Physionomies de Saints

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ERNEST HELLO

PHYSIONOMIES
DE SAINTS

LES EDITIONS VARIETES


D ussault et P éladeau
1410, rue Stanley. Montréal. Canada.
http://www.liberius.net
© Bibliothèque Saint Libère 2020.
Toute reproduction à but non lucratif est autorisée.
PHYSIONOMIES DE SAINTS
DU M ÊM E AUTEUR

»
L ’H omme. — La Vie, la Science, VArt. (Les Editions
Variétés, Montréal).
C ontes extraordinaires. — (Les Editions Variétés,
M ontréal).
P hysionomies de Saints. — (Les Editions Variétés,
M ontréal).
Le Siècle. — Les hommes et les idées.
P aroles de D ieu . — Réflexions sur quelques textes sacrés.
R usbrock l ’Admirable (Œuvres choisies), traduction
d’Ernest Hello.
P hilosophie et Athéisme.
DÉCLARATION D E L ’AUTEUR

Nous décrirons, pour nous conformer aux décrets


d’Urbain V III en date du 13 mars 1625, du 5 juin, 1631,
du 5 juillet 1634, concernant la canonisation des Saints
et la béatification des Bienheureux, que nous ne préten­
dons donner à aucun des faits ou des mots contenus dans
cet ouvrage plus d’autorité que ne lui en donne ou ne
lui en donnera l’Eglise catholique, à laquelle nous nous
faisons gloire d’être très-humblement soumis.

Ernest H ello.
PRÉFACE

Ce siècle est un combat, un fracas, un éclat, un


tumulte.
Souffrez que je vous présente en ce moment quelques
hommes pacifiques. Car il y en eut; à regarder le monde,
on est tout près de s'en étonner. Il y eut des Pacifiques.
Parmi eux plusieurs ont reçu une dénomination singu­
lière, officielle, et s’appellent des Saints.
Des Saints ! Souffrez que je vous arrête un instant
sur ce mot. Des Saints ! Oubliez les hommes dans le
sens où il le faut pour vous souvenir de l’homme. Sou­
venez-vous de vous-même. Regardez votre abîme. Pour
qu’un homme devienne un Saint, songez à ce qu’il faut
qu’il se passe. Pourtant ce fait s ’est accompli. S’il
s’était accompli une seule fois, l’attention serait peut-
être plus facilement fixée sur lui. Mais il est arrivé sou­
vent. Souvent ! quel mot pour une telle chose ! E t on
peut dire des Saints comme des astres ! Assiduitate
viluerunt. Une des grandes erreurs du monde consiste à
se figurer les Saints comme des êtres complètement
étrangers à l’Humanité, comme des figures de cire, tou­
tes coulées dans le même moule. C’est contre cette
erreur que j ’ai voulu particulièrement lutter.
Le monde surnaturel, comme le monde naturel, con­
tient l’unité dans la variété, et tel est le sens du mot :
Univers.
Les Elus diffèrent en intelligence, en aptitudes, en
vocation. Ils ont des dons différents, des grâces différen­
tes. E t pourtant une ressemblance invincible réside au
VI PRÉFACE

fond de ces différences énormes. Ils portent tous une


certaine marque, la marque du même Dieu. Leurs vies,
prodigieusement différentes entre elles, contiennent, en
diverses langues, le même enseignement. Ces vies, si
diverses, ne sont jamais contradictoires. Elles sont liées
à l’Histoire : elles sont mêlées à ses innombrables com­
plications, et cependant la pureté de l’enseignement
qu’elles apportent est intacte absolument.
J ’ai réuni, dans ce volume, les figures les plus diffé­
rentes. Il y en a de célèbres, il y en a d’oubliées. Elles
sont échelonnées à tous les degrés de l’échelle. Travaux,
épreuves, occupations, vocations, vie intérieure, vie
extérieure, lutte du dedans, lutte du dehors, état social,
siècle, situation, mille choses diffèrent en elles et autour
d’elles ; et plus elles sont diverses, plus vous verrez écla­
ter en elles le principe d’unité qui leur donne la vie.
Elles ont la même foi ; elles chantent toutes, et c ’est le
même Credo qu’elles chantent. A travers le temps et
l’espace, sur le trône, dans le cloître ou dans le désert,
elles chantent le même Credo. Hommes du dix-neuviè­
me siècle, est-ce que cette unanimité ne vous étonne
pas ?
J ’ai essayé de rendre ces deux choses fidèlement. J ’ai
essayé de rendre les ressemblances et les différences de
ces physionomies. Ce ne sont pas des vies que je racon­
te, ce sont des physionomies que j ’esquisse.
J ’ai essayé de montrer que plusieurs Saints sont plu­
sieurs hommes, et qu’il n’y a qu’un seul Evangile.
J ’ai pris, pour dire ces choses immortelles et tranquil­
les, l’heure où le monde passe, faisant son fracas.
Un des caractères de l’Eglise catholique, c’est son
invincible calme. Ce calme n’est pas la froideur. Elle
aime les hommes, mais elle ne se laisse pas séduire par
leurs faiblesses. Au milieu des tonnerres et des canons,
elle célèbre l’invincible gloire des Pacifiques, et elle la
célèbre en la chantant. Les montagnes du monde peu-
PRÉFACE VII

vent s’écrouler les unes sur les autres. Si c’est ce jour-là


la fête d’une petite bergère, de sainte Germaine, par
exemple, elle célébrera la petite bergère avec le calme
immuable qui lui vient de l ’Eternité. Quelque bruit
que fassent autour d’elle les p*euples et les rois, elle
n’oubliera pas un de ses pauvres, un de ses mendiants,
un de ses martyrs. Les siècles n ’y font rien, pas plus
que les tonnerres. Pendant que les tonnerres grondent,
elle remontera le cours des siècles pour célébrer la gloire
immortelle de quelque jeune fille inconnue pendant sa
vie, et morte il y a plus de mille ans.
C ’est en vain que le monde s’écroule. L ’Eglise compte
ses jours par ses fêtes. E lle n ’ou,blïera pas un de ses
vieillards, pas un de ses enfants, pas une de ses vierges,
pas un de ses solitaires. Vous la maudissez. Elle chante.
Rien n’endormira et rien n ’épouvantera son invincible
mémoire.

Ernest H ello .
PHYSIONOMIES DE SAINTS
CHAPITRE PREM IER

LES ROIS MAGES

« Surge, illuminare^ Jérusalem ;


quia venit Iwmen tuum.*
« Lève-toi, illumine-toi, ô Jérusa­
lem ; car ton astre s’est levé. »

Les siècles avaient passé sur les flammes d’Isaïe sans


les éteindre. L ’écho de ses cris retentissait encore, au
moins dans le cœur de la Vierge. L ’attente vague et
sourde du genre humain se précisa, se localisa dans
trois souverains d’Orient. Les Mages étaient les princi­
paux personnages de l’Orient. Il ne faut pas se laisser
tromper par leurs noms et les prendre pour des magi­
ciens. C’étaient des savants, et c’étaient des rois; car
en Orient les savants étaient rois. La haute science de
la haute antiquité, telle que l’Orient la concevait, por­
tait le sceptre et la couronne.
Ils furent avertis par une étoile; car ils étaient astro­
nomes. J ’ai déjà constaté cette loi, en vertu de laquelle
les élus sont élus selon leur nature et appelés suivant
leur caractère propre. Chaque vision, chaque apparition,
chaque parole divine intérieure ou extérieure prend,
dans une certaine mesure, la ressemblance de celui qui
doit la voir ou l’entendre. Elle se proportionne et se
détermine suivant le nom que porte, dans le monde
invisible, le contemplateur choisi pour elle. C’est pour­
quoi les rois d’Orient, les rois savants, les dépositaires
des antiques traditions relatives à Balaam, les rois
astronomes, les rois occupés des choses du ciel, les rois
qui avaient entendu l’écho mystérieux de l’antique tra ­
dition murmurer à leur oreille : Orietur stella, « Il se
2 PHYSIONOM IES DE SAINTS

lèvera une étoile», élus et sacrés, qui représentèrent à


eux trois la vocation des peuples, furent appelés par
une voix digne de leur grandeur : ils furent appelés par
une étoile.
Melchior représentait la race de Sem; Gaspard, la
race de Cham; Balthazar, la race de Japhet.
Voil'à Cham réconcilié. E t la Chananéenne verra la
face de Celui que l’étoile annonce et triomphera de lui
par une prière.
Jamais la peinture ne me paraît avoir représenté cette
scène avec la grandeur qui lui appartiendrait. Le déluge
était fini; les eaux s’étaient retirées. Les trois branches
de la famille humaine étaient présentes près de Noé,
dans la personne de leurs pères. Noé les sépare; Noé
bénit et maudit. La puissance séculaire de sa bénédic­
tion et de sa malédiction divise la race humaine; elle
courbe le front de Cham sous le joug de Sem et de
Japhet.
Près de la crèche de Bethléem, près de Jésus-Christ,
dont Noé était la figure, voici les trois branches réu­
nies. Gaspard, fils de Cham, accompagne Melchior, fils
de Sem, et Balthazar, fils de Japhet. Aucune infériorité
connue ne pèse sur Gaspard : la place qui lui est donnée
est la même qui est donnée aux autres. Les nations
sont présentes dans la personne de leurs représentants:
aucune d’elles ne porte envie aux autres. Toutes sont
appelées par la même étoile. Le même attrait, également
céleste pour elles toutes, également majestueux, les
réunit et les incline dans une même adoration.
Les trois branches de la famille humaine ont entendu
avec la même clarté retentir à leurs oreilles l’écho du
psaume LXXI :
« Les rois de la Tarse et des îles offriront des présents.
Les rois d’Arabie et de Saba apporteront leurs dons.
Tous les rois de la terre l’adoreront, et toutes les na­
tions le serviront. »
LES EOIS MAGES 3

D ’où venaient-ils? On ne le sait pas précisément;


mais tout porte à croire que c’était de l’Arabie Heureu­
se. Ce pays, dont le nom est étrange, fut habité par
les enfants qu’Abraham eut de Cétura, sa seconde fem­
me; par Jecran, père de Saba; et par Madian, père
d ’Epha.
La nature des présents offerts favorise cette pensée :
l’or, l’encens et la myrrhe sont nés en Arabie.
Quel drame que leur voyage ! Imaginons-nous des
rois qui tout à coup, sur la foi d’une étoile, abandonnent
leur palais, leur trône, leur pays ! Quelle foi dans ce
départ ! et quelle jeunesse ! quelle ardeur 1 quelle re­
cherche de la lumière 1 Ils devaient être bien libres de
toute attache extérieure, de toute habitude, de toute
étiquette et de tout préjugé, ces hommes qui, au premier
signal, quittent le repos oriental et la tranquillité de
leur demeure souveraine pour les fatigues et les dangers
d’un énorme voyage, et abordent, sans hésiter, tout
l’inconnu qui est devant eux !
Ils ne reculent pas; ils ne disent pas : «Demain»;
ils partent aujourd’hui. Les chameaux portent leurs
leurdes charges à travers ces espaces peu remplis et
presque inconnus; car les voyages devaient être aussi
rares que difficiles dans ce temps et dans ce lieu. L’étoi­
le seule disait la route. Elle était la seule compagne,
silencieuse et mystérieuse. Le voyage lui-même dut
être silencieux. L ’étoile était l’image de la lumière
intérieure qui brillait et conduisait. L ’Epiphanie était
leur lumière. L’Epiphanie ! quel mot ! la manifestation !
Arrivés dans la capitale de la Judée, ils ne demandent
pas si réellement le Roi des Juifs était né, mais en quel
lieu il était né. Leur confiance était absolue. Le fait
est certain. Nous avons vu son étoile, disaient-ils, et
uous sommes venus l’adorer. Leur question ne porte
que sur le lieu de sa naissance.
Ils n ’ont ni peur ni respect humain. Ils disent la
4 PHYSIONOM IES DE SAINTS

chose comme ils la savent, sans ménager rien ni person­


ne. Ils ne se demandent pas s’il est prudent de parler à
Hérode du Roi des Juifs, s’il est étrange de venir de
loin, ayant cru à une étoile. Ils ne se demandent rien;
ils parlent tout haut comme ils pensent; et cependant
c’est à Hérode qu’ils parlent, à Hérode qui a fait mou­
rir sa première femme Mariamme, à Hérode qui s’est
débarrassé de trois de ses fils parce qu’ils excitaient ses
soupçons.
Mais les trois Mages étaient assez grands pour être
simples. Ils partent parce qu’ils croient. Ils parlent
parce qu’ils croient. Ils trouvent parce qu’ils croient;
et pendant que leur foi naïve rencontre Celui qu’elle
cherche, Hérode, l’habile homme, le malin, le calcula­
teur, le fin politique, égorge tous les enfants qu’il ne
tient pas à égorger, et laisse vivre uniquement Celui
qu’il veut faire mourir.
Il ruse, il trompe, il fournit aux Mages des renseigne­
ments; ils leur en demande aussi. Il joue au plus fin
avec la grandeur naïve de la haute science orientale.
Quand vous l’aurez trouvé, avertissez-moi, dit-il, afin
que j ’aille l’adorer aussi.
E t il se prend dans ses filets : et il ne perd que lui-
même. E t il sera seul victime de la ruse qu’il combine
et dont il se félicite probablement comme d’une partie
très bien jouée. Comme il dut se moquer des trois M a­
ges, quand il vit leur confiance ! E t comme les rois
mages durent s’indigner, quand ils virent que les Juifs
ne daignaient pas chercher au milieu d’eux Celui que
l’Orient venait chercher de si loin.
E t comme cette épouvantable vérité : « Nul n ’est
prophète en son pays », dut éclater à leurs yeux ! Quel
effet dut produire sur eux le lieu où ils trouvèrent l’En­
fant ! Us venaient de l’Arabie pour l’adorer, et ils
étaient rois.
Cependant Celui qu’ils venaient adorer, chassé avant
LES ROIS MAGES 5

sa naissance, n ’avait pas trouvé pour naître de place à


l’hôtellerie. Toutes les chambres étaient pleines; Marie
et Joseph n ’avaient pas trouvé de place.
La simplicité terrible du récit de l’Evangile n ’insiste
pas sur cette chose qui dépasse la pensée. Elle constate
tranquillement qu’il n ’y avait pas de place à l’hôtellerie.
La magnificence orientale étalant l’or, l’encens et la
myrrhe, apportant les rois et leurs chameaux avec leur
suite et leurs présents, cette magnificence volontaire et
lointaine, enthousiaste et étrangère, fait ressortir avec
éclat la conduite des gens d’à côté, des gens du pays
qui remplirent l’hôtellerie sans laisser une place pour
Celui qui se réfugie entre un bœuf et un âne, parce qu’il
est dans son pays et que l’étoile le dénonce à l’Orient.
Que se passa-t-il dans la crèche ? Quelle forme prit
l’adoration vivante et jeune de ces hommes savants et
forts ?
Quel peintre que celui qui donnerait à chacun des
trois rois la physionomie de la branche représentée par
lui; qui écrirait sur leur front le nom de Sem, de Chain
et de Japhet; qui annoncerait leur adoration suivant
l’esprit de leur famille; qui étalerait la splendeur orien­
tale dans la crèche de Bethléem avec pompe et sans
effort ! et quel peintre surtout que celui qui m ettrait sur
la face de Joseph et sur celle de Marie la conscience de
ce qui se passe !
Les Mages reçurent l’ordre de ne pas aller trouver
Hérode et revinrent dans leur pays par un autre che­
min. Le chemin qui sert pour aller à la crèche ne sert
Plus pour y revenir.
Le religieux Cyrille, dans la Vie de saint Théodose,
raconte qu’ils fuyaient les grands chemins et les lieux
fréquentés et se retiraient la nuit dans les cavernes,
recherchant la solitude. Qui peut mesurer la profondeur
de l’impression qu’ils avaient reçue ? Qui peut savoir
Quelle empreinte sur des âmes, ainsi préparées, avait
6 PHYSIONOMIES DE SAINTS

laissée la face de Celui qu’ils avaient cherché et trouvé?


Etant revenus chez eux par un autre chemin, ils vécu­
rent certainement chez eux une autre vie. Us gardèrent
fidèlement le dépôt du souvenir. Us vivaient encore
longtemps après la mort et la résurrection de Jésus-
Christ.
Us vivaient encore, quand saint Thomas arriva dans
leur pays. Saint Thomas, qui avait vu Jésus-Christ
ressuscité, baptisa ceux qui avaient vu Jésus-Christ
dans la crèche. Peut-être une parenté mystérieuse unit-
elle saint Thomas aux rois Mages.
Quelques jours avant l’Epiphanie, il y avait eu des
adorateurs appelés du dehors; et c’étaient des bergers,
des bergers qui passaient la nuit tour à tour, gardant
leurs troupeaux. Les premiers adorateurs appelés du
dehors furent des rois et des bergers. Ces deux titres,
placés maintenant aux deux extrémités de l’échelle so­
ciale, étaient autrefois des mots presque synonymes.
D ’après le langage et le sentiment de la haute antiquité,
les rois étaient les pasteurs des peuples. Partout ceux
qui commandent étaient appelés bergers; ceux qui
obéissent étaient appelés brebis. Je disais qu’une paren­
té mystérieuse et surnaturelle unissait peut-être saint
Thomas aux rois Mages. Une autre parenté mystérieuse,
mais naturelle, unit probablement les rois et les bergers.
Les rois Mages étaient savants; les bergers qui veil­
laient la nuit tour à tour près de Bethléem, étaient
simples.
Les rois virent une étoile parce qu’ils étaient astrono­
mes. Les bergers virent un ange, apparemment parce
qu’ils étaient simples.
Les bergers reçurent une indication qui se rapportait
à leur caractère : Vous trouverez l’Enfant enveloppé
de langes et couché dans une crèche.
E t une nombreuse troupe d’esprits célestes se joignit
à l’ange chantant dans la nuit sainte :
LES BOIS MAGES 7

Gloria in Excelsis Deo et in terra pax hominibus


bonœ voluntatis !
La bonne volonté, cette chose simple aussi, et qui
n’a guère de place dans la langage vulgairement appelé
poétique, éclate dans le chant des anges, après la gloire,
à côté de la gloire; et les deux mots rapprochés produi­
sent un effet sublime.
Le caractère distinctif des bergers fut probablement
la simplicité.
Celui des rois fut peut-être la magnificence et la
générosité. Je ne parle pas seulement de la générosité
dans les présents, dans l’or, dans l’encens, dans la
myrrhe, mais de la générosité dans la foi, dans l’adora­
tion, dans l’entreprise, dans le voyage. Je ne parle pas
seulement de la générosité qui donne. Je parle aussi de
la générosité qui se donne.
Leurs reliques furent transportées de Perse à Cons­
tantinople. Sainte Hélène les fit déposer avec magnifi­
cence dans la basilique de Sainte-Sophie. L’évêque
Eustache, du temps de l’évêque Emmanuel, les apporta
à Milan. Quand Frédéric Barberousse prit et saccagea
cette ville, les reliques des rois Mages reçurent à Cologne
une dernière hospitalité.
On s’est beaucoup demandé ce qu’était l’étoile des
Mages. Les uns ont cru que c’était une étoile absolument
miraculeuse, surgissant tout à coup en dehors des lois
naturelles et n ’ayant rien à démêler avec l’astronomie.
D ’autres ont dit : Une étoile ordinaire ne pourrait
jamais indiquer une maison en particulier; elle pourrait
bien indiquer un pays en général, mais elle ne marque­
rait pas d’une façon précise une certaine étable; il fallait
donc que ce fût un météore situé près de la terre.
D ’autres enfin ont eu recours à une troisième expli­
cation, longuement développée dans les petits Bollan-
distes.
D ’après une hypothèse astronomique adoptée par
8 PHYSIONOMIES DE SAINTS

le docteur Sepp, une nouvelle étoile peut tout à coup


apparaître, grâce à la conjonction de trois planètes. En
1604 la conjonction des trois planètes, Saturne, Jupiter
et Mars, fut observée par les astronomes. Une nouvelle
étoile apparut tout à coup entre Mars et Saturne, au
pied du Serpentaire. Cette étoile brillait d’un éclat
extraordinaire et répandait autour d’elle une lumière
coloriée.
On a calculé qu’une conjonction analogue, pouvant
produire un effet analogue, se produit tous les 800 ans.
Car Saturne et Jupiter mettent environ 800 ans à par­
courir le zodiaque.
Sept périodes de 800 ans environ se sont écoulées
depuis la création du monde, périodes qui pourraient
apparaître comme les jours climatériques de l’humanité :
D ’Adam à Enoch;
D ’Enoch au déluge;
D u déluge à Moïse;
De Moïse à Isaïe ;
D ’Isaïe à Jésus-Christ;
De Jésus-Christ à Charlemagne;
De Charlemagne au temps moderne, marqué par la
découverte de l’imprimerie.
Le septième jour serait le nôtre.
L ’étoile des Mages est-elle le résultat d’une combi­
naison astronomique ou une étoile directement miracu­
leuse ?
Nul ne le sait. Quoi qu’il en soit, Dieu ayant fait
l’ordre naturel comme l’ordre surnaturel, son action est
également sensible, également manifeste, également
providentielle dans ces deux cas. L ’or, qui est la puis­
sance; l’encens, qui est l’adoration; la myrrhe, qui est
la pénitence, furent offerts à Jésus-Christ par la volonté
expresse de Dieu, manifestée par une étoile et témoignée
par les rois.
CHAPITRE n

CONVERSION DE SAINT PAUL.

En général, l’Eglise ne célèbre la fête d’un saint qu’au


jour de sa mort, qui est pour elle le jour de sa naissance.
Elle célèbre cependant la naissance de saint Jean-Bap­
tiste, parce qu’il naquit sanctifié. Elle célèbre rarement
un des épisodes de la vie des saints; car il est rare
qu’un épisode soit assez décisif pour mériter une con­
sécration annuelle et solennelle.
Elle célèbre la conversion de saint Paul.
Cet événement présente en effet un caractère ou plu­
tôt plusieurs caractères particuliers.
La conversion de saint Paul est subite, totale, défini­
tive, magnifique.
Elle est rapide comme la foudre et immortelle com­
me la joie des élus. Elle a le charme de la rapidité, le
charme de la plénitude et le charme de la durée.
L ’âme humaine a le besoin, l’amour, la passion des
changements rapides. L ’instantanéité, s’il est permis de
prononcer ce mot, est un de nos plus profonds désirs.
Imaginez un homme qui obtienne petit à petit, lente­
ment, les unes après les autres, toutes les qualités,
toutes les vertus, toutes les grâces spirituelles et tempo­
relles qu’il a désirées; cet homme n’a pas eu la chose du
monde qu’il désirait le plus : c’était la rapidité.
C’est qu’un des plus grands désirs de l’homme qui
demande, c’est le désir de voir la main qui donne; et la
rapidité montre cette main.
2
10 PHYSIONOMIES DE SAINTS

L ’homme qui désire une grâce quelconque désire cette


grâce pour elle-même; puis il désire en même temps
sentir Pacte du don et voir la main qui donne. La len­
teur dissimule cette main et cet acte; la rapidité les
découvre. E t le principal désir de l’homme qui désire,
ce n ’est pas d’avoir le don, c’est de le recevoir des
mains de la foudre.
Saint Paul sacré dans le centre de sa fureur, précipité
de cheval, aveuglé par la lumière et étonné à jamais,
saint Paul changé en un autre homme et changé en
un instant, répond à l'un de nos cris les plus profonds.
Il est changé en un instant et il est changé pour tou­
jours. C'est encore là une des qualités que nous récla­
mons du changement.
Nous désirons qu’il soit instantané et qu’il soit
immortel 1 Nous voulons que le coup de foudre qui
retentit subitement retentisse à jamais. Nous voulons
encore quelque chose. Avec la rapidité de la cause nous
voulons la plénitude de l’effet. Nous voulons que le
changement de la personne ou de la chose changée soit
aussi complet que rapide et aussi durable que soudain.
E t c’est parce que saint Paul nous offre ces caractères,
que nous lui savons gré des procédés dont Dieu a usé
envers lui. Nous lui savons gré de ne pas nous faire
languir dans les à-peu-près. Aussi le chemin de Damas
est resté dans la mémoire des hommes, non-seulement
comme un lieu historique, mais comme une locution
proverbiale. E t c’est 'là un grand signe : trouver son
chemin de Damas, c’est être frappé, averti, converti,
foudroyé. Quand un fait a envahi le langage humain
sous la forme du proverbe, c’est qu’il a répondu à quel­
qu’un des désirs intimes de l’homme.
Tout près de Damas, à dix minutes de la porte du
Midi, on voit encore une douzaine de tronçons de colon­
nes, tous couchés dans le même sens. Ce lieu, qui est
peu élevé, ressemble à un monticule de décombres. C’est
CONVERSION DE SAINT PAUL 11

là que saint Paul fut renversé. Les chrétiens s'y rendent


tous les ans en procession le 25 janvier. De là saint
Paul entra dans la ville et prit la rue qu’on appelle la
rue Droite; la porte de saint Paul est appelée par les
habitants porte Orientale. L ’ancienne porte, dit Mgr
Mislin, est encore très reconnaissable. Elle a trois arcs
qui reposaient sur des piliers très forts. Au-dessus s’éle­
vait une tour.
Saint Paul sur le chemin de Damas était bien, en
apparence, dans les plus mauvaises dispositions possi­
bles pour être converti. Il respirait la menace et le
meurtre. Il avait soif du sang des chrétiens. Le sang de
saint Etienne était sur lui; saint Etienne, l’innocent
jeune homme qui ne semblait fait pour inspirer aucune
antipathie; saint Etienne, son camarade d’enfance, son
parent; saint Etienne avait été lapidé sous ses yeux,
de son consentement, avec son aide. Paul gardait les
vêtements des bourreaux. Qui sait même si l’envie, cette
chose hideuse, n ’avait pas armé sa main ? Qui sait si
le dépit de n’avoir pu répondre à saint Etienne, avec
qui il avait discuté, n ’était pas pour quelque chose dans
la haine de Paul ? Paul était pharisien. De quoi les
pharisiens ne sont-ils pas capables ?
Paul appartenait à la secte maudite contre laquelle
s’éleva l’indignation directe et spéciale de Jésus-Christ.
Quand les bourreaux de saint Etienne déposèrent leurs
habits aux pieds de Paul, ils voulurent par là témoigner
publiquement que c’était de lui, comme représentant
du conseil, qu’ils tenaient le droit de lapider 1-e martyr.
Ils jetaient sur Paul la responsabilité solennelle et offi­
cielle de l’exécution. D ’après une tradition rapportée par
saint Jérôme, ce fut dans cette contrée que Caïn tua
son frère. Le premier homme qui fut tué par un homme
et le premier martyr chrétien qui fut tué par un Juif
périrent au même endroit. La mort de saint Etienne
emprunte à ce rapprochement un caractère particulier,
12 PHYSIONOM IES DE SAINTS

et le voisinage de Caïn assombrit encore la figure de


Paul.
Avec la haine, Paul avait l’orgueil, et quel orgueil !
L ’orgueil pharisaïque ! l’orgueil qui s’oppose si directe­
ment et si spécialement à la grâce; l’orgueil qu’on
pourrait appeler l’ennemi personnel de la lumière. A
peine instruit dans l’Ecriture, saint Paul était entré
spontanément dans la secte des pharisiens. L ’orgueil
était entré, dès sa jeunesse, dans la moelle de ses os ;
avec l’orgueil et la haine il portait le blasphème sur ses
épaules. Il était blasphémateur et instigateur du blas­
phème et persécuteur de la vérité. Toutes ces choses
étaient entretenues et exaspérées en lui par un souffle
de fureur ardent, féroce, implacable. Ce n’était pas la
fureur qui se satisfait quand elle crie; c’était une fureur
sanguinaire, qui avait bu du sang et qui voulait en
boire encore. C ’était la rage inexorable d’un orgueilleux
à la fois lettré et féroce, en qui les passions humaines
soufflent, pour l’exciter, sur un fanatisme sans pardon.
E t voilà l’homme choisi.
Faut-il s’en étonner ? Pas le moins du monde. Dieu
vomit les tièdes; saint Paul n ’était pas tiède. Il y avait
dans cette nature ardente et fougueuse une proie pré­
cieuse pour quiconque s’emparerait de lui. A travers
les réalités hideuses et féroces, l’œil de Dieu distingua
dans Paul les possibilités qui dormaient leur sommeil,
mais qui pouvaient se réveiller. Dieu, qui voyait de
quoi Paul était coupable, voyait du même regard de
quoi saint Paul était capable. Les grandes natures ont
de grandes ressources : elles changent comme elles sont;
elles sont entières ; elles changent entièrement. La grâce,
qui se greffe sur elles, s’empare de leurs qualités natives;
et l’action surnaturelle, comme je l’ai déjà remarqué,
prend toujours une certaine ressemblance avec la nature
sur laquelle elle s’applique. Le caractère de saint Paul
nous est révélé par le caractère de la foudre qui est
CONVERSION DE SAINT PAUL 13

tombée sur lui. La foudre n ’est pas tombée de la même


manière sur saint Augustin. Mais aussi saint Augustin
n ’était pas saint Paul. La faiblesse et la force sont trai­
tées diversement. La foudre n'a pas dit à saint Paul :
« Prends et lis ». Elle l'a jeté par terre et l'a aveuglé.
Dans tout ce qui concerne saint Paul, c’est le tout à
coup qui est la note dominante. Saint Augustin est
attiré par un livre; les Mages par une étoile; saint Paul
par la foudre. Le soleil venait de se coucher quand un
sommeil profond et une horreur ténébreuse ont envahi
Abraham; la voix du ciel lui parla dans la nuit. Saint
Paul est pris en plein jour, en plein midi, non pas seul,
mais devant témoins. Cet homme éminement actif et
public est saisi dans une action, dans un voyage, entou*
ré de ses amis. Lui, l’homme du bras, on dirait qu’il est
sacré par le bras. Pas de longs discours, pas d’hésita­
tions. La voix d'en haut débute par un reproche sévère
et court.
— Paul, Paul, pourquoi me persécutes-tu?
— Qui êtes-vous, Seigneur ? demanda Paul, les yeux
fixés sur l'apparition glorieuse; car Jésus-Christ lui
apparut dans sa majesté.
— Je suis Jésus de Nazareth, que tu persécutes.
— Seigneur, que voulez-vous que je fasse?
Comme voilà l’homme d’action ! Saisi, surpris, ren­
versé, ébloui, foudroyé, il ne perd pas une seconde. Non
seulement il ne la perd pas, mais il ne la passe pas en
réflexion, ni en méditation, ni même en contemplation
seulement intérieure. Saint Jean, en pareil cas, n’eût
pas perdu la première minute; mais son activité se fût
probablement arrêtée dans le domaine de l'esprit au
moins une seconde. Saint Paul est tellement l'homme
de l’action et de toutes les actions, qu’il lui faut tout
de suite, hic et nunc, une vocation pratique, extérieure.
Il ne persécutera plus Jésus de Nazareth. Alors que fera-
t-il ? Cette question s’impose à lui subitement. Avant
14 PHYSIONOM IES DE SAINTS

de la faire, il ne se donne pas seulement le temps d’être


ébloui. Il va au fait extérieur. Puisqu’il ne persécute
plus, il faut qu’il fasse autre chose; et il veut immédia­
tement savoir quoi.
Il est aveugle pour le moment; il ne donne pas à ses
yeux le temps de se rouvrir 1 II lui faut dans le premier
moment connaître sa voie nouvelle. Ses compagnons de
voyage avaient perçu une lumière sans avoir aperçu
Jésus-Christ. Saul devenu Paul vit seul la vision; seul
il comprit la parole, qui fut prononcée en langue syro-
chaldaïque. Ses compagnons étaient des Juifs hellénis­
tes.
Quand Paul se releva, il était aveugle. Il fallut le
prendre par la main et le conduire. Cette arrivée a
Damas ressemblait peu à celle qu’il avait méditée.
Il fut aveugle trois jours. Il passa ces trois jours
d’obscurité dans une prière profonde.
Cependant Ananie reçut l’ordre d’aller rendre à Paul
la vue. — Comment ! Paul, celui qui a fait tant de mal
à vos saints ! celui qui a la puissance d’enchaîner ceux
qui prononcent votre nom !
— Il est pour moi un vase d’élection; il portera mon
Nom aux nations, et aux rois, et aux enfants d’Israël.
Vase d’élection ! voilà le mot prononcé. — Paul voit en
lui-même l’effet de la prédestination avant de saisir les
secrets terribles qu’il connaîtra plus tard, quand il sera
ravi au troisième ciel, pour entendre les paroles cachées
qu’il n’est pas permis à l’homme de redire. C ’est alors
qu’il s’écriera : « O profondeur ! » Mais nous sommes
encore à Damas; et voici Ananie qui vient dans la rue
Droite. Il frappa à la porte d’un Juif nommé Jude,
chez qui Saul était logé.
— Saul, mon frère, dit-il en entrant, ’le Seigneur
Jésus, qui vous est apparu sur le chemin, m’a envoyé
vers vous pour vous rendre la vue et vous donner le
Saint-Esprit.
CONVERSION DE SAINT PAUL 15

E t Ananie imposa les mains à Saul, et les écailles


tombèrent des yeux de celui-ci. E t Saul se leva, et il
reçut le baptême.
Le récit est simple, la grandeur des choses dispense
les mots du travail.
Nous retrouvons ici, comme dans la résurrection de
Lazare, la part de Dieu et celle de l’homme.
Ecartez la pierre, avait dit Jésus-Christ, avant de
ressusciter le mort, et un instant après, déliez-le; car
il lui restait des bandelettes.
Il fait ce que lui seul peut faire et laisse les hommes
travailler dans la sphère de leur action.
Jésus-Christ aurait pu, ayant terrassé Paul, lui tout
dire par lui-même, mais il lui envoya Ananie, C ’est
Ananie qui répondra à la question de la première minu­
te : « Seigneur, que faut-il que je fasse ? »
Jésus-Christ avait aveuglé Paul lui-même ; mais il
se sert des mains d’Ananie pour lui rendre la vue.
Comparée à la première chose, la seconde quoique
miraculeuse, semblait humaine.
Recevoir la lumière devait sembler à Paul quelque
chose d’humain quand il comparait cette lumière à
l’obscurité des trois jours.
Le soleil dut lui paraître quelque chose de terne au­
près de la grande ténèbre.
Jésus-Christ s’était réservé à lui-même le don de
l’obscurité, qu’il lui fit sans intermédiaire.
Mais pour le don de la lumière, il se servit de
quelqu’un.
Les rues, à Damas, gardent longtemps leur nom.
En janvier 1874, la rue Droite s’appelle la rue Droite
comme du temps de saint Paul. La maison d’Ananie
est remplacée par un sanctuaire; mais celle de Jude par
une mosquée.
A dater de ce jour, tout fut fini. Si jamais converti
ayant mis la main à la charrue ne regarda pas en
16 PHYSIONOMIES DE SAINTS

arrière, ce fut saint Paul. Sa conversion fut radicale


dans le sens étymologique du mot. Sa personne fut prise
tout entière. Le cœur, qui était pharisien, cessa de l'être
absolument. Toutes les pensées, tous les sentiments,
tous les actes intérieurs et extérieurs furent déracinés
de leur ancienne terre et implantés dans la terre nou­
velle. Cet homme, qui avait persécuté, jeta un défi
solennel à tous les persécuteurs. Il déclara que rien ne
le séparerait de Jésus-Christ; et il tint parole. Toutes
les tempêtes de la création se déchaînèrent à la fois
contre lui. Sa conversion fut le signal de l’universelle
fureur des hommes et des choses.
A peine rendu à la lumière du jour par les mains
d’Ananie, il voit ses anciens amis, changés en ennemis
mortels, préparer sa captivité et sa mort. On garde les
portes de la ville pour lui en interdire la sortie. Les fidè­
les de Damas le descendent pendant la nuit dans une
corbeille, par dessus les remparts.
Puis il se retire en Arabie ; et après une prière pro­
fonde comme l’obscurité des trois j ours, après une
retraite digne de sa mission, il se lance dans cette
guerre pacifique où il devait à la fois vaincre et mourir.
Le monde pharisien, le monde romain, l’enfer et la
nature entrèrent contre lui dans la même conspiration,
réalisant la parole de Jésus-Christ à Ananie : «Je lui
montrerai quelles souffrances il lui faudra supporter
en mon nom. » Dix ans avant sa mort, Paul avait déjà
été flagellé cinq fois par les Juifs. Malgré son titre de
citoyen romain, il fut trois fois battu de verges. A
Lystres, le peuple, qui avait voulu l’adorer, tout à coup
le lapida et le laissa pour mort. Dans ses voyages à tra­
vers le monde, il fit naufrage trois fois; soutenu sur un
débris de navire, il lui arriva de rester un jour et une nuit
au milieu de l’Océan. Les flots firent de lui, pendant
vingt-quatre heures, en apparence, tout ce qu’ils voulu­
rent. Il fut enchaîné; sept fois il fut jeté en prison. Et
CONVERSION DE SAINT PAUL 17

sur sa tête pesait, au milieu de toutes les angoisses


physiques et morales, la sollicitude de toutes les Eglises.
Il écrivait, soutenait, consolait, fortifiait, nourrissait,
encourageait et enflammait les Romains, les Corin­
thiens, les Ephésiens, les Galates, les Hébreux. Cet
homme eut vraiment le droit de déclarer qu’il avait
combattu un bon combat; et quand sa tête tomba sous
le glaive de Néron, ce dut être un moment solennel sur
la terre comme dans les cieux.
CHAPITRE I II

SAINT JE A N CHRYSOSTOME.

La traduction des œuvres de saint Jean Chrysostome


était une œuvre énorme; elle vient d’être accomplie.
Bien des architectes se sont réunis pour construire ce
monument. M. Jeannin, professeur au collège de
Plmmaculée-Conception de Saint-Dizier, a dirigé les
travaux (1).
Saint Jean Chrysostome est un de ces hommes qui
semblent avoir un titre particulier au nom de catholi­
que : c’est un homme universel.
Parmi les saints, il en est dont la vie intérieure cons­
titue un drame si terrible et si sublime que la vie exté­
rieure est seulement un détail dans leur biographie,
détail important, mais qui permet au lecteur de Pou-
blier par instants.
Il est des saints qui ont vécu surtout en eux-mêmes;
le reproche absurde d’inutilité et d’égoïsme sort natu­
rellement des lèvres de tous ceux qui les étudient sans
les comprendre.
II en est d’autres en qui la charité se montre plus
ostensiblement, et frappe le spectateur, même malgré
lui. Il y a des hommes qui se sont dépensés pour les
autres hommes avec une si évidente libéralité que
l’étranger lui-même, les regardant de loin et ne péné-
1. Œ uvre# com plètes de saint Jean Chrysostome, traduites
pour la première fois en français.
SAINT JEAN CHRYSOSTOME 19

trant pas dans leur sanctuaire, admire malgré lui leur


vie extérieure, sans connaître le principe d’où elle vient,
et le foyer d’où sort ce feu.
Saint Siméon Stylite appartiendrait à la première de
ces deux classes; saint Jean Chrysostome à la seconde;
saint Augustin à toutes les deux.
Saint Jean Chrysostome se dépensa toujours, en
toutes circonstances, vis-à-vis de tous, et à propos de
tout. Il fut un don perpétuel : il se donna par le sacer­
doce; il se donna par l’aumône; il se donna par le
sacrifice; il se donna par la parole.
Il parla immensément; il écrivit fort peu, et, même
en écrivant, il parlait encore.
Entre l’écrivain et l’orateur, la distance est grande.
L ’orateur s’adresse à quelques-uns, l’écrivain à tous.
L’orateur parle, dans une circonstance donnée, et pour
une circonstance donnée, à une assemblée particulière
dont il connaît les dispositions et les besoins spéciaux.
L ’écrivain s’adresse à lui-même et à l’humanité. Il veut
que son œuvre soit permanente; il veut la soustraire,
autant que possible, aux influences délétères des choses
accidentelles. L’orateur veut obtenir de certaines per­
sonnes, qu’il voit et q u ’il connaît, un certain acquiesce­
ment déterminé. Il veut agir sur elles et s’emparer de
leur esprit. L ’écrivain pense moins aux personnes et
pense plus aux choses. Il traite moins directement avec
les hommes, et se préoccupe plus uniquement du sujet
qu’il traite et de la vérité qu’il exprime.
Saint Jean Chrysostome, même quand il écrit, au
lieu de parler, reste orateur et ne devient pas écrivain.
L ’intention d’agir sur quelqu’un est toujours actuelle
et évidente chez lui.
Ce n’est pas à lui qu’il parle. Il ne se renferme pas
dans un lieu secret et profond pour se recueillir dans
le mystère intime de l’âme. Il a toujours une assemblée
devant lui, toujours des adversaires, toujours des pê-
20 PHYSIONOM IES DE SAINTS

cheurs. Il ne s’abîme pas longuement, comme saint


Augustin, dans ses souvenirs, pour pleurer les jours
d’autrefois et pour préparer les jours qui viendront. Il
ne s’enfonce pas dans son abîme intérieur avec l’ardeur
terrible des contemplatifs; il songe au présent. Il regar­
de autour de lui. Au lieu de fermer les yeux pour se
souvenir, il les ouvre pour examiner.
Evêque veut dire surveillant : saint Jean Chrysosto-
me fut vraiment Evêque. Il se précipitait de tous les
côtés à la fois pour défendre ses brebis, car les loups
venaient de toutes parts.
Beaucoup plus moraliste que théologien, il avait sans
cesse devant les yeux la difficulté pratique avec laquelle
on était actuellement aux prises autour de lui. Il s’élève
peu, il approfondit peu, s’il faut prendre ces deux mots
dans le sens humain et intellectuel : il regarde, il exa­
mine. il cherche, il sonde, il exhorte, il encourage, il
console, il conseille. Son regard n’est pas habituellement
d’une profondeur extraordinaire, mais s’adapte singu­
lièrement aux circonstances de temps et de lieux, aux
personnes et aux choses.
Il n’est pas nécessaire, pour l’approcher, d’avoir vécu
longtemps dans l’atmosphère sombre et embrasée où
brûlent, parmi les splendeurs de la nuit sacrée, les
mystères insondables de la théologie. Beaucoup de
saints, peut-être, ont été plus sublimes ; très peu ont
été si populaires. Il a cette douce grâce naïve qui est
la vraie bonté, la bonté féconde et lumineuse. Il des­
cend, sans s’abaisser, dans les détails de la vie humaine.
Sans compromettre la dignité de la chaire évangéli­
que, il s’y assoit pour raconter ou pour conseiller les
choses les plus intimes et les plus familières. Il ne pro­
nonce pas de ces paroles vagues qui passent à côté des
auditeurs sans les atteindre; il s’adresse réellement à
tous ceux qui l’entourent, entrant dans les nécessités
de leur existence quotidienne, les appelant, les avertis-
SAINT JE A N CHRYSOSTOME 21

sant, les réprimandant, les conseillant, comme s’il con­


naissait chacun d’entre eux par son nom, comme s’il
était entré dans toutes les misères, dans toutes les
faiblesses, dans toutes les tentations qui remplissaient
ses auditeurs, comme s’il eût été réellement le frère où
le père de chacun; et ce n’était pas une illusion; il était
réellement le père et le frère de chacun. Il ne l’était pas
par hypothèse, il l’était en réalité.
Il semble que l’intention de briller, dans les discours
moraux et religieux, soit en quelque sorte une invention
moderne. Autrefois, chez les Grecs, par exemple, l’élo­
quence politique était le cri même de la nécessité
actuelle. Quand Démosthènes parlait, il ne visait vrai­
semblablement à rien qu’à exciter le peuple. La vanité
était combattue, peut-être étouffée, peut-être prévenue
par l’angoisse réelle d’une situation politique qui
exigeait non des phrases, mais des actes, non un succès,
mais une délivrance. Cicéron, qui est un moderne,
inaugure peut-être la période de décadence où l’orateur
se regarde au lieu de s’oublier, et pense à l’élégance de
son geste au lieu de penser à sauver le peuple. Cicéron,
dans son Traité de VArt oratoire, a érigé en système la
décadence de l’art; il en a dressé le code; il en a formu­
lé les lois. Mais voici le monde romain qui meurt, et le
christianisme se lève sur le monde. Une éloquence naît,
plus sévère que celle d’autrefois, encore plus dépourvue
de retour sur elle-même, ignorante des ruses et ne visant
qu’au salut. Il ne s’agit plus seulement désormais de
sauver un certain peuple, d’un certain peuple ennemi,
à l’occasion d’un danger accidentel; il s’agit de sauver
les peuples et les individus contre l’ennemi commun,
contre l’ennemi du genre humain; il s’agit de faire à la
création rajeunie le don du salut, pour le temps et pour
l’éternité, sur la terre comme au ciel. Il s’agit d’ensei­
gner le Pater pratiquement et de le faire réciter aux
hommes dans la vérité comme dans l’esprit.
22 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Il semble que l’orateur chrétien, l’homme des premiers


siècles de l’Eglise, n’ait pas même la peine de s’oublier;
il semble que jamais la pensée de lui-même ne se soit
présentée à lui. II semble qu’il n’ait pas eu de précau­
tions à prendre contre la recherche de soi, et qu’en face
des grandes catastrophes, et des grandes espérances;
en face du monde écroulé, et du monde prêt à naître; en
face des Romains qui s’en vont, des barbares qui arri­
vent, des chrétiens qui surgissent; en face des grandes
ruines amoncelées et du salut que la terre réclame; il
semble qu’en face de ce drame humain et divin où toutes
choses sont en présence, l’orateur n’ait pas le temps de
penser à lui-même, et que la vanité ne prenne pas sa
place parmi tant de décombres, parmi tant de prépara­
tions, tant de crimes, tant de vertus, tant de larmes
de toute espèce. Saint Jean Chrysostome est un des
types les plus accomplis de la simplicité pratique aux
prises avec un travail gigantesque et minutieux qui
réclame à la fois tous les genres de courage. Ce n’est
pas le type du génie, c’est le type de l’activité; ce n’est
pas le vol de l’aigle, c’est le combat pied à pied, ardent,
doux, fort, calme et acharné. C ’est la charité invincible
que rien ne rebute et ne fatigue; c’est le dévouement
sans ostentation, qui ne s’étale ni vis-à-vis des autres,
ni vis-à-vis de lui-même, qui va droit à son but, forte­
ment et tranquillement. Saint Jean Chrysostome ne
plane pas ordinairement, mais il marche d’un pas égal,
assuré, qui féconde le sol sous ses pieds.
Saint Jean Chrysostome, dans ses homélies, reproche
aux auditeurs de voir en lui autre chose qu’un apôtre,
et de chercher dans ses discours autre chose que la
pratique. Les considérations générales, métaphysiques,
théoriques, philosophiques, sociales qui constituent de­
puis quelque temps l’apologétique chrétienne, étaient
peu connues autrefois. La forme de la prédication varie
suivant la nature et le besoin des siècles auxquels elle
SAINT JE A N CHRYSOSTOME 23

s’adresse. Il semble qu’en avançant à travers les âges,


l'élévation augmente et que l’intimité diminue. Peut-
être une apologétique suprême résumera-t-elle, avant
la fin du monde, toutes les gloires de la métaphysique
et de la prédication chrétienne dans une synthèse où
Télévation et l’intimité s’augmenteront, s’achèveront,
se compléteront l’une l ’autre.
Les détails les plus intimes de la vie, de la maison
et de la famille passent sous nos yeux quand nous lisons
saint Jean Chrysostome.
« Chez les Juifs, dit-il, pour prier il fallait monter
au temple, acheter une tourterelle, avoir du bois et du
feu sous la main, prendre un couteau, se présenter à
l’autel, accomplir beaucoup d’autres prescription...
Ici, rien de pareil... Rien n’empêche une femme, en
tenant sa quenouille ou en ourdissant sa toile, d’élever
sa pensée vers le ciel et d’invoquer Dieu avec ferveur;
rien n’empêche un homme qui vient sur la place ou qui
voyage seul de prier attentivement; tel autre, assis
dans sa boutique, tout en cousant des peaux, est libre
d’offrir son âme au Maître. L ’esclave, au marché, dans
les allées et venues, à la cuisine, s’il ne peut aller à
l’église, est libre de faire une prière attentive et ardente;
l’endroit ne fait pas honte à Dieu, etc... »
Cette familiarité est le caractère distinctif de saint
Jean Chrysostome. Jamais elle ne l’abandonne, et mê­
me quand sa parole s’élève, elle garde ce caractère
d’allocution personnelle et directe. Il n’échappe jamais
à son auditeur par un mouvement étranger; son sujet
ne l’entraîne ni plus loin ni plus haut que l’esprit de
ceux qui écoutent. Essentiellement populaire, il pour­
suit dans les conditions sociales et intellectuelles les
plus infimes, il poursuit ceux qui habitent là pour faire
pénétrer en eux, lentement, laborieusement, charitable­
ment et patiemment les vérités les plus hautes, accom­
modées à leur faiblesse et mises à leur portée. Les
24 PHYSIONOMIES DE SAINTS

relations des choses entre elles, les coups d’œil généraux


sont rares dans ses discours. On dirait qu’il connaît
chacun de ses auditeurs intimement et personnellement.
On dirait qu’il s’adresse tantôt à l’un, tantôt à l’autre,
variant ses conseils suivant les circonstances particu­
lières de chaque nature et de chaque position, mais ne
disant pas un mot vague, impersonnel et purement
théorique, ne prononçant pas une phrase qui ne porte
coup, dans tel endroit et dans telle direction pratique
déterminée. Il ne vous quitte pas la main, il vous con­
duit pas à pas dans le sentier où vous marchez et qu’il
connaît. Il est votre Evêque. Il connaît vos voies et les
surveille. Il compte vos pas; il ressemble à une mère
qui regarde son enfant s’essayer à courir pour la pre­
mière fois.
Quand il explique aux époux leurs devoirs, saint Jean
Chrysostome entre dans des considérations si simples
qu’elles étonneraient beaucoup aujourd’hui. Les moder­
nes ne sont pas assez humains pour supporter tant de
naïveté. Saint Jean Chrysostome conseille à l’époux de
ne pas cacher son affection, mais de la montrer tout
entière, très simplement. Il lui recommande de parler à
sa jeune femme et lui indique comment pourrait s’en­
gager une de leurs premières contestations.
« Dis-lui, continue le saint, dis-lui avec la grâce la
plus parfaite : Chère petite fille, j ’ai associé mon exis­
tence à la tienne, dans les choses les plus importantes
et les plus nécessaires d’ici-bas... Je pouvais épouser
une femme plus riche, je ne l’ai pas voulu... J ’ai tout
dédaigné pour ne voir que les qualités de ton âme, que
j ’estime au-dessus de tous les trésors. »
E t l’orateur se livre aux transports d’horreur qui lui
inspirent les mariages d’argent.
« Une femme riche, dit-il, vous apportera moins de
jouissances par la fortune que d’ennuis par ses exigen­
ces, ses prétentions, ses dépenses, ses paroles hautaines
SA IN T JE A N CHRYSOSTOME 25

et méprisantes. E lle dira peut-être : Je n ’use rien qui


soit à toi; je m’habille à mes dépens et sur les revenus
qui me viennent de ma famille. »
Et, accablant cette insolente de son indignation fou­
gueuse et naïve, l’Evêque l ’apostrophe et la prend à
partie :
« Que dis-tu là ? Ton corps ne t ’appartient plus et
tu t ’appropries tes biens I Une fois mariés, l’homme et
la femme ne font plus qu ’un. E t vous auriez non pas
une fortune commune, mais deux fortunes distinctes !
O fatal amour de l’argent ! Vous n ’êtes qu’un même
être, une même vie, et vous parlez encore du tien et du
mien ! Parole exécrable et criminelle, inventée par
l’enfer ! »
Saint Jean Chrysostome charge l’époux lui-même
d’instruire là-dessus l’épouse. C ’est à lui d’enseigner, à
elle d’écouter. M ais il ne suffit pas d’enseigner, il faut
enseigner utilement, sagement, doucement, gracieuse­
ment. E t avec quelle grâce le saint Evêque recommande
la grâce ! Avec quelle douceur il recommande la dou­
ceur ! Comme il s’intéresse sincèrement au bonheur de
ses enfants ! comme il veille tendrement sur la fragilité
de l’amour !
U faut, pour étudier cet homme, ce saint, dans son
caractère, dans sa vie, dans ses prédications; il faut
aussi, pour connaître le milieu social où il agissait et
la naïveté des mœurs environnantes, suivre saint Jean
dans les charmants et tendres détails de ses soins pater­
nels.
Supposons donc le cas où la femme, insolente et
avare, réclame la propriété particulière de tel objet et
veut le disputer à son mari. Que fera celui-ci ? Se
fâchera-t-il ou cèdera-t-il ? I l cédera, s’il suit l’avis de
l ’Evêque mais, il cédera de manière à donner une leçon
pleine de sagesse et de douceur. Il avertira sa femme de
son erreur, par sa manière même de céder.
3
26 PHYSIONOM IES DE SAINTS

«Apprends ces choses à ta femme, dit saint Jean


Chrysostome, mais avec une grande bonté.
« L’exhortation à la vertu a, par elle-même, quelque
chose de trop sévère, surtout si elle s’adresse à une
jeune personne délicate et timide. Quand donc tu t ’en­
tretiendras avec elle de notre philosophie, mets-y
beaucoup de grâce, et cherche principalement à arracher
de son âme le tien et le mien. Si elle dit : Ceci est à moi;
réponds aussitôt : Que réclames-tu, comme étant à toi?
je l’ignore; car, pour moi, je n’ai rien en propre; et ce*
n’est pas telle ou telle chose, c’est tout qui t’appartient!
« Passe-lui donc cette parole !... Si elle dit : Ceci
est à moi, dis-lui : Oui, tout est à toi, et moi aussi, tout
le premier, je suis à toi ! E t ce ne sera pas flatterie,
mais sagesse. Ainsi tu pourras, tour à tour, apaiser sa
fougue, et guérir son abattement. »
Ainsi parle l’évêque; mais il n’a pas encore tout dit :
c’est la tendresse qu’il demande, ce n’est pas seulement
la douceur. Il veut que l’époux dise à l’épouse :
«Je t ’aime et je te préfère à ma propre v ie ... Ton
affection me plaît par-dessus toute chose, et rien ne me
serait aussi pénible que d’avoir, en quoi que ce soit,
une autre pensée que la tienne. Rien ne m’effraie pourvu
que je possède ton amour, et c’est encore toi que j’aime­
rai dans nos enfants. »
«Ne crains pas, mon ami, ajoute saint Jean Chrysos­
tome, ne crains pas que ce langage donne à ta femme
trop de prétention. Avoue-lui que tu l’aimes ! »
Cette interpellation directe, qui part de l’orateur pour
aborder personnellement chaque auditeur, est le carac­
tère de cette parole vivante.
L ’orateur moderne évite généralement les allusions
individuelles; il embrasse l’ensemble des hommes et des
choses, et croirait manquer à l’une des nombreuses lois
de sa dignité s’il avait l’air de savoir le nom de ses audi­
teurs, de les considérer comme ses enfants et de leur
SAINT JE A N CHRYSOSTOME 27

adresser, personnellement, des conseils privés. Il semble


ignorer leurs affaires et ne pas s’occuper de leurs mai­
sons. Quelque chose d’officiel a pénétré partout : une
certaine grandeur peut très bien se rencontrer dans
certaine façon de parler et d'agir.
Le style a sa solennité qu’il ne faut ni exagérer ni
méconnaître. Une certaine largeur d’horizon peut
exclure un certain ton, et les convenances changent avec
les mœurs qui les produisent.
Mais il faut se souvenir des parfums exquis qui
s’échappaient d’une éloquence paternelle. Il faut se
souvenir des communications chaudes et tendres qui se
faisaient entre l’orateur et l’auditeur, entretenues par
la sollicitude de l’un et par la soumission de l’autre.
Saint Jean Chrvsostome est peut-être l’exemple le plus
complet et le type accompli de cette éloquence, si con­
traire à la nôtre, si pleine d’oubli pour elle-même,
l’oubli de soi !... Ce charme est si rare qu’il embellit
et colore, quand il se rencontre, même isolé, là où
manque la couleur. Peu de créatures sont assez complè­
tement disgraciées pour ne pas devenir gracieuses en
quelque façon, si elles reçoivent le don sublime de ne
viser à rien, et de s’oublier parfaitement.
Cet homme si simple, ce conseiller si intime et si
tendre était, vis-à-vis de l’injustice puissante, d’une
fierté et d’une audace à toute épreuve. L ’histoire d’Eu-
trope semble un cadre placé là tout exprès pour enchâs­
ser la grande figure de Chrysostome.
Dans le superbe discours, que la circonstance extraor­
dinaire où il fut prononcé transforma en événement
public, il apostrophe encore, et plus directement que
jamais, un de ses auditeurs. Mais de quelle voix il lui
parle ! Avec quelle autorité 1 avec quelle douceur !
avec quelle grandeur ! Quel drame que ce récit ! Com­
me il est supérieur aux drames de l’histoire ancienne !
supérieur par l’intérêt, supérieur par l’enseignement,
28 PHYSIONOM IES DE SAINTS

supérieur par le pathétique ! E t comme il est moins


célèbre 1 Que de gens savent par cœur Cornélius Népos,
et, parfaitement édifiés sur le compte de Pélopidas et
d ’Atticus, n ’ont pas un souvenir précis du rôle histori­
que de saint Jean Chrysostome et de son attitude ma­
gnifique devant l’empire et devant l’empereur 1 C ’est
que le christianisme est là. C’est pourquoi les hommes
se taisent et oublient, La proximité de Dieu se mesure
à leur injustice.
Leur méconnaissance est le témoignage qu’ils rendent
à la vérité.
Eutrope, l’eunuque Eutrope, était à peu près monté
sur le trône. Il était même question de l’y installer
tout-à-fait, de l’y placer officiellement. Cet esclave,
devenu consul, menaçait déjà l’impératrice de sa disgrâ­
ce. Claudien a fait le récit de ce consulat épouvantable.
Les provinces étaient mises à l’encan !
Avec les bijoux de sa femme, un certain personnage
acheta la Syrie !
L ’histoire d’Eutrope serait invraisemblable, si la
honte et l’horreur pouvaient être invraisemblable, de­
puis Adam, dans l’histoire humaine. Ceux qui ont perdu
de vue la réalité de notre nature, et en qui l’idée de la
chute originelle est voilée par l’orgueil qu’elle-même
inspire, et sous laquelle elle se dissimule, comme l’arai­
gnée sous sa toile; ceux-là feraient bien de relire
l’histoire d’Eutrope. La nature humaine est visible, là,
sans voile et sans mensonge. Toute noblesse et toute
richesse étaient punies par le bannissement, la confis­
cation ou la mort. Les déserts de Lybie reçurent ce qu’il
y avait dans l’empire de plus honnête et de moins dé­
gradé, tout ce qui avait l’honneur d’être envoyé en
exil !
Ce fut là que mourut Rimasius, l’ancien consul, exilé
d’abord, assassiné ensuite; Rimasius, le vainqueur des
Goths, le compagnon et l’ami de Théodose ! C’était une
SAINT JE A N CHRYSOSTOME 29

fête pour Eutrope, c’était une proie agréable, plus rare


et plus illustre que ses victimes ordinaires. Le consul
aimait à s’offrir à lui-même des sacrifices de cette espè­
ce-là. Mais ce n’était pas assez : Rimasius avait un fils,
il fallait le tuer; la chose fut faite. Mais ce n’était pas
assez. Il restait une veuve et une mère : Eutrope eut
l’idée de l’immoler; mais cette femme, nommée Penta-
die, se réfugia aux pieds des autels : elle invoquait le
droit d’asile !
Il faut se faire une idée des temps dont nous parlons
pour comprendre l’importance du droit d’asile, et de
quelle façon les Evêques tenaient à cette chose sacrée.
Le droit d’asile qui, aux temps de la trêve de Dieu,
s’exerçait sur les grandes routes, aux pieds des croix
plantées, dans les champs auprès d’une charrue, le droit
d’asile vivait, du temps de Chrysostome, à l’ombre des
autels, Pentadie l’invoqua; Eutrope osa réclamer sa
victime, mais il rencontra Chrysostome. Le bourreau
recula devant l’Evêque. Pentadie fut sauvée; cependant
le droit d’asile fut aboli en principe par Eutrope.
Tout pliait devant l’eunuque, tout, excepté saint Jean.
Sans faiblesse et sans ostentation, l’Evêque faisait son
devoir, et sa grande figure se dressait seule, au milieu
de tout ce peuple prosterné.
Mais bientôt tout changea. Un de ces accidents de
palais, si fréquents à cette époque, jeta Eutrope la face
contre terre. La révolte de Thibigilde, les menaces de
la Perse qui venait de changer de maître, les supplica­
tions de l’impératrice insultée, éplorée, furieuse, qui se
précipita aux pieds de l’empereur, ses deux enfants dans
les bras, et demandant vengeance, toutes les colères et
toutes les douleurs qu’Eutrope avait excitées, se tour­
nèrent enfin contre lui. Arcadius le chassa du palais.
Aussitôt toutes les voix qui l’adoraient ne firent qu’une
voix pour le détester. Un concert d’imprécations s’éleva
contre lui. Jamais le fameux voisinage du Capitole et
30 PHYSIONOM IES DE SAINTS

de la roche Tarpéienne ne fut vrai si littéralement. Tout


le peuple demandait à grands cris la mort d’Eutrope.
C’est ici que commence un drame sublime !
Que fit le misérable eunuque ? Il n ’avait qu’une
ressource. Il l’employa. Il invoqua ce droit d’asile que
lui-même avait aboli. Consul, il l’avait bravé. Condam­
né, il l’invoqua. Mais ce qu’il avait détruit était bien
détruit, au moins dans l’esprit d’Arcadius. Eutrope
réfugié aux pieds des autels, et invoquant leur ombre
jadis méprisée par lui, est un magnifique tableau qui
pourrait tenter un peintre; mais là ne s’arrête pas le
drame. L’eunuque poursuivi fut traité par Arcadius
comme Pentadie persécutée avait été traitée par lui.
Il avait réclamé Pentadie -abritée derrière l’autel. Arca­
dius réclama Eutrope, couché sous la table de l’autel.
Mais là ne s’arrête pas le drame. Eutrope, poursuivant
Pentadie, avait rencontré Chrysostome qui la proté­
geait. Arcadius, poursuivant Eutrope, rencontra Ohry-
sostome qui le protégeait. Seul défenseur autrefois de
la liberté et de la justice contre Eutrope tout-puissant,
saint Jean Chrysostome fut le seul défenseur d’Eutrope
poursuivi et caché sous la table et serré contre l’autel.
L ’Evêque toujours fidèle, toujours fier, toujours hum­
ble, toujours grand, toujours libre, invoqua solennelle­
ment et magnifiiquement en faveur d’Eutrope poursuivi
ce même droit d’asile qu’il avait invoqué contre Eutrope
tout-puissant, et l’eunuque se cacha derrière ce même
Evêque, contre lequel, aux jours de sa puissance, sa
colère s’était brisée !
Eutrope tremblait de tous ses membres, caché sous
la table de l’autel; la foule s’assembla tumultueuse, de­
mandant la tête du criminel, et exaltée par une nuit de
fureur. Saint Jean prit la parole dans cette église envahie
par tant de passions, adressant tour à tour ses repro­
ches à la foule et à celui qu’elle poursuivait, montrant
SAINT JE A N CHRYSOSTOME 31

à celui-ci son orgueil et sa bassesse, à celle-là ses adula­


tions et ses colères.
« Vanité des vanités, s’écria l’orateur. Où est mainte­
nant cette splendeur illustre du consulat? Où sont les
flambeaux qu’on portait devant cet homme, et ces applau­
dissements et ces .danses, et ces banquets et ces fêtes ?
Où sont ces couronnes et ces parures suspendues sur sa
tête, et les faveurs bruyantes de la ville et les acclama­
tions du cirque ? »
C ’est un lieu commun, il est vrai, mais comme ce lieu
commun était rajeuni, vivifié, transfiguré par la réalité
vivante et terrible qui l’entourait et l’autorisait ! Vanité
des vanités, répétait continuellement l’orateur, et il aurait
voulu voir ce mot gravé sur le front et dans la conscience
de chaque homme. Puis se tournant par un mouvement
superbe vers l’ennuque agenouillé, qui avait autrefois
bravé l’Evêque :
« Ne t ’ai-je pas dit bien des fois, lui demanda Chrysos-
tome, que la richesse est fugitive? Roi, tu ne pouvais
pas me supporter. Ne t ’ai-je pas bien dit qu'elle ressem­
ble à un serviteur ingrat ? Roi, tu ne voulais pas me
croire, et l’expérience t ’apprend qu’elle n ’est pas seule­
ment fugitive et ingrate, mais homicide, puisqu’elle t ’a
réduit en cet état.
«Ne te disais-je pas que les blessures faites par un
ami valent mieux que les baisers d’un ennemi ? Si tu
avais supporté nos blessures, leurs baisers ne t ’auraient
pas perdu... Ceux qui te versaient à boire ont pris la
fuite ; ils ont renié ton amitié. Ils cherchent leur sécurité
à tes dépens. Ce n ’est pas ainsi que nous avons fait.
Nous ne t ’avons pas abandonné alors, malgré tes empor­
tements, et aujourd’hui, tombé, nous te protégeons, nous
t ’entourons de nos soins. L ’Eglise, que tu traitais si mal,
te reçoit à 'bras ouverts, et tous ces habitués du cirque,
pour lesquels tu dépensais tes richesses, ont levé le
glaive contre toi 1 E t si je parle ainsi, ce n ’est pas pour
32 PHYSIONOMIES DE SAINTS

insulter celui qui est tombé, mais pour avertir ceux qui
sont debout. Toutes les paroles sont au-dessous de la
vérité ! O fragilité des choses humaines ! Quand je les
appellerais herbe, fumée et songe, je n ’aurais rien dit,
rien ; elles sont plus néant que le néant !... Vous vîtes,
hier, quand on vint de la part de l’empereur, pour l’arra­
cher d’ici, comme il courut aux vases sacrés, aussi pâle
qu’un mort ; le claquement des dents, le tremblement du
corps, le sanglot de la voix, tout annonçait son angoisse
mortelle ! »
Il est facile de concevoir l’impression que devait pro­
duire sur cette foule furieuse, sur ce criminel prosterné,
la magnifique improvisation de saint Jean. Le grand
évêque, aussi doux devant son ennemi vaincu qu’il avait
été ferme devant son ennemi vainqueur, gardait, au
milieu de toutes ces exaltations et de toutes ces chutes,
un équilibre radieux. La foule s’indignait de voir l'enne­
mi de l’Eglise invoquer celle qu’il venait de persécuter
et ce droit d’asile qu’il avait détruit. Saint Jean continua :
« Dieu, dit-il, permet qu’un tel homme apprenne par
ses malheurs la puissance et la clémence de l’Eglise...
Voilà de quoi confondre juifs et gentils ! Pour sauver
son ennemi, qui se réfugie à son ombre, l’Eglise s’expose
au courroux de l’empereur ! Oui, c’est là le plus bel
ornement de l’autel ! Le bel ornement, direz-vous, que
cet avare, ce voleur, ce scélérat, qui s’attache à la
table sacrée ! — De grâce, ne parlez pas ainsi. Une
courtisane toucha les pieds de Jésus-Christ. La gloire
du Seigneur en a-t-elle souffert ? »
L’auditoire, furieux tout à l’heure, fondait en larmes
maintenant. Saint Jean vit qu’il avait gagné sa cause.
«Allons, dit-il alors, allons nous jeter aux pieds du
prince, ou plutôt prions Dieu de lui donner un cœur
qui sache compatir. »
En effet, le grand orateur triompha de toutes les
fureurs. Il apaisa la foule, il apaisa l’impératrice, et le
SA IN T JE A N CHEYSOSTOME 33

droit d ’asile ne fut pas violé. Le droit sacré qu’il avait


sauvegardé contre Eutrope, il le sauvegarda en faveur
d’Eutrope. Pas un cheveu ne tomba de la tête du proscrit,
qui se retira tremblant à Chypre, vaincu et protégé par
la même force et par la même douceur.
C’est ainsi que saint Jean Chrysostome entendait le
sacerdoce. Or, cette dignité redoutable lui avait été
imposée presque de force. La situation morale des
chrétiens de son époque est indiquée par les intrigues
qui se produisaient à l’élection des évêques. Il y avait
des ambitions, il y avait des cabales, il y avait des luttes
et des rivalités. Mais ces ambitions, ces cabales, ces
rivalités et ces luttes se passaient à rebours. C’était à
qui ne serait pas nommé. C ’étaient des intrigues retour­
nées, des ambitions qui se précipitaient dans la profon­
deur, fuyant le jour et les hommes, cherchant le désert.
C ’était un sentiment profond et épouvanté de la majesté
épiscopale qui faisait reculer devant elle. Ces hommes
en étaient tellement dignes qu’ils tremblaient de l’accep­
ter, et la sublimité du sentiment qu’ils en avaient les
mettait en fuite quand elle menaçait de les atteindre
réellement. Saint M artin fut arraché à son couvent.
On le conduisit à Tours, malgré lui, gardé à vue, escorté.
Un tableau qui représenterait cette scène aurait l’air
de représenter aujourd’hui un criminel qu’on mène au
supplice. Il y en avait qui se calomniaient, afin d’échap­
per à un trop terrible honneur. Saint Ambroise intrigua
comme il put, il n ’imagina rien de mieux que de se faire
passer pour cruel ; mais le peuple n ’eut pas de confiance
dans cette cruauté. Ambroise se sauva la nuit, mais il fut
ramené dans la ville. Saint Paulin livra, pour se sauver,
un combat désespéré où il faillit laisser la vie. Le peuple
allait l’étouffer ; la victime céda enfin.
Le traité de saint Jean Chrysostome sur le Sacerdoce
n ’est pas seulement un éloquent discours sur la terrible
dignité du prêtre ; il est aussi un monument historique
34 PHYSIONOMIES DE SAINTS

et contient sur les chrétiens du quatrième siècle des


révélations qu’on pourrait appeler curieuses, si la majesté
du document n ’étouffait pas la curiosité. Là, comme
toujours, saint Jean est familier, naïf et causeur. Il
raconte comment la chose s’est passée entre lui et son
ami Basile, et comment il a trompé ce digne homme par
une ruse qui serait célèbre, si le fait s’était passé dans
l’histoire romaine, entre deux illustres païens. De quel
Basile s’agit-il ainsi ? Personne ne le sait. Plusieurs ont
cru y voir Basile le Grand, évêque de Césarée. Toutes
les vraisemblances manquent, sans excepter celle qui
viendrait des dates. Saint Basile naquit en 329 : saint
Jean en 344. Or, les deux interlocuteurs du dialogue de
Chrysostome semblent du même âge. On a également
pensé à Basile de Séleucie. Mais l’obstacle est bien plus
grand et touche à l’impossibilité complète. Basile de
Séleucie écrivait en 458 à l’empereur Léon. S’il eût été
sacré Evêque, comme l’ami de Jean, en 374 il aurait
gardé au moins quatre-vingt-quatre ans la dignité
épiscopale.
Le savant auteur de la Vie de saint Jean Chrysos­
tome, placée avant ses œuvres complètes, admet avec
Baronius qu’il s ’agit de l’Evêque de Raphamé. Quoi
qu’il en soit, Chrysostome trompa Basile.
« Mon généreux ami, dit-il lui-même, étant venu me
trouver en particulier, et m’ayant communiqué la nou­
velle comme si je l’ignorais (la nouvelle de leur nomina­
tion) me pria de ne rien faire cette fois encore que d’un
commun accord entre nous, prêt à me suivre dans le
parti que je prendrais, qu’il fallût fuir ou céder. Sûr de
ses dispositions, et convaincu que je porterais un grand
préjudice à l’Eglise si, à cause de ma faiblesse, je privais
le troupeau de Jésus-Christ d’un pasteur si capable de
le gouverner, je lui cachai ma pensée, moi qui l’avais
habitué à lire jusqu’au fond de mon cœur. Je lui répondis
SAINT JEAN CHRYSOSTÔME 35

donc qu’il fallait prendre le temps de réfléchir, que rien


ne pressait, et lui laissai croire qu’en tous cas je serais
du même avis que lui.
«Quelques jours après, arrive celui qui devait nous
imposer les mains. Je me cache. On s’empare de Basile,
qui, ne sachant ce que j ’avais» fait, se courbe sous le
joug, persuadé, d’après ma promesse, que j ’allais suivre
son exemple, ou plutôt qu’il suivait le mien. >
Ce récit n’est-il point merveilleux de naïveté ? Cette
simplicité ignorante de sa grandeur donne à cet historien
un ton merveilleux, une liberté incommunicable dans la
parole et dans l’attitude. On arrive, je me cache. On
s’empare de Basile. Ne dirait-on pas qu’il s ’agit de deux
criminels poursuivis par les gendarmes ? E t cette crainte,
cette fuite, cette résistance mal vaincue, tout cela lui
paraît trop naturel pour mériter un étonnement ou même
une explication. Mais ce n ’est pas tout. Le peuple atten­
dait deux victimes. Il n ’en a qu’une. On s’ameute.
« Quelques-uns, parmi les assistants, voyant Basile
exaspéré de la violence qu’on lui faisait, dirent tout haut
qu’il était absurde, quand celui des deux qui passait
pour le plus intraitable (le plus intraitable ! c’était moi,
Jean, qu’ils désignaient ainsi) s’était soumis avec une
modestie parfaite au jugement des Pères, que l’autre,
plus modéré, plus sage, s’emportât, résistât, se montrât
si opiniâtre et si orgueilleux. »
Cette modestie dont on félicitait Chrysostome était
une illusion : Chrysostome, moins modeste qu’on ne le
disait, s’était caché. Quant à Yorgueilleux Basile, il 3e
rendit et se soumit, dans la persuasion que Chrysostome
s’était soumis et rendu. Cette modestie et cet orgueil
valent à eux seuls mieux que plusieurs traités historiques
sur les mœurs des premiers chrétiens.
Mais l’illusion de Basile ne dura pas toujours. Après
avoir obéi pour imiter Chrysostome 'dont on célébrait
l’obéissance, il s’aperçut de son erreur. Le révolté Jean
36 PHYSIONOMIES DE SAINTS

Chrysostome Pavait trompé, s’était caché. Sa ruse et sa


rébellion, victorieuses toutes les deux, avaient livré son
ami et sauvé sa personne. Il avait trahi Basile, et s’était
tiré d’affaire aux dépens de celui-ci. Quel procédé !
Rendons la parole à ce rusé personnage.
«Quand il sut que j ’avais pris la fuite, raconte saint
Jean, il vint me trouver dans un profond abattement, et
s’étant assis près de moi, il essaya de me raconter la
violence qu’il avait subie ; mais la douleur l’empêchait
de parler, et les mots expiraient sur ses lèvres. Le voyant
couvert de larmes et dans un grand trouble, moi qui
savais la cause de tout cela, j ’éclatai de rire et, prenant
sa main, je voulus l’embrasser et rendre gloire à Dieu
du succès de mon stratagème. A la vue de mon conten­
tement, et voyant que je l’avais trompé, sa douleur
redoubla avec indignation. »
L ’intraitable saint Jean céda cependant comme son
ami Basile. E t il aima tant son peuple qu’il se consola
d ’être Evêque. E t son peuple l’aima tant qu’il lui par­
donna sa résistance. Un Evêque, arrivant un jour de
Galicie, au moment où saint Jean parlait, celui-ci
descendit de la chaire et y fit monter son hôte. Le peuple
fut mécontent, et saint Jean, quelques jours après, lui
raconta avec sa naïveté charmante l’histoire de son
mécontentement.
«Je vous voyais, dit-il, suspendus à mes lèvres,
comme les petits de l’hirondelle, quand ils attendent au
bord du nid la nourriture qui leur est apportée. Au
moment où je cédais la place à mon frère, pour honorer
ses cheveux blancs, et remplir envers lui les devoirs de
l’hospitalité, vous en témoignâtes par vos murmures un
grand mécontement, comme si j ’avais trompé votre
faim. »
Entre son peuple et Chrysostome, il y avait amitié,
dans le sens intime du mot. L ’Evêque était l’ami tendre
SA IN T JE A N CHRYSOSTOME 37

et sévère de chaque homme et de tous les hommes. Il


regardait, il prévenait, il surveillait, et surtout il aimait.
Ce n’était pas dans le langage vague et officiel, c’était
dans la réalité de la vie qu’il était le père, le frère, le
soutien et l ’ami de son peuple.
Saint Jean parlait de l ’amitié en connaisseur, et, dans
le portrait qu ’il a fait d ’elle, on dirait presque qu’il a
peint, tant la chose est simple et belle, son troupeau et
lui-même.
« L ’homme sans amitié, dit-il, reproche les bienfaits,
exagère les moindres faveurs. L ’ami cache les services
rendus, en dissimule l’importance, et semble tout devoir,
quand tout lui est dû.
; « Vous ne me comprenez pas ; hélas ! je parle d’une
chose qui ne se trouve maintenant qu’au ciel, et de
même si je vous entretenais d’une plante des Indes que
personne n’aurait vue, il me serait difficile, avec beau­
coup de paroles, de vous en donner une idée exacte ;
ainsi mes discours sur l ’amitié demeurent inintelligibles
pour vous, car c’est une plante du ciel... Dans un ami,
on possède un autre soi-même. Je souffre de ne pouvoir
m ’expliquer par un exemple : vous auriez vu que je reste
au-dessous de la vérité. »
Cet exemple, il ne le racontait pas, mais il faisait
plus, il le montrait. L ’auteur de sa Vie, dans l’édition de
M M . Palm é et Guérin, remarque avec raison que cet
ami. introuvable qu’il dépeint, c’était lui-même. Admira­
ble ami, en effet, qui pouvait devenir universel, sans
jamais devenir banal.
CHAPITRE IV

SAINT FRANÇOIS DE SALES.

Les littérateurs français ont un programme ! Ce pro­


gramme n ’est pas infini : au contraire, il ressemble à
une limite. Ce programme contient un certain nombre
d’admirations obligatoires, et implique l’oubli du reste
des choses. L’homme du monde, français et littérateur,
se promène dans un cercle restreint de livres à son
usage, et il ignore les autres avec une bonne foi singu­
lière. Il ne soupçonne pas leur existence ; s’il la soupçon­
nait, il la regarderait comme la preuve criante de ce
fait historique : tout le monde a été barbare, excepté
quelques auteurs- français du dix-septième siècle, et
quelques auteurs français du dix-huitième siècle, excepté
aussi quelques Grecs et quelques Romains, sur lesquels
se sont modelés les auteurs qu’il a lus. Quant à la haute
antiquité, quant à l’Asie, quant à l’Inde, quant au genre
humain tout entier, il regarde les travaux qui viennent
de là comme la spécialité de quelques érudits, lesquels
se livrent par curiosité à des études techniques, et ont
perdu dans la fréquentation des barbares le sentiment
délicat de l’élégance. Le littérateur français ne se borne
pas à ignorer l’antiquité (sauf quelques Grecs et
quelques Romains), il ne se borne pas à ignorer singu­
lièrement tout ce qui, dans les temps modernes, est écrit
en langues étrangères (excepté Milton et Dante) ; il
ignore remarquablement aussi, parmi les auteurs fran-
SAINT FRANÇOIS DE SALES 39

çais, ceux que l’habitude n ’a pas inscrits sur le pro­


gramme de ses lectures. Il a lu Buffon avec conscience,
mais il n ’a pas lu saint François de Sales.
S’il s’agissait seulement de réparer une injustice
littéraire, la chose n ’en vaudrait pas la peine, car le mot
littérature s’emploie dans un sens misérable, et s’entend
de l’arrangement des mots. Mais il s’agit d’autre chose.
Il s’agit de savoir si une mine inconnue de richesses
naturelles et surnaturelles n ’est pas cachée dans la langue
française, sous un terrain ignoré, au fond d’un pays
perdu. Or, cette mine existe dans saint François de Sales
et ailleurs. Il n’est pas nécessaire de le démontrer. Il
suffit de le montrer. Elle existe ailleurs aussi. Les études
savantes de M. Gautier ne sont pas des rêves. Si la
littérature est chose puérile, en tant qu’elle est l’aligne­
ment étudié des phrases, languet circa quœstiones et
pugnas verborum ; la parole est chose grave, en tant
qu’elle est l’expression de la pensée et le miroir où
l’idée se voit.
Le style de l’homme est la forme que la vérité prend
dans le moule d’une créature déterminée. Saint François
de Sales a du style, et il est peut-être bon de le montrer
à tous ceux qui, appartenant à la même famille par le
caractère de leur âme, recevraient de lui la lumière plus
facilement que d’un autre, à cause de la parenté.
Quelle est la couleur du style de saint François de
Sales ? 'C’est la couleur de la nature, vue à la lumière
surnaturelle. Quand on se promène dans les champs, il
se fait dans l’œil et dans l’oreille une harmonie douce
et profonde à laquelle concourent, dans un repos admi­
rable, beaucoup de couleurs et beaucoup de musiques.
Les feuilles des arbres, les fleurs des prairies, les oiseaux
avec leurs mouvements et avec leurs chants, le bourdon­
nement confus de mille petits êtres qu’on ne voit pas,
le murmure des ruisseaux, l’ondulation des rayons du
soleil sur les collines odorantes, qui semblent presque
40 PHYSIONOMIES DE SAINTS

onduler elles-mêmes et suivre les jeux de la lumière, la


courbure naïve du tronc des arbres et leurs branches
non taillées, toutes ces choses se réunissent en une seule
mélodie très grave, très simple, et les nombreux musi­
ciens qui la composent en la jouant s’accordent si bien
ensemble, que jamais le concert n ’est troublé par une
fausse note. Il y a un concert de l’après-midi, un concert
du soir.
Le style de saint François de Sales, c’est le concert de
l’après-midi.
Ne cherchez là ni les splendeurs du soleil levant, ni
les splendeurs du soleil couchant, ni les hauteurs de la
•montagne, ni l’aigle qui déchire sa proie, ni le bruit des
torrents, ni les neiges éternelles, ni la foudre, ni les vio­
lences de la créature, qui pousse vers l’éternité les gémis­
sements de l’immense désir.
Il y a, dans la création, place pour tous les vivants.
Les prairies ont un charme singulier, non-seulement pour
ceux qui les aiment spécialement, mais aussi et surtout
peut-être pour les habitués de la montagne, et les habi­
tués de l’Océan. Les prairies ont pour ceux-ci un charme
admirable, le charme de la variété aimée, de la variété
qui, loin d’être la contradiction, vous présente le même
nom écrit en d’autres caractères et la même lumière offer­
te sous un autre angle.
La parole de saint François de Sales a la valeur et le
parfum des prairies. C e n’est pas l’automne; ce n’est pas
non plus tout à fait le printemps; ce n’est jamais l’hiver.
C ’est l ’été, et l’été vers midi. Il fait très chaud dans ses
ouvrages.
Le symbolisme n ’est pas, dans saint François de Sales,
un accident littéraire. Il est la forme de sa parole et la
tournure de sa conversation; car cet homme charmant
n ’écrit jamais, il cause toujours.
« On ne peut enter une greffe de chêne sur un poirier,
nous dit-il, tant ces deux arbres sont de contraire humeur
SAINT FRANÇOIS DE SALES 41

l’un à l’autre; on ne saurait certes non plus enter l’ire,


ni la colère, ni le désespoir sur la charité; au moins
serait-il très difficile.. . E t quant à la tristesse, comment
peut-elle être utile à la sainte charité, puisqu’entre les
fruits du Saint-Esprit, la joie est mise en rang, joignant
la charité ?
« Les rossignols se complaisent tant en leur chant, au
rapport de Pline, que, pour cette complaisance, quinze
jours et quinze nuits durant ils ne cessent jamais de
gazouiller, s ’efforçant toujours de -mieux chanter en
l’envi des un des autres : de sorte que, lorsqu’ils se dé-
goisent le mieux, ils y ont plus de complaisance, et cet
accroissement de complaisance les porte à faire les plus
grands efforts de mieux gringotter, augmentant tellement
leur complaisance par leur chant et leur chant par leur
complaisance, que maintes fois on les voit mourir et
leur gosier se dilater à force de chanter. Oiseaux dignes
du beau nom de Philomèle, puisqu’ils meurent ainsi en
l’amour et pour l’amour de la mélodie.
« O Dieu, mon Théotime, que le cœur ardemment pres­
sé de l ’affection de louer son Dieu reçoit une douleur
grandement délicieuse et une douceur grandement dou­
loureuse, quand après mille efforts de louanges il se
trouve si court. Hélas ! il voudrait, ce pauvre rossignol,
toujours plus hautement lancer ses accents et perfection­
ner sa mélodie pour mieux chanter les bénédictions de
son cher bien-aimé. A mesure qu’il loue, il se plaît à
louer; il se déplaît de ne pouvoir encore mieux louer, et
pour se contenter au mieux qu’il peut en cette passion,
il fait toutes sortes d’efforts entre lesquels il tombe en
langueur, comme il advenait au très glorieux saint Fran­
çois qui, malgré les plaisirs qu’il prenait à louer D ieu
et chanter ses cantiques d’amour, jetait une grande
affluence de larmes et laissait souvent tomber de faibles­
se ce que pour lors il tenait à la main, demeurant comme
un sacré Philomèle à cœur fa illi... >
4
42 PHYSIONOMIES DE SAINTS

L'intention littéraire est absente de ce tableau, et cette


parole a une grâce singulière, exquise, naïve, qui échappe
à ceux qui la cherchent. Le sens de la nature est char­
mant pour saint François de Saies, et charmant pour
cette raison même que la nature est pour lui, ce qu'elle
est en effet, un moyen et non un but. Elle est l'instru­
ment sur lequel il s’accompagne pour chanter. Elle n’est
jamais, comme il arrive aux faux poètes, la beauté même
vers laquelle vont les chants. L ’amour de saint François
la trouve sur sa route; il la trouve sans la chercher, tout
simplement parce qu’elle est là, et, sans jamais s’arrêter
à elle, il la traverse et l’emporte sur ses ailes vers le ciel
où il va.
Ainsi vue, à la clarté d’en haut, la création prend un
goût exquis qu’elle n’a jamais chez les hommes qui l’ai­
ment pour elle-même et la fêtent au lieu de fêter Dieu.
La création est une barrière quand elle n ’est pas un
marchepied; elle apparaît comme une limite, chez le faux
poète qui s’embourbe au milieu d’elle; pour saint Fran­
çois, elle est une harpe, et ses doigts, promenés sur les
cordes, lancent des sons qui montent toujours. Le style
de saint François de Sales ressemble beaucoup à une
promenade. Il est plein de hasards, d’accidents, de ren­
contres; il miroite; il regarde; il se détourne à chaque
instant, attiré à droite et à gauche par les objets avoisi­
nants. Il plaît, mais il n ’écrase pas. Presque toujours
charmant, il n ’est jamais sublime. Ce n’est pas que le
charmant et le sublime soient incompatibles en eux-mê­
mes; mais c’est que la nature de saint François de Sales
comportait le premier et ne comportait pas le second.
Cet homme cause toujours de près avec le lecteur. Il ne
lui échappe pas par ces excursions, ces ascensions ou ces
absorptions qui séparent pour un moment celui qui parle
de celui qui écoute. Il ne perd pas de vue son auditeur. Il
n ’est jamais anéanti sous le poids de sa pensée; ce qu’il
dit ne succombe pas sous ce qu’il voudrait dire.
SAINT FRANÇOIS DE SALES 43

Il parle en vieux français. On pourrait croire que ceci


est seulement une affaire de date, que le fait de parler en
vieux français tient au temps où l’on parle et non à
l’homme qui parle. Malgré la très grande vraisemblance,
le vieux français ne tient pas seulement à la date où il
est parlé : il tient au caractère de celui qui parle. Jeanne
de Chantal est contemporaine de saint François de Sales.
Elle ne parle pas en vieux français. Elle emploie des
mots qui appartiennent au vieux français, parce que ce
fait résulte de la nature des choses et de l’état de la
langue au moment où elle écrivait. Mais ces mots, qui,
sous la plume de saint François de Sales, forment le
vieux français, ne constituent pas la même langue chez
Jeanne de Chantal. C’est que le vieux français est un
style; donc il est un secret. Il ne suffit pas pour l’avoir
parlé d’être né à une certaine époque, il faut avoir possé­
dé un certain esprit. Cet esprit, quel est-il ? Quel est le
caractère de cette langue ? — C ’est la naïveté.
La naïveté n’est pas la simplicité. Elle est un genre
à part de simplicité, une simplicité particulière qui a un
tempérament à elle. Elle a des oublis et des audaces qui
étonneraient ailleurs et qui de sa part n ’étonnent pas.
Elle a le secret de faire tout pardonner. Ce secret rare,
elle le partage avec les enfants, qui sont dans l’heureuse
impossibilité d’irriter sérieusement. Cette impossibilité,
que possèdent les enfants dans l’ordre moral, les écri­
vains naïfs la possèdent dans l’ordre intellectuel. Elle est
un des privilèges et un des dangers de La Fontaine, pri­
vilège quant à lui, danger quant aux lecteurs. Dans ses
fables, l’égoïsme du renard est à couvert derrière la naï­
veté de l’écrivain.
Mais le charme qui, chez La Fontaine, peut servir
l’erreur, sert, chez saint François de Sales, la vérité. Il
a le droit de parler comme il pense. Il agit en chrétien
et en prêtre. La pensée de produire un effet quelconque
est si loin de lui, qu’on oublie de le remarquer : autre
44 PHYSIONOM IES DE SAINTS

ressemblance avec les enfants. Il est vrai qu’à l’heure


présente ceux-ci sont occupés à perdre la naïveté, et je
me sers à dessein du mot occupés, car c’est de leur part
un rude travail : la naïveté, chassée de l’enfance, se ré­
fugie dans la campagne. Les villages ont une langue à
part qui ressemble beaucoup au vieux français, et par
une rencontre qui n ’est pas fortuite, le vieux français
parle toujours de la campagne et lui demande toujours
des comparaisons. Un des caractères qui distinguent le
vieux français, la langue des villages, et le style de saint
François de Sales, c ’est l’absence d’ironie. L ’ironie, qui
est excellente à sa place, et, par cela même qu’elle est
excellente à sa place, est détestable et funeste dès qu’elle
arrive mal à propos, et elle arrive souvent mal à propos,
l’ironie est due au mal, à l’erreur, au péché. L ’ironie est-
la gaieté de l’indignation, qui, ne trouvant plus de parole
directe à la hauteur de sa colère, se réfugie, pour éclater,
au-dessous du silence, dans la parole détournée. L ’ironie
est naturellement terrible et facilement sublime. E lle est
le refuge de la fureur qui a dépassé les hauteurs de la
parole et les hauteurs du silence. M ais cette arme puis­
sante et redoutable a été empoisonnée par la corruption
de l’homme. L ’ironie a trahi la vérité : au lieu d’écraser
le mal, elle s’est tournée contre les choses simples, naïves,
innocentes, dans le sens sérieux de ce mot trop souvent
rabaissé. L ’ironie alors est devenue la moquerie. La mo­
querie est une chose basse ; c’est le ricanement de
l’amour-propre. Hé bien ! cette moquerie, employée très
souvent par l’écrivain qui la suppose -chez le lecteur, de­
vient pour l ’un et pour l’autre une gêne singulière. Elle
détruit leur confiance réciproque et la naïveté de leurs
relations. C ar la moquerie, qui est myope, prend la
naïveté pour la niaiserie, pendant que la sottise prend
la niaiserie pour la naïveté. Entre la niaiserie et la
naïveté la différence est radicale. D ans la niaiserie la
SAINT FRANÇOIS DE SALES 45

pensée est faible, le sentiment mollasse, et l'expression


langoureuse. Dans la naïveté la pensée est précise, le
sentiment vigoureux et l’expression imprévue. La moque­
rie, qui les confond, ôte à l’écrivain la liberté des choses
intimes, qui ne veulent être montrées qu’à des regards
purs. Cette contrainte domine toute la littérature moder­
ne, qui ne s'en doute pas. Cette littérature, qui se croit
très libre, est esclave du lecteur, qu'elle méprise. Elle
craint la moquerie. Or, l’absence îde cette crainte est un
des caractères du vieux français, et particulièrement un
des caractères de saint François de Sales. Cet homme
parle comme il pense, et le peuple chrétien est pour lui
un confident. Il peut dire : mes frères, quand il s'adresse
aux hommes, car il leur parle comme il se parle : sa
parole extérieure n’interrompt pas, chose rare ! sa parole
intérieure.
La familiarité avec tous les hommes se trouve aux
deux extrémités de l’échelle morale; le littérateur ne la
possède pas; le philosophe vulgaire en est tout à fait
privé; le débauché la trouve et le saint l'a trouvée. Le
premier la trouve, parce qu'il a perdu le respect; le se­
cond, parce qu’il a perdu l’amour-propre. Le droit de
causer avec l'humanité est un des attributs de la gran­
deur. L ’habitude de bavarder avec elle est un des carac­
tères de la honte. Saint François de Sales n’a pas tous
les attributs de la grandeur; aussi n’est-ce pas avec
l ’humanité qu'il cause, mais avec une fraction de l’huma­
nité.
Presque personne n ’a parlé le français comme lui;
c’est pourquoi, si ces sortes de choses étaient étonnantes,
il faudrait s'étonner de l’oubli où l’ont laissé les littéra­
teurs. Ils ont eu, à propos de lui, une distraction qui
s’explique par leurs nombreux et importants travaux.
L ’étymologie nous rappelle, même malgré nous, que
la langue française réclame par-dessus toutes les autres
langues la franchise. Saint François de Sales est franc
46 PHYSIONOMIES DE SAINTS

comme peu d’hommes l ’ont été. Le soupçon même d’une


arrière-pensée est exclu par la nature de sa parole. E t
quelle originalité 1 quel sentiment actuel des pensées
qu ’il exprime ! Le danger de parler morale par habitude
et par souvenir ne le menace pas. Il pense ce qu’il dit au
moment où il le dit; il ne le pense pas par procuration
comme tant d’autres ; il le pense lui-même ; il le pense à
l ’heure où il cause avec vous, et, s’il l ’a pensé la veille,
il vous le dit. Il vous fa it assister à la génération inté­
rieure des pensées et des sentiments qu’il vous communi­
que; il les donne pour ce qu’ils sont, il se donne pour
ce qu’il est, il vous prend comme vous êtes. Quand vous
êtes dans sa société, ne craignez pas de voir approcher
de vous l ’ombre de Mentor; vous êtes avec un ami qui
vous dit tout et à qui vous pouvez tout dire. Il y a dans
cet homme charmant une force vive et gaie, qui provoque
la confiance, sans avoir l’air de penser à elle. Et, très
souvent, quelle profondeur ! Peut-être la bonhomie du
style nous dissimule quelquefois la réalité sévère des
choses; mais quelle profondeur sous cette apparence
enfantine ! Tant de gens prennent l’air solennel pour dire
peu de chose, ou pour ne dire rien ! Il faut bien que
quelquefois le contraire arrive. Ainsi saint François de
Sales développe de temps en temps des vérités m ysté­
rieuses avec la profondeur réelle d’un docteur et d’un
saint, mais avec la bonhomie et la naïveté d ’un vieillard
qui raconterait une histoire à des enfants. Je vais citer
pour indiquer et pour prouver.
« Entre les perdrix, il arrive souvent que les unes
dérobent les œufs des autres, afin de les couver, soit
pour l’avidité qu’elles ont d’estre mères, soit par leur
stupidité, qui leur fait méconnaître leurs œufs propres.
E t voicy, chose étrange, mais néanmoins bien témoignée,
car le perdreau qui aura été esclos et nourry sous les
ailes d’une perdrix étrangère, au premier réclame qu’il
soit de sa vraie mère, qui avait pondu l ’œuf duquel il
SAINT FRANÇOIS DE SALES 47

est procédé, il quitte la perdrix laronesse, se rend à sa


première mère et se met à sa suite, par la correspondance
toutefois, qui ne paraissait point, ainsi fut demeurée
secrète, cachée, et comme dormante au fond de la nature,
jusques à la rencontre de son objet, que soudain excitée
et comme réveillée, elle fait son coup, et pousse l'appétit
du perdreau à son premier devoir.
« Il en est de même, Théotime, de notre cœur; car
quoiqu’il soit couvé, nourry et élevé comme les choses
corporelles, belles et transitoires, et, par manière de dire,
sous les ailes de la nature; néanmoins, au premier regard
qu’il jette en Dieu, à la première connaissance qu’il en
reçoit, la naturelle et première inclination d’aimer Dieu
qui était comme assoupie et imperceptible, se réveille en
un instant, et à l’impourvue paraist, comme étincelle qui
sort d’entre les cendres, laquelle touchant notre volonté,
luy donne un eslan de l ’amour suprême, due au souverain
et premier principe de toutes choses. >
L ’appétit du perdreau poussé à son premier devoir
n’enseigne-t-il pas les hommes avec une grande douceur
et une grande naïveté; et cette parole exquise, qui aime
les animaux sans jamais arrêter sur eux son amour, ne
contient-elle pas, dans sa forme charmante, une austère
réalité que le nid de perdrix et le voisinage des blés en
fleurs adoucit, sans le cacher ?
Le symbolisme de l’Ecriture et le but mystérieux des
créatures fournit quelquefois à saint François de Sales
des aperçus ingénieux ou profonds.
Son Introduction à la vie dévote étant connue du pu­
blic, je parle de ses autres ouvrages qui ne le sont pas,
et, relativement à la signification cachée des personnes
et des choses, je trouve dans ses sermons ce rapproche­
ment entre deux hommes qu’on oublie ordinairement de
rapprocher : saint Jean-Baptiste et saint Pierre.
«Nous lisons qu’il y avait autour du propitiatoire
deux chérubins, lesquels s’entre-regardaient. Le propitia-
48 PHYSIONOMIES DE SAINTS

fcoire, mes chers auditeurs, c’est Notre-Seigneur, lequel le


Père Eternel nous a donné pour être la propitiation de
nos péchés, Ipse propitiatio est pro peccatis nostris et
ipsum proposuit Deus propitiationem. Ces deux chéru­
bins sont, comme j ’estime, saint Jean et saint Pierre,
lesquels s ’entre-regardaient l ’un comme prophète et
l’autre comme apôtre. Hé ! ne pensez-vous pas qu’ils
s’entre-regardaient, quand l ’un disait : Ecce Agnus D ei,
Voici l’Agneau de Dieu, et que l’autre disait : Tu es
Christus, Filius D ei vivi, T u es le Christ, Fils du Dieu
vivant ? Il est vrai que la confession de saint Jean
ressent encore quelque chose de la nuict de l ’ancienne
loy, quand il appelle Notre-Seigneur Agneau, car il
parle de sa figure : mais celle de saint Pierre ne ressent
rien que le jour : Quia Joannes prœerat nocti, et Petrus
diei : parce que saint Jean était le luminaire de la nuit
et saint Pierre celui du jour.
« Au commencement du monde on trouve que l’esprit
de D ieu était porté sur les eaux, Spiritus D ei ferebatur
super aquas. La naïveté du texte en sa source veut dire
feciindabat, vegetabat, qu’il fécondait les eaux. Ainsi
me semble-t-il qu’en la réformation du monde, Notre-
Seigneur fécondait les eaux lorsqu’il cheminait sur le
bord de la mer de Galilée. Ambulabat juxta mare Gali-
leœ. et avec la parole qu’il dit à saint Pierre et à saint
An’dré : Venite post me, venez après moi, il fit esclore
parmi les coquilles maritimes saint Pierre et saint André:
en quoi saint Jean a encore quelque similitude avec saint
Pierre, puisque ce fut au bord de l ’eau où saint Jean eut
pour la première fois l’honneur de voir celui qu’il annon­
çait, comme saint Pierre auprès de l ’eau reconnut son
divin maître et le s u iv it.. . La nativité de saint Jean a
été prédite par l’Ange : E t multi in nativitate ejus gau­
debunt. < Plusieurs, dit-il à Zacharie, se réjouiront en sa
nativité. » Celle de saint Pierre a été pareillement prédi­
te; mais il y a cette grande différence que l’Ange prédit
SAINT FRANÇOIS DE SALES 49

celle de saint Jean, et celle de saint Pierre fut prédite


par Notre-Seigneur. Saint Jean naquit pour finir la loi
mosaïque; saint Pierre mourut pour commencer l’Eglise
catholique, non que saint Pierre fût le commencement
fondamental de l’Eglise, ni saint Jean la fin de la Syna­
gogue, car c’est Notre-Seigneur, lequel mit fin à la loi
de Moyse, disant sur la croix : « Tout est consommé »,
et ressuscitant, il commença l’Eglise nouvelle. »
Ces connaissances simples, ces vues sur l’origine des
choses, ces rapports des êtres entre eux, ces ressemblan­
ces entre la création et la rédemption, toutes ces lumières
sont fréquentes dans les auteurs anciens, et rares dans
les auteurs modernes. Le rapprochement de la source
est pour l’âme une joie inconnue de la plupart des hom­
mes; ce voisinage admirable, bien qu’il ne soit pas le
caractère le plus habituel de saint François de Sales, ne
lui fut pas étranger. Il trouva dans la sainteté le jour et
l’air. Ecoutons-le encore parler de la mort de saint
Pierre; il vient de la comparer à la naissance de Jean-
Baptiste, il va la comparer à la naissance d’Adam;
l’Humanité naissante et l’Eglise naissante vont entendre
la même parole sortir de la bouche de Dieu. Ceci est
véritablement beau.
« Quand Dieu créa cet univers, voulant faire l’homme,
il dit \Faciamus hominem adimaginem et similitudinem
nostram, ut prœsit piscibus maris, volatilibus et cœli et
bestiis terne; faisons l’homme à notre image et ressem­
blance afin qu’il préside et aye domination sur les pois­
sons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur les bestes de
la terre. Ainsi me semble-t-il qu’il aye fait en sa réfor­
mation ; car voulant que saint Pierre fût le président et
gouverneur de son Eglise, et qu’il commandât tout à
ceux qui se retirent en la religion pour voler en l’air de
la perfection, il le voulut rendre semblable à lui, et me
semble qu’il dit : Faciamus eum ad imaginem nostram,
faisons-le à notre image, c’est-à-dire semblable à Jésus
50 PHYSIONOM IES DE SAINTS

crucifié; c’est pourquoi il lui dit : Sequere me, suis-moi. *


La vie de saint François de Sales est trop connue
pour qu’il soit nécessaire d’insister sur les faits qui la
composent. Il eut l’esprit de douceur et le don de conver­
tir. Sa parole était féconde.
Il ne suffisait pas, pour faire son œuvre, de parler
comme il parla. Il fallait vivre comme il vécut. Il était
fécond, parce qu’il était saint. Le style dont j ’ai parlé
n’est que le reflet de son auréole, projeté sur ses œuvres.
Il vécut dans la familiarité divine, non pas sur le Sinaï,
mais à la place qui était la sienne, et que lui avait pré­
parée Dieu. Sa douceur pénétra la nature, la nature
pénétra sa parole. Son originalité fut d’être doux. Il était
si doux, que la campagne lui a dit ses secrets. Il était
si doux, que l’Egyptienne Agar est devenue transparente
à ses yeux.
« Cette préférence de Dieu à toutes choses est le cher
enfant de la charité, dit-il quelque part. Que si Agar,
qui n’était qu’une Egyptienne, voyant son fils en danger
de mourir, n’eut pas le courage de demeurer auprès de
lui, ainsi le voulut quitter, disant : Ah ! je ne saurais
voir mourir cet enfant, quelle merveille y a-t-il que la
charité, fille de douceur et de suavité céleste, ne puisse
voir mourir son enfant qui est le propos de ne jamais
offenser Dieu ? Si qu’à mesure que notre franc arbitre
se résolut de consentir au péché, donnant par le même
moyen la mort à ce sacré propos, la charité meurt avec
iceluy et dit en son dernier soupir : Hé ! non, jamais
je ne verrai mourir cet enfant. »
Un rayon de sa douceur éclaire ainsi la chambre
d’Holopherne :
« Ne lisons-nous pas de Judith, lorsqu’elle alla trouver
Holopherne, prince de l’armée des Assyriens, que no­
nobstant qu’elle fût extrêmement bien parée, et que son
visage fût doué de la plus rare beauté qui se peut voir,
ayant les yeux étincelants avec une douceur charmante,
SAINT FRANÇOIS DE SALES 51

les lèvres pourprées et les cheveux crespés flottant sur


ses épaules, toutefois Holopheme ne fut point touché
ni par les beaux habits, ni par les yeux, ni par les lèvres,
ni par les cheveux de Judith, ni d’aucune autre chose
qui fust en elle; mais seulement quand il jeta les yeux
sur ses sandales, ou sa chaussure, qui, comme nous pou­
vons penser, était récamée d’or d’une fort bonne grâce, il
demeura tout espris d’amour pour elle. Ainsi pouvons-
nous dire que le Père Eternel, considérant la variété des
vertus qui étaient en Notre-Dam e, il la trouva sans
doute extrêmement belle : mais lorsqu’il jeta les yeux
sur ses sandales ou souliers, il en receut tant de complai­
sance et en fut tellement espris qu’il se laissa gagner et
lui envoya son Fils, lequel s’incarna en ses très chastes
entrailles. M ais qu’est-ce, je vous prie, mes chères âmes,
que ces san'dales et ces chaussures de la sacrée Vierge
nous représentent, sinon l’humilité ?
Il était si doux que, parlant à ses filles, aux religieuses
Visitandines, il leur montra cette scène sublime à la clar­
té de ce rayon.
CHAPITRE V

SIMEON ET ANNE LA PKOPHÉTESSE.

L ’Ecriture dit brièvement les choses. Quand elle veut


confier le nom d’un homme à l’admiration des siècles, il
lui arrive de dire que cet homme est juste et craignant
Dieu. Joseph était juste. Siméon était juste.
Et, comme il était juste, il attendait la consolation
d’Israël. E t le Saint-Esprit était en lui.
E t il avait reçu la promesse de ne pas mourir avant
d ’avoir vu le Christ du Seigneur.
E t il attendait.
Il attendait ! Quel mot ! quelle attente que cette
attente qui fut sa vie, sa fonction, sa raison d’être, son
type, sa destinée, qui fut toute sa vie et toute sa lumière
jusqu’au jour où il vit Celui qu’il attendait, qu’il avait
attendu !
Quel moment pour ce vieillard que le moment où il
reçut dans ses bras Celui qui était l’Attendu d’Israël,
d’Ï3raël dont lui-même avait représenté l’attente !
Quel moment que celui où, après une vie consumée
dans le désir, il vit de ses yeux et prit dans ses bras
l’Amen vivant de sa vie, l’Amen vivant de son désir !
E t Anne la prophétesse ? Celle-ci avait quatre-vingt-
quatre ans. Ce chiffre est bientôt écrit et bientôt pro­
noncé. Mais quelle somme de désirs peut-il bien repré­
senter? Elle ne quittait pas le temple, priant, jeûnant
et servant Dieu jour et nuit. Il n’est peut-être pas inutile
SIM ÉON ET A N N E LA PROPHETES SE 53

d’insister par la pensée sur la vie de Siméon et d’Anne,


cette vie pleine de mystères inconnus, cette vie qui ne
fait parler d’elle qu’à son dernier moment. M ais si ce
dernier moment fut couvert d ’une gloire immortelle, c ’est
qu’il avait été préparé par les longues années de silence
que le silence de l’Evangile nous laisse à deviner.
Le dernier moment a été court; mais les années ont été
très longues.
Toute prière finit par un Amen. L ’Amen a été court;
mais la prière a été longue. Figurons-nous cet homme et
cette femme, ce juste et cette prophétesse, vivan t et
vieillissant dans cette espérance, dans cette pensée, dans
ce désir, dans cette promesse : le Christ du Seigneur ap­
proche et son jour va venir. Celui que les prophètes ont
annoncé, le Christ du Seigneur approche et son jour va
venir 1 Celui que les patriarches ont appelé, le Christ du
Seigneur approche, et son jour va venir.
Probablement les siècles écoulés passaient sous les
yeux de Siméon et d’Anne, et leurs années continuaient
ces siècles, et le désir creusait en eux des abîmes d’une
profondeur inconnue, et le désir se multipliait par lui-
même, et le désir actuel s’augmentait des désirs passés,
et ils montaient sur la tête des siècles morts pour désirer
le plus haut, et ils descendaient dans les abîmes qu’a­
vaient autrefois creusés les désirs des anciens, pour
désirer plus profondément. Peut-être leur désir prit-il à
la fin des proportions qui leur indiquèrent que le moment
était venu. Siméon vint au temple en Esprit. C ’était
l’Esprit qui le conduisait. L a lumière intérieure guidait
ses pas.
Un frémissement, inconnu de ces deux âmes qui pour­
tant connaissaient tant de choses, les secouait probable­
ment d’une secousse pacifique et profonde qui augmentait
leur sérénité.
Pendant leur attente, le vieux monde romain* avait
tait des prodiges d’abomination. Les ambitions s’étaient
54 PHYSIONOM IES DE SAINTS

heurtées contre les ambitions. La terre s’était inclinée


sous le sceptre de César Auguste.
L a terre ne s’était pas doutée que ce qui se passait
d’important sur elle, c’était l’attente de ceux qui atten­
daient. L a terre, étourdie par tous les bruits vagues et
vains de ses guerres et de ses discordes, ne s’était pas
aperçue qu’une chose importante se faisait sur sa surface:
c ’était le silence de ceux qui attendaient dans la solennité
profonde du désir. L a terre ne savait pas ces choses; et
si c’était à recommencer, elle ne les saurait pas mieux
aujourd’hui. Elle les ignorait de la même ignorance :
elle les méprisait du même mépris, si on la forçait à
les regarder. Je dis que le silence était la chose qui se
faisait à son insu, sur sa surface. C ’est qu’en effet ce
silence était une action. Ce n ’était pas un silence négatif,
qui aurait consisté dans l’absence des paroles. C ’était
un silence positif, actif au-dessus de toute action.
Pendant qu’Octave et Antoine se disputaient l’empire
du monde, Siméon et Anne attendaient. Qui donc parmi
eux, qui donc agissait le plus ? Anne la prophétesse parla
au moment suprême. Siméon chanta. D e quellle façon
s’ouvrirent leurs bouches, après un tel silence !
Peut-être dans l’instant qui précéda l’explosion, peut-
être toute leur vie se présenta-t-elle à leurs yeux comme
un point rapide et total, où cependant les désirs se dis­
tinguaient les uns des autres, où la succession de leurs
désirs se présenta à eux dans sa longueur, dans sa profon­
deur; et peut-être tremblèrent-ils d’un tremblement
inconnu durant le moment suprême qui arrivait. C ’était
donc à ce moment si court, si rapide, si fugitif, que tou­
tes les années de leur vie avaient tendu 1 C ’était donc
vers ce moment suprême que tant de moments avaient
convergé ! E t le moment était venu 1
Peut-être les siècles qui avaient précédé leur naissance
se dressaient-ils dans le lointain de leurs pensées, derriè­
re les années de leur vie, étalant d’autres profondeurs
SIMEON ET ANNE LA PROPHETESSE 55

plus antiques, à côté des profondeurs qu’ils avaient


eux-mêmes creusées ! Qui sait de quelle grandeur dut
leur paraître leur prière et toutes leurs prières précéden­
tes ou avoisinantes, si les choses se montrèrent à eux
tout à coup dans leur ensemble !
C ar la succession de la vie nous cache notre œuvre
totale. Mais si elle nous apparaissait tout à coup, elle
nous étonnerait. Les détails nous cachent l'ensemble.
Mais il y a des moments où le voile qui est devant notre
regard tremble, comme s’il allait tout à coup se lever.
Un résumé se fait, le résumé des discours, le résumé du
silence. E t ce résumé s’exprime par le mot : Amen.
A l’âge de quatre-vingt-quatre ans, Anne la prophé-
tesse prononça son Amen. Elle dit des merveilles de
l’Enfant qui était là; et Siméon chantait. Il chantait la
vie et il chantait la mort, la vie des nations, sa mort à
lui; car il avait accompli sa destinée. Il annonça solen­
nellement que Celui qu’il tenait dans ses bras serait
exalté devant la face des peuples, lumière des nations
et gloire d’Israël. Sa vue franchit la Judée; elle fit le
tour du monde. Elle alla à droite et à gauche. « Celui-ci,
dit-il, a été posé pour la ruine et pour la résurrection. »
Il vit la contradiction; il la promit. Il annonça que
les vivants et les morts se grouperaient à droite et à
gauche de l’Enfant qu’il tenait dans ses bras.
Et Siméon bénit le Père et la Mère, et il dit à celle-ci:
< Un glaive de douleur transpercera ton âme, afin que
les pensées de plusieurs soient découvertes. »
Une prophétie terrible sort de ses lèvres, avec sa joie
et son triomphe. Car tout est réuni en ce jour que les
Grecs appelaient la fête de la Rencontre, parce que les
choses viennent de loin pour se rencontrer au; milieu
d’elle.
Siméon rencontre Anne : Joseph et Marie rencontrent
Siméon et Anne. La grâce et la loi se rencontrent; la
loi est observée dans sa rigueur : l’offrande due pour la
56 PHYSIONOM IES DE SAINTS

naissance d’un Premier-Né est offerte, quoiqu’ici la rai­


son de l’offrir ne se présente pas. La sainte Vierge et son
Fils étaient exempts des cérémonies légales, puisque la
Mère n ’avait pas conçu selon les lois de la nature, et
que le Fils était né en dehors d’elles. Cependant, comme
le Fils n ’avait pas voulu se soustraire à la circoncision
des hommes, la Mère ne voulut pas se soustraire à la
purification des femmes. La loi fut observée; mais elle
rencontra la grâce : Anne et Siméon sont là pour l’attes­
ter. Les larmes ont rencontré la joie. L ’allégresse de
Siméon a enfoncé d’avance dans le cœur de Marie le
glaive qu’il lui a annoncé. E t elle a gardé dans son cœur,
nous dit l’Evangile, toutes ces choses. Toutes ces choses
renferment sans doute les menaces de Siméon. Dans
cette fête des Rencontres, ceux qui s’attendaient se sont
trouvés; et enfin Sion a rencontré son Dieu.
E t l’Eglise chante le matin :
«Voici que le Seigneur Dominateur vient en son saint
Temple; réjouis-toi, Sion, tressaille d’allégresse et viens
au-devant de ton Dieu. »
Dans cette fête des Rencontres, Siméon et Anne ont
rencontré Jésus-Christ.
Je poserai mon arc dans les nues, avait dit autrefois
la bouche de Dieu parlant de l’arc-en-ciel.
Ici Celui qui était l’arche d’alliance fut vu dans les
bras de Marie, comme l’arc dans les nuées du ciel; et
Siméon reçut l’Amen de son attente.
Cette fête, qui est appelée par les Grecs la Rencontre
du Seigneur, est appelée aussi la Purification de la sainte
Vierge.
La purification ne suppose ici ni aucun péché, ni aucun
défaut de nature : aucune impureté morale, légale ou
matérielle ne se rencontrait dans Marie. Mais qui sait
quelle infusion inouïe de grâce nouvelle est indiquée ici
par ce mot ?
Qui sait ce qui se passa dans le cœur de Marie, quand
SIMEON ET ANNE LA PROPHÉTESSE 57

elle offrit Jésus-Christ au Père, dans ce jour solennel


et dans ce lieu solennel ? C ar cette fête s’appelle aussi
la Présentation de Jésus au Temple.
Ce fut le jour de l ’oblation.
L ’oblation suprême; celle dont les sacrifices de l’an­
cienne loi n ’étaient que la figure; l’oblation divine, atten­
due, appelée, symbolisée par tant de cris, par tant de
désirs, par tant de prophètes, par tant de figures.
Que durent penser ces quatre personnes, M arie, Joseph,
Siméon, Anne, quand elles dirent : Voici celui qu’on
attendait. Repassèrent-elles dans leur mémoire, subite­
ment et instantanément, les choses, les épisodes, les
sacrifices du peuple d’Israël, dans la méditation desquel­
les elles avaient passé leur vie ? Le sacrifice d’Abraham
passa-t-il devant leur mémoire, et le bélier qui remplaça
Isaac, et tous les sacrifices de l’ancienne loi, toutes les
prescriptions de Moïse et toutes les scènes qui s’étaient
accomplies dans ce Temple où maintenant Jésus-Christ
s ’offrait à son Père ? Quelle impression devait leur faire
cette loi portée au Lévitique, chap. x n , où il est dit que
la femme qui aura mis au monde un enfant, garçon ou
fille, demeurera un certain temps séparée de la compa­
gnie des autres, comme une personne impure ?
Il lui est défendu de toucher rien de saint, ni d’entrer
dans le Temple, jusqu’à ce que soient accomplis les jours
de la purification, qui sont de quarante jours pour un
enfant mâle et de quatre-vingts pour une fille. C e temps
étant expiré, elle devait se présenter à un prêtre et lui
offrir pour son enfant un agneau d’un an en holocauste,
avec un petit pigeon ou une tourterelle, ou bien, si elle
était pauvre pour ne pouvoir offrir un agneau, elle devait
donner deux tourterelles et deux paires de colombes.
Quelle impression profonde et mystérieuse devait pro­
duire le texte de cette loi sur la Vierge, qui n ’avait aucun
besoin d’être purifiée et qui cependant se soumettait à
l’ordonnance faite, et qui prenait là la place du pauvre I
5
58 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Celle qui possédait le Créateur du ciel et de la terre


prenait rang parmi les pauvres; et c’était la petite of­
frande qui rachetait Jésus-Christ.
Quel aspect dut prendre aux yeux d’Anne et de Siméon
l’enceinte de ce Temple où ils avaient tant prié, qui
maintenant contenait Jésus et qui allait bientôt être
détruit !
Cette fête s’appelle aussi la Chandeleur. Le pape
Serge 1e r ordonna de faire, le 2 février, la procession
avec les cierges. La Chandeleur est la fête des lumières.
Cette procession, qui promène la lumière physique,
symbolise ce qui se passa au temple de Jérusalem le jour
où ces quatre personnes, Joseph, Marie, Siméon, Anne,
semblables à une procession, se passèrent tour à tour
l’Enfant Jésus, lumière du monde.
La Chandeleur est peut-être le plus populaire des
noms de cette fête, dont l’établissement se perd dans la
nuit des temps.
L’institution première remonte aux premiers siècles de
l’Eglise. Mais les premiers relâchements qui refroidirent
les chrétiens la firent tomber en quelques endroits dans
l’oubli. Cet oubli partiel et momentané se produisit
peut-être vers l’an 500. Car, dans la grande peste de
541, qui dépeupla l’Egypte et plusieurs provinces de
l’empire, l’empereur Justinien, sous le pontificat de
Vigile, eut recours à la protection 'de la Vierge Imma­
culée. L ’empereur consulta le patriarche et le clergé de
Constantinople; et sur leur avis, il interdit sous des
peines sévères la négligence que quelques-uns appor­
taient dans la célébration du 2 février.
La négligence cessa. La fête de la Purification fut
célébrée avec éclat. Constantinople lui rendit toute sa
solennité; et la peste cessa à l’instant même.
Le commencement de février était marqué chez les
païens par des saturnales épouvantables, qui s’appelaient
les Lupercales.
SIM EON ET A N N E LA PROPHETESSE 59

Aux superstitions et aux débauches qui souillaient


particulièrement cette époque de Vannée, le pape Gélase
opposa Vobservation solennelle et fervente de la grande
fête du 2 février.
Mais ce fut encore là très probablement que le réta­
blissement, et non Vinstitution première, de cette solen­
nité. Le révérend père Combefis, de l’ordre de Saint-
Dominique, dans sa Bibliothèque des Pères, rapporte
une homélie de Méthodius, évêque de Tyr, saint Métho-
dius vivait au I II e siècle.
Le cardinal de Bérulle fait, au sujet de la Présentation
de Jésus au Temple, une remarque sur laquelle j’appelle
l’attention du lecteur. La fête de Noël est, selon lui,
la révélation publique de Dieu à l’humanité. La fête du
2 février est une manifestation particulière de Dieu aux
âmes privilégiées. Elle serait, d’après ce cardinal, la
fête des secrets de Dieu.
CHAPITRE VI

SAINT PAPHNUCE.

Dans les déserts de la Thébaïde, qui entourent Héra-


clée, il y eut beaucoup de solitaires. Le dernier d’entre
eux fut saint Paphnuce, dont l’histoire est fort étrange.
Paphnuce avait mené dans le désert la vie étonnante
des solitaires, une vie qui ne ressemblait ni à la vie des
hommes, ni même à celle des saints modernes, une vie
dont l’austérité surpasse l’imagination. Un jour il se dit
à lui-même : Quel est celui des saints auquel je res­
semble ?
La question devint une prière.
— Seigneur, disait-il, parmi vos saints quel est celui
auquel je ressemble le plus ?
— Paphnuce, Paphnuce, lui dit la voix qui lui parlait,
car il était souvent conduit par une voix ; toi, Paphnuce,
tu ressembles à un musicien qui chante dans un village
à quelque distance d’Héraclée.
Paphnuce fut plus surpris qu’il ne l’avait encore été
depuis le jour de sa naissance. Un musicien qui chantait
dans un village ne répondait pas à l’idéal d’une sainteté
semblable à la sienne.
Il approche du village, il arrive ; il demande1 le
musicien.
— Il est là, lui répondent les gens du pays ; il est
dans ce cabaret ; il chante pour amuser les gens qui
boivent.
SAINT PA PH NUCE 61

Paphnuce marchait de stupéfactions en stupéfactions.


Il aborde le musicien, lui demande un entretien parti­
culier, et Payant obtenu, lui demande par quelles voies
il s’est élevé si haut en sainteté devant Dieu et devant
les anges.
— Brave homme, répond le musicien, je pense que
vous plaisantez.
— Voilà donc, pensait Paphnuce, le saint auquel je
suis semblable î
Le musicien reprit :
— Je suis le dernier des misérables. Avant de jouer
dans les cabarets, j ’étais voleur de profession. Je faisais
partie d’une bande de brigands. Ma vie est un tissu
d’abominations, et je me fais horreur à moi-même.
Paphnuce devenait pensif.
— Cherchez bien, lui dit-il, vous trouverez quelque
bonne action.
— Je ne vois pas, dit le voleur.
— Cherchez bien, dit Paphnuce.
— Je me souviens, répondit l’autre, qu’un jour nous
avons saisi, mes brigands et moi, une vierge consacrée à
Dieu ; je la leur arrachai ; je la conduisis dans un village
où elle passa la nuit, et le lendemain je la reconduisis au
monastère telle qu’elle en était sortie.
— Ensuite ? dit Paphnuce.
— Un jour, dit le voleur, je rencontrai une très belle
femme, errante et seule, dans un désert.
— Comment, lui dis-je, êtes-vous ici ?
— Ne vous informez pas de mon nom, répondit-elle.
Mais si vous avez pitié de moi, prenez-moi pour esclave,
et conduisez-moi où vous voudrez. Ma situation est
horrible. Mon mari s ’est trouvé redevable des deniers
publics. Après lui avoir fait souffrir les plus horribles
traitements, on l’a enfermé dans une affreuse prison,
d ’où il ne sort de temps en temps que pour subir de
nouvelles tortures. Nous avons trois fils qui ont été
62 PHYSIONOM IES DE SAINTS

arrêtés pour la même lutte. On me poursuit à mon tour ;


je me cache dans ce désert, et il y a trois jours que je
n ’ai mangé.
Touché de compassion, j ’emmenai cette femme ; je la
conduisis, je la soutins, je la restaurai. Quand elle eut
mangé et qu’elle fut revenue de la faiblesse où je l’avais
trouvée, je lui dis : Que vous faut-il ?
— Avec trois cents pièces d’argent, dit-elle, nous
serions sauvés, mon mari, mes fils et moi !
—-Voici trois cents pièces d’argent, lui dis-je ; main­
tenant soyez heureuse. Elle emporta les trois cents pièces
et la famille fut sauvée.
Il me semble que cette histoire contient quelque chose
de particulier. Ce n ’est pas l’enseignement ordinaire.
C’est un enseignement exceptionnel. Elle nous fait non
pas voir, mais entrevoir une chose ignorée. Elle ouvre
une fenêtre sur les mystères de la justice divine, qui
mesure tout, qui juge infailliblement, étrangement,
tenant compte des grâces données, des tentations subies,
des situations différentes, se jouant des pensées humai­
nes et des vraisemblances les plus accentuées. Il me
semble que la voix qui parlait à Paphnuce nous parle
encore, disant aux uns : Vous vous croyez bons, ne
présumez pas ; aux autres : Vous vous croyez mauvais :
ne désespérez pas.
Beaucoup demeurent dans la haine, qui se croient
dans l’amour ; beaucoup se croient dans la haine, qui
demeurent dans l’amour, dit la bienheureuse Angèle de
Foligno ; et le Saint-Esprit avait dit avant elle : « Nul
ne sait s’il est digne d ’amour ou de haine. » Les choses
visibles et les choses invisibles brûlent ensemble dans
l’inscrutable abîme du cœur humain, comme dans une
chaudière les métaux en fusion, et nul ne voit l’opération
intérieure, excepté celui qui pèse les tentations et les
grâces comme il pèse le vent et le feu.
Promenez-vous le soir sur les bords de la mer. Baissez
SA IN T PA PH N U CE 63

les yeux, comptez les grains de sable du rivage. Levez


les yeux ! comptez les étoiles du ciel. Tout cela est peu
de chose. M ais si vous essayez de compter les actions et
les réactions intérieures et extérieures, les actions et les
passions, les grâces et les tentations, les circonstances,
les coups et les contre-coups, les assauts du dedans et
les assauts du dehors, les velléités, les désirs, les succès,
les échecs, les douleurs et les attaques, cette multitude
inouïe d’efforts contradictoires qui venant de lui, sur lui,
pour lui ou contre lui ont produit, après quarante ou
cinquante ans, l ’homme qui est là, aujourd’hui, devant
vos yeux.
Si vous essayez ce calcul infini, vous cherchez un
nombre que D ieu seul connaît : vous tentez de soulever
le voile qui cache la justice étemelle, et peut-être cet
attentat ressemble-t-il à celui du soldat de Josué qui
(mit la main sur la chose réservée, sur l’anathème. Dieu,
qui est jaloux, est jaloux de sa justice.
Lui seul est assez étranger à nos misères pour les
connaître dans leur profondeur, et en tenir un compte
digne d’elle. Lui seul est assez clairvoyant pour avoir
une indulgence égale à nos besoins. Lui seul est assez
haut sur la montagne inaccessible, pour tenir dans la
main la mesure de notre abîme.
A lui seul appartient la justice comme une propriété.
Justice profonde et mystérieuse, justice divine, incon­
nue comme Dieu, justice qui nous réserve des étonne­
ments immenses ! Justice sans défaillance, qui voit d’un
seul coup d’œil au 'delà des quatre horizons ! Justice
qui tient compte de toutes les choses relatives, parce
qu’elle est absolue !
Un prêtre alla visiter Pap’h nuce dans le désert,
Paphnuce, disciple de saint M acaire, lui parla de son
maître. — Connais-sez-vous, dit-il, connaissez-vous
l’histoire du présent de l ’hyèn e? C a r c’est ainsi que
64 PHYSIONOM IES DE SAINTS

mon maître appelait sa tunique, la tunique qu’il légua


depuis à Mélanie la bienheureuse.
— Je ne connais pas, dit le prêtre, cette histoire.
— Un jour, reprit Paphnuce, Macaire, mon maître,
était assis dans sa cellule, s’entretenant avec le Seigneur.
Un animal frappa de la tête contre la porte de la cellule ;
la porte céda, l’animal entra et se jeta aux pieds de
Macaire, déposant devant lui son petit. Le solitaire les
regarda tous deux : c’était une hyène qui montrait son
petit à mon maître Macaire. Macaire, l’ayant examiné,
s’aperçut qu’il était aveugle. Alors il cracha sur ses yeux
fermés, et aussitôt ses yeux s’ouvrirent. Sa mère lui
donna immédiatement son lait et l’emporta. Le lende­
main on frappe encore ; la porte s’ouvre : c’était la
Hyène qui revenait. Cette fois, au lieu d’apporter son
petit, elle apportait une grande peau de brebis. Macaire,
ayant considéré cette peau, dit à la Hyène : Comment
as-tu pu te procurer cette peau, sinon par un vol et par
un meurtre ? Malheureuse, je t ’ai fait du bien, et toi
tu as volé un pauvre et tu as tué sa brebis !
La Hyène continuait à tenir la peau et à la présenter
d’un air suppliant.
— Non, dit mon maître, je ne veux pas ce bien : il est
mal acquis.
La Hyène baissa la tête et plia les genoux.
Alors mon maître, touché de compassion, lui dit :
Hyène, veux-tu me promettre de ne plus faire tort aux
pauvres désormais et 'de ne plus dévorer leurs brebis ?
La Hyène fit signe de la tête, comme si elle eût promis.
— Alors, dit mon maître, j ’accepte ton présent.
E t la tunique de Macaire s’appelait le présent de la
Hyène, Jamais il ne la nomma autrement, et il la donna,
comme un don très précieux, à Mélanie.
C’est ainsi que Paphnuce parlait.
Il y avait à la même époque une pécheresse nommée
Thaïs, dont la beauté était extraordinaire. Plusieurs se
SA IN T PA PH NUCE 65

réduisirent à l’aumône pour lui faire des cadeaux, et la


jalousie allumait entre ces hommes de telles fureurs que
souvent sa maison était teinte de sang.
Le scandale prit de telles proportions que le bruit en
arriva jusqu'à l'abbé Paphnuce. On alla lui demander ce
qu’il fallait faire dans de telles circonstances.
Quelque temps après, saint Antoine dit à ses disciples :
Veillez et priez.
E t tous passèrent la nuit en oraison. Ils n’étaient pas
réunis, mais séparés, et chacun priait sans discontinuer.
Parmi les disciples de saint Antoine, le plus ardent
et le plus simple était Paul.
E t pendant cette nuit d’oraison continuelle, il arriva
que le Seigneur ouvrit à Paul les yeux de l’esprit, et
Paul vit le ciel ouvert, et dans le ciel un lit magnifique,
environné de trois vierges dont le visage était resplen­
dissant, et la lumière sortait de leur face.
Paul s’écria dans l’extase : O mon père Antoine,
quelle superbe récompense vous est réservée dans le
ciel t Une telle faveur ne peut être faite qu’à vous, et
je vois le lieu de votre repos éternel !
Mais la voix qui parle dans l’extase s ’éleva et dit à
Paul :
— Ce lit n ’est pas réservé à ton père Antoine.
— E t à qui donc, dit Paul stupéfait ? A quel saint,
à quel martyr ?
■— Ce lit est réservé à Thaïs la pécheresse, dit la voix
qui parle dans l’extase.
Or, voici ce qui s’était passé.
Paphnuce, informé de la vie de Thaïs et du scandale
universel, prit de l’argent, revêtit un habit séculier et
se rendit dans la ville où habitait la pécheresse.
U se présenta chez elle :
•— Sans doute, lui dit-il, cette chambre est retirée et
secrète. Cependant elle ne me convient pas parfaite­
ment. J ’en voudrais une plus retirée et plus secrète.
66 PHYSIONOM IES DE SAINTS

— Je vous assure, répondit Thaïs, que nous sommes


ici parfaitement à Fabri des regards des hommes.
— Sans doute, dit Paphnuce, mais cela ne me suffit
pas. Je vous prie de vouloir bien me conduire dans une
chambre où nous soyons à l’abri des regards de Dieu,
Thaïs fut troublée au fond de Famé. L a conversation
continua, Paphnuce lui demanda comment elle osait
faire devant Dieu ce qu’elle n ’osait pas faire devant les
hommes. Enfin, telle fut son éloquence, telle fut la
puissance donnée à ses paroles, que Thaïs ne voulut pas
sortir de la chambre où ils étaient enfermés avant d’avoir
obtenu de lui pardon et pénitence.
— J ’irai, lui dit-elle, passer ma vie où vous me l ’or­
donnerez. Donnez-moi seulement trois heures ; dans
trois heures, je suis à vous, et vous ordonnerez de moi
ce que vous voudrez.
Thaïs sortit, prit tous les meubles et objets qui
avaient été le prix de ses péchés, les fit porter sur la
place publique, puis elle les brûla en présence de tout
le peuple, et annonça publiquement son repentir et sa
conversion.
Ceci fait, elle se rendit au lieu où l ’attendait
Paphnuce.
— Maintenant, lui dit-elle, je suis à vos ordres.
Paphnuce la conduisit dans un monastère de vierges,
et l’enferma dans une cellule dont il boucha l ’entrée
avec du plomb, laissant seulement une petite fenêtre
par où les sœurs devaient lui passer, tous les jours, du
pain et de l ’eau.
Entre les hommes d’alors et les hommes d’aujourd’hui
la différence est énorme. Mœurs, habitudes, tempérament
physique, tout a changé. L a nature de nos tentations
n ’est plus la même. Les remèdes ont changé comme
l ’état des malades ; mais nous ne devons pas plus nous
étonner des rigueurs de nos pères que de leur force
physique et des armures qu’ils portaient.
SA IN T PA PH NUCE 67

— De quelle façon dois-je prier ? dit Thaïs à Paphnu-


ce qui s’en allait.
— Vous n ’êtes pas digne de prononcer le nom de Dieu,
répondit Paphnuce, et je vous défends de lever les bras
vers le ciel. Dites seulement ces paroles: «Vous qui
m’avez faite, ayez pitié de moi ». E t telle fut, pendant
trois ans, la seule prière de Thaïs !
Au bout de trois ans, Paphnuce, à qui saint Antoine
raconta la vision de Paul son disciple, alla au monastère
des vierges et ouvrit la cellule où Thaïs était renfermée.
Mais Thaïs ne voulait pas sortir.
— Sortez, dit Paphnuce ; car vos péchés sont par-
donnés.
— Depuis que je suis ici, répondit Thaïs, je les ai
mis devant mes yeux, comme un monceau, et je n ’ai pas
cessé de les regarder.
— C ’est pour ce regard, dit Paphnuce, et non à cause
de votre pénitence extérieure et matérielle, que Dieu
vous a pardonné.
Thaïs sortit de sa cellule, et mourut quinze jours
après.
CHAPITRE VII

SAINTE FRANÇOISE ROMAINE.

Sainte Françoise naquit en 1384. Sa vie se résume en


un mot : la vision. Vivre, pour elle, ce fut voir. Sa vie
en ce monde n ’est que l’écorce légère et transparente de
la vie qu’elle menait déjà dans l’autre monde. Sa vie
terrestre fut une apparence. A douze ans, elle était déjà
dans un état extraordinaire. Elle avait l’intention et le
désir de ne pas se marier. Mais son confesseur l’engagea
à ne pas résister aux instances de ses parents. Elle
épousa donc Laurent Ponziani.
A peine mariée, elle tomba malade. Guérie par une
apparition de saint Alexis, elle mena dans sa maison
une vie sévère et admirable. Elle dut bien voir que le
mariage n ’avait diminué en rien sa grâce intérieure, et
que Dieu n’est astreint, dans la distribution de ses
faveurs, à aucune loi tyrannique de catégorie et d’ex­
clusion,. Elle prouva à elle-même et aux autres, par la
vie qu’elle mena dans le mariage, qu’elle avait bien fait
de se marier.
La mort de son fils Jean peut être comptée parmi les
bonheurs de la vie de sainte Françoise. Cet enfant eut
une mort extraordinaire. < Je vois, dit-il, saint Antoine
et saint Onuphre qui viennent me chercher pour me
conduire au ciel. » Il fut enterré dans l’église de Sainte-
Cécile.
SAINTE FRANÇOISE ROMAINE 69

Mais de graves événements publics et privés vinrent


menacer, sinon renverser, la paix intérieure de Françoise.
Rome fut prise par le roi de Naples Ladislas. La maison
de Françoise fut pillée, ses biens confisqués, son mari
exilé. L ’orage, qui pouvait briser la famille, ne la brisa
pas. Le calme revint, Laurent fut rappelé et ses biens
lui furent rendus.
A partir de ce jour, la vie de Françoise redoubla
d’austérité. Son confesseur fut obligé de modérer les
rigueurs qu’elle exerçait envers elle-même. Elle trouva
dans sa belle-sœur une amie et une confidente à laquelle
elle put ouvrir son âme et confier ses secrets.
Vannosa, c’était le nom de la sœur de Laurent, Van-
nosa et Française allaient de porte en porte quêter pour
les pauvres. Ensemble elles faisaient leurs pèlerinages au
dehors, leurs prières au dedans. Un jour un prêtre, qui
blâmait Françoise comme indiscrète et exagérée, lui
donna une hostie non consacrée. Elle s’en plaignit ; le
prêtre avoua sa faute et en fit pénitence.
L ’année 1434 fut marquée par de terribles épreuves.
Le pape Eugène IV était en exil. Comme il s’était dé­
claré pour les Florentins dans leur guerre contre
Philippe, duc de Milan, Philippe, pour se venger, souleva
contre Eugène plusieurs des évêques réunis à Bâle.
Quelques propositions schismatiques furent mises en
avant. On osa même citer Eugène devant le Concile
comme un accusé.
C’était la nuit du 14 octobre 1434. Françoise était
dans son oratoire. Elle fut ravie en extase. Elle vit la
uière de Dieu et reçut d’elle des instructions et des ordres
Qu’il fallait transmettre au Pape, à Bologne. Le lende­
main, Françoise va trouver son confesseur, dom Giovan-
n i >et le supplie de se rendre à Bologne pour exécuter les

ordres de Marie. Dom Giovanni hésite. « Mon voyage,


repondit-il, sera inutile ; je vous compromettrai ; je me
compromettrai ; le Pape ne me croira pas. Vous passerez
70 PHYSIONOMIES DE SAINTS

pour une folle, et moi pour une dupe. » Cependant, sur


de nouvelles instances, dom Giovanni se décide. Il part ;
le Pape le reçoit parfaitement, approuve toutes les de­
mandes de Françoise et donne des ordres conformes aux
désirs de la sainte. Dom Giovanni revient ; et quand
il veut raconter à Françoise l’heureux succès de sa
mission, elle l’interrompt et lui dit : « C’est moi, s’il
vous plaît, qui vais vous raconter votre voyage. J ’étais
avec vous en esprit, et je sais tout ce qui vous est arrivé. »
Parmi les événements de son voyage se trouvait une
guérison due aux prières de Françoise.
L ’union de Françoise et de Vannosa devint célèbre
aux yeux des hommes et des anges. Elles se quittaient
peu dans leur vie extérieure. Dans leur vie intérieure,
elles ne se quittaient pas. Cette intimité divine reçut
une sanction divine comme elle. Un jour les deux femmes
s’étaient retirées dans un jardin, à l’ombre d’un arbre.
Elles délibéraient ensemble sur les moyens de sanctifier
leur vie et de se livrer à des exercices pour lesquels la
permission de leurs maris était nécessaire. On était au
printemps. Cependant, au lieu de porter des fleurs,
l’arbre porta des fruits. De belles et bonnes poires
tombèrent aux pieds des deux femmes, qui les portèrent
à leurs maris et les confirmèrent par ce prodige dans
l’intention où ils étaient de n ’entraver en rien les projets
de Françoise et de Vannosa.
L ’an 1435, l’épouse de Laurent entreprit d’ériger une
congrégation de femmes vierges ou veuves. Plusieurs
visions célestes la confirmèrent dans sa résolution. Les
oblates, qu’elle fonda, eurent pour première supérieure
et directrice la sainte elle-même. Elle conduisait les
sœurs dans les hôpitaux et chez les pauvres. Ses compa­
gnes pansaient les malades et apportaient aux pauvres
tout ce dont ils avaient besoin. Plusieurs fois, au lieu
d’un remède ou d’un secours insuffisant et vulgaire, ce
SAINTE FRANÇOISE ROMAINE 71

fut la guérison elle-même subite et miraculeuse que


sainte Françoise apporta.
Un an après la mort de son fils Evangelista, Françoise
vit dans son oratoire l’enfant qu’elle avait perdu :
« Avant peu, lui dit-il, ma sœur Agnès viendra me rejoin­
dre. Mais voici mon compagnon, qui sera désormais le
vôtre : c’est un archange que le Seigneur vous envoie
et qui ne vous quittera plus. »
Depuis ce moment, Françoise put lire et travailler la
nuit aussi facilement que le jour ; car l’archange était
une lumière visible pour elle. La lumière était tantôt à
droite, tantôt à gauche.
Bien des années plus tard, le 13 août 1439, Françoise
aperçoit un changement dans le visage et l’attitude de
l’archange. Son visage devient plus brillant, et il lui
dit : « Je vais tisser une voile de cent liens, puis une
autre de soixante, puis une autre de trente. »
Cent quatre-vingt-dix jours après la vision, les trois
voiles étaient tissées ; Françoise mourut,
Françoise eut le pressentiment de sa mort et prévint
ses amis. Elle demandait à Dieu de mourir afin de ne
pas voir sur la terre les nouvelles douleurs dont l’Eglise
était, à sa connaissance, menacée et même assaillie. Car
en ce moment l’antipape prenait le nom de Félix V.
Françoise tomba malade. « N ’oubliez rien, dit-elle à
dom Giovanni, rien de ce qui est nécessaire au salut de
mon âme. »
E t quelques jours après : «Mon pèlerinage va finir
dans la nuit de mercredi à jeudi.»
La mort fut fidèle au rendez-vous.
Mais la vie de Françoise réside dans ses visions. Il est
temps d’y arriver.
Les visions les plus singulières, les plus étonnantes, les
plus caractéristiques de sainte Françoise, sont les visions
de l’Enfer. D ’innombrables supplices, variés comme les
crimes, lui furent montrés dans leur ensemble et dans
72 PHYSIONOM IES DE SAINTS

leurs détails. Elle v it For et l'argent, fondus, entassés


par les dénions dans la gorge des avares. Elle vit des
choses nombreuses, singulières, détaillées, épouvantables.
Elle vit les hiérarchies des démons, leurs fonctions, leurs
supplices, les crimes divers auxquels ils président. Elle
v it Lucifer, consacré à Forgueil, chef général des orgueil­
leux, roi de tous les démons et de tous les damnés. E t
ce roi est beaucoup plus malheureux que ses sujets.
L ’enfer est divisé en trois partie : Fenfer supérieur,
l ’enfer mitoyen, Fenfer inférieur. Lucifer est au fond de
Fenfer inférieur. Sous Lucifer, chef universel, se trouvent
trois chefs subordonnés à lui et préposés à tous les
autres. Asmodée, qui préside aux péchés de la chair :
c’était un chérubin ; Mammon, qui préside aux péchés
de l’avarice : il était un trône. Il est intéressant de voir
que l’argent fournit à lui seul une des trois grandes
catégories : Béelzébuth préside aux péchés de l ’idolâtrie.
Tout crime qui tient aux pratiques de la magie, du
spiritisme, etc., relève de Béelzébuth. Béelzébuth est
particulièrement et spécialement le prince des ténèbres.
Il est torturé par les ténèbres ; et c’est au moyen des
ténèbres qu’il torture ses victimes. Une partie des dé­
mons reste en enfer ; une autre partie réside en l’air ;
une autre partie réside au milieu des hommes, cherchant
qui dévorer. Ceux qui restent en enfer donnent leurs
ordres et envoie leurs députés ; ceux qui résident dans
l’air agissent physiquement sur les perturbations atmos­
phériques et telluriques, lancent partout leurs influences
mauvaises, empestent l ’air physiquement et moralement.
Leur but est spécialement de débiliter l ’âme. Quand les
démons chargés de la terre voient une âme débilitée par
l’influence des démons de l’air, ils l’attaquent dans sa
défaillance, pour la vaincre plus facilement. Us l’atta­
quent au moment où elle se défie de la Providence. Cette
défiance, dont les démons de l ’air sont spécialement les
inspirateurs, préparent l’âme à la chute que les démons
SAINTE FRANÇOISE ROMAINE 73

de la terre vont solliciter d ’elle. E t d’abord, dès qu’elle


est affaiblie par la défiance, ils lui inspirent l’orgueil,
où elle tombe d’autant plus facilement qu’elle est plus
débile. Quand l’orgueil a augmenté sa faiblesse, arrivent
les démons de la chair, qui lui soufflent leur esprit ;
quand les démons de la chair Font encore affaiblie,
arrivent les démons chargés des crimes de l’argent ; et
quand ceux-ci ont encore diminué en elles les ressources
de la résistance, arrivent les démons de l’idolâtrie, qui
accomplissent et achèvent ce que les autres ont commencé.
Tous s’entendent pour le mal ; et voici la loi de la
chute :
Tout péché que l’on garde entraîne dans un autre
péché. Ainsi l’idolâtrie, la magie, le spiritisme attendent
au fond de l’abîme ceux qui, de précipices en précipices,
ont glissé dans leurs environs.
Toutes les choses de la hiérarchie céleste sont parodiées
dans la hiérarchie infernale. Nul démon ne peut tenter
une âme sans une permission de Lucifer. Les démons qui
sont à poste fixe dans les enfers souffrent la peine du
feu. Les démons qui sont dans l’air ou sous la terre ne
souffrent pas actuellement la peine du feu ; mais ils
endurent d’autres supplices terribles, et particulièrement
la vue du bien que font les Saints. L ’homme qui fait le
bien inflige aux démons une torture épouvantable. Quand
sainte Françoise était tentée, elle savait, à la nature et
la violence de la tentation, de quelle hauteur était
tombé l’ange tentateur, et à quelle hiérarchie il avait
appartenu.
Quand une âme tombe en enfer, son démon tentateur
est remercié et félicité par une foule d’autres démons.
Mais quand une âme est sauvée, son démon tentateur
est moqué par les autres démons et conduit devant
Lucifer, qui lui inflige un châtiment spécial distinct de
ses autres tortures. Ce démon entre quelquefois par la
suite dans le corps des animaux ou dans celui des
6
74 PHYSIONOM IES DE SAINTS

hommes. Alors il se fa it passer pour Pâme d’un mort.


Nous voyons que les pratiques modernes, plus connues
depuis les tables tournantes, étaient usitées de tout
temps et décrites par sainte Françoise.
Quand un démon a réussi à perdre une âme, après
condamnation de cette âme, il devient le tentateur d’un
autre homme ; mais il est plus habile que la première
fois. Il profite de Pexpérience que la victoire lui a
donnée ; il -est plus habile et plus fort pour perdre.
Quand un homme est dans Phabitude du péché mortel,
sainte Françoise voit le démon sur lui, quand le péché
mortel est effacé, sainte Françoise voit le démon non
plus sur lui, mais à côté. Après une excellente confession,
le démon est affaibli ; la tentation n’a plus le même
degré d’énergie. Quand le nom de Jésus est prononcé
saintement, sainte Françoise voit les démons de Pair,
de la terre et des enfers s’incliner avec des tortures
épouvantables, et d’autant plus épouvantables qu’il est
prononcé plus saintement. Si le nom de D ieu est prononcé
dans le blasphème, les démons sont encore obligés de
s’incliner ; mais un certain plaisir est mêlé au chagrin
que leur fait l ’hommage qu’ils sont forcés de rendre.
Quand l’homme blasphème le nom de Dieu, les anges
du ciel s’inclinent aussi. Ils témoignent un respect
immense. Ainsi les lèvres humaines, qui se meuvent si
facilement et qui prononcent si légèrement le nom terri­
ble, produisent dans tous les mondes des effets extraordi­
naires et éveillent des échos, dont l’homme qui parle
ici-bas ne soupçonne ni l’intensité ni la grandeur.
L e feu du purgatoire est très différent du feu de
l ’enfer. Françoise voit le feu de l’enfer noir, celui du
purgatoire clair, avec une teinte rouge. Elle voit, non
pas dans le purgatoire, mais en dehors, l’ange gardien
de la personne morte qui se tient du côté droit, et le
démon tentateur qui se tient du côté gauche. L ’ange
gardien présente à D ieu les prières des vivants, offertes
SAINTE FRANÇOISE ROMAINE 75

pour Pâme qu’il assiste en purgatoire. Quant aux prières


faites pour des âmes qu’on croit en purgatoire et qui n'y
sont pas, voici, d’après sainte Françoise, comment se
fait l’application. Si l’âme qu’on croit en purgatoire est
déjà au ciel et n’a plue besoin de prières, la prière faite
pour elle s’applique aux autres âmes du purgatoire et
aussi au vivant qui a fait cette prière. Si l'âme qu'on
croit en purgatoire est en enfer, le mérite et l'efficacité
de sa prière retombent tout entiers sur celui qui a prié
et ne se partagent pas, comme dans l’hypothèse précé­
dente.
Fançoise voit dans le purgatoire trois demeures,
inégalement douloureuses et terribles. Dans cette divi­
sion, elle aperçoit encore des subdivisions. Partout le
châtiment offre un rapport exact avec le péché commis,
avec la nature de ce péché, ses causes, ses effets et
toutes ses circonstances.
Une des plus belles visions de Françoise est la vision
des trois cieux. Elle vit ce jour-là le ciel étoilé, puis le
ciel cristallin, puis le ciel empyrée. Elle vit l’immensité
du ciel étoilé, sa splendeur, l’énorme distance qui sépare
les étoiles les unes des autres. Plusieurs d’entre elles lui
apparurent plus grandes que la terre. Le ciel étoilé lui
donna l’idée d’une splendeur inconnue et inimaginable.
Le ciel cristallin lui apparut aussi élevé au-dessus du
ciel étoilé que le ciel étoilé est élevé au-dessus de nous.
Elle vit la splendeur du ciel cristallin beaucoup plus
grande que celle du ciel étoilé. Quant au ciel empyrée,
il est beaucoup plus élevé au-dessus du cristallin que le
cristallin au-dessus de l’étoilé. Il est absolument inima­
ginable comme immensité et comme magnificence. Les
âmes bienheureuses et les saints de la terre, illustrés
Par les rayons qui partaient des plaies du Sauveur,
brillaient d’un éclat inégal sous le feu de rayons inégaux.
Les plaies des pieds éclairaient ceux qui aimaient, les
plaies des mains ceux qui aimaient le plus, la plaie du
76 PHYSIONOM IES DE SAINTS

côté ceux qui aimaient avec une pureté plus profonde.


Sainte Françoise vit dans cette vision son âme abîmée
dans la plaie du cœur. Elle vit la plaie du cœur comme
un océan sans rivage : c’était un abîme, et le fond ne
se voyait pas ; et plus elle avançait, plus l’immensité
lui paraissait insondable.
Un autre jour, elle entendit de la bouche de Jésus-
Christ ces paroles : « Je suis la profondeur de la puis­
sance divine : j ’ai créé le ciel, la terre, les fleuves et
les mers. Toutes choses sont créées d’après ma sagesse.
Je suis la profondeur, je suis la sagesse divine, je suis
la sagesse infinie, je suis le Fils unique de Dieu... Je suis
la hauteur, la sphère immense (immensa rotunditas), la
hauteur de l’amour, la charité inestimable : par mon
humilité, fondée sur l’obéissance, j ’ai délivré le genre
humain. >
J e termine par la plus haute vision :
« Je vis, dit-elle à son confesseur, je vis l’Etre avant
la création des anges. Je vis l’Etre comme il est permis
de le voir à une créature vivant dans la chair. >
C’était un cercle immense, rond et splendide. Ce cercle
ne reposait sur rien que sur lui-même. Il était son
propre soutien. Une splendeur inouïe, que l’esprit ne se
figure pas, sortait de ce cercle ; et Françoise ne pouvait
regarder fixement cet éclat intolérable. Au-dessous de
ce cercle infini et éblouissant il y avait un désert qui
donnait l’idée du vide ; c’était la place du ciel avant
que le ciel ne fût. Dans le cercle, quelque chose comme
la ressemblance d’une colonne très blanche et parfaite­
ment éblouissante : c’était comme un miroir où Françoise
apercevait le reflets de la Divinité ; et elle vit là quel­
ques caractères tracés : principe sans principe et fin sans
fin.
Car Dieu portait le type de toutes choses dans son
Verbe avant de rien créer.
SAINTE FRANÇOISE ROMAINE 77

Puis voici comme d’innombrables flocons de neige qui


couvrent les montagnes : ce sont les anges qui sont
créés. Le tiers sera précipité dans l’abîme ; les deux
tiers resteront dans la gloire.
L ’Immaculée Conception de la Vierge apparut à sainte
Françoise dans cette vision fondamentale.
La vision de l’autre monde fut le signe particulier et
le trait caractéristique de sainte Françoise Romaine.
CH APITRE VIH

SAINT GRÉGOIRE LE GRAND,

C ’était au sixième siècle, du temps de Justinien I er


et de Phocas. Je n’essayerai pas de tracer l’esquisse de
la situation où se trouvait le monde, mais de saisir le
caractère de saint Grégoire le Grand. Parmi les agita­
tions terribles d’un sliècle en futreur, un homme se
rencontra qui mit le bonheur de sa vie dans la méditation
et l’interprétation de l ’Ecriture sainte. La paix, cette
source vive d’où coule la contemplation, la paix fut le
don de cette âme si entourée d’agitations. Moine d’abord,
il s’absorba dans la prière et la réflexion. Pendant la
peste qui désola Rome, il fit faire pendant trois jours
une procession générale où parurent pour la première
fois tous les abbés avec tous leurs moines, toutes les
abbesses avec toutes leurs religieuses. L ’image de la
sainte Vierge fut portée en aette solennité. E t l’on
raconte que sur son passage l’air corrompu s’écartait
pour lui faire place, et que, sur le sommet du mausolée
de l’empereur Adrien, saint Grégoire aperçut un ange
qui remettait son épée dans le fourreau. C ’est à l’image
de cet ange debout sur le monument que se rattache le
nom que ce monument porte encore aujourd’hui. C ’est
le château Saint-Ange. Cependant, Grégoire était mena­
cé du souverain Pontificat. Pour échapper au péril, il
s’enfuit déguisé. La fuite fut inutile. Il fut enlevé d’une
SAINT GRÉGOIRE LE GRAND 79

caverne où il s’était caché, amené à Rome malgré sa


résistance et couronné le 3 septembre 590.
Aux lettres de félicitations qui lui arrivèrent de tous
côtés il répondit par des larmes et des gémissements.
< J’ai perdu, écrivait-il à la sœur de l’empereur, tous
les charmes du repos. Je parais monter au dehors, je
suis tombé au dedans. Et d’ailleurs, je suis tellement
accablé de douleur que je puis à peine parler. De quelle
région tranquille je suis tombé, et dans quel abîme
d’embarras ! »
Il écrivait à son ami André : « Pleurez, si vous m’ai­
mez, car il y a tant ici d’occupations temporelles, que
je me trouve, par cette dignité, presque séparé de l’amour
de Dieu. » Il disait au diacre Pierre : « Mon chagrin est
toujours vieux par sa durée et toujours nouveau par sa
croissance. Ma pauvre âme se rappelle ce qu’elle était
autrefois au monastère, planant sur tout ce qui se passe
et sur tout ce qui change, quand elle franchissait la
prison du corps par la contemplation. Maintenant je
supporte les mille affaires des hommes du siècle. Je suis
souillé dans cette poussière, et quand je veux retrouver
ma retraite intérieure, j ’y reviens amoindri.»
Et en effet, quel labeur sur lui ! Quel poids sur ses
épaules ! En Afrique, le donatisme ; en Espagne, l’aria­
nisme ; en Angleterre, l ’idôlatrie ; en Gaule, Frédégonde
et Brunehaut ; en Italie, les Lombards ; en Orient,
l’arrogance des patriarches de Constantinople. La solli­
citude de saint Grégoire s’étendit partout. Elle était
large et profonde comme l’Océan. Elle allait d’un bout
du monde à l’autre, soignant toutes les plaies. Les
pauvres du monde entier étaient l’objet direct de ses
soins continuels. Il les recevait à table. Saint Grégoire
le Grand dînait entouré de mendiants. Un jour qu’il
allait lui-même chercher pour l’un d’entre eux ce qu’il
faut pour se laver, pendant qu’il préparait le bassin, le
pauvre disparut, mais la nuit suivante Jésus-Christ
80 PHYSIONOM IES DE SAINTS

apparut à son Vicaire et lui dit : « Vous me recevez


ordinairement en mes membres, mais hier c’est Moi-
même que vous avez reçu. »
Saint Grégoire le Grand inaugura, pour signer ses
lettres, la formule sublime : Serviteur des serviteurs de
Dieu.
Pendant qu’il était moine, sa mère lui envoyait
chaque jour pour sa nourriture quelques légumes dans
une écuelle d’argent. Arrive un pauvre marchand qui
dit avoir fait naufrage, avoir tout perdu, et qui demande
secours. Saint Grégoire lui donne six pièces d’argent,
puis six autres. Puis, après bien des dons, le pauvre se
représentant toujours, saint Grégoire donne l’écuelle
d’argent, dernier débris de son ancienne argenterie.
Bien des années se passèrent ; saint Grégoire était
Pape. «Invitez aujourd’hui douze pauvres à ma table,»
avait-il dit à son intendant. Il entre dans la salle à
manger ; au lieu de douze pauvres, il y en voit treize.
Il interroge l’intendant. « Pourquoi treize ? — Très-
Saint Père, il n’y en a que douze.» Saint Grégoire en
voyait treize. Mais l’un d’entre eux changea de visage
pendant le repas : «Votre nom ? lui dit Grégoire ; je
vous supplie de me dire votre nom. — Pourquoi me
demandez-vous mon nom, qui est admirable ? répond le
pauvre. Je suis ce marchand à qui vous avez donné
l’écuelle de votre mère. Pour cette écuelle d’argent que
vous m’avez donnée, Dieu vous a donné le trône et la
chaire de saint Pierre. Je suis l’ange que Dieu avait
envoyé vers vous pour éprouver votre miséricorde. »
A travers cette quantité d’œuvres et ces prodiges de
vie active, saint Grégoire alimentait en lui, par l’Ecriture
Sainte, la vie contemplative. J ’arrive à ce qu’il a de
particulier, d’intime, de spécial. C ’est l’interprétation
symbolique de l’Ecriture Sainte. Sans oublier, bien
entendu, la réalité du sens historique, saint Grégoire
approfondit le sens symbolique avec une profondeur et
SAINT GRÉGOIRE LE GRAND 81

une audace vraiment extraordinaire. Il faut traduire et


citer quelques passages de son interprétation relative à
Job et à Ëzéchiel :
« Est-ce toi qui lèves à ton heure l'étoile du matin,
et qui fais venir le soir sur les fils de la terre ?
« Est-ce à toi que sont ouvertes les portes de la mort ?
« Est-ce toi qui as vu les entrées ténébreuses ?
« Est-ce toi qui as donné tes ordres à la première
lueur du jour et qui as dit à l’aurore : Voici ta place ?
« Qui donc peut ces choses, sinon le Seigneur ?
« Et cependant l’homme est interrogé, afin que son
impuissance lui devienne plus évidente. Celui qui a
grandi par d’immenses vertus et qui ne voit plus
d’homme au-dessus de sa tête, il faut que celui-là, afin
qu’il évite l’orgueil, soit comparé à Dieu pour être
écrasé sous la comparaison. Mais, ô quelle puissante
exaltation que cette humiliation qui tombe de si haut !
Quelle gloire pour cet homme, qui n’apparaît petit que
quand Dieu provoque avec lui-même une comparaison !
Comme il écrase les hommes du poids de sa grandeur,
celui à qui Dieu dit : « Voilà mes témoins ; tu es moins
grand que moi. > A quelle puissance il faut être arrivé,
pour être convaincu de son impuissance par une sublime
interrogation ! »
Saint Grégoire parle de justice et de miséricorde. Il
s’interrompt tout à coup par une apparente digression !
«Voici, pendant que je vous parle, que Joseph frappe
a la porte de mon esprit. Il veut rendre témoignage à
ïnes paroles. Quand il avait innocemment raconté à ses
frères la vision de sa grandeur future, il avait excité leur
envie. Vendu par ses mêmes frères aux Ismaélites et
conduit en Egypte, il fut élevé au pouvoir par un effet
merveilleux de la puissance divine. Ses frères, poussés
en Egypte par la famine, se prosternèrent devant lui,
le front contre terre. Ils l’avaient vendu, de peur de se
82 PHYSIONOM IES DE SAINTS

prosterner, et ils se prosternèrent parce qu’ils l’avaient


vendu. »
Les mots mystérieux de l’Ecriture s’ouvrent mysté­
rieusement à l’esprit de saint Grégoire.
«Tu sauras, dit Eliphaz. à Job, tu sauras que ton
tabernacle a la paix ; et, visitant ton image tu ne péche­
ras pas. >
Le tabernacle, c’est le corps. « Mais, ajoute saint
Grégoire, il n’est pas de chasteté sans douceur. L ’image
d’un homme, c’est un autre homme. Notre prochain est
notre image ; car il nous montre ce que nous sommes.
La visite corporelle se fait avec les pieds, la visite spiri­
tuelle se fait avec le cœur. L ’homme visite son image
quand, porté sur les ailes de la tendresse, il se considère
dans autrui et tire des réflexions qu’il fait sur lui-même
la force de secourir le faible. La vérité a dit paT la
bouche de Moïse que la terre a produit une herbe et que
chaque herbe se reproduit comme elle est, que le bois
porte son fruit. »
« L ’arbre produit en effet une semence semblable à
lui, quand notre pensée transporte sur un autre la
considération qu’elle a tirée d’elle-même et produit la
semence d’un bienfait : « Faites aux autres ce que vous
voulez qu’ils vous fassent. »
Et ailleurs :
« Que le Seigneur, dit Job, exauce mon désir ! Remar­
quez ce mot : mon désir. La vraie prière n’est pas dans
le son de la voix, mais dans la pensée du cœur. Ce ne
sont pas nos paroles, ce sont nos désirs qui font, auprès
des oreilles secrètes de Dieu, la force de nos cris. Si nous
demandons de bouche la vie éternelle, sans la désirer du
fond du cœur, notre cri est un silence. Si, sans parler,
nous la désirons du fond du cœur, notre silence est un
cri. »
Ecoutez saint Grégoire sur les paroles de Dieu aux
SAINT GRÉGOIRE LE GRAND 83

amis de Job : «Vous n’avez pas parlé juste devant moi,


comme mon serviteur Job. »
« O Seigneur, quelle distance de notre obscurité à
votre lumière ! Vous jugez que Job est vainqueur et
bienheureux ; et nous, nous avions cru qu’il avait blas­
phémé ! Vous jugez que ses amis sont coupables, et
nous avions cru qu’ils avaient plaidé votre cause ! Mais
comment se fait-il donc que tout à l’heure Dieu a paru
blâmer Job ? Maintenant il le glorifie. Il semble répéter
la parole qu’il a dite à Satan : As-tu vu mon serviteur
Job ? Je n’en ai pas de pareil sur la terre. Qu’est-ce que
cela veut dire ? Dieu fait l’éloge de Job à Satan, Dieu
fait l’éloge de Job à ses amis. Dieu reprend Job, quand
il lui parle à lui-même. C ’est que celui qui est excellent
si on le compare aux autres, n’est pas sans tache aux
yeux de Dieu. »
Saint Grégoire appuie sur ces noms et en tire de
grandes lumières. Eliphaz signifie : mépris de Dieu. Il
prend seulement la défense de Dieu, mais il le méprise,
parce que, dit saint Grégoire, il le défend avec orgueil.
Baldad veut dire : la vieillesse seule, parce que, dit
saint Grégoire, le vieil homme parle seul par sa bouche.
Sophar veut dire : destruction du miroir, parce que, dit
saint Grégoire, il est hostile à la contemplation de Job.
Pour saint Grégoire, tous les mots portent coup.
Il y avait sur la terre de Hus un homme nommé Job,
simple et droit.
La terre de Hus représente la gentilité ; et le mérite
de Job est relevé aux yeux de saint Grégoire par cette
circonstance : il était entouré de païens.
Simple et droit.
Il y en a qui sont simples et qui ne sont pas justes.
Ceux-là abandonnent l ’innocence dç la simplicité, parce
qu’ils ne s’élèvent pas à la puissance de la justice.
Saint Grégoire trouve tout dans l’Ecriture. Elle est
pour lui, dit-il, la tour d’où pendent mille boucliers.
84 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Il puise en elle ses hautes pensées sur la charité ;


il recommande à l’homme de s’aimer lui-même et
d’avoir pitié de son âme, et d’aimer son prochain comme
lui-même. Et comme il doit l’indignation à ses propres
fautes, il la doit aux fautes de son prochain ; s’il ne
s’indigne pas contre son frère coupable, c’est qu’il ne
l’aime pas.
Ainsi la colère de l’Amour, tant célébrée par de
Maistre, était réclamée par saint Grégoire. De même,
dit-il, nous pouvons sans aucune faute nous réjouir de
la ruine de notre ennemi et nous affliger de son triom­
phe ; si sa chute fait du bien, nous devons nous en
réjouir. Si son triomphe est le triomphe de l’injustice,
nous devons le déplorer. Dans ces cas, notre joie ou
notre tristesse ne va pas droit à lui, mais se déploie
autour de lui. Mais il faut examiner avec soin quel est
alors le point de départ de notre sentiment.
Il est difficile de pousser plus loin que saint Grégoire
l’esprit du symbolisme. Chaque personne, chaque chose
nommée dans l’Ecriture lui présente une signification
spirituelle qui s’adapte singulièrement et ingénieusement
à la nature humaine et à l’histoire, à l’individu, à la
société, au peuple juif, à la gentilité.
Très souvent même les crimes les plus énormes que
raconte l’Ecriture se colorent pour lui d’une couleur sur­
prenante et inattendue. Il y voit la figure détournée des
choses les plus divines. Saint Grégoire est d’une telle har­
diesse dans ses aperçus, dans ses interprétations, dans
ses contemplations, qu’on oserait à peine aujourd’hui
traduire tout ce qu’il osait dire. On craint d’étonner le
lecteur; car la timidité est un des fléaux qui frappent
une époque corrompue. L ’extrême liberté du langage de
saint Grégoire tient à l’innocence de ses pensées. Sa
grande hardiesse vient de sa pureté. Tout est pur à
ceux qui sont purs, et son regard plonge dans les abîmes
pour y voir l’iimage renversée des choses qui sont sur
SAINT GREGOIRE LE GRAND 85

les montagnes. M ais dans les intelligences misérables


et abaissées, la suspicion règne en souveraine. Saint
Grégoire, simple et grand, a confiance dans sa simplicité
et dans la grandeur de ceux qui le lisent et qui l’écou­
tent. Non-seulement il ose tout dire, même dans un
sermon, mais il remplit ses auditeurs des lumières qu’il
croit leur devoir. Il explique magnifiquement cette
magnifique correspondance entre le peuple chrétien et
l’orateur chrétien, après s’être entouré lui-même des
significations imprévues et profondes qu’il a trouvées
dans Ezéchiel. « Très souvent, dit-il, quand je suis seul,
je lis l’Ecriture sainte et je ne la comprends pas. J ’arrive
au milieu de vous, mes frères, et tout à coup je com­
prends. Cette intelligence soudaine m ’en fait désirer une
autre. Je voudrais savoir quels sont ceux par les mérites
de qui l’intelligence me vient tout à coup. Elle m ’est
donnée pour ceux en présence de qui elle m’est donnée.
Aussi, par la grâce de Dieu, pendant que l’intelligence
grandit en moi, l’orgueil baisse. C ar c ’est au milieu de
vous que j ’apprends ce que je vous enseigne. Je vais
vous l ’avouer, mes enfants, la plupart du temps, j ’en­
tends à mon oreille ce que je vous dis dans le moment
où je vous le dis. Je ne fais que répéter. Quand je ne
comprends pas Ezéchiel, alors je me reconnais; c’est
bien moi, c’est l ’aveugle. Quand je comprends, voilà le
don de D ieu qui me vient à cause de vous. Quelquefois
aussi je comprends l’Ecriture dans le secret. D ans ces
moments-là, c’est que je pleure mes fautes, les larmes
seules me plaisent. Alors je suis ravi sur les ailes de la
contemplation.
Ainsi, seul ou entouré de ses chers auditeurs qu’il
regarde comme ses inspirateurs, il scrute l’Ecriture avec
une audace qui épouvanterait nos misérables habitudes.
Je cite des choses simples qui vont toutes seules; car je
pense au lecteur; je supprime l ’étonnant.
Les paroles de D ieu à Job retentissent aux oreilles
86 PHYSIONOM IES DE SAINTS

de saint Grégoire dans tous les mondes : dans le monde


physique, dans le monde intellectuel, dans le monde
moral.
«Où étais-tu, dit le Seigneur, quand je posais les
fondements de la terre ? »
Les fondements de la terre signifient, entre autres
choses, pour saint Grégoire, la crainte de Dieu.
E t alors Dieu parle à l’homme à peu près en ces ter­
mes : Pendant que tu ne pensais pas à moi, je posais
ma crainte au fond de ton âme. Par là je posais la pierre
angulaire de l’Eglise future, de sa sainteté, de ton salufc.
Mais où étais-tu dans ce moment ? Tu ne pensais pas
à moi. Ne t ’attribue donc pas le mérite de ma grâce,
puisque c’est moi qui t ’ai prévenu.
As-tu pénétré dans les profondeurs de la vie ?
La vie, c’est le cœur huimain. Dieu entre dans ses
profondeurs quand il lui révèle sa misère, quand il lui
étale sa confusion. Il pénètre au profond de l’abîme
quand il convertit les désespérés.
T ’es-tu promené dans les derniers Abîmes ?
L ’abîme c’est nous-mêmes, c’est notre cœur qui ne
peut pas se comprendre, et qui est à lui-même une nuit
très profonde. Quand l’hom-me se repent après de grands
crimes, c’est qu’alors Dieu se promène dans les derniers
abîmes. Il apaise les flots invisibles qui soulevaient
l’océan profond du cœur.
Le prophète a vu cette promenade quand il a dit :
Les démarches de Dieu me sont apparues, les démarches
de mon Dieu et de mon Roi.
Celui qui apaise les mouvements désordonnés de son
âme par le souvenir des jugements de Dieu contemple
la promenade du Seigneur au fond de lui.
« Connais-tu la route du tonnerre qui gronde ?
« Souvent, dit saint Grégoire, c’est le Dieu incarné
qui est signifié par le tonnerre. Il sort, pour se faire
entendre à nous, du fond des prophéties, comme le ton-
SAINT GRÉGOIRE LE GRAND 87

nerre du choc des nuages. C’est pourquoi les saints


Apôtres, fils de sa grâce, ont été appelés fils du tonnerre.
« Le prédicateur, qui, lui aussi, est le tonnerre, peut
-bien faire retentir ses paroles à vos oreilles; mais il ne
peut pas ouvrir vos cœurs. Si le Dieu Tout-Puissant
ne lui en livre pas l’entrée, sa parole retentit en vain.
C’est pourquoi, le Seigneur, qu’il ouvre sa route à la
foudre, parce que, pendant notre discours, il frappe vos
âmes de sa terreur. Saint Paul le savait bien. Il con­
naissait son impuissance. Il demandait à ses disciples
leurs prières, afin que le Seigneur lui ouvrît la porte du
Verbe afin de porter le mystère du Christ. >
Il faudrait tout citer. A chaque mot du récit, saint
Grégoire aperçoit une multitude immense de sens sym­
boliques et moraux qui surgissent de tous côtés. « D ’où
viens-tu ? dit Dieu à Satan, au commencement du livre
de Job. » — Dieu interroge, comme s ’il ne savait pas,
parce que, pour Dieu, ignorer c’est maudire. Je ne vous
connais pas : voilà, dans la bouche de Dieu, une des
formules de malédiction.
Cet homme, immense par la pensée, s’occupait de
chaque homme comme de lui-même et souffrait de tou­
tes les souffrances du genre humain.
« Sachez, écrivait-il à un évêque, que ce n ’est pas
assez d’être retiré, studieux, homme d’oraison, si vous
n avez la main ouverte pour subvenir aux nécessités des
pauvres ! Un évêque doit regarder la pauvreté d’autrui
comme la sienne propre. C’est à tort que vous portez le
nom d’Evêque, si vous faites autrement. »
Quant à lui saint Grégoire, ayant appris qu’un pau-
yre était mort dans un village écarté, sans qu’on sût au
juste comment il était mort, craignant qu’il ne fût mort
faute de nourriture ou de soins, il tomba dans une telle
douleur que, cherchant pour lui-même une pénitence
e gale à la faute dont il se croyait coupable, il se con­
damna à passer plusieurs jours sans dire la messe.
CHAPITRE IX

SA IN T PATRICE.

Voici peut-être une des vies les plus extraordinaires


et les moins connues que l’hagiographie puisse nous
présenter. La légende n ’a rien de plus merveilleux que
cette histoire. Saint Patrice occupe dans les Bollandis-
tes une place très considérable.
Patrice n ’avait guère que douze ans quand il fut
enlevé par des pirates et conduit en Hibemie. Là il fut
fait berger et garda les troupeaux de ses maîtres. Six
ans se passèrent, et pendant ces six années, le jeune
Patrice, léger et paresseux, fut saisi par l’esprit de
prière. Il s’agenouillait sur la neige et priait, au milieu
des champs, entouré des animaux qui lui étaient confiés.
Au bout de six ans, une voix mystérieuse lui parla et
lui dit : Tu vas bientôt revoir ta patrie. Patrice s’échap­
pa, et guidé par celui qui lui parlait, arriva à un port
qu’il ne connaissait pas, y trouva un navire qui partait,
et obtint du pilote une place à bord.
Mais ce navire ayant pris terre dans un lieu inhabité,
la fatigue et la faim saisirent l’équipage qui marchait
dans le désert, cherchant un gîte et la nourriture. Tous
ces hommes étaient païens, excepté Patrice. — « Tu es
chrétien, lui dit le pilote, et tu nous laisses périr ! Si
ton Dieu est puissant, invoque son nom sur nous et nous
serons sauvés. » Patrice commença ici la fonction de
SAINT PATRICE 89

sa vie. Il pria, des animaux parurent, qu’on tua et


qu’on mangea.
Patrice, revenu dans son pays, fut une seconde fois
enlevé par les pirates. — «Ta captivité ne durera que
deux mois », lui dit la voix intérieure. En effet, au bout
de deux mois il fut délivré.
Mais, rendu pour la seconde fois à sa patrie et à
sa famille, Patrice ne devait pas rester longtemps
immobile dans ce repos.
Une nuit, pendant son sommeil, un personnage se
dressa devant lui, tenant un volume à la main. Et sur
la première page du volume étaient écrits ces mots :
Voix de VHibernie.
Et, dans son sommeil, Patrice croit entendre les voix
des bûcherons de Focludum, qui le suppliaient et lui
disaient : Jeune homme, revenez parmi nous ; ensei-
gnez-nous les voies du Seigneur !
Le lendemain, Patrice raconta à un ami sa vision, et
son confident lui répondit : Tu seras évêque d’Hibemie.
Quelque temps après, Patrice partit avec sa famille
pour l’Armorique. Là son père et sa mère furent égorgés
par les barbares. Patrice fut gardé vivant par eux,
comme un esclave agréable à posséder. Il fut pris, puis
vendu, puis arraché ià ses nouveaux maîtres par des
Gaulois qui venaient de les rencontrer et de les battre.
Enfin, à Bordeaux, des chrétiens rachetèrent Patrice,
qui vint frapper à la porte du monastère de Saint-Martin
de Tours. Il est difficile d’imaginer une vie plus agitée,
une succession plus étrange de situations bizarres et
d!événements singuliers. Voil'à donc Patrice tant de
fois pris, délivré, repris, vendu, transporté et ballotté,
qui passe quatre années dans la vie cénobitique. Cepen­
dant, les visions divines lui montraient toujours l’Hiber-
uie comme le lieu de sa vocation. Il entendait, dit-on,
les cris des enfants dans le sein de leurs1 mères qui
l’appelaient en Hibernie. Il quitta le monastère, franchit
7
90 PHYSIONOMIES DE SAINTS

le détroit, et vint évangéliser la cité irlandaise de


Remair. Mais telle était la voie étrange par laquelle
Patrice était conduit que, malgré ses désirs, sa sainteté,
son zèle, et l’appel surnaturel dont il était l’objet, il
échoua complètement. Traité en ennemi, il fut obligé
de repasser le détroit. L ’heure n’était pas venue. L ’Irlan­
de n’était pas prête. Toujours appelé, toujours repoussé,
Patrice revient en Gaule, où il passe trois ans sous la
direction de saint Germain l’Auxerrois. Ensuite il alla
chercher la solitude de l’île de Lérins où il continua dans
la prière les mystérieuses préparations qu’il avait com­
mencées dans les travaux et dans les captivités.
Enfin saint Germain l’envoya à Rome où il demanda
au pape saint Célestin la bénédiction apostolique, et il
reprit à travers la France le chemin de cette Irlande
qui était pour lui la terre promise. Un évêque d’Angle­
terre, nommé Amaton, lui donna la -consécration épisco­
pale, et, accompagné d’Analius, d’Isornius et de plusieurs
autres, saint Patrice aborda en Irlande, pendant l’été
de l’an 432.
On voulut le retenir dans les Cornouailles, où il éclata
par plusieurs miracles. Mais le Seigneur lui parla en
vision, et l’appela en Irlande.
Quand il y fut installé, il se rendit à l’assemblée géné­
rale des guerriers de l’Hibernie. A côté d’eux siégeait le
collège druidique. Patrice attaqua de front le centre
religieux et le centre politique de la nation. Devant tous
ses ennemis solennellement réunis et groupés, saint
Patrice prêcha la foi.
A dater de ce moment, les merveilles se succèdent
avec une rapidité dont l’hagiographie offre peu d ’exem­
ples. Le roi de Dublin, le roi de Miurow, les -sept fils du
roi de Connaugth embrassent le christianisme. Cette
Irlande si stérile devint subitement féconde, au delà des
espérances du missionnaire. Cette Irlande, qui avait
chassé les envoyés de Dieu, devint tout à coup Pile des
SAINT PATRICE 91

Saints. Ce fut dans une grange que saint Patrice célébra


la première fois l’office sur le sol irlandais.
Dans ce pays où il fut autrefois esclave méprisé des
chefs païens et barbares, saint Patrice marche mainte­
nant en conquérant et en triomphateur. Rois et peuples,
tout vient à lui. Rois, peuples et poètes, car l’Irlande est
une des plus antiques patries de la poésie. On prétend
que Patrice rencontra Ossian.
Le barde irlandais finit, dit-on, par christianiser sa
harpe guerrière. L ’Homère de l’Hibernie inclina ses
vieux héros devant l’étendard du Dieu inconnu. La poésie
celtique demanda aux monastères, qui sortaient du sol
foulé par Patrice, leur ombre hospitalière. Alors, dit un
vieil auteur, les chants des bardes devinrent si beaux
que les anges de Dieu se penchaient au bord du ciel
pour les écouter.
Cependant, les invasions des pirates désolaient l’Irlan­
de. Corotic, chef de clan, désolait le troupeau de Patrice.
L’évêque lui écrivit une lettre :
« Patrice, pécheur ignorant, mais couronné évêque en
Hibernie, réfugié parmi les nations barbares, à cause de
son amour pour Dieu, j ’écris de ma main ces lettres
pour être transmises aux soldats du tyran... La miséri­
corde divine que j ’aime ne m’oblige-t-elle pas à agir
ainsi, pour défendre ceux-là même qui naguère m’ont
fait captif et qui ont massacré les serviteurs et les ser­
vantes de mon père ?» Il prédit que la royauté de ses
ennemis sera moins stable que le nuage et la fumée.
«En présence de Dieu et de ses anges, ajoute-t-il, je
certifie que l’avenir sera tel que je l’ai prédit. »
Quelques mois après, Corotic, frappé d’aliénation
mentale, mourait dans le désespoir.
Les ennemis de Patrice tombaient morts, ses amis
ressuscitaient. Les tombeaux semblaient un domaine sur
lequel il avait droit. La vie et la mort avaient l’air de
deux esclaves qui auraient suivi ses mouvements.
92 PHYSIONOM IES DE SAINTS

A son arrivée en Irlande, les démons, dit un historien


du douzième siècle, formèrent un cercle dont ils ceigni­
rent Pile entière, pour lui barrer le passage, Patrice leva
la main droite, fit le signe de la croix et passa outre.
Puis il renversa l’idole du Soleil à laquelle les enfants,
comme à l’ancien Molock, étaient offerts en sacrifice.
Quant au célèbre purgatoire de saint Patrice, les avis
sont partagés sur l’authenticité historique de cette grande
tradition.
Du sixième au dix-septième siècle il est facile d’en
suivre la trace. Ni le temps ni l’espace n’a arrêté le
bruit et l’émotion de ce mystère : Caldéron a fait un
drame intitulé le Purgatoire de saint Patrice.
Il s’agit d’une caverne profonde et souterraine où saint
Patrice faisait pénitence. Plusieurs l’y suivirent : les
grands criminels descendaient par un puits dans ces
profondeurs expiatrices, pour y faire en ce monde leur
purgatoire.
La caverne était située dans une petite île du lac
Dearg, dans la province de l’Ulster occidental.
D ’après la tradition, les Irlandais dirent un jour à
Patrice :
«Vous annoncez pour l’autre monde de grandes joies
ou de grandes douleurs : mais nous n’avons jamais vu
ni les unes ni les autres ; vous parlez, mais nous ne
voyons pas. Que sont des paroles ? Nous ne quitterons
nos habitudes et notre religion que si nous voyons de
nos yeux les choses que vous promettez. »
Patrice se mit en prière, et guidé par son ange, arriva
à sa terrible et célèbre caverne, où il vit et montra les
scènes de l’autre monde, reproduites dans celui-ci. Pour
séparer ici l’histoire de la légende par une ligne de
démarcation parfaitement authentique, la critique doit
se déclarer impuissante. D ’après la tradition, la caverne
était divisée : d’un côté apparaissaient les anges avec
un cortège inouï de splendeurs paradisiaques, de l’autre
SAINT PATRICE 93

les spectres, les idoles, et tous les monstres qu’avait


adorés l’Irlande idolâtre suivis des terreurs et des horreurs
qui ne se peuvent imaginer. On enfermait là deux jours
les pénitents volontaires qui réclamaient le Purgatoire,
et nul ne sait l’histoire exacte des quarante-huit heures
qu’ils y passaient.
On attribue au bâton de saint Patrice le pouvoir de
chasser les serpents. Ces animaux venimeux sont, à ce
qu’il paraît, inconnus en Irlande, et leur absence est
attribuée à une bénédiction particulière, à la bénédiction
du bois que saint Patrice a tenu dans ses mains.
Saint Patrice et Ossian se sont rencontrés sur terre.
L’histoire possède avec certitude les principaux faits
de leur vie. Mais il y a des détails qui restent incertains,
comme les contours, quand la nuit tombe. La chronogra-
phie représente saint Patrice une harpe à la main.
L’intimité du saint et du barde est le trésor qu’elle veut
confier symboliquement à la mémoire des Irlandais.
La figure de saint Patrice ressemble un peu à ces
navires qu’on voit s’éloigner du rivage. Pendant quelque
temps, l’œil les suit distinctement, mais le ciel et la mer
se confondent à l’horizon, et bientôt le navire semble
disparaître à la fois dans le ciel et dans la mer confondus.
CHAPITRE X.

SAINT JOSEPH.

Saint Joseph, l’ombre du Père ! celui sur qui l’ombre


du Père tombait épaisse et profonde ; saint Joseph,
l’homme du silence, celui de qui la parole approche à
peine ! L ’Evangile ne dit de lui que quelques mots :
« C’était un homme juste ! » l’Evangile, si sobre de
paroles, devient encore plus sobre quand il s’agit de
saint Joseph. On dirait que cet homme, enveloppé de
silence, inspire le silence. Le silence de saint Joseph fait
le silence autour de saint Joseph. Le silence est sa
louange, son génie, son atmosphère. Là où il est le silence
règne. Quand l’aigle plane, disent certains voyageurs,
le pèlerin altéré devine une source à l’endroit où tombe
son ombre dans le désert. Le pèlerin creuse, l’eau jaillit.
L’aigle avait parlé son langage, il avait plané. Mais la
chose belle avait été une chose utile ; et celui qui avait
soif, comprenant le langage de l’aigle, avait fouillé le
sable et trouvé l’eau.
Quoi qu’il en soit de cette magnifique légende et de
sa vérité naturelle, que je n ’ose garantir, elle est féconde
en symboles superbes. Quand l’ombre de saint Joseph
tombe quelque part, le silence n ’est pas loin. Il faut
creuser le sable, qui dans sa signification symbolique
représente la nature humaine ; il faut creuser le sable,
et vous verrez jaillir l’eau. L ’eau, ce sera, si vous voulez,
ce silence profond, où toutes les paroles sont contenues,
SAINT JOSEPH 95

ce silence vivifiant, rafraîchissant, apaisant, désaltérant,


le silence substantiel ; là où est tombée Fombre de saint
Joseph, la substance du silence jaillit, profonde et pure,
de la nature humaine creusée.
Pas une parole de lui dans l’Ecriture ! Mardochée,
qui fit fleurir Esther à son ombre, est un de ses pré­
curseurs. Abraham, père d’Isaac, représenta aussi le père
putatif de Jésus. Joseph, fils de Jacob, fut son image la
plus expressive. Le premier Joseph garda en Egypte le
pain naturel. Le second Joseph garda en E gypte le pain
surnaturel. Tous deux furent les hommes du mystère ; et
le rêve leur dit ses secrets. Tous deux furent instruits en
rêve, tous deux devinèrent les choses cachées. Penchés
sur l’abîme, leurs yeux voyaient à travers les ténèbres.
Voyageurs nocturnes, ils découvraient leurs routes à
travers les mystères de Fombre. Le premier Joseph v it
le soleil et la lune prosternés devant lui. Le second
Joseph commanda à M arie et à Jésus ; M arie et Jésus
obéissaient.
Dans quel abîme intérieur devait résider l’homme qui
sentait Jésus et M arie lui obéir, l’homme à qui de tels
mystères étaient familiers et à qui le silence révélait la
profondeur du secret dont il était gardien ! Quand il
taillait ses morceaux de bois, quand il voyait l’Enfant
travailler sous ses ordres, ses sentiments, creusés par
cette situation inouïe, se livraient au silence qui les
creusait encore ; et du fond de la profondeur où il vivait
avec son travail, il avait la force de ne pas dire aux
hommes : Le Fils de D ieu est ici.
Son silence ressemble à un hommage rendu à l ’inex­
primable. C ’était l’abdication de la Parole devant
FInsodable et devant l ’immense. Cependant l’Evangile,
qui dit si peu de mots, a les siècles pour commentateurs ;
je pourrais dire qu’il a les siècles pour commentaires. Les
siècles creusent ses paroles et font jaillir du caillou
l ’étincelle vivante. Les siècles sont chargés d’amener à
96 PHYSIONOMIES DE SAINTS

la lumière les choses du secret. Saint Joseph a été


longtemps ignoré ; mais depuis sainte Thérèse, particu­
lièrement chargée de le trahir, il est beaucoup moins
inconnu. Mais voici quelque chose d’étrange : chaque
siècle a deux faces, la face chrétienne et la face antichré­
tienne ; la face chrétienne s’oppose en général à la face
antichrétienne par un contraste direct et frappant. Le
dix-huitième siècle, le siècle du rire, de la frivolité, de
la légèreté, du luxe, posséda Benoist-Joseph Labre. Ce
mendiant arrive à la gloire, même à la gloire humaine ;
et tous ceux qui brillaient de son temps sont descendus
dans une honte historique, qui ne ressemble à aucune
autre et près de laquelle les hontes ordinaires sont de la
gloire. Je ne sais ce que Dieu a fait de leurs âmes ; mais
la science humaine, malgré ses imperfections et ses
lenteurs, a fait justice de leurs noms. Les représentants
du dix-huitième siècle sont enterrés dans un oubli
particulier.
Joseph Labre, qui est leur contradiction vivante,
éclate lui-même aux yeux des hommes ; et ceux-là même
qui essayent de se moquer de lui sont obligés de le
considérer comme un personnage historique.
Le dix-neuvième siècle est par-dessus tout, dans tous
les sens du mot, le siècle de la Parole. Bonne ou mauvaise,
la Parole remplit notre air. Une des choses qui nous
caractérisent, c’est le tapage. Rien n’est bruyant comme
l’homme moderne : il aime le bruit, il veut en faire
autour des autres, il veut surtout que les autres en
fassent autour de lui. Le bruit est sa passion, sa vie,
son atmosphère, la publicité remplace pour lui mille
autres passions qui meurent étouffées sous cette passion
dominante, à moine qu’elles ne vivent d ’elle et ne
s’alimentent de sa lumière pour éclater plus violem­
ment. Le dix-neuvième siècle parle, pleure, crie, se
vante et se désespère. Il fait étalage de tout. Lui qui
déteste la confession secrète, il éclate à chaque instant
SAINT JOSEPH 97

en confessions publiques. Il vocifère, il exagère, il rugit.


Eh bien ! ce sera ce siècle, ce siècle de vacarme, qui
verra s ’élever et grandir dans le ciel de l ’Eglise la
gloire de saint Joseph. Saint Joseph vient d’être choisi
officiellement pour patron de l’Eglise pendant le bruit
de l ’orage. Il est plus connu, plus prié, plus honoré
qu’autrefois.
Au milieu du tonnerre et des éclairs, la révélation de
son silence se produit insensiblement.
Jusqu’où a-t-il pénétré dans l ’intimité de D ieu ? Nous
ne le savons pas ; mais nous sommes pénétrés, au miüeu
du bruit qui nous entoure, par le sentiment de la paix
immense dans laquelle s’écoula sa vie : le contraste
semble chargé de nous révéler la grandeur cachée des
choses. Beaucoup parlent qui n ’ont rien à dire et dissi­
mulent, sous le fracas de leur langage et la turbulence
de leur vie, le néant de leurs pensées et de leurs senti­
ments. Saint Joseph, qui a tant à dire, saint Joseph ne
parle pas. Il garde au fond de lui les grandeurs qu’il
contemple : et les montagnes s’élèvent au fond de lui
sur les montagnes, et les montagnes font silence. Les
hommes sont entraînés par Vensorcellem ent de la baga­
telle. M ais saint Joseph reste en paix, maître de son
âme et en possession de son silence, parmi les ébranle­
ments du voyage en Egypte, dans cette fuite de Jésus-
Christ déjà persécuté. Parm i les pensées, les sentiments,
les étrangetés, les incidents, les difficultés de ce voyage,
celui qui représentait D ieu le Père prend la fuite, comme
s’il était à la fois faible et coupable ; il fuit en Egypte,
au pays de l’angoisse ; il revient dans ce lieu terrible,
d’où ses ancêtres sont sortis, sous la protection de
l ’Eternel. Il fait la route qu’a faite Moïse, et il la fait
sens inverse. E t, pendant qu’il va en Egypte, et qu’il
est en Egypte, il se souvient d’avoir cherché une place à
l ’hôtellerie et de ne pas l ’avoir trouvée.
Pas de place à l’hôtellerie !
98 PHYSIONOM IES DE SAINTS

L ’histoire du monde est dans ces trois mots ; et cette


histoire, on ne la lit pas ; car lire c’est comprendre. E t
l’éternité ne sera pas trop longue pour prendre et donner
la mesure de ce qui est écrit dans ces mots : Pas de place
à l’hôtellerie. Il y en avait pour les autres voyageurs.
Il n ’y en avait pas pour ceux-ci. La chose qui se donne
à tous se refusait à M arie et à Joseph ; et dans quelques
minutes Jésus-Christ allait naître ! L ’Attendu des
nations frappe à la porte du monde, et il n ’y avait pas
de place pour lui dans l’hôtellerie ! Le Panthéon romain,
cette hôtellerie des idoles, donnait place à trente mille
démons, prenant des noms qu’on croyait divins. Mais
Rome ne donna pas place à Jésus-Christ dans son Pan­
théon. On eût dit qu’elle devinait que Jésus-Christ ne
voulait pas de cette place et de ce partage. Plus on est
insignifiant, plus on se case facilement. Celui qui porte
une valeur humaine a plus de peine à se placer. Celui
qui porte une chose étonnante et voisine de Dieu, plus
de peine encore. Celui qui porte Dieu ne trouve pas de
place. Il semble qu’on devine qu’il lui en faudrait une
trop grande, et si petit qu’il se fasse, il ne désarme pas
l’instinct de ceux qui le repoussent. Il ne réussit pas à
leur persuader qu’il ressemble aux autres hommes. Il a
beau cacher sa grandeur, elle éclate malgré lui, et les
portes se ferment, à son approche, instinctivement.
Ce petit mot tout court : parce qu’il n’y avait pas de
place pour eux dans l’hôtellerie, est d’autant plus terrible
qu’il est plus simple. Ce n ’est pas l’accent de la plainte,
du reproche, de la récrimination : c’est le ton du récit.
Les réflexions sont supprimées. L’Evangile nous les laisse
à faire. Quie non erat eis locus in diversorio. E t ce mot
diversorio : ce mot qui indique la multiplicité ? Les
voyageurs ordinaires, les -hommes qui font nombre,
avaient trouvé place dans l’hôtellerie. Mais Celui que
portait Marie allait naître dans une étable, car c’était
SAINT JOSEPH 99

lui qui devait dire un jour : « Une seule chose est néces­
saire, Unum est necessarium. >
Le diversorium lui avait été fermé.
Il faudrait qu’un éclair fendît notre nuit et montrât
tous les siècles à la fois sur un point et en un instant pour
que ce mot si petit, si court, si simple, apparût comme
il est, pour que cette hôtellerie dans laquelle Marie et
Joseph ne trouvent pas de place apparût comme elle est.
Il faudrait un éclair montrant un abîme. Qu’arriverait-il,
si nos yeux s’ouvraient ?
Le père Faber se demande ce qu’ont pensé les mères
des innocents, qu’on égorgea peu de temps après.
Il se demande si elles n’ont pas fait quelques réflexions
sur l’homme et la femme, qui n’avaient pas trouvé place
et sur l’Enfant qui n’avait eu qu’une crèche pour naître.
La terre ne devait pas non plus lui donner une place
sur elle pour mourir : elle devait au bout de quelques
années le rejeter sur une croix.
La planète fut comme l’hôtellerie : elle fut inhospi­
talière.
Saint Joseph accomplit en réalité ce qu’accomplissent
les autres en figure. Après avoir gardé le Pain de vie en
Egypte et réalisé la chose dont le premier Joseph était
l’ombre, il revient à Nazareth et fait ce qu’avait fait
Josué. Josué avait arrêté le soleil ; mais Celui qui était
la lumière du monde avait quitté Marie et Joseph pour
faire à Jérusalem les affaires de son Père. Cependant
Marie et Joseph le retrouvent et le ramènent. Le soleil,
qui avait paru commencer sa course, fut arrêté dix-huit
ans. De douze ans à trente, Jésus-Christ resta là. Quel
âge avait-il, quand mourut Joseph ? On n’en sait rien,
mais il paraît que Joseph était mort quand il quitta la
maison. Que se passa-t-il dans cette maison ? Quels
mystères s’ouvrirent devant les yeux de cet homme, à
qui Jésus-Christ obéissait ? Que voyait Joseph dans les
actions de Jésus-Christ ? Ces actions, par leur simplicité
100 PHYSIONOM IES DE SAINTS

même, prenaient sans doute à ses yeux des proportions


incommensurables. Dans le moindre mouvement-, que
voyait-il ? Que voyait-il dans son activité, restreinte en
apparence ? Que voyait-il dans son obéissance ? De quel
son devait frémir au fond de son âme cette phrase : « Je
commande et il obéit ? Je tiens la place de Dieu le
Père. » E t derrière cette phrase, au fond, au-dessous,
il devait y avoir quelque chose de plus profond qu’elle :
c’était le silence qui l’enveloppait ; et peut-être la
phrase, qui aurait donné la formule du silence, ne se
formula jamais elle-même. Peut-être se cache-t-elle dans
le silence qui la contenait.
Quand les paroles humaines, appelées tour à tour par
l’homme, se réunissent, se déclarant les unes après les
autres incapables d’exprimer le fond de son âme, alors
l’homme tombe à genoux; et, du fond de l’abîme, le
silence s’élève en lui. E t comme il part du f’ond de
l’abîme, le silence perce les nuages ; il monte au trône
de Celui qui a pris les ténèbres pour retraite ; il monte
au trône de Dieu avec les parfums de la nuit.
Le sommeil, ce grand silence de la nature, fut le
temple où les deux Joseph entendaient les voix du ciel.
Le premier Joseph avait été vendu à l’occasion d’un
songe, il avait excité la haine et la jalousie de ses frères.
A l’occasion d’un songe, il avait été conduit en Egypte.
Saint Joseph reçut en songe l’ordre de fuir en Egypte.
Il commanda. La mère et l’enfant obéirent. Il me
semble que le commandement dut inspirer à saint
Joseph des pensées prodigieuses. Il me semble que le
nom de Jésus devait avoir pour lui des -secrets étonnants.
Il me semble que son humilité devait prendre, quand il
commandait, des proportions gigantesques, incommen­
surables avec les sentiments connus. Son humilité devait
rejoindre son silence, dans son lieu, dans son abîme. Son
silence et son humilité devaient grandir appuyés l’un
sur l’autre.
SAINT JOSEPH 101

Saint Joseph échappe à nos mesures. Elles sont surpas­


sées par la hauteur de sa fonction. Le Dieu jaloux lui a
confié la sainte Vierge. Le Dieu jaloux lui a confié
Jésus-Christ. Et l’ombre du Père tombait chaque jour
sur lui, Joseph, plus épaisse, si épaisse que la parole ose
à peine approcher.
Quand il était dans son atelier, les grandes scènes
patriarcales se présentaient-elles à lui ? Abraham, Isaac,
Jacob et Joseph, son image jetée devant lui, son ombre
projetée sur la terre par le soleil lovant, Moïse et
l’intérieur du désert où flamboyait le buisson ardent,
toutes les personnes et toutes les choses qui étaient la
figure des réalités présentes passaient-elles devant les
yeux de son âme ? Quand son regard rencontrait l’En­
fant qui attendait ses ordres pour l’aider dans son travail,
saint Joseph contemplait-il dans son esprit le nom de
Dieu révélé à Moïse ? Etait-il intérieurement ébloui par
les souvenirs et les splendeurs du T etragrammaton ?
La Vierge qui était là, sous sa protection, était la
femme promise à l ’humanité par la voix des prophètes ;
l’univers l’attendait, dressant un autel mystérieux :

Virgini pariturœ.

L ’Enfant auquel il donnait des ordres est celui dont


il est dit :

Per quem majestatem tuam laudant Angeli, adorant


Dominationes, tremunt Potestates.

C ’est par Lui que les Puissances tremblent ! L ’habi­


tude nous dérobe la sublimité de ce langage. Sans le
Médiateur, sans Jésus-Christ, que feraient les Puissan­
ces ! C ’est par lui qu’elles tremblent. Peut-être que sans
lui, devant la majesté trois fois épouvantable, elles
Poseraient pas même trembler!
CHAPITRE X I

PRIVILÈGE DU MOIS DE MARS.

La fête du 25 mars, dit le père Faber, est de toutes


les fêtes de Tannée la plus difficile à célébrer dignement.
La fête de TAnnonciation est la fête même de l’Incar­
nation.
Le mois de mars, disent les Bollandistes, est le pre­
mier des mois.
C’est en mars, disent-ils, que le monde a été créé, en
mars que le Rédempteur a été conçu. Le mois de mars
est le premier mois que la lumière ait éclairé.
Le Fiat de Dieu qui a ordonné à la lumière de naître,
et le Fiat de la Vierge qui a accepté la maternité divine
ont été prononcés tous deux en mars.
C ’est en mars que Jésus-Christ est mort, et c’est très
probablement le 25 mars qui fut le jour de son Incar­
nation.
Les Bollandistes croient encore qu’en mars aura lieu
la fin du monde. Le monde sera jugé dans le mois où
il a été fait. Le jugement dernier sera l’anniversaire de
la création.
Le mois de mars serait donc le mois des commence­
ments et le mois des renouvellements.
Pour cette raison peut-être il a été appelé Artion,
du mot Artius, qui veut dire complet. Chez les Italiens
son nom était Primus, le premier. Chez les Hébreux,
il s’appelait Nizan, et c’est par lui que commençait
l’année.
PHIVILÈGE DU MOIS DE MASS 103

Les Romains rappelèrent Mars du nom de celui à


qui la guerre était dédiée. Le premier des mois fut
affecté à la première des idoles, à l’idole préférée.
Les traditions les plus antiques du inonde attribuent
au mois de mars les plus remarquables privilèges.
Il aurait vu, dit-on, la première victoire de Dieu.
Ce serait le 25 mars que Satan aurait été vaincu par
saint Michel.
Les anges furent créés en même temps que la lumière.
Et la lumière fut séparée des ténèbres. La séparation des
bons et des mauvais anges est mystérieusement indiquée
par cette division.
La lumière existait, comme l’ange, avant l’homme. Le
25 mars a donc pu voir le premier combat et la première
victoire.
Adam naît, pèche et meurt. Son crâne, d’après la
tradition, fut enterré le 25 mars sur la montagne du
Calvaire, que devait surmonter plus tard la croix du
second Adam.
Toujours d’après la tradition la plus antique, Abel,
le premier martyr, a été assassiné le 25 mars. Le jour
du premier homicide doit être pour Adam un jour révé­
lateur. La mort lui avait été annoncée ; elle ne lui avait
pas encore été montrée.
Toujours d ’après la tradition, c’est le 25 mars que
Melchisédech aurait offert au Très-Haut le pain et le
vin.
Le mystérieux sacrifice de Melchisédech portait sur
le pain et le vin, pour annoncer l’Eucharistie, qui devait
être établie en mars.
Toujours d’après la tradition, c’est en mars qu’Abra-
ham, au jour de son épreuve, conduisit Isaac sur le
mont Moria, pour l’immoler. La victime véritable devait,
après bien des siècles, être immolée en mars. En mars
devait s’accomplir la Réalité. En mars aussi se présenta
la figure ; Isaac était l’ombre et l’image de Celui qui
104 PHYSIONOMIES DE SAINTS

plus tard gravit la montagne du Calvaire, et qui ne fut


pas remplacé par un bélier.
En mars, dit encore la tradition, les Hébreux ont
passé la mer Rouge. La première pâque s’accomplit en
mars. Sainte Véronique est morte en mars. Saint Pierre
a été tiré de sa prison par un ange au mois de mars.
Ces anniversaires ne sont pas des coïncidences. Ils se
répondent les uns aux autres comme les échos se répon­
dent de montagnes en montagnes.
Ils marquent les heures sur l’horloge du temps. La
nuit qui guidait les Hébreux dans le désert était faite
de lumière et d’om-bre. Le plan gigantesque qui embrasse
la création, la Rédemption, la consommation est tantôt
obscur et tantôt lumineux. La main qui guide l’humanité
tantôt baisse et tantôt soulève le voile derrière lequel
apparaissent les mystérieuses et solennelles harmonies.
CH APITR E X II

LA FIN DE MARS.

Il y a tant .de choses à dire sur la fin de mars, que


nous nous trouvons dans la nécessité de choisir. C ’est la
fête de l’Annonciation ; mais c’est aussi la fête de
rincarnation. Car l'Incarnation, après l’Annonciation,
ne s’est pas fait attendre ; c’est donc la fête de ce
moment suprême, prédit depuis tant de siècles, c’est la
fête désirée par les patriarches et les prophètes, celle
dont Abraham a désiré de voir le jour. L ’Incarnation
était appelée par toutes les grandes voix inspirées
qu’avait entendues le monde ; et les gentils eux-mêmes,
agités par un instinct confus, la désiraient sans la con­
naître. Virgile élevait la voix au milieu des angoisses et
des espérances du monde païen ; et la Sybille rendit des
témoignages qui sont acceptés. L ’églogue de Virgile a
cela d’étrange qu’elle part du centre même de la civili­
sation, du centre poli et lettré. Souvent les hommes
civilisés, raffinés et instruits, dans le sens vulgaire de
ce dernier mot, sont plus sourds et plus muets que les
foules ignorantes, quand il s’agit d’instinct divin.
Cependant le bruit sourd qui se faisait dans le monde
fut entendu au pied du trône d’Auguste, dans cette
Rome fière d’elle-même, occupée de sa gloire et pleine
de sa vanité. Virgile n’était pas dans les conditions où
l’on entend les choses profondes. Pourtant il se chargea

8
106 PHYSIONOMIES 1>E SAINTS

de rendre témoignage et de dire en vers élégants qu’il


avait entendu quelque chose. Plus loin Isaïe, Jérémie,
Ezéchiel, Daniel, le grand Daniel, l’homme de désirs.
E t Balaam ? Que dire de ce personnage extraordinaire,
qui parlait malgré lui ? E t Abraham, et Isaac, et Jacob,
et Israël ? Dans l’intervalle Moïse.
Toutes les grandes voix s’étaient donné un rendez-
vous suprême. L ’écho de toutes les montagnes, de toutes
les vallées, de toutes les collines, répétait la même
promesse. Il répétait et ne se répétait pas ; car la
promesse, uniforme en elle-même, variait sans cesse dans
les points de vue, dans les aspects, dans les paroles, dans
les détails. C ’était la même promesse ; mais elle ne
retentissait pas partout de la même manière : l’écho
des montagnes n’est pas celui des vallées. Elle disait
toujours la même chose, et jamais ne se ressemblait à
elle-même.
Que dut-il se passer dans l’âme de la Vierge, quand
l’ange lui apparut? quand l’ange, lui apparaissant, lui
apprit que le moment était venu, le moment que son
désir avait appelé après tan t d’autres désirs ? Mais que
dut-il se passer dans l’âme de la Vierge, quand l’ange lui
annonça que le moment était venu non-seulement pour
elle, mais par elle, que c’était elle, elle-même, qui était
la Mère du Messie ? E t non-seulement il lui annonça la
chose, mais il la lui proposa. Il attendit son acceptation.
Le cardinal de Bérulle fait ici une assez singulière
remarque. II constate que rien n ’était plus facile à
Marie que de deviner qu’elle était elle-même la Mère
du Messie. Elle savait les promesses ; elle savait que les
temps de l’accomplissement étaient venus ; elle savait
que le Messie sortirait de la maison de David ; elle
savait qu’elle était de la maison de David. Elle savait
qu’une Vierge concevrait et enfanterait. Elle savait
qu’elle avait fait vœu de virginité, et qu’elle était la
seule qui eût fait ce vœu contraire aux pensées des
LA F IN DE MARS 107

Juives. Elle pouvait voir se réunir sur sa tête prédestinée


toutes les conditions requises pour cette prédestination ;
elle pouvait voir converger vers elle tous les rayons de
la lumière prophétique. Eh bien ! elle ne voyait pas !
elle ne comprenait pas 1 Elle ne savait pas î elle ne
devinait pas I elle était aveugle sur elle-même et ne
reconnaissait pas en elle la personne désignée, quoiqu'elle
connût toutes les clauses de la désignation. On dit même
qu'elle demandait comme un honneur suprême d'être la
servante de la Mère du Messie et que l'idée d'en être
elle-même la Mère ne s'était pas présentée à son esprit.
Quoi qu'il en soit, elle dit : Fiat !
Une ancienne tradition veut que le monde ait été
créé en Mars. Le Fiat lux avait retenti dans ce mois.
Le mot Fiat est plein de mystères, et ce sont des mystè­
res de création ou des mystères de rénovation. Ce sont
aussi des mystères de consommation ; car la fin du
monde pourrait avoir lieu à l'époque de la création du
monde. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, il est bien
remarquable que le mot Fiat ait donné à la lumière
naturelle et à la lumière surnaturelle l'ordre ou la
permission de briller. A peu près à la même époque,
à peu près au moment où le Fils de Dieu s’incarna et où
le Fils de Dieu mourut, se groupent quelques personna­
ges dont la fête, presque ignorée, se place un peu capri­
cieusement : par exemple Melchisédech, Isaac, le bon
Larron. Leurs fêtes varient du 25 mars au 15 avril. Les
Ethiopiens honorent Melchisédech le 12 avril et Isaac
le 1e r mai ; mais d'autres placent ces fêtes moins loin.
Le bon Larron arrive aussi vers le temps de Pâques ;
mais le jour est incertain.
Ces personnages, grands et mystérieux, sont groupés
autour des jours où le Sauveur s’incarne et meurt, parce
qu'ils ont avec lui de profondes et mystérieuses relations.
Qu'est-ce que Melchisédech ? Personne ne le sait au
Juste. Mais sa grandeur, constatée par saint Paul, semble
108 PHYSIONOM IES DE SAINTS

attestée, témoignée, glorifiée par le mystère même où est


plongé son nom. Il est sans père et sans mère, sans
généalogie. Le voisinage où il est de l’éternité permet de
le déclarer sans commencement et sans fin. Quelle attitude
sublime que la sienne ! Il apparaît, dans le lointain de
l’histoire, comme Roi de justice ! Il est Roi de la Cité
de Paix ! Roi de Salem, c’est-à-dire de Jérusalem, avant
que Jérusalem n’eût reçu son dernier nom ! Il est Roi
et il est Prêtre. Il est Pontife éternel ! Roi de justice
signifie : Melchisédech. Melchisédech signifie : Roi de
justice. De sorte que cet homme ne peut être nommé,
sans que la justice soit nommée en même temps. La
justice s’est assimilée à lui. Elle a pénétré son nom.
Ce roi nous apparaît comme Roi de justice et comme
Prêtre. Quant à l’exercice de ses fonctions, nous le
connaissons peu. Cependant nous voyons l’offrande et la
bénédiction.
Quelle scène grandiose ! Ces personnages semblent
dépasser de beaucoup la taille humaine ! Abraham, le
père des croyants, celui dont la postérité sera nombreuse
comme les étoiles, vient de délivrer Loth des mains des
rois ses voisins. Melchisédech vient à sa rencontre,
offrant le pain et le vin, car il était prêtre du Très-Haut.
Il est, je crois, le premier auquel la qualité de prêtre soit
attribuée dans l’Ecriture. C ’est pourquoi il offre le pain
et le vin, solennellement et prophétiquement. Il annonce
l’Eucharistie et donne sa bénédiction. Sa bénédiction est
simple et solennelle comme l’offrande. Que le Dieu
Très-Haut, qui a fait le ciel et la terre, bénisse Abra­
ham ! Que béni soit le Dieu Très-Haut qui a mis les
ennemis d’Abraham entre les mains d’Abraham !
Du reste, aucune connaissance bien précise ne nous
est donnée. Peut-être le vague du nom de Melchisédech
convient-il à sa grandeur. L ’Eglise ne lui assigne pas de
fête universellement célébrée. Mais elle le place, dans
le canon de la messe, à côté d’Abraham et d’Abel. M.
LA FIN DE MASS 109

Olier a écrit de 'belles choses sur les ressemblances et


les différences de ces trois sacrificateurs et des sacrifices
offerts par leurs mains.
Le plus illustre est Abraham. Son sacrifice est devenu
populaire, parce qu’il remue la nature humaine plus
profondément. La fête d’Isaac se place à peu près au
même moment que celle de Melchisédech. Comme elle,
elle est locale et variable.
Le nom d’Isaac signifie : Rire.
Quand le Seigneur annonça sa naissance, Sara rit ;
car elle était vieille. Elle se cacha pour rire ; elle rit
derrière la porte.
E t le Seigneur dit : Pourquoi Sara a-t-elle ri ? Est-ce
que quelque chose est difficile à Dieu?...
— Je n ’ai pas ri, dit Sara épouvantée.
— Il n ’en est pas ainsi, dit le Seigneur : vous avez ri.
E t l’enfant, quand il naquit, fut appelé Rire.
— Le Seigneur, dit Sara, est l’auteur de mon rire.
Quiconque entendra mon histoire rira avec moi.
Le mot rire, qui apparaît à chaque instant quand il est
question d’Isaac, est un des mots les plus absents de
l’Ecriture Sainte. L ’Ecriture en est prodigue à propos
d’Isaac ; partout ailleurs elle en est avare. E t même,
quand elle l’emploie, c’est dans un sens figuré. Il s’agit de
l’ironie; il s’agit de l’impiété des hommes ou des colères
du Seigneur. Mais le rire ordinaire, le rire proprement
dit, ne reparaît pas, je crois, après la naissance d’Isaac,
qui est un des premiers faits de l’histoire humaine
racontés par l’Ecriture.
Qu’arriva-t-il sur la montagne du sacrifice ? C’est ce
que personne ne sait précisément. Jusqu’où alla la
douleur d ’Abraham ? Ce Fils si longtemps désiré, ce
Fils tellement inespéré que la promesse de sa naissance
faisait rire Sara, ce Fils dont la naissance était le chef-
d ’œuvre de l’invraisemblable, ce Fils était celui qu’il
fallait immoler ! Sa naissance avait ressemblé à une
110 PHYSIONOM IES DE SAINTS

victoire de Dieu sur les lois de la nature. E t quand ce


Fils bien-aimé, né contre la vraisemblable, est devenu
un jeune homme, il faut lui donner la mort, à lui qui
porte l’Espérance et la Promesse d’une postérité nom­
breuse comme les étoiles du ciel ! Il faut tuer ce germe
de vie si chèrement acheté, si désiré, si précieux.
Quelles pensées tumultueuses devaient gronder au
fond d’Abraham ! quelle tempête ! Cependant il obéit
avec une telle simplicité, que cette simplicité remplit
seule le récit de l’Ecriture. Pas de réflexions, rien que
le fait ; mais le fait est si terrible qu’il sous-entend tous
les sentiments humains.
Saint Ephrem fait une remarque intéressante.
Abraham, quand il voit la montagne du sacrifice, dit
aux serviteurs : Attendez ici avec l’âne ; moi et l’enfant,
quand nous aurons adoré, nous reviendrons vers vous.
Abraham ne croyait pas ce qu’il disait. E t cependant
il disait la vérité, mais la disait sans la connaître. Il avait
l’intention de tuer l’enfant. Il ne savait pas que l’enfant
reviendrait avec lui. E t cependant il le disait, comme
s’il avait prévu le dénouement qu’il ne prévoyait pas.
U prophétisait sans le savoir. Ses lèvres, dit saint
Ephrem, prononçaient ce que son esprit ne savait pas.
E t elles prononçaient la vérité.
Un instant après, seul avec son père, Isaac fait une
question déchirante pour Abraham.
Mon père 1 — Que veux-tu mon fils ? — Voici le
feu et le bois ; mais où donc est la victime ? — Dieu
se fournira à lui-même la victime, mon fils.
Abraham prophétise encore et prophétise sans le
savoir. Il annonce l’apparition de l’ange et la rencontre
du bélier qu’il ignorait toutes les deux.
L ’Ecriture est tellement féconde, qu’elle apparaît
constamment jeune. Le sacrifice d’Abraham est un
drame, dont l’émotion a traversé les siècles sans dimi­
nuer. Il est impossible de constater comme elle le mérite
LA F IN DE MAES 111

la simplicité du récit. Cette simplicité est redoutable.


Moins elle dit de choses, plus elle en fait deviner. La
question d’Isaac est d ’une ignorance qui déchire le
cœur. La réponse d’Abraham est d’une science qui le
déchire aussi. Car cette science prophétique n’était que
sur ses lèvres; et ses paroles, quoique vraies, ne péné­
traient pas son esprit.
D ’Isaac au bon Larron il n’y a pas de transition
visible. Ces deux personnages ne se ressemblent pas
et sont séparés par bien des siècles. Mais tout se tient
tellement dans l’économie de la Rédemption, que Vart
heureux des transitions y est absolument inutile. Isaac
est la figure du pécheur racheté.
E t le bon Larron n ’est-il pas le type du pécheur par­
donné ? Isaac était innocent, le Larron était coupable.
Le coupable est près de Jésus-Christ physiquement,
dans le temps et dans l’espace. L ’innocent symbolise
Jésus-Christ de loin, à travers le temps et l’espace.
D ’après la tradition, le bon Larron s’appelait Dismas.
Saint Anselme raconte son histoire, non comme un
fait authentique, mais comme une légende très accré­
ditée.
D ’après le récit de saint Anselme, Dismas vivait dans
une forêt au moment de la fuite en Egypte, Il était fils
du chef des assassins qui étaient là, en Bande, dévali­
sant les voyageurs. La Sainte Famille paraît. Voyant
l’homme, la femme et l’enfant, il se prépara à les atta­
quer. Mais quand il approche, il est saisi d’un respect
affectueux et tendre; il offre l’hospitalité aux voyageurs;
il leur donne tout ce qui leur est nécessaire; il accable
l’enfant de caresses. Marie le remercie et lui promet
une grande récompense.
Jésus-Christ mourant tient la promesse de sa Mère.
Dismas fut récompensé sur la croix des procédés qu’il
avait eus dans la forêt.
112 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Quoi qu’il en soit de la légende racontée par saint


Anselme, le bon Larron est une des figures les plus sin­
gulières de l’histoire des Saints. Voleur et assassin, il
est canonisé par les lèvres de Jésus-Christ. Il est placé
à la droite du Fils; par là il représente tous les élus.
Le Calvaire figure le jugement dernier. Donc le bon
Larron est la figure du peuple prédestiné. Ouvrier de
la dernière heure, il éprouve la magnificence de Celui
qu’il évoque et qu’il adore. Il reconnaît le Crucifié, son
voisin, comme juge des vivants et des morts. E t le
Crucifié répond.
D ’après le Père Ventura, les deux Larrons donnent
aux hommes deux leçons capitales. Le bon Larron,
chargé de crimes et armé seulement d’un repentir très
court, dit au genre humain :
Il ne faut jamais désespérer.
Le mauvais larron, dans des conditions en apparence
identiques, meurt tout près de Jésus et dit au genre
humain :
Il ne faut jamais présumer.
Le bon Larron est spécialement invoqué contre la
torture, contre l’impénitence finale et contre les voleurs.
CHAPITRE X III

SAINT EZÉCHIEL.

Ou oublie trop les saints de l’Ancien Testament. Il ne


sera peut-être pas inutile d’esquisser la grande figure
d’Ezéchiel, que le martyrologe romain célèbre le 10
avril.
Ezéchiel veut dire Force de Dieu, ou Empire de Dieu.
Il est souvent appelé Fils de l’Homme, car il fut l’ima­
ge de Jésus-Christ.
Il est caractérisé dans l’Ecriture par une parole rare­
ment prononcée, parole courte et mystérieuse qui lui
donne une place à part parmi les grands élus.
Ezéchiel, qui vidi conspectum gloriœ.
Ezéchiel qui contempla l’aspect de la gloire ! Quel
homme était-il donc pour avoir été ainsi désigné par
la parole sobre de l’Ecriture, à qui l’emphase est incon­
nue ?
On croit qu’Ezéchiel naquit en l’an du monde 3411.
Il avait vingt-quatre ans quand il fut conduit captif
à Babylone avec le roi Jéchonias.
Pendant qu’Ezéchiel partait pour Babylone, Jérémie
restait à Jérusalem. Mais il se passa entre eux un
merveilleux phénomène de lumière qui est très oublié.
Ezéchiel voyait à Babylone ce que Jérémie voyait à
Jérusalem. La même désolation remplissait leurs deux
âmes; les mêmes horreurs étaient placées devant les
yeux de leur esprit. L ’un était en Chaldée, l’autre en
114 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Judée, mais les menaces qui partaient de la Chaldée et


les menaces qui partaient de la Judée étaient les mêmes
menaces. L ’esprit prophétique disait à l’oreille d’Ezé­
chiel, le captif de Babylone, les mêmes plaintes et les
mêmes imprécations qu’à l’oreille de Jérémie, le désolé
de Jérusalem.
Ezéchiel voyait en esprit ce qui se passait à Jérusa­
lem et lançait sur les crimes de sa patrie, qu’il voyait
par les yeux de l’âme, les mêmes anathèmes que Jérémie,
qui les voyait par les yeux du corps.
Ezéchiel était captif depuis cinq ans, quand le don
de prophétie lui fut fait.
Il était au milieu des captifs, quand les cieux lui fu­
rent ouverts. Il avait vingt-neuf à trente ans, et l’on
peut voir ici, entre cet âge et l’âge de Jésus-Christ, une
certaine ressemblance qui n ’est pas sans mystère. Saint
Jean-Baptiste et Jésus-Christ avaient trente ans quand
ils commencèrent à prêcher, Ezéchiel avait trente ans
quand il commença à voir. Voir pour lui, c’était prê­
cher.
Il demeura à Babylone, au milieu des Juifs endurcis
et captifs, captif comme eux, non pas endurci comme
eux. La présence des Juifs à Babylone était un châti­
ment. La présence d’Ezéchiel au milieu des Juifs était
une miséricorde. Il était là pour adoucir par sa captivité
l’horreur de la captivité des autres. Il était là pour
avertir que Dieu n ’avait pas oublié son peuple.
II était, dit le Saint-Esprit, le prodige de son siècle,
et le signe donné à la maison d’Israël. P ar sa voix, le
souffle de Dieu passait encore sur la tête de ce peuple
infidèle, puni, rappelé, averti, caressé, menacé. Saint
Jérôme nous dit que les prophéties de Jérémie étaient
envoyées de Jérusalem à Babylone, et les prophéties
d’Ezéchiel de Babylone à Jérusalem.
Ainsi les Juifs échangeaient leurs trésors. Les coups
et les contre-coups de la lumière allaient de la terre
SAINT ÉZÉCHIEL 115

d’exil à la terre de la patrie, et de la terre de la patrie


à la terre d’exil. Et, par une magnifique concordance,
les échos de Babylone et les échos de Jérusalem ee ren­
voyaient les uns aux autres les mêmes lamentations,
les mêmes supplications, les mêmes imprécations et les
mêmes espérances.
Dans le langage symbolique, Jérusalem représente la
cité de Dieu; Babylone, la cité de Satan.
Jérusalem et Babylone sont les deux pôles du monde
moral.
Ces deux voix discordantes ont été, pour un moment,
réduites à l’harmonie. C’est qu’à ce moment-là, Ezé-
chiel était à Babylone, dépositaire sacré de l’esprit de
Jérusalem. E t à ce moment-là, Jérémie, qui était à
Jérusalem, lançait sur elle ses foudres, parce qu’il re­
connaissait en elle l’esprit de Babylone.
L ’esprit de Babylone avait envahi Jérusalem, et c’est
pourquoi les habitants de Jérusalem furent condamnés
à Babylone.
Mais parmi ces captifs, voici Ezéchiel. Et, par lui,
l’esprit de Jérusalem envahit Babylone, et les Juifs, à
la fois instruits et confondus, virent fondre sur eux, de
droite et de gauche, la même lumière et la même foudre.
Les deux nuages portaient les mêmes mystères.
Les deux tonnerres avaient les mêmes grondements.
Saint Grégoire dit qu’Ezéchiel n ’est pas seulement
prophète, mais docteur. Ses prophéties ont le caractère
de prédications. Et, comme s’il eût voulu donner aux
prédicateurs futurs un enseignement muet et profond,
Ezéchiel, avant de parler, pleura sept jours en silence.
Il décrit le lieu où il osa enfin élever la voix. C ’était
près du fleuve Chobar, qui verse ses eaux dans l’Euphra­
te, non loin de Circésium.
David semblait avoir prophétisé ce prophète quand
il disait : Nous nous sommes assis et nous avons pleuré
le long des fleuves de Babylone.
116 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Super flumina Babylonis illic sedimus et flevimus.


On dirait que la tristesse d’Ezéchiel avait été devinée
par l’âme de David et le fleuve Chobar entrevu par
les yeux de son esprit.
On dirait que la mélancolie du captif contemplait
dans l’eau courante la rapidité du torrent qui emporte
les choses humaines.
Le langage d’Ezéchiel est superbe de liberté. Des
imbéciles en ont ri au siècle dernier ; mais leur rire ne
s’entend plus. E t la parole d’Ezéchiel retentit toujours.
La vision du char mystérieux traîné par quatre ani­
maux promène de siècle en siècle les mystères dont elle
est remplie. E t si les échos de Jérusalem répondaient
instantanément aux échos ’de Babylone, par la voix de
Jérémie, les échos de Pathmos leur ont répondu plus
tard, par la voix de saint Jean.
La résurrection universelle apparut au prophète.
Ezéchiel vit d’avance l’heure solennelle où les terres et
les océans rendront leurs morts.
« La main de Jéhova se reposa sur moi et me trans­
porta dans une plaine couverte d’ossements. »
Voici quelques traits de cette scène grandiose :
« — Fils de l’homme, me demanda Jéhova, ces restes
« desséchés revivront-ils ?
« Seigneur, vous le savez.
« — Adresse-leur la parole. Dis-leur : Ossements
« arides, écoutez l’ordre de Jéhova. Voici ce qu’a dit
« l’Eterael : Mon souffle va vous pénétrer et vous vi-
< vrez. J ’étendrai sur vous des nerfs comme un réseau :
«je ferai croître les chairs; j ’inspirerai en vous l’Esprit
« de Vie et vous ressusciterez.
« — Je pris la parole et je répétai l’ordre.
« A ma voix un cliquetis sonore retentit parmi les
« ossements. Les os se rapprochaient des os; ils se cou-
«vrirent de leur réseau nerveux; voici la peau; voici
« des chairs nouvelles. Mais ils n’avaient pas encore
SAINT ÉZÉCHIEL 117

« l’esprit de Vie, et Jéhova me dit : — Fils de l’homme,


«parle à l’Esprit. Dis-lui : Voici la parole du seigneur
« Adonaï : Esprit, accours des quatre vents du ciel !
« Souffle sur ces morts et qu’ils revivent !
« Ma voix répéta l’ordre, et l’Esprit de Vie pénétra
« les cadavres; ils ressuscitèrent, et se dressant sur leurs
« pieds, ils parurent devant moi comme une armée
« innombrable. »
D ’après une tradition recueillie par saint Isidore et
saint Epiphane, Ezéchiel eut le don des miracles. D ’après
cette tradition, il aurait conduit le peuple juif qui
l’aurait suivi à pied sec par le milieu du fleuve Chobar,
comme autrefois Moïse à travers la mer Rouge; il
aurait, dans une famine, suscité tout à coup un nombre
immense de poissons, etc. Mais l’Ecriture est muette
sur cette tradition.
Enfin Ezéchiel mourut martyr.
L ’ouvrage attribué à saint Epiphane sur la vie et la
mort des martyrs, la tradition de saint Isidore, évêque
de Séville et le martyrologe romain, nous apprennent
qu’il fut tué à Babylone, parce qu’il reprochait son
idolâtrie au magistrat chargé de juger Israël captif.
Le martyrologe ajoute qu’il fut enterré dans la sépul­
ture de Sem et d’Arphaad, qui étaient les ancêtres
d’Abraham.
Saint Athanase, dans son livre de l’Incarnation du
'Verbe, dit qu’Ezéchiel est mort pour la cause du peu­
ple. On ne sait s’il fut lapidé ou écartelé. Andricominius,
dans son Théâtre de la terre sainte, adopte ce dernier
sentiment.
On voit encore aujourd’hui, au lieu nommé Kiffel, le
tombeau du prophète. Le lieutenant Lepich, chargé par
les Etats-Unis d’une mission en Palestine, rapporte sur
ce tombeau d’intéressants détails cités par M. l’abbé
Darras, dans son Histoire de l’Eglise (T. III p. 344).
118 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Le chef des tribus qui habitent ce pays conduit les


voyageurs dans une grande salle soutenue par des co­
lonnes. Au fond de cette salle une grande boîte contient
une copie des cinq livres de Moïse écrite sur un seul
rouleau. Au sud, une pièce plus petite contient le tom­
beau d’Ezéchiel. Le dôme de cette chambre est doré,
et continuellement illuminé par une grande quantité de
lampes qui ne s’éteignent ni jour ni nuit.
Telle est, dans sa forme historique, et vue du côté
de la terre, du côté des ténèbres, la grande figure
d ’Ezéchiel.
Une certaine obscurité plane sur les détails, comme
il arrive aux hommes qui sont plus haut que les lieux
qui fixent ordinairement les yeux et le cœur de l’histoire.
CHAPITRE XIV

SAINT GEORGES.

Voici un des saints les plus illustres et les plus oubliés,


illustres jadis, oubliés aujourd'hui. Les Grecs le nom­
ment le grand m artyr; tout l'Orient a retenti de ses
louanges. Une célébrité qui allait jusqu’à la popularité
désignait saint Georges comme le patron des héros. Au
point de vue historique, sa vie est à peu près impossi­
ble à éclaircir en détail. D'après les uns, elle est tout
entière et rigoureusement exacte. L'histoire du dragon,
considérée par M. Jean Darche, dans sa grande histoire
de saint Georges, comme rigoureusement historique, est
considérée par d’autres comme un pur symbole. Nous
n’entrerons pas dans cette discussion. Historique ou
légendaire, l'histoire du dragon caractérise dans les deux
cas saint Georges. Qu'elle .signifie la victoire remportée
sur un dragon et la délivrance d'une jeune fille, ou la
victoire remportée sur l’idolâtrie et la 'délivrance de
l’âme, elle signifie en tout cas victoire sur l'ennemi,
écrasement du fort, délivrance du faible; elle indique le
caractère de saint Georges, et l'impression qu’il a faite
sur la terre en passant sur elle.
Les parents de saint Georges étaient chrétiens. Quel­
ques auteurs croient que son père fut martyr. Il naquit
en 280. Sa mère fit son éducation. A 17 ans, il em­
brassa la profession des armes. Toujours, suivant la
remarque du père Faber, les dons surnaturels viennent
120 PHYSIONOM IES DE SAINTS

se greffer sur les dons naturels qui leur ressemblent le


plus. Saint Georges devait être le patron de la victoire.
Il fut donc soldat romain. Il débuta par Phéroïsme na­
turel, pour arriver à Phéroïsme surnaturel, ou Phéroïsme
surnaturel qu’il possédait déjà se cacha d’abord sous
les apparences de Phéroïsme naturel.
Toujours, comme je l’ai déjà remarqué ailleurs, le
personnage historique se dessine aux yeux de l’humanité
dans une certaine attitude. Toujours un des traits de
sa vie attire à lui tout le reste, et son image se grave
dans l’imagination humaine sous ce trait particulier.
Pour saint Georges, c’est l’écrasement du dragon.
L ’art ne représente jamais saint Georges que terrassant
le dragon.
Chose bizarre ! cet homme illustre par son courage
et ses exploits, que les rois guerriers ont pris dans le
moyen âge pour patron, cet homme partout représenté
comme combattant et vainqueur, a un nom qui dans sa
signification étymologique signifie : laboureur. Exis­
terait-il entre le laboureur et le soldat quelque relation
mystérieuse? C’est très possible; mais continuons.
Arrivons à l’histoire du dragon, historique ou légen­
daire, intéressante dans les deux cas.
C’était aux environs de Beyrouth ; un énorme dragon
habitait un lac dont il infestait les eaux et les bords :
il n ’en sortait que pour se précipiter sur les animaux et
sur les hommes. Il arrivait parfois jusqu’aux portes de
la cité dont il empestait Pair.
On convint de faire la part du feu et de lui donner
pour victimes deux brebis par jour. Mais bientôt les
brebis s’épuisèrent. On consulta l’oracle. L ’oracle ré­
pondit qu’il fallait servir à manger au dragon des
victimes humaines, et tirer au sort le nom de ceux qui
allaient mourir.
Ce récit, qui peut faire sourire l’ignorance moderne,
n ’a rien d’étonnant aux yeux de ceux qui connaissent
SA IN T GEORGES 121

l’antiquité. Son histoire superficielle passe ces choses-là


sous silence. Son histoire vraie les constate. La préoccu­
pation constante des oracles, c’est-à-dire des idoles, est
de demander des sacrifices humains. Le sacrifice humain
est la passion de l’enfer. Le sacrifice est l’acte de l’ado­
ration, et comme le démon a faim et soif d’être adoré,
il a faim et soif de la chair et du sang de l’homme. Aux
peuples grossiers il demande le sacrifice humain sous sa
forme la plus grossière. Aux peuples raffinés il demande
le sacrifice humain sous une forme plus raffinée. Mais
toujours il veut le sacrifice humain. Il veut le sang; ou
bien il veut les larmes, que saint Augustin nomme le
sang de Taine. Il veut que la vie humaine, sous une
telle forme, soit immolée sur son autel. M gr Gaume,
dans son livre sur le Saint-Esprit, raconte, dans sa vé­
rité historique, cette passion infernale. A Beyrouth,
comme partout ailleurs, l’oracle demanda des victimes
humaines. La Fontaine, qui a recueilli cette tradition
dans Les animaux malades de la peste, a commis une
erreur profonde.
« Que le plus coupable de nous se sacrifie aux traits
du céleste courroux. »
Dans les traditions du genre humain, ce n ’est pas le
sang de plus coupable qui est demandé, c’est le sang
du plus innocent. Satan demande en général le sang des
vierges. Ce n ’est pas étonnant. La parodie est le génie
des singes.
Un jour, à Beyrouth, le sort désigna Marguerite, fille
du roi. Le roi refusa sa fille; mais le peuple se révoltait
déjà à cette époque. On entoura le palais. On menaça
d’y mettre le feu. On voulut brûler vive la famille royale.
Le roi dut céder et céda. Il livra sa fille.
On la para de ses vêtements de fête.
Voici encore un fait remarquable et absolument
caractéristique du sacrifice : toujours et partout les
victimes arrivent au bûcher parées de vêtements de
9
122 PHYSIONOMIES DE SAINTS

fête. L ’homme lui fait sentir le prix de la vie au moment


où la vie va lui être enlevée. C’est un moyen d’aiguiser
la pointe du glaive. Toujours la victime est faite aussi
attrayante que possible aux autres et à elle-même au
moment où elle va être égorgée. C’est la loi.
Marguerite est conduite au lieu où le monstre va venir
la prendre. Elle s’appuie, fondant en larmes, contre un
rocher. A côté d’elle une brebis. La brebis sera sa com­
pagne. Le monstre va dévorer dans le même repas
Marguerite et son symbole : deux brebis à la fois.
Mais voici saint Georges qui passe près du rocher. Il
voit la vierge en larmes, s’approche et l’interroge. Elle
raconte son malheur. Le saint héros reste à côté d ’elle.
Tout à coup l’eau bouillonne : le dragon se replie,
soulève les flots ; d’affreux sifflements remplissent l’air,
d’horribles miasmes l’empoisonnent; la jeune fille pous­
se des cris de terreur. — Ne craignez rien, dit saint
Georges qui monte sur son cheval, se recommande à
Dieu, se précipite sur le monstre, le perce de sa lance,
le couche à ses pieds.
— Maintenant, dit Georges à la jeune fille, déliez
votre ceinture et attachez-la à son cou.
E t elle ramena le monstre dans la ville, où le peuple
assemblée éclatait de joie et de reconnaissance.
E t Georges dit au peuple que, s’il voulait croire en
Dieu, il achèverait le monstre. Le roi reçut le baptême,
et vingt mille hommes avec lui.
Le roi voulut combler Georges d’honneurs et partager
avec lui sa fortune. Mais Georges fit distribuer aux
pauvres tout ce qu’on voulait lui donner, embrassa le
roi, lui recommanda tous les malheureux et retourna
dans son pays.
Cependant Dioclétien régnait. C’était un homme très
dévot, car dévot veut dire dévoué, mais c’était à Apollon
que ce dévot était dévoué. Un jour il consulta l’oracle
sur les affaires du gouvernement; mais du fond de son
S A IN T GEORGES 123

antre l’oracle répondit qu’il était arrêté. « Les justes


qui sont sur la terre m ’empêchent de parler, dit-il. Ils
troublent l’inspiration des trépieds. >
— Quels sont ces justes? demanda l’empereur.
— Prince, ce sont les chrétiens, répondit l’oracle.
Dès ce jour la persécution, qui s’était ralentie, prit
des porportions épouvantables.
Georges était un grand personnage dans l’empire. Il
était d’une grande famille, riche et soldat. Ces qualités
réunies lui donnaient droit à quelque chose, car les
soldats étaient tout à Rome. Georges, voyant recom­
mencer les persécutions, n’imposa pas silence à sa colère.
Ses amis lui conseillèrent la prudence, et la lui conseil­
lèrent inutilement. Il n ’ignorait cependant pas que
Dioclétien était homme à immoler ses meilleurs amis
au premier moment de mauvaise humeur. Il connaissait
les habitudes de la cour. Il les connaissait même si bien
qu’il distribua son argent et ses vêtements aux pauvres,
comme un homme qui bientôt n ’aura plus besoin de
rien pour son usage personnel.
Il faut se souvenir que Georges était un tout jeune
homme. Sa confiance et son audace surnaturelles furent
peut-être aidées par cette circonstance. Il avait peut-
être vingt ans, mais il était tribun, ou plutôt il l’avait
été, car il venait de résigner son emploi. Il pouvait
aborder l’empereur et il l’aborda. «Jeune homme, lui
répondit Dioclétien, songe à ton avenir. » Georges allait
répondre; mais la colère s’empara de l’empereur, colère
qui dut être atroce, puisqu’elle était sans cause appa­
rente et qu’elle venait du même lieu que les réponses
de l’oracle.
Les gardes reçurent l’ordre de conduire Georges en
prison. Là on le jeta à terre ; on lui passa les pieds dans
les entraves. On lui posa une pierre énorme sur la
poitrine.
124 PHYSIONOM IES D E SAINTS

Le lendemain il fut encore présenté à Dioclétien, et


comme toutes les séductions furent aussi inutiles que
celles de la veille, on enferma Georges dans une roue
armée de pointes d ’acier, afin de le déchirer en mille
pièces.
Il fallut inventer des tortures; on en inventa. Le nom
de Georges le grand martyr vient des tourments invrai­
semblables qu’il supporta avant de mourir. Il souffrit
dix mille morts les unes après les autres.
On le fouetta jusqu’à mettre les os à découverts, puis
on le jeta dans une fosse ardente. Le martyr, environné
de flammes, disait les psaumes de David. Mais un ange
paralysa l’action des flammes, et après trois jours et
trois nuits, Georges, au lieu d’être brûlé, était guéri.
Alors Dioclétien lui fit mettre aux pieds des brode­
quins de fer rougis au feu et munis de pointes; ce tour­
ment avait été inutile jusque-là; il arracha enfin à
Georges des gémissements.
Mais, comme il n ’était pas mort, on le chargea de
chaînes, et on le jeta dans un cachot où l’Eucharistie
lui fut apportée, et ses chaînes tombèrent d ’elles-mê­
mes. Georges fut encore mis à la question. Mais voici
un fait remarquable. Il fut thaumaturge pendant son
martyr, et pendant qu’il versait son sang, il exerça la
miséricorde envers un animal. Un paysan païen, nommé
Glycère, venait de voir mourir un bœuf dont il avait
besoin. Ce paysan, rencontrant le martyr, lui demanda
la résurrection de son bœuf. Georges lui demanda s’il
voulait croire en Jésus-Christ, et sur sa réponse affir­
mative : «Va, lui dit-il; retourne à ta charrue, tu
trouveras ton bœuf vivant. »
Quand Glycère arriva au champ, son bœuf était prêt
à travailler. Peu de jours après, le paysan mourut
martyr.
Cependant Georges continuait à souffrir sans mourir.
Il demanda lui-même d’être conduit au temple pour
SA IN T GEORGES 125

voir les dieux qu’on y adorait. Dioclétien assembla le


sénat pour le rendre présent à sa victoire. Tous les
grands personnages devaient voir Georges vaincu sacri­
fier enfin à Apollon. Tous les yeux étaient fixés sur lui.
Georges s’approche de l’idole, puis il étend la main,
puis il fait le signe de la croix.
« Veux-tu, dit-il à l’idole, que je te fasse des sacrifices,
comme à Dieu ?
— Je ne suis pas Dieu, répondit le démon forcé à cet
aveu : il n ’y a pas d’autre Dieu que celui que tu
prêches. >
Aussitôt des voix lugubres et horribles sortirent des
idoles, qui tombèrent en poussière.
Alors on reprit Georges et on lui trancha la tête.
Il est à remarquer que, dans les longs martyres,
quand le supplicié a résisté à plus de tortures qu’il n’en
faudrait pour tuer dix mille hommes, on finit par lui
trancher la tête, et la main qui arrêterait la loi natu­
relle pour prolonger la vie se retire; la mort cesse d’être
retardée.
Toutes les traditions relatives au culte de saint
Georges se rapportent au caractère que j ’indiquais tout
à l’heure et à la victoire remportée sur le dragon.
On dit que le saint apparut, avant la bataille d’An­
tioche, à l’armée des croisés, et que les infidèles furent
vaincus par sa grâce.
On parle d ’une autre apparition de saint Georges à
Richard I e r , roi d’Angleterre, qui combattit victorieu­
sement les Sarrasins.
Constantinople possédait autrefois cinq ou six églises
dédiées à saint Georges; la plus ancienne fut bâtie par
Constantin le Grand.
Les pèlerins de Jérusalem visitaient le tombeau de
saint Georges à Diospolis, en Palestine, où une magni­
fique église lui fut bâtie par Justinien. Saint Grégoire
126 PHYSIONOMIES DE SAINTS

de Tours nous apprend que le culte de saint Georges


était populaire en France au sixième siècle.
Enfin sainte Clotilde, femme de Clovis, dressa des
autels à saint Georges.
Ainsi la tradition, toujours fidèle à l’esprit qui lui
donna naissance, en France comme à Constantinople,
associe l’idée de saint Georges à l’idée de la victoire.
Une tradition très répandue affirme que saint Georges
a supplié Dieu avant sa mort d’exaucer les prières de
ceux qui le prieraient par la mémoire de son martyre.
Une tradition analogue existe pour saint Christophe et
pour sainte Barbe. Tous trois figurent parmi les quinze
saints, si célèbres jadis, qu’on appelle les saints auxilia-
teurs et auxquels une puissance spéciale de secours a été
attribuée. M. Jean Darche donne leurs noms dans la
vie de saint Georges :
Georges, Biaise, Erasme, Pantaléon, Rit, Christopho-
re, Denis, Cyriace, Acace, Eustache, Gilles, Magne,
Marguerite, Catherine, Barbe.
CHAPITRE XV

SAINT PIEEHE CÉLESTIN.

Voici un saint peu connu et qui réunit une foule de


qualités propres à faire connaître un homme. Sa vie
naturelle, sa vie surnaturelle, sa vie sociale, tout en
lui est extraordinaire. Il lui arrive plusieurs événements
qui n’arrivent qu’à lui dans l’histoire. Il est caractérisé
par des faits singuliers et illustres qui auraient dû le
désigner à l’attention universelle. Cependant il a échap­
pé à l’admiration, comme si la passion de fuir la gloire,
qui fut la passion de sa vie, l’eût poursuivi, quant à la
face humaine de la gloire, même après sa mort.
Il est le seul, dans l’histoire, qui, simple religieux et
simple solitaire, a été placé soudainement sur la chaire
de saint Pierre. Il est le seul dans l’histoire qui, placé
sur la chaire de saint Pierre, ait abdiqué spontanément
le souverain pontificat, que personne ne lui disputait.
Le P. Giry l’appelle le Phénix de l’Eglise, celui qui
est seul de son espèce. Le nombre et la grandeur de
ses miracles font aussi de lui un prodige parmi les
prodiges. Cependant l’histoire, si prodigue de son atten­
tion, de ses souvenirs et de ses paroles, semble en avoir
été avare vis-à-vis de lui.
Puisque les miracles illustrent sa vie, nous sommes
certains d’avance que la simplicité illustrera spéciale­
ment son âme ; et cette habitude des choses divines, s’il
est permis de s ’exprimer ainsi, n ’est pas démentie en
128 PHYSIONOMIES DE SAINTS

cette occasion. Je dis : habitude, je pourrais dire : îoi.


11 faut seulement se souvenir que toute loi a des excep­
tions et que celui qui la pose n’est jamais lié par elle.
Saint Pierre Célestin était du -bourg d’Isernie, dans
la province de VAbruzze, en Italie. Son père s’appelait
Angevin, sa mère Marie. Ils eurent douze enfants.
C ’était une famille de laboureuns. On arriverait à un
chiffre considérable, si l’on comptait les saints qui ont
passé leur enfance au milieu des brebis, au milieu des
bœufs, au milieu des champs et loin des villes. Pierre
était le onzième des douze. Il perdit son père de bonne
heure. Sa mère le choisit pour remplacer dans l’étude des
lettres son second fils qui n ’y réussissait pas. Ce fut
dans toute la région un toile général contre la résolution
prise par la veuve d’envoyer aux écoles son onzième
fils. On tâcha de lui prouver que cela n’avait pas le
sens commun; la veuve, qui ne savait peut-être quelle
raison humaine donner, conserva cette obstination
particulière que l’on a, sans trop savoir pourquoi, quand
on obéit à un ordre supérieur. Son mari apparut la
nuit à un de ses voisins, et lui dit de confirmer sa fem­
me dans sa résolution.
Quant à Pierre, il grandissait dans le silence, dans
l’étude, et, sans s’en douter, devenait un saint. Il rece­
vait quelquefois, dans ses prières, la visite d’un saint,
la visite d’un ange, la visite de la Vierge, et ne s’en
étonnait pas le moins du monde. Il était assez profond
pour trouver cela tout simple. Quoi de plus simple, en
effet ?
Il racontait ses visions à sa mère avec la même can­
deur qu’il nous les a racontées à nous-mêmes, dans la
manuscrit de ses confessions; car il a écrit la première
partie de son histoire, et il la terminait quand on est
venu le chercher pour le placer sur le trône pontifical.
Je reviendrai tout à l’heure sur les détails de sa
SAINT PIERRE CÉLESTIN 129

jeunesse. Jetons d'abord un coup d’œil d’ensemble sur


sa vie.
Il se retira dans le désert de Morron. Le bruit de sa
sainteté s’éleva comme un murmure et grandit comme
un tonnerre. Ce fut cette gloire qui le porta sur le trône,
et aucune intrigue humaine, ni même aucun calcul, ni
aucune pensée venant de lui, fût-ce la plus légitime,
n’intervint. Le solitaire de Morron n ’agissait sur l’esprit
des hommes que d’une façon surnaturelle. D u désert
de Morron, Pierre passa au désert de Magella. Beau­
coup se mirent sous sa conduite. Il se forma un couvent
qui s’appela le couvent des Célestins, et ainsi fut fondé
l’ordre qui porte ce nom. On bâtit une église. La dédica­
ce fut faite par les anges. Si on eût annoncé alors à
Pierre qu’il serait bientôt le successeur de l’autre Pierre,
de Pierre le pêcheur, l’apôtre et le Pape, il eût peut-
être répondu : Comment cela se fera-t-il ? car je suis
étranger en ce monde. C’était cette séparation même
qui allait appeler sur cette -tête cachée, lointaine et
recouverte, le choix de Dieu et le choix des hommes.
En l’an 1214 fut célébré le second concile de Lyon.
On parla de casser certains ordres religieux, qui parais­
saient établis sans l’approbation du Saint-Siège, parti­
culièrement l’ordre des Flagellants. Comme quelques
personnes croyaient que la menace allait s’étendre aux
Célestins, Pierre se rendit au concile, et là, en présence
du pape Grégoire X, il soutint ses constitutions.
Mais il avait à son service autre chose que des paro­
les, et il le prouva en cette occasion. La discussion fut
singulièrement abrégée par un miracle que nous retrou­
verons dans la vie de saint Goar. Comme Pierre Célec-
tin se préparait à célébrer la messe devant le Pape, les
ornements simples qu’il portait dans sa solitude lui
revinrent à l’esprit, et au même instant lui revinrent
miraculeusement entre les mains. E t comme il ôtait un
ornement offert par les hommes pour revêtir l’ornement
130 PHYSIONOM IES DE SAINTS

offert par les anges, l'ornement riche qu'il dépouillait


resta suspendu en l’air, pendant la messe, sans qu’aucu­
ne force visible apparût pour le soutenir. Saint Goar,
qui avait suspendu sa chappe à un rayon de soleil,
prouva par là, sans le vouloir, son innocence méconnue.
Saint Pierre Célestin fut protégé par un moyen analo­
gue. Le rayon de soleil rendit témoignage à la lumière
invisible qui habitait dans Pâme du saint.
La cause fut jugée, pour saint Pierre Célestin, par
le procédé simple du miracle. Le solitaire revint dans
la solitude.
Cependant Pierre fuyait la gloire qui le cherchait.
Ne trouvant pas sa solitude assez profonde, il alla de­
mander au désert une séparation plus profonde. Mais
comme le désert cessait d’être désert, dès qu’il y résidait,
il retourna à Morron par égard pour ceux qui venaient
lui demander secours. Car dans la solitude la plus recu­
lée il n ’échappait pas à la foule; seulement la foule se
fatiguait à sa recherche, au lieu de le trouver facilement.
Le siège apostolique était vacant. Depuis plus de deux
ans, Nicolas IV était mort. Les cardinaux assemblés à
Pérouse ne pouvaient s’accorder sur le choix du nou­
veau pontife. Enfin il se passa en eux un événement
intérieur qui détermina un événement extérieur. Con­
trairement à toute attente, contrairement à toute habi­
tude, contrairement aux usages, contrairement à cette
coutume inhérente à l’homme de ne choisir que dans
un certain cercle tracé d’avance pour le choix, les cardi­
naux trouvèrent à la fois dans leur cœur et sur leurs
lèvres le nom d’un simple religieux, d’un simple solitaire,
et Pierre de Morron fut acclamé. Rien ne le désignait
que le Saint-Esprit, et sa gloire était de n’avoir aucune
gloire humaine. Quand on vint trouver Pierre pour le
tirer de sa solitude et le placer sur le trône apostolique
où les hommes et les anges l’attendaient, il ne refusa
pas; mais il demanda le temps de la réflexion et de la
SAINT PIERRE CELESTIN 131

prière. Il retourna dans un plus profond désert, pour se


préparer à Rome et au trône. Charles II, roi de Naples,
André III, roi de Hongrie, vinrent en personne, et le
supplièrent d'accepter. S ’il refusait, l’Eglise allait être
précipitée dans des troubles nouveaux. Cette dernière
considération l’emporta, et l’attrait de la solitude fut
vaincu par l’attrait de la charité. Celui quii pendant
longtemps avait hésité à dire la Messe, consentit à faire
les fonctions non-seulement de Prêtre, mais de Prêtre
souverain. Cet homme est destiné à trembler toute sa
vie devant les choses divines, et à vaincre son tremble­
ment à force d’amour et d’obéissance. Quand il avait
hésité devant le sacrifice de la Messe, il avait consulté
les hommes, et les hommes ne l’avaient pas rassuré :
leurs paroles étaient restées sans effet suffisant. Il avait
fallu une voix divine. C ’était pendant le sommeil que
la voix divine avait parlé. « Je ne suis pas digne, disait
Pierre, d’offrir le saint sacrifice. — Et qui donc, avait
répondu la voix, et qui donc en est digne ? Sacrifie,
malgré ton indignité, mais sacrifie dans la crainte. »
Quand il s’agit du souverain pontificat, les voix roya­
les décidèrent Pierre; la voix divine qui avait parlé
directement! et la nuit pour qu’il osât dire la messe,
parla le jour et indirectement par la voix des rois et des
hommes, pour qu’il osât monter sur le trône.
Quand il fallut quitter la solitude et faire le voyage,
Pierre monta sur un âne, et l’entrée de Jésus-Christ à
Jérusalem dut se présenter au souvenir des populations.
Quand Pierre descendit de sa monture, un paysan plaça
sur l’âne son fils boiteux des deux jambes, et l’enfant
fut guéri.
Le couronnement du Pape eut lieu le jour de saint
Jean-Baptiste, et saint Jean-Baptiste avait toujours
été le saint de sa prédilection.
Il fallut s’occuper d’affaires. Pierre ne recula pas. Il
trouvait tous les courages dans la charité.
132 PHYSIONOMIES DE SAINTS

Il créa des cardinaux, parmi lesquels beaucoup de


cardinaux français : par exemple, Bérault de Jour,
archevêque de Lyon; Simon de Beaulieu, archevêque de
Bourges; Jean Lemoine, du diocèse d’Amiens; Guillau­
me Ferrier, prévôt de Marseille; Nicolas de Nonan-
court, parisien; Robert, vingt-huitième abbé de Cîteaux,
et Simon, prieur de la Charité-sur-Loire. Thomas de
l’Abruzze, et Pierre d’Aquilla, religieux de son ordre,
furent promus à la même dignité.
Pierre Célestin s’était résigné à l’administration. Il
tint des consistoires, il distribua des bénéfices, il gou­
verna et subit les honneurs du gouvernement. Cepen­
dant le bruit qui l’entourait était dominé en lui par
la voix plus haute de son grand silence intérieur, et il
lui semblait que cette voix sans parole le rappelait
dans la solitude. Il acceptait le trône comme une épreu­
ve, mais il ne tarda pas à se demander si Dieu lui impo­
sait pour toujours cette épreuve dont il ne sentait en
lui-même ni la nécessité ni la saveur. Il lui semblait
que sa vie nouvelle avait diminué dans son âme la
profondeur qui vient de la solitude.
Pierre ne se sentait plus si doucement et si profondé­
ment énivré des parfums du désert.
Les parfums du désert étaient restés pour lui ce qu’ils
avaient été toujours, la passion divine de sa vie et la
préparation de la béatitude.
Il ne se trouvait pas à sa place parmi le tumulte des
honneurs.
Que faire ? Fallait-il abdiquer ? Comme toujours, il
consulta. Plus un homme a de lumière, plus il se défie
de lui-même. Les avis furent partagés. Ceux qui dési­
raient son trône lui conseillaient d’en descendre. Le roi
de Naples combattit ce projet de toutes ses forces.
L ’Eglise avait été troublée plus de deux ans par l’ab­
sence du souverain pontife; n’allait-elle pas retomber
dans la même agitation ? Pierre Célestin avait-il le
SAINT PIERRE CÉLESTIN 133

droit d’abandonner le poste que Dieu lui avait confié,


et de préférer son repos au repos du monde ?
Cependant la pente de son esprit entraînait Pierre,
et le regret intérieur des choses d’autrefois donnait du
poids aux conseils et lui donnaient le droit de se retirer.
Il tint un dernier consistoire, réforma le luxe, confirma
son ordre, donna à ses religieux le nom de Célestins,
et déclara lui-même qu’un pape qui ne se sentait pas
propre au souverain pontificat avait le droit de l’abdi­
quer.
Le peuple désolé se mit en prière. L ’archevêque de
Naples, à la tête d’une procession, demanda au Pape
sa bénédiction, et quand Pierre parut à sa fenêtre, on
le supplia de demeurer père du genre humain, et de ne
pas abandonner sa famille. — Je resterai, fit répondre le
saint à moins que ma conscience ne m’oblige à vous
quitter.
Il délibéra encore un jour, puis le 17 décembre 1294,
il abdiqua. Aucun pape ne lui avait donné l’exemple,
et son exemple n’a pas été suivi.
Voici à peu près en quels tenues il renonça au souve­
rain pontificat.
« Moi Célestin V, pape, mû par plusieurs raisons lé­
gitimes, par le désir d’un état plus humble et d’une'vie
plus parfaite, par la crainte d’engager ma conscience,
par la vue de ma faiblesse et de mon incapacité, consi­
dérant aussi la malice des hommes et mes infirmités,
désirant le repos et la consolation spirituelle dont je
jouissais avant mon exaltation;
«Je renonce librement et de mon plein gré au souve­
rain pontificat, j ’abandonne la dignité et la charge qui
y sont attachées;
«Je donne dès à présent plein pouvoir au collège des
cardinaux d’élire par les voies canoniques, mais par elles
seules, un pasteur pour l’Eglise universelle. »
134 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Pierre lut devant rassemblée des cardinaux cette


abdication qui s’appela : le Grand Rejus. Ayant refusé
la souveraineté pontificale, il se mit à genoux devant
les Pères, et leur demanda la permission de se retirer.
On la lui donna en pleurant.
Si cette scène appartenait à une autre histoire qu’à
l’histoire ecclésiastique, si elle n’était pas ignorée parce
qu’elle fait partie de la vie des saints, elle eût certai­
nement tenté le talent des peintres, et, tombée dans le
domaine de l’art, elle fût devenue populaire.
Le soleil n ’a guère éclairé de drames plus grandioses.
Mais comme ce drame est suspect d’avoisiner les choses
divines, les hommes lui ont toujours préféré Brutus, les
trois Horaces et Léonidas.
Redevenu Pierre de Morron, il partit, faisant des
miracles. II prit la fuite, et guérit, en fuyant, une jeune
fille paralytique. Il voulut fuir plus loin; mais partout
trahi par sa gloire, et arrêté par le flot des populations,
il ne put échapper à l’admiration universelle. Les en­
fants trahissaient innocemment la présence illustre du
thaumaturge fugitif, et criaient sur son passage : Voilà
Pierre de Morron !
L ’ordre des Célestins dura jusqu’à la fin du siècle
dernier, et voici qu’il va revivre. Le P. Aurélien le réta­
blit en France, à Bar-le-Duc. Supérieur actuel de l’or­
dre qu’il rétablit, le P. Aurélien a publié une très inté­
ressante histoire de saint Pierre Célestin, fondateur des
Célestins.
CH APITRE XVI

SAINT PHILIPPE DE NÉRI.

Dès l’âge de cinq ans, il avait un surnom : on l’appe­


lait Philippe le Bon. Sa bonté fut peut-être en effet, le
caractère de sa vie. Il n’eut pas à se convertir. Toute
sa vie fut une ascension, mais sans secousse et sans
crise. Sa conversion fut seulement d’acquérir tous les
jours une perfection plus haute. Son père le confia à
son oncle, lequel était un marchand fort riche, qui des­
tinait au petit Philippe la succession de ses affaires et
l’héritage de sa fortune. Philippe refusa et partit pour
Rome, où il alla étudier la théologie.
Au collège, il se distingua par une pureté qui demeu­
ra victorieuse des tentations qu’on lui suscita, par une
assiduité qui rendit ses progrès singuliers et éclatants,
par une austérité qui étonna et édifia.
La visite des hôpitaux était une habitude à peu près
perdue. Philippe la remit en honneur et en vigueur. Il
résista, par charité, même à l’attrait de la solitude, et
se mêla à la société des hommes, toutes les fois que leur
intérêt exigea de lui ce sacrifice.
Plus il avança en âge, plus il grandit en charité. Il
entretenait plusieurs familles. Il secourait plusieurs
maisons religieuses. Il dotait les jeunes filles pauvres.
La bonté semblait le suivre comme un ange gardien. Il
eut un second surnom : Père des âmes et des corps.
C ’est ainsi qu’on l’appelait dans la ville de Rome.
136 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Il avait trente-six ans, et n ’avait pas encore reçu les


ordres. Son humilité résistait au sacerdoce, et il fallut
un commandement formel pour le décider à l’accepta­
tion de la prêtrise. Une vie nouvelle s’ouvrit alors pour
lui, plus haute et plus embrasée. Quand il offrait le
saint sacrifice, il sortait de lui-même. A l’élévation de
l’hostie, son âme était ravie, ses bras demeuraient levés
et il lui fallait un grand effort de volonté pour les ra ­
baisser suivant l’usage et les nécessités de la terre.
Philippe de Néri, pendant la messe, était obligé d’obéir
exprès et par un effort de courage aux lois de la pesan­
teur, qui voulaient le dispenser d’elles. Il faisait tout
ce qui dépendait de lui pour n ’être pas élevé en l’air.
Au milieu de ces flammes intérieures, il demeurait
l’homme de tous, se faisant tout à tous.
Sa chambre était ouverte à tous ceux qui avaient
besoin de secours et de conseils.
Il assembla des disciples ou plutôt des disciples
s’assemblèrent autour de lui. Il faut citer entre autres
Henri Pétra, Jean Manzole, François-Marie Taurure,
Jean-Baptiste Modi, Antoine Fucius.
Cependant, comme il arrive à tous les fondateurs, sa
route tarda beaucoup à s’ouvrir devant lui, je veux
dire sa route définitive; on pourrait croire que les hom­
mes appelés de Dieu pour une certaine œuvre sont con­
duits par la main vers cette œuvre-là, et que la route
la plus courte leur est immédiatement désignée par la
volonté divine. Il n’en est pas ainsi. Us hésitent, ils
tâtonnent; quelquefois ils font un moment fausse route;
quelquefois ils se découragent; quelquefois la nuit se
fait autour de leurs résolutions et de leurs désirs. L ’étoi­
le qui guidait les Mages s’éclipsait de temps en temps.
Saint Philippe eut le désir d’aller aux Indes. Tenté par
le martyre, il enviait la place de ceux qui partent et ne
reviennent plus. Mais c’était là une tentation à laquelle
il fallait résister. Ce ne fut pas trop d’une voix du
SAINT PHILIPPE DE NÉRÏ 137

Ciel pour le décider à la résistance. Cette voix se fit


entendre. Une âme bienheureuse lui apparut et lui dit :
« Philippe, la volonté de Dieu est que tu vives dans
cette ville, comme si tu étais dans un désert ».
Philippe obéit, et la ville de Rome devint pour lui le
désert.
Dans ce désert plein de pécheurs, les multitudes Fen-
touraient sans troubler sa solitude. Il parlait, il ensei­
gnait, il exhortait, il suppliait et surtout il priait. Voici
un fait qui contient bien des enseignements :
Parmi les pécheurs qui résistaient à toutes ses paroles
et à tous ses efforts, se trouvaient trois juifs; Fun d’eux
se nommait Alexandre; le second, Augustin; le troisiè­
me, Clément.
Philippe avait tout essayé, et tout essayé en vain.
Tout se brisait contre eux, et rien ne les brisait. Enfin
l’apôtre (ce nom lui convient, car on l’appela l’apôtre
de Rome) enfin l’apôtre abandonna la parole et remit
tout à Dieu. Il dit la messe pour les trois rebelles. La
messe étant finie, il vit venir à lui Alexandre, Augustin
et Clément, qui demandaient le baptême.
Leurs objections étaient vaincues.
Philippe était né à Florence. Ses confrères de la na­
tion florentine lui offrirent la conduite de leur église de
Saint-Jean. Il accepta et donna à ses disciples des con­
seils qui devinrent des règles. Ce fut de cette manière,
insensiblement, par des conférences spirituelles, qu’il
jeta, sans s’en douter lui-même, les premiers fondements
de la congrégation de l’Oratoire.
Autour de lui se groupèrent Jean-François Bourdin,
qui fut depuis archevêque d’Avignon; Alexandre Fidelle
et le cardinal Baronius, auquel il rendit deux fois mira­
culeusement la santé, et qui écrivit sur le conseil de
son maître les célèbres Annales ecclésiastiques. Baro­
nius attribue à saint Philippe non-seulement le projet
10
133 PHYSIONOM IES DE SAINTS

de son ouvrage, mais les dons nécessaires pour l’exécu­


ter, sa réalisation et son succès.
La congrégation de l’Oratoire se trouva fondée en
l’an 1575. Elle fut confirmée par le pape Grégoire X III,
qui donna encore à saint Philippe l’église de Saint-
Grégoire.
Saint Philippe avait enfin accompli son œuvre d’une
façon presque ignorée de lui-même. L ’Oratoire se trouva
fondé; mais il refusait d’en être le chef.
Gomme il avait fallu un ordre de Dieu pour l’obliger
à rester à Rome, il fallut un ordre absolu du Pape pour
l’obliger à être supérieur de l’Oratoire. Encore il donna
sa démission, deux ans avant sa mort, afin de vivre sous
l’obéissance; avant de cesser de vivre, il nomma Baro-
nius supérieur général, et vécut deux ans sous l’obéis­
sance de son disciple.
Grégoire X III et Clément V III lui offrirent en vain
l’épiscopat et le cardinalat.
Clément V III avait la goutte aux mains. Il fit venir
Philippe dans sa chambre et lui ordonna de toucher ses
mains. Au contact des mains de Philippe, celles de
Clément furent guéries. A dater de ce jour, quand le
Pape rencontrait l’apôtre, il lui baisait publiquement
les mains.
Saint Philippe ne résistait pas toujours à la force qui
soulève de terre. Il fut quelquefois élevé en l’air, et la
lumière l’environnait. Lui-même vit quelquefois saint
Charles Borromée et saint Ignace de Loyola tout écla­
tants de lumière. Saint Charles Boromée se prosternait
devant lui quand il le rencontrait, et le suppliait de lui
donner ses mains à baiser.
Saint Ignace de Loyola se tenait quelquefois près
de lui dans le silence de l’admiration; et les deux illus­
tres fondateurs se regardaient sans se parler.
Quelquefois Philippe commençait à prononcer les
paroles de saint Paul : Cupio dissolvi, et esse cum
SAINT PHILIPPE DE NE RI 139

Christo. «Je désire être dissous et vivre avec le Christ».


Mais il s’arrêtait après la première parole : il ne
disait qu’un mot : Cupio, je désire. En disant la messe,
ses mouvements étaient si violents qu’il ébranlait le pas
de l’autel. Le don des larmes lui fut fait, ainsi que le
don des miracles. Il pleura tant qu’on s’étonnait de lui
voir conserver l’usage des yeux. Il semblait que ses
yeux, consacrés aux larmes, n ’étaient plus destinés à
autre chose. Plus il montait, plus il descendait à ses
propres yeux. Plus il gravissait la montagne, plus le
sentiment de l’abîme était profond en lui.
« Seigneur, disait-il, gardez-vous de moi. Si vous ne
me préservez par votre grâce, je vous trahirai aujour­
d’hui, et je commettrai à moi seul tous les péchés du
monde entier. »
Ces choses, qui semblent exagérées aux hommes obs­
curs, apparaissent aux hommes éclairés dans la lumière
où elles résident. Plus l’homme approche de la perfec­
tion, plus il sent les capacités de crimes et les aptitudes
à la corruption qui résident au fond de lui.
La bulle de canonisation raconte plusieurs miracles
de saint Philippe. Son attouchement, l’imposition de ses
mains sacrées guérissaient les malades. Quelquefois il
ordonnait aux maladies de se retirer.
Baronius avait l’estomac si malade qu’il ne pouvait
plus ni manger, ni prier, ni travailler. Il était incapable
de tout. Philippe lui ordonne de manger un pain et un
citron. Il obéit et est guéri. Dans une autre maladie,
Baronius, abandonné des médecins, s’endormit et vit en
songe Philippe qui priait pour lui.
Peu de temps après, il était guéri.
Les mouchoirs de Philippe étaient pleins de vertus.
Un linge teint de son sang guérit un ulcère horrible.
Paul Fabricius était mort sans prêtre. Philippe arriva.
Paul ressuscita à son arrivée, se confessa à lui comme
140 PHYSIONOM IES DE SAINTS

il l’avait désiré, choisit la mort pour ne plus retomber


dans le péché, et mourut en effet.
Philippe connut d’avance l’heure de sa mort. Ce de­
vait être et ce fut en effet le 25 mai 1595. Il offrit ce
jour-là le saint sacrifice avec une ferveur extraordinaire.
Sa liberté d’esprit était complète. Il se confessa. Il
donna la communion.
Survint un vomissement de sang qu’on ne put arrêter.
Il se mit au lit. Baronius lui demanda sa bénédiction
pour ses disciples. Il leva les yeux au ciel, puis les
rabaissa sur eux. Il avait quatre-vingts ans.
Les miracles, qui avaient commencé pendant sa vie,
continuèrent après sa mort.
Après sept ans, son corps fut trouvé tout entier, sans
nulle corruption. Ses entrailles, parfaitement saines,
exhalaient une odeur exquise.
Grégoire XV l’a canonisé.
C H A P IT R E X V II

LE MOIS DE JUIN.

On a souvent parlé des promesses de saint Jean à


sainte Gertrude. M ais le mois de juin nous engage à les
approfondir. «Quand la charité sera refroidie dans le
monde accablé de vieillesse, disait l ’apôtre de l’amour,
je lui révélerai les secrets du Sacré-Cœur. »
C ’est fait. La vieillesse est venue.
Si jamais son caractère fut gravé quelque part, c’est
bien sur nous. On parle beaucoup des vices et des crimes,
et certainement on n’a pas tort. M ais le caractère frap­
pant, saillant, dominant de notre époque, c’est la vieil­
lesse. D e tout temps il y a eu des vices, de tout temps
il y a eu des crimes. M ais une certaine verdeur, une
certaine jeunesse animait encore le monde coupable et
lui promettait les ressources que fournit la vitalité. Il
y a des malades violemment attaqués, mais qui gardent
au fond d’eux un principe actif de vie où le médecin
cherche et trouve le secret de la guérison. Il y a des
malades épuisés, au fond desquels la sève tarie ne pré­
sente plus d’espérance. Les premiers donnent prise à la
main qui veut guérir, parce que la jeunesse y a laissé
quelque chose d’elle-même. Les seconds semblent fermés
aux secours qui tâchent d’entrer, parce que la vieillesse
a séché les sources d’où la vie pourrait jaillir.
Notre siècle est épuisé, saigné à tous les membres.
142 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Sa caducité engourdit ses organes. Il est usé, blasé,


fatigué.
Mais Dieu a des ressources qui apparaissent, quand
toutes les autres sont à bout.
La toute-puissance joue avec l’impossible, et ce jeu
est sa victoire.
C ’est pourquoi sous les pas tremblants de la vieille
humanité s’ouvrent des sources de vie qui ne sont pas
creusées par la main de l’homme, mais par la main de
Dieu. Ce n’est pas le progrès qui les a ouvertes. C ’est
la miséricorde toute-pulissante et invincible.
L ’Immaculée-Conception et le Sacré-Cœur sont des
fontaines où l’industrie humaine n’a rien donné, -mais
où la nature humaine peut beaucoup recevoir.
Il faut des ressources inattendues pour les situations
désespérées. Les secrets de Marie et de Jésus étant
inépuisables, l’Immaculée-Conception et le Sacré-Cœur
ne sont pas des cadeaux une fois faits et terminés par
un seul acte, par un seul don; ce sont des sources ou­
vertes qu’il faut creuser, creuser toujours, et qui donnent
et qui donnent d’autant plus que déjà elles ont plus
donné. Dans les choses d’une autre espèce, quand on a
beaucoup pris, il reste moins à prendre. Ici le contraire
arrive : les sources s’enrichissent par les dons qu’elles
prodiguent; plus elles donnent, plus il leur reste à don­
ner. Leur abondance grandit sous le désir qui les creuse.
Dans les choses d’une autre espèce, le désir qui a
rencontré son objet arrive vite à la satiété. Ici le con­
traire arrive. Plus le désir mange, plus il a faim. Plus
il 'boit, plus il a soif.
De sorte que la soif et l’eau, au lieu de se dégoûter
et de s’épuiser, semblent grandir l’une par l’autre. Leur
contact les allume; car cette eau brûle.
Leur intimité les approfondit, car cette eau creuse.
Il se fait entre l’eau et la soif un traité d’alliance.
Elles se promettent l’une à l’autre une éternelle fidélité.
LE MOIS DE J U IN 143

E t le désir vit toujours au milieu des choses qui pour­


raient le satisfaire s’il ne se souvenait qu’il est le désir.
C ’est pourquoi saint Augustin disait :
«Je ne sais trop comment m’exprimer. Là où il n ’exis­
te ni faim ni rassasiement, les mots me manquent. Mais
Dieu a de quoi donner à ceux qui ne savent plus parler,
et qui savent encore espérer. »
Puisque le Saint-Esprit a ouvert ces sources sous les
pas de l’homme, il faut que celui-ci fasse un effort pour
puiser dans l’eau la vertu qu’elle contient. Car le don,
bien qu’il soit don, est extrêmement sensible à la ré­
ception qui lui est faite.
Il faut que l’humanité accueille les dons du Saint-
Esprit avec une grande activité de désir et de prière.
Le mois de mai est le mois de Marie, qui est l’aurore.
Le mois de juin est le mois de Jésus, qui est le soleil.
L ’aurore chasse la nuit. Le jour donne la plénitude
de la lumière.
L ’aurore commence. Le jour consomme. L ’aurore in­
troduit dans le sanctuaire, où la lumière attend l’hom­
me.
Le mois de juin suit le mois-de Marie.
La loi de l’immutabilité et la loi de la succession se
donnent la main dans l’Eglise. A mesure que vont les
siècles, sans jamais changer ses dogmes, elle augmente
ses ressources. Ces inépuisables trésors invitent toujours
l’humanité, qui peut s’asseoir à sa table merveilleuse où
le pain se multiplie.
Le père de Condren entrevoyait déjà ces lumières,
qui nous invitent aujourd’hui.
Cet homme extraordinaire est assez peu connu, parce
qu’il ne publiait pas. Quelques manuscrits seulement et
les souvenirs des plus grandes âmes de son siècle nous
tranmettent quelques-unes de ses paroles et de ses lu­
mières. Sainte Chantal disait : « Mon père, François
de Sales, est fait pour instruire les hommes ; mais le
144 PHYSIONOM IES DE SAINTS

père de Condren est fait pour instruire les anges».


Ceux qui l’approchaient étaient pénétrés d’une ardeur
étrange.
Eh bien ! le père de Condren invitait ses disciples à
pénétrer dans la vie cachée du Cœur de Jésus-Christ*
Il disait moins publiquement ce qui se dit aujourd’hui
plus publiquement ; mais il le disait avec une profon­
deur et une lumière et une saveur qu’il n ’est pas facile
d’égaler.
— La vie intérieure de Jésus, disait-il à ses disciples,
est la plus précieuse aux yeux de Jésus lui-même.
E t comme nous devons régler nos sentiments sur les
siens, nous devons aimer par-dessus tout ce qu’il
aimait par-dessus tout. Nous devons aimer par-dessus
tout la chose dans laquelle il se complaît par-dessus
tout. « C ’est par cette vie secrète, ajoutait le Père de
Condren, que Jésus-Christ communique avec son Père :
c’est cette vie intérieure qui lui fournit la direction de
tous ses actes. C’est elle qui régit et qui gouverne sa vie
extérieure. »
«Je vous propose, disait donc le Père de Condren, la
vie intérieure de Jésus-Christ réservée à Dieu le Père. »
« Je propose aussi à vos méditations la vie intérieure de
Jésus-Christ réservée à la Vierge. Il est certain, disait-il
qu’il y a une vie particulière de Jésus, cachée à toutes
les créatures, par laquelle il vivait en la sainte Vierge
et la sanctifiait. »
Par là nous pouvons voir quelles relations intimes
ont l’une avec l’autre les deux sources ouvertes : l’Im-
maculée-Conception et le Sacré-Cœur.
Nous pouvons honorer les secrets que nous connais­
sons, et nous pouvons honorer les secrets que nous ne
connaissons pas. Le père Faber propose à l’adoration
des hommes la vie de Dieu dans ce qu’elle a de plus
inconnu et de plus inimaginable.
LE MOIS DE J U IN 145

Le père de Condren disait là-dessus 'des choses


superbes.
« Ce que nous connaissons, disait-il, est bien petit,
grandement rabaissé et proportionné à la petitesse de
notre esprit ; c’est pourquoi il faut faire oraison devant
l’inconnu avec un grand abaissement de nous-mêmes.
Le premier acte que vous ferez sera l’adoration. Le
second, la soumission à la volonté de Dieu, pour parti­
ciper aux effets du mystère, tan t qu’il lui plaira.
En troisième lieu, vous prierez. Vous demanderez à
Dieu la clarification du mystère, c’est-à-dire que le
mystère soit honoré. Priez Dieu qu’il donne beaucoup
d’âmes à l’Eglise qui honorent ce mystère. P ar là nous
demandons la glorification du Fils par le Père. C ’est le
Fils qui l’a demandé lui-même. Nous devons vouloir et
demander l’accomplissement des désirs secrets de Jésus-
Christ. »
Le père de Condren ajoutait : « Nous devons deman­
der à Dieu de porter les effets et les influences des
mystères que nous adorons sans les connaître. Tout
influe sur tout dans la nature. Le monde des corps reçoit
les influences des corps. Il n ’y a pas une action du Fils
de Dieu qui n ’ait son influence sur le monde des âmes. »
Les hommes profonds, ceux qui ont vécu dans l’inti­
mité des mystères, savent et sentent le prix des sources
ouvertes. Ils savent et ils sentent à quel point l’homme
a besoin. Le besoin de l’homme est lui-même un mystère
pour l’homme. Sa légèreté, qui lui cache le remède, lui
cache même le mal. L ’homme distrait ignore presque
autant sa faiblesse que les fontaines où il faut puiser la
force. Pour connaître sa misère, il faut déjà être incliné
vers les sources de la gloire. Il faut déjà avoir entendu,
au moins confusément, un certain appel de la lumière,
pour peser la densité des ténèbres où l’on vivait. L’hom-
îue superficiel l’ignore presque autant qu’il ignore ce
qui n ’est pas lui. La terre lui est presque aussi cachée
146 PHYSIONOM IES DE SAINTS

que le ciel. Aussi l’Eglise n ’attend pas que la multitude


des hommes dise : J ’ai soif. Elle attendrait éternelle­
ment. Elle prévient comme une mère. Elle indique, elle
attire, elle demande. On dirait que c’est elle qui a
besoin des hommes, tandis que ce sont les hommes qui
ont besoin d’elle. Elle répète la parole de son fondateur :
« Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi. » Elle diversifie
et multiplie ses faveurs suivant les époques et les saisons
de l’année. Elle n ’oublie pas qu’il y a des fleurs. Le
jansénisme pouvait les oublier. Le catholicisme ne les
oublie pas. Il connaît le temps où la rose a reçu l’ordre
de s’épanouir.
CHAPITRE XVIII

SAINT ANTOINE DE PADOUE.

Chaque grande famille religieuse porte la marque


d’une certaine unité que ne portent pas, surtout de nos
jours, les familles humaines. La contradiction et l’hosti­
lité des frères, déjà célèbres dans l’antiquité, est évidente
dans les temps modernes. Mais cette famille d’élection
surnaturelle, qui s’appelle un ordre religieux, exige une
certaine ressemblance spirituelle et une homogénéité
véritable. La famille de saint François semble avoir
pour caractère la simplicité.
Saint Antoine de Padoue n ’entra dans cette famille
qu’après une épreuve faite ailleurs, et après la conquête
d ’une certitude spéciale relative à sa vocation.
Dix ans après la mort du roi Alphonse I e r , et treize
ans après la venue de saint François d’Assise, en 1195,
naissait à Lisbonne un enfant qui s’appela Ferdinand.
Les fonts baptismaux sur lesquels il reçut le sacrement
régénérateur subsistent encore. Son père se nommait
Martin de Bouillon ; son aïeul, Vincent de Bouillon,
était au nombre des généraux d’Alphonse I e r , et joua son
rôle dans la reprise de Lisbonne, quand Alphonse I e r
arracha aux Maures cette place si importante et si
disputée. Enfin le chef de sa race fut très probablement
Godefroy de Bouillon, ce premier conquérant du tombeau
de Jésus-Christ.
Voilà sa famille naturelle. Sa famille spirituelle fut
148 PHYSIONOMIES DE SAINTS

d’abord celle de saint Augustin. Mais il reconnut que sa


place n ’était pas là. Une visite de saint François
d’Assise détermina sa vocation et le décida à entrer
chez les frères mineurs. Parmi les religieux qu’il quitta,
il trouva le mécontentement et l’ironie. « Allez, allez,
lui dit un chanoine qui se moquait de lui, vous devien­
drez un saint. — Mais pourquoi pas, répondit Ferdi­
nand ? Le jour où vous apprendrez ma canonisation, ce
jour-là vous louerez le Seigneur. » Ferdinand changea de
nom et désormais s’appela Antoine. Cette façon d’annon­
cer sa canonisation future caractérise assez bien saint
Antoine de Padoue. Il n ’a ni timidité, ni audace, ni
présomption, ni embarras. Il sait qu’il sera canonisé ;
il le dit comme il le pense, et la chose arrive comme il
le dit.
Le désir du martyre le poussait vers le pays des
Sarrasins ; mais sa destinée n ’était pas là. Il tomba
malade en route, revint en Portugal, visita saint Fran­
çois, étudia la théologie, et commença la prédication.
Il ne faut pas que ce mot nous trompe. La prédication
d’alors, la prédication religieuse était un événement. On
parle beaucoup en ce siècle de la parole, comme si sa
puissance naissait d’hier. Mais autrefois la parole reten­
tissait dans les âmes et dans les foules à une bien autre
profondeur. Quand saint Antoine prêchait, tous les
travaux étaient momentanément suspendus, comme aux
jours de fêtes. Les juges, les avocats, les négociants,
quittaient leurs affaires, et couraient là où il était. Les
habitants des villes se mêlaient à ceux des campagnes.
On se levait la nuit pour arriver de grand matin et
prendre place près de l’orateur. Les dames venaient à
la lueur des torches. L ’admiration et la conversion
étaient éclatantes, ardentes, bruyantes. On libérait les
débiteurs, on ouvrait les prisons ; les ennemis s’embras­
saient. On se pressait autour du saint pour toucher son
vêtement.
SAINT ANTOINE DE PADOUE 149

Grégoire IX l’entendit prêcher. Emerveillé de la façon


dont il possédait, maniait, savourait l’Ancien et le Nou­
veau Testament, il dit, en parlant du prédicateur :
< Celui-ci est l’arche d’alliance, car l’arche d’alliance
contenait les deux tables de la sainte loi. »
Un jour, pendant le sermon, le cadavre d’un jeune
homme fut introduit dans le lieu saint. Des parents et
des amis faisaient retentir l’église de sanglots. Antoine,
s’arrête, se recueille, lève les yeux. Puis, cessant de
parler aux vivants, il parle au mort. Cessant d’exhorter
il commande. « Au nom de Jésus-Christ, dit-il, lève-
toi !» et le mort sortit du cercueil.
Un jour il prêchait en plein air, l’orage éclate ; la
foule s’enfuit. « Arrêtez, dit Antoine, personne ne sera
mouillé. » La pluie noya la terre partout dans les
environs, mais aucun de ceux qui, fidèles à la parole du
saint, restèrent immobiles, ne reçut une goutte d’eau.
Le don des miracles paraît accompagner plus spécia­
lement la simplicité que toute autre grâce ou toute autre
vertu. Saint Antoine de Padoue appartenait à cette
classe de saints qui ne s’étonnent de rien, et parlent aux
animaux comme aux hommes, donnant des ordres aux
choses comme si elles étaient des personnes. Il eut le don
de bilocation, qui assurément, ne lui semblait pas plus
surprenant que tout autre. Plusieurs personnes ont
déposé l’avoir vu en songe, et il leur révélait leurs fautes
secrètes, leur ordonnait de les confesser.
Un jour il prêchait à Montpellier. Tout à coup il se
souvient qu'il devait chanter à l’office de son couvent un
graduel solennel et qu’il n’avait prié personne de le
remplacer ; le regret le frappe profondément : tout à
coup il s’arrête et penche la tête. A l’heure même on le
voit, à son couvent, chantant le graduel parmi ses frères.
Un jour Antoine rencontre dans la rue un homme fort
débauché. Antoine se découvre et fait une génuflexion ;
quelques jours après, il le rencontre encore, et le salue
150 PHYSIONOM IES DE SAINTS

de la même façon. Quelques jours après nouvelle ren­


contre, nouveau prosternement. Antoine ne pouvait pas
rencontrer ce débauché sans lui témoigner des respects
extraordinaires. Le débauché, croyant à une moquerie,
entra en fureur. La persévérance de ce respect exagéré
l'irritait au dernier point ; enfin il l'apostropha. « Si
vous vous mettez encore à genoux devant moi je vous
passe mon épée, lui dit-il, à travers le corps.
— «Glorieux m artyr de Jésus-Christ, répondit saint
Antoine, souvenez-vous de moi lorsque vous serez dans
les tourments. »
Le débauché éclata de rire. Mais quelques années
après, une circonstance particulière l'appela en Pales­
tine ; il se convertit avec éclat, prêcha les Sarrasins,
fut tourmenté par eux pendant trois jours et mourut à
la fin du troisième.
Il se souvint de saint Antoine au dernier moment,
suivant l’étonnante recommandation qu'il avait reçue,
et vérifia la prédiction dont il s’était tant moqué.
Mais voici quelque chose d’assez rare dans la vie des
saints.
Un homme riche avait immensément augmenté sa
fortune par l’usure. Sa famille pria saint Antoine de
prononcer l'oraison funèbre du mort. «Je veux bien»,
dit le saint, et il prononça un sermon sur ce mot de
l'Evangile : Là où est ton trésor, là est ton cœur.
Puis, le sermon fini, adressant la parole aux parents
du mort : « Allez, dit-il, fouillez maintenant dans les
coffres de cet homme qui vient de mourir, je vais vous
dire ce que vous trouverez au milieu des monceaux d'or
et d’argent ; vous trouverez son cœur. »
Us y allèrent, ils fouillèrent, et, au milieu des écus,
ils virent un cœur humain, un cœur de chair et de sang.
Us le touchèrent de leurs mains, et le cœur était chaud.
Le père d'Antoine fut accusé d'assassinat et empri­
sonné, parce que le corps d’un jeune homme avait été
SAINT ANTOINE DE PADOUE 151

trouvé dans son jardin. Ceci se passait à Lisbonne, et


pendant ce temps-là Antoine était à Venise.
Antoine, toujours à Venise, demanda simplement au
supérieur du couvent la permission de sortir. Puis,
Payant obtenue, il fut transporté la nuit à Lisbonne, par
le ministère d’un ange. Là il commanda au mort de dire
si son père, à lui Antoine, était coupable du meurtre. Le
mort se leva, rendit témoignage de l’innocence du vieil­
lard, puis se recoucha et se rendormit. M artin de Bu-
glione fut remis en liberté.
Un jour à Toulouse, un hérétique lui déclara qu’un
prodige seul le déterminerait à croire à la présence
réelle. « Je vais, ajouta cet homme, laisser ma mule trois
jours sans nourriture. Après ce jeûne, je lui offrirai du
foin et de l’avoine ; si elle quitte le foin et l’avoine pour
adorer l’hostie consacrée, je croirai à la présence réelle. >
Le saint accepta. Les trois jours révolus, il prit l’hostie
dans ses mains, l’hérétique présenta avoine et foin à sa
mule affamée ; mais elle le refusa et alla vers le Saint
Sacrement. L ’hérétique se convertit.
Les animaux jouent un rôle énorme dans les annales
des premiers Franciscains. Cette familiarité intime de
saint François et de la nature entière jette son rayon­
nement naïf et chaud sur toute la phalange dont il
était le chef et le père. Toutes les créatures étaient
pour saint François de3 sœurs. L ’eau, sa sœur, et le
soleil, son frère, étaient, comme les animaux et les
végétaux, l’objet de sa tendresse, de ses caresses et de
ses entretiens. On dit cependant qu’il faisait aux
fourmis des reproches amers, relatifs à leur trop grande
prévoyance. « Comment, disait-il, des provisions ! des
greniers ! Mais vous ne savez donc pas, mes sœurs,
que cela est contraire à l’esprit de l’Evangile : à chaque
jour suffit sa peine ! »
Un jour Antoine prêchait -à Rimini devant un audi­
toire hérétique et obstiné. Il s’aperçut que sa parole
152 PHYSIONOM IES DE SAINTS

rencontrait des cœurs durs et des oreilles fermées.


Il s’arrêta : < Levez-vous, dit-il tout à coup, suivez-
moi sur le bord de la mer. » La rivière Marechia se jette
dans la mer tout près de Rimini. — L ’auditoire, curieux
de l’aventure, suivit le saint sur le rivage. Alors Antoine
se tourna vers l’Océan, et parlant aux poissons :
«Les hommes, dit-il, refusent de m’entendre. Venez,
vous, venez, poissons, écoutez-moi à leur place. »
Tout à coup voici une multitude de poissons qui
approchent du rivage. Ils mettent la tête hors de l’eau,
et chacun se tient à son rang, dans un ordre parfait.
On en voit de toutes les formes et de toutes les dimen­
sions. Les écailles s’étalent au soleil avec une variété
immense de formes et de couleurs. Aucun d’eux n ’hési­
tait, aucun n ’avait peur. Personne ne troublait l’ordre
dans ce brillant auditoire, dont les couleurs chatoyantes
éclataient en pleine lumière, au-dessus des flots. Les
plus petits approchèrent au bord, les poissons de moyen­
ne grosseur se tenaient à distance moyenne, les plus gros
venaient les derniers. Aucun sergent de ville ne fut
nécessaire pour établir l’ordre, le silence et l’immobilité.
Quand l’auditoire fut complet et toutes ces petites
oreilles aussi ouvertes que celles des hommes étaient
fermées, Antoine commença :
« Poissons, mes petits frères, rendez grâces au Créa­
teur, qui vous a donné pour demeure un si noble élé­
ment. C ’est Lui qui, selon vos besoins, vous fournit des
eaux douces ou salées. C ’est à Lui que vous devez ces
retraites où vous vous réfugiez pendant la tempête.
C’est Lui qui vous a bénis, au commencement du monde.
C’est Lui qui, au moment du déluge, vous a préservés de
la mort et de la condamnation universelle. Vous n’avez
pas eu besoin de l’Arche, petits poissons, mes frères ;
vous étiez en sûreté. Quelle liberté vos nageoires vous
donnent ! vous allez où il vous plaît ! Poissons, Dieu a
confié à l'un de vous pendant trois jours la garde de
SAINT ANTOINE DE PADOUE 153

Jonas ! Vous avez eu l’honneur de fournir à Jésus-


Christ ce qu’il fallait pour payer le cens. Vous lui avez
6ervi de nourriture avant et après la résurrection. Petits
poissons, privilégiés entre les créatures, louez et remer­
ciez le Seigneur. »
Pendant ce discours, les poissons s’agitaient ; ils
ouvraient la bouche et inclinaient la tête. — « Béni soit
le Dieu Eternel, s’écrie saint Antoine ! Les animaux lui
rendent l’hommage que les hérétiques lui refusent ! »
Cependant les poissons accouraient de tous côtés :
comme si le bruit s’était répandu dans la mer qu’un
saint parlait, la foule mouvante venait écouter, pour la
première fois, la parole qui lui expliquait ses privilèges
méconnus. On eût dit que les poissons, s’accusant de leur
longue ingratitude, éprouvaient le besoin de connaître
enfin leurs titres à la reconnaissance. Mais les poissons
qui arrivaient n’obtenaient pas des poissons déjà placés
la moindre complaisance. Les premiers arrivés gardaient
les bonnes places, les nouveaux venus restaient derrière.
Cette parenté singulière des Franciscains et de la
nature rappelle ces paroles d’un oratorien, qui appar­
tient à une autre classe d’esprits, mais dont la philoso­
phie profonde rencontre la simplicité de François, de
Junipère et d’Antoine. Thomassin dit quelque part :
«Je ne désespère pas tout à fait des animaux brutes.
Il ne me paraît pas impossible que je les voie quelque
jour penchés et adorant.»
Il faudrait peut-être plus de profondeur que l’esprit
humain n’en possède pour voir clairement ce qu’il y a
dans cette chose inconnue, qui s’appelle la simplicité,
qui échappe aux investigations, qui échappe à elle-
même, qui généralement ne se connaît pas, qui ne doute
Pas, qui ne s’analyse pas, qui est un don, et qui semble
d’une relation directe et spéciale avec cette autre chose
si différente pourtant, et qu’on appelle la puissance.
Simplicité et puissance ! ces deux choses ne se ressem-
n
154 PHYSIONOMIES DE SAINTS

blent pas aux yeux des hommes. Ces deux mots, dans le
langage humain, n ’ont pas la même consonnance, et, par
une disposition mystérieuse que je recommande aux
méditations des âmes qui méditent, le caractère des
thaumaturges est particulièrement la simplicité.
Le souvenir du miracle des poissons est très célèbre
en Italie. Le père Papebrock nous dit qu’en 1660, le 26
novembre, il avait vu lui-même une chapelle en mé­
moire du prodige, au lieu même où il s’accomplit. La
peinture s’est emparée plusieurs fois de l’événement.
Saint François parlait aux oiseaux exactement le
même langage que saint Antoine aux poissons. Une vue
plus perçante que la nôtre apercevrait probablement,
dans le monde des types, la raison profonde de ces
profondes analogies et de ces mystérieuses préférences.
Saint Antoine vit avant de mourir la canonisation de
saint François.
Un jour, sentant approcher sa fin bienheureuse, il
écrivit au ministre de la province pour lui demander la
permission de se retirer dans la solitude. Ayant écrit sa
lettre, il quitta un instant sa chambre ; quand il rentra,
sa lettre avait disparu, mais la réponse arriva. Sa lettre
était parvenue. Aucun homme ne l’avait portée.
Le vendredi 13 juin 1231, un peu avant le coucher du
soleil, saint Antoine de Padoue venait de prononcer ces
paroles: «Je vois mon Seigneur Jésus-Christ.»
Antoine parut s’endormir. Il était mort.
M ort à trente-six ans, quatre mois et treize jours.
Trente-six ans ! — A ce moment-là, l’abbé de Vireul
vit s’ouvrir la porte de son cabinet et saint Antoine
entrer : « Je viens, dit Antoine, de laisser ma monture
auprès de Padoue, et je pars pour ma patrie. » Au même
moment l’abbé, qui avait mal à la gorge, fut guéri. Il ne
comprit que plus tard pour quelle patrie saint Antoine
venait de partir.
CHAPITRE X IX

SAINT LEUFEOI.

Saint Leufroi naquit en Neustrie, avant l’invasion des


Normands. A peine avait-il l’âge de raison que la voca­
tion sacerdotale s’empara de lui malgré ses parents, et
l ’entraîna secrètement. Sa vocation sacerdotale le
conduisit à la vocation monastique. Un jour il invita à
dîner son père, sa mère, ,sa famille, et ses amis. Il leur
fit des présents, et les invita à passer la nuit en repos
dans sa maison. Pendant ce temps-là, il se réservait de
faire ce que l’Esprit lui inspirait.
E t pendant le sommeil de tous les invités, il partit à
la recherche d’une solitude. En chemin, il rencontra un
pauvre qui lui demanda l’aumône ; Leufroi lui donna son
manteau. Il en rencontra un second, il lui donna son
habit. Il arriva à un ermitage où il resta quelques jours
et quelques» nuite, suppliant Dieu de manifester sa
volonté. Là il reçut l’ordre de se rendre à Rouen et de
prendre l’habit monastique à l’abbaye de Saint-Pierre,
qui fut plus tard l’abbaye de Saint-Ouen.
Enfin il fonda l’abbaye de Sainte-Croix.
Là commencèrent les persécutions. Ceux qui préten­
dent empêcher l’Esprit de souffler où il veut le dénoncè­
rent à Didier, évêque d’Evreux, comme un téméraire et
un révolté qui ne se conduisait que par l’esprit propre,
€t refusait obéissance à l’autorité légitime.
156 PHYSIONOMIES DE SAINTS

Le don des miracles vint ensuite. Leufroi était venu


voir Charles Martel pour différentes affaires, et s’en
allait, ayant accompli sa mission. Il avait quitté la
Lorraine et était déjà arrivé à Laon, quand il vit arriver
de la part du prince des courriers qui s’étaient précipités
sur ses pas. Le fils de Charles Martel venait de tomber
malade, et le père envoyait chercher Leufroi. Leufroi
revint sur ses pas, arrosa d’eau bénite les membres de
l’enfant malade, lui donna la communion, et le guérit.
Personne ne s’étonnait alors si la famille d’un malade
faisait courir après un saint comme après la santé. E t
cependant le saint qu’on envoie chercher est nécessaire­
ment vivant.
On se plaignait de la sécheresse, l’eau manquait, les
fontaines étaient taries : on courait à Leufroi, et les
sources sortaient de terre. Mais voici où le trait du
génie de sa sainteté se dessine en relief.
Saint Leufroi pêchait un jour dans la rivière d’Ure.
Presque toujours, dans les annales divines, la pêche est
prise en bonne part.
Leufroi n ’avait pas de cheveux. Une femme passa,
qui se moqua de lui : « Je pense, dit-elle, que ce chauve
épuisera la rivière, et qu’on ne pourra plus y pêcher
désormais ». Elle avait parlé très bas, personne n ’avait
pu l’entendre. Mais Leufroi se tournant vers elle :
« Pourquoi, dit-il, te moques-tu d’un défaut de natu­
re ? Que le derrière de ta tête n’ait pas plus de cheveux
que je n ’en ai sur le front, et qu’il en soit ainsi pour tes
descendants ».
La chose arriva comme Leufroi l’avait dite.
Un homme vola quelques meules de foin au monastère
de Leufroi. Leufroi exigea la restitution ; le voleur, au
lieu de restituer, s’emporta publiquement et furieusement
contre le saint. Il l’appela menteur et calomniateur. E t
Leufroi répondit :
« Que Dieu soit juge entre toi et moi ! »
SAINT LEUFROI 157

Le voleur fut saisi de douleurs atroces du côté de la


mâchoire, et ses dents se détachèrent et tombèrent
devant rassemblée, et toute sa postérité perdit les
dents.
Des paysans travaillaient le dimanche et labouraient
la terre, méprisant le repos sacré. Il faut une attention
spéciale pour découvrir l’importance de l’attentat. II
faut, surtout aux époques où la foi est affaiblie, une
méditation particulière sur le troisième commandement,
pour sentir la gravité d’une faute dont l’habitude hu­
maine et la légèreté spirituelle nous dissimule toute la
portée. L’espace nous manquerait ici pour insister sur
cette chose énorme. Je renvoie le lecteur à la petite
brochure que j ’ai consacrée au repos du dimanche et que
j ’ai intitulée le Jour du Seigneur.
Cette sévérité, si éloignée des cœurs modernes et des
esprits contemporains, sortait d’une âme profondément
pénétrée de lumières surnaturelles que notre époque a
oubliées et dont elle essaye de rire, dans les jours où
elle n ’est pas forcée de trembler et de pleurer. Dans ses
jours de loisir elle rit beaucoup. Mais Leufroi, qui ne
riait pas, ajouta, les yeux levés :
« Seigneur, que cette terre soit éternellement stérile !
Qu’on n ’y voie jamais ni grain ni fruit ! »
E t sa malédiction fut puissante. Les ronces et les
chardons marquèrent et remplirent, à partir de ce jour,
le champ maudit.
Un jour les mouches empêchèrent Leufroi de dormir.
Sa prière les fit disparaître, non pour un moment, mais
pour toujours. La maison où Leufroi avait dormi leur
fut interdite à jamais.
Un des religieux de Leufroi venait de mourir. On
trouva sur lui trois pièces d’argent, trois pièces qu’il
n ’avait pas le droit de garder. Il avait donc violé son
158 PHYSIONOM IES DE SAINTS

vœu de pauvreté. Leufroi, dont la sévérité était extrême,


défendit de l'enterrer en terre sainte. II le fit mettre à
part, loin du cimetière, en terre profane. Après cette
exécution, Leufroi songea profondément à cette âme
qu'il avait presque l’air d’avoir condamnée, et soupçon­
nant que peut-être elle avait rencontré le repentir sur
la terre et la miséricorde au ciel, il fit une retraite de
quarante jours, priant et pleurant pour l ’âme de celui
qu’il avait paru rejeter. C ar il est écrit : « Ne juge pas ».
E t après les quarante jours, le Seigneur parla à Leufroi,
et lui dit que l’âme du frère avait trouvé grâce devant
lui, et que non-seulement l’enfer ne le possédait pas,
mais que le purgatoire ne le possédait plus, et que les
prières de Leufroi avaient délivré celui que la justice de
Leufroi avait paru condamner.
Alors le saint, pensant qu’il fallait traiter le corps du
religieux comme D ieu traitait son âme, pardonna comme
D ieu pardonnait, et, faisant miséricorde sur la terre
comme au ciel, rappela le corps exilé dans le cimetière
commun, comme D ieu avait rappelé l ’âme exilée dans
l ’assemblée de ses élus. Ainsi furent réunis dans le
sommeil et dans la paix ceux qui devaient être réunis au
jour de la résurrection.
Les aveugles sont portés à croire que la justice et la
miséricorde sont deux ennemies. Les âmes intelligentes
savent qu’elles sont amies, et les âmes éclairées savent
qu’elles sont unies. M ettez-vous en colère, mais ne péchez
pas, dit l’Esprit-Saint. Joseph de M aistre célèbre cette
passion ardente et forte, qu’il appela éloquemment la
colère de l’amour. Saint Leufroi avait un zèle de justice
trop ardent pour n ’avoir pas une ardeur de miséricorde
plus ardente encore, car, dans le sens où ces deux forces
luttent, la miséricorde possède certains avantages dans
le combat. Les colères de saint Leufroi, par où il touche
à l ’esprit d’Elie et d’Elisée, devaient allumer en lui les
flammes de la charité. Il apparaît sous ce double jour
SAINT LEUFROI 159

quand il prie plusieurs semaines pour celui qu’il vient


de chasser du cimetière bénit. L a puissance de ces
imprécations et la puissance de sa charité, son amour
pour les pauvres et sa haine de l ’injustice sont les deux
lignes qui se développent parallèlement dans tout le
cours de sa vie.
La fureur de saint Leufroi contre le démon est repré­
sentée par le père G iry d’une façon fort extraordinaire.
Quand les religieux entraient le matin à l’église, ils
trouvaient souvent saint Leufroi déjà abîmé dans la
contemplation divine. Un jour ils crurent le voir à sa
place ordinaire ; mais un des frères, qui venait de le
quitter à l’instant même dans sa chambre, alla le préve­
nir qu’une illusion le montrait à l’église au moment où
il n ’y était pas. Le saint, reconnaissant le caractère de
son ennemi, courut à la chapelle, fit le signe de la croix
sur la porte et sur les fenêtres, comme pour boucher les
issues, et s’avançant sur celui qui avait osé prendre sa
ressemblance, il le frappa avec fureur. Saint Leufroi, sa­
vait, dit son historien, que le démon sentirait spirituelle­
ment les coups qu’il lui donnait corporellement. Le démon
voulut fuir ; mais les issues étaient bouchées. L e signe de
la croix était sur les portes et les fenêtres. Le corps qu’il
s ’était formé aurait pu se dissiper subitement. M ais il
paraît qu’il n ’en eut pas la permission. Dieu voulut
l’humilier sous les coups de saint Leufroi, matérielle­
ment donnés, spirituellement sentis, et sous la puissance
du signe de croix qui interdisait au prisonnier les issues.
Dieu l’obligea à s’enfuir par le clocher, pour témoigner
sensiblement sa défaite et sa peur.
Les religieux comprirent la force de leur père et la
faiblesse de leur ennemi.
Quand saint Leufroi sentit venir sa fin, il fit bâtir un
hôpital pour les pauvres, et envoya dans toutes les
maisons du voisinage des eulogies, c’est-à-dire des pré­
sents destinés à rappeler les souvenirs et à provoquer
160 PHYSIONOM IES DE SAINTS

les prières. Il rassembla ses disciples, leur donna ses


dernières instructions, passa en prière la dernière nuit
de sa vie mortelle, et rendit Pâme le 21 juin, vers Pan
700, dans la quarantième année de son gouvernement.
Sa vie manuscrite a été gardée longtemps à Saint-
Germain des Prés. La chronique de Lérins et Surius
Pont donnée au public. Le martyrologe romain et celui
d’Usuard placent sa fête au 21 juin.
Son corps fut déposé dans une église qu’il avait fait
bâtir en Phonneur de saint Paul, et y demeura plus d’un
siècle. Puis il fut transféré dans l’ancienne église de
Sainte-Croix, qui prit le nom de Saint-Leufroi. Enfin
pour le soustraire au pillage et au sacrilège pendant
l’invasion des Normands, on l’apporta à Paris, et on le
déposa à Saint-Germain des Prés. Trois ossements furent
rendus à l’abbaye de Saint-Leufroi, et les religieux atta­
chèrent une telle importance à cette faveur qu’ils
instituèrent la fête du retour des reliques de saint
Leufroi. L ’église de Suresnes eut aussi une part du
trésor, qui fut perdue, puis remplacée.
Si les reliques de saint Leufroi ont été si recherchées,
si disputées, si enviées, si la restitution de trois osse­
ments fonda une fête séculaire, nos lecteurs trouveront
sans doute, comme nous, qu’il était opportun d’invoquer
son souvenir, de rappeler son esprit, de restituer à la
mémoire des hommes ce nom autrefois si célèbre, et que
l’oubli, ennemi mortel du genre humain, voudrait main­
tenant attaquer.
CHAPITRE XX

SAINT JEAN-BAPTISTE.

En général l’Ecriture est très sabre de paroles, mais


surtout très sobre de jugements. L ’Evangile contient
fort peu d’appréciations sur les personnages même les
plus importants. Marie et Joseph sont tous deux sous
un voile. L ’Evangile est vis-à-vis de saint Pierre d’une
singulière sévérité. Je me rappelle à ce sujet une impor­
tante observation d’un grand hébraïsant. Il me disait un
jour que saint Pierre avait veillé lui-même à ce que
toutes ses fautes fussent soigneusement écrites et détail­
lées dans les Evangiles. C’est surtout saint Marc, ajou­
tait-il, qui est l’historien rigoureux des faiblesses de saint
Pierre. Or, saint Marc était le disciple particulier, l’ami
intime et le confident de saint Pierre. L ’Evangile de
saint Marc a été écrit sous les yeux de saint Pierre, et
l’étude approfondie que j ’ai faite des évangélistes
m’autorise à affirmer que plus un homme était voisin de
saint Pierre, plus il était sévère pour saint Pierre, par
la volonté expresse du chef des Apôtres. C ’est pourquoi
saint Marc, qui écrivait presque sous sa dictée, n ’omet
rien de ce qui peut nous avertir des faiblesses du Père
commun. — La malveillance pouvait facilement tirer
parti contre saint Pierre des sévérités de l’Evangile, et
l’observation de ce savant fait tourner ces sévérités
mêmes à la gloire de saint Pierre, et leur récit détaillé
162 PHYSIONOMIES DE SAINTS

devient une des pierres précieuses de la couronne du


grand apôtre.
Cette sobriété et cette sévérité des récits évangéliques
donnent à saint Jean-Baptiste un caractère singulier et
tout à fait exceptionnel. Dès qu’il s’agit de lui, la
louange éclate. Il a pour panégyristes l’Ange et l’Homme-
Dieu, Gabriel et Jésus. « Il viendra dans l’Esprit et
dans la Vertu d’Elie», dit l’Ange, et Elie est précisé­
ment un de ceux qui font éclater le Saint-Esprit en
louanges. Elie et saint Jean-Baptiste, les deux précur­
seurs des deux avènements ont été célébrés par les
lèvres de Dieu.
« Bienheureux, dit l’Esprit-Saint parlant à Elie,
bienheureux ceux qui t ’ont vu ! Bienheureux ceux qui
ont eu la gloire de ton amitié ! »
E t Jésus-Christ, parlant de Jean-Baptiste : « Qui
êtes-vous allé voir? Un prophète. Je vous le dis en
vérité, plus qu’un prophète. »
Parmi les enfants des hommes, aucun ne s’est élevé
plus grand que Jean-Baptiste.
Elie et Jean-Baptiste semblent donc avoir reçu ce
singulier privilège ; ils font, jusqu’à un certain point,
sortir l’Ecriture sainte de son extrême réserve. Leur
gloire semble faire violence à cette parole divine si
sobre et si sévère.
Puisque la fête de saint Pierre est si près de celle de
saint Jean, rappelons ici quelques-unes des mystérieuses
harmonies que ces deux fêtes nous présentent. Un saint
nous guidera à travers les splendeurs des deux autres
saints. Saint François de Sales nous aidera à parler de
saint Pierre et de saint Jean.
L ’Eglise célèbre le 24 juin la naissance de saint Jean,
et le 29 juin la naissance de saint Pierre. Dans le
langage des hommes, la naissance de saint Jean est
encore une naissance ; mais la naissance de Pierre,
célébrée le 29 juin, s’appellerait une mort dans le langage
SAINT JEAN-BAPTISTE 163

des hommes. L ’Eglise célèbre la mort de saint Pierre,


sous le nom de sa naissance, parce qu’il mourut saint,
et naquit à la vie étemelle. Elle célèbre la naissance de
saint Jean, parce qu’il naquit saint, ayant été sanctifié
dans le sein de sa mère.
Mais écoutons saint François de Sales lui-même :
« Certes, quand j ’ai lu à la Genèse, dit-il, que Dieu
« fit deux 'grands luminaires au ciel, l’un pour présider
« et éclairer le jour, et l’autre pour présider à la nuit,
«incontinent j ’ai pensé que c’étaient ces deux grands
« saints, saint Jean et saint Pierre ; car ne vous semble-
« t-il pas que saint Jean soit le grand luminaire de la
« loi mosaïque, laquelle n ’était qu’une ombre et comme
« une nuit au regard de la clarté de la loi de grâce,
«puisqu’il était plus que prophète, encore qu’il ne fût
« pas lumière... E t vous semble-t-il pas que saint Pierre
« soit le grand luminaire de l’Evangile, puisque c’est lui
« qui préside au jour de la loi évangélique ? »
Saint François de Sales, qui donne un tour gracieux
aux vérités les plus austères, poursuit de son regard
naïf les analogies profondes et cachées qui échappe­
raient à un regard moins simple.
Il y avait autour du propitiatoire deux chérubins qui
se regardaient. On ferait un volume superbe, en étalant
les splendeurs qui ont été inspirées aux Pères de l’Eglise
par ces deux chérubins. Le symbolisme de l’ancienne loi
leur a livré des secrets superbes, autrefois célébrés, sa­
vourés, goûtés par l’âme humaine, maintenant oubliés
et méprisés.
Le propitiatoire représentait celui qui est la propitia­
tion elle-même : il représentait Jésus-Christ. Les deux
chérubins s’entre-regardaient, l’un à droite, l’autre à
gauche. Est-ce que saint Jean et saint Pierre ne se
regardent pas ? Leurs regards se rencontrent, puisqu’ils
sont dirigés, de deux points différents, sur Jésus-Christ.
Ecoutez saint Jean :
164 PHYSIONOM IES DE SAINTS

«Voici, dit-il, l’Agneau de Dieu. >


Ecoutez saint Pierre :
« Tu es le Christ, fils du Dieu vivant. »
Voilà les deux confessions. Ne partent-elles pas de
deux grands luminaires ? E t ne restent-elles pas fidèles
aux harmonies signalées par saint François de Sales ?
Ainsi, quand saint Jean dit : «Voici l’Agneau de Dieu »,
il parle encore en figure. Il reste dans le symbolisme ;
il célèbre l’Agneau. Mais quand saint Pierre s’écrie :
« Tu es le Christ, fils du Dieu vivant », il déchire le
voile. Il parle ouvertement.
Au commencement du monde, l’Esprit de Dieu était
porté sur les eaux, et il les fécondait.
E t quand il s’agit de la Rédemption, Jésus-Christ
féconda les eaux quand il marcha sur les bords de la
mer de Galilée. Ce fut là qu’il dit à André et à Pierre :
« Suivez-moi 1 » et ce fut aussi sur le bord de l’eau que
saint Jean vit pour la première fois, de son regard
ardent, l’Agneau de Dieu.
Moïse fut sauvé des eaux par la fille de Pharaon,
et il devint le chef du peuple de Dieu. Saint Pierre fut
tiré des eaux de la mer, auprès de Césarée, et il devint
le chef du peuple de Dieu. Le pêcheur de poissons fut
fait pêcheur d’hommes.
La naissance humaine de saint Jean et la naissance
céleste de saint Pierre ont encore cette ressemblance
remarquable : elles ont été prédites toutes les deux.
C ’est l’Ange qui prédit la naissance humaine de saint
Jean : Plusieurs se réjouiront en sa nativité. La nais­
sance céleste de saint Pierre fut prédite par Jésus-Christ
lui-même, et l’instrument même qui devait le conduire
à la gloire fut indiqué.
Zacharie, qui reçut la promesse relative à saint Jean,
était celui qui offrait l’encens.
Celui qui reçut la promesse relative à saint Pierre,
SAINT JEAN-BAPTISTE 165

ce fut saint Pierre lui-même ; ce fut celui qui disait :


«Seigneur, vous savez que je vous aime».
C ’était sa manière d’offrir l’encens.
Saint Jean fut sanctifié dans le sein de sa mère, et
en présence de la sainte Vierge ; saint Pierre fut sancti­
fié dans le sein de l’Eglise militante, au cénacle, en
présence de la sainte Vierge.
Saint Jean tressaillit de joie à l’arrivée de la Vierge;
l’enfant tressaillit. Enfant se dit en latin : infans, celui
qui ne parle pas. Et ne peut-on pas dire de saint Pierre,
au cénacle, que l’enfant tressaillit, que celui qui ne par­
lait pas tressaillit, puisqu’il n’avait pas osé confesser
Jésus-Christ devant une servante, et puisque tout à
coup, après le cénacle, il ouvrit la bouche !
Avec saint Jean-Baptiste se termina, dit un grand
saint, la prédication mosaïque. Avec saint Pierre com­
mença la prédication évangélique.
Quand l ’ange fit à Zacharie la promesse solennelle,
quand il dit au père de Jean, parlant de Jean : « Celui-
ci marchera dans l’esprit et la vertu d’Elie, » Zacharie
avait douté et Zacharie était devenu muet.
Ceci est rempli d’enseignement. J’ai cru, c’est pour­
quoi j ’ai parlé, dit le Psalmiste. La foi est mère de la
parole. Le doute produit le silence, non pas le silence
profond qui est au-delà de la parole, mais le silence
morne et terne, le silence du tombeau, le silence du
désespoir. C ’est le doute qui fait mourir la parole, parce
que la parole est la lumière. La parole est une explo­
sion de croyance; tout verbe est une affirmation. La
parole meurt dans la mesure où meurt la croyance.
L ’homme qui ne croirait plus absolument à rien se
trouverait, vis-à-vis du langage humain, comme un
souverain qui a perdu son royaume.
La Vierge, en présence de l’ange, prononce aussi le
mot : Comment ? Comment cela se fera-t-il ? — Mais
ce comment n’est pas un doute. Ce comment procède de
166 PHYSIONOM IES DE SAINTS

la foi. Il est prononcé dans l’esprit d’adhésion. Il pré­


cède et prépare le fiat qui va venir.
Zacharie avait été intimidé parce que l’esprit d’Elie
était promis à son fils. Pourquoi donc ? Ah ! pourquoi
donc ! Parce que nul n ’est prophète en son pays. Il
est très difficile à l’homme de croire un autre homme
qui est son voisin, son contemporain, aussi grand que
les hommes du passé. E t si ce contemporain est son fils,
la difficulté va en augmentant. Plus l’homme extraordi­
naire est notre voisin, plus il nous est difficile de le croire
extraordinaire. Comment ? cet homme que nous cou­
doyons dans la rue, qui est jeune, inconnu, sans autorité
et sans histoire écrite, qui ne figure pas encore dans
les annales du genre humain, serait l’égal de ceux qui
remplissent toutes les mémoires ! L ’homme répugne à
le croire. E t pourquoi donc ? Est-ce que Dieu, qui don­
nait aux anciens, ne peut pas donner aux modernes ?
Sans doute. Mais cette timidité humaine tient à l'or­
gueil humain. Nous ne voulons pas croire à la grandeur
d’un contemporain, parce que nous ne voulons pas re­
connaître et sentir que, dans le passé comme dans le
présent, tout don vient de Dieu.
E t plus tard on alla demander à Jean lui-même s’il
était Elie. E t on alla lui demander le baptême comme
on était allé demander la pluie à Elie.
Jean-Baptiste fut l’homme du désert. Par là il pré­
para la grande réunion de l’avenir. Qu’est-ce que le
désert, sinon le vide ? Ceux-là sont remplis par la plé­
nitude qui font le vide en eux, et qui 'deviennent eux-
mêmes des déserts.
Dans le monde visible aussi, c’est le vide qui attire
les masses. Le désert mène à Jérusalem.
Saint Jean-Baptiste est allé au désert extérieur com­
me au désert intérieur. Il s’est absenté de lui-même et
du monde pour entendre la parole et pour devenir la
voix. Pour nous indiquer l’endroit où retentit la parole
SAINT JEAN-BAPTISTE 167

de vérité, il s’est appelé la voix de Celui qui crie dans


le désert. Jean, l’homme du désert, prépara la route à
Celui qui devait tirer à lui toutes les choses.
La Croix, placée hors de la ville, entre le ciel et la
terre, est le désert par excellence. C’est pourquoi le
crucifix est devenu la proie universelle, la pâture divine
des aigles, race royale qui dévore, et aussi leur rendez-
vous.
Etes-vous le C hrist? Etes-vous Elie? Saint Jean ré­
pond toujours : Non, non, je ne le suis pas. Enfin, obligé
de dire son nom, d’une façon quelconque, il déclare être
une voix. Il ne déclare pas même être la voix qui crie,
mais la voix de Celui qui crie. Il est la voix d’un autre.
Il est la voix de celui qui est la parole. Jean et Jésus
sont dans des relations singulières. Leurs conceptions et
leurs nativités coupent l’année de trois mois en trois
mois, aux solstices et aux équinoxes.
Jean passe son enfance au désert, Jésus chez saint
Joseph. N ’est-ce pas un autre désert ?
Dans l’ordre physique, le son de la voix est entendu
avant que la parole n ’ait pleinement pénétré l’âme.
Saint Jean parle avant Jésus-Christ.
Le précurseur déclare qu’il doit diminuer, et que Jésus
doit grandir. Puis il disparaît.
Ainsi, quand la vérité a éclairé l’esprit, Te son de la
voix se dissipe dans l’air.
CHAPITRE X X I

S A IN T GOAR.

Presque toujours un personnage historique se présente


à l’imagination dans une certaine attitude qui répond à
l’un des faits de sa vie. Chacun des hommes qui se gra­
vent dans la mémoire des autres hommes y entre et s’y
établit avec un attribut particulier qui lui vient d’un
des moments de son histoire, et le reste de sa vie appa­
raît presque comme un détail. Ce point-là domine tout,
le reste est dans l’ombre. Les clefs et la croix renversée
caractérisent toujours saint Pierre; l’aigle et la plume
ne quittent pas saint Jean; saint Roch et saint Charles
Boromée, sont inséparables dœ pestiférés qu’ils soi­
gnaient; Lazare est l’immortelle image de la résurrection,
et Madeleine de la pénitence. Madeleine ne peut plus
être détachée de ses larmes par le souvenir historique
que Lazare du mouvement par lequel il s’est levé du
tombeau.
Si quelqu’un cherchait par quelle attitude est carac­
térisé saint Goar, si un peintre me demandait à quel
moment de sa vie s’adresser pour le fixer sur la toile,
je répondrais à l’artiste, si je le croyais de force à
réaliser mon projet :
— Représente saint Goar accrochant son manteau à
un rayon du soleil.
Il n ’y a rien de plus simple au monde, et c’est là que
SAINT GOAR 169

serait pour le peintre l’immense difficulté. C’est là que


doit viser l’esprit, la simplicité.
E t je reviens sur cette vérité historique, que j ’ai déjà
énoncée quelque part : c’est presque toujours à la foi et
à la simplicité, plus qu’aux autres vertus, qu’est attribué
l’acte thaumaturgique. Quand Jésus-Christ choisit saint
Pierre pour sa fonction suprême, il lui dit : « Pierre,
m’aimez-vous ? » Mais quand il s ’adresse aux malades,
la question est tout autre.
Il ne dit pas aux malades : M ’aimez-vous ? Il dit :
Croyez-vous ? C’est on général la foi qu’il excite, non
pas l’amour, quand il s’agit de faire éclater sa puissance.
E t les plus grands thaumaturges ne sont peut-être pas
les plus grands contemplateurs, ce sont peut-être les
croyants les plus simples.
Saint Goar était contemporain de Clotaire I e r , fils
de Clovis. Il faut remonter un peu plus haut dans les
siècles pour retrouver l’histoire de cet homme calomnié.
Mais les siècles, quand il s’agit des saints, semblent
supprimer la distance, au lieu de la grandir. On les voit
mieux de très loin. La proximité les cache; l’éloignement
les montre. Nul n ’est prophète en son pays; le rappro­
chement qui vient du temps produit le même effet que
le rapprochement qui vient de l’espace : il cache et di­
minue les choses extraordinaires. Saint Goar était donc
contemporain de Clotaire.
Saint Goar, déjà prêtre, voulut se faire ermite. Il se
fit bâtir un ermitage sur les bords du Rhin, à quelques
lieues de Trêves. L’idolâtrie faisait encore autour de lui
beaucoup de dupes et de victimes. Le pays était presque
barbare.
Saint Goar prêcha et guérit. Le signe de la croix et
l’invocation du nom de Jésus étaient ses armes choisies.
Son ermitage était très fréquenté des pèlerins.
Saint Goar avait pour l’hospitalité une disposition
particulière. Sans doute il se souvenait de la parole de
12
170 PHYSIONOM IES DE SAINTS

saint Paul. Il recevait, il aimait à recevoir les pèlerins;


il les introduisait dans le secret de sa demeure et de
son âme. Après la messe, il les invitait à sa table ; il
mangeait avec eux et causait des choses divines.
Ce fut cette circonstance qui fit éclater autour de
saint Goar l’obscurité d’abord, ensuite la lumière. Deux
individus, qui avaient vu autour de sa table la multitude
des pèlerins, adressèrent contre lui un rapport à l’évê­
que.
« Goar, disaient-ils, fait de son ermitage un honnête
cabaret. Contrairement à la coutume des ermites, qui
ne mangent habituellement qu’à midi, ou même après
vêpres, celui-ci mange de bon matin, avec une foule de
voyageurs, et prend part aux excellents festins qu’il
sert à ses hôtes. Il prêche, il est vrai; mais sa prédica­
tion cache aux yeux des hommes son intempérance,
peut-être son ivrognerie. Il faut que l’évêque avise,
appelle Goar, l’interroge et mette fin à ce relâchement
qui s’étendrait dans tout le diocèse. »
Mais il arriva une chose bizarre : les deux zélés per­
sonnages perdirent en route les aliments qu’ils avaient
emportés : ils furent dévorés par la faim et la soif; la
lassitude les empêchait de piquer leurs chevaux : l’un
d’eux tomba à terre à demi-mort, et tous deux attendi­
rent le passage de leur victime, qui arrivait à pied. Goar
les fortifia, les guérit, les engagea à estimer désormais
la charité. Ils firent en chemin le repas qu’ils n ’avaient
pas voulu faire à l’ermitage, et coururent à Trêves célé­
brer les vertus de Goar. L’évêque, qui les avait vus
partir ennemis du saint, et qui les voyait revenir admi­
rateurs de ce même saint, ordonna de faire entrer Goar
dans la chambre de son conseil, au milieu de son clergé
réuni. Goar, arrivant à Trêves, s’était rendu d’abord à
l’église.
Après avoir prié, il se rendit au palais épiscopal; il
paraît qu’il entra d’abord dans une antichambre où il
SA IN T GOAR 171

voulut laisser sa chape; mais, ne sachant pas très bien


à quoi raccrocher, il l’accrocha à un rayon de soleil, et
la chape resta suspendue, aux yeux de tous les assis­
tants. Voilà la scène étrange et simple que nous pouvons
méditer à travers le temps et l’espace. Saint Goar, et
c’est ici que la simplicité a quelque chose à nous appren­
dre, saint Goar ne s’était pas aperçu de ce qu’il avait
fait. Il avait accroché sa chape au premier objet venu,
sans regarder. Il avait cru que c’était un bâton. Il se
trouva que c’était un rayon de soleil. Mais il est bien
permis de se tromper de cette manière-là.
Quant aux déjeûners servis aux pèlerins, saint Goar
déclara que c’était une erreur de placer la perfection
tout entière dans le jeûne et l’abstinence, et que la
miséricorde leur était infiniment préférable.
Vaudelbert, célèbre religieux, a écrit sa vie; c’est son
témoignage que le père Giry invoque spécialement.
Surius a écrit aussi une longue vie de saint Goar; toute
la tradition ecclésiastique est pleine de châtiments cé­
lèbres qui ont frappé ceux qui méprisaient le saint pen­
dant sa vie ou après sa mort. On bâtit d’abord près de
son ermitage une petite église où on l’enterra. Puis
Pépin le Bref, père de Charlemagne, en fit construire
une plus grande. La tradition, citée et recueillie par le
père Giry, raconte que ceux qui passaient près de ce
temple sans rendre leurs hommages au saint étaient
punis de leur négligence. Il paraît que Charlemagne
éprouva la vérité de cette tradition. Ses deux fils et
l’impératrice éprouvèrent en sens inverse le pouvoir de
saint Goar. L ’impératrice fut délivrée dans son église
d’un horrible et incurable mal de dents.
CHAPITRE X X II

SA IN T ÉLIE.

Nous avons l’autre jour étudié ici Jean-Baptiste.


La fête d’Elie, fixée au 20 juillet, nous ouvre le même
horizon. Mais cet horizon grandit quand on monte la
montagne. Nous en avons à peine étudié quelques dé­
tails. L’ensemble, qui sera un des spectacles de l’éternité,
mérite les regards des siècles.
En ce temps-là, la terre promise, la terre vers laquelle
marchait Moïse, la terre donnée à Josué, était divisée
en deux royaumes. Israël adorait le veau d’or, Israël
adorait Baal. Achab et Jézabel avaient désigné huit cent
cinquante prêtres pour offrir des sacrifices à ce démon
adoré des Simoniens. Elie vint vers Achab, armé de son
esprit, l’esprit de zèle, l’esprit de gloire, l’esprit vengeur
de l’Unité divine ! < Vive le Seigneur, le Dieu d’Israël !
dit le prophète à l’idolâtre : il ne tombera désormais
une goutte de rosée ni de pluie sur la terre que par
mon ordre. »
E t il alla au désert, où les corbeaux reçurent l’ordre
de le nourrir, au désert, comme Jean-Baptiste, et il bu­
vait de l’eau du torrent. Et le ciel était de bronze, et la
terre était desséchée. L ’espèce d’excommunication ful­
minée par Elie, dans l’esprit et dans la majesté du Sei­
gneur, avait enlevé aux éléments leurs rapports natu­
rels : quelque chose comme un interdit pesait sur la
création. E t le torrent où buvait Elie lui-même se
SAINT ÉLIE 173

dessécha comme tous les torrents, et le prophète sentit


le poids de sa propre parole. Dieu l’envoya à Sarepta,
l'avertissant qu’une veuve était chargée de l’entretenir.
Il la trouva ramassant des morceaux de bois et n’ayant
plus qu’un peu de farine dans sa maison. «Voilà ce qui
me reste, dit-elle, pour mon fils et pour moi; ensuite,
nous mourrons de faim.
— Faites-moi une tourte de votre farine, répondit
Elie, vous en ferez une autre pour votre fils et pour
vous. Jamais votre farine ne diminuera, non plus que
votre huile, jamais jusqu’à la pluie. »
Mais il arriva une chose imprévue : le fils de la veuve
mourut. E t elle accabla Elie de reproches, et Elie ren­
voya à Dieu les reproches de la veuve.
« Donne-moi ton fils, » dit-il à cette femme. Elle le
lui donna, il le jeta sur son lit, et sa prière familière et
audacieuse retentit à travers les siècles, comme un cri
de désespoir et comme un cri d’espérance. « Seigneur,
criait-il, Seigneur, cette veuve, cette veuve qui me donne
ma nourriture, vous tuez son fils pendant que je suis
son hôte. » E t il se coucha trois fois sur l’enfant, et il
cria, disant : « Seigneur, mon Dieu, je vous en supplie,
je vous en supplie, que la vie revienne dans les entrailles
de cet enfant !» E t la vie revint. E t il dit à la veuve :
« Voici ton fils vivant. » E t la veuve répondit : «Vous
êtes vraiment l’homme de Dieu. »
Cette résurrection est la première dont l’histoire fasse
mention. La mort, jusqu’à ce jour, avait été invincible.
Cependant la sécheresse et la famine augmentaient
dans Israël. La plupart des prophètes étaient morts.
Achab et Jézabel, défendant sous peine de mort la
parole de vérité, avaient exterminé la justice et la lu­
mière. Les crimes et les fléaux se multipliaient les uns
par les autres, sans se guérir et sans se pénétrer. Elie
était épouvanté des effets de sa colère. Le ciel était
174 PHYSIONOMIES DE SAINTS

d’airain. Le prophète qui l’avait fermé fut chargé de le


rouvrir.
Ici se place un des grands drames de l’histoire humai­
ne, et on oserait le dire un des plus grands drames de
l’histoire divine : drame étrange où l’antithèse va jouer
un rôle terrible, où la nature humaine va nous apparaître,
dans la main de Dieu d’abord, ensuite dans sa main à
elle-même, d’abord soutenue, ensuite abandonnée ; et
nous comprendrons le mot de saint Jacques : «Elie
était un homme semblable à nous. »
E t d’abord voici Elie dans la main de Dieu.
Il se présente seul devant Achab son ennemi mortel,
Achab qui réduisait les prophètes à se cacher au fond
des déserts et des cavernes.
« C’est donc toi, lui dit le monstre, qui depuis trois
ans troubles mon royaume !
— Non, répondit Elie, ce n ’est pas moi; c’est toi.
C’est toi qui troubles ton royaume, c’est toi et ta race,
c’est toi, apostat et idolâtre ! Cependant je vais venir
au secours d’Israël. Convoque le peuple, convoque les
prêtres de Baal. >
Le peuple étant convoqué, ainsi que les prêtres de
Baal : « Jusqu’à quand boiterez-vous ? dit Elie, il faut
se décider. Si le Seigneur est Dieu, suivez-le. Si Baal
est Dieu, suivez-le. Je suis resté seul vivant, parmi les
prophètes du Seigneur; Baal en a 450. Qu’on nous donne
deux bœufs; ils prendront l’un, je prendrai l’autre. Cha­
cun de nous placera le sien sur le bois sans y mettre le
feu. Chacun de nous invoquera son Dieu, et nous ver­
rons quand le feu du ciel descendra. »
Les prêtres de Baal commencèrent. C’était le matin.
Ils prièrent jusqu’à midi. Pas de réponse, Baal ne don­
nait pas signe de vie.
< Criez plus fort, disait Elie, votre Dieu pourrait
bien être en voyage. Peut-être qu’il fait la conversation.
Peut-être qu’il dort ; il faut le réveiller. »
SAINT ÉLIE 175

Les prêtres de Baal finirent par se déchirer avec leurs


couteaux. Leur sang coulait, mais le feu ne tombait pas.
Elie éleva un autel avec douze pierres brutes qui re­
présentaient les douzes tribus d’Israël. Il arrangea le
bois sur l’autel, et versa de l’eau, au lieu de feu, tout
autour. Puis il plaça le bœuf sur cet autel improvisé,
et s’écria :
« Seigneur, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob,
montrez aujourd’hui que vous êtes le Dieu d’Israël, et
que je suis votre serviteur, et que, si j ’ai parlé, c’est
par votre ordre. Exaucez-moi, Seigneur, exaucez-moi,
afin que ce peuple apprenne que vous êtes le Seigneur
Dieu, celui qui convertit encore une fois les cœurs ! »
Le feu du ciel tomba, dévorant la victime, le bois,
les pierres, la poussière et l’eau même, l’eau versée
autour de l’autel.
Le peuple se précipita la face contre terre. Puis les
prêtres de Baal furent saisis et mis à mort près du
torrent de Ciron.
Après l’exécution, Elie dit à Achab : « Maintenant,
mange et pars, car il va tomber une grande pluie. » E t
le prophète, accompagné de son serviteur, monta au
sommet du Carmel. Là il se prosterna contre terre, le
visage entre ses deux genoux : «Va, dit-il, regarde du
côté de la mer. » Le serviteur alla et revint. « Je ne
vois rien, » dit-il, et ainsi de suite six fois. A la septième
fois : «Je vois, dit le serviteur, un petit nuage, large
comme le pas d’un homme, qui s’élève du côté de la
mer. »
E t la pluie tomba, un instant après, par torrents.
Il faudrait saisir toutes les relations du visible et de
l’invisible pour mesurer la portée et la valeur des choses.
La pluie qu'Elie délivra de la prison où elle attendait
depuis trois ans ses ordres futurs, enchaînée par ses
ordres passés, cette pluie signifiait l’incarnation du
Verbe, et le petit nuage était la figure de la Vierge.
176 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Mais voici que la scène change. Jézabel, apprenant


la mort de ses prêtres, entra en fureur. Elle envoya un
messager dire de sa part à Elie : « J’en jure par mes
dieux : demain tu subiras le même sort. » Ici la nature
humaine pourra contempler le prodige de la faiblesse.
Ce prodige, le voici.
Elie trembla. Il trembla et s’enfuit. Il trembla d’une
terreur inouie que l’Ecriture nous laisse entrevoir, à
travers la sobriété de ses paroles, mais que les traditions
antiques ont gardée comme un monument de la faiblesse
humaine. Cette terreur a été presque célébrée par les
anciens. On a dit qu’Elie avait eu peur au-delà de tout
ce qui peut être exprimé. On a dit que le char de feu
avait été appelé par l ’excès de sa terreur, et que, ne
pouvant plus supporter les épouvantes de la terre, il
avait été emporté loin d’elle, pour être soustrait à ses
menaces. L ’excès de sa terreur aurait obtenu des ailes
pour s’envoler, et ses ailes seraient les roues du char de
feu. Cette tradition très antique, consignée dans un
vieux livre extrêmement rare, est un des documents les
plus précieux que nous possédions sur la nature humai­
ne. Elie qui venait de ressusciter le fils de la veuve, Elie
le premier vainqueur de la mort, Elie dont l’Ecriture
elle-même devait célébrer la gloire, Elie qui avait bravé
et confondu Achab, Elie qui avait fermé et rouvert le
ciel, Elie qui avait fait tomber d’en haut le feu d’abord,
l’eau ensuite, Elie dont le nom signifie Maître et Sei­
gneur, Elie trembla, comme jamais homme peut-être
n’avait tremblé, devant la menace d’une femme dont
il avait confondu et immolé les défenseurs. Et il se
lamentait dans le désert, et il s’assit, demandant la mort.
Et cependant c’était la mort qu’il fuyait, et l’Ecriture
nous étale ses faiblesses comme les faiblesses de saint
Pierre, et le cœur humain nous apparaît tel qu’il est,
un monstre d’inconstance !
SAINT ÉLIE 177

E t il se fatiguait de lui-même, et il se prenait en


dégoût, et il s’assit, pour y mourir, sous le genévrier.
Mais voici qu’un ange du Seigneur s’approcha de lui
pendant son sommeil, lui disant : « Lève-toi et mange !»
Elie ouvrit les yeux et vit à côté de lui un pain cuit
sous la cendre et un verre d’eau. « Lève-toi et mange,
lui dit l’Envoyé du Seigneur, il te reste une longue route
à faire. » Elie, dans la force de cet aliment, dit l’Ecri­
ture, marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’au
mont ïïoreb.
Horeb signifie vision. Après la faiblesse et le désert,
Elie arrivait à la montagne de la Vision. E t le Seigneur
lui dit : « Elie, que fais-tu là ? » E t le prophète répon­
dit :
« Le zèle m’a dévoré, et je suis jaloux pour le Seigneur,
Dieu des armées, parce que les fils d’Israël ont trahi son
alliance; ils ont détruit vos autels; ils ont égorgé vos
prophètes; je reste seul, et maintenant, moi dernier
survivant, ils me cherchent pour me tuer.
— Sors, dit le Seigneur, tiens-toi sur la montagne,
devant ma face. »
La scène est imposante. Le Seigneur va passer. Une
tempête épouvantable s’élève et brise les pierres, mais
le Seigneur n ’est pas là.
Après la tempête, tremblement de terre, et le Seigneur
n ’est pas dans le tremblement. Après le tremblement,
la foudre, et le Seigneur n ’est pas dans la foudre; mais
un petit souffle s’élève, un vent léger.
E t le prophète prit son manteau pour se voiler la
tête.
Une discrétion singulière, profonde et presque effrayan­
te plane sur ce moment, et sur le vent léger, et sur
ce qu’il contenait. Nous ne le connaissons que par ses
effets. Elie prit son manteau pour se voiler la tête. Nous
178 PHYSIONOM IES DE SAINTS

n en savons pas davantage ; mais les efforts les plus


gigantesques de rhomme n ’iraient pas aussi loin et ne
contiendraient pas tan t de choses que ce petit mot. On
sent que la parole qui dit cela renonce à rien dire et
se réfugie dans l’infiniment petit, abîmée dans l’épou­
vante de l’infiniment grand.
Puis Dieu lui ordonna de sacrer Hazaël roi de Syrie,
et Jéhu roi d’Israël, et Elisée prophète du Seigneur. Il
rencontra celui-ci labourant la terre avec douze bœufs,
et jeta sur lui son manteau, dont l’attouchement mysté­
rieux le changea en un autre homme : le laboureur
devint prophète et successeur de prophète.
Ce fut alors que Jézabel prit la vigne de Naboth. La
profondeur de ce détail n ’apparaîtra tout entière que
dans la vallée de Josaphat. La vigne de Naboth : quoi
de plus petit en apparence ? Le roi touche au bien du
pauvre. Elie va encore trouver Achab. Le courage est
revenu au prophète. Jézabel, avait calomnié Naboth et
s ’était débarrassée de lui.
< Roi, dit Elie à Achab, tu as tué et possédé, mais
écoute la parole terrible du Seigneur. En ce lieu où les
chiens ont léché le sang de Naboth, ils lécheront ton
sang. Les chiens mangeront ta femme dans le champ de
Jesraël. » Achab fut frappé d’une flèche; les chiens lé­
chèrent son sang. Jésabel fut précipitée du haut en bas
de son palais. « Ensevelissez cette maudite, dit Jéhu,
parce qu’elle est fille de roi. » Mais quand on alla pour
l’ensevelir, on ne trouva plus que le crâne et les extré­
mités des pieds et des mains. Les chiens avaient mangé
le reste.
Les ongles des chevaux l’écrasèrent d’abord, les dents
des chiens la mangèrent ensuite, et les passants qui
virent le bout de ses doigts aux trois quarts dévorés se
dirent les uns aux autres : « Voilà donc la grande
Jézabel ! »
SAINT ÉLIE 179

Naboth était vengé. Naboth, c’est le pauvre. J ’ai


déjà remarqué quelque part de quelle façon le pauvre
et Dieu sont liés ensemble.
Ochosias avait fait une chute. Il envoya consulter
Belzébuth sur le sort qui Patten'dait. Elie marcha à la
rencontre de ses messagers.
« Est-ce qu’il n ’y a plus de Dieu dans Israël, dit-il,
puisque vous consultez Belzébuth ? Le roi mourra,
pour l’avoir consulté. »
Le roi envoya un officier avec cinquante hommes pour
s’emparer du prophète.
« Homme de Dieu, dit l’officier, le roi vous commande
de descendre de la montagne. »
E t le prophète répondit :
« Si je suis l’homme de Dieu, que le feu 'du ciel te
dévore, toi et les tiens. »
E t le feu du ciel tomba, et la scène se reproduisit
deux fois.
L ’heure suprême approchait; Elie allait quitter la
terre. En général, quitter la terre, c’est mourir; mais
nous sommes ici dans l’exception.
« Arrête-toi, dit Elie à Elisée, car le Seigneur m’envoie
à Jéricho.
— Je ne vous quitterai pas,» dit Elisée.
E t les fils du prophète se groupèrent autour d’Elisée,
disant : « Elie va quitter la terre. — Je le sais, dit
Elisée, silence ! »
Elie divisa le Jourdain, le touchant avec son manteau,
et ayant passé le fleuve, il dit à Elisée : « Que veux-tu
que je te donne ? — Que votre double esprit repose en
moi, répondit Elisée. — Tu demandes, dit Elie, une
chose difficile; cependant, si tu me vois au moment où
je disparaîtrai, tu auras ce que tu demandes ».
180 PHYSIONOM IES DE SAINTS

E t voici : un char de feu et les chevaux séparèrent


les deux hommes, et Elie fut emporté dans un tour­
billon. « Mon père, mon père, criait Elisée, le char
d’Israël et son conducteur !» E t il vit Elie disparaître,
et le manteau d’Elie tomba aux pieds d’Elisée.
E t il frappa le Jourdain avec le manteau, et comme
le Jourdain résistait, Elisée s’indigna de sa désobéissan­
ce : « Où donc est maintenant le Dieu d’Elie »? E t la
seconde fois le Jourdain s’ouvrit.
Elie s’en alla quelque part, pour attendre là-haut
l’heure de revenir annoncer le second avènement.
E t Pierre, Jacques et Jean l’ont revu depuis, avec
Moïse, sur le Thabor.
L ’enlèvement d’Elie est, suivant tous les commenta­
teurs, la figure de l’Ascension. Or, les anges dirent aux
apôtres : « Jésus-Christ reviendra de la même façon
que vous l’avez vu remonter. »
L ’Ascension et le jugement dernier sont donc ensemble
dans une relation mystérieuse.
Elie, qui est la figure de l’Ascension, est en même
temps le précurseur du jugement dernier.
Ainsi les harmonies s’appellent et se répondent. Cet
Elie, dont l’Esprit-Saint s’est fait le panégyriste, étend
son ombre sur l’histoire du monde. II a fait couler l’eau,
le sang et le feu sous lAncien Testament. Il a apparu
sur le Thabor. U est le Précurseur du second avènement,
et l’ordre du Carmel le reconnaît pour fondateur. L ’or­
dre du Carmel s’est élevé sur la pierre qu’a posée Elie,
et saint Jean et sainte Thérèse se préparaient dans le
lointain des siècles, et quand le feu du ciel tomba sur le
sacrifice du prophète, un œil plus profond que le nôtre
eût vu resplendir en Dieu leur prédestination éternelle,
pleine de couronnes et de rayons, pleine de foudre et
d’éclairs.
CHAPITRE X X III

SAINTE ANNE.

L ’histoire de sainte Anne est peu connue, le silence


enveloppe sa figure. Ce silence est profond, majestueux,
sublime comme le silence du sanctuaire; ce silence est
une louange inconnue, et je ne veux pas le troubler. Mais
ce silence est large, et je veux essayer de le parcourir.
Le bruit des pas qui retentissent dans un temple, sur
la pierre et sous les voûtes, ressemble à une prière.
Promenons-nous un instant dans le temple.
Sainte Anne semble cachée derrière les éclats de la
lumière comme derrière un voile impénétrable. Pour la
voir, il faut regarder à travers d’insondables mystères
qui arrêtent la vue. LTmmaculée-Conception lui sert
de rempart contre les regards de la terre. Elle disparaît
derrière Marie.
Quiconque a lu l’histoire soupçonne l’importance des
noms. Le nom de sainte Anne est un mystère d’autant
plus intéressant qu’ils est moins souvent remarqué. Anna
en hébreu veut dire : grâce, amour, prière.
Or, le nom d’Anne a été donné à plusieurs femmes
qui ont obtenu des enfants par leurs prières et qui les
ont consacrés d’avance à Dieu. Ces coïncidences ne sont
pas l’effet du hasard.
E t d’abord, dans l’Ancien Testament, voici Anne,
mère de Samuël. Il est difficile de lire sans saisissement
ce récit, si vif qu’on croit assister au fait qu’il raconte.
182 PHYSIONOM IES DE SAINTS

La prière d'Anne était intense, profonde, secrète. Ses


lèvres remuaient, sa voix ne s'entendait pas. Un étran­
ger, celui qui ne connaît ni les secrets de l'homme ni les
secrets de Dieu, la regarde et la croit ivre. Illusion
bizarre en elle-même, magnifique dans sa signification,
féconde en enseignements, illusion à la fois réelle et
symbolique, historique et prophétique. Combien de fois,
depuis Anne, mère de Samuel, combien de fois l’étranger,
c'est-à-dire l'ennemi, Hostis, a-t-il confondu l’inspira­
tion divine et l’ivresse ! Cette confusion merveilleuse
entre les choses supérieures et les choses inférieures à
l'homme est un des traits caractéristiques de l'aveugle­
ment intellectuel. L ’homme a besoin d'explication; en
face de l'inconnu, il cherche le mot de l'énigme. Cette
femme remue les lèvres et je ne l’entends pas parler.
Qu'a-t-elle ? E t l’homme cherche l’explication dans la
sphère des choses qui lui sont connues. E t plus le mystère
est haut, plus il aime à le déshonorer, s’il refuse de
l’honorer; et pour mieux déshonorer, il va chercher très
bas l'explication qu'il se donne, afin de se réfugier,
contre l’inconnu qui le menace, dans un lieu plus inac­
cessible.
E t la réponse d’Anne :
« Je n’ai bu ni vin, ni aucune liqueur capable d’eni­
vrer; mais j ’ai répandu mon âme en présence du Sei­
gneur. »
Pas de gradations, pas de précautions, pas de prépa­
ration, pas de transition d’une idée à l’autre, pas de
crainte, pas d'ostentation ! Cette réponse est simple,
et les termes opposés qu'elle contient sont mis sans dé­
tour en présence l’un de l’autre, et le sublime apparaît
dans les profondeurs du désir d’Anne.
Le cantique d’Anne, après la naissance de Samuel,
présente, avec le cantique de Marie, d’admirables res­
semblances que je me borne à indiquer, pour ne pas être
entraîné trop loin.
SAINTE ANNE 183

Les livres saints parlent longuement du premier


Joseph et nomment à peine le second. Ils parlent d’Anne,
mère de Samuel, ils ne parlent pas d ’Anne, mère de
Marie. On dirait que la parole recule, quand l'incarna­
tion du Verbe approche d’elle. Mais ce silence est plein
de profondeurs merveilleuses.
Tout le monde sait qu’Anne implora pendant de lon­
gues années la naissance de Marie et la consacra d’avan­
ce au Seigneur.
Le nom d’Anne semble être, après le nom de Marie,
le nom de la mère par excellence, le nom de la mère
qui présente à Dieu l’enfant. Le nom d’Anne se retrouve
plusieurs fois dans l’histoire, depuis la mère de Samuël
et depuis la mère de Marie.
Anne la prophétesse est présente au moment où Jésus-
Christ est présenté au temple.
Saint Nicolas, évêque de Myre, eut pour mère une
femme qui portait le nom d’Anne, et les circonstances
de sa naissance rentrent dans les caractères et les attri­
butions avec lesquelles ce nom semble en rapport.
Le P. Giry dit dans la Vie de saint Nicolas : « Euphé-
mius, homme riche, mais extrêmement pieux et charita­
ble, fut son père, et Anne, sœur de Nicolas, l’ancien
archevêque de Myre, fut sa mère. Il ne vint au monde
que quelques années après leur mariage, et lorsqu’ils
n ’espéraient plus avoir d’enfants. Leur miséricorde en­
vers les pauvres obtint ce que la nature leur refusait.
Un messager céleste leur annonça cette heureuse nou­
velle, et, en leur promettant un fils pour le soulagement
de leur vieillesse, il les avertit de lui donner le nom de
Nicolas, qui signifie : victoire du peuple. »
Voici donc encore une femme qui porte le nom d’Anne,
et qui, après une longue stérilité, obtient un enfant par
ses prières et reçoit d’un ange la nouvelle que ses désirs,
qui venaient de Dieu, sont exaucés.
184 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Le bienheureux Pierre Fourier eut pour père Domini­


que Fourier et pour mère Anne Vaquart.
Pierre, qui était leur premier-né, « fut en cette qualité,
dit le P. Giry, consacré à Dieu par ses parents, qui le
destinèrent pour cet effet aux saints autels dès le ber­
ceau, etc. »
Est-ce par hasard que cette mère qui porte encore le
nom d'Anne offre aussi son fils à Dieu ? La gravité des
noms, dans l’histoire des plans divins, ouvre certains
horizons sur la solennité du Nom adorable, sur le respect
dû au Nom de Dieu, et plus l’homme entre dans l’intimi­
té des mystères éternels, plus le nom de Dieu grandit
dans son âme, et plus il s’abîme dans les profondeurs
près desquelles passe, sans regarder, l’homme vulgaire
qui nomme Dieu légèrement.
Anne, mère de Marie, est un des types de la prière,
de l’attente et de la consécration.
Anne et Joachim virent s’ouvrir devant eux, entre
leur mariage et la naissance de Marie, la carrière de
l’attente.
La stérilité, honteuse chez les Juifs, pesait sur eux de
tout son poids. Mais elle pesait d’un autre poids, plus
lourd que son poids ordinaire. C ar elle était pour eux
en contradiction directe avec leur destinée et avec leur
désir. Si toutes les femmes juives supportaient difficile­
ment la stérilité, comme une sorte d’inaptitude à entrer
dans le plan divin, comme une incapacité d’exaucer le
désir du peuple et de donner naissance au Messie, quel
caractère particulier devait prendre cette douleur dans
le cœur d’une femme comme Anne ? Absorbée dans le
désir du Messie, élevée par ce désir même aux contem­
plations divines, attirée par la toute-puissance vers ce
désir impérieux, terrible, invincible, et arrêtée dans un
élan qui était son cœur même et sa destinée par une
incapacité particulière 'd’accomplir la promesse à la­
quelle sa vie appartenait, entraînée et repoussée, elle
SAINTE ANNE 185

demandait à Dieu, par ordre de Dieu, l’accomplisse­


ment des desseins de Dieu, et le secours de Dieu tardait
à venir, et cette prière tardait à être exaucée, et Anne,
suspendue sur l’abîme, levait les yeux vers le ciel, et le
ciel semblait d’airain. Elle se sentait née pour une œu­
vre dont la grandeur l’écrasait, dont la beauté l’attirait,
dont l’amour la brûlait, et cette œuvre restait provisoi­
rement impossible. Dieu lui inspirait sa prière, et Dieu
n ’exauçait pas encore la prière qu’il inspirait. Dieu vou­
lait, plus qu’elle-même, l’accomplissement qu’elle de­
mandait, et Dieu ne levait pas l’obstacle qui arrêtait
l’accomplissement. Il le pouvait et il tardait à le faire,
lui qui le voulait et qui est Dieu.
L’apparence d’une contradiction épouvantable entre
la volonté de Dieu et la marche des choses devait peser
sur Anne d’un poids que Dieu voyait; ce poids, c’était
sa main, et il tardait à lever sa main. Anne et Joachim
étaient admirablement unis. Que devaient-ils se dire ?
Essayaient-ils de se consoler ? Chacun d’eux cachait-il
sa douleur à l’autre ? Que de prières solitaires durent
monter vers le ciel avec les parfums du matin, avec les
parfums de midi, et avec les parfums du soir ! — Ce­
pendant le monde allait son train : les nations se
noyaient dans leurs pensées vaines et croyaient faire
de grandes choses. Rome étalait pompeusement le faste
de ses derniers jours e t engraissait leur pâture aux vers
de son tombeau. La société païenne, plus fière que ja­
mais, se drapait dans sa rhétorique vieillie; on parlait,
on se battait, on buvait, on massacrait. Marius et Sylla
étaient les récents souvenirs de cette société; Néron était
son avenir, et elle se glorifiait de sa puissance, et elle
ne doutait pas de sa stabilité. Le mal triomphait dans
la sécurité, et son sommeil était paisible.
E t cependant Anne et Joachim priaient dans la mai­
son ou dans les champs. Qui donc savait, qui donc
soupçonnait que ce désir si humble, si impuissant en
13
186 PHYSIONOM IES DE SAINTS

apparence, était le plus grand événement que vît la


terre, le point culminant que le monde eût atteint et la
plus haute montagne que le soleil éclairât ? Profondeur
des profondeurs 1 Quelle 'histoire lirons-nous quand
nous lirons l’histoire véritable !
Cette longue prière d’Anne et de Joachim est un des
grands souvenirs de l’Humanité; mais comme l’Huma­
nité est distraite. Il est bon de suppléer à son inatten­
tion. Anne, veut dire grâce, et Joachim, préparation du
Seigneur. Ce qui se préparait pendant les années de leur
attente, c’est l’Immaculée-Conception de Marie, Mère
de Dieu. Si nous ne connaissons pas en détail tous les
jours qui remplirent ces années et tous les moments qui
remplirent ces jours, nous pouvons, pour nous aider à
mesurer un peu la préparation, contempler l’œuvre qui
se préparait. Celle qui devait naître, c’était Marie, Mère
de Dieu, le chef-d’œuvre immaculé que la Trinité con­
templait depuis l’éternité dans le transport de la joie.
Il faut se plonger quelque temps dans la profondeur de
l’incompréhensible, et arrêter ses regards sur Dieu con­
templant dans son verbe le type de la Mère de Dieu,
pour concevoir, d’une façon telle quelle, l’œuvre qu’il
s’agissait d’opérer; et plus notre conception sera haute,
plus elle sentira combien elle est imparfaite. O Sagesse
éternelle ! Ipsa conteret caput tuum : l’antique pro­
messe qui avait consolé nos premiers pères planait sur
le monde et son écho vibrait d’une vibration particulière
dans certains lieux et dans certains temps. Même en
dehors de la tradition pure, la Vierge promise était
attendue; les Druides pensaient à elle. Si les forêts de
la Gaule la saluaient d’avance sans savoir son nom,
comment devait la saluer et l’attendre celle que Dieu
lui avait choisie pour mère ! La longue et immense
prière d’Anne et de Joachim me représente d’abord
l’attente de l’Humanité, attente consciente ou incons­
ciente, l’attente de la race d’Adam qui soupirait et de-
SAINTE ANNE 187

mandait la seconde Eve. La prière d’Anne et de Joachim


me transporte dans une région encore plus haute et me
conduit là où les paroles me manquent. Elle me conduit
dans la région des décrets divins, là où il n’y a pas
d’époques, là ou Dieu contemple éternellement dans
son Verbe le type des créatures. Je relis alors les paroles
que l’Ecriture dit de la Sagesse, et je dis, comme les
marins dans la tempête : Sainte Anne, priez pour nous !
Quand le regard se promène avec tremblement, du
type éternel de Marie en Dieu, à Marie, fille de sainte
Anne qui a vécu dans le Temps, il plonge dans deux
océans, et je dis, comme les marins : Sainte Anne, priez
pour nous !
Le nom de Joachim, préparation du Seigneur, m’obli­
ge à citer quelques lignes du P. Faber : < Comment se
fait-il que la préparation occupe une place tellement
plus large dans les œuvres du Créateur que dans celles
de la créature ? Est-ce uniquement en faveur de la
créature ou n’est-ce pas la révélation de quelque per­
fection dans le Créateur ? C’est au moins une donnée
sur son caractère qui fixe notre attention et n ’est pas
sans exercer une influence sur notre conduite ? Pourquoi
a-t-il été si longtemps à préparer le monde pour l’habi­
tation de l’homme ? Dans quel but l’antiquité reculée
des rochers inanimés ? Pourquoi ces vastes époques où
croissait une végétation gigantesque, comme s’il n ’était
pas indigne des soins de son amour de se dépenser en
richesse et en puissance pour des générations d’hommes
qui n’étaient pas encore nées? Pourquoi la terre et la
mer ont-elles été séparées, puis séparées de nouveau, et
encore, et encore ? A quelle fin ont servi ces périodes
séculaires où des monstres énormes peuplaient les mers
et où des êtres effrayants rampaient sur les continents ?
Pourquoi l’homme est-il né si tard dans cette époque
où ont vécu ces animaux parfaits dans leurs espèces,
qui étaient ou ses prédécesseurs ou ses contemporains ?
188 PHYSIONOMIES DE SAINTS

Pourquoi la terre devait-elle être un tombeau si rempli


de dynasties détrônées et de tribus éteintes, avant que
la véritable vie, pour laquelle elle avait été créée, fût
appelée à l’existence à sa surface? qui pourra le dire?
Peut-être n ’en fut-il ainsi. Mais, s’il en fut ainsi, ce
fut sa volonté. Le délai de l’Incarnation est parallèle
à ce que la géologie prétend nous révéler de l’arrange­
ment, de l’ornementation de notre planète, et des retou­
ches qui y furent faites, si l’on peut appeler retouches
ce qui n’était certainement que le développement d’une
vaste et tranquille uniformité (1).»
Ces hautes pensées du P. Faber peuvent éclairer
d’une lueur tremblante les ténèbres qui enveloppent
saint Joachim, préparation du Seigneur. Dieu préparait
en lui un nouveau monde, une création nouvelle qui
devait s’appeler Marie, c’est-ià-dire l’abîme.
Peut-être, si nous entendions parler pour la première
fois de ces choses, nous apparaîtraient-elles avec plus
de majesté. Peut-être faudrait-il en entendre parler tous
les jours. Peut-être faudrait-il en entendre parler tous
les jours pour la première fois. Ceux qui ont le sens des
choses éternelles me comprendront. C ’est un de leurs
privilèges d’être nouvelles tous les jours, parce que tous
les jours peuvent nous plonger plus profondément dans
leurs profondeurs et nous élever plus haut sur leurs
hauteurs.
Ceux qui ont de grandes destinées ont ordinairement
porté la honte quelque temps, avant d’arriver à la gloire.
Souvent cette honte est en contradiction directe avec le
genre de gloire qui les attend. Les faveurs de Dieu, avant
d ’éclater, ont été quelque temps invraisemblables.
Il y a dans l’âme surnaturalisée des instincts extraor­
dinaires qui reposent à des profondeurs inconnues. En
général, les chrétiens ne savent presque rien de sainte
(1) Bethléem, par le P. Faber.
SAINTE ANNE 189

Anne : les détails qu’on peut avoir sur elle ne sont ni


complets, ni populaires. Mais, vis-à-vis d’elle, si la con­
naissance est rare, la confiance ne l’est pas. Peu de
chrétiens peuvent mesurer, même de très loin, peu de
chrétiens peuvent même songer à mesurer l’abîme où
elle a vécu, la hauteur, la largeur, la profondeur de sa
contemplation. Peu de chrétiens jettent les yeux vers
les hauteurs où elle habitait, à une distance inconnue
des bruits de la terre et des pensées des hommes, prépa­
rant dans le désert de sa gloire l’Immaculée-Conception;
et cependant les chrétiens sont inclinés vers celle qu’ils
ignorent par une confiance simple, immense et tendre.
Que sentent-ils confusément en elle ? La grandeur. E t
partout où nous sentons la grandeur, nous allons avec
confiance. Quelque chose nous dit que la grandeur est
miséricordieuse, et que l’abîme a toujours pitié ! Qui­
conque sent la hauteur quelque part sent aussi la com­
passion; et quelquefois l’homme a le sentiment distinct
de la compassion et le sentiment indistinct de la gran­
deur. Cependant, c’est ce dernier qui produit l’autre.
Plus haute est l’idée de l’Etre de Dieu, plus haute est
l’idée de sa Miséricorde. E t comment la -bonne volonté
se défierait-elle de Celui à qui appartient la gloire ?
CHAPITRE XXIV

SAINTE HÉLÈNE.

Le vieux monde s’écroulait. Il avait eu Pair éternel,


ce vieux monde romain. Mais son heure était venue. Il
s’était affaisé sous son propre poids. Après l’affaissement,
la mort; après la mort, la décomposition. Tacite lui-
même, qui n ’avait pourtant que la vue naturelle, avait
lu pendant l’orgie, sur les murailles du palais maudit,
le Mane Thecel Phares des civilisations condamnées.
Le vieux monde romain n ’existait plus. Ayant violé
les lois de la vie et les lois de la mort, il subissait les
lois de la pourriture.
Or, il y avait dans la Grande-Bretagne un petit roi
nommé Coël. Coël eut une fille qu’on appela Hélène.
Sa première distinction fut celle de la beauté.
L ’histoire ancienne s’ouvre à Hélène, femme de Mé-
nélas, qui alluma la guerre de Troie. L’histoire ancienne
finit réellement, en même temps que le monde païen,
à Hélène, fille de Coël, impératrice, mère de Constantin.
Les relations de l’Orient et de l’Occident suivirent
deux fois la destinée des deux Hélènes. Grâce à elles
deux, deur civilisations prirent naissance. E t dans les
deux cas, ce fut la beauté des deux Hélènes qui changea
le cours des choses humaines.
Vers l’an 275, Constance Chlore, qui n ’était encore
que général, fit un voyage en Angleterre. Il vit Hélène,
fut frappé de sa beauté célèbre, et l’épousa.
SAINTE H ÉLÈN E 191

D ’après une autre tradition, au lieu d’être princesse,


elle tenait un hôtel. Quoi qu’il en soit de sa naissance,
Constance Chlore, dès qu’il la vit, la demanda en ma­
riage.
La première de ces deux traditions est la plus com­
mune, la seconde est peut-être la plus historique. Au­
trefois, comme on ne savait pas l’histoire, tout paraissait
clair : on ne doutait de rien, parce qu’on ignorait tout.
On apprenait l’histoire aux hommes comme dans les
pensions aux petites filles. Maintenant on veut savoir
l’histoire vraie et vivante, l’histoire réelle et non fantai­
siste. Et, quand on étudie profondément, on voit naître
les obscurités.
Constantin naquit. Il paraît certain que Constance
Chlore répudia Hélène quand il monta sur le trône.
Mais il est certain aussi qu’au moment de sa mort il
écarta du trône les fils de sa seconde femme et donna
l’empire à Constantin.
Mais à quelle époque Hélène devint-elle sainte Hélè­
ne ? A quelle époque embrassa-t-elle le christianisme ?
Sur ce point, obscurité complète. Une histoire proba­
blement apocryphe, nous la représente encore païenne
au moment où Constantin posa le christianisme sur le
trône. Eusèbe de Césarée appuie cette version. Mais elle
est réfutée par saint Paulin, évêque de Noie, ancien
préfet de Rome et consul. D ’après saint Paulin, qui
représente à ce sujet la plus sérieuse autorité, ce fut au
contraire sainte Hélène qui convertit Constantin.
Indépendamment des raisons historiques et de l’auto­
rité de saint Paulin, je me range à cette opinion, attiré
et convaincu par une raison plus profonde.
Voici une des lois de l’histoire : tout événement com­
mence par une femme. C’est la femme qui entraîne
l’homme, c’est la femme qui donne la vie ou la mort. Il
est conforme à la nature des choses qu’Hélène ait en-
192 PHYSIONOMIES DE SAINTS

traîné Constantin. Il est contraire à la nature des choses


que Constantin ait entraîné Hélène.
Les événements ont un point de départ apparent, qui
est l'homme. Ils ont un point de départ réel, qui est la
femme. Cela est surtout vrai des événements religieux.
Enfin Constantin vit le Labarum : Hoc signo vinces,
« tu vaincras par ce signe ». La croix se présenta d’elle-
même. Elle apparut signe de victoire, et devint l’éten­
dard des nations. Qu’allait-il arriver si Constantin eût
été absolument fidèle ? Qu’allait-il arriver si l’histoire,
au lieu d’écrire Constantin, eût écrit saint Constantin ?
Qu’allait-il arriver si la parole qui canonise eût atteint
cet homme étrange ? La face du monde eût été changée.
Les siècles futurs eussent été baignés dans une aurore
qui leur manque. Il fallait que le premier empereur
chrétien fût grand de toute manière. Il fallait que le
christianisme s’emparât de lui, l’informât tout entier,
et que lui-même informât l’empire; et ceci se pouvait.
Mais il manqua à l’immensité de sa situation. Premier
empereur chrétien, il devait à l’histoire un exemple qu’il
ne lui donna pas. Il devait à sa famille humaine un
héritage qu’il ne lui laissa pas. Il devait à la mémoire
des générations un trésor de souvenirs qui périt avant
de naître et se dissipa avant de se former. Comme son
christianisme fut extérieur, superficiel, incomplet, Cons­
tantin forma un monde extérieurement, superficielle­
ment, incomplètement chrétien; car alors on pouvait
dire :
Regis ad exemplar totus componitur orbis.
E t le christianisme superficiel de ce monde superficiel
n ’eut pas la vertu d’informer l’avenir, et peut-être à
l’heure qu’il est, (je dis peut-être, il faudrait dire cer­
tainement) l’Europe souffre des infidélités de son enfan­
ce; l’Orient et l’Occident souffrent des chutes d’un
homme qui eut un instant dans sa main puissante et
fragile le redoutable pouvoir de les réconcilier. Redou-
SAINTE HÉLÈNE 193

table, en effet, puisqu’il ne s’en servit qu’imparfaitement.


Il n ’y eut là qu’une figure qui demeura blanche à
jamais : ce fut celle de l’Impératrice-mère. Sainte
Hélène se servit de toute son influence sur l’Empereur
et sur l’Empire. Cette influence fut réelle; mais on dirait
que Constantin, qui lui obéissait souvent, lui obéit sur­
tout quand il s’agit d’élever des temples matériels, des
temples de pierre. Certes, c’était beaucoup, mais c’était
insuffisant. Les temples des idoles furent fermés, les
églises catholiques furent bâties.
Cependant Arius paraissait, Arius le sophiste par
excellence, l’homme subtil, le trompeur, Arius qui fut
l’ennemi personnel, l’ennemi intime de la vérité. Les évê­
ques s’assemblèrent à Nicée. La grande voix de saint
Àthanase rendit le témoignage que les siècles répètent. Les
lèvres humaines apprirent son credo. Constantin parut
au Concile. Athanase, qui n ’était encore que diacre,
remporta sur les ariens l’immortelle victoire qui lui
valut, parmi tan t d’autres honneurs, la haine implacable
de ses ennemis. Cette haine s’adressa à l’empereur pour
persécuter le théologien. Athanase, appelé désormais
au siège d’Alexandrie, fut accusé par Constantin. E t
Constantin, le premier empereur chrétien : Constantin,
qui avait entendu au concile de Nicée les paroles de la
vérité éternelle, et qui les avait recueillies des lèvres
d’Athanase; Constantin, fils de sainte Hélène, Cons­
tantin céda. Athanase accusé lui demanda une audience
et ne put l’obtenir. Les ariens avaient gagné les gardes
du palais, qui empêchèrent le saint d’approcher. Atha­
nase, destitué et condamné par ses calomniateurs, a t­
tendit l’empereur dans une rue, et le saisissant au
passage : « Sire, dit-il, je ne demande qu’une chose :
que ceux qui m’ont condamné comparaissent devant
votre Majesté, afin que je les confonde en votre pré­
sence ! >
194 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Mais Constantin était séduit. Il condamna saint


Athanase à l’exil. «Le Seigneur, répondit saint Athana­
se, jugera entre vous et moi. » En effet, le Seigneur a
jugé : les paroles de saint Athanase demeurent éternel­
lement. Qu’est devenu l’empire de Constantin ? Saint
Antoine, du fond de son désert, écrivit à l’empereur en
faveur de saint Athanase, et écrivit inutilement. La
mission de Constantin était trahie. Le poids de cette
trahison pesa sur le monde entier.
Sainte Hélène, qui exerçait sur la vie spirituelle de
l’empire une influence considérable, voulut entreprendre
le voyage de Jérusalem, pour découvrir la vraie cioix.
Constantin avait vu le Labarum. Sa mène se sentit
poussée à rechercher l’instrument matériel dont la vertu
spirituelle avait été révélée à son fils. Si l’on songe à ce
qu’il y a de mystérieux dans les objets matériels et dans
la vertu spirituelle qui peut y être attachée, on sera
frappé du nombre de bienfaits publics et particuliers
dont nous sommes redevables à sainte Hélène. Le voya­
ge de Jérusalem, difficile encore aujourd’hui, était alors
presque impraticable. Sainte Hélène n ’était plus jeune.
La construction des églises, pour laquelle elle avait une
véritable vocation, l’occupa dans ce voyage, comme elle
l’occupait partout. Elle en fit construire une à Bethléem,
une autre sur le Calvaire, une autre sur la montagne
des Oliviers. Constantin ouvrit ses trésors et dit à sa
mère d’y puiser. Une certaine magnificence accompagna
toujours cet homme singulier.
Quant à sainte Hélène, elle pénétrait plus intimement
dans l’esprit des mystères. Ayant assemblé les vierges
de Jérusalem, l’impératrice leur offrit un grand repas,
où elle les servit elle-même en qualité de domestique.
Quelle impression devait produire un acte de cette nature
sur cette société idolâtre et cruelle, qui avait tant mé­
prisé ses esclaves et tan t adoré ses maîtres 1
SAINTE HÉLÈNE 195

La recherche de la vraie croix n’était pas une facile


entreprise.
La Croix avait remplacé les aigles sur les bannières
impériales. La monnaie publique de l’empire était mar­
quée à son effigie. Après la défaite de Maxence, Cons­
tantin se fit représenter tenant à la ipain un globe d’or
surmonté d’une croix. La reconnaissance de Constantin
envers la Croix, par laquelle il avait vaincu, était sincère,
mais bornée. C’était la reconnaissance d’un barbare,
reconnaissance qui s’arrêtait trop aux pompes extérieu­
res. Cette reconnaissance, qui ne l’avait pas préservé
de l’injustice, n ’avait pas pénétré le fond même de l’âme
et du gouvernement. Mais il y avait une sainte dans la
famille impériale; celle-là eut une vision. Sainte Hélène
apprit par révélation le lieu où avait été enfouie la
vraie croix. Elle fit creuser le li*eu indiqué, et les ou­
vriers découvrirent plusieurs clous et trois croix. Les
croix des deux larrons avaient été confondues avec la
croix de Jésus-Christ. Comment les distinguer ? Saint
Macaire, patriarche de Jérusalem, vint au secours de
sainte Hélène. Il assembla le peuple entier, lui ordonna
de se mettre en prières, fit toucher à une femme mou­
rante, abandonnée des médecins, la première croix; la
malade n’éprouve rien ; puis la seconde croix, la mala'de
n ’éprouve rien; puis la troisième croix, la malade est
guérie. Rufin et saint Théophane parlent de cette guéri­
son. Saint Paulin parle de la résurrection d’un mort;
Nicéphore atteste les deux miracles.
Sainte Hélène envoya les clous à Constantin. Elle
laissa le bois de la Croix à Jérusalem. Plus tard, quand
les infidèles s’emparèrent de la ville, ils voulurent brûler
cette relique insigne, arrachée par sainte Hélène aux
entrailles de la terre, et par Héraclius aux mains des
Perses. Alors l’Eglise partagea la Croix, afin de diviser
les risques et de ne pas l’exposer tout entière à l’incendie.
Le roi des Géorgiens en reçut un fragment; sa femme
196 PHYSIONOM IES DE SAINTS

l’envoya plus tard en France, et Notre-Dame-de-Paris


le possède encore.
La vraie croix fut dans la suite des siècles extraordi­
nairement divisée.
Son œuvre accomplie, sainte Hélène quitta Jérusa­
lem. Mais son voyage tout entier fut illustré par ses
-bienfaits. Partout où elle passait elle élevait une église,
elle secourait les pauvres, elle consolait les malheureux,
elle ouvrait les portes des prisons. La délivrance des
captifs semble avoir été une de ses œuvres et une de ses
gloires. Il y a beaucoup de liberté et de magnificence
dans le caractère de sainte Hélène. L ’impératrice avait
les mains ouvertes : elle passait en faisant du bien.
Constantin fit à sa mère une superbe réception, et
prit pour lui une très petite parcelle de la croix, et en
donna à la ville de Rome un fragment considérable.
Saint Hélène voulut porter elle-même à Rome le
présent de Constantin. Son voyage fut marqué par un
épisode singulier. En passant par la mer Adriatique,
l’impératrice entendit raconter les naufrages effrayants
dont cette mer était le théâtre, et l’impression qu’Hélène
en reçut fut si profonde qu’elle jeta à l’eau un des clous
de Jésus, un des clous qu’elle apportait de Jérusalem.
Elle voulait calmer à jamais les tempêtes de cette mer
dangereuse, et il paraît qu’elle y parvint. Saint Grégoire
de Tours, qui rapporte cet incident, au livre de la
Gloire des martyrs, chap. vi, ajoute que depuis ce jour
la mer Adriatique a changé de caractère et perdu sa
fureur.
Ce fut le dernier voyage de sainte Hélène. Nicéphore
dit expressément qu’elle mourut à Rome. Ses fils et ses
p'etits-fils, probablement sur la nouvelle de sa maladie,
vinrent la rejoindre.
Constantin et les princes ses fils, déjà proclamés par
lui Césars, entouraient le lit de l’impératrice-mère. Elle
fit à Constantin ses dernières recommandations. Ses paro-
SAINTE HÉLÈNE 197

les suprêmes suppliaient l’empereur d’avoir soin de


l’Eglise et de la Justice. Elle lui donna enfin sa dernière
bénédiction, et sa main était, quand elle mourut, dans
la main de l’empereur.
Son coips fut déposé en grande pompe 'dans un sépul­
cre de porphyre.
Quant aux reliques de sainte Hélène, la plus grande
incertitude règne sur leur destinée. D ’après Nicéphore et
Eusèbe, elles auraient été transportées à Constantino­
ple. D ’après d’autres auteurs, elles auraient été laissées
à Rome.
Sainte Hélène est une grande figure historique. La
nature et la grâce lui firent les dons de la magnificence.
Elevée sur le trône du monde, sans aucune chance
naturelle d’y jamais parvenir, elle eut le singulier hon­
neur d’y asseoir avec elle, et, pour la première fois, le
christianisme. Sa beauté, qui l’avait désignée au choix
de Constance, fut le moyen dont Dieu se servit. Son nom
illustre et vénéré eût peut-être marqué la date d’une
très grande époque, si Constantin eût été fidèle. Je le
répète en finissant, nul ne peut savoir quel changement
eût subi la destinée des empires si les peintres modernes
avaient eu l’occasion de poser l’auréole sur la tête de
Constantin, si le nom de l’empereur eût été consacré,
comme le nom de sa mère, par la parole qui canonise.
CHAPITRE XXV

l ’in v en tio n de la sainte croix .

Un intérêt immense, et l’on peut dire un intérêt gran­


dissant, s’attache aux reliques de la Passion. Plus les
siècles passent, plus le temps creuse l’abîme qui nous
sépare des jours de la Rédemption, plus nous éprouvons
le besoin de voir et 'de toucher les objets qui viennent
jusqu’à nous, sanctifiés alors et honorés depuis lors. On
dirait qu’ils nous rapproche un peu des origines saintes
dont le temps nous éloigne; et plus l’œuvre de celui-ci
grandit, plus l’œuvre de ceux-là devient précieuse et
nécessaire. On dirait une œuvre de réparation. Nous
sommes ainsi faits que nous avons besoin d’objets sen­
sibles; et plus la chose dont il s’agit est spirituelle dans
son essence et lointaine dans son histoire, plus le besoin
de voir et de toucher les objets qui la rappellent est vif
et profond chez nous.
Après la découverte que venait de faire sainte Hélène,
Constantin défendit de crucifier jamais les malfaiteurs.
La Croix, jadis infâme, était devenue le signe réservé de
la gloire.
Quand Moïse levait les bras, elle était déjà le signe
de la victoire ! Le grand prophète hébreu faisait un
signe de croix; il priait les bras en croix; et David avait
dit que l’élévation de ses mains était le sacrifice du
soir.
L’INVENTION DE LA SAINTE CROIX 199

La Croix avait été plantée au fond de tous les mys­


tères, avant d’être plantée sur le Golgotha. Mais elle
n ’avait pas été reconnue; et il fallut le Calvaire pour
qu’elle devînt une évidence.
Quan'd Moïse priait, pendant la bataille, les bras levés,
et quand la victoire, obéissant à ses mouvements sem­
blait exiger de lui, pour rester fidèle aux Hébreux, qu’il
restât lui-même à l’attiture que la croix impose, la voix
qu’entendit Constantin aurait pu être déjà devinée;
mais elle attendait, pour retentir, que la réalité eût
remplacé les figures : elle attendait que le Calvaire eût
pris place dans l’histoire pour dire à l’Empereur : Hoc
signo vinces.
Une série de siècl-es finit à la Croix, une série de siè­
cles commence à la Croix; rien n ’est indifférent de ce
qui la concerne, et nos lecteurs nous sauront gré des
détails que nous leur donnerons sur l’histoire exacte du
bois dont elle fut faite.
Les choses chrétiennes trouvent toujours, dans les
traditions de l’humanité, de profonds échos qui s’éveil­
lent quand on les touche. Ainsi une sibylle s’était écriée
autrefois : O bois triomphant !
Dans les hiéroglyphes égyptiens, la croix était un
signe de vie et de santé.
Dans la démolition du temple de Sérapis, on trouve
des croix gravées sur les pierres.
Le récit de l’invention de la vraie croix est connu. Il
est essentiellement historique. Eusèbe, saint Cyrille,
saint Ambroise, Théophane, Rufin, Paulin, Nicéphore,
Calixte, etc., etc., sont là pour lui donner toutes les
garanties de l’authenticité la plus indiscutable.
Mais ce qui est fort ignoré et fort intéressant, ce sont
les détails qui nous sont fournis par l’érudition sur là
croix elle-même, sa forme, sa nature, et sur les autres
instruments de la Passion.
200 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Luther et Calvin se sont beaucoup moqués du trop


grand nombre de parcelles détachées de la vraie croix.
Cinquante hommes, dit celui-ci, ne porteraient pas le
bois qu’on nous fait prendre pour le bois de la vraie
croix. De tous ces morceaux de bois réunis, dit celui-là,
on ferait la charpente d’un immense bâtiment.
Or, un tableau a été fait de toutes les parcelles de
la vraie croix dispersées dans le monde.
Ces parcelles sont généralement presque impercepti­
bles. Leur nombre et leur volume ont été déterminés.
Le total des reliques connues donne environ cinq mil­
lions de millimètres. Les reliques inconnues, celles qui
se trouvent dans de petites églises et chez -beaucoup de
particuliers, sont sans doute plus nombreuses; mais
elles sont aussi beaucoup plus imperceptibles. Pour les
évaluer approximativement, on a triplé le chiffre qui
était fourni par les reliques connues. On avait cinq mil­
lions; on a porté le chiffre approximatif à quinze mil­
lions.
Mais voici où la recherche prend un intérêt historique
très sérieux. D ’après de nombreuses données, très au­
thentiques et très précises, puisées aux sources et véri­
fiées par l’examen, la croix de Jésus-Christ, dont
l’énormité est mesurée et attestée par la grosseur de
quelques-uns de ses fragments, la croix de Jésus-Christ
devait avoir environ cent soixante dix-huit millions de
millimètres cubes.
Donc, les quinze millions de millimètres auxquels on
peut évaluer à peu près la somme des reliques existantes
ne feraient pas la dixième partie de la croix totale.
D ’après une tradition très ancienne, rapportée par
Fretser, le montant de la croix avait près de cinq mè­
tres de hauteur -et la traverse près de trois mètres.
D ’après des calculs fort ingénieux, appuyés sur de
judicieuses considérations, le poids de la croix devait
être d’environ quatre-vingt-dix kilogrammes.
i/lN V E N T IO N DE LA SAINTE CROIX 201

D ’après une tradition rappelée par la table qui se


trouve dans le cloître de Saint-Jean de Latran, Jésus-
Christ était d’une très haute stature.
Le calcul de cette stature s’exprimerait dans notre
langage actuel par un mètre quatre-vingt-quatre centi­
mètres. Simon le Cyrénéen, plus petit, était placé der­
rière Jésus.
M. Rohault, auquel nous devons la plupart des tra ­
vaux qui ont pour but d’explorer, s’il est permis de s’ex­
primer ainsi, les reliques de la passion, a consacré une
partie de sa vie à ces intéressantes recherches.
Il a fouillé toute Phistoire, il a fait revivre mille
figures oubliées. Il leur a demandé compte de tout ce
qu’elles avaient vu passer devant elles. Il a littérale­
ment interrogé les siècles, et les siècles ont répondu.
La correspondance d’Auseau et de Solon, alors arche­
vêque de Paris, donne de précieuses indications sur l’état
des reliques de la Passion au septième siècle. D ’après
les documents qu’elle nous fournit, après la mort d’Hé-
raclius en 636, l’église du Saint-Sépulcre fut en partie
brûlée par les ennemis ; les chrétiens, pour sauver la
vraie croix, la divisèrent et la partagèrent entre plusieurs
pays. Cette première division donna de grandes reliques
à Constantinople, à Hle de Chypre, à l’île 'de Crète, à
Antioche, à Edesse, à Alexandrie, à Ascalon, à Damas,
à Jérusalem, à la Géorgie.
En 1181, à la bataille de Tibériade, les musulmans
s’emparèrent de la croix de Saint-Jean-d’Acre, portée
par l’évêque. Morand, dans son histoire de la Sainte-
Chapelle, raconte les malheurs de cette journée. En
1191, après la prise de Saint-Jean-d’Acre, Philippe-Au­
guste et Richard se firent remettre cette croix. Au sac
de Constantinople, en 1204, les spoliateurs dédaignèrent
les reliques; mais la partie chrétienne de la population
les recueillit et les abrita, mais les abrita en les parta­
geant encore.
14
202 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Le doge de Venise, Dandolo, prit cette partie de la


vraie croix que Constantin avait, dit-on, l'habitude de
porter sur lui dans la guerre.
Raoul, patriarche de Jérusalem, partit d’Acre, em­
portant avec lui une autre portion de la vraie croix.
Les siècles ne pouvaient augmenter le trésor des
reliques insignes; mais ils ont pu le diminuer et ils
l’ont fait. L’impiété et l’indifférence, le crime, la guerre
et le sacrilège, en mutilant le corps mystique du Christ,
qui est l’Eglise, ont mutilé aussi sa croix. Plus ils ont
dispersé et dissipé les âmes rachetées par son sang,
plus ils ont dispersé et dissipé les reliques de sa croix,
tachées de son sang. Dépositaires infidèles, les siècles ne
rendent pas tout ce qu’ils ont reçu ; les trésors qu’on leur
a confiés ont diminué entre leurs mains.
Sainte Hélène, pendant la tempête qu’elle rencontra
en traversant l'Adriatique, jeta dans la mer un des
clous de la Passion, un de ces clous qu’elle avait rappor­
tés, avec la croix, de Jérusalem. C ’était pour calmer la
mer, et la mer se calma.
D ’après saint Ambroise, Constantin plaça un des au­
tres clous dans le diadème qu’il portait aux jours so­
lennels.
L ’église métropolitaine de Paris possède deux clous :
l’un provient de l’abbaye de Saint-Denis, l’autre de
l’abbaye de Saint-Germain des Prés.
Au moment où il entra en possession de ces dons, Mgr
de Quélen, archevêque de Paris, remarqua un petit mor­
ceau de bois adhérant à l’un d’eux. Ce petit morceau
de bois fut examiné à la loupe et reconnu pour être de
même nature exactement que le bois de la vraie croix
qui appartient à l’église métropolitaine.
Le bois de la vraie croix est d’essence résineuse. La
croix du bon larron a été reconnue comme appartenant
à l’espèce du sapin. Il est à peu près certain que la
l ' invention de la sainte croix 203

croix de Jésus-Christ, taillée en même temps et dans le


même lieu, vient de la même espèce d'arbre.
L ’histoire de la couronne d’épines est assez connue
dans son ensemble, mais fort ignorée dans ses détails.
Ici encore M. Rohault de Fleury a rendu de grande
services à l’érudition.
La couronne d’épines, conquise par Baudouin à la
prise de Constantinople, en 1205, engagée aux Vénitiens
en 1228; fut reçue par saint Louis près Sens, le 10
août 1239.
Portée à la Bibliothèque nationale en 1794, elle fut
restituée à l’église métropolitaine, par ordre du gouver­
nement, le 26 octobre 1804.
D ’après M. Rohault de Fleury, la couronne que pos­
sède Notre-Dame est plutôt une couronne de joncs
qu’une couronne d’épines. Le cercle de joncs, trop large
pour être adapté seul à la tête de Jésus-Christ, servit
seulement de support à la couronne d’épines. Celle-ci,
toujours d’après les recherches très scientifiques et très
spéciales de M. Rohault de Fleury, couvrait toute la
tête et se rattachait au cercle de joncs.
Cette découverte intéressante réfuterait ceux qui
nient l’authenticité de la couronne possédée par Notre-
Dame, déclarant que d ’autr-es épines se trouvent dans
d'autres églises, et que celle-ci n ’a pas d’authenticité,
puisqu’elle n ’est pas partagée et que la vraie couronne
d’épines a été partagée. Celle-ci est entière, parce qu’il
y en avait deux. Les épines proprement dites, qui se
trouvent particulièrement à Fisc, à Trêves, à Bruges,
ne sont pas de même nature que la couronne de Notre-
Dame. Elles appartiennent au végétal qui porte le nom
de Rhamnus.
E t voici quelque chose de fort remarquable : cette
constatation scientifique est faite par l’Ecriture, au livre
des Juges, ohap. IX, verset 14 : D ixerunt omnia ligna
ad R ham num : veni et impera super nos.
204 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Les arbres, dans la parabole de Jonathan, cherchent


u n roi. Ils s’adressent à l’olivier et lui offrent l’empire.
L ’olivier refuse. Ils s’adressent au figuier : le figuier
refuse. Ils s’adressent à la vigne : la vigne refuse. Ils
s’adressent au Rhamnus : le Rhamnus accepte.
Il y a quelque chose de tout à fait singulier dans
oette souveraineté végétale donnée au Rhamnus; et le
Rhamnus est devenu l’instrument qui a écrit autour du
front de Jésus-Christ sa souveraineté en lettres de sang.
La couronne de Notre-Dame se compose de petits joncs
réunis en faisceaux. Les joncs sont reliés par quinze ou
seize attaches. Un fil d’or court au milieu des attaches
pour tout consolider.
On sait que l’escalier du palais de Pilate fut trans­
porté à Rome par sainte Hélène en 326. L ’habitude de
le monter à genoux date de saint Léon IV.
Quant au roseau de dérision placé, en guise de sceptre,
entre les mains de Jésus-Christ, Florence et la Bavière
en possèdent quelques fragments. Mais en réunissant tous
les fragments connus, on est bien loin d’avoir un roseau
complet.
Ici donc, comme ailleurs, nous trouvons ce caractère
général : les reliques se perdent au lieu de se multiplier.
Au lieu d’en avoir trop, nous n ’en avons pas assez.
Selon Grégoire de Tours, la sainte lance fut trans­
portée de Jérusalem à Constantinople du temps d’Héra-
clius. En 1492, Bajazet envoya une partie de la lance
à Innocent V III, qui la plaça à Saint-Pierre de Rome.
La pointe manquait. Elle est en France, dit Bajazet.
Benoît XIV réussit à faire venir de Paris la pointe, que
Baudouin avait en effet donnée à saint Louis : on
adapta la pointe à la lanc-e, et l’adaptation fut satisfai­
sante.
D ’après saint Grégoire de Nazianze, saint Paulin,
saint Grégoire de Tours, la colonne à laquelle Jésus-
Christ fut lié pendant la flagellation était gardée à
l/lN V E N T IO N DE LA SAINTE CHOIX 205

Jérusalem, sur le mont Sion. Maintenant cette colonne


se voit à Rome, à travers un grillage de fer, dans l’église
de Sainte-Praxède.
Une relique moins célèbre est le bandeau dont on
couvrit les yeux de Jésus-Christ dans la maison tie
Caïphe.
Cette scène est quelquefois oubliée, à cause de l’hor­
reur des scènes qui la suivent. On commença à lui voiler
la face, à le souffleter et à lui demander qui le frappait.
La cruauté et l’ironie ne se quittent jamais Time
l’autre dans les scènes de la Passion. La cruauté fait
quelquefois oublier l’ironie. Mais l’ironie est toujours
là. Qui t*a frappé ? Cette question ajoute à l’horreur
du soufflet.
C ’est la petite église de Saint-Julien de Seinegar'de
qui possède depuis plusieurs siècles la relique insigne
du saint bandeau.
Le temps passe, le monde vieillit, chaque siècle fait
des ruines. Il est important de considérer ce qui est
parvenu jusqu’à nous et de rappeler au souvenir des
hommes celles de leurs richesses auxquelles ils pensent
le moins.
CHAPITRE XXVI

SAINT BERNAUD.

Quelques hommes ont reçu le don de résumer un siècle


en eux. Ces hommes sont rares; on les compterait sans
fatigue. L ’un d’eux s’appelait saint Bernard.
Il porta le douzième siècle en lui, et il ne le porta
pas sans douleur. Chose remarquable ! les hommes exté­
rieurs, dont la vie se passe dans le tapage du dehors,
que Bossuet nomme « l'ensorcellement de la bagatelle, »
ces hommes n ’ont presque jamais le temps, ni la science,
ni le courage, ni la présence d’esprit que réclament ces
soins multiples auxquels ils se sont consacrés. Ils pé­
rissent avant d’avoir accompli quoi que ce soit ; et
après s’être oubliés eux-mêmes pour les choses du dehors,
ils oublient les choses du dehors pour eux-mêmes. Mais,
après s’être oubliés au point de vue des réalités, ils se
recherchent et se retrouvent au point de vue des vanités.
Voici un homme, au contraire, qui entra dans la vie com­
me dans un temple, avec recueillement. La mère, avertie
avant sa naissance qu’il s’agissait d’un homme extraor­
dinaire, le regarda, avant qu’il fût au monde, comme
quelque chose de sacré. L’austérité le précéda, le reçut,
l’accompagna, le suivit sur la terre, et quand il fut allé
se reposer ailleurs, elle s’établit là où elle vit la trace
SA IN T BERNARD 207

de ses pas, et demanda asile à ses disciples. Bernard


entendait sans entendre, voyait sans voir, mangeait sans
goûter. On dit communément qu’il ne distinguait pas
le sang du beurre. Il buvait de l’huile au lieu d’eau. Au
bout d’un an de noviciat, il ne savait pas si la pièce
destinée au dortoir était plate ou voûtée. Il ne savait
pas s’il y avait des fenêtres au bout de l’oratoire où il
priait tous les jours.
Or, c’est ce même homme, l’auteur du traité sur la
Considération, le commentateur du Cantique des Canti­
ques, le fondateur de l’abbaye de Clairvaux, c’est cet
homme intérieur, profond, préoccupé, recueilli, séparé
et absorbé, qui fut le plus grand homme d’affaires de
son siècle, et l’un des plus grands hommes d ’affaires
qu’il y ait eu dans tous les siècles. Donoso Cortès disait,
il y a quelques années, que s’il avait à traiter avec les
hommes du dehors l’affaire la plus épineuse qui fût au
monde, il chercherait le plus mystique des hommes,
pour conseil et pour directeur. Ce que Donoso Cortès
disait il y a quelques années, saint Bernard le prouvait,
il y a quelques siècles, par son exemple. Ce grand ab­
sorbé s ’occupait de tout et de tous. Il est impossible
d’écrire l’histoire de sa vie, sans écrire celle du monde
entier pendant sa vie.
La belle traduction de ses œuvres qui paraît mainte­
nant sous le patronage de Mgr l’Evêque de Versailles
est précédée de sa Vi*e, écrite par le R. P. Théodore
Ratisbonne. Le titre seul des chapitres suffirait à
indiquer l’étonnante multiplicité des affaires où fut en­
gagé celui qui était pourtant plongé dans l’unique né­
cessaire, comme le poisson dans l’eau. — Vie domesti­
que, vie monastique, vie politique, vie apostolique.
Pour se figurer un peu saint Bernard, il faut interroger
tout le douzième siècle, tout le dedans et tout le dehors.
Il faut faire le tour du monde, et aller au fond du cloî-
208 PHYSIONOMIES DE SAINTS

tre. Il faut demander à la philosophie ses discussions, à


la théologie ses enseignements, à la mystique ses secrets,
au monde ses agitations, aux affaires leurs embarras. Il
faut tout questionner, les livres et les champs de ba­
taille, les palais des rois, les conciles, les peuples, et
l’oratoire où priaient les moines, et les champs où les
croisades se prêchaient et se faisaient. Il y a dans cette
Histoire énorme et compliquée des hommes de toute
espèce et des choses de toute espèce. Il y a des intrigues,
des rivalités, des ambitions, des haines; il y -a aussi des
miracles. Il y a des querelles et des solitudes, des minu­
ties et des abîmes. Il y a des cœurs humains remplis de
misères fréquentes et de rares hauteurs, et, tout à côté,
des esprits pleins de querelles, de subtilités, d’arguments
et d’orgueil. C’est un monde très différent du nôtre et
qui défie presque l'imagination. Comment se figurer ces
multitudes qui, dans ce .siècle d’ignorance, pour parler
le langage récent, se passionnaient autour de saint
Bernard et d’Abeilard, autour des questions les plus
ardues, les plus profondes, les plus délicates, les moins
populaires ?
Parmi les disciples actuels d’Abeilard, disciples légers
et inconscients, combien seraient en état d’assister aux
discussions qui se soutenaient sans cesse autour de leur
maître ? La foi, disait Abeilard, est une opinion. Cette
erreur si vulgaire aujourd’hui qu’elle ne semble plus
effrayante aux esprits ordinaires, et ne produit sur
personne aucun effet bien violent, ébranla, quand elle
apparut, les petits et les grands, La société trembla tout
entière. Aucune âme vivante ne se désintéressa de l’im­
mense lutte. Une multitude incroyable d’auditeurs de
tous pays, de tout âge, de tous rangs, s’empressaient
autour des docteurs.
Des milliers d’écoliers suivaient Abeilard à Melun,
à Corbeil, à Saint-Victor, à Saint-Denis, sur la Mon-
SAINT BERNARD 209

tagne Sainte-Geneviève. Or, il n ’y avait pas 'de chemin


de fer; aucun voyage n ’épouvantait ces affamés de paro­
le. Je ne dis pas que cette curiosité fût généralement
pure. Qui sait si le désir de trouver l’Eglise en défaut
n ’était pas une des forces excitatrices de la multitude ?
Qui sait si le rationalisme, presque inconnu, encore jeu­
ne, environné de passions, et passion lui-même, n ’éhran-
lait pas, autant et plus que l’amour du vrai, les masses
avi'des ? Quoi qu’il en soit, pour être ainsi attiré, com­
ment donc ce peuple était-il préparé, instruit, travaillé
par les choses de l'intelligence î Les hôtelleries ne con­
tenaient plus les auditeurs : les vivres manquaient.
Les Allemands, les Romains, les Anglais, les Lom­
bards, les Suédois, les Danois venaient grossir les rangs
des Parisiens; et si l’on considère la difficulté extrême
des communications, leur lenteur, leur danger, on reste­
ra étonné devant ce concours bizarre. Ce qui ameutait
ainsi les multitudes ne réunirait pas maintenant, en
dehors des docteurs convoqués, quatre auditeurs.
Le triomphe de saint Bernard fut d’autant plus beau
que le vaincu suivit, parmi la foule, le char du vain­
queur. Abeilard devint fidèle. Mais je ne sais si personne
a jamais remarqué l’enseignement profond contenu dans
cette vie extraordinaire. Si sa parole enseigna tant d’er­
reurs, son existence enseigna involontairement une vérité
très grave. Lui, l’apôtre de la raison, l’apôtre initiateur
de la logique humaine; lui, qui exagéra tous les droits
et toutes les puissances du raisonnement; lui-même
tomba successivement dans l’esclavage de toutes les
passions. Aussi célèbre par sa servitude réelle que par
sa fausse indépendance, il tomba dans les plus cruels
servages, pendant qu’il voulait secouer pour lui-même
et pour les autres le joug sublime et doux en qui réside
toute liberté. Il montra jusqu’où descend l’homme qui
veut monter par orgueil.
210 PHYSIONOMIES DE SAINTS

A u même moment saint Bernard, prêchant, soutenant,


sauvegardant les droits de la foi, conservait, dans sa
plénitude, l’exercice de la raison; et cette raison fidèle
grandissait parce qu’elle était soumise. E t saint Ber­
nard, apôtre de la foi, devenait de plus en plus raison­
nable. Saint Bernard, apôtre de la soumission, devenait
de plus en plus libre. E t toutes ces libertés se donnèrent
rendez-vous autour de l ’homme qui s’agenouillait. E t
tous les esclavages se donnèrent rendez-vous autour de
l ’homme qui se révoltait.
Abeilard et Arnold sont des types qui semblent appar­
tenir au monde moderne plutôt qu’au moyen âge, et
saint Bernard semble avoir été, malgré le douzième
siècle, en rapport avec nous. On dirait que des passions
trop pressées, et en avance de six ou sept siècles, se
débattaient autour de lui.
Chaque philosophie, dès qu’elle devient indigne de
ce nom, proclame que la vérité commence en elle, com­
mence à elle, et commence par elle.
Cependant ces erreurs se rattachent toujours les unes
aux autres, et, par ce point comme par tous les autres,
elles parodient les vérités. L a philosophie allemande a
mis au service de l’erreur un système scientifique qui
eût pu atteindre, s ’il se fût converti, à une élévation
extraordinaire. M ais si nous prenons en elles-mêmes les
erreurs de Eichte et celles de K ant, il n ’est pas impossi­
ble de les rattacher par un lien réel et visible au con­
ceptualisme d’Abeilard.
Presque toutes les disputes et les irritations actuelles
s’éveillaient dans le monde. Bernard semble avoir été
l ’ennemi des erreurs futures : ses victoires empruntent
aux circonstances quelque chose de prophétique.
S a vie politique fut un assaut continuel. Il faut regar­
der de tous les côtés à la fois pour suivre les mouvements
du bras de saint Bernard. Il occupe tous les points de
l ’histoire sociale du temps où il a vécu. Il est impossible
SAINT BERNARD 211

de raconter un épisode quelconque du douzième siècle


sans le rencontrer et sans le nommer. Rien ne se faisait
sans lui, rien ne se passait de lui. Toujours en relation
avec les savants, les ignorants, les religieux et les cri­
minels, il vivait d’une vie étendue et solennelle, en mê­
me temps que d’une vie intime et concentrée. La circon­
férence de cette vie n’en gênait pas le centre, et le cen­
tre n’en gênait la circonférence. Souvent arbitre, à
chaque instant prédicateur, conseiller, docteur, écrivain,
controversiste, dans toutes les fortunes diverses que lui
fit une vi-e publique pleine d’orages et d’écueils, il resta
toujours saint Bernard, saint Bernard le religieux. Le
langage qu’il tenait aux princes et aux papes ne pouvait
ni le troubler lui-même, ni irriter les autres, parce que
c’était toujours l’amour qui dictait, et là où l’amour
parle, le respect est toujours présent. L’autorité et la
soumission sont les deux caractères de saint Bernard.
On sent toujours en lui l’homme qui veut obéir, et,
quand il commande, c’est parce que la force des choses
amène ce résultat.
Cet infatigable surveillant regardait à la fois de tous
côtés, interrogeant tous les horizons, pour savoir d’où
venait l’erreur. Il était plein d’yeux, plein d’oreilles,
plein de paroles et plein de silence. L ’exercice qui con­
siste à dicter quatre lettres à la fois semble l’ombre et
le symbole de l’exercice extérieur dans lequel il vécut,
et cet exercice extérieur n ’était lui-même que l’ombre et
l’écorce de la vie profonde qui venait de son âme. Sa
figure apparaît souvent indigné, mais toujours paisible
au milieu de ce panorama où tan t de figures apparais­
sent. La plus grande douleur de sa vie fut probablement
l’échec mystérieux de la croisade qu’il avait prêchée,
et la trahison de Nicolas, son ami, son secrétaire, le
confident de tan t de joies, de tan t de larmes, de tant
de tendresse et de tan t de sagesse.
212 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Cet homme, qui attirait à lui les rois et les peuples,


ne put retenir celui qui était là, tout près de lui, son
intime confident; celui à qui Dieu avait tiit tant de
secrets n ’avait rien prévu de ce malheur étrange; celui
qui avait le don des miracles ne put empêcher les dé­
sastres que le menteur causa, car le traître est toujours
menteur. Quant à la croisade, les mystères se pressent
autour de cette catastrophe. La parole et la joie avaient
précédé, les miracles .avaient confirmé la parole; les
désolations, les accusations et les calomnies sont venues
au lieu du triomphe. Saint Bernard et les plus sages de
ses contemporains ont jeté, 'du fond de leur détresse,
de profonds coups d’œil sur la part d’incertitude que
peut, en certains c,as, contenir une promesse divine, et
sur les changements que la liberté humaine peut intro­
duire dans les effets de cette promesse. Une menace peut
être conjurée par la prière et la pénitence : Ninive est
là pour l’attester. Saint Bernard pensa que le change­
ment contraire s’était produit dans la croisade : mille
circonstances autorisaient parfaitement le saint et ses
amis ou dans cette conjecture ou dans cette certitude.
Le schisme ajouta des douleurs et des déchirements à
toutes les douleurs et à tous les déchirements du siècle
de saint Bernard et par conséquent de sa vie, car son
siècle fut sa vie. La lutte d’innocent II et de l'antipape
fut une des pages les plus terribles de cette histoire
troublée. E t quand Eugène III, son ancien ami, monta
dans la chaire de saint Pierre, saint Bernard lui adressa,
dans son livre de la Considération, ces beaux enseigne­
ments où la liberté ’du docteur et la soumission du fils
semblent ne plus faire qu’une seule vertu. Dans ce con­
flit de toutes les choses humaines, cet homme, entouré
d’évêques, de rois, d’abbayes et de conciles, ce chargé
d’affaires qu’avait choisi l’humanité, saint Bernard,
trouva tout le temps nécessaire pour suivre, examiner,
consoler, encourager, admirer sainte Hildegarde. Cette
SAINT BERNARD 213

femme étonnante, qui vivait en dehors des lois natu­


relles, entrouvrant l’avenir par des regards chargés de
mystères, obligée de sortir de son silence pour enseigner
presque malgré elle, fit, comme toutes les personnes et
les choses du douzième siècle : elle jeta dans les bras
de saint Bernard le fardeau de ses préoccupations. Elle
donna sa confiance à celui qui possédait la confiance
universelle. Elle écrivit à Eugène II, à Anastase IV, à
Adrien IV et à Alexandre III, souverains pontifes, aux
empereurs Conrad I II et Frédéric I e r , aux évêques de
Bamberg, de Spire, de Worms, de Constance, de Liège,
de Mæstricht, de Prague, et à l’évêque de Jérusalem;
cependant elle était plongée au plus profond de son
âme dans la contemplation des mystères. Quel était le
lieu de ses visions ? Ce n ’était pas, si l’on ose ainsi
parler, le lieu ordinaire des visions.
« Ayant les yeux ouverts, disait-elle, et parfaitement
éveillée, je les vois clairement jour et nuit, dans le plus
profond de mon âme. »
Elle semblait participer, comme son ami et son con­
fident saint Bernard, aux doubles faveurs de la vie
contemplative et active.
Personne ne pensait encore, à cette époque, que les
âmes pures et éclairées ne sont bonnes à rien; cette
découverte est récente.
Pendant que sainte Hildegarde, pleine d’affaires et
de visions, consultait saint Bernard, celui-ci, entouré et
occupé, consulté et accaparé par Godefroy, évêque de
Chartres; Manassé, évêque de Meaux; Guillaume, de
Châlons; Gaudry, de Dole; Hildebert, du Mans; Aubry,
de Bourges ; Gosselin, de Soissons ; Hugues, de Mâcon ;
Milon, de Thérouanne; Hirré, d’Arras; Albéron, de
Trêves; Samson, de Reims; Geoffroy, de Bordeaux;
Arnoult, de Lisieux, etc., etc.; saint Bernard, au milieu
de ces personnages et de leurs affaires, voyageait tout
un jour au bord d’un lac, et ne savait pas le soir de
214 PHYSIONOM IES DE SAINTS

quoi parlaient ses compagnons quand ils parlaient du


lac qu’ils avaient longé. Saint Bernard n ’avait rien vu.
Le grand préoccupé était 'digne d’être consulté par sainte
Hildegarde, et elle était digne de le consulter. Tous deux
semblaient multiplier le temps, menant de front les
choses du dedans et celles du dehors, affaires et mira­
cles.

II

Les ouvrages de saint Bernard traitent à peu près de


toutes choses. L ’abbé de Clairvaux n ’est pas un homme
spécial : il parle de tout, et c’est la circonstance qui
l’inspire. Il va au plus pressé. Un roi, un évêque, un
personnage quelconque a besoin de conseil : saint Ber­
nard lui écrit. Une erreur s’élève, elle menace l’Eglise :
saint Bernard fait un traité, une apologie. La contro­
verse tient une place immense dans son œuvre. La situa­
tion s ’apaise-t-elle ? laisse-t-elle au terrible lutteur le
temps de respirer ? Il se livre à la contemplation et
nous communique les secrets qu’il reçoit. Quand saint
Bernard prend le loisir de chanter la paix, c’est que le
monde se calme. Il fait face à toutes les nécessités, mais
il n ’oublie pas la nécessité elle-même, et ses heures de
repos donnent au monde un Commentaire du Cantique
des Cantiques. Dans l’immense diversité des œuvres de
saint Bernard, l’unité qui relie toutes choses entre elles,
c’est l’étude de l’Ecriture sainte. En paix ou en guerre,
saint Bernard s’appuie toujours sur elle. Elle est l’ins­
trument de ses combats et la joie de ses victoires; elle
est son arme et son repos. En guerre, il la cite; en paix,
il la chante. Toutes choses le regardent, et il regarde
toutes choses. Mais c’est à travers un prisme sans dé­
faut ni mensonge. Dès qu’il abandonne un instant le
champ de bataille, dès que l’argumentateur a la per­
mission de devenir tendre, saint Bernard se tourne vers
SAINT BERNARD 215

l’amour, et se repose dans sa recherche. Ces deux mots


qui s’excluraient, si la recherche était inquiète et mal­
saine, hétérodoxe ou maladive, s’appellent et se répon­
dent, puisqu’il s’agit de la recherche recommandée et
bénie, de la recherche ardente et pure, qui demande à
la prière et à l’amour la paix désirée du Dieu de Jacob.
Le traité de la Considération est un bel exemple de
cette paix et de cette poursuite. Après avoir contemplé
les choses qui sont au-dessous de l’homme, celles qui
sont au-dessus, et l’homme lui-même; après avoir inter­
rogé la tradition, la méditation et la prière; après avoir
étudié sous plusieurs Pères la fameuse parole où saint
Paul célèbre la longueur, la largeur, la hauteur et la
profondeur de Dieu, saint Bernard conclut ainsi :
« Il nous resterait, dit-il, à chercher encore Celui que
nous n’avons encore trouvé que d’une manière impar­
faite, Celui qu’on ne peut trop chercher. Mais c’est
peut-être à la prière plutôt qu’à la discussion de le
chercher comme il convient, et de le découvrir sans
peine. Finissons donc ici ce livre, mais ne cessons pas
de chercher. >
Voilà bien la vie fidèle à sa loi. Les uns boivent un
peu, et, trop tôt désaltérés, cessent d’avoir soif. Ceux-là
manquent d’amour, car l’amour ne dit jamais :
«Assez ! » D ’autres ont soif, mais refusent de boire; et,
quand on leur indique la source, ils se détournent au
lieu de courir. Saint Bernard trouve et cherche, et trouve
encore; et chaque découverte est le point de départ
d’une recherche plus profonde.
Un caractère distinctif des saints, c’est un attrait
particulier pour la Vierge Marie. Ce caractère est uni­
versel : c’est une loi sans exception. Mais cette unanimi­
té se manifeste par les formes les plus différentes; elle
commence à l’Eglise, et rend hommage au culte de la
Mère de Dieu dans l’authenticité de son origine; elle
va grandissant et s’accentuant de siècle en siècle; elle
216 PHYSIONOM IES DE SAINTS

parle quelquefois par une voix particulièrement douce


comme celle de saint François d’Assise, ou particulière­
ment sévère comme celle de saint Bernard. Mais, en
respectant toutes les individualités, elle reste ce qu’elle
est, universelle et absolue.
L ’Ecriture est si profonde que chacune de ses paroles
épuiserait l’intelligence humaine, avant d’avoir laissé
échapper tout ce qu’elle contient. Saint Bernard est un
de ceux qui trouvent au fond d’elle la manne cachée.
Après avoir cité les paroles de Gabriel à Marie, l’abbé
de Clairvaux fait cette réflexion profonde :
« Je remarque que l’ange ne dit pas « aucune œuvre,*
mais « aucune parole n ’est impossible à Dieu. » S’expri­
me-t-il ainsi pour montrer que, tandis que les hommes
disent facilement ce qu’ils veulent, sans pouvoir le faire,
Dieu opère aussi et même plus facilement ce qu’eux
sont à peine capables de dire ? Je parlerai plus claire­
ment encore. S’il était aussi aisé aux hommes de réaliser
leur volonté que de la formuler, rien ne leur serait
impossible. Mais (et c’est un proverbe ancien et vul­
gaire) dire et faire sont deux pour nous, mais non pour
Dieu. En Dieu seul l’Action est identique à la Parole
et la Parole à la Volonté : par conséquent, aucune
parole n ’est impossible à Dieu. Par exemple, les pro­
phètes ont pu prévoir et prédire qu’une vierge et une
femme stérile concevraient et enfanteraient : ont-ils pu
faire qu’elles conçussent et enfantassent ! Mais Dieu, qui
leur a donné la puissance de prévoir, avec la même
facilité qu’il a pu prédire alors, par leur organe, ce
qu’il a voulu, a pu, maintenant, dès qu’il le voulait,
accomplir par lui-même ses promesses. En Dieu la pa­
role ne diffère pas de l’intention, car il est Vérité.
L ’Action n ’est pas différente de la Parole; car il est
Puissance. Le mode ne diffère pas du fait; car il est
Sagesse. C’est pourquoi aucune parole n ’est impossible
à Dieu. »
SAINT BERNARD 217

Ces lignes de saint Bernard pourraient servir de pré­


face à un ouvrage sur le langage de l’Ecriture. Ce lan­
gage est une étrange et merveilleuse démonstration de
divinité. Quand c’est l’homme qui parle, il parle pour
la vraisemblance; quand c'est l’Esprit-Saint qui parle,
il parle pour la vérité.
Quand c’est l’homme qui parle, il vise à l’oreille d'e
l’homme et, ménage à l’auditeur des étonnements.
Quand c’est l’Esprit-Saint qui parle, il vise à la vérité
nue et, sans souci de plaire ou de déplaire, il dit la
chose comme elle est. Que cette chose semble petite ou
grande, simple ou impossible, naïve ou gigantesque, il
la dit comme elle est, avec la même paix, avec la même
voix, avec la même simplicité, la même certitude et la
même profondeur.
L’absence totale d’adresse et de complaisance est au-
dessus des forces de l’homme. Il y a une attestation de
divinité dans l’audace de l’Ecriture.
Un autre caractère distinctif des saints, c’est une
faculté d’assimilation par laquelle ils s’assimilent la
parole divine, la présentent aux hommes comme si elle
sortait d’eux-mêmes élaborée par eux, préparée par eux,
et ayant subi au fond de leur âme une préparation qui
pourra mieux faire sentir à leur siècle et au genre hu­
main quelle est la saveur des paroles de Dieu.
Saint Bernard et saint Jean de la Croix, qui se res­
semblent si peu, sont tous deux supérieurement pourvus
de ce caractère distinctif. Tous deux ont commenté des
cantiques et balbutié l’union divine. Mais le même ins­
trument, touché par l’un et par l’autre, a rendu des
accords différents.
Saint Bernard est plus expansif, plus rayonnant, plus
tendre. Saint Jean de la Croix est plus profond, plus
caché, plus central. Saint Bemartl parle plus aux hom­
mes. Peut-être saint Jean de la Croix parle-t-il plus à
15
218 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Dieu. Saint Bernard prêche, même quand il chante. Saint


Jean de la Croix songe moins à enseigner les autres
qu’à se raconter lui-même, et il dit ce qu’il éprouve,
moins préoccupé de l’effet qu’il fera que de la chose
qu’il a sentie. Saint Bernard pense encore, parmi les
fleurs et les parfums, aux mauvaises odeurs qui viennent
du dehors, et le souvenir du danger le suit.
Saint Jean de la Croix, quand il est dans ses grandes
solitudes, semble presque aussi tranquille sur l’avenir
que sur le présent. Il a l’air de trouver sa sérénité dans
sa hauteur, et d’avoir dépassé la région des orages. Le
souvenir de la nuit obscure revient à d’autres heures,
puis la vive flamme d’amour l’emporte sur ses ailes, et
le place, pour quelque temps, dans les demeures où
tout est beau.
Cette diversité des touches divines est supérieurement
exprimée par saint Bernard, et, non content d’en mon­
tre r la pratique, il en donne la théorie.
« Dieu, dit-il, en sa bonté accordait un autre genre
de vision à nos pères, qui jouirent si fréquemment, et
d’une façon si merveilleuse, de sa présence et de sa
familiarité. Ils ne le voyaient pas tel qu’il est, mais tel
qu’il daignait se révéler à eux. Ils ne le voyaient pas
tous non plus de la même manière, mais, comme dit
l’Apôtre, en différentes manières et sous différente* for­
mes, quoiqu’il soit un en lui-même, comme il le déclare
à Israël : Le Seigneur votre Dieu est un. Ces visions
n ’étaient pas communes; cependant elles se produisaient
extérieurement; et s’accomplissaient par des images vi­
sibles ou des sons que l’oreille saisissait. Mais il est
une vue de Dieu, d’autant plus différente de celle-ci
qu’elle se fait intérieurement, comme quand Dieu daigne
visiter lui-même une âme, avec un empressement et un
amour qui absorbent entièrement; et voici le signe de
l’arrivée de Dieu, comme nous l’apprend celui qui l’a
SAINT BERNARD 219

éprouvé : le feu marchera devant lui et embrasera ses


ennemis à l’entour. »

Saint Bernard continue :


« Cette âme saura donc que le Seigneur est proche,
quand elle se sentira brûlée de ce feu et qu’elle dira
avec le prophète : « Il m’a envoyé d’en haut un « feu
dans mes os, et il m’a instruite, etc., etc. »
E t encore :
« Comme nous disons que les anciens ont vu son om­
bre et ses figures, tandis que nous voyons sa lumière
briller à nos yeux par la grâce de Jésus-Christ présent
dans la chair; ainsi, relativement à la vie à venir, nous
devons avouer que nous ne le voyons que dans une
certaine ombre de la vérité, si toutefois nous ne voulons
pas contredire ce mot de l’Apôtre : Ce que nous avons
maintenant de science et de prophétie est très impar­
fait. »
La mémoire a, comme l’intelligence, son infidélité et
sa fidélité. La mémoire de saint Bernard est singulière­
ment fidèle. Elle lui présente, à chaque instant, parmi
les textes oubliés de l’Ecriture, ceux qui mettent en
lumière la vérité qu’il exprime. Quoi de plus ordinaire
que le conseil qui dit à un homme : « Soumettez-vous !»
Ce conseil vulgaire peut cependant s’illuminer des
lueurs de la Montagne Sainte quand il est lu dans l’Ecri­
ture. C’est pourquoi saint Bernard écrit cette phrase
très vulgaire, et l’accompagne de cette citation très peu
vulgaire :
« Que ceux qui sont décidés à être sages à leurs propres
yeux, et à n ’écouter ni ordre ni conseil, songent donc à
ce qu’ils doivent répondre, non pas à moi, mais à celui
qui a dit : C’est une espèce de magie de ne pas vouloir
se soumettre et ne pas se rendre à la volonté du Seigneur;
c’est un crime d’idolâtrie, »
220 PHYSIONOMIES DE SAINTS

C ’est Samuel qui parle ainsi à Saül, et c’est saint


Bernard qui nous le rappelle.
Saint Bernard, qui est tan t de choses, est particuliè­
rement observateur. Les habitudes extérieures, révéla­
trices des habitudes intérieures, sont saisies par lui
avec une finesse rare. Son Traité des divers degrés de
l’humilité et de l’orgueil, qui commence par de char­
mants aveux relatifs à quelque doute et à quelque cita­
tion inexacte, continue par des peintures de caractères
auxquelles il ne manque, pour être admirées et célèbres,
que de n ’avoir pas été écrites par un saint.
Le premier degré de l’orgueil est la curiosité. Cette
réflexion simple domine ici : « Lucifer avait prévu qu’il
régnerait sur les réprouvés; il n ’avait pas prévu qu’il
serait réprouvé lui-même. Joseph avait prédit son éléva­
tion; il n ’avait pas prévu sa captivité plus prochaine
encore. »
Au second degré, la légèreté d’esprit :
«La jalousie le fait sécher d’un coupable dépit, ou
sa prétendue excellence le jette en une joie puérile !
Vain ici, pécheur là, il est partout superbe. »
Au troisième degré, la joie inepte :
« Il a beau se couvrir la bouche de ses deux poings,
on l’entend éternuer bruyamment. »
Il est facile de voir que saint Bernard ne parle pas
de l’acte extérieur, et qu’une longue expérience l’intro­
duit dans le secret des choses.
Au quatrième degré, la jactance :
« Il parlera donc, sinon il crèvera. Il est plein de
discours et son esprit est à l’étroit dans ses entrailles.
Il prévient les questions, il répond à ce qu’on ne lui de­
mande pas, il fait les demandes et les réponses... Il
loue le jeûne, recommande les veilles, met au-dessus de
tout la prière. Il disserte sur la patience, l’humilité et
toutes les autres vertus, avec autant d’abondance que
de vanité, etc., etc... Sa jactance se reconnaît à l’abon-
S A IN T BERNARD 221

dance des paroles... Evitez la chose et retenez le nom.»


Quelle profondeur dans le signe donné ! La jactance
se reconnaît au zèle que mettent certains hommes à
louer l’humanité et la patience !
Au cinquième degré, la singularité. Voici ce que fait
le moine en pareil cas :
« Pendant le repas, il promène les yeux sur les tables,
et s’il y voit un religieux manger moins que lui, il se
plaint d’être vaincu; le voilà qui se retranche cruelle­
ment ce qu’il avait cru nécessaire de s’accorder, car il
craint la perte de sa gloire plus que le tourment de la
faim ... Il veille au lit et dort au chœur. »
Au sixième degré, l’arrogance.
Saint Bernard la distingue de la jactance par un trait
charmant :
« Ce n ’est plus en paroles ou par l’étalage des œuvres
qu’il montre sa religion, c’est sincèrement qu’il s’estime
le plus saint des hommes. »
Cette sincérité, qui devient le trait constitutif de
l’arrogance, est quelque chose d’admirable.
Au septième degré, la présomption :
« Si le moine qui a atteint le septième degré n ’est pas
élu prieur, le temps venu, il dit que son abbé est jaloux
ou a été trompé. »
Au huitième degré, l’homme soutient ses fautes :
«Jusqu’ici l’orgueilleux n ’a encore fait que de la
pratique, le voilà qui arrive à la théorie. Ce qui est mal
lui paraît bien.
Cette gradation est très instructive. Le moment où
l’orgueil, après avoir occupé l’âme, gagne l’esprit, est
un moment sérieux.
« Quand les choses changent de nom, quand l’homme
trouve bien ce qui est mal et mal oe qui est bien, il
s’enfonce et plonge dans un péché plus tenace, plus
froid, plus lourd, plus difficile à guérir. »
222 PHYSIONOMIES DE SAINTS

Au neuvième degré, voici la confession simulée. Tout


à l’heure, l’homme admirait ses fautes; le voici qui les
exagère et s ’accuse outre mesure :
« Alors, dit saint Bernard, on baisse le visage, on se
prosterne de corps, on verse, si on peut, quelques larmes.
On entrecoupe sa voix de soupirs et ses paroles de gé­
missements. Loin d’excuser ce qu’on lui reproche, ce
religieux exagère sa faute. En l’entendant ajouter lui-
même à sa faute une circonstance impossible ou incro­
yable, vous vous prenez à ne plus croire ce qui vous
semblait prouvé. E t ce qui, dans cet aveu, vous paraît
faux, vous inspire des doutes sur ce que vous teniez
pour certain. En -affirmant des torts qu’ils ne veulent
pas être crus, ces gens trouvent moyen de se défendre
en s’accusant, et de couvrir leur faute en la dévoilant. »
Au dixième degré, la rébellion :
« Celui qui, tout à l ’heure, s ’accusait sans vérité et
sans humilité, à présent jette le masque. Il désobéit
ouvertement. »
Une logique merveilleuse, la logique de l ’absurde,
préside à toutes ces contradictions. On voit à quel point
saint Bernard a suivi et observé l’esprit du mal et ses
manifestations contradictoires, qui se ressemblent dans
leur principe et se combattent dans leurs effets.
Au onzième degré, voici la liberté du péché Impius,
quum in profundum venerit, contemnit.
« A ce onzième degré, le pécheur plaît aux hommes,
parce qu’il a brisé toute entrave. Il entre en des routes
qui lui paraissent bonnes et qui aboutissent au mépris
de Dieu. Si le moine arrive à ce onzième degré, il quitte
le monastère et fait dans le monde ce que la honte et la
crainte l ’eussent empêché de faire dans le couvent. »
Au douzième degré d’orgueil, saint Bernard place
l ’habitude de mal faire.
«Tout à l’heure, cet homme n’avait encore que la
SAINT BERNARD 223

licence, le débordement; mais voilà l’habitude, et tout


est consommé».
Il y a quelque chose de profond dans le choix de ce
mot : habitude, adopté par saint Bernard pour signifier
le sommet du mal.
« Alors l’orgueilleux n ’a plus de préférence : le licite
et Villicite lui sont indifférents. »
E t l’abbé de Clairvaux ajoute :
« Il n ’y a que ceux qui ont atteint le dernier degré,
soit en haut, soit en bas, qui courent sans obstacle ni
fatigue, celui-ci à la mort, celui-là à la vie; l’un avec
plus de légèreté, l’autre avec un penchant plus vif; car
la charité donne au premier cette légèreté, et la passion
active les penchants de l’autre. L ’amour affranchit l’un
et l’hébétement l’autre de toute peine. Dans l’un, c’est
la perfection de la charité, dans l’autre, la consomma­
tion de l’iniquité, qui chasse toute crainte. L ’un puise
la sécurité dans la vérité, l’autre dans son aveuglement. »
E t saint Bernard se résume ainsi :
« Les six premiers degrés de l’orgueil conduisent dans
le mépris des frères, les quatre suivants dans le mépris
des supérieurs, et les deux derniers dans le mépris de
Dieu. »
Les lettres de saint Bernard contiennent sur ce grand
caractère d’importantes révélations. Ce qui domine,
c’est la fermeté. Une des plus stupides erreurs du monde
consiste à croire que la bonté est voisine de la faiblesse.
Tout homme qui n ’est jamais sévère est deux fois injus­
te; car, cédant aux mauvais, il frustre les bons. La
niaiserie mondaine aime assez cette phrase : « Il est
bon jusqu’à la faiblesse; il est si bon qu’il en est bête. »
Le monde avoue par là sa profonde ignorance en matière
de bonté. La bonté est la chose du monde qui réclame
la force la plus invincible et l’énergie la plus indomp­
table. Tel est le caractère de la bonté de saint Bernard,
et, avertissant le Souverain Pontife de ne pas prêter
224 PHYSIONOMIES DE SAINTS

l’oreille aux supplications d’un prévaricateur, le saint


prononce cette parole, digne d’être méditée :
«De même qu’il est toujours mal de tromper, de mê­
me il est mal, le plus souvent, de se laisser tromper par
un méchant. »
Voilà la vraie bonté, celle qui est terrible.
Quand il parlait d’un faux pénitent, saint Bernard
a dit cette parole redoutable : Ne vous laissez pas
toucher !
Mais voici qu’il parle d’un vrai pénitent (il s’agit de
frère Philippe). C’est au pape Eugène que le saint écrit :
« Mes armes sont les prières des pauvres, et, de celles-
là, j ’en ai en abondance. Il faut de toute nécessité que
la citadelle de la force, quand même autrement elle
serait imprenable, se rende à de telles machines. L ’ami
de la pauvreté, le père des pauvres, ne repoussera pas
les prières des pauvres. E t quels sont ces pauvres ?
«Je ne suis pas seul. Je le serais, que peut-être je
pourrais tenter encore. Mais tous ceux de vos fils qui
sont avec moi, et ceux même qui ne sont pas avec moi,
s’unissent à moi dans cette prière. »
Saint Bernard est le même homme que tout à l’heure;
la circonstance seule a changé.
Nous ne saurions trop remercier les traducteurs de
l’œuvre qu’ils ont entreprise. C ’est un service à rendre
au dix-neuvième siècle que de rapprocher de lui saint
Bernard. C’est un labeur fécond : les traducteurs, qui
l’ont commencé avec courage, le continuent avec amour.
CHAPITRE XXVII

SAINT AUGUSTIN.

On a dit de saint Augustin qu’il fut l’homme le plus


honoré qui eût jamais existé. En effet, il se distingue
de presque tous les saints par un signe particulier. Sans
doute tous les saints sont des hommes; mais l’élément
surnaturel dans lequel ils sont plongés les placent si
loin des hommes ordinaires, que ceux-ci, effrayés de la
distance, considèrent ceux-là plutôt comme des astres
que comme leurs semblables. Les hommes regardent les
saints un peu comme on regarde un spectacle inouï
fourni par des êtres d’une race à part, d’une nature
différente, par des êtres merveilleux et lointains, que
l’on contemple, mais que l’on ne connaît pas. Si fausse
qu’elle soit, cette notion des saints s’explique, si l’on
songe que leur vie nous est présentée sous un jour qui
établie entre elle et la vie humaine un contraste effra­
yant. L’immense majorité des hommes se détourne à
l'aspect d’un saint, et dit à cet étranger : Qu’y a-t-il de
commun entre toi et moi ?
Saint Augustin fournit à cette règle générale une
éclatante exception. Chacun ’de nous sent en lui un frère,
un ami. On le voudrait pour confident. On oserait lui
avouer mille faiblesses secrètes et réelles dont on crain­
drait peut-être de parler à saint Jean-Baptiste, à saint
Denys, à saint Jean de la Croix, et même à sainte
Thérèse. Nous sommes si faibles que la force nous fait
226 PHYSIONOM IES DE SAINTS

presque peur, et l ’admiration que nous causent certains


héros chrétiens nous inspire un retour sur nous-mêmes
qui n ’est pas dépourvu d’une certaine épouvante. Il est
vrai que les saints eux-mêmes, les saints modernes, en
lisan t la vie des saints d’autrefois, se croient aussi très
inférieurs. M ais leur façon de se sentir en arrière ne
ressemble pas à la nôtre. Le sentiment de l’infériorité
vient chez eux d’une humilité ardente et presque exta­
tique qui les représente à eux-mêmes vides et miséra­
bles, tels qu’ils seraient sans la grâce. C e sentiment
vient de la chaleur même de leur âme. L ’effroi des hom­
mes ordinaires, en présence des saints, procède de la
dureté et conduit à l ’indifférence. Saint Augustin est
peut-être celui qui les écarte le moins, parce qu’il est
avec eux dans une relation sinon plus réelle, du moins
beaucoup plus apparente. Saint Augustin peut dire,
comme le poète latin : « Je suis homme; rien ne m ’est
étranger de ce qui touche l’homme. » On dirait même
que la célèbre parole que je viens de traduire, quoique
écrite avant lui, a été écrite exprès pour lui. Saint
Augustin a connu l’humanité dans ce qu’elle a de plus
terrestre. Les passions du cœur Pont dévoré; les passions
de l ’intelligence Pont égaré. Les passions inférieures
Pont possédé. Il a connu les misères, les faiblesses, les
doutes, les tremblements.
L ’homme est effroyablement facile à l ’erreur. Il la
reçoit par toutes les ouvertures par lesquelles il commu­
nique avec le monde extérieur. Il la respire par tous
les pores ; cœur, esprit, corps, tout en lui est cruelle­
ment et épouvantablement corruptible. La corruption a,
pour le dévorer, des ouvertures, des aptitudes, des com­
modités inexprimables. Saint Augustin savait ces choses,
il les a connues, il les raconte. Non-seulement il les a
connues avant sa conversion, mais leur souvenir est
resté chez lui vivace, ardent, présent, brûlant, palpitant,
sensible pour lui et pour les autres, jusqu’à son dernier
SAINT AUGUSTIN 227

soupir. Le saint montre en lui les cicatrices de l’homme,


presque saignantes et menaçant de se rouvrir. Jamais
il n ’établit sa demeure dans un lieu inaccessible. Il reste
dans l’horizon actuel des hommes. Il mange leur pain,
il vit leur vie, il combat leur combat. Il ne les oublie
pas, il ne se fait pas oublier d’eux. En lui l’homme et
le saint sont à proximité l’un de l’autre; ils se voient
toujours, et se combattent souvent, quelquefois de très
près. C ’est à ce voisinage singulier et attrayant que
saint Augustin doit une espèce de popularité. Ses spé­
culations métaphysiques elles-mêmes, les plus hautes
et les plus audacieuses, se servent de procédés humains.
Elles sont intellectuelles; elles n ’étonnent pas l’homme.
Elles le surpassent souvent, elles ne l’écrasent jamais.
Elles restent dans son horizon visuel et dans la sphère
active de son attraction. Ses Confessions ont ceci d’ex­
traordinaire qu’elles peuvent être lues avec plaisir et
profit par un pécheur, par un converti, par un chrétien,
et par un homme indifférent. Le pécheur pensera à se
convertir; le converti à perfectionner sa conversion; le
chrétien à grandir; l’indifférent à s’examiner. Ce livre
se souvient des faiblesses; mais ce souvenir n ’a rien de
malsain, rien de débilitant, parce que la force qui guérit
préside au récit des infirmités. C ’est la santé qui inspire
dans saint Augustin le souvenir de la maladie. Ce sou­
venir ne nuit pas à la santé, parce qu’il est contemplé
dans la lumière. Mais la faiblesse passée, sans être
oubliée, donne à l’accent de la voix des intonations
particulièrement touchantes. Le lecteur croit recevoir
chez lui la visite de saint Augustin, et ceci le charme.
Mais il éprouve en même temps un certain désir d’aller
chez saint Augustin lui rendre sa visite, et ceci l’élève.
Saint Augustin est venu le prendre par la main pour
l’aider à marcher. Mais le lecteur éprouve le besoin de
suivre son guide, parce que la main qui lui est tendue
est saine, ardente, vivifiante et purifiante.
228 PHYSIONOMIES DE SAINTS

Nous sommes dans un siècle sceptique qui déteste la


confession sacramentelle; mais nous sommes dans un
siècle vantard et pleurard qui aime la confession bru­
yante, publique et vaniteuse. Depuis cent ans, que de
gens ont écrit leurs mémoires ! Que de gens ont éprouvé
le besoin de confier leurs sentiments intimes au genre
humain, qui n’éprouvait pas le besoin de les connaître !
M ais si ces confidences sont inutiles en elles-mêmes,
elles servent à faire sentir, par la vertu du contraste,
la force et la valeur de la confession vraie. Entre les
confessions de saint Augustin et les confessions de
Jean-Jacques Rousseau, il semble que la distance soit
encore agrandie par la ressemblance du titre : l’abîme
qui sépare les deux oeuvres éclate par l’identité même
du nom qu’elles portent. Le contraste réel des deux
hommes est rendu plus sensible par l’analogie appa­
rente de leurs procédés. Un publiciste éminent, M .
Louis Moreau, qui a fait une admirable traduction des
Confessions de saint Augustin a fait aussi Jean-
Jacques Rousseau et le Siècle philosophique. Le pre­
mier de ces deux ouvrages est presque aussi original
que le second; car traduire ainsi, c ’est créer. M ais le
premier, rapproché du second, contient un enseignement
profond et opportun. Le premier et le second, à côté
l ’un de l ’autre, nous montrent les deux modes de con­
fession, la confession du saint et la confession de l’autre,
la confession de celui qui se repent et la confession de
celui qui se vante. C ar tel est l’abîme où peut aller et
où va la nature humaine. Il y a une façon de raconter
ses fautes qui est plus odieuse que la faute elle-même.
Il y a une façon de se complaire dans le crime passé
qui est plus odieuse que le crime présent. Il y a une
façon légère et gaillarde de contempler son crime qui
ne mérite pas l’indulgence, à laquelle la faiblesse qui
mène au crime peut porter le regard du spectateur et
SAINT AUGUSTIN 229

surtout 1’âme du juge. La confession est un monde qui


a deux pôles, marqués par saint Augustin et par Jean-
Jacques Rousseau.
Un des caractères de la physionomie de saint Augus­
tin, c’est de toucher à toutes choses, et à toutes choses
en même temps. C ’est par là qu’elle est si profondément
et si complètement humaine. Car l’homme est la créa­
ture qui, située au milieu des choses, les touche, les
embrasse et les concerne toutes. Il a besoin de tout.
Les choses de l’esprit et celles de la matière peuvent
toutes lui devenir ou des secours ou des pièges. Elles
ont été successivement pièges et secours pour saint
Augustin. La rhétorique et la philosophie lui ont appor­
té, comme les passions du cœur, leurs faveurs et leurs
illusions. Son égarement s’est promené sur toutes les
grandes routes, par tous les sentiers, par toutes les rues
des grandes villes, par tous les petits chemins détournés.
Son égarement a tracé d’avance l’itinéraire de son re­
pentir, qui s’est promené à son tour dans toutes les
routes, dans tous les sentiers, dans toutes les rues, dans
tous les chemins. L ’un et l’autre ont suivi l’un après
l’autre toutes les sinuosités de tous les rivages.
Saint Augustin s’est occupé de tout. La grande et
belle édition de ses œuvres que M. Guérin publie à
Bar-le-Duc est un véritable service rendu aux choses
humaines et aux choses divines. Grâce au concours actif
des traducteurs les plus autorisés et les plus distingués,
cette traduction est devenue un monument public. De­
vant cette énorme quantité d’ouvrages, de récits, de
sermons, de discussions, d’oraisons, de commentaires,
de controverses; devant toutes ces études innombrables
où l’Ecriture, le dogme, la morale et toutes les sciences
passent sous nos yeux, le lecteur ne peut pas se faire
la question que l’antiquité s’est faite devant l’Iliade et
l’Odyssée. Le lecteur ne peut pas se demander pour
230 PHYSIONOMIES DE SAINTS

saint Augustin, comme pour Homère : Est-ce le même


homme qui a fait tout cela ? — L’identité de l’auteur
est évidente. Sa signature invisible est évidente après
chaque sermon, après chaque commentaire, après cha­
que prière, après chaque discussion. Partout on sent
l’homme, et partout on sent le même homme. Le saint
Augustin qui raconte son âme dans les Confessions est
le même qui, dans les Coinmentaires sur saint Jean,
raconte, s’il est permis de parler ainsi, la génération du
Verbe éternel. Celui qui conte la misère et celui qui pense
à la gloire, c'est le même saint Augustin. Celui qui son­
de les abîmes de l’homme et celui qui explore les abîmes
de Dieu, c’est le même saint Augustin. Celui qui regarde
en haut et celui qui regarde en bas, c’est le même aigle.
E t comme il nous connaît, il ne nous effraye pas. En
haut comme en bas, il est notre frère et notre ami.
Un des caractères de l’homme, c’est la curiosité. Cette
note humaine ne manque pas à la voix de saint Augus­
tin. C’est le contraire de saint Joseph de Cupertino. La
vie des saints nous montre les natures les plus différentes,
les plus variées, les plus opposées même. Toutes ces
fleurs et tous ces arbres se sont assimilé le même soleil
avec les différences que comportaient leurs natures
propres et leurs aptitudes intérieures. C’est un univers
où la variété éclate dans l’unité et l’unité 'dans la variété.
Saint Augustin est un homme essentiellement compliqué,
et la curiosité de son intelligence a été convertie, mais
non pas abolie, quand il est entré dans l’Eglise sainte.
L’évêque d’Hippone est aussi chercheur et aussi ardent
que l’étudiant d’autrefois. Seulement sa recherche et son
ardeur ont changé de caractère et de direction. Elles ont
changé de but. On pourrait même dire qu’elles ont changé
d’origine. Car la charité les inspire aussi bien qu’elle les
couronne. La charité est à leur point de départ comme à
leur point d’arrivée. L ’étudiant cherchait pour chercher.
Le chrétien cherche pour mieux savoir, afin de mieux
SA IN T AUGUSTIN 231

aimer. L’évêque cherche pour mieux aimer et pour mieux


enseigner. La recherche d’Augustin s’est faite doctrine
dans saint Augustin. L ’ardeur d’Augustin s’est faite
charité dans saint Augustin. Rien n ’a péri. Tout s’est
transformé. Il est facile 'de reconnaître les traces de
l’ancien homme sous les traits du nouveau. E t cependant
c’est le nouvel homme qui vit et qui parle. Mais, le
vestige de ce qu’il fut apparaît dans ce qu’il est. Cette
ressemblance qui vit dans le contraste est peut-être une
des causes de cette affection publique qui se détourne
très souvent des saints, et qui suit saint Augustin dans
toute sa carrière, sans jamais perdre l’homme de vue.
Son action, comme sa pensée, fut continuellement mêlée
aux luttes *de son siècle.
Le christianisme était la vie même du peuple qu’il
enseignait. Mais les secousses sociales faisaient trembler
la terre sous les pieds du maître et sous les pieds des
disciples. Tel discours de saint Augustin fut interrompu
par l’arrivée dess barbares. L ’écroulement du monde
romain retentissait par toute la terre. De toutes les
montagnes tombaient des avalanches ; tous les abîmes
se remplissaient 'de ruines et de débris. Le choc de ces
ruines éveillait tous les échos. Les convulsions du monde
qui mourait et celles du monde qui voulait naître se
heurtaient et s’aggravaient -et s’épouvantaient mutuelle­
ment. Tous ces ébranlements donnaient la fièvre aux
travaux de l’esprit qui, dans leur subtilité même, avaient
quelque chose de violent. La subtilité grecque et la force
romaine se heurtaient réconciliées dans les domaines du
christianisme, et se reconnaissaient comme d’anciennes
ennemies devenues sœurs en Jésus-Christ.
Saint Augustin les a résumées jusqu’à un certain
point, en même temps qu’il les dépasse et les couronne.
Ce fut un homme-type. E t ce fut un Evêque.
CHAPITRE XXVHI

SAINTE CATHERINE DE GÊNES.

Sainte Catherine naquit à Gênes vers la fin de 1447.


Elle était fille de Jacques Fiesque, et petite-fille de
Robert, frère du pape Innocent IV.
Elle avait trois frères et une sœur aînée, qui portait
le nom de Simbania. Le nom de Catherine lui fut donné
en l'honneur de Catherine de Sienne et de Catherine
d'Alexandrie. Des biographes ont cru que Dieu l'avait
placée sous le patronage de sainte Catherine d’Alexan­
drie, qui eut le don de ^intelligence, Catherine de Gênes
l'eut aussi, et le martyre visible de la première Cathe­
rine fut remplacé ici par le sacrifice invisible de l’amour.
Ce dernier mot contient la vie de cette sainte très
extraordinaire et peu connue.
A l'âge 'de treize ans sa vie intérieure avait éclaté, sa
vie profonde et mystérieuse, pleine de larmes, pleine de
feu, pleine de sang. Une précocité singulière l’avait
livrée avant l'âge aux étreintes de l'Esprit. Elle savait
à treize ans ce que les hommes passent leur vie à ignorer.
Us savent le nom du cuisinier de Julien l’Apostat ; mais
ils savent à peine le nom de Catherine et n’ont rien lu
de ses ouvrages.
Pauvres hommes instruits, si vous daigniez lire sainte
Catherine de Gênes, même en n ’y comprenant rien, vous
y gagneriez quelque chose, ne fût-ce qu'un peu d’étonne­
ment et *de vagues soupçons qu’il vous reste en ce bas
SAINTE CATHERINE DE GÊNES 233

monde quelque chose à apprendre ! Ce soupçon, à lui


tout seul, vaudrait mieux que plusieurs années d’étude.
M ais continuons.
A treize ans Catherine voulut entrer dans le couvent
de Notre-Dam e de Grâce, soumis à la règle de saint
Augustin. Son âge l’empêcha d’y être admise. Il y a
généralement dans la vie des saints, et surtout dans la
vie des saints contemplatifs, une série de fausses démar­
ches tout à fait inintelligibles. Ils hésitent, ils tâtonnent,
ils se trompent, ils avancent, ils reviennent sur leurs pas,
ils changent de route. Us ont l’air de perdre leur temps.
Les voies insondables par lesquelles ils sont conduits
semblent d’une longueur extrême. On se demande pour­
quoi l’Esprit, qui les guîde, ne leur indiquerait pas
immédiatement la route courte et droite qui v a au but.
Pourquoi ? Oh ! pourquoi ? L a question est sans réponse.
Cependant s ’il fallait absolument, pour soulager l ’es­
prit, en imaginer une, on pourrait dire que leurs erreurs
leur donnent sur eux-mêmes, par la vertu du repentir et
celle de l ’expérience, des lumières profondes qu’ils n ’au­
raient pas eues si leur vie a vait été constamment simple
et leur route constamment droite. Sainte Catherine de
Gênes, qui avait spécialement horreur du mariage, se
laissa marier par ses parents. Il en résulta une série de
catastrophes. Le mariage fut conclu à son insu, et elle
n ’osa pas résister aux intérêts de famille. Elle se laissa
conduire à l ’autel et prononça, dit son historien, le oui
fatal.
Son mari était un des plus mauvais sujets de son
époque, et ce n ’est pas peu dire. Il n ’était pas seulement
léger, il était joueur ; il n ’était pas seulement vicieux,
il était railleur et méchant. Catherine était d’une beauté
rare, son esprit était charmant. Julien Adorne, son mari,
absolument insensible aux avantages même extérieurs
de sa femme, ne songeait, dans les moments où il pensait
à elle, qu’à la tourmenter de toutes les façons. Le reste
16
234 PHYSIONOM IES DE SAINTS

du temps il l’oubliait, et ses oublis n ’étaient pas inno­


cents. Cet homme, très riche au moment de son mariage,
donna à ses vices la permission de le ruiner. Accablée
depuis cinq -ans des traitements les plus horribles, Cathe­
rine maigrit au point de ne plus être reconnue par ses
amies. Sa beauté s’en alla avec 9a santé. Toute sa
famille, désespérée du mariage auquel elle l’avait con­
trainte, la supplia de ne pas mourir de chagrin, de
chercher loin de son mari les consolations que le monde
donne aux esprits légers dont il est plein. Catherine,
usée par le malheur, se laissa persuader, sortit de sa vie
intérieure et mena pendant cinq ans l’existence d’une
femme du monde. Quand je disais que les routes sont
impossibles à comprendre, évidemment je ne disais pas
trop, et même je ne disais pas assez. Ceux qui veulent
expliquer tout pourraient trouver dans le mariage de
Catherine le moyen de la conduire, par une voie terrible,
à une perfection plus élevée. Mais voici qu’elle succombe.
Voici qu’elle abandonne l’attrait intérieur qu’elle suivait
à treize ans ; voici que, désespérée, découragée, repous­
sée de Dieu en apparence, et en réalité repoussée de
l’homme à qui Dieu l’avait unie, elle tombe de toute sa
hauteur ! Après cinq années de malheurs, voici cinq
années de fautes ! Voilà cinq années de perdues ! A
moins que cinq ans d’erreur ne fussent nécessaires pour
donner au repentir l’occasion d’entrer et de creuser
l’âme !
Cependant celle qui était une sainte à treize ans ne
pouvait pas tout oublier. «C ’était en vain, a-t-elle dit
plus tard, que tous ces plaisirs se réunissaient pour
satisfaire mes appétits, ils ne pouvaient les rassasier :
mon âme était d’une capacité infinie ; toutes les jouissan­
ces de la terre seraient entrées en elle sans la remplir. »
Un jour Catherine se plaignit à sa sœur Simbania du
vide affreux dont elle souffrait. Sa sœur, qui connaissait
un très saint religieux, supplia Catherine de s’approcher
SAINTE CATHERINE DE GENES 235

du sacrement de pénitence. Catherine, ébranlée par ses


propres souvenirs, ne dit pas non. Simbania fit prévenir
le prêtre qu’il s’agissait d’une très grande conversion,
et que celle qui allait peut-être s’adresser à lui le lende­
main était appelée à gravir les sommets. En effet, le
lendemain Catherine se décide ; elle se rend à l’église,
demande le prêtre, et s’agenouille, en l’attendant, dans
le confessionnal.
Ici se passe un grand drame.
Un rayon de lumière tombe sur Catherine agenouil­
lée ; elle voit. Que voit-elle ? Elle seule pourrait le dire,
ou plutôt elle-même ne le pourrait pas. Elle voit sa
prédestination, elle voit sa vie depuis sa chute. Les cinq
années qu’elle vient de passer lui apparaissent telles
qu’elles sont dans la lumière divine. Catherine pei*d la
parole et le sentiment. Le prêtre, qui était entré au
confessionnal, croit qu’elle se prépare en silence, et la
laisse à son recueillement. Le silence continuait. Cathe­
rine était en extase. Le temps passe. On vient chercher
le prêtre pour une affaire pressante. Il avertit Catherine
de son départ et de son prompt retour. Catherine n ’en­
tend rien. Il s’en va ; il revient : Catherine est dans la
même attitude et dans le même silence. Il l’exhorte à
parler. Rappelée péniblement du fond de l’extase, elle
fait un immense effort, mais ne peut dire qu’un mot :
« Mon Père, je ne peux pas parler. Si vous le voulez, je
remettrai à plus tard cette confession».
Elle rentre à la maison, jette loin d’elle ses ornements,
répand des torrents de larmes. Le pavé de sa chambre
est inondé, visiblement inondé, comme la terre après un
orage. Il panait que, pendant l’extase, un dard brûlant
lui était- entré dans le cœur. Elle raconte dans ses dialo­
gues qu’à travers ses sanglots elle prononçait une seule
parole : Se peut-il, ô Amour, que vous m’ayez prévenue
et révélé en un seul instant tout ce que la parole ne peut
exprimer ?
236 PHYSIONOMIES DE SAINTS

Elle avait eu son chemin de Damas. E lle avait été


foudroyée.
Pendant quelque temps elle poussa le repentir jusqu’à
la fureur. L ’horreur de sa chute la conduisit à des
violences dont le récit serait à peine accepté aujourd’hui.
On n ’oserait plus même raconter les choses qu’elle osa
faire. L ’hôpital de la Miséricorde fut souvent le témoin
discret de ses audaces singulières. Elle se dévoua aux
soins les plus difficiles envers les maladies les plus répu­
gnantes, et dépassa ce qui était nécessaire. Elle céda à
cet instinct que saint Paul appelle la Folie de la Croix.
Ses actes extérieurs n’étaient que les ombres des actes
intérieurs qui les inspiraient. Elle disait souvent : « Les
macérations imposées au corps sont parfaitement inutiles
lorsqu’elles ne sont pas accompagnées de l’abnégation
du moi. »
Après quatorze mois d’une pénitence terrible, elle
reçut l ’assurance d ’avoir complètement satisfait à la
justice.
A cette époque, disent les biographes contemporains,
le souvenir poignant de ses fautes, qui jusqu’alors l’avait
poursuivie jour et nuit, lui fut enlevé complètement.
Elle ne se souvint pas plus de ses péchés que s ’ils
eussent été noyés au fond de la mer.
Ici commence la vie nouvelle de Catherine, la vie
sur la hauteur. Elle atteint et décrit elle-même cet état
qu’elle appelle la nudité de Vamour. Depuis le jour de
son foudroiement, elle ne perdit pas de vue une seule
fois la présence de Dieu. Sa conversion ne procéda pas,
comme tant d’autres, par degrés : elle fut soudaine et
éternelle. Jamais elle n ’avança méthodiquement.
«Si je revenais sur mes pas, disait-elle, je voudrais
qu’on m’arrachât les yeux, et je ne trouverais pas que
ce fût assez. »
La contemplation de sainte Catherine alla toujours
en montant et se fixa sur les sommets. Pendant que
SAINTE CATHERINE DE GÊNES 237

d’autres, comme sainte Gertrude par exemple, suivaient


sur la poussière des routes humâmes la trace des pas de
Jésus-Christ et s'attachaient de toutes leurs forces à
suivre son humanité, sainte Catherine de Gênes était
emportée vers l’abîme de sa divinité. Sans exclure de
son oraison et de sa contemplation les mystères qui
donnent sur la vie humaine de Jésus, elle se nourrissait
plus spécialement de ceux qui donnent sur la yie divine
du Christ. Peu de regards partis de la terre sont allés
si haut dans le ciel.
Catherine eut la vue intérieure du péché, et sachant
ce qu’il y a au fond d’un péché véniel, elle en conçut
une horreur telle qu’elle allait mourir si Dieu ne l’eût
affermie.
Si elle croyait voir en elle la plus légère imperfection,
elle était, disait-elle, jusqu’à ce qu’elle en fût délivrée,
elle était dans une chaudière bouillante.
« Ma vision du péché véniel n ’a duré qu’un instant,
disait-elle ; elle eût suffit pour réduire en poudre un
corps de diamant, si elle s’était prolongée. Qu’est-ce
donc que le péché mortel ? Quiconque comprend cc que
sont le péché et la grâce ne peut redouter ni estimer
autre chose. »
« Je vois, disait Catherine, je vois dans le Tout-Puis­
sant un tel penchant à s’unir à la créature raisonnable,
faite par lui et à son image, que si le diable pouvait
se délivrer de son péché, le Seigneur l’élèverait à cette
hauteur où Lucifer voulait monter par sa révolte, c’est-
à-dire qu’il le ferait comme Dieu, non pas sans doute
par nature ou par essence, mais par participation. »
Je livre cette sublime pensée aux méditations de ceux
qui aiment à respirer l’air des montagnes. Les horizons
qui s’ouvrent de ce côté sont des horizons inconnus.
« Dieu peut faire, dit saint Paul, plus que nous ne
pouvons désirer. »
238 PHYSIONOMIES DE SAINTS

Un jour sainte Catherine entendit cette parole que


le Saint-Esprit lui adressait :
Il te serait plus doux d’être dans une fournaise arden­
te que de subir le dépouillement parfait auquel je veux
faire arriver ton âme.
L’histoire de ce dépouillement a été écrite ou plutôt
balbutiée par sainte Catherine elle-même. Sa parole
consiste dans un silence tremblant. Elle s’excuse de par­
ler, comme Angèle de Foligno. Elle nous avertit que les
mots trahissent, au lieu de la révéler, l’ardeur qui la
consume.
« Le Seigneur, dit-elle, voulut séparer en elle l’âme
de l’esprit. Cette séparation est accompagnée d’une
souffrance profonde et subtile, et absolument inexpri­
mable. Le Seigneur versa dans l’âme de cette créature
(c’est d’elle-même qu’elle parle) un nouvel amour si
véhément qu’il tira l’âme à lui avec toutes ses puissances,
de telle manière qu’elle était enlevée à son être naturel.
L ’œuvre, ajoute Catherine, est surnaturelle. Elle s’ac­
complit dans l’océan de l’amour secret, et telle est la
profondeur de cet océan, qu’on n ’y entre pas sans se
noyer. Une chose si haute ne se peut comprendre : elle
excède les puissances de l’âme.»
Sainte Catherine rend à chaque instant témoignage
à l’impuissance de la parole humaine. Elle habite, au-
dessus des choses qui se pensent, le domaine des choses
qui se sentent, et ses cris ressemblent aux efforts du
silence qui, mécontent de lui-même, essayerait de vain­
cre sa nature.
Le silence tourne en rugissant autour de la parole de
saint Paul : « Le verbe de Dieu est vivant, efficace,
plus pénétrant que le glaive; il atteint jusqu’à la division
de l’âme et de l’esprit. »
L ’âme et l’esprit ne sont pas deux substances diffé­
rentes comme l’âme et le corps. Au point de vue philo­
sophique, il n ’y a dans l’homme que l’âme et le corps.
SAINTE CATHERINE DE GENES 239

Qu’est-ce donc que la division de l’âme et de l’esprit ?


Saint Paul lance dans le monde cette parole inconnue,
comme un glaive de feu au milieu d’un champ de batail­
le, et s’en va n ’expliquant rien. Sainte Catherine de Gê­
nes relève le glaive de feu. Elle passe sa vie à commen­
ter la parole de saint Paul; mais son commentaire, par
cela même qu’il est magnifique, augmente la nuit noire
au lieu de la dissiper; car ici, la nuit, c’est la lumière.
Plus sainte Catherine développe la parole de saint Paul,
plus elle dégage le mystère contenu, plus les ténèbres
sacrées s’étendent et l’envahissent. Aussi, après chaque
phrase elle sent grandir en elle l’impossibilité de parler;
mais le silence succombe à son tour devant un nouvel
effort de langage qui ne naît que pour mourir. Ainsi la
parole et le silence se succèdent, tous deux insuffisants,
tous deux nécessaires. Chacun d’eux fait un effort pour
racheter la misère de l’autre.
Ecoutons-la :
« E t l’esprit dit à l’âme : — Je veux me séparer de
toi. Maintenant je te répondrai en paroles; plus tard
je te répondrai par des faits, et alors tu porteras envie
aux morts. Tu as dérobé les grâces de Dieu; tu les as
rapportées à toi, tu te les appropries si subtilement que
tu ne t ’en aperçois pas.
« E t l’ame répondit : — Je reconnais mon larcin.
J ’ai volé les choses les plus importantes qui soient au
monde. Mon péché est gran’d et subtil.
« E t l’esprit étant lui-même attiré par Dieu, quoique
sans le savoir, attira tout à lui avec impétuosité, et
l’âme fut consumée avec tous les sentiments corporels,
et la créature demeura noyée en Dieu.
« E t l’âme s’écria : O langue, pourquoi parles-tu,
puisque tu n ’as pas de mots pour exprimer l’amour ?
« O mon cœur, pourquoi ne me consumes-tu pas ?
Seigneur, vous m’avez montré une lumière nouvelle par
laquelle j ’ai vu que tout mon précédent amour n’était
240 PHYSIONOM IES DE SAINTS

qu ’amour-propre. Mes opérations étaient souillées, elles


demeuraient cachées en moi, je les abritais sous votre
ombre, et je me les appropriais ! Que dire de l’amour ?
Je suis surmontée, je le sens opérer en moi, et je ne
comprends pas l’opération. Je me sens brûlée, et je ne
vois pas le feu. O amour, tu m ’as fermé la bouche. Je
ne sais, je ne puis plus parler. Je ne veux plus chercher
ce qui ne se peut trouver. »
E t après un silence, elle recommence à crier :
« O amour, celui qui te sent ne te comprend pas, et
celui qui veut te connaître ne peut te comprendre. O
cœur navré, tu es incurable, et, conduit à la mort, tu
recommences à vivre ! Si je pouvais exprimer l’amour,
il me semble que tous les cœurs s’enflammeraient. A vant
de quitter cette vie, je voudrais être capable d’en parler
une fois. Quelle chose délicieuse ce serait de parler de
l ’amour, si l ’on trouvait des paroles 1 L ’amour redresse
les choses tortueuses et unit les contraires. O amour,
comment appelez-vous les âmes qui vous sont chères ? >
E t le Seigneur répondit : «Ego dixij dii estis et filii
Excelsi omnes. Je l ’ai dit : vous êtes des dieux et les
fils 'du Très-Haut. »
Après vingt-cinq ans, D ieu adressa Catherine à
Cattaneo. Elle alla vers lui et lui dit : « J ’ai persévéré
vingt-cinq ans dans la voie spirituelle; maintenant je
ne puis supporter la violence des assauts intérieurs et
extérieurs; c’est pourquoi j ’ai été pourvue de vous. Je
crois que D ieu vous a confié le soin de ma personne
toute seule et que vous ne devriez vous occuper que de
moi. »
Et, parlant à un de ses enfants spirituels : « Si je
parle de l’amour, disait-elle, il me semble que je l ’insulte,
tant mes paroles sont loin de la réalité. Sachez seule­
ment que si une goutte de ce que contient mon cœur
tombait en enfer, l ’enfer serait changé en paradis. »
SAINTE CATHERINE DE GENES 241

Tel est le langage de sainte Catherine de Gênes. Ce


sont des discours, des cris, des sanglots et des silences,
et chacune de ces choses appelle les autres à son secours
comme pour triompher avec leur aide des faiblesses de
sa nature.
CHAPITRE XXIX

SAINT JOSEPH DE CUPERTINO.

J ’étu’diais l’autre jour une des intelligences les plus


hautes, les plus subtiles, les plus larges, les plus étendues
et les plus profondes : sainte Catherine de Gênes. Belle,
spirituelle, admirée, ardente, elle avait beaucoup reçu
de Tordre naturel, avant de recevoir encore plus de
Tordre surnaturel. Elle était parée des parures de la
femme avant d ’être transfigurée des transfigurations de
la sainte.
Voici aujourd’hui un spectacle qui fait contraste avec
celui-là. Ceux qui disent que tous les saints se ressem­
blent prouvent seulement qu’ils ne connaissent ni les
uns ni les autres. Le même esprit enveloppe et illumine
les diverses natures, et c’est cette unité et cette variété
qui réalise, dans sa réalité étymologique, le nouvel uni­
vers.
Si jamais homme fut doué pauvrement, ce fut saint
Joseph de Cupertino. Toutes les splendeurs naturelles
lui firent défaut. Il s’appelait lui-même frère Ane, et il
fut en effet parmi es hommes ce qu’est l’âne parmi les
animaux. Incapable de passer un examen, peut-être
même de soutenir une conversation; incapable en même
temps de soigner une maison, ou de toucher une assiette
sans la casser; dépourvu des aptitudes de l’esprit et de
celles de la matière, il semblait également inapte à être
un savant, et à être un bon d-omestique. Il avait l’air
SAINT JO SEPH DE CUPERTINO 243

d’un esclave à peu près inutile, d’une bête de somme


qui rend peu de services. E t cependant nous savons son
nom ! Comment se fait-il qu’il ait trouvé place dans
la mémoire des hommes ? À force de ne pas chercher
l ’estime des hommes, il l ’a rencontrée dans sa forme la
plus haute, et non-seulement l ’estime, mais la gloire !
L a chose du monde la plus invraisemblable pour lui,
c’était la gloire. Elle est tombée sur lui; elle l’enveloppe
à jamais. Pendant que ceux qui courent après elle ren­
contrent quelquefois ou l ’oubli ou la honte, elle s’est
assise sur le front de Joseph, et a écrit devant son nom
ce petit mot singulier et mystérieux : Saint. Joseph est
devenu saint Joseph. Quelle chose étrange que cette
force de faire des saints et de les déclarer tels, force
dont l’Eglise a le monopole, et qu’on ne pourrait con­
trefaire sans un ridicule trop terrible pour être affronté !
Prenez le vieil invalide le plus chauvin qui existe, et
essayez de lui faire dire : Saint Napoléon I e r . Jamais
ii n ’osera. Il le voudrait qu’il ne pourrait pas. Ses lèvres
se fermeraient.
Joseph naquit à Cupertino le 17 juin 1603. Fis d’arti­
sans, chétif, maladif, méprisé de tout le monde, moqué
par ses camarades, et même, chose assez rare, rebuté
par sa mère, travaillé d’un ulcère gangréneux, il passa
son enfance entre la vie et la mort, dans une espèce de
pourriture. Un ermite le frotta d’huile et le guérit.
Au moment de sa naissance, on saisissait, à cause des
dettes de son père, le mobilier de sa famille, et il naquit
dans une étable, où sa mère s ’était réfugiée.
Quand, après avoir échappé à d’horribles maladies,
i! voulut embrasser la vie religieuse, ce fut une série
d’échecs et de déceptions. Il sollicite son entrée en
religion et ne l’obtient pas. Plus tard, il commence un
noviciat ; il ne l’achève pas ; il rentre dans le monde,
Puis il rentre au couvent. Repoussé de partout, il a
l ’air lui-même de ne savoir ce qu’il veut ni ce qu’il fait.
244 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Ce fut chez les Franciscains qu’il se présenta d’abord.


Il avait dix-sept ans. Deux de ses oncles appartenaient
à l’Ordre et semblaient pouvoir aider son admission.
On le refusa cependant, parce qu’il n ’avait fait aucunes
études. Tout ce qu’il put obtenir, ce fut d’entrer chez
les Capucins, en qualité de frère convers. Mais ce fut
pour essuyer des rebuffades horribles.
L’incapacité naturelle et la préoccupation surnaturelle
semblaient s’unir pour le rendre inapte à tout. Son inca­
pacité naturelle éclatait et sa préoccupation surnaturelle
échappait à tous les yeux. Ses oublis naturels, ses ab­
sorptions surnaturelles lui faisaient une vie prodigieuse
qui semblait ridicule aux gens attentifs et médiocres
dont il était entouré. Toutes ces intelligences éveillées,
mais vulgaires, jetaient un regard clairvoyant sur les
défauts de Joseph, un regard aveugle sur ses gran­
deurs. Ces deux regards se complétant l’un par l’autre,
on finit par le 'déclarer -absolument insupportable. Saisi
par l’extase au milieu des soins du réfectoire dont il
était chargé, il laissait tomber les plats et les assiettes,
dont les fragments étaient collés ensuite sur son habit, en
signe de pénitence. Il servait du pain noir au lieu de
pain blanc ; on le grondait. Il déclarait ne pas savoir
distinguer l’un de l’autre. Pour transporter un peu
d’eau d’un lieu dans un -autre, il lui fallut un mois tout
entier. Enfin on déclara qu’il n’était bon ni aux travaux
matériels, ni à la vie spirituelle, et on le renvoya de la
maison.
On lui ôta l’habit religieux. Il déclara plus tard avoir
souffert en ce moment comme si on lui eût arraché la
peau. Pour comble de malheur, il avait perdu une partie
de ses habits laïques. Le chapeau, les bas, les souliers
manquaient. Il s’échappa à moitié nu. Des chiens s’élan­
çant d’une étable voisine l’assaillirent et mirent en piè­
ces les haillons qui lui restaient. Des patres, le prenant
pour un voleur, voulurent se jeter sur lui. Protégé par
SAINT JOSEPH DE CUPERTINO 245

l’un cPeux contre la fureur des autres, il reprend sa


course. Un cavalier se présente devant lui et, le poussant
l’épée à la main, lui reproche d'être un espion.
Joseph arrive à Vitrara; il se jette aux pieds de son
oncle, qui le chasse en lui reprochant les dettes de son
père à Cupertino. Il se jette aux genoux de sa mère,
qui lui répond : — Vous vous êtes fait chasser d’une
maison sainte. Choisissez de la prison ou de l’exil; car
il ne vous reste qu’à mourir de faim.
Enfin, après bien des 'démarches, Joseph finit par
être admis au couvent de la Grotella, pour y être chargé
du pansement de la mule.
Joseph savait à peine lire et écrire. Or, il voulait être
prêtre 1 Jamais il ne put expliquer aucun des évangiles
de l’année, excepté celui qui contenait ces mots :
« Bienheureuse les entrailles qui vous ont porté ! » Jo­
seph voulait passer l’examen du diaconat. L’Evêque
ouvre le livre des Evangiles et tombe sur ces mots :
< Bienheureuse les entrailles qui vout ont porté ! »
Il fit ainsi à Joseph la seule question à laquelle celui-
ci pût répondre, et Joseph répondit. Il ne put retenir
un sourire, mais il expliqua supérieurement l’Evangile.
Restait le dernier examen celui du sacerdoce. Ici la
chose se passe d ’une manière encore plus surprenante.
Tous les postulants, excepté Joseph, savaient leur affaire
sur le bout du doigt. Les premiers qui passèrent l’exa­
men, le passèrent d’une façon si brillante que l’Evêque
s’arrêta avant de les avoir examinés tous, et. croyant
l’épreuve inutile, admit en masse ceux qui restaient, et
parmi eux Joseph, qui fut reçu sans examen. C’était le
4 mars 1628. Joseph était donc prêtre, malgré les hom­
mes et les choses, malgré toutes ses incapacités recon­
nues, mais oubliées.
Il revint au couvent de la Grotella. Il y passa deux
années terribles. La misère matérielle à laquelle il s’était
condamné se compliqua d’une misère intérieure bien
246 PHYSIONOMIES DE SAINTS

autrement terrible. Les consolations divines dont il avait


été soutenu depuis l’enfance firent place à une sécheresse
triste et morne qui augmentait tous les jours. Il écrivait
plus tard à un ami : « Je me plaignais beaucoup de
Dieu avec Dieu. J’avais tout quitté pour lui, et lui, au
lieu de me consoler, me livrait à une angoisse mortelle.
Un jour, comme je pleurais, comme je gémissais (oh I
rien que d’y penser, je me sens mourir !) un religieux
frappe à ma porte. Je ne réponds pas; il entre. « Frère
«Joseph, dit-il, qu’avez-vous? Je suis ici pour vous
« servir. Tenez, voici une tunique. J ’ai pensé que vous
« n’en aviez pas. » En effet, ma tunique tombait en
lambeaux. Je revêtis celle qu’apportait l’inconnu et tout
mon désespoir disparut à l’instant même. » Personne ne
connut jamais le religieux qui avait apporté la tunique.
A partir de ce moment, la vie de saint Joseph fut
une des plus merveilleuses dont l’histoire fasse mention.
Sa vie extérieure fut à la fois troublée et monotone.
Pour éviter les foules qui le cherchaient, on le transpor­
tait d’un lieu dans un autre, et on le tenait presque en
prison jusqu’à un déplacement nouveau. A chaque dé­
part, Joseph disait : « Là où vous me conduirez, Dieu
est-il ?» Et sur la réponse affirmative qui lui était faite,
il répondait : « C ’est bien. » Sa vie intérieure offre la
réunion des phénomènes extatiques et thaumaturgiques
les plus variés et les plus sublimes, accomplis dans une
nature et par une nature qui semblait contraire au su­
blime. Il pansait une mule; il travaillait à la façon des
bêtes de somme. Il savait à peine lire; il s’appelait frère
Ane, non par une fausse humilité, mais parce que sa
simplicité, sa vulgarité, sa bonhomie, son ignorance,
son habitude de faire le gros ouvrage, l’ouvrage de
l’esclave, son habitude de porter des fardeaux, d’obéir,
de ne pas discuter, d’aller devant lui, lentement, tête
basse, tout enfin lui donnait une certaine ressemblance
avec la tête de l’âne. Peut-être même un entêtement
SAINT JOSEPH DE CTTPERTINO 247

naturel, vaincu par l’obéissance, ou transfiguré par la


lumière, ajoutait à cette similitude.
Un jour on lui ordonna d’expliquer un passage du
bréviaire. Joseph ouvre le livre et tombe sur les leçons
de sainte Catherine de Sienne. L a leçon portait :
< Catharina, virgo senensis, ex Beninearis piis orta
parentibus. Catherine, vierge de Sienne, née des Benin-
cara, ses pieux parents. » Joseph, en lisant, supprime le
mot : ex Beninearis, des Benineara. — On lui ordonna
de relire. M algré lui, il supprime encore le même mot.
On lui ordonne de relire une troisième fois; il persiste
et supprime le même mot. On lui ordonne de regarder
de plus près. Il a beau se fatiguer les yeux, il ne voit
pas le mot qu’on lui ordonne de voir. Or, quelque temps
après, la congrégation des Rites supprimait ce mot.
Cet homme, qui ne savait rien, qui ne comprenait
rien, qui ne savait pas traiter avec les autres hommes,
qui ne pouvait rien apprendre, qui n ’avait aucune pré­
sence d’esprit ni aucune instruction, ni aucune habilité
pour déguiser son ignorance, sortait vainqueur de tous
les examens, de tous les interrogatoires, de toutes les
épreuves auxquelles on le soumettait.
A u lieu d’apercevoir les hommes sous la figure qu’ils
ont dans le monde, sous leur figure extérieure et visible,
saint Joseph les voyait souvent sous la forme de l’animal
qui représentait l’état de leur âme. Il sentait des odeurs
qui n ’existaient que pour lui, des odeurs spirituelles,
mais qui lui semblaient matérielles. Il rencontrait un
homme dont la conscience était en mauvais état : « T u
sens bien mauvais, lui disait Joseph, va te laver. » E t,
après la confession, si la confession était -bonne, il sen­
tait une autre odeur. Ses sens spiritualisés étaient deve­
nus des instruments de communication entre le monde
des esprits et le monde des corps. Il sentait physique­
ment ce qui n ’existait que moralement. Sa personne était
devenue une espèce de symbolisme vivan t qui éclairait
248 PHYSIONOM IES DE SAINTS

le monde visible par un reflet sensible du monde supra-


sensible.
La madone de Grotella était le point où il avait laissé
son cœur. C ’était au pied de cette madone que cet hom­
me extraordinaire avait passé de longues heures dans
une contemplation profonde. La contemplation était
tellement sa vie qu’il n’avait jamais pu, parmi les tra­
vaux les plus grossiers, se distraire d’elle. Tout enfant,
il s’arrêtait, à une époque où le nom même de l’extase
lui était inconnu, il s ’arrêtait, saisi par l’esprit, dans
oette attitude à la fois simple et étonnante qui lui valut
le surnom de bouche béante. E t quand on songe à la
vulgarité de sa nature, quand on songe qu’il était un
âne, on est frappé de cette réunion violente des choses
opposées qui donnent aux œuvres divines un de leurs
caractères les plus particuliers et les plus distinctifs.
Les œuvres divines portent le caractère des oppositions
résolues dans l’unité.
En effet, frère Ane volait dans l’air comme un oiseau.
Il n’y a guère, dans la vie des saints, un autre exemple
de la même faculté poussée si loin.
Saint Denys, parlant d’Hiérothée, son maître, disait :
«Cet homme n’était pas seulement le disciple, il était
l’expérimentateur des choses divines. » On en peut dire
autant de saint Joseph, qui ne ressemblait certes pas
naturellement à Hiérothée. Joseph passa une partie de
sa vie en l’air, réellement et physiquement en l’air, en­
tre le ciel et la terre, suspendu. En même temps, il était
le meilleur ami des animaux.
Joseph appartient à la famille des saints qui compte
parmi ses caractères les plus particuliers l’amitié des
bêtes et la familiarité de toutes les créatures. Je reviens
encore ici sur ce mot incompris et que je ne comprends
pas moi-même, en le prononçant : la simplicité. On
dirait que c’est à elle qu’appartiennent certaines faveurs
SAINT JO SEPH DE CUPERTINO 249

visibles, plus frappantes pour l’homme que d’autres


grâces.
Un jour, il promit à des religieuses un oiseau qui
leur apprendrait à chanter. E t tous le3 jours, aux offices
du matin et du soir, voici qu’un oiseau paraît sur la
fenêtre du chœur, prévenant et ranimant le chant des
religieuses. Un jour, il disparut. On s’en plaignit à Jo­
seph. « L ’oiseau a bien fait, répondit le saint. Pourquoi
l’avez-vous insulté ? » En effet, une religieuse lui avait
fait je ne sais quelle insulte. — Cependant Joseph pro­
mit le retour de l’oiseau, qui revint. Sans doute, il avait
oublié ou bien il avait pardonné. Cette fois, il établit
sa demeure parmi les religieuses. Mais, une des sœurs
lui ayant attaché un grelot à la patte, il disparut quel­
que temps après. Joseph le rappela encore. «Je vous
avais donné un musicien, dit-il aux religieuses, il ne
fallait pas en faire un sonneur de cloches. Il est allé
veiller près du tombeau de Jésus-Christ. Mais il re­
viendra. » En effet, il revint et il ne disparut qu’avec
le saint.
Un jour, près du bois de Grotella, saint Joseph ren­
contre deux lièvres : « Ne vous éloignez pas, leur dit-
il; ne vous éloignez pas de la madone; car beaucoup de
chasseurs vous poursuivent. » Au bout de quelques mi­
nutes, l’un d’eux est surpris et poursuivi par les chiens.
Mais la porte de l’église est ouverte; il traverse la nef
et se jette dans les bras du saint. « Ne t ’avais-je pas
averti ? » lui dit Joseph. Les chasseurs surviennent
échauffés et réclament bruyamment leur proie. « Ce
lièvre, leur répond le saint, est sous la protection de la
madone. Vous ne l’aurez pas.» Puis il bénit le quadru­
pède et le remet en liberté. Pendant qu’il revenait de
la chapelle au couvent, il rencontra l’autre lièvre, qui
vint à lui épouvanté. Le chasseur, qui était le marquis
Corne de Pinelli, seigneur de Cupertino, lui demande
s’il a vu le lièvre. « Le voici dans les plis de ma tunique,
17
250 PHYSIONOMIES DE SAINTS

répond Joseph. Ce lièvre est à moi; épargnez-le, et ne


venez plus chasser ici, car vous l’effrayez. > Puis, par­
lant au lièvre : « Cache-toi là-bas dans ce buisson et
ne bouge pas.» Les chiens, qui voyaient leur proie,
restaient immobiles et frémissants, mais cloués à leur
place.
Un orage avait détruit presque toutes les brebis d’un
petit village. Les pâtres désolés allèrent trouver Joseph.
Le saint toucha une à une les brebis mortes. « Au nom
de Dieu, lève-toi, » leur disait-il en les touchant. E t les
brebis se levèrent. Une d’elles retomba. Joseph, d’une
voix plus énergique et presque irritée, lui crie : « Au nom
de Dieu, lève-toi et reste debout. » Une autre fois il
attira des moutons dans la chapelle de Sainte-Barbe.
Sautant par-dessus les barrières, et quittant leurs gras
pâturages, les moutons accouraient en foule, appelés par
Joseph à la prière.
Au seul nom de Jésus et de Marie prononcé devant
lui, il arrivait que saint Joseph quittait le monde et
s’envolait, même matériellement. Souvent ses extases
débutaient par un grand cri. Mais ce cri ne faisait pas
peur, et cette constatation fut importante pour sa ca­
nonisation. L ’Eglise prend des précautions immenses
pour discerner les esprits. L ’Esprit-Saint donne la sé­
curité, même au milieu d’apparences terribles; l’Esprit
mauvais agite, même au milieu d’apparences tranquilles.
Un jour, dom Antonio se promenait avec Joseph dans
le jardin. «Frère Joseph, dit Antonio, que Dieu a fait
un beau ciel ! » Joseph pousse un cri, s’envole et va se
poser à genoux sur la cime d’un olivier, La branche, dit
l’enquête, se balançait comme sous le poids d’un oiseau.
Il y resta environ une demi-heure. — Si l’extase le
surprenait pendant la messe, Joseph, revenant à lui, re­
prenait le saint sacrifice au point précis où il l’avait
laissé, sans se tromper d’une cérémonie, d’une syllabe
ou d’un geste. Trois peintres qui devaient orner sa cha-
SAINT JOSEPH DE CUPEfiTINO 251

pelle convinrent de placer au-dessus de la porte un


tableau de l’Immaculée-Conception. Joseph était là; on
eût dit que le mystère intérieur dont l’image allait être
fixé par le pinceau lui apparaissait. « L ’Immaculée-Con-
ception cria-t-il, oh ! quel sujet ! » E t il tomba à ge­
noux, ravi en extase. — Un jour à l’église, sa main,
pendant le ravissement, se trouva étendue sur la flamme
de deux torches. Quelque temps immobiles de stupeur,
les spectateurs songent enfin à écarter les flambeaux.
Mais ses mains ne portaient aucune trace de brûlure.
— Un jour un ouvrier, laissant tomber son outil, se fit
une large blessure. Fra Ludcvico réveille Joseph qui
était en extase et lui montre le sang. Joseph touche
ce doigt à demi-coupé, l’entoure d’une bandelette et dit
à l’ouvrier : « Tu peux travailler. » L ’ouvrier était guéri.
C’était une croix qu’il fabriquait. «Plantons-la,» dit
Joseph. Mais elle était si lourde qu’on ne pouvait la
planter. Joseph s’impatiente, jette son manteau, franchit
au vol l’espace de quinze pas, saisit la croix comme une
paille et la plante dans l’excavation préparée.
Il faudrait un volume entier. Je renvoie le lecteur
à la Vie de saint Joseph, par Dominique Rovino
Tel fut saint Joseph. S’il n ’avait pas existé, personne
ne l’inventerait. Il est extraordinaire parmi les extraor­
dinaires. Il n’y a guère de saint, dans les Bollandistes,
qui déroute plus que lui les habitudes humaines.
CHAPITRE XXX

SAINT DBNYS.

J ’ai déjà remarqué que chaque élu reçoit l’attrait


surnaturel suivant une forme qui s’adapte à son carac­
tère propre. Saint Augustin est appelé par un livre;
saint Paul par la foudre, les Rois Mages par une étoile.
Saint Denys, lui, fut appelé par une éclipse de soleil.
Le Docteur de la négation transcendante, celui qui
devait épuiser, pour nommer Dieu, la parole humaine
et déclarer ensuite qu’aucun nom ne suffirait, et faire
mourir la parole dans le silence supérieur, celui-là fut
appelé par une éclipse de soleil. Il était loin du Golgo­
tha ; il était sur les bords du Nil, le jour du crucifiement,
quand il reçut en Egypte, la visite de l’obscurité.
Il comprit qu’une commotion agitait le ciel et la terre.
Se souvenant de la leçon solennelle que l’ombre lui
avait donnée, le Ven’dredi-Saint, il se réfugia dans l’om­
bre sacrée pour y vivre au-dessus des pensées humaines.
Après avoir écouté les paroles de la nuit, il entendit
les paroles de saint Paul; il entendit les paroles de
Hiérothée ! Quel homme 1 Disciple de saint Paul et
Maître de saint Denys ! Maître de saint Denys ! quel
titre ! Quel homme devait être celui après lequel saint
Denys n ’osait plus parler ? Quel homme que celui qui
ren’dit saint Denys timide et qui l’inclina vers le silence
énorme dont il ne sortait que par un effort, dont il
s’accusait de sortir, disant à ses contemporains et à la
SAINT DENYS 253

postérité qu’après la parole d’Hiérothée il avait honte


de la sienne 1 Ce fut un jour solennel dans l’histoire
intellectuelle et morale du monde que celui où saint
Denys comparut devant l’Aréopage d’Athènes. Athènes I
Quels souvenirs parfaitement païens ce nom réveille I
E t cependant, voici le Foudroyé du chemin de Damas
qui arrive là un jour, entre le Parthénon et le temple
de Thésée, avec son bâton et sa parole. Mais entre le
Parthénon et le temple de Thésée, il y avait un autel
dressé au Dieu inconnu : l’invincible espérance avait
l’air de s’être réfugiée là. Dans cette patrie de l’erreur
et de l’erreur systématique, dans cette Athènes subtile,
railleuse et médiocre, dans cette capitale du paganisme,
le Dieu inconnu s’était réservé une place inconnue. E t
saint Paul en profita. Saint Paul et Athènes ! Quel con­
traste immense ! Si saint Jérôme avait parlé devant
l’Aréopage, à la bonne heure, cela se comprendrait !
Mais saint Paul ! le grand contemplateur de la rhétori­
que, l’ennemi juré des phrases, des subtilités, des que­
relles de mots, qui ne veut rien invoquer des choses de
la sagesse humaine, le voilà devant cette Athènes qui
imposa la finesse et la petitesse même au génie gran­
diose et oriental de Platon. C’est devant cette assemblée
que saint Paul porte la parole. Mais, au nom de Dieu
inconnu, quelqu’un se lève pour le suivre. C’est Denys,
qui sera saint Denys. C’est celui qui se promenait en
Egypte le Vendredi-Saint, pendant l’éclipse de soleil;
c’est celui qui dit alors : « Il se fait en ce moment une
révolution dans les choses divines. » C’est celui qui
plus tard écrira le Traité des noms divins; et peut-être
qu’au nom du Dieu inconnu il sentit frémir en lui l’Es­
prit qui allait l’emporter.
Denys, le dépositaire ’de la science grecque et de la
science égyptienne, qui portait en lui la métaphysique
occidentale et la métaphysique orientale; Denys, qui
va devenir saint Denys, se fait le disciple d’Hiérothée,
254 PHYSIONOMIES DE SAINTS

et quand, devenu saint Denys, il ose ouvrir la bouche,


c’est pour s’excuser en tremblant, car Hiérothée a parlé.
« Il convient, dit le grand saint Denys, de repousser
un reproche qu’on pourrait me faire. Puisque mon illus­
tre maître Hiérothée a fait un admirable recueil des
éléments de théologie, devais-je écrire après lui ? Cer­
tainement, s ’il eût développé la somme entière de la
théologie, nous ne serions jamais tombés dans cet excès
de folie et de témérité d’imaginer que nous parlerions
des mêmes choses d’une façon plus profonde et plus
divine que lui; nous n ’aurions pas commis cette lâcheté
envers notre ami et maître, auquel, après saint Paul,
nous devons l’initiation à la science divine, nous n ’eus­
sions pas essayé de prendre sa place et de lui dérober
la gloire de ses sublimes enseignements. M ais comme il
exposait sa doctrine d’une façon vraiment élevée, com­
me il cachait sous un seul mot beaucoup de choses, des­
tinées aux grandes intelligences, nous avons reçu l’ordre
de développer, à l ’usage des petits et des faibles, les
pensées que nous a transmises cet immense génie. Je
vous ai envoyé son livre; vous me l ’avez renvoyé, décla­
rant qu’il surpasse la portée ordinaire. En effet, je le
regarde comme le guide des esprits avancés dans la
perfection, qui vient à la suite des oracles des apôtres,
et je crois qu’il faut le réserver aux hommes supérieurs.*
Quel était donc cet homme, quel était donc ce philo­
sophe auprès de qui saint Denys n’est qu’un maître
élémentaire, un vulgarisateur qui met les choses subli­
mes à la portée des foules, lui, saint D enys ! E t s’il
fallait compter sur la terre combien d’esprits sont capa­
bles de comprendre, même de loin ce vulgarisateurf le
dénombrement de cette partie de la population du globe
serait bientôt fait. Saint D enys a eu raison de parler.
Au lieu de diminuer la gloire de son maître, c’est lui
qui en a perpétué le souvenir. Les œuvres d’Hiérothée
sont en partie perdues ! Il paraît que la terre n ’était pas
SAINT DENYS 255

digne de les garder. Mais nous en connaissons par saint


Denys la substance. La doctrine d’Hiérothée a été étu­
diée, analysée, développée par son sublime élève. Dans
cet aperçu rapide, plus historique que métaphysique,
je n ’essayerai pas de la commenter. Je l’ai fait dans
deux ouvrages (!).
J ’indique seulement ici quelques faits peu connus, et
je ferai quelques citations aussi sublimes qu’ignorées.
Jésus-Christ avait quitté la terre, laissant sa mère
à saint Jean.
Saint Denys voulut voir la Vierge. Il fallait une
lettre de recommandation. Il paraît que saint Paul la
lui donna. Saint Denys fut reçu.
C’était à Ephèse probablement. Quand il rendit comp­
te de son entrevue :
« J ’ai fait un effort, dit-il, pour me souvenir qu’il
n ’y a qu’un Dieu. J ’ai fait un effort pour ne pas tomber
à genoux et adorer la créature. »
Quelque temps après Marie, mère de Dieu, mourait
en présence des apôtres. Cette réunion extraordinaire
des douze hommes dispersés dans le monde offre un
caractère frappant qui n ’a peut-être jamais été suffi­
samment remarqué. Quelle singulière solennité ! Ces
pêcheurs galiléens, devenus tout à coup orateurs et
thaumaturges, se dispersent aux quatre vents du ciel.
Le souffle qui les emporte touche à la fois l’Orient et
l’Occident. Ils vont à Rome ; ils vont en Perse ; ils
vont dans l’Inde. Celui qui avait peur des plaisanteries
d’une servante va mourir tout à l’heure crucifié la tête
en bas. Ils sont partis ; les voilà qui reviennent pour
un moment. Ils suspendent un moment leurs gigantes­
ques travaux. Caligula régnait probablement, à moins
1. L'Homme, par Ernest Hello, Chap. Saint Denis l’Aréo-
pagite. M. Renan, l'A llem agne e t l'athéism e au dix-neuvièm e
siècle par Ernest Hello (Douniol).
256 PHYSIONOM IES DE SAINTS

que ce ne fût Claude, ou déjà Néron ; car Tannée est


inconnue. Cette femme obscutfe, dont les peuples ni
les rois n ’ont entendu parler, va mourir à Ephè3e. Le
bruit s’en répand mystérieusement ; porté sur l’aile de
je ne sais quel oiseau, il va aux extrémités de la terre.
Marie va mourir. Les apôtres reviennent, avec eux
Hiérothée et Denys.
Le souvenir de la mort de Marie et des paroles
prononcées autour d’elle par les apôtres réunis réveille
chez saint Denys cette admiration fidèle, éternelle, en­
thousiaste du disciple pour le maître ; admiration
touchante et presque naïve, qui fait éprouver à l’Aréo-
pagite, toutes les fois que le nom glorieux de son maître
tombe sous sa plume, le besoin de s’excuser, de lui
rendre hommage et de s’effacer devant lui.
« Je me suis abstenu scrupuleusement, dit-il, de
toucher aucunement à tous ces points que notre glorieux
maître a expliqués clairement, pour ne pas toucher à
ce qu’il a dit. Toute parole vient mal après la sienne.
(Quel enthousiasme dans ce mot ! ) « Toute parole
vient mal après la sienne, car il brillait même entre
nos pontifes inspirés, comme vous avez pu le constater
vous-même, quanti vous et moi nous vînmes contempler
le corps sacré qui avait produit la Vie et porté Dieu.
Là se trouvaient Jacques et Pierre, chefs suprêmes des
théologiens. Alors il sembla bon que tous les pontifes,
chacun à sa manière, célébrassent la toute-puissante
bonté du Dieu qui s’était revêtu de notre infirmité. Or,
après les apôtres, Hiérothée surpassa les autres orateurs,
ravi et transporté hors de lui-même, profondément ému
'des merveilles qu’il publiait, et admiré par tous les
assistants, amis ou étrangers, comme un homme inspiré
du ciel. J ’ose dire que Hiérothée fut le panégyriste de
la divinité ! Mais à quoi bon vous redire ce qui fut
prononcé en cette glorieuse assemblée ? Car, si ma mé­
moire ne me trompe pas, j ’ai entendu répéter par votre
SAINT DENYS 257

bouche, Timothée, quelques fragments de ces louanges


divines. »
Si, descendant de là-haut, nous nous souvenons de la
nature humaine, si prompte à dénigrer, même quand elle
estime, même quand elle admire, si prompte à rabaisser,
fût-ce par un petit mot presque imperceptible, celui qui
vient de s’élever au-dessus de vous, nous serons plus
profondément pénétrés de cet enthousiasme humble et
brûlant en vertu duquel saint Denys se cache et s’efface
derrière son maître. Plus il se cache, plus il se montre.
Plus il s’abaisse, plus il s’élève. Le lecteur ne sait trop
qui admirer le plus et confond dans une louange commu­
ne le maître qui a su faire un tel disciple, et le disciple
qui a su porter de cette façon le poids d’un tel maître.
Car c’est une charge, c’est une responsabilité, c’est un
fardeau, qu’un tel dépôt, le dépôt qu’Hiérothée avait
confié à Denys, et la simplicité qui ne se regarde pas
était aussi nécessaire, pour le garder fidèlement, que
l'intelligence qui regarde la lumière.
Si Hiérothée fut le métaphysicien des choses supérieu­
res, il est évident qu’il ne s’en tint pas à la théorie.
Denys le caractérise par ce mot superbe : Erat patiens
divina. « Il était le patient des choses divines. » Patient
signifie expérimentateur. Il était le sujet des opérations
divines. Nous trouvons dans ses hymnes sur l’amour
divin un passage, cité par saint Denys, qui nous ouvre
quelque horizon sur la nature des pensées de son maître.
« Par l’amour, dit Hiérothée, par l’amour, quel qu’il
soit, divin, angélique, rationnel, animal ou instinctif,
nous entendons cette puissance qui établit et maintient
l’harmonie parmi les êtres, qui incline les plus élevés
vers ceux qui le sont moins, dispose les égaux à une
fraternelle alliance, et prépare les inférieurs à l’action
providentielle des supérieurs........... Rassemblons et
résumons tous ces amours divisés en un seul et universel
amour, père fécond de tous les autres. A une certaine
258 PHYSIONOM IES DE SAINTS

hauteur apparaîtra le double amour des âmes humaines


et des esprits angéliques, et bien loin, bien loin par delà
brille et domine la cause incompréhensible et infiniment
supérieure de tout amour, vers laquelle aspire unanime­
ment l’amour de tous les êtres, en vertu de leur nature
propre............ Ramenant donc tous ces ruisseaux divers
à la source unique, disons qu’il existe une force simple,
spontanée, qui établit l ’union et l’harmonie entre toutes
choses, depuis le souverain bien jusqu’à la dernière des
créatures, et de là remonte par la même route, à son
point de départ, accomplissant d’elle-même, en elle-
même et sur elle-même, sa révolution invariable. »
Ces considérations générales nous indiquent à peu
près la nature du regard qu’il jetait sur la création. L a
page que je vais citer nous donnera une idée de la
hauteur de ses vues théologiques et du coup-d’œil qu’il
jetait sur l’incarnation du Verbe.
« L a divinité du Seigneur Jésus-Christ, dit Hiérothée,
est la cause et le complément de tout ; elle maintient les
choses dans un harmonieux ensemble sans être ni tout
ni partie ; et cependant elle dit tout et partie, parce
qu’elle comprend en elle et qu’elle possède par excellence
le tout et les parties. Comme principe de perfection, elle
est parfaite dans les choses qui ne le sont pas ; et, en
ce sens qu’elle brille d’une perfection supérieure et anté­
cédente, elle n ’est pas parfaite dans les choses qui le
sont. Forme suprême et originale, elle donne une forme à
ce qui n ’en a pas, et dans ce qui a une forme elle en
semble dépourvue, précisément à cause de l’excellence
de la sienne propre. Substance auguste, elle peut s’incli­
ner vers les autres substances sans souiller sa pureté,
sans descendre de sa suprême élévation. Elle détermine
et classe entre eux les principes des choses et reste émi­
nemment au-dessus de tout principe et de toute classifi­
cation. Elle fixe l ’essence des êtres. Sa plénitude apparaît
en ce qui manque aux créatures. Sa surabondance éclate
SAINT DENYS 259

en ce que ces créatures possèdent. Indicible, ineffable,


supérieure à tout entendement, à toute vie, à toute
substance, elle a sumaturellement ce qui est surnaturel
et suréminemment ce qui est suréminent. De là vient
(et puissent nous concilier miséricorde les louanges que
nous donnons à ces merveilles qui surpassent l'intelligen­
ce et la parole) ; de là vient qu’en s’abaissant jusqu’à
notre nature et s’unissant à elle, le Verbe divin fut au-
dessus de notre nature, non-seulement parce qu’il s’est
uni à l’humanité, sans altération ni confusion de sa
Divinité, et que sa plénitude infinie n ’a pas souffert de
eet ineffable anéantissement, mais encore, ce qui est
admirable, parce qu’il se montra supérieur à notre nature
dans les choses mêmes qui sont propres à elle, et qu’il
posséda d’une façon transcendante ce qui est à nous, ce
qui est de nous. »
C’est ainsi que saint Hiérothée parlait de l’Incarna­
tion. Les ouvrages d’Hiérothée sont perdus pour la
plupart. Perte incalculable dont personne ne mesure la
dimension. J ’ai voulu demander à l’histoire ses trop
rares documents, et reconstruire un peu la grande figure
d’Hiérothée, et offrir au lecteur la gloire presque oubliée
de cet illustre inconnu.
CHAPITRE XXXI

SAINTE THÉRÈSE.

Voici la plus célèbre des contemplatives. Pourquoi la


plus célèbre ? Je n ’en sais absolument rien. La plus
célèbre et la plus pardonnée. Le caractère général des
contemplatifs, c’est d’arrêter la colère et l’ironie des
hommes. Le lieu où ils vivent est déjà par lui-même
irritant pour les aveugles, à cause de la lumière dont il
est rempli. La nature de leurs actes prête admirablement
à l’ironie toutes les occasions d’éclater. Le principe et
la fin de leurs actions échappent tous deux aux regards
des hommes. L’action elle-même tombe seule sous ce
regard, isolée, 'destituée de son principe, destituée de
son but, dépouillée de l’atmosphère où vit l’esprit qui
l’anime. Ainsi lancée sur le terrain du monde, sans
explication, la vie du contemplatif est une étrangère et
on la prend pour une ennemie. Les hommes ne savent
que penser de ces étrangers qu’on appelle des saints, non
pas étrangers par leur indifférence, mais étrangers par
leur supériorité, et, ne sachant que penser, les hommes
se mettent à rire. Ils rient parce que le rire éclate Quand
une chose apparaît sans rapport avec les autres choses,
de même que les larmes coulent quand le rapport appa­
raît profond.
Pour faire pleurer, que faut-il ? Il faut faire sentir
profondément les rapports des personnes, leurs affec­
tions, leurs amitiés, leurs ressemblances, leurs parentés
SAINTE THÉRÈSE 261

intérieures, toutes leurs intimités, toutes leurs joies,


toutes leurs douleurs ; car la joie et la douleur sont des
relations senties.
Pour faire rire, que faut-il ? Il faut isoler une personne
ou une chose, la présenter toute seule, en supprimant tout
ce qui l’avoisine, en détruisant toutes les relations d’es­
prit, de lumière et d’amour par lesquelles elle tient au
monde visible ou au monde invisible. Le spectacle d’un
individu qui ne ressemble pas à ceux au milieu desquels
il vit, plus isolé que dans un désert, est l ’occasion et
l ’élément du rire.
Voilà pourquoi le monde rit des saints, surtout des
saints contemplatifs, parce que la contemplation est, de
toutes les choses saintes, celle qu’il comprend le moins.
Eh bien ! par une exception bizarre, il rit peu, ou ne rit
pas de sainte Thérèse. M . Renan la déclare admirable.
Toutes les femmes à imagination ont un certain penchant
pour elle. Tous les artistes la respectent ; toutes les fois
que son nom paraît, une louange assez vive est dans le
voisinage.
Saint Augustin et sainte Thérèse partagent ce privi­
lège : ils sont estimés. Saint Augustin et sainte Thérèse
jouissent d’une immunité.
Pourquoi cette immunité ? à quoi tient-elle ? Sainte
Thérèse est cependant, autant que qui que ce soit, dans
les voies extraordinaires. Sa vie est pleine de visions, de
révélations. E lle nage dans le surnaturel comme un
poisson dans l’eau.
Pourquoi donc le monde ne s’en moque-t-il pas ? Cette
question très profonde trouverait peut-être sa solution
dans la nature du rire telle que je viens de l’indiquer
tout à l ’heure.
Saint Augustin et sainte Thérèse ne paraissent pas
ridicules, comme les autres saints, aux yeux des hommes,
parce qu’ils semblent montrer entre les hommes et eux
des relations évidentes et subsistantes, au sommet même
262 PHYSIONOM IES DE SAINTS

de leur sainteté. Les hommes les trouvent moins isolés


sur la terre que beaucoup d’autres. C'est qu’en effet ces
deux saints mettent dans leurs récits leurs faiblesses en
évidence.
Saint Augustin et sainte Thérèse racontent si bien
leurs faiblesses, qu’ils établissent entre le lecteur et eux
une espèce de trait d’union. Les vanités de celle-ci, les
erreurs de celui-là, permettent au lecteur de trouver en
lui et en elle une certaine ressemblance de lui-même. Les
deux conversions, différentes comme leurs fautes, sem­
blent les avoir préservés sans les avoir séparés, et
quelque chose persiste au fond de ce saim, au fond de
cette sainte, qui, sans flatter la nature déchue, l’invite
cependant à regarder. Leur éloquence est à peu près
du même genre : naïve, pénétrante, intime et véridique.
Tous deux ont écrit leur vie dans la pureté profonde de
leur esprit et de leur âme. Tous deux sont agités,
inquiets, même au lieu d’où semblent bannies l’agitation
et l’inquiétude. Saint Augustin garde dans la paix reli­
gieuse des doutes philosophiques. Cet esprit remuant,
cherche, cherche toujours. Il remue, il questionne. Il ne
s’endort jamais. Sainte Thérèse, poursuivie sur les hau­
teurs du Carmel par des 'doutes d’une autre espèce,
moins philosophiques et plus déchirants, se demande si
elle est dans la voie de Dieu ou si elle est la victime
des illusions de l’ennemi.
Saint Augustin représente assez bien la recherche de
l’homme : quelle est la vérité de mon esprit ? Sainte
Thérèse représente assez bien la recherche de la femme :
quelle est la vérité de mon âme ? Saint Augustin cherche
hors de lui, sainte Thérèse au fond d’elle-même : tous
deux ingénieux, tous deux profonds, tous deux habiles
dans les choses divines, habiles aussi dans les choses
humaines, tous deux subtils, tous deux tioublés.
La simplicité ne les caractérise ni l’un ni l’autre. La
simplicité accompagne très bien le génie, elle accompa-
SAINTE THÉRÈSE 263

gne rarement l'esprit, dans le sens français du mot.


Or saint Augustin et sainte Thérèse étaient, au plus
haut point, des gens d’esprit. L ’amabilité humaine les
distingue et les suit. On voudrait les connaître, même
indépendamment de leur sainteté. C'est apparemment
ce parfum terrestre qui leur donne le privilège, étrange
pour des saints, de trouver grâce aux yeux des hommes.
Leurs siècles à tous les deux étaient des siècles subtils,
chercheurs, métaphysiciens, et ils respirèrent l'air qu’il
fallait pour nourrir à la fois leurs qualités et leurs
défauts.
Toute la vie de sainte Thérèse, avant sa conversion,
se résume en un mot : Vanité. Il est vrai que ce mot
contient tout, puisqu'il signifie le vide. La vanité, qui
est le vide, s'oppose directement à la plénitude, qui est
Dieu, et ceux qui comprennent ces mystères intérieurs ne
s’étonneront pas des repentirs longs et profonds, qui,
portant sur les fautes que le monde croit légères, pour­
ront paraître exagérés aux esprits superficiels. Le monde !
tel était en effet l'ennemi personnel et le tentateur intime
de sainte Thérèse. J'ai expliqué quelque part quelle
différence il y a entre le péché et l'esprit du monde (1) :
l ’esprit du monde est essentiellement le péché, mais le
péché n'est pas toujours l'esprit du monde. Eh bien I
saint Augustin luttait directement contre le péché, sainte
Thérèse contre l'esprit du monde, et ces tentations si
subtiles que lui donnaient, même au comble de sa hau­
teur, les conversations du parloir, conversations mondai­
nes, mais non pas scandaleuses, montrent bien de quelle
nature était l'ennemi, petit, mais robuste, qui la pour­
suivait sur la montagne sans être complètement tué par
l’atmosphère dévorante et brûlante du Carmel.
Je ne raconterai pas ici la vie de sainte Thérèse ; elle
est beaucoup trop connue, grâce au privilège dont je

1. Voyez rïïom w e ; par Ernest Hello.


264 PHYSIONOMIES DE SAINTS

parlais tout à l’heure, pour avoir besoin de narration.


Mais j ’indiquerai volontiers la nature de son combat.
C ’est le combat de l’âme et de l’esprit. L ’âme chez elle
veut être toute à Dieu. L ’esprit est retenu, poursuivi et
tenté par le souvenir humain et même mondain des
choses humaines et même moridaines. Jamais rien de
grossier dans ces tentations : ce sont des nuances, des
finesses, des délicatesses spirituelles et intellectuelles !
L ’âme veut être toute à Dieu. L’esprit semble par
moments accepter l’ombre d’un partage. L ’âme croit,
sent, voit qu’elle est toute à Dieu. L ’esprit, plein de
réflexions et de troubles, a'dmet l’illusion comme possible
et probable. Tout favorise en elle et autour d’elle le
doute. La longue illusion de ses directeurs semble le
reflet de ses propres tentations qui s’extériorent et lui
parlent par des voix étrangères. D ’un côté Dieu l’empor­
te, et voilà la part de l’âme transportée, ravie, qui vole
sur la montagne, dans la liberté de l’amour qui l’appelle.
D ’un autre côté, elle hésite, elle doute ; on hésite, on
doute ; personne ne sait plus le chemin ; on regarde de
tous côtés avec une agitation stérile ; plus on regarde,
moins on voit, et voilà la part de l’esprit. L’obéissance
fut la voie par où l’esprit passa pour rejoindre l’âme
sur la hauteur. Quand Jésus-Christ apparaissait à sainte
Thérèse et qu’elle refusait, par obéissance, l’apparition
méconnue préparait sa délivrance ; elle acceptait le
mystère terrible qui lui était préparé ; la vérité allait
se faire jour, et saint Pierre d’Alcantara approchait,
appelé par l’obéissance.
C ’est la réflexion, dépourvue de lumière et de simpli­
cité, qui enchaînait l’esprit, le séparait de l’âme, et ce
déchirement terrible fut le supplice de sainte Thérèse.
Son confesseur ayant consulté cinq ou six maîtres, tous
furent d’avis que les phénomènes spirituels dont sainte
Thérèse était l’objet venaient du démon. L ’oraison lui
fut interdite, et la communion retranchée. On lui défen-
SAINTE THÉRÈSE 2G5

dit la solitude. On prit contre Dieu toutes les mesures


possibles. Il lui fallut insulter de toutes les manières
celui qui apparaissait. L'absence des grâces sensibles
devint aussi pour elle une torture singulière. A une
certaine époque, elle désirait la fin de l'heure marquée
pour la prière. Car le don de la prière facile lui était
refusé. Le temps et l’éternité semblent représenter les
deux aspects de la vie de sainte Thérèse. Elle passa des
heures horribles, et elle avait le sentiment profond du
jour qui ne doit pas finir. Dans son enfance, lisant la
Vie des saints, elle s’arrêtait pour s’écrier : Eternelle­
ment ! éternellement ! — E t elle sentait une impression
spéciale et étrange quand on chantait au credo : Cujus
non erit finis. Elle avait besoin de l’assurance que le
règne n’aura pas de fin.
Enfin saint Pierre d’Alcantara apporta la lumière, et
avec elle l’activité, et avec elle le repos. Il jugea et
décida que les lumières de sainte Thérèse étaient des
lumières divines. Louis Bertrand, Jean d’Avila et Louis
de Grenade partagèrent ce sentiment. La question fut
décidée. Sainte Thérèse écrivit sa vie et les Sept châteaux
de Vâme. Ceux qui croient que les saints se ressemblent
devraient dire aussi qu'il n'y a dans la création qu'une
fleur. Rien de plus différent que les types des Elus,
même de ceux qui offrent entre eux au premier coup
d’œil le plus de ressemblance. Pendant qu’Angèle de
Foligno, ravie tout à coup d’une façon imprévue et
terrible, perd le sentiment des choses qu’elle ne sait pas,
étrangère à tout, à cause de sa hauteur, ne pouvant plus
parler de Dieu, ne sachant plus quel nom lui donner,
ravie dans un amour qui prend la ressemblance de
l’horreur, d’une horreur défaillante et transportée où le
cri se mêle au silence ; sainte Thérèse, elle, garde la vue
constante et claire des états qu’elle traverse, des étapes
qu'elle parcourt, des phases par où elle passe, des rési­
dences où habite son âme. Peut-être les doutes, les ques-
18
266 PHYSIONOM IES DE SAINTS

tions, les analyses, les lenteurs, les études qu’on faisait


autour d’elle, à propos d'elle, et qu’on lui faisait faire
sur elle-même, ont-elles développé dans son intelligence
cette luci'dité méthodique. Dans les Sept châteaux de
Vâme elle détermine avec précision le point où cette
région finit, le point où cette région commence. On
dirait une carte de géographie. Peut-être cette faculté
d'analyse la rend-elle plus supportable aux lecteurs ordi­
naires. Comme elle raconte son ascension, on lui pardon­
ne même de s'être laissée enlever.
Angèle de Foligno, parlant de la Passion de Jésus-
Christ, s’écrie: «Si quelqu’un me la racontait, je lui
dirais : C’est toi qui l’as soufferte ; et si un ange me
prédisait la fin de mon amour, je lui dirais : C ’est toi
qui es tombé du ciel. »
L'acte surnaturel d’Angèle de Foligno ressemble un
peu à l’acte naturel du génie, qui arrive sans qu’on l'ait
vu marcher. L ’acte surnaturel de sainte Thérèse ressem­
ble un peu à l’acte naturel du talent, qui raconte son
voyage et dit par où il passe.
Jamais la pratique de la contemplation ne fait oublier
longtemps de suite à sainte Thérèse la théorie. La fonda­
tion de ses couvents marche simultanément avec ses
illuminations intérieures. Elle opère extérieurement sa
réforme visible du Carmel, comme elle en opère elle-
même l'invisible ascension. Elle bâtit des couvents,
comme elle construit spirituellement et décrit minutieu­
sement les châteaux de l’âme. Elle est analytique ; elle
est savante ; elle dessine ; l’architecture lui est familière.
Enfin c'est par elle que se propage la dévotion à saint
Joseph, qui est appelé le patron des âmes intérieures, et
qui est aussi fréquemment invoqué, quand les intérêts
pécuniaires sont en jeu.
C’est à saint Joseph que sainte Thérèse attribua la
grâce d’avoir enfin obtenu saint Pierre d'AJcantara.
Saint Pierre d’AIcantara coupa en deux la vie de sainte
SAINTE THÉRÈSE 267

Thérèse. Avant lui, les ténèbres ; après lui, la lumière.


C ’est lui qui porta le flambeau dans l’abîme.
Saint Jean de la Croix se joignit à ce groupe illustre.
Sainte Thérèse, saint Pierre d’Alcantara, saint Jean de
la Croix, inséparables dans l’histoire, brillent comme
trois étoiles de première grandeur dans le ciel invisible.
Ce ciel a sans doute comme l’autre ses constellations.
Sainte Thérèse, saint Pierre d’Alcantara, saint Jean de
la Croix forment une constellation.
Ces trois étoiles sont fort différentes entre elles. Sainte
Thérèse avait une vivacité rare d’esprit et d ’imagination.
Saint Jean de la Croix, homme sévère et purement inté­
rieur, avait une défiance inouïe de l’esprit et de l’imagi­
nation. E t cependant il lui fut favorable, parce qu’il était
éclairé, E t tous deux, un jour, parlant de la Trinité,
tombèrent en extase.
C H A P IT R E X X X I I

SAINT JUBE.

Il y a, dans l ’histoire, certains hommes auxquels s ’at­


tache l’idée d’une grandeur particulière, et qui devien­
nent plus particulièrement que d’autres des types, des
patrons. Il y a des hommes qui font sur l’âme humaine
une impression particulière. Quand l’homme auquel se
prend ainsi l ’admiration a écrit, quand il a laissé de
lui-même un témoignage authentique, consigné quelque
part, et qu’il se livre ainsi lui-même à 3on lecteur, le
phénomène que je constate n ’a rien de surprenant. C ar
chaque lecteur fait revivre en lui et pour lui l’auteur
auquel il demande son pain et qui continue à parler
plusieurs siècles après sa mort. M ais quand l’homme n ’a
rien écrit, quand son histoire très lointaine n ’est pas
racontée par lui, quand il ne nous adresse aucune parole
extérieure, quand il n’a pas déposé son esprit dans un
livre, quelle est la raison du choix mystérieux que nous
faisons de lui pour protecteur, ou pour ami, ou pour
maître, ou pour quoi que ce soit ? Qui sait si ce choix
fait par nous ou plutôt fait en nous ne serait pas l’indi­
cation d’une volonté divine qui désigne l’homme de ce
choix à une gloire particulière ? Qui sait si ce choix n ’est
pas, dans une certaine mesure, l’écho de ce choix suprême
que Dieu a fait de cet homme, l’écho de sa prédestina­
tion ?
SAINT JUDE 269

Parmi les conquérants, parmi les savants, parmi les


artistes, les hommes font aussi des choix. Très souvent
ces choix sont absurdes. C ’est l’ignorance, c’est la stupi­
dité, c’est la corruption qui les déterminent. Très souvent
les hommes choisissent, pour les admirer ou pour les
adorer, leurs complices les plus bas ou les plus médio­
cres, et la raison de leur préférence est un des secrets de
leur aveuglement et de leur pourriture. M ais, quand il
s’agit des saints, un phénomène inverse se produit. Le
choix de l’homme n ’est pas fait par le vieil homme, il est
généralement indiqué par l ’homme nouveau. Le3 siècles
font de ce côté-là un travail singulier. Ils mettent en
lumière successivement un certain nombre de figures
oubliées par leurs prédécesseurs. Saint Jude est un des
exemples de ce phénomène singulier. Il est un des douze,
et depuis dix-huit cents ans, peu de personnes ont pensé
à lui. Son nom même est devenu pour l’ignorance un
piège singulier. Quoique l’Evangile dise à propos de
lui : « Non ille Iscariotes ; ce n ’est pas l’Iscariote ; »
cependant l ’ignorance l’a confondu avec Judas. Judas
était mille fois plus célèbre que Jude. E t telle est la
distraction des hommes que celui-là a presque fini par
faire oublier celui-ci.
Jude en hébreu signifie louange, et telle est l’impor­
tance des noms dans l ’Ecriture qu’ils constituent à eux
seuls un document historique et philosophique sur celui
qui les porte.
Jude a été confondu avec Judas ; il a été aussi con­
fondu avec Simon, qui était un autre apôtre. Enfin,
comme il s’appelait Jude Thaddée, il a été confondu, lui
apôtre, avec un autre Thaddée, qui était au nombre des
soixante-douze disciples. Thaddée disciple fut envoyé
par saint Thomas à Abagan, roi d’Edesse. Eusèbe de
Césarée nous raconte l’histoire de celui-ci au premier
livre de son histoire ecclésiastique.
270 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Il y a donc deux Thaddée, Pun disciple, Pautre apôtre.


L ’apôtre est Jude Thaddée, dont nous nous occupons
aujourd’hui.
L ’Evangile, parlant de lui, met une affectation spéciale
à le distinguer de Judas. Saint Jean le désigne par son
nom, et ajoute : C e n ’était pas Plscariote.
Jude prend la parole à la Cène et fait une question :
« Seigneur, comment se fait-il que vous ayez l’intention
de vous manifester à nous et non pas au monde ? »
M ais Jésus lui répond sans résoudre la question. Il
faut citer ici les paroles trop oubliées de Bossuet. C ar
Bossuet a, comme certains autres, cette destinée d ’être
admiré à contre-sens. On Padmire quand il faudrait
l ’oublier, et on l’oublie quand il faudrait Padmirer.
« Pourquoi, Seigneur, pourquoi ? dit saint Jude. Lui
seul pouvait résoudre cette question. M ais il s’en est
réservé le secret. Comme s ’il eût dit : O Jude, ne deman­
dez pas ce qu’il ne vous est pas donné de savoir : ne
cherchez point la cause de la préférence ; adorez mes
conseils. Tout ce qui vous regarde sur ce sujet, c’est
qu ’il faut garder les commandements ; tout le reste est
le secret de mon Père ; c ’est le secret incompréhensible
du gouvernement que le Souverain se réserve. Il y a des
questions que Jésus résout ; il y en a qu’il montre expres­
sément qu’il ne veut pas résoudre et où il reprend ceux
qui les font. Il y en a, comme celle-ci, où il réprime la
curiosité par son silence ; il arrête l’esprit tout court...
E t nous, passons, évitons cet écueil où l’orgueil humain
fait naufrage. O profondeur des trésors de la science et
de la sagesse de D ieu !... Il n ’y a qu’à adorer ses conseils
secrets et lui donner gloire de ses jugements, sans en
connaître la cause. >
Bossuet a été frappé, comme on le voit, par la ques­
tion de saint Jude, question remarquable en effet, et
d’un genre assez rare dans l’Evangile, où les apôtres
sont habituellement plus simples que curieux. Saint Jude
SAINT JU D E 271

était probablement préoccupé du mystère de la prédes­


tination.
E t pour ce mystère-là l’Ecriture ne répond jamais
que par le silence. Mais ce silence est une parole, et
saint Jude l’a comprise. Il appartenait probablement
comme saint Thomas à la race des aigles, et le désir de
voir devait être la passion de son intelligence. Aussi
c’est saint Jean, aigle lui-même, qui parle de saint Jude
et de saint Thomas. Ils forment peut-être à eux trois,
dans le ciel des apôtres, une constellation.
Après la Pentecôte, tous les apôtres contribuèrent à
la rédaction du Symbole. Chacun découvrit, par le mot
qu’il y plaça, son attrait spécial et son aptitude parti­
culière. D ’après saint Augustin, l’article affirmé par saint
Jude fut la Résurrection de la chair. D ’après ce docu­
ment, la vie ressuscitée dut être l’attrait spécial de saint
Jude, et par là encore il semble appartenir à la race des
aigles, dont la jeunesse se renouvelle. Après le Symbole
fait, les apôtres se séparèrent et se partagèrent les quatre
parties du monde. Le Martyrologe et le Bréviaire don­
nent l’Egypte à saint Simon et la Mésopotamie à saint
Jude ; il paraît que plus tard ils se rendirent en Perse.
L ’Histoire des Apôtres attribuée à Abdias, évêque de
Babylone, renferme sur eux plusieurs détails peu con­
nus ; mais ce livre contient trop d’erreurs pour que le
discernement soit facile entre ces erreurs, constatées par
Gelase, et les vérités historiques dont Baronius affirme
qu’il est dépositaire.
Catherine Emmerick, si intéressante à cause des détails
qu’elle fournit, Catherine Emmerick, intéressante à la
façon d’une photographie, donne quelques indications
que le lecteur trouvera dans la Vie de Jésus-Christ.
Le long oubli dans lequel a été enseveli son nom est
un phénomène qui se rapporte à plusieurs autres, et qui
n ’est pas seul de son espèce. Il y a dans l’histoire de
272 PHYSIONOMIES DE SAINTS

l ’Eglise et du inonde différents besoins, auxquels corres­


pondent différents secours.
Le culte de saint Jude, si profondément oublié que
presque aucune église ne porte le nom de cet apôtre,
s’est éveillé il y a quelques années ; c’est, si je ne me
trompe, dans le diocèse de Besançon que plusieurs grâces
extraordinaires furent accordées par son intercession.
Depuis ce moment, saint Jude est regardé par un grand
nombre de fidèles comme le patron des causes désespé­
rées. Un office spécial a été imprimé pour lui, et sa
dévotion, pour me servir d’un mot souvent compromis
qu’il faudrait réhabiliter, sa dévotion a fait son appari­
tion dans le monde religieux. N e serait-il pas possible et
facile d’apercevoir ici une belle harmonie, pleine d’espé­
rance ? Nous sommes à l ’époque suprême où tout est
perdu, d’après l ’apparence, et on pourrait dire, d’après
l ’évidence humaine. Toutes les causes en ce moment sont
des causes désespérées. L a nécessité du secours de Dieu,
qui s ’est cachée quelquefois dans l ’histoire, aux époques
de calme, apparaît maintenant à visage découvert. E t
un nouvel astre se lève. Saint Jude apparaît, et il appa­
raît comme le patron des causes désespérées, justement à
l’heure où toutes les choses humaines rentrent dans cette
catégorie.
Le culte de saint Joseph n ’a-t-il pas attendu sainte
Thérèse pour prendre des proportions qui grandissent
encore tous les jours ? E t sainte Philomène n’a-t-elle pas
attendu le curé d’Ars ! M ais c’est le curé d’Ars qui lui a
donné cette popularité dont nous la voyons entourée
aujourd’hui après un oubli tant de fois séculaire. Si on
découvre des étoiles dans le ciel visible, pourquoi n ’en
découvrirait-on pas dans l’autre ?
Le trésor de l’Eglise est plein de choses anciennes qui
deviennent pour nous, selon les mouvements et les har­
monies de la miséricorde, de la justice et de la gloire.
CHAPITRE X X X III

SAINTE GERTBUDE.

Sainte Gertrude fut la sainte de l’humanité de Jésus-


Christ comme sainte Catherine de Gênes fut la sainte
de sa divinité. Ce caractère général éclaire sa vie et nous
explique son attrait, qui fut la familiarité. Catherine de
Gênes montre dans quel sens Dieu est loin de l’homme ;
sainte Gertrude montre dans quel sens Dieu est près de
l’homme. Catherine de Gênes, montre l’abîme qui sépare
Dieu de l’homme ; sainte Gertrude montre le pont jeté
sur cet abîme. Angèle de Foligno montre ces deux choses.
L ’amour, dans sainte Catherine de Gênes, a le caractère
de l’adoration qui va vers l’infini et ne sait comment se
satisfaire. L ’amour, dans sainte Gertrude, a le caractère
de la familiarité, qui n ’exclut pas l’adoration, mais qui
s’empare avec ardeur et jouissance de tout ce que Dieu
nous a donné de lui-même. Il serait d’un intérêt immense
de savoir quel fut, chez sainte Madeleine, le caractère de
l’amour. Qui sait si elle ne fut pas la sainte de l’humanité
de Jésus, tan t que Jésus fut vivant de sa vie mortelle,
et la sainte de la divinité du Christ, après l’Ascension et
la Pentecôte ? Qui sait si la parole qu’elle entendit : Ne
me touchez pas, ne changea pas en elle le caractère de
l’amour, et si au désert, pendant les années prodigieuses
de sa vie pénitente et inconnue, elle n ’éprouva pas plus
spécialement pour la divinité de Jésus-Christ ce qu’elle
274 PHYSIONOMIES DE SAINTS

avait éprouvé plus spécialement pour son humanité pen­


dant les jours de sa vie mortelle ? Qui sait si cette parole
douce et terrible : Ne me touchez pas, ne Ta pas trans-
substantiée à une forme de vie plus haute ?
Quoi qu’il en soit de sainte Madeleine, nous pouvons
dire de sainte Gertrude qu’elle passa sa vie dans la
familiarité de l’Homme-Dieu.
Née à Isleb, dans le comté de Mansfeld, en l’an 1320,
elle fut prévenue de la grâce à l’âge de cinq ans. Un des
caractères de sainte Gertrude, c’est qu’elle est toujours
prévenue. On dirait que la prédestination est plus visible
en elle que dans la plupart des saints. La grâce la pré­
vient avant l’âge qu’on appelle l’âge de raison ; la grâce
la suit, la grâce habite en elle sensiblement ; la grâce
consomme sa vie, qu’elle a inaugurée.
Dans une prière composée par elle-même, sainte Ger­
trude promet le secours de Dieu à ceux qui se recom­
manderont à son intercession, le remerciant des grâces
que Dieu lui a faites ; ces grâces sont précisément celles
que nous venons d’indiquer : sainte Gertrude engage
ceux qui prieront par son intercession à considérer la
familiarité que Dieu eut avec elle.
« Que ceux qui vous prieront par mon intercession,
dit-elle, se souvenant de la familiarité à laquelle vous
avez daigné m’admettre, vous rendent grâces particuliè­
rement pour cinq de vos bienfaits :
« D ’abord pour l’amour par lequel vous m’avez choisie
de toute éternité. Ensuite parce que vous m’avez attirée
heureusement à vous ; car il semblait que vous eussiez
trouvé en moi la compagne fidèle de votre douceur, et
que notre union fût pour vous, Seigneur, le plus grand
des plaisirs. Ensuite parce que vous m’avez attachée
étroitement à vous, pour faire éclater la merveille de
votre amour dans la plus indigne des créatures. Ensuite
parce que vous avez pris plaisir dans mon cœur, parce
que mon âme a été pour vous un lieu de délices : vous
SAINTE GERTRUDE 275

unissant à la créature la plus dissemblable à vous, vous


vous êtes livré à un amour que j ’oserais appeler extati­
que. Enfin, parce qu’il vous a plu d’accomplir votre
œuvre en moi, et de la consommer par une mort heu­
reuse. »
Ce sentiment profond de la prédestination, de la
faveur de Dieu, de son amitié, de sa grâce qui prévient
et qui consomme, toute cette chose qui s’appelle, dans le
langage des saints, l’Union intime, contient, domine,
possède et résume sainte Gertrude.
Ce caractère explique toute sa vie intérieure. Non
seulement les saints sont différents entre eux par leur
nature particulière, mais ils sont différents parce que
les grâces qu’ils reçoivent, fussent-elles de même genre,
changent de forme et de caractère, et d’aspect et de lan­
gage, d ’après la nature humaine de celui qui les reçoit.
Sainte Gertrude nous fournit non seulement la pratique,
mais la théorie de cette vérité. D ans le livre des Insi­
nuations divines (remarquez ce mot : insinuations
comme il s’adapte à elle), dans ce livre, sainte Gertrude
nous cite ces paroles sorties des lèvres de Jésus-Christ :
«Plus je diversifie la manière de communiquer mes
dons, et plus je fais éclater la profondeur de ma sagesse,
qui sait répondre à chacun selon la portée et l’étendue
de son esprit, et lui enseigner ce que je veux, selon la
capacité et l ’intelligence que je lui ai données, m ’expli­
quant avec les plus simples par des comparaisons plus
sensibles et plus grossières, avec les plus éclairés, d’une
façon plus intérieure et plus sublime. »
Ce3 paroles, profondément comprises, nous donne­
raient peut-être aux uns et aux autres l’explication de
bien des mystères. Les uns sont étonnés et quelquefois
ecandaliés par la hauteur et la profondeur des communi­
cations divines. Il y a des gens qui ont été capables de
faire à saint Denys le reproche d’être inaccessible.
276 PHYSIONOM IES DE SAINTS

D'autres sont étonnés et quelquefois scandalisés de


l’extrême simplicité qui préside à certains discours et à
certaines apparitions.
Le secret de cette différence étonnante, tant elle est
énorme, est dans l’état d’esprit de ceux qui devaient
entendre la voix. Dieu a parlé à Moïse un certain langa­
ge, un autre à Elie.
Jésus-Christ a frappé Angèle de Foligno et sainte
Gertrude d’impressions très diverses.
Il y a des gens qui croient faire preuve de supériorité
métaphysique quand ils se moquent des comparaisons
sensibles, si fréquentes dans la vie des saints.
Saint Bernard, qui avait déjà de temps en temps
affaire à eux, leur adresse ces explications :
« Quand l’âme sacrée et emportée par la contempla­
tion est frappée tout à coup par la lumière divine, comme
par un éclair, il se forme ensuite en elle des images et
des représentations de choses humaines et inférieures,
qui se rapportent à la vérité dont elle a été instruite, qui
servent d’ombres ou de voiles pour tempérer cette vérité,
pour la rendre supportable, pour 'aider celui qui la reçoit
à la communiquer aux autres. »
Ces comparaisons sont, bien entendu, plus fréquentes
dans sainte Gertrude que partout ailleurs, par la raison
que j ’ai indiquée au commencement de ce chapitre.
Sainte Catherine de Gênes fait peu de comparaisons
ou même n ’en fait pas. Elle est plus directement aux
prises avec l’incommensurable. Saint Denys ne sait de
quelle parole se servir ; car il ne peut nommer Dieu tel
qu’il est en lui-même. Mais sainte Gertrude habite la
région des paraboles. Sainte Thérèse en use aussi.
La vie de sainte Gertrude n ’eut pas beaucoup d’inci­
dents extérieurs. Sainte Thérèse mena de front les
combats du dedans et les combats du dehors : la con­
templation et les affaires. Cette double vocation semble
se perpétuer jusqu’à un certain point dans l’ordre des
SAINTE GERTRUDE 277

Carmélites. Sainte Gertrude n ’eut à s’occuper que de


son cœur, et D ieu a engagé lui-même plusieurs âmes
saintes à aller le chercher là, dans ce cœur prédestiné.
Un monastère de l’ordre de Saint-Benoît, situé dans la
ville de Rodart, fut le théâtre de ces visions.
« Il arriva, dit-elle, qu’un certain jour, entre l’Ascen­
sion et la Pentecôte, j ’entrai dans la cour et je considérai
la beauté du lieu, l ’eau courante, la liberté des oiseaux,
particulièrement les colombes qui voltigeaient à l’entour,
à cause de la tranquillité de ces lieux où Ion se repose à
l ’écart. >
Alors la sainte veut faire remonter à D ieu ses grâces,
comme le ruisseau à sa source ; elle veut croître comme
les arbres, fleurir comme les plantes, s’élever comme la
colombe, libre et dégagée.
Puis le soir, ces paroles de l’Evangile lui reviennent à
l’esprit : « Si quelqu’un m ’aime, il gardera ma parole et
mon Père l ’aimera, et nous viendrons à lui, et nous
ferons en lui notre demeure. »
« A ces mots, s ’écrie-t-elle, mon cœur, qui n ’est que
boue, s’aperçut, ô D ieu infiniment doux, unique objet de
mon amour, que vous y êtes venu vous-même. P lût à
Dieu encore mille fois, que toute Peau de la mer fût
changée en sang, et que je pusse faire passer l’Océan sur
ma tête pour la laver de ses souillures, et nettoyer le
lieu que vous avez choisi pour demeure ! Je voudrais
qu’on m’arrachât le cœur des entrailles, qu’on le déchirât
par morceaux, et qu’on le mît sur un brasier ardent afin
que votre séjour devînt moins indigne de vous !
« Et, après ce jour où j ’ai reconnu votre présence dans
mon cœur, quoique mon esprit prît plaisir à s’égarer
dans la distraction des choses périssables, néanmoins,
après quelques heures, quelquefois même après quelques
jours, quelquefois, je tremble de le dire, après des se­
maines entières, quand je rentrais dans mon cœur, après
une si longue absence, je vous y trouvais le même, ô
278 PHYSIONOM IES DE SAINTS

mon D ieu ! Voilà neuf ans que j ’ai reçu cette grâce, et
vous ne vous êtes absenté qu’une fois, pendant onze
jours; c’était avant la fête de saint Jean-Baptiste.
«Votre absence fut causée par un entretien profane
que j ’avais eu avec quelques personnes du monde le
jeudi précédent. »
Personne, dans le monde des psychologues, ne rend
compte des choses de l ’âme avec autant de simplicité,
de profondeur et de naïveté que les saints. M ais, parmi
les saints eux-mêmes, sainte Gertrude est remarquable
par cette naïveté. E lle raconte son histoire intérieure,
comme elle s’est passée, avec une candeur d’enfant. Elle
nous dit ces choses comme elle se les dit à elle-même.
E lle pense tout haut, ce n ’est pas un auteur qui parle.
L ’auteur le plus sincère, dans ses confessions les plus
véridiques, pense encore au lecteur. L ’orateur le plus
emporté pense encore à l’auditoire. M ais sainte Gertrude
ne pense qu’à Dieu et à elle-même. Non-seulement elle
parle comme elle pense, mais elle parle comme elle prie.
Or, la prière est une force plus intime que la pensée.
L ’intention de se faire estimer ou admirer n ’abandonne
pas longtemps de suite l’homme qui parle de lui au
public. Il faut profiter de cet instant-là pour l’admirer;
il s ’oublie un instant. M ais cet oubli ne dure pas. Chez
sainte Gertrude, l ’oubli dure toujours. Elle nous parle
comme si nous n ’étions pas là.
Certains passages de l ’Ecriture qui étonnent les es­
prits chercheurs devenaient simples pour sainte Gertru­
de, à cause de sa simplicité. Elle surprit quelques-uns
des secrets d’Ezéchiel.
« Celui qui aura mis des impuretés dan3 son cœur,
dit le prophète, et le scandale de son iniquité contre
son visage, et qui venant trouver le prophète l’interrogera
en mon nom, je lui répondrai, moi, qui suis le Seigneur,
selon la multitude de ses impuretés, afin qu’il soit sur­
pris par les artifices de son cœur. »
SAINTE GERTRUDE 279

Sainte Gertrude comprit dans ces paroles le mystère


du criminel tombant dans le piège qu’il a tendu. Elle
vit que le pécheur qui, pour éprouver le saint, lui de­
mande la connaissance d’une chose cachée, en reçoit
ordinairement une réponse qui elle-même est un châti­
ment et qui le confirme dans son endurcissement.
Par ces mots de la Genèse : < Où est Abel, votre
frère ? » elle connut que Dieu demande compte à chaque
religieux des fautes de son prochain toutes les fois que
ce religieux aurait pu les empêcher. Elle comprit que
le religieux ne peut pas plus que Caïn répondre :
« Suis-je le gardien de mon frère ? » car il est le gardien
de son frère. E t elle sentit à cette occasion la profon­
deur de cette autre parole : < Malheur à celui qui fait
le mal; mais malheur deux fois à celui qui y consent ! »
Entendant chanter ces paroles : Le Seigneur m’a re­
vêtue, sainte Gertrude comprit que celui qui travaille
pour la justice et la charité revêt Dieu d’un manteau. E t
le Seigneur le revêtira lui-même éternellement dune
robe de gloire. Si l’on pense ici à ce fréquent rapproche­
ment de Dieu et du pauvre que j ’ai déjà signalé dans
l’Ecriture (*■), le souvenir de saint M artin se présente
à la pensée. L’homme juste sera étonné au dernier jour,
quand il verra combien de manteaux il aura donnés à
Jésus-Christ.
Les paroles de l’Ecriture étaient, pour sainte Gertrude,
des vérités essentiellement réelles et pratiques, qu’elle
expérimentait personnellement, et très ordinairement sa
vie intérieure suivait les évolutions du calendrier. Quand
elle entendait chanter les mots de la liturgie, ces mots
s’éclairaient pour elle et devenaient vivants dans son
âme. Un dimanche de carême, comme on chantait à la
messe : <Vidi Dominum facie ad facium, j’ai vu le Sei­
gneur face à face », elle se trouva enveloppée dans un
1. Lte Jour du Seigneur, par Ernest HeUo.
280 PHYSIONOM IES DE SAINTS

éclat de lumière si éblouissant qu’il lui sembla voir une


face collée contre la sienne. Il lui semblait voir le regard
des deux yeux, semblables à deux soleils, dirigés sur ses
yeux, et comme ces choses sont inexprimables, elle em­
prunte, pour les faire entendre, la parole de saint Ber­
nard. Cette splendeur n ’était renfermée sous aucune
forme, mais donnait la forme à tout être; elle ne surpre­
nait pas les yeux du corps, mais les yeux de l’âme.
«Toute l’éloquence du monde, ajoute-t-elle, n ’eût
jamais pu me persuader qu’une créature pût vous voir,
d’une façon si sublime, ô mon Dieu, même dans la gloire
céleste. Il fallait votre amour, ô mon Dieu, pour me
persuader, par mon expérience, qu’une telle chose était
possible. »
Sainte Gertrude eut, le 27 décembre, une apparition
de saint Jean : «Que sentiez-vous, lui dit-elle, dans
votre âme quand vous reposiez, au jour de la Cène, sur
le sein de Jésus ? »
Saint Jean fit entendre quelque chose de la profonde
immersion de son âme dans l’âme de Jésus-Christ, et du
feu ardent dont il fut consumé.
— E t pourquoi, reprit sainte Gertrude, avec cette
fam iliarité qui la caractérisait, pourquoi n ’avez-vous
rien dit et rien écrit de tout cela ?
— C ’est, répondit saint Jean, que j ’étais chargé seule­
ment d’exposer à l ’Eglise naissante la doctrine du Verbe,
et d’en faire passer la vérité de siècle en siècle, dans la
mesure où ces siècles sont capables de la comprendre;
car personne ne le fait complètement. Quant à ces déli­
ces ineffables dont je fus abreuvé sur le cœur de Jésus,
je me suis réservé d’en parler plus tard, afin que la
charité refroidie et la langueur du monde vieillissant
soient un jour réchauffées et réveillées par la nouvelle
de ces douceurs incomparables. »
Ces dernières paroles semblent aujourd’hui prendre
un intérêt spécial, un intérêt direct et relatif à nous.
SAINTE GERTRUDE 281

Le Sacré-Cœur, qu’on voudrait faire passer pour une


nouveauté imprudente, avait déjà chargé saint Jean de
parler de lui à sainte Gertrude et d’annoncer que son
jour viendrait, le jour de sa plénitude.
Ces temps sont accomplis. La vieillesse du monde,
prédite par saint Jean, est arrivée. Toutes les voix la
constatent, les voix de la sainteté et les autres. Tout ce
qui parle, bien ou mal, affirme cette décrépitude. Les
temps sont accomplis. Voici l’heure des lumières réser­
vées que Dieu gardait pour les derniers temps. Toutes
les voix saintes, qui ne s’étaient pourtant pas donné le
mot, et qui, éparpillées dans le temps et dans l’espace,
ont parlé de siècle en siècle, sans se répondre, sans se
connaître, se sont rencontrées dans cette promesse, com­
me dans un rendez-vous mystérieux.
Voici le soir : restez avec nous. Si jamais la terre a
dû répéter cette parole, c’est aujourd’hui. Si jamais elle
eut besoin des secrets du cœur, c’est aujourd’hui.
Sainte Gertrude mourut en prononçant et en répétant
un seul mot : « Spiritus meus, mon esprit ! » Ce mot
résume toute sa vie et toute sa mort.

19
CHAPITRE XXXIV

SAINT JEA N DE MATHA ET SAINT FÉLIX DE VALOIS.

C’était dans ce siècle troublé et cependant plein de


foi où François d’Assise avait entendu une voix lui
dire : «François, relève ma maison qui tombe en rui­
nes. » Les hérésies étaient actives; les vices et les crimes
étaient nombreux. Cependant, au fond de l’âme humaine,
une foi vivace et inexterminable vivait et régnait. On
se livrait aux passions, mais on ne les adorait pas; on
tombait et on se relevait. On faisait le mal, mais on ne
le prenait pas pour le bien. Les choses avaient gardé leur
nom.
Trois grands reconstructeurs s’élevèrent au milieu des
ruines : saint Dominique, saint François, saint Jean de
Matha. Le premier se consacra aux captifs de l’erreur,
le second aux captifs de la pauvreté, le troisième aux
captifs des prisons.
Jean de Matha naquit vers l’an 1156. Son père
Euphrème et sa mère Marthe étaient chrétiens. Le père
destinait son fils à la science ; il étudia en effet et vit à
Marseille le monde des riches. Mais, en même temps,
sa mère elle-même le conduisait dans le monde des
pauvres; ce contraste frappa le jeune homme qui mé­
ditait et cherchait sa voie.
Il arriva à Paris vers l’an 1180. Attendu et accueilli
par plusieurs éminents personnages amis de sa famille,
il sentit néanmoins le vide. Un ennui secret s’empara
SAINT JEAN DE MATHA ET SAINT FELIX DE VALOIS 283

de son âme. Il regretta son enfance. Comme il priait


dans l’abbaye de Sainte-Geneviève, il entendit distinc­
tement une voix qui prononça trois fois ces paroles de
l’Ecriture : Sttide sapientiœ, fili mi, et lœtifica cor
meum.
«Etudiez la sagesse, mon fils, et réjouissez mon
cœur. »
Quand Jean sortit de l’église, il avait fait son choix
et consacré sa vie.
L ’étude de la théologie le posséda dès lors tout entier.
La prière et le travail remplirent son existence.
Il fit connaissance avec un gentilhomme italien nom­
mé Jean Lothaire; et, un jour, dans une confidence
intime, le Jean français dit au Jean italien : « Tu seras
bientôt assis sur le trône de saint Pierre. »
La prophétie se réalisa contre toute apparence.
Jean Lothaire gouverna le monde catholique sous le
nom d’innocent III.
Le moment solennel arrivait où Jean de M atha allait
dire sa première messe. A cette époque, sa réputation
de sainteté s’étendait dans le public. Maintenant, quand
elle existe, elle se circonscrit et ne va pas dans la foule;
autrefois elle y allait. C ’est pourquoi une multitude im­
mense remplit l’église à la première messe de Jean de
Matha.
Or, au moment où le jeune célébrant élevait pour la
première fois entre ses mains l’hostie sainte, on vit son
visage s’embraser, son regard devint fixe et sa tête
lumineuse. L’évêque de Paris, frappé de ce spectacle,
disait lui-même : «Jean voit quelque chose que les
autres ne voient pas. »
— Venez, lui dit-il après la messe, racontez à votre
évêque ce qui s’est passé.
— J ’ai vu, dit Jean de Matha, j ’ai vu l’ange du Sei­
gneur. Son visage était resplendissant, ses vêtements
blancs comme la neige; il portait sur sa poitrine une
284 PHYSIONOMIES DE SAINTS

croix rouge et azur; à ses pieds deux esclaves chargés


de chaînes étaient dans une attitude suppliante ; l’un
était Maure, l’autre chrétien. Sa main droite reposait
sur le chrétien, sa main gauche sur le Maure. Voilà ce
que j ’ai vu. »
Cependant Jean de M atha avait vaguement attendu
Félix de Valois. Félix de Valois habitait dans les mon­
tagnes au diocèse de Meaux, se préparant dans le silence
et la solitude à la destinée vers laquelle il se sentait
appelé. Il pensait nuit et jour à la rédemption des
captifs.
Un jour, Jean de M atha dirigea ses pas vers le diocèse
de Meaux, et dans le diocèse de Meaux vers les monta­
gnes. Enfin il se trouva face à face avec Félix de
Valois.
Félix de Valois avait été dirigé là par les voies les
plus mystérieuses. Son père Raoul et sa mère Eléonore
avaient divorcé. L ’excommunication de Rome tomba sur
la tête du comte Raoul. Le chagrin du jeune Félix fut
tel qu’il voulut quitter du même coup sa famille et le
monde. Il passa quelque temps à Clairvaux; et, fuyant
l’admiration dont il était l’objet, il chercha une solitude.
Pour cacher son dessein, il passa quelque temps à la
cour de son oncle Thibault, comte de Champagne. Un
jour il disparut. Il profita pour cette disparition d’une
excursion dans une forêt. On le chercha partout. Ses
serviteurs demeurèrent convaincus qu’il avait péri dans
un ravin et racontèrent partout sa mort.
En effet, il était mort à son ancienne vie. Mais il
naissait à une vie nouvelle. Ayant entendu parler d’un
anachorète qui vivait dans une forêt, entouré de lumière
et de grâce, le jeune homme s’était rendu près du vieil­
lard pour partager sa vie. Il la partagea en effet et
avec elle les grâces dont elle était remplie. Il devint le
confident de celui qui ignorait les choses extérieures et
savait les choses intérieures. Quand le vieillard mourut,
SAINT JEA N DE MATHA ET SAINT FÉLIX DE VALOIS 285

le jeune homme était formé. Il avait reçu avec le der­


nier soupir de l'anachorète son dernier secret et son
dernier présent.
Alors Félix, préparé, enrichi, se disposa à prendre
lui-même l'initiative d'une vie érémitique. Le disciple
allait devenir maître. Il revint en France; le change­
ment d’habits le rendit méconnaissable. Il s’installa au
diocèse de Meaux, dans une forêt, sur une montagne. Il
passa sa vie dans la prière et la contemplation. Ce fut
dans cette solitude que la voix qui parle aux solitaires
se fit entendre à lui; et elle lui parla de la rédemption
des captifs. Il ne se hâta pas de se mettre à l’œuvre,
L ’action a sa racine dans la contemplation et il laissa
mûrir dans la solitude le fruit «de vie qu’il portait. A
cette époque, Jean de M atha vint le visiter.
Il n ’y a rien de plus singulier dans l'histoire que les
rencontres. Rien n'est plus important et rien n'est plus
accidentel, plus involontaire, plus imprévu. Deux hom­
mes peuvent être perdus ou sauvés pour 3'être rencon­
trés à temps ou à contretemps. Il y a des hommes qui
sont l’un pour l’autre une planche de salut ou une pierre
'd’achoppement. Il y a des hommes dont les noms sont
unis quelque part et dont l’union visible sur la terre
constitue le commencement, ou le centre, ou la fin de
leur destinée. Or, le doigt de Dieu est d’autant plus
visible dans la rencontre des inconnus que l’homme n ’y
peut mettre aucune préméditation. Il y a peut-être tel
individu qui me sera d’un grand secours dans l’ordre
de la pensée ou dans l'ordre de l'action. Il m'aidera, il
me complétera, il me soutiendra, il me conseillera, il
m ’instruira. Mais, où est-il ? Il est absolument impossi­
ble d’établir là-dessus même la moindre conjecture. Je
n ’ai aucune raison pour aller à droite ou pour aller à
gauche. Non-seulement je ne peux pas le trouver, mais
je ne peux pas le chercher. Car aucune direction ne
m’offre plus de chances que la direction contraire.
286 PHYSIONOMIES PE SAINTS

Jean de M atha et Félix de Valois n ’avaient aucun


moyen naturel de savoir qu’ils étaient unis dans la pen­
sée de Dieu pour une œuvre commune.
Ils ne savaient même pas longtemps d’avance quelle
était cette œuvre; ils .auraient été bien embarrassés si
quelqu’un leur avait dit : « Il vous faut chercher un
auxiliaire, un homme dévoué à la même idée que vous. »
Ils avaient toutes les chances naturelles pour ne pas
se rencontrer. Leur vie très différente les avait jetés dans
les directions les plus contraires; leurs familles ne se
connaissaient pas; rien ne les appelait ni l’un ni l’autre
dans une forêt près de Meaux, rien du moins de ce qui
appelle les hommes quelque part ordinairement. Pour­
tant ils y vinrent tous les deux, et leur rencontre fut
le point de départ de leur œuvre commune.
Jean de M atha ouvrit le premier son âme à celui qui
l’avait précédé dans cette solitude. Félix admirait les
voies par lesquelles son nouveau compagnon lui avait
été mystérieusement préparé et amené. Il fut convenu
entre eux qu’ils vivraient ensemble et attendraient dans
l ’oraison de nouvelles pensées et de nouvelles lumières.
Ils vécurent trois ans ensemble. Peut-être l’homme
qui aurait assisté pendant ces trois années à leurs en­
tretiens et à leurs prières serait plus savant que les
savants. Qui sait combien de choses secrètes se dérou­
lèrent aux yeux de ces deux hommes qui avaient écarté
d’eux les innombrables causes d’erreurs qui nous assiè­
gent constamment; aux yeux de ces deux hommes qui
n ’avaient qu’un ami, et cet ami était un saint? L ’uni­
que société de chacun d’eux était un saint; et ce saint
était précisément celui dont l’autre avait besoin, et
chacun d’eux un ami directement donné par la main du
Seigneur.
Un jour, après trois ans de vie commune, ils virent
un cerf blanc qui venait se désaltérer à la source d’eau
vive. Il portait entre son bois une croix rouge et azur
SAINT JE A N DE MATHA ET SAINT FÉLIX DE VALOIS 287

semblable à celle que Jean, le jour de sa première messe,


avait vue sur la poitrine de Fange.
Décidés alors, ils quittèrent leur solitude et vinrent
à Paris, afin de communiquer leurs projets à Févêque,
ainsi qu’aux abbés de Sainte-Geneviève et de Saint-
Victor. L ’évêque, Eudes de Sully, successeur de Maurice,
approuva leur résolution et leur donna des lettres de
recommandation pour le pape Gélestin III.
Ces deux saints partirent pour Rome; mais pendant
leur voyage, Gélestin mourut; et à leur arrivée ils trou­
vèrent sur le trône de saint Pierre Innocent III.
C ’était l’ancien ami de Jean de Matha, Lothaire et son
compagnon d’études à Paris, auquel Jean avait autre­
fois dit : « Tu seras pape. » ,
Il était difficile de se présenter avec une meilleure
recommandation que cette prophétie. Elle dut édifier
le pape complètement.
Innocent III soumit à l’examen du sacré collège une
œuvre dont il comprenait l’importance, et décida que
le 25 janvier une messe serait célébrée dans la basilique
de Latran à l’intention des deux fondateurs.
Mais le doigt de Dieu, qui voulait tout faire dans
cette histoire merveilleuse, souleva devant les yeux
d’innocent III le voile qu’il avait soulevé devant les
yeux de Jean de Matha, au jour de sa première messe;
et le pape vit ce qu’avait vu le jeune prêtre. Il vit
Fange du Seigneur revêtu du même habit et des mêmes
couleurs, dans la même attitude, et l’esclave chrétien
et l’esclave maure étaient à ses pieds tous les deux.
Innocent III, convaincu, fonda immédiatement l’ordre
de la Très Sainte Trinité pour la rédemption des cap­
tifs, ordo sanctissimœ Trinitatis de redemptione capti­
vorum.
Les occasions ne manquaient pas au zèle des deux
fondateurs. C ’était le temps des croisades. Un grand
nombre de chrétiens tombait entre les mains des infidè-
288 PHYSIONOM IES DE SAINTS

les. En même temps, des corsaires maures infestaient


les mers, s’emparant des passagers et des équipages. Ces
malheureux étaient conduits dans les prisons de Tunis
et du Maroc, où on les entassait. Après leur avoir en­
levé la liberté, les musulmans cherchaient à leur enlever
la christianisme. Toutes les violences physiques et mo­
rales étaient accumulées sur eux.
L ’ordre de Jean de Matha s’organisa avec une force
et une sagesse qui faisaient face à toutes les éventuali­
tés de cette terrible situation. Ses biens furent répartis
en plusieurs parts consacrées soit à l’intention des
religieux, soit à la rédemption des captifs, soit au sou­
lagement des pauvres.
Jean l’Anglais et Guillaume d’Ecosse, qui furent
parmi les premiers disciples de Jean, furent les premiers
vainqueurs qui rapportèrent en Europe le butin désiré.
Ils revinrent du Maroc avec cent quatre-vingt-six escla­
ves libérés. La procession de ces captifs traversa Mar­
seille. Ils traversaient deux à deux en casaque rouge ou
brune, les mains encore meurtries de leurs chaînes, mon­
trant aux populations les traces affreuses des mauvais
traitements qu’ils avaient subis, puis rendant grâces à
Dieu et à leurs libérateurs.
Mais saint Jean ne se contenta pas de leur délivrance.
Il prit de nouvelles mesures et fit de nouvelles institu­
tions pour les soigner, pour les nourrir, pour les con­
duire d’étapes en étapes jusqu’au lieu choisi par eux.
Sa charité n’abandonnait pas les captifs délivrés à la
misère, à la maladie, à l’isolement. Elle voulait la déli­
vrance complète et elle conduisait à son foyer, à sa
famille ou à son travail le captif libéré, soigné et guéri.
Jean de Matha partit lui-même pour Tunis. Malgré
la difficulté et le danger de l’entreprise, malgré le prix
énorme fixé par le souverain, dans une audience que le
saint lui demanda, Jean put obtenir cent dix esclaves.
Les musulmans, malgré l’ordre du souverain, ne res-
SAINT JEA N DE.MATHA ET SAINT FELIX DE VALOIS 289

pectèrent pas la convention passée entre Jean de Matha


et lui. Ils s'emparèrent du saint, le frappèrent et le
laissèrent sanglant sur la place.
Cependant Jean, que rien n’arrêtait, descendit lui-
même dans les cachots, où les scènes les plus horribles
s’offrirent à lui. Le récit des malheurs lointains est
faible auprès de la vue des malheurs présents; et l’iclée
que Jean s’était faite des prisons africaines était dépas­
sée par la réalité qui frappait ses yeux. Pour comble de
douleur, il fallait choisir. Il n’en pouvait délivrer que
cent dix, et les portes du cachot allaient se refermer sur
leurs frères. Jean emmena les plus misérables, les con­
duisit à Rome, et, à peine sauvé des effrayants périls
d’une telle entreprise, il songea à la recommencer pour
aller délivrer les autres malheureux.
Un second voyage fut bientôt résolu. L ’infatigable
libérateur repartit pour Tunis. Le gouverneur consentit
encore à changer quelques hommes contre beaucoup
d’or. Mais les Tunisiens se montrèrent plus féroces que
leur maître. Us s’ameutèrent contre le saint, l’accablè­
rent de coups et lui enlevèrent ses captifs. Jean les
revendique avec la violence du dévouement qui ne veut
pas avoir tout donné pour rien. Les Tunisiens deman­
dent une nouvelle rançon. La prière de Jean lui procure
la somme nécessaire. Les captifs sont remis en liberté.
Mais la populace, que rien ne pouvait calmer, puisque
son agitation venait de sa fureur interne, et non d’une
circonstance extérieure, la populace se précipite sur le
vaisseau de Jean, enlève le gouvernail, coupe les mâts,
déchire les voiles, et brise les rames. Le départ est
devenu impossible; que fait Jean de Matha ? Il donne
le signal du départ. Les passagers, qui ont à choisir
entre deux genres de mort, obéissent et aident le mou­
vement. Les voyant faire la manœuvre avec des tron­
çons de rames et de planches, les Tunisiens poussent
des huées. Jean se dépouille de son manteau, l’étend en
290 PHYSIONOM IES DE SAINTS

forme de voile; et, à genoux, le crucifix à la main, il


invoque l’Etoile de la mer. Les vents se taisent, et, en
moins de deux jours, le vaisseau désemparé, sans gou­
vernail, sans voiles et sans rames, fait dans le port
d’Ostie son entrée triomphante.
Le souverain pontife pleura d’admiration.
Cepen'dant, Félix de Valois était toujours à Cerfroy.
Pendant que son ami faisait les choses du dehors, il
organisait celles du dedans. Il priait, et dans ses prières
demandait au Seigneur de revoir Jean avant de mourir.
Sa prière fut exaucée. Jean vint à Cerfroy. Quels du­
rent être les sentiments et les entretiens de deux pareils
amis, dans une pareille situation, pleins de tels souvenirs
et de tels récits 1 Après avoir mêlé une dernière fois
leurs larmes, ils se séparèrent pour ne plus se retrouver
qu’au ciel.
Immédiatement après le départ de Jean, Félix tomba
malade. Quand il mourut, son ami fut averti 3e sa gloire
par une vision.
Il ne tarda pas à aller le rejoindre. Le corps de Jean
fut illustré par les miracles qui éclatèrent sur son tom­
beau.
L ’ordre des Trinitaires a été rétabli en France le 15
septembre 1859, dans l’ancien couvent de Faucon. Il
possède maintenant deux maisons, l’une à Notre-Dame
de Sise et l’autre à Cerfroy.
Le R. P. Calixte, trinitaire lui-même, a publié la
Vie de saint Jean de Matha, à Paris, chez Watelin.
CHAPITRE XXXV

SAINT CHRISTOPHE.

Saint Christophe a existé. Son nom inscrit dans les


martyrologes, les Eglises qui portent son nom, le culte
dont il est l'objet, interdisent le doute à cet égard. Mais
quelle est sa part ? Entre son histoire et sa légende bien
des confusions sont possibles. Certaines choses sont
historiques, particulièrement son martyre. Sa mort est
plus connue que sa vie. Il fut persécuté sous l’empereur
Dèce. Deux courtisanes furent envoyées dans sa prison;
au lieu de devenir leur vaincu, il devint leur vainqueur.
Elles embrassèrent la foi et subirent elles-même3 le
martyre. On les appelait Nicelle et Aquiline. Le bâton
de saint Christophe planté en terre fleurit merveilleu­
sement; sa parole plantée dans le cœur des deux courti­
sanes fleurit aussi. Les fruits rouges du martyre illus­
trèrent cette tige ingrate.
(Saint Christophe fut du nombre de ces martyrs sur
qui furent essayés inutilement de nombreux supplices
et qui ne succombèrent qu’à la décollation. P ar une
mystérieuse dispensation des forces de la vie et de la
mort, ceux qui étaient protégés contre les autres formes
de supplice finissaient leurs travaux quand le glaive
approchait de leur tête. Les lois de la nature, suspen­
dues pendant le commencement de leur martyre, repre­
naient vigueur à la fin, et quand tous les instruments de
mort avaient échoué, le glaive faisait son œuvre. La
292 PHYSIONOM IES DE SAINTS

célèbre prière de saint Christophe mourant a retenti


dans le moyen âge. Il pria d’avance pour tous ceux
qui devaient un jour implorer la miséricorde divine par
son intercession, et demanda que cette miséricorde ne
fût pas implorée en vain.
Saint Christophe est représenté d ’une grandeur pro­
digieuse, portant l’Enfant Jésus sur son épaule et pas­
sant une rivière.
Je ne vais pas m’arrêter à discuter l’authenticité
historique des faits, ni me livrer à un travail de sépara­
tion absolument impossible entre l’histoire et la légende.
Je vais chercher le sens de la vie de saint Christophe
dans la Légende dorée. Ce livre, fort rare et fort inté­
ressant, n ’a pas d’autorité historique; mais les traditions
qu’il contient sont fdu plus haut intérêt et nous donnent
de précieuses indications sur la nature et le caractère
secret de mille personnes et de mille choses.
Très ordinairement, les Saints se présentent à nous
avec la physionomie de la douceur et de la patience
plutôt qu’avec celle de la force. Ils ont contre eux-
mêmes cette force énorme que produit la patience. Mais
la force extérieure, la force qui domine, qui renverse,
qui écrase, n ’apparaît chez eux qu’à de très rares inter­
valles. Elle est habituellement l’acci'dent et non l’exer­
cice de leur vie. Chez saint Christophe, au contraire, la
force paraît être la base de tout l’édifice !
Sa sainteté est fondée, à ce qu’il paraît, sur la force,
et sa conversion sur le désir de la force.
Sa légende dit qu’il était Chananéen, c’est-à-dire fils
d’une race maudite. Elle ajoute que lui-même portait
un nom maudit. Il s’appelait Reprobus : le Réprouvé.
Il faut donc supposer, pour entrer dans l’esprit de la
tradition, que Christophe sentait sur ses épaules le
poids de l’anathème. Or, il lui vint à l’esprit, nous dit
toujours la tradition, de chercher le souverain le plus
puissant du monde, et de se mettre à son service.
SAINT CHRISTOPHE 293

Qui sait s’il ne cherchait pas secours, s’il ne voulait


pas demander à cette puissance inconnue et suprême
la délivrance, dont le poids de l’anathème lui faisait
sentir la nécessité. Historiquement, je n’affirme rien,
bien entendu; philosophiquement, la chose est très belle.
Il entend le nom d’un roi, cité comme le plus puissant
du monde. Il va le trouver. Ce roi attachait, à ce qu’il
paraît, une grande importance à le garder près de lui.
Arrive un jongleur qui chantait en faisant son métier et
qui dans sa chanson nommait le diable.
Quand le nom du diable était prononcé, le roi faisait
le signe de la Croix. Christophe, apparemment inquiet
et mal persuadé de la toute-puissance du souverain, lui
demanda l’explication de ce signe. Le roi, qui sentait
venir le dénouement, refusa de la donner. Insistance de
Christophe. Refus du roi. Christophe, averti intérieu­
rement que ce roi craignait quelque chose et par consé­
quent n ’était pas maître de tout, lui déclara qu’il le
quittait s’il ne s’expliquait pas. Le roi s’expliqua.
«Quand j ’entends nommer le diable, dit-il, je fais le
signe de la Croix, pour ôter au diable le pouvoir de me
nuire. — Comment, dit Christophe, vous avez peur du
diable ? Ainsi il est plus puissant que vous ! E t moi
qui me croyais au service 'du plus puissant seigneur ! Je
vous quitte. »
E t Christophe partit. Il courut à travers le monde,
cherchant le diable pour se donner à lui, puisque c’était
le diable qui était le plus fort.
Comme il cheminait à travers une solitude, il vit venir
à lui un personnage d’un aspect terrible : — Où vas-tu,
lui dit ce personnage ? Qui cherches-tu ?
— Je cherche le seigneur diable, répondit Christophe,
car j ’ai entendu dire que la puissance lui appartient.
— Je suis celui que tu cherches, répondit le person­
nage.
E t voilà Christophe, ou plutôt Reprobus, au service
294 PHYSIONOM IES DE SAINTS

du diable, lui obéissant et le suivant. Mais tout à coup,


comme ils marchaient ensemble, ils rencontrent une
croix. Le diable fait un détour.
— Que signifie ceci, demanda Christophe ? Pourquoi
évites-tu la Croix ?
Le diable, qui connaissait son homme, refuse de ré­
pondre.
— On dirait que tu as peur, dit Christophe,
Enfin, après les refus que la circonstance commen-
dait, sur la menace formelle que lui fait Christophe de
le quitter à jamais s ’il ne s’explique pas à l’instant
même, le diable avoue qu’il craint la Croix, ‘depuis que
Jésus-Christ est mort sur elle.
— Ah ! tu as peur, répond Christophe. Tu n ’es pas
le plus puissant. Adieu, je vais marcher jusqu’à ce que
je trouve Jésus-Christ. Jésus-Christ. Où est Jésus-
Christ ?
— Allez-vous-en trouver cet ermite qui est là-bas, lui
dit quelqu’un. Il vous indiquera Jésus-Christ.
— Que faire pour voir Jésus-Christ? dit Christophe
à l’ermite.
— Il faut jeûner, répond l’ermite.
— Jeûner? répond Christophe, j ’en suis incapable.
Indique-moi autre chose. Je ne peux pas jeûner.
L ’ermite indique dTautres exercices de piété.
— Impossible, répon’d Christophe, je suis incapable
de tout cela.
— Ecoute, reprend alors l’ermite, vois-tu là-bas ce
fleuve dangereux ? Ceux qui essayent de le passer y
laissent souvent leur vie.
— Je le vois, dit Christophe.
— Eh bien ! répond l’ermite, installe-toi sur son bord;
ta taille énorme et ta force prodigieuse te serviront
à transporter d’une rive à l’autre les voyageurs. Sois le
serviteur de tout le monde, et tu verras le Roi Jésus-
Christ.
SAINT CHRISTOPHE 295

— Oui, dit Christophe, je peux faire ceci, et je le


ferai.
Il s’établit sur le bord du fleuve, s’y bâtit lui-même
une demeure, prit une perche pour bâton. Et, se soute­
nant sur Veau à l’aide de cette perche, il transportait
d’une rive à l’autre les voyageurs.
Ainsi se passa sa vie. Il était le serviteur de tout le
monde. Un jour il se reposait dans sa demeure et le
sommeil s’empara de lui. Il fut tout à coup éveillé par
la voix d’un enfant qui criait : « Christophe, viens et
porte-moi ! » Il sortit précipitamment, chercha et ne
vit personne. Il rentra et tout à coup la même voix se
fit entendre : « Christophe, viens et porte-moi !» Fort
étonné, Christophe se lève, sort encore, regarde et ne
voit personne. Il rentre et tout à coup :
« — Christophe, viens et porte-moi ! »
Troisième appel de la même voix ! Comme il était le
serviteur de tout le monde, Christophe sort encore et
cherche encore. Mais cette fois il trouve un enfant qui
voulait passer le fleuve.
Christophe prend l’enfant sur son épaule et, se mu­
nissant de son bâton, entre dans le fleuve pour le
traverser.
Mais tout à coup l’enfant augmente le poids, l’eau
du fleuve se soulève, et le poids de l’enfant augmente.
Christophe avance; mais à chaque pas le poids de
l’enfant augmente. Christophe avance toujours, et le
poids de l’enfant augmente toujours. Le géant est écrasé,
hors d’haleine, presque submergé, car l’eau du fleuve se
gonfle toujours. On dirait qu’on vient d’y jeter le monde,
et qu’elle grossit en raison de la masse qu’elle a reçue.
Christophe va succomber. Enfin, par un suprême effort,
il touche l’autre rive.
Il dépose l’enfant et lui dit :
—'J ’ai cru périr, et j ’aurais eu le monde entier sur
mes épaules que je n ’aurais pas plus souffert.
296 PHYSIONOM IES DE SAINTS

— Christophe, répond l’enfant, tu as porté plus que


le monde, tu as porté le Créateur du monde : je suis
le Roi Jésus-Christ. Plante sur cette rive le bâton que
tu portais, tu verras demain comme je l’aurai fait.
Christophe obéit, et le lendemain son bâton était un
palmier magnifique, couvert de feuilles et chargé de
fruits.
Il y a bien des choses dans cette légende, et ces choses
sont d’un genre à part. Il semble qu’elle porte non pas
tant sur les vertus de saint Christophe, et qu’elle nous
déclare mystérieusement, symboliquement, prophéti-
ment peut-être, une exception extraordinaire. Saint
Christophe déclare qu’il n ’est pas apte à ce qu’on lui
demande d’abord. Il a le sentiment d’une nature excep­
tionnelle, entraînant une volonté exceptionnelle et une
vocation exceptionnelle. Sa vocation sera la bonté et il
le sent bien, la bonté d’avoir égard à la nature. Il pas­
sera les hommes d’une rive à l’autre, et parmi les passa­
gers se trouvera Jésus-Christ. Qui peut donc compter
les sens de ce mot : passer les hommes d’une rive à
l’autre? Mais, passer Jésus-Christ, «qu’est-ce que cela
veut dire? On ne voit pas peut-être; mais on entrevoit,
surtout si on se souvient que Christophe s’appelait
Christophe Colomb. Il passa Jésus-Christ d’une rive à
l’autre et risqua mille fois de mourir sous le fardeau.
Christophe est un nom terrible. Etre Porte-Christ,
cela signifie quelque chose de singulier, et peut-être le
mystère de ce nom contient-il le mystère de l’histoire,
dans ce qu’il y a de plus caché. Quand les autres passa­
gers l’appelaient, Christophe voyait celui qui appelait.
Mais quand ce fut l’Enfant très lourd, il chercha plu­
sieurs fois et ne vit pas d’où la voix venait.
CH APITRE X X X V I

MARIE ALACOCQUE.

Quand l’homme veut agir, il choisit l’instrument le


plus capable de la fin qu’il se propose. Si un souverain
choisit un ministère, il le prend ou essaye de le prendre
tel que ses fonctions le réclament. Si un homme veut
faire son portrait, il s’adresse à un peintre, il ne s’adresse
pas à un cordonnier.
Quand Dieu veut agir, il prend le procédé directement
contraire. Il choisit l’instrument le plus absolument in­
capable. Il est jaloux de montrer qu’il agit seul et va
chercher la faiblesse la plus extrême pour que nous ne
soyons pas tentés d’attribuer la force à l’instrument.
Déjà, du temps de saint Paul, il avait choisi la faiblesse
pour confondre la force, Saint Pierre, qui devait la re­
présenter, lui à qui la puissance allait être donnée, la
puissance officielle, le gouvernement, saint Pierre qui
allait lier et délier, saint Pierre, le maître des clefs,
chargé d’ouvrir et de fermer le ciel, saint Pierre est
désigné par une faiblesse incalculable : il renie trois
fois, par peur d’une servante, celui dont il avait vu la
face resplendir sur la montagne du Thabor. Il faut scru­
ter cette faiblesse et pénétrer dans cet abîme, si l’on
veut savoir à quel point saint Pierre représente la force;
car l’abîme appelle l’abîme, et il représente la force
avec une réalité divine d’autant plus grande que sa
faiblesse humaine fut plus incommensurable.
20
293 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Un jour saint François d'Àssise rencontra un reli­


gieux qui lui dit : Pourquoi donc, pourquoi donc ce
concours de monde vers vous ? Pourquoi cette foule ?
Pourquoi ce respect ? Pourquoi se presse-t-on sur vos
pas ?
Saint François répondit :
— Dieu a regardé le monde, cherchant par quel misé­
rable il pourrait bien manifester sa puissance. Ses yeux
très saints, en tombant sur la terre, n ’ont rien trouvé
de si vil, de si bas, de si petit, de si ignoble que moi.
Voilà la raison de son choix.
Vous voyez que c’est toujours le même procédé.
Cependant il restait dans Pierre et dans François de
grands dons naturels. C ’étaient des âmes élevées. Fran­
çois avait quelque chose de naturellement sublime dans
l’esprit et de naturellement héroïque dans le cœur.
Mais si nous regardons Marie Alacocque, qui fut
chargée d’une grande œuvre, nous contemplerons un des
chefs-d'œuvre de la misère humaine sans compensation.
Ce n’est pas une grande nature égarée par de grandes
passions; c’est une petite nature, étroite, sans attrait,
sans lumière naturelle, sans style, sans parole. Elle
n ’avait qu’une chose, l’amour, le dévouement. Mais telle
est la pauvreté de ses moyens naturels que l’amour
même la ren’d rarement éloquente. Elle bégaye, elle
ânonne, elle hésite. Elle ne sait pas. Seulement, elle
aime et elle obéit. La voilà dans la gloire. Elle est
choisie.
< Je t ’ai choisie, lui dit Jésus-Christ, comme un abîme
d’indignité et d’ignorance pour l’accomplissement de ce
grand dessein, afin que tout soit fait par moi. »
En fait d’ignorance, il est difficile d’aller plus loin.
M. Louis Veuillat a fait le parallèle de Dante et
d’Angèle de Foligno.
Même comme œuvre humaine et comme poésie, il
préfère infiniment Angèle de Foligno, et il a raison.
M A R IE ALACOCQUE 299

Les foudres du cœur éclatent dans Angèle.


«Si un ange, dit-elle, me prédisait la mort de mon
amour, je lui dirais : C ’est toi qui, es tombé du ciel. Et
si quelqu’un, n’importe qui, me racontait la Passion
de Jésus-Christ, comme je la sens, je lui dirais : C’est
toi qui l’as soufferte (1 ). »
Ses anéantissements, quand le nom de Dieu est pro­
noncé devant elle, dépassent les transports des plus
grands poètes anciens ou modernes.
Sainte Thérèse, quoique très inférieure à Angèle, est
cependant une femme hors ligne. Renan l’admire beau­
coup. L ’imagination de sainte Thérèse est ardente et son
esprit est subtil.
Mais Marie Alacocque est un défi jeté à l’esprit hu­
main. Personne n ’eût songé à la choisir, personne excep­
té Dieu, qui voulut priver ici son instrument de toutes
les splendeurs humaines, sans en excepter une. Aussi
pauvre d’intelligence que de fortune, elle ne sait com­
ment rendre compte de ce qui se passe en elle. Son
dévouement est sans bornes, son amour est généreux
jusqu’au plus complet et au plus déchirant sacrifice d’elle-
même tout entière. E t cependant son biographe, le R.
Père Giraud, supérieur des missionnaires de la Salette,
dit à propos d’une de ses révélations :
« Ce langage paraîtra peut-être au pieux lecteur peu
digne de Notre-Seigneur. Il faut l’éclaircir sur ce point,
afin de dissiper en lui toute impression défavorable...
« Ce qui a paru petit et puéril dans l’expression, au
jugement de quelques censeurs, ne sera pas attribué à
Jésus-Christ, mais à la simplicité de la personne qui
fait parler Jésus-Christ, et on n ’attribuera au divin
Maître que le fond et la substance des pensées et des
sentiments. »
Pour les détails de sa vie, nous renvoyons le lecteur
1. Visions1 et révélations d*Angèle de Foligno.
300 PHYSIONOM IES DE SAINTS

au livre du père Giraud (x ) , qui, s’effaçant autant que


possible, a laissé parler la Bienheureuse elle-même,
s’appliquant seulement à expliquer et à commenter sa
vie et ses paroles. Il serait difficile de rencontrer un
plus digne commentateur; car l’esprit de la Bienheureu­
se le pénètre si parfaitement que c’est à peine si elle
cesse de parler, quand le père Giraud parle.
Cette pauvre fille, absolument dépourvue d’imagina­
tion, voit Jésus-Christ et l’entend lui dire :
« Mon divin Cœur est si passionné d’amour pour les
hommes et pour toi en particulier, que ne pouvant con­
tenir en soi les flammes de son ardente charité, il faut
qu’il répande par ton moyen. »
Quelques-uns croiront que la pauvre religieuse tra ­
vaillait à s ’exalter et qu’on travaillait autour d ’elle à
l’exalter; c’est le contraire qui arrivait.
Ses voies extraordinaires ne convenaient pas, lui di-
sait-on à la Visitation de Sainte-Marie, et il fallait y
renoncer.
On lui donne à garder une ânesse et son ânon, pour
occuper et distraire son esprit. Elle répond : « Puisque
Saül, en gardant des ânesses, a trouvé le royaume
d ’Israël, il faut que j ’acquière le royaume du ciel en
courant après de tels animaux. »
Suivant la remarque intéressante du père Giraud,
cette pauvre fille, qui ne sait rien, cite sans cesse l’Ecri­
ture. Elle en a même une intelligence tout à fait au-
dessus de sa nature.

1. La Vie de la bienheureuse Marguerite-Marie, religieuse


de la Visitation, écrite par elle-même. Texte authentique de
ce précieux écrit, accompagné de notes historiques et théolo-
logiques, et suivi du récit des dernières années de la vie de
la Bienheureuse et d’une neuvaine en son honneur, par le
Père S. M. Giraud.
M A R IE ALACOCQUE 301

On attribue tantôt à la nature, tantôt au démon les


phénomènes qui se passent en elle. On lutte par tous les
moyens possibles contre elle et contre eux. Elle se fait,
par obéissance, la complice des erreurs que l'on commet
sur elle. Tout conspire contre elle, y compris elle-même.
Elle n ’a ni talent, ni intelligence, ni autorité, ni pres­
tige. On intéresse sa conscience à lutter contre ses
visions.
Contre elle, elle a tout. Pour elle, elle n ’a rien. Ce­
pendant elle a triomphé, elle triomphe et surtout elle
triomphera. Sans armes, sans industrie, sans génie, sans
allié, elle a conquis la gloire, qu’elle fuyait. La gloire
la fuyait; elle fuyait la gloire, et cependant les voilà
unies l’une à l’autre dans le temps et dans l’éternité.
Son nom est connu partout; beaucoup s’en moquent,
il est vrai. Mais ceux-là même le connaissent. Leur mo­
querie, comme leur colère, est un hommage d’autant
plus frappant qu’il est involontaire. C ’est un hommage
rendu de force à cette inconcevable célébrité, qui n ’a
pas d’explication humaine. Si ce n ’est pas Dieu qui l’a
glorifiée, qui donc l’a glorifiée, et par quel prodige une
telle petite fille, si parfaitement dépourvue de dons na­
turels, par sa pauvreté intellectuelle, par sa pauvreté
sociale, par sa pauvreté religieuse, incapable de toutes
les manières, désirant en outre l’obscurité qui semblait
à tous les points de vue lui être assurée; comment cette
pauvre fille, dont nous ne devrions pas savoir le nom,
est-elle à la fois glorieuse et célèbre, glorieuse dans
l’Eglise, célèbre dans le monde ? On se moque ’d’elle,
bien entendu. Mais, si elle eût été livrée à l’oubli natu­
rel qui l’attendait nécessairement, il serait aussi impos­
sible de s’en moquer que de la vanter. Car on ne se
moque pas, après deux siècles, dans le monde entier, de
la première petite fille venue. On l’ignore, et voilà tout.
Si Marie Alacocque eût cherché, par une maladresse
insigne, la réputation, jamais elle ne l’eût rencontrée.
302 PHYSIONOMIES DE SAINTS

Par dessus toutes les tiisgrâces réunies de la nature et


de la société, elle porte un nom qui dit lui-même une
disgrâce. Ce mot : Alacocque, prête à la plaisanterie.
Toute la vie de la bienheureuse Marguerite-Marie
Alacocque est une lutte entre la grossièreté de sa nature
et Télévation qui lui est conférée. Un jour, elle veut
faire une pénitence corporelle sur la nature de laquelle
elle ne s’explique pas, mais qui lui donnait, dit-elle,
grand appétit par sa rigueur. Jésus-Christ le lui défend;
car, dit-elle, étant Esprit, il veut aussi les sacrifices de
l’Esprit.
C ’est simple et clair; mais elle était incapable de
penser cela naturellement.
Une autre fois, Jésus-Christ lui dit : « Je te rendrai
si pauvre, si vile et si abjecte à tes yeux, et je te dé­
truirai si fort dans la pensée de ton cœur, que je pourrai
m ’édifier sur ce néant. »
Remarquez ce mot : dans la pensée de ton cœur :
c’est le style de l’Ecriture. Voilà Marguerite-Marie qui
parle admirablement. Comment donc s’y pren'd-elle ? E t
qui donc lui apprend à penser comme saint Paul ?
Mais qui donc lui apprend aussi à penser comme
Moïse ?
Jésus-Christ lui montre un jour les châtiments qu’il
réserve à certaines âmes, ennemies de Marguerite-
Marie.
«Je me jetai, reprend Marguerite-Marie, à ses pieds
sacrés, en lui disant : — O mon Sauveur ! déchargez
sur moi toute votre colère, et m’effacez du livre de vie
plutôt que de perdre ces âmes qui vous ont coûté si
cher ! E t il me répondit : — Mais elles ne t ’aiment pas
et ne cesseront pas de t ’affliger. — Il importe, mon
Dieu ! pourvu qu’elles vous aiment, je ne veux cesser
de vous prier de leur pardonner. — Laisse-moi faire, je
ne les peux souffrir davantage. — E t l’embrassant en­
core plus fortement : Non, mon Seigneur, je ne vous
MARIE ALACOCQUE 303

quitterai point que vous ne leur ayez pardonné. — E t


il me disait : Je le veux bien si tu veux répondre pour
elles. — Oui, mon Dieu, mais je ne vous paierai tou­
jours qu’avec vos propres biens, qui sont les trésors 'de
votre Sacré Cœur. ■ — C ’est de quoi il se tint content. »
Ne reconnaissez-vous pas Moïse ? « Lâche-moi ? —
Non je ne vous lâcherai pas.»
La vie de la bienheureuse Marguerite-Marie, com­
mencée par elle, est terminée par le P. Giraud. Il n’oût
pas été facile de choisir un plus digne historien. On
pourrait croire que le P. Giraud a été le directeur de
la Bienheureuse, tant il la connaît profondément. Il ne
la connaît pas seulement avec la pensée de son esprit,
il la connaît avec la pensée de son cœur. Il a puisé aux
mêmes sources. Il ne faut pas insister plus longtemps
sur lui, dans la crainte de lui déplaire, car il est de ceux
qui aiment le secret.
CHAPITRE XXXVII

SAINT SIMEON SALUS.

On a souvent remarqué qu’une certaine folie est un


des caractères de la sainteté. La vertu, dans la forme
ou le degré où l’homme la trouve raisonnable et lui
donne la permission d’exister, la vertu, conforme aux
pensées humaines, celle qui ne les étonne pas, qui ne
les confond pas, cette vertu est bien loin d’être méprisée
par l’Eglise. Il faut lui rendre tout l’honneur qui lui est
dû; mais cet honneur n ’est pas celui de la canonisation.
Les fidèles sont honorés. Les saints sont canonisés. La
vie d’un fidèle digne de ce nom est profondément belle.
C ’est une conformité superbe aux lois générales, aux
lois connues qui régissent l’ordre universel. C’est une
adhésion de l’intelligence et de l’âme aux vérités essen­
tielles. C ’est une justice et une charité qui ne font pas
éclater la mesure connue, mais qui vont, jusqu’à une
certaine limite, dans la direction du vrai et ’du bien. La
vie du fidèle est belle aux yeux de Dieu, belle aussi
quelquefois aux yeux des hommes.
Les hommes l’approuvent, pa-rce qu’elle satisfait, sans
la dépasser, l’idée qu’ils ont du vrai et du bien. Les
hommes profitent de cette vertu, et voient le profit qu’ils
en tirent. Aussi, ils honorent et ne rient pas.
Le saint, lui, va beaucoup plus loin. Il pénètre dans
la région du mystère. Les hommes voient ses actions
extérieures, mais ils ne voient pas ses actions intérieures ;
SAINT SIMEON SALUS 305

son âme est à perte de vue. L’esprit qui le dirige est


au delà de l’horizon visuel des hommes. Ceux-ci, voyant
ses actes extérieurs et n’en pénétrant pas le sens, le
croient fou et se moquent de lui.
Provoquer la moquerie est un des caractères de tout
ce qui dépasse la mesure ordinaire. Ces lois générales
s’appliquent d’une façon directe et particulière à saint
Siméon Salus, qui semble avoir voulu donner le type
de la chose dont nous venons de parler.
Un jour, deux jeunes gens revenaient du pèlerinage
de Jérusalem. C’était au temps de Domitien. Us avaient
visité les Lieux Saints. Us revenaient dans leur pays
par la vallée de Jéricho.
De là où ils étaient ils apercevaient le Jourdain et
sur la rive du fleuve béni, du fleuve consacré, la multi­
tude des monastères, qui semblaient plantés là comme
des arbres produits par la fertilité du sol et jetés par
la main divine sur le bord des eaux courantes. L ’un des
deux jeunes gens, qui s’appelait Jean, prit la parole et
dit : — Sais-tu qui habite là ? Ce sont des anges, revê­
tus de la chair humaine.
— Peut-on les voir ? répondit Siméon.
— Oui, reprit Jean, si on veut les imiter. Et, aperce­
vant un sentier : Voici, dit-il, la route de la vie; nous
suivons celle de la mort. Aussitôt ils changèrent de
direction, et symbolisèrent par ce changement matériel
et subit le changement subit de toute leur existence, qui
s’accomplit en une seconde.
Us frappent à la porte du premier monastère qu’ils
rencontrent; c’était celui de l’abbé Jérasime. C’est là
qu’habitait Nicon le vieillard, Nicon à qui Dieu par­
lait, Nicon à qui sa grande expérience des choses divines
donnait une singulière autorité. Les deux jeunes gens
demandèrent l’habit monastique, qui ne leur fut pas
accordé légèrement. U fallut supplier.
306 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Nicon avait connu leur arrivée par une révélation in­


térieure. Il voulut cependant éprouver les voyageurs et
la profondeur de leur vocation.
Mais tout à coup, sur la tête de l’un des novices, Jean
et Siméon voient une auréole. Leur désir s’enflamme.
Nicon leur donne l’habit désiré. Au bout de deux jours
ils ne virent plus l’auréole, et Siméon dit à Jean : « Je
crois que Dieu ne nous voulait ici qu’un moment. Nous
n ’avons pas trouvé notre place définitive. Je voudrais
vivre seul, absolument inconnu des hommes. » Tous
deux s’ouvrirent à Nicon, qui approuva leur projet.
Jean et Siméon repartirent avec la bénédiction du vieil­
lard inspiré. Nicon connut intérieurement la pureté de
leur désir, qui ne venait ni de l’inconstance humaine ni
de l’illusion diabolique, mais de l’Esprit-Saint directe­
ment. Les deux jeunes gens prennent le chemin de la
mer Morte. Us arrivent à la cellule d’un solitaire, ré­
cemment mort, et s’y installent.
Us passèrent là ensemble vingt-neuf ans.
Vingt-neuf ans ! ces trois mots sont bientôt pronon­
cés ! Mais que de choses ils contiennent 1
Quelle vie menèrent-ils pendant vingt-neuf ans ? Que
de combats, que de luttes et, très probablement que de
lumières ! Si nous savions toute leur histoire intérieure
pendant ces vingt-neuf ans, qui sait dans combien de
secrets pénétreraient nos regards ?
Les vingt-neuf ans passèrent et Siméon dit à Jean :
« Je suis un nouvel appel de Dieu. U veut que désor­
mais je converse avec les hommes.»
Jean fut épouvanté. Il trembla de voir son ami tom­
ber dans l’illusion. U le détourna de son entreprise,
jusqu’au moment où, vaincu par la sagesse de Siméon,
il comprit que celui-ci était réellement inspiré de Dieu.
D ’ailleurs, une apparition de Nicol vint dissiper ses
derniers doutes. Siméon partit; mais il promit à Jean,
SAINT SIMÉON SALUS 307

dans la solennité de leurs adieux, qu’il le reverrait une


fois avant de mourir.
Siméon alla d’abord à Jérusalem, et pendant trois
jours d’une ardente et continuelle prière, il demanda à
D ieu de cacher pendant toute sa vie aux hommes les
faveurs qu’il lui ferait. Il demanda de passer pour fou.
Cette conduite étrange et qui appartient à l ’ordre
des choses mystérieuses rentre dans la loi que je cons­
tatais tout à l’heure.
Certes, l’humilité n ’exige pas habituellement l’acte
que fit Siméon. M ais il y a chez les Saints des violences
mystérieuses qui répondent à des secrets inconnus, et
sont peut-être destinées à compenser les violences que
les hommes commettent en sens inverse, dans le sens
inverse, dans le sens du péché. Un excès apparent com­
pense un excès réel.
A dater de ce moment, la vie de saint Siméon renversa
toutes les habitudes des hommes et même presque tou­
tes les habitudes des Saints. Autant il s ’était appliqué
à fuir les hommes, autant il s’appliqua à s ’y mêler.
M ais, au lieu de chercher parmi eux ce qu’on y cherche
ordinairement, il chercha et trouva le contraire. Il passa
pour fou et, à travers tout ce qu’il fallait pour produire
l’effet contraire, il produisit l’effet demandé et promis.
Il est vrai qu’il le rechercha par tous les moyens natu­
rels. M ais, à l’instant où sa sagesse allait le trahir, tou­
jours quelque chose d’inattendu vint au secours de son
désir et lui conserva l ’apparence de la folie. Ainsi, sa
conduite vis-à-vis des hommes fut différente dans les
deux phases de sa vie : il commença par les fuir et
finit par les rechercher. M ais l’unité de l’Esprit préside
à ces différentes démarches; car il cherche l ’obscurité
d ’abord, ensuite le mépris; de sorte que la prudence
humaine est deux fois confondue, par sa retraite d’abord
et, comme si cela ne suffisait pas, par son audacieuse
immixtion.
308 PHYSIONOM IES DE SAINTS

Car si jamais quelqu’un prêcha à temps et à contre­


temps, ce fut lui. Il ne choisissait ni les hommes, ni les
choses, ni les compagnies, ni les moments. Il se jetait
dans la mêlée des aventures humaines; il se précipitait
à la tête des pécheurs sans regarder aux circonstances.
Il ne se croyait pas tenu aux précautions qu’ont obser­
vées beaucoup de Saints. Même vis-à-vis des dangers,
il usait d’une liberté merveilleuse. Car le vieillard Nicon
lui avait promis, dans son apparition, que les périls de
la chair n’existaient plus pour lui. C ’est pourquoi il se
lançait dans les sociétés les plus mal famées. Il abordait
les voleurs dans leurs antres, les hommes et les femmes
de mauvaise vie. Seulement l’Esprit qui le conduisait
éclatait par des conversions d’autant plus frappantes
qui les habitudes du prédicateur étaient plus extraordi­
naires et ses paroles plus intempestives. Il réussissait
là où un autre eût échoué cent fois, et il réussissait sans
se trahir. On disait : « Siméon est fou, » ou bien on ne
disait rien; mais on se trouvait converti.
Un jour, par compassion pour sa folie, le diacre de
leglise d’Emère donna l’hospitalité à Siméon. Quelque
temps après, voici le diacre accusé de meurtre. Toutes
les apparences sont contre lui : il est condamné à mort.
Au moment de l’exécution, la potence était déjà dressée,
deux cavaliers arrivent bride abattue et criant au bour­
reau : «Arrêtez, arrêtez; celui-ci est innocent. Nous
tenons le coupable. >
Le diacre délivré vient trouver Siméon, et lui voit sur
la tête deux globes de feu. Il n’ose approcher; mais
Siméon lui dit : « Rends grâce à Dieu, mais souviens-
toi de deux pauvres que tu as refusé de secourir quand
tu pouvais le faire. C ’est pour cette faute vraie que
tu as été accusé d’un crime faux. »
Prévoyant le tremblement de terre qui allait renver­
ser Antioche, il entra dans un édifice public, un fouet à
la main. Il frappa certaines colonnes, disant : « Toi, ne
SA IN T SIMEON SALUS 309

bouge pas. Ton seigneur t ’ordonne de demeurer ferme. »


Les colonnes qu’il avait touchées restèrent immobiles.
II avait dit à l’une d’elles : < Toi, tu ne tomberas ni ne
tiendras. »
Celle-ci demeura penchée et fendue.
Il entra dans une école et salut respectueusement
certains enfants.
Puis, se tournant vers le maître : « Oh ! gardez-vous
de les frapper, dit-il. Je les aime et ils vont faire un
grand voyage. » Le maître d’école regarda sortir le fou.
M ais bientôt la peste se déclara dans la ville, et tous
les enfants qu’avait salués Siméon moururent.
E t cependant il passait pour fou. Il est vrai qu’il
soutenait sa réputation en m ettant de son côté toutes
les apparences de la folie. M ais, dans une circonstance
où quelqu’un allait dire la vérité, celle-ci fut retenue
d’une façon effrayante sur les lèvres d’où elle allait
sortir.
Parlant à un homme riche et puissant qui demeurait
aux environs d’Emère, Siméon lui avait dit : « T u as
fait telle action que personne ne sait. T u as cette pensée
que personne ne connaît. »
Cet homme, épouvanté comme en présence d’un pro­
phète, voulut publier la merveille qu’il voyait. M ais sa
langue demeura immobile, et il cessa de pouvoir parler.
Ainsi la prière de Siméon demeura exaucée; ainsi la
vérité fut arrêtée un moment par la prière de Siméon,
comme autrefois le soleil par la prière de Josué. Ainsi
éclata la puissance qui présidait à l’erreur des hommes.
L e temps arrivait où, dans les décrets éternels, Si­
méon devait se reposer. Il en fut prévenu intérieurement
et il retourna à son ancienne solitude pour tenir la
promesse qu’il avait faite à Jean, le revoir avant de
mourir et lui annoncer leur prochain départ à tous
deux. On ne connaît pas leur conversation. Quels souve­
nirs et quelles espérances s’élevèrent en eux, après une
310 PHYSIONOMIES DE SAINTS

telle union, après une telle séparation, après une telle


vie, avant une telle mort ? Nous l’ignorons. Siméon
revint chez son hôte, le pria de ne point entrer avant
deux jours dans sa cellule et s’y enferma. Car il voulait
dérober sa mort comme sa vie à la connaissance des
hommes. Il voulut même les tromper par sa mort comme
par sa vie; il se cacha sous les sarments qui lui servaient
de lit, et mourut.
Quand on entra, au bout de deux jours, dans sa
cellule, on le trouva mort, et le lieu où gisait son corps
fit croire qu’il avait rendu l ’âme dans quelque égare­
ment et dans un accès d’insanité.
On porta son corps, sans honneur, au cimetière des
pèlerins. M ais des voix célestes s’élevèrent en l’air, et
les anges chantèrent, puisque les hommes ne chantaient
pas. Stupéfaits de cette merveille, les habitants d’Emère
se souvinrent et se repentirent. Sortant de leur sommeil,
ils se rappelèrent les prophéties et les vertus de celui
qu’ils avaient possédé au milieu d’eux sans le connaître.
Depuis qu’il était venu de la solitude, ses cheveux et sa
barbe n ’avaient jam ais poussé, et sa tonsure était res­
tée sur sa tête, une fois pour toutes, sans avoir besoin
d’être renouvelée.
Suivant l’usage des hommes, ceux qui l’avaient mé­
connu vivant le pleurèrent mort, et chacun se dit : Si
j ’avais su !
M ais les prodiges de sa vie n ’apparurent qu’à ce
moment.
Le Martyrologe romain fait mention de lui au pre­
mier jour de juillet.

F IN
TABLE DES MATIERES

DÉCLARATION DE L 'A U T E U R ....................................................................... V


PRÉFACE......................................................................................................................... VU
Chapitre P remier. — Des rois mages............................. 1
Chapitre II. — Conversion de saint Paul.................... 9
Chapitre Ht. — Saint Jean Chrysostome..................... 18
Chapitre IV. — Saint François de Sales .................. 38
Chapitre V. — Siméon et Anne la Prophétesse.......... 52
Chapitre VI. — Saint Paphnuce.................................... 60
Chapitre VII. — Sainte Françoise romaine................. 68
Chapitre VIII. — Saint Grégoire le Grand.................. 78
Chapitre IX. — Saint Patrice....................................... 88
Chapitre X. — Saint Joseph........................................... 94
Chapitre XI. — Privilège du mois de mars.................. 102
Chapitre XH. — La fin de mars.................................... 105
Chapitre XIH. — Saint Ezéchiel.................................... 113
Chapitre XIV. — Saint Georges.................................... 119
Chapitre XV. — Saint Pierre Célestin......................... 127
Chapitre XVI. — Saint Philippe de Néri..................... 135
Chapitre XVII. — Le mois de juin................................ 141
Chapitre XVIII. — Saint Antoine de Padoue.............. 147
Chapitre XIX. — Saint Leufroi .................................. 155
Chapitre XX. — Saint Jean-Baptiste............................. 161
Chapitre XXL — Saint Goar.......................................... 168
Chapitre XXII. — Saint Elie......................................... 172
Chapitre XXIII. — Sainte Anne.................................... 181
312 TABLE DES MATIERES

Chapitre XXIV. — Sainte Hélène.................................. 190


Chapitre XXV. — L’invention de la Sainte Croix...... 198
Chapitre XXVI. — Saint Bernard................................ 206
Chapitre XXVII. — Saint Augustin............................. 225
Chapitre XXVIII, — Sainte Catherine de Gênes.......... 232
Chapitre XIX. — Saint Joseph de Cupertino.............. 242
Chapitre XXX. — Saint Denys....................................... 252
Chapitre XXXI. — Sainte Thérèse................................ 260
Chapitre XXXII. — Saint Jude.................................... 268
Chapitre XXXm. — Sainte Gertrude........................... 273
Chapitre XXXIV. — Saint Jean de Matha et Saint
Félix de Valois............................................... 282
Chapitre XXXV. — Saint Christophe............................. 291
Chapitre XXXVI. — Marie Alacocque......................... 297
Chapitre XXXVH. — Saint Siméon Salus.................. 304

La présente édition
a été achevée d’imprimer pour
Les Editions Variétés
le trente novembre mil neuf cent quarante-cinq,
au Canada.

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