(Paradoxe) Decout, Maxime - Qui A Peur de L'imitation - Les Éditions de Minuit (2016)
(Paradoxe) Decout, Maxime - Qui A Peur de L'imitation - Les Éditions de Minuit (2016)
(Paradoxe) Decout, Maxime - Qui A Peur de L'imitation - Les Éditions de Minuit (2016)
QUI A PEUR
DE L’IMITATION ?
Un caméléon
CHAPITRE I - RÉPROBATIONS
Délits d’imitation
Un contre-modèle
CHAPITRE II - JUSTIFICATIONS
La fin du quant-à-soi
Aux influencés
L’imitateur imité
Du même auteur
INTRODUCTION
Un caméléon
Qu’est-ce que l’imitation ? Beaucoup de choses à la fois. Des procédés
très précis qu’on peut distinguer, classer, organiser, trier. Mais aussi un
phénomène bien plus général qui consiste à s’inspirer d’un autre texte
pour écrire le sien. Imitation est un terme large qui, en littérature,
comporte au moins deux acceptions : l’imitation d’un aspect de la réalité
(la fameuse mimesis d’Aristote et de Platon) et l’imitation d’une œuvre
littéraire. C’est au deuxième sens du mot que je voudrais m’intéresser.
Or, pour imiter, les manières sont diverses et forment une famille
particulièrement nombreuse où la confusion règne. Citons d’emblée
quelques-uns de ses membres les plus éminents : le pastiche, la parodie,
le travestissement burlesque, l’allusion, le plagiat. Faisons simple dans un
premier temps. On s’accorde le plus souvent pour faire du pastiche
l’imitation des caractéristiques d’un style attribué à un auteur ou à un
ensemble d’œuvres ou de discours, qu’elles soient regardées comme des
qualités ou des défauts. Celui-ci varie dans l’extension mais aussi dans le
degré d’imitation, allant d’une vague ressemblance à une transcription
presque exacte. La parodie correspond de son côté à une transformation,
ludique ou satirique, d’une œuvre précise8. Le plagiat, en revanche, est la
reprise presque littérale et frauduleuse du texte d’un autre ; il engage une
dimension légale9. Mais les différentes typologies établies montrent
qu’aucun classement ne peut être considéré comme définitif. Gérard
Genette, avec Palimpsestes, a proposé par exemple de distinguer la
transformation, qui s’attache à une œuvre, et l’imitation, qui s’occupe
d’un style, ce qui amène à séparer la parodie (d’une œuvre) et le pastiche
(d’un style général attribué à un auteur ou à un courant). Mais les deux
sont toujours susceptibles de converger puisque adopter l’écriture d’un
autre suppose aussi de conserver certains éléments de l’univers de
référence et de la pensée que véhicule cette forme10. Le style d’un auteur
ne peut-il d’ailleurs pas aussi être spécifique d’une œuvre et ne pas se faire
entendre dans d’autres ? Reconnaîtrait-on de façon assurée un même
écrivain à la lecture d’un passage anonymé de Madame Bovary et d’un
autre de Salammbô ? Certes il y a beaucoup d’obsessionnels dont la plume
est immédiatement identifiable, comme Rabelais, Racine, Hugo,
Chateaubriand, Kafka, Beckett, Duras, Robbe-Grillet, Modiano ou
Chevillard. Mais, à l’autre bout de l’échelle, il y a des écrivains
transformistes, comme Perec ou Calvino, qui ont pu changer d’écriture
comme on quitte un vêtement. Et puis il y a ceux dont l’écriture s’est
peu à peu ou brutalement modifiée, comme Proust ou Camus, La
Fontaine, Boileau, Corneille, Lautréamont.
L’imitation doit aussi être distinguée d’un autre phénomène qui lui est
étroitement associé : l’influence11. C’est-à-dire l’« action qu’exerce
quelque chose sur quelque chose ou quelqu’un » ou l’« ascendant de
quelqu’un sur quelqu’un d’autre ». Bref, quand on parle d’influence en
littérature, la focale est placée sur la source : c’est elle qui est l’origine de
l’action. Quand on parle en revanche d’imitation, on évoque « l’action
d’imiter quelqu’un ou quelque chose » : cette fois l’agent est l’imitateur
lui-même. Évidemment les deux notions sont connexes (l’influence est
souvent la cause de l’imitation) même si l’influence est un phénomène
plus diffus, moins discernable, souvent moins conscient. On peut
d’ailleurs imiter sans être influencé. On le sait de toute façon : personne
n’écrit à partir de rien. Personne ne prend la plume sans avoir à ses côtés
un bagage plus ou moins chargé de livres. Une bibliothèque intérieure,
parfois partiellement oubliée, parfois bien présente à l’esprit, parfois
directement présente à portée de main, ce qui donne la tentation de
l’ouvrir. En cas de panne notamment. Les critiques prisent
particulièrement le repérage des sources. On ressent le besoin de situer
une œuvre par rapport à d’autres. L’attitude est spontanée, naturelle,
presque inévitable. Qui n’a pas lu, au sujet de tel ou tel nouveau titre,
qu’il ressemble à du Echenoz ou à du Duras. Le premier roman d’un
écrivain est le lieu privilégié de ces parallèles, certainement parce qu’il est
celui où les influences sont souvent encore très fortes. Mais c’est toute
l’œuvre qui attire ce genre de remarques. On pourrait citer mille
exemples. Nous n’en prendrons qu’un. À la parution du Vent de Claude
Simon, la plupart des critiques soulignent l’influence de Faulkner,
comme Jean Piel qui note : « Ce qui frappe d’abord, en lisant Claude
Simon, ce sont les influences qu’il a subies et qu’il ne cherche nullement
à dissimuler : Faulkner surtout, mais aussi Dostoïevski, Tchekhov,
d’autres encore, sans parler de Proust12. » L’ascendance si forte de
Faulkner sur l’écriture de Claude Simon peut-elle alors nous induire à
parler d’un pastiche ? Mais en ce cas, il s’agirait de pastiches disséminés et
continués, où il serait malaisé d’identifier des fragments textuels précis
qui seraient détournés. D’autant que le pastiche peut être minimal
puisque une allusion, un mot, un tour syntaxique suffisent. Ce n’est
toutefois pas parce qu’on ne repère pas un passage explicitement pastiché
qu’il n’y a pas pastiche dans l’influence. Situation dont les difficultés
d’évaluation sont encore accrues en raison du caractère potentiellement
inconscient de toute imitation.
C’est pourquoi l’imitateur et l’imité, l’influencé et l’influenceur seront
les protagonistes principaux de cette aventure. En se souvenant que la
question de l’influence et de l’imitation doit être comprise non en termes
de catégories tranchées mais en termes de nuances. Le plus souvent, il ne
s’agit pas, pour l’écrivain, de simplement décalquer ou plagier, mais
d’importer, d’adapter, de choisir ce qui est à même de nourrir son
écriture ou son œuvre dans le texte d’un autre. C’est pour cette raison
que l’imitation et l’influence ont souvent été décrites comme une sorte
de digestion. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à l’étymologie
du mot « pastiche » qui nous donne une excellente leçon de modestie. Le
mot est issu de l’italien « pasticcio » qui signifie rien moins que « pâté ».
C’est-à-dire un produit qui résulte de l’assemblage d’éléments variés.
Burton, dans l’Anatomie de la mélancolie, s’en souvient quand il note que
les pasticheurs « entrelardent leurs maigres livres du gras d’autres
ouvrages13 ». La Renaissance française semble elle aussi guidée par une
sorte de prescience étymologique lorsqu’elle pense l’imitation des
Anciens comme une « innutrition », c’est-à-dire une absorption et une
digestion, reprenant en fait une image qu’on retrouve par exemple chez
Quintilien dans son Institution oratoire, chez Sénèque dans ses Lettres à
Lucilius ou chez Érasme dans Le Cicéronien. Montaigne considère lui aussi
cette origine lexicale très au sérieux, et pour cela la prend au pied de la
lettre : « Que nous sert-il d’avoir la panse pleine de viande, si elle ne se
digère, si elle ne se transforme en nous14 ? » Quant à Valéry, il note pour
mieux opposer deux pratiques : « Plagiaire est celui qui a mal digéré la
substance des autres : il en rend les morceaux reconnaissables.
L’originalité, affaire d’estomac15. » Ou encore : « Rien de plus original,
rien de plus soi que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le
lion est fait de mouton assimilé16. » Que déduire de ces images gastriques
ou culinaires ? Que l’imitation et l’influence sont une question de
digestion. Que l’imitateur est un lecteur à l’estomac particulièrement
robuste. Mais aussi qu’avec l’imitation nous pénétrons dans les cuisines
textuelles et littéraires, celles du fabriquant et de l’artisan, et non pas dans
l’atelier du génie et de l’artiste.
La limite, on le voit, est donc plus que poreuse entre le plagiat, le
pastiche et la simple influence. Si l’imitation avait un animal totem,
celui-ci serait assurément le caméléon. Et c’est pour cette raison qu’elle
reste un objet si difficile à saisir, constituant une catégorie résolument
ouverte. C’est ce qui explique que les débats sur les réécritures ont été si
nombreux17. De la parodie au pastiche, on a souvent cherché des termes
plus précis pour décrire les nombreuses nuances entre ces pratiques,
comme « forgerie » ou « parostiche »18. Tous ces termes disent le besoin
de trouver le mot qui manque, prouvant chaque fois une sorte
d’insatisfaction devant ce qui demeure difficilement circonscrit dans les
catégories de la narratologie. Au bout du compte, ce qu’on réalise est que
les débats sur l’imitation n’ont mis personne d’accord. Certes nous avons
besoin de cadres pour mieux raisonner mais ceux-ci sont toujours flous
et poreux. Les catégories frontières sont légion. Ce dont les hésitations
terminologiques témoignent est donc que l’imitation n’est pas
entièrement classable, qu’elle ne rentre pas dans des cases bien organisées
et étanches ; et c’est pour cela aussi qu’elle inquiète tant l’homme de
lettres. Car elle peut surgir à tout moment, et même se dissimuler à un
écrivain qui n’est jamais certain de ne pas imiter inconsciemment. La
notion cristallise de la sorte une méfiance intuitive, presque archaïque. Si
l’imitation n’est pas signalée, ou si elle n’est pas conçue pour être repérée,
on la regarde avec méfiance comme une contrefaçon, un détournement,
bref quelque chose qui tient de la contrebande ou du plagiat. L’imitation
spontanée, irréfléchie, cachée et parfois même déniée, n’a pas bonne
presse.
Or, pour mesurer à quel point l’imitation implique des
questionnements identitaires, il convient de réserver une place
particulière au style. Car si les idées qu’on emprunte sont plus générales,
moins personnelles, le style, lui, est plus marqué, suppose des contours
délimités et se donne comme la signature d’une singularité. Il est donc
moins facile de le considérer comme un bien commun sur lequel on peut
mettre la main allègrement. Et c’est lui qui, on l’oublie vite, a un rôle
primordial dans les phénomènes de fascination, d’influence ou de rejet,
par sa capacité à éveiller l’imitation. Si Flaubert fut la hantise et le
fantasme de tant d’écrivains, c’est notamment en raison de son écriture. Il
convient alors de le stipuler : le style n’est pas qu’une simple forme. C’est
aussi et surtout une marque identitaire. Une signature textuelle. La trace
de l’autre qui, importée dans mon texte, met en question mon style
comme mon identité, jusqu’à mon nom. L’opération qui consiste à
signer le texte d’un autre de son propre nom est autant un défi qu’une
volonté de reprendre ce qu’on peut croire qu’on nous a volé, de devenir
enfin cet autre qu’on mériterait d’être... L’imitation et l’influence opèrent
une jonction sans précédent entre la sphère esthétique et la sphère
existentielle.
Dans cette perspective, une autre distinction demeure primordiale :
celle qu’on peut établir entre ce qui relève de l’imitation d’une parole
générale (une manière de parler, notamment en lien avec une condition
sociale, un état historique de la langue, un genre) et ce qui relève de
l’imitation d’un écrivain19. Le premier cas n’appelle pas l’idée d’un rapt
puisque la parole décalquée n’appartient pas exclusivement à un individu
caractérisé par son identité. Il n’y a pas de chasse gardée des discours
sociaux, des accents, des patois ou, à une moindre échelle, des genres
littéraires. Tout autre est l’imitation d’un auteur ciblé ou d’une œuvre.
Là, l’imitateur s’aventure sur une propriété privée et protégée. Il va au-
devant non d’une singularité quelconque mais d’une singularité
d’écrivain qui menace la sienne. Ces situations sont donc largement
différentes. Or depuis Bakhtine, on a admis que l’intertextualité avait des
sources littéraires et extralittéraires mais sans vraiment mesurer que ces
sources elles-mêmes impliquaient un rapport très différent à la matière
imitée, voire à la manière de le faire. Pour l’écrivain, contrefaire une
parole déterminée socialement n’a rien à voir avec le pillage du style et de
l’œuvre d’un confrère. En fait, il faudrait même les opposer. Non pour
des raisons narratologiques mais parce que, dans le premier cas, le rapport
à une identité n’est pas en jeu de la même façon. Lorsqu’on spolie un
texte signé, c’est son propre nom et le nom de l’autre qui sont mis en
gage. C’est en eux que l’écrivain s’avise de la contingence de son identité
face à une singularité qui s’est affirmée avant lui. L’imitation d’une
généralité ne peut engendrer ni le même risque ni la même peur20.
Pratique cachottière et fuyante donc ; il conviendrait d’ajouter qu’elle
doit aussi être comprise à la fois en tant que produit et procès. C’est-à-
dire le résultat obtenu et l’opération qui conduit à sa réalisation. C’est
que l’imitation ne suppose pas forcément la fabrication d’un écrit qu’on
pourrait appeler par exemple « pastiche » mais elle est aussi l’acte
intellectuel qui permet de se représenter un style et un univers, de
l’imiter par la pensée. Elle est un travail mental de discernement, de
rassemblement, de concentration des caractéristiques propres à une
écriture, à un auteur ou à une œuvre. Lieu d’un ancrage et d’un encrage
pour lancer ou relancer la parole, l’imitation est une sorte de laboratoire
non seulement d’observation mais aussi d’expérimentation. L’écrivain
pourra y tester les répercutions de différentes modifications (syntaxe,
virgules, prépositions, adjectifs, personnages, descriptions...) : ruinent-
elles l’ensemble ? en transforment-elles le sens ? la tonalité ? ou sont-elles
sans effet ? Ce sont de telles questions, qui pourraient sembler dérisoires à
qui n’écrit pas, que l’imitation pose, en tant qu’exercice pratique de
l’écriture.
Il ne faudra donc pas hésiter à sonder les cas d’imitation virtuelle,
esquissée, rejetée, aménagée ou transformée. Les moments où elle fut un
projet qui n’a pas forcément abouti, qui a permis à un texte de mûrir, de
bifurquer ou de changer, qui l’a déterminé ou l’a fait échouer. À
l’opposé, l’œuvre inédite et sans tutelle, rayonnant comme un astre
unique dans sa plénitude solitaire, ne permet pas de saisir les ressorts
profonds de la création, ses hésitations, ses reniements, ses faiblesses, ses
angoisses, voire ses défaites. L’œuvre imitée, assemblée à la lumière de
professeurs, même déguisés, nous introduit pour sa part dans les coulisses
de la création. C’est la seule manière pour nous de ne pas être aveuglés
par le génie, de visiter les dessous de l’effroi et de la mise en cause de soi.
S’intéresser à ces instants, passagers ou plus continus, de panique,
d’envie, de haine, face à un autre qui menace de faire effraction dans un
texte, nous habilite alors à voir autrement l’écrivain au travail tout
comme l’œuvre accomplie. Car si on connaît bien désormais les enjeux
narratologiques, historiques ou sociologiques de l’imitation21, on regarde
moins souvent comment elle commande une logique romanesque
singulière, une construction problématique des personnages et des
intrigues. Et aussi leur métaphysique, affichée ou sous-jacente, au sujet
de notre rapport à l’individualité et à la grégarité, de notre propension à
être influencés par l’autre, plongés dans la mauvaise foi ou l’altération de
notre Moi. C’est d’avoir envisagé la possibilité de l’imitation qu’a souvent
jailli un questionnement complexe sur l’homme ou sur l’écriture,
comme chez Stendhal, Flaubert ou Proust. Il nous manque donc quelque
chose comme une compréhension globale de son rôle dans la création
que nous ne pourrons aborder qu’à condition d’ausculter les affects qui y
sont liés. Et c’est seulement à la croisée de toutes ces formes qu’on saisira
la manière dont l’imitation est un puissant lieu de réflexion sur
l’influence, la dette, le rejet, l’originalité, le style et l’identité.
D’autant que l’imitation n’est pas un acte tout à fait similaire pour celui
qui tient la plume et celui qui tient le livre. Dans une œuvre en effet, si
l’imitation n’est pas éventée, elle cesse certes d’être imitation pour le
lecteur mais pas pour l’écrivain. Même si l’intention s’évanouit, sa
présence dans le texte fait partie de ce qu’il est, de la manière dont il a été
enfanté et de son rapport à l’autre. Certes une source imitée demeure,
pour le lecteur, quelque chose d’un décret personnel, ou peut être liée à
une sorte de contrat22, mais elle touche aussi l’auteur qui peut tout faire
pour censurer ces transactions. Celui qui ravaude les indices et les
preuves du larcin, qui gomme le nom de l’autre pour y mettre le sien,
effectue un geste radicalement différent de celui qui exploite par exemple
le pastiche comme un genre autonome ou qui laisse au lecteur une
chance d’estampiller la contrefaçon. Penser l’imitation comme un
passager clandestin nécessaire de l’œuvre, c’est alors répudier une certaine
logique unitaire, admettre de voir le texte comme lui-même et en même
temps comme autre que lui-même, c’est entrevoir une série
d’interactions presque infinie entre l’autre et soi.
Aussi n’est-ce pas un débat technique ou terminologique que je
voudrais ouvrir. Je souhaiterais garder à l’imitation une certaine plasticité,
d’autant mieux que les écrivains eux-mêmes ne distinguent pas toujours
les différents phénomènes de réécriture lorsqu’ils les évoquent, en raison
des convergences qui les animent. Comme tout un chacun, ils parlent
volontiers de pastiche, de parodie, de plagiat, d’imitation, d’influence,
sans se référer aux concepts définis par la narratologie. C’est seulement
dans cette latence, dans les moments où l’imitation se transforme, devient
autre que ce qu’on croit, se rallie à d’autres pratiques littéraires, que ses
enjeux et la peur qui lui est attachée peuvent être débusqués.
1. Jean Paulhan, Les Incertitudes du langage, Paris, Gallimard, « Idée », 1970, p. 144-145.
2. Le plagiat en tant que tel a souvent fait problème, et continue de faire problème. Ne
procédons cependant pas à un inventaire, bornons-nous à constater la fréquence des polémiques
et procès. Sur ce sujet, voir entre autres Hélène Maurel-Indart, Du plagiat, Paris, PUF,
« Perspectives critiques », 1999, Yzabelle Martineau, Le Faux littéraire. Plagiat littéraire,
intertextualité et dialogisme, Québec, Éditions Nota Bene, « Essais critiques », 2002 ainsi que
Critique, « Copier, voler : les plagiaires », no 663-664, 2002.
3. Voir Michel Schneider, Voleurs de mots. Essai sur le plagiat et la psychanalyse, Paris, Gallimard,
« Tel », 2011 [1985], p. 40-41.
4. Il s’agit non seulement d’un emprunt thématique mais aussi d’un véritable pastiche où l’on
reconnaît aisément le texte de Gogol modifié. Voir Nicolas Gogol, Le Révizor, dans Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, IV, 7, p. 1010. Voir aussi Jean-
François Hangouët, « Le don des langues », Cahiers de l’Herne, « Romain Gary », Jean-François
Hangouët et Paul Audi (dir.), no 85, 2005, p. 16-29.
5. André Gide, De l’influence en littérature, Paris, Éditions Allia, 2010 [1900], p. 36.
6. Ibid., p. 27.
7. Pour un autre regard sur cet aspect essentiel, on renverra à l’approche psychanalytique
proposée par Michel Schneider dans Voleurs de mots (op. cit.).
8. Voir Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, « Points essais », 1992 [1982], Linda
Hutcheon, A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth-Century Art Forms, New York et
Londres, Methuen, 1985, Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, Corti, 2007.
9. Michel Schneider dans Voleurs de mots (op. cit.) emploie pour sa part le terme « plagiat » de
manière large, pour désigner tous les types d’emprunts, hors de toute connotation légale. C’est
dans cette perspective que nous parlerons de notre côté d’imitation.
11. Voir sur ce sujet Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence, Paris, Éditions Aux forges de
Vulcain, 2013 [1973] et The Anatomy of Influence. Literature as a Way of Life, Yale, Yale University
Press, 2011, ou encore Judith Schlanger, Le Neuf, le différent et le déjà-là. Une exploration de
l’influence, Paris, Hermann, 2014.
12. Jean Piel, « Claude Simon, Le Vent », Critique, no 128, janvier 1958, p. 86.
13. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2005, p. 75.
14. Michel de Montaigne, Essais, I, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2009, p. 301.
15. Paul Valéry, Œuvres, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 677.
17. Les analyses de Mikhaïl Bakhtine, Roland Barthes, Julia Kristeva, Michael Riffaterre,
Antoine Compagnon ou Laurent Jenny à ce sujet ont chaque fois modifié l’appréhension du
phénomène. On se reportera aussi à Annick Bouillaguet, L’Écriture imitative. Pastiche, parodie,
collage, Paris, Nathan, 1996, ou Tiphaine Samoyault, L’Intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris,
Nathan, « 128. Littérature », 2001.
18. Voir Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 42-48, et Paul Aron, « Formes et fonctions du
parostiche dans la presse française du XIXe siècle », Poétiques de la parodie et du pastiche de 1850 à nos
jours, Catherine Dousteyssier-Khoze et Floriane Place-Verghnes (dir.), Berne, Peter Lang, 2006,
p. 255.
19. Gérard Genette signale d’ailleurs la porosité entre ces deux formes, notamment autour de la
propension à transformer le style d’un auteur en une marque générique comme c’était le cas du
« style marotique » (Palimpsestes, op. cit., p. 117-118).
20. En ce sens, le pastiche diffère de la parodie qui, démarche le plus souvent délibérée, autorise
une plus grande distance avec un modèle qui peut aussi être admiré. Le parodiste ne redoute pas
sa cible de la même manière que le pasticheur puisqu’elle ne menace pas aussi directement sa
propre identité pour s’y infiltrer. Sur cette distance de la parodie, voir Daniel Sangsue, La Relation
parodique, op. cit., p. 106-107.
21. Voir en particulier Paul Aron, Histoire du pastiche, Paris, PUF, « Les littéraires », 2008.
RÉPROBATIONS
Délits d’imitation
Mais la situation est encore moins reluisante lorsque l’imitation n’est
plus la besogne scolaire qu’on vient d’évoquer mais le travail méticuleux,
lent, harassant, parfois honteux, caché ou refoulé, par lequel l’écrivain se
sert des autres pour se réaliser. Le regard qu’on porte sur lui est rarement
amène. Il est même sujet à un fréquent dénigrement. Le reproche est sur
toutes les lèvres. L’imitation vire allégrement à l’invective contre les
« copiateurs21 ». Dans son portrait de l’hypocrite courtisan Théodote, qui
ne s’interroge à aucun moment sur la littérature, La Bruyère ne peut pas,
par exemple, s’empêcher, pour signaler l’ambivalence du personnage, de
glisser une comparaison impromptue : « Si vous demandiez de Théodote
s’il est auteur ou plagiaire, original ou copiste, je vous donnerais ses
ouvrages, et je vous dirais : “Lisez et jugez.” Mais s’il est dévot ou
courtisan, qui pourrait le décider sur le portrait que j’en viens de faire22 ? »
Cette saillie surprenante, comme irrépressible, prouve à quel point le
plagiat fonctionne comme une offense cinglante. Plus encore quand les
écrivains se lancent la pierre. Malebranche fait ainsi de Montaigne un
copiste mesquin dans La Recherche de la vérité. Sarraute discrédite Valéry
selon un motif analogue puisque ce serait en l’absence « d’une vision
poétique assez forte et partant assez neuve et assez personnelle pour faire
place nette devant elle et balayer sur son passage toutes les réminiscences
littéraires » que le poète aurait « été amené à fabriquer ces étranges
pastiches dont son œuvre poétique est tout émaillée23 ».
Devant l’imitateur, la condamnation a l’esprit large. Aucune flétrissure
ne lui est épargnée. On n’hésite pas à le faire comparaître parmi les
menteurs, voleurs et parasites. Gide fait du pastiche une « besogne
sournoise et cachée24 ». Accusé de plagiat, le poète Chatterton se suicide
dans la pièce de Vigny. Proust n’invoque-t-il, pour sa part, au sujet de
Françoise, un « démon du pastiche25 » ? L’anathème court de la même
manière dans Les Fruits d’Or de Sarraute, chez les censeurs du roman de
Bréhier ou à l’encontre d’autres textes. D’autant que ce pastiche est aussi
un plaisir gratuit et très partial qui ne construit rien et où personne ne
s’accorde sur les sources des Fruits d’Or26.
Mais arrêtons-nous un instant sur l’un des damnés de l’imitation :
Malcolm Lowry. C’est un remords coupable qui l’aura hanté toute sa vie.
Celui-ci fut l’un des écrivains les plus obsédés par l’épouvante de
l’influence qui prit les traits du pastiche et du plagiat. Il les avait pourtant
embrassés très tôt. C’est dans leurs bras qu’il avait pris la plume pour la
première fois. Mais il les avait alors acceptés, comme une sorte de
condition inévitable pour le jeune écrivain. Il avoue d’ailleurs au
romancier Nordahl Grieg que « la majeure partie d’Ultramarine n’est que
paraphrase, plagiat ou pastiche de votre œuvre27 ». Mais si le ton est
encore impertinent, cet événement reviendra souvent dans sa
correspondance, sans être toujours nommé, à la façon d’une ritournelle
de la culpabilité. Lowry souhaiterait même que ce premier roman
disparaisse ou n’ait jamais existé, comme pour rayer d’un trait un passé
honteux qui est vécu, dans la disgrâce, comme une blessure intime. C’est
qu’il ne se sent pas tout à fait écrivain avec Ultramarine, et qu’il a besoin
désormais d’avoir un style à lui. Avec Au-dessous du volcan, il s’agira donc
d’écrire tout autrement. De ne pas recommencer le larcin, en essaimant
des citations cachées ou déformées. C’est peut-être ce point de départ
douloureux et lancinant qui a souterrainement excité la permanente
culpabilité du consul, le héros du roman, torturé d’un bout à l’autre par
une faute initiale, d’un ordre tout autre il est vrai, mais qu’il expiera
jusqu’à son agonie. Car le lecteur vigilant peut être interloqué par cette
précision qui surgit pendant ses derniers instants : « Et ce fut comme si,
un moment, il était devenu le pelado, le voleur – oui, le chapardeur
d’idées28. » Que vient faire cette mention surprenante dans l’univers de
l’éthylisme, de la faute, de la perdition et de l’enfer, où le mimétisme
intellectuel et littéraire est absent ? Si cette comparaison est expliquée par
l’intrigue, elle résonne étrangement pour qui connaît l’indignité
honteuse qui entoure la rapine intellectuelle chez Lowry. C’est
seulement à l’aune de sa vie et de ses autres œuvres que le lecteur lève le
voile sur un repentir secret.
C’est qu’il faut aussi examiner un autre événement clé survenu au
cours de la rédaction du Volcan, pourtant déjà bien avancée, et qui
pourrait justifier cette remarque sur le consul : la stupéfaction à la lecture
de The Lost Week-end, le premier roman de Charles R. Jackson. C’est un
coup terrible pour Lowry. Découvrant cet ouvrage qui aborde le
problème de l’alcoolisme, il a le sentiment de lire son propre roman. Il a
été devancé sans le savoir. C’est autour de ce traumatisme qu’il ne cessera
plus de tourner dans toute sa correspondance, même bien après la
publication du Volcan, pour s’innocenter, rappeler la coïncidence,
l’antécédence du Volcan, terrifié à l’idée que le lecteur ne l’accuse de
plagiat, alors même qu’il avait tout fait pour ne plus succomber à cette
tentation de jeunesse. Délit d’imitation ? Oui mais la situation est
autrement tragique puisque Lowry s’imagine qu’il a effectué un plagiat
malgré lui. Il ne se place pourtant pas sur un plan légal ou éthique ; sa
préoccupation est existentielle et métaphysique. Au-dessous du volcan,
conçu comme l’anti-Ultramarine, comme le rachat d’une faute, devient
d’un seul coup un nouvel avatar du péché mimétique. Les mots employés
par Lowry en témoignent : « C’était sûrement une punition. La pire des
erreurs de mon passé étant précisément le manque d’intégrité, il m’a été
particulièrement pénible de l’envisager pour mes propres œuvres29. » Le
châtiment peut survenir n’importe quand, même bien longtemps après le
forfait, alors même qu’on croit en avoir fini avec lui. Et Lowry n’a pas
peur d’en faire trop : pour retracer cet épisode, le pathos, la dramatisation,
le ton biblique, l’imagerie christique, aucun excès n’est négligé.
L’écriture s’est transformée en une Passion dont le dénouement
rédempteur est bien incertain : « Mais à présent que l’ex-pseudo-auteur
descend de sa croix dans son petit Oberammergau où il a hiverné ces
longues années pour offrir quelque chose de vraiment original, de
vraiment sensationnel, en expiation de ses péchés, il se trouve qu’un
quidam de Brooklyn a fait mieux que lui30. » À partir de la lecture de
« l’horrible bouquin », Lowry n’aura donc plus qu’une idée en tête : faire
« tout [s]on possible pour ne pas en subir l’influence31 ». « J’ai même biffé
un passage que j’estimais vraiment très bon parce que, en le relisant,
j’avais l’impression qu’il en avait quelque peu le rythme. » Le constat
épouse le ton du désenchantement : « l’effet sur moi a été stérilisant32 ».
Écrivant à son éditeur, il propose même une série de notes pour le Volcan
où les rares emprunts ou allusions qui auraient survécu dans le texte
seraient élucidés. La honte est sans issue : elle s’empare de tout, jusqu’à
altérer sans rémission l’un des procédés les plus naturels de la littérature.
Un contre-modèle
L’imitation n’est pourtant pas un sujet tabou. Au contraire, elle appelle
à être mise en scène parce qu’elle attise craintes et interrogations. Il est
vrai que l’œuvre singeuse a régulièrement besoin de signaler son jeu, par
des déclarations périphériques, des allusions au sein du texte ou par une
mise en abyme. Si celles-ci sont parfois furtives, il ne s’agit pas
simplement de clins d’œil. Elles instaurent un espace de réflexion plus
explicite sur l’un des fondements du texte, ou tentent de se prémunir
contre tout reproche. Mais les autres textes, ceux qui n’imitent pas ou ne
le disent pas, n’hésitent pas à molester l’imitateur. C’est pour cela que,
dans les œuvres, de nombreuses imitations littéraires exécutées par les
personnages sont souvent de piètre qualité. Dans Clymène, La Fontaine
peint un Apollon qui s’ennuie fermement en écoutant les neuf Muses
célébrer Clymène dans le ton qui leur est propre. Il demande alors à
chacune d’imiter la manière d’un auteur en particulier. Mais ces pastiches
ne l’empêcheront pas de s’assoupir. Seul l’amant de Clymène saura
finalement produire une louange authentique et originale qui sauvera le
dieu de sa morosité, valorisant ainsi l’écriture personnelle au détriment
d’une imitation terne et insipide. En règle générale, on a donc tendance à
voir dans l’imitation un défaut intellectuel ou la source d’une inhibition
radicale, d’une paralysie créatrice. Maria Lima Mendes, dans Bartleby et
compagnie d’Enrique Vila-Matas, en est une représentante assez
caractéristique. Cherchant à écrire un roman au titre kafkaïen, Le Cafard,
mais en le rédigeant notamment à la mode « chosiste » et « dans le plus
pur style robbe-grilletien33 », elle se condamne à la page blanche et au
silence. Le personnage de Van Norsen, écrivain raté de Tropique du cancer
d’Henry Miller, est quant à lui obsédé par la peur de réécrire
inconsciemment d’autres œuvres. Il se consacre alors à une vérification
maniaque des textes qui l’empêche d’écrire les siens. Or le roman dans
son ensemble imite à de multiples reprises, notamment Au cœur des
Ténèbres de Conrad et Voyage au bout de la nuit de Céline, si bien qu’il met
en balance ce terrorisé de la contrefaçon avec l’imitation triomphante
qu’il est lui-même, sous la férule d’Henry Miller en personne, d’ailleurs
narrateur du récit, et qui, sans crainte aucune, peut détrousser les textes
pour inventer le sien. Habile construction littéraire qui n’est pas
étrangère à un phénomène de projection sur un tiers de hantises propres
à soi pour mieux les contrôler en les évacuant.
Qu’elles imitent elles-mêmes ou non, les œuvres n’épargnent donc pas
l’imitateur. Il y a peu de mythes qui rachèteront son aura négative. C’est
que l’imitation ne parvient guère à être transformée en un destin glorieux
où se devinerait une vocation. On veut croire qu’on n’est pas imitateur
par passion. Que l’imitation serait plutôt de l’ordre de la carrière, de la
profession ou du vice. Quelque chose comme un pis-aller pour auteurs
médiocres. C’est ainsi que l’écrivain, aiguillonné par son dessein de
valoriser l’originalité créatrice, est plutôt porté à brosser le tableau de
personnages dérivés de l’imitateur. À savoir : l’érudit, le pédant, le
copiste, le faussaire, le plagiaire qui, évidemment, n’induisent pas tous le
même rapport à l’imitation. Des figures plus radicales, plus facilement
dérisoires, présomptueuses, désespérées ou insensées.
Le pédant d’abord. Variété particulièrement stérile et grotesque de
l’érudit, il est une incarnation privilégiée de tout ce que l’écrivain exècre.
Vivant de la culture, il en est surtout le parasite. Esclave des œuvres des
autres, il est l’antithèse du créateur authentique et se contente de faire
écho au déjà-dit. Chez lui, tout est singerie et artifice. Ainsi de Granger
dans Le Pédant joué de Cyrano de Bergerac, ou des femmes savantes, des
Précieuses, de Trissotin, d’Oronte chez Molière, contrebandiers de la
langue qui vivent dans un psittacisme grégaire et maladroit. Plus
manifestement lié à l’imitation littéraire, il y a le pédant Hortensius de
l’Histoire comique de Francion de Sorel. Il ne sait rien penser, dire ou faire
qu’il n’ait flibusté dans un ouvrage. Voyez-le séduire une femme à grands
renforts de tirades pastichées ! Et voyez surtout comment il est une
caricature intransigeante de Guez de Balzac qui permet à Sorel d’imiter et
de ridiculiser un écrivain justement célèbre pour ses pastiches.
Mais si le pédant a fini par disparaître avec le temps, on le verra
ressurgir chez Proust dans le snob. Legrandin en particulier, engoncé
dans une parole livresque et stéréotypée, pastichant spontanément tous
les plus mauvais traits du romantisme à la Chateaubriand, discourant
comme un livre et entonnant à tort et à travers des diatribes contre le
snobisme qui l’étouffe de toute part. Sur ce point, un autre étonnement
nous attend lorsqu’on contemple les incarnations potentielles de
l’érudition que nous donnent à méditer les fictions. Alors que l’écrivain
répugne souvent à raconter son apprentissage dans les mots d’autrui, la
figure de l’autodidacte ne semble pas l’avoir séduit outre mesure. C’est
certainement Sartre qui en a fait l’un des personnages les plus étranges de
La Nausée où l’Autodidacte a abjuré toute singularité, voire toute identité
hors des livres. Celui-ci a entrepris de compulser tous les ouvrages de la
bibliothèque de Bouville dans l’ordre alphabétique. Cherchant à
systématiser le savoir, il est gouverné par une conviction absurde : une
pensée ne serait valable que si elle a déjà été pensée et mise en mots par
d’autres. Mémoriser sans réfléchir quantité de citations, pasticher à tout
vent, ingurgiter le déjà-dit sans le digérer : ce forcené du par cœur
n’enrichit nullement ce qu’il est mais se consacre à une tautologie vaine,
assassine en lui toute émotion authentique ou réflexion personnelle.
Or cet autodidacte a quelques ancêtres qu’il convient de convoquer : le
copiste et le scribe. Ces cas sont assurément un peu différents de celui de
l’érudit. Avec eux, le savoir n’est plus décalqué et récité. Il est platement
recopié. L’homme n’en incarne même plus la contrefaçon. Il en est le
simple médium transcripteur. Il devient presque un objet. Mais cet ersatz
de l’imitateur n’est pas autant condamné au ridicule que le pédant. Certes
Bouvard et Pécuchet font rire. Mais leur projet pasticheur et copieur est
parrainé par une gravité et une angoisse inconnues des femmes savantes
ou d’Hortensius. Triste et esseulé, cloîtré dans une routine, le scribe est
le frère de l’employé de bureau, cette figure qui naît avec le XIXe siècle et
dont on connaît la fortune de Zola à Kafka en passant par Maupassant. Sa
caractéristique principale : il est anti-romanesque. Il ne fait pas rêver. Il
est l’antithèse même d’un romantisme de l’écriture. Sa malédiction n’est
pas noire. Elle est grise. Elle s’appelle : imitation, répétition,
insignifiance. Ainsi de Bouvard et Pécuchet, d’Akaki Akakiévitch
Bachmatchkine dans Le Manteau de Gogol ou de Bartleby de Melville,
tout comme du narrateur de la nouvelle, copiste de son métier, homme
de loi sans prétention, ou de Lagrinche, son employé, frustré dans son
ambition contrariée34. Il y aurait même quelque défi pour la littérature à
se pencher sur ces figures austères et opaques. Melville le fait savoir
ouvertement au début de son récit : « je crois qu’il n’existe pas de
matériaux qui permettraient d’établir une biographie complète et
satisfaisante de cet homme. C’est une perte irréparable pour la
littérature35 ». Pas plus que sa naissance, on ne peut raconter la vie de
l’imitateur ou du copiste. Là s’origine la gageure du roman de Flaubert :
écrire l’épopée moderne de l’imitateur, inventer un romanesque du rien.
On pourrait évidemment se dire que ces récits proposent une forme
d’autoportrait sinistre de l’écrivain, confiné à des tâches ingrates et
ressassantes. Mais il est rare que le scribe atteigne les joies de la création
authentique. Au dénouement, Bouvard et Pécuchet se résignent à une
copie plus radicale et stérile que jamais, Bartleby est expulsé de l’office et
Akaki Akakiévitch trépasse. La cruauté du récit laisse à penser que le
scribe est une potentialité de ce qu’aurait pu devenir l’écrivain s’il s’était
laissé asservir et dessécher par l’imitation, et n’était pas parvenu à
découvrir l’exaltation de la création talentueuse.
Demeure encore ce dernier visage de l’imitateur : le faussaire. Avec lui,
le terrain est plus aventureux et sulfureux que jamais. On regagne plus de
romanesque qu’avec le copiste ou le pédant. Surtout, on aborde enfin
l’un des rares avatars de l’imitateur à pouvoir faire mythe. Mais un mythe
à vif, à la fois entêtant et amer, situé bien loin du berceau enchanteur de
l’enfance. On a déjà mis un pied dans le territoire équivoque du
maquignonnage et de la duperie des adultes. Qui dit faussaire, dit en effet
supercherie littéraire et mystification36. Plagiat, faux et apocryphe sont des
versions amplifiées et spectaculaires de l’imitation dont les œuvres ont
parlé avec abondance parce qu’elles y trouvaient des images aggravées de
leur propre fonctionnement. Et l’histoire littéraire regorge elle-même
d’imitations présentées comme des textes authentiques qui ont servi à
leurrer les lecteurs et les critiques, comme les pages prétendument
inédites du Journal des Goncourt publiées par Pierre Benoît ou l’éclatante
mystification de La Chasse spirituelle, faux Rimbaud qui en a dupé plus
d’un. Des impostures dont Diderot s’est délecté plus d’une fois dans ses
mystifications littéraires. Dont Perec a ravitaillé toute son œuvre, depuis
le faussaire de l’un de ses premiers romans, qui échoue à créer un faux
Condottiere d’Antonello de Messine, au revanchard Hermann Raffke dont
on apprend, à la toute fin d’Un cabinet d’amateur, qu’il brûlait de châtier le
monde de l’art et les artistes authentiques, de les mystifier en produisant,
grâce à Heinrich Kürz, un faux magistral en recourant à « ses prodigieux
talents de pasticheur37 ». Chez Perec en effet la vengeance se consomme
froide ou chaude, si bien qu’on ne chôme pas quand, comme dans La Vie
mode d’emploi, il s’agit d’échafauder machinations et escroqueries à tort et
à travers. Vendetta aussi dans Si par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino,
avec Hermès Marana qui « rêvait d’une littérature ne connaissant
qu’apocryphes, fausses attributions, imitations, contrefaçons et
pastiches38 ». Celui-ci se réjouit non seulement en produisant des
apocryphes, mais aussi en offrant aux éditeurs, en lieu et place des
traductions qu’ils lui ont commandées, d’autres œuvres : l’entreprise de
sape du monde des Lettres est catégorique et opiniâtre. Tout comme
dans La Place de l’étoile de Modiano avec Charles Lévy-Vendôme, l’un des
pères de substitution du narrateur pasticheur. Un bibliophile hagard et
extravagant dont les étagères débordent d’apocryphes de son cru. Il a de
quoi s’enorgueillir et savourer son triomphe quand il constate : « J’ai
réinventé à moi seul toute la littérature française39. » Consultons avec lui
son catalogue : « Voici les lettres d’amour de Pascal à Mlle de La Vallière.
Un conte licencieux de Bossuet. Une érotique de Mme de Lafayette.
Non content de débaucher les femmes de ce pays, j’ai voulu aussi
prostituer toute la littérature française. Transformer les héroïnes de
Racine et de Marivaux en putains40. » La malversation pasticheuse opère
des mutations et rêve de subversion sans limite. Ces récits, qui font
graviter l’imitation autour de la fourberie, convergent donc : le faussaire a
déserté l’authenticité ; il incarne la protestation incandescente, la révolte
radicale, la revanche éperdue. Quand l’imitation passe entre ses mains,
elle se fait poignard aiguisé pour blesser les bien-pensants et leurs
certitudes dogmatiques. Le geste d’imiter se mue en geste iconoclaste,
désespéré et prométhéen, inspiré par le ressentiment.
1. Situation qui se reproduit d’époques en époques. Voir par exemple sur le XIXe siècle, Daniel
Sangsue, « Pasticheries », Romantisme, 2/2010, no 148, p. 77-90, ou la préface de Paul Aron et
Jacques Espagnon au Répertoire des pastiches et parodies littéraires des XIXe et XXe siècles, Paris, PUPS,
« Histoire de l’imprimé », 2009.
2. Sur ce sujet, voir entre autres Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria »,
de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, « Hautes études médiévales et
modernes », 1980, p. 77-115, 162-226.
3. C’est l’un des objets principaux de la démonstration érudite de Paul Aron dans Histoire du
pastiche, op. cit.
6. André Malraux, Les Voix du silence, Paris, Gallimard, « La galerie de la Pléiade », 1951, p. 310.
7. Lautréamont, Les Chants de Maldoror, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 2009, p. 234.
8. Nathalie Sarraute, Les Fruits d’Or, Paris, Gallimard, « Folio », 2012 [1963], p. 126.
10. Louis-Ferdinand Céline, Entretiens avec le Professeur Y, dans Romans, IV, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 496.
12. Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978, p. 267.
16. Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, « Folio », 1996 [1964], p. 59. Les citations
suivantes sont extraites de ce texte.
17. Il s’agit presque de l’opération inverse réalisée par La Fontaine qui, lui, imitant Ésope,
versifie un texte en prose. Le Pierre Ménard de Borges transpose de son côté les décasyllabes du
« Cimetière marin » en alexandrins. Ces attentats par imitation s’inscrivent dans l’optique de
l’amélioration supposée des œuvres sur laquelle nous reviendrons plus loin.
18. Nathalie Sarraute, Enfance, Paris, Gallimard, « Folio », 2003 [1983], p. 210-217.
21. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 1034.
22. Jean de La Bruyère, Les Caractères, Paris, Gallimard, « Folio », 1975, p. 174.
23. Nathalie Sarraute, « Paul Valéry et l’enfant d’éléphant », Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1537.
25. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, II, op. cit., p. 69.
26. Voir Nathalie Sarraute, Les Fruits d’Or, op. cit., p. 37-38, 41, 103, 148-150.
27. Malcolm Lowry, Choix de lettres, Paris, Denoël, « Lettres nouvelles », 1968 [1965], p. 27.
28. Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, Paris, Gallimard, « Folio », 1987 [1947], p. 617.
30. Ibid.
33. Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, Paris, Éditions 10/18, « Domaine étranger »,
2003 [2000], p. 59.
34. Même si le métier de copiste s’est aujourd’hui éteint, il continue à hanter la littérature qui y
décèle une image de l’écrivain, comme dans Bartleby et compagnie d’Enrique Vila-Matas.
35. Herman Melville, Bartleby le scribe, Paris, Gallimard, « Folio », 2013 [1986], p. 9-10.
36. Sur ce sujet, voir Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie
littéraires, Paris, Minuit, « Propositions », 1994.
37. Georges Perec, Un cabinet d’amateur, Paris, Le Seuil, « Points », 2001 [1979], p. 84.
38. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Le Seuil, « Points », 1982 [1979],
p. 170.
39. Patrick Modiano, La Place de l’étoile, Paris, Gallimard, « Folio », 2002 [1968], p. 92.
41. Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, « Folio », 1972 [1938], p. 51.
JUSTIFICATIONS
3. Voir à ce sujet Roland Mortier, L’Originalité, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique
littéraire », 1982.
4. Sur cet aspect, voir entre autres Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à
l’âge classique, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1985, Hélène Maurel-Indart, Du plagiat, op. cit.,
Sandra Travers de Faultrier, Droit et Littérature : essai sur le nom d’auteur, Paris, PUF, « La politique
éclatée », 2001.
5. Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, lettre 84,
p. 855.
8. Michel de Montaigne, Essais, II, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2005, p. 105.
9. Ibid., I, p. 314.
11. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 768.
13. Pierre de Ronsard, « À sa lyre », Odes, I, XXII, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 677.
14. Joachim Du Bellay, La Défense et illustration de la langue française, dans Les Regrets. Les
Antiquités de Rome, Paris, Gallimard, « Poésie », 1975, p. 262.
22. Les tensions autour de la question de l’imitation au XVIIe siècle sont en effet très sensibles
dans la querelle qui éclata à la parution du premier recueil des Lettres de Guez de Balzac.
L’Apologie, qui répondait notamment aux reproches contre les emprunts alors que Balzac avait
proclamé rompre avec l’esthétique imitative, tente de définir la bonne imitation en soulignant que
l’auteur avait su s’émanciper de ses modèles et les surpasser. Voir à ce sujet Mathilde Bombart,
Guez de Balzac et la querelle des lettres. Écriture, polémique et critique dans la France du premier XVIIe siècle,
Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2007.
24. Louis Aragon, « Arma virumque cano. Préface », Les Yeux d’Elsa, Paris, Seghers, 2004 [1942],
p. 13. Ponge avoue pour sa part : « j’ai pillé ces livres savants (...), j’ai jonglé avec des expressions
prises dans ces livres savants, et même avec des paragraphes entiers » (Entretiens de Francis Ponge avec
Philippe Sollers, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1970, p. 129).
28. Ibid.
32. On trouve d’ailleurs une position assez proche chez Burton dans son Anatomie de la
mélancolie, Perrault dans son Parallèle des Anciens et des Modernes, Pascal dans ses Pensées, et même
chez Flaubert.
37. Charles Nodier, Questions de littérature légale. Du Plagiat, de la supposition d’auteurs, des
supercheries qui ont rapport aux livres, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2003,
p. 89.
39. Voir Robert Dreyfus, Souvenirs sur Marcel Proust, Paris, Grasset, « Les cahiers rouges »,
2001 [1926], p. 195.
41. Horace, Épîtres, Paris, Les Belles Lettres, 1941, I, 19, p. 125-127.
42. Cette contradiction a fréquemment été notée. Voir entre autres Marie-Claire Bichard-
Thomine, « Un cas de réécriture : les Contes drolatiques de Balzac, ou “demourer soy-mesme en
pastissant dedans le moule d’autruy” », Pratiques de réécritures : l’autre et le même, Chantal Foucrier et
Daniel Mortier (dir.), Mont-Saint-Aignan, Publications de l’Université de Rouen, « Études de
littérature générale et comparée », 2001, p. 51-62.
43. Parmi la multitude de ce type d’emprunts, le plus célèbre est assurément celui de la lettre de
Walter Shandy sur la nature des femmes dans Tristam Shandy, entièrement recopiée dans la
Physiologie du mariage. Mais ce n’est certainement pas Sterne, grand imitateur devant l’éternel, qui
s’en serait offusqué...
44. Honoré de Balzac, Les Cent Contes drolatiques, dans Œuvres complètes, XX, Paris, Les
Bibliophiles de l’originale, 1969, p. 482.
45. Honoré de Balzac, « Historique du procès auquel a donné lieu Le Lys dans la vallée », dans La
Comédie humaine, IX, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 956.
46. Honoré de Balzac, Les Cent Contes drolatiques, op. cit., p. 481.
47. L’imitation « en vieil langage » est d’ailleurs une forme fréquente dès le XVIIe siècle, qu’on
retrouve chez Voiture, La Bruyère et même dans la correspondance de Flaubert.
CHAPITRE III
VERTIGES IDENTITAIRES
Aux influencés
C’est maintenant aux victimes de la fascination littéraire que je
voudrais m’adresser. Aux influencés qui ont senti monté en eux,
irrésistiblement, l’alcool capiteux et affolant de l’imitation. Pour leur
confier toute ma sympathie, leur affirmer mon soutien, pour avoir moi-
même été pris au piège. Comme nous la comprenons, en effet, la lutte
sans merci engagée par tant d’écrivains pour échapper à la dictée des
autres et à la mauvaise foi où elle conduit parfois. Parce que, nous aussi,
nous avons réfléchi à la question. Nous aussi, nous avons lu les aventures
de Don Quichotte ou de Madame Bovary. Nous avons souffert avec eux.
Plus qu’eux, même, puisque ces œuvres exorcisantes nous ont pris dans
les rets de la séduction qu’elles dénonçaient pourtant. Signe d’une
impasse ? Signe que le livre qui stigmatise l’ensorcellement par les livres
est toujours aussi un livre fascinateur ? Le cercle est vicieux. Nous n’en
sortirons pas. En tout cas, pas indemnes. Mais, tranquillisons-nous, nous
ne sommes pas seuls. Pour nous réconforter, faisons un petit inventaire.
Dressons une rapide liste. C’est toujours rassurant. Montaigne,
Rousseau, Flaubert, Stendhal, Proust, Sartre, Lowry, Perec : les plus
grands se sont laissé abuser. Proust et Perec n’ont-ils pas essayé de
s’arracher à leur désir de devenir Flaubert, comme Stendhal et Leiris face
à Rousseau ? Pensons aussi à Keats devant Chatterton, à Norman Mailer
tremblant de se faire l’écho d’Hemingway37, à Valéry, à court de mots
après la lecture de Rimbaud, Mallarmé et Poe, à Kafka tétanisé par les
textes de Goethe38, à Shakespeare qui avait vécu sous la coupe de
Marlowe et qui alluma pourtant un incendie sans précédent de « phobie
de la contagion shakespearienne39 ». Il y eut de toute évidence bien
d’autres inhibiteurs et influenceurs : Milton, Proust, Baudelaire... Il y eut
aussi tous ceux qui furent l’auteur de leur propre influence, comme
Descartes fut l’auteur du cartésianisme40, Pétrarque du pétrarquisme,
Marot du marotisme. Mais c’est certainement l’« intoxication
flaubertienne » dont parle Proust qui en témoigne le mieux. Car Flaubert
est un envoûteur : toute personne qui aime écrire et lire, a un jour
enduré cette étrange, terrifiante et puissante attraction qu’exerce son
écriture. Nombreux sont ceux qui ont senti son rythme, ses mots, ses
cadences, guider leur plume. Dans la délectation certes. Mais aussi dans
les affres de l’imitation, de l’allégeance définitive, dans la crainte de ne
plus jamais pouvoir être soi-même avec un style propre. D’autant que
l’engouement n’est pas toujours monomane. Le fasciné n’hésite pas à
relancer son désir sur d’autres objets qui l’aiguisent toujours plus sans
l’apaiser comme Stendhal (avec Rousseau, Voltaire, La Harpe,
Montesquieu, La Bruyère...), Proust (avec Flaubert, les Goncourt, Saint-
Simon...) ou Perec (avec Verne, Flaubert, Melville, Proust, Kafka,
Borges, Queneau...).
Or, chez la plupart, l’expérience magnétique de la lecture s’assortit
souvent de la découverte de la mauvaise foi littéraire, dont Don
Quichotte et Madame Bovary auraient eu besoin. Celle qui affirme que
l’enchantement tient de l’illusion, voire du traquenard ou de la
tromperie. Prêtez par exemple une oreille attentive à cet aveu de
Montaigne qui nous dit à quel point il a été « leurré toujours par la
douceur du sujet41 » des textes, à la manière, certes différente, de
Rousseau face aux fables de La Fontaine ou des récits de cape et d’épée
pour le jeune Sartre. Tous ces écrivains furent des lecteurs passionnés,
mais aussi captifs. Tous furent plongés dans le magnétisme des œuvres de
l’autre. C’est de ce contact sidéré avec la littérature que naissent les peurs
et les joies les plus contrastées pour l’écrivain lorsque, prenant la plume, il
sent revenir en lui, à la manière d’un refoulé, les mots qu’il avait pris tant
de plaisir à lire chez les autres. L’imitation devient alors une révélation :
celle que la lecture a été pleine et entièrement assimilée au point qu’elle
déclenche l’écriture, même si les mots de l’autre peuvent museler les
mots de soi. Les Mots de Sartre nous renseigne très bien sur cette
propension à la vénération qu’entretient presque naturellement la
littérature. Celle-ci y est désignée comme un substitut de religion,
sacralisée par les traditions familiales instituées par le grand-père. Le récit
autobiographique apparaît alors comme un exercice de désenvoûtement
mais qui sait très bien à quel point les mots écrits sont une réponse
frauduleuse à la sorcellerie des mots lus.
Tout nous dit donc que l’admiration et l’influence sont très
spontanées. Presque sauvages et instinctives chez certains hommes de
plumes. Baudelaire avouait par exemple après avoir lu des extraits de
Salammbô : « Dernièrement j’ai lu chez Flaubert quelques chapitres de son
prochain roman : c’est admirable ; j’en ai éprouvé un sentiment d’envie
fortifiante42. » Selon la légende, Hugo déclarait quant à lui, à quatorze ans,
vouloir « être Chateaubriand ou rien ». Sartre de son côté désirait « à la
fois être Stendhal et Spinoza43 ». Valéry assure pour sa part que « le
problème de Baudelaire pouvait donc, – devait donc –, se poser ainsi :
“être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset”44 ».
Et sur cette question, certains sont particulièrement intransigeants,
comme Breton qui attaque Desnos au motif qu’il fut incapable de
« préférer son personnage intérieur à tel ou tel personnage extérieur de
l’histoire – tout de même quelle idée enfantine : être Robespierre ou
Hugo ! Tous ceux qui le connaissent savent que c’est ce qui aura
empêché Desnos d’être Desnos45 ». Quand bien même Breton aurait vu
juste, l’ordre causal qu’il prône pourrait être moins simple qu’il n’y paraît.
Cette porosité à autrui, est-ce ce qui a empêché Desnos d’être lui-même
ou ce qui le lui a permis ? Ou encore : est-ce parce qu’il ne peut être lui-
même, n’a pas d’identité propre, qu’il imite pour la trouver chez les
autres ? Se préférer autre en imitant : attitude grisante, complexe et
alarmante. Un récit a d’ailleurs été consacré par Henri Troyat à ce
sentiment honteux qui proscrit le retour à soi : Le mort saisit le vif. Dans ce
roman, Jacques Sorbier, le vif, a épousé la femme de Georges Galard, le
mort. C’est sur les conseils de celle-ci qu’il publie et signe un texte inédit
du mari défunt qui lui fait connaître le succès et le forcera toute sa vie à
tenter de singer ce modèle disparu sans y parvenir. L’identification et
l’influence ont été trop fortes, elles ont refermé leur étau et ne lâchent
plus leur proie.
Dans le sillage de l’admiration et de l’influence, vient donc s’entrelacer
une série complexe de pulsions où la réjouissance, l’envie, la jalousie, la
colère, la rancœur, l’émulation ou la paralysie se touchent et se heurtent.
Car la création passe aussi par la sublimation d’une ferveur, d’un
endettement ou d’une haine de l’autre écrivain. Or cet autre, recomposé
à la lumière de notre perception subjective, est un partenaire de
l’écriture, une sorte de personnage imaginaire de l’aventure
mouvementée de la genèse d’une œuvre. Se construire sous influence,
dans l’angoisse, l’effroi, l’euphorie, la lassitude, c’est cette attitude qui
nous éveille à ce qu’est profondément l’acte de création. Si bien que la
peur de l’imitation est, malgré l’avertissement de Malraux notant qu’« on
ne ressemble pas à ceux qu’on admire en imitant leurs œuvres46 », une
intime de l’angoisse de l’influence, comme l’appelle Harold Bloom. Mais
leurs noces ne sont pas simples : la crainte de l’imitation est parfois l’une
des formes, particulièrement grave, de l’angoisse de l’influence, mais
celle-ci est aussi l’une des raisons expliquant partiellement la phobie de
l’imitation. Au cœur de ces logiques circulaires, imitation et influence
surviennent comme le revers et l’avers d’une même médaille.
Cette angoisse de la tautologie, qui peut bâillonner l’œuvre, joue
cependant parfois le rôle d’une contrainte créatrice : elle rameute les
forces vives de l’écrivain, les met en émoi pour explorer un certain
nombre de solutions afin de juguler et de contourner la frayeur
mimétique et ses prohibitions catégoriques47. Ces luttes au corps à corps
nous montrent comment l’écriture est aussi une réponse à la lecture,
comment il est nécessaire d’avoir goûté aux philtres de la littérature pour
y tremper sa plume. « J’ai lu tel livre ; et après l’avoir lu je l’ai fermé ; je
l’ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque, nous explique Gide – mais
dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. Elle est
descendue en moi si avant, que je ne la distingue plus de moi-même.
Désormais je ne suis plus comme si je ne l’avais pas connue. – Que
j’oublie le livre où j’ai lu cette parole ; que j’oublie même que je l’ai lue ;
que je ne me souvienne d’elle que d’une manière imparfaite... n’importe !
Je ne veux plus redevenir celui que j’étais avant de l’avoir lue48. » Quoi
qu’il fasse, l’influencé a été profondément transformé par sa lecture. Gide
relate aussi cette étrange impression de possession par un poème de
Keats : « il me semblait que, de mes propres lèvres, j’entendisse jaillir
cette plainte admirable49 ». Le sentiment troublant de s’approprier l’œuvre
fascinante au point d’en devenir l’auteur est souvent au cœur des
phénomènes d’influence. Montaigne en témoigne à sa manière. C’est en
raison de sa « condition singeresse et imitatrice » qu’il confesse : « Quand
je me mêlais de faire des vers, (...) ils accusaient évidemment le poète que
je venais dernièrement de lire50. » Situation qui atteint son paroxysme
avec certains auteurs : « je me puis plus malaisément défaire de
Plutarque », « à toutes occasions, (...) il s’ingère à votre besogne51 ».
Flaubert : « Il y a des phrases qui me restent dans la tête et dont je suis
obsédé, comme de ces airs qui vous reviennent toujours et qui vous font
mal tant on les aime52. » Proust : « Dès que je lisais un auteur, je
distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson qui en chaque
auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres et, tout en lisant,
sans m’en rendre compte, je le chantonnais53. » Valéry aussi : incapable de
rien apprendre par cœur, il constate que les vers de Mallarmé « revenaient
sans effort à [s]on esprit » : « je les savais, et je les sais encore, après les
avoir lus une ou deux fois54 ». Il dit encore du même Mallarmé : « Je
l’aimais et je le plaçais au-dessus de tous55 », « j’étais peu à peu conquis,
peu à peu saisi56 ». Et il écrira à Breton, celui-là même qui dénonce
l’aliénation de Desnos : « Rimbaud vous possède et il a de quoi57. » La
convergence est notable : sous le coup de l’influence, le fasciné tend à
l’imitateur parce que la parole de l’autre l’étreint en même temps que
l’identité de l’autre l’envahit. Dès que nous acceptons d’être ainsi à l’affût
de ces lecteurs assujettis que furent les auteurs, nous épousons un tout
autre regard sur ce qu’est l’écriture, sur la démarche qui gouverne
l’élaboration d’une œuvre, sur les implications existentielles du geste
d’écrire. Il nous faut réviser tout ce qui faisait autorité sur nous car la peur
de l’imitation ne peut être balayée d’un revers de main : elle fait corps
avec le fonctionnement psychique de l’écriture. C’est dès lors considérer
que l’œuvre se fait avec et contre des modèles, et que cette lutte diligente
de bout en bout certains textes.
De sorte que certains s’emportèrent pour décréter le reniement des
paternités et des dettes. Les déclarations acerbes de Rousseau contre
Montaigne ou d’Albert Cohen contre Rabelais et Joyce, ne témoignent-
elles pas d’une peur d’être reconnus imitateurs ? La querelle de Max
Jacob avec Reverdy, au sujet du rôle décisif de Rimbaud sur le poème en
prose, en relève elle aussi. Récusant ou minorant l’influence de ce pair,
Max Jacob le pastiche pourtant sans le dire à plusieurs reprises. Ne
condamnons toutefois pas ces renégats aussi durement que Gide qui
soupçonnait que « ceux qui craignent les influences et s’y dérobent font
le tacite aveu de la pauvreté de leur âme58 ». Cette volonté de se
démarquer nous incite beaucoup plus à supposer qu’ils connaissaient
l’angoisse du duplicata. Dire « j’écris tout autrement ou je n’ai rien lu de
ceux-ci », c’est aussi faire un aveu indirect.
Mais l’accaparement par un modèle recèle encore d’autres sujets
d’étonnement. Car l’admiration peut jouer sa mélopée sans effets
manifestes sur l’œuvre, et même sans un réel goût pour l’écrivain
fascinateur et son écriture. Songeons par exemple à Sartre qui précise au
sujet de Madame Bovary : « Je n’aime pas Flaubert, mais je trouve ce livre
admirable59. » Estime sans engouement, appréciation sans éblouissement
ni enthousiasme : la situation est troublante à plus d’un titre et ses
conséquences ne sont pas négligeables. Sartre reconnaît des qualités
intrinsèques à l’œuvre tout en se défendant de toute ascendance sur sa
propre écriture et en se plaçant hors du domaine de la passion. Il l’affirme
et le répète : « Je ne pense pas qu’il y ait un intérêt à dire que je me
découvre dans Flaubert comme on l’avait dit pour Genet. (...) J’ai très
peu de points communs avec Flaubert. Je l’ai choisi aussi parce que,
précisément, il est loin de moi60. » Les allégations se suivent et se
ressemblent : entre Sartre et Flaubert, il n’y aurait rien de commun, ni
dans la biographie ni dans l’écriture. Car celui-ci incarne une différence,
une altérité. Tel était déjà le constat que L’Être et le Néant formulait :
« Flaubert, l’homme, que nous pouvons aimer ou détester, blâmer ou
louer, qui est pour nous l’autre, qui attaque notre être propre du seul fait
qu’il a existé61. » Alors même que le fossé s’interposant entre les deux
esthétiques devrait dompter la rivalité, le mystère Flaubert est vécu
comme une question et un harcèlement intérieur, presque une agression.
Comment en effet comprendre le désengagement et la recherche
formelle qui caractérisent l’auteur de Madame Bovary pour celui qui ne fut
qu’engagement et mépris de l’incantatoire magie du verbe ? Voilà
l’origine insolite de la sidération : pour Sartre, Flaubert est un modèle qui
le possède parce qu’il est un impensable. Privé de retombées stylistiques
directes, il n’est cependant pas sans occasionner de nombreux ricochets
dans la manière d’interroger et de concevoir la littérature. Il appelle à
écrire avec lui non une fiction mimétique mais à conduire à ses côtés une
analyse critique, L’Idiot de la famille. Une certitude vient de tomber :
même peu sensible dans l’écriture, l’influence continue son invasion à la
dérobée. Le constat n’est pas fait pour rassurer : si les moyens ne
manquent pas pour refouler la peur de la contrefaçon et de l’adoration, il
semble qu’à force d’être tue, honnie, purgée, contournée, l’imitation
fasse d’une manière ou d’une autre retour.
2. Ibid., p. 25.
3. Ibid., p. 10.
4. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1995, p. 33.
5. Il y a là un veto sur les influences littéraires qui n’est pas indifférent à la volonté de Rousseau
de penser une société sans histoire.
7. Denis Diderot, Discours sur la poésie dramatique dans Œuvres complètes, t. VII, Paris, Garnier-
Frères, 1875, p. 340.
8. L’un des trois suppléments possibles à la fin de Jacques le fataliste est d’ailleurs introduit de la
sorte : « Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy, à moins que l’entretien de
Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage et que le ministre Sterne ne soit
le plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne que je
distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l’usage assez fréquent est de nous voler et
de nous dire des injures. » (Denis Diderot, Jacques le fataliste dans Œuvres complètes, vol. XXIII,
Paris, Hermann, 1981, p. 289)
9. Question fort complexe où les positions des uns et des autres sont facilement antagonistes,
mêlant dans d’innombrables débats des réflexions sur l’influence des climats, des époques, des
hommes et des œuvres.
10. Cité par Henri Meschonnic dans Hugo, la poésie contre le maintien de l’ordre, Paris,
Maisonneuve & Larose, 2002, p. 193.
11. Mais, comme au XVIIIe siècle, on fredonne toujours des antiennes dérobées, avec une
mauvaise conscience redoublée. Vigny, Musset, Hugo, Balzac, Stendhal, Zola auront à défendre
et justifier un brigandage toujours plus malvenu.
12. Jorge Luis Borges, « La bibliothèque de Babel », Fictions, Paris, Gallimard, « Folio »,
1974 [1957], p. 80.
13. Paul Scarron, « À la reine », Le Virgile travesti, Paris, Garnier frères, 1876, p. 45.
14. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 21. La postérité de cette citation, souvent
commentée et pastichée, est immense. Ainsi de Lautréamont qui la reprend dans Poésies ou de
Reverdy qui l’interprète dans Cette émotion appelée poésie, et la pastiche dans Le Livre de mon bord.
Notes 1930-1936, suivi de Fragments inédits.
17. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Paris, Plasma, 1979, p. 23.
18. Ibid., p. 35. Cf. Horace, Épîtres, op. cit., I, 19, p. 125.
20. Michel de Montaigne, Essais, III, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2012, p. 135.
21. Voir Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard,
« Tel », 1976 [1943], p. 81-106.
22. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 170.
23. Georges Perec, Le Voyage d’hiver, Paris, Le Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 1993 [1979],
p. 10-11.
24. Ibid., p. 9.
25. Georges Perec, La Disparition, Paris, Denoël, « Les lettres nouvelles », 1969, p. 89.
26. Romain Gary, Pseudo, Paris, Gallimard, « Folio », 2004 [1976], p. 11.
33. Max Jacob, Le Cornet à dés, Paris, Gallimard, « Poésies / Gallimard », 1967 [1945], p. 86.
35. En cela, le dispositif rappelle les « À la manière de plusieurs » dans Jadis et Naguère de
Verlaine où il est malaisé de déterminer une cible au pastiche.
36. Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, Paris, Le Seuil, « La libraire du XXIe
siècle », 2010 [1986], p. 80-85, 186.
37. Voir en particulier Publicités pour moi-même et Le Chant du bourreau.
38. Voir Franz Kafka, Journal, Paris, Le Livre de poche, 2008, p. 213-214, 217.
40. Voir à ce sujet André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 38-39.
43. Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 166, 184, 204. Voir
aussi Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, « Folio », 1999 [1958], p. 479.
44. Paul Valéry, Œuvres, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 600.
45. André Breton, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988,
p. 812.
46. André Malraux, Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard, « Idées/ arts », 1965 p. 68.
47. Il est évident que l’admiration et la rivalité ne sont pas les seuls modes de création chez
l’écrivain. Voir à ce sujet la discussion des analyses d’Harold Bloom proposée par Judith Schlanger
dans Le Neuf, le différent et le déjà-là, op. cit., p. 185-200.
59. Jean-Paul Sartre, « Entretien avec Bernard Pingaud et Catherine Clément », L’Arc, no 79,
1980, p. 36.
Se libérer d’un autre, renier ses idoles, briser le cercle vicieux d’un
culte, ne plus être le geai amoureux du paon : pour y parvenir, les
attitudes et les stratégies sont diverses, les résultats incertains, et ce sont
aussi eux qui fondent la singularité de chaque œuvre. Car tous les
écrivains n’ont pas réagi de la même manière pour tempérer, borner,
ravaler, refouler ou liquider l’hostile empiètement d’un style et d’un
maître souverain. Or, la plupart du temps, ce qu’on constate est qu’il faut
imiter d’une manière ou d’une autre pour rompre avec l’imitation et ces
autres qui nous hypnotisent. Il serait possible d’imiter par peur de
l’imitation. De singer dans l’espoir de se défaire d’une admiration, d’une
influence ; et de ne plus imiter. Une telle opération est-elle toutefois
vraiment assurée ? Repose-t-elle sur un sésame miraculeux ou demeure-
t-elle une chimère ? Quels en sont les mécanismes et les implications ?
L’écrivain sait que l’arme mimétique est fragile et qu’elle peut vite brûler
les doigts de qui s’aventure à requérir ses pouvoirs. On verra donc
comment les auteurs ont cherché à lutter contre l’intrusion de l’autre au
moment où ils imitaient et à faire de l’imitation une thérapie contre
l’imitation.
Être soi et rien que soi : le thème épouse, dans les déclarations de
Proust, d’innombrables variantes ; et avec elles, nous comprenons à quel
point l’espoir de pasticher pour ne plus pasticher nécessite d’être dit et
redit, assuré et réassuré, tant son triomphe est douteux, voire
improbable.
C’est que l’œuvre n’est pas un massif à part, une île séparée des
pastiches de L’Affaire Lemoine par un océan infranchissable. Elle est un
carrefour soumis aux vents contraires des influences et des dettes. Le « à
la manière de », redoublé par la propension de chacun à citer les grands
auteurs, y est la marque distinctive d’un certain nombre de personnages
comme la grand-mère qui pastiche Mme de Sévigné et d’autres
moralistes, Bloch avec Leconte de Lisle, Legrandin avec Renan et
Chateaubriand, Mme de Villeparisis avec Sainte-Beuve, Charlus avec
Balzac. Si bien que l’affaire du style et de l’imitation ne cesse d’y être
explorée en tout sens. Mais au sein de la cohorte d’écrivains qui
essaiment ici ou là, trois modèles forts prédominent, trois écrivains qui
sont aussi trois pastichés de L’Affaire Lemoine : Saint-Simon, les Goncourt
et Flaubert. Ces présences nous font dire que la valeur exorcisante du
pastiche n’est en rien définitive. Qu’il s’agit, lorsque l’emprise est tenace,
de la renouveler.
Pour nous en assurer, il convient d’abord de réserver une place de
choix au pastiche du journal des Goncourt dans Le Temps retrouvé, dont
on a tant parlé26. Celui-ci est présenté comme un inédit des Goncourt qui
peint le salon Verdurin. Mais le narrateur ne reconnaît pas ces personnes
qui lui sont pourtant familières. C’est que le style des Goncourt est passé
par là. La métamorphose qu’il provoque est spectaculaire : les hommes et
les choses ont presque été convertis en objets d’art. Même un M.
Verdurin fait sa mue pour devenir un ancien critique d’art renommé.
Devant cette transformation magistrale, le narrateur se dit que, lui, n’a
aucun don, ne sait pas voir. Voilà une confession à mi-voix au sujet d’un
sentiment de douleur et d’impuissance éprouvé par le jeune Proust face à
l’un de ses modèles. Or le texte n’est pas placé au hasard dans le roman :
il se situe juste avant le dénouement et la décision du narrateur d’écrire.
Mais aussi : juste avant la célèbre définition du style comme vision du
monde et l’éloge d’une esthétique de la métaphore. Tout nous dit donc
qu’avant d’en arriver là, il faut une dernière fois faire le point avec ses
modèles pour mieux les liquider en les pastichant. Il y a ici comme une
confrontation finale avec les Goncourt qui ne concerne pas seulement
l’aspirant romancier qu’est le narrateur, mais aussi Proust lui-même. Car
le texte est une réplique faite au tableau des Verdurin que nous avons
déjà lu, celui que Proust, via le narrateur, a lui-même réalisé. C’est ce
rapprochement qui génère une sorte de conflit avec les Goncourt, leur
vision du monde et leur style, qui s’esquisse et qui vire aussi à
l’autovalorisation personnelle. Mais cette tendance, propre aux
Goncourt, à esthétiser le réel, à en détourner les éléments vers des objets
d’art, Proust n’en est pas vraiment préservé et c’est assez souvent que le
lecteur a pu le constater. Elle est certes discréditée ici, parce qu’elle ne
correspond pas à la vérité des choses et des êtres, mais elle n’est pas
abrogée définitivement, ni par le pastiche des Goncourt dans L’Affaire
Lemoine ni par celui de La Recherche. Si bien que ces deux pastiches des
Goncourt, qui ont été une tentation de style pour Proust, ont quelques
affinités avec des autopastiches, ou du moins des autopastiches de ce
qu’aurait pu être l’écriture de Proust s’il s’était agenouillé devant le
temple du mimétisme et n’avait pas endigué ses pulsions pasticheuses en
imitant.
N’oublions d’ailleurs pas que Proust s’était mis en scène dans le
pastiche des Goncourt de L’Affaire Lemoine : un aveu qu’il est
directement concerné par leur écriture ? Peut-être bien. Mais la situation
qui y est narrée est fantaisiste et déroutante : un duel avec Zola déclenché
par l’admiration sans borne de Proust (personnage) pour Léon Daudet.
Dans ce pastiche, Proust se grime lui-même, non sans malice, en
adorateur fanatisé et endiablé, prêt à en venir aux armes pour défendre le
style de son modèle. Certes, Proust ne s’est pas campé en lecteur dévot
des Goncourt ou de Flaubert. Mais notez au passage que cet émule de
Daudet le met sur le même plan que Saint-Simon. Le tourniquet des
modèles proustiens a plus d’un tour dans son sac et il déplace de façon
très symptomatique son admiration sur un autre objet comme pour
avouer le mimétisme en en dissimulant la cible. Ajoutons encore que les
Goncourt ont pu reprocher à Zola de les plagier et il est alors piquant de
voir Proust s’opposer à l’hypothétique plagiaire des Goncourt alors même
qu’il est en train de les pasticher. Mais voilà beaucoup de bruit pour rien,
semble nous dire Proust : l’affaire s’achève lorsque les Goncourt
apprennent, passablement déçus, que Proust (personnage) n’est pas mort
pour ses convictions stylistiques et que Lemoine n’a pas trouvé de
système pour créer de faux diamants. Bref, la fièvre sectaire pour des
modèles tout comme le triomphe des faussaires (traduisons : des
pasticheurs) connaît ses limites. La seule imitation réussie n’est
finalement autre que celle du pastiche que nous lisons.
Reste Flaubert. Le grand modèle. C’est bien à son sujet que Proust est
le plus catégorique quant à l’action purgative du pastiche. C’est que cette
influence a été l’une des plus obstinées et des plus durables, sensible par
exemple dans Jean Santeuil. C’est en parcourant d’abord L’Affaire Lemoine
qu’on comprendra son rôle essentiel. Le troisième pastiche, « Critique du
roman de M. Gustave Flaubert sur l’“Affaire Lemoine” par Sainte-
Beuve, dans son feuilleton du Constitutionnel », vient par exemple
introduire obliquement l’étude théorique du style de Flaubert. Or
certaines analyses proposées sont des pastiches ludiques et satiriques de
Sainte-Beuve27 quand d’autres font écho aux réflexions personnelles de
Proust sur l’écriture de Flaubert. Il devient dès lors difficile de distinguer
ce qui relève de l’analyse de la prose de Flaubert propre à Proust et ce qui
relève du pastiche de l’analyse littéraire de Sainte-Beuve. Les deux se
confondent à tel point qu’on a le sentiment que Proust aurait réussi, au
cours du pastiche de Flaubert qu’interprète celui de Sainte-Beuve, à
devenir, pour un temps, Flaubert en personne. Dans ces va-et-vient
incessants, se dit un double mouvement dont Flaubert est le noyau :
attraction irrésistible et effort pour lui résister. Rappelons ici une
anecdote qui n’est pas sans intérêt : Proust avait d’abord songé à un
pastiche de Sainte-Beuve non sur Flaubert mais sur lui-même, Marcel
Proust. Le psychanalyste aurait certainement beaucoup à dire sur cette
substitution de soi comme objet de réprobation amusée par Flaubert qui
est aussi et surtout un père littéraire.
Mais pour mesurer pleinement les enjeux de la catharsis pasticheuse
contre Flaubert, il est un dernier pastiche de La Recherche à examiner, qui
précède celui des Goncourt et l’éclaire, celui du narrateur par Albertine
qui « avait pris notre habitude familiale des citations28 ». La jeune fille
débite un célèbre morceau de bravoure : la description des glaces29.
Contrairement au pastiche des Goncourt, un modèle habite le texte en
tapinois et n’est pas nommé : Flaubert. Car, en filigrane, on discerne un
pastiche de la pièce montée de Madame Bovary. C’est-à-dire l’imitation
d’une description si élaborée, si saturée de métaphores sexuelles et
architecturales, qu’elle met en péril le réalisme et interdit presque de se
représenter le gâteau de mariage. La conclusion perce sous le sceau du
secret : ce pastiche rejoue à nouveaux frais « l’intoxication flaubertienne »
jusque dans son thème sexuel, architectural et alimentaire. Jusque dans ce
trop-plein de gourmandises et de friandises à la limite de l’écœurement.
Cette scène où des glaces sont léchées et avalées avec complaisance et
ravissement nous parle aussi du goût des mots, de l’architecture des
phrases, du plaisir des rythmes, des couleurs du style d’autrui lorsqu’ils
excitent notre palais. De la volupté qu’il y a à faire glisser dans sa propre
bouche, sur sa propre langue, les confiseries stylistiques de l’autre. Mais
encore : du rapport proprement érotique que le fasciné entretient à
l’égard du fascinateur, dont le couple d’Albertine et de Marcel fournit un
double troublant.
Or ce texte est aussi un autopastiche de son propre style par Proust
puisque Albertine imite Marcel en grossissant certains de ses traits pour
s’en moquer. Albertine, pastichant le narrateur, qui pastiche en même
temps Flaubert sans le savoir : dans cette énième substitution d’un
modèle, l’alter-ego de Proust incarne une écriture excessive, presque
difforme, moquée par le texte, qui se fait sous la coupe de Flaubert. Voici
l’image d’un style qui ne s’est pas dépris des sortilèges de la fascination.
Mais son extériorisation, l’exhibition outrée qu’en fait Albertine pour le
narrateur, opère comme un révélateur : ce pastiche lui permet de prendre
conscience des défauts majeurs de cette écriture sous influence. N’est-on
pas alors amené à lire ce texte en regard du pastiche de Sainte-Beuve dans
L’Affaire Lemoine qui critiquait justement la gratuité de certaines images
chez Flaubert30 ? L’architecture démentielle de ces glaces sexualisées n’en
est-elle pas un exemple probant ? D’où cette possibilité que nous avons
déjà entrevue dans le pastiche des Goncourt de La Recherche : ne serait-ce
pas une mise en garde adressée à Proust lui-même pastichant Flaubert,
s’abandonnant à cette magie de l’image et de la langue ? Si le style de
Flaubert est discrètement condamné, l’ambiguïté est la même que dans la
critique de Flaubert par le pastiche de Sainte-Beuve : cette dénonciation
se mâtine de révérence et le pastiche des glaces autorise finalement le
style de Flaubert à s’infiltrer dans La Recherche avant sa clôture. Il permet,
avant de refermer le livre, de s’adonner encore une fois à la tentation qui
a toujours été réprimée et refoulée, gardée sous contrôle. Plus que
limoger le trop-plein admiratif, le pastiche chez Proust est donc surtout
cette opération incantatoire qui, pour étouffer l’autre en l’imitant,
satisfait, au moins temporairement mais avec mauvaise foi, le désir d’être
cet autre.
Mais il y a plus. Car, par l’autopastiche, Albertine se soulève contre
l’autorité de son maître, Marcel, se dérobe à son influence, confortant la
perception proustienne du pastiche comme catharsis devant l’autre. Or
cette purgation joue aussi sur Marcel qui se délivre de ce qu’il aurait pu
être en se laissant glisser sur sa pente flaubertienne. Car il prend
conscience, en s’entendant parler dans la bouche d’Albertine, du
phénomène même de l’influence littéraire qui n’est pas sans analogie avec
la relation amoureuse : « certes je ne parlerais pas comme elle, mais, tout
de même, sans moi elle ne parlerait pas ainsi, elle a subi profondément
mon influence, elle ne peut donc pas ne pas m’aimer, elle est mon
œuvre31 ». La confusion est notable ici puisque le constat de Marcel, qui
se borne au plan amoureux, peut facilement être transposé sur le plan
littéraire en lisant dans un autre sens « elle est mon œuvre ». Comme si
Marcel était l’origine de cette parole alors même qu’il ne la produit pas.
L’autopastiche désigne cette opération inouïe qui préside à l’écriture et
où l’œuvre échappe à l’auteur parce qu’elle est le fruit d’influences qui,
quoi qu’il fasse, agissent sur lui en sourdine. Mais il existe encore une
ambiguïté dans ce texte parce qu’il se donne comme le constat terrifié de
se voir à l’origine d’une emprise si forte sur quelqu’un qu’elle aboutit à
une sorte de monstruosité esthétique. C’est-à-dire que l’autopastiche
paraît annoncer non pas simplement la fin de l’emprise flaubertienne
mais proprement la possibilité d’une intoxication proustienne, analogue à
celle que le narrateur engendre sur Albertine. Si bien que, sous l’apparent
adieu à Flaubert, Proust trahit le fantasme d’être enfin devenu Flaubert,
non en imitant son style, mais en imitant son pouvoir hypnotique.
Le plagiat, auquel on ne prêtait que des vices, aurait donc ses vertus.
Ce sont ces premiers pas, dans ce qui ne devint jamais une carrière, qui
ont donné l’impulsion décisive à une écriture rusée, à un rapport à l’autre
et à soi tumultueux. Il est cependant assez rare qu’on sorte tout à fait
indemne du plagiat. Épousez l’autre, marchez sur ses brisées, compilez
ses textes, dévalisez ses mots, et vous ne pourrez plus concevoir la
littérature de la même façon. Le résultat ne se laisse pas attendre : l’œuvre
de Stendhal badinera avec les ruses identitaires et textuelles, elle s’élèvera
à un art de vivre où se donner congé permet de se recréer. Ainsi des
citations, dont s’amuse Stendhal dans ses œuvres et qui peuvent être
inexactes, vraies mais attribuées à de faux auteurs, ou fausses mais référées
à de vrais auteurs. Cette inscription irrégulière et téméraire des mots
d’autrui est une trahison concertée, une infidélité répétée à tous les
modèles, une manière de dissiper le déjà-dit tout en l’accueillant. Et cette
duplicité constante n’est pas séparable du grand carnaval des
pseudonymes qui a fait de l’écriture de Stendhal une griserie incessante,
un vertige du changement identitaire, impliqués dans l’imitation et le
plagiat. « Je porterais un masque avec plaisir ; je changerais de nom avec
délices48 » : la confidence est tout sauf un mea culpa. L’essentiel est de ne
jamais se laisser enfermer, être un et définitif, que ce soit dans un style ou
dans un nom. Car l’imitation et le nom, de toute façon, sont frère et
sœur ; et Stendhal nous le confirme plus que quiconque. D’où cette
double postulation contradictoire, qu’on retrouve aussi chez Gary : ne
pas être captif de soi et affirmer son Moi. Tel est le paradoxe de l’égotiste
qui se fuit.
Mais Stendhal n’en a terminé ni avec la contrefaçon ni avec le
harcèlement de ses aînés. Son écriture restera chevillée à eux, voire
entravée, par le biais d’une mémoire visitée, presque confisquée.
En 1838, il note : « Après tant d’années que je n’ai lu ce passage des
Confessions, je me rappelle presque les paroles de cet homme tellement
exécré des âmes sèches49. » Ce sont les mots mêmes de Rousseau qui
rythment le souvenir. Qui donnent le ton de la mémoire. Comment dès
lors, dans cet état de possession radicale, s’aventurer à l’intérieur du fief
rousseauiste par excellence, l’autobiographie ? Comment narrer sa propre
vie sans laisser par endroits la parole à Rousseau dans une sorte de
ventriloquie subie ? Or dès 1814, un projet autobiographique prend
corps. Mais il n’a pas d’autonomie en soi. Il se pense par mimétisme face
à celui du citoyen de Genève. Il est une sorte d’impératif dicté par
l’admiration, à la fois pour faire chorus avec le modèle et pour s’en
distinguer. La hardiesse de l’initiative devient évidente quand Stendhal,
sentant le risque du pastiche, envisage pourtant d’écrire une « traduction
des Confessions de Jean-Jacques en style à moi, plaisant exercice pour me
former le style50 ». Ce désir de faire ses gammes sur le clavier du maître
n’est pas indifférent. L’écriture y est désignée comme une translation,
proche de l’exercice scolaire qu’est le pastiche, où l’on apprend à écrire
en imitant les grands textes de la littérature.
Mais Vie de Henry Brulard, s’il est l’aboutissement de ce programme, ne
sera pas seulement le travail d’un écolier malicieux. On peut assurément
s’accorder avec Stendhal qui appelle son projet ses « Confessions, au style
près, comme Jean-Jacques Rousseau, avec plus de franchise51 ». À lire Vie
de Henry Brulard, on ne peut effectivement qu’être stupéfait par ce
sentiment de réminiscence, voire d’effraction, de l’univers des
Confessions. Les convergences thématiques sont innombrables : le désir de
parvenir, le triomphe du mérite sur la naissance, le rôle des femmes, la
musique... Parfois même, Stendhal semble pris de scrupules et fait sortir
l’autre de sa cachette. Il précise ainsi que Camille Poncet « ressemble
beaucoup à ces charmantes femmes de Chambéry (...) si bien peintes par
J.-J. Rousseau (Confessions)52 ». Il ajoute aussi : « J’ai quelques années après
retrouvé trait pour trait le portrait de ces bonnes gens dans les Confessions
de Rousseau53 ». Il note dans le même esprit : « Je suis en Italie, c’est-à-
dire dans le pays de la Zulietta que J.-J. Rousseau trouva à Venise, en
Piémont dans le pays de Mme Bazile54. » La moindre personne, le
moindre lieu, le moindre événement sont susceptibles d’occasionner un
retour du refoulé rousseauiste. Mais tout cela se fera « au style près ». Est-
ce cependant si sûr ? Car le lecteur en vient parfois à soupçonner les mots
de Rousseau de s’infiltrer en contrebande dans ceux de Stendhal. Un
nombre non négligeable de ressemblances stylistiques le confirme à telle
enseigne que lire Vie de Henry Brulard à la lumière des Confessions
occasionne par moments un trouble, proche de l’inquiétante étrangeté.
Mais ces convergences, notoires ou clandestines, nous encouragent
surtout à examiner les fondements des deux projets autobiographiques
qui, tous deux, allèguent la sincérité plus que la vérité des faits. Et
toutefois, il y a, dans le lointain, une « peur de mentir avec artifice
comme J.-J. Rousseau55 », et la prétention de rédiger des confessions avec
« plus de franchise ». La sincérité rousseauiste apparaît paradoxalement à
Stendhal, après tant de luttes et de fraternisations avec le mimétisme et les
fraudes identitaires, comme partiellement construite et factice. Celui qui
fut le chantre furtif du pastiche, du plagiat et du travestissement n’arrive
pas à croire que la parole originale de Rousseau dame le point à sa propre
parole. C’est que les tromperies et les mystifications littéraires sont
parfois plus franches que les pétitions de principe de la sincérité.
Songeant à son tenace désir d’écrire sa vie sans l’indexer sur le canevas des
Confessions, Stendhal en arrive alors à une sorte de réponse implicite à
Rousseau : « Cette effroyable quantité de Je et de Moi ! Il y a de quoi
donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait, au
talent près, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes56. » Si le
modèle de Rousseau se tapit ici en coulisses, il soulève le rideau pour
entrer en scène dans un autre moment où une défiance similaire resurgit
face à l’omniprésence du je :
2. Ibid., variante de 1595. Cf. Les Essais, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007,
p. 428.
4. Ibid., I, p. 316.
5. Ibid.
8. Alexandre Dumas, « Comment je devins auteur dramatique », dans Théâtre complet, I, Paris,
Lettres modernes-Minard, 1974, p. 48-49.
10. Gustave Flaubert, Correspondance, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980,
p. 204.
11. Voir sur ce sujet Michel Sicard, La Critique littéraire de Sartre. Une écriture romanesque, II,
Paris, Lettres Modernes, « Archives des lettres modernes », 1980, p. 6-9.
13. Sur ce sujet, voir entre autres Annick Bouillaguet, Marcel Proust : le jeu intertextuel, Paris,
Éditions du Titre, 1990 et Proust lecteur de Balzac et de Flaubert. L’imitation cryptée, Paris, Honoré
Champion, « Littérature de notre siècle », 2000.
14. Pour un commentaire de ces textes, on se reportera notamment à Jean Milly, Les Pastiches de
Proust, Paris, Armand Colin, 1970 [1968], et Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 132-160.
15. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, I, op. cit., p. 550-551.
18. Ibid., IX, 1982, p. 242. Une déclaration rendue d’autant plus problématique qu’il est
possible de déceler dans l’œuvre de Proust de nombreux pastiches dissimulés, certains faits pour
être repérés et d’autres non...
26. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 709-717. Sur ce texte, voir entre
autres Jean Milly, Proust dans le texte et l’avant-texte, Paris, Flammarion, 1985, Annick Bouillaguet,
Proust et les Goncourt : le pastiche du Journal dans Le Temps retrouvé, Paris, Minard, « Archives des
lettres modernes », 1997, Paul Aron, « Les pastiches littéraires dans À la recherche du temps perdu »,
Revue d’histoire littéraire de la France, 1/2012, vol. 112, p. 51-61.
28. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 18.
29. Ibid., p. 129-133. Voir sur ce passage, Jean Milly, Proust dans le texte et l’avant-texte, op. cit.,
ou Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, op. cit.
30. Reproche que Proust prend d’ailleurs à sa charge dans ses analyses critiques (cf. Contre
Sainte-Beuve, op. cit., p. 586-587).
31. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 129.
32. Voir à ce sujet Raymond Trousson, Stendhal et Rousseau. Continuité et ruptures, Genève,
Slatkine Reprints, 1999 [1986], Victor Brombert, « Stendhal lecteur de Rousseau », Revue des
sciences humaines, octobre-décembre 1958, p. 463-482, ou Brigitte Diaz, « Henri Beyle sous
influence », Romantisme, no 98, vol. 27, 1997, p. 41-54.
33. Pour un éclairage plus précis sur ce panorama intellectuel, voir notamment Victor Del
Litto, La Vie intellectuelle de Stendhal, Paris, PUF, 1962 [1958].
34. Stendhal, Voyages en France, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 635.
35. Stendhal, Vie de Henry Brulard, dans Œuvres intimes, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1982, p. 702.
38. Stendhal, Œuvres intimes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 617.
40. Stendhal, Correspondance générale, VI, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature
moderne et contemporaine », 1999, p. 193.
42. Stendhal, Correspondance, III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 401-
402.
46. Par exemple au sujet de Fénelon dans Mélanges de littérature, III, Paris, Le Divan, 1933,
p. 94.
48. Stendhal, Souvenirs d’égotisme, dans Œuvres intimes, II, op. cit., p. 453.
62. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard, « Folio », 1979, p. 442.
65. On retrouve ainsi la position de Perrault, Pascal, Valéry ou Gide qui ne concèdent à la
reprise des idées que pour mieux sauvegarder l’originalité du style.
CHAPITRE II
Rien n’y fait ? Vous êtes toujours un imitateur ? Eh bien, passez par-
dessus la crainte que vous éprouvez en imitant. Mettez-vous à l’ouvrage
avec fièvre et alacrité. Emparez-vous de ces mots qui vous font peur,
jouez-en, repérez-y ce qui vous agace, ce qui tend au tic, forcez le trait.
N’hésitez pas à exagérer, à persifler, à vous indigner. Aventurez-vous sur
les terres mal gardées de la satire et de la parodie. Mais faites attention à
ne pas vous laisser impressionner, à ne pas tomber dans le mauvais goût, à
ne pas disparaître devant l’identité écrasante du modèle. Si vous
surmontez tous ces obstacles, l’imitation obtenue aura toutes les chances
d’être une arme contre l’autre œuvre et l’autre écrivain, destinée à les
déconsidérer, à en révéler les faiblesses cachées. Et vous serez
certainement surpris de découvrir un faisceau de conséquences
inattendues. D’abord, établissant une distance avec votre modèle, vous
aurez, comme dans la parodie, mis l’effroi sous scellés. Ensuite,
inconsciemment peut-être, vous vous serez rehaussé. Il y a en effet une
dose non négligeable d’autovalorisation dans toute imitation destinée à
faire sentir ce qui sépare deux pratiques, à indiquer un fossé, à creuser
une distance. La critique que vous y opérez trouve d’ailleurs son efficacité
dans son caractère concret : elle est une critique performative qui réalise
ce qu’elle postule, qui, souvent, propose dans le même temps un contre-
modèle. Et, autre raison de vous y livrez : ce genre d’imitations permet
fréquemment de prendre place de manière pratique dans un débat
théorique sur l’esthétique ou l’éthique de la littérature. Le XVIIe siècle a
raffolé de cette littérature collective, inscrivant l’esthétique dans la
mondanité, à travers des textes de connivence qui circulent dans les
salons. Cette dimension protestataire et ludique, bien qu’elle ne soit plus
tout à fait en odeur de sainteté, n’est pas entièrement tombée en
désuétude au cours des siècles, même si le XXe siècle la prise moins, et
qu’on la retrouve par exemple sous la plume d’un Patrick Rambaud et de
sa Marguerite Duraille1.
La raillerie est cependant parfois plus tendre2. C’est du moins ce que
vous chuchotent à l’oreille certains pasticheurs ou parodistes, comme
Banville qui, dans sa préface de 1857 aux Odes funambulesques, soutenait
que « la parodie a toujours été un hommage rendu à la popularité et au
génie3 ». Reboux fait allusion de son côté à « l’honneur d’être une cible »,
et en conclut qu’« être raillé, c’est compter pour quelque chose4 ». Qui
aime bien châtie bien pourrait être la devise secrète d’un certain cénacle
d’imitateurs. Entre dénonciation et révérence, entre plaisanterie et
agression, l’imitation creuse sans cesse ses ambivalences, se pare de toutes
les couleurs de la duplicité, source inépuisable des affects contrastés
qu’elle déclenche. Son indécidabilité : voilà ce qu’elle nous offre
volontiers. Lorsque La Bruyère attaque par exemple un long paragraphe
par « Montaigne dirait5 », pour introduire un pastiche des Essais, il est
bien malaisé de décider s’il s’agit d’un hommage ou d’une diatribe.
Prisant l’altercation et l’indiscipline, l’imitateur ne s’adonne pourtant
pas à la chicane. Il convoite beaucoup plus la transformation ou le
chambardement de l’œuvre qu’il imite. Ainsi pensée, l’imitation ne serait
plus la terreur de l’imitateur. À peine celle de l’imité. Le voilà excusé de
ses méfaits et légitimé devant ce qui le met en péril : sa source. Car il la
chapitre et la rature pour mieux la corriger. Par là même, il n’est plus le
parasite des lettres. Il en est la nécessité oubliée. Au lieu d’imiter pour ne
plus imiter, le receleur, soulagé, peut donc s’atteler à son péché, épaulé
de rêves de réformes qu’il voudrait ériger en certitudes, presque en lois
du monde littéraire.
1. Voir Daniel Sangsue, La Relation parodique, op. cit., p. 119, qui note en particulier que le
pastiche tend, à partir de la fin du XIXe siècle, à remplacer la parodie.
2. En ce sens, le pastiche, même satirique, autorise une consécration qu’on retrouve aussi dans
la parodie comme l’ont montré par exemple Linda Hutcheon, A Theory of Parody, op. cit., p. 37,
75, et Daniel Sangsue, La Relation parodique, op. cit., p. 11, 83-84, 106-109.
3. Théodore de Banville, Odes funambulesques, dans Œuvres poétiques complètes, III, Paris, Honoré
Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 1995, p. 15.
10. Alexandre Dumas, « Comment je devins auteur dramatique », op. cit., p. 49.
11. Ibid.
12. Anatole France, Apologie pour le plagiat, Paris, Les Éditions du Sonneur, « La Petite
Bibliothèque », 2013 [1891].
13. De la même manière Nodier, dans ses Questions de littérature légale, soutient que ce sont les
idées qui cimentent les écoles littéraires alors que le style reste inimitable et propre à chaque grand
écrivain (op. cit., p. 94-108).
14. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 34. Idée d’ailleurs dérobée à Goethe, dans
un emprunt quasi littéral de ses Maximes et Réflexions.
15. Joachim Du Bellay, La Défense et illustration de la langue française, op. cit., p. 207.
20. Lautréamont, Poésies, II, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 238.
L’imitateur imité
Égarer le modèle d’une œuvre, croire que tout est imitation et rien
qu’imitation, se prêter au frisson d’une littérature à jamais seconde : ces
situations et ces fantasmes, qui voudraient mettre l’effroi de la
contrefaçon au ban de la littérature, laissent donc affleurer comme une
béance qui vient aiguillonner de nouveaux affolements. Qu’en est-il en
effet du premier balbutiement à l’origine de ces textes cleptomanes, du
germe initial d’où tout est parti ? Au commencement était l’imitation : le
credo est véritablement séduisant mais il laisse comme un goût âpre, celui
de l’insatisfaction et du doute. Car qu’y a-t-il avant l’imitation, avant le
commencement ? Au commencement était l’absence : voilà la crainte qui
se profile à l’esprit. Le contrecoup est immédiat ; l’imitateur ressent le
besoin d’approfondir cet embarras, de sonder ce mystère. Donnons-lui
un nom : l’origine de l’origine. À savoir ce que Du Bellay avait pris soin
de masquer lorsqu’il situait un point zéro parfait chez les Grecs26. C’est
qu’à partir de l’instant où l’imitateur prend conscience que tout est
imitation, tout change : l’imitation de l’imitation fait déferler une
turbulente cascade qui emporte avec elle l’idée même d’une source
initiale. Que celle-ci se tarisse, en supprimant les modèles, ou qu’elle
s’agite de la sorte, mystérieusement, que les racines et la souche se
désagrègent ou s’entremêlent à l’extrême, et c’est la filiation qui devient
suspecte. Fragile. À une peur contrecarrée, en succède donc bien vite
une autre : comment penser une ascendance, une descendance, dans et
par l’imitation ? Comment se situer, trouver une place si le moindre
modèle n’est qu’un imitateur ? Tel est l’appel à arpenter la chaîne de
l’origine perdue, à remonter le cours mimétique du temps littéraire, pour
tenter d’apercevoir, à l’origine de l’origine, la source première ou,
terrifié, un vide qui continuera d’interpeller, de sidérer, mais aussi de
libérer, de griser, par l’idée d’une écriture dans les rets de l’écriture et
pourtant sans filet. Paradoxe indépassable mais vertigineux, que les
écrivains ont pris plaisir à exhiber mais surtout pas à résoudre.
Au constat d’une littérature toujours seconde, succède donc vite le
rêve d’une temporalité où chaque œuvre serait toujours première parce
que tout est imitation et parce qu’elle pourrait se faire le modèle d’une
autre, voire le modèle d’un modèle. Si bien que l’imitateur imité n’est
pas, comme l’arroseur arrosé, réduit à la dérision. Plus qu’un exercice
pour virtuose du brigandage, l’imitateur des imitateurs est, dans un
monde livré à la loi du tous voleurs, un impondérable, une fatalité lourde
de sens, où l’origine s’abâtardit et se frelate, tout en se cherchant. Dans
ces conditions, l’imitation pure, unique, ponctuelle, est un leurre. Toute
imitation est métissée, elle drague dans son sillage une épaisse couche
d’écritures superposées. Pour preuve : il paraît presque impossible, mais
surtout providentiel et jouissif, à Perec dans La Disparition, de cibler
correctement ses victimes. La moindre démarcation est cumul, Perec
citant Sterne citant Shakespeare, pastichant Les Choses pastichant
L’Éducation sentimentale, réécrivant Un homme qui dort reprenant Bouvard et
Pécuchet, ou renvoyant au « Cor » de Vigny dans une imitation de
« Correspondances » de Baudelaire. Plus qu’une cohorte écrasante de
grands hommes, un prétoire sévère destiné à jauger l’œuvre, c’est une
famille littéraire dont le roman s’entoure pour sécréter une filiation
généreuse mais tourbillonnante. La sagesse mimétique des classiques
nous le rappelle elle aussi, avec moins d’ardeur et plus de scrupules. Chez
La Bruyère, les derniers mots de la section inaugurale des Caractères, en
réponse à ceux qui l’ouvraient et qui faisaient le constat d’un éternel déjà-
dit, viennent installer l’écrivain au sein d’un chapelet de penseurs :
« Horace ou Despréaux l’a dit avant vous. – Je le crois sur votre parole ;
mais je l’ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose
vraie, et que d’autres encore penseront après moi27 ? » De la conscience
d’une répétition à l’affirmation d’une appropriation appelée à se
continuer, la section initiale des Caractères organise une boucle
particulièrement signifiante sur la question de l’imitation. Elle nous dit
qu’imiter n’est pas arrêter la littérature mais la relancer. En prenant
conscience d’être second, l’imitateur appelle l’imitation pour se faire
source et ressource des autres.
C’est autour de cette enquête fiévreuse sur les modèles des modèles
que les chapardeurs retracent volontiers des lignées d’imitateurs.
Arrêtons-nous sur l’une d’elles : Histoire du roi de Bohême et de ses sept
châteaux de Nodier. Le récit reprend le titre d’un des contes de Tristram
Shandy que Sterne annonce sans jamais le raconter. Nodier entreprend de
prendre le relais mais, comme Sterne, il ne narrera pas cette histoire. Est-
ce le signe d’une faillite à s’affranchir du modèle ? Est-ce plutôt la marque
d’une perte de l’origine qui continue pourtant à se manifester de façon
résiduelle ? Impossible de trancher en en restant là. Mais, comme
Tristram Shandy, Histoire du roi de Bohême avoue sa parentèle, s’épanouit
dans un entourage de livres et d’auteurs, fait défiler les uns à la suite des
autres les membres d’une tribu fédérée d’œuvres en œuvres. Pour faire
connaissance avec cette fratrie, rien de plus simple, du moins en
apparence, puisque le chemin a été préparé par Nodier :
« Une idée nouvelle, grand Dieu ! il n’en restoit pas une dans la
circulation du temps de Salomon – et Salomon n’a fait que le dire
d’après Job.
5. Ou éventuellement d’une impression subjective liée à une perception partielle des influences
et des modèles comme le note Valéry : « Nous disons qu’un auteur est original quand nous
sommes dans l’ignorance des transformations cachées qui changèrent les autres en lui » (Œuvres, I,
op. cit., p. 634-635).
6. Expression qu’on retrouve chez Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 75.
9. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, op. cit., p. 26.
11. Plus largement, et dans une autre optique, on se référera, sur la disparition des œuvres, à
Judith Schlanger, Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, « Savoir. Lettres », 2010.
12. Voir en particulier Lynn Catterson, « Michelangelo’s Laocoön ? », Artibus et Historiae, vol.
26, no 52, 2005, p. 29-56.
13. Dans une tout autre perspective, Michael Riffaterre (notamment dans « L’intertexte
inconnu », Littérature, no 41, 1981, p. 4-7) a pu montrer que la pertinence d’un rapprochement
entre deux textes par le lecteur ne relevait pas de son objectivité mais de son rôle dans l’édification
du sens du texte, si bien que l’intertextualité pourrait s’envisager comme une sorte d’achronie.
Voir aussi La Production du texte, Paris, Le Seuil, 1979.
14. Nous nous contenterons d’un bref développement sur cette notion magistralement
explorée par Pierre Bayard dans Le Plagiat par anticipation, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2009. Voir
aussi François Le Lionnais, « Le second manifeste », dans La Littérature potentielle, Paris, Gallimard,
« Folio essais », 2007 [1973], p. 22-23.
16. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1995, p. 67.
19. Henri Michaux, La nuit remue, Paris, Gallimard, « Poésie / Gallimard », 2005 [1967], p. 102-
103.
20. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 170.
21. Jorge Luis Borges, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Fictions, op. cit., p. 36.
22. Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Œuvres complètes, III, Paris, Le Seuil, 2002 [1968],
p. 43.
26. Du Bellay est étrangement silencieux sur les secrets et mystères de la perfection de cette
langue source. Serait-elle originellement parfaite ? Le poète n’en dit mot. Et on le lui reprochera,
Guillaume Des Autels en tête, ce qui l’amènera à tempérer ses projets s et progressistes dans la
préface de L’Olive. Edward Young dans Conjectures sur la composition originale butte sur la même
situation mais déduit de l’absence de modèle à imiter chez les Anciens un moindre mérite à être
original. La seule chose à imiter chez eux serait de la sorte leur absence d’imitation... Mais dans le
même temps, il fait l’hypothèse que les Anciens ne seraient originaux que parce que leurs modèles
auraient disparu (cf. Roland Mortier, L’Originalité, op. cit., p. 75-86).
31. Gérard de Nerval, Angélique, dans Les Filles du feu. Les Chimères, Paris, Flammarion, « GF »,
1994, p. 170. Le récit est d’ailleurs dédié à Dumas qui avait souvent plagié et pastiché, en
particulier le pasticheur Nodier qu’imite aussi Nerval...
32. François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 637.
33. Le rare mérite reconnu à l’imitation par Edward Young dans ses Conjectures sur la composition
originale serait justement celui-ci : mettre en exergue l’originalité et le caractère inimitable du
modèle.
36. Ce qui invite d’ailleurs à penser dans un premier temps que la copie, l’emprunt textuel ou la
citation littérale seraient des preuves que le texte source n’est pas imitable et contraint à être
simplement décalqué. C’est une conclusion assez proche à laquelle arrivait Aragon au sujet du
collage en peinture qui serait « la reconnaissance par le peintre de l’inimitable, et le point de
départ d’une organisation de la peinture à partir de ce que le peintre renonce à imiter » (Les
Collages, Paris, Hermann, « Miroirs de l’art », 1965, p. 112). Lorsque l’imitateur se met à citer ou à
plagier, on pourrait en effet se demander s’il n’avoue pas son échec à imiter...
39. Sans vouloir compliquer outre mesure le problème mais afin d’indiquer à quel point ces
logiques circulaires sont retorses, on ajoutera que si l’original peut être défini par rapport à ses
suites et à ses imitations, celui-ci pourrait pourtant dès le départ être une imitation et ne plus être
original. Cette imitation première aurait entraîné des imitations qui l’ont rendue inimitable, ce
que son propre modèle, caché ou disparu, n’aurait paradoxalement pas fait...
40. Voir sur ce sujet la nouvelle de Borges, « Kafka et ses précurseurs », dans Enquêtes, ainsi que
Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres, Paris, Nathan, « Le texte à l’œuvre », 1992.
41. Voir Sénèque, Lettres à Lucilius, XII, 11 et XVI, 17, ainsi que la formule prêtée à Molière en
réponse à ceux qui l’accusaient d’avoir pris une scène du Pédant joué pour Les Fourberies de Scapin :
« je prends mon bien où je le trouve ».
43. Joachim Du Bellay, préface à L’Olive, dans Œuvres poétiques, I, Paris, Classiques-Garnier,
2009, p. 11.
45. Blaise Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000, p. 376.
46. Laurence Sterne, Vie et Opinions de Tristram Shandy, Paris, Flammarion, « GF », 1998,
p. 307. Cette question est d’ailleurs aussi traitée sur un mode plus sérieux dans Les Sermons de Mr
Yorick. Voir aussi Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 75.
47. Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et Eugène, Paris, Honoré Champion, « Sources
classiques », 2003, p. 246.
48. Si on pousse jusqu’au bout cette logique, il faudrait presque en conclure que l’imitation
n’existerait plus ou alors qu’elle ne subsisterait que par anticipation...
49. Jorge Luis Borges, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Fictions, op. cit., p. 22.
ISBN 9782707343130