Geopolitique de Intelligence
Geopolitique de Intelligence
Geopolitique de Intelligence
Géopolitique de l’intelligence
artificielle
Comment la révolution numérique va
bouleverser nos sociétés
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com
Maquette et mise en pages : Florian Hue
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement
ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans
l’autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie, 20,
rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
© Éditions Eyrolles, 2021
ISBN : 978-2-416-00055-3
« Le pays qui sera leader dans le domaine de l’intelligence
artificielle dominera le monde. »
Vladimir Poutine, septembre 2017
« Nous avons possédé Internet. Nos entreprises l’ont créé,
l’ont élargi et perfectionné. »
Barack Obama, février 2015
« Si notre parti ne parvient pas à faire face aux défis
représentés par Internet, il ne saura relever le défi de rester au
pouvoir à long terme. »
Xi Jinping, décembre 2017
Sommaire
Introduction
Chapitre 1 - Intelligence artificielle, histoire et définition
Chapitre 2 - Corne d’abondance ou machine à exclure ?
Chapitre 3 - Les GAFAM vont-ils tuer l’État ?
Chapitre 4 - Printemps des libertés ou hiver totalitaire ?
Chapitre 5 - Le duel Chine/États-Unis
Chapitre 6 - Quo vadis Europa ?
Chapitre 7 - La France dépassée ?
Conclusion
Annexe
Notes
Introduction
IA et santé
Riche et bien portant
Il en va de la santé comme de la richesse : les écarts risquent
de s’élargir. Et, oh surprise, l’amélioration de la santé,
l’augmentation de la durée de la vie et des performances
physiques pourraient avant tout profiter aux plus riches.
Car outre le travail, il y a un autre domaine où l’IA, selon la
façon dont on l’utilise, pourrait donner deux scénarios tout à
fait opposés. Elle peut aussi bien servir à allonger
considérablement l’espérance de vie, et de surcroît en bonne
santé, que déboucher sur la mise en place d’une petite élite
bénéficiant de ces possibilités dont la majorité serait exclue.
Le transhumanisme a pour but d’améliorer l’homme et ses
conditions de vie grâce aux progrès techniques. Qui s’en
plaindrait ?
« Le transhumanisme est un mouvement philosophique et
scientifique qui veut utiliser tous les moyens mis à la
disposition de l’homme par la technologie pour améliorer
l’espèce humaine, augmenter ses capacités de perception, de
cognition, de réflexion, de performance, et finalement faire
naître le posthumanisme53. » Mais ne risque-t-on pas d’aller
vers des problèmes éthiques capitaux ? « Sur le plan médical,
où les prouesses technologiques sont en pleine expansion, le
jour où l’on offrira aux parents le choix d’un enfant à la carte
n’est peut-être pas si loin : avec le diagnostic prénatal, on
éliminait le pire, mais désormais, avec le diagnostic
préimplantatoire, on sélectionne les meilleurs54. »
Au XXe siècle, les progrès scientifiques sanitaires ont permis
un allongement spectaculaire de l’espérance de vie, et mieux
encore de l’espérance de vie en bonne santé. Certes, des
différences existent, notamment au sein des pays développés,
selon la condition sociale (les ouvriers vivent moins longtemps
que les cadres) et entre pays développés et pays pauvres. Mais
le risque au XXIe siècle est une aggravation des inégalités avec,
dans la pire des perspectives, la création de surhommes aux
capacités améliorées de toutes parts, y compris et surtout
l’espérance de vie, et d’autres qui n’y ont pas accès. Scénario
cauchemardesque, digne d’un film catastrophe.
La supériorité de revenus et de savoirs permet l’accès à des
traitements et des produits qui augmentent les capacités
intellectuelles et physiques. Elles contribuent à donner des
moyens supplémentaires de s’enrichir plus facilement et de
développer encore ses avantages. À l’inverse, ceux qui n’ont
pu, pour eux-mêmes ou leur descendance, avoir accès à ce
type d’amélioration, restent scotchés dans un parking où l’on
n’avance pas. Mais le réflexe premier de la plupart d’entre
nous n’est-il pas de privilégier sa santé et celle de ses
proches ? Qui pourrait résister à la possibilité d’offrir à soi-
même et aux siens la possibilité de vivre mieux et plus
longtemps ? N’est-ce pas un ressort psychologique plus fort
encore que celui qui pousse à s’enrichir ?
Pauvre et malade
François Saltiel évoque la start-up californienne Ambrosia
qui propose d’extraire du plasma « de sang de post-adolescents
(moins de vingt-cinq ans) pour l’injecter dans le corps de
personnes plus âgées afin de régénérer leur organisme ». Des
transfusions sanguines à 8 000 dollars la poche
d’hémoglobine55. La Food and Drug Administration a rendu
un avis négatif sur cette pratique jugée dangereuse, ce qui a
amené la suspension (provisoire ?) de cette activité. « Il y a
fort à parier que supprimer des embryons de l’éprouvette sera
moralement moins dérangeant que d’éliminer un fœtus dans le
ventre de la mère56 », écrit Laurent Alexandre. Va-t-on vers
une sorte d’eugénisme ? Vers la fabrication inconsciente – ou
du moins dont tout le monde n’aurait pas conscience – de
surhommes ?
« Tout au long de l’histoire, les nantis ont toujours profité de
multiples avantages sociaux et politiques, mais jamais un
immense fossé biologique ne les a séparés des pauvres. À
l’avenir, de véritables écarts d’aptitude physique et cognitive
risquent de se creuser entre les classes supérieures et le reste
de la société57. » L’avertissement lancé par Yuval Harari dans
son best-seller mondial a-t-il vraiment été entendu ?
« Notre monde moderne se targue de reconnaître, pour la
première fois de l’Histoire, l’égalité foncière de tous les
hommes. Il pourrait être sur le point de créer la plus inégale de
toutes les sociétés58. » L’affirmation de la supériorité des
classes était auparavant un postulat autorevendiqué. Elle
pourrait, grâce aux nouvelles capacités médicales, devenir une
réalité.
Pour Laurent Alexandre, « les pays où régnera un consensus
sur l’augmentation cérébrale des enfants pourraient, lorsque
ces technologies seront au point, obtenir un avantage
géopolitique considérable dans une société de la
connaissance59 ». Qui pourrait se lancer dans une telle
course ? L’afficher franchement pourrait créer des contre-
réactions, mais, suggère Laurent Alexandre, si une équipe de
savants parvient à ces résultats à partir de travaux visant à
soigner des malades, « cela devient légitime et beau.
Alzheimer sera la porte d’entrée des technologies et de la
neuro-amélioration : un cheval de Troie commode pour la
diffusion massive des technologies d’amélioration du
cerveau60 ». Le même estime qu’« il sera en 2100 jugé aussi
étrange de laisser des petits enfants naître avec un QI inférieur
à 160 qu’aujourd’hui de mettre sciemment au monde un bébé
porteur de la trisomie 2161 ».
Éthique
« De nombreuses voix appellent à la constitution d’un
« GIEC de la bioéthique » à savoir un groupe international
d’experts chargé de suivre les progrès des biotechnologies et
de formuler des recommandations en la matière aux différents
gouvernements62. » La France et le Canada ont annoncé en
2019 la création d’un groupe d’experts internationaux chargés
d’étudier les enjeux éthiques de l’intelligence artificielle.
« Son développement se fait pour l’heure en l’absence de
reconnaissance d’une personnalité juridique internationale et
sans gouvernance reconnue. Elle est, enfin, très largement
dépendante de logiques entrepreneuriales et de capitaux privés
– échappant donc souvent, au moins en Occident, au contrôle
des États63. » De même, un code éthique doit être mis en place
pour éviter l’eugénisme, les sociétés à plusieurs vitesses ou les
expérimentations des apprentis sorciers.
Mais quelle est l’autorité de ces comités éthiques ? Selon
Charles Thibout, ceux qui les composent peuvent appartenir
aux GAFAM ou leur être liés professionnellement, ce qui est
problématique64.
Les questions éthiques nécessitent un dialogue multi-latéral,
un débat démocratique.
Politique vs milliardaires
Si l’IA permettait d’éliminer des tâches ingrates, de
développer « les forces productives », d’améliorer les
ressources disponibles, ou de faire comprendre que la
consommation sans limites n’est peut-être pas le seul horizon
de l’humanité, elle constituerait un formidable progrès. Si elle
permettait l’amélioration de la santé de tous, il en serait de
même. Mais sur tous les plans, il faudra que des décisions
politiques soient prises, en dehors bien sûr des milliardaires du
digital qui sont juges et parties et qui, surtout, échappent de
plus en plus à la loi commune. Rien ne se fera
« naturellement ».
Les bouleversements que l’IA va apporter ne sont pas
suffisamment pris en compte, ne suscitent pas les réflexions
indispensables pour qu’elle soit mise au bénéfice du plus
grand nombre. Nous risquons, « par inadvertance » (mais en
fait volontairement pour certains) de créer la société la plus
inégalitaire qui ait jamais existé, faute d’avoir anticipé les
conséquences sociales et sociétales de ces progrès
technologiques.
Il faut remettre sur le tapis le débat sur le revenu minimum
universel. Vu par certains comme une incitation à la
fainéantise et la récompense du dilettante, il est le moyen
d’assurer un minimum de justice sociale – et d’équilibre
sociétal – face à la diminution du nombre d’emplois et
l’augmentation de la production.
Mais c’est bien de décision politique, tant nationale que
globale, dont il s’agit. L’IA est une incitation supplémentaire à
l’ébauche d’une gouvernance globale, car si celle-ci ne se
dessine pas, c’est la loi de la jungle qui va s’imposer.
Fortune Équivalence
Rang parmi
estimée en PIB (à 5
les fortunes
milliards de milliards
mondiales
Milliardaire Entreprise dollars près)
(Bloomberg,
(Bloomberg, (Banque
novembre
novembre mondiale,
2020)
2020) 2019)
Mark
Facebook 5 102 Cuba
Zuckerberg
Steve
Microsoft 9 76,2 Guatemala
Ballmer
Larry
Oracle 12 68,4 Bulgarie
Ellison
L’exemple kurde
Selon eux par exemple, la population kurde en Iran, en
Turquie, en Syrie et en Irak pourrait construire un web kurde
qui serait un moyen d’aller vers une indépen-dance virtuelle et
établir un domaine virtuel « .krd ». Ils poursuivent : « Le
comité kurde virtuel pourrait tenir les élections et établir des
ministères pour fournir les biens publics élémentaires. Il
pourrait même utiliser une monnaie commune72. » Ils ajoutent
en passant l’exemple tchéchène : « La création d’un État
virtuel tchétchène pourrait cimenter la solidarité ethnique et
politique, mais il pourrait sans aucun doute envenimer les
relations avec le gouvernement russe73. »
Mais en réalité, dans cette hypothèse, les GAFAM seraient
plutôt l’instrument d’un mouvement de sécession préalable à
une reconfiguration territoriale. Le web aiderait les Kurdes à
faire sécession de leurs États actuels de rattachement avant de
créer un nouvel État avec leurs frères des autres nations. Le
web pourrait aider et/ou préfigurer l’indépendance d’un peuple
par sécession, donc être à l’origine de la création d’un nouvel
État et non la cause de l’effacement de l’État en tant qu’acteur
des relations internationales. Mais si pour l’État, le danger
vital est ici écarté, il existe pourtant bel et bien.
Bouleversement géopolitique
Très jeunes milliardaires
Les géants du digital sont venus bouleverser le paysage
technologique, mais également économique et géostratégique
à une vitesse que nul n’a prévue ou n’aurait pu imaginer. On
évoque souvent la formidable montée en puissance de la Chine
au cours des quarante dernières années, mais le choc du digital
a été tout aussi puissant, si ce n’est plus. Si on consulte la liste
des huit premières capitalisations boursières mondiales au 31
décembre 2018 données par le Financial Times global 500, on
trouve ceci : 1. Microsoft ; 2. Apple ; 3. Amazon ; 4. Alphabet
(Google) ; 5. Berkshire Hathaway ; 6. Facebook ; 7. Tencent ;
8. Alibaba. Sur ces huit valeurs, sept sont donc des valeurs
technologiques liées directement à la révolution numérique.
Cinq d’entre elles n’existaient pas ou se lançaient tout juste il
y a vingt ans. Seule Microsoft – créée en 1975 – fait figure de
société plus ancienne.
Cette puissance financière s’est constituée très rapidement,
sans être partagée avec le reste de la population, et quelque
part à son détriment. La fortune de ces « hyper » milliardaires
se fait aussi au détriment des consommateurs et des citoyens-
contribuables. Il était classique après le premier choc pétrolier
de distinguer les pays producteurs à forte population de ceux à
faible population, ces derniers avaient une capacité
d’investissement phénoménale. C’est encore plus flagrant avec
les entreprises du digital : leur capital, leur chiffre d’affaires et
la fortune de leurs propriétaires, une poignée de personnes, et
donc leurs capacités d’investissement, qui s’élèvent dans le
ciel aussi vite que les fusées d’Elon Musk.
Des centaines de milliards de dollars ont afflué dans la
Silicon Valley. Les milliardaires du digital sont les enfants
triomphants de la révolution géopolitique de la globalisation,
de la fin du monde bipolaire et de la révolution technologique
des NTIC. Pour Nikos Smyrnaios : « Bénéficiant de la
convergence technologique, de l’absence de régulation
efficace et de l’apport de ressources financières gigantesques,
des acteurs oligopolistiques de l’Internet ont étendu leur
activité à l’échelle du globe. Ils bénéficient ainsi à plein de la
mondialisation de l’économie et de l’abaissement des barrières
à la circulation des capitaux des produits et des services76. »
Cela leur donne tous les moyens de concurrencer les
puissances étatiques.
On objectera que ces milliardaires redistribuent une partie
de leur richesse par de multiples actions charitables via leurs
fondations. Même si leur fortune a pu être parfois bâtie de
façon contestable, ne faut-il pas se féliciter de la générosité
dont ces milliardaires font actuellement preuve ? Mais
contribuent-ils à l’intérêt général pour redorer leur blason ou
pour satisfaire leur ego ? Viennentils combler un vide laissé
par des États impécunieux ou insensibles au sort des plus
démunis, ou ne font-ils que rendre une petite partie de l’argent
qui aurait dû atterrir dans les caisses de ces mêmes États ? Et
quelle est la crédibilité à long terme de leurs engagements ? À
qui doiventils rendre des comptes ? À personne !
Ailleurs aussi…
Le même climat antisyndical est également bien installé
chez Tesla. En avril 2017, les ouvriers de l’usine Tesla de
Fremont, en Californie, ont déposé une plainte contre les
conditions de travail au sein de l’entreprise. Selon eux, Tesla
avait recours à la surveillance illégale, la coercition,
l’intimidation et la prévention des communications entre
travailleurs pour empêcher la syndicalisation de l’usine.
En mai 2020, 3 500 employés de Uber apprenaient qu’ils
étaient virés par visioconférence Zoom88.
Bien sûr, à côté des services rendus aux consommateurs, on
peut également s’émouvoir à juste titre qu’Uber exploite ses
chauffeurs, les prive de droits syndicaux et veuille les rendre
dépendants et sans défense. Booking pressure les hôtels.
Amazon détruit des emplois et accentue la désertification des
centres-villes. Airbnb provoque l’augmentation des prix des
logements pour les résidents des villes, capitales et lieux
touristiques.
Mais c’est parce que ces entreprises ne sont pas régulées,
parce que les États ont laissé faire. L’exemple de la politique
de certaines villes pour limiter les effets négatifs d’Airbnb
montre qu’il est possible de réagir. On peut forcer Uber à
respecter des règles sociales si on en établit.
Le risque de l’oligarchie
La démocratie en danger ?
Vers une surveillance absolue
Pour Pierre Bellanger, fondateur et président du groupe
radiophonique Skyrock, « de nos jours, la NSA dispose de
plus d’informations sur les citoyens allemands que la STASI
du temps de l’ex-RDA116 ». Il estime également que « la
fusion des services de renseignement avec les entreprises
commerciales du Big Data augure une forme de gouvernement
mondial, et ce seul fait constitue une menace pour la
démocratie117 ».
Eric Schmidt, président exécutif du conseil d’administration
de Google de 2001 à 2011, déclarait de fait à Berlin en 2010 :
« Nous savons où vous êtes, nous savons où vous étiez, et
nous savons plus ou moins ce que vous pensez118. » Vinton
Cerf, un des pères d’Internet et vice-président de Google,
estime de son côté que « la vie privée est peut-être une
anomalie119 ». L’ancien bras droit de Mark Zuckerberg Roger
McNamee, auteur du livre Facebook, la catastrophe
annoncée120, déclare : « Nous avons laissé le secteur nous
imposer ses propres règles. C’était également une erreur. Nous
lui avons fait confiance en pensant que ni les utilisateurs ni la
démocratie n’en souffriraient. C’était une erreur monumentale
que nous n’avons pas encore corrigée121. »
Éric Schmidt se veut plus péremptoire que rassurant : « Si
vous souhaitez que personne ne soit au courant de certaines
choses que vous faites, peut-être que vous ne devriez tout
simplement pas les faire122. » Cette phrase est en réalité la
négation de la vie privée sous couvert de protection de l’ordre
public. Selon François Saltiel, « les GAFAM sont devenus
pour la NSA l’extraordinaire open bar des données
personnelles (photos, courriers, vidéos, documents) où
l’agence peut se servir avec ivresse et gourmandise123 ».
Pourtant, le même Éric Schmidt, dans son livre coécrit avec
Jared Cohen, se montre plus optimiste : « Internet est la plus
grande expérience impliquant l’anarchie dans l’Histoire. Des
centaines de millions de personnes sont chaque minute en train
de créer et de consommer des quantités infinies de contenus
digitaux dans un monde online qui n’est pas tenu par des lois
territoriales124. » Pour les deux auteurs, les gouvernements
autoritaires trouveront leurs peuples nouvellement connectés
plus difficiles à contrôler, à réprimer, à influencer, tandis que
les États démocratiques seront obligés d’inclure beaucoup plus
de voix dans leurs affaires. « Bien sûr, les gouvernements
trouveront toujours des moyens d’utiliser les nouveaux outils
de collectivité à leur avantage. Mais, du fait de la façon dont la
technologie de réseau est structurée, elle joue à l’avantage des
citoyens125. »
À l’inverse, c’est un cri d’alerte que lancent Marc Dugain et
Christophe Labbé à l’encontre de ces propos rassurants. Pour
eux, la révolution numérique est un piège, et comme tous les
pièges, il est caché, on ne le voit pas. Pire encore, on peut
même ne pas se rendre compte d’être tombé dedans. « Derrière
ses douces promesses, ses attraits incontestables, la révolution
numérique a enclenché un processus de mise à nu de
l’individu au profit d’une poignée de multinationales,
américaines pour la plupart, les fameux Big Data. Leur
intention est de transformer radicalement la société dans
laquelle nous vivons et de nous rendre définitivement
dépendants126. »
« Le recours à l’IA peut porter atteinte aux valeurs sur
lesquelles l’UE est fondée et entraîner des violations des droits
fondamentaux, tels que les droits à la liberté d’expression et de
réunion, la dignité humaine, l’absence de discrimination
fondée sur le sexe, l’origine raciale ou ethnique, la religion ou
les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle,
selon le cas, la protection des données à caractère personnel, le
respect de la vie privée ou le droit à un recours juridictionnel
effectif et à un procès équitable, ainsi que la protection des
consommateurs. » C’est le signal alarmant que lance le livre
blanc sur l’intelligence artificielle de la Commission
européenne127.
Cambridge Analytica
Cambridge Analytica, société de publication stratégique combinant
des outils d’exploration et d’analyse des données, avait été accusé
d’avoir illégalement influencé des millions de Britanniques, permettant
ainsi le succès du Brexit au référendum de juin 2016. La société
d’analyse de données a été blanchie. Elizabeth Denham, la
commissaire britannique à l’information en charge de faire respecter
le droit à l’information, a conclu après une enquête de trois ans que
l’entreprise n’avait pas été « impliquée dans la campagne du
référendum de l’UE au Royaume-Uni, au-delà de certaines enquêtes
initiales sur l’analyse de données sur les adhérents de l’Ukip ». « Ses
équipes ont épluché 42 ordinateurs, 31 serveurs informatiques, 700
téraoctets de données et plus de 300 000 documents128. » Il n’en
reste pas moins, et c’est scandaleux, que la firme a utilisé les
données des utilisateurs à leur insu. Si le scandale se concentre
d’abord sur l’entreprise britannique, il révèle rapidement les failles de
Facebook qui autorisait à l’époque la captation de données, ce qu’a
su exploiter Cambridge Analytica. Le laisserfaire de Facebook a alors
été dénoncé, l’entreprise étant en parallèle accusée de ne pas avoir
suffisamment lutté contre la diffusion de fausses informations lors des
campagnes de 2016 au Royaume-Uni et aux États-Unis. Mark
Zuckerberg sera obligé de s’expliquer face au Congrès et de
s’excuser publiquement. Finalement, l’affaire Cambridge Analytica a
déclenché une prise de conscience d’ampleur, aussi bien par les
gouvernements que par l’opinion publique, s’agissant de l’usage et de
la captation de données personnelles.
1984 2.0 ?
Christophe Victor rappelle : « Facebook a mené une étude
en 2015 auprès de 86 220 volontaires ayant un compte et ayant
accepté de répondre à un questionnaire de personnalité.
L’algorithme a cherché à prédire les réponses des utilisateurs
du réseau social en fonction de leurs j’aime sur leur page web.
Ces prédictions ont ensuite été comparées à celle de leurs
collègues, amis, parents ou conjoints. Les résultats sont
édifiants : il suffit de 10 j’aime à la machine pour donner de
meilleures réponses que les collègues de travail, 70 pour
surpasser les amis, 150 pour faire mieux que les membres de
la famille et 300 pour dépasser le conjoint129. »
Un tel résultat est fascinant et inquiétant à la fois. La
machine qui n’est pas douée de sentiments nous connaît mieux
que nous-même, notre conjoint ou nos amis. La notion de libre
arbitre pourrait dès lors être remise en cause et déboucher sur
une société où, à la limite, les applications ne nous aideraient
pas à lier de nouvelles connaissances ou faire de nouvelles
conquêtes, mais nous désignerait ceux avec qui nous pourrions
avoir des relations amicales ou de couple. L’algorithme,
parfaitement informé des affinités possibles, déterminerait
ceux avec lesquels nous pourrions partager notre affect130.
Cela confirme l’hypothèse de Dugain et Labbé : « L’objectif
des Big Data est ni plus ni moins de débarrasser le monde de
son imprévisibilité, d’en finir avec la force du hasard131. »
Georges Orwell n’aurait pas pu imaginer, lorsqu’il écrivit
son roman 1984 – en 1948 – que les moyens d’un contrôle
aussi total puissent un jour exister. « Qu’est-ce que vous
préférez ? Être en sécurité ou éviter d’être scanné par une
intelligence artificielle ? » demandait Eylon Etshtein, P.-D.G.
de la start-up israélienne AnyVision dans le cadre du reportage
« Tous surveillés » diffusé sur Arte132. Plus nécessaire de filer
les opposants, de subtiliser leurs courriers, tout est disponible :
les contacts qu’ils ont eus, les endroits où ils se sont déplacés
et les conversations qu’ils ont tenues. Il en va de même pour
tous les citoyens. Big Brother peut savoir où vous êtes allé, qui
vous avez vu, ce que vous avez acheté, ce que vous aimez ou
n’aimez pas, vos goûts culinaires, votre orientation sexuelle,
votre vie privée, et bien sûr vos opinions politiques. On
s’imagine aisément le profit qu’auraient pu tirer Staline ou
Mao de ces technologies. Au lieu de soupçonner tout le monde
de façon paranoïaque, ils auraient vraiment su qui avait
réellement dit ou non du mal d’eux et de leur régime. À propos
des 600 millions de caméras de surveillance installées en
Chine, le documentaire diffusé sur Arte évoque « un régime
d’un nouveau genre : le totalitarisme numérique133 ». Le fait
qu’il semble être en grande majorité accepté par la population
est-il réconfortant ou encore plus inquiétant ?
Le cas chinois
En 2000, Bill Clinton avait prédit que le développement
d’Internet allait faire de la Chine une société plus ouverte :
« Dans le nouveau siècle la liberté va se développer par le
téléphone cellulaire et le câble141. » Les NTIC promettaient en
effet un monde où l’individu, quel que soit le régime politique,
aurait plus de pouvoirs, où l’information circulerait plus
librement. Brzezinski déclarait que l’ensemble de l’humanité
était devenu politiquement actif142. Par mimétisme avec les
dictatures sud-coréenne et taïwanaise qui s’étaient libéralisées
sous l’effet du développement économique, on prévoyait la
même évolution pour la Chine. Mais si la Chine s’est
modernisée, elle ne s’est pas occidentalisée en ce qui concerne
son système politique : le régime chinois continue d’exercer
son contrôle sur les réseaux sociaux et dit maintenir une
censure pointilleuse.
La Chine a bloqué l’accès à son territoire à Google,
Facebook, Twitter, Instagram, etc. Cela relève autant de la
censure que de la protection de ses propres géants du
numérique, mais le blocage de milliers de sites d’information
étrangers a surtout pour objectif le contrôle de l’information.
La Chine a en quelque sorte créé des frontières digitales. Il est
impossible de trouver sur les réseaux sociaux des propos
critiques ou moqueurs sur Xi Jinping. Winnie l’ourson, auquel
il est comparé de façon ironique, est interdit, tout comme ce
qui a trait à la « secte » Falun Gong, à la répression sur la
place Tian’anmen en 1989, ou celle à Hong Kong
actuellement, ou encore au Dalaïlama, à la question des
Ouïghours ou du Tibet. WeChat, la messagerie la plus utilisée
du pays, est devenu un outil clé de contrôle des faits et gestes
de la population. Certains activistes ont déclaré avoir été suivis
sur la base de conversations qu’ils auraient eues sur WeChat.
Des conversations ont même été transmises à la justice. En
2017, les autorités chinoises ont exigé que Tencent et les
autres entreprises digitales ferment les sites web sur lesquels
avaient lieu des discussions portant sur les questions militaires.
Tencent et Baidu143 ont été condamnées à verser des amendes
pour avoir hébergé des contenus interdits lors du 19e congrès
du PCC.
Certes, les VPN144 qui permettent de modifier la
géolocalisation d’un appareil permettent d’échapper à ce
système. Mais les dirigeants chinois font la guerre à ce
système, et Apple a retiré le VPN de sa version chinoise de
l’App-store. Les dirigeants chinois ont compris qu’il ne fallait
pas bloquer le développement d’Internet, au risque de bloquer
leur propre développement économique, mais ils ont fait en
sorte de pouvoir le remodeler à leur avantage : « Aujourd’hui,
ils ne craignent plus Internet, ils craignent simplement sa
forme ouverte et décentralisée. Ils ont su s’approprier une part
du cyberespace pour en faire un redoutable instrument de
contrôle centralisé et d’action à distance plutôt qu’un réseau
d’échange modelé par ses utilisateurs145. »
Les NTIC, et notamment les techniques de reconnaissance
faciale, permettent d’installer un contrôle social dans le pays :
« Le sentiment de sécurité est le meilleur cadeau qu’un pays
puisse offrir à son peuple », déclarait Xi Jinping dans le
reportage « Amazing China » diffusé à la télévision chinoise.
De nouveau, le spectre d’une société totalitaire. Sauf que la
plupart des Chinois l’acceptent de bonne grâce. C’est pour eux
un instrument de sécurité et de tranquillité sociales. Si vous
achetez des produits chinois, vous marquez des points.
Émettre des avis trop dissidents ou faire des recherches
suspectes en ligne peut valoir une perte de capital. Xi Jinping a
développé une sorte de culte de la personnalité grâce à
l’application Xuexi Quianguo, « Étudier pour rendre le pays
plus fort ». « Cette application a été téléchargée 100 millions
de fois. Au menu : des articles, des vidéos en l’honneur du
président et des quiz pour tester ses connaissances sur
l’histoire du pays. Voici une nouvelle illustration de la
“dictalure” chinoise : utiliser le jeu pour mieux régner146. »
Selon Robin Li, P.-D.G. de Baidu : « Les Chinois sont plus
ouverts et moins frileux que les Occidentaux en ce qui
concerne la vie privée. S’il faut la sacrifier pour avoir accès à
davantage de bien-être et de sécurité, bien souvent ils
n’hésiteront pas147. »
Le contrôle social en Chine
Le contrôle social mis en place en Chine à partir des années 2010 est
présenté comme un moyen de régulation sociale, mais peut être
perçu comme une tentative de contrôle totalitaire des populations. Il
est issu d’un système permettant de faciliter les transactions
financières entre la Chine et l’étranger après l’adhésion de Pékin à
l’OMC. Il est inspiré du système des agences de notation
occidentales des grandes entreprises pour permettre de définir leur
solvabilité financière. La crise financière de 2008 a conforté les
autorités chinoises dans leur volonté de mettre en place un système
de contrôle de la solvabilité des entreprises et des citoyens afin
d’éviter l’équivalence de la crise des subprimes aux États-Unis.
Officiellement, il s’agit de rendre la société plus « harmonieuse » et
de restaurer la confiance entre les acteurs économiques.
En 2014, le gouvernement publiait son document intitulé : « Une
ébauche de plan pour la construction d’un système de crédit social
2014-2020 ». Les collectivités locales sont chargées de le mettre en
application avant une harmonisation au niveau national. La ville de
Suqian, au nord de Shanghai, sert notamment de ville pilote. Il y
existe six catégories de citoyens :
AAA (plus de 1 050 points) : citoyen exemplaire
AA (1 030-1 049) : citoyen excellent
A (960-1 029) : citoyen honnête
B (850-959) : citoyen relativement honnête
C (600-849) : niveau d’avertissement
D (549 et moins) : citoyen malhonnête
Chaque citoyen a un crédit de 1 000 points, qu’il peut faire fructifier
ou non selon ses comportements, comme de ne pas payer une place
de parking ou de rendre régulièrement visite à ses parents âgés. Fin
mars 2019, 13,49 millions de personnes ont été jugées « indignes de
confiance » et placées sur des listes noires. 20,47 millions de
demandes de billets d’avion et 5,71 millions de demandes de billets
de train à grande vitesse ont été rejetées pour « malhonnêteté ».
Ouvrir le débat
Lorsque l’on a commencé à installer des caméras de
surveillance en France, beaucoup ont protesté contre ce qui
leur apparaissait comme une insupportable atteinte aux
libertés. Le spectre d’une surveillance généralisée de la
population a été dénoncé. Depuis, les caméras de surveillance
se sont multipliées et tout le monde semble s’en être
accommodé, voire en a réclamé des supplémentaires, car elles
permettent d’élucider violences, viols et crimes et ont de ce
fait un rôle dissuasif.
Comme le souligne Philippe Coste : « On surestime la
menace quant à la liberté. Il y a en fait beaucoup d’avantages :
retrouver un gamin perdu dans la foule, prévenir un attentat…
Le contrôle social pourrait permettre de punir les entreprises
qui ne payent pas leurs fournisseurs, mais c’est déjà le cas en
France, où la Banque de France peut dresser une liste
d’interdits bancaires. Le malus/bonus peut avoir des
avantages148. »
Ce qui est nécessaire, c’est un débat démocratique sur ce
qu’il est légitime d’observer et ce qui est intrusif de façon
inacceptable. Les algorithmes mis en place par les applications
les plus populaires peuvent poser un problème. Les
algorithmes de Facebook favoriseraient ainsi la montée en
puissance des pages fortement partisanes et conduiraient donc
à un excès viral d’information et de désinformation que
l’entreprise est incapable de gérer149. « Finalement, le modèle
que nous propose la Chine de Xi Jinping n’est pas si éloigné
de celui que veulent construire Mark Zuckerberg, Peter Thiel
ou Sergey Brin. Ils organisent chacun un contrôle de plus en
plus absolu des individus, l’un au bénéfice du pouvoir
politique, l’autre au profit du pouvoir économique150. »
« Quand les groupes sont perçus comme des tribunes où
chacun peut exprimer tout ce qui lui passe par la tête,
s’affranchissant du jugement public ou du politiquement
correct, ils laissent le champ libre à l’expression des préjugés
et des propos les plus haineux qui sont inacceptables (voire
illégaux) ailleurs151. »
Il est certain que l’entre-soi existe aussi sur les réseaux
sociaux, que l’anonymat pousse certains à tenir sans risque des
propos excessifs et haineux. Encore que certains talk-shows
télévisés puissent aussi subir ce reproche. En réalité, si bien
sûr il y a des excès, des actes condamnables, il faut aussi
mettre dans la balance les bienfaits des réseaux sociaux. Ceux-
ci ouvrent, non sans défaut et sans risque, plus d’opportunités
et de libertés qu’ils n’en ferment ou qu’il n’en existait
auparavant. Ils ouvrent des espaces de respiration, ils
élargissent le champ, ils brisent des monopoles. Pas étonnant
que ceux qui en disposaient s’en offusquent.
On peut rejoindre les interrogations de Marie David et
Cédric Sauviat : « Aujourd’hui, les choix technologiques font
tout sauf l’objet d’un choix démocratique : une poignée
d’ingénieurs dans la Silicon Valley dessinent les contours d’un
monde que nous subissons tous sans avoir notre mot à dire.
Les questions technologiques ne sont jamais discutées dans les
programmes politiques152. » N’est-il pas urgent de lancer un
débat sur l’ensemble des enjeux de l’IA pour la société ? Est-il
normal que la quasi-totalité des candidats aux élections
présidentielles françaises de 2017 (et il en va de même dans
les autres démocraties) n’ont pratiquement jamais abordé ce
sujet, pourtant essentiel, dans leur campagne électorale153 ?
Chapitre 5
Le duel Chine/États-Unis
Quelques chiffres
La croissance économique chinoise depuis les réformes de Deng Xiaoping puis
l’adhésion du pays à l’OMC est spectaculaire et impressionne le monde entier. Sa
montée en puissance technologique en général dans le domaine de l’IA est encore
plus époustouflante. Le nombre de Smartphones en Chine est passé de 230
millions en 2013 à plus de 850 millions aujourd’hui. Quand Google a été créé, en
1998, la part de la population chinoise ayant accès à Internet était de 0,2 %. Elle
était de 30 % chez les Américains. En 2000, la Chine ne comptait que 22 millions
d’internautes, contre près de 850 millions en 2020. En 2017, le Forum économique
mondial établissait que la Chine avait 4,6 millions de diplômés en sciences,
technologie, mathématiques ingénierie. Les États-Unis, dont la population
représente le quart de celle de la Chine, atteignaient un huitième de ce chiffre168.
Les étudiants chinois sont nombreux dans les universités américaines, mais il y a
peu d’étudiants occidentaux dans les universités chinoises. Dilemme pour les
États-Unis : faut-il limiter le nombre d’étudiants chinois pour ne pas nourrir un
concurrent ou continuer à les accueillir pour le maîtriser ?
En 2018, la Chine a dépassé les États-Unis en termes de publications
scientifiques. En 2015, la Chine a mis au point une directive pour produire d’ici
2024 70 % des puces nécessaires à son industrie. Les dépenses de R&D chinoises
ont été multipliées par 12 entre 2000 et 2018, la Chine a en ce domaine dépassé la
France en 2002, l’Allemagne en 2005, le Japon en 2009 et l’Union européenne
dans son ensemble en 2016169.
Le même phénomène peut se constater en matière de brevets. Huawei est la
société qui en dépose le plus au monde. La Chine est devenue en 2019 le pays qui
en a le plus déposé devant l’Organisation mondiale de la propriété industrielle
(OMPI), doublant les États-Unis. Les demandes chinoises de brevets TIC ont été
multipliées par 13 entre 2005 et 2017, alors qu’elles stagnent du côté américain,
voire diminuent légèrement depuis 2013170. La Chine compte 100 « licornes »
(start-up qui dépassent le milliard de dollars), soit le tiers des licornes existant
dans le monde. À titre de comparaison, il y a aujourd’hui 10 licornes françaises.
Tous ces chiffres convergent vers une conclusion : la Chine, très en retard il y a
une ou deux générations, est en passe de rattraper et même de dépasser les États-
Unis à une vitesse vertigineuse, aussi bien s’agissant de l’IA que de l’économie en
général.
Début mai 2019, les États-Unis annonçaient que plus aucun composant
américain ne pouvait être vendu à Huawei. Le 15 mai 2019, l’administration
Trump interdisait aux entreprises américaines de se fournir en équipement auprès
de Huawei, entreprise jugée à risque. Outre les accusations de violation de
l’embargo sur l’Iran, il était également reproché à l’entreprise chinoise d’avoir
photographié et volé en 2012 un robot d’un des principaux opérateurs américains,
T-Mobile. Les Américains demandaient par ailleurs aux Européens de ne pas
s’équiper en matériel 5G auprès de l’entreprise chinoise. Le procureur général
avait en effet alerté sur le fait que les États-Unis risquaient de subir la domination
de la Chine s’ils ne pouvaient empêcher la suprématie de Huawei sur la 5G182.
Face aux mesures américaines, la direction de Huawei annonçait dès mai 2019
que ces nouvelles règles mettaient sa survie en jeu. Dans le même temps, le
président Xi Jinping annonçait un plan de 1,4 trillion de dollars d’ici à 2025 pour
augmenter l’indépendance technologique de la Chine. Huawei décidait alors de
mettre en place son propre système d’exploitation, Harmony OS, en prévision de
la suppression de l’accès de ses appareils au système Android.
En juillet 2020, Londres annonçait interdire les équipements fournis par Huawei
pour le système de 5G au Royaume-Uni. Il sera interdit aux opérateurs d’acheter
du matériel Huawei à partir du 1er janvier 2021 et ils devront remplacer les
matériels en service avant fin 2027. Cela annulait le feu vert donné en janvier.
« Comme les faits ont changé, nous avons changé notre approche183 », déclarait
Oliver Dowden, le ministre en charge des Télécommunications, mettant en avant
des arguments économiques et de sécurité nationale. Donald Trump déclarait :
« Nous avons convaincu beaucoup de pays, et je l’ai fait moi-même pour la plus
grande part, parce que nous pensons que c’est un risque de sécurité
dangereux184. » En 2005, le Royaume-Uni avait été le premier à permettre à la
firme chinoise de s’établir en Europe. Une telle décision de Londres risque de
retarder de deux ou trois ans le déploiement de la 5G au Royaume-Uni et de coûter
plus de 2 milliards d’euros au pays. Les dirigeants britanniques admettaient en off
avoir cédé aux pressions et aux menaces de sanctions de Washington. Reconquête
de la souveraineté du Royaume-Uni face à la Chine ? Ou expression d’une
vassalisation à l’égard des États-Unis ? En juin 2020, Huawei annonçait pourtant
un plan d’investissement de 1,25 milliard dans un centre de recherche à
Cambridge.
En mai 2020, Donald Trump franchissait un palier supplémentaire en interdisant
à partir de septembre aux entreprises américaines de fournir Huawei en semi-
conducteurs (puces électroniques indispensables au fonctionnement des
ordinateurs et Smartphones) en application de la législation extraterritoriale
américaine, les entreprises étrangères étaient intimées d’en faire autant. Mais pour
The Economist, « l’industrie des semi-conducteurs, 412 milliards de dollars, est si
globalisée que même le bras armé de la législation américaine aura du mal à la
coincer185 ». Accusant un retard significatif dans ce domaine, Pékin avait annoncé
dès octobre 2019 la création d’un fonds d’investissement doté de 26 milliards
d’euros pour sanctuariser son indépendance dans le domaine des semi-
conducteurs.
L’ensemble de ces mesures sera-t-il suffisant pour couper court à l’ascension de
Huawei, ou cela va-t-il inciter la Chine à mettre les bouchées doubles, triples ou
décuples pour combler son retard et devenir parfaitement autonome vis-à-vis des
États-Unis ? Se dirige-t-on vers la constitution de deux réseaux digitaux
indépendants ET incompatibles ? Mais dès lors, le résultat ne serait-il pas une
compétition dont le résultat est « perdant-perdant » ?
En mai 2020, Taiwan semiconductors manufacturers (TSMC), n° 1 mondial de
semi-conducteurs et, comme son nom l’indique, entreprise taïwanaise, annonçait
un investissement de 12 milliards de dollars pour construire une usine de puces
aux États-Unis. Elle était jusqu’ici le fournisseur de Huawei, qu’elle va désormais
cesser d’approvisionner. Est-ce la naissance d’un axe dominant américano-
taïwanais186 ? Pourquoi TSMC, qui dépend de Huawei pour 15 % de ses revenus,
investit si lourdement aux États-Unis ? Peut-être pour fournir le marché américain,
créant ainsi une nouvelle marque à Taïwan qui serait détachée du marché
américain, et pouvoir continuer à fournir le marché chinois en parallèle. De même,
des opérateurs américains réfléchissent à déposer leurs brevets en dehors des
États-Unis pour éviter de tomber sous le coup des futures législations
antichinoises. En ce cas, comme le souligne The Economist187, la tentative de
Donald Trump de « désiniser » l’industrie des semi-conducteurs pourrait plutôt
conduire à la « désaméricaniser ». Un terme qu’on entend de plus en plus sur
l’autre rive du Pacifique, comme le rappelle Evgeny Morozov : « Les deux
expressions les plus en vogue en Chine en ce moment sont “désaméricanisation” –
de la chaîne d’approvisionnement et de l’infrastructure technologique – et
“économie de double circulation” – une nouvelle orientation politique qui consiste
à articuler un recentrage sur le marché intérieur et le développement de
technologies de pointe susceptibles d’être exportées188. »
Bataille politico-commerciale
À l’été 2020, Donald Trump déclarait réfléchir à interdire l’application chinoise
TikTok sur le territoire américain. Il mettait en avant un risque sécuritaire puisque
la compagnie mère ByteDance était liée, selon lui, au gouvernement chinois,
lequel aurait ainsi accès aux données des utilisateurs américains. Les dénégations
de la compagnie ne suffirent pas à le faire changer d’avis, mais les utilisateurs de
l’application s’y opposèrent en mettant en avant le rôle essentiel de l’application
dans l’éducation sur le changement climatique, le racisme systémique et le
mouvement Black Lives Matter. On apprenait alors que Microsoft était en
négociations avec ByteDance pour racheter TikTok.
Kareem Rahma, 400 000 followers sur l’application, déclarait que TikTok était
au mouvement Black Lives Matter ce que Twitter avait été pour le Printemps
arabe189. Ellie Zeiler, seize ans et 6,3 millions de followers, estimait que la
menace de Trump allait lui aliéner de façon encore plus importante la jeunesse
américaine190.
Le CFIUS recommandait que TikTok soit vendue à une compagnie américaine
pour restreindre l’influence chinoise aux États-Unis. Les partisans d’une ligne
dure face à la Chine au sein de l’administration Trump insistaient sur l’interdiction
pure et simple de l’application afin d’envoyer un message de fermeté à Pékin.
Trump, après avoir suivi ces derniers, changea d’avis du fait des incertitudes
juridiques et afin de ne pas aggraver son impopularité parmi la jeunesse (TikTok a
aujourd’hui 100 millions d’utilisateurs aux États-Unis). Dans le cas d’une vente,
Trump allait jusqu’à demander qu’une partie de l’argent soit directement versée au
département du Trésor américain, arguant que sans son action, celle-ci n’aurait pas
été possible191.
Le 19 septembre, TikTok devenait une compagnie autonome séparée de
ByteDance. Son cloud était hébergé par Oracle-Walmart, qui devenait son canal de
distribution. Oracle-Walmart, qui possède 20 % des actions de TikTok, s’engageait
à embaucher 25 000 personnes aux États-Unis sur une période indéterminée, à
payer 5 milliards d’impôts au Trésor américain et à créer une offre éducative sur
l’IA. Trump triomphait en affirmant que TikTok n’avait plus rien à voir avec la
Chine, et que l’usage de l’application allait devenir totalement sécurisé. On était
loin cependant de la demande initiale d’une vente totale, ByteDance conservant
80 % des parts. Le flou demeurait total sur la répartition entre les textes et l’offre
éducative et sur la façon dont l’argent serait versé. Qui plus est, les entreprises
technologiques et les investisseurs pourraient devenir de plus en plus inquiets de
faire des affaires avec toute compagnie qui pourrait attirer l’attention de
l’administration Trump. « Le résultat est trop illogique et imprévisible192 »,
déclarait David Pakman, un associé de Venrock, une entreprise de capital-risque
établie à New York et dans la Silicon Valley.
Un conflit symptomatique
Ce deal ne résolvait pas la question essentielle : qu’allait-il se passer ? Cette
nouvelle application chinoise récemment implantée aux États-Unis attirait les
consommateurs américains et notamment la jeunesse. David Sanger rappelait dans
le New York Times du 21 septembre 2020 que le vol de propriété intellectuelle dont
TikTok est accusée par Trump était un problème que George W. Bush avait abordé
avec son homologue chinois quinze ans plus tôt, et que Barack Obama et Xi
Jinping avaient déclaré résolu en 2015. Apparemment, ce n’est pas le cas, mais
l’affaire TikTok révélait pire encore : pour la première fois, une application
réellement chinoise, et non un dérivé d’un équivalent inventé aux États-Unis ou en
Europe, avait séduit la jeunesse américaine.
Durant la Guerre froide, les pays communistes, qu’il s’agisse de l’Union
soviétique et de ses alliés du Pacte de Varsovie, ou de la Chine populaire,
interdisaient les films et musiques venus du monde occidental. Il ne fallait pas que
Hollywood, les Beatles ou Elvis Presley viennent « contaminer » idéologiquement
leur population, et avant tout leur jeunesse. L’attractivité que les États-Unis
représentaient était vue comme une menace majeure bien avant que le concept de
soft power ait été élaboré. Dans son livre Has China won ?, Kishore Mahbubani
écrit qu’actuellement, les États-Unis se comportent comme le faisait l’URSS du
temps de la Guerre froide et que la Chine, elle, adopte l’attitude des États-Unis
durant cette période. L’épisode TikTok en est une illustration.
L’histoire économique regorge d’exemples où les embargos – surtout s’ils ne
sont que partiels parce que non appliqués par l’ensemble des acteurs – échouent
dans leur objectif de mettre à genoux celui qui est visé. Après une période
provisoire lors de laquelle elle souffre réellement, la nation soumise à l’embargo
s’organise, trouve des parades et développe une production nationale qui vient se
substituer aux importations désormais impossibles. Les sanctions sur les produits
agricoles à destination de la Russie après l’annexion de la Crimée ont surtout
pénalisé les producteurs agricoles européens, et avant tout français. Les Russes ont
développé leur propre filière. La Chine peut supporter un passage à vide de deux
ou trois ans avant de se réorganiser. Si l’objectif est de choisir entre la soumission
aux États-Unis et l’indépendance menant à la suprématie, la Chine a, bien plus que
les États-Unis, le sens du long terme.
Stimulés à la fois par leurs ressorts internes et l’impitoyable concurrence à
laquelle ils se livrent, les deux mastodontes chinois et américain ont distancé
toutes les autres nations et font très largement la course en tête. En effet : « Les
deux pays capteraient 70 % des bénéfices que l’IA apporterait à l’économie
mondiale d’ici 2030. Sur les 4 500 sociétés évoluant dans l’IA dans le monde,
environ la moitié opère aux États-Unis et le tiers en Chine193. » En réalité, les
géants de l’IA sont soit en Chine soit aux États-Unis. Ils attirent la majorité des
ingénieurs les plus doués, et sur ce terrain, les États-Unis ont encore l’avantage,
malgré les restrictions à l’immigration mises en place par Donald Trump. 75 %
des fondateurs d’entreprises de la Silicon Valley ne sont pas nés aux États-Unis194.
La Chine peut, elle, surtout employer des étrangers via les filiales de ses firmes
installées sur place. En matière d’IA, le risque est grand que « the winner takes it
all » ; et même avec ce duopole, les autres nations pourraient n’avoir comme
option que de ramasser les miettes qu’on voudra bien leur laisser ou devoir choisir
de qui ils veulent être les supplétifs dociles et dépendants.
Du temps de la Guerre froide, on parlait du condominium soviéto-américain. À
l’époque, la France et la Chine le contestaient fortement et avaient réussi,
notamment par l’acquisition de l’arme nucléaire, à s’en préserver en termes
d’indépendance et de liberté d’action. L’UE, la Russie, le Japon, la Corée du Sud,
le Canada, l’Australie et d’autres réussiront-ils à s’extraire du piège sino-
américain ? Leur retard est-il irrattrapable ou peut-il – à condition d’avoir une
solide détermination à le faire – encore être comblé ? Tout peut se jouer très vite
avant que la fenêtre d’opportunité ne se referme. On peut encore agir, mais pour
combien de temps ?
Les principales entreprises du secteur technologique restent américaines
CHIFFRE CAPITALISATION
RANG BÉNÉFICE
D’AFFAIRES BOURSIÈRE
(Selon le NET (mds
ENTREPRISE ACTIVITÉ SIÈGE (milliards (milliards USD,
chiffre USD, 2019,
USD, 2019, printemps 2020,
d’affaires) Bloomberg)
Bloomberg) Bloomberg)
Commerce
Amazon 1 États-Unis 280 1 017 11
électronique
Produits
Apple électroniques 2 États-Unis 260 1 164 55
et logiciels
Hon Hai
Produits
Precision 5 Taïwan 177 34 4
électroniques
(Foxconn)
Verizon
Télécom 7 États-Unis 132 239 19
Communications
Logiciels,
produits
Microsoft 8 États-Unis 125 1 256 39
électroniques,
jeux vidéo
Produits
Huawei 9 Chine 122* NC 9*
électroniques
Nippon
Telegraph & Tel Télécom 10 Japon 109 95 8
(NTT)
Dell Produits
12 États-Unis 92 26 5
Technologies électroniques
Deutsche
Télécom 14 Allemagne 87,7 63 4
Telekom
Produits
Hitachi 15 Japon 87 28 2
électroniques
Produits
Sony électroniques, 16 Japon 80 78 9
jeux vidéo
Produits
Intel 19 États-Unis 71 250 21
électroniques
Réseau
Facebook 20 États-Unis 70,7 471 18
social
* Source : Huawei
Chapitre 6
Quo vadis Europa ?
Exigences américaines
Une relation à redéfinir
Comment l’Europe doit-elle se positionner face au duel
sino-américain ? Les États-Unis attendent évidemment de
l’Europe une solidarité civilisationnelle. Donald Trump
l’exigeait sans aucune contrepartie, les Européens devaient
même de surcroît se voir méprisés et insultés. La façon dont
Donald Trump a traité les alliés européens, sur la question de
la 5G comme de manière générale, ne nous incitait pas à lui
faire confiance aveuglément. Joe Biden devrait solliciter la
solidarité des Européens de façon plus courtoise. Il va même
sans doute faire assaut d’amabilité, de serments de fidélité et
de raffermissement des liens transatlantiques en échange du
soutien européen face à la Chine. Pour Washington, les
démocraties occidentales devraient faire front commun face à
la dictature communiste chinoise qui menace leurs libertés et
leurs modes de vie. Le Royaume-Uni a choisi son camp en
fermant la porte à Huawei. L’argument est aisément relayé en
Europe. Il a l’apparence du bon sens mais se heurte à quelques
réalités désagréables.
Tout d’abord, la NSA et les grands groupes digitaux
américains n’ont pour le moment pas réellement traité les
Européens comme des partenaires. Entre l’espionnage de l’un
et la politique systématique d’évasion fiscale des autres, les
Européens sont plutôt vus comme des supplétifs. La tendance
naturelle des États-Unis n’est pas de traiter d’égal à égal avec
les Européens. Il faudrait exiger un sérieux renouvellement des
mentalités américaines, presque une révolution culturelle de
leur part, pour pouvoir envisager un partenariat autre que celui
d’un strapontin qui nous serait accordé. D’ailleurs, une des
premières déclarations du président élu Joe Biden, en saluant
le retour de l’Amérique, était d’affirmer sa disposition à guider
le monde. Donc de voir les autres suivre.
Washington nous met en garde contre les risques
d’espionnage en cas de recours à la technologie chinoise. Les
États-Unis savent de quoi ils parlent puisqu’ils n’ont jamais
hésité à espionner les Européens, souvent au nom d’impératifs
de sécurité pour combattre le terrorisme, mais en réalité en
recueillant de précieuses informations leur offrant un avantage
concurrentiel énorme sur le plan commercial. Bref,
« l’Alliance », pour eux, est rarement une voie à double sens.
Nous devons bien sûr prendre des précautions envers les
Chinois et défendre nos intérêts. Mais nous devons faire de
même face aux Américains, qui considèrent trop facilement
que la dette que nous aurions à leur égard en tant que leader du
monde libre leur permet de faire prévaloir leurs intérêts sur les
nôtres sans trop de remords.
Même The Economist, peu suspect d’anti-atlantisme, admet
que pour mettre en œuvre l’alliance qu’il appelle de ses vœux
entre les États-Unis et l’UE pour contrebalancer la Chine sur
l’IA, il faudrait que les États-Unis reconnaissent qu’ils ne sont
plus aussi dominants qu’ils l’étaient à l’issue de la Seconde
Guerre mondiale et qu’il leur faut faire des concessions à leurs
alliés européens sur le respect de la confidentialité, les
taxations et la politique industrielle195.
Allons-nous rester impuissants et passifs, tétanisés par
l’enjeu du duel entre la Chine et les États-Unis ? Avonsnous le
choix ? Ou allons-nous être condamnés à choisir d’être le
partenaire junior de l’un ou de l’autre – et bien sûr, la balance
pencherait plutôt pour Washington ? Dans son discours devant
les ambassadeurs d’août 2019, Emmanuel Macron réfutait
chacune de ces hypothèses et plaidait pour la voie de
l’autonomie. L’autonomie européenne est, depuis le début de
la Ve République, un sujet qui tient à cœur à la France. On y
est parvenu sur certains sujets : aéronautique, nucléaire,
espace, monnaie… Mais moins sur les enjeux militaires et
stratégiques. Allons-nous devenir une colonie de la donnée ?
Pouvons-nous compter éternellement sur une protection
bienveillante et gracieuse des États-Unis ? Non, pas plus
qu’avec la Chine, d’ailleurs. Bien sûr, nous devons tracer notre
voie, même si les sujets stratégiques ont créé une culture de la
dépendance bien établie même trente ans après la fin du
monde bipolaire.
Comment réagir ?
Dans un entretien avec l’auteur, Laurent Alexandre
explique : « L’idée de remuscler les Européens dans l’état
actuel est difficile. L’Union européenne a toujours préféré
protéger le consommateur que le producteur. Nous avons donc
permis un meilleur accès aux consommateurs et nous n’avons
pas cherché à construire des champions européens200. » Il va
plus loin : « Si nous voulions cesser d’être des “crapauds
numériques”, l’Europe devrait rééquilibrer sa politique en
faveur des opérateurs et réduire les droits des
consommateurs201. » Faut-il nécessairement réduire les droits
des consommateurs pour constituer des géants ? C’est loin
d’être certain. Le règlement RGPD est vu par beaucoup
comme un frein qui réduit les marges de manœuvre des
entreprises. Il peut être également envisagé comme un modèle
attractif. Quelles sont dans ce contexte les portes de sortie pour
l’Europe ?
Le règlement général sur la protection des
données (RGPD)
Ce règlement européen a été adopté par le Parlement européen en
avril 2016, après quatre années de négociation. Il devient applicable
sur l’ensemble du territoire européen à compter de mai 2018. Il
constitue sans aucun doute l’une des lois les plus ambitieuses au
monde s’agissant de la protection des utilisateurs concernant le
traitement des données à caractère personnel et de la libre circulation
de ces données. Il vise aussi bien à protéger les droits des
utilisateurs qu’à responsabiliser les acteurs de la gestion et du
traitement de données. Il permet à l’Union européenne de se doter
d’un outil unique pour l’ensemble de ses membres et ainsi de pouvoir
imposer à tous les acteurs étrangers agissant sur le territoire
européen cet unique règlement (voir l’encadré « Privacy Shield »
page 163).
Si, pour les utilisateurs, l’application d’un tel règlement semble se
limiter à ne cocher que quelques cases pour accéder à un site
marchand, il a permis de faciliter les dépôts de plaintes d’utilisateurs
s’estimant lésés s’agissant du traitement de leurs données (+ 30 %
en France en moins d’un an, deux fois plus de plaintes en Irlande
après un an d’application du règlement).
De telles plaintes sont notamment examinées par le Comité européen
de la protection des données EDPB, créé en 2018 pour s’assurer de
la bonne mise en œuvre du RGPD. Les procédures ouvertes peuvent
alors venir nourrir ou être à l’origine d’enquêtes contre les GAFAM. Le
RGPD permet aux autorités compétentes d’imposer des amendes
d’ampleur (jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires) en cas de manquement.
Après plus de deux années d’existence, et bien qu’il soit un règlement
strict et pas toujours évident à mettre en place pour les entreprises
concernées, le RGPD s’est imposé comme le véritable standard au
niveau mondial s’agissant de la protection des données.
Sortir de la naïveté
On entend de plus en plus qu’il est temps que l’Europe sorte
de la naïveté. Qu’elle mette en place une véritable politique
industrielle. Elle a parfois empêché des fusions destinées à
créer des champions européens pour ne pas porter atteinte aux
intérêts des consommateurs européens, pour le plus grand
bonheur des géants chinois et américains. L’UE a trop
longtemps considéré le marché comme l’alpha et l’oméga. Or,
nos concurrents chinois et américains n’hésitent pas à jouer la
carte de la préférence nationale et du protectionnisme.
Nous avons des différends et des divergences avec la Chine.
Nous ne partageons pas le même régime politique. Nous nous
opposons à la politique de Pékin concernant les Ouïghours,
Hong Kong, etc. Nos intérêts peuvent parfois être en
concurrence directe, parfois convergents. Avec les États-Unis,
nous partageons un socle de valeurs communes mais nous
nous séparons sur le multilatéralisme, de façon vive du temps
de Trump, de façon sûrement moins nette, mais néanmoins
réelle quand viendra le temps de Biden. L’application
extraterritoriale de la législation américaine et leur conception
d’un monde où leur hégémonie est conçue comme aussi
bienveillante que naturelle nous opposent également.
Il ne faut pas être naïf dans l’utilisation de l’argument des
droits de l’homme par les États-Unis pour critiquer la Chine.
Nous savons depuis longtemps que celle-ci est à géométrie
variable et très souvent une instrumentalisation géopolitique
de valeurs affichées. La Chine n’a pas nourri le terrorisme en
envahissant de façon illégale un pays du Golfe et n’a pas
condamné à de lourdes amendes des sociétés européennes
pour non-respect de lois chinoises.
La bataille pour la suprématie mondiale à laquelle se livrent
Pékin et Washington ne nous concerne pas, nous, Européens.
Nous n’avons pas à être enrôlés comme supplétifs ni par l’un
ni par l’autre, sachant que la pente « naturelle » nous
conduirait vers l’oncle Sam. Nous voulons juste défendre nos
intérêts et nous faire respecter.
Les années Trump ont été un cruel rappel à la réalité. L’UE
a été déclarée ennemie par le président du pays dont nous
attendons protection. Le prochain sera plus affable, mais il
défendra les intérêts de son pays habitué au leadership et à la
conviction d’être la seule nation indispensable. Nous serons
moins malmenés, mais ne nous attendons pas à être traités sur
un pied d’égalité : les États-Unis ne le font avec personne.
Il est temps de sortir de notre somnambulisme
stratégique219, ne serait-ce que pour être pris plus en
considération par notre partenaire américain. Nous ne devons
pas dépendre du choix fait tous les quatre ans par les habitants
du Michigan.
Thierry de Montbrial, président de l’IFRI, a même proposé
une déclaration Schuman sur l’intelligence artificielle220.
L’intelligence artificielle est une base essentielle de la
puissance de demain. Si l’Europe veut être maîtresse de son
destin et non pas la spectatrice passive d’une Histoire qui
s’écrit sans elle, elle doit se lancer de façon volontaire et
organisée dans cette course. Il y a un consensus pour estimer
que le virage ne peut être manqué.
Cédric Villani souligne que le dossier éthique est un
domaine où l’Europe est toujours leader. Il était nécessaire de
mettre en place le RGPD et elle est en train de s’imposer en
dehors de l’Europe221. L’UE et les États-Unis peuvent-ils
coopérer pour réduire l’influence des GAFAM et rétablir un
rapport de force plus favorable ? Ce serait dans l’intérêt
mutuel des puissances régaliennes. Mais la tentation du
nouveau président américain ne sera-t-elle pas de leur lâcher la
bride pour affronter leurs concurrents chinois ? Il faudra
également suivre de près ce que donnera le partenariat mondial
sur l’intelligence artificielle hébergé par l’OCDE.
La nouvelle Commission européenne mise en place en 2019
a affirmé, par la voix de sa présidente Ursula von der Leyen,
qu’elle voulait être géopolitique. Charles Michel, Josep Borrel,
Thierry Breton, Margrethe Vestager partagent cette conviction
et cette détermination. Ils agissent en équipe, font preuve de
volontarisme et ont conscience de leurs responsabilités
historiques face aux enjeux majeurs qui attendent l’Europe. Ils
ont lancé un mouvement. Le sentiment est partagé : les choses
bougent – dans la bonne direction – à Bruxelles. Sous
l’impulsion de la nouvelle commission, des coopérations sur
l’IA ont été établies avec le Japon, le Canada, l’Australie, la
Corée du Sud, etc. Bref, une sorte d’alliance du
multilatéralisme appliquée à l’IA, ou le « front des non-alignés
appliqués à l’IA » selon une autorité gouvernementale
française222. L’objectif est de passer de 5 à 6 milliards d’euros
d’investissement par an à 10 milliards, pour jouer dans la
même cour que la Chine ou les États-Unis. Les 27, souvent
divisés, sont plutôt unis sur les enjeux de l’IA. La
transformation numérique a été accélérée par la crise du
Covid-19. Il y a désormais une perception commune qui
échappe aux clivages habituels.
L’Europe peut créer un modèle s’écartant de l’approche
verticale chinoise et du laisser-faire américain, concilier
performance et respect des droits des individus, mettre le
progrès technologique au service de la protection du climat et
de la réduction des inégalités. Il est encore temps d’agir.
Galileo, l’exemple d’un (finalement) succès
européen
En 1999, la Commission européenne et l’agence spatiale européenne
lancent le projet d’un système de géolocalisation indépendant distinct
des systèmes américain GPS, russe Glonast et chinois Beidou :
Galileo.
Ce système est dual : il peut aussi bien être utilisé pour la défense et
la télécommunication que les transports, les puces de smartphone,
bref, tout ce qui nécessite la géolocalisation.
Les États-Unis voient d’un mauvais œil le développement d’un
système européen indépendant. Leur système GPS, dérivé d’une
application militaire, est devenu totalement opérationnel à partir de
1995.
Washington a dans un premier temps refusé l’interopérabilité entre
Galileo et GPS au nom d’impératifs de sécurité nationale. Il y a même
eu des menaces américaines de détruire les satellites européens.
Le projet Galileo a eu beaucoup de difficultés à voir le jour, du fait des
mésententes et rivalités européennes et des menaces américaines.
Son budget initial de 4,6 milliards a fortement augmenté pour
atteindre 13 milliards, dont 2,4 payés par la France. Il est jugé plus
performant que le système américain. L’agence européenne GSA est
chargée de son exploitation. En 2020, 26 satellites sur les 30 prévus
sont en activité.
Chapitre 7
La France dépassée ?
Un enjeu de souveraineté
En juillet 2019 se tenait à Bercy la présentation du volet
économique de la stratégie nationale d’intelligence artificielle
au cours d’un événement baptisé « L’intelligence artificielle au
service des entreprises ». Bruno Lemaire, ministre de
l’Économie, et Cédric O, secrétaire d’État au numérique,
tenaient des discours convergents, reconnaissant l’existence
d’un retard français et européen en matière d’IA tout en se
voulant rassurants sur le fait que ce retard n’était pas
inéluctable. Le rapport que le député Cédric Villani, par
ailleurs médaille Fields, avait rendu en mars 2018 allait dans le
même sens.
La revue stratégique de défense et de sécurité nationale
publiée en octobre 2017 sous la présidence d’Arnaud Danjean,
député européen, évoquait ce défi de l’IA : « La maîtrise de
l’intelligence artificielle représentera un enjeu de souveraineté,
dans un environnement industriel caractérisé par des
innovations technologiques rapides et aujourd’hui dominé par
les entreprises étrangères223. »
Pour Bruno Le Maire, « l’IA constitue la rupture
technologique fondatrice pour les économies du XXIe siècle.
L’intelligence artificielle fera le partage entre les nations qui
resteront leader au XXIe siècle et les nations qui seront
dominées au XXIe siècle (…) nous devons donc maîtriser et
non subir cette technologie. » Il ajoute : « L’IA fera
rapidement des vainqueurs et des vaincus, d’abord entre les
États : entre ceux qui la maîtriseront et ceux qui la subiront.
Mais aussi entre les entreprises : celles qui auront pris le
tournant, et celles qui ne l’auront pas pris. »
Le plan Calcul
Bull est dans les années 1960 la seule entreprise française capable
de construire des ordinateurs. En 1964, elle passe sous contrôle de la
firme américaine General Electric.
Cette affaire est un électrochoc pour la France qui prend conscience
qu’elle ne peut laisser un domaine aussi stratégique que
l’informatique aux mains d’une puissance étrangère. C’est
inacceptable pour De Gaulle. Le plan « Calcul pour le développement
d’une industrie informatique française » est lancé en septembre 1966.
Sont créés l’IRIA (Institut de recherche d’informatique et
d’automatisme), devenue INRIA, en janvier 1967, et la Compagnie
internationale pour l’informatique (CII) en décembre 1966. Cette
entreprise privée soutenue par l’État a pour vocation de devenir un
champion français de la production d’ordinateurs made in France.
Mais rapidement, la nouvelle CII réoriente ses activités pour produire
des ordinateurs américains sous licence et abandonne l’ambition du
projet 100 % français, trop compliqué aux yeux des actionnaires.
Politique et entreprises
Cédric Villani ouvre une autre piste en proposant de
« favoriser la convergence de la transition écologique et du
développement de l’IA. Sur le plan international, la France a
donc les moyens de prendre ce leadership. Elle pourrait
premièrement proposer d’étudier les impacts de l’IA sur la
réalisation des objectifs onusiens du développement durable
(…) La France pourrait proposer la mise en place d’un
évènement de grande envergure, sur le modèle de la Cop 21,
pour mettre en avant des initiatives exemplaires et à fort
impact243 ». Cela aurait pour autre avantage de renforcer le
positionnement diplomatique de notre pays en faveur de la
lutte contre le réchauffement climatique.
En réponse aux observations du rapport Villani, le
gouvernement estime que l’IA va bouleverser le monde des
entreprises, et qu’elle doit et peut servir à l’ensemble des
entreprises. Pour cela, il lance les « Challenges IA », dotés
chacun d’un fonds de 5 millions d’euros, pour que les grands
groupes français acteurs de l’IA coopèrent et entraînent les
PME dans le mouvement de l’IA. L’objectif est de faire
prendre conscience à l’ensemble des acteurs et domaines
économiques que l’IA peut s’adapter à leur structure ou leur
activité et de diffuser à l’ensemble des entreprises l’IA
nécessaire pour renforcer l’ensemble du tissu économique.
Il y a déjà 10 licornes en France, il devrait y en avoir plus de
25 d’ici 2025.
Combien de responsables politiques s’intéressent à ces
questions ? Cédric Villani est un cas vraiment à part.
François Saltiel évoque le cas d’un jeune député qui a fait sa
thèse sur l’intelligence artificielle et estime que « ceux qui
maîtrisent les enjeux et la portée des nouvelles technologies se
comptent sur les doigts d’une main244 ». Sera-t-il réellement
question de l’IA, de ses conséquences sociétales, économiques
et géopolitiques dans la campagne pour les élections
présidentielles de 2022 ? N’est-ce pas un enjeu dont l’impact
sur la France sera sans commune mesure, y compris pour sa
sécurité, avec nos débats enflammés sur le voile ? La façon
dont la question sera abordée constituera un bon test pour
marquer la différence entre une femme ou un homme d’État et
une femme ou un homme politique.
Conclusion
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