2006 Chapitre NK Croyances

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Affronter la complexité : représentations et croyances.

Nikos Kalampalikis

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Nikos Kalampalikis. Affronter la complexité : représentations et croyances.. Valérie Haas. Les savoirs
du quotidien. Transmissions, Appropriations, Représentations., Presses Universitaires de Rennes,
pp.229-237, 2006, 978-2753503137. �halshs-00532846�

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AFFRONTER LA COMPLEXITÉ :
REPRÉSENTATIONS ET CROYANCES

« C’est le réel, non le vrai, qui a besoin d’un garant. »


J.-B. Pontalis (1978, p. 14)
« Sommes-nous programmés pour croire ? » Voici le titre de la couverture
d’un numéro récent d’une revue grand public. Un titre qui attire le regard, un
titre qui interroge, qui peut même agacer. D’autant plus que le dossier spé-
cial en question relate des expériences récentes en imagerie cérébrale sur le
« vécu psychologique de l’expérience religieuse », qui démontrent, triom-
phalement, que ce vécu correspond à une activité du cerveau. En fait, après
avoir « câblé » des croyants en état de méditation, des chercheurs en neu-
rosciences ont démontré la manifestation d’un état neurologique particulier
impliquant plusieurs régions du cerveau. Selon eux, lors de la méditation, des
régions cérébrales censées orienter l’individu dans l’espace et le temps,
capables de distinguer le soi du non-soi, sont « désactivées ». L’expérience
religieuse a donc, selon eux, un substrat matériel au niveau d’une zone spé-
cifique du cerveau ; ils se permettent de conclure que « ce processus neuro-
logique a évolué pour permettre à l’homme de transcender l’existence maté-
rielle ». De leur côté, des anthropologues cognitifs interprètent ces mêmes
résultats, et avec eux les religions dans leur ensemble, comme des « épidé-
mies mentales », des sous-produits cognitifs fondamentaux apparus dans le
cerveau au cours de l’évolution. Ces neurothéologistes prônant un évolu-
tionnisme mental mériteraient le commentaire d’Émile Durkheim qui, déjà en
1898, écrivait à propos de la même querelle « qu’une telle géographie céré-
brale tient du roman plus que de la science » (1898, p. 14). Le sociologue
français, dès cette date soutenait, visiblement sans se faire entendre, que les
relations entre le cerveau, le système neuronal et les représentations indivi-
duelles et collectives n’étaient pas de nature étiologique. Or, c’est exactement

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ce que ces recherches essaient actuellement d’établir avec, en plus, une appa-
rence évolutionniste.
Ce chapitre vise à problématiser l’idée du rapport représentations-croyances
et des tensions épistémiques qui s’observent dans l’étude du sens commun. Il
s’appuie sur quelques contrastes de la pensée sociale mis en évidence dans les
sciences humaines qui nous amènent à envisager la pluralité de la connaissance
au-delà de sa simple adéquation aux canons d’une vérité supposée. L’approche
des représentations sociales, théorie-clef de la psychologie sociale, nous offre
l’arsenal conceptuel indispensable pour penser la pluralité des registres d’ap-
propriation de l’action et de la cognition en phase avec les contextes culturels
de leur expression. À ce titre, nous proposons de renouer avec quelques hypo-
thèses inexplorées de cette approche, notamment celle de la polyphasie cogni-
tive, mais aussi la notion des primitifs représentationnels.

Hiatus et continuités
Rappelons-nous, pour débuter ce chapitre, une référence célèbre qui faci-
litera l’exposé. À la question « qu’est-ce qui différencie les primitifs des civili-
sés », Lévy-Strauss répond, lors d’un entretien (Charbonnier, 1961), de manière
métaphorique en prenant l’exemple de la machine. Plus précisément, celui de
l’horloge, associée aux sociétés primitives, et celui de la machine à vapeur,
associée aux sociétés modernes. Voici brièvement la métaphore : l’horloge
fonctionne de manière mécanique ; en utilisant l’énergie qu’on lui fournit au
départ elle peut, théoriquement, continuer à fonctionner ainsi indéfiniment.
Ce type de sociétés, les sociétés froides, produisent peu de désordre, se carac-
térisent par un bas degré d’entropie, et ont tendance à se maintenir dans leur
état initial, ce qui donne l’impression (et uniquement l’impression) d’un temps
figé et d’une société sans progrès et sans histoire 1. À l’inverse, la machine à
vapeur fonctionne de manière thermodynamique, se basant sur la différence
de température entre ses parties (le condenseur et la chaudière) ; elle
consomme son énergie en la détruisant progressivement. Ces sociétés, les
sociétés chaudes, consomment la différence pour exister sur le plan de l’or-
ganisation sociale et sur celui des relations humaines et utilisent le déséqui-
libre pour produire plus d’ordre, mais aussi plus de désordre.
Le conflit, au sens de Simmel (1908), est la force, l’énergie, qui fait mar-
cher les sociétés chaudes. Qui dit conflit, dit antagonismes manifestes ou
latents, luttes et différenciations sociales, majorités et minorités, groupes de
soi et groupes de l’autre, hiérarchies de valeurs.

1. Sans que cela soit interprété comme une sorte d’uniformité entre sociétés primitives. Lévi-
Strauss, en bon « psychologue social », écrit clairement que les différences (intra) entre deux
sociétés primitives, sont plus importantes que celles (inter) entre sociétés primitives et sociétés
modernes (Charbonier op. cit., p. 39).

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Sociétés froides et sociétés chaudes, voici la distinction que Lévi-Strauss a


employé pour souligner une différence, puisqu’il y en a au moins une, se
situant au niveau du processus social et non sur celui du raisonnement. Cette
différence nous interpelle avec d’autant plus de force que nous provenons,
nous vivons et nous étudions davantage les sociétés modernes, les sociétés
chaudes. Or, et c’est le début d’un paradoxe, ce sont les sociétés froides qu’on
associe historiquement à l’univers mental des croyances. Prenons, par exemple,
la littérature anthropologique, sociologique et ethnologique du début du siècle
dernier, Frazer en tête. On remarque que les croyances caractérisent les socié-
tés dites « inférieures », devenant parfois un synonyme de leur prétendue
infériorité. La raison repose principalement sur une association synonymique
entre croyance et religion et une autre, antonymique, entre croyance et
science. Autrement dit, entre un savoir basé sur la foi et un savoir basé sur
l’examen systématique de la raison. Ceci sans oublier le rapport qu’elles entre-
tiennent avec la nature. Cette distanciation symbolise ce chiasme temporel et
culturel et contribue à « nous » immuniser de ce type de pensée collective,
de ce type d’erreurs, biais, fabulations, superstitions, qui ne repose sur rien
d’empirique et qui stigmatise profondément les ayant droit.
En psychologie sociale, la description de la distance existante entre socié-
tés conçues, sociétés vécues – proposée comme une trame par Moscovici
depuis une quinzaine d’années (1988, 1995, 2002) – nous paraît, d’une part
extrêmement propice pour cet ouvrage, de l’autre, assez proche de celle
préalablement exposée. Selon cet auteur, les sociétés conçues veulent se
fonder « exclusivement sur la connaissance autonome, trait caractéristique
de la modernité, à l’abri de toute idée et de toute pratique fondées sur la
croyance », tandis que les sociétés vécues maintiennent « une continuité
entre leurs savoirs et leurs croyances, ritualisent leurs institutions en pas-
sions communes ». On le comprend aisément, ces deux types de sociétés
se caractérisent par une représentation spécifique du lien social, du temps
et du progrès, de l’évolution et de la connaissance, transforment par là
même, selon Moscovici, un problème épistémologique en un problème social
ou politique.
Penser la différence de l’altérité – qu’elle soit personnifiée sous la forme
de l’étranger ou abstraite en termes de savoir et de pensée – amène cet auteur
à distinguer deux formes élémentaires de la pensée sociale qui vont de pair
avec les deux types de sociétés, la pensée stigmatique et la pensée symbo-
lique. Toutes deux traitent la différence ; néanmoins, pour la première, cette
différence est pensée à partir du principe de comparaison et verse vers l’infé-
riorité, tandis que pour la seconde, la même différence est pensée en termes
de reconnaissance, donc sans connotation de niveau hiérarchique. Essayons
de résumer les contrastes évoqués jusqu’à lors :

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Tableau 1. Contrastes de la pensée sociale

SOCIÉTÉS
froides chaudes
conçues vécues

PENSÉE
stigmatique symbolique

Ces dichotomies touchant aussi bien le domaine de la connaissance, du


savoir que celui de la pensée sociale offrent une partition parfois inattendue
vis-à-vis de la conception courante de la distinction entre croyance et connais-
sance (on pourrait multiplier les dyades : profane-expert, religion-science, irra-
tionalité-rationalité). L’inattendu provient, sans doute, du sentiment de malaise
de voir nos propres sociétés caractérisées par des formes de pensée produc-
trices et reproductrices des figures de l’irrationalité 2.

Logiques de la pensée sociale


Dans les contrastes évoqués jusqu’à présent, nous pouvons substituer la
notion de croyance, à, au moins, trois autres, l’opinion (ou la doxa), la foi, et
le rituel. Autrement dit, des états d’opinion, des formes d’adhésion et des
règles d’action et de communication. Ces trois composantes forment le noyau
des acceptions du mot croyance dans divers contextes de la tradition philo-
sophique (Ricoeur, 1995). Du point de vue de la psychologie sociale, cette
forme de connaissance nous amène à questionner les conditions de vérité de
ces énoncés, postulats, rituels communicatifs, leur historicité, leur efficacité
symbolique, leurs présupposés linguistiques. Car si la croyance désigne en un
seul mouvement, l’action de croire et l’objet de croyance, la représentation
sociale, à son tour, désigne la dynamique du corps de connaissances consti-
tuées autour d’un objet social et l’acte mental social de se représenter l’objet
en question.
Prenons quelques exemples d’études pour rendre ces contrastes plus clairs,
en commençant par le cercle des durkheimiens. Dans les Formes élémentaires
de la vie religieuse (1912), les croyances religieuses sont pour le sociologue
français des états d’opinion qui consistent en des représentations exprimant
la nature des choses sacrées et les rapports qu’elles soutiennent soit les unes

2. Pourtant, Merton (1947), dès l’après-guerre, soutenait que la « révolution copernicienne »


en sociologie de la connaissance fit l’hypothèse que non seulement l’erreur ou la croyance
sans fondement, et même la découverte de la vérité, étaient conditionnées par la société et
l’histoire.

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avec les autres, soit avec les choses profanes. Marcel Mauss conclut son
Esquisse d’une théorie générale de la magie (1902) en affirmant que plus
qu’un chapitre de sociologie religieuse sa théorie contribue à l’étude des repré-
sentations collectives. Tandis que pour Maurice Halbwachs (1938), c’est le flot
des opinions communes qui seul porterait la marque du social, un social asso-
cié au vécu de l’expérience de nos participations à différents groupes sociaux.
Plus précisément :
« Après tout, la pensée sociale n’est peut-être qu’un mélange qui s’opère néces-
sairement entre deux logiques, affective et objective, et c’est pour cela qu’elle
est illogique essentiellement. […] Mais représentons-nous différentes régions
ou milieux, dans une société même, entre lesquels il y a bien des rapports, parce
qu’un grand nombre d’individus circulent et passent sans cesse de l’un à l’autre.
Alors on comprendra que, chez tel d’entre eux toutes les formes de pensée
logique ou illogique, à base de raison positive ou de données sentimentales,
puissent se heurter, s’opposer et se contredire, mais aussi s’organiser ensemble
et s’unifier, et qu’en particulier on puisse mettre au service d’une croyance ou
d’un sentiment toutes les ressources de dialectique que nous offrent les divers
groupes auxquels nous nous trouvons reliés. » (op. cit., p. 367)

Voici trois exemples d’auteurs, initiateurs du courant de la psychologie col-


lective, traitant les croyances comme mode et non pas comme contenu de
pensée. À partir de ces travaux nous pourrions tenter de définir la croyance
comme un degré de savoir, lorsque le savoir dans sa totalité idéale est consi-
déré comme l’apanage de la science, ou plutôt comme un savoir crédité de
confiance et accompagné de règles d’action.
Néanmoins, au-delà de cette tentative de définition consensuelle, nous
pouvons essayer de nous demander si le croire est le même partout, dans
toute langue, culture ou communauté de pensée, puis si tout le monde croit
de la même manière. Déjà en français, pour n’évoquer que cet exemple (pour
d’autres exemples, cf. Needham, 1972), en fonction du complément du verbe
ce dernier peut avoir des significations différentes : croire à (affirmer une exis-
tence), croire en (avoir confiance), croire que (se représenter quelque chose)
(Pouillon, 1979). Des significations du verbe qui deviennent en soi des défini-
tions, nous dirions des acceptions culturelles du terme, d’où la nécessité qua-
siment culturelle de les étudier. Nous évoquions précédemment la croyance
comme savoir de confiance accompagné de règles d’action. Mais est-ce que
ces règles, ces actions, ces rituels sont en parfaite adéquation avec le croire ?
Quelques exemples d’études empiriques dans différents champs des
sciences sociales (sociologie, histoire, anthropologie, psychologie sociale) peu-
vent nous aider à argumenter dans ce sens :
– Le premier tiré de l’étude sociologique de Bastide (1970) sur la survivance
des rites religieux dans la culture des populations africaines au Brésil. Le socio-
logue montre que malgré la disparition supposée des mythes africains, les

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cérémonies religieuses et les rituels de la danse mettent en scène toute une


gestuelle antique, une ritualisation des mythes, qu’il appelle « théâtre sacré »,
où le religieux s’inscrit non seulement dans le sol, mais aussi et surtout dans
le corps des adeptes.
– Un second exemple tiré d’une superbe étude historique sur le traitement
des lépreux dans l’Europe médiévale occidentale par leur propre communauté
religieuse (Shoham-Steiner, 2003). Son auteur montre que malgré le fait que
les juifs avaient les mêmes croyances vis-à-vis des lépreux que les chrétiens,
leurs pratiques visiblement favorables envers les leurs, était intrinsèquement
liées aux conditions de vie du groupe et à sa conscience d’être une minorité
rejetée.
– Un autre exemple tiré de la fameuse étude anthropologique d’Evans-
Pritchard sur les Nuer où l’auteur écrit noir sur blanc « There is in any case,
I think, no word in the Nuer language which could stand for “I believe”. » 3
(1956, p. 9) Le rapport de la croyance, notamment religieuse, au langage, au
verbe, souligné également par Walter Benjamin, aux noms et à sa mise à dis-
tance par le biais de l’adhésion. L’adhésion qui est, en même temps, une
appropriation et une mise à distance de l’objet, on irait même jusqu’à dire
une mise à distance du langage.
– Dernier exemple, issu de notre discipline, le constat de Jodelet (1989 a)
dans son étude sur la maladie mentale, quant à la permanence et au renfor-
cement de la croyance archaïque sur la contagion de la folie. Jodelet avait
constaté que cette croyance, qui remplissait des fonctions de protection et de
défense symbolique de la communauté, se réactivait bel et bien malgré, ou à
cause, de l’introduction des médicaments.
« Tout se passe comme s’il y avait une mise en réserve dans la mémoire sociale
d’une interprétation de la réalité que l’on n’élimine pas tout à fait au cas où
surgiraient des informations la rendant utile. Sorte de garantie contre l’inconnu
de l’avenir. » (Jodelet, op. cit., p. 403)

On le voit à travers ces exemples sommaires, la croyance remplit un rôle


économique dans le champ des transactions quotidiennes, une économie
d’échange donnant lieu à la création d’un espace de créance qui fabrique,
engendre des pratiques diverses, voire même antithétiques. D’où l’intérêt
d’étudier le processus d’adhésion de plus près afin de mettre en évidence son
véritable rôle dans la formation, l’acceptation, la perpétuation des représen-
tations sociales (cf. Apostolidis, Duveen, Kalampalikis, 2003). On pourrait sug-
gérer la distinction entre adhésion active ou passive, la première étant asso-
ciée davantage à une intentionnalité forte, la seconde étant plus proche du
concept traditionnel du conformisme. Dans ce cas précis, la croyance, à l’in-

3. Traduction : « Je pense qu’en tout état de cause il n’y a pas de mot dans le langage des Nuer
pouvant signifier “je crois”. »

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verse des représentations sociales, opérerait une sorte de familiarisation à l’en-


vers, garantissant le non-familier, s’assurant que le non-familier reste ainsi,
instituant l’étrangéité. Voici un trait bien distinct de la croyance, magistrale-
ment décrit par Pontalis :
« On a tort, à mon sens, de poser que l’acte de croire a, en son origine, affaire
avec le désir de vérité. Sa fonction première est de métaphoriser le réel, afin
qu’il ne soit pas le vrai. […] Quand cette confiance là achoppe, quand l’appa-
reil psychique d’un individu ou d’un groupe, renonce, débordé, à accomplir sa
tâche de représentation et de pensée, il risque de virer en appareil de croyance,
système qui vient obturer, presque n’importe comment, la défaillance, où que
celle-ci se situe : dans l’élaboration du conflit, le fonctionnement mental, ou
du côté de l’idéal. » (1978, p. 9)

Est-ce que la nature polymorphe de la pensée représentationnelle nous


inciterait à remettre au cœur de nos débats l’hypothèse de la polyphasie cogni-
tive ? Plusieurs chapitres du présent ouvrage argumentent suffisamment en
ce sens (cf. aussi Moscovici, 2000 ; Wagner et Hayes, 2005 ; Jovchelovitch,
2006). On pourrait même s’étonner du temps que notre communauté scien-
tifique a mis à reconnaître ce principe qui devient commun lorsqu’on l’exa-
mine sous l’angle de la psychologie historique. Si, pour l’économie de l’ex-
posé, nous nous limitons uniquement à l’exemple de la Grèce antique, le
mystère de l’avènement de la philosophie dans un monde polythéique saturé
par le surnaturel, le passage de la pensée mythique à la pensée positive, cette
« mutation mentale » dont parle Vernant, ne peut pas trouver une explica-
tion en un quelconque miracle : « Il n’y a pas d’immaculée conception de la
Raison. L’avènement de la philosophie est un fait d’histoire, enraciné dans le
passé, se formant à partir de lui en même temps que contre lui. » (1996,
p. 401.) Gardons justement cette idée de la temporalité et de l’équilibre du
conflit en tête. Dans la formulation initiale de Moscovici (1961, p. 402-403),
l’hypothèse de la polyphasie cognitive est étroitement liée aux multiples rap-
ports de l’homme à son entourage, aux multiples facettes de la connaissance
de notre monde, à notre pluralité d’être dans ce même monde. Autrement
dit, à la dynamique de la pensée sociale et à son inscription dans des cadres
mouvants. Au même titre que nos appartenances multiples dans des groupes
sociaux différents, les nombreux rôles sociaux que l’on joue sur la scène de la
vie quotidienne, la mosaïque de notre matrice identitaire, la variété de nos
états intentionnels, le partage partiel de nos représentations (Kalampalikis &
Moscovici, 2005), la parole de la société est polysémique. Le langage des repré-
sentations sociales porte en lui les empreintes de cette polysémie.
Sans pour autant tomber dans le piège, qui a trop souvent tenté les psy-
chologues sociaux, d’envisager cette richesse soit strictement du point de vue
cognitif, via la notion d’erreur, soit uniquement du point de vue de l’équilibre
mental de cognitions incompatibles.

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Faut-il le rappeler ici, dès ses premières définitions, la représentation sociale


apparaît comme une forme mentale sociale (au même niveau que la science,
le mythe, la religion ou l’idéologie), distinguée pour l’essentiel, par ses modes
d’élaboration et la nature des sociétés au sein desquelles elle agit, elle s’ob-
serve, elle renaît. Pour faire court, c’est la modernité, en tout cas, la nature
des sociétés modernes, les sociétés chaudes, qui confère un statut bien dis-
tinct à la représentation 4. Or, et là peut-être cela mériterait de reformuler un
certain nombre de choses, c’est précisément cette même modernité, en tout
cas une forme hégémonique de cette dernière, qui souvent emprisonne et
empoisonne la diversité des formes de pensée. Considérer l’homme comme
un être rationnel dans une société où règne la science, voici l’illusion offerte
par notre modernité.
Denise Jodelet a donné récemment (2002a, 2002b, 2006) plusieurs solu-
tions dans ses réflexions sur les rapports entre représentations et croyances,
représentations et culture, ou encore sur culture et pratiques de santé. L’une
d’entre elles suggère de renouer avec la notion de primitifs représentation-
nels, notion essentielle pour penser la transmission de l’expérience signifiante,
présente dans son travail sur la maladie mentale, désignant des savoirs tacites
(mots, gestes, habitudes) empreints de la mémoire du groupe, dépositaires et
générateurs de signification (1989a). Leur statut pourrait prendre le sens évo-
qué au début concernant la pensée symbolique, et elle gagnerait même d’au-
tant plus de force heuristique par sa mise en rapport avec la notion d’actions
représentationnelles évoquées par Moscovici dans sa préface à cette étude,
aussi exemplaire que classique, désignant un « enchaînement de conduites
consensuelles, des rites, définies par ce qu’elles représentent et ne représen-
tant que ce qu’on tient pour réel » (1989, p. 25). Ces concepts utilisés mutuel-
lement pourraient éventuellement nous permettre de sortir la pensée sociale
du cerveau et l’inscrire davantage sur le terrain de l’action, du rituel, de la
mémoire et donc sur celui du corps.
Accepter la complexité d’un concept c’est donc le situer dans un réseau
conceptuel plus large qui, à son tour, lui permet de retrouver toute sa force
heuristique. Nous savons tous qu’à la différence de la nature, dans l’histoire
des idées, comme d’ailleurs dans la société, il n’y a pas de parthénogenèse
(reproduction sans fécondation). Les outils conceptuels sont donc toujours, à
quelque degré, des constructions historiques 5. C’est précisément l’historicité
des idées qui garantit leur grain d’originalité au cours de leur évolution dans
le temps. Dans la mesure où le nôtre ne fait pas exception à la règle, nous

4. Dans notre propre recherche, nous avons montré la force des traces de la mythologie dans la
conception identitaire du groupe national dans le présent dans des conditions de menace
(Kalampalikis, 2002).
5. Regardons par exemple la désuétude actuelle du débat pourtant extrêmement riche portant
sur les différences entre représentation et idéologie dans les années quatre-vingt.

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avons le sentiment que le regarder en face, affronter sa complexité comme


telle, comme faisant partie de sa nature même, nous permettrait d’avancer
dans la compréhension des phénomènes qu’il recouvre. Ainsi, en ce qui nous
concerne, nous ne pouvons pas définir les représentations sociales en dehors
des croyances, de l’interaction et de la communication, comme nous ne pou-
vons pas définir la notion de force en dehors des concepts de masse et d’ac-
célération (Kuhn, 1993). De même, penser le savoir et sa transmission en
dehors des contextes culturels de naissance et des formes de communication
qui rendent ce savoir un véritable fait d’appropriation pour les groupes sociaux,
serait vain, sinon inutile.
Si nous avons la prétention ou le devoir, selon nous, d’œuvrer pour une
psychologie sociale qui ressemble à l’idée d’une anthropologie de la culture
ad hoc, nous avons tout intérêt à considérer le problème épistémologique
posé par le rapport représentation-croyance comme un problème politique.
Nous pourrions, dès lors, arriver à une conclusion à première vue mélanco-
lique, mais en même temps remplie d’espoir : à savoir que, à l’image du « xoa-
non » 6, les représentations sociales sont toujours quelque chose de plus que
ce que nous étudions, comme le symbole est toujours plus que ce qu’il sym-
bolise. Pour revenir sur la métaphore mécanique du départ et pour paraphraser
Althusser (1998) qui disait que l’inconscient « marche » à l’idéologie comme
un moteur à l’essence, nous dirions que le moteur de transmission des repré-
sentations sociales carbure aux croyances. Évidemment, cela ne suffit pas per
se pour que la machine marche. Mais ça, c’est un autre problème.

6. Simulacre (souvent une statuette de bois) délibérément grossier d’une divinité. Il est ce que l’on
ne peut ni ne doit voir, il donne une forme à l’invisible sans le dévoiler (cf. Lévi-Strauss, 1950).

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