilisation de l’argument des
droits de l’homme par les États-Unis pour critiquer la Chine.
Nous savons depuis longtemps que celle-ci est à géométrie
variable et très souvent une instrumentalisation géopolitique
de valeurs affichées. La Chine n’a pas nourri le terrorisme en
envahissant de façon illégale un pays du Golfe et n’a pas
condamné à de lourdes amendes des sociétés européennes
pour non-respect de lois chinoises.
La bataille pour la suprématie mondiale à laquelle se livrent
Pékin et Washington ne nous concerne pas, nous, Européens.
Nous n’avons pas à être enrôlés comme supplétifs ni par l’un
ni par l’autre, sachant que la pente « naturelle » nous
conduirait vers l’oncle Sam. Nous voulons juste défendre nos
intérêts et nous faire respecter.
Les années Trump ont été un cruel rappel à la réalité. L’UE
a été déclarée ennemie par le président du pays dont nous
attendons protection. Le prochain sera plus affable, mais il
défendra les intérêts de son pays habitué au leadership et à la
conviction d’être la seule nation indispensable. Nous serons
moins malmenés, mais ne nous attendons pas à être traités sur
un pied d’égalité : les États-Unis ne le font avec personne.
Il est temps de sortir de notre somnambulisme
stratégique219, ne serait-ce que pour être pris plus en
considération par notre partenaire américain. Nous ne devons
pas dépendre du choix fait tous les quatre ans par les habitants
du Michigan.
Thierry de Montbrial, président de l’IFRI, a même proposé
une déclaration Schuman sur l’intelligence artificielle220.
L’intelligence artificielle est une base essentielle de la
puissance de demain. Si l’Europe veut être maîtresse de son
destin et non pas la spectatrice passive d’une Histoire qui
s’écrit sans elle, elle doit se lancer de façon volontaire et
organisée dans cette course. Il y a un consensus pour estimer
que le virage ne peut être manqué.
Cédric Villani souligne que le dossier éthique est un
domaine où l’Europe est toujours leader. Il était nécessaire de
mettre en place le RGPD et elle est en train de s’imposer en
dehors de l’Europe221. L’UE et les États-Unis peuvent-ils
coopérer pour réduire l’influence des GAFAM et rétablir un
rapport de force plus favorable ? Ce serait dans l’intérêt
mutuel des puissances régaliennes. Mais la tentation du
nouveau président américain ne sera-t-elle pas de leur lâcher la
bride pour affronter leurs concurrents chinois ? Il faudra
également suivre de près ce que donnera le partenariat mondial
sur l’intelligence artificielle hébergé par l’OCDE.
La nouvelle Commission européenne mise en place en 2019
a affirmé, par la voix de sa présidente Ursula von der Leyen,
qu’elle voulait être géopolitique. Charles Michel, Josep Borrel,
Thierry Breton, Margrethe Vestager partagent cette conviction
et cette détermination. Ils agissent en équipe, font preuve de
volontarisme et ont conscience de leurs responsabilités
historiques face aux enjeux majeurs qui attendent l’Europe. Ils
ont lancé un mouvement. Le sentiment est partagé : les choses
bougent – dans la bonne direction – à Bruxelles. Sous
l’impulsion de la nouvelle commission, des coopérations sur
l’IA ont été établies avec le Japon, le Canada, l’Australie, la
Corée du Sud, etc. Bref, une sorte d’alliance du
multilatéralisme appliquée à l’IA, ou le « front des non-alignés
appliqués à l’IA » selon une autorité gouvernementale
française222. L’objectif est de passer de 5 à 6 milliards d’euros
d’investissement par an à 10 milliards, pour jouer dans la
même cour que la Chine ou les États-Unis. Les 27, souvent
divisés, sont plutôt unis sur les enjeux de l’IA. La
transformation numérique a été accélérée par la crise du
Covid-19. Il y a désormais une perception commune qui
échappe aux clivages habituels.
L’Europe peut créer un modèle s’écartant de l’approche
verticale chinoise et du laisser-faire américain, concilier
performance et respect des droits des individus, mettre le
progrès technologique au service de la protection du climat et
de la réduction des inégalités. Il est encore temps d’agir.
Galileo, l’exemple d’un (finalement) succès
européen
En 1999, la Commission européenne et l’agence spatiale européenne
lancent le projet d’un système de géolocalisation indépendant distinct
des systèmes américain GPS, russe Glonast et chinois Beidou :
Galileo.
Ce système est dual : il peut aussi bien être utilisé pour la défense et
la télécommunication que les transports, les puces de smartphone,
bref, tout ce qui nécessite la géolocalisation.
Les États-Unis voient d’un mauvais œil le développement d’un
système européen indépendant. Leur système GPS, dérivé d’une
application militaire, est devenu totalement opérationnel à partir de
1995.
Washington a dans un premier temps refusé l’interopérabilité entre
Galileo et GPS au nom d’impératifs de sécurité nationale. Il y a même
eu des menaces américaines de détruire les satellites européens.
Le projet Galileo a eu beaucoup de difficultés à voir le jour, du fait des
mésententes et rivalités européennes et des menaces américaines.
Son budget initial de 4,6 milliards a fortement augmenté pour
atteindre 13 milliards, dont 2,4 payés par la France. Il est jugé plus
performant que le système américain. L’agence européenne GSA est
chargée de son exploitation. En 2020, 26 satellites sur les 30 prévus
sont en activité.
Chapitre 7
La France dépassée ?

Un enjeu de souveraineté
En juillet 2019 se tenait à Bercy la présentation du volet
économique de la stratégie nationale d’intelligence artificielle
au cours d’un événement baptisé « L’intelligence artificielle au
service des entreprises ». Bruno Lemaire, ministre de
l’Économie, et Cédric O, secrétaire d’État au numérique,
tenaient des discours convergents, reconnaissant l’existence
d’un retard français et européen en matière d’IA tout en se
voulant rassurants sur le fait que ce retard n’était pas
inéluctable. Le rapport que le député Cédric Villani, par
ailleurs médaille Fields, avait rendu en mars 2018 allait dans le
même sens.
La revue stratégique de défense et de sécurité nationale
publiée en octobre 2017 sous la présidence d’Arnaud Danjean,
député européen, évoquait ce défi de l’IA : « La maîtrise de
l’intelligence artificielle représentera un enjeu de souveraineté,
dans un environnement industriel caractérisé par des
innovations technologiques rapides et aujourd’hui dominé par
les entreprises étrangères223. »
Pour Bruno Le Maire, « l’IA constitue la rupture
technologique fondatrice pour les économies du XXIe siècle.
L’intelligence artificielle fera le partage entre les nations qui
resteront leader au XXIe siècle et les nations qui seront
dominées au XXIe siècle (…) nous devons donc maîtriser et
non subir cette technologie. » Il ajoute : « L’IA fera
rapidement des vainqueurs et des vaincus, d’abord entre les
États : entre ceux qui la maîtriseront et ceux qui la subiront.
Mais aussi entre les entreprises : celles qui auront pris le
tournant, et celles qui ne l’auront pas pris. »
Le plan Calcul
Bull est dans les années 1960 la seule entreprise française capable
de construire des ordinateurs. En 1964, elle passe sous contrôle de la
firme américaine General Electric.
Cette affaire est un électrochoc pour la France qui prend conscience
qu’elle ne peut laisser un domaine aussi stratégique que
l’informatique aux mains d’une puissance étrangère. C’est
inacceptable pour De Gaulle. Le plan « Calcul pour le développement
d’une industrie informatique française » est lancé en septembre 1966.
Sont créés l’IRIA (Institut de recherche d’informatique et
d’automatisme), devenue INRIA, en janvier 1967, et la Compagnie
internationale pour l’informatique (CII) en décembre 1966. Cette
entreprise privée soutenue par l’État a pour vocation de devenir un
champion français de la production d’ordinateurs made in France.
Mais rapidement, la nouvelle CII réoriente ses activités pour produire
des ordinateurs américains sous licence et abandonne l’ambition du
projet 100 % français, trop compliqué aux yeux des actionnaires.

L’objectif assumé de la France est d’être le leader européen


en termes d’IA, et d’être dans le top 5 des pays experts en IA.
Dès lors, quelle est la stratégie française pour assurer et
confirmer cette place ?

Développer une offre d’IA


Alliance privé-public
Selon Bruno Le Maire, il ne faut pas reproduire les erreurs
effectuées dans le domaine de la robotique : à trop croire que
les robots allaient détruire les emplois, la France a cessé les
innovations et développements dans ce domaine. Or, les robots
créent des emplois, notamment dans l’industrie. « Il y a 19
robots pour 1 000 salariés en France contre 34 en Allemagne.
Et on constate que la désindustrialisation a été bien plus forte
en France qu’en Allemagne. (…) Maîtrisons d’abord ces
technologies avant de voir comment les encadrer, mais ne
subissons pas les révolutions technologiques en cours. »
Sur le plan des robots, la situation n’est pas si mauvaise.
« Aujourd’hui, la France fait partie des trois premiers
utilisateurs de robots industriels au sein de l’Union
européenne : son stock opérationnel d’environ 42 000 unités
est environ le double du stock du Royaume-Uni qui compte 21
700 unités. Le principal utilisateur de l’UE reste l’Allemagne,
qui dénombre un stock opérationnel d’environ 221 500 unités,
soit environ cinq fois le stock de la France, suivie de l’Italie
avec un stock opérationnel de 74 400 unités224. » Les
installations annuelles ont augmenté de 16 % par an sur la
période 2014-2019225.
La France lance un plan total de 1,5 milliard d’euros
d’investissement dans l’IA entre 2019 et 2022, dont 650
millions dans la recherche et 800 millions dans l’amorçage et
la commercialisation des premiers projets en IA, grâce au plan
Deeptech de la BPI (Banque publique d’investissement). À
cela s’ajoute un plan « d’innovation de rupture » qui vient
financer des projets innovants, notamment en IA. Pourquoi un
tel plan d’investissement public ? Il n’est aujourd’hui pas
rentable pour les entreprises privées d’investir dans de telles
technologies dont nous ne connaissons pas encore les
capacités et la faisabilité : c’est donc à la puissance publique
de les prendre en charge.
Les financements et leur orientation seront notamment gérés
par la BPI, qui a recensé 660 start-up de l’IA en 2019226, dont
plus de 250 ont levé au total 2 milliards d’euros dans
l’intelligence artificielle227. La BPI a le rôle de promoteur
pour attirer des investisseurs en France.

La formation, élément essentiel


« La bataille pour l’intelligence artificielle est d’abord une
bataille pour l’intelligence humaine », déclarait Cédric O. Il
faudrait donc, selon lui, s’inspirer du système américain pour
faire venir des cerveaux, des entreprises (types Google,
Facebook), créer et entretenir un écosystème de l’intelligence
artificielle en France. Cela passe également par l’alliance du
privé et du public, de l’université et des entreprises en
l’occurrence. La France a déjà pris des mesures en ce sens,
permettant par exemple aux chercheurs et professeurs
d’université de consacrer 50 % de leur temps à une activité
dans le privé, contre 30 % auparavant.
Bruno Le Maire souligne l’enjeu essentiel de la formation :
la France est en retard concernant le nombre de développeurs,
de data scientists, d’ingénieurs, de chercheurs dans le domaine
de l’IA. C’est en ce sens que quatre instituts interdisciplinaires
de l’intelligence artificielle (3IA) ont été lancés en 2018 au
sein des universités de Grenoble, Nice, Toulouse et Paris,
dotés d’un total de 100 millions d’euros pour quatre ans228.
Cette implication des pouvoirs publics dans la création
d’instituts de formation spécialisés dans l’IA complète des
initiatives privées elles aussi venues combler le déficit de
formation en IA en France, comme l’école IA Microsoft
d’Issy-les-Moulineaux ouverte en 2018229.
La France s’est aussi fixé comme objectif de créer 40
chaires en IA au sein des universités dès 2019, et ainsi de
doubler le nombre de docteurs en IA. L’Agence nationale de la
recherche bénéficiera également d’un renforcement à hauteur
de 100 millions d’euros230, notamment orientés vers l’IA. À
cela s’ajoutent 15 millions d’euros pour soutenir la
coopération avec l’Allemagne et avec l’Union européenne
dans le domaine, ainsi que 100 millions d’euros pour les
« Grands Défis », programmes de recherches ciblés231.
Dans son rapport, Cédric Villani pointe certains problèmes
concernant la formation : « Les capacités françaises de
formation universitaire et d’encadrement au niveau master ou
doctorat sont devenues critiques. Les filières master du
domaine sont contraintes de refuser des étudiants brillants tant
leurs salles de cours sont bondées. (…) Un autre mal
endémique dont souffre la recherche française concerne sa
faible performance en termes de valorisation et de transfert
vers l’industrie232. »
Il déclare deux ans plus tard : « Il y a quelques années, on
pouvait encore dire que les sciences mathématiques françaises
étaient peu touchées par la fuite des cerveaux. Aujourd’hui, on
peut dire qu’il y a une vraie fuite vers les grands laboratoires
américaines. » Il constate que certains de ses collaborateurs et
même des membres de son équipe constituée pour le rapport
parlementaire dont il a eu la charge ont été embauchés par des
groupes américains233.
Construire une confiance locale
Sur le plan des capacités de calcul, un nouveau super-
calculateur, l’un des plus puissants d’Europe, a été installé sur
le plateau universitaire de Saclay en 2019. Plus de 170
millions d’euros seront débloqués d’ici 2022 pour développer
les moyens de calcul dédiés à l’IA en France234. En Europe, le
problème est l’accès au marché. Ce ne sont pas les fonds qui
manquent mais il est très difficile pour une start-up française
d’avoir accès au marché des autres pays européens. Les grands
groupes donnent rarement leurs chances aux start-up. Selon
Jean-Louis Gergorin, « Une start-up interne d’un grand groupe
français n’a pu répondre à un appel d’offres d’une division de
ce groupe car elle ne remplissait pas les critères de solidité
financière et d’ancienneté exigés de tout fournisseur235. » Par
ailleurs, les grands groupes français confient leur sécurité et
leur cybersécurité aux groupes américains ou israéliens. Ils
pourraient les confier à des start-up françaises, mais il n’est
pas dans leur culture que de faire confiance à des start-up.
80 % du marché du cyber français des protections va à des
groupes israéliens et américains.
Il faudrait lever quelques tabous et blocages si on veut
réussir en ce domaine. La France a des écoles d’ingénieurs
exceptionnelles et une école de mathématiques de premier
plan. Elle sait former les talents. Problème : elle sait moins les
conserver. En octobre 2020, on s’est gargarisé que la Française
Emmanuelle Charpentier ait reçu le prix Nobel de Chimie.
Mais si Marie Curie, d’origine polonaise, avait conduit ses
travaux en France, il y avait plus de vingt ans qu’Emmanuelle
Charpentier exerçait hors de son pays natal. Car c’est à
l’étranger qu’elle a trouvé les moyens de travailler. Les
exemples de spécialistes de niveau mondial qui n’ont pas pu
mettre leurs talents au service de la France fourmillent. Citons,
parmi de nombreux autres, celui de Mouhamadou Moustapha
Cisse. Il commence des études supérieures en physique et
mathématiques à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, au
Sénégal. Il poursuit un master puis un doctorat en France à
l’université Pierre-et-Marie-Curie. En 2016, il est recruté par
Facebook France pour travailler sur les questions
d’intelligence artificielle, puis il rejoint Google pour prendre la
tête du Google AI Research Center à Accra (Ghana), base du
groupe pour l’Afrique236.
Cédric Villani, dans son rapport parlementaire, va dans le
même sens : « La France tient une place décisive dans la
recherche en IA : des chercheurs français ont participé à
fonder l’IA moderne, et l’école mathématique et informatique
française rayonne dans le monde entier. Néanmoins,
l’hémorragie est toujours plus importante : chaque semaine,
des chercheurs sont recrutés par des entreprises privées et
souvent étrangères et quittent les laboratoires publics. Il faut
donc redonner à la recherche publique les moyens de ses
ambitions, au cœur d’un dispositif allant de la formation au
transfert et à l’innovation237. »
Quelles universités, quels laboratoires peuvent offrir à un
jeune scientifique à la fois le salaire et l’étendue des
recherches que peuvent lui permettre les GAFAM ? Le seul
budget en recherche et développement d’Amazon et Apple est
équivalent au budget total du ministère de l’Enseignement
supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Elles cumulent
rémunération attractive et perspectives de recherches
fantastiques, avec un travail dans les meilleures conditions. Un
footballeur talentueux quittera un club de son pays d’origine
pour aller dans un club plus important non seulement pour le
salaire, mais aussi parce qu’il sait qu’il bénéficiera
d’infrastructures de soins, de facilités d’entraînement, de
perspectives de palmarès que son club d’origine ne peut lui
offrir. Il en va de même pour les champions de l’IA. L’avance
que les GAFAM ont prise leur donne un avantage gigantesque.
Même les entreprises privées françaises ne peuvent s’aligner
sur leurs propositions.

Gestion des données


Comme le rappelle Bruno Le Maire, « les données sont le
carburant de l’intelligence artificielle ». Cédric O reconnaît un
retard irrattrapable concernant l’exploitation et la récolte des
données individuelles de l’Europe par rapport à la Chine et
aux États-Unis. Ainsi, les données stratégiques doivent être
partagées à l’échelle nationale, voire européennes, pour
permettre le développement de l’IA. En ce sens, la France
souhaite pousser ses grands groupes au partage de données.
Thales, Valeo, Air liquide, Dassault Aviation, EDF, Renault,
Safran et Total se sont engagés en ce sens.
Mais cela passe également par le partage des données
publiques.
S’agissant de la protection des données, la France et
l’Europe ont une approche et un modèle différents des États-
Unis, qu’il faut, selon le ministre français de l’Économie,
assumer : « La protection des données n’est pas incompatible
avec la compétitivité en IA. Et il est essentiel, pour notre
modèle et pour nos libertés, de garantir la protection de ces
données238. » Or, le Cloud Act américain va à l’encontre de
l’approche européenne et entrave la protection des données.
Pour Bruno Le Maire, il faut y répondre de manière
intelligente et efficace. Il souhaite pour cela le développement
d’un « cloud de confiance » pour protéger les données
sensibles, ce qui rappelle les projets avortés de « cloud
souverain »239.
Cloud Act américain : menace à la souveraineté
européenne sur les données
Le Cloud Act est une loi fédérale américaine adoptée en 2018 qui
permet aux instances de justice locales et fédérales, pour des
questions de sécurité nationale américaine, de forcer l’accès aux
données stockées par un fournisseur de cloud situé aux États-Unis
ou par un fournisseur américain à l’étranger, et ce sans que ni les
personnes visées, ni leur pays de résidence, ni les pays de stockage
des données ne soient informés de la saisie de ces données. Cette
loi s’inscrit dans le contexte d’une procédure entre la justice
américaine et Microsoft datant de 2013. Le département de la Justice
souhaitait alors avoir accès à une boîte mail contenant des données
suspectes hébergées par l’entreprise sur ses serveurs en Irlande. Par
cette loi, les États-Unis étendent le principe d’extraterritorialité à la
saisie de données. La loi entre en vigueur en même temps que le
RGPD européen, témoignant d’une franche rupture transatlantique
sur la question des données.

Ce projet de cloud de confiance vient relancer l’idée de


cloud made in France pour concurrencer les offres
américaines et surtout protéger les données sensibles
françaises. Les appels d’offres ont été lancés par l’État français
à l’automne 2019240 avant qu’un contrat ne soit conclu début
2020 entre l’État et les acteurs de la cybersécurité et du cloud
que sont OVH, Outscale, Oodrive, mais aussi les grands
acteurs technologiques EDF, Thales et Docaposte (La Poste).
Dans le cadre du RGPD, Bruno Le Maire renvoie surtout la
responsabilité de la protection des données et d’une réponse
ferme aux États-Unis à l’UE : « Nous souhaitons qu’entre la
nouvelle Commission européenne et l’administration
américaine s’engagent le plus rapidement possible des
négociations (…) et éviter que les données puissent être saisies
de manière autoritaire par l’administration américaine en
dehors de tout cadre légal. »
La France est déjà leader sur certains types de données, par
exemple les données de la santé. Depuis 2017, le système
national des données de santé (SNDS) met à disposition des
acteurs privés et publics menant des travaux d’intérêt public
les données de santé récoltées et centralisées sur le territoire
national (notamment dans le cadre de l’assurance maladie)241.
Ce dispositif fait de la France un cas unique en matière de
récolte des données de santé, mais également au niveau de leur
protection (contrairement au cas britannique, par exemple242).

Politique et entreprises
Cédric Villani ouvre une autre piste en proposant de
« favoriser la convergence de la transition écologique et du
développement de l’IA. Sur le plan international, la France a
donc les moyens de prendre ce leadership. Elle pourrait
premièrement proposer d’étudier les impacts de l’IA sur la
réalisation des objectifs onusiens du développement durable
(…) La France pourrait proposer la mise en place d’un
évènement de grande envergure, sur le modèle de la Cop 21,
pour mettre en avant des initiatives exemplaires et à fort
impact243 ». Cela aurait pour autre avantage de renforcer le
positionnement diplomatique de notre pays en faveur de la
lutte contre le réchauffement climatique.
En réponse aux observations du rapport Villani, le
gouvernement estime que l’IA va bouleverser le monde des
entreprises, et qu’elle doit et peut servir à l’ensemble des
entreprises. Pour cela, il lance les « Challenges IA », dotés
chacun d’un fonds de 5 millions d’euros, pour que les grands
groupes français acteurs de l’IA coopèrent et entraînent les
PME dans le mouvement de l’IA. L’objectif est de faire
prendre conscience à l’ensemble des acteurs et domaines
économiques que l’IA peut s’adapter à leur structure ou leur
activité et de diffuser à l’ensemble des entreprises l’IA
nécessaire pour renforcer l’ensemble du tissu économique.
Il y a déjà 10 licornes en France, il devrait y en avoir plus de
25 d’ici 2025.
Combien de responsables politiques s’intéressent à ces
questions ? Cédric Villani est un cas vraiment à part.
François Saltiel évoque le cas d’un jeune député qui a fait sa
thèse sur l’intelligence artificielle et estime que « ceux qui
maîtrisent les enjeux et la portée des nouvelles technologies se
comptent sur les doigts d’une main244 ». Sera-t-il réellement
question de l’IA, de ses conséquences sociétales, économiques
et géopolitiques dans la campagne pour les élections
présidentielles de 2022 ? N’est-ce pas un enjeu dont l’impact
sur la France sera sans commune mesure, y compris pour sa
sécurité, avec nos débats enflammés sur le voile ? La façon
dont la question sera abordée constituera un bon test pour
marquer la différence entre une femme ou un homme d’État et
une femme ou un homme politique.
Conclusion

Pour Hérodote, l’Égypte était un cadeau du Nil. C’est le


fleuve qui a fait sa puissance et sa richesse à partir du moment
où ses crues étaient contrôlées par un système de digues et de
canaux permettant de bénéficier d’une agriculture prospère. En
leur absence, les inondations auraient suscité des catastrophes
dramatiques pour la population. Un Nil livré à lui-même est
redoutable, un Nil dont on a organisé la régulation est un
bienfait.
Le capitalisme a permis une modernisation des sociétés et
un accroissement des richesses. Mais si on laisse le marché
livré à lui-même, la recherche frénétique de profits toujours
plus importants à court terme va s’avérer être porteuse
d’inégalités inacceptables, coûteuses pour les équilibres
sociétaux et préjudiciables à long terme par défaut
d’infrastructures. Le capitalisme a besoin d’être régulé pour
être performant sur la durée.
La globalisation a permis de sortir de la misère des
centaines de millions de personnes. Elle a aussi développé des
inégalités qui, de surcroît, étaient hypervisibles, et est porteuse
de menaces d’effacement des identités. La globalisation, pour
être acceptable et donc pérenne, doit être régulée.
Il en va de même de la révolution numérique et du
développement de l’intelligence artificielle. Il nous faut être
reconnaissants aux GAFAM, de manière générale pour nous
faciliter la vie quotidienne, nous offrir des perspectives
jusqu’ici inconnues, faciliter la communication, l’accès au
savoir et à l’information, améliorer la santé, allonger la durée
de vie et bien d’autres choses. Mais elles doivent être de
bonnes servantes et non de mauvais maîtres. Une régulation
est indispensable sauf à déboucher sur un scénario extrême
d’une société la plus injuste à l’échelle historique. Les États,
les sociétés civiles doivent imposer cette régulation. Les
débats sur la révolution qui vient ne sont pas à la hauteur des
enjeux. Il est encore temps de mettre les conséquences futures
de la révolution numérique pour nos sociétés et pour l’État du
monde en tête de liste de nos préoccupations.
Annexe

Pays/régions connaissant le plus de dépôts de


brevets IA dans le monde (source : OMPI 2019)
Notes

1. Emmanuel Goffi, « L’intelligence artificielle comme


facteur de puissance internationale » in Diplomatie, juin/
juillet 2020.
2. Cité par Jean Gabriel Ganascia in Le Mythe de la
singularité, Seuil, 2017, p. 10.
3. GAFAM pour Google, Apple, Facebook, Amazon,
Microsoft.
4. Eyrolles, 2019.
5. Eyrolles, 2020.
6. Cité par Gilles Babinet in L’Ère numérique, un nouvel
âge de l’humanité, Le Passeur, 2015, p. 29.
7. Rôle qui ne sera reconnu que dans les années 1970. Il fut
poursuivi en justice en 1952 pour homosexualité, pénalisée à
l’époque, et choisit la castration chimique pour ne pas être
emprisonné. Il sera retrouvé mort, empoisonné au cyanure,
deux ans plus tard. Le film The Imitation Game (2014) retrace
sa vie.
8. Jean-Paul Delahaye, L’Intelligence artificielle et le test de
Turing, LNA#66, Université de Lille.
9. Le dernier en date concerne le Covid-19 : le vaccin de
Moderna et le booster d’anticorps Regeneron sont issus du
Pandemic Prevention Program de la DARPA lancé il y a trois
ans.
10. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2020.
11. Joëlle Toledano, GAFA : Reprenons le pouvoir !, Odile
Jacob, 2020.
12. Yann Le Cun, Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ?,
Collège de France, https://www.college-de-
france.fr/media/yann-
lecun/UPL4485925235409209505_Intelligence_Artificielle__
____Y._LeCun.pdf
13. Système inventé par Le Cun lui-même qui a permis par
exemple à la fin des années 1980 de mettre au point un
système automatique de lecture de chèques.
14. Yann Le Cun, Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ?,
op. cit.
15. Sherif 2020, annuaire de la fondation Prospective et
Innovation, éditions Ginkgo, p. 6.
16. Institut français des relations internationales.
17. Rapport Intelligence artificielle et politique
internationale, IFRI, novembre 2019, p. 10.
18. Cédric Villani, rapport Donner un sens à l’intelligence
artificielle, pour une stratégie nationale et européenne, mai
2018.
19. Cité par Marine Guillaume et Benjamin Pajot, La guerre
de l’intelligence artificielle aura-t-elle lieu ?, Carnet du
CAPS, juillet 2018.
20. Ibid.
21. L’Intelligence artificielle au service de la Défense,
ministère des Armées, rapport de la Task Force, septembre
2019, p. 5.
22. Ibid.
23. Frédérick Douzet, « Du cyberespace à la datasphère.
Enjeux stratégiques de la révolution numérique », Hérodote,
« Géopolitique de la datasphère », 2e-3e semestre 2020.
24. https://www.diploweb.com/Internet-Geopolitique-dela-
donnee.html
25. Cf. Pascal Boniface, Géopolitique du Covid-19, Eyrolles
2020 ; Revue internationale et stratégique, n° 120, hiver 2020.
26. Cf. pages 129-130.
27. Kai-Fu Lee, IA, la plus grande mutation de l’histoire,
Les Arènes, 2019, p. 45.
28. Idem, p. 227.
29. Éditions La Découverte.
30. The Economist, 25 juin 2016.
31. L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1974, p. 53. Il
poursuivait ainsi : « La libération est un fait historique et non
un fait intellectuel et elle est provoquée par des conditions
historiques, par l’état de l’industrie, du commerce, de
l’agriculture. »
32. Ibid., p. 68.
33. Bloomberg, avril 2020.
34. Podcast Comprendre le monde, de Pascal Boniface, avec
Cédric Villani : « Géopolitique de l’intelligence artificielle », 2
décembre 2020.
35. Christophe Victor, Le monde qui vient, Plon, 2019, p.
127.
36. Ibid., p. 253.
37. Gaspard Koenig, La Fin de l’individu : Voyage d’un
philosophe au pays de l’intelligence artificielle,
L’Observatoire/ Le Point, 2019, p. 13.
38. Ibid., p. 123.
39. Rapport McKinsey, Job lost, job gained : What the
future of work will mean for jobs, skills, and wages, novembre
2017.
40. PricewaterhouseCoopers, cabinet d’audit et de conseil.
41. Rapport PWC UK, Will robots really steal our jobs ?,
2018.
42. Kai-Fu Lee, L’IA, la plus grande mutation de l’histoire,
op. cit.
43. Yuval Harari, Sapiens, Albin Michel, 2015, p. 129.
44. Yuval Harari, Homo Deus, Albin Michel, 2017, p. 42.
45. Ibid, p. 347-348.
46. De nombreuses personnes atteintes de graves maladies
se plaignent du caractère parfois froid et insensible des
médecins à l’annonce de diagnostics.
47. Christophe Victor, op. cit., p. 130.
48. Cité par Christophe Victor dans Le monde qui vient, op.
cit., p. 212.
49. Podcast Comprendre le monde, de Pascal Boniface, avec
Cédric Villani : « Géopolitique de l’intelligence artificielle », 2
décembre 2020.
50. 3 juillet 2020.
51. Joe Quirk, dirigeant de Blue Frontiers, et Patri Friedman
ont récemment publié un essai au sous-titre révélateur :
« Comment les nations flottantes vont restaurer
l’environnement, enrichir les pauvres, guérir les malades et
libérer l’humanité des politiciens » Cité dans Le Monde, Yves
Eude, « Construire des îles artificielles pour prendre le large »,
octobre 2018.
52. Francois Saltiel, La société du sans contact,
Flammarion, 2020, p. 185.
53. Béatrice Jousset-Couturier, Le Transhumanisme,
Eyrolles, 2016.
54. Ibid., p. 157.
55. François Saltiel, La Société du sans contact,
Flammarion, 2020, p. 159. Ce type de scénario transfusion-
catastrophe a déjà été évoqué dans le film Traitement de choc
d’Alain Jessua en 1973 et dans la bande dessinée Jeremiah -
Un cobaye pour l’éternité d’Hermann (Tome 5, Hachette,
1981).
56. Laurent Alexandre in Le Monde, science et techno, avril
2012.
57. Yuval Harari, Homo Deus, op. cit., p. 373.
58. Yuval Harari, Sapiens, op. cit., p. 484-485.
59. Laurent Alexandre, La Guerre des intelligences, JC
Lattès, 2017, p. 189.
60. Ibid., p. 199.
61. Ibid., p. 193.
62. Christophe Victor, Le Monde qui vient, op. cit., p. 273.
63. Julien Nocetti, Intelligence artificielle et politique
internationale, op. cit., p. 9.
64. Entretien avec l’auteur, 1er octobre 2020.
65. Entretien avec l’auteur, 7 octobre 2020.
66. Gaspard Koenig, La Fin de l’individu, op. cit., p. 17.
67. Gilles Babinet, Big Data, penser l’homme et le monde
autrement, Le Passeur, 2016, p. 244.
68. Signé en 1648, le traité de Westphalie met fin à la guerre
de Trente Ans qui a déchiré l’Europe. Il proclame le principe
de la souveraineté des États, qui n’ont pas de puissance qui
leur soit supérieure (fût-ce le Pape ou l’empereur du Saint-
Empire germanique).
69. Pour Karl Marx, l’État capitaliste meurt subitement
après la révolution qui met en place le socialisme. L’État
socialiste, lui, meurt lentement et progressivement pour laisser
la place au communisme.
70. Bloomberg, octobre 2020.
71. Eric Schmidt, Jared Cohen, The New Digital Age, John
Murray, 2013, p.101.
72. Ibid.
73. Ibid., p.102.
74. Challenges, 5 septembre 2019.
75. Grands dirigeants d’industrie ayant bâti des empires de
façon souvent brutale, faisant prévaloir leur intérêt personnel
sur celui de la société, dirigeant leurs entreprises de façon
rarement respectueuse du droit en général et de ceux des
travailleurs en particulier, et qui par la suite ont créé des
fondations charitables tels que Carnegie, Rockefeller,
Vanderbilt.
76. Nikos Smyrnaios, « L’Effet Gafam : stratégie et logique
de l’oligopole de l’Internet », Communication et langage,
2016, 2, n° 188.
77. Ibid.
78. Sur ce point, cf. Jean-Pierre Chevènement, Qui veut
risquer sa vie la sauvera, Robert Laffont, 2020.
79. Christophe Victor, Le monde qui vient, op. cit., p. 226.
80. Martine Orange, « Apple : la justice met en miettes la
stratégie européenne contre les intaxables », Mediapart, 17
juillet 2020.
81. Cité par Nikos Smyrnaios, « L’Effet Gafam », op. cit.
82. La Croix, 13 octobre 2020.
83. Christophe Victor, Le monde qui vient, op. cit., p. 76.
84. Cité par Nikos Smyrnaios, « L’Effet Gafam », op. cit.
85. Un vif débat s’est engagé lors du second confinement
décrété fin octobre 2020 sur la pertinence de fermer les
librairies au moment même où les gens ont plus de temps pour
la lecture, laissant ainsi un boulevard à Amazon. La société de
grande distribution Intermarché surfait sur la mauvaise image
d’Amazon pour lancer une vaste campagne publicitaire faite
de pages entières dans les journaux : « Désolé Amazon » pour
soutenir son service « Drive solidaire ».
86. Le Parisien, 10 avril 2020.
87. Le Monde, 21 avril 2020.
88. François Saltiel, La Société du sans contact, op. cit., p.
95.
89. Alain Minc, Une humble cavalcade…, op. cit., p. 52.
90. Paul-Adrien Hyppolite, Antoine Michon, Les Géants du
numérique (1), Fondapol, novembre 2018, p. 21.
91. Le Parisien, 16 août 2019.
92. Challenges, 27 août 2020.
93. Cité par Géraldine Delacroix, « Google, Facebook,
Uber : la fin du laisser-faire », Mediapart, 16 septembre 2019.
94. Cité par Joëlle Toledano, GAFA, reprenons le pouvoir,
op. cit., p. 52.
95. La Croix, 8 octobre 2020.
96. New York Times, 9 décembre 2020.
97. New York Times, 21 octobre 2020.
98. Entretien avec l’auteur, 7 octobre 2020.
99. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2020.
100. Pour Joëlle Toledano, GAFA, reprenons le pouvoir, op.
cit., p. 105 : « Selon une enquête de 2019 du Pew Research
Center, il n’y a plus que 50 % des Américains pour estimer
que les entreprises technologiques ont un impact positif sur les
États-Unis. Quatre ans auparavant, ils étaient 71 %. Une
majorité d’Américains jugent que ces entreprises ont trop de
pouvoir et d’influence. »
101. Cité par Joëlle Toledano, GAFA : Reprenons le
pouvoir, op. cit., p. 74.
102. Ibid., p. 85.
103. Laurent Alexandre, La Guerre des intelligences, op.
cit., p. 301.
104. Stéphane Grumbach, Stéphane Frénot, « Les données,
puissance du futur », Le Monde, 7 janvier 2013.
105. Gilles Babinet, Big Data, Penser l’homme et le monde,
op. cit., p. 219.
106. Il y a eu parfois quelques abus de nomination pour
« services rendus », mais la plupart du temps, ce sont des
fonctions bien réelles et sur des sujets importants, des droits de
l’homme jusqu’au sport.
107. Gaspard Koenig, La Fin de l’individu, op. cit., p. 230.
108. Ibid.
109. Le Monde, 18 février 2020.
110. Le Monde, mars 2018.
111. CNBC, mars 2020.
112. Pascal Boniface, blog Comprendre le monde, « “La
société du sans contact – Selfie d’un monde en chute” – 3
questions à François Saltiel », 26 novembre 2020.
113. Cité par François Saltiel, La Société du sans contact,
op. cit., p. 183.
114. « L’homme non élu le plus puissant d’Amérique »,
New York Times, 3 septembre 2020.
115. Entretien avec l’auteur, 7 octobre 2020.
116. Pierre Bellanger, La Souveraineté numérique, Stock,
2014, p. 54.
117. Ibid., p. 58.
118. Cité par François Saltiel, La Société du sans contact,
op. cit., p. 57.
119. Pierre Bellanger, La Souveraineté numérique, op. cit.,
p. 104.
120. Roger McNamee, Facebook, la catastrophe annoncée,
Quanto, 2019.
121. Cité par Géraldine Delacroix in « Google, Facebook,
Uber : la fin du laisser-faire », Mediapart, 16 septembre 2019.
122. Cité par Pierre Bellanger, La Souveraineté numérique,
op. cit., p. 103.
123. François Saltiel, La Société du sans contact, op. cit., p.
62.
124. Eric Schmidt, Jared Cohen, The New Digital Age, op.
cit., p. 3.
125. Ibid., p. 7.
126. Marc Dugain, Christophe Labbé, L’Homme nu, la
dictature invisible du numérique, Plon, 2016, p. 7.
127. Livre blanc de la Commission européenne, Intelligence
artificielle. Une approche européenne axée sur l’excellence et
la confiance, février 2020, p. 12-13.
128. L’Opinion, 13 octobre 2020.
129. Christophe Victor, Le monde qui vient, op. cit., p. 92.
130. Un tel scénario est mis en scène dans la série Black
Mirror (épisode 4 saison 4, « Hang The DJ »). Cette série
britannique particulièrement réussie décrit de façon saisissante
et effrayante les dérives d’une société dominée par les effets
glaçants de la révolution numérique.
131. Marc Dugain, Christophe Labbé, L’Homme nu, op. cit.,
p. 8.
132. Sylvain Louvet, « Tous surveillés. 7 milliards de
suspects », Arte, 21 avril 2020.
133. Ibid.
134. Andreï Gratchev, Gorbatchev, le pari perdu, Armand
Colin, 2011.
135. Sur les soulèvements et les mouvements de
protestation, cf. Alain Bertho, Time over ? Le temps des
soulèvements, éditions du Croquant, 2020.
136. Marie-Cécile Naves, La Démocratie féministe,
Calmann-Lévy, 2020, p. 179.
137. Messages postés par Gilles Babinet sur son compte
Twitter le 14 octobre 2020.
138. The Economist, 24 janvier 2020.
139. « Souveraineté numérique, la douche froide », juillet
2020.
140. Dans ses mémoires, Une terre promise, Fayard, 2020,
p. 179, Barack Obama écrit à propos de sa campagne de 2008 :
« Ce qui m’a le plus frappé, c’est le rôle de plus en plus
important que jouaient les technologies dans nos victoires (…)
ce dont je ne pouvais encore prendre la mesure, c’est
l’immense souplesse qu’offre cette technologie (…) La facilité
avec laquelle elle pouvait être utilisée non pas pour unir les
gens mais pour les égarer et les diviser et la façon dont, un
jour, ces mêmes outils qui m’avaient permis d’entrer à la
Maison-Blanche seraient instrumentalisés à l’encontre de
toutes les valeurs que je défendais. »
141. New York Times, 7 août 2018.
142. Zbigniew Brzezinski, « The Global Political
Awakening », New York Times, 16th December 2008.
143. Cf. pages 131-132.
144. Réseau privé virtuel (Virtual Private Network) qui
permet de modifier la localisation d’un ordinateur, et permet
ainsi de se connecter sur des sites étrangers interdits dans
certains pays.
145. Christophe Victor, Le monde qui vient, op. cit., p. 207.
146. François Saltiel, La Société du sans contact, op. cit., p.
69.
147. Cité par Gaspard Koenig, La Fin de l’individu, op. cit.,
p. 266.
148. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2020.
149. New York Times, 3 septembre 2020.
150. Christophe Victor, Le monde qui vient, op. cit., p. 302.
151. William Davies, « WhatsApp en fauteur de
troubles ? », The Guardian, publié dans Courrier international
du 20 août 2020.
152. Marie David, Cédric Sauviat, Intelligence artificielle :
la nouvelle barbarie, Le Rocher, 2019, p. 141. Ils insistent
page 297 : « L’impératif de transparence et l’auditabilité ne
sont pas une priorité actuelle de la recherche en intelligence
artificielle et d’ailleurs ne l’a jamais été. C’est l’efficacité qui
compte et non pas l’exigence de transparence. »
153. Benoît Hamon a eu le mérite d’évoquer la fin du travail
et l’établissement d’un revenu universel. Cela ne lui a guère
porté chance. Emmanuel Macron a déclaré « nous définirons
une stratégie pour l’intelligence artificielle dont le
développement va avoir de profonds impacts sur une série de
secteurs ». C’est tout et c’est peu.
154. Selon le budget voté par le Congrès américain en
décembre 2019.
155. Nicolas Miailhe, « Géopolitique de l’intelligence
artificielle », in Politique étrangère, automne 2018.
156. Kai-Fu Lee, I.A, la plus grande mutation de l’histoire,
op. cit.
157. Marie David, Cédric Sauviat, dans Intelligence
artificielle, op. cit., p. 127, parlent d’une « erreur
d’appréciation des ingénieurs de DeepMind concernant le jeu
de Go, qui sans le vouloir allaient poser une blessure
narcissique au seul pays asiatique qui ait la puissance de feu –
militaire, politique, technologique – pour répliquer ».
158. The Economist, 17 mars 2018.
159. Ibid.
160. André Gattolin, Claude Kern, Cyril Pellevat et Pierre
Ouzoulias, Rapport d’information du Sénat fait au nom de la
commission des affaires européennes sur la stratégie
européenne pour l’intelligence artificielle, janvier 2019, p. 15.
http://www.senat.fr/rap/r18-279/r18-2791.pdf.
161. Ibid., p. 13.
162. Entretien avec Kara Swisher, 15 février 2015.
163. Marc Dugain, Christophe Labbe, L’Homme nu, op. cit.,
p. 93.
164. New York Times, 9 mai 2018.
165. Pierre Bellanger, La Souveraineté numérique, op. cit.
166. Frédéric Lemaitre, « Les magnats de la tech chinoise
sous surveillance étatique », Le Monde, 30 novembre 2020.
167. Cité par Kai Strittmatter, Dictature 2.0, Tallandier,
2020, p. 212.
168. The Economist, 17 mars 2018.
169. Charles Thibout, « La voie technologique du conflit
sino-américain », RIS n° 120, décembre 2020.
170. Ibid.
171. Kai-Fu Lee, IA, la plus grande mutation de l’histoire,
op. cit., p. 34.
172. Julien Nocetti, Intelligence artificielle et politique
internationale, op. cit., p. 18.
173. Cité dans Adam Segal, « When China Rules the Web »,
Foreign Affairs, septembre-octobre 2018.
174. Gaspar Koenig, La Fin de l’individu, op. cit., p. 255.
175. New York Times, 7 août 2018.
176. L’Opinion, 25 juin 2020.
177. New York Times, 8 mars 2018.
178. L’Opinion, 3 novembre 2020.
179. Gaspard Koenig, La Fin de l’individu, op. cit., p. 261.
180. New York Times, 26 juillet 2018.
181. Cela revient à transformer la loi américaine en loi
internationale et donc à bafouer la souveraineté des autres
États et le droit international. Paradoxe de la situation : les
États-Unis rechignent à se voir appliquer le droit international,
mais sont prompts à internationaliser les effets de leur droit
national.
182. The Economist, 23 mai 2020
183. New York Times, 15 juillet 2020.
184. Ibid.
185. The Economist, 23 mai 2020.
186. Pierre Haski, chronique « Géopolitique » de France
Inter, 20 mai 2020.
187. The Economist, 23 mai 2020.
188. Evgeny Morozov, « Bataille géopolitique autour de la
5G », Le Monde diplomatique, octobre 2020.
189. New York Times, 3 août 2020.
190. Ibidem.
191. New York Times, 4 août 2008.
192. Erin Griffith, David McCabe, « ‘There’s No There
There’: What the TikTok Deal Achieved », New York Times,
septembre 2020.
193. Julien Nocetti, Intelligence artificielle et politique
internationale, op. cit., p. 19.
194. Shérif 2020, annuaire de la fondation Prospective et
Innovation, op. cit., p. 70.
195. « The China Strategy America Needs », The
Economist, 1er novembre 2020.
196. Créatrice d’AlphaGo.
197. Rapport d’information du Sénat, op. cit.
198. Ibid., p. 13.
199. « C’est une boîte de Smarties le marché français, ça ne
représente rien par rapport à leur gestion d’actifs (…) arrêtons
de croire que nous sommes au centre du monde », déclarait
Mme Pannier-Runacher sur BFMTV le 2 janvier 2020.
200. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2020.
201. Laurent Alexandre, La Guerre des intelligences, op.
cit., p. 42.
202. Rapport Villani, op. cit., p. 25.
203. Entretien avec l’auteur, 29 septembre 2020.
204. Isabelle Szczepanski, « Électron libre info », 17 février
2015.
205. Ibid.
206. Le Point, 15 novembre 2020.
207. Livre blanc de la Commission européenne, op. cit., p.
4.
208. Livre blanc de la Commission européenne, op. cit., p.
6.
209. CNIL, carte ci-après.
210. Digital Guide IONOS, 20 août 2020.
211. Le Monde, 16 juillet 2020.
212. https://www.cnil.fr/fr/la-protection-des-donnees-dans-
le-monde
213. Shérif 2020, annuaire de la fondation Prospective et
Innovation, op. cit., p. 75.
214. Entretien avec l’auteur, 7 octobre 2020.
215. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2020.
216. 28 août 2020, Bordeaux.
217. Podcast Comprendre le monde, de Pascal Boniface,
avec Cédric Villani : « Géopolitique de l’intelligence
artificielle », 2 décembre 2020.
218. Marie David, Cédric Sauviat, Intelligence artificielle,
op. cit., p. 113.
219. Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental,
op. cit.
220. Thierry de Montbrial, « L’Europe dans le monde, pour
une refondation modeste et efficace », IFRI, décembre 2020
221. Podcast Comprendre le monde, de Pascal Boniface,
avec Cédric Villani : « Géopolitique de l’intelligence
artificielle », 2 décembre 2020.
222. Entretien avec l’auteur, 24 novembre 2020.
223. Revue stratégique de défense et de sécurité nationale,
octobre 2017, p. 74.
224. Business Wire, 24 septembre 2020.
225. Idem.
226. Sur ces 660 start-up, 371 ont été créées entre 2015 et
2018 contre seulement 71 entre 2007 et 2010.
227. https://www.bpifrance.fr/A-la-une/Actualites/Les-start-
up-francaises-de-l-intelligence-artificielle-semultiplient-47611
228. Les Échos, 6 novembre 2018.
229. Site de Microsoft.
230. Ces chiffres correspondent à la déclinaison des 650
millions d’euros consacrés par le gouvernement à la recherche
en IA, auxquels pourraient s’ajouter, selon le gouvernement,
des investissements privés, portant l’enveloppe totale pour la
Recherche à 1 milliard d’euros.
231. « La France dévoile son plan de recherche en
intelligence artificielle », Le Figaro, 28 novembre 2018.
232. Rapport Villani, op. cit., p. 74.
233. Podcast Comprendre le monde, de Pascal Boniface,
avec Cédric Villani : « Géopolitique de l’intelligence
artificielle », 2 décembre 2020.
234. La stratégie nationale de recherche en intelligence
artificielle, ministère de l’Enseignement supérieur, de la
Recherche et de l’Innovation.
235. Entretien avec l’auteur, 10 novembre 2020.
236. Cité dans Marine Guillaume et Benjamin Pajot, La
guerre de l’intelligence artificielle aura-t-elle lieu ?, op. cit.
237. Rapport Villani, op. cit., p. 12.
238. Conférence « L’intelligence artificielle au service des
entreprises » de juillet 2019 ayant pour objet la présentation du
volet économique de la stratégie française d’intelligence
artificielle, en présence de Bruno Le Maire, ministre de
l’Économie, et de Cédric O, secrétaire d’État chargé du
Numérique.
239. Sur initiative étatique, le projet Andromède de « cloud
souverain » avait été lancé en 2012 sous Nicolas Sarkozy, avec
150 millions d’euros sur la table. Deux clouds concurrents
avaient été lancés : le « Cloudwatt » par Orange et Thalès
contre SFR et Bull avec « Numergy ». Ils s’étaient partagé les
fonds. La division et l’existence de deux projets concurrents
n’ont pas permis le développement d’un cloud durable et
Orange et SFR s’étaient, dans chacun des projets, emparés des
parts étatiques. Les deux projets se sont peu à peu effondrés et
n’ont jamais fait le poids sur le marché français face à Amazon
ou Microsoft.
240. « La France cherche son “cloud de confiance” », Les
Échos, 14 octobre 2019.
241. « En France, une collecte “unique au monde” des
données de santé », Les Échos, 13 novembre 2019.
242. Les données de santé britanniques du NHS ont à
plusieurs reprises été vendues à des laboratoires américains ou
aux GAFAM, provoquant de véritables tollés outre-Manche.
Informations révélées en novembre 2019 par le Financial
Times. La France fait de son côté preuve de beaucoup plus de
transparence en publiant les entreprises certifiées et agréées à
héberger des données de santé.
243. Rapport Villani, op. cit., p. 125.
244. François Saltiel, La Société du sans contact, op. cit., p.
53.
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