(Paradoxe) Decout, Maxime - Qui A Peur de L'imitation - Les Éditions de Minuit (2016)

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MAXIME DECOUT

QUI A PEUR
DE L’IMITATION ?

LES ÉDITIONS DE MINUIT


Publié avec le soutien d’Alithila,
Université Lille 3, Charles-de-Gaulle

© 2017 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier

©2017 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique


www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 9782707343130
Table des matières

INTRODUCTION - LONGTEMPS J’AI IMITÉ DE BONNE HUMEUR

Un caméléon

PREMIÈRE PARTIE - MALAISES DANS L’IMITATION

CHAPITRE I - RÉPROBATIONS

L’enfance décriée de l’écriture

Délits d’imitation

Un contre-modèle

CHAPITRE II - JUSTIFICATIONS

Du bon usage de l’imitation

La mauvaise foi de l’imitateur

CHAPITRE III - VERTIGES IDENTITAIRES

La fin du quant-à-soi

Aux influencés

DEUXIÈME PARTIE - DE L’IMITATION COMME DÉFI À L’IMITATION

CHAPITRE I - IMITER POUR NE PLUS IMITER

Soi-même contre les autres

Un remède dans le mal

La tricherie de principe (Stendhal)

L’imitation et la copie : vers l’originalité du rien (Flaubert)

CHAPITRE II - IMITER POUR CORRIGER

Imiter pour améliorer

Le collectivisme des plumes au service du progrès

CHAPITRE III - IMITER POUR REPENSER L’ORIGINE ET L’ORIGINALITÉ

Une imitation sans modèle


Où l’imitateur met à mort ses modèles

L’imitateur imité

Quand imiter rend inimitable

ÉPILOGUE - À LA MANIÈRE D’UNE CONCLUSION

Du même auteur
INTRODUCTION

LONGTEMPS J’AI IMITÉ DE BONNE HUMEUR

Voilà qui, pensez-vous, annonce le début d’une réécriture burlesque


d’un de nos plus célèbres classiques, dans la veine si brillamment
développée par Scarron avec son Virgile travesti ou Boileau et ses
compères avec Le Lutrin. Détrompez-vous. Il n’en est rien. Il n’y aura pas
de Proust travesti. J’ai ici, à l’aide d’un nombre restreint de changements,
mais non sans quelques maladresses et ficelles rhétoriques grossières,
réalisé ce qu’on appelle usuellement un pastiche. Pastiche dont la réussite
fonctionne très différemment si l’on désire le dissimuler ou le faire
reconnaître, mais aussi en fonction du texte de départ choisi. Ici
l’identification de l’opération est relativement aisée, du fait de la notoriété
du modèle, qui a d’ailleurs appelé à d’innombrables imitations.
En conséquence de quoi nous devons bien nous interroger sur les
raisons qui nous poussent si facilement à dire en redisant, à écrire à
l’ombre d’un autre, à mettre nos mots dans les lignes tracées par autrui.
Ces rails nous rassurent, a-t-on envie de répondre à brûle-pourpoint.
Nous imiterions de bonne humeur. Par jeu ou par facilité. Mais si l’on
repose la question et qu’on prend le temps d’y songer plus au calme, en
sommes-nous si sûrs ? Et si une peur secrète, une inquiétude sourde était
parfois là, un peu analogue à celle de l’enfant face à son cauchemar ? S’il
n’était pas si évident d’imiter de bonne humeur ? Dans ce cas, les enjeux
changent du tout au tout. Écrire en se parant des mots d’un autre, si on y
décèle quelque chose qui irait de la crainte à la frayeur, ne peut plus être
considéré comme une simple technique narrative, sans différence avec
tant d’autres (en vrac : l’ironie, la focalisation, le monologue intérieur...).
L’imitation doit dès lors être examinée à la lumière des complexités de la
psyché humaine. Plus exactement, comme une attitude singulière qui
nous renseignerait non seulement sur la littérature, sur la nature du lien
avec autrui qu’implique l’acte d’écrire, mais aussi sur nos affects les plus
secrets.
Or, ce qui me frappe, c’est que l’imitation se loge si facilement sous les
auspices du plaisir. Mais n’y aurait-il pas là, de la part des écrivains, une
volonté secrète de domestiquer une écriture rétive et opaque, de ramener
ce qui pourrait demeurer réfractaire à notre entendement et inquiétant
pour nos habitudes de pensée, dans les bornes rassurantes d’une
réécriture jouissive et garante de littérarité ? L’imitation serait une
affirmation de la littérature dans et par le plaisir. Ce qui passe à la trappe
est tout bonnement son essentielle part d’ombre qui l’éclaire pourtant
bien différemment. Qui fait résonner pour nous autrement la manière
dont une œuvre se conçoit, progresse, s’écrit dans l’angoisse et la lutte
avec les mots de l’autre qui, toujours, nous regardent, nous jugent ou
nous menacent. Si bien que les démêlés des écrivains avec l’imitation
risquent de passer inaperçus si on ne restitue pas sa place à la peur.
D’autant que, tout le monde le sait, l’humour le plus désinvolte n’est
jamais tout à fait dénué d’une certaine violence et d’un grand nombre de
sentiments qu’il camoufle, comme la honte, la colère, la haine ou le
narcissisme.
Qui peut donc imiter de bonne humeur ? Et qui a en réalité peur de
l’imitation ? On pourrait déclarer à l’emporte-pièce : nous avons tous
peur de l’imitation. Mais si j’affirme cela, l’affaire est entendue. Nous
voilà quitte. Il n’y aura pas de livre. Il faudrait donc être plus mesuré dans
la réponse. Si certains s’y adonnent dans l’ivresse et la liberté, d’autres s’y
livreront moins facilement, ou feront tout pour ne pas y céder. À
quelque degré qu’on l’envisage, la peur de l’imitation, et plus largement
de la répétition, sommeille en tout un chacun, parfois même comme une
sorte d’inconscient refoulé. Nous pourrions établir une liste de
terrorisés : l’élève, le professeur, l’homme politique, l’apprenti écrivain,
l’écrivain, le critique littéraire, le philosophe, l’historien, le sociologue...
Bref, toute personne qui cherche à produire une parole personnelle.
M’est-il donc arrivé d’imiter sans le dire, peut-être sans le savoir ? Oui.
Lorsque j’ai rédigé ma dissertation de Capes, lorsque j’ai prononcé ma
leçon d’agrégation. Lorsque j’ai crayonné mon CV et ma lettre de
motivation. Lorsque j’ai été à mes entretiens d’embauche. Et puis, ma vie
d’enseignement fut un long défilé d’imitations mises en voix ou mises en
scène devant un public qui n’y voyait goutte. Un cours est-il donc une
parole originale, sans précédent ? J’ai peur qu’on ne se berce de chimères,
à moins qu’il me faille consentir modestement à ne pas avoir la chance de
connaître ce genre d’inspirations fulgurantes.
Il faut malgré tout introduire quelques nuances dans cette crainte
partagée. Les cas ne sont ni tous identiques ni aussi graves chez les uns et
les autres. Il existe un grand nombre de degrés qui séparent les timorés,
les intimidés, les inhibés et les terrorisés. Mais encore : les imitateurs
compulsifs et maniaques, les bravaches et les fanfarons qui voudraient
nous dire, comme dans un geste de défi : « encrier des autres, je n’y
tremperai pas ma plume ». Et puis, il y a tous ceux qui, imitant
allègrement ou tristement, en l’affirmant ou le cachant, souhaiteraient
nous faire croire qu’ils ont définitivement apprivoisé cette intrusion de
l’autre en soi, qu’ils s’en accommodent sans souci ou s’y sont résignés
avec mélancolie. Doit-on cependant penser que l’imitation est pour eux
une amie ou une habitude qui, au départ, ne s’accompagnait d’aucune
alarme ? Les sceptiques ont raison d’hésiter.
En tout cas, dans ce cortège de postures, c’est surtout l’homme de
lettres qui emporte l’essentiel. Pour lui, le problème de l’imitation se
pose d’abord en termes pratiques : comment écrire dans le style d’un
autre ? Une question assez différente de celle suscitée par l’imitation chez
le critique littéraire qui l’analyse selon des catégories narratologiques.
Avec elle, nous abordons donc la littérature non pas de manière
théorique mais dans ce qu’elle a de plus concret. Si bien que le malaise
attaché à l’imitation n’a rien d’un détail ou d’un cas particulier : c’est un
symptôme qui éclaire les décisions, parfois ambiguës et contrastées, qui
gèrent l’écriture. Car l’imitation n’est jamais une attitude évidente,
simple. Elle surgit toujours comme un problème qui n’est ni autonome
ni purement littéraire ou technique. Aussi serait-il certainement précieux
de pouvoir apercevoir, filmer ou reconstituer les gestes d’un imitateur.
Les mouvements de ses mains, de sa plume, les variations de bruit qu’elle
occasionne sur le papier, son dos voûté, les paupières qui se ferment, leur
rythme, les mouvements des yeux, les allers-retours avec la page à imiter,
les soupirs, les tics nerveux, les signes d’agacement, de fatigue, de
panique. Nous aurions là une scénographie corporelle qui enregistrait les
émotions et leurs variations. Tous ces gestes insignifiants, que les
écrivains eux-mêmes consignent assez rarement, les décrivent pourtant.
Ils sont les garde-fous d’un discours trop abstrait sur l’œuvre et sur sa
production. Quelque chose comme l’évitement d’une idéologie ou d’une
doxa qui nous guident si souvent dans nos routines intellectuelles.
En l’absence d’un tel document, c’est donc dans les œuvres, les
correspondances ou les déclarations que nous devrons recueillir les
éléments à même de mesurer les enjeux d’une pratique qui, chez
l’écrivain, touche à la nature même de son art, à sa propre définition, à ses
buts comme à ses moyens. Il faudra alors se demander si en tout écrivain
ne se tapit pas un imitateur ou si l’imitateur n’est pas une sous-espèce de
l’écrivain. Et si tel était le cas, de quel spécimen il s’agirait, en gardant à
l’esprit que cette classe n’est ni homogène ni étanche. On peut devenir
imitateur ou cesser de l’être. Quels en sont donc les traits saillants, les
comportements spécifiques, les habitudes distinctives ?
Car si Paulhan pouvait supposer qu’« il n’y a en littérature qu’un
sentiment absolument sot : c’est la peur d’être influencé1 », c’est qu’il
avait identifié un mal généralisé chez ses confrères, dont il ne fut peut-
être pas tout à fait indemne. Mais ces « sots » ne sont nullement des
isolés. L’écriture empruntée, voleuse, copieuse, téléguidée, pourrait bien
être la logique cachée qui préside à toute écriture. Ce livre que vous lisez,
n’est-il pas d’ailleurs, comme tant d’autres, le fruit d’un brigandage
souterrain parmi d’innombrables discours ? Conscient ou inconscient,
cela change peut-être l’intention, mais pas vraiment le problème. Car
l’imitation, contrairement au plagiat, n’est pas un cas de conscience. Elle
est un phénomène de la conscience. C’est différent. Un mécanisme non
pas seulement de l’écriture mais aussi de la pensée. Nous ne devons pas
l’entendre d’un point de vue moral, ou pire, moralisateur, ni même légal,
à l’opposé du plagiat2. D’où la question qu’il faut bien poser : sommes-
nous propriétaires des mots que nous utilisons ? Dire n’est-il pas toujours
aussi redire ? Ce livre vous propose donc un voyage où les mots ne sont
plus à personne, où les plumes s’échangent, se prêtent, où on les accapare
et se les approprie. À travers lui, je vous invite à la suspicion. C’est qu’il le
faut. Pour ne pas être naïf. Pour ne pas croire que vous serez libre et
authentique parce que vous aurez éliminé tous les modèles.

Vous voulez des faits ? Commençons seulement par évaluer l’ampleur


du phénomène. Je ne pourrai pas être exhaustif, à moins de noircir des
pages et des pages, de remplir des volumes et des volumes, de me
résoudre à dresser des listes sans fin. Car on s’y est mis très tôt, à imiter :
Démosthène puise à pleine main chez Isée, Virgile pille à droite et à
gauche, saint Jérôme détrousse Didyme l’Aveugle, Ignace de Loyola
chaparde du côté de l’abbé de Montserrat. Comme si l’activité
mimétique naissait en même temps que celle d’écrire. Pensons aussi à
Rabelais, à Montaigne, à Pascal qui imite le même Montaigne sans le dire
et le critique ailleurs, aux emprunts de Molière à Plaute et Cyrano de
Bergerac, de La Fontaine à Ésope et Phèdre, aux innombrables pastiches
de Sterne pour son Tristram Shandy, lui-même pastiché par Diderot dans
Jacques le fataliste et par Nodier dans Histoire du roi de Bohême, dans une
cascade où l’on ne sait plus qui pastiche qui. Zadig de Voltaire contient
pour sa part de longs passages subtilisés ailleurs, parfois décalqués
directement. Vigny va voir du côté de Milton et de Chateaubriand ce
qu’il pourrait faire sien... Ne continuons pas plus loin, tout le monde a
compris.
On soupçonnait donc que certains écrivains avaient parfois tendance à
plagier ou pasticher, mais discrètement, dans la mesure du possible et du
décent, avec retenue et élégance. Eh bien, on le constate maintenant :
l’imitation n’est pas un geste marginal. Et elle n’est pas toujours
parcimonieuse et mesurée. Le rapt peut être massif, total, sans vergogne.
Shakespeare a ainsi dépouillé de nombreux auteurs, à tel point
qu’Edmond Malone aurait dénombré, dans les 6 043 vers de Richard III,
1 771 vers empruntés et 2 373 vers pastichés3. Les chiffres font presque
peur. Ils donnent le vertige. Les deux tiers de la pièce seraient extorqués à
d’autres. Comment cet assemblage peut-il encore tenir debout, et de
quelle manière ? La fraude n’est d’ailleurs pas moins massive avec Dumas.
Vous me direz, certes mais il s’agit de fictions. Soit. Regardons donc côté
autobiographie si les choses diffèrent. Songez à Romain Gary par
exemple. Si le romancier qu’il fut a souvent pastiché ou plagié, comme
certains passages d’Éducation européenne entièrement flibustés à
Hemingway ou à Kipling, c’est un épisode de La Promesse de l’aube qui
pose problème. Celui, rapporté dans une touchante sincérité, de M.
Piekielny qui habitait au numéro 16 de la rue Grande-Pohulanka, à
Wilno, et qui a confié à Gary une mission : témoigner de son humble
existence. Ce dont il s’acquitte en déclarant ex abrupto à la Reine
d’Angleterre : « Au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait
un certain M. Piekielny... » Or ce passage, dont l’émotion semble
garantir l’authenticité, est en réalité escamoté à Gogol4. Lorsque la
sincérité nous semble la plus complète, repérer l’imitation nous révèle
toute la mauvaise foi impliquée dans l’acte d’écrire, non celle qui est
roublarde et délétère, mais celle qui est absolument nécessaire et féconde.
Si, sur le plan de l’exactitude autobiographique, l’imitation nous
renseigne quant aux perfidies de la plume, sur le plan de la création, elle
garantit cette merveilleuse faculté d’importation et d’appropriation de la
littérature qui ne nie pas sa dimension créatrice.
Nous ne pouvons par conséquent pas vraiment faire de l’écriture une
rimbaldie continue, le surgissement d’une nouveauté sans exemple. Ces
évidences, qui font la force de la littérature, qui nous ensorcellent à
raison, nous sommes amenés à les revoir à la baisse lorsque nous
songeons que l’œuvre peut aussi emprunter, copier, imiter, dérober. Car
les grands textes sont aussi le fruit de simulacres et de forfaits masqués. Il
faut toutefois le dire fermement : imiter n’est pas toujours souscrire à un
code. Encore moins à une doxa. Celui qui imite se confronte plutôt à une
hétérodoxie. Celle de sa source mais aussi la sienne. C’est sa propre
dissidence qu’il met à l’épreuve, dont il fait l’essai. C’est pourquoi
l’invention n’est antinomique qu’en surface de l’imitation. Le magnifique
et révolutionnaire « Cimetière marin » de Valéry, l’un des textes les plus
décisifs de la poésie française du XXe siècle, n’est-on pas quelque peu
déçu quand on apprend qu’il contient plusieurs pastiches du « Cimetière
au bord de la mer », texte oublié d’un certain Pierre-Antoine Lebrun ?
Mais cela en fait-il un texte moins fondateur ? Non. Moins original ?
Non plus. Autre sujet d’étonnement similaire : le célèbre « Ô temps,
suspends ton vol » du « Lac » de Lamartine est subtilisé à une « Ode sur le
temps » d’Antoine-Léonard Thomas et le vers, destiné à devenir un adage
mémorable, « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé », est
confisqué à Nicolas-Germain Léonard dans « L’isolement ». Mais il y a
toujours, dans l’imitation, un décalage face au modèle où réside une
chance pour l’imitateur de créer vraiment, de ne pas être le féal du
précurseur ou son écho. Ce sont ces retournements splendides, ces
libérations violentes, parfois fantasmées, parfois avortées, qui font de
l’imitation une question adressée à l’écrivain, au lecteur et à la littérature
tout entière.
Ceux qui imitent sans sourciller, comme Shakespeare, Rabelais,
Molière ou Sterne, pourraient donc ressentir avec assez de force leur
propre originalité pour ne pas craindre de se servir ailleurs. Mais ont-ils
tous imité de bonne humeur, de manière allègre, légère, en toute
impunité, sans mauvaise conscience ? N’est-on pas amené à douter de ces
évidences ? C’est qu’il faut aussi distinguer entre les écrivains exécutant
des imitations, en particulier des pastiches, comme un genre à part
entière, ceux qui les affichent localement dans un texte comme pour
mieux nous dire qu’ils maîtrisent la création et qu’ils savent, dans le reste
de leur œuvre, se tenir à l’écart de ces conduites, et ceux qui y recourent
silencieusement, parfois en guise d’embrayeur ou de point de départ.
Comme lorsque l’inspiration vient à manquer ou qu’un modèle s’impose
à un moment ou un autre. Mais il y a surtout tous ceux qui ont été
épouvantés à l’idée de ne plus être eux-mêmes en imitant. De répéter
inconsciemment ce que d’aucuns avaient déjà couché par écrit. Pour
quelles raisons certains écrivains ressentent-ils une gêne, une méfiance,
une épouvante ou une nécessité intérieure, une réquisition face à
l’imitation ? Comment comprendre le rapport singulier au style, à soi et à
l’autre qui a agité Flaubert, Proust, Sartre, Perec ou Lowry ? Pour bien
cerner ces phénomènes, il faut donc ajouter au « qui a peur de
l’imitation ? » un pourquoi. Pourquoi imiter ? pourquoi ne pas imiter ?
quand imiter ? qui imiter ? Voilà les questions qui se profilent derrière
celle de l’identité du terrorisé. Et quelle est cette peur ? Celle d’être
démasqué, et couvert d’opprobre, assurément. De perdre l’estime des
autres, et surtout de ses pairs, qui sont si souvent des juges ou des
directeurs de conscience, voire l’estime de soi. Pire encore : d’entrer dans
le rassérènement tiède de l’imitation pure et dure sans invention. Mais il
y a aussi le sentiment d’inhibition ou d’infériorité face à des modèles
oppressants. Il y a là une peur d’être devancé ou influencé, d’être volé ou
voleur. Une terreur à l’idée d’être pensé et parlé, d’être écrit au lieu
d’écrire. C’est-à-dire de ne plus être soi. Gide constatait par exemple que
la peur d’être influencé est un sentiment moderne lié à la recherche d’une
identité singulière alors que « l’artiste véritable » est, lui, « avide des
influences profondes5 ». Il les recherche « avec une sorte d’avidité qui est
comme l’avidité d’être6 ». L’influence et l’imitation doivent être
comprises comme des questions identitaires centrales en littérature.
Angoisse, culpabilité, honte, satisfaction, orgueil d’avoir surpassé,
lassitude : l’imitation nous offre en effet un tableau particulièrement
contrasté des affects humains. Concevoir la littérature à travers son
prisme, nous enjoint alors à penser la dimension psycho-pathologique
qui est parfois attachée à l’activité mimétique et à l’écriture. Interroger
l’imitation dans ses rapports à la peur et au désir, c’est alors revenir aux
origines d’une passion pour la littérature, le langage et l’écriture. Mais
c’est aussi explorer comment cette passion se détermine dans ses rapports
complexes à l’autre et à soi7.

Un caméléon
Qu’est-ce que l’imitation ? Beaucoup de choses à la fois. Des procédés
très précis qu’on peut distinguer, classer, organiser, trier. Mais aussi un
phénomène bien plus général qui consiste à s’inspirer d’un autre texte
pour écrire le sien. Imitation est un terme large qui, en littérature,
comporte au moins deux acceptions : l’imitation d’un aspect de la réalité
(la fameuse mimesis d’Aristote et de Platon) et l’imitation d’une œuvre
littéraire. C’est au deuxième sens du mot que je voudrais m’intéresser.
Or, pour imiter, les manières sont diverses et forment une famille
particulièrement nombreuse où la confusion règne. Citons d’emblée
quelques-uns de ses membres les plus éminents : le pastiche, la parodie,
le travestissement burlesque, l’allusion, le plagiat. Faisons simple dans un
premier temps. On s’accorde le plus souvent pour faire du pastiche
l’imitation des caractéristiques d’un style attribué à un auteur ou à un
ensemble d’œuvres ou de discours, qu’elles soient regardées comme des
qualités ou des défauts. Celui-ci varie dans l’extension mais aussi dans le
degré d’imitation, allant d’une vague ressemblance à une transcription
presque exacte. La parodie correspond de son côté à une transformation,
ludique ou satirique, d’une œuvre précise8. Le plagiat, en revanche, est la
reprise presque littérale et frauduleuse du texte d’un autre ; il engage une
dimension légale9. Mais les différentes typologies établies montrent
qu’aucun classement ne peut être considéré comme définitif. Gérard
Genette, avec Palimpsestes, a proposé par exemple de distinguer la
transformation, qui s’attache à une œuvre, et l’imitation, qui s’occupe
d’un style, ce qui amène à séparer la parodie (d’une œuvre) et le pastiche
(d’un style général attribué à un auteur ou à un courant). Mais les deux
sont toujours susceptibles de converger puisque adopter l’écriture d’un
autre suppose aussi de conserver certains éléments de l’univers de
référence et de la pensée que véhicule cette forme10. Le style d’un auteur
ne peut-il d’ailleurs pas aussi être spécifique d’une œuvre et ne pas se faire
entendre dans d’autres ? Reconnaîtrait-on de façon assurée un même
écrivain à la lecture d’un passage anonymé de Madame Bovary et d’un
autre de Salammbô ? Certes il y a beaucoup d’obsessionnels dont la plume
est immédiatement identifiable, comme Rabelais, Racine, Hugo,
Chateaubriand, Kafka, Beckett, Duras, Robbe-Grillet, Modiano ou
Chevillard. Mais, à l’autre bout de l’échelle, il y a des écrivains
transformistes, comme Perec ou Calvino, qui ont pu changer d’écriture
comme on quitte un vêtement. Et puis il y a ceux dont l’écriture s’est
peu à peu ou brutalement modifiée, comme Proust ou Camus, La
Fontaine, Boileau, Corneille, Lautréamont.
L’imitation doit aussi être distinguée d’un autre phénomène qui lui est
étroitement associé : l’influence11. C’est-à-dire l’« action qu’exerce
quelque chose sur quelque chose ou quelqu’un » ou l’« ascendant de
quelqu’un sur quelqu’un d’autre ». Bref, quand on parle d’influence en
littérature, la focale est placée sur la source : c’est elle qui est l’origine de
l’action. Quand on parle en revanche d’imitation, on évoque « l’action
d’imiter quelqu’un ou quelque chose » : cette fois l’agent est l’imitateur
lui-même. Évidemment les deux notions sont connexes (l’influence est
souvent la cause de l’imitation) même si l’influence est un phénomène
plus diffus, moins discernable, souvent moins conscient. On peut
d’ailleurs imiter sans être influencé. On le sait de toute façon : personne
n’écrit à partir de rien. Personne ne prend la plume sans avoir à ses côtés
un bagage plus ou moins chargé de livres. Une bibliothèque intérieure,
parfois partiellement oubliée, parfois bien présente à l’esprit, parfois
directement présente à portée de main, ce qui donne la tentation de
l’ouvrir. En cas de panne notamment. Les critiques prisent
particulièrement le repérage des sources. On ressent le besoin de situer
une œuvre par rapport à d’autres. L’attitude est spontanée, naturelle,
presque inévitable. Qui n’a pas lu, au sujet de tel ou tel nouveau titre,
qu’il ressemble à du Echenoz ou à du Duras. Le premier roman d’un
écrivain est le lieu privilégié de ces parallèles, certainement parce qu’il est
celui où les influences sont souvent encore très fortes. Mais c’est toute
l’œuvre qui attire ce genre de remarques. On pourrait citer mille
exemples. Nous n’en prendrons qu’un. À la parution du Vent de Claude
Simon, la plupart des critiques soulignent l’influence de Faulkner,
comme Jean Piel qui note : « Ce qui frappe d’abord, en lisant Claude
Simon, ce sont les influences qu’il a subies et qu’il ne cherche nullement
à dissimuler : Faulkner surtout, mais aussi Dostoïevski, Tchekhov,
d’autres encore, sans parler de Proust12. » L’ascendance si forte de
Faulkner sur l’écriture de Claude Simon peut-elle alors nous induire à
parler d’un pastiche ? Mais en ce cas, il s’agirait de pastiches disséminés et
continués, où il serait malaisé d’identifier des fragments textuels précis
qui seraient détournés. D’autant que le pastiche peut être minimal
puisque une allusion, un mot, un tour syntaxique suffisent. Ce n’est
toutefois pas parce qu’on ne repère pas un passage explicitement pastiché
qu’il n’y a pas pastiche dans l’influence. Situation dont les difficultés
d’évaluation sont encore accrues en raison du caractère potentiellement
inconscient de toute imitation.
C’est pourquoi l’imitateur et l’imité, l’influencé et l’influenceur seront
les protagonistes principaux de cette aventure. En se souvenant que la
question de l’influence et de l’imitation doit être comprise non en termes
de catégories tranchées mais en termes de nuances. Le plus souvent, il ne
s’agit pas, pour l’écrivain, de simplement décalquer ou plagier, mais
d’importer, d’adapter, de choisir ce qui est à même de nourrir son
écriture ou son œuvre dans le texte d’un autre. C’est pour cette raison
que l’imitation et l’influence ont souvent été décrites comme une sorte
de digestion. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à l’étymologie
du mot « pastiche » qui nous donne une excellente leçon de modestie. Le
mot est issu de l’italien « pasticcio » qui signifie rien moins que « pâté ».
C’est-à-dire un produit qui résulte de l’assemblage d’éléments variés.
Burton, dans l’Anatomie de la mélancolie, s’en souvient quand il note que
les pasticheurs « entrelardent leurs maigres livres du gras d’autres
ouvrages13 ». La Renaissance française semble elle aussi guidée par une
sorte de prescience étymologique lorsqu’elle pense l’imitation des
Anciens comme une « innutrition », c’est-à-dire une absorption et une
digestion, reprenant en fait une image qu’on retrouve par exemple chez
Quintilien dans son Institution oratoire, chez Sénèque dans ses Lettres à
Lucilius ou chez Érasme dans Le Cicéronien. Montaigne considère lui aussi
cette origine lexicale très au sérieux, et pour cela la prend au pied de la
lettre : « Que nous sert-il d’avoir la panse pleine de viande, si elle ne se
digère, si elle ne se transforme en nous14 ? » Quant à Valéry, il note pour
mieux opposer deux pratiques : « Plagiaire est celui qui a mal digéré la
substance des autres : il en rend les morceaux reconnaissables.
L’originalité, affaire d’estomac15. » Ou encore : « Rien de plus original,
rien de plus soi que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le
lion est fait de mouton assimilé16. » Que déduire de ces images gastriques
ou culinaires ? Que l’imitation et l’influence sont une question de
digestion. Que l’imitateur est un lecteur à l’estomac particulièrement
robuste. Mais aussi qu’avec l’imitation nous pénétrons dans les cuisines
textuelles et littéraires, celles du fabriquant et de l’artisan, et non pas dans
l’atelier du génie et de l’artiste.
La limite, on le voit, est donc plus que poreuse entre le plagiat, le
pastiche et la simple influence. Si l’imitation avait un animal totem,
celui-ci serait assurément le caméléon. Et c’est pour cette raison qu’elle
reste un objet si difficile à saisir, constituant une catégorie résolument
ouverte. C’est ce qui explique que les débats sur les réécritures ont été si
nombreux17. De la parodie au pastiche, on a souvent cherché des termes
plus précis pour décrire les nombreuses nuances entre ces pratiques,
comme « forgerie » ou « parostiche »18. Tous ces termes disent le besoin
de trouver le mot qui manque, prouvant chaque fois une sorte
d’insatisfaction devant ce qui demeure difficilement circonscrit dans les
catégories de la narratologie. Au bout du compte, ce qu’on réalise est que
les débats sur l’imitation n’ont mis personne d’accord. Certes nous avons
besoin de cadres pour mieux raisonner mais ceux-ci sont toujours flous
et poreux. Les catégories frontières sont légion. Ce dont les hésitations
terminologiques témoignent est donc que l’imitation n’est pas
entièrement classable, qu’elle ne rentre pas dans des cases bien organisées
et étanches ; et c’est pour cela aussi qu’elle inquiète tant l’homme de
lettres. Car elle peut surgir à tout moment, et même se dissimuler à un
écrivain qui n’est jamais certain de ne pas imiter inconsciemment. La
notion cristallise de la sorte une méfiance intuitive, presque archaïque. Si
l’imitation n’est pas signalée, ou si elle n’est pas conçue pour être repérée,
on la regarde avec méfiance comme une contrefaçon, un détournement,
bref quelque chose qui tient de la contrebande ou du plagiat. L’imitation
spontanée, irréfléchie, cachée et parfois même déniée, n’a pas bonne
presse.
Or, pour mesurer à quel point l’imitation implique des
questionnements identitaires, il convient de réserver une place
particulière au style. Car si les idées qu’on emprunte sont plus générales,
moins personnelles, le style, lui, est plus marqué, suppose des contours
délimités et se donne comme la signature d’une singularité. Il est donc
moins facile de le considérer comme un bien commun sur lequel on peut
mettre la main allègrement. Et c’est lui qui, on l’oublie vite, a un rôle
primordial dans les phénomènes de fascination, d’influence ou de rejet,
par sa capacité à éveiller l’imitation. Si Flaubert fut la hantise et le
fantasme de tant d’écrivains, c’est notamment en raison de son écriture. Il
convient alors de le stipuler : le style n’est pas qu’une simple forme. C’est
aussi et surtout une marque identitaire. Une signature textuelle. La trace
de l’autre qui, importée dans mon texte, met en question mon style
comme mon identité, jusqu’à mon nom. L’opération qui consiste à
signer le texte d’un autre de son propre nom est autant un défi qu’une
volonté de reprendre ce qu’on peut croire qu’on nous a volé, de devenir
enfin cet autre qu’on mériterait d’être... L’imitation et l’influence opèrent
une jonction sans précédent entre la sphère esthétique et la sphère
existentielle.
Dans cette perspective, une autre distinction demeure primordiale :
celle qu’on peut établir entre ce qui relève de l’imitation d’une parole
générale (une manière de parler, notamment en lien avec une condition
sociale, un état historique de la langue, un genre) et ce qui relève de
l’imitation d’un écrivain19. Le premier cas n’appelle pas l’idée d’un rapt
puisque la parole décalquée n’appartient pas exclusivement à un individu
caractérisé par son identité. Il n’y a pas de chasse gardée des discours
sociaux, des accents, des patois ou, à une moindre échelle, des genres
littéraires. Tout autre est l’imitation d’un auteur ciblé ou d’une œuvre.
Là, l’imitateur s’aventure sur une propriété privée et protégée. Il va au-
devant non d’une singularité quelconque mais d’une singularité
d’écrivain qui menace la sienne. Ces situations sont donc largement
différentes. Or depuis Bakhtine, on a admis que l’intertextualité avait des
sources littéraires et extralittéraires mais sans vraiment mesurer que ces
sources elles-mêmes impliquaient un rapport très différent à la matière
imitée, voire à la manière de le faire. Pour l’écrivain, contrefaire une
parole déterminée socialement n’a rien à voir avec le pillage du style et de
l’œuvre d’un confrère. En fait, il faudrait même les opposer. Non pour
des raisons narratologiques mais parce que, dans le premier cas, le rapport
à une identité n’est pas en jeu de la même façon. Lorsqu’on spolie un
texte signé, c’est son propre nom et le nom de l’autre qui sont mis en
gage. C’est en eux que l’écrivain s’avise de la contingence de son identité
face à une singularité qui s’est affirmée avant lui. L’imitation d’une
généralité ne peut engendrer ni le même risque ni la même peur20.
Pratique cachottière et fuyante donc ; il conviendrait d’ajouter qu’elle
doit aussi être comprise à la fois en tant que produit et procès. C’est-à-
dire le résultat obtenu et l’opération qui conduit à sa réalisation. C’est
que l’imitation ne suppose pas forcément la fabrication d’un écrit qu’on
pourrait appeler par exemple « pastiche » mais elle est aussi l’acte
intellectuel qui permet de se représenter un style et un univers, de
l’imiter par la pensée. Elle est un travail mental de discernement, de
rassemblement, de concentration des caractéristiques propres à une
écriture, à un auteur ou à une œuvre. Lieu d’un ancrage et d’un encrage
pour lancer ou relancer la parole, l’imitation est une sorte de laboratoire
non seulement d’observation mais aussi d’expérimentation. L’écrivain
pourra y tester les répercutions de différentes modifications (syntaxe,
virgules, prépositions, adjectifs, personnages, descriptions...) : ruinent-
elles l’ensemble ? en transforment-elles le sens ? la tonalité ? ou sont-elles
sans effet ? Ce sont de telles questions, qui pourraient sembler dérisoires à
qui n’écrit pas, que l’imitation pose, en tant qu’exercice pratique de
l’écriture.
Il ne faudra donc pas hésiter à sonder les cas d’imitation virtuelle,
esquissée, rejetée, aménagée ou transformée. Les moments où elle fut un
projet qui n’a pas forcément abouti, qui a permis à un texte de mûrir, de
bifurquer ou de changer, qui l’a déterminé ou l’a fait échouer. À
l’opposé, l’œuvre inédite et sans tutelle, rayonnant comme un astre
unique dans sa plénitude solitaire, ne permet pas de saisir les ressorts
profonds de la création, ses hésitations, ses reniements, ses faiblesses, ses
angoisses, voire ses défaites. L’œuvre imitée, assemblée à la lumière de
professeurs, même déguisés, nous introduit pour sa part dans les coulisses
de la création. C’est la seule manière pour nous de ne pas être aveuglés
par le génie, de visiter les dessous de l’effroi et de la mise en cause de soi.
S’intéresser à ces instants, passagers ou plus continus, de panique,
d’envie, de haine, face à un autre qui menace de faire effraction dans un
texte, nous habilite alors à voir autrement l’écrivain au travail tout
comme l’œuvre accomplie. Car si on connaît bien désormais les enjeux
narratologiques, historiques ou sociologiques de l’imitation21, on regarde
moins souvent comment elle commande une logique romanesque
singulière, une construction problématique des personnages et des
intrigues. Et aussi leur métaphysique, affichée ou sous-jacente, au sujet
de notre rapport à l’individualité et à la grégarité, de notre propension à
être influencés par l’autre, plongés dans la mauvaise foi ou l’altération de
notre Moi. C’est d’avoir envisagé la possibilité de l’imitation qu’a souvent
jailli un questionnement complexe sur l’homme ou sur l’écriture,
comme chez Stendhal, Flaubert ou Proust. Il nous manque donc quelque
chose comme une compréhension globale de son rôle dans la création
que nous ne pourrons aborder qu’à condition d’ausculter les affects qui y
sont liés. Et c’est seulement à la croisée de toutes ces formes qu’on saisira
la manière dont l’imitation est un puissant lieu de réflexion sur
l’influence, la dette, le rejet, l’originalité, le style et l’identité.

D’autant que l’imitation n’est pas un acte tout à fait similaire pour celui
qui tient la plume et celui qui tient le livre. Dans une œuvre en effet, si
l’imitation n’est pas éventée, elle cesse certes d’être imitation pour le
lecteur mais pas pour l’écrivain. Même si l’intention s’évanouit, sa
présence dans le texte fait partie de ce qu’il est, de la manière dont il a été
enfanté et de son rapport à l’autre. Certes une source imitée demeure,
pour le lecteur, quelque chose d’un décret personnel, ou peut être liée à
une sorte de contrat22, mais elle touche aussi l’auteur qui peut tout faire
pour censurer ces transactions. Celui qui ravaude les indices et les
preuves du larcin, qui gomme le nom de l’autre pour y mettre le sien,
effectue un geste radicalement différent de celui qui exploite par exemple
le pastiche comme un genre autonome ou qui laisse au lecteur une
chance d’estampiller la contrefaçon. Penser l’imitation comme un
passager clandestin nécessaire de l’œuvre, c’est alors répudier une certaine
logique unitaire, admettre de voir le texte comme lui-même et en même
temps comme autre que lui-même, c’est entrevoir une série
d’interactions presque infinie entre l’autre et soi.
Aussi n’est-ce pas un débat technique ou terminologique que je
voudrais ouvrir. Je souhaiterais garder à l’imitation une certaine plasticité,
d’autant mieux que les écrivains eux-mêmes ne distinguent pas toujours
les différents phénomènes de réécriture lorsqu’ils les évoquent, en raison
des convergences qui les animent. Comme tout un chacun, ils parlent
volontiers de pastiche, de parodie, de plagiat, d’imitation, d’influence,
sans se référer aux concepts définis par la narratologie. C’est seulement
dans cette latence, dans les moments où l’imitation se transforme, devient
autre que ce qu’on croit, se rallie à d’autres pratiques littéraires, que ses
enjeux et la peur qui lui est attachée peuvent être débusqués.

Toute réflexion sur l’imitation renvoie donc à la question,


fondamentale, ténébreuse et impalpable, de l’identité. Faille,
fourvoiement ou chance, la phobie de l’imitation sollicite qu’on
l’explore. Mais, à côté des évidences du plaisir et de la liesse de la
singerie, elle s’abrite dans des replis, des zones d’ombres, des
contradictions qui requièrent de dresser un état des lieux afin d’en
confirmer le diagnostic et d’en préciser les enjeux. C’est ce à quoi sera
consacrée la première partie de cet essai. Et c’est seulement à partir de là
qu’il devient possible, dans un second temps, de relire le mal mimétique
comme un ensemble de thérapies entreprises pour dompter l’effroi,
comme des efforts insolents, ardents, impulsifs, ou prémédités et
réfléchis, pour réinjecter le rêve de l’inimitable dans l’imitation.
Paradoxes où on voit mieux encore l’ambivalence entre jubilation et
angoisse. Euphorie du jeu et de la domination, crainte de l’altération et
de la soumission, mais aussi plaisir de la peur, peur du plaisir ou angoisse
tempérée par le plaisir : le carrousel de l’imitation est sans fin. Les
solutions imitatives pour désarmer l’épouvante de la rapine décuplent la
jouissance dans une ivresse que seul l’imitateur peut connaître.
Cette traversée de la littérature à travers la peur de l’imitation sera donc
une manière d’interroger les notions centrales d’originalité et de
singularité en tant que valeurs supérieures érigées par les artistes et les
lecteurs pour définir les œuvres et les écrivains. Le but n’est toutefois pas
la constitution ou la délimitation d’un moment de notre littérature mais
l’élaboration d’un cadre conceptuel large, pensé à travers un couple de
notions opposées, l’originalité et la peur de l’imitation, qui permette de
réfléchir sur la littérature tout comme elle-même s’y questionne. Il s’agira
ainsi de trouver des cadres de compréhension des œuvres et de l’image de
la littérature telle qu’on en a hérité aujourd’hui, sans prétendre à une
quelconque typologie. Car c’est aussi le problème du degré de conscience
de la littérature devant ce qu’elle est souvent (une pratique mimétique) et
devant ce qu’elle voudrait être (une originalité sans précédent), qu’il
convient d’examiner. Une conscience qui est commandée par la manière
dont ces questions sont appréhendées et évaluées à l’intérieur d’une
société donnée, mais aussi par les écrivains selon les époques et les
paradigmes intellectuels où ils écrivent. C’est pourquoi ce regard porté
sur la peur de l’imitation amène à interroger la représentation de la
littérature par elle-même. Comment les œuvres et les écrivains
comprennent-ils, mettent-ils en scène, déconstruisent-ils, essayent-ils de
justifier ou de réinventer ce qu’est pour eux la littérature devant des
valeurs qui leur servent de ligne d’horizon ou de repoussoir, le
mimétisme et l’originalité ? Aussi faudra-t-il faire le point sur les raisons
profondes aux malaises mimétiques, en fonction d’un certain nombre de
normes sociales et esthétiques accompagnées par la manière dont les
écrivains y réagissent, et en se penchant sur les argumentations utilisées
par les auteurs pour repenser cette imitation comme un pourvoyeur
d’originalité et d’identité singulière alors que tout la désigne comme une
répétition et une aliénation identitaire. Cette approche de la littérature à
travers la peur de l’imitation renvoie donc à la question fondamentale de
la littérature, celle qui se pose aux auteurs, aux éditeurs, aux lecteurs :
qu’est-ce qui est spécifique dans mon œuvre ? qu’a-t-elle à dire en propre
sur le monde, sur Moi et les autres, qu’apporte-t-elle en regard d’une
histoire littéraire déjà copieuse et où tout pourrait déjà avoir été dit ?

1. Jean Paulhan, Les Incertitudes du langage, Paris, Gallimard, « Idée », 1970, p. 144-145.

2. Le plagiat en tant que tel a souvent fait problème, et continue de faire problème. Ne
procédons cependant pas à un inventaire, bornons-nous à constater la fréquence des polémiques
et procès. Sur ce sujet, voir entre autres Hélène Maurel-Indart, Du plagiat, Paris, PUF,
« Perspectives critiques », 1999, Yzabelle Martineau, Le Faux littéraire. Plagiat littéraire,
intertextualité et dialogisme, Québec, Éditions Nota Bene, « Essais critiques », 2002 ainsi que
Critique, « Copier, voler : les plagiaires », no 663-664, 2002.

3. Voir Michel Schneider, Voleurs de mots. Essai sur le plagiat et la psychanalyse, Paris, Gallimard,
« Tel », 2011 [1985], p. 40-41.

4. Il s’agit non seulement d’un emprunt thématique mais aussi d’un véritable pastiche où l’on
reconnaît aisément le texte de Gogol modifié. Voir Nicolas Gogol, Le Révizor, dans Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, IV, 7, p. 1010. Voir aussi Jean-
François Hangouët, « Le don des langues », Cahiers de l’Herne, « Romain Gary », Jean-François
Hangouët et Paul Audi (dir.), no 85, 2005, p. 16-29.

5. André Gide, De l’influence en littérature, Paris, Éditions Allia, 2010 [1900], p. 36.

6. Ibid., p. 27.

7. Pour un autre regard sur cet aspect essentiel, on renverra à l’approche psychanalytique
proposée par Michel Schneider dans Voleurs de mots (op. cit.).

8. Voir Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, « Points essais », 1992 [1982], Linda
Hutcheon, A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth-Century Art Forms, New York et
Londres, Methuen, 1985, Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, Corti, 2007.

9. Michel Schneider dans Voleurs de mots (op. cit.) emploie pour sa part le terme « plagiat » de
manière large, pour désigner tous les types d’emprunts, hors de toute connotation légale. C’est
dans cette perspective que nous parlerons de notre côté d’imitation.

10. Voir Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 109, 139.

11. Voir sur ce sujet Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence, Paris, Éditions Aux forges de
Vulcain, 2013 [1973] et The Anatomy of Influence. Literature as a Way of Life, Yale, Yale University
Press, 2011, ou encore Judith Schlanger, Le Neuf, le différent et le déjà-là. Une exploration de
l’influence, Paris, Hermann, 2014.

12. Jean Piel, « Claude Simon, Le Vent », Critique, no 128, janvier 1958, p. 86.

13. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2005, p. 75.

14. Michel de Montaigne, Essais, I, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2009, p. 301.

15. Paul Valéry, Œuvres, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 677.

16. Ibid., p. 478.

17. Les analyses de Mikhaïl Bakhtine, Roland Barthes, Julia Kristeva, Michael Riffaterre,
Antoine Compagnon ou Laurent Jenny à ce sujet ont chaque fois modifié l’appréhension du
phénomène. On se reportera aussi à Annick Bouillaguet, L’Écriture imitative. Pastiche, parodie,
collage, Paris, Nathan, 1996, ou Tiphaine Samoyault, L’Intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris,
Nathan, « 128. Littérature », 2001.

18. Voir Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 42-48, et Paul Aron, « Formes et fonctions du
parostiche dans la presse française du XIXe siècle », Poétiques de la parodie et du pastiche de 1850 à nos
jours, Catherine Dousteyssier-Khoze et Floriane Place-Verghnes (dir.), Berne, Peter Lang, 2006,
p. 255.

19. Gérard Genette signale d’ailleurs la porosité entre ces deux formes, notamment autour de la
propension à transformer le style d’un auteur en une marque générique comme c’était le cas du
« style marotique » (Palimpsestes, op. cit., p. 117-118).

20. En ce sens, le pastiche diffère de la parodie qui, démarche le plus souvent délibérée, autorise
une plus grande distance avec un modèle qui peut aussi être admiré. Le parodiste ne redoute pas
sa cible de la même manière que le pasticheur puisqu’elle ne menace pas aussi directement sa
propre identité pour s’y infiltrer. Sur cette distance de la parodie, voir Daniel Sangsue, La Relation
parodique, op. cit., p. 106-107.

21. Voir en particulier Paul Aron, Histoire du pastiche, Paris, PUF, « Les littéraires », 2008.

22. Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 113, 172.


PREMIÈRE PARTIE

MALAISES DANS L’IMITATION

À la porte de l’imitation, qu’il s’agisse de pastiches ou de parodies, on


voudrait donc voir l’amusement, la détente ou l’hédonisme. Mais les avis
divergent. Passe-temps ou profanation, sagesse paradoxale ou vice, fil à la
patte ou tremplin créatif, le consensus est malaisé. Entre mal du siècle,
couleur d’époque ou corruption universelle, on ne sait trop où situer
l’exercice qui tape sur les nerfs des uns et galvanise le culte des autres. Il y
a toujours maldonne lorsqu’on fait le ménage et qu’on range les forbans
de la littérature dans des cases. On n’en finira pas de détecter des nuances
de peur et de plaisir, de voir surgir là où on ne l’attendait plus la crainte
de l’autre et de sa parole autoritaire. Il serait donc sans doute malvenu de
penser que la terreur de l’imitation et de l’influence a planté son drapeau
sur toute notre littérature. Pour bien des plumes, elle ne compte guère
ou elle se mâtine singulièrement avec autre chose. Ce qui, pourtant, n’est
nullement négligeable : dans ces chatoiements, se tiennent en effet de
profondes contradictions dont est tributaire l’imitation, dans la
perception qu’en ont les écrivains comme dans celle des lecteurs. Une
gêne est palpable face à l’imitation et à l’influence parce qu’elles heurtent
notre besoin naturel d’originalité qui définit pour nous l’intérêt des
œuvres. Mais aussi parce que l’imitation est associée à la répétition et est
volontiers vue comme un renoncement à la singularité. Elle menace
l’identité propre de celui qui écrit avec les mots des autres.
De ces ambivalences, je n’alléguerai d’abord qu’un seul exemple qui
vaut justement parce qu’il n’est pas de l’ordre de l’évidence : Ulysse de
Joyce. À savoir un roman iconoclaste qui ne recule devant aucune
transgression ou innovation. Qui malmène la langue et l’écriture, qui
passe à la torture notre perception du réel, qui jouit de tout subvertir. La
certitude du créateur y évince toute possibilité de hantise mimétique.
Précisons les choses avec la quatorzième section, « Bœufs du soleil », qui
déploie une série de pastiches non déclarés mais reconnaissables, retraçant
chronologiquement une histoire de la littérature anglaise. En tout état de
cause, l’imitation y est brandie comme un étendard. On peut y lire autant
un hommage de Joyce à ses prédécesseurs qu’une gageure pour les
surpasser. Mais on doit aussi interpréter ce défilé pasticheur en regard du
modèle que le chapitre réécrit : l’épisode des bœufs du soleil dans
L’Odyssée d’Homère. En substance, l’aède nous y raconte comment les
compagnons d’Ulysse ont transgressé l’interdit de toucher aux
appétissants bœufs du soleil pour en faire un festin mémorable. Mais les
dieux sont intransigeants : les coupables seront châtiés et périront, laissant
Ulysse seul pour poursuivre son voyage. Si l’on accepte que Joyce n’a pas
placé pour rien sa suite de pastiches dans le chapitre « Bœufs du soleil »,
nous sommes obligés d’y deviner une symbolique assez claire : les agapes
pasticheuses auxquelles s’adonne le texte pourraient bien violer un
interdit, une certaine doxa instituée qui proscrit de toucher au sacré de la
littérature passée. Entre crime et châtiment, ce serait entre ces bornes que
Joyce situerait l’imitation. À condition cependant de ne pas ignorer que
la scène se déroule dans une maternité et relate un accouchement si bien
que les neuf imitations qui se succèdent ne peuvent être interprétées
autrement que comme une gestation où le pastiche des maîtres anciens se
fait apprentissage progressif, parcours initiatique qui, surmontant les
craintes et les embargos, délaissant ses partenaires suppliciés par
l’inflexible divinité, débouche enfin sur l’invention d’un style personnel.
Tout y est, ou presque : apprentissage pasticheur, hantise de la
soumission et de la répétition, censure de l’imitation, punition des
flibustiers, jouissance du détournement, triomphe de la singularité.
CHAPITRE I

RÉPROBATIONS

Qui blâmera l’innovation, l’originalité, l’authenticité ? Personne


assurément. La littérature a choisi son camp : c’est celui du nouveau et de
l’incomparable. Certes ils sont plusieurs à protester. Ils nous disent
(écoutez Burton ou Montaigne par exemple) : « je fais œuvre nouvelle en
puisant chez autrui ». Mais dans l’ensemble, l’imitation manque d’éclat et
de dignité. Si on l’aime ou si on y joue, il est parfois mieux vu de la
cacher, voire de la critiquer1. Diktat de l’inédit, tyrannie du singulier,
crainte de l’assujettissement : telles sont les origines d’une mise à distance
fréquente. À côté de ceux qui ont avoué leur plaisir à imiter, de
nombreux écrivains ont donc plutôt jeté l’opprobre sur ce qui les
angoissait. Si bien que dire la honte de l’imitateur, faire le récit de son
avilissement, a pu être l’un des dérivatifs utilisé face à une peur sourde
qui, fréquemment, ne dit pas son nom. Regarder la littérature à la
lumière de la peur de l’imitation c’est alors comprendre comment
l’histoire littéraire s’est construite en regard d’une valeur supérieure qui
reste encore aujourd’hui celle de l’originalité. C’est dans le même temps
redonner sa place à un affect central, la peur, pour voir comment il a
décidé chez les écrivains, qu’ils pratiquent ou non la singerie, d’un certain
nombre de critiques de l’imitation, qui ont eu un rôle décisif dans leurs
choix esthétiques mais aussi dans leurs prises de position sur ce qu’est la
littérature, sur sa définition, son rôle et ses enjeux.

L’enfance décriée de l’écriture


« À la manière de » : la formule est célèbre. Elle fut popularisée par
Reboux et Müller qui publient, à partir de 1908, leurs recueils
éponymes. Au XXe siècle, c’est en effet une véritable mode qui fleurit et
qui, souvent ludique, contribue à la scène littéraire par la marge. Mais ce
vent d’époque est aussi le fruit d’une longue tradition scolaire qui
remonte aux Anciens et qui prend son essor définitif à la Renaissance où
l’éducation repose sur la transmission et la conservation2. Écrivains
comme pédagogues s’accordent sur la nécessité de ce qu’on a appelé
l’innutrition, c’est-à-dire la fréquentation studieuse et continue des
grands textes qu’on copie et imite, d’abord en latin, avant que le modèle
du français ne s’impose lui aussi et qu’on ne finisse par décalquer les
Modernes3. Or cette propension à la reproduction stylistique est aussi
embrassée en réaction à une tendance marquée de l’enseignement et de la
pensée à revenir trop rarement aux originaux, préférant commenter des
commentaires, parfois même des commentaires de commentaires. À la
fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’arsenal pédagogique a été
révisé même s’il est encore fréquent de proposer aux élèves des travaux
de transposition ou de pastiche : on écrit des lettres de Voltaire à
Rousseau, de Corneille à Homère, des dialogues entre Phèdre et
Athalie4.
Or si l’écrivain est toujours à plus ou moins grande échelle un
autodidacte, il sera quand même passé par une école personnelle, qui
présente de réelles analogies avec cette pédagogie quelque peu oubliée
désormais. Proust l’a suffisamment rappelé, à la suite de beaucoup
d’autres : le pastiche nous enseigne à écrire par nous-même. Concerté,
délibéré, surveillé : il sert à faire ses gammes. À « se faire sa langue,
comme chaque violoniste est obligé de se faire son “son”5 ». Malraux le
disait lui aussi : « Tout artiste commence par le pastiche. Ce pastiche à
travers quoi le génie se glisse, clandestin6. » Érasme dans ses Adages
recommandait déjà aux étudiants de dresser des listes de citations pour les
singer dans leurs discours. Conseil que Stendhal a lui-même appliqué très
tôt. Même l’inquiétant Lautréamont, dont Les Chants de Maldoror se
nourrissent de plagiats et pastiches avec une voracité peu commune, le
mentionne par l’entremise du Commodore : « Et vous autres, enfants,
apprenez, par l’attention que vous saurez porter à mes paroles, à
perfectionner le dessin de votre style, et à vous rendre compte des
moindres intentions d’un auteur7. » Ton prophétique plus que
pédagogique : l’injonction vaut comme un appel aux impétrants de la
littérature.
Pour beaucoup, l’imitation appartient donc à l’enfance de l’art, à
l’entrée dans le métier. Elle est intimement liée à l’influence et fait partie
des us et coutumes de l’apprenti écrivain. Passage obligé, étape naturelle
de l’évolution de l’homme de plume, rite initiatique : c’est en s’exerçant à
toutes les formes de l’imitation que l’écrivain fait ses classes et polit son
style. Ce fut le cas de Marivaux avec La Voiture embourbée, une Iliade
travestie et un Télémaque travesti. Nul hasard peut-être à ce que toute son
œuvre ait ensuite été une longue exploration de l’imitation et du masque,
qui seront reliés plus explicitement à l’écriture dans Le Paysan parvenu.
C’est aussi de la sorte que Boileau a pris la plume. Toute la première
partie de son œuvre abonde en parodies, charges et pastiches. Mais le
renversement sera spectaculaire : après ce premier âge de l’imitation,
l’iconoclaste s’assagit. Il devient un écrivain normatif, qui dicte, avec son
Art poétique, des codes du bien écrire. Ce virage n’est toutefois radical que
si l’on oublie que l’imitation polémique qu’il a pratiquée pour
commencer, était elle-même normative. Il s’agissait déjà de récuser
certains usages et d’en valoriser implicitement d’autres.
Ce lien aux premiers tâtonnements d’un style, où le novice fait ses
vocalises et parcourt l’ensemble de ses influences pour s’y situer, on
l’appréhende alors peut-être mieux en se souvenant que nous nous
livrons tous à l’imitation d’une manière ou d’une autre, même sans le
savoir, sans en connaître ni les vicissitudes ni les bonheurs. La réflexion
sur le brigandage, disséminée mais continuée dans l’ensemble des Essais
de Montaigne, s’arc-boute sur cette certitude : l’imitation appartient aux
mœurs humaines. Ses manifestations sont si générales et si nombreuses
que nous pouvons les rencontrer tant dans nos attitudes les plus intimes
que dans nos rapports sociaux les plus visibles. Mais son lieu privilégié
demeure la langue et l’écriture. C’est pour l’avoir éprouvé lui-même que
Montaigne ne cesse de mettre en exergue le psittacisme spontané qui
nous affecte quand nous écoutons ou lisons les autres. Son être et son
langage ne sont jamais tout à fait eux-mêmes ; ils sont tendus vers ce
qu’ils ne sont pas vraiment. D’où cette écriture qui navigue entre le latin
et le français, où la citation et les langues étrangères seront toujours des
commensaux bienvenus.
Consentir à l’imitation, ce serait donc retrouver quelque chose de la
spontanéité de la pensée, voire de son enfance. On y redécouvre son
caractère concret, sa dimension graphique et pragmatique, hors des
sphères éthérées de l’inspiration où l’on situe usuellement les opérations
intellectuelles. Cet état de dépossession et d’influence est certes
inquiétant mais il trahit une autre part de soi, une forme moins
contrainte de l’écriture, plus jaillissante. Rares sont pourtant les écrivains
qui ont fait une place à ce rappel jubilant de l’enfance. On pense aux
Copains de Jules Renard où circule l’esprit potache du pasticheur. Ou
encore à La Place de l’étoile de Modiano, récit singeur conduit par un
narrateur mercenaire qui fréquente un temps une khâgne et paraît
exacerber, dans la liesse, les scolaires « à la manière de » pour les défier ou
les approuver. Vaste jonglerie, le récit est le patchwork d’un étudiant
virtuose qui a su, adhérant aux principes éducatifs du pastiche, les pousser
à l’extrême. Lien avec l’initiation à l’écriture, l’imitation pourrait donc
être le promoteur de retrouvailles avec l’ambiance libre et débonnaire des
jeunes années. À ses côtés, on plonge à nouveau dans cet état
intermédiaire où la pâte souple de l’être attend encore d’être modelée,
dans ce territoire presque vierge de l’âme et de la plume où on se laisse
griser en revêtant un style qui n’est pas le nôtre. C’est un peu de cette
désinvolture aventureuse que Balzac, romancier pourtant confirmé,
nourrit ses Cent Contes drolatiques. Avec le pastiche, il retrouve une forme
de naturel, de joie d’écrire en liberté malgré la contrainte de l’imitation,
en contrefaisant la parole du Moyen Âge et de la Renaissance, dans la
lignée de Rabelais et Montaigne. Un esprit bon enfant, pourquoi pas un
esprit d’enfant. Le texte, en regard des grands romans, forme un espace
ludique où le divertissement vaut aussi pour une échappatoire face au
sérieux du romanesque.

Méfions-nous toutefois de tant d’allégresse. Suspectons ce fragile


consensus sur les réjouissantes vertus éducatives de l’imitation. Car le
topos, qu’on répète à loisir, qui tend à la rengaine, est aussi une manière
élégante de cantonner la pratique à un entraînement secondaire. Et
surtout de cacher d’autres motifs plus profonds mais peut-être moins
avouables. D’autant que, si l’imitation connaîtra, au cours de son histoire,
des évaluations et des utilisations très variables, cet esprit pédagogique où
elle s’origine, notamment en ce qui concerne le pastiche, ne l’a en réalité
jamais quitté tout à fait, décidant de rapports parfois ambigus avec elle.
C’est en effet de cette manière que l’imitation a été amalgamée non
seulement à une reproduction spontanée mais aussi à une éducation à la
contrefaçon qui, si elle peut être profitable, ne va pas sans poser
problème. Cette association originelle l’aspire dans le vortex de la
pédagogie, paradigme peu exaltant lorsqu’on envisage la sphère de
l’esthétique. « Ma fille vient d’écrire une très belle lettre de Madame de
Sévigné8 » : tel est l’argument lancé contre l’imitation par un personnage
des Fruits d’Or de Sarraute qui rappelle son origine déplaisamment
scolaire. Plus radicalement, Céline, toujours friand d’esclandres
protestataires, a élevé le pastiche au rang des insultes les plus avilissantes,
montrant du doigt, pour mieux les dénoncer, la stérilité et l’infantilisme
de ceux qui en usent et abusent. Voici par exemple comment s’ouvre le
portrait de Sartre en agité du bocal : « Toujours au lycée, ce petit J.-B. S.
! toujours aux pastiches, aux “Lamanièredeux”... La manière de Céline
aussi...9. » Mais le pape de l’existentialisme est loin d’être une exception.
Les « Lamanièredeux » pullulent autour de Céline, en particulier les
« postulants goncourteux10 », rivés au « l’à manière de » et qui, comme des
enfants en classe, « se copient tous » les uns les autres.
C’est qu’en tout état de cause, l’imitation scolaire n’a rien de glorieux.
Aussi, sur le chapitre de leur enfance pasticheuse, si les écrivains ne sont
pas tous d’accord, la tendance générale est plutôt à la critique. À vrai dire,
peu de nostalgie devant cette besogne d’écolier. Le regard, lorsque
l’écrivain accepte de s’en souvenir, est plutôt amusé, voire chargé de
dérision, parfois même d’amertume. Incapable de parler sans démarquer
Sainte-Beuve ou Bossuet, Bernard, dans L’École des indifférents, ne peut
lire un texte sans avoir le sentiment qu’il aurait pu l’écrire et Giraudoux
note à ce sujet que « l’université ne lui avait appris que le pastiche11 ». La
négation restrictive est suffisamment éloquente pour qu’on comprenne à
quel point il y a là un enfermement scandaleux. Attaché à l’idée
d’application studieuse et contrainte, le pastiche est disqualifié parce que
sclérosant et sans grand rapport avec la création emportée et visionnaire.
Les écrivains ne sont d’ailleurs ni vraiment bavards ni très explicites sur
le sujet. Les mentions sont non seulement rares mais aussi succinctes et
ambiguës. Bref, il n’y aurait rien à dire sur l’enfance pasticheuse ou peu
de conclusions unanimes à en tirer. L’évitement et la gêne sont sensibles.
Perec, dans La Vie mode d’emploi, se contente d’indiquer l’existence de la
méthode sans faire le moindre commentaire, laissant ainsi le lecteur dans
l’embarras. Dans la salle d’attente du docteur Dinteville au chapitre
XLVII, nous pouvons observer un professeur qui s’apprête à corriger un
paquet de copies où on lit le sujet suivant : « Dans les Enfers,
Raskolnikov rencontre Meursault (“L’Étranger”). Imaginez leur dialogue
en prenant vos exemples dans l’œuvre des deux auteurs12. » L’intitulé est
plaisant et le lecteur peut se contenter de sourire. Il peut évidemment
rêver à quelques éléments de réponse, pourquoi pas se souvenir de sa
jeunesse et de ses lectures. Mais il est aussi à même d’y apercevoir un
signe secret, une sorte de clin d’œil à toute la démarche du « romans »,
comme l’appelle Perec, qui accumule des séries de pastiches. Tout
comme il est autorisé, en l’absence de commentaire, à l’interpréter
comme un contre-modèle, celui d’un pastiche imposé avec ses
rapprochements contraints, bien différent de ceux qui président à une
invention authentique.
Autre pasticheur, autre manière ambivalente d’aborder la question :
Proust. Imitateur ayant su se défaire de l’imitation, le romancier a
consacré au pastiche pédagogique un passage d’À l’ombre des jeunes filles en
fleurs13. On y discute des sujets de certificat d’études de Gisèle où il
convenait d’écrire une lettre d’Homère à Racine sur Athalie ou une
missive de Mme de Sévigné à Mme de Lafayette au sujet d’une
représentation d’Esther. La valeureuse Gisèle a choisi le premier sujet,
jugé plus ardu, certainement en raison du décalage des siècles entre les
deux interlocuteurs supposés. S’ensuit une conversation qui rappelle que
Racine s’est inspiré d’Homère, qui fait allusion au fait que Gisèle ait pu
copier une partie de sa composition quelque part, mais qui ne
débouchera pas sur une réelle interrogation des enjeux de l’imitation ou
du pillage stylistique. Le texte donne surtout lieu à une longue exégèse
de la copie de Gisèle par Andrée, lui permettant une analyse stylistique
que Proust a toujours associée au pastiche. Tout nous dit donc que
l’imitation a une valeur pédagogique indéniable autant pour aiguiser sa
plume que pour mieux appréhender les caractéristiques stylistiques des
œuvres en fonction des époques. Mais l’épisode est aussi le fruit d’un
déplacement global : ce n’est pas le futur écrivain, Marcel, qui se livre à la
gymnastique pasticheuse proposée aux élèves, mais la bande des jeunes
filles en fleurs. Au sujet du narrateur, on parlera seulement du goût
spontané de sa famille pour l’imitation, c’est-à-dire de quelque chose de
bien plus naturel et valorisé. Et Marcel, évidemment, ne prend aucune
part au débat. C’est qu’il est aussi préoccupé par tout autre chose :
Albertine. L’épisode organise en effet une concurrence implicite entre
deux potentiels amants pour la jeune fille, Andrée et le narrateur. Car
Albertine vient de glisser un mot à Marcel, « Je vous aime bien14 », quand
elle s’est subitement souvenue de la lettre de Gisèle qui évoquait les sujets
et contenait sa copie, et qu’elle s’est empressée de lire à l’assemblée. Dès
le départ, le jeu amoureux, à peine amorcé, est entravé par l’évocation du
pastiche. Toute la suite de la scène est centrée sur l’éblouissement
d’Albertine, qui en oublie le narrateur, d’abord devant le pastiche de
Gisèle puis devant le commentaire stylistique qu’en fait Andrée. Dès que
le texte interrompt sa retranscription de la copie ou des paroles d’Andrée,
il en vient aux manifestations physiques du transport d’Albertine :
bouffée de chaleur, transpiration excessive, rougeur du visage, yeux
exorbités, tout y passe, dans une érotisation évidente. Certes le narrateur
n’interprète pas encore cette réaction comme le signe de la future rivalité
amoureuse qu’il devra connaître. Mais l’épisode se conclut par ces mots :
« Pendant ce temps, je songeais à la petite feuille de bloc-notes que
m’avait passée Albertine : “Je vous aime bien”, et une heure plus tard,
tout en descendant les chemins qui ramenaient, un peu trop à pic à mon
gré, vers Balbec, je me disais que c’était avec elle que j’aurais mon
roman15. » La discussion sur l’imitation est remisée dans la brume des
conversations négligeables qui occupent les instants étales de notre vie.
L’épilogue de la scène est explicite : le pastiche n’a rien créé ou produit.
Il a vite été remplacé par un véritable roman, celui de l’amour. L’exercice
de transposition est mis en balance avec l’inventivité amoureuse et ne
nourrira pas ici un récit de la venue à l’écriture.
Avec Sartre, les choses ne sont pas moins complexes dans Les Mots, son
autobiographie. L’enfant est immédiatement identifié comme un singe
savant pour qui « la recette est simple : il faut (...) emprunter des phrases
entières aux adultes, les mettre bout à bout et les répéter sans les
comprendre16 ». De là à prendre la plume comme un pirate, il n’y a qu’un
pas, franchi dès le début de la seconde partie du récit, « Écrire », où la
carrière de l’homme de lettres s’inaugure dans l’hypocrisie et l’imitation :
« j’écrivais par singerie » (116). Preuve en est faite avec le premier récit du
jeune Poulou, « Pour un papillon ». L’ensemble de ce texte est glané sans
précaution dans d’autres récits. Avec ce plagiat, l’enfant s’assure d’une
caution qui lui permet de se prendre rapidement pour « un auteur
original » (118). L’aveu est assez direct : « J’adorais le plagiat, d’ailleurs,
par snobisme et je le poussais délibérément à l’extrême. » C’est que
Poulou joue à être écrivain en toute mauvaise foi. Cependant, dénonçant
la supercherie de cette posture, Sartre n’en conclut pas moins que Poulou
connaît ainsi l’une des formes de l’inspiration, si celle-ci revient à être
« autre que soi au plus profond de soi-même ». Le narrateur adulte oscille
donc entre la reconnaissance d’un mécanisme nécessaire à la formation de
l’écrivain, d’une profitable altération de soi par l’écriture de l’autre, et la
dénonciation de l’une des sources du charlatanisme littéraire. D’autant
que la scène est aussi destinée à spécifier la manière dont lecture et
écriture se sont articulées : « Je déversai toutes mes lectures, les bonnes et
les mauvaises, pêle-mêle, dans ces fourre-tout. Les récits en souffrirent ;
ce fut un gain pourtant : il fallut inventer des raccords, et, du coup, je
devins un peu moins plagiaire » (121). Si l’imitation est d’abord renvoyée
à une aliénation, elle a malgré tout autorisé l’esquisse d’un véritable
travail. Sartre n’a d’ailleurs pas placé pour rien au tout début de la
seconde partie, une brève allusion aux trop scolaires exercices de
transposition. Le récit tient en quelques lignes : « On me donna les fables
de La Fontaine ; elles me déplurent : l’auteur en prenait à son aise ; je
décidai de les récrire en alexandrins » (116). Voilà qui signe la dernière
expérience poétique de Poulou et le choix définitif de la prose. S’il y a
bien ici un mythe originel pour l’écrivain, ce n’est nullement celui de
l’imitation mais celui qui prend racine dans une concurrence. La
transposition en alexandrins vise à prendre le large, à contrer le jeu du
texte, à écrire contre lui pour se dépendre du modèle classique17. Et
d’ailleurs, s’il s’agit d’un héritage du grand-père qui ne pense les écrivains
qu’en fonction de leur utilisation à des fins pédagogiques, personne ne
demande à Poulou de se livrer à cet exercice. Tout part d’une décision
personnelle qui vaut pour l’affirmation d’une préférence individuelle.
L’ambiguïté est donc de mise puisque Les Mots, vaste entreprise de
désublimation de l’enfance de l’écrivain, état des lieux lucide d’une
jeunesse vouée à la tromperie, hésite entre une formation et une
déformation par l’imitation, une première étape vers l’affirmation d’un
style mais aussi vers une contrefaçon indépassable. Si l’écriture y est
désignée comme le fruit empoisonné de l’imposture, qui se prolonge
dans les premières tricheries mimétiques, il ne sera plus fait mention de
l’imitation au sujet des œuvres publiées, comme si la question
n’appartenait qu’à l’enfance et qu’elle ne se posait jamais à l’adulte. Jean-
Paul Sartre est finalement sauvé du péché de Poulou.
Chez Sarraute, on peut lire une autre scène d’écriture sous influence
dans Enfance où la jeune fille a écrit une rédaction en chapardant phrases
et expressions dans ses textes favoris18. Après l’avoir lue à son père, elle
s’attend, en classe, à être couverte de lauriers. Mais la déception est au
rendez-vous puisque la copie ne reçoit pas les suffrages de l’institutrice. Si
l’énoncé ne demande aucunement d’imiter d’autres textes et qu’il exige
au contraire de narrer un authentique souvenir, Sarraute fait étrangement
silence sur les raisons de cette sanction : on ne sait si c’est la médiocrité
du texte ou la malhonnêteté du piratage qui est condamnée par la note.
Ce mutisme, qui empêche le sens de se constituer pleinement, peut
pourtant être interprété comme la preuve d’une difficulté à se situer face
à l’imitation, d’une dérobade devant ses enjeux inquiétants. La seule prise
de position de la narratrice, concernant son rang dans la classe, retient
alors l’attention : « Le numéro un marque pour moi un absolu. Quelque
chose à quoi rien n’est supérieur. (...) Il n’est pas possible que ce que j’ai
fait vienne après ce qu’a fait quelqu’un d’autre19. » Soit mais le contexte
ne nous met-il pas sur la piste d’un double sens ? Ce qui est inconcevable
ici ne serait donc pas tant d’être placée à un rang inférieur à un autre
élève que d’écrire « après ce qu’a fait quelqu’un d’autre », ou « d’après »,
c’est-à-dire d’imiter. C’est tout bonnement la certitude de sa propre
singularité qui empêche l’enfant de considérer sa rédaction comme un
vol. Les mots des autres lui appartiennent dès lors qu’elle les trace sur sa
page. Mais au terme de l’épisode, la narratrice dénie cependant que celui-
ci puisse incarner le premier geste d’un devenir écrivain, le présage d’une
réussite future et authentique20.
Ces brefs récits sont donc tous étrangement lacunaires, inachevés ou
amputés des conclusions qui trancheraient les ambivalences
interprétatives. Ils délèguent au lecteur la responsabilité de les faire ou
non signifier, en dérobant la possibilité d’y lire une véritable vocation.
Docile, scolaire, accessoire, rebelle, menteur : ce sont seulement des
qualités, des couleurs ou des timbres qu’on appose sur le portrait de
l’enfant qui imite. Peu d’arguments somme toute, de résolutions, de
prises de position. L’école pasticheuse pourrait bien échapper à
l’entendement de l’adulte. Au fond, tous ces récits confortent une même
idée : on ne raconte pas la naissance d’un écrivain par l’imitation. Peut-
être même qu’on ne raconte pas la naissance d’un imitateur. On la cache.
Car elle fait honte. Elle entrave l’idée séduisante du génie. Le pastiche et
sa pédagogie ne forment pas une entrée en matière convenable dans une
biographie d’écrivain, alors même que de nombreux auteurs n’hésitent
pas à proclamer son rôle formateur hors de leur œuvre. Comment
comprendre cette contradiction ? C’est que le pastiche ne fait pas mythe.
Rien de bien miraculeux dans ce labeur de l’imitation, dans cette écriture
sous influence, où l’on se plie au style des autres en s’oubliant.

Délits d’imitation
Mais la situation est encore moins reluisante lorsque l’imitation n’est
plus la besogne scolaire qu’on vient d’évoquer mais le travail méticuleux,
lent, harassant, parfois honteux, caché ou refoulé, par lequel l’écrivain se
sert des autres pour se réaliser. Le regard qu’on porte sur lui est rarement
amène. Il est même sujet à un fréquent dénigrement. Le reproche est sur
toutes les lèvres. L’imitation vire allégrement à l’invective contre les
« copiateurs21 ». Dans son portrait de l’hypocrite courtisan Théodote, qui
ne s’interroge à aucun moment sur la littérature, La Bruyère ne peut pas,
par exemple, s’empêcher, pour signaler l’ambivalence du personnage, de
glisser une comparaison impromptue : « Si vous demandiez de Théodote
s’il est auteur ou plagiaire, original ou copiste, je vous donnerais ses
ouvrages, et je vous dirais : “Lisez et jugez.” Mais s’il est dévot ou
courtisan, qui pourrait le décider sur le portrait que j’en viens de faire22 ? »
Cette saillie surprenante, comme irrépressible, prouve à quel point le
plagiat fonctionne comme une offense cinglante. Plus encore quand les
écrivains se lancent la pierre. Malebranche fait ainsi de Montaigne un
copiste mesquin dans La Recherche de la vérité. Sarraute discrédite Valéry
selon un motif analogue puisque ce serait en l’absence « d’une vision
poétique assez forte et partant assez neuve et assez personnelle pour faire
place nette devant elle et balayer sur son passage toutes les réminiscences
littéraires » que le poète aurait « été amené à fabriquer ces étranges
pastiches dont son œuvre poétique est tout émaillée23 ».
Devant l’imitateur, la condamnation a l’esprit large. Aucune flétrissure
ne lui est épargnée. On n’hésite pas à le faire comparaître parmi les
menteurs, voleurs et parasites. Gide fait du pastiche une « besogne
sournoise et cachée24 ». Accusé de plagiat, le poète Chatterton se suicide
dans la pièce de Vigny. Proust n’invoque-t-il, pour sa part, au sujet de
Françoise, un « démon du pastiche25 » ? L’anathème court de la même
manière dans Les Fruits d’Or de Sarraute, chez les censeurs du roman de
Bréhier ou à l’encontre d’autres textes. D’autant que ce pastiche est aussi
un plaisir gratuit et très partial qui ne construit rien et où personne ne
s’accorde sur les sources des Fruits d’Or26.
Mais arrêtons-nous un instant sur l’un des damnés de l’imitation :
Malcolm Lowry. C’est un remords coupable qui l’aura hanté toute sa vie.
Celui-ci fut l’un des écrivains les plus obsédés par l’épouvante de
l’influence qui prit les traits du pastiche et du plagiat. Il les avait pourtant
embrassés très tôt. C’est dans leurs bras qu’il avait pris la plume pour la
première fois. Mais il les avait alors acceptés, comme une sorte de
condition inévitable pour le jeune écrivain. Il avoue d’ailleurs au
romancier Nordahl Grieg que « la majeure partie d’Ultramarine n’est que
paraphrase, plagiat ou pastiche de votre œuvre27 ». Mais si le ton est
encore impertinent, cet événement reviendra souvent dans sa
correspondance, sans être toujours nommé, à la façon d’une ritournelle
de la culpabilité. Lowry souhaiterait même que ce premier roman
disparaisse ou n’ait jamais existé, comme pour rayer d’un trait un passé
honteux qui est vécu, dans la disgrâce, comme une blessure intime. C’est
qu’il ne se sent pas tout à fait écrivain avec Ultramarine, et qu’il a besoin
désormais d’avoir un style à lui. Avec Au-dessous du volcan, il s’agira donc
d’écrire tout autrement. De ne pas recommencer le larcin, en essaimant
des citations cachées ou déformées. C’est peut-être ce point de départ
douloureux et lancinant qui a souterrainement excité la permanente
culpabilité du consul, le héros du roman, torturé d’un bout à l’autre par
une faute initiale, d’un ordre tout autre il est vrai, mais qu’il expiera
jusqu’à son agonie. Car le lecteur vigilant peut être interloqué par cette
précision qui surgit pendant ses derniers instants : « Et ce fut comme si,
un moment, il était devenu le pelado, le voleur – oui, le chapardeur
d’idées28. » Que vient faire cette mention surprenante dans l’univers de
l’éthylisme, de la faute, de la perdition et de l’enfer, où le mimétisme
intellectuel et littéraire est absent ? Si cette comparaison est expliquée par
l’intrigue, elle résonne étrangement pour qui connaît l’indignité
honteuse qui entoure la rapine intellectuelle chez Lowry. C’est
seulement à l’aune de sa vie et de ses autres œuvres que le lecteur lève le
voile sur un repentir secret.
C’est qu’il faut aussi examiner un autre événement clé survenu au
cours de la rédaction du Volcan, pourtant déjà bien avancée, et qui
pourrait justifier cette remarque sur le consul : la stupéfaction à la lecture
de The Lost Week-end, le premier roman de Charles R. Jackson. C’est un
coup terrible pour Lowry. Découvrant cet ouvrage qui aborde le
problème de l’alcoolisme, il a le sentiment de lire son propre roman. Il a
été devancé sans le savoir. C’est autour de ce traumatisme qu’il ne cessera
plus de tourner dans toute sa correspondance, même bien après la
publication du Volcan, pour s’innocenter, rappeler la coïncidence,
l’antécédence du Volcan, terrifié à l’idée que le lecteur ne l’accuse de
plagiat, alors même qu’il avait tout fait pour ne plus succomber à cette
tentation de jeunesse. Délit d’imitation ? Oui mais la situation est
autrement tragique puisque Lowry s’imagine qu’il a effectué un plagiat
malgré lui. Il ne se place pourtant pas sur un plan légal ou éthique ; sa
préoccupation est existentielle et métaphysique. Au-dessous du volcan,
conçu comme l’anti-Ultramarine, comme le rachat d’une faute, devient
d’un seul coup un nouvel avatar du péché mimétique. Les mots employés
par Lowry en témoignent : « C’était sûrement une punition. La pire des
erreurs de mon passé étant précisément le manque d’intégrité, il m’a été
particulièrement pénible de l’envisager pour mes propres œuvres29. » Le
châtiment peut survenir n’importe quand, même bien longtemps après le
forfait, alors même qu’on croit en avoir fini avec lui. Et Lowry n’a pas
peur d’en faire trop : pour retracer cet épisode, le pathos, la dramatisation,
le ton biblique, l’imagerie christique, aucun excès n’est négligé.
L’écriture s’est transformée en une Passion dont le dénouement
rédempteur est bien incertain : « Mais à présent que l’ex-pseudo-auteur
descend de sa croix dans son petit Oberammergau où il a hiverné ces
longues années pour offrir quelque chose de vraiment original, de
vraiment sensationnel, en expiation de ses péchés, il se trouve qu’un
quidam de Brooklyn a fait mieux que lui30. » À partir de la lecture de
« l’horrible bouquin », Lowry n’aura donc plus qu’une idée en tête : faire
« tout [s]on possible pour ne pas en subir l’influence31 ». « J’ai même biffé
un passage que j’estimais vraiment très bon parce que, en le relisant,
j’avais l’impression qu’il en avait quelque peu le rythme. » Le constat
épouse le ton du désenchantement : « l’effet sur moi a été stérilisant32 ».
Écrivant à son éditeur, il propose même une série de notes pour le Volcan
où les rares emprunts ou allusions qui auraient survécu dans le texte
seraient élucidés. La honte est sans issue : elle s’empare de tout, jusqu’à
altérer sans rémission l’un des procédés les plus naturels de la littérature.

Un contre-modèle
L’imitation n’est pourtant pas un sujet tabou. Au contraire, elle appelle
à être mise en scène parce qu’elle attise craintes et interrogations. Il est
vrai que l’œuvre singeuse a régulièrement besoin de signaler son jeu, par
des déclarations périphériques, des allusions au sein du texte ou par une
mise en abyme. Si celles-ci sont parfois furtives, il ne s’agit pas
simplement de clins d’œil. Elles instaurent un espace de réflexion plus
explicite sur l’un des fondements du texte, ou tentent de se prémunir
contre tout reproche. Mais les autres textes, ceux qui n’imitent pas ou ne
le disent pas, n’hésitent pas à molester l’imitateur. C’est pour cela que,
dans les œuvres, de nombreuses imitations littéraires exécutées par les
personnages sont souvent de piètre qualité. Dans Clymène, La Fontaine
peint un Apollon qui s’ennuie fermement en écoutant les neuf Muses
célébrer Clymène dans le ton qui leur est propre. Il demande alors à
chacune d’imiter la manière d’un auteur en particulier. Mais ces pastiches
ne l’empêcheront pas de s’assoupir. Seul l’amant de Clymène saura
finalement produire une louange authentique et originale qui sauvera le
dieu de sa morosité, valorisant ainsi l’écriture personnelle au détriment
d’une imitation terne et insipide. En règle générale, on a donc tendance à
voir dans l’imitation un défaut intellectuel ou la source d’une inhibition
radicale, d’une paralysie créatrice. Maria Lima Mendes, dans Bartleby et
compagnie d’Enrique Vila-Matas, en est une représentante assez
caractéristique. Cherchant à écrire un roman au titre kafkaïen, Le Cafard,
mais en le rédigeant notamment à la mode « chosiste » et « dans le plus
pur style robbe-grilletien33 », elle se condamne à la page blanche et au
silence. Le personnage de Van Norsen, écrivain raté de Tropique du cancer
d’Henry Miller, est quant à lui obsédé par la peur de réécrire
inconsciemment d’autres œuvres. Il se consacre alors à une vérification
maniaque des textes qui l’empêche d’écrire les siens. Or le roman dans
son ensemble imite à de multiples reprises, notamment Au cœur des
Ténèbres de Conrad et Voyage au bout de la nuit de Céline, si bien qu’il met
en balance ce terrorisé de la contrefaçon avec l’imitation triomphante
qu’il est lui-même, sous la férule d’Henry Miller en personne, d’ailleurs
narrateur du récit, et qui, sans crainte aucune, peut détrousser les textes
pour inventer le sien. Habile construction littéraire qui n’est pas
étrangère à un phénomène de projection sur un tiers de hantises propres
à soi pour mieux les contrôler en les évacuant.
Qu’elles imitent elles-mêmes ou non, les œuvres n’épargnent donc pas
l’imitateur. Il y a peu de mythes qui rachèteront son aura négative. C’est
que l’imitation ne parvient guère à être transformée en un destin glorieux
où se devinerait une vocation. On veut croire qu’on n’est pas imitateur
par passion. Que l’imitation serait plutôt de l’ordre de la carrière, de la
profession ou du vice. Quelque chose comme un pis-aller pour auteurs
médiocres. C’est ainsi que l’écrivain, aiguillonné par son dessein de
valoriser l’originalité créatrice, est plutôt porté à brosser le tableau de
personnages dérivés de l’imitateur. À savoir : l’érudit, le pédant, le
copiste, le faussaire, le plagiaire qui, évidemment, n’induisent pas tous le
même rapport à l’imitation. Des figures plus radicales, plus facilement
dérisoires, présomptueuses, désespérées ou insensées.
Le pédant d’abord. Variété particulièrement stérile et grotesque de
l’érudit, il est une incarnation privilégiée de tout ce que l’écrivain exècre.
Vivant de la culture, il en est surtout le parasite. Esclave des œuvres des
autres, il est l’antithèse du créateur authentique et se contente de faire
écho au déjà-dit. Chez lui, tout est singerie et artifice. Ainsi de Granger
dans Le Pédant joué de Cyrano de Bergerac, ou des femmes savantes, des
Précieuses, de Trissotin, d’Oronte chez Molière, contrebandiers de la
langue qui vivent dans un psittacisme grégaire et maladroit. Plus
manifestement lié à l’imitation littéraire, il y a le pédant Hortensius de
l’Histoire comique de Francion de Sorel. Il ne sait rien penser, dire ou faire
qu’il n’ait flibusté dans un ouvrage. Voyez-le séduire une femme à grands
renforts de tirades pastichées ! Et voyez surtout comment il est une
caricature intransigeante de Guez de Balzac qui permet à Sorel d’imiter et
de ridiculiser un écrivain justement célèbre pour ses pastiches.
Mais si le pédant a fini par disparaître avec le temps, on le verra
ressurgir chez Proust dans le snob. Legrandin en particulier, engoncé
dans une parole livresque et stéréotypée, pastichant spontanément tous
les plus mauvais traits du romantisme à la Chateaubriand, discourant
comme un livre et entonnant à tort et à travers des diatribes contre le
snobisme qui l’étouffe de toute part. Sur ce point, un autre étonnement
nous attend lorsqu’on contemple les incarnations potentielles de
l’érudition que nous donnent à méditer les fictions. Alors que l’écrivain
répugne souvent à raconter son apprentissage dans les mots d’autrui, la
figure de l’autodidacte ne semble pas l’avoir séduit outre mesure. C’est
certainement Sartre qui en a fait l’un des personnages les plus étranges de
La Nausée où l’Autodidacte a abjuré toute singularité, voire toute identité
hors des livres. Celui-ci a entrepris de compulser tous les ouvrages de la
bibliothèque de Bouville dans l’ordre alphabétique. Cherchant à
systématiser le savoir, il est gouverné par une conviction absurde : une
pensée ne serait valable que si elle a déjà été pensée et mise en mots par
d’autres. Mémoriser sans réfléchir quantité de citations, pasticher à tout
vent, ingurgiter le déjà-dit sans le digérer : ce forcené du par cœur
n’enrichit nullement ce qu’il est mais se consacre à une tautologie vaine,
assassine en lui toute émotion authentique ou réflexion personnelle.
Or cet autodidacte a quelques ancêtres qu’il convient de convoquer : le
copiste et le scribe. Ces cas sont assurément un peu différents de celui de
l’érudit. Avec eux, le savoir n’est plus décalqué et récité. Il est platement
recopié. L’homme n’en incarne même plus la contrefaçon. Il en est le
simple médium transcripteur. Il devient presque un objet. Mais cet ersatz
de l’imitateur n’est pas autant condamné au ridicule que le pédant. Certes
Bouvard et Pécuchet font rire. Mais leur projet pasticheur et copieur est
parrainé par une gravité et une angoisse inconnues des femmes savantes
ou d’Hortensius. Triste et esseulé, cloîtré dans une routine, le scribe est
le frère de l’employé de bureau, cette figure qui naît avec le XIXe siècle et
dont on connaît la fortune de Zola à Kafka en passant par Maupassant. Sa
caractéristique principale : il est anti-romanesque. Il ne fait pas rêver. Il
est l’antithèse même d’un romantisme de l’écriture. Sa malédiction n’est
pas noire. Elle est grise. Elle s’appelle : imitation, répétition,
insignifiance. Ainsi de Bouvard et Pécuchet, d’Akaki Akakiévitch
Bachmatchkine dans Le Manteau de Gogol ou de Bartleby de Melville,
tout comme du narrateur de la nouvelle, copiste de son métier, homme
de loi sans prétention, ou de Lagrinche, son employé, frustré dans son
ambition contrariée34. Il y aurait même quelque défi pour la littérature à
se pencher sur ces figures austères et opaques. Melville le fait savoir
ouvertement au début de son récit : « je crois qu’il n’existe pas de
matériaux qui permettraient d’établir une biographie complète et
satisfaisante de cet homme. C’est une perte irréparable pour la
littérature35 ». Pas plus que sa naissance, on ne peut raconter la vie de
l’imitateur ou du copiste. Là s’origine la gageure du roman de Flaubert :
écrire l’épopée moderne de l’imitateur, inventer un romanesque du rien.
On pourrait évidemment se dire que ces récits proposent une forme
d’autoportrait sinistre de l’écrivain, confiné à des tâches ingrates et
ressassantes. Mais il est rare que le scribe atteigne les joies de la création
authentique. Au dénouement, Bouvard et Pécuchet se résignent à une
copie plus radicale et stérile que jamais, Bartleby est expulsé de l’office et
Akaki Akakiévitch trépasse. La cruauté du récit laisse à penser que le
scribe est une potentialité de ce qu’aurait pu devenir l’écrivain s’il s’était
laissé asservir et dessécher par l’imitation, et n’était pas parvenu à
découvrir l’exaltation de la création talentueuse.
Demeure encore ce dernier visage de l’imitateur : le faussaire. Avec lui,
le terrain est plus aventureux et sulfureux que jamais. On regagne plus de
romanesque qu’avec le copiste ou le pédant. Surtout, on aborde enfin
l’un des rares avatars de l’imitateur à pouvoir faire mythe. Mais un mythe
à vif, à la fois entêtant et amer, situé bien loin du berceau enchanteur de
l’enfance. On a déjà mis un pied dans le territoire équivoque du
maquignonnage et de la duperie des adultes. Qui dit faussaire, dit en effet
supercherie littéraire et mystification36. Plagiat, faux et apocryphe sont des
versions amplifiées et spectaculaires de l’imitation dont les œuvres ont
parlé avec abondance parce qu’elles y trouvaient des images aggravées de
leur propre fonctionnement. Et l’histoire littéraire regorge elle-même
d’imitations présentées comme des textes authentiques qui ont servi à
leurrer les lecteurs et les critiques, comme les pages prétendument
inédites du Journal des Goncourt publiées par Pierre Benoît ou l’éclatante
mystification de La Chasse spirituelle, faux Rimbaud qui en a dupé plus
d’un. Des impostures dont Diderot s’est délecté plus d’une fois dans ses
mystifications littéraires. Dont Perec a ravitaillé toute son œuvre, depuis
le faussaire de l’un de ses premiers romans, qui échoue à créer un faux
Condottiere d’Antonello de Messine, au revanchard Hermann Raffke dont
on apprend, à la toute fin d’Un cabinet d’amateur, qu’il brûlait de châtier le
monde de l’art et les artistes authentiques, de les mystifier en produisant,
grâce à Heinrich Kürz, un faux magistral en recourant à « ses prodigieux
talents de pasticheur37 ». Chez Perec en effet la vengeance se consomme
froide ou chaude, si bien qu’on ne chôme pas quand, comme dans La Vie
mode d’emploi, il s’agit d’échafauder machinations et escroqueries à tort et
à travers. Vendetta aussi dans Si par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino,
avec Hermès Marana qui « rêvait d’une littérature ne connaissant
qu’apocryphes, fausses attributions, imitations, contrefaçons et
pastiches38 ». Celui-ci se réjouit non seulement en produisant des
apocryphes, mais aussi en offrant aux éditeurs, en lieu et place des
traductions qu’ils lui ont commandées, d’autres œuvres : l’entreprise de
sape du monde des Lettres est catégorique et opiniâtre. Tout comme
dans La Place de l’étoile de Modiano avec Charles Lévy-Vendôme, l’un des
pères de substitution du narrateur pasticheur. Un bibliophile hagard et
extravagant dont les étagères débordent d’apocryphes de son cru. Il a de
quoi s’enorgueillir et savourer son triomphe quand il constate : « J’ai
réinventé à moi seul toute la littérature française39. » Consultons avec lui
son catalogue : « Voici les lettres d’amour de Pascal à Mlle de La Vallière.
Un conte licencieux de Bossuet. Une érotique de Mme de Lafayette.
Non content de débaucher les femmes de ce pays, j’ai voulu aussi
prostituer toute la littérature française. Transformer les héroïnes de
Racine et de Marivaux en putains40. » La malversation pasticheuse opère
des mutations et rêve de subversion sans limite. Ces récits, qui font
graviter l’imitation autour de la fourberie, convergent donc : le faussaire a
déserté l’authenticité ; il incarne la protestation incandescente, la révolte
radicale, la revanche éperdue. Quand l’imitation passe entre ses mains,
elle se fait poignard aiguisé pour blesser les bien-pensants et leurs
certitudes dogmatiques. Le geste d’imiter se mue en geste iconoclaste,
désespéré et prométhéen, inspiré par le ressentiment.

Ces physionomies contrastées, ces mentalités disparates, ces coutumes


honteuses, dépravées ou suspectes, qui frôlent parfois l’exotisme, nous
renseignent ainsi sur les relations que l’écrivain entretient avec l’imitation
littéraire et qui sont tout sauf évidentes, simples et pacifiées. Celui-ci a
besoin de ces détours pour interroger ce qui lui cause irritations,
embarras et craintes. À un autoportrait en imitateur, il préfère ces figures
intempérantes, la plupart du temps lourdement aliénées, paralysées ou
condamnées. Leur nom évoque à divers degrés quelque anomalie,
bizarrerie ou ridicule : Hortensius (nom romanisé par le personnage pour
lui donner une coloration savante et raffinée), Trissotin (triple sot), Akaki
Akakiévitch (qui porte deux fois le même prénom parce que ses parents
n’en ont pas trouvé d’autre et l’ont repris à son père), Bouvard (bœuf),
Lévy-Vendôme (patronyme bâtard surprenant), Hermès Marana (le dieu
des voleurs au pays des marranes ?), l’Autodidacte (en lieu en place d’un
patronyme et d’une identité), sans oublier ceux qui se passent de
commentaire comme Lagrinche, Dindon et Gingembre, les autres
copistes de l’office où travaille le Bartleby de Melville. Stigmate de leur
déficience encore plus ostensible : leur corps. Celui-ci est souvent
marqué par quelque signe inexplicable, insolite, voire par une difformité.
Maigreur, obésité, cécité, calvitie, fatigue, teint blafard, rubicond ou
ictérique, visage grêlé, il est peu de maux qui épargnent leur organisme.
Observez donc les traits de Charles Lévy-Vendôme chez Modiano, sa
physionomie inquiétante, due à son crâne entièrement chauve. Épiez
ensuite l’Autodidacte de Sartre dont la disgrâce physique est plus
manifeste encore. L’animal se tapit sous l’humain : un « cou de poulet41 »,
une « grande mâchoire d’âne42 », une main à l’aspect d’un « gros ver
blanc43 ». Et, par-dessus le marché, une odeur de « tabac » et d’« eau
croupie44 ». Mais ne détournez pas le regard, même si Méduse n’est pas
loin quand vous contemplez ces yeux comme des « globes de feu45 », qui
fascinent presque autant que son crâne dégarni. Ce sont de minces
fenêtres où vous pourrez rêver à tout ce qui se cache à l’intérieur de cette
tête surchargée de mots usurpés. Guettez maintenant les copistes de
Flaubert et leur corps caricatural. La difformité n’y est plus solitaire, elle
provient de leur association en paire contrastée et grotesque : l’un est
petit, chétif, ramassé sur lui-même, surchargé de vêtements étriqués
malgré la chaleur, faisant de petites foulées pour se déplacer ; l’autre est
gros, grand, expansif, ouvrant et retirant ses habits, marchant à grandes
enjambées. Les copistes de Melville n’ont rien à leur envier. Dindon est
bedonnant alors que Lagrinche a, significativement, le visage d’un pirate.
Quant à Bartleby, il est la négation d’un corps avec sa « silhouette
lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement
abandonnée46 ». Et le patron est même heureux d’avoir parmi ses copistes
« un homme d’aspect aussi singulièrement rassis ». La copie n’est guère
une activité épanouissante. Pas plus que l’érudition ou la falsification de
textes. Atrophié ou hypertrophié, le corps de l’imitateur et de ses proches
parents est le signe d’une monstruosité. Au-delà du dénigrement que
l’anomalie autorise, il nous dit à quel point l’imitation est une activité
contre-nature. Il nous assure que, travestissant la parole ou les textes des
autres, l’individu s’altère à mesure qu’il contrefait.
Ce corps est alors la preuve que l’imitateur et ses condisciples ne vivent
pas dans le monde. La place que leur réserve le réel est une chaise, au
bord d’une table ou d’un bureau. Repliés sur l’espace de leur
bibliothèque, c’est leur rapport au monde qui se pervertit. Au premier
abord, ils vivent dans la rétention, presque l’ascèse, niant les besoins du
corps, à la manière des femmes savantes de Molière, de Bouvard le veuf
ou de Pécuchet le célibataire. C’est que ce corps n’a qu’un
prolongement : la parole des autres. Les mots imprimés sur le papier.
Mais seul Bartleby cultive entièrement cet état de privation. Pour les
autres, le rapport déréglé à autrui tient plus du vice que de l’abstention.
Les mœurs des cousins de l’imitateur sont rarement irréprochables.
Ceux-ci prisent nourriture et boisson, jusqu’à l’excès, comme
Hortensius, notamment lorsqu’il est invité, à la manière du commensal
de la comédie latine. La chair constitue aussi l’une de leurs tentations
privilégiées, comme pour établir enfin un contact direct et sensuel avec le
monde que l’imitation leur ôte. Même Pécuchet se laisse aller un temps
aux charmes féminins. L’Autodidacte de Sartre, privé de tout commerce
avec ses semblables, tout entier asséché par sa bibliophilie, est attiré par
les jeunes garçons, ce qui lui vaudra, après avoir caressé la main d’un
lycéen, d’être insulté, frappé et chassé du seul lieu où il n’était pas en
exil : la bibliothèque. Mais c’est assurément Lévy-Vendôme qui atteint
ici à la démesure. Son désir vengeur d’abâtardir et de prostituer la
littérature trouve son répondant dans l’activité lucrative qui lui permet de
subsister : la traite des blanches. Comme son corps, les mœurs de
l’imitateur ne connaissent donc que la déviance et l’irrégularité. Comme
lui, elles épousent deux tendances qui disent la même monstruosité : la
privation ou l’expansion.
Le mimétisme littéraire revient ainsi, comme une ritournelle, une
obsession, peut-être même un refoulé, dans de nombreuses œuvres,
transféré comme un thème, parfois en vue d’une réhabilitation, mais plus
souvent comme objet d’opprobre. L’érudit infatué, le copiste aliéné, le
compilateur obsessionnel, le traducteur désinvolte, l’artisan laborieux, le
faussaire vengeur, l’iconoclaste irrévérencieux : à côté du génie inspiré,
ces images ont mauvaise réputation. Par une mise en abyme repoussoir,
ces figures dégradées sont aussi un modèle d’autovalorisation,
l’affirmation d’une lucidité, le point de départ d’une démarche créatrice
qui se veut personnelle. De la calomnie amusée au sarcasme accusateur
en passant par le sacrifice symbolique : tout porte à croire que la
littérature met à mort l’imitateur pour mieux se rassurer. Sous le
boisseau, nous apercevons un secret qu’elle voudrait garder, celui de la
phobie de l’imitation.

1. Situation qui se reproduit d’époques en époques. Voir par exemple sur le XIXe siècle, Daniel
Sangsue, « Pasticheries », Romantisme, 2/2010, no 148, p. 77-90, ou la préface de Paul Aron et
Jacques Espagnon au Répertoire des pastiches et parodies littéraires des XIXe et XXe siècles, Paris, PUPS,
« Histoire de l’imprimé », 2009.

2. Sur ce sujet, voir entre autres Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria »,
de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, « Hautes études médiévales et
modernes », 1980, p. 77-115, 162-226.

3. C’est l’un des objets principaux de la démonstration érudite de Paul Aron dans Histoire du
pastiche, op. cit.

4. Aujourd’hui pourtant, on ne pratique plus à l’école le pastiche de si bonne grâce. On


n’enseigne plus vraiment à imiter, bien qu’on y revienne timidement avec l’écrit d’invention,
introduit au baccalauréat en 2002, qui peut porter sur un exercice de ce genre. Celui-ci reste
cependant peu prisé des élèves et des enseignants, difficile à noter, risqué pour les candidats qui lui
préfèrent souvent le commentaire ou la dissertation.
5. Marcel Proust, Correspondance, VIII, Paris, Plon, 1981, p. 276.

6. André Malraux, Les Voix du silence, Paris, Gallimard, « La galerie de la Pléiade », 1951, p. 310.

7. Lautréamont, Les Chants de Maldoror, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 2009, p. 234.

8. Nathalie Sarraute, Les Fruits d’Or, Paris, Gallimard, « Folio », 2012 [1963], p. 126.

9. Louis-Ferdinand Céline, À l’agité du bocal et autres textes, Paris, L’Herne, 2006, p. 8.

10. Louis-Ferdinand Céline, Entretiens avec le Professeur Y, dans Romans, IV, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 496.

11. Jean Giraudoux, Œuvres romanesques complètes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la


Pléiade », 1990, p. 199.

12. Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978, p. 267.

13. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la


Pléiade », 1954, p. 911-915. Voir sur ce sujet André Guyaux et Maurice Paz, « La dissertation de
Gisèle », Bulletin d’informations proustiennes, no 1, 1980, p. 33-38.

14. Ibid., p. 911.

15. Ibid., p. 915.

16. Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, « Folio », 1996 [1964], p. 59. Les citations
suivantes sont extraites de ce texte.

17. Il s’agit presque de l’opération inverse réalisée par La Fontaine qui, lui, imitant Ésope,
versifie un texte en prose. Le Pierre Ménard de Borges transpose de son côté les décasyllabes du
« Cimetière marin » en alexandrins. Ces attentats par imitation s’inscrivent dans l’optique de
l’amélioration supposée des œuvres sur laquelle nous reviendrons plus loin.

18. Nathalie Sarraute, Enfance, Paris, Gallimard, « Folio », 2003 [1983], p. 210-217.

19. Ibid., p. 217.

20. Ibid., p. 216.

21. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 1034.

22. Jean de La Bruyère, Les Caractères, Paris, Gallimard, « Folio », 1975, p. 174.
23. Nathalie Sarraute, « Paul Valéry et l’enfant d’éléphant », Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1537.

24. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 37.

25. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, II, op. cit., p. 69.

26. Voir Nathalie Sarraute, Les Fruits d’Or, op. cit., p. 37-38, 41, 103, 148-150.

27. Malcolm Lowry, Choix de lettres, Paris, Denoël, « Lettres nouvelles », 1968 [1965], p. 27.

28. Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, Paris, Gallimard, « Folio », 1987 [1947], p. 617.

29. Malcolm Lowry, Choix de lettres, op. cit., p. 83.

30. Ibid.

31. Ibid., p. 59.

32. Ibid., p. 81.

33. Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, Paris, Éditions 10/18, « Domaine étranger »,
2003 [2000], p. 59.

34. Même si le métier de copiste s’est aujourd’hui éteint, il continue à hanter la littérature qui y
décèle une image de l’écrivain, comme dans Bartleby et compagnie d’Enrique Vila-Matas.

35. Herman Melville, Bartleby le scribe, Paris, Gallimard, « Folio », 2013 [1986], p. 9-10.

36. Sur ce sujet, voir Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification. Tactique et stratégie
littéraires, Paris, Minuit, « Propositions », 1994.

37. Georges Perec, Un cabinet d’amateur, Paris, Le Seuil, « Points », 2001 [1979], p. 84.

38. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Le Seuil, « Points », 1982 [1979],
p. 170.

39. Patrick Modiano, La Place de l’étoile, Paris, Gallimard, « Folio », 2002 [1968], p. 92.

40. Ibid., p. 92-93.

41. Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, « Folio », 1972 [1938], p. 51.

42. Ibid., p. 58.

43. Ibid., p. 18.


44. Ibid., p. 58.

45. Ibid., p. 60.

46. Herman Melville, op. cit., p. 23.


CHAPITRE II

JUSTIFICATIONS

Il y eut pourtant, dans notre littérature, des moments pour l’imitation,


des époques où on la regardait avec plus de bienveillance et moins
d’appréhension, où l’on pouvait imiter sans en rougir, presque de bonne
humeur, en particulier de la Renaissance au XVIIe siècle. C’est que la
société et les paradigmes intellectuels et esthétiques de l’époque la
légitimaient1. Larcin salutaire, commerce avec les Anciens, marque d’une
connivence spirituelle avec un lecteur érudit qui, capable de saisir les
allusions, éprouve un plaisir démultiplié qui n’est pas indifférent à
quelque phénomène d’autovalorisation : l’imitation a encore quelque
chose de la rassurante parole d’évangile. Quiétude et accalmie aussi parce
que sa cible est choisie avec circonspection : les auteurs anciens. Ceux
qui parlaient une autre langue, ceux qui vivaient dans une autre
civilisation. En conséquence de quoi, il y a distance. Éloignement.
L’œuvre source est comme soustraite au présent et à l’Histoire. Elle est
reléguée dans un temps premier qui est celui des commencements de la
littérature et, parce que commencement, fondateur. De sorte qu’on peut
encore poser cette équation : pillage égale témoignage d’une admiration.
L’imitateur est le dépositaire d’une tradition : il a reçu quelque chose plus
qu’il ne l’a chapardé.
Temps de l’innocence mimétique, la Renaissance ne fut pas pour
autant le temps de l’ignorance. Les risques et avantages de l’imitation s’y
discutent jusqu’à former le cœur de toute une culture. Celle-ci est au
cœur de très nombreux débats sur sa légitimité. L’écrivain est tenaillé par
le besoin de se disculper en en justifiant l’emploi. Étrange attitude qui
nous amène à postuler qu’il n’y eut peut-être pas complètement de siècle
d’or pour l’imitation. À supposer que l’affolement et le blâme qui lui sont
affiliés ne sont pas que des attitudes historico-sociales. Ils ont aussi
quelque chose de pulsionnel et spontané, c’est-à-dire engagé par la nature
même de l’imitation, presque inscrit dans son code génétique, qui appelle
le besoin de s’expliquer, de sérier les cas de figure, souvent pour se
réhabiliter2. Mais il conviendrait d’ajouter : selon les rythmes
intellectuels, les mythologies, les sociétés, les mentalités. Ce sont en effet
aussi des exigences sociales, des débats esthétiques, des archétypes
philosophiques qui dirigent les perceptions et les pratiques changeantes
de l’imitation. Affaire d’époque, c’est sûr, l’imitation est tributaire de son
histoire, de son récit. C’est en particulier au XVIIIe siècle qu’apparaît un
tournant dans le regard qu’on porte sur elle, notamment en raison de la
crise de l’originalité qui survient3. D’autant qu’en parallèle de la
rectification des paradigmes intellectuels où modèle et imitation sont
conçus, se développe une vaste réflexion sur le plagiat, le pastiche et la
propriété intellectuelle qui, après la Révolution, amènera à légiférer sur le
droit d’auteur4. Cet ensemble de facteurs aux causes et impacts variés
conduira à introduire une crainte et un soupçon beaucoup plus éclatants
et vigoureux alors que la Renaissance et le XVIIe siècle s’étaient employés
à les enrayer. C’est pour cette raison qu’il convient de se pencher sur la
façon dont les écrivains ont été amenés, dès le départ, à justifier leur
pratique de l’imitation afin de percevoir plus finement les affects qui y
sont liés et de comprendre l’importance de ces débats dans les choix
esthétiques qui s’y sont constitués. On y apercevra plus clairement
certains traits marquants de l’évolution de la représentation de la
littérature par elle-même et des valeurs qu’on lui attache.

Du bon usage de l’imitation


Jetons d’abord un œil sur la palette lexicale utilisée pour circonscrire
l’imitation, façonnée très tôt et qui restera en usage pendant plusieurs
siècles. La référence animalière y est habituelle. Car on peut, en imitant,
butiner. Cette image de Sénèque, raflée chez Virgile, connaîtra un franc
succès, de Francis Bacon à Pétrarque, Montaigne, Burton ou
l’Encyclopédie : « Imitons, comme on dit, les abeilles qui volettent de-ci
de-là, pillotant les fleurs propres à faire le miel, puis disposent, arrangent
en rayons tout le butin5. » Loin de cette collectivité aérienne, qui prescrit
plus la métamorphose que le rabâchage, l’imitateur est parfois un primate,
voué à l’abrutissement imitatif. Chez Horace, le singe rejoint l’essaim
d’abeilles et le troupeau hébété de ceux qui ruminent les textes des
autres6. La Fontaine approuve et renchérit en concluant « Le singe », qui
se souvient d’Horace, par ces mots sans réplique : « N’attendez rien de
bon du Peuple imitateur, / Qu’il soit singe ou qu’il fasse un livre : / La
pire espèce, c’est l’auteur7. » La deuxième métaphore en vigueur nous fait
transiter d’un règne à l’autre, de l’animal au végétal. Alors que la greffe ne
prend pas toujours chez Montaigne (« je transplante en mon solage8 »,
« les écrivains indiscrets de notre siècle, qui parmi leurs ouvrages de
néant, vont semant des lieux entiers des anciens auteurs, pour se faire
honneur9 »), l’imitateur jardinier de Burton a la main plus verte (« nous
cueillons les meilleures fleurs des meilleurs jardiniers pour orner nos
terrains stériles10 »). Leur emboîtant le pas, Proust dira de l’imitation orale
de Bergotte par Morel qu’elle « ne produit, d’ailleurs, que des fleurs
stériles11 ». Le troisième réseau lexical fait prospérer le cambriolage et le
vol, allant parfois jusqu’au pillage et au butin. L’Anatomie de la mélancolie
de Burton en propose un riche échantillon : « Tels les apothicaires, nous
faisons chaque jour de nouvelles mixtures, nous changeons de flacon, et
comme les vieux Romains qui dérobaient à toutes les villes du monde
(...), nous écrémons les esprits des autres hommes12. » Dans la même
veine, Ronsard, qui n’hésite pas d’un côté à diviniser l’inspiration, avoue
de l’autre : « Je pillay Thebe, et saccageay la Pouille, / T’enrichissant de
leur belle despouille13. » Toute la fin de la Défense et Illustration de la langue
française de Du Bellay déploie la même imagerie dans un appel à la
piraterie collective de la part des poètes : « Français, marchez
courageusement vers cette superbe cité romaine : et des serves dépouilles
d’elle (...) ornez vos temples et autels. (...) Pillez-moi sans conscience les
sacrés trésors de ce temple delphique14. » Montaigne lui aussi allègue
fréquemment ses « emprunts » et ses « larcins ». Nulle dépréciation dans
cette image : « Quoi, si je prête un peu plus attentivement l’oreille aux
livres, depuis que je guette si j’en pourrai friponner quelque chose de
quoi émailler ou étayer le mien15 ? »« Larcin » et « pillage » sont encore des
termes en usage, mais plus dépréciatifs, dans le Dictionnaire philosophique
de Voltaire et l’Encyclopédie pour qualifier le plagiat. Ces métaphores sont
appréciées, elles circulent de textes en textes et marquent les esprits au-
delà de l’air du temps. Mais ce qui compte ici, plus que le besoin de
figurer une technique littéraire, est le caractère réversible de ces images.
Si elles sont susceptibles de valoriser l’imitation, elles connotent aussi
l’erreur, la faiblesse ou le délit. Elles cristallisent une ambiguïté qui
appelle à introduire tout un ensemble de nuances et de degrés entre les
bons et les mauvais imitateurs, les bonnes et les mauvaises manières
d’imiter, pour séparer la butineuse du macaque, le bon grain de l’ivraie, le
justicier du malfaiteur, le conquérant du pillard.
Regardons donc les mises au point que le moindre imitateur se croit
tenu de psalmodier pour s’expliquer, presque s’excuser ou se disculper.
Celle de La Fontaine par exemple, qui nous permettra en outre de
compléter notre bestiaire de deux volatiles avec « Le geai paré des plumes
du paon »16. Le titre synthétise parfaitement le propos : un oiseau subtilise
sa livrée à un autre. Citons d’abord la conclusion de la fable : « Il est assez
de geais à deux pieds comme lui, / Qui se parent souvent des dépouilles
d’autrui, / Et que l’on nomme plagiaires. » (v. 10-12) La symbolique est
relativement transparente : mettant en butée l’animal commun qu’est le
geai au volatile plus distingué qu’est le paon en raison de son plumage
versicolore, La Fontaine oppose le plagiaire maladroit à l’artiste accompli,
en faisant silence sur les vertus de l’imitation. D’autant qu’un geai revêtu
de plumes de paon, devient un animal travesti relativement grotesque
mais surtout pas un paon. La leçon est efficace et transparente. Restons
cependant sur le qui-vive, puisque notre fable n’est nullement achevée.
Le fabuliste a un dernier mot à ajouter. Donnons-lui la parole : « Je m’en
tais, et ne veux leur causer nul ennui : / Ce ne sont pas là mes affaires. »
(v. 13-14) Au terme de la fable, La Fontaine rechigne à se prononcer, à
être l’instrument d’une délation ou d’un procès. Bref à se faire
moralisateur. Cette ultime pirouette lui interdit d’assumer lui-même la
morale dans ce qui pourrait presque être un désaveu. Du moins y a-t-il
une évidente réticence à conclure et à sanctionner l’imitation. Car il faut
se souvenir aussi que La Fontaine sait que, s’il ne plagie pas, il imite lui-
même et qu’il ne peut pas condamner frontalement l’imitation qui est le
ressort de sa fable et de son recueil. La démarche adoptée est en réalité
complexe : La Fontaine réécrit une fable d’Ésope, « Le choucas et les
oiseaux », dont la morale est centrée sur ceux qui accaparent le bien
d’autrui, en particulier leur argent, pour se valoriser. Rien de tel chez La
Fontaine qui remanie très significativement la conclusion du récit en la
plaçant sur un terrain inconnu du fabuliste grec et encore émergeant au
XVIIe siècle : celui de la propriété intellectuelle. En cela, il avait un
prédécesseur dont il s’inspire visiblement : Horace qui, pour dénoncer les
indélicates contrefaçons, imitait déjà la fable d’Ésope en vue de dresser un
réquisitoire contre le plagiat17. Mais là encore, La Fontaine marque sa
différence en répugnant à faire de son récit, comme Horace, une
accusation délibérée. Dans ce déplacement d’accent, c’est assurément sa
propre démarche que La Fontaine sonde implicitement, peut-être même
pour la mettre à l’épreuve des faits. Car dérobant les atours d’Ésope et
d’Horace, il ne devient pas un travesti grossier mais parvient à inventer
ses propres interrogations et sa propre écriture.
De sorte que c’est aussi toute une conscience d’époque en train de se
constituer, avec ses ambivalences et ses tergiversations, notamment entre
imitation et plagiat, que nous décelons dans cette fable. Un examen
minutieux des conditions d’exercice de l’imitation, voilà ce
qu’entreprennent les écrivains, pour discriminer les usages et tenter de
maîtriser la peur qui les assaille. Ils sont comme sommés d’argumenter
leur pratique, de l’illustrer, la symboliser et la détailler pour qu’on ne
puisse pas l’indexer uniquement sur la frayeur, l’orgueil, la honte ou la
culpabilité. Le guide de l’imitateur sachant imiter est à l’étude. Avec
Montaigne, l’un des imitateurs les plus imperturbables, une inquiétude
diffuse accompagne pourtant déjà Les Essais, perceptible par éclats,
notamment dans le besoin si récurrent de commenter l’impulsion
mimétique qui aiguillonne sa plume : « Qu’on voie, en ce que
j’emprunte, si j’ai su choisir de quoi rehausser mon propos18. » Montaigne
réclame qu’on l’évalue non d’après ses cambriolages mais sur sa manière
de chaparder et sur ses choix, preuve s’il en est de son immense sagacité.
Car l’imitation ne doit servir ni à parader ni à se valoriser : « c’est
premièrement injustice et lâcheté, que n’ayant rien en leur vaillant par où
se produire », certains écrivains « cherchent à se présenter par une valeur
étrangère : et puis grande sottise se contentant par piperie de s’acquérir
l’ignorante approbation du vulgaire, se décrier envers les gens
d’entendement qui hochent du nez notre incrustation empruntée (...).
De ma part il n’est rien que je veuille moins faire19 ». Cet éloge du
discernement et de la modestie détonne toutefois quelque peu quand on
prend aussi en compte la manière dont Montaigne exhorte parfois
l’imitateur à camoufler ses maraudes. Certes c’est ainsi qu’il fera saillir ce
qui est original, mais on ne peut manquer de soupçonner quelque
malaise à laisser paraître le resquillage. Ce que Montaigne résume d’un
conseil avisé aux pirates littéraires : « Qu’il cèle tout ce de quoi il a été
secouru et ne produise que ce qu’il en a fait20. » Injonction d’autant plus
remarquable qu’elle réalise ce qu’elle préconise, puisqu’elle est elle-même
une reprise textuelle tacite de Sénèque21...
Le vol qualifié n’est donc pas le bienvenu et si les tables de la loi de
l’imitation sont seulement en train d’être gravées dans un marbre friable
de la Renaissance au XVIIe siècle, le « tu ne voleras pas » a tendance à être
supplanté par un « tu ne te feras pas prendre la main dans le sac ». À la
suite de Montaigne, c’est autour de Guez de Balzac et de l’Apologie pour
M. de Balzac, qu’on essaye de distinguer la vulgaire rapine de l’imitation
légitime parce qu’innovante. On y plaide le recel feutré et élégant, c’est-
à-dire grimé, commis avec une telle habileté qu’il n’est plus perceptible22.
Mlle de Scudéry, dans Mathilde, conteste quant à elle le mot « larcin »,
parce qu’impropre pour une imitation de bonne compagnie et de bonne
éducation, raffinée et distinguée, qui est le fondement même de
l’esthétique galante. Les plagiés sont d’ailleurs appelés à la barre :
Pétrarque en personne intervient dans le récit pour louer la supériorité
d’une imitation de ses propres textes sur leur modèle. La traditionnelle
restriction ne se fait pourtant pas attendre : imitateurs de tout bord,
maquillez vos emprunts, et surtout ne détroussez jamais un de vos
contemporains. Avertissement final que Nodier valide lui aussi dans ses
Questions de littérature légale. Pourquoi d’un côté s’efforcer à affilier
l’imitation à un vol légitime et de l’autre réclamer qu’on la farde et bannir
la spoliation de ses contemporains ? La récurrence et la convergence de
ces précautions fait sens : c’est certes une manière d’éviter le flagrant
délit, les querelles et les procès, mais c’est surtout se tourner vers des
sources déjà officialisées, vers des auteurs institutionnalisés, avec qui la
distance neutralise les menaces, au lieu de prendre d’assaut des
singularités vivantes et si proches qu’elles vous guettent et vous
intimident.
Mais le décalogue de l’imitateur a encore d’autres commandements.
Chacun y va de sa touche personnelle, proposant ses amendements, ses
réserves, ses décrets, ses ordonnances, dans le but secret de poser des
jalons et des limites pour tenir la bride à une singerie dont on ressent les
dangers même quand on la pratique et la loue. « Je cite le nom et le texte
de mes auteurs23 », stipule Burton pour se dresser contre ceux qui
masquent leurs brigandages. Nodier, dans ses Questions de littérature légale,
n’accepte lui aussi que le pastiche explicite, mais surtout lorsqu’il est le
fait de grands auteurs sur de piètres prédécesseurs. En la matière, on peut
être plus direct encore : « J’imite. Plusieurs personnes s’en sont
scandalisées. La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartuferie, et
camoufle mal le mauvais ouvrier. Tout le monde imite. Tout le monde
ne le dit pas24 ». Rares sont ceux qui, comme Aragon, ont la hardiesse de
le dire. Et de le redire, même si la provocation est cette fois atténuée par
le voile d’une fiction désinvolte : « Copier, alors c’est mal vu, remarquez
tout le monde copie, seulement il y a ceux qui sont malins, ils changent
les noms par exemple, ou enfin ils s’arrangent pour prendre des bouquins
épuisés, (...) on n’a pas idée de copier sur du Gallimard25. » Et d’ajouter
plus loin : « Je volai le schéma verbal d’une phrase (...). C’est ainsi, je dois
l’avouer, que je calquai fort exactement sur une phrase de Jean de Bueil
ce qui allait être la première phrase d’Œdipe26. » Chateaubriand, dénigrant
son ingrate descendance romantique, légitime lui aussi un usage avoué de
l’imitation : « Je reconnais tout d’abord que, dans ma première jeunesse,
Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Études de la nature, ont
pu s’apparenter à mes idées ; mais je n’ai rien caché, rien dissimulé du
plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais27. » De la même
manière, il s’indigne du silence de Byron sur sa dette supposée à l’égard
de René, lui qui avait « eu la faiblesse de ne jamais me nommer28 ». « J’étais
donc un de ces pères qu’on renie quand on est arrivé au pouvoir ? » Et
d’ajouter, laissant à penser que l’imitation est le cœur de la dynastie
littéraire : « On veut garder le sceptre, on craint de le partager, on s’irrite
des comparaisons ».
Mais nommer n’est pas toujours suffisant. Il faut aussi savoir choisir ses
sources et quoi imiter en elles. Les écrivains tiennent parfois à nous en
assurer pour se démarquer de leurs confrères et s’exonérer de tout
reproche, comme le font Montaigne ou Guez de Balzac. Dans le même
esprit, La Bruyère met en garde l’aspirant imitateur quant au choix de ses
modèles, à l’aide d’un caractère ajouté en réponse à ses détracteurs :

« Je conseille à un auteur né copiste, et qui a l’extrême modestie


de travailler d’après quelqu’un, de ne se choisir pour exemplaires
que ces sortes d’ouvrages où il entre de l’esprit, de l’imagination, ou
même de l’érudition : s’il n’atteint pas ses originaux, du moins il en
approche, et il se fait lire. Il doit au contraire éviter comme un écueil
de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur, que le cœur fait
parler, à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent, pour
ainsi dire, de leurs entrailles tout ce qu’ils expriment sur le papier :
dangereux modèles et tout propres à faire tomber dans le froid, dans
le bas et dans le ridicule ceux qui s’ingèrent de les suivre. En effet, je
rirais d’un homme qui voudrait sérieusement parler mon ton de
voix, ou me ressembler de visage29. »

Plusieurs arguments entrent en ligne de compte : on naît imitateur, on


ne le devient pas ; ce statut n’a rien d’enviable ; il assigne à une modestie
assumée. Mais l’essentiel est surtout que c’est l’esprit qu’on doit imiter et
non pas l’homme, avec ses humeurs.
Un symptôme fort de la peur de l’imitation, c’est donc ce besoin
insistant, méthodique, presque normatif, de distinguer ce qui relève de la
bonne et de la mauvaise imitation, autant dans la manière d’emprunter
que dans la source à laquelle on s’abreuve. Ce nuancier, où s’expriment
degrés et demi-teintes, entre désapprobation et caution, est, pour
l’écrivain, le paraphe où s’avoue un positionnement bien malaisé.

La mauvaise foi de l’imitateur


Toutes ces déclarations prouvent qu’imiter ne va pas de soi, qu’une
méfiance et une angoisse instinctives traînent un peu partout et battent le
rappel de l’autojustification. Établir de subtils distinguos ne préserve
cependant pas toujours de basculer dans l’argutie intenable, le sophisme
délibéré, la contradiction éclatante. Mais aussi le moyen terme. Gide par
exemple. Bien qu’il fasse l’éloge de l’influence, qu’il nous certifie que
« les grands artistes n’ont jamais craint d’imiter30 », il précise que « ceux
qui craignent les influences et s’y refusent en sont punis de cette manière
admirable : dès qu’on signale un pasticheur, c’est parmi eux qu’il faut
chercher31 ». Il y aurait de la sorte deux manières de singer, une noble et
une basse. C’est que le pastiche selon Gide vire presque au plagiat et que
l’écrivain, de la même manière que Valéry, célèbre la libre circulation des
idées que tous deux différencient du rapt des mots, plus condamnable.
Reconnaître l’imitation ou l’influence chez eux est indissociable d’un
éloge de l’originalité de l’expression et de la forme, dernier sanctuaire de
l’identité singulière que l’écrivain n’est pas prêt à profaner32.
La peur de l’imitation ferait-elle ainsi glisser vers la mauvaise foi ? C’est
du moins ce que remarque Burton qui se constitue prisonnier et plaide
coupable dès l’ouverture de son Anatomie de la mélancolie : « Si la
condamnation sévère de Synesius est justifiée, selon laquelle c’est un plus
grand crime de voler le labeur des morts que leurs habits, que deviendront la
plupart des écrivains ? Comme d’autres à ce tribunal, je lève la main et je
plaide coupable de cette félonie (...) et je consens à être exécuté avec
eux33. » Car Burton a clairement pressenti cette singulière contradiction
au cœur de la mauvaise foi des imitateurs : « Faute que reprochent à
d’autres, comme je le fais, tous les écrivains alors même qu’ils en sont
fautifs. (...) Tous voleurs, ils chapardent dans les vieux auteurs de quoi
étoffer leurs nouveaux commentaires, plongent dans les poubelles
d’Ennius et retournent le fumier de Démocrite, tout comme je le fais34. »
C’est que l’imitateur dénigre aisément son art, ou en vient à le bannir
d’un côté et à l’accréditer de l’autre. On glisse vite du délit d’imitation au
déni d’imitation. Les cas sont tellement nombreux qu’il semble vain de
tous les recenser. Contentons-nous d’un échantillon. Du Bellay. Alors
qu’il prône l’imitation de la langue des Anciens dans sa Défense et
Illustration de la langue française, il s’y refuse dans le sonnet IV des Regrets :
« Je ne veux feuilleter les exemplaires Grecs, / Je ne veux retracer les
beaux traits d’un Horace, / Et moins veux-je imiter d’un Pétrarque la
grâce, / Ou la voix d’un Ronsard, pour chanter mes Regrets. / (...) Je me
contenterai de simplement écrire / Ce que la passion seulement me fait
dire. » (v. 1-4, 9-10) Simple incohérence ou exemption surprenante à la
règle de l’imitation qui ne s’appliquerait qu’aux autres et non au poète
original qui compose Les Regrets ? Musset aussi. Qui consigne avec
sagesse dans Namouna : « Il faut être ignorant comme un maître d’école /
Pour se flatter de dire une seule parole / Que personne ici-bas n’ait pu
dire avant nous35. » Un relativisme qui se poursuit : « Rien n’appartient à
rien, tout appartient à tous. / (...) C’est imiter quelqu’un que de planter
des choux ». Mais le ton est tout autre dans « La Coupe et les Lèvres » où
le poète se lance dans la controverse en réaction à ceux qui le taxent
d’avoir pastiché Byron : « Je hais comme la mort l’état de plagiaire ; /
Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre36. » Plus
déconcertant : Nodier, cleptomane notoire, se livre à la déconsidération
de sa technique favorite. Dans ses Questions de littérature légale, il traque les
plagiats et classe les rapines alors qu’il s’y consacre ailleurs. Lisez par
exemple cette définition révélatrice du pastiche : « jeu d’esprit auquel
tout le monde ne peut pas s’élever, et qui n’est pas susceptible d’un grand
développement37 ». Et ceci : « les ouvrages excellents sont ceux qui se
prêtent le moins à l’art du pastiche38 ». N’est certes pas pasticheur qui
veut. Mais en creux, on excommunie l’exercice du Parnasse
authentique ; on l’affilie au régime de l’habileté, du malin et du rusé, et
surtout de la brièveté, du momentané, ce qu’un autre pasticheur
confirmera un peu plus tard : Marcel Proust.
En effet, son compagnonnage avec le pastiche aura été orageux. Si
l’exercice est divertissant et qu’il fut pratiqué avec brio dans L’Affaire
Lemoine et en certains endroits de La Recherche, il est aussi une perte de
temps qu’il faudrait faire cesser. « Merde pour les pastiches ! » : tel est
l’emphatique anathème prononcé dans une lettre à Robert Dreyfus qui
contient pourtant un pastiche baptisé Explication par H. Taine des raisons
pour lesquelles tu me rases à me parler des Pastiches39. Mais cette badinerie est
plus sérieuse qu’on ne croit. Son audace est tout simplement de prendre
pour objet les textes de L’Affaire Lemoine et de regretter la lassitude
occasionnée par la lecture de cette succession de pastiches, plaisants
uniquement de manière ponctuelle et lorsqu’ils sont brefs. « Vous voulez
bien d’une ou deux caricatures dans un vestibule, avant d’entrer dans la
bibliothèque. Mais il est ennuyeux de rester indéfiniment dans le
vestibule40 », précise Proust. Le pastiche, c’est donc surtout un avant-goût
de la littérature, ce qui la désigne sans nous la donner, et qui ne peut pas
la remplacer. Effectuer un pastiche de Taine pour congédier le pastiche :
voilà qui n’est toutefois pas exempt d’ambiguïtés. Car la critique affichée
pourrait bien être invalidée par la réalisation de ce qui est condamné.
Mauvaise foi donc, et dont on a déjà souligné la fréquence, chez un
pasticheur incapable de prendre à sa charge la dénonciation d’un mal qu’il
déteste mais qu’il ne peut renier.
Voilà donc nos imitateurs à découvert : le kaléidoscope formé par ces
prises de position nous dit que l’imitation répond à un régime qui n’est
autre que celui de la contradiction. Non seulement en raison d’un
consensus social mais aussi d’un imaginaire de la création authentique
dont on trouve déjà des traces chez Horace qui tient à proclamer :

« Ô imitateurs, troupeau servile, combien de fois votre vaine


agitation a remué ma bile ou excité ma joie !
J’ai, avant tous les autres, porté de libres pas dans un domaine
encore vacant. Mon pied n’a point foulé les traces d’autrui. (...) Le
premier, j’ai fait connaître au Latium les ïambes de Paros, imitant les
rythmes et la vivacité d’Archiloque41. »

Transactions, négociations et équivoques : le duel entre l’imitation et


l’originalité est vieux comme le monde et il commande une série de
compromis incertains. Et dans ce paysage accidenté, l’imitateur est un
inapaisé qui, pour se livrer à cette imitation qui le captive mais l’angoisse,
en arrive parfois, avec une mauvaise foi plus flagrante encore, à riposter
qu’il n’imite pas en imitant. De deux choses l’une : ou l’imitation n’est
pas ce qu’on croit, ou l’imitateur nous ment et se ment. C’est
certainement l’antinomie centrale des Contes drolatiques de Balzac, où on
ne peut qu’être interpellé par l’ambivalence du regard porté sur le
pastiche puisque l’imitateur nous certifie qu’il n’imite pas42, alors même
qu’il pastiche et que Balzac a souvent brigandé sans le dire dans ses
romans, notamment dans ses discours d’inspiration historique,
sociologique ou philosophique43. Le projet de l’écrivain est celui-ci :
« demourer soy-mesme en pastissant dedans le moule d’autruy44 ». Est-on en face
d’une adhésion entière à la démarche pasticheuse ? Pas tout à fait. Notez
en particulier cette résistance contre l’immersion menaçante dans la page
de l’autre, ce désir d’y faire effraction sans s’y cadenasser. Pour ne pas
abdiquer son identité, pour conserver la mainmise sur une écriture
consciente d’elle-même et réfléchie. Et, pour mieux contrer cette gêne
feutrée, l’« Historique du procès auquel a donné lieu Le Lys dans la vallée »
plébiscite en 1836 les Contes comme l’œuvre « la plus originalement
conçue de cette époque ». En ajoutant : « ce livre n’est pas un pastiche
comme on le dit, car il n’y a pas d’œuvre qui puisse être construite de
centons pris dans Rabelais45 ». Inimitable Rabelais : un argument de
mauvaise foi qui permet de le spolier sous cape. Quant au cinquième
« Prologue » des Contes drolatiques, il prolonge les variations sur le thème
du déni du modèle et du pastiche, à travers une riposte contre ses
adversaires, « lesquels, gens myrobolans, docteurs en fourberie, acephales,
et pleins de fiel, s’en vont disant que les contes droslatiques sont des
centons, pastiches et imitacions. Imitacions de qui ? de Rabelays, disent
aulcuns d’iceulx. Imiter Rabelays, être Rabelays ! vère ce seroyt estre
pluz que Rabelays. Pastiches, centons ? les testes d’asne46 ! » Si Balzac
paraît donc si apaisé, s’il semble pasticher de bonne humeur, c’est qu’il a
une conviction forte : il ne pastiche pas. Non, à l’écouter, il imiterait
seulement une langue, historiquement datée, mais surtout pas une
manière d’écrire dans cette langue qui aurait déjà existé par le passé47.
D’où un rassérènement évident puisque, écartant tout modèle littéraire,
Balzac peut se réclamer de la parole la plus neuve, la plus inaccoutumée
et sans précédent qui soit. L’artiste est confiant, décontracté et olympien,
puisque le génie incomparable est au rendez-vous.

1. Sur cet aspect, on se reportera notamment à l’approche historique et sociologique proposée


par Paul Aron, Histoire du pastiche, op. cit.
2. Il faut d’ailleurs ajouter que l’histoire littéraire a été jalonnée d’une inlassable chasse aux
sorcières de l’imitation et du plagiat. Les chiens de garde de la propriété littéraire ont été
nombreux à recenser les emprunts pour les stigmatiser : Macrobe contre Virgile, Malone contre
Shakespeare, Fréron contre Diderot et Voltaire, Joseph-Marie Quérard et ses Supercheries littéraires
dévoilées, Léon Bloy contre Alphonse Daudet... Ils ont exercé une pression forte qui a contraint les
uns et les autres à plaider leur cause.

3. Voir à ce sujet Roland Mortier, L’Originalité, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique
littéraire », 1982.

4. Sur cet aspect, voir entre autres Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à
l’âge classique, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1985, Hélène Maurel-Indart, Du plagiat, op. cit.,
Sandra Travers de Faultrier, Droit et Littérature : essai sur le nom d’auteur, Paris, PUF, « La politique
éclatée », 2001.

5. Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, lettre 84,
p. 855.

6. Voir en particulier Horace, Épîtres, I, 19.

7. Jean de La Fontaine, Fables, XII, 19, « Le singe », v. 12-14.

8. Michel de Montaigne, Essais, II, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2005, p. 105.

9. Ibid., I, p. 314.

10. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 75.

11. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 768.

12. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 75.

13. Pierre de Ronsard, « À sa lyre », Odes, I, XXII, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 677.

14. Joachim Du Bellay, La Défense et illustration de la langue française, dans Les Regrets. Les
Antiquités de Rome, Paris, Gallimard, « Poésie », 1975, p. 262.

15. Michel de Montaigne, Essais, II, op. cit., p. 427.

16. Jean de La Fontaine, Fables, IV, 9.

17. Horace, Épîtres, I, 3.

18. Michel de Montaigne, Essais, II, op. cit., p. 104.


19. Ibid., I, p. 315-316.

20. Ibid., p. 321.

21. Sénèque, Lettres à Lucilius, op. cit., lettre 84, p. 856.

22. Les tensions autour de la question de l’imitation au XVIIe siècle sont en effet très sensibles
dans la querelle qui éclata à la parution du premier recueil des Lettres de Guez de Balzac.
L’Apologie, qui répondait notamment aux reproches contre les emprunts alors que Balzac avait
proclamé rompre avec l’esthétique imitative, tente de définir la bonne imitation en soulignant que
l’auteur avait su s’émanciper de ses modèles et les surpasser. Voir à ce sujet Mathilde Bombart,
Guez de Balzac et la querelle des lettres. Écriture, polémique et critique dans la France du premier XVIIe siècle,
Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2007.

23. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 78.

24. Louis Aragon, « Arma virumque cano. Préface », Les Yeux d’Elsa, Paris, Seghers, 2004 [1942],
p. 13. Ponge avoue pour sa part : « j’ai pillé ces livres savants (...), j’ai jonglé avec des expressions
prises dans ces livres savants, et même avec des paragraphes entiers » (Entretiens de Francis Ponge avec
Philippe Sollers, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1970, p. 129).

25. Louis Aragon, La Mise à mort, Paris, Gallimard, 1965, p. 388.

26. Ibid., p. 394.

27. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, I, Paris, Livre de poche,


« Classiques de poche », 2001, p. 728.

28. Ibid.

29. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 43.

30. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 37.

31. Ibid., p. 36.

32. On trouve d’ailleurs une position assez proche chez Burton dans son Anatomie de la
mélancolie, Perrault dans son Parallèle des Anciens et des Modernes, Pascal dans ses Pensées, et même
chez Flaubert.

33. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 74.

34. Ibid., p. 75-76.


35. Alfred de Musset, Poésies complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957,
p. 257-258.

36. Ibid., p. 155.

37. Charles Nodier, Questions de littérature légale. Du Plagiat, de la supposition d’auteurs, des
supercheries qui ont rapport aux livres, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2003,
p. 89.

38. Ibid., p. 92.

39. Voir Robert Dreyfus, Souvenirs sur Marcel Proust, Paris, Grasset, « Les cahiers rouges »,
2001 [1926], p. 195.

40. Ibid., p. 196.

41. Horace, Épîtres, Paris, Les Belles Lettres, 1941, I, 19, p. 125-127.

42. Cette contradiction a fréquemment été notée. Voir entre autres Marie-Claire Bichard-
Thomine, « Un cas de réécriture : les Contes drolatiques de Balzac, ou “demourer soy-mesme en
pastissant dedans le moule d’autruy” », Pratiques de réécritures : l’autre et le même, Chantal Foucrier et
Daniel Mortier (dir.), Mont-Saint-Aignan, Publications de l’Université de Rouen, « Études de
littérature générale et comparée », 2001, p. 51-62.

43. Parmi la multitude de ce type d’emprunts, le plus célèbre est assurément celui de la lettre de
Walter Shandy sur la nature des femmes dans Tristam Shandy, entièrement recopiée dans la
Physiologie du mariage. Mais ce n’est certainement pas Sterne, grand imitateur devant l’éternel, qui
s’en serait offusqué...

44. Honoré de Balzac, Les Cent Contes drolatiques, dans Œuvres complètes, XX, Paris, Les
Bibliophiles de l’originale, 1969, p. 482.

45. Honoré de Balzac, « Historique du procès auquel a donné lieu Le Lys dans la vallée », dans La
Comédie humaine, IX, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 956.

46. Honoré de Balzac, Les Cent Contes drolatiques, op. cit., p. 481.

47. L’imitation « en vieil langage » est d’ailleurs une forme fréquente dès le XVIIe siècle, qu’on
retrouve chez Voiture, La Bruyère et même dans la correspondance de Flaubert.
CHAPITRE III

VERTIGES IDENTITAIRES

Réprobations, justifications : ce couple a donc structuré le rapport à


l’imitation, à l’influence et à la littérature pour les écrivains, en fonction
de la valeur centrale qu’est l’originalité. Mais cette dernière n’a pas été
élue à la tête de la République des Lettres uniquement parce que l’œuvre
trouve son intérêt et sa pertinence dans la nouveauté. Il existe aussi à cela
des raisons ontologiques profondes : écrire avec les mots des autres,
imiter une œuvre ou un style, c’est faire de la littérature une mise en
rapport dangereuse et inquiétante de soi avec l’autre. L’imitation fait peur
parce qu’en elle le vertige identitaire propre à toute littérature a quelque
chose d’excessif et de monstrueux. Imiter c’est en effet prendre le risque
de ne pas pouvoir fonder son identité sur un style propre et sur une
création qui ne vienne que de soi. Il ne s’agit toutefois pas ici de discuter
du fait que le style puisse ou non être véritablement considéré pour
l’écrivain comme un marqueur identitaire : c’est cette association, qu’elle
soit légitime ou non, qu’elle soit effective ou simplement construite et
fantasmée, qui fait que le rapport à l’imitation est perçu comme un
rapport à l’autre et à soi. C’est elle qui rend si problématique le
phénomène mimétique et qui a orienté un certain nombre de choix
esthétiques ou de prises de position théorique sur l’imitation et la
littérature.
La fin du quant-à-soi
Gide notait certes que, selon un préjugé répandu, l’influence « est
considérée comme une chose néfaste, une sorte d’attentat envers soi-
même, de crime de lèse-personnalité1 » et que « la peur de ressembler à
tous fait dès lors chercher à celui-ci quels traits bizarres, uniques
(incompréhensibles souvent par là même), il peut bien montrer2 ». Mais il
ajoutait aussi que « les influences agissent par ressemblance3 ». La
précision n’est pas innocente. Elle vise, inconsciemment peut-être, à
ramener l’influence dans la sphère du semblable, à dédramatiser son effet
d’altération en la parquant dans le domaine réservé du Moi.
C’est qu’on croit volontiers que « le style c’est l’homme ». L’aphorisme
est connu. Il est de Buffon, dans son discours de réception à l’Académie
française. Admettons et n’ayons pas peur de donner de l’eau à ce moulin
en disant que l’homme serait le style. Ces équivalences suggèrent une
double certitude : celle de la place de l’homme dans le monde et celle de
l’écriture. Et surtout une relation entre elles : le style existe parce que le
sujet est un et assuré. Ces visions unitaires se sont progressivement
construites de la Renaissance au classicisme. Mais c’est au XVIIIe siècle
qu’un changement de régime majeur se concrétise. L’entreprise de
sincérité absolue des Confessions de Rousseau en est un exemple
saisissant, elle qui s’ouvre par une déclaration fracassante : « Je forme une
entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point
d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la
vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi4. » Refus de l’imitation en
amont et en aval, ce plaidoyer pour une écriture authentique, inédite et
inimitable, place le modèle dans une source nouvelle et unique :
l’homme et son naturel5. Le préambule du manuscrit de Neuchâtel
prolongeait d’ailleurs ce désir d’originalité dans l’écriture elle-même : « Il
faudroit pour ce que j’ai à dire inventer un langage aussi nouveau que
mon projet6. » L’Émile annonçait en écho une autre réorientation, au
sujet des fonctions de l’œuvre, en prônant un abandon des textes comme
modèles destinés à régler les conduites humaines au profit de la nature.
Avec Rousseau, la littérature fonde désormais sa connivence avec le
lecteur non sur un savoir livresque mais sur des valeurs éthiques promues
au rang de critères esthétiques : le vrai, l’authentique, le nouveau. Et la
peinture n’est pas en reste dans cette affaire. Avec son « Salon de 1765 »,
Diderot répond à Winckelmann qui soutenait l’idée d’un retour aux
Anciens dans ses Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques dans la sculpture
et la peinture. Le philosophe, pourtant pasticheur à ses heures, rétorque, en
s’appuyant sur l’exemple de Chardin, que le seul modèle envisageable est
la nature. Car l’imitation d’une œuvre ancienne, qui a certes su imiter la
nature, s’interdit de revenir à l’original de la copie. Elle est une copie
d’après copie. Diderot indexe ainsi le plus souvent l’imitation sur la
nature, accordant un rôle essentiel à l’enthousiasme et à l’imagination, à
l’originalité des êtres, de la pensée et du style, tout en signalant ses
réticences à l’égard du mot « pastiche » qui ne désignerait pas une féconde
imitation. C’est dans ces circonstances que la notion de génie, encore
sporadiquement évoquée, entreprend sa mue. « Le génie se sent, mais il
ne s’imite point7 », proclame Diderot. Autour de lui et de L’Encyclopédie,
le génie n’évoque plus seulement l’habileté intellectuelle du créateur mais
une puissante force d’invention qui lui est conférée par son naturel
sensible et son imagination, avant de commencer, à la fin du siècle, son
chemin vers la sacralisation. Face à ces exigences d’authenticité et de
nouveauté, l’esthétique de la variété propre à la réécriture renaissante et
classique devient donc non seulement insuffisante mais aussi inopérante.
Voilà qui n’empêchera cependant pas Diderot d’imiter mais parce qu’il
était fermement convaincu de l’originalité de sa personne, ne pouvant se
banaliser en dépouillant autrui8. Ni Voltaire d’ailleurs, ni bien d’autres
encore, certains essayant malgré tout de se blanchir de ce péché capital, si
souvent dénigré dans les définitions que les artistes en proposent.
De cette situation controversée naîtrait l’esthétique romantique et son
positionnement face à l’imitation. Pour ce romantisme qui croit en
l’affirmation du Moi, le modèle est désormais de chair et d’os, et non de
mots : il est homme. Un peu partout, une nouvelle écriture triomphe :
celle du gommage des traces, rêvant ainsi de se soustraire aux hasards et
périls de l’influence extérieure9. Les répercussions sont manifestes :
l’imitation vire au mimétisme simiesque. Elle inspire crainte et dégoût.
Hugo : « N’imitez rien ni personne. Un lion qui copie un lion devient
un singe10. » L’œuvre est sommée d’être unique, jaillie de nulle part,
brisant la tradition. La distance qu’elle creuse avec les autres textes n’est
plus vraiment temporelle : elle tient à son unicité et à son originalité.
Tout un imaginaire de l’œuvre totale innerve désormais la création. Du
Chef d’œuvre inconnu et La Recherche de l’absolu de Balzac au mallarméen
« coup de dé », le génie a quelque chose de dévastateur. Par son irruption,
il rend les autres œuvres impossibles, inutiles, presque périmées. On
quitte progressivement le régime de la concurrence et de l’agression, très
en vogue dans le pastiche satirique, la parodie et le travestissement
burlesque du XVIIe siècle, pour se tourner vers celui du silence. C’est le
début d’un nouveau temps pour notre littérature : celui de l’emprunt
camouflé plus que promulgué11.
Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour apercevoir les pieds d’argile
de ce génie statufié. La crise du sujet qui s’ouvre est une crise de la
littérature dont l’une des voies d’expression sera l’imitation. Ce qu’on
décrète est la mort de la parole ex nihilo. Cette esthétique fin de siècle,
avec le symbolisme et les décadents, recourt à l’imitation pour faire
grincer le discours, dire la répétition du dire, l’ambivalence de toute
parole, comme dans Les Amours jaunes de Corbière. L’imitation est alors
le signe d’une prise de conscience et d’une démonstration en acte de
l’impossibilité de l’originel et de l’original. On écrit toujours avec la
plume d’un autre et faire l’impasse sur le déjà-dit est tout bonnement
hors de propos. Mais cette pratique mimétique qui revient ne transforme
plus l’écrivain en lettré et érudit comme à la Renaissance. Elle n’est plus
ce lien avec le passé qui assure le statut de l’homme de plume : elle se
donne comme fragilisation et inquiétude de son présent.
La vulgate dont nous sommes imprégnés à la suite des grands mythes
de l’écriture, entretenus par Hugo, Rimbaud et tant d’autres, nous dit
donc ceci : l’œuvre littéraire n’existe que si elle est invention. Que si une
pensée personnelle lui donne son souffle. Que si une écriture inédite
porte une vision du monde, pour le recréer et s’en faire responsable.
Dans notre imaginaire collectif, le génie est celui qui rompt les amarres,
brise les idoles et les tutelles, s’arrache aux influences. L’histoire littéraire,
nous sommes ainsi habitués à la penser par ses fractures parce que c’est de
cette manière que nous définissons les œuvres et les mouvements
esthétiques. C’est une histoire de contestations, de polémiques et de
querelles qui nous séduit. Car cela nous gêne qu’une œuvre puisse être
copiée, spoliée, puisqu’on rêve de voir en elle quelque chose
d’inimitable. L’incomparable et l’original nous rassurent. Ils affirment
leur présence dans le temps et se font les gardiens de la mémoire. Mais ils
confortent surtout nos rêves, si humains, de singularité absolue, ceux que
nous aimerions voir se concrétiser dans notre propre personnalité. Ce
désir de l’unique et cette phobie de la répétition, propres à l’homme,
nous les retrouvons à maints endroits. De la littérature fantastique à la
psychanalyse, le motif du double fait partie des situations psychiques les
plus angoissantes. D’un point de vue anthropologique, on a pu les voir se
cristalliser autour des jumeaux, déifiés ou diabolisés, sacralisés ou sacrifiés
dans diverses sociétés. C’est que l’homme rêve de se soustraire à la
jurisprudence de la nature et à ses lois de la répétition. Notre perception
de l’œuvre littéraire n’échappe pas à ces fantasmes.
Mais pour mieux approcher les transmutations identitaires où conduit
l’imitation, je vous propose de suivre, pendant un instant, un homme qui
arpente une bibliothèque contenant tous les livres possibles. Vous
acquerrez avec lui, pendant qu’il consigne par écrit cette expérience, la
certitude que ce qu’il est en train d’écrire s’y trouve déjà. « La
bibliothèque de Babel », effroyable nouvelle de Borges, nous fait cette
confidence glaçante : « parler, c’est tomber dans la tautologie12 ». Puisque
nous sommes condamnés à redire en écrivant, notre identité ne sera
jamais entièrement singulière et incomparable. À mesure que nous
explorons les corridors de la bibliothèque humaine qui contient tout ce
que nous pourrons écrire, se fortifie en nous « la certitude que tout écrit
nous annule ou fait de nous des fantômes... » La peur fait coup double
pour gagner sur tous les tableaux : elle est autant terreur de la répétition
qu’épouvante de la privation identitaire. D’autant mieux que la répétition
implique la perte d’une identité singulière et que cette perte d’identité
engendre la répétition, dans une sorte de cercle vicieux. Scarron l’avait
pressenti dans son Virgile travesti lorsqu’il avouait : « j’étais réduit à servir
d’écho à ceux qui avaient parlé avant moi13 ». Une situation personnelle
qui est en fait le reflet de la condition même de l’écrivain. En atteste aussi
Les Caractères, le chef-d’œuvre de La Bruyère. Pour nous en convaincre,
ouvrons le recueil, mais n’allons pas trop loin cependant. Restons à l’orée
de la galerie de portraits, dans sa section inaugurale, au seuil de l’écriture
et de la réflexion, là où le projet prend naissance, là où l’écrivain prend la
plume. Dans cette partie qui s’intitule justement « Des ouvrages de
l’esprit », signalant que ce préambule à l’écriture en est aussi les coulisses,
presque l’atelier, dans une nécessaire mise au point sur ce que l’œuvre
sera et sur ce qu’est tout exercice de pensée. La sentence qui ouvre Les
Caractères n’est pas là par hasard : « Tout est dit, et l’on vient trop tard
depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. (...)
L’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les
modernes14. » En quelques mots, c’est l’essence même de la situation de
l’écrivain qui est condensée. Celui-ci est le retardataire. Et parce que
retardataire, il n’a pas d’autre choix que d’être un imitateur. C’est dans
l’imitation que réside une sorte d’origine, d’avant-écrire et d’avant-
penser. Combien de livres commencent en effet en gageant que tout est
déjà dit ? Burton par exemple : « Il n’y a rien de neuf, ce que j’ai à dire est
dérobé à d’autres15. » La préface de Pierre et Jean de Maupassant : « Que
reste-t-il à faire qui n’ait été fait, que reste-t-il à dire qui n’ait été dit ?
Qui peut se vanter, parmi nous, d’avoir écrit une page, une phrase qui ne
se trouve déjà, à peu près pareille, quelque part16 ? » Nodier : « Oserois-je
vous demander quel livre n’est pas pastiche, quelle idée peut
s’enorgueillir aujourd’hui d’éclore première et typique17 ? » Si ce point de
départ est parfois une formule de politesse, une hypothèse, voire une
précaution oratoire, il oscille entre le découragement et le défi
réenchanteur. Nodier, malgré ses dénégations, on le voit, en a pris acte
de manière effrontée. Si le lecteur feuillette, même très rapidement, son
Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, il sera déconcerté par la
présence de deux pages titre, dont la première semble un leurre pour le
séduire, alors que la seconde, placée plus loin dans l’ouvrage, dévoile une
supercherie par un sous-titre éloquent, « Pastiche » et non « Roman ». Il
lira aussi avec plaisir cette ironique épigraphe empruntée à Horace, « O
imitatores, servum pecus18 ». Notez dans le même goût la discrète mention :
« chez les libraires qui ne vendent pas de nouveautés ». Le tout pour
introduire un livre présenté comme « un pastiche, un vrai pastiche, tout
ce qu’il y a de plus pastiche19 ». C’est que le monde de la pensée et de
l’écriture n’est pas un monde aux possibles infinis. Au contraire. Il
existerait un nombre restreint de combinaisons verbales et de pensées, un
répertoire que l’écrivain doit agrandir sans rêver de le réformer de fond
en comble.
Intimement mêlées à l’angoisse de la reproduction, les questions
soulevées par l’imitation seraient donc aussi celles-ci : peut-on habiter un
texte imité ? N’y est-on pas toujours comme un spectre qui le hante sans
le posséder ? Car en même temps, imiter, au lieu de s’approprier l’autre,
ne serait-ce pas aussi une manière, effrayante, de rendre autre le Moi ?
De se quitter, de rompre avec le royaume de l’ego ? C’est que l’imitation
et l’influence interrogent le désir que nous avons de l’autre, un désir
éminemment mimétique. C’est pourquoi elles sont à la fois exaltantes et
menaçantes. Montaigne soulignait par exemple tout ce que cette attitude
peut avoir de néfaste, de faible, de facile : elle est liée à notre « condition
singeresse et imitatrice20 ». Et, qui dit imitation, dit mauvaise foi. Non pas
seulement celle de celui qui imite dans la culpabilité ou le déni, mais celle
inhérente à toute imitation où l’on est ce qu’on n’est pas et où l’on n’est
pas ce qu’on est21. Ce qui frappe c’est donc de voir à quel point celui qui
imite ou qui soulève la question de l’imitation, est un écrivain qui en
vient, d’une manière ou d’une autre, à sonder le mille-feuille de
l’identité. Identité littéraire et imitation, identité de l’être et imitation :
de l’un à l’autre, les interrogations se nouent. Ce fut le cas de Montaigne,
Sterne, Stendhal, Perec. Il y a chez eux, jusque sous le ludisme insolent,
une gravité essentielle, presque une angoisse latente qui est celle de l’être.
Sterne et Stendhal furent d’ailleurs rongés par l’espérance d’être
reconnus, d’accéder à une certaine notoriété, de se forger une identité par
leur plume. Et leur paradoxe commun est d’y avoir réussi en détroussant
leurs pairs, au risque d’être les plagiaires à qui on jette la première pierre.
C’est pourquoi de nombreux personnages d’imitateur semblent singer
en raison du défaut existentiel qui les affecte, comme pour combler un
vide identitaire grâce aux mots des autres. Dans Si par une nuit d’hiver un
voyageur ou dans La Place de l’étoile, le fanatisme pasticheur et falsificateur
provient de protagonistes en crise identitaire et qui pourtant ne
trouveront pas leur salut dans l’imitation. Souvenez-vous qu’Hermès
Marana, convoitant une littérature pasticheuse et frauduleuse, voudrait
faire triompher « une incertitude systématique sur l’identité de qui
écrit22 ». Mais, ne cessant de leurrer le lecteur sur le vrai et le faux,
l’originel et l’original, l’imitateur risque lui aussi de se fourvoyer, de
manipuler des simulacres et des écrans de fumée où il a cru accéder à la
magie d’un Moi réinventé au contact de l’autre. Les faux-semblants
rôdent autour de lui et, malgré l’effervescence et l’exultation, la peur est
de tous les rendez-vous.
Cet épouvantail de l’autre, ces accointances alarmantes entre le vide
identitaire et le besoin de le combler par les autres, Perec les avait lui
aussi bien cernés. Si l’on relit par exemple le résumé qui est donné de la
première partie du Voyage d’hiver d’Hugo Vernier dans la nouvelle du
même nom, on s’étonnera que le couple de vieillards « qui semblaient
surgir du brouillard et qui venaient se placer de chaque côté » du héros,
qui « lui saisissaient les coudes, se serraient le plus possible contre ses
flancs23 », pourrait, à la lumière de la réflexion du texte sur le plagiat et le
pastiche, désigner ces opérations muettes et silencieuses de copie et
d’insertion qui agitent l’écrivain. Or le jeune homme dont il est question
ici est « anonyme24 », comme si l’imitation s’indexait justement sur cette
lacune existentielle et ce manque patronymique. D’autant mieux que
l’auteur du texte appelé Le Voyage d’hiver, Hugo Vernier, est affligé d’une
même carence identitaire que son personnage : ses traces font défaut, ses
actes d’état civil ont été détruits, son œuvre est une vaste copie de celle
d’autres écrivains. Écriture imitative et faille identitaire se donnent la
main sans qu’on sache si la première est l’origine ou la conséquence de
l’autre, ou encore son antidote. La liesse pasticheuse et parodique de La
Disparition de Perec l’éprouve elle aussi à plusieurs reprises. Une image
forte somme le lecteur de s’en souvenir : c’est celle du journal d’Anton
Voyl, ce texte contrefaisant Kafka, Melville, Baudelaire, Rimbaud,
Mallarmé, Lowry, Mann... Il met en abyme le roman lui-même mais ne
sauve pas son auteur, Voyl, de ses hantises identitaires, de son vide
existentiel et de son inéluctable disparition. Relisez la conclusion de cette
mosaïque de réécritures, formulée après une longue contrefaçon du
roman de Melville : « Ah Moby Dick ! Ah maudit Bic25 ! » Contrepèterie
qui noue le symbole du blanc et du mystère qu’est la baleine à la
damnation de l’écriture voleuse, d’autant mieux qu’il y a pastiche dans le
pastiche puisque cette sentence imite l’ultime phrase de Bartleby de
Melville, le scribe qui emblématise la malédiction de l’écriture (« Ah !
Bartleby ! Ah ! humanité ! ») : de la copie de Bartleby au pastiche de
Voyl, ce sont les mêmes béances de l’être et le même échec qui
résonnent.

Ce duel entre le Moi et l’autre, dicté par l’imitation, embrigade donc la


littérature dans une réflexion sur le rapport entretenu par les mots avec le
monde et avec elle-même. Avec sa vérité, précaire ; ses mensonges,
tenaces ; sa mauvaise foi, absolue. Radicale et déceptive, cette prise de
conscience que les mots ne sont jamais les siens se transmue en un pacte
avec le langage et la littérature où on s’engage à combattre les mots avec
les mots. Et sa violence fait que le langage n’est plus seulement un
moyen. Il est autant un but qu’un obstacle. Partant, l’imitation éclaire
quelque chose de radical : le défaut de transparence du langage, non pas
seulement par rapport au réel mais surtout par rapport à soi et à l’autre, et
la précarité du corps de mots qu’un écrivain peut se construire.
L’imitation permet d’épingler non un langage objet, inerte, manipulable
à loisir, mais un langage agissant, indiscipliné, une sorte de mercure
radioactif, débordant d’être et d’altérité. Les mots y sont dépôts et
suppôts de l’autre. La peur ne s’y refroidit pas ; elle se garde intacte
comme jamais, toujours prête à ressurgir quand on s’y attend le moins :
c’est celle d’être dupe des vocables, manipulé par eux, qu’ils échappent au
Moi, l’occupent, s’y substituent, l’annulent.
Voyez comment, presque à la fin de l’œuvre de Gary, cette hantise
refait surface. « J’ai tout essayé pour me soustraire, mais personne n’y est
arrivé, on est tous des additionnés26 » : c’est par ces mots qu’Ajar inaugure
l’entreprise d’autothérapie par la langue qu’est Pseudo. Par le constat d’une
impossible sédition, d’un engluement radical autant dans la pâte de l’autre
que dans la glaise du langage commun. Dès l’ouverture, le livre semble
mal parti tant la situation est compromise. Le narrateur ne peut écrire
que « dans la peur27 » parce qu’il craint de devenir un « collabo28 » des mots
d’autrui. Il faut dire que, depuis que l’homo sapiens est un homo loquens,
depuis l’invention de l’imprimerie, « il y a du monde derrière29 ».
Animaux grégaires, « les mots avorteurs30 » vivent en meute et il est
difficile de leur échapper puisqu’ils « ont des oreilles31 » et « sont aux
écoutes ». « Ils vous entourent, vous cernent, vous prodiguent leurs
faveurs et au moment où vous commencez à leur faire confiance, ciac ! Ils
vous tombent dessus ». L’ordre institué par la langue de tous,
l’aimantation irrésistible qu’elle exerce sur la moindre parole, voilà contre
quoi Ajar part en croisade. D’où ce rêve fou d’inventer une parole défaite
de ses habitudes, débarrassée de l’imitation, une langue neuve qu’Ajar
situe entre le swahili et l’hongro-finnois. Une langue pour « penser à
l’abri des sources d’angoisse et des mots piégés32 », une langue qui
proclamerait la fin de l’imitation, pour libérer l’être des mots et des
autres.
Et le point d’accroche essentiel de cette réflexion sur l’autre et le
langage, inaugurée par l’imitation, est évidemment le style. Cette marque
personnelle d’une individualité littéraire. Or deux déconvenues
attendent parfois le forban littéraire : ce peut être parce qu’il n’a pas de
style qu’il imite mais ce peut être aussi l’imitation qui lui interdit d’avoir
un style. Sur ce cercle vicieux, on peut se référer à l’histoire de Max
Jacob. Celui qui prit le masque de l’imitateur réjoui pour en cacher le
visage affolé. L’anecdote raconte qu’il divertissait ses amis par ses
imitations orales prodigieuses. Mais celui qui avouait ne jamais se
connaître, et était pour cela même poète, qui goûtait le travestissement,
les pseudonymes, les fausses identités, la fabrication constante de doubles,
fut incapable d’avoir un style. Le patchwork d’écritures et de formes qu’il
tisse dans ses recueils atteste de cette mosaïque identitaire qui le traverse,
d’une impossibilité de rester rivé à un Moi unique. L’imitation est chez
lui de l’ordre de la migration comme de la grimace. N’est-ce pas
l’imitateur entravé par l’autre qu’une mère déplore lorsqu’elle constate les
« effroyables dispositions chez ce garçon au parasitisme, c’est-à-dire à la
paralysie33 » ? La correspondance suggérée entre l’imitation et
l’impuissance fait sens. C’est pourquoi Max Jacob a pris soin de relativiser
la sentence de Buffon qui associe l’homme au style. « La définition est
salutaire, commente-t-il, elle ne me paraît pas exacte34. » Car, faisant
l’éloge du style, le poète le définit comme « la volonté de s’extérioriser
par des moyens choisis » : le style n’est pas un bastion du Moi, un
rempart érigé contre les influences, mais un bond vers l’autre et le
différent, un crime de lèse-identité. Au bout du compte, le style ne
serait-il pas aussi l’autre ? Le Cornet à dés en porte la trace jusque dans sa
facture. Les titres des poèmes sont suffisamment éloquents à ce sujet : il
s’agit de pastiches de genre, de style, de tonalité ou de formes diverses. Et
il y a surtout ces trois textes appelés « Poème dans un goût qui n’est pas le
mien » et celui intitulé « Dans une manière qui n’est pas la mienne ». La
formule, récurrente, est tout sauf conventionnelle : on y entend un pied
de nez au traditionnel « à la manière de » qui affirme l’existence du style
de l’autre. Max Jacob lui préfère l’emploi d’une tournure négative qui
affirme cette fois l’absence de son propre style, comme pour nous dire
qu’en trempant sa plume chez autrui, on censure la sienne. Rien n’assure
donc que le pastiche pourra combler un vide identitaire. Mais le piège
tendu par ces poèmes a plusieurs mâchoires. La première est l’absence de
nomination de ces autres singés : les dédicaces de deux des poèmes « dans
un goût qui n’est pas le mien », à Rimbaud et à Baudelaire, sont une
indélicatesse puisque, vous aurez beau chercher, ces poètes ne sont pas les
pastichés35. La seconde est que, malgré le présupposé de ce « dans un goût
qui n’est pas le mien », il n’y a pas de manière Max Jacob dans le recueil
où chaque poème revêt un nouveau costume. L’aporie est entière :
vouloir écrire dans une manière qui n’est la sienne quand on n’en a pas.
Le corsaire, à la recherche d’un style et d’une identité par l’imitation,
risque donc, en imitant, de faire s’évaporer son propre style et sa propre
identité. Il est par exemple impossible de reconnaître un texte d’Hermès
Marana chez Calvino. Le narrateur de La Place de l’étoile de Modiano ne
produit quant à lui aucun écrit durable. Celui de Pourquoi je n’ai écrit aucun
de mes livres de Marcel Bénabou fait reposer une part de son incapacité à
écrire dans sa pulsion à imiter les œuvres des autres, l’empêchant
d’accéder à une individualité littéraire propre36. Le renversement serait
complet : ce serait non seulement parce qu’il accueille d’autres styles que
l’imitateur gomme toute singularité du sien mais aussi pour pouvoir les
incorporer. Il serait contraint de renoncer à être soi pour être un
imitateur afin d’être soi...

Aux influencés
C’est maintenant aux victimes de la fascination littéraire que je
voudrais m’adresser. Aux influencés qui ont senti monté en eux,
irrésistiblement, l’alcool capiteux et affolant de l’imitation. Pour leur
confier toute ma sympathie, leur affirmer mon soutien, pour avoir moi-
même été pris au piège. Comme nous la comprenons, en effet, la lutte
sans merci engagée par tant d’écrivains pour échapper à la dictée des
autres et à la mauvaise foi où elle conduit parfois. Parce que, nous aussi,
nous avons réfléchi à la question. Nous aussi, nous avons lu les aventures
de Don Quichotte ou de Madame Bovary. Nous avons souffert avec eux.
Plus qu’eux, même, puisque ces œuvres exorcisantes nous ont pris dans
les rets de la séduction qu’elles dénonçaient pourtant. Signe d’une
impasse ? Signe que le livre qui stigmatise l’ensorcellement par les livres
est toujours aussi un livre fascinateur ? Le cercle est vicieux. Nous n’en
sortirons pas. En tout cas, pas indemnes. Mais, tranquillisons-nous, nous
ne sommes pas seuls. Pour nous réconforter, faisons un petit inventaire.
Dressons une rapide liste. C’est toujours rassurant. Montaigne,
Rousseau, Flaubert, Stendhal, Proust, Sartre, Lowry, Perec : les plus
grands se sont laissé abuser. Proust et Perec n’ont-ils pas essayé de
s’arracher à leur désir de devenir Flaubert, comme Stendhal et Leiris face
à Rousseau ? Pensons aussi à Keats devant Chatterton, à Norman Mailer
tremblant de se faire l’écho d’Hemingway37, à Valéry, à court de mots
après la lecture de Rimbaud, Mallarmé et Poe, à Kafka tétanisé par les
textes de Goethe38, à Shakespeare qui avait vécu sous la coupe de
Marlowe et qui alluma pourtant un incendie sans précédent de « phobie
de la contagion shakespearienne39 ». Il y eut de toute évidence bien
d’autres inhibiteurs et influenceurs : Milton, Proust, Baudelaire... Il y eut
aussi tous ceux qui furent l’auteur de leur propre influence, comme
Descartes fut l’auteur du cartésianisme40, Pétrarque du pétrarquisme,
Marot du marotisme. Mais c’est certainement l’« intoxication
flaubertienne » dont parle Proust qui en témoigne le mieux. Car Flaubert
est un envoûteur : toute personne qui aime écrire et lire, a un jour
enduré cette étrange, terrifiante et puissante attraction qu’exerce son
écriture. Nombreux sont ceux qui ont senti son rythme, ses mots, ses
cadences, guider leur plume. Dans la délectation certes. Mais aussi dans
les affres de l’imitation, de l’allégeance définitive, dans la crainte de ne
plus jamais pouvoir être soi-même avec un style propre. D’autant que
l’engouement n’est pas toujours monomane. Le fasciné n’hésite pas à
relancer son désir sur d’autres objets qui l’aiguisent toujours plus sans
l’apaiser comme Stendhal (avec Rousseau, Voltaire, La Harpe,
Montesquieu, La Bruyère...), Proust (avec Flaubert, les Goncourt, Saint-
Simon...) ou Perec (avec Verne, Flaubert, Melville, Proust, Kafka,
Borges, Queneau...).
Or, chez la plupart, l’expérience magnétique de la lecture s’assortit
souvent de la découverte de la mauvaise foi littéraire, dont Don
Quichotte et Madame Bovary auraient eu besoin. Celle qui affirme que
l’enchantement tient de l’illusion, voire du traquenard ou de la
tromperie. Prêtez par exemple une oreille attentive à cet aveu de
Montaigne qui nous dit à quel point il a été « leurré toujours par la
douceur du sujet41 » des textes, à la manière, certes différente, de
Rousseau face aux fables de La Fontaine ou des récits de cape et d’épée
pour le jeune Sartre. Tous ces écrivains furent des lecteurs passionnés,
mais aussi captifs. Tous furent plongés dans le magnétisme des œuvres de
l’autre. C’est de ce contact sidéré avec la littérature que naissent les peurs
et les joies les plus contrastées pour l’écrivain lorsque, prenant la plume, il
sent revenir en lui, à la manière d’un refoulé, les mots qu’il avait pris tant
de plaisir à lire chez les autres. L’imitation devient alors une révélation :
celle que la lecture a été pleine et entièrement assimilée au point qu’elle
déclenche l’écriture, même si les mots de l’autre peuvent museler les
mots de soi. Les Mots de Sartre nous renseigne très bien sur cette
propension à la vénération qu’entretient presque naturellement la
littérature. Celle-ci y est désignée comme un substitut de religion,
sacralisée par les traditions familiales instituées par le grand-père. Le récit
autobiographique apparaît alors comme un exercice de désenvoûtement
mais qui sait très bien à quel point les mots écrits sont une réponse
frauduleuse à la sorcellerie des mots lus.
Tout nous dit donc que l’admiration et l’influence sont très
spontanées. Presque sauvages et instinctives chez certains hommes de
plumes. Baudelaire avouait par exemple après avoir lu des extraits de
Salammbô : « Dernièrement j’ai lu chez Flaubert quelques chapitres de son
prochain roman : c’est admirable ; j’en ai éprouvé un sentiment d’envie
fortifiante42. » Selon la légende, Hugo déclarait quant à lui, à quatorze ans,
vouloir « être Chateaubriand ou rien ». Sartre de son côté désirait « à la
fois être Stendhal et Spinoza43 ». Valéry assure pour sa part que « le
problème de Baudelaire pouvait donc, – devait donc –, se poser ainsi :
“être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset”44 ».
Et sur cette question, certains sont particulièrement intransigeants,
comme Breton qui attaque Desnos au motif qu’il fut incapable de
« préférer son personnage intérieur à tel ou tel personnage extérieur de
l’histoire – tout de même quelle idée enfantine : être Robespierre ou
Hugo ! Tous ceux qui le connaissent savent que c’est ce qui aura
empêché Desnos d’être Desnos45 ». Quand bien même Breton aurait vu
juste, l’ordre causal qu’il prône pourrait être moins simple qu’il n’y paraît.
Cette porosité à autrui, est-ce ce qui a empêché Desnos d’être lui-même
ou ce qui le lui a permis ? Ou encore : est-ce parce qu’il ne peut être lui-
même, n’a pas d’identité propre, qu’il imite pour la trouver chez les
autres ? Se préférer autre en imitant : attitude grisante, complexe et
alarmante. Un récit a d’ailleurs été consacré par Henri Troyat à ce
sentiment honteux qui proscrit le retour à soi : Le mort saisit le vif. Dans ce
roman, Jacques Sorbier, le vif, a épousé la femme de Georges Galard, le
mort. C’est sur les conseils de celle-ci qu’il publie et signe un texte inédit
du mari défunt qui lui fait connaître le succès et le forcera toute sa vie à
tenter de singer ce modèle disparu sans y parvenir. L’identification et
l’influence ont été trop fortes, elles ont refermé leur étau et ne lâchent
plus leur proie.
Dans le sillage de l’admiration et de l’influence, vient donc s’entrelacer
une série complexe de pulsions où la réjouissance, l’envie, la jalousie, la
colère, la rancœur, l’émulation ou la paralysie se touchent et se heurtent.
Car la création passe aussi par la sublimation d’une ferveur, d’un
endettement ou d’une haine de l’autre écrivain. Or cet autre, recomposé
à la lumière de notre perception subjective, est un partenaire de
l’écriture, une sorte de personnage imaginaire de l’aventure
mouvementée de la genèse d’une œuvre. Se construire sous influence,
dans l’angoisse, l’effroi, l’euphorie, la lassitude, c’est cette attitude qui
nous éveille à ce qu’est profondément l’acte de création. Si bien que la
peur de l’imitation est, malgré l’avertissement de Malraux notant qu’« on
ne ressemble pas à ceux qu’on admire en imitant leurs œuvres46 », une
intime de l’angoisse de l’influence, comme l’appelle Harold Bloom. Mais
leurs noces ne sont pas simples : la crainte de l’imitation est parfois l’une
des formes, particulièrement grave, de l’angoisse de l’influence, mais
celle-ci est aussi l’une des raisons expliquant partiellement la phobie de
l’imitation. Au cœur de ces logiques circulaires, imitation et influence
surviennent comme le revers et l’avers d’une même médaille.
Cette angoisse de la tautologie, qui peut bâillonner l’œuvre, joue
cependant parfois le rôle d’une contrainte créatrice : elle rameute les
forces vives de l’écrivain, les met en émoi pour explorer un certain
nombre de solutions afin de juguler et de contourner la frayeur
mimétique et ses prohibitions catégoriques47. Ces luttes au corps à corps
nous montrent comment l’écriture est aussi une réponse à la lecture,
comment il est nécessaire d’avoir goûté aux philtres de la littérature pour
y tremper sa plume. « J’ai lu tel livre ; et après l’avoir lu je l’ai fermé ; je
l’ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque, nous explique Gide – mais
dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. Elle est
descendue en moi si avant, que je ne la distingue plus de moi-même.
Désormais je ne suis plus comme si je ne l’avais pas connue. – Que
j’oublie le livre où j’ai lu cette parole ; que j’oublie même que je l’ai lue ;
que je ne me souvienne d’elle que d’une manière imparfaite... n’importe !
Je ne veux plus redevenir celui que j’étais avant de l’avoir lue48. » Quoi
qu’il fasse, l’influencé a été profondément transformé par sa lecture. Gide
relate aussi cette étrange impression de possession par un poème de
Keats : « il me semblait que, de mes propres lèvres, j’entendisse jaillir
cette plainte admirable49 ». Le sentiment troublant de s’approprier l’œuvre
fascinante au point d’en devenir l’auteur est souvent au cœur des
phénomènes d’influence. Montaigne en témoigne à sa manière. C’est en
raison de sa « condition singeresse et imitatrice » qu’il confesse : « Quand
je me mêlais de faire des vers, (...) ils accusaient évidemment le poète que
je venais dernièrement de lire50. » Situation qui atteint son paroxysme
avec certains auteurs : « je me puis plus malaisément défaire de
Plutarque », « à toutes occasions, (...) il s’ingère à votre besogne51 ».
Flaubert : « Il y a des phrases qui me restent dans la tête et dont je suis
obsédé, comme de ces airs qui vous reviennent toujours et qui vous font
mal tant on les aime52. » Proust : « Dès que je lisais un auteur, je
distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson qui en chaque
auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres et, tout en lisant,
sans m’en rendre compte, je le chantonnais53. » Valéry aussi : incapable de
rien apprendre par cœur, il constate que les vers de Mallarmé « revenaient
sans effort à [s]on esprit » : « je les savais, et je les sais encore, après les
avoir lus une ou deux fois54 ». Il dit encore du même Mallarmé : « Je
l’aimais et je le plaçais au-dessus de tous55 », « j’étais peu à peu conquis,
peu à peu saisi56 ». Et il écrira à Breton, celui-là même qui dénonce
l’aliénation de Desnos : « Rimbaud vous possède et il a de quoi57. » La
convergence est notable : sous le coup de l’influence, le fasciné tend à
l’imitateur parce que la parole de l’autre l’étreint en même temps que
l’identité de l’autre l’envahit. Dès que nous acceptons d’être ainsi à l’affût
de ces lecteurs assujettis que furent les auteurs, nous épousons un tout
autre regard sur ce qu’est l’écriture, sur la démarche qui gouverne
l’élaboration d’une œuvre, sur les implications existentielles du geste
d’écrire. Il nous faut réviser tout ce qui faisait autorité sur nous car la peur
de l’imitation ne peut être balayée d’un revers de main : elle fait corps
avec le fonctionnement psychique de l’écriture. C’est dès lors considérer
que l’œuvre se fait avec et contre des modèles, et que cette lutte diligente
de bout en bout certains textes.
De sorte que certains s’emportèrent pour décréter le reniement des
paternités et des dettes. Les déclarations acerbes de Rousseau contre
Montaigne ou d’Albert Cohen contre Rabelais et Joyce, ne témoignent-
elles pas d’une peur d’être reconnus imitateurs ? La querelle de Max
Jacob avec Reverdy, au sujet du rôle décisif de Rimbaud sur le poème en
prose, en relève elle aussi. Récusant ou minorant l’influence de ce pair,
Max Jacob le pastiche pourtant sans le dire à plusieurs reprises. Ne
condamnons toutefois pas ces renégats aussi durement que Gide qui
soupçonnait que « ceux qui craignent les influences et s’y dérobent font
le tacite aveu de la pauvreté de leur âme58 ». Cette volonté de se
démarquer nous incite beaucoup plus à supposer qu’ils connaissaient
l’angoisse du duplicata. Dire « j’écris tout autrement ou je n’ai rien lu de
ceux-ci », c’est aussi faire un aveu indirect.
Mais l’accaparement par un modèle recèle encore d’autres sujets
d’étonnement. Car l’admiration peut jouer sa mélopée sans effets
manifestes sur l’œuvre, et même sans un réel goût pour l’écrivain
fascinateur et son écriture. Songeons par exemple à Sartre qui précise au
sujet de Madame Bovary : « Je n’aime pas Flaubert, mais je trouve ce livre
admirable59. » Estime sans engouement, appréciation sans éblouissement
ni enthousiasme : la situation est troublante à plus d’un titre et ses
conséquences ne sont pas négligeables. Sartre reconnaît des qualités
intrinsèques à l’œuvre tout en se défendant de toute ascendance sur sa
propre écriture et en se plaçant hors du domaine de la passion. Il l’affirme
et le répète : « Je ne pense pas qu’il y ait un intérêt à dire que je me
découvre dans Flaubert comme on l’avait dit pour Genet. (...) J’ai très
peu de points communs avec Flaubert. Je l’ai choisi aussi parce que,
précisément, il est loin de moi60. » Les allégations se suivent et se
ressemblent : entre Sartre et Flaubert, il n’y aurait rien de commun, ni
dans la biographie ni dans l’écriture. Car celui-ci incarne une différence,
une altérité. Tel était déjà le constat que L’Être et le Néant formulait :
« Flaubert, l’homme, que nous pouvons aimer ou détester, blâmer ou
louer, qui est pour nous l’autre, qui attaque notre être propre du seul fait
qu’il a existé61. » Alors même que le fossé s’interposant entre les deux
esthétiques devrait dompter la rivalité, le mystère Flaubert est vécu
comme une question et un harcèlement intérieur, presque une agression.
Comment en effet comprendre le désengagement et la recherche
formelle qui caractérisent l’auteur de Madame Bovary pour celui qui ne fut
qu’engagement et mépris de l’incantatoire magie du verbe ? Voilà
l’origine insolite de la sidération : pour Sartre, Flaubert est un modèle qui
le possède parce qu’il est un impensable. Privé de retombées stylistiques
directes, il n’est cependant pas sans occasionner de nombreux ricochets
dans la manière d’interroger et de concevoir la littérature. Il appelle à
écrire avec lui non une fiction mimétique mais à conduire à ses côtés une
analyse critique, L’Idiot de la famille. Une certitude vient de tomber :
même peu sensible dans l’écriture, l’influence continue son invasion à la
dérobée. Le constat n’est pas fait pour rassurer : si les moyens ne
manquent pas pour refouler la peur de la contrefaçon et de l’adoration, il
semble qu’à force d’être tue, honnie, purgée, contournée, l’imitation
fasse d’une manière ou d’une autre retour.

1. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 20.

2. Ibid., p. 25.
3. Ibid., p. 10.

4. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1995, p. 33.

5. Il y a là un veto sur les influences littéraires qui n’est pas indifférent à la volonté de Rousseau
de penser une société sans histoire.

6. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,


1959, p. 1153.

7. Denis Diderot, Discours sur la poésie dramatique dans Œuvres complètes, t. VII, Paris, Garnier-
Frères, 1875, p. 340.

8. L’un des trois suppléments possibles à la fin de Jacques le fataliste est d’ailleurs introduit de la
sorte : « Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy, à moins que l’entretien de
Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage et que le ministre Sterne ne soit
le plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne que je
distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l’usage assez fréquent est de nous voler et
de nous dire des injures. » (Denis Diderot, Jacques le fataliste dans Œuvres complètes, vol. XXIII,
Paris, Hermann, 1981, p. 289)

9. Question fort complexe où les positions des uns et des autres sont facilement antagonistes,
mêlant dans d’innombrables débats des réflexions sur l’influence des climats, des époques, des
hommes et des œuvres.

10. Cité par Henri Meschonnic dans Hugo, la poésie contre le maintien de l’ordre, Paris,
Maisonneuve & Larose, 2002, p. 193.

11. Mais, comme au XVIIIe siècle, on fredonne toujours des antiennes dérobées, avec une
mauvaise conscience redoublée. Vigny, Musset, Hugo, Balzac, Stendhal, Zola auront à défendre
et justifier un brigandage toujours plus malvenu.

12. Jorge Luis Borges, « La bibliothèque de Babel », Fictions, Paris, Gallimard, « Folio »,
1974 [1957], p. 80.

13. Paul Scarron, « À la reine », Le Virgile travesti, Paris, Garnier frères, 1876, p. 45.

14. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 21. La postérité de cette citation, souvent
commentée et pastichée, est immense. Ainsi de Lautréamont qui la reprend dans Poésies ou de
Reverdy qui l’interprète dans Cette émotion appelée poésie, et la pastiche dans Le Livre de mon bord.
Notes 1930-1936, suivi de Fragments inédits.

15. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 74.


16. Guy de Maupassant, Pierre et Jean, Paris, Gallimard, « Folio », 1982, p. 56.

17. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Paris, Plasma, 1979, p. 23.

18. Ibid., p. 35. Cf. Horace, Épîtres, op. cit., I, 19, p. 125.

19. Ibid., p. 32.

20. Michel de Montaigne, Essais, III, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2012, p. 135.

21. Voir Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard,
« Tel », 1976 [1943], p. 81-106.

22. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 170.

23. Georges Perec, Le Voyage d’hiver, Paris, Le Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 1993 [1979],
p. 10-11.

24. Ibid., p. 9.

25. Georges Perec, La Disparition, Paris, Denoël, « Les lettres nouvelles », 1969, p. 89.

26. Romain Gary, Pseudo, Paris, Gallimard, « Folio », 2004 [1976], p. 11.

27. Ibid., p. 44.

28. Ibid., p. 46.

29. Ibid., p. 44.

30. Ibid., p. 172.

31. Ibid., p. 44.

32. Ibid., p. 34.

33. Max Jacob, Le Cornet à dés, Paris, Gallimard, « Poésies / Gallimard », 1967 [1945], p. 86.

34. Ibid., « Préface de 1916 », p. 19.

35. En cela, le dispositif rappelle les « À la manière de plusieurs » dans Jadis et Naguère de
Verlaine où il est malaisé de déterminer une cible au pastiche.

36. Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, Paris, Le Seuil, « La libraire du XXIe
siècle », 2010 [1986], p. 80-85, 186.
37. Voir en particulier Publicités pour moi-même et Le Chant du bourreau.

38. Voir Franz Kafka, Journal, Paris, Le Livre de poche, 2008, p. 213-214, 217.

39. Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence, op. cit., p. 27.

40. Voir à ce sujet André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 38-39.

41. Michel de Montaigne, Essais, I, op. cit., p. 355.

42. Charles Baudelaire, Correspondance, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,


1973, p. 238.

43. Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 166, 184, 204. Voir
aussi Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, « Folio », 1999 [1958], p. 479.

44. Paul Valéry, Œuvres, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 600.

45. André Breton, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988,
p. 812.

46. André Malraux, Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard, « Idées/ arts », 1965 p. 68.

47. Il est évident que l’admiration et la rivalité ne sont pas les seuls modes de création chez
l’écrivain. Voir à ce sujet la discussion des analyses d’Harold Bloom proposée par Judith Schlanger
dans Le Neuf, le différent et le déjà-là, op. cit., p. 185-200.

48. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 16-17.

49. Ibid., p. 19.

50. Michel de Montaigne, Essais, III, op. cit., p. 135.

51. Ibid., p. 134.

52. Gustave Flaubert, Correspondance, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973,


p. 346.

53. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,


1971 [1954], p. 303

54. Paul Valéry, Œuvres, I, op. cit., p. 667.

55. Ibid., p. 631.


56. Ibid., p. 668.

57. Ibid., p. 1781.

58. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 26.

59. Jean-Paul Sartre, « Entretien avec Bernard Pingaud et Catherine Clément », L’Arc, no 79,
1980, p. 36.

60. Jean-Paul Sartre, Situations, X, Paris, Gallimard, 1976, p. 103-104.

61. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 606.


DEUXIÈME PARTIE

DE L’IMITATION COMME DÉFI À L’IMITATION

Ces terreurs nocturnes et diurnes qui ruissellent en nous lorsque des


mots étrangers nous colonisent, cette panique de se sentir visité et privé
de droit de regard sur nos propres phrases, ces irrésistibles attractions vers
l’autre et sa plume qui nous hypnotisent, où l’on désire changer
d’écriture, de langue, de voix ou de nom comme pour changer enfin de
peau, ces déchirures où un Moi perméable rêve à la fois d’être l’autre et
de rester soi, pourraient bien mener au silence, à la paralysie ou à la folie
si ne se profilait aussi, comme une chance de salut, le rêve de leur résister.
Il faudrait donc envisager aussi ceux qui, de la parade à la bravade, ont
tenté de contester les doxa, de récuser les mises à l’index et d’affronter les
frissons mimétiques. Car il y a aussi, derrière et en réaction à la crainte
qu’elle inspire, une pratique amoureuse, exaltante, souvent jubilatoire, de
l’imitation. Et c’est en méditant sur ces essais de réenchantement que
nous pouvons aussi saisir les raisons de la panique qu’elle nous inspire à sa
lecture ou à sa mise en œuvre. On le sait : toute passion, de Platon à
Bataille, est conçue comme un anéantissement de soi dans l’autre, une
métamorphose de l’autre en soi. La pulsion mimétique n’est guère
différente. Elle doit être vue comme une tension vers le différent et
l’impropre, un état intermédiaire, un entre-deux analogue à la fusion des
amants.
Ces contradictions, allant de l’érotique de l’écriture à ses voisinages
avec l’aliénation, l’affolement, l’obsession et l’aigreur, participent
pleinement à l’histoire des représentations. Elles tiennent à la question
qu’est l’imitation pour la littérature : celle de l’origine et de l’originalité.
C’est-à-dire ce nœud où le Moi et l’autre s’étreignent et se séparent,
s’admirent, s’énamourent, se déchirent et se battent. Imiter, c’est d’une
manière ou d’une autre briser le mythe de l’étanchéité des êtres, de la
solitude des plumes et de la singularité. C’est se demander ce qui est
premier, source, modèle, cause. C’est nécessairement soulever un
faisceau d’énigmes sur l’homme pour lesquelles l’imitation n’est pas
seulement l’entremetteur d’un débat philosophique mais auxquelles elle
apporte, à sa manière, d’autres réponses. Elle est le lieu où l’écrivain
explore avec le plus d’acuité et d’intensité la dissemblance et la
ressemblance, la transformation de mauvaise foi de l’être en ce qu’il n’est
pas et de ce qu’il n’est pas en ce qu’il est : elle en sonde les variantes, elle
en livre les récits, elle en cherche les formules.
L’imitation comme défi à l’imitation : voilà donc une expérience
radicale qui complexifie encore l’horizon existentiel attaché à la
réécriture. C’est pour cette raison que les ruses de l’imitation ne
s’arrêtent pas là. Correction des autres, refoulement ou répression de leur
présence, combat acharné contre eux : toutes ces attitudes face à autrui
répondent à l’étonnante contiguïté de la peur, de l’amour et du plaisir
mimétiques mais les embrasent aussi, les divulguent, les attisent ou les
canalisent. Il importe ainsi de voir comment l’imitation a appelé à être
repensée au-delà de l’antagonisme qui l’oppose à l’invention. Plus que la
réalité effective des phénomènes que nous allons décrire, ceux-ci valent
comme des prises de position théorique et pratique pour réhabiliter
l’imitation en en faisant un moyen de guérir l’imitation elle-même ou en
la pensant à travers des paradoxes, parfois très complexes, où on imiterait
sans répéter, sans recourir à un modèle, ou pour devenir inimitable. Avec
l’imitation, on pénètre donc dans une pensée du paradoxe
particulièrement élaborée et dont nous aurons à suivre les excès, les
fantaisies, les méandres, en se gardant d’y voir de simples abstractions ou
des raisonnements virtuoses pour intellectuels. Car ces paradoxes, si
surprenants qu’ils soient, sont soutenus par deux choses essentielles : des
émotions fortes (peur et plaisir) et des réalisations concrètes qui
cherchent, sans toujours y parvenir, à les valider. Ils permettent de voir
autrement l’ensemble de notre littérature et l’histoire des œuvres par
rapport aux valeurs qui ont servi à les définir et par rapport aux affects qui
y circulent. Lorsqu’on envisage les mille et une manières de comprendre
l’imitation et de la mettre en pratique chez les écrivains, on comprend
mieux comment cette attitude, parfois redoutée et réprouvée, est
pourtant le ressort le plus efficace pour échapper à ses implications les
plus immédiates : l’aliénation à une source et l’anéantissement de sa
propre identité. L’immense paradoxe que cristallise l’imitation est qu’on
la craint pour ce qu’elle est mais qu’on s’y applique pour ce qu’elle
permet, à savoir s’opposer à elle-même.
CHAPITRE I

IMITER POUR NE PLUS IMITER

Se libérer d’un autre, renier ses idoles, briser le cercle vicieux d’un
culte, ne plus être le geai amoureux du paon : pour y parvenir, les
attitudes et les stratégies sont diverses, les résultats incertains, et ce sont
aussi eux qui fondent la singularité de chaque œuvre. Car tous les
écrivains n’ont pas réagi de la même manière pour tempérer, borner,
ravaler, refouler ou liquider l’hostile empiètement d’un style et d’un
maître souverain. Or, la plupart du temps, ce qu’on constate est qu’il faut
imiter d’une manière ou d’une autre pour rompre avec l’imitation et ces
autres qui nous hypnotisent. Il serait possible d’imiter par peur de
l’imitation. De singer dans l’espoir de se défaire d’une admiration, d’une
influence ; et de ne plus imiter. Une telle opération est-elle toutefois
vraiment assurée ? Repose-t-elle sur un sésame miraculeux ou demeure-
t-elle une chimère ? Quels en sont les mécanismes et les implications ?
L’écrivain sait que l’arme mimétique est fragile et qu’elle peut vite brûler
les doigts de qui s’aventure à requérir ses pouvoirs. On verra donc
comment les auteurs ont cherché à lutter contre l’intrusion de l’autre au
moment où ils imitaient et à faire de l’imitation une thérapie contre
l’imitation.

Soi-même contre les autres


Ne cédons donc ni à un sentiment de panique ni à l’impression d’un
trop profond désenchantement. Les grandes œuvres trouvent aussi leur
force en désertant le chimérique quant-à-soi de l’écriture et la culpabilité
du vol à l’étalage. Par la diversité de leurs références, qu’elles assemblent
de façon insolite et qu’elles lisent à leur manière, elles induisent une
prolifération des repères et en même temps leur labilité, une perte du
sentiment d’identité comme sa redécouverte. Introduisant ces autres qui
l’attirent ou l’offensent, elles abandonnent les prérogatives du Moi
solitaire auquel confine le métier d’écrire pour se livrer éperdument ou à
reculons à la passion de l’altérité. L’imitateur s’y découvre non seulement
autre mais aussi à cheval sur plusieurs univers avec l’impression
vertigineuse de pouvoir écrire, et pourquoi pas vivre, à leur carrefour.
C’est que les mots étrangers sont aussi une sorte de remède destiné à
suppléer les insuffisances du Moi. Montaigne en fait état sans
atermoiement : « Je fais dire aux autres ce que je ne puis si bien dire,
tantôt par faiblesse de mon langage, tantôt par faiblesse de mon sens1. »
Soit mais il ne s’agit jamais de combler un vide absolu. L’imitation n’est
destinée qu’à servir de guide, presque de tuteur, pour permettre à la
pensée et à l’écriture personnelles de croître plus librement. Le rapt ne
fait que « secourir proprement l’invention, qui vient tousjours de moy2 ».
« Je n’ai aucunement étudié pour faire un livre, ajoute Montaigne ; mais
j’ai aucunement étudié pour ce que j’avais fait, si c’est aucunement
étudier qu’effleurer et pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur,
tantôt un autre ; nullement pour former mes opinions ; oui pour les
assister piéça formées, seconder et servir3. » Désir de s’entourer des autres
et de leurs mots pour devenir soi : « je ne dis les autres, sinon pour
d’autant plus me dire4 », argue Montaigne. Et d’ajouter au sujet de ses
sources : « je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est
à croire. Je ne vise ici qu’à découvrir moi-même5 ». Imiter, c’est donc
écrire pour naître à soi-même en donnant la parole aux autres en soi et en
les faisant taire. C’est effacer les mots des autres en les inscrivant, faire et
défaire l’autre en soi. Un paradoxe qui confine ou à l’impasse ou au
triomphe.
Ces pétitions de principe, on aimerait y croire mais on n’y arrive pas
toujours. C’est pour cette raison que certains ont opté, parfois sans grand
succès, pour la barricade. Le même Montaigne, qui se cherche à l’aide
des autres, s’en méfie cependant : « quand j’écris, je me passe bien de la
compagnie, et souvenance des livres : de peur qu’ils n’interrompent ma
forme. (...) Les bons auteurs m’abattent par trop, et rompent le
courage6 ». Flaubert a connu des frayeurs plus violentes encore : « Il y a
des œuvres tellement épouvantablement grandes (...) qu’elles écraseraient
celui qui voudrait les porter7. » Mieux vaudrait donc parfois fermer ou
jeter le livre que vous avez entre les mains. Si bien que certains ont pris
des décisions radicales : gommer tout marqueur d’individualité de leur
plume. Écrire à l’encre sympathique, dans un style neutre (Perec parfois,
Modiano presque toujours, Annie Ernaux, François Bon...). Qu’est-ce
en effet que cette écriture blanche sinon le refus d’ouvrir ses portes au
style d’autrui, avec son cortège de signes distinctifs ?
Pour résister à la colonisation de l’autre, si tout cela est insuffisant,
vous pouvez encore choisir la méthode scientifique. Celle de
l’observateur qui, comprenant dans le moindre détail son objet d’étude
en le plaçant sous la lentille de son microscope, tente d’en démystifier les
charmes. Allons même jusqu’à l’autopsie littéraire. Avec elle, le succès
semble certain (puisqu’elle présuppose notamment la mort de sa victime).
Dumas s’y est essayé, sans pourtant échapper à ses compulsions
cleptomanes : « Je pris donc, les uns après les autres, ces hommes de génie
qui ont nom Shakespeare, Corneille, Molière, Calderon, Goethe et
Schiller. J’étendis leurs œuvres comme des cadavres sur la pierre d’un
amphithéâtre, et, le scalpel à la main, pendant des nuits entières, j’allais
jusqu’au cœur chercher les sources de la vie et le secret de la circulation
du sang8. » Sartre ou Blanchot ont eux aussi tenté de se tenir à l’écart des
maîtres en disséquant la dépouille enchanteresse (Genet, Baudelaire,
Flaubert, Lautréamont, Kafka), pour dissoudre l’aveuglement et
réintégrer leurs pénates. L’arme choisie par Sartre est en effet, plus
radicalement encore que Dumas, Stendhal ou Proust qui l’utilisent en
creux, celle de l’analyse littéraire qui met à distance l’objet admiré. Mais
l’écrivain a d’abord balancé entre la condamnation et l’intellection. Voyez
le déchaînement polémique des articles de Situations, I qui visent, en s’en
prenant à presque toute la littérature, à s’individualiser et à se différencier
de potentiels inspirateurs. Écoutez notamment ce soupir de soulagement
lancé à la cantonade : « nous voilà délivrés de Proust9 ». Et ce alors même
que La Nausée était déjà une anti-Recherche qui s’était ingéniée à fomenter
une mutinerie contre l’hégémonie proustienne. Mais c’est surtout face à
Flaubert que l’attitude de Sartre est la plus ambiguë. Quand il entreprend
bille en tête sa croisade contre Mauriac, d’où va être issue toute sa
première théorisation du roman, il braconne en fait sur les terres de
Flaubert qui déclarait à Louise Colet : « l’auteur, dans son œuvre, doit
être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part10 ».
Se lancer dans un débat esthétique qui anime d’un bout à l’autre la
correspondance de Flaubert, c’est implicitement empoigner l’intimité de
celui-ci pour la jeter sur la scène littéraire à travers soi. Mais c’est
principalement avec L’Idiot de la famille, cette biographie critique de
Flaubert, que Sartre inaugure une bien plus vaste expédition dans la
circonscription de cet écrivain. Pour faire le tour du propriétaire, le
cerner, allons jusqu’à dire pour le dominer par la puissance de l’autopsie
philosophique. Et ce en conjoignant deux écritures qu’on aurait tendance
à opposer : l’analyse philosophique et le pastiche. Mais c’est seulement
ainsi, dans ce jeu entre distance et proximité, que Sartre peut aller à la
rencontre de cet autre sans lui faire obédience. Un peu partout
essaiment, dans L’Idiot de la famille, des railleries douces, des pastiches et
des parodies de Flaubert, au sein de raisonnements complexes et
argumentés qui s’appliquent à neutraliser l’adoration, à perturber notre
réception des textes de Flaubert pour couper court à nos tendances
idolâtres11. Le lecteur est sommé de ne pas lire Flaubert comme ses
romans le programment mais selon d’autres voies : celles que Sartre lui
prescrit. Bloquer la lecture de Flaubert en stipulant qu’on l’autorise de
manière éclairée : voilà qui manifeste un besoin de verrouiller « Flaubert »
pour réprimer l’hypnotisme.
Mais il est encore possible d’œuvrer autrement pour faire barre à la
poussée de l’autre. Ne pourrait-on imiter en châtelain qui appose ses
armoiries et ses blasons sur tout ce qu’il importe en ses terres ? Proust y
avait manifestement songé. D’autant mieux qu’il avait su rendre explicite
ce que d’autres avaient pressenti au sein du pastiche : celui-ci est une
méthode singulièrement efficace pour analyser et comprendre le style de
l’autre. Il n’est pas si étranger qu’on le pense à la technique de l’autopsie
littéraire. Si bien que c’est aussi en pastichant qu’on repousse l’assaillant
parce que l’imitation force à une objectivité qui a des chances de rompre
le cercle de l’influence. Proust aurait en effet souhaité que ses pastiches
paraissent « avec des études critiques parallèles sur les mêmes écrivains, les
études énonçant d’une façon analytique ce que les pastiches figuraient
instinctivement (et vice versa), sans donner la priorité ni à l’intelligence
qui explique ni à l’instinct qui reproduit12 ».
C’est peut-être pour cette raison que, chez lui, le monde des
influences offre, au premier abord, un spectacle moins tourmenté que
chez d’autres. Car le pastiche y est familier, presque sympathique. Il s’agit
d’une vieille connaissance pour celui qui avait, dit-on, comme Flaubert
et Max Jacob, l’art d’imiter la manière de parler de ses amis. Sa
correspondance abonde en pastiches de tout genre et, toute sa vie, même
après la publication de ses célèbres imitations d’écrivains de L’Affaire
Lemoine, il a pastiché. La liste de ses victimes est longue : Jules Lemaître,
La Bruyère, Flaubert, Mme de Sévigné, Balzac, Mallarmé, Maeterlinck,
Hugo, Morand, Chateaubriand, Renan, Sainte-Beuve, Saint-Simon, les
Goncourt... Sans compter tous les pastiches qu’il annonce dans sa
correspondance, qu’il ne réalisera pas, et tous ceux qu’il dissimule dans
ses œuvres13. Mais, sous la légèreté de L’Affaire Lemoine, on voit percer par
endroits une lutte anxieuse du Moi contre l’incursion de l’autre
encouragée par le pastiche14. Or dans ce recueil, Proust ne nous permet
pas de savoir comment il se positionne vraiment face à ceux qu’il
travestit, démultipliant les jeux de miroir où le pastiche, le style, le
rapport à soi et à l’autre, ne cessent d’être questionnés. Plus que bagatelles
ludiques, ces innombrables reflets laissent deviner une tentative de mettre
la singerie sous surveillance, d’en jouer lucidement pour ne pas en être la
dupe. Mais la distance arborée avec ses cibles n’est souvent que de
surface. Ce sont pour la plupart des écrivains qui le hantent, dont il est
nourri, auxquels il risque toujours de s’identifier. Les critiques formulées
contre Sainte-Beuve, dans le pastiche qui lui est consacré, épinglent par
exemple des défauts que Proust craint peut-être pour lui-même. La
stigmatisation implicite du snobisme de Balzac, à travers son goût pour
les noms de la haute société, harponne elle aussi une tentation que Proust
et le narrateur de La Recherche connaissent on ne peut mieux.
En même temps, le recueil a cette étrange particularité : le monde des
lettres s’y réinvente discrètement. Proust n’a pas peur d’attribuer à
Flaubert un nouveau roman, de mettre en doute, dans le pastiche de
Renan, l’unité et la paternité de La Comédie humaine (qu’on pourrait dater
de pas loin de deux siècles avant Voltaire) ou d’affirmer que les Chansons
des rues et des bois sont un centon attribué à tort à Victor Hugo. Très
clairement, Proust, qui réfléchit sur une affaire de faussaire, montre que
la littérature n’est guère différente, que le grand écrivain, et lui-même,
sont tous des Lemoine en puissance. L’attribution d’une œuvre à un
auteur par son style : voilà ce qui nous est désigné comme impossible.
Pourquoi ? Parce qu’une manière d’écrire s’attrape aussi bien qu’un tic et
que, comme les Chansons des rues et des bois et comme le recueil, toute
œuvre est un camaïeu produit par l’assemblage de différents styles. Telle
est la corrosion souterraine qui s’en prend à l’identité des œuvres et des
auteurs, et qui rassure en creux le pasticheur sur sa démarche.
Mais Proust est surtout on ne peut plus présent en arrière-plan de ses
pastiches. Il se transforme souvent en pasticheur transgressif, fermement
résolu à ne pas se laisser excommunier des univers qu’il mime et dont il
force les portes à plusieurs reprises. Sa voix est intempestive ; elle refuse
de se taire : on l’entend derrière celle de ses pastichés et on entrevoit
plusieurs caractéristiques de son style qui se diffusent comme malgré lui.
Lorsqu’il singe par exemple Renan, il lui fait malicieusement dénoncer la
platitude des traductions de Ruskin signées Marcel Proust, alors que c’est
cette inconsistance qu’il récuse lui-même chez Renan. Il se transforme
de la sorte parfois en un personnage à l’intérieur de ses pastiches comme
pour ne pas disparaître devant l’univers de l’autre. Ainsi du pastiche des
Goncourt qui relate rien moins qu’un duel de Proust avec Zola. Celui de
Saint-Simon dévie à divers endroits pour citer de manière élogieuse
plusieurs des relations mondaines de Proust, comme si le pasticheur
extorquait à son modèle sa manière de procéder pour se l’approprier. Plus
encore : comme si, ayant conscience de ce travers blâmé par le pastiche, il
se l’autorisait momentanément sous le masque de l’autre et grâce à la
protection autorisée par la distance critique. Proust finit ainsi par devenir
le centre de gravité dérobé de cet univers qui, malgré son caractère
fragmentaire, se raffermit en un tout. Le monde du pasticheur vient
contaminer celui du pastiché, comme pour mieux le superviser au lieu
d’en être le valet. Tout nous montre un Proust refusant d’abdiquer sa
souveraineté au moment où il détourne la plume d’autrui. Une situation
tout à fait exemplaire qui nous prouve à quel point la peur de la
dépossession est puissante et contraint en retour à ces efforts subversifs
pour réintroduire le Moi dans ce qui risque à tout moment de
l’éconduire.
C’est que Proust est tourmenté par l’idée que le pastiche pourrait lui
glisser des mains, que l’autre se mettrait à griffonner sur sa page lorsqu’il
écrit sa propre œuvre. C’est alors pour mettre à l’épreuve sa faculté à
dompter une imitation impulsive, sauvage et rétive, qu’il pastiche. De
sorte qu’il répugne à ce que ses pastiches soient directement démarqués
de phrases précises de ses modèles. Ce serait baisser les bras devant une
expropriation définitive. Il cherche à ne jamais reproduire des passages à
peine modifiés de l’œuvre imitée mais à en enfanter de nouveaux en
assemblant des marqueurs spécifiques du style usurpé. Pas plus que
l’ersatz, le fac-similé n’est plébiscité : il est impératif de forger une
nouvelle œuvre qui aurait pu être de la main du pastiché. Voyez par
exemple l’indépendance conférée au pastiche de Flaubert grâce au
commentaire qu’en fait le pastiche de Sainte-Beuve qui le suit comme s’il
s’agissait d’un nouveau roman de l’auteur de Madame Bovary. C’est le
fantasme de Pygmalion qui est à portée de main : le pasticheur se fortifie
à mesure que ses pastiches accèdent à une existence autonome qui
pourrait devenir réelle. Il convient ainsi de se distinguer des « plats
imitateurs15 », notamment de Bergotte, qui n’avaient pas compris que « le
genre Bergotte »« était une vague synthèse des Bergotte déjà trouvés et
rédigés » car la beauté du style des grands écrivains est « imprévisible » : le
véritable pasticheur n’est pas un singe servile mais un créateur
authentique qui ajoute génialement aux œuvres déjà existantes d’un
auteur.
Mais on n’en a pas fini avec la peur pour autant, une peur endémique
et désolante. Paradoxalement, les pastiches sont le lieu d’une hantise du
pastiche, comme si Proust était fermement convaincu que, façonnant
une œuvre neuve de l’auteur spolié, il faisait tout autre chose qu’une
imitation. Et cette panique ne s’apaise pas, elle peut refaire surface à tout
moment : « J’ai eu deux souvenirs involontaires. J’en suis si désolé que
cela m’engagerait à réimprimer ces petits pastiches rien que pour enlever
les deux phrases (deux sur l’ensemble des pastiches) qui semblent un peu
démarquées16. » Deux phrases que Proust appelle « deux taches affreuses ».
Paradoxe d’un pasticheur qui se refuse au pastiche en tant que tel. Ou du
moins au pastiche qui tend à la copie. Et l’imitateur d’ajouter : « J’ai tout
le temps peur de faire de nouvelles découvertes. » Si Proust vit ainsi avec
la peur au ventre, le rêve d’une création mimétique authentique le
tranquillise pourtant : « Je ne fais jamais de pastiches plus ou moins
involontaires dans mes œuvres. Cela me donne plus de plénitude et de
gaieté quand j’en fais ouvertement17. » Le décret est catégorique : « Je suis
l’ennemi de tout pastiche, excepté quand il est voulu, et encore18 ! »

Un remède dans le mal


Pour lutter contre l’autre, il est donc clair que l’attitude qui consiste à
exorciser les maléfices mimétiques en s’y livrant pour mieux les
pulvériser est la plus dangereuse de toutes. Voyez Perec chez qui les
pastiches ne sont nullement dénués d’une visée cathartique et d’une
angoisse sporadique qui se niche sous le piédestal des maîtres. Ce dernier
est en effet entré en écriture comme un cambrioleur : en prenant la
plume d’un autre, et pas des moindres, Flaubert. Avec Les Choses.
Écoutez donc sa confession, clairvoyante et sage : « il s’agissait d’un
accaparement, d’un vouloir être Flaubert19 ». Or la définition du pastiche
proposée dans Un cabinet d’amateur, qui érige l’imitation en représailles
contre le monde de l’art, en reprend étrangement les termes, évoquant
« un processus d’incorporation, (...) un accaparement : en même temps
projection vers l’Autre, et Vol, au sens prométhéen du terme20 ». Le
pasticheur a dérobé le feu sacré. Dans le croisement du mythique et du
psychanalytique, son hybris est une pulsion primordiale qui, dans le
conflit avec l’autre, fait lien avec lui. L’accaparement en réponse à
l’accaparement : le pastiche chez Perec est thérapeutique à plus d’un titre.
Comme chez Proust, il recèle une inestimable « vertu purgative,
exorcisante21 » contre le style de l’autre et contre l’« intoxication
flaubertienne ». Une propédeutique dont la réussite est sanctionnée chez
Perec par cette impression qu’avec La Vie mode d’emploi la subjugation
face à l’auteur de L’Éducation sentimentale a enfin laissé place à plus de
quiétude, à ce qui a fini par se muer en un « arpentage22 » moins
pulsionnel. L’imitation ramène ainsi par touches un archaïque conflit
œdipien avec des Pères, dont témoigne aussi La Disparition qui raille
souvent la psychanalyse. Voyl, angoissé par l’indicible de son origine, ne
recourt pas à un analyste, mais à un oto-rhino, pour guérir sa voix. À mal
radical, traitement radical : l’écriture de son journal intime est une
propédeutique essayée pour retrouver voix au chapitre du Moi. Or elle a
cette étrange spécificité de receler d’innombrables pastiches si bien que
c’est l’écriture imitative qui est mise en concurrence avec la recherche des
origines propre à la psychanalyse. Caisse de résonance des autres dans le je
et vice versa, le pastiche semble être le fils caché d’Esculape. Perec, en tout
cas, y croit lorsqu’il rêve de soigner les maux de la filiation par la filiation
des mots. C’est aussi ce dont s’amuse La Place de l’étoile de Modiano. Mais
l’intoxication a changé de sujet et on pourrait lui faire changer de nom en
l’appelant désormais une « intoxication proustienne ». Oriane de
Guermantes s’est en quelque sorte réincarnée en Véronique de Fougeire-
Jusquiames qui adresse ce conseil au narrateur pasticheur : « Vous n’allez
pas gaspiller votre jeunesse en recopiant À la recherche du temps perdu23 ? »
C’est-à-dire en faisant comme Proust lui-même qui pastichait pour ne
plus pasticher. Mais la surenchère ironique est notable puisque tout le
récit du narrateur est justement un immense pastiche cathartique. Car le
paradoxe est bien souvent que, pour fracasser le talisman d’une œuvre ou
d’une écriture, l’imitation est un remède dans le mal dont les résultats ne
sont jamais assurés. Imiter au plus près : c’est l’une des voies pour brûler
ce qu’on a adoré et s’en émanciper. Pour évacuer la proximité, donner
une fois pour toute sa place au désir d’être l’autre et en être quitte.

Le cas de Proust est ici célèbre. Il mérite qu’on y revienne plus


longuement. Avec lui, le pastiche est visiblement homéopathique : il aide
à traiter l’imitation par l’imitation, le mal par le mal, pour naître à soi-
même au contact des autres, sans se laisser engloutir par ces autres. « Le
tout, confie-t-il, était surtout pour moi affaire d’hygiène ; il faut se purger
du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire
sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de
tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire
ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être
que Marcel Proust quand j’écris mes romans24. » Ou encore :

« Pour ce qui concerne l’intoxication flaubertienne, je ne saurais


trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du
pastiche. Quand on vient de finir un livre, non seulement on
voudrait continuer à vivre avec ses personnages, avec Mme de
Beauséant, avec Frédéric Moreau, mais encore notre voix intérieure
qui a été disciplinée pendant toute la durée de la lecture à suivre le
rythme d’un Balzac, d’un Flaubert, voudrait continuer à parler
comme eux. Il faut la laisser faire un moment, laisser la pédale
prolonger le son, c’est-à-dire faire un pastiche volontaire, pour
pouvoir après cela, redevenir original, ne pas faire toute sa vie du
pastiche involontaire25. »

Être soi et rien que soi : le thème épouse, dans les déclarations de
Proust, d’innombrables variantes ; et avec elles, nous comprenons à quel
point l’espoir de pasticher pour ne plus pasticher nécessite d’être dit et
redit, assuré et réassuré, tant son triomphe est douteux, voire
improbable.
C’est que l’œuvre n’est pas un massif à part, une île séparée des
pastiches de L’Affaire Lemoine par un océan infranchissable. Elle est un
carrefour soumis aux vents contraires des influences et des dettes. Le « à
la manière de », redoublé par la propension de chacun à citer les grands
auteurs, y est la marque distinctive d’un certain nombre de personnages
comme la grand-mère qui pastiche Mme de Sévigné et d’autres
moralistes, Bloch avec Leconte de Lisle, Legrandin avec Renan et
Chateaubriand, Mme de Villeparisis avec Sainte-Beuve, Charlus avec
Balzac. Si bien que l’affaire du style et de l’imitation ne cesse d’y être
explorée en tout sens. Mais au sein de la cohorte d’écrivains qui
essaiment ici ou là, trois modèles forts prédominent, trois écrivains qui
sont aussi trois pastichés de L’Affaire Lemoine : Saint-Simon, les Goncourt
et Flaubert. Ces présences nous font dire que la valeur exorcisante du
pastiche n’est en rien définitive. Qu’il s’agit, lorsque l’emprise est tenace,
de la renouveler.
Pour nous en assurer, il convient d’abord de réserver une place de
choix au pastiche du journal des Goncourt dans Le Temps retrouvé, dont
on a tant parlé26. Celui-ci est présenté comme un inédit des Goncourt qui
peint le salon Verdurin. Mais le narrateur ne reconnaît pas ces personnes
qui lui sont pourtant familières. C’est que le style des Goncourt est passé
par là. La métamorphose qu’il provoque est spectaculaire : les hommes et
les choses ont presque été convertis en objets d’art. Même un M.
Verdurin fait sa mue pour devenir un ancien critique d’art renommé.
Devant cette transformation magistrale, le narrateur se dit que, lui, n’a
aucun don, ne sait pas voir. Voilà une confession à mi-voix au sujet d’un
sentiment de douleur et d’impuissance éprouvé par le jeune Proust face à
l’un de ses modèles. Or le texte n’est pas placé au hasard dans le roman :
il se situe juste avant le dénouement et la décision du narrateur d’écrire.
Mais aussi : juste avant la célèbre définition du style comme vision du
monde et l’éloge d’une esthétique de la métaphore. Tout nous dit donc
qu’avant d’en arriver là, il faut une dernière fois faire le point avec ses
modèles pour mieux les liquider en les pastichant. Il y a ici comme une
confrontation finale avec les Goncourt qui ne concerne pas seulement
l’aspirant romancier qu’est le narrateur, mais aussi Proust lui-même. Car
le texte est une réplique faite au tableau des Verdurin que nous avons
déjà lu, celui que Proust, via le narrateur, a lui-même réalisé. C’est ce
rapprochement qui génère une sorte de conflit avec les Goncourt, leur
vision du monde et leur style, qui s’esquisse et qui vire aussi à
l’autovalorisation personnelle. Mais cette tendance, propre aux
Goncourt, à esthétiser le réel, à en détourner les éléments vers des objets
d’art, Proust n’en est pas vraiment préservé et c’est assez souvent que le
lecteur a pu le constater. Elle est certes discréditée ici, parce qu’elle ne
correspond pas à la vérité des choses et des êtres, mais elle n’est pas
abrogée définitivement, ni par le pastiche des Goncourt dans L’Affaire
Lemoine ni par celui de La Recherche. Si bien que ces deux pastiches des
Goncourt, qui ont été une tentation de style pour Proust, ont quelques
affinités avec des autopastiches, ou du moins des autopastiches de ce
qu’aurait pu être l’écriture de Proust s’il s’était agenouillé devant le
temple du mimétisme et n’avait pas endigué ses pulsions pasticheuses en
imitant.
N’oublions d’ailleurs pas que Proust s’était mis en scène dans le
pastiche des Goncourt de L’Affaire Lemoine : un aveu qu’il est
directement concerné par leur écriture ? Peut-être bien. Mais la situation
qui y est narrée est fantaisiste et déroutante : un duel avec Zola déclenché
par l’admiration sans borne de Proust (personnage) pour Léon Daudet.
Dans ce pastiche, Proust se grime lui-même, non sans malice, en
adorateur fanatisé et endiablé, prêt à en venir aux armes pour défendre le
style de son modèle. Certes, Proust ne s’est pas campé en lecteur dévot
des Goncourt ou de Flaubert. Mais notez au passage que cet émule de
Daudet le met sur le même plan que Saint-Simon. Le tourniquet des
modèles proustiens a plus d’un tour dans son sac et il déplace de façon
très symptomatique son admiration sur un autre objet comme pour
avouer le mimétisme en en dissimulant la cible. Ajoutons encore que les
Goncourt ont pu reprocher à Zola de les plagier et il est alors piquant de
voir Proust s’opposer à l’hypothétique plagiaire des Goncourt alors même
qu’il est en train de les pasticher. Mais voilà beaucoup de bruit pour rien,
semble nous dire Proust : l’affaire s’achève lorsque les Goncourt
apprennent, passablement déçus, que Proust (personnage) n’est pas mort
pour ses convictions stylistiques et que Lemoine n’a pas trouvé de
système pour créer de faux diamants. Bref, la fièvre sectaire pour des
modèles tout comme le triomphe des faussaires (traduisons : des
pasticheurs) connaît ses limites. La seule imitation réussie n’est
finalement autre que celle du pastiche que nous lisons.
Reste Flaubert. Le grand modèle. C’est bien à son sujet que Proust est
le plus catégorique quant à l’action purgative du pastiche. C’est que cette
influence a été l’une des plus obstinées et des plus durables, sensible par
exemple dans Jean Santeuil. C’est en parcourant d’abord L’Affaire Lemoine
qu’on comprendra son rôle essentiel. Le troisième pastiche, « Critique du
roman de M. Gustave Flaubert sur l’“Affaire Lemoine” par Sainte-
Beuve, dans son feuilleton du Constitutionnel », vient par exemple
introduire obliquement l’étude théorique du style de Flaubert. Or
certaines analyses proposées sont des pastiches ludiques et satiriques de
Sainte-Beuve27 quand d’autres font écho aux réflexions personnelles de
Proust sur l’écriture de Flaubert. Il devient dès lors difficile de distinguer
ce qui relève de l’analyse de la prose de Flaubert propre à Proust et ce qui
relève du pastiche de l’analyse littéraire de Sainte-Beuve. Les deux se
confondent à tel point qu’on a le sentiment que Proust aurait réussi, au
cours du pastiche de Flaubert qu’interprète celui de Sainte-Beuve, à
devenir, pour un temps, Flaubert en personne. Dans ces va-et-vient
incessants, se dit un double mouvement dont Flaubert est le noyau :
attraction irrésistible et effort pour lui résister. Rappelons ici une
anecdote qui n’est pas sans intérêt : Proust avait d’abord songé à un
pastiche de Sainte-Beuve non sur Flaubert mais sur lui-même, Marcel
Proust. Le psychanalyste aurait certainement beaucoup à dire sur cette
substitution de soi comme objet de réprobation amusée par Flaubert qui
est aussi et surtout un père littéraire.
Mais pour mesurer pleinement les enjeux de la catharsis pasticheuse
contre Flaubert, il est un dernier pastiche de La Recherche à examiner, qui
précède celui des Goncourt et l’éclaire, celui du narrateur par Albertine
qui « avait pris notre habitude familiale des citations28 ». La jeune fille
débite un célèbre morceau de bravoure : la description des glaces29.
Contrairement au pastiche des Goncourt, un modèle habite le texte en
tapinois et n’est pas nommé : Flaubert. Car, en filigrane, on discerne un
pastiche de la pièce montée de Madame Bovary. C’est-à-dire l’imitation
d’une description si élaborée, si saturée de métaphores sexuelles et
architecturales, qu’elle met en péril le réalisme et interdit presque de se
représenter le gâteau de mariage. La conclusion perce sous le sceau du
secret : ce pastiche rejoue à nouveaux frais « l’intoxication flaubertienne »
jusque dans son thème sexuel, architectural et alimentaire. Jusque dans ce
trop-plein de gourmandises et de friandises à la limite de l’écœurement.
Cette scène où des glaces sont léchées et avalées avec complaisance et
ravissement nous parle aussi du goût des mots, de l’architecture des
phrases, du plaisir des rythmes, des couleurs du style d’autrui lorsqu’ils
excitent notre palais. De la volupté qu’il y a à faire glisser dans sa propre
bouche, sur sa propre langue, les confiseries stylistiques de l’autre. Mais
encore : du rapport proprement érotique que le fasciné entretient à
l’égard du fascinateur, dont le couple d’Albertine et de Marcel fournit un
double troublant.
Or ce texte est aussi un autopastiche de son propre style par Proust
puisque Albertine imite Marcel en grossissant certains de ses traits pour
s’en moquer. Albertine, pastichant le narrateur, qui pastiche en même
temps Flaubert sans le savoir : dans cette énième substitution d’un
modèle, l’alter-ego de Proust incarne une écriture excessive, presque
difforme, moquée par le texte, qui se fait sous la coupe de Flaubert. Voici
l’image d’un style qui ne s’est pas dépris des sortilèges de la fascination.
Mais son extériorisation, l’exhibition outrée qu’en fait Albertine pour le
narrateur, opère comme un révélateur : ce pastiche lui permet de prendre
conscience des défauts majeurs de cette écriture sous influence. N’est-on
pas alors amené à lire ce texte en regard du pastiche de Sainte-Beuve dans
L’Affaire Lemoine qui critiquait justement la gratuité de certaines images
chez Flaubert30 ? L’architecture démentielle de ces glaces sexualisées n’en
est-elle pas un exemple probant ? D’où cette possibilité que nous avons
déjà entrevue dans le pastiche des Goncourt de La Recherche : ne serait-ce
pas une mise en garde adressée à Proust lui-même pastichant Flaubert,
s’abandonnant à cette magie de l’image et de la langue ? Si le style de
Flaubert est discrètement condamné, l’ambiguïté est la même que dans la
critique de Flaubert par le pastiche de Sainte-Beuve : cette dénonciation
se mâtine de révérence et le pastiche des glaces autorise finalement le
style de Flaubert à s’infiltrer dans La Recherche avant sa clôture. Il permet,
avant de refermer le livre, de s’adonner encore une fois à la tentation qui
a toujours été réprimée et refoulée, gardée sous contrôle. Plus que
limoger le trop-plein admiratif, le pastiche chez Proust est donc surtout
cette opération incantatoire qui, pour étouffer l’autre en l’imitant,
satisfait, au moins temporairement mais avec mauvaise foi, le désir d’être
cet autre.
Mais il y a plus. Car, par l’autopastiche, Albertine se soulève contre
l’autorité de son maître, Marcel, se dérobe à son influence, confortant la
perception proustienne du pastiche comme catharsis devant l’autre. Or
cette purgation joue aussi sur Marcel qui se délivre de ce qu’il aurait pu
être en se laissant glisser sur sa pente flaubertienne. Car il prend
conscience, en s’entendant parler dans la bouche d’Albertine, du
phénomène même de l’influence littéraire qui n’est pas sans analogie avec
la relation amoureuse : « certes je ne parlerais pas comme elle, mais, tout
de même, sans moi elle ne parlerait pas ainsi, elle a subi profondément
mon influence, elle ne peut donc pas ne pas m’aimer, elle est mon
œuvre31 ». La confusion est notable ici puisque le constat de Marcel, qui
se borne au plan amoureux, peut facilement être transposé sur le plan
littéraire en lisant dans un autre sens « elle est mon œuvre ». Comme si
Marcel était l’origine de cette parole alors même qu’il ne la produit pas.
L’autopastiche désigne cette opération inouïe qui préside à l’écriture et
où l’œuvre échappe à l’auteur parce qu’elle est le fruit d’influences qui,
quoi qu’il fasse, agissent sur lui en sourdine. Mais il existe encore une
ambiguïté dans ce texte parce qu’il se donne comme le constat terrifié de
se voir à l’origine d’une emprise si forte sur quelqu’un qu’elle aboutit à
une sorte de monstruosité esthétique. C’est-à-dire que l’autopastiche
paraît annoncer non pas simplement la fin de l’emprise flaubertienne
mais proprement la possibilité d’une intoxication proustienne, analogue à
celle que le narrateur engendre sur Albertine. Si bien que, sous l’apparent
adieu à Flaubert, Proust trahit le fantasme d’être enfin devenu Flaubert,
non en imitant son style, mais en imitant son pouvoir hypnotique.

La tricherie de principe (Stendhal)


Stendhal. Lorsque nous prononçons ce nom, c’est la singularité de son
œuvre qui nous vient à l’esprit. Sa manière propre de repenser le
réalisme, de mettre en place une écriture alerte, simple et naturelle. Et
encore son goût pour les fraudes littéraires, les jeux sur l’identité et le
pseudonyme. Mais toutes ces particularités, il faudrait aussi, pour
apprécier toute la profondeur de leurs intempérances, les contempler à
l’aune d’une donnée qu’on méconnaîtrait un peu vite tant l’œuvre se
drape dans les atours chamarrés du non-conformisme : Stendhal fut un
lecteur dévot, un adorateur emporté. Celui qui avait beaucoup lu, avec
passion et enthousiasme, fut sidéré par une impressionnante série de
modèles dont Montesquieu, La Bruyère, Voltaire, La Harpe et surtout
Rousseau32. La liste des œuvres et auteurs qu’il convoque est copieuse :
l’Arioste, Pétrarque, Le Tasse, Cervantès, Shakespeare, Fielding, La
Fontaine, Molière, Corneille, Racine, Mme de Lafayette, Boileau,
Burke, Laclos, Sterne, Chateaubriand, Sand, Scott, Byron33... Mais plus
qu’attester de l’impressionnante étendue d’une culture, cet arsenal fait
rayonner une ferveur indissociable d’une angoisse larvée et éperdue,
d’une nécessité irrépressible de se définir par rapport aux autres écrivains
afin de prendre place dans ce panthéon. Et Stendhal de faire
régulièrement état de ce sentiment qui l’attache aux autres : « Ce n’est pas
précisément de l’amour que j’ai pour Montesquieu, c’est de la
vénération34. » Plus encore, c’est sa découverte de La Nouvelle Héloïse qui
fut un choc, un saisissement. Elle s’était déroulée, nous dit-il, « dans les
transports de l’amour le plus fou35 ». Cette passion pour « la plus belle âme
et le plus grand génie, Jean-Jacques Rousseau36 », inlassablement relu, la
correspondance de Stendhal ne cesse de la rappeler. L’engouement est
total. Il tend au culte, s’empare de la plume et de l’homme tout entier.
Mais le jeune Beyle proclame malgré tout son originalité à l’aide d’un
mot d’ordre : « aucune espèce de copie37 ». Il brigue un langage neuf et
sans prédécesseur. C’est aussi que cette fascination généralisée devient
assez vite un fardeau pour celui qui veut écrire. Stendhal finit par
découvrir, au milieu de ses ravissements rousseauistes, quelque chose de
trop omniprésent, de trop envahissant, peut-être même quelque chose de
faux qui touche à la mauvaise foi et la dépossession. « Dois-je en tout
parler comme Rousseau ? C’est une question qui m’inquiète38 », se
demande-t-il.
Il est donc venu un temps pour amender la vénération mimétique et
ses conséquences. Pour se « dérousseausier » et se « délaharpiser39 ». Car le
défaut majeur de La Harpe, de Rousseau et de toute sa descendance
littéraire, est leur manque de simplicité. « Depuis J.-J. Rousseau, tous les
styles sont empoisonnés par l’emphase et la froideur40 », « les phrases de
Rousseau ont perdu la langue41 ». Comment s’y prendre ? Le premier
remède est de se plonger dans ce qui s’affranchit le plus de ce style
déclamatoire et apprêté : celui des idéologues, notamment Destutt de
Tracy. L’efficacité de cette lecture, presque propédeutique, repose
justement sur tout ce qui la sépare de Rousseau et de ses semblables :
l’appel à l’intellect pour canaliser les débordements de l’affect. Comme
pour s’habituer à parler autrement, afin de mieux dire adieu à cet univers
obsédant et à sa rhétorique excessive. D’où aussi tous ces contre-modèles
à imiter, comme Fénelon, Montesquieu, La Fontaine, La Bruyère,
Pascal, en raison de la clarté et de la retenue de leur langage. Il faut parfois
pasticher certains écrivains pour ne plus en pasticher d’autres. Ces
thérapies iront même jusqu’à la revendication d’une source d’inspiration
troublante : le code civil. C’est-à-dire un style finalement sans modèle,
tendu sur la crête de l’impersonnel, comme pour éviter le môle de
l’autre. « En composant la Chartreuse, pour prendre le ton je lisais chaque
matin 2 ou 3 pages du code civil. / Permettez-moi un mot sale : je ne
veux pas branler l’âme du lecteur42. » L’objectif affiché est clair : ne pas
devenir un mystificateur littéraire dans la lignée de Rousseau et de ses
homologues.
C’est pourquoi, dès les années 1804-1814, son journal ne cesse de
divulguer une sorte d’idée fixe : « Il faut se posséder pour bien parler43. »
Se posséder et non être possédé. Car Stendhal a compris une chose
essentielle : le style n’est pas qu’une affaire d’esthétique. C’est un
commerce identitaire du Moi dans ses rapports étroits, terrifiés ou attirés,
vindicatifs ou affectueux, avec l’autre. Et s’il faut se posséder pour avoir
un style, il faut certainement aussi inventer son style pour se posséder.
C’est depuis cette interaction sous-jacente, qu’un double travail doit être
hasardé : un travail d’éducation de la plume et un travail d’élaboration
identitaire. Et les deux doivent affronter une exigence impondérable : la
désaliénation face aux icônes et aux contremaîtres de l’écriture. La
résolution de celui qui ambitionne d’« acquérir la réputation du plus
grand poète possible44 » semble ainsi infaillible et audacieuse : « Ne point
se former le goût sur l’exemple de mes devanciers, mais à coups
d’analyse45. » Avant Proust et Sartre, Stendhal plaide pour une démarche
intellectuelle d’étude de l’écriture d’autrui dont le bénéfice serait le
refoulement du mimétisme.
L’heure est alors venue pour les lectures en tout sens. Pour dévorer
tout ce qu’on a pu écrire par le passé, y compris des dictionnaires de
rimes, de synonymes, comme pour éduquer en profondeur l’oreille et la
main. Ce moment réflexif est encore un moment mimétique. Stendhal
se choisit des mentors stylistiques. Il envisage de traduire le Roland furieux
pour se faire la plume, il note régulièrement les phrases de tel ou tel
auteur, et précise parfois : « à imiter46 ». Il s’impose une discipline stricte
et austère inspirée d’Érasme et de la Renaissance : « me faire un
dictionnaire de style poétique ; j’y mettrai toutes les locutions de
Rabelais, Amiot, Montaigne, Malherbe, Marot, Corneille, La Fontaine,
etc. que je puis m’approprier47 ». Ménageant une part de duplication
stylistique et une part de discernement analytique, le projet est en place :
inventer une parole personnelle en butinant chez les autres.

C’est donc ce vœu péremptoire de violer les secrets du style d’autrui


par leur étude pour mieux les contrefaire, qui permet de comprendre
pourquoi Stendhal entre en écriture par un geste frondeur : un pastiche si
généreux qu’il est plus souvent plagiat dans Vies de Haydn, Mozart et
Métastase et Histoire de la peinture en Italie. Pratique qu’on retrouve aussi,
plus modérée, dans Rome, Naples et Florence, dérobant plusieurs passages à
un Goethe qui, loin d’en prendre ombrage, s’en réjouit, mais aussi dans
Racine et Shakespeare, Mémoires d’un touriste, Chroniques italiennes, Filosofia
nova.
Or les premiers écrits laissent planer la menace d’un renoncement à
conquérir le statut d’artiste et à se forger un style personnel parce qu’ils
sont des textes de critique d’art et des plagiats. Mais ces essais, qui
dénotent de l’admiration pour les hommes de génie, nous révèlent un
Stendhal voulant en sonder les mystères afin, peut-être, d’en connaître
les secrets pour les mettre en pratique. Ce sont d’abord ses Vies de Haydn,
Mozart et Métastase, qui lui permettent de devenir, le temps d’une œuvre,
Louis-Alexandre-César Bombet. Avec ce premier texte, l’imitation et le
pseudonyme inquiètent respectivement l’originalité du style et
l’assurance identitaire du nom propre. Voilà comment Stendhal goûte
dès le départ aux délices de l’altérité la plus capricieuse puisque le texte
est un remarquable patchwork tressant ensemble les analyses de plusieurs
critiques. Faisant main basse sur les mots et les textes non d’un autre mais
de plusieurs autres, parfois copiés sans scrupule, parfois résumés, malaxés
et digérés, Stendhal se diffracte à travers plusieurs êtres ; et c’est
seulement dans cette pluralité que Louis-Alexandre-César Bombet et son
style naissent. Or ce texte est créé au moment où Stendhal interrompt
son journal, et la coïncidence n’est peut-être pas fortuite : tout se passe
comme s’il se heurtait à l’insuffisance du Moi-je du diariste et la contrait
avec ce Moi qui est d’autres grâce au sauf-conduit délivré par le plagiat.
D’autant mieux que, comme avec son Histoire de la peinture en Italie puis
les Promenades et les Mémoires, le texte est farci d’un certain nombre
d’appréciations personnelles qui maintiennent, au sein de la dérive
identitaire, quelques amarres avec soi, ou du moins avec une autre
identité que celle du texte décalqué.

Le plagiat, auquel on ne prêtait que des vices, aurait donc ses vertus.
Ce sont ces premiers pas, dans ce qui ne devint jamais une carrière, qui
ont donné l’impulsion décisive à une écriture rusée, à un rapport à l’autre
et à soi tumultueux. Il est cependant assez rare qu’on sorte tout à fait
indemne du plagiat. Épousez l’autre, marchez sur ses brisées, compilez
ses textes, dévalisez ses mots, et vous ne pourrez plus concevoir la
littérature de la même façon. Le résultat ne se laisse pas attendre : l’œuvre
de Stendhal badinera avec les ruses identitaires et textuelles, elle s’élèvera
à un art de vivre où se donner congé permet de se recréer. Ainsi des
citations, dont s’amuse Stendhal dans ses œuvres et qui peuvent être
inexactes, vraies mais attribuées à de faux auteurs, ou fausses mais référées
à de vrais auteurs. Cette inscription irrégulière et téméraire des mots
d’autrui est une trahison concertée, une infidélité répétée à tous les
modèles, une manière de dissiper le déjà-dit tout en l’accueillant. Et cette
duplicité constante n’est pas séparable du grand carnaval des
pseudonymes qui a fait de l’écriture de Stendhal une griserie incessante,
un vertige du changement identitaire, impliqués dans l’imitation et le
plagiat. « Je porterais un masque avec plaisir ; je changerais de nom avec
délices48 » : la confidence est tout sauf un mea culpa. L’essentiel est de ne
jamais se laisser enfermer, être un et définitif, que ce soit dans un style ou
dans un nom. Car l’imitation et le nom, de toute façon, sont frère et
sœur ; et Stendhal nous le confirme plus que quiconque. D’où cette
double postulation contradictoire, qu’on retrouve aussi chez Gary : ne
pas être captif de soi et affirmer son Moi. Tel est le paradoxe de l’égotiste
qui se fuit.
Mais Stendhal n’en a terminé ni avec la contrefaçon ni avec le
harcèlement de ses aînés. Son écriture restera chevillée à eux, voire
entravée, par le biais d’une mémoire visitée, presque confisquée.
En 1838, il note : « Après tant d’années que je n’ai lu ce passage des
Confessions, je me rappelle presque les paroles de cet homme tellement
exécré des âmes sèches49. » Ce sont les mots mêmes de Rousseau qui
rythment le souvenir. Qui donnent le ton de la mémoire. Comment dès
lors, dans cet état de possession radicale, s’aventurer à l’intérieur du fief
rousseauiste par excellence, l’autobiographie ? Comment narrer sa propre
vie sans laisser par endroits la parole à Rousseau dans une sorte de
ventriloquie subie ? Or dès 1814, un projet autobiographique prend
corps. Mais il n’a pas d’autonomie en soi. Il se pense par mimétisme face
à celui du citoyen de Genève. Il est une sorte d’impératif dicté par
l’admiration, à la fois pour faire chorus avec le modèle et pour s’en
distinguer. La hardiesse de l’initiative devient évidente quand Stendhal,
sentant le risque du pastiche, envisage pourtant d’écrire une « traduction
des Confessions de Jean-Jacques en style à moi, plaisant exercice pour me
former le style50 ». Ce désir de faire ses gammes sur le clavier du maître
n’est pas indifférent. L’écriture y est désignée comme une translation,
proche de l’exercice scolaire qu’est le pastiche, où l’on apprend à écrire
en imitant les grands textes de la littérature.
Mais Vie de Henry Brulard, s’il est l’aboutissement de ce programme, ne
sera pas seulement le travail d’un écolier malicieux. On peut assurément
s’accorder avec Stendhal qui appelle son projet ses « Confessions, au style
près, comme Jean-Jacques Rousseau, avec plus de franchise51 ». À lire Vie
de Henry Brulard, on ne peut effectivement qu’être stupéfait par ce
sentiment de réminiscence, voire d’effraction, de l’univers des
Confessions. Les convergences thématiques sont innombrables : le désir de
parvenir, le triomphe du mérite sur la naissance, le rôle des femmes, la
musique... Parfois même, Stendhal semble pris de scrupules et fait sortir
l’autre de sa cachette. Il précise ainsi que Camille Poncet « ressemble
beaucoup à ces charmantes femmes de Chambéry (...) si bien peintes par
J.-J. Rousseau (Confessions)52 ». Il ajoute aussi : « J’ai quelques années après
retrouvé trait pour trait le portrait de ces bonnes gens dans les Confessions
de Rousseau53 ». Il note dans le même esprit : « Je suis en Italie, c’est-à-
dire dans le pays de la Zulietta que J.-J. Rousseau trouva à Venise, en
Piémont dans le pays de Mme Bazile54. » La moindre personne, le
moindre lieu, le moindre événement sont susceptibles d’occasionner un
retour du refoulé rousseauiste. Mais tout cela se fera « au style près ». Est-
ce cependant si sûr ? Car le lecteur en vient parfois à soupçonner les mots
de Rousseau de s’infiltrer en contrebande dans ceux de Stendhal. Un
nombre non négligeable de ressemblances stylistiques le confirme à telle
enseigne que lire Vie de Henry Brulard à la lumière des Confessions
occasionne par moments un trouble, proche de l’inquiétante étrangeté.
Mais ces convergences, notoires ou clandestines, nous encouragent
surtout à examiner les fondements des deux projets autobiographiques
qui, tous deux, allèguent la sincérité plus que la vérité des faits. Et
toutefois, il y a, dans le lointain, une « peur de mentir avec artifice
comme J.-J. Rousseau55 », et la prétention de rédiger des confessions avec
« plus de franchise ». La sincérité rousseauiste apparaît paradoxalement à
Stendhal, après tant de luttes et de fraternisations avec le mimétisme et les
fraudes identitaires, comme partiellement construite et factice. Celui qui
fut le chantre furtif du pastiche, du plagiat et du travestissement n’arrive
pas à croire que la parole originale de Rousseau dame le point à sa propre
parole. C’est que les tromperies et les mystifications littéraires sont
parfois plus franches que les pétitions de principe de la sincérité.
Songeant à son tenace désir d’écrire sa vie sans l’indexer sur le canevas des
Confessions, Stendhal en arrive alors à une sorte de réponse implicite à
Rousseau : « Cette effroyable quantité de Je et de Moi ! Il y a de quoi
donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait, au
talent près, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes56. » Si le
modèle de Rousseau se tapit ici en coulisses, il soulève le rideau pour
entrer en scène dans un autre moment où une défiance similaire resurgit
face à l’omniprésence du je :

« Qui diable aura le courage (...) de lire cet amas excessif de je et


de moi ? Cela me paraît puant à moi-même. (...) Oserais-je ajouter :
comme les Confessions de Rousseau ? Non, malgré l’énorme absurdité
de l’objection, l’on va encore me croire envieux ou plutôt cherchant
à établir une comparaison effroyable par l’absurde avec le chef-
d’œuvre de ce grand écrivain57. »

La remontrance, à peine ébauchée, tombe à l’eau. Stendhal ne parvient


pas à croire au nombrilisme de Rousseau, alors que celui de
Chateaubriand est flagrant. D’autant plus qu’il a peur qu’on interprète
son geste comme une forme de jalousie ou de rancœur, un refus de
paternité. Demeure toutefois que, à l’aune des accointances entre
autobiographie, influence de Rousseau et protestation contre
l’égocentrisme infatué du Moi, les tricheries stendhaliennes qui ont
nourri son écriture depuis le début nous apparaissent tout autrement :
elles sont des échappatoires au modèle existentiel et esthétique de
Rousseau, celui de la sincérité. C’est que celui-ci présuppose une
identité cohérente et unique associée à un style original et affranchi. Pour
Stendhal, là réside le plus grand mensonge qui soit, mensonge existentiel
et littéraire qui a été l’artisan de son envoûtement.

L’imitation et la copie : vers l’originalité du rien (Flaubert)


On considère souvent, et à juste titre, que du romantisme naquit notre
conception paroxystique du génie singulier autour de laquelle notre
rapport à l’imitation s’est altéré. Mais il n’est pas le seul à devoir être pris
en compte. En s’y limitant, on passe sous silence un autre moment,
moins discernable, parce que beaucoup plus ambigu et contradictoire
dans ses enjeux, et aussi parce qu’il n’a pas mis en œuvre directement ni
une pratique ni une théorie explicites de l’imitation. Ce moment fut
celui de Flaubert. C’est non seulement lui qui a forcé plusieurs
générations d’écrivains à vivre dans la peur de l’influence et de l’imitation
mais c’est aussi lui qui a complexifié les rapports entre modèle, copie et
imitation. Là se tient une césure intellectuelle majeure dans la conception
du rapport mimétique des hommes et des écrivains avec la littérature et le
style.
La méditation fiévreuse de Flaubert sur l’originalité du style est en effet
indissociable d’une interrogation permanente sur l’imitation, dans toute
sa généralité, et sur les discours, en particulier sur leur puissance
mimétique. Un questionnement sans cesse relancé sur la force de
sidération des mots, sur la lecture et son emprise. Que sont Emma
Bovary, Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet, sinon des victimes du
papier ? Des envoûtés de l’écrit. Des imitateurs inconscients de postures
qui ne sont pas les leurs et que, le plus souvent, un texte désigne à leur
désir.
Or les œuvres de jeunesse de Flaubert ont partiellement été écrites
sous influence. Les mots d’autres écrivains transpirent un peu partout
dans les siens. Et c’est avec Madame Bovary qu’il a pris l’initiative de
fortifier l’originalité de son écriture en imitant non pas le style des autres
écrivains mais la parole générale, le discours commun et ses stéréotypies,
la moutonnerie langagière, dans une tension inouïe entre singularité de
son écriture et généralité de ce langage grégaire ridiculisé. Il y avait en
effet en lui une sorte de hantise, qu’on retrouve dans sa correspondance
sous la forme d’un diktat constant de l’originalité du style. Et lorsqu’on
pénètre dans son cabinet de travail, on aperçoit un homme produisant un
labeur acharné où lire est à la fois une nécessité et une gêne pour écrire.
Un écrivain qui prend des notes presque religieusement, qui copie
littéralement des ouvrages sur les sujets qu’il souhaite aborder. Il aura lu
tous les livres de vénerie qu’il put trouver avant d’écrire son « Saint Julien
l’Hospitalier ». Chaque œuvre, et en particulier Bouvard et Pécuchet, est le
fruit de lectures innombrables et accaparantes. « Savez-vous à combien se
montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux
bonshommes ? – À plus de 1,500. Mon dossier de notes a huit pouces de
hauteur. – Et tout cela ou rien, c’est la même chose58. » Remisant
l’accumulation du déjà-écrit dans le rien, Flaubert est un bibliomane qui,
pour écrire une seule phrase, est capable de dévorer dix livres dans le seul
but d’exprimer un détail unique. C’est seulement dans cette surcharge
par les mots des autres qu’il peut dépister le mot juste, le ton exact, et
annuler par lui-même ces innombrables discours. Il lui faut leur autorité
pour forger son propre timbre.
Mais, à bien le lire, c’est un Flaubert désabusé qu’on rencontre
souvent. Lassé, éreinté, au bord de la démission puisque, parfois, « il faut
beaucoup lire pour arriver à un résultat nul59 ». Il le confie : « Je n’écris
plus, à quoi bon écrire ? Tout ce qu’il y a de beau a été dit...60 » C’est ce
renoncement que Bouvard et Pécuchet met en scène, cette tentation issue
du découragement qui fut celui de Flaubert et qu’il a fini par exorciser en
l’écrivant. Bouvard et Pécuchet, c’est le livre extrême sur l’impossibilité
d’une parole première dont l’outil de réflexion est l’imitation. Le roman
prend des airs de bilan désabusé de toutes les connaissances et de toutes
les formes d’écriture de l’humanité. L’entreprise des copistes et le livre
lui-même se présentent comme une somme compilant les mots de la
tribu, les archivant sans parvenir à les organiser ou à les faire signifier.
Dans l’ensemble, il se pense comme un immense pastiche et un centon
impétueux assemblant des discours contrefaits qui ont tendance à se
fondre dans la voix de Bouvard, dans celle de Pécuchet et dans celle du
narrateur. Le lecteur est emporté dans un grand charivari de mots qui se
mêlent sous le signe de la singerie, comme si les personnages n’étaient
plus que la voix des savoirs et des livres.
Or le roman n’est pas une histoire tout à fait originale : c’est certes
l’angoisse même avec laquelle Flaubert a vécu mais il est inspiré de la
nouvelle « Les deux greffiers » de Barthélémy Maurice. Cette source
produit d’un seul coup en nous une sorte de malaise qui oppose plus
encore le pastiche raté et la copie stérile de Bouvard et Pécuchet, à la
réécriture inventive dont procède Bouvard et Pécuchet et que réalise
Flaubert. Cette structure binaire, où Bouvard et Pécuchet interrogent
Bouvard et Pécuchet, où la copie et l’imitation questionnent l’écriture
originale, nous la retrouvons à bien des niveaux.
Car un fantasme surprenant soutient le projet dès ses premières
formes, à savoir celle du Dictionnaire des idées reçues au sujet duquel
Flaubert affirme dès 1852 : « Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il
n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât
plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y
trouvent61. » L’ambition est démesurée et c’est celle d’une somme du
déjà-dit interdisant désormais à l’homme toute parole. Ce projet,
Flaubert le reprendra pour en faire non le roman mais la suite qu’il avait
prévue, « la Copie » et le Dictionnaire. Il propose ainsi de mettre sa plume
sous le joug des mots des autres, d’écrire un livre vidé de son auteur,
colonisé par le déjà-dit, expurgé de toute originalité, d’accueillir une
parole totalement empruntée, impersonnelle, si générale qu’elle devienne
le Tout de la langue. Mais le nihilisme d’un tel projet n’est que de
surface. Car il s’agit surtout de copier pour devenir la source unique de la
parole et l’origine de toutes les imitations. Le paradoxe est si prométhéen
qu’il semble bien être l’une des sources de cette singulière posture où
Flaubert rêve d’être Bouvard et Pécuchet pour mieux leur résister, pour
ne pas demeurer simple imitateur ou copiste.

Bouvard et Pécuchet se construit ainsi comme une sorte


d’expérimentation des connaissances et des discours par Bouvard et
Pécuchet, qui, à force d’échecs répétés, finissent par se priver de leur
espoir de devenir des spécialistes d’une discipline ou d’une autre. C’est-à-
dire qu’ils capitulent dans leur désir d’incarner un savoir propre dans un
style propre. Ils décident alors de se transformer en boîte noire
enregistreuse des discours, d’en être les humbles greffiers, de les copier
pour les consigner, au départ pour les classer puis sans les discriminer. Le
roman pourrait alors se comprendre en deux temps : le premier serait
celui de l’imitation, mettant en scène les personnages aux prises avec des
discours qu’ils veulent reproduire, confirmer, démentir ou s’approprier ;
le second serait celui de la copie, à la clôture du texte. Alors que
l’imitation ménage encore une place, même mineure, pour
l’individualité, puisqu’elle suppose une démarche d’assimilation, la copie
est l’acte littéraire et intellectuel le plus radical qui soit puisqu’elle
abandonne tout aménagement de la parole d’autrui. Elle détruit toute
possibilité d’une pensée personnelle ; bref elle abolit le Moi. Avec elle, le
néant n’a jamais été aussi complet. Car copier c’est s’oublier au profit des
discours sur le monde et non pas au profit du monde, mais c’est aussi
cesser toute lecture active, réfléchie, presque toute lutte avec les mots et
la pensée des autres, encore sensibles dans l’imitation, et qui mettent le
Moi à l’épreuve, l’excitent, l’exacerbent, dans la douleur et le plaisir. Le
copiste a renoncé à l’inconfort et à l’affolement de l’imitation qui est
toujours une prise de risque, une inquiétude ; il s’y résigne et s’y rassure,
avec un Moi qui, n’étant plus menacé, mis en cause, peut être vécu dans
la tranquillité. C’est pourquoi Flaubert évoque le « plaisir qu’il y a dans
l’acte matériel de recopier62 ». D’autant mieux que celui-ci, défaisant un
Moi qui n’a pas su trouver l’originalité, est « haine des grands hommes63 »
et de leur singularité carillonnée en place publique.
En effet, il convient de ne pas oublier cette structure prévue par
Flaubert pour achever son roman. Pour cela, il faut prolonger la lecture
du récit par celle du plan qu’avait en tête l’écrivain pour le chapitre XII.
Après des échecs de plus en plus retentissants, les personnages ont certes
entrepris cette fois de tout simplement copier les discours et de les
compiler mais ils découvrent aussi un rapport confidentiel adressé au
préfet qui les décrit comme deux imbéciles inoffensifs. Ce texte, qui
reprend implicitement leur aventure, serait comme la critique de leurs
actions peintes par le roman que nous venons de lire. C’est au sujet de ce
document que l’un demande à l’autre : « Qu’allons-nous en faire64 ? » La
réponse est catégorique : « Pas de réflexion ! copions ! Il faut que la page
s’emplisse. » Cette servilité absolue étonne. Cette absence d’indignation
nous révolte. Dans cette métamorphose en copistes d’eux-mêmes, les
personnages abdiquent toute volonté critique, peut-être même toute
dignité personnelle. Nous refermons le roman en contemplant les deux
camarades en train de recopier scrupuleusement la critique de leur propre
vie. De la sorte, nous touchons au comble du copiste. À savoir que nos
personnages deviennent les copistes des copistes, les copistes ultimes, les
copistes de la stigmatisation des copistes, alors que le roman est aussi le
pastiche de tous les discours et la réécriture d’une nouvelle sur la copie.
Le jeu de miroir atteint une profondeur absolument inouïe où l’orignal et
le fac-similé ne peuvent plus être dissociés. Les protagonistes, qui se
prennent parfois pour des auteurs avérés sans jamais le devenir, incarnent
ainsi comme une possibilité de l’écrivain qui n’a pas été actualisée : celle
du découragement devant l’accumulation absurde des discours et du
déjà-dit. Et toutefois, il s’agit certainement là d’une simple potentialité
du livre et non de ce qu’il serait devenu. Car Flaubert avait prévu de nous
livrer le contenu des textes copiés par les personnages à travers son
Dictionnaire des idées reçues, des idées chic et le Sottisier, grand mélange de
copies, plagiats et pastiches. Il semble donc que Bouvard et Pécuchet se
mettent à copier l’origine du roman. C’est-à-dire un grand répertoire de
discours et de clichés qui ont nourri le texte. Flaubert nous dévoile d’un
seul coup la matière même qui a été imitée. Les échos entre le roman et
ces éléments-là, notamment le Dictionnaire des idées reçues, sont d’ailleurs
nombreux et concertés. Bouvard et Pécuchet nous apparaît ainsi comme un
roman rétrograde, qui remonte l’ordre de la création. Comme si
l’imitation de la première partie n’était pas un geste assez radical et qu’il
fallait en venir à la copie, à l’origine même de la parole grégaire,
fascinante et repoussante.
Mais Flaubert ne s’aventure sur les terres de l’imitation et de la copie
qu’en maintenant une recherche acharnée de l’originalité du style. Penser
un livre qui tienne par la seule force du style, comme il en a rêvé, un livre
qui aurait évacué de lui tout contenu, ne peut se comprendre que dans
cette tension entre capitulation de la nouveauté de la pensée et croisade
au profit de la nouveauté de la forme. Flaubert a choisi de sacrifier la
première pour valoriser la seconde. Il nous assure d’une chose :
désormais, seul le style pourra être neuf et inédit65. D’où cette image de la
copie, dépréciée de manière si complexe dans un mille-feuille de mises
en abyme et d’oppositions avec l’imitation et la création. Parce que, dans
la copie, on y abandonne la seule singularité possible : celle du style.
Nous pouvons alors reconsidérer une dernière fois la ligne de conduite
de Flaubert à l’aune de cette épreuve que sont pour lui l’imitation et la
copie. Derrière ses lectures effrénées, pourrait se profiler le vœu
d’arpenter toutes les pensées et les écritures autour d’un objet, d’être sûr
que tout est dit, pour pouvoir offrir le fond le plus commun et le plus
emprunté, presque le plus vide, seule manière d’abandonner le nouveau
de l’idée pour fournir à l’écriture la plus grande singularité, pour la faire
resplendir. Le paradoxe serait que seule une pensée éculée, qui s’anéantit
d’elle-même, accoucherait d’un style neuf. Que l’imitation serait une
nécessité pour atteindre les idées communes et regagner la singularité du
style. Tel pourrait être le véritable contenu du livre sur rien : une
profusion de discours imités qui met à mal la diversité du réel.
L’imitation et la copie seraient donc l’outil indispensable d’une mise à
mort puis d’une création originale dont l’unité se trouverait dans ce rien
qui menace et terrifie tout imitateur.
1. Michel de Montaigne, Essais, II, op. cit., p. 104.

2. Ibid., variante de 1595. Cf. Les Essais, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007,
p. 428.

3. Ibid., II, p. 427.

4. Ibid., I, p. 316.

5. Ibid.

6. Ibid., III, p. 134.

7. Gustave Flaubert, Correspondance, I, op. cit., p. 425.

8. Alexandre Dumas, « Comment je devins auteur dramatique », dans Théâtre complet, I, Paris,
Lettres modernes-Minard, 1974, p. 48-49.

9. Jean-Paul Sartre, Situations, I, Paris, Gallimard, 2010 [1948], p. 41.

10. Gustave Flaubert, Correspondance, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980,
p. 204.

11. Voir sur ce sujet Michel Sicard, La Critique littéraire de Sartre. Une écriture romanesque, II,
Paris, Lettres Modernes, « Archives des lettres modernes », 1980, p. 6-9.

12. Marcel Proust, Correspondance, XVIII, op. cit., 1990, p. 380.

13. Sur ce sujet, voir entre autres Annick Bouillaguet, Marcel Proust : le jeu intertextuel, Paris,
Éditions du Titre, 1990 et Proust lecteur de Balzac et de Flaubert. L’imitation cryptée, Paris, Honoré
Champion, « Littérature de notre siècle », 2000.

14. Pour un commentaire de ces textes, on se reportera notamment à Jean Milly, Les Pastiches de
Proust, Paris, Armand Colin, 1970 [1968], et Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 132-160.
15. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, I, op. cit., p. 550-551.

16. Marcel Proust, Correspondance, VIII, op. cit., p. 66.

17. Ibid., XIV, 1986, p. 84.

18. Ibid., IX, 1982, p. 242. Une déclaration rendue d’autant plus problématique qu’il est
possible de déceler dans l’œuvre de Proust de nombreux pastiches dissimulés, certains faits pour
être repérés et d’autres non...

19. Georges Perec, « Emprunts à Flaubert », L’Arc, no 79, 1980, p. 50.

20. Georges Perec, Un cabinet d’amateur, op. cit., p. 60.

21. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 594.

22. Georges Perec, « Emprunts à Flaubert », art. cit.

23. Patrick Modiano, La Place de l’étoile, op. cit., p. 29.

24. Marcel Proust, Correspondance, XVIII, op. cit., p. 380.

25. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 594.

26. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 709-717. Sur ce texte, voir entre
autres Jean Milly, Proust dans le texte et l’avant-texte, Paris, Flammarion, 1985, Annick Bouillaguet,
Proust et les Goncourt : le pastiche du Journal dans Le Temps retrouvé, Paris, Minard, « Archives des
lettres modernes », 1997, Paul Aron, « Les pastiches littéraires dans À la recherche du temps perdu »,
Revue d’histoire littéraire de la France, 1/2012, vol. 112, p. 51-61.

27. Entre autres de ses articles sur Salammbô dans Le Constitutionnel.

28. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 18.

29. Ibid., p. 129-133. Voir sur ce passage, Jean Milly, Proust dans le texte et l’avant-texte, op. cit.,
ou Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, op. cit.

30. Reproche que Proust prend d’ailleurs à sa charge dans ses analyses critiques (cf. Contre
Sainte-Beuve, op. cit., p. 586-587).

31. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 129.

32. Voir à ce sujet Raymond Trousson, Stendhal et Rousseau. Continuité et ruptures, Genève,
Slatkine Reprints, 1999 [1986], Victor Brombert, « Stendhal lecteur de Rousseau », Revue des
sciences humaines, octobre-décembre 1958, p. 463-482, ou Brigitte Diaz, « Henri Beyle sous
influence », Romantisme, no 98, vol. 27, 1997, p. 41-54.

33. Pour un éclairage plus précis sur ce panorama intellectuel, voir notamment Victor Del
Litto, La Vie intellectuelle de Stendhal, Paris, PUF, 1962 [1958].

34. Stendhal, Voyages en France, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 635.

35. Stendhal, Vie de Henry Brulard, dans Œuvres intimes, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1982, p. 702.

36. Stendhal, Correspondance, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 2.

37. Stendhal, Pensées : filosofia nova, 1, Paris, Le Divan, 1931, p. 33.

38. Stendhal, Œuvres intimes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 617.

39. Ibid., p. 152.

40. Stendhal, Correspondance générale, VI, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature
moderne et contemporaine », 1999, p. 193.

41. Ibid., p. 135.

42. Stendhal, Correspondance, III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 401-
402.

43. Stendhal, Œuvres intimes, I, op. cit., p. 198.

44. Stendhal, Pensées : filosofia nova, 1, op. cit., p. 123.

45. Ibid., p. 81.

46. Par exemple au sujet de Fénelon dans Mélanges de littérature, III, Paris, Le Divan, 1933,
p. 94.

47. Stendhal, Pensées : filosofia nova, 1, op. cit., p. 102.

48. Stendhal, Souvenirs d’égotisme, dans Œuvres intimes, II, op. cit., p. 453.

49. Stendhal, Mémoires d’un touriste, 1, Paris, Le Divan, 1929, p. 165.

50. Stendhal, Mélanges de littérature, III, op. cit., p. 125.

51. Stendhal, Correspondance, III, op. cit., p. 140.


52. Stendhal, Vie de Henry Brulard, op. cit., p. 659.

53. Ibid., p. 660.

54. Ibid., p. 944.

55. Ibid., p. 935.

56. Ibid., p. 533.

57. Ibid., p. 768.

58. Gustave Flaubert, Correspondance, V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007,


p. 796.

59. Ibid., I, p. 344-345.

60. Ibid., p. 433.

61. Gustave Flaubert, Correspondance, II, op. cit., p. 208-209.

62. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard, « Folio », 1979, p. 442.

63. Ibid., p. 447.

64. Ibid., p. 443.

65. On retrouve ainsi la position de Perrault, Pascal, Valéry ou Gide qui ne concèdent à la
reprise des idées que pour mieux sauvegarder l’originalité du style.
CHAPITRE II

IMITER POUR CORRIGER

Rien n’y fait ? Vous êtes toujours un imitateur ? Eh bien, passez par-
dessus la crainte que vous éprouvez en imitant. Mettez-vous à l’ouvrage
avec fièvre et alacrité. Emparez-vous de ces mots qui vous font peur,
jouez-en, repérez-y ce qui vous agace, ce qui tend au tic, forcez le trait.
N’hésitez pas à exagérer, à persifler, à vous indigner. Aventurez-vous sur
les terres mal gardées de la satire et de la parodie. Mais faites attention à
ne pas vous laisser impressionner, à ne pas tomber dans le mauvais goût, à
ne pas disparaître devant l’identité écrasante du modèle. Si vous
surmontez tous ces obstacles, l’imitation obtenue aura toutes les chances
d’être une arme contre l’autre œuvre et l’autre écrivain, destinée à les
déconsidérer, à en révéler les faiblesses cachées. Et vous serez
certainement surpris de découvrir un faisceau de conséquences
inattendues. D’abord, établissant une distance avec votre modèle, vous
aurez, comme dans la parodie, mis l’effroi sous scellés. Ensuite,
inconsciemment peut-être, vous vous serez rehaussé. Il y a en effet une
dose non négligeable d’autovalorisation dans toute imitation destinée à
faire sentir ce qui sépare deux pratiques, à indiquer un fossé, à creuser
une distance. La critique que vous y opérez trouve d’ailleurs son efficacité
dans son caractère concret : elle est une critique performative qui réalise
ce qu’elle postule, qui, souvent, propose dans le même temps un contre-
modèle. Et, autre raison de vous y livrez : ce genre d’imitations permet
fréquemment de prendre place de manière pratique dans un débat
théorique sur l’esthétique ou l’éthique de la littérature. Le XVIIe siècle a
raffolé de cette littérature collective, inscrivant l’esthétique dans la
mondanité, à travers des textes de connivence qui circulent dans les
salons. Cette dimension protestataire et ludique, bien qu’elle ne soit plus
tout à fait en odeur de sainteté, n’est pas entièrement tombée en
désuétude au cours des siècles, même si le XXe siècle la prise moins, et
qu’on la retrouve par exemple sous la plume d’un Patrick Rambaud et de
sa Marguerite Duraille1.
La raillerie est cependant parfois plus tendre2. C’est du moins ce que
vous chuchotent à l’oreille certains pasticheurs ou parodistes, comme
Banville qui, dans sa préface de 1857 aux Odes funambulesques, soutenait
que « la parodie a toujours été un hommage rendu à la popularité et au
génie3 ». Reboux fait allusion de son côté à « l’honneur d’être une cible »,
et en conclut qu’« être raillé, c’est compter pour quelque chose4 ». Qui
aime bien châtie bien pourrait être la devise secrète d’un certain cénacle
d’imitateurs. Entre dénonciation et révérence, entre plaisanterie et
agression, l’imitation creuse sans cesse ses ambivalences, se pare de toutes
les couleurs de la duplicité, source inépuisable des affects contrastés
qu’elle déclenche. Son indécidabilité : voilà ce qu’elle nous offre
volontiers. Lorsque La Bruyère attaque par exemple un long paragraphe
par « Montaigne dirait5 », pour introduire un pastiche des Essais, il est
bien malaisé de décider s’il s’agit d’un hommage ou d’une diatribe.
Prisant l’altercation et l’indiscipline, l’imitateur ne s’adonne pourtant
pas à la chicane. Il convoite beaucoup plus la transformation ou le
chambardement de l’œuvre qu’il imite. Ainsi pensée, l’imitation ne serait
plus la terreur de l’imitateur. À peine celle de l’imité. Le voilà excusé de
ses méfaits et légitimé devant ce qui le met en péril : sa source. Car il la
chapitre et la rature pour mieux la corriger. Par là même, il n’est plus le
parasite des lettres. Il en est la nécessité oubliée. Au lieu d’imiter pour ne
plus imiter, le receleur, soulagé, peut donc s’atteler à son péché, épaulé
de rêves de réformes qu’il voudrait ériger en certitudes, presque en lois
du monde littéraire.

Imiter pour améliorer


Qu’elle l’interprète, la prolonge, la loue ou la stigmatise, l’imitation
joue donc un rôle primordial face à l’œuvre source. La correction qu’elle
lui administre est autant une sorte de sanction que de correction
créatrice, de proposition de modification, parfois même d’amélioration.
Partant, l’imitation interdit de concevoir l’œuvre comme un point isolé
et comme une entité achevée. L’arrachant à la pétrification du chef-
d’œuvre, elle la force à se réaménager et à se transformer, en douceur ou
avec violence. Elle devient un outil concret de transformation des
œuvres, révélant pour nous un panorama inattendu et que les écrivains
ont souvent fantasmé mais moins fréquemment avoué ou théorisé.
Quelques exceptions sont notables, même si la plupart s’inscrivent dans
le régime de la provocation. Du côté de la parodie, Aristophane se targue
déjà d’avoir, dans Les Grenouilles, embellit ses modèles. Regardez aussi la
radicalité de Virgile qui, pastichant, voire plagiant, peut affirmer que s’il a
emprunté des vers à Ennius, c’est qu’il a « tiré des perles d’un fumier ».
Audacieuse bravade qu’on reprendra sans hésiter, comme Burton,
Marmontel dans ses Éléments de littérature ou Nodier dans Questions de
littérature légale. Shakespeare est de son côté plus philanthrope : en
imitant, il aurait tiré une fille du ruisseau pour lui faire gagner la bonne
société, selon un mot qu’on lui prête. À ce rythme-là, nulle peur d’une
imitation dont la dimension aliénante ou narcissique est tout simplement
évacuée puisque elle est devenue un organe de sauvetage essentiel. Au
lieu d’être utilisée par opportunisme, rancœur ou jalousie, elle est conçue
comme rédemptrice. D’autant mieux que les perles extraites du fumier
seront polies par l’imitateur. Mais aussi : associées, montées, serties dans
d’autres métaux et écrins. Grâce aux greffes opérées dans un nouveau
contexte, aux associations de diverses sources, aux améliorations
réalisées. Avec de tels arguments, plus de terreur. Car l’imitateur n’est
plus un receleur ou un faussaire : il est devenu un diamantaire et un
joaillier.
Mais il refuse parfois que les œuvres, comme les bons vins, vieillissent
tranquillement dans des fûts de chêne. À cette lente maturation, à cette
distillation précautionneuse, l’imitateur préfère parfois l’éclat de la
métamorphose brutale. Quelque chose de la prestidigitation où il se fait
l’inventeur talentueux de potentialités inédites dans les œuvres qu’il
spolie. Car singer ou transférer un style ou une pensée, c’est à divers
degrés les altérer, leur donner rendez-vous avec un autre univers et
d’autres significations, à l’encontre du monde qui les a engendrés, les
faire bifurquer ou muter. C’est leur demander ou leur ordonner de
renaître, parfois même d’être infidèles ou renégats face à eux-mêmes. Cet
élan qui tourne la page d’autrui, qui tranche dans le vif de son phrasé, qui
retourne la veste de ses mots, est un rassérènement. Avec lui, l’imitateur
retrouve le sommeil en disant adieu à la routine du déjà-dit et en saluant
le réenchantement d’une imitation créatrice. Banville s’arroge un tel
pouvoir dans son commentaire de 1873 des Odes funambulesques. Il y
revendique le privilège d’avoir été le premier à jouer les mélodies
hugoliennes pour leur faire dire tout autre chose : « j’ai voulu montrer
que l’art de ce grand rythmeur, tel qu’il l’a agrandi et perfectionné, peut
produire tout ce qu’il a voulu lui faire produire, et plus encore6 ».
L’excellence des vers du poète avait donc des angles morts. L’imitation
peut perfectionner la perfection. Se tournant vers le passé, elle le
bouleverse. Même La Bruyère a pu se laisser gagner par cette aspiration :
« On ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et s’il se peut, surpasser
les anciens que par leur imitation7. » Fondamentalement paradoxale, cette
écriture, à qui, depuis les Anciens, la perfection a été ravie, pourrait les
outrepasser justement parce qu’elle les imite. Moins éclatant mais plus
appliqué est le travail d’Unamuno avec sa Vie de don Quichotte et de Sancho
Pança d’après Miguel de Cervantes Saavedra. Le texte oscille entre résumés,
citations littérales, pastiches, réécritures et commentaires du roman de
Cervantès. La prétention n’est pas mince : avoir mieux compris Don
Quichotte que Cervantès et venir rectifier son interprétation en l’imitant
ouvertement. Rappelons aussi comment Proust se félicitait d’avoir
introduit l’adjectif « aberrant » dans son pastiche de Renan. Or cet
adjectif, qui fait « extrêmement Renan8 », ne se trouve pas chez Renan.
Ce qui s’en déduit pour le pasticheur est primordial : l’imitation actualise
des virtualités de l’œuvre, la prolonge, déploie son univers jusque là où
elle n’était pas allée9. Dans ce renversement déconcertant, il n’est plus
question de dépossession de soi mais de jouissance d’avoir reconquis
l’usufruit d’un bien désormais amendé, fertilisé et réformé. L’hybris de
l’imitateur, son courage, c’est de se penser moins fils de ses pères que
père de ses pères.
En dernière instance, l’idée d’une imitation amélioratrice, si elle
demeure très subjective, discriminante pour l’autre, autovalorisante pour
soi, a plusieurs conséquences qu’il faut indiquer : elle induit l’idée que le
champ littéraire continue son chemin et peut encore progresser, qu’une
œuvre est finalement rarement isolée et achevée, qu’elle demeure ouverte
et riche de potentialités à explorer, que la littérature nourrit la littérature,
et ce aussi par un sentiment d’insatisfaction ou un désir de voir l’œuvre
rejoindre les goûts de celui qui la lit et l’imite. Mais aussi discutable qu’il
soit, soumis à caution parce que personnel, voire tendancieux, le concept
d’une imitation rénovatrice importe non tant par sa validité objective, par
les résultats obtenus, que par la relation à l’imitation dont il témoigne.
Concevoir une réécriture amélioratrice, déviationniste, presque
dissidente, c’est faire coup double pour l’imitateur dans la partie qui
l’oppose à sa phobie de la contrefaçon. Car il a ainsi en main les atouts
pour mettre en échec ses trois principales causes : la dépossession
identitaire, puisqu’il peut s’affirmer dans une invention personnelle, la
répétition, puisqu’il améliore sa source, et la dette contractée face à son
modèle, inversée par le bénéfice que l’imitateur lui apporte. L’imitateur
crée en effet de toute pièce une dette similaire de son modèle par rapport
à lui. Dès lors, d’une redevance à l’autre, la terreur de la singerie est
liquidée puisque les comptes sont équilibrés et qu’on supporte mieux les
arriérés quand son débiteur en a lui aussi contracté à notre égard.

Le collectivisme des plumes au service du progrès


La fin de l’imitation sacralisante des chefs-d’œuvre : c’est donc ce que
décrète une imitation réformatrice qui voudrait prendre place dans un
processus plus global d’évolution de l’histoire littéraire dont elle serait un
moteur essentiel, justifiant de la sorte son rôle et supprimant ses
angoisses. Or il est notable que, si on a parfois spéculé sur le démiurge
révolutionnaire, le grand homme à même de renverser la marche de
l’Histoire, ce sont souvent les associations d’individus, depuis l’Antiquité
aux utopies communistes, qui ont été perçues comme l’indispensable
ciment pour édifier d’autres mondes et civilisations. Le groupe est au
fondement d’une vision progressiste de l’humanité. Et l’imitation
n’échappe pas à ces lectures spontanées. S’y devine souvent le mythe du
grand rassemblement humain, d’un vaste compagnonnage entre
écrivains. C’est que l’imitation arrache l’écriture à sa retraite
individualiste pour lui faire gagner les places publiques et les agoras où
l’on échange et négocie ouvertement. Contre les professeurs de
singularité, les apôtres du Moi-je, l’imitation exhume un
communautarisme littéraire trop vite négligé. Le « à la manière de » est
souvent un « à la manière de plusieurs », comme nous en informait avec
pertinence le titre d’une section de Jadis et Naguère de Verlaine qui lève le
voile sur ce que tant d’autres n’avaient jamais avoué aussi directement : je
n’écris jamais qu’en revêtant les parures non d’un autre mais de plusieurs
autres. Mais à tout seigneur, tout honneur ; prêtez donc attention à
Dumas, prince des plagiaires, qui, accusé d’usurpation, fait l’éloge du
communisme du style : « Ce sont les hommes, et non pas l’homme, qui
inventent. Chacun arrive à son tour et à son heure, s’empare des choses
connues de ses pères, les met en œuvre par des combinaisons
nouvelles10. » À quoi se greffe toute une imagerie guerrière et virile qui
neutralise les connotations négatives associés au traditionnel larcin :
« Shakespeare et Molière avaient raison, car l’homme de génie ne vole
pas, il conquiert ; il fait de la province qu’il prend une annexe de son
empire ; il lui impose ses lois, il la peuple de ses sujets, il étend son
sceptre d’or sur elle, et nul n’ose lui dire, en voyant son beau royaume : –
Cette parcelle de terre ne fait point partie de ton patrimoine11. »
Par ces images, l’imitation est réhabilitée : passant du cambriolage au
champ d’honneur, le receleur se fait désormais maître d’armes et stratège.
Il dirige des hommes au lieu de servir ses desseins personnels. Il fomente
des plans, intègre une marche et un devenir, il se met au service d’un
progrès commun qui musèle la peur de la singerie. Oscillant de la
critique à la correction et l’amélioration, l’imitation est une sage-femme
de l’histoire littéraire, qui inaugure un cheminement gradué des œuvres.
Une mutualisation intellectuelle féconde que l’« Apologie pour le
plagiat »12 d’Anatole France commémore. Répugnant à ce que les idées
entrent dans la catégorie de la propriété privée, l’écrivain déplore que l’art
soit devenu, à l’heure de l’individualisme grandissant, une affaire
personnelle et ne soit plus cette généreuse et exaltante entreprise
collective qu’il était au temps des bâtisseurs anonymes de cathédrales. Il
proteste d’un droit inaliénable à créer en se servant dans un fonds
commun qui appartient à toute l’humanité. Pour lui, l’escamotage n’est
nullement une forme d’arrivisme littéraire ; c’est l’alambic où la valeur
d’une œuvre se fortifie, c’est une étape indépassable qui relance sans cesse
la marche de la littérature.
Par voie de conséquence, ce mutualisme imitateur, pensé dans la
durée, pourrait bien être aussi à l’origine de la cohésion stylistique et
intellectuelle des mouvements littéraires. Après tout, un groupe ou un
cénacle sont-ils vraiment différents d’un cercle d’imitateurs amicaux ?
Une sensibilité, un imaginaire, un style ne se partagent-ils pas, ne se
diversifient-ils pas et ne s’enrichissent-ils pas par imitations successives,
croisées, réciproques et inventives ? Qui n’a pas senti à la lecture de tel ou
tel texte affilié à une mouvance précise une manière d’écrire baroque,
romantique, surréaliste ? Dans tout rassemblement esthétique se joue une
communion mimétique. Gide l’avait perçu, même s’il s’en tenait aux
idées sans y inclure le style, quand il soulignait le rôle central de
l’imitation dans l’éclosion d’un esprit de groupe au fondement des
mouvements littéraires et des écoles13. Car « souvent une grande idée n’a
pas assez d’un seul grand homme pour l’exprimer, pour l’exagérer tout
entière ; il faut que plusieurs s’y emploient, reprennent cette idée
première, la redisent, la réfractent14 ». De l’influence à l’imitation, on
s’échange les stylos et c’est seulement ainsi qu’on hisse un faisceau d’idées
et de formes à sa perfection et qu’on en extrait tout ce qu’un homme seul
n’aurait pu réaliser.

Or cet effort commun vers l’amélioration a une longue histoire. Dès la


Renaissance, on aspire à une imitation instrument de progrès. C’est
assurément Du Bellay qui porta ce fantasme à sa plus complète
expression, qui fonda sur l’imitation un programme éducatif dans la
démesure la plus complète. Le poète, dans sa Défense et Illustration de la
langue française, caresse un rêve fou : celui de l’imitateur total et collectif.
Il ne fait pas simplement l’éloge d’une imitation pédagogique, pour
l’humaniste, ni d’un pastiche destiné à la formation du poète. Du Bellay
ne réclame pas l’invention d’un style personnel. C’est de tout autre chose
qu’il en retourne : utiliser, chez tous les lettrés, l’imitation des Anciens
afin d’ensemencer, tous ensemble, la langue française. Car cette langue
est pauvre et nue, si bien « qu’elle a besoin des ornements et (...) des
plumes d’autrui15 ». L’ambition est plusieurs fois répétée : « amplifier la
langue française par l’imitation des anciens auteurs grecs et romains16 ».
L’essai est parcouru de conseils, de prescriptions, voire d’injonctions
stylistiques et imitatives, où se multiplient les images d’absorption, de
digestion, de rapt et de pillage. Voyez les Romains, répète Du Bellay, qui
ont enrichi leur langue par mimétisme et incorporation du grec. Cet
objectif ne repose pourtant pas sur une réplication de la langue générale
des Anciens. Il s’agit de cueillir ses fleurons, de les enraciner et de les
acclimater dans un nouveau terreau. Et donc d’imiter les écrivains et
penseurs, et non le parler du simple citoyen romain ou grec. Seuls les
lettrés pourront accomplir une telle mission. C’est en rendant leur style
meilleur qu’ils soutiendront, en retour, un embellissement général du
français, par la lecture de leurs textes. L’entreprise est de salut public.
Avec Du Bellay, l’imitation n’est donc pas l’enfance d’un homme et de
son style, c’est l’enfance d’un peuple de poètes et de sa langue que nous
touchons.
Si après Du Bellay, on verse moins facilement dans l’optimisme,
l’imitation progressiste est plus aisément tolérée lorsque la maraude
s’aventure chez les écrivains étrangers, notamment sous la plume de
Nodier dans ses Questions de littérature légale. Ou encore chez Voltaire dans
ses Lettres philosophiques. Sa réflexion l’amène en effet à mettre en relief la
fécondité de l’imitation croisée entre les nations : « Ainsi presque tout est
imitation. (...) Le Boiardo a imité le Pulci, l’Arioste a imité le Boiardo.
Les esprits les plus originaux empruntent les uns des autres. (...)
Métastase a pris la plupart de ses opéras dans nos tragédies françaises.
Plusieurs auteurs anglais nous ont copiés, et n’en ont rien dit. Il en est des
livres comme du feu de nos foyers ; on va prendre ce feu chez son voisin,
on l’allume chez soi, on le communique à d’autres, et il appartient à
tous17. » L’imitation, même inavouée, est un état de fait, bien que,
Voltaire le regrette, les Français ne s’y consacrent plus assez. C’est
pourquoi il exhorte à détrousser non les Anciens mais les Modernes des
pays voisins : « Les Anglais ont beaucoup profité des ouvrages de notre
langue ; nous devrions à notre tour emprunter d’eux, après leur avoir
prêté18. » En creux, l’écrivain appelle à une saine émulation où l’imitation
est devenue un impératif esthétique et intellectuel au lieu d’un
brigandage condamnable. Autre temps, même antienne : Chateaubriand
assure qu’« il est permis de profiter des idées et des images exprimées dans
une langue étrangère, pour en enrichir la sienne : cela s’est vu dans tous
les siècles et dans tous les temps19 ».
Et c’est aussi Lautréamont qui redonne du souffle à l’imitation
collectiviste. On se souvient de la sentence de Poésies qui a fait fortune,
surtout lue comme un appel à trouver le poète caché dans le moindre
quidam, à un partage poétique fraternel : « La poésie doit être faite par
tous. Non par un20. » Mais on oublie souvent que cette profession de foi
doit aussi être interprétée à l’aune d’un autre mot d’ordre : « Le plagiat est
nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se
sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée
juste21. » Plus proche du pastiche que du plagiat, cette imitation est un
moteur d’évolution, une sorte de sélection qui corrige les premières
œuvres reléguées au rang de brouillons pour les suivantes. Si le travail
d’écriture change radicalement en regard du génie romantique qui
prévalait jusqu’alors, Lautréamont ne développe pas plus longuement une
démarche qu’il met en œuvre comme dans une volonté de
démonstration par l’exemple. Ce sont les moralistes et leurs maximes qui
sont à l’honneur dans Poésies, comme Pascal, Vauvenargues ou La
Rochefoucauld. Le modernisme du texte se fonde sur un anachronisme
délibéré. Associée au goût de la clarté et du classicisme, la maxime
classique plagiée ou pastichée, qui essaime dans le recueil, est un
paradoxe : proclamant la vérité et le rationnel, elle repose sur une
imitation qui trouble le partage du vrai et du faux, du naturel et du
factice. Mais Lautréamont sait que les moralistes ont mesuré avant lui
tous les risques inhérents à l’imitation. Une conscience qui s’avoue
lorsque le texte entame avec eux, à sa conclusion, un dialogue sur le
mimétisme par un pastiche du début des Caractères : « Rien n’est dit. L’on
vient trop tôt depuis plus de sept mille ans. Sur ce qui concerne les
mœurs, comme sur le reste, le moins bon est enlevé. Nous avons
l’avantage de travailler après les anciens, les habiles d’entre les
modernes22. » La reprise se fait presque à l’identique. À l’exception de
trois mots qui ont été insidieusement rectifiés : l’écrivain ne vient plus
« trop tard » comme chez La Bruyère, mais toujours « trop tôt ». Il n’a
plus devant lui l’obstacle radical du « tout est dit » mais la porte ouverte
du « rien n’est dit ». Et il n’est plus aux prises avec « le plus beau et le
meilleur » mais avec « le moins bon ». Minimes, ces changements sont
pourtant essentiels : l’imitation selon Lautréamont n’opère plus sur
l’abondance et l’excellence littéraire. Sa matière est pauvre, terne,
médiocre ; et c’est pourtant l’immense horizon de l’inédit et du progrès
qui se dresse devant l’imitateur. Les incertitudes, les ambiguïtés et les
hantises des classiques sont rayées d’un trait.
Il faut dire que l’époque a changé. La vision de l’histoire littéraire aussi.
De façon lancinante, le spectre de la décadence du siècle ronge, comme
un acide, l’ange déchu du romantisme qu’est Lautréamont. Impossible
pour lui de voir autre chose qu’une vile corruption dans cette poésie
sentimentale, lyrique et autocentrée qui fut la marque du premier XIXe
siècle. Pour s’en guérir, pour la contrer, peut-être la sacrifier, la thérapie
est unique : c’est cette maxime classique qui récuse le je débordant d’ego
au profit de la parole impersonnelle de la sentence, redoublée encore
dans ses efforts pour dissoudre l’individualité par le concert des voix et
des Moi qu’engendre l’imitation. Telle est la véritable poésie faite par
tous au lieu d’un seul. Et pourtant Les Chants de Maldoror, marqué en
plein cœur par l’esthétique romantique, procédait déjà de l’imitation.
Véritable centon, le texte exhumait, silencieusement ou bruyamment,
malicieusement ou sérieusement, d’innombrables textes, jusqu’à les
plagier sans crainte aucune. Dès lors, le romantisme était copié pour être
mieux rabaissé mais il ne sera déserté définitivement que dans Poésies.
Lautréamont n’y chercherait-il pas à échapper au pouvoir fascinateur de
Maldoror sur ses lecteurs et sur lui-même, pouvoir qui était celui des
poètes maudits et dont il fut un temps la victime ? À faire sécession avec
lui-même, en pratiquant le reniement de son passé ? D’où cette volte-
face qui fait transiter sa poésie de la parole envoûtante du premier recueil,
proche du romantisme malgré certaines distances, à la parole réflexive et
classique du second. Ce retour en arrière, par l’imitation des Anciens, est
le bond en avant qui propulse vers une autre modernité en consommant
le divorce avec soi et avec son époque.

1. Voir Daniel Sangsue, La Relation parodique, op. cit., p. 119, qui note en particulier que le
pastiche tend, à partir de la fin du XIXe siècle, à remplacer la parodie.

2. En ce sens, le pastiche, même satirique, autorise une consécration qu’on retrouve aussi dans
la parodie comme l’ont montré par exemple Linda Hutcheon, A Theory of Parody, op. cit., p. 37,
75, et Daniel Sangsue, La Relation parodique, op. cit., p. 11, 83-84, 106-109.

3. Théodore de Banville, Odes funambulesques, dans Œuvres poétiques complètes, III, Paris, Honoré
Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 1995, p. 15.

4. Paul Reboux, À la manière de..., Monte Carlo, Raoul Solar, 1950, p. 7.


5. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 105-106.

6. Théodore de Banville, Odes funambulesques, op. cit., p. 266.

7. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 23.

8. Marcel Proust, Correspondance, VIII, op. cit., p. 67.

9. Ne mettons toutefois pas l’imitation au sommet de la création, au risque de leurrer notre


lecteur et de l’inviter à s’y livrer sans vergogne sur nos conseils, croyant avoir trouvé la voie royale
de la création. Car rien n’est moins certain que le résultat d’une imitation. Pour ne pas tomber
dans l’excès ou la caricature, précisons seulement que de très nombreuses imitations sont moins
bonnes que leur modèle. Sans s’étendre sur le florilège de réécritures mineures, pensons
simplement à L’Olive de Du Bellay face au Canzionere de Pétrarque, ou à La Mère coupable de
Beaumarchais face à Tartuffe. Peut-être la peur de l’imitation n’a-t-elle pas été assez forte chez ces
écrivains...

10. Alexandre Dumas, « Comment je devins auteur dramatique », op. cit., p. 49.

11. Ibid.

12. Anatole France, Apologie pour le plagiat, Paris, Les Éditions du Sonneur, « La Petite
Bibliothèque », 2013 [1891].

13. De la même manière Nodier, dans ses Questions de littérature légale, soutient que ce sont les
idées qui cimentent les écoles littéraires alors que le style reste inimitable et propre à chaque grand
écrivain (op. cit., p. 94-108).

14. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 34. Idée d’ailleurs dérobée à Goethe, dans
un emprunt quasi littéral de ses Maximes et Réflexions.

15. Joachim Du Bellay, La Défense et illustration de la langue française, op. cit., p. 207.

16. Ibid., p. 215.

17. Voltaire, Mélanges, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 1394.

18. Ibid., p. 96-97.

19. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, I, op. cit., p. 728.

20. Lautréamont, Poésies, II, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 238.

21. Ibid., p. 283.


22. Ibid., p. 295.
CHAPITRE III

IMITER POUR REPENSER L’ORIGINE


ET L’ORIGINALITÉ

Mais toutes ces pensées du progrès littéraire s’adossent, presque


tranquillement, à une conception ciblée de l’œuvre : celle du temps
chronologique et de la valeur esthétique. Deux données qu’on veut
mesurables. Quantifier un temps, une durée, un essor, évaluer une
qualité, des caractéristiques ou une originalité : autant de démarches assez
rassurantes. Les moyens déployés à cet égard ne manquent pas, signe que
nous sommes, comme les écrivains, hantés par la question de la
singularité. Souhaitant circonscrire la spécificité d’une œuvre de manière
presque mathématique, Lanson propose par exemple, implicitement,
d’effectuer une sorte de soustraction : l’originalité d’un écrivain pourrait
s’expertiser à travers la somme de ses œuvres moins ses déterminations
extérieures et ses influences1. Mais peut-on estimer que, parce que
formulée de manière arithmétique, nous tenions là une équation pour
saisir ce qu’est réellement la littérature ? Une formule pour attribuer des
notes et distribuer des bons points ? Pour jauger des divergences,
comparer ou apprécier un progrès ?
Car l’imitation ne laisse pas les écrivains en paix : c’est elle, frivole mais
alarmante, qui leur rappelle les déficiences de ce mirage. Soulignons une
évidence que Valéry formulait laconiquement : « ce qui ne ressemble à
rien n’existe pas2 ». Point de départ qui met en porte-à-faux toutes nos
velléités pour imaginer une littérature hors de l’imitation. Dans ces
conditions, comment oser parler encore d’originalité ? À moins qu’il
faille consentir à ce qu’elle ne soit pas ce qu’on croit qu’elle est. Doit-on
alors penser que l’imitation en est le seul régime d’existence ? Que
l’imitable et l’inimitable négocieraient leurs rapports autrement que par
un antagonisme frontal ?
Dès L’Encyclopédie, l’article « imitation » cherche un compromis en
signalant que « celui qui invente un genre d’imitation est un homme de
génie. Celui qui perfectionne un genre d’imitation inventé, ou qui y
excelle, est aussi un homme de génie ». Un accommodement qui
tourmente encore Proust quelques siècles après : « Les vrais écrivains ne
commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-
mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-
delà de l’originalité3. » Ces mots désignent à notre attention un paradoxe
central sans l’élucider. On pourrait être original mais au-delà de
l’originalité, en raison du caractère inévitable de l’imitation. Valéry résout
pour sa part la question d’un trait plus radical : « il n’y a pas d’écrivains
originaux, car ceux qui mériteraient ce nom sont inconnus ; et même
inconnaissables4 ». L’impasse résulterait d’une distance temporelle à
l’origine d’une limitation de nos capacités d’intellection5. Sondant les
contradictions qui soutiennent leur désir d’imiter tout en étant sans
pareil, les auteurs sont donc forcés de faire dérayer les logiques
temporelles et cartésiennes qui nous aident habituellement à situer les
œuvres les unes par rapport aux autres pour les comparer et les déchiffrer,
afin de cerner leur originalité. À contempler la littérature à l’aune de
l’imitation, nous perdons, comme sous le coup d’une gangrène
inexorable, ce qui nous sert d’assise : non pas seulement notre intuition
de l’original, mais aussi ses coïncidences avec l’originel. L’imitation, qui
devrait être la signature d’une telle rencontre, la déconstruit
méthodiquement et vigoureusement.
Impossible pourtant d’en rester là. Car le choc mimétique engendre
plus d’une secousse, il fait s’effondrer les murs de nos certitudes et leurs
débris bouchent les voies de sortie. Par exemple : si tout est imitation et
s’il existe, cachée et éloignée à jamais, une source première inconnue, il
n’y a pas de raison, hormis si on postule quelque magie archaïque et
primordiale, que celle-ci échappe à la règle de l’imitation pour prétendre,
elle seule, à l’originalité. Quels sont donc les modèles dissimulés des
premières œuvres ? Dès lors, sont-elles encore premières ou est-ce
l’imitation qu’elles auraient réalisée sur un modèle disparu qui les aurait
métamorphosées en sources essentielles ? S’il faut le dire simplement,
nous voici en quelque sorte devant le célèbre problème, à l’heure actuelle
irrésolu, de l’œuf et de la poule. Qui est donc venu le premier ? Mais
notre question n’est qu’imparfaitement superposable à celle-ci parce
qu’elle présente, contrairement à l’œuf et la poule, une logique de prime
abord incontestable : la copie ne peut exister qu’après et d’après un
prédécesseur. D’un point de vue strictement rationnel, il est clair qu’il
n’y a pas d’imitation sans modèle. Le « à la manière de » nous astreint à
penser un « à partir de ». Mais de très nombreux imitateurs ont souhaité
nous montrer notre erreur et ils furent infatigables pour perturber, briser
ou réformer l’union de ces deux notions couplées (le modèle et
l’imitation) qui ont besoin l’une de l’autre pour exister et fonctionner,
parce qu’ils y trouvaient des moyens pour repenser la littérature, justifier
l’imitation et tempérer leurs inquiétudes. Imiter est donc bien plus que
s’engager dans une affaire d’esthétique ou de technique d’écriture, c’est
s’aventurer dans une énigme philosophique qui affole l’écrivain. Or on
voit bien tout le gain qu’il peut y avoir pour le receleur à présenter son
œuvre de la sorte puisque c’est ainsi qu’il tarit la source de ses angoisses,
de ses hontes et des récriminations auxquelles il s’expose. Car qui
pourrait l’accuser d’imiter ou de plagier, qui pourrait le mettre sous le
joug de son style, si cet autre n’existe pas ?

Une imitation sans modèle


L’imitateur est-il ainsi un être hors norme, excentrique, transgressif,
sans frères de plume hormis ceux qu’il dépouille et s’annexe, une sorte de
bizarrerie de la littérature qu’on relègue volontiers à sa marge ? Lui, en
tout cas, rêve qu’il n’est pas seul. Son mot d’ordre est destiné à le
rassurer : tous voleurs6. Or le jour où il a promulgué ce décret abolissant la
propriété individuelle, il n’a pourtant pas voulu renoncer à l’ivresse de la
singularité. Il lui a donc fallu, dans le même temps, postuler que
l’originalité serait affaire d’imitation. Et proclamer que toute vraie
littérature repose sur le resquillage et la malversation. Ces principes
emportent avec eux de singulières conséquences. Ils nous font entrer
dans un monde littéraire inquiétant, ramifié, poreux, où une seule règle
préside à un ordre chaotique : tout est imitation, rien qu’imitation. Elle
est là, un peu partout, elle attend quiconque veut prendre la plume. Elle a
le don d’ubiquité, elle gagne du terrain sur la moindre parcelle qu’on
espérait lui soustraire. Mais lorsque la rapine est ainsi la loi de l’écriture, il
y a fort à parier que l’imitation se fasse sans modèle ou, du moins, que
celui-ci soit étrangement éclipsé. On pourrait multiplier les citations,
pour voir la constance de cette obsession. Ainsi de Giraudoux qui fait
chorus avec Valéry quand il note : « Le plagiat est la base de toutes les
littératures, excepté de la première, qui d’ailleurs est inconnue7. » Le
jeune Mallarmé lui aussi : « Tous les grands maîtres antiques et modernes
sont des plagiaires d’Homère et Homère est un plagiaire de Dieu8. »
Nodier écrit pour sa part : « Celui-là (écrivain original, je te salue !)
n’écrivit cependant, selon toute apparence, que ce qu’on avoit dit avant
lui ; et, chose merveilleuse ! le premier livre écrit ne fut lui-même qu’un
pastiche de la tradition, qu’un plagiat de la parole9 ! » Nos imitateurs
seraient-ils donc voués à un délire qui leur ferait voir partout leur propre
vice ? C’est aussi pour parer à tout reproche de divagation et de démence
qu’ils exonèrent parfois respectueusement une source première de la loi
mimétique.
Un imitateur sans source imitée : voilà l’espoir qui revigore de
nombreux mercenaires. Mais toutes les œuvres qui invoquent un texte
originel perdu, soulèvent un impensé qui nous gêne et qui enfante
d’autres peurs chez l’imitateur : elles vouent la littérature à une imitation
problématique parce que sans source, à une imitation qui ne peut plus
être rivée à une origine. Posons d’abord la question de manière plus
frontale : a-t-on connu des circonstances concrètes d’imitation sans
modèle ? Soyons francs : si on parle de modèle, c’est que l’imitation est
au moins virtuellement supposée. Il faut un repère pour copier et il faut
qu’il y ait au moins la possibilité d’une copie pour qu’un modèle soit
pensé. L’imitation sans modèle trouve néanmoins quelques explications
qu’il importe de séparer clairement. Parmi elles : la perte concrète du
modèle, la projection personnelle d’une ressemblance entre deux œuvres
qui est ainsi fabriquée de toute pièce, et le plagiat par anticipation.
Examinons ces éléments un par un.

Notre premier cas est certainement le plus tangible : c’est celui où


l’original en vient parfois tout simplement à disparaître. Mille hypothèses
sont envisageables comme l’absence de publication, de lecteurs, ou la
censure. Mais aussi la perte du texte ou du manuscrit, égarés par la poste
ou la négligence de l’auteur, volés par erreur à la place d’autres objets de
plus grande valeur marchande, utilisés par inadvertance comme
combustible pour la cheminée ou brouillons pour dresser des listes de
course, dénaturés par la pluie ou une tasse de café renversée. Les
événements sont cependant volontiers plus dramatiques : l’incendie
d’une bibliothèque, l’inondation d’un appartement ou toute autre
catastrophe naturelle... Le destin aime de toute façon s’acharner sur
certaines œuvres. Sans aller chercher dans de tels cataclysmes, La Vie de
Fibel de Jean-Paul Richter met en scène un narrateur qui écrit une
biographie de Fibel à partir de fragments déchiquetés d’une ancienne
biographie perdue et qu’il a collectés. Voici donc une conjoncture
effective où une source partiellement égarée explique le statut
absolument indécidable du texte que nous lisons, la biographie réécrite,
qui oscille entre une création authentique, un pastiche sans modèle et un
document reconstitué.
À ces pertes accidentelles, s’ajoute une autre possibilité de source
déficiente : la légende, le conte, le mythe ou les premières épopées. Ici le
modèle de référence n’a pas été fixé par écrit. Récitées par des aèdes ou
des conteurs, ces histoires mises en voix sont toujours des imitations
différentes des performances précédentes. Et ce jusqu’à ce qu’un homme
se lève, prenne la plume, et imite toute cette tradition en la gravant dans
le marbre d’une page. Celui-ci met un terme à une succession
d’imitations orales dont le modèle s’évanouissait dès qu’il était proféré. Il
donne ainsi naissance à la première œuvre imitée sans modèle identifiable
et qui pourra devenir pour d’autres un modèle.
Mais à ce schéma théorique, plusieurs situations concrètes font écho.
L’affaire Macpherson est l’une des variations sur ce thème. L’écrivain a
d’abord transcrit des éléments de la poésie orale des Highlands et d’autres
régions isolées d’Écosse, traduit des manuscrits gaéliques, le tout pour
composer ses œuvres, présentées comme celles d’Ossian, un
hypothétique barde écossais du IIIe siècle. Mais, soupçonné, Macpherson
fut contraint d’en présenter les sources et se résolut à traduire ses propres
poèmes en gaélique. Si bien que ce texte a comme un double lignage :
celui qui le rattache à une source orale fragmentaire perdue et celui qui le
fait descendre d’une source inventée rétrospectivement par l’écrivain
pour camoufler sa mystification. Impossible de lui assigner un modèle en
tant que tel. Celui-ci s’est évanoui alors même que l’œuvre l’imite, se
donne une généalogie pour accréditer son existence et s’enraciner dans
un terreau culturel. Macpherson nous assure donc, en inventant Ossian
et ses sources, que l’œuvre peut créer sa propre origine en l’imitant sans
qu’elle existe. Invraisemblable, excentrique, et pourtant bien réel, ce fait
d’arme voisine avec certaines rêveries. Entre autres : celle de Perec au
sujet de la supercherie autour de la toile Un cabinet d’amateur, dans le
roman du même nom. Tableau pasticheur s’il en est, il imite
d’innombrables toiles pour les rassembler dans une seule. Mais à
pasticheur, pasticheur et demi, le peintre a été plus fourbe que les plus
fourbes des plagiaires : dans sa toile « les tableaux de la collection, affichés
comme copies, comme pastiches, comme répliques, auraient tout
naturellement l’air d’être les copies, les pastiches, les répliques, de
tableaux réels10 ». Pourquoi ce conditionnel ? Parce que ces tableaux sont
de fausses contrefaçons qui inventent des modèles inexistants en faisant
croire à tous qu’ils en sont les copies.
Autre alternative avérée par l’histoire culturelle : l’imitation d’une
source légendaire manquante11. Ce fut le cas de la sculpture du Laocoon,
décrite par Pline dans son Histoire naturelle et qui, disparue, a pourtant
servi de modèle à Michel-Ange pour figurer la violence du mouvement
corporel. Celui qui avait commencé à produire de fausses statues
antiques, avait besoin d’un garant chez les Anciens pour légitimer la
modernité de son geste, en partant d’un modèle fantasmé et invisible. Or
en 1506, on trouve à Rome une sculpture que Michel-Ange identifie
formellement comme le Laocoon, ce modèle d’après lequel il sculpte sans
l’avoir jamais vu. Peut-être a-t-on ici une fable, un cas extrême, mais
celui-ci atteste d’une possibilité que l’esprit humain n’admet guère. Si
bien que les ressemblances si manifestes du Laocoon avec la Pièta et le
David de Michel-Ange, pourtant antérieurs à sa découverte, ont amené
certains critiques d’art à postuler que le Laocoon était en réalité une œuvre
de Michel-Ange, signant leur refus catégorique de penser une imitation
sans modèle12.

Moins anodine qu’il ne semble, l’invention de ressemblances entre les


œuvres, qui constituera notre deuxième cas, n’est pas qu’un
bouillonnement analogique propre à tout lecteur. Elle est aussi une
construction caractéristique du texte mimétique. Car quand l’imitation
s’empare d’une œuvre, c’est immédiatement la bibliothèque intérieure du
lecteur qui fait signifier le texte. Ce sont sa subjectivité et ses lectures qui
guident le sens. À telle enseigne que les lectures de celui qui tient le livre
deviennent celles de l’écrivain et nourrissent son écriture par un simple
effet de projection. Très spontanées, ces projections relèvent de l’ajout,
au cours de la lecture, de sources qui ne sont pas forcément celles du
texte. Si bien que l’œuvre en vient, pour le lecteur, à imiter des textes
antérieurs, même s’ils ne sont pas toujours ses véritables modèles, mais
aussi postérieurs, qui, en toute logique, ne peuvent pas être ses modèles.
Car tout lecteur peut légitimement voir, comme Proust, « le côté
Dostoïevski de Mme de Sévigné », malgré le caractère aberrant et
irrationnel d’une telle influence qui relève forcément d’une imitation
sans modèle. Parce qu’elle soustrait l’imitation aux règles du réel, cette
situation la rend plus spontanée, presque naturelle, l’affranchit d’une
source fixe, tranquillise et dédouane l’imitateur13.

Or on voit bien qu’il est malaisé de distinguer ce cas du suivant : le


plagiat par anticipation, c’est-à-dire cette singulière situation où un
écrivain écrit en plagiant par avance une œuvre qui n’est pas encore née14.
Je prendrai un exemple assez éloquent : Rousseau. Un seul épisode
suffira : la scène du vol des pommes au livre I des Confessions. Nous y
voyons un Jean-Jacques se démenant pour obtenir les fruits défendus de
l’autre côté d’une jalousie, à l’aide d’une pique, et se faire prendre la main
dans le sac sans avoir pu pratiquer son larcin. Mais est-il vraiment dit que
le vol n’ait pas réussi ? Rousseau pourrait en effet nous parler aussi, sans
l’avouer et peut-être inconsciemment, d’un autre brigandage, celui qu’il
commet en détroussant un texte, en dérobant un souvenir. Certes le
passage est une construction littéraire qui s’amuse de Jean-Jacques en
réécrivant de manière comique la Chute et les travaux d’Hercule. Mais il
est aussi et surtout un emprunt tu et pourtant assez visible au vol des
poires chez saint Augustin. Est-on dès lors face à un souvenir
authentique ou à quelque chose de fabriqué, parce qu’imité ? Mais saint
Augustin n’est qu’un point de départ pour Rousseau. L’affaire du vol est
présentée beaucoup plus longuement, avec bien plus d’humour et de
détails, dans un apologue ou une fable, comme si le noyau augustinien
était plutôt traité à la manière de La Fontaine. Rousseau accorde plus
d’importance au récit comme à sa conclusion qui porte sur l’incitation au
Mal par le regard de l’autre et par les punitions reçues : « Je jugeais que
me battre comme fripon15, c’était m’autoriser à l’être16. » Telle est la
délicieuse invitation à jouir de cet état en toute irresponsabilité. Cette
scène primitive de l’apprentissage du Mal se transmue en la revendication
d’une éthique du fripon qui ouvre une réflexion existentielle sur l’objet
qu’est le Moi dans le regard de l’autre. Si bien que, dans le foisonnement
des réécritures, on croirait lire une évocation avant l’heure du Saint Genet
de Sartre. N’ayons pas peur d’affirmer que ce texte est un pastiche de
saint Augustin à la manière de La Fontaine, qui aboutit à un plagiat par
anticipation de Sartre, et nous verrons alors l’histoire littéraire et les
arcanes de l’inspiration d’une tout autre manière.
Reconnaître des chapardages de Rousseau chez Sartre ou de Mme de
Sévigné chez Dostoïevski, c’est donc soit admettre cette tendance
instinctive à la projection propre au lecteur et que l’imitation exacerbe,
soit valider un recel frauduleux réalisé avant même que le successeur ait
noirci sa page mais en prévision de cette future écriture. Dans ce cas,
l’imitation se prive de modèle puisque celui-ci n’est pas advenu. Mais
cette hypothèse malmène nos certitudes et notre rationalité. Nos
réticences naturelles face à elle, nous les voyons par exemple à l’œuvre
dans Le Voyage d’hiver de Perec qui me semble emblématique des
difficultés éprouvées devant une pensée de l’imitation sans modèle. Cette
nouvelle raconte comment Vincent Degraël, jeune chercheur en
littérature, a découvert le texte d’un inconnu, Hugo Vernier, qui
s’appelle Le Voyage d’hiver. Frappé de stupeur, le héros constate que le
texte est une « prodigieuse compilation des poètes de la fin du XIXe siècle,
un centon démesuré, une mosaïque dont presque chaque pièce était
l’œuvre d’un autre17 », alors même qu’il est antérieur à tous les modèles
qui y sont cités ou pastichés. Si bien que Le Voyage d’hiver indique que
toute œuvre pourrait être la copie d’une source disparue. Mais c’est
surtout la réaction de Degraël qui fait sens : refusant de sortir des cadres
de la logique instituée, il réfute immédiatement l’hypothèse d’un plagiat
par anticipation et décide que ce sont les autres poètes qui ont pillé le
texte de Vernier et maquillé leur crime en en faisant disparaître toutes les
traces. Ce cartésianisme à la vue courte précipitera Degraël dans la folie.
Incapable d’envisager l’imitation sans modèle, il s’aliène à une hypothèse
encore plus invraisemblable et se voue à un sort tragique.

Où l’imitateur met à mort ses modèles


S’il demeure incommode de se penser imitateur sans recourir à un
modèle, il reste au chapardeur une solution : aller à la maraude, estomper
les traces du cambriolage et éliminer sa victime. Très fréquente, cette
résolution nous interdit d’accorder tout notre crédit à l’image d’une
Babel mimétique d’où tout conflit, ressentiment, animosité, seraient
bannis. Car il convient de se méfier de l’imitateur qui, plus que tant
d’autres, est souvent un être rusé. Rappelons le verdict lapidaire de
Flaubert : « Copie : haine des grands hommes18. » L’imitation est parfois
aussi une mise à mort. Des plus inquiétantes aux plus pathologiques en
passant par les plus jubilantes, toutes les manières pour immoler les
modèles ont ainsi été inventées par les imitateurs. Pour mieux
questionner ce qui la constitue, la littérature a su rêver sur un certain
nombre de scènes, de personnages et d’intrigues où il ne s’agissait plus
seulement d’interroger l’œuvre chapardeuse en tant que réalité mais en
tant que fantasme d’abrogation de l’origine, notamment autour des
nombreuses aventures de faussaires-imitateurs ou de récits à la lisière du
fantastique comme chez Borges. Reste qu’il y a surtout, en la matière,
deux façons principales de s’y prendre : multiplier les emprunts ou
limoger l’auteur.
Faire foisonner l’imitation est en effet un moyen fort efficace pour
balayer ces autres qu’on accueille. Comment, dites-vous ? Tout
simplement parce que la multiplication est déperdition. Parce que parler
dans la langue de tous, c’est au bout d’un moment parler dans la langue
de personne. Convoqués généreusement, les modèles perdent de leur
autorité. Aucun ne parvient plus à régner sans partage. Leur singularité
s’érode dans le frottement continu avec les autres. Imitant plusieurs
textes ou plusieurs fois le même texte, l’œuvre réplique le modèle en en
amplifiant les versions, en scindant son unité et une partie de son identité
en plusieurs sous-ensembles. Elle réalise deux choses antagonistes :
amoindrir son oppressante singularité et accroître sa présence.
Une telle mise en crise des sources s’accompagne, comme il se doit,
d’une mise à mal de leur exactitude et de leur authenticité, inhérente à
toute imitation, au-delà même du cas extrême du faussaire. Virulente et
contestataire, l’imitation frondeuse de Tristram Shandy synthétise ce
rapport ambigu à la jurisprudence de ses sources. Ce grand texte de
plagiat et de pastiche assigne ses modèles à lui tenir compagnie,
notamment en s’adressant directement à Cervantès et Rabelais. Mais,
dans le même temps, il nargue leur souveraineté par la satire, le
travestissement et l’humour. Plus encore, il proteste contre l’érudition
pédante et le poids des sources. Entre hommage aux Anciens et
récusation, l’imitation chez Sterne stipule que la seule lecture qui vaille
est une lecture libre, qui se fait par fragments, saillies et forages dans la
tradition pour la rendre présente sans la rendre omniprésente. On ne
compte d’ailleurs plus les écrivains qui, comme Montaigne, Nodier,
Stendhal, Proust, Thomas Mann, Perec ou Queneau citent et imitent, en
estropiant et déguisant leurs sources. Le cas Michaux est à cet égard digne
du plus grand intérêt. Agression et dénaturation des modèles, ponction
dans leur œuvre et sabotage de leur écriture et de leur sens : le recel chez
lui est destiné à accepter une intrusion inévitable et terrifiante tout en
s’en protégeant. Le procédé est habile et insidieux : soustraire le texte
source aux autres lecteurs, le rendre illisible quand il est présent et
envahissant. La peur de l’imitation commande chez lui une entreprise de
démolition méthodique et systématique :

« Quant aux livres, ils me harassent par-dessus tout. Je ne laisse


pas un mot dans son sens ni même dans sa forme.
Je l’attrape et, après quelques efforts, je le déracine et le détourne
définitivement du troupeau de l’auteur.
Dans un chapitre vous avez tout de suite des milliers de phrases et
il faut que je les sabote toutes. Cela m’est nécessaire.
Parfois, certains mots restent comme des tours. Je dois m’y
prendre à plusieurs reprises et, déjà bien avant dans mes dévastations,
tout à coup au détour d’une idée, je revois cette tour. Je ne l’avais
donc pas assez abattue, je dois revenir en arrière et lui trouver son
poison, et je passe ainsi un temps interminable19. »

Ce déchaînement de violence nous exhorte à pénétrer dans les


territoires de la suspicion. Car, pour le lecteur, la moindre phrase
pourrait désormais dissimuler un détournement frauduleux, une exaction
malveillante. Comment, dans ces conditions, distinguer encore
l’authentique de l’apocryphe ? Lorsque l’imitation n’est plus localisée à
un endroit de l’œuvre, chaque variation de l’expression, chaque nouveau
trait de langue devient un point d’accroche pour le soupçon, le lecteur
oubliant que l’on peut être divers sans pour autant délester les autres.
L’œuvre n’est plus gage d’authenticité, de singularité, de vérité. Plus rien
n’est original ou spolié, plus rien n’est vrai ou travesti. D’où cette
question : existe-t-il encore un auteur ?
Car imiter, c’est s’engouffrer dans une zone de turbulence qui laboure
les notions d’œuvre et d’auteur, puisque ce sont elles qu’on place si
facilement sous l’égide tyrannique de l’identité, de la singularité et de
l’origine. Le chapardeur plaide souvent pour une parole générale et
autonome, collective et solidaire, sans origine spécifique et irréductible,
où l’être est parlé par les autres. Décréter la fin de la propriété chez les
autres pour s’adjuger leurs biens, commence en effet chez soi. Pour
preuve, Hermès Marana dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, armé de
son artillerie de pastiches et d’apocryphes, aspire à « mettre en déroute,
non pas les auteurs, mais la fonction de l’auteur20 ». Allez aussi vous
promener à Tlön, ce monde utopique conçu par Borges et qui pourrait
un jour être le nôtre. Vous verrez qu’on y a presque opté pour la
radiation du statut de l’auteur. Conséquence : « l’idée de plagiat n’existe
pas : on a établi que toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur, qui
est intemporel et anonyme21 ». Notez que c’est uniquement l’idée de la
piraterie et non sa pratique qui est balayée. Pourquoi ? Parce que, en
l’absence de possession exclusive, il devient impossible de percevoir
l’imitation. Cette suspicion devant la singularité de l’écrivain et devant
une origine incarnée en une personne, a été au cœur du structuralisme
qui célèbre en grandes pompes les funérailles de l’auteur. Les mots
mêmes de l’un de leur porte-parole, Barthes, sont assez signifiants : le
texte est devenu « un espace à dimensions multiples, où se marient et se
contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est
un tissu de citations, issues de mille foyers de la culture22 ». Cette
intertextualité en tout sens multiplie les ascendances et les emprunts si
bien qu’elle supprime toute possibilité d’arrêter une véritable source à
l’imitation.
Cette perplexité devant l’auteur, issue de la multiplication des
imitations, Montaigne s’en enchantait déjà à sa manière. Celui-ci rappelle
d’abord que ses recels « sont tous, ou fort peu s’en faut, de noms si
fameux et anciens qu’ils me semblent se nommer assez sans moi23 ».
Montaigne laisserait-il une place de choix au lecteur érudit ? Tolérerait-il
l’hégémonie des modèles ? Pas exactement. Il octroie certes une chance
au lecteur de penser par lui-même, à partir des autres, reconnus ou non,
sans être rivé à l’argument d’autorité. Il précise pourtant : « j’ai à escient
omis parfois d’en marquer l’auteur, pour tenir en bride la témérité de ces
sentences hâtives qui se jettent sur toute sorte d’écrits, notamment jeunes
écrits d’hommes encore vivants, et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à
en parler et qui semble convaincre la conception et le dessein, vulgaire de
même. Je veux qu’ils donnent une nasarde à Plutarque sur mon nez, et
qu’ils s’échaudent à injurier Sénèque en moi24. » Il y a, dans les fards et
cachettes de l’imitation, quelque chose d’un piège pour le pédant.
Camouflant ses sources, Montaigne met à l’épreuve le critique qui,
s’attaquant à son texte, se hasarde à s’en prendre sans le savoir à
l’indiscutable suprématie d’un Ancien. Il devient dès lors très délicat de
distinguer ce qui appartient à tel ou tel auteur. La notion même de source
est fragilisée. L’imitation : n’y voyez donc nulle menace pour l’écrivain,
conseille Montaigne, mais une arme pour défaire la propriété des œuvres,
pour saboter les jugements à l’emporte-pièce et pour soumettre toute
source, sans discrimination, aux appréciations et verdicts du lecteur. Mais
l’affaire n’est pas close : imitant, vous absorbez, nous dit Montaigne, tous
les auteurs passés, vous célébrez les épousailles de l’ancien et du nouveau,
vous les rendez indiscernables pour le sévère censeur de l’imitation. « Si
sais-je combien audacieusement j’entreprends moi-même à tous coups
de m’égaler à mes larcins, d’aller pair à pair quant et eux, non sans une
téméraire espérance que je puisse tromper les yeux des juges à les
discerner25. »

Mais l’imitateur en a-t-il fini pour autant avec les sommations de


l’origine et les terreurs du vide ? Nullement. Car, comme dans un cercle
vicieux dont il ne parvient pas à sortir, c’est ce qui le définit, l’imitation,
qui, sans origine, est compromis à plus ou moins grande échelle.
D’autant mieux que, nous l’avons vu notamment avec Montaigne,
l’imitateur ne se distingue plus vraiment de ses rapines. Ce serait alors
renvoyer l’originalité à une imposture et un leurre. Si imiter c’est à la fois
penser que l’œuvre qu’on dévalise est inédite mais que, la pillant, on
célèbre sa propre singularité, c’est surtout renvoyer cette singularité à
quelque grotesque protestation d’originalité. On deviendrait inimitable à
force d’imiter seulement parce que l’imitation anéantit les notions
d’originalité et d’origine, témoigne de leur subjectivité, de leur caractère
historique, contingent, et surtout de leur précarité.
Il faut donc en convenir : l’imitation est ce qui, de manière
souterraine, participe à la vie des textes et des savoirs, à leur circulation.
Elle est l’un des fondements essentiels de l’espace littéraire mais en même
temps une force de destruction. Elle est le soutien d’un ordre et d’un
passé, tout en participant à sa dénégation permanente. C’est que ce
désaccord relève de la nature même de la littérature qui jamais ne se
contente de certitudes, d’assises, et qui se conçoit comme une
perpétuelle remise en cause de sa valeur et de son originalité à laquelle
elle-même n’échappe pas. L’imitation est la brèche de la négation dans
l’affirmation, rappelant ce fonctionnement si singulier de la littérature de
conjoindre la contestation à l’assertion. Elle est ce qui définit l’œuvre à
partir de ce qu’elle n’est pas, à savoir ses pillages, sa part d’altérité, à partir
de ces autres dont la présence signe en fait leur absence. L’imitation qui
met à mort ses cibles ne tranquillise qu’un temps : très vite, elle effraye à
nouveau parce qu’elle nous apprend que l’origine de l’œuvre repose
beaucoup plus sur des manques que sur des présences.

L’imitateur imité
Égarer le modèle d’une œuvre, croire que tout est imitation et rien
qu’imitation, se prêter au frisson d’une littérature à jamais seconde : ces
situations et ces fantasmes, qui voudraient mettre l’effroi de la
contrefaçon au ban de la littérature, laissent donc affleurer comme une
béance qui vient aiguillonner de nouveaux affolements. Qu’en est-il en
effet du premier balbutiement à l’origine de ces textes cleptomanes, du
germe initial d’où tout est parti ? Au commencement était l’imitation : le
credo est véritablement séduisant mais il laisse comme un goût âpre, celui
de l’insatisfaction et du doute. Car qu’y a-t-il avant l’imitation, avant le
commencement ? Au commencement était l’absence : voilà la crainte qui
se profile à l’esprit. Le contrecoup est immédiat ; l’imitateur ressent le
besoin d’approfondir cet embarras, de sonder ce mystère. Donnons-lui
un nom : l’origine de l’origine. À savoir ce que Du Bellay avait pris soin
de masquer lorsqu’il situait un point zéro parfait chez les Grecs26. C’est
qu’à partir de l’instant où l’imitateur prend conscience que tout est
imitation, tout change : l’imitation de l’imitation fait déferler une
turbulente cascade qui emporte avec elle l’idée même d’une source
initiale. Que celle-ci se tarisse, en supprimant les modèles, ou qu’elle
s’agite de la sorte, mystérieusement, que les racines et la souche se
désagrègent ou s’entremêlent à l’extrême, et c’est la filiation qui devient
suspecte. Fragile. À une peur contrecarrée, en succède donc bien vite
une autre : comment penser une ascendance, une descendance, dans et
par l’imitation ? Comment se situer, trouver une place si le moindre
modèle n’est qu’un imitateur ? Tel est l’appel à arpenter la chaîne de
l’origine perdue, à remonter le cours mimétique du temps littéraire, pour
tenter d’apercevoir, à l’origine de l’origine, la source première ou,
terrifié, un vide qui continuera d’interpeller, de sidérer, mais aussi de
libérer, de griser, par l’idée d’une écriture dans les rets de l’écriture et
pourtant sans filet. Paradoxe indépassable mais vertigineux, que les
écrivains ont pris plaisir à exhiber mais surtout pas à résoudre.
Au constat d’une littérature toujours seconde, succède donc vite le
rêve d’une temporalité où chaque œuvre serait toujours première parce
que tout est imitation et parce qu’elle pourrait se faire le modèle d’une
autre, voire le modèle d’un modèle. Si bien que l’imitateur imité n’est
pas, comme l’arroseur arrosé, réduit à la dérision. Plus qu’un exercice
pour virtuose du brigandage, l’imitateur des imitateurs est, dans un
monde livré à la loi du tous voleurs, un impondérable, une fatalité lourde
de sens, où l’origine s’abâtardit et se frelate, tout en se cherchant. Dans
ces conditions, l’imitation pure, unique, ponctuelle, est un leurre. Toute
imitation est métissée, elle drague dans son sillage une épaisse couche
d’écritures superposées. Pour preuve : il paraît presque impossible, mais
surtout providentiel et jouissif, à Perec dans La Disparition, de cibler
correctement ses victimes. La moindre démarcation est cumul, Perec
citant Sterne citant Shakespeare, pastichant Les Choses pastichant
L’Éducation sentimentale, réécrivant Un homme qui dort reprenant Bouvard et
Pécuchet, ou renvoyant au « Cor » de Vigny dans une imitation de
« Correspondances » de Baudelaire. Plus qu’une cohorte écrasante de
grands hommes, un prétoire sévère destiné à jauger l’œuvre, c’est une
famille littéraire dont le roman s’entoure pour sécréter une filiation
généreuse mais tourbillonnante. La sagesse mimétique des classiques
nous le rappelle elle aussi, avec moins d’ardeur et plus de scrupules. Chez
La Bruyère, les derniers mots de la section inaugurale des Caractères, en
réponse à ceux qui l’ouvraient et qui faisaient le constat d’un éternel déjà-
dit, viennent installer l’écrivain au sein d’un chapelet de penseurs :
« Horace ou Despréaux l’a dit avant vous. – Je le crois sur votre parole ;
mais je l’ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose
vraie, et que d’autres encore penseront après moi27 ? » De la conscience
d’une répétition à l’affirmation d’une appropriation appelée à se
continuer, la section initiale des Caractères organise une boucle
particulièrement signifiante sur la question de l’imitation. Elle nous dit
qu’imiter n’est pas arrêter la littérature mais la relancer. En prenant
conscience d’être second, l’imitateur appelle l’imitation pour se faire
source et ressource des autres.
C’est autour de cette enquête fiévreuse sur les modèles des modèles
que les chapardeurs retracent volontiers des lignées d’imitateurs.
Arrêtons-nous sur l’une d’elles : Histoire du roi de Bohême et de ses sept
châteaux de Nodier. Le récit reprend le titre d’un des contes de Tristram
Shandy que Sterne annonce sans jamais le raconter. Nodier entreprend de
prendre le relais mais, comme Sterne, il ne narrera pas cette histoire. Est-
ce le signe d’une faillite à s’affranchir du modèle ? Est-ce plutôt la marque
d’une perte de l’origine qui continue pourtant à se manifester de façon
résiduelle ? Impossible de trancher en en restant là. Mais, comme
Tristram Shandy, Histoire du roi de Bohême avoue sa parentèle, s’épanouit
dans un entourage de livres et d’auteurs, fait défiler les uns à la suite des
autres les membres d’une tribu fédérée d’œuvres en œuvres. Pour faire
connaissance avec cette fratrie, rien de plus simple, du moins en
apparence, puisque le chemin a été préparé par Nodier :

« Une idée nouvelle, grand Dieu ! il n’en restoit pas une dans la
circulation du temps de Salomon – et Salomon n’a fait que le dire
d’après Job.

Et vous voulez que moi, plagiaire des plagiaires de Sterne –


Qui fut plagiaire de Swift –
Qui fut plagiaire de Wilkins –
Qui fut plagiaire de Cyrano –
Qui fut plagiaire de Reboul –
Qui fut plagiaire de Guillaume Des Autels –
Qui fut plagiaire de Rabelais –
Qui fut plagiaire de Morus –
Qui fut plagiaire d’Érasme –
Qui fut plagiaire de Lucien – ou de Lucius de Patras – ou
d’Apulée – car on ne sait lequel des trois a été volé par les deux
autres, et je ne me suis jamais soucié de le savoir...

Vous voudriez, je le répète, que j’inventasse la forme et le fond


d’un livre ! le ciel me soit en aide ! Condillac dit quelque part qu’il
seroit plus aisé de créer un monde que de créer une idée28. »

Ce qui intéresse le narrateur est la constance du phénomène


mimétique. Regardez-le qui procède à l’appel, qui aligne sagement les
plagiés les uns à la suite des autres, qui inventorie les imitateurs, recense
les brigands comme un capitaine de navire avant de partir pour une
expédition de piratage exceptionnelle. Le flibustier ne s’intègre toutefois
pas seulement à cette assemblée en s’y affiliant, mais aussi par un
subterfuge adroit où il fait main basse sur le premier chapitre de
Pantagruel qu’il imite sans le dire. D’un vol à l’autre, les imitations
prospèrent d’autant plus allègrement que le texte réécrit de Rabelais est
lui aussi un pastiche. Sa cible : l’Évangile selon Mathieu. Voici un extrait
de chacun de ces textes :

« Les aultres croissoyent en long du corps. Et de ceulx là sont venuz


les Géans,
et par eulx Pantagruel ;
et le premier fut Chalbroth,
Qui engendra Sarabroth,
Qui engendra Faribroth,
Qui engendra Hurtaly, qui fut beau mangeur de souppes et régna au
temps du déluge,
Qui engendra Nembroth (...)29 »

« Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob ; Jacob engendra


Juda et ses frères ;
Juda engendra de Thamar Pharès et Zara ; Pharès engendra Esrom ;
Esrom engendra Aram ;
Aram engendra Aminadab ; Aminadab engendra Naasson ; Naasson
engendra Salmon » (Matthieu, 1, 1-4).

Que ce soit le premier chapitre de Pantagruel ou la Bible, ces deux


textes entendent sonder une généalogie et poser la question de l’origine.
Le projet de Rabelais est en effet de remonter à « la première source et
origine dont nous est né le bon Pantagruel30 ». « Car je voy, note-t-il, que
tous bons hystoriographes ainsi ont traicté leurs Chronicques ».
Volontairement parodique, ce texte tait sa source biblique mais avoue
s’écrire par association et imitation d’écrits dont la démarche
archéologique et généalogique est essentielle. D’autant qu’il s’agit du tout
premier chapitre du roman, celui où naît le texte en même temps que
son héros, nous invitant à lire en superposition la réflexion sur l’origine
d’un homme et sur celle d’un texte.
Que Nodier pastiche donc la parole de la Bible à travers celle de
Rabelais pour retracer une lignée d’imitateurs, le procédé est
remarquable à plus d’un titre. Comme pour repousser sans cesse sa
source, il imite un texte qui singe le texte qui dit l’origine de l’homme, et
ce sans situer Rabelais ni au départ de sa lignée d’imitateurs ni à la fin,
c’est-à-dire juste avant lui. Le maillage de cette liste de chapardeurs est
finalement assez lâche, il laisse apercevoir plusieurs chaînons manquants :
le narrateur, en se disant plagiaire des plagiaires de Sterne, dépouille
Rabelais et lui attribue un autre copiste, il fait de Morus la victime de
Rabelais alors qu’il escamote un passage de Pantagruel qui détrousse la
Bible. Il ne prend d’ailleurs pas la peine de poursuivre sa lignée après
Sterne, faisant l’impasse sur Diderot, peut-être allusivement désigné par
la périphrase « les plagiaires de Sterne ». Toutes ces carences éclatent à la
fin de l’énumération où le narrateur avoue l’embarras et la confusion
engendrés par cette tentative d’organiser la cohorte des brigands
littéraires, ne sachant plus vraiment qui a trempé sa plume dans quel
encrier.
L’histoire littéraire a d’ailleurs donné raison à Nodier puisqu’elle lui a
trouvé un cambrioleur qui a su entendre son appel à la maraude
réciproque : Nerval. Celui-ci conclut Angélique, nouvelle sur la quête
d’un livre perdu qui pastiche par endroits les procédés comiques de
Sterne, Diderot et Nodier, en notant :

« “Et puis...” (C’est ainsi que Diderot commençait un conte, me


dira-t-on)
– Allez toujours !
– Vous avez imité Diderot lui-même.
– Qui avait imité Sterne...
– Lequel avait imité Swift.
– Qui avait imité Rabelais.
– Lequel avait imité Merlin Coccaïe...
– Qui avait imité Pétrone...
– Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien
d’autres31... »

La liste établie par Nerval est affectée de manques différents de celle de


Nodier, le plus notable étant qu’elle comble le silence sur Diderot mais
camoufle, comme le faisait Nodier, son modèle direct, à savoir l’Histoire
du roi de Bohême.
Ces listes croisées, toujours insuffisantes et à refaire, sont le signe que la
filiation littéraire ne peut être figurée sur le modèle de l’arbre
généalogique ou de la droite. Et il importe à l’imitateur de scander les
étapes d’un processus de transformation pour faire émerger une sorte de
marche mimétique qui n’épouse pourtant pas une vision progressiste de
l’histoire littéraire. Pensant conjointement le continu et le différencié,
l’imitateur donne à lire une sorte de devenir atemporel. Il perd la notion
d’origine et de modèle, et renvoie le problème de l’œuf et de la poule à
son insolubilité. L’imitation nous assure ainsi que la littérature est un
univers en perpétuelle expansion, mais dont la progression se nourrit de
l’arrière et de l’avant en empêchant d’arrêter une sorte de point zéro. Elle
est la preuve que la littérature ne vit pas que dans le présent de son
apparition, qu’elle s’arrache à toute logique de l’actuel ou toute
construction chronologique. Qu’elle défie la rationalité binaire des
horloges, des calendriers ou des frises.
Cette atmosphère nébuleuse, ce remuement généalogique, l’imitation
les engendre donc et les vivifie. Dans un univers où le vol qualifié est
monnaie courante, les modèles, dépouillés de toute part, dévalisés par
tant et tant de visiteurs indélicats, rançonnant eux aussi tant et tant
d’autres modèles, sont voués à l’instabilité, au doute, voire à l’inexistence.
Rabelais, Nodier, Nerval, tous trois nous disent que la littérature
comporte comme une faille dans son origine, un défaut, que la parole
imitative exhibe quand tant d’autres voudraient nous la cacher. Là se
tiennent d’autres formes de peur et de plaisir qu’elle distille sans
parcimonie au moment même où elle souhaiterait apaiser l’imitateur en
relativisant la présence de ses modèles. Car imiter c’est, d’une manière ou
d’une autre, se vouer à la recherche rassurante d’un manque premier,
d’une origine dérobée, mais qui débouche sur le constat alarmant d’une
originalité introuvable. Pénétrer dans le cercle des imitateurs d’imitateurs
est certes un moyen essentiel pour s’arracher aux peurs de la répétition
mais c’est aussi ainsi qu’on découvre les alarmes de sa propre
contingence.

Quand imiter rend inimitable


Imiter les imitateurs, se débarrasser des modèles, les éloigner, montrer
leur pluralité : toutes ces démarches pour imiter sans imiter, tous ces
arguments paradoxaux pour déjouer les angoisses de la singerie, où le
pilleur détruit un équilibre précaire entre lui et les autres, sont autant de
façons pour faire jaillir la singularité dans l’imitation. La logique sous-
jacente et commune à toutes ces situations, où l’origine s’éclipse, est en
effet celle d’une imitation brûlant d’accéder à l’inimitable. Il n’est donc
pas si certain que les évidences à travers lesquelles nous pensons
l’imitation et l’originalité résistent à l’épreuve du mimétisme. Car
l’imitation pose à la logique un certain nombre de problèmes fort
complexes en raison des interactions innombrables qui se nouent entre
l’imitable, l’inimitable, l’origine et l’originalité. La seule solution pour les
comprendre est de tenter de sérier les différents cas, dans une
simplification délibérée mais nécessaire. Le problème d’une imitation
inimitable doit en effet être compris à travers deux paradoxes principaux,
qui ne cessent de se rencontrer et d’interférer : celui d’un modèle qui,
parce qu’imité, pourrait devenir inimitable, mais aussi celui d’une
imitation qui, parce qu’imitant, pourrait, de façon analogue, devenir
inimitable.
Regardons le premier de ces paradoxes qui se résume en une formule
(devenir inimitable en étant imité) et qui résulte d’une question fort
simple : le modèle est-il imitable ou non ? Il est vrai qu’au lieu de
s’évertuer à cerner l’originalité d’une œuvre à l’aide d’équations
mathématiques qui la nettoieraient de sa part brigandée, les écrivains ont
entrevu une autre méthode, beaucoup plus accessible, pour la mettre à
l’épreuve : l’imitation. Qu’une œuvre soit imitée, et sa singularité
s’amoindrirait. Qu’elle s’avère réfractaire à l’imitation, et sa singularité se
confirmerait. « L’écrivain original n’est pas celui qui n’imite personne,
mais celui que personne ne peut imiter32 », annonce Chateaubriand en
parlant de Milton. C’est aussi ce que le XVIIe et le XVIIIe siècle ont cru
découvrir à de multiples reprises, par imitations interposées, déclarations
ou théorisations. Entre autres avec L’Écumoire où Crébillon fils pastiche
La Vie de Marianne de Marivaux pour le décrier. Mais le test n’a mis
personne d’accord : certains y ont lu l’échec de Marivaux alors que
d’autres en ont déduit le triomphe de son caractère inimitable33. Nodier,
affirmant que le pastiche n’est souvent le fait que de médiocres
imitateurs, en déduit pour sa part ceci : « Voulez-vous donc juger d’un
écrit éblouissant, et savoir avec bien de la précision s’il a entraîné votre
opinion par des qualités propres et en quelque sorte intrinsèques, ou s’il
ne doit son premier succès qu’à la déception34 causée par un appareil
adroit ? soumettez-le à l’épreuve du pastiche35. » Le pastiche serait un
révélateur : si le style est imitable, c’est qu’il est régi par un ensemble de
codes et de normes, qu’il s’appuie sur des modes ou des combinatoires
mécaniques. Le génie authentique, proprement original, ne saurait, lui,
être imité de la sorte36. C’est un débat proche que Les Fruits d’Or de
Sarraute, tragédie mondaine et snob sur l’incapacité à décerner une valeur
à une œuvre, exhume sous l’impulsion de Jacques. Celui-ci a réalisé un
pastiche que sa femme parvient à faire passer pour un extrait prévu au
départ pour figurer dans Les Fruits d’Or de Bréhier37. Or ce texte
déclenche une querelle pour savoir si le pastiche peut surpasser son
modèle et si on peut imiter les chefs-d’œuvre. Rien ne parviendra
finalement à trancher la question, et la discussion s’achève sur l’ironique
conclusion que Jacques, grâce à son texte et comparé à Bréhier, serait une
sorte de Joyce...
L’invitation est cependant plaisante : nous serions autorisés à mesurer
l’originalité d’un texte eu égard au nombre et à la réussite de ses
imitateurs. Le texte singulier, par sa force, par sa nouveauté, mettrait au
défi les écrivains de rivaliser avec lui. Mais il semble aussi plausible de
pratiquer un autre test, relativement simple et dont les résultats sont
pourtant captivants : la copie. Revêtons un instant le costume de Pierre
Ménard, ce personnage d’une nouvelle de Borges, et procédons à ce qui
est le degré zéro de l’imitation. Nous apercevrons avec effroi que la
reproduction à l’identique est une chimère. En recopiant à plusieurs
siècles de distance Don Quichotte, Ménard livre à ses lecteurs quelque
chose de neuf puisque, le contexte ayant radicalement changé, la
réception du texte ne peut plus être la même. C’est aussi ce que l’épisode
des paroles gelées dans le Quart Livre de Rabelais indique, avec ces mots
figés dans la glace et qui, réchauffés, sont prononcés dans une autre
époque qui prohibe leur déchiffrement. Conséquence : la copie est un
ferment de l’inédit dans la manière de percevoir ou d’interpréter les
œuvres, ne serait-ce que par l’écart temporel entre la source et sa
contrefaçon. La conclusion ne laisse pas d’inquiéter : quoi qu’on fasse, la
copie est toujours autre que l’original.
Ces expériences nous disent donc que l’inimitable ne visiterait un
texte qu’une fois qu’on a tenté de l’imiter ou qu’il a été imité, c’est-à-dire
que « l’imitation qu’on en fait dépouille une œuvre de l’imitable38 ». Et
aussi : que chaque imitation prouve que le modèle est inimitable, parce
qu’elle accroît plus encore son individualité. L’axiome auquel on aboutit
se formule comme un paradoxe : plus un texte a été imité, moins il est
imitable39. Passant par-dessus la gêne ou la surprise occasionnées,
plusieurs explications peuvent être avancées. Premier postulat : le
caractère inimitable est premier. L’échec est inévitable mais l’imitateur,
devant tant de géniale arrogance, imbibé de l’alcool distillé par l’envie, la
rancœur ou la démesure, ne peut que tenter l’impossible. La deuxième
hypothèse nous invite quant à elle à avoir foi en l’immense prodigalité du
piratage. Celui-ci, à la manière d’un généreux donateur, ne détrousserait
ses victimes que pour mieux les revigorer. Comment ? En leur
fournissant une valeur insoupçonnée. Parce que l’imitateur les a choisies
et presque élues comme modèles, a étendu leur zone d’influence, a
intensifié leur visibilité, les a gratifiées de significations inédites.
L’imitation est aussi une compensation. Elle exalte ses sources et les fait
muter40. Plus encore : avec elle, le modèle se dérobe à l’imitateur par
l’imitateur. Car celui-ci n’a pu copier que ce que son modèle était au
moment où il a entrepris de le piller et non pas ce qu’il est devenu par la
mue que sa propre imitation a réalisée. Toute imitation butte sur ce
changement qu’elle orchestre : son modèle échappe à l’imitation par
l’imitation. Aussi paradoxal qu’affolant, ce dérèglement des notions
d’origine et d’originalité, qui présume que l’imitation rend inégalable,
nous conduit donc face à un cas limite où l’imitable est un prérequis qui
est annulé par ses conséquences (l’inimitable). Ainsi l’originalité pénètre-
t-elle dans une zone trouble, celle de l’équivoque, puisqu’elle est à la fois
déniée (on est imitable) et affirmée (on devient inimitable) au sein d’une
aporie intellectuelle que l’imitation accomplit pourtant.
À partir de là, les vieux préjugés s’évident, les peurs se refroidissent, et
l’imitateur glisse sans heurt vers le second paradoxe : imiter permet de se
démarquer et de s’individualiser ; on rêve de devenir inimitable à force
d’imitations. Cette certitude s’affermit autour d’une évidence assez
proche de ce qu’on a déjà constaté au sujet du modèle : incapable de
dupliquer sa source, le texte qui a imité est lui aussi nécessairement autre.
Les écrivains, comme pour rejeter l’angoisse et le déshonneur auxquels ils
se risquent, le martèlent comme un préalable. Pour eux, le règne de
l’identique et de la copie est inconnu du monde de l’art. Sénèque et
Molière ont suffisamment rappelé que ce dont ils s’emparaient devenait
leur sitôt qu’énoncé par eux41. Ce n’est donc pas parce qu’on trempe sa
plume dans l’encrier du voisin, que nos lignes ont la même couleur. « Je
remodèle ce que je prends aux auteurs42 » : cette assertion de Burton est
modulée sur tous les tons. On la fredonne dans tous les débats qui
touchent, de près ou de loin, à l’imitation. Voyez la traduction, au cœur
des démêlés avec le mimétisme, de la Renaissance au XVIIe siècle.
Traduire, c’est déjà souscrire à la salutaire impossibilité de la copie.
Bravache, Du Bellay lance par exemple au seuil de son grand livre
pastichant le pétrarquisme : « Je me vante d’avoir inventé ce que j’ay mot
à mot traduit les aultres43. » Regardez aussi comment Les Caractères est
volontairement présenté comme la traduction d’un texte de
Théophraste, tout en revendiquant son originalité. Le recueil tiendrait
ainsi son origine d’un texte plus originel que lui tout comme il serait
aussi sa propre origine. Quant à la réécriture, La Fontaine pourra
proclamer : « Mon imitation n’est point un esclavage. / Je ne prends que
l’idée, et les tours, et les lois / Que nos maîtres suivaient eux-mêmes
autrefois44. » Mais prêtez bien attention à la progression des assertions. La
négation restrictive, qui nous dit que le larcin ne concerne que les idées,
est vite contrariée par une série d’ajouts : « et les tours, et les lois ». C’est-
à-dire non seulement le fond mais aussi la forme et les règles. On se
demande bien ce que La Fontaine ne chaparde pas et en quoi réside alors
la création. Tout bonnement : dans le décalage spontané qu’instaure
toute imitation. Pascal, dans Les Pensées, n’est pas en reste sur le sujet :
« Qu’on ne me dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des
matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle
dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux45. » Confirmons ces
déclarations avec Tristram Shandy, une œuvre avec laquelle nous
pénétrons dans l’époque de naissance du roman anglais, le novel, lié par
son nom à la nouveauté, et qui se fait en délaissant le romance. Or Sterne
s’ingénie à déjouer cet état de fait en fondant à neuf un genre neuf. Plus
encore, en instituant la nouveauté du novel sur de l’ancien par une
copieuse dilapidation d’allusions, citations, pastiches et plagiats de la
littérature du passé. Sterne a conscience de cette situation thématisée
grâce à deux images usurpées au début de l’Anatomie de la mélancolie de
Burton : « Ferons-nous éternellement de nouveaux livres comme les
apothicaires font de nouvelles potions en versant d’une bouteille dans
l’autre ? Enroulerons-nous éternellement la même corde que nous
venons de dérouler46 ? » Or, dans le même temps, Sterne clame sans
discontinuer son désir de non-conformisme et d’excentricité, en réfutant
les règles établies. Nul besoin d’ajouter d’autres exemples, tous sont
unanimes : l’imitation est le régime du « comme », de la ressemblance et
non de l’identité.
Si bien que l’imitateur a pu croire que la meilleure façon d’être
inimitable était finalement d’imiter. Gageons qu’il rêve, parfois
inconsciemment, de confirmer la leçon que Bouhours retenait de
Voiture : « En imitant les autres, il s’est rendu inimitable47 ». C’est que,
dans une littérature guidée par la norme de l’originalité, travaillée par le
discrédit et la peur de l’imitation, l’imitateur se singularise face à tous
ceux qui renoncent à la contrefaçon. D’autant mieux que les imitateurs
l’ont prouvé : signer de son nom, c’est faire sien48. Rappelez-vous en effet
que « tous les hommes qui répètent une ligne de Shakespeare, sont
William Shakespeare49 ». Plus encore : le renégat découpe, transfère,
aménage, déplace. Et, multipliant les imitations avec prodigalité, il
devient de plus en plus difficile de pouvoir l’imiter. Cette accumulation
de réécritures pluralise en effet l’œuvre qui imite, la diversifie, et rend
plus improbable le fait de pouvoir l’imiter, supposant de repérer, de
distinguer et de contrefaire un plus grand nombre de styles sans en
revenir à l’original. C’est ainsi que, pas à pas, le chapardeur se démarque
et gagne du terrain vers les terres de l’inimitable. Mais il existe aussi un
deuxième élément qui hisse l’imitateur vers l’inimitabilité : faire émerger
ces autres, qu’on écorche au passage, malmène et spolie en les imitant,
c’est finalement montrer comment ils ont prédit ou annoncé une
singularité inédite, celle de l’imitateur. Les réunir, pour le glaneur, c’est
révéler son propre éclat ; c’est, peu ou prou, arborer fièrement les signes
d’une élection. En offrant l’hospitalité à l’œuvre de l’autre, l’imitateur
suggère qu’elle est précurseur de la sienne. Il laisse entendre, grâce à
l’imitation, qu’il pourrait bien être inimitable.

Demeure alors une dernière option issue de ces deux paradoxes


conjoignant l’exaltation et l’inquiétude (le modèle, parce qu’imité, se
ferait inimitable et l’imitation, parce qu’imitant, deviendrait elle aussi
inimitable). Car la tentation est grande pour le corsaire de vouloir gagner
des deux côtés. Il voudrait atteindre une inimitabilité hyperbolique
conquise à force de piratages chez les autres et d’invitations au
braconnage sur ses propres terres. L’écrivain imité et imitant : la situation
est enviable à plus d’un titre. Et elle transforme la perception du vol :
celui-ci devient une adroite indélicatesse, une habileté inédite qui sécrète
un désir mimétique, qui enjoint à être imité comme le chapardeur a
imité. Ce fut en tout cas l’un des vœux les plus surprenants que put
formuler Montaigne : « J’aimerais quelqu’un qui me sache déplumer50. »
L’écrivain s’expose ouvertement au larcin comme il a pratiqué le larcin.
Cette sommation au brigandage, ce défi à être singé, nous devons les lire
comme le signe même d’un rêve de prendre la place des Anciens. D’être
érigé au rang de modèle. Être imité, selon Montaigne, est le gage de la
qualité de l’œuvre mimétique. De sa force à éveiller la fureur imitative.
C’est presque une sorte d’appel à être comme Plutarque, l’une de ses
victimes, contrefait, pillé, et ainsi, paradoxalement, légitimé. Plus
encore : de le surpasser parce qu’on sera, comme lui, imité, mais en ayant
au préalable imité. L’imitation telle que la pratique Montaigne devient le
moyen le plus habile et le plus discret pour faire d’un texte moderne un
classique. Plus exactement : un classique par anticipation.
1. Voir entre autres Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette,
1922 [1894], p. VII. Le propos est de toute évidence plus complexe qu’il n’y paraît et on pourra se
reporter ici à Luc Fraisse, Les Fondements de l’histoire littéraire, de Saint-René Taillandier à Lanson,
Genève-Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2002.

2. Paul Valéry, Œuvres, II, op. cit., p. 878.

3. Marcel Proust, Correspondance, VIII, op. cit., p. 277.

4. Paul Valéry, Œuvres, II, op. cit., p. 677.

5. Ou éventuellement d’une impression subjective liée à une perception partielle des influences
et des modèles comme le note Valéry : « Nous disons qu’un auteur est original quand nous
sommes dans l’ignorance des transformations cachées qui changèrent les autres en lui » (Œuvres, I,
op. cit., p. 634-635).

6. Expression qu’on retrouve chez Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 75.

7. Jean Giraudoux, Siegfried, dans Théâtre, I, Paris, Grasset, 1958, p. 22-23.

8. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,


2003, p. 359.

9. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, op. cit., p. 26.

10. Georges Perec, Un cabinet d’amateur, op. cit., p. 84.

11. Plus largement, et dans une autre optique, on se référera, sur la disparition des œuvres, à
Judith Schlanger, Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, « Savoir. Lettres », 2010.

12. Voir en particulier Lynn Catterson, « Michelangelo’s Laocoön ? », Artibus et Historiae, vol.
26, no 52, 2005, p. 29-56.

13. Dans une tout autre perspective, Michael Riffaterre (notamment dans « L’intertexte
inconnu », Littérature, no 41, 1981, p. 4-7) a pu montrer que la pertinence d’un rapprochement
entre deux textes par le lecteur ne relevait pas de son objectivité mais de son rôle dans l’édification
du sens du texte, si bien que l’intertextualité pourrait s’envisager comme une sorte d’achronie.
Voir aussi La Production du texte, Paris, Le Seuil, 1979.

14. Nous nous contenterons d’un bref développement sur cette notion magistralement
explorée par Pierre Bayard dans Le Plagiat par anticipation, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2009. Voir
aussi François Le Lionnais, « Le second manifeste », dans La Littérature potentielle, Paris, Gallimard,
« Folio essais », 2007 [1973], p. 22-23.

15. C’est-à-dire, dans le contexte, « me faire battre comme un fripon ».

16. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1995, p. 67.

17. Georges Perec, Le Voyage d’hiver, op. cit., p. 20.

18. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 447.

19. Henri Michaux, La nuit remue, Paris, Gallimard, « Poésie / Gallimard », 2005 [1967], p. 102-
103.

20. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 170.

21. Jorge Luis Borges, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Fictions, op. cit., p. 36.

22. Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Œuvres complètes, III, Paris, Le Seuil, 2002 [1968],
p. 43.

23. Michel de Montaigne, Essais, II, op. cit., p. 105.

24. Ibid. Voir aussi p. 583.

25. Ibid., I, p. 315.

26. Du Bellay est étrangement silencieux sur les secrets et mystères de la perfection de cette
langue source. Serait-elle originellement parfaite ? Le poète n’en dit mot. Et on le lui reprochera,
Guillaume Des Autels en tête, ce qui l’amènera à tempérer ses projets s et progressistes dans la
préface de L’Olive. Edward Young dans Conjectures sur la composition originale butte sur la même
situation mais déduit de l’absence de modèle à imiter chez les Anciens un moindre mérite à être
original. La seule chose à imiter chez eux serait de la sorte leur absence d’imitation... Mais dans le
même temps, il fait l’hypothèse que les Anciens ne seraient originaux que parce que leurs modèles
auraient disparu (cf. Roland Mortier, L’Originalité, op. cit., p. 75-86).

27. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 44.


28. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, op. cit., p. 26-27.

29. François Rabelais, Pantagruel, Paris, Le Livre de proche, 1964, p. 53-55.

30. Ibid., p. 47.

31. Gérard de Nerval, Angélique, dans Les Filles du feu. Les Chimères, Paris, Flammarion, « GF »,
1994, p. 170. Le récit est d’ailleurs dédié à Dumas qui avait souvent plagié et pastiché, en
particulier le pasticheur Nodier qu’imite aussi Nerval...

32. François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 637.

33. Le rare mérite reconnu à l’imitation par Edward Young dans ses Conjectures sur la composition
originale serait justement celui-ci : mettre en exergue l’originalité et le caractère inimitable du
modèle.

34. C’est-à-dire la ruse.

35. Charles Nodier, Questions de littérature légale, op. cit., p. 95.

36. Ce qui invite d’ailleurs à penser dans un premier temps que la copie, l’emprunt textuel ou la
citation littérale seraient des preuves que le texte source n’est pas imitable et contraint à être
simplement décalqué. C’est une conclusion assez proche à laquelle arrivait Aragon au sujet du
collage en peinture qui serait « la reconnaissance par le peintre de l’inimitable, et le point de
départ d’une organisation de la peinture à partir de ce que le peintre renonce à imiter » (Les
Collages, Paris, Hermann, « Miroirs de l’art », 1965, p. 112). Lorsque l’imitateur se met à citer ou à
plagier, on pourrait en effet se demander s’il n’avoue pas son échec à imiter...

37. Nathalie Sarraute, Les Fruits d’Or, op. cit., p. 123-130.

38. Paul Valéry, Œuvres, II, op. cit., p. 631.

39. Sans vouloir compliquer outre mesure le problème mais afin d’indiquer à quel point ces
logiques circulaires sont retorses, on ajoutera que si l’original peut être défini par rapport à ses
suites et à ses imitations, celui-ci pourrait pourtant dès le départ être une imitation et ne plus être
original. Cette imitation première aurait entraîné des imitations qui l’ont rendue inimitable, ce
que son propre modèle, caché ou disparu, n’aurait paradoxalement pas fait...

40. Voir sur ce sujet la nouvelle de Borges, « Kafka et ses précurseurs », dans Enquêtes, ainsi que
Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres, Paris, Nathan, « Le texte à l’œuvre », 1992.

41. Voir Sénèque, Lettres à Lucilius, XII, 11 et XVI, 17, ainsi que la formule prêtée à Molière en
réponse à ceux qui l’accusaient d’avoir pris une scène du Pédant joué pour Les Fourberies de Scapin :
« je prends mon bien où je le trouve ».

42. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 78.

43. Joachim Du Bellay, préface à L’Olive, dans Œuvres poétiques, I, Paris, Classiques-Garnier,
2009, p. 11.

44. Jean de La Fontaine, Épître à Huet, v. 26-28.

45. Blaise Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000, p. 376.

46. Laurence Sterne, Vie et Opinions de Tristram Shandy, Paris, Flammarion, « GF », 1998,
p. 307. Cette question est d’ailleurs aussi traitée sur un mode plus sérieux dans Les Sermons de Mr
Yorick. Voir aussi Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 75.

47. Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et Eugène, Paris, Honoré Champion, « Sources
classiques », 2003, p. 246.

48. Si on pousse jusqu’au bout cette logique, il faudrait presque en conclure que l’imitation
n’existerait plus ou alors qu’elle ne subsisterait que par anticipation...

49. Jorge Luis Borges, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Fictions, op. cit., p. 22.

50. Michel de Montaigne, Essais, II, op. cit., p. 105.


ÉPILOGUE

À LA MANIÈRE D’UNE CONCLUSION

L’histoire littéraire a donc été profondément marquée du sceau de


l’imitation et de sa peur. Face aux prêtres de l’originalité, aux censeurs de
la contrefaçon, à leurs propres hésitations ou à leurs déchirements
intérieurs, les adeptes de l’imitation ont su trouver leur singularité
autrement. Car l’imitation a alarmé plus d’un écrivain. D’Horace à La
Fontaine, Pascal, Flaubert, Proust, en passant par Lamartine et
Chateaubriand, Gide et Valéry, presque tous ont été amenés à confronter
leur spontanéité mimétique au démon de l’originalité et aux
démangeaisons de l’authenticité. Pour tous ceux-ci, il fut bien délicat de
se défaire d’une certaine réticence, voire d’un sentiment de dégoût ou de
peur, qui nous saisit tous face à notre propre cleptomanie et à notre vie
sous influence. Lorsque nous percevons que ce sont les mots des autres
qui déclenchent ou produisent les idées en nous, que celles-ci ne sont pas
sui generis. Lorsque nous constatons que nous ne sommes pas l’origine de
notre propre écriture. Mais aussi qu’une nouveauté peut éclore non en
pensant mais simplement en imitant.
L’imitation et l’influence nous apprennent ainsi que la création n’est
pas qu’un processus entre soi et soi, ou entre soi et le monde. Elles
mettent en jeu une relation à l’autre, qui confond peur et désir, et qui
passe par les mots d’autrui. Elles trahissent de la sorte, et au plus haut
point, l’aspect collectif, pluriel, presque impur, de toute écriture. En
nous révélant ceci : la Muse est parfois l’œuvre de l’autre. Elle n’a pas
toujours le visage de la mère ou de l’amante, de celle qui est à soi, pour
soi, rien que soi, mais de celle qui ne nous appartient pas, du moins pas
plus qu’à d’autres. La peur qu’elle induit permet de porter un autre regard
sur la manière dont l’œuvre a pu être conçue, a évolué, mais aussi sur les
justifications qui l’ont accompagnée et sur ce qu’elle nous dit de nos
propres tendances idolâtres ou imitatives. Entre procès et plaidoiries pour
ou contre l’imitation, on aperçoit des dynamiques complexes où la
nature profondément paradoxale de la littérature émerge mieux
qu’ailleurs.
Vous pensiez donc que l’originalité était affaire de différence.
D’objectivité. Vous voilà détrompés. Elle opte parfois pour les voix et les
voies du même, et court-circuite les allées de l’impartialité au profit des
chemins de traverse de la subjectivité. L’inédit, quand l’imitateur nous le
dévoile, se révèle être une donnée mouvante, réajustée à chaque
apparition d’une œuvre, ce qui est un mécanisme général de l’histoire
littéraire et de sa chronologie toujours remaniée, mais qui, avec l’écriture
imitative, culmine à des altitudes vertigineuses parce qu’il fraye avec le
retour au même, le refrain et la rengaine. Voilà pourquoi, comme dans
une partition jouée à contretemps, ce sont bien souvent les successeurs
qui conditionnent la nouveauté de leurs prédécesseurs. Si bien qu’on doit
en convenir : l’origine est une idée fragile, évanescente, miraculeuse,
dont l’imitation nous aide non à faire le deuil mais à la penser tout
autrement. L’originalité est, de la même manière, un rêve temporaire et
poreux, et l’imitation rappelle qu’on ne peut la mesurer uniquement à
l’aune du passé. Celle-ci nous enjoint au contraire à la penser dans toute
sa démesure : c’est-à-dire depuis les imitations ultérieures et non pas à
partir d’un état arrêté du temps. L’originalité ne peut pas seulement être
comprise en marge de l’imitation et de l’influence mais doit être cernée
comme une sorte de dialogue fécond et intime avec les textes sources qui
n’est pas sans les influencer eux-mêmes en retour, en modifiant la
perception que nous en avons.
L’imitateur est donc cet homme pris en tenaille dans un entre-deux : il
réclame une origine alors même qu’il voudrait s’en déprendre. Par son
geste de dépendance et d’indépendance, par ses appels à la source et son
congédiement, il dénude les failles qui travaillent la littérature de
l’intérieur. Il nous en montre les précieuses béances au sein même de son
foisonnement. Interroger la peur de l’imitation c’est de la sorte se
pencher sur une série presque inépuisable de paradoxes qui exhibe, pour
mieux nous la désigner, la spécificité de toute démarche littéraire.
Nombreuses sont en effet les stratégies mimétiques pour juguler
l’angoisse, pour ramener le plaisir dans les terres de l’effroi, autant dans la
manière d’imiter, d’en justifier l’emploi, d’en théoriser ou concevoir la
pratique. Imiter pour ne plus imiter, corriger, améliorer, affirmer la
supériorité de la copie, se passer de modèle, se dire inimitable : ces
débordements sont autant de manifestations esthétiques d’une angoisse
existentielle. Ce sont des façons déroutantes pour penser les œuvres et la
littérature et qui, éteignant l’incendie des peurs mimétiques, en allument
d’autres, moins discernables mais peut-être plus menaçantes encore :
celles du vide de l’origine, des carences de la littérature, de l’inconsistance
de l’originalité, de l’absence de place définitive et définie au sein de
l’histoire littéraire. Ces moyens surprenants pour résister à l’imitation en
imitant nous immergent donc dans des puits sans fond, dans des
labyrinthes dont les issues ne sont parfois que des impasses. Mais peu
importe : cette recherche fébrile aura bousculé nos certitudes, fait
tourbillonner les identités, rénové en profondeur notre conception de
l’originalité et de la littérature.
D’autant que tous ces versants de l’imitation sont aussi les signes qui
trahissent le lecteur sous l’imitateur. À force de plonger la main dans les
secrets d’un style et d’une œuvre, d’en traquer les principes clandestins,
d’en faire défiler les uns devant les autres les atomes, le voleur les ausculte
avec minutie et attention. Plus que captivité, l’imitation devient lucidité.
À ses côtés, l’imitateur se transforme à la fois en écrivain et en lecteur.
Celui qui tient la plume, en tient non seulement deux, mais il lit pour
écrire, il lit en écrivant et écrit pour lire. Avec lui, nous ne pouvons plus
seulement dire que l’écriture est une métaphore de la lecture : elle en est,
concrètement, une. C’est qu’on écrit toujours avec et sur d’autres livres.
Cette convergence de deux statuts, la plupart des défenses et illustrations
du pastiche ou de la parodie la rappelle, depuis le Parnassiculet contemporain
au XIXe siècle à Reboux dans sa préface aux Pastiches de Silvain Monod.
L’imitation ne serait autre que ceci : un révélateur de singularité littéraire
(celle des autres et celle de l’imitateur) dans le même temps qu’elle la
conteste.
Au-delà du commerce singulier qui se noue entre l’emprunteur et le
débiteur, des transactions qui se jouent avec la peur, l’imitation est donc
aussi ce pont tendu entre vous, lecteurs, et l’œuvre, tout comme cette
passerelle jetée pour vous vers d’autres œuvres. Elle rédime l’abyme qui
nous sépare de l’écrivain. Si elle fait parfois de la littérature une citadelle à
laquelle nous n’aurons jamais accès, elle est surtout un lieu certes
inquiétant, parce que piégé et ramifié, mais aussi attirant et exaltant.
Comprendre la littérature comme une imitation amoureuse ou terrifiée,
c’est voir se dessiner enfin l’effet pragmatique que recèle toute œuvre sur
nous. Cette œuvre qui se diffuse en nous, qui nous modèle, qui nous
invite à penser dans son style pour penser ensuite dans un nouveau style.
Car, accompagnant l’imitateur dans son aventure renégate et insensée,
nous sommes devenus des intimes de la rapine. Nous l’avons vu se
commettre aux maraudes en tout genre, resquiller et se terrer, travestir et
mettre à mort, encourir la honte et s’acculer à la mauvaise foi. Nous
l’avons entendu délibérer, argumenter, repenser les évidences par
lesquelles nous concevons l’imitation, l’inimitable, l’origine et
l’originalité. Mais l’avons surtout vu nous offrir son butin, prêter le flanc
au larcin des autres écrivains, convier les plus rétifs d’entre eux au grand
banquet de l’imitation collective, comme pour nous chuchoter à
l’oreille : hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère, insensé qui crois
que je ne suis pas toi, cesse d’avoir peur de tes propres maraudes. Il nous
confirme dans l’un de nos droits les plus inaliénables : être des
chapardeurs de mots. Tels sont, en dernière instance, son privilège, sa
force et son immense générosité.
DU MÊME AUTEUR

EN TOUTE MAUVAISE FOI. Sur un paradoxe littéraire, 2015.

Chez d’autres éditeurs

ALBERT COHEN : LES FICTIONS DE LA JUDÉITÉ, Classiques-Garnier, 2011.


ÉCRIRE LA JUDÉITÉ. Enquête sur un malaise dans la littérature française, Champ Vallon, 2015.
Cette édition électronique du livre Qui a peur de l'imitation ? de Maxime Decout a été réalisée le 18
octobre 2016 par les Éditions de Minuit à partir de l'édition papier du même ouvrage dans la
collection « Paradoxe »
(ISBN 9782707343123, n° d'édition 5967, n° d'imprimeur 1602445, dépôt légal janvier 2017).

Le format ePub a été préparé par Isako.


www.isako.com

ISBN 9782707343130

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