0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
14 vues

Judaisme Synagogal

Bvc

Transféré par

Ben ELOHIM
Copyright
© © All Rights Reserved
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
14 vues

Judaisme Synagogal

Bvc

Transféré par

Ben ELOHIM
Copyright
© © All Rights Reserved
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Vous êtes sur la page 1/ 36

LES JUDAÏSMES DANS TOUS LEURS ÉTATS

AUX Ier-IIIe SIÈCLES


(LES JUDÉENS DES SYNAGOGUES,
LES CHRÉTIENS ET LES RABBINS)
Judaïsme ancien et origines du christianisme
Collection dirigée par
Simon Claude Mimouni (EPHE, Paris)

Équipe éditoriale:
José Costa (Université de Paris-III)
David Hamidovic (Université de Lausanne)
Pierluigi Piovanelli (Université d’Ottawa)

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LES JUDAÏSMES DANS
TOUS LEURS ÉTATS
AUX Ier-IIIe SIÈCLES
( LES JUDÉENS DES SYNAGOGUES,
LES CHRÉTIENS ET LES R ABBINS)

Actes du colloque de Lausanne


12-14 décembre 2012

publiés sous la direction de

Claire C li va z , Simon Claude M imou ni et Bernard P ouderon

2015
© 2015, Brepols Publishers n.v., Turnhout
All rights reserved.
No part of this publication may be reproduced,
stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means,
electronic, mechanical, recording, or otherwise,
without the prior permission of the publisher.

D/2015/0095/117
ISBN 978-2-503-55465-5

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Introduction
Simon C. Mimouni
Histoire du judaïsme et du christianisme antiques. Remarques épis-
témologiques et méthodologiques . . . . . . . . . . . . . 13

Partie I. Judaïsme synagogal


Marie-Françoise Baslez
La synagogue et la cité : identifications diasporiques des commu-
nautés juives d’Asie Mineure (Ier-IIIe siècles) . . . . . . . . . 35
Étienne Nodet
Flavius Josèphe et la « reconstruction » du judaïsme entre 70 et 100 57
Emmanuel Friedheim
Sur l’existence de Juifs polythéistes en Palestine au temps de la
Mishna et du Talmud : une nouvelle approche . . . . . . . . 73
Annette Y. Reed
Old Testament Pseudepigrapha and post-70 Judaism . . . . . . 117
David Hamidovic
De la judaïté des inscriptions dans la mondialisation des premiers
siècles de notre ère . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149

Partie II. Mouvements chrétiens


Daniel Marguerat
Le judaïsme synagogal dans les Actes des Apôtres . . . . . . . . 177
Simon Butticaz
« Qui vous a ensorcelés ? » (Ga 3,1). Les adversaires de Paul
en Asie Mineure : lecture en miroir de la lettre aux Galates . . . 201
Jörg Frey
The Johannine Prologue and the References to the Creation of the
World in Its Second Century Receptions . . . . . . . . . . 221
460 TABLE DES MATIÈRES

Bogdan Bucur
Early Christian Exegesis of Biblical Theophanies and the Parting
of the Ways : Justin of Neapolis and Clement of Alexandria . . . 245

Benjamin Bertho
Judaïsme, historiographie et apologétique chez Théophile d’Anti-
oche : d’Abraham à Flavius Josèphe . . . . . . . . . . . . 275

Bernard Pouderon
Le judaïsme tel que perçu dans la littérature patristique, de l’Athé-
nien Aristide à Clément d’Alexandrie . . . . . . . . . . . 297

Claire Clivaz
Pratiques de lecture, identités et prise de conscience : la question
des miniatures et du βιβλαριδιοη d’Apocalypse 10, 2.9-10 . . . . 325

Charlotte Touati
Le purgatoire dans les textes égyptiens entre le Ie et le IIIe siècle . 349

Partie III. Mouvements rabbiniques


José Costa
Canon et traduction (Septante, Aquila) : des traditions rabbiniques
en rapport avec le judaïsme synagogal ? . . . . . . . . . . . 367

Ron Naiweld
The Discursive Machine of Tannaitic Literature : The Rabbinic
Resurrection of the Logos . . . . . . . . . . . . . . . . 405

Conclusion
Hervé Inglebert
Les jeux d’autorité dans le monde judéen romain des IIe-Ve siècles :
rabbins, patriarche et communautés synagogales . . . . . . . . 437

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
AVANT-PROPOS 1

Mesdames et Messieurs, chers collègues, nous sommes très heureux,


Claire Clivaz, Bernard Pouderon et moi-même, de vous accueillir ici à
l’Université de Lausanne, et de vous y souhaiter la bienvenue. Nous tenons
à remercier chacun d’entre vous d’avoir répondu à notre invitation à par-
ticiper à ce colloque international, que nous avons choisi d’intituler « Les
judaïsmes dans tous leurs états aux Ier-IIIe siècles », avec comme sous-titre
« Les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins ».
Cette rencontre a été rendue possible grâce à la générosité d’un certain
nombre d’institutions et laboratoires qui ont accepté d’assurer à notre
colloque des conditions de travail optimales, nous voulons dire l’Univer-
sité de Lausanne avec l’Institut romand des sciences bibliques (en la per-
sonne de son directeur Christophe Nihan), l’Ecole pratique des Hautes
études (Section des sciences religieuses) avec le Laboratoire d’étude sur les
monothéismes (en la personne de son directeur Olivier Boulnois), l’Uni-
versité François Rabelais de Tours avec le Centre d’études supérieures de
la Renaissance. À ces institutions, il convient d’ajouter le Fonds national
suisse de la recherche scientifique, l’Institut universitaire de France, la
Fondation pour l’enseignement du judaïsme à l’Université de Lausanne,
la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lau-
sanne. Sans le soutien de ces institutions, que nous avons plaisir à remer-
cier chaleureusement, nous ne serions pas tous ici présents.
Le thème choisi, dont il convient de souligner l’importance aussi bien
dans l’étude des origines chrétiennes que dans celle du judaïsme d’après la
destruction du Temple, a été maintes fois traité au cours de ces dernières
décennies et les publications individuelles ou collectives qui l’abordent ne
cessent de paraître à un rythme soutenu, essentiellement dans l’aire anglo-
phone. Il nous est cependant apparu nécessaire d’y revenir, notamment au
regard des nouveaux paramètres de la recherche qui se mettent en place
graduellement et qui transforment considérablement nos perspectives
historiques, notamment notre perception des rapports entre ce que l’on
appelle aujourd’hui le christianisme et le judaïsme.
Les recherches historiques sur le judaïsme des premiers siècles de notre
ère ont subi en effet de nombreux changements de perspectives depuis
près d’une décennie, même s’il est vrai qu’elles se fondent sur les ouvrages

1. On a conservé le caractère oral à cet avant-propos qui a ouvert les travaux du


colloque.

10.1484/M.JAOC-EB.5-108065
8 AVANT-PROPOS

précurseurs d’Erwin R. Goodenough, dont les plus anciens remontent à


1935, un savant auquel il nous semble important de rendre ici hommage.
Durant de nombreuses années, on a pensé que si le judaïsme se caracté-
risait par sa diversité avant 70, la destruction du temple de Jérusalem lors
de la première guerre de Judée a entraîné une rapide simplification du pay-
sage, provoquant le déclin voire la disparition des mouvements sadducéens,
esséniens et zélotes, et favorisant l’ascension de ceux des pharisiens ou des
rabbins. Ce scénario paraît de plus en plus contestable, et il a été forte-
ment remis en cause par un certain nombre de chercheurs. Sa contestation
pose la question de la durée exacte de la période qui a permis aux rabbins
de sortir d’une situation marginale pour en arriver à une position d’auto-
rité dans la société judéenne antique, puisque aussi bien ils sont effective-
ment parvenus à acquérir une position dominante.
Après Seth Schwartz en 2001, qui a travaillé sur la thèse de la déjudéi­
sation des Judéens (mais, pour des raisons familiales, il n’a pas pu être des
nôtres), puis Emmanuel Friedheim en 2006, qui a fait des recherches simi-
laires sur la question de la paganisation des Judéens (il est quant à lui pré-
sent parmi nous), j’ai proposé, dans un ouvrage publié cette année même
(2012) aux Presses Universitaires de France dans la Collection Nouvelle
Clio, la thèse d’un scénario à trois dimensions : celle d’un judaïsme syna-
gogal (subsistant après la destruction du Temple de Jérusalem en 70, tant
en Palestine qu’en Diaspora, et réunissant la classe des prêtres et celle des
notables qui en prennent la direction dans le cadre de ce que l’on appelle
la synagogue comme leur lieu de culte privilégié), celle d’un mouvement
chrétien (où se retrouvent des Judéens et des Grecs – ces derniers étant
alors des « sympathisants ») et celle d’un mouvement rabbinique (où se
réunissent des disciples autour de leurs « sages ») ; il semble que si le pre-
mier a été largement majoritaire, les deux autres ont été plus que mino-
ritaires. Il est en tout cas vraisemblable que le judaïsme synagogal n’a été
ni déjudéisé ni paganisé, même s’il a subi l’influence du monde romain,
de ses penseurs et de ses cultes plus fortement que le christianisme ou le
rabbinisme, du moins pour la période comprise entre le IIe et le IVe siècle.
Ce qu’il faut surtout retenir de cette proposition, c’est que le judaïsme
d’après 70 ne se réduit pas au seul mouvement rabbinique, mais qu’il est
constitué d’une variété de courants ou mouvances, majoritaires ou mar-
ginales, au point qu’on peut parler de « judaïsmes » (au pluriel) pour
cette époque. Les bouleversements qu’entraînent les recherches actuelles
imposent des changements de perspectives qui concernent toutes les formes
du judaïsme : celles des mouvements rabbiniques ou des mouvements chré-
tiens, mais aussi celles des Judéens synagogaux.
Dans les retombées de la déconstruction du schéma dit du Parting of
the Ways, le défi qui s’offre à nous est de cesser de confronter un « chris-
tianisme » monolithique et un « rabbinisme » monolithique pour consi-

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
AVANT-PROPOS 9
dérer la diversité des mouvements chrétiens comme de ceux des rabbins
tout au long du IIe siècle, voire bien après, jusqu’au IVe siècle, en prêtant
attention au dialogue tout aussi constant que conflictuel que les uns
nouent avec les autres. C’est ainsi que les chrétiens comme les rabbins vont
durant plusieurs siècles tenter d’imposer en leur sein une unité utopique,
tout aussi improbable qu’impossible, en définissant leurs frontières à partir
de concepts comme l’hérésie ou le canon. Ils parviendront, les uns comme
les autres, à réduire progressivement l’influence du judaïsme synagogal et,
par endroit, à le laminer au point de le faire disparaître de manière appa-
remment durable.
C’est en fonction de ces changements de perspectives que les organi-
sateurs de ce colloque se sont proposé de revenir sur toutes les formes de
judaïsmes d’après 70, afin de faire un bilan d’étape dans une recherche
performante dont les résultats sont de plus en plus abondants et évolu-
tifs. Pour ce faire, ils ont envisagé de considérer ensemble les trois formes
de judaïsmes du Ier au IIIe siècle, une période fondatrice à tout point de
vue (y compris identitaire) : celle des Judéens synagogaux, celle des mouve-
ments chrétiens et celle des mouvements rabbiniques. Puis, ils ont défini
une problématique qui prenne en compte non pas les origines de ces trois
ensembles, qui s’ancrent de toute façon dans le judaïsme d’avant 70, mais
leur développement et leur coexistence aux IIe et IIIe siècles au sein de
l’empire romain, à partir de leurs documentations respectives (« sacrées »
ou « mystiques ») et de leurs caractéristiques culturelles par rapport à un
environnement gréco-romain.
Nous arrêtons ici cette brève introduction pour vous laisser la parole, et
nous vous souhaitons à toutes et à tous, durant ces trois jours, un excellent
et studieux colloque.

Claire Clivaz, Simon Claude Mimouni et Bernard Pouderon


© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Partie II.
Mouvements chrétiens
© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
L E JUDAÏSME SYNAGOGAL DANS
LES ACTES DES A PÔTRES

Daniel M arguerat
Université de Lausanne

Summary
Written in the 80-90 C. E., the book of the Acts of the Apostles represents
on a paradoxical way one of the most ancient documentary sources on the
synagogal Judaism at the 1st century. This Judaism is of interest for the Acts’
author, since it means the first audience of the Christian preachers, going
out of the Palestinian Judaism. At the same time, they measure themselves
to it with rivalry, and often with open hostility. The image of the Diaspora
Judaism, that appears here, is this one of an open to the Greek culture move-
ment, enriched by a strong capacity of social and political integration. The
emerging tensions between Christian preachers and local synagogues lead
to the creation of distinct communities, with a mixed-up religious composi-
tion (Jews and not Jews). This singularity provoked in Antiochus the appa-
rition of the label christianoi (Ac 11, 26) and prevents that the contextual
society assimilates them each others as two variants of Judaism ; their com-
mon features made them close enough, in order to not separate from the
synagogal Judaism theses groups of “Christian Jews”.
Résumé
Aussi paradoxal que cela paraisse, le livre des Actes des Apôtres, écrit dans les
années 80-90, constitue une des plus anciennes sources documentaires sur le
judaïsme synagogal au premier siècle. Ce judaïsme intéresse l ’auteur des Actes
dans la mesure où il constitue le premier auditoire des prédicateurs chrétiens,
dès le moment où ils quittent l ’espace du judaïsme palestinien. Simultané-
ment, ils entrent avec lui dans un rapport de rivalité, souvent d’hostilité
ouverte. L’image du judaïsme diasporique qui émerge ici est celle d’un mou-
vement ouvert à la culture grecque, doté d’une forte capacité d’intégration
sociale et politique. Les tensions qui apparaissent entre prédicateurs chrétiens
et synagogues locales aboutissent à la création de communautés distinctes, à
composition religieuse mixte (juifs et non-juifs). Cette singularité, qui provo-
qua à Antioche l ’apparition de l ’appellation christianoi (Ac 11, 26), empêche
que la société ambiante assimile les uns aux autres comme deux variantes de
judaïsme ; leurs traits communs les rapprochaient suffisamment pour qu’on
ne sépare pas du judaïsme synagogal ces groupes de « juifs chrétiens ».

10.1484/M.JAOC-EB.5-108072
178 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

Appliquer au livre des Actes des apôtres la grille de lecture de notre col-
loque, à savoir la pluralité des judaïsmes anciens, conduit à détecter dans
ce livre la présence de trois types de judaïsme. En premier lieu, le judaïsme
palestinien axé sur le Temple de Jérusalem ; les chapitres 1–7 relatent ce
que Gerhard Lohfink a appelé le « printemps de Jérusalem » 1, un temps
d’idylle où la première Eglise sous l’égide des apôtres vit dans l’harmo-
nie communautaire, suscitant l’admiration du peuple, mais provoquant
l’hostilité du milieu sadducéen jusqu’au paroxysme que sera le lynchage
d’Etienne le protomartyr (Ac 7, 54-60). Ce judaïsme palestinien est décrit
dans sa fixation sur l’espace symbolique du Temple, lieu d’affirmation
identitaire, d’où les autorités sanhédrites cherchent à expulser les apôtres
(4, 1-22 ; 5, 17-42). Le second type de judaïsme rencontré au fil du récit
est un judaïsme syncrétiste et magique, cristallisé autour de figures charis-
matiques : le Samaritain Simon le mage (8, 5-25) 2 , le mage Elymas dit Bar-
Jésus dans l’entourage du proconsul de Chypre (13, 6-12) et les sept fils de
Scéva, des exorcistes itinérants mis en déroute à Éphèse (19, 13-17). Deux
caractéristiques se manifestent ici : d’une part le succès populaire rencontré
par ces mediums, dont la séduction puise dans la parole charismatique et
le magisme 3 ; d’autre part la supériorité affirmée du Dieu des apôtres sur
ces hommes au fluide divin, dont la stratégie de manipulation des foules
est dénoncée plus fortement que leur judaïcité 4 . Le troisième type est le
judaïsme synagogal, rencontré par les évangélistes dans la diaspora, à savoir
la région syrienne autour d’Antioche-sur-l’Oronte (9, 1-30 ; 11, 30), l’Asie

1. G. L ohfink , Die Sammlung Israels. Eine Untersuchung zur lukanischen


Ekklesiologie, Munich, 1975.
2. Il n’est pas surprenant que le premier contact avec ce judaïsme syncrétiste
soit situé par l’auteur des Actes en Samarie, cette région mi-juive mi-païenne aux
dires de Flavius Josèphe (Antiquités judaïques IX, 291). Même tonalité dans le Tal-
mud, où l’on trouve à trois reprises l’affirmation « les Samaritains sont comme les
païens » (M Berakot 7, 1), mais on lit aussi : « Les usages des Samaritains sont en
partie semblables à ceux des païens, et en partie semblables à ceux d’Israël, mais ils
sont surtout semblables à ceux d’Israël » (Massèkhet Koutim 1). Au-delà du por-
trait polémique d’un judaïsme jugé schismatique, on devine la critique face à un état
avancé de syncrétisme. Sur le face-à-face de Philippe et de Simon, voir l’étude de
P. Fabien, Philippe“ l ’évangéliste” au tournant de la mission dans les Actes des apôtres,
Paris, 2010, p. 57-153.
3. Le succès populaire est attesté par l’attractivité de Simon en Samarie (8,
9-11), l’influence d’Élymas à la cour du proconsul de Chypre (13, 6-8) et l’activité
exorciste des fils de Scéva (19, 13-17).
4. La prééminence du Dieu de Jésus Christ est affirmée par le volte-face des
foules samaritaines qui se détournent de Simon et se convertissent à la prédication
de Philippe ; Simon lui-même demande le baptême (8, 12-13). À Chypre, Paul se
dresse contre Élymas qui tente de faire obstacle à sa prédication et le condamne à
l’aveuglement (13, 9-11). À Éphèse, le narrateur rapporte la fuite burlesque des exor-
cistes qui usurpent le nom de Paul, agressés par l’esprit qu’ils tentent d’expulser et
s’échappant à demi nus (19, 15-16).

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 179
mineure et la Grèce dans la mission paulinienne (Ac 13–21), Rome au
terme du dernier voyage de Paul (28, 16-31).
Je m’intéresse à ce judaïsme synagogal, qui occupe la place centrale dans
le livre des Actes. C’est le seul que l’auteur désigne par l’appellation col-
lective οἱ Ἰουδαῖοι que je traduirai ici par « les juifs » 5. Question : quelles
informations l ’auteur livre-t-il à leur sujet et comment construit-il leur
image dans le récit ?
Cette question revêt à mes yeux un double intérêt, et je souhaite insister
sur ce point à titre liminaire. D’une part, le livre des Actes – second volume
de l’œuvre à Théophile, dont je date l’écriture dans les années 80-90 6 – est
le seul compte rendu chrétien du Ier siècle dont le thème soit explicitement
consacré aux premiers débats des juifs synagogaux avec les adeptes du Mes-
sie Jésus ; ce compte-rendu est bien évidemment une construction histo-
riographique qui met en œuvre un point de vue déterminé, à l’instar de
tout travail historien ; il n’en reste pas moins que nous disposons, grâce au
texte de Luc, du récit historiquement le plus proche des événements. Ceci
d’autant plus, et c’est la seconde raison, que nos sources d’information sur
le judaïsme d’avant 70 sont notoirement rarissimes. Dans son enquête sur
les traces de vie juive en Asie mineure, Irina Levinskaya relève la parcimo-
nie des témoignages épigraphiques et archéologiques. Elle en conclut qu’ils
ne nous permettent pas de reconstituer la vie quotidienne des juifs dans
cette région, et ajoute : « Pour comprendre quel type d’institution était la
Synagogue dans la période pré-70 en Asie mineure, nous devons nous tour-
ner vers les sources littéraires, avant tout le livre des Actes et Philon » 7.
J’ajouterai Flavius Josèphe, bien entendu. Le livre des Actes n’est donc pas
seulement précieux pour ce qui concerne sa mise en récit des origines du
christianisme ; il est une des rares sources d’information historique sur le
judaïsme d’avant 70. Faut-il ajouter que l’ère du doute systématique sur la
fiabilité historique des données des Actes est aujourd’hui dépassée (et on
le souhaite révolue) dans la recherche 8 ?

5. Sur les 79 occurrences de Ἰουδαῖοι dans les Actes, trois concernent à Jérusa-
lem les juifs non-résidents (2, 5.10.14). L’emploi du terme se généralise à partir du
chapitre 9 qui se déroule à Damas. En 13, 6, le terme caractérise Élymas, en 19,14
Scéva. Analyse détaillée de l’usage du terme, seul ou en interaction avec les évangé-
listes, dans l’article de A. Barbi, « L’uso e il significato di (οἱ) Ἰουδαῖοι negli Atti »,
dans Luca-Atti. Studi in onore di Emilio Rasco nel suo 70 ocompleano, Assise, 1991,
p. 178-203.
6. Justification de cette datation dans ma contribution : « Les Actes des
apôtres », dans D. M arguerat (éd.), Introduction au Nouveau Testament. Son his-
toire, son écriture, sa théologie, Genève, 2008 4 , p. 127-149, surtout p. 133-134.
7. I. L evinskaya, « The Traces of Jewish Life in Asia Minor », dans R. Deines
– J. H erzer – K.-W. Niebuhr (éd.), Neues Testament und hellenistisch-jüdische All-
tagskultur, Tübingen, 2011, p. 347-357, spécialement citation p. 357.
8. Pour un bilan de la recherche actuelle, on consultera : T. E. Phillips , « The
Genre of Acts : Moving Toward a Consensus ? », Currents in Biblical Research 4
180 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

Je commencerai par quelques considérations générales sur le rôle attri-


bué aux juifs dans l’intrigue des Actes, puis je m’arrêterai sur cinq lieux
dans l’itinéraire du récit : Jérusalem, Antioche de Syrie, Antioche de Pisi-
die, Philippes en Macédoine et Rome.

Le judaïsme dans l’intrigue des Actes des Apôtres


Sur un plan général, on peut faire trois observations sur le statut narra-
tif des juifs dans l’intrigue du livre des Actes.
La première tient au rôle ambivalent conféré aux juifs par le narrateur :
les juifs sont à la fois les premiers destinataires de la prédication apostolique
et les premiers opposants à cette prédication. Cette observation n’a pas seu-
lement valeur chronologique ; elle s’étend à l’ensemble du récit : de Ac 2 à
Ac 28, les juifs ne cessent d’être simultanément destinataires privilégiés de
l’Évangile et adversaires de l’Évangile, avec un équilibre variable entre ces
deux pôles. La mission de Paul est à cet égard exemplaire. Sitôt après le
retournement de sa vie sur le chemin de Damas (9, 1-19a), « il proclamait
Jésus dans les synagogues : “c’est lui le fils de Dieu” » (9, 20). Notons au
passage que Luc n’a pas manqué de placer sur les lèvres de Paul le titre
christologique majeur pour l’apôtre, ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ, « le fils de Dieu ».
Mais cette prédication déclenche chez les coreligionnaires de Paul une
hostilité qui va jusqu’au complot mortel, dont Paul sera sauvé aussi bien à
Damas qu’à Jérusalem par ses nouveaux frères de foi (9, 25.30). Après son
homélie à la synagogue d’Antioche de Pisidie, et devant les violences ver-
bales que des juifs lui opposent (13, 45), Paul décide de rompre et déclare :
« C’est à vous qu’il était indispensable d’annoncer en premier la parole de
Dieu ; puisque vous la repoussez et ne vous jugez pas dignes de la vie éter-
nelle, eh bien ! nous nous tournons vers les nations » (13, 46). Et Paul cite
en appui la parole d’Es 49, 6 sur Israël « établi lumière des nations », une
parole qu’il s’approprie pour affirmer l’envergure universelle de sa mission 9.

(2006), p. 365-396 ; R. R iesner , « Die historische Zuverlässigkeit der Apostelge-


schichte », et D. M arguerat, « Wie historisch ist die Apostelgeschichte ? », Zeit-
schrift für Neues Testament 18 (2006), p. 38-51 ; J. Schröter , « Lukas als Historio­
graph », dans E.-M. Becker (éd.), Die antike Historiographie und die Anfänge der
christlichen Geschichtsschreibung, Berlin, 2005, p. 237-262.
9. La métaphore « lumière des nations » a été appliquée à Jésus dans l’oracle de
Syméon (Lc 2, 32) ; elle est ici endossée par Paul et Barnabé. Sur la citation d’Es
49,5, voir Bart J. Koet, « Paulus und Barnabas in Pisidian Antioch : A Disagree-
ment over the Interpretation of Scriptures (Acts 13,42-52) », dans Studies on Inter-
pretation of Scripture in Luke-Acts (SNTA 14), Leuven, University Press/Peeters,
1989, p. 97-118, ici 107-114). Son usage christologique en Lc 2,32 et le pronom
personnel σε (toi) ont conduit Jacques Dupont (Nouvelles études sur les Actes des
Apôtres, Paris, 1984, p. 343-349) et Pierre Grelot (« Note sur Actes 13,47 », Revue
biblique 88 (1981), p. 368-372) à plaider pour une application christologique ici
aussi ; mais le ἡμῖν (à nous) du v. 47a s’y oppose. Jean Calvin commente le trans-

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 181
Or, alors que le lecteur aurait pu imaginer le « dossier Israël » désor-
mais classé, Paul et ses compagnons ne cessent de commencer l’évangéli-
sation des villes dans lesquelles ils pénètrent par une rencontre à la syna-
gogue. Et le même scénario se répète presque jusqu’à l’ennui : la prédica-
tion des témoins de l’Évangile est accueillie par un petit nombre et rejetée
par la majorité, souvent avec violence, parfois avec des dommages corporels
du côté des évangélistes qui doivent fuir pour sauver leur vie. Iconium,
Lystre, Philippes, Thessalonique, Bérée (Ac 14–17) : autant de stations
sur le chemin des missionnaires qui s’avère être un chemin de croix. Et au
terme du livre des Actes, à Rome où Paul arrive prisonnier, c’est encore
aux notables juifs de la ville que Paul s’adresse (28, 17-28) 10. Cette obsti-
nation n’a d’égale que celle des douze apôtres, au début du récit, à qui le
sanhédrin intime l’interdiction de parler de Jésus dans le Temple et qui ne
cessent d’y revenir (4, 1-22 ; 5, 17-42) 11.
Comment expliquer que d’un bout à l’autre des Actes, la priorité juive
dans la prédication évangélique ne soit pas délaissée à force d’être rejetée ?
On assiste indiscutablement, de la part de l’auteur, à une narrativisation
du slogan paulinien : « le juif d’abord, puis le Grec » (voir Rm 1, 16) ; Luc
met en récit la séquence « Israël–nations » énoncée par la formule discur-
sive de l’apôtre. Mesurons les conséquences : la figure des juifs est indisso-
lublement liée à l’expansion du christianisme. D’une part, ils en demeurent
les destinataires privilégiés ; d’autre part, leur refus (du moins, leur refus
majoritaire) est à l’origine de la réception de l’Évangile par les non-juifs.
Comme on le verra, rejet de l’Évangile par la Synagogue et succès auprès

fert de la métaphore : « L’Écriture attribue plusieurs choses à Jésus Christ, lesquelles


appartiennent aux ministres d’iceluy [...] En tant qu’il besogne par ses ministres, les
faisant comme ses lieutenants, il leur communique aussi ses titres. En ce rang est
comprise la prédication de l’Évangile. » (Commentaires sur le Nouveau Testament,
II, Paris, 1854, p. 710). Odile Flichy (La figure de Paul dans les Actes des Apôtres.
Un phénomène de réception de la tradition paulinienne à la fin du premier siècle,
Paris, 2007, p. 218-219) a bien repéré la ligne de cohérence : inscrite dans le plan de
Dieu et annoncée par l’Écriture, la mission païenne peut se déployer parce que Jésus
a accompli la prophétie (Lc 2, 32) et confié aux apôtres d’en témoigner jusqu’aux
confins de la terre (Ac 1, 8) ; Paul le réalise et le légitime (Ac 13, 47), parce qu’il a
reçu à sa conversion vocation d’« ouvrir les yeux des nations » (Ac 26, 18).
10. Sur la récurrence de ce scénario dans les Actes, voir D. M arguerat, La
première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres), Paris-Genève, 20032 ,
p. 220-226.
11. L’axiome sur lequel s’appuient les douze apôtres à Jérusalem dans leur conflit
avec le sanhédrin est, étonnamment, de type socratique : « Il faut se soumettre à
Dieu plutôt qu’aux humains » (5, 29). Accusé de corrompre les jeunes, de ne pas
croire aux dieux de la cité et d’introduire des divinités étrangères, le philosophe
athénien s’est en effet défendu devant le tribunal populaire de l’accusation d’im-
piété. Sommé par ses juges de renoncer à sa quête de sagesse, il a riposté en invo-
quant le droit à l’incivilité : « Athéniens, je vous sais gré et je vous aime ; mais
j’obéirai à Dieu plutôt qu’à vous » (Platon, Apologie de Socrate 29d).
182 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

des païens sont étroitement articulés l’un à l’autre. Je cite Simon Butticaz :
« Luc offre du virage pris par la mission chrétienne une lecture double et
sciemment ambiguë : l’extension de la proclamation évangélique aux païens
résulte, d’une part, de son rejet [par une partie des juifs synagogaux]. En
même temps, cette ouverture universaliste participe d’une nécessité his-
torico-salutaire inscrite au cœur même des Écritures et liée à l’espérance
juive d’un rassemblement eschatologique (Es 49, 1-6) 12 ».
Une seconde observation découle de celle-ci : les Ἰουδαῖοι ne consti-
tuent pas une grandeur autonome dans le récit lucanien. L’auteur ne s’inté-
resse pas à eux en tant que tels, à la manière d’un Philon d’Alexandrie
ou d’un Flavius Josèphe décrivant leur mode de vie et leur statut civil. Le
judaïsme intéresse Luc dans la mesure où il joue un rôle déterminant dans
l’expansion du christianisme 13. Pour le dire autrement, l’intrigue des Actes
déploie une théologie de l’histoire axée sur la diffusion de la Parole, axée
sur l’expansion du logos évangélique (2, 41 ; 6, 7 ; 8, 4 ; 11, 1 ; 12, 24 ; etc.),
et non pas une théologie du peuple de Dieu 14 . Tous les traits de la judaï-
cité dont le récit fait état (rites, célébrations, vie quotidienne, rapports
sociaux) s’articulent sur cette visée du récit et assument une fonction dans
cette intrigue. Aucun intérêt « gratuit » pour la judaïcité n’est décelable
en dehors du lien légitimant avec l’histoire d’Israël qu’elle assure aux nou-
velles communautés.
Ma troisième observation concerne l ’origine de l ’information lucanienne.
Luc connaît visiblement les rites du judaïsme synagogal. Sa connaissance
de la géographie palestinienne est aléatoire, et il peut être confus sur les
rites liés au Temple de Jérusalem (il télescope en Lc 2,22-24 la présenta-
tion du nouveau-né et le rite de purification de la mère) 15. En revanche, il
fait état du rituel alimentaire (Ac 10, 1–11, 18) ; il connaît le déroulement
du culte synagogal (13,14-16) ; il décrit la recherche d’un lieu de prière (16,
13) ; il sait que la judaïcité se perpétue par une transmission matrilinéaire
(16, 3) 16 ; il est au courant des rites liés au naziréat (21, 23-26) ; il peut

12. S. Butticaz , L’identité de l ’Église dans les Actes des apôtres. De la restaura-
tion d ’Israël à la conquête universelle, Berlin, 2011, p. 293.
13. Avec J. Schröter , « Die jüdische Diaspora in der Apostelgeschichte », dans
R Deines – J. H erzer – K.-W. Niebuhr (éd.), Neues Testament und hellenistisch-
jüdische Alltagskultur, Tübingen, 2011, p. 359-379, spécialement p. 364-365.
14. Voir D. M arguerat, La première histoire du christianisme (Les Actes des
apôtres), Paris-Genève, 20032 , p. 58-61.
15. H. K lein, Das Lukasevangelium, Göttingen, 2006, p. 145-146.
16. Historiquement, la formalisation du droit matrilinéaire par les rabbins et l’af-
firmation de la judaïcité de l’enfant né de mère juive ne se lisent pas avant le début
du IIe siècle (M Qiddushin 3, 12 ; M Yebamot 7, 5). Après d’autres, J. Taylor , Les
Actes des deux Apôtres, V. Commentaire historique (Act. 9,1–18,22), Paris, Gabalda,
1994, p. 231-234 doute de la judaïcité de Timothée ; mais Simon C. M imouni,
La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine, Paris, 2007,
p. 202-214, fait remarquer que si le droit patrilinéaire est en vigueur dans le judaïsme

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 183
décrire la formation de Paul en suivant les canons de l’éducation juive (22,
3-4). Mais par-dessus tout, la connaissance que Luc a de la Septante est
sans égale dans le Nouveau Testament ; non seulement les citations scriptu-
raires abondent (et le plus souvent, elles sont extensives), mais son usage
constant des septantismes est une particularité stylistique remarquable.
On entend par là le procédé littéraire consistant à intégrer dans l’écriture
du texte vocables et tournures empruntées au langage de la Septante ; ce
procédé vise, comme l’a suggéré Loveday Alexander, à initier les lecteurs/
auditeurs au langage religieux des Écritures et à leur instiller une culture
scripturaire 17.
D’où provient ce savoir de l’auteur ? Il est notoire que Luc fait montre
autant d’une culture grecque raffinée que d’une connaissance approfondie
de la tradition et des usages juifs. Dans le passé, les chercheurs attribuaient
à l’auteur à Théophile une culture grecque non-juive ; mais on n’a pas
d’exemple, dans l’Antiquité, d’un païen aussi fin connaisseur du judaïsme
et surtout de la Septante. Certains ont alors pensé qu’il fallait que Luc
ait été lui-même proche du milieu juif synagogal, et donc qu’il était un
juif de la diaspora 18 ; mais c’est le portrait progressivement noirci des
Ἰουδαῖοι dans les Actes qui lui serait difficilement imputable. Une sugges-
tion de Jacob Jervell 19 pourrait fournir la solution : affilier Luc à la mou-
vance des craignant-Dieu, ces païens attirés par le judaïsme et vivant dans
son orbite, mais sans avoir fait le pas de la conversion à la différence des
prosélytes 20. Ce statut de craignant-Dieu expliquerait la double culture de
l’auteur, son attirance pour la société impériale autant que son empathie
pour la culture juive – bref, sa capacité à penser un christianisme entre

palestinien au Ier siècle, la matrilinéarité s’est imposée à cette époque dans la dia­
spora. Et comme le fait remarquer C. Bryan, « A Further Look at Acts 16,1-3 »,
Journal of Biblical Literature 107 (1988), p. 292-294, l’essentiel est de constater
qu’aux yeux de Luc, et vraisemblablement de ses lecteurs, la règle matrilinéaire était
en vigueur.
17. L.C.A. A lexander , « L’intertextualité et la question des lecteurs. Réflexions
sur l’usage de la Bible dans les Actes des apôtres », dans D. M arguerat – A. Cur-
tis (éd.), Intertextualités la Bible en échos, Genève, 2000, p. 201-214. Cet auteur a
introduit une révolution copernicienne dans l’analyse de la fonction rhétorique des
septantismes lucaniens, en avançant la thèse qu’au lieu de postuler une connaissance
forte des Écritures juives de la part de son lectorat, Luc tendait au contraire à incul-
turer auprès de ses lecteurs le langage scripturaire afin de l’introduire par la langue
dans l’histoire sainte d’Israël.
18. C’est la thèse soutenue par U. Busse , « Das “Evangelium” des Lukas. Die
Funktion der Vorgeschichte im lukanischen Doppelwerk », dans Der Treue Gottes
trauen. Beiträge zum Werk des Lukas. Festschrift für Gerhard Schneider, Freiburg
am Brisgau, 1991, p. 161-179, spécialement p. 162 et n. 6, et par M. Wolter , Das
Lukasevangelium, Tübingen, 2008, p. 9-10.
19. J. Jervell , Die Apostelgeschichte, Göttingen, 1998, p. 84.
20. B. Wander , Gottesfürchtige und Sympathisanten. Studien zum heidnischen
Umfeld von Diasporasynagogen, Tübingen, 1998.
184 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

Jérusalem et Rome 21. Il expliquerait aussi l’importance que Luc accorde


aux craignant-Dieu dans l’essor de l’évangélisation chrétienne. Ceux-ci
ne formaient ni un parti, ni un groupe homogène, mais une mouvance
de personnes vivant dans l’aura de la Synagogue ; ils constituent dans son
récit un maillon intermédiaire entre une Synagogue hostile aux témoins
du Christ et une frange de Grecs intéressés (Ac 13, 16.43 ; 16, 14 ; 17,
4.17 ; 18, 7.13). De récentes découvertes épigraphiques ont montré qu’il n’y
a pas lieu de voir une fiction lucanienne dans sa construction de l’histoire
du salut 22 . Historiquement, il est très vraisemblable que le mouvement de
Jésus a recruté parmi les craignant-Dieu ses premiers adeptes, intéressés à
recevoir dans la communauté croyante un statut de membre à part entière
au lieu du statut périphérique que lui concédait le judaïsme synagogal.
Leur importance numérique nous échappe, mais leur existence prouve qu’à
côté de réactions antijuives primaires, la société romaine faisait place aussi
à une admiration pour l’antiquité de la culture juive et sa rigueur morale
– ce que Flavius Josèphe a fortement mis en valeur dans son apologie du
judaïsme (Antiquités judaïque I, 1-17 ; Contre Apion I, 1-105).

Images du judaïsme synagogal


Les cinq lieux sur lesquels j’ai choisi de m’arrêter composent ensemble
une image sociale du judaïsme synagogal.

Jérusalem (2, 9-11)


Le portrait de ce judaïsme commence à Jérusalem lors de la Pentecôte
(2, 1-13). Les spectateurs de l’événement que provoque l’irruption de l’Es-
prit saint, entendant les apôtres parler leur langue maternelle, s’exclament :
Voyez, tous ceux-là qui parlent ne sont-ils pas Galiléens ? Et comment
se fait-il que nous, nous entendions chacun dans son langage maternel ?
Parthes, Mèdes, Élamites et les habitants de la Mésopotamie, la Judée ainsi
que la Cappadoce, le Pont et l’Asie, la Phrygie ainsi que la Pamphylie,
l’Égypte et la région de Libye du côté de Cyrène, et les Romains en séjour,
juifs ainsi que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons parler dans
nos langues des merveilles de Dieu (2, 7b-11).
L’astuce du narrateur est de faire énoncer ce catalogue des nations
par les personnages du récit, qui ne sont autres que des représentants du
judaïsme diasporique en pèlerinage à Jérusalem. La première information

21. Sur ce thème voir D. M arguerat, La première histoire du christianisme (Les


Actes des apôtres), Paris-Genève, 20032 , p. 97-122.
22. Contre A.T. K raabel , « The Disappearence of the “God-fearers” », Numen
28 (1981), p. 113-126.

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 185
sur le judaïsme synagogal que reçoit le lecteur au seuil du livre est donc
une auto-présentation de son envergure universelle.
Cette image d’un judaïsme mondial, disséminé dans toute l’oikoumenè,
correspond tout à fait à ce que Flavius Josèphe et Philon disent avec fierté
(Flavius Josèphe, Guerre des Juifs VII, 43 ; Philon, Legatio ad Caium 281-
283 ; In Flaccum 45-46).
[...] les juifs, à cause de leur grand nombre, un seul continent ne saurait les
contenir. C’est pour cette raison qu’ils émigrent vers la plupart des régions
les plus favorisées d’Europe et d’Asie, sur les continents et dans les îles ;
ils considèrent comme leur métropole la ville sainte où se trouve le temple
sacré du Dieu Très-Haut, mais ils tiennent pour leurs patries respectives
les régions que le sort a données pour séjour à leurs pères, à leurs grands-
pères... (Philon, In Flaccum 45c-46a) 23.
L’origine du répertoire des peuples et des régions nous échappe encore ;
son hétérogénéité dans le contexte et son style rythmé indiquent que
Luc l’a empruntée. On a pensé à une carte astrologique, à un répertoire
linguistique, à la cartographie de la diaspora dans l’Empire ou encore à
l’itinéraire de la mission antiochienne 24 . Le modèle de Luc est plutôt à
rechercher du côté de la Table des nations de Gn 10 ; elle correspond à
la pratique rhétorique de la propagande impériale lorsqu’elle célèbre ses
conquêtes militaires 25. Du point de vue de la géographie de la diaspora,
des absences frappent : ni la Syrie, ni la Grèce, ni le plateau anatolien, ni
Chypre ne sont présents. En revanche, la logique du catalogue est claire ;
elle trace une série d’arcs de cercle qui vont de l’est en ouest : du territoire

23. Trad. A. Pelletier.


24. Énoncée par Stefan Weinstock (« The Geographical Catalogue in Acts
2,9-11 », Journal of Roman Studies 38 (1948), p. 43-46), l’hypothèse de la carte
astrologique a été développée par Johannes A. Brinkman (« The Literary Back-
ground of the “Catalogue of the Nations” [Acts 2,9-11] », Catholic Biblical Quar-
terly 25 (1963), p. 418-427). Eberhard Güting (« Der geographische Horizont der
sogenannten Völkerliste des Lukas [Acta 2,9-11] », Zeitschrif für die neutestament-
liche Wissenschaft 66 (1975), p. 149-169) a proposé de voir ici un répertoire des
langues connues au temps de Luc. Charles K. Barrett (The Acts of the Apostles,
Édimbourg, 1994, p. 122) s’appuie dans son hypothèse de la diaspora juive sur les
répertoires géographiques qu’il lit chez Philon d’Alexandrie (Legatio ad Caium
281-282 ; In Flaccum 45-46). L’expansion universelle de la diaspora est une idée
répandue chez les auteurs juifs : « il n’est pas un peuple au monde qui ne possède
quelques éléments de notre race » (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs II, 398 ; voir
aussi Guerre des Juifs VII, 43 ; Antiquités judaïques XIV, 114-118 ; Contre Apion II,
282 ; Oracles sibyllins III, 271). Bo R eicke , (« Die geistlichen Erfahrungen der ers-
ten Christen. Apg 2,1-13 », dans Glaube und Leben der Urgemeinde, Zurich, 1957,
p. 32-37) pense que le catalogue expose la trajectoire de la mission chrétienne à
partir d’Antioche.
25. G. Gilbert, « The List of Nations in Acts 2 : Roman Propaganda and the
Lukan Response », Journal Biblical Literature 121 (2002), p. 497-529.
186 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

des Parthes à la Mésopotamie, de la Judée à la province d’Asie, de la Phry-


gie à la Libye cyrénaïque, à quoi s’ajoute Rome. Le couple final « Crétois
et Arabes » occupe une position récapitulative et boucle cette géographie
par une ligne nord-ouest/sud-est. L’axe de rayonnement se situe au Proche-
Orient, en Judée ou en Syrie. Bref, le catalogue déploie l’univers circulaire,
le tour du monde de la diaspora vu de Jérusalem 26.
L’événement de la Pentecôte, que Luc affiche comme le rite fondateur
de la chrétienté, reçoit de cet acte de naissance deux caractéristiques : il se
déploie à l’intérieur d’un judaïsme mondial 27 auquel il est prioritairement
destiné, et reconnaît avec lui pour centre symbolique la Ville sainte. La
focalisation du judaïsme diasporique sur Jérusalem est évidente à lire Phi-
lon, Legatio ad Caium 281 ou In Flaccum 46 28.

Antioche de Syrie (11, 19-26)


Deuxième halte : Antioche-sur-l’Oronte. Cette métropole commerciale
du Proche-Orient a été fondée par Séleukos Ier au carrefour des routes
caravanières conduisant de l’Arabie en Asie et des Indes à Rome. Flavius
Josèphe en fait la troisième plus grande ville de l’Empire (Guerre des Juifs
III, 29) 29. Il n’est pas surprenant que les disciples de Jésus, chassés de Jéru-
salem en raison de leur libéralisme (8, 1b-4) 30 , soient remontés le long de

26. Pour le détail voir D. M arguerat, Les Actes des apôtres (1-12), Genève,
2007, p. 76-80.
27. La conscience universelle du judaïsme diasporique se perçoit également
dans la notation d’Ac 15, 21 sur le fait que « Moïse dispose de prédicateurs dans
chaque ville, puisqu’on le lit tous les sabbats dans les synagogues ». Dans le cadre
du discours de Jacques lors du concile de Jérusalem, cette affirmation vise à ancrer
le décret apostolique avec ses quatre abstinences (15, 20.29) dans le patrimoine
séculaire de la tradition juive personnifiée par son législateur. Sur ce thème voir
K. Backhaus , « Mose und der Mos Maiorum. Das Alter des Judentums als Argu-
ment für die Attraktivität des Christentums in der Apostelgeschichte », dans
Chrisfried Böttrich – Jens Schröter – Torsten R eiprich (éd.), Josephus und das
Neue Testament, Tübingen, 2007, p. 401-428.
28. « Sur la Ville sainte, il m’incombe de dire ce qu’il convient. Cette ville,
comme je l’ai dit, est ma patrie mais aussi la capitale, non pas du seul territoire de
Judée, mais encore de la plupart des autres territoires, à cause des colonies qu’elle
a envoyées, suivant les époques, dans les pays limitrophes... » (Legatio ad Caium
281 ; trad. A. Pelletier). Il s’ensuit un inventaire géographique allant de l’Égypte à
la Grèce via l’Asie mineure, poursuivant avec les îles méditerranéennes et le Moyen-
Orient. « Ils considèrent comme leur métropole la ville sainte où se trouve le temple
sacré du Dieu Très-Haut » (In Flaccum 46 ; trad. A. Pelletier).
29. « Cette ville, tant par son étendue que par sa prospérité, tient sans conteste
la troisième place dans le monde soumis aux Romains. » Ce troisième rang s’inscrit
après Rome et Alexandrie.
30. Selon l’auteur des Actes, le lynchage d’Étienne déclencha une violente persé-
cution juive contre la communauté de Jérusalem, au cours de laquelle « tous furent
dispersés dans les contrées de Judée et Samarie, à l’exception des apôtres » (Ac 8,

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 187
la côte phénicienne et se soient installés dans cette capitale régionale. Ses
écoles de philosophie et de rhétorique, sa bibliothèque, ses richesses archi-
tecturales faisaient d’elle un centre attractif. La population juive y était
nombreuse ; elle disposait de plusieurs synagogues et y jouissait, toujours
selon Josèphe, du même statut civil (πολιτεία) que les Macédoniens et
les Grecs (Guerre des Juifs VII, 44 ; Antiquités judaïques XII, 119). Sur le
demi-million d’habitants que l’on prête à la ville, on estime le nombre des
juifs de 20.000 à 50.000.
La race juive est largement dispersée parmi les nations sur toute la terre
habitée ; mais c’est en Syrie qu’elle est le mieux représentée, le mélange étant
dû au voisinage, et elle est spécialement nombreuse à Antioche, à cause de
la grandeur de la ville, mais surtout parce que les successeurs d’Antiochus
lui avaient permis de vivre là en sécurité. […] Ayant été traités de la même
façon par leurs successeurs, les juifs s’accrurent en nombre et rehaussèrent
l’éclat du Temple avec des ornements et de magnifiques offrandes. Le
nombre de Grecs qu’ils attiraient à leurs cérémonies religieuses ne cessait
d’augmenter (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs VII, 43.45) 31.
L’afflux de population à Antioche permettait un brassage des cultures et
des religions et ces contacts entre juifs et Grecs que relève l’historien juif.
Nulle surprise que la généralisation de l’évangélisation des non-juifs par les
disciples de Jésus ait débuté dans cette ville, que les Syriens appelaient « la
ville des Grecs ». Parmi les disciples expulsés de Jérusalem se trouvaient
en effet « des hommes chypriotes et cyrénéens, qui venus à Antioche par-
laient aussi aux hellénistes en annonçant la bonne nouvelle du Seigneur
Jésus » (11, 20). Par « hellénistes », il faut entendre ici les gens de culture
et de parler grecs. On relèvera que l’évangélisation systématique des non-
juifs débute à Antioche au sein d’un judaïsme diasporique hellénisé, en
contact avec la culture grecque ; la prédication chrétienne bénéficie donc

1b). Le « tous » (πάντες) tient vraisemblablement de l’exagération, si l’on en croit


la suite du récit (8, 14 ; 9, 26-30). Le lien avec le procès et l’exécution d’Etienne
(6, 8–8,1a) étaie l’hypothèse que les membres visés de l’Église de Jérusalem étaient
les partisans d’Étienne, membres comme lui du groupe des « hellénistes » (6, 1-6) ;
ceux-ci, juifs hellénisés originaires de la diaspora, avaient particulièrement retenu
les propos critiques de Jésus face à la Torah et au Temple en raison de leur pratique
plus libérale que les juifs palestiniens. Ce sont des « propos hostiles au Lieu saint
et à la Loi » qui sont reprochés à Étienne lors de son interrogatoire au sanhédrin
(6, 13). Le débat sur l’identité et l’orientation théologique des hellénistes est tou-
jours ouvert : E. L arson, « Die Hellenisten und die Urgemeinde », New Testament
Studies 33 (1987), p. 205-225 ; C.C. Hill Hellenists and Hebrews. Reappraising
Division within the Earliest Church, Minneapolis/Minnesota, 1992 ; S. Walton,
« How Mighty a Minority Were the Hellenists ? », dans M.F. Bird – J. M aston
(éd.) Earliest Christian History : History, Literature, and Theology. Essays from the
Tyndale Fellowship in Honor of Martin Hengel, Tübingen, 2012, p. 305-327.
31. Trad. P. Savinel.
188 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

de l’attractivité du judaïsme auprès d’une population non-juive et l’utilise


à son profit.
Or, note le narrateur, c’est « pour la première fois à Antioche que les
disciples ont été nommés chrétiens » (11, 26c). Χριστιανός désigne le par-
tisan de Χριστός comme Caesarianus désigne le partisan de César. Cette
appellation, dont on aurait attendu qu’elle constitue un pinacle du récit,
surgit au contraire comme une remarque latérale du narrateur. La discré-
tion de la remarque surprend moins si l’on prend conscience que ce nom
ne constitue pas une auto-désignation des chrétiens, mais une appellation
attribuée de l’extérieur, et peut-être par dérision. Ce n’est qu’au IIe siècle à
Antioche que les chrétiens se l’approprieront 32 . Même discrètement, Luc a
toutefois tenu à signifier cette origine géographique du nom.
Pourquoi ici, à Antioche ? Le contexte narratif immédiat livre deux
indices : d’une part l’ouverture de l’évangélisation aux Grecs (11, 20b),
d’autre part le nombre important de nouveaux croyants (11, 21b.24b.26b).
La nomination spécifique de la communauté signale que sa mixité reli-
gieuse (juifs et non juifs) l’a fait différencier de la Synagogue, et que le
nombre de ses adhérents était suffisamment élevé pour la considérer
comme une entité. C’est donc la transgression de la frontière ethnico-reli-
gieuse constitutive du judaïsme qui a conduit les observateurs extérieurs à
identifier la particularité de cette communauté rassemblée au nom du Mes-
sie Jésus. Ils furent vraisemblablement identifiés comme des juifs chrétiens,
mais en tout cas étrangers au judaïsme synagogal. Les conséquences socio-
politiques de cette différenciation ne sont pas déchiffrées dans les Actes,
mais on les devine ; elles prendront dès le IIe siècle des proportions consi-
dérables : distinguées de la Synagogue, les communautés chrétiennes ne
sont plus mises au bénéfice de la protection juridique assurée par le statut
de religio licita. Mais nous n’en sommes pas encore là.
L’ouverture aux nations, qui transgresse le particularisme millénaire
d’Israël, a été légitimée dans le récit par l’ordre puissant de Dieu signifié à
l’apôtre Pierre lors de son extase à Joppé (10, 1-48). On se souviendra que
cette extase pointe sur l’ordre divin de transgresser le rituel alimentaire
(10, 9-16), et que chez le centurion Corneille, Pierre opère la transposition
de la vision sur le plan anthropologique : « En vérité, je me rends compte
que Dieu ne regarde pas à l’apparence (οὐκ ἔστιν προσωπολήμπτης), mais
qu’en toute nation, qui le craint et pratique la justice lui est agréable. »
(10, 34-35) 33. La mise en œuvre de cet universalisme sotériologique est

32. Les premières reprises chrétiennes du nom se lisent dans des écrits du début
du IIe siècle en provenance d’Antioche : la Didachè 12, 4 et trois lettres d’Ignace
l’évêque d’Antioche (Aux Éphésiens 11, 2 ; Aux Romains 3, 2 ; Aux Magnésiens 4).
33. Sur ce tournant sotériologique fondamental, dont Luc a fait un sommet du
livre des Actes, je renvoie à mon commentaire : Les Actes des apôtres (1-12) Genève,
2007. p. 359-406.

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 189
annoncée dans le programme d’évangélisation de l’Église d’Antioche-sur-
l’Oronte ; elle sera problématisée avec Paul à Antioche de Pisidie.

Antioche de Pisidie (13,13-51)


Le récit avance, et nous sommes au chapitre 13 dans le premier voyage
missionnaire conduit par Paul et Barnabé (Ac 13–14). Le groupe fait halte
à Antioche de Pisidie, venant de l’île de Chypre. Après un voyage maritime,
les voyageurs ont emprunté la Via Sebaste, une route militaire romaine
large et pavée, qui grimpe depuis la côte et parvient à Antioche par des cols
culminant à 1 100 mètres d’altitude. Ces 240 km de route représentaient
une dizaine de journées de marche, dont les dangers n’étaient pas exempts
(2 Co 11, 26). Pourquoi choisir cette destination éloignée ? Des inscrip-
tions de la région d’Antioche mentionnent des membres de la famille des
Sergii Paulli, à laquelle appartient le proconsul de Chypre converti par
Paul (13, 6-12) ; c’est un indice que le notable romain peut avoir suggéré
ce voyage à Paul, voire qu’il l’a pourvu de recommandations 34 . Mais cette
colonie romaine est un centre régional, une population juive y est présente,
et ce choix convient à la stratégie usuelle de Paul. Luc a élu cet épisode
pour en faire la démonstration programmatique du message adressé par
Paul au judaïsme synagogal. Notons au passage que Paul connaît les routes
de la diaspora, et qu’il connaît les synagogues. La première initiative signa-
lée à leur arrivée est l’entrée dans la synagogue un jour de sabbat (13, 14) :
s’adresser aux juifs locaux est posé comme objectif prioritaire.
Le cadre du culte synagogal, reproduit par Luc, est confirmé par des
sources juives plus tardives 35 : après la récitation du shema (Dt 6, 4-9) et
des prières de bénédiction, le chef de synagogue désignait un lecteur pour
la Torah (séder), puis un lecteur pour le texte prophétique (haftarah). La
prédication, portant généralement sur la Torah, était dite par un membre
de l’assemblée. En l’occurrence, les chefs de synagogue proposent à Paul
et à ses compagnons de délivrer une « parole d’exhortation » (λόγος
παρακλήσεως, 13, 15), qui consiste en un commentaire homilétique de
l’Écriture (voir He 13, 22). Le fait que Luc fonde l’homélie de Paul sur des
textes étrangers à la Torah (Ps 2, 7 ; Ps 16, 10 ; Es 55, 3) fait penser qu’il
recompose pour l’occasion une argumentation scripturaire qui convient à
sa démonstration christologique.

34. On consultera le dossier épigraphique chez C. Breytenbach, Paulus und


Barnabas in der Provinz Galatien, Leyde, 1996, p. 38-45
35. La prudence est recommandée, car nous ignorons les procédés de l’homélie
synagogale avant la fixation du cycle triennal palestinien aux IIIe-IVe siècles. Dos-
sier chez C. Perrot, La lecture de la Bible dans la Synagogue, Hildesheim, 1973,
p. 15-98 et p. 128-140.
190 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

Ce long discours-programme (13, 16-41) 36 débute par un sommaire de


l’histoire d’Israël, qui énumère à la suite l’exode, l’entrée en Canaan, l’ins-
tallation des Juges, de Samuel et de David pour aboutir à « Jésus, Sauveur
d’Israël » (13, 25). L’herméneutique de l’histoire, propre au genre littéraire
du sommaire 37, sélectionne ici la figure des chefs octroyés par Dieu à son
peuple. L’homélie se poursuit par une argumentation scripturaire sur la
résurrection (13, 32-41) ; elle est surplombée par l’affirmation que « la
promesse faite aux pères, Dieu l’a accomplie pour nous leurs enfants en res-
suscitant Jésus » (v. 32). À l’argument de la continuité historico-salutaire
entre la tradition des pères et Jésus succède celui de l’accomplissement de
la promesse. Paul propose ainsi à ses interlocuteurs juifs une relecture de
leurs Écritures, dont l’événement de Pâques constitue la clef d’interpréta-
tion ; mais simultanément, présenter la venue de Jésus comme l’authentique
et légitime continuation de l’histoire de Dieu avec son peuple revient à les
en exclure s’ils n’y adhèrent pas. Toutefois, l’orateur tente d’enrayer cette
issue négative en se solidarisant au maximum avec son auditoire, comme
en témoignent la récurrence du « nous » (ἡμεῖς) et l’appellation « frères »
(ἀδελφοί) aux versets 17, 26 et 33. La péroraison introduit brusquement
un clivage entre lui et l’auditoire, au moment où s’annonce le changement
de régime sotériologique : « Sachez donc, hommes frères, que c’est par lui
que vous est annoncé un effacement des péchés et de tout ce dont vous
n’avez pu être justifiés par la Loi de Moïse » (13, 38). La stratégie persua-
sive est ici parvenue à son terme, c’est-à-dire à son point de rupture.
Que se passe-t-il alors ? La succession des événements est du plus haut
intérêt, et nous allons la suivre attentivement 38. À la sortie du culte syna-
gogal, Paul et Barnabé sont priés de revenir parler du même sujet au pro-
chain sabbat ; plusieurs « juifs et prosélytes » poursuivent la conversation
avec les évangélistes (13, 42-43). Mais la semaine suivante, la tension
monte au travers d’un spectaculaire retournement de situation : les juifs
antiochiens passent de la réceptivité à l’hostilité. Le narrateur se fait pré-
cis, pour exposer ce qu’il ne traite pas comme une péripétie, mais comme
une scène programmatique : le divorce entre la Synagogue et les commu-
nautés chrétiennes, qui s’esquisse ici, ne va cesser de s’aggraver au long de
la mission de Paul.
« Le sabbat venu, à peu près toute la ville s’était rassemblée pour écou-
ter la parole du Seigneur. Mais les juifs, à la vue des foules, furent rem-

36. Analyse de l’ensemble du discours chez J. P ichler , Paulusrezeption in der


Apostelgeschichte. Untersuchungen zur Rede im Pisidien Antiochien, Innsbruck, 1997.
37. Le genre littéraire des sommaires historiques a été étudié par J. Jeska, Die
Geschichte Israels in der Sicht des Lukas, Göttingen, 2001, sur notre texte voir spé-
cialement p. 220-253.
38. J’ai analysé ce passage dans ma monographie : La première histoire du chris-
tianisme (Les Actes des apôtres), Paris-Genève, 20032 , p. 220-226 ; quelques éléments
sont repris ici.

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 191
plis de jalousie (ζῆλος), et ils contredisaient les dires de Paul par des blas-
phèmes » (13, 44-45). La « jalousie » qui anime les juifs d’Antioche (v. 45)
n’est pas à comprendre au sens psychologique d’une frustration devant le
succès des évangélistes chrétiens ; ζῆλος a ici le sens biblique du zèle sacré,
de la sainte ardeur, du fanatisme pieux. L’usage dérive de la formule vété-
rotestamentaire du Dieu jaloux (θεός ζηλωτής), désignant l’ardeur divine
à détourner Israël de la fréquentation d’autres dieux 39. Le comportement
des juifs antiochiens apporte la confirmation de cette lecture : ils contre-
disent Paul (ἀντέλεγον) en blasphémant (βλασφημοῦντες) ; la mention du
blasphème signale la nature théologique de leurs reproches aux dires de
Paul. Qu’est-ce qui a déclenché une aussi vive réaction ? C’est à la vue des
foules (ἰδόντες τοὺς ὄχλους, v. 45a) qu’éclate leur sainte colère. Le sabbat
suivant, en effet, « à peu près toute la ville s’était rassemblée pour écouter
la parole du Seigneur » (13, 44). Derrière cette hyperbole (σχέδον πᾶσα ἡ
πόλις, presque toute la ville), on devine l’idée de l’écrivain : mettre en scène
l’universalité de la Parole. Le grandiose élargissement de l’auditoire de Paul
et Barnabé concrétise la promesse du salut offert désormais à tout homme
qui croit (13, 39). La grâce n’est plus le privilège des juifs de naissance ou
des convertis. Voilà ce qui déclenche l’indignation religieuse des membres
de la synagogue : le message paulinien, parce qu’il rompt avec l’alliance
réservée au seul Israël et met en cause la suffisance de la Torah pour le
pardon, est dénoncé comme une hérésie théologique.
Toujours attaché à exposer la généalogie du divorce entre Église et
Synagogue, le narrateur décrit avec soin la réaction des deux envoyés. Ils
prennent la parole avec l’assurance des témoins du Christ, la fameuse par-
rhèsia, qui est autant liberté de parole qu’autorité dans le discours (13,
46a) 40. Au reproche qui leur est fait de s’adresser aux non-juifs, Paul et

39. La formule vétérotestamentaire du Dieu jaloux (θεός ζηλωτής) relève d’un


usage polémique contre le syncrétisme religieux en Israël (Ex 20, 5 ; 34, 14 ; Dt 4,
24 ; 5, 9 ; 6, 15 ; etc.). Le zèle d’Élie à défendre l’honneur de Dieu (1 R 19, 10.14)
et celui de Saul/Paul à persécuteur les chrétiens (Ac 22, 3 ; Ga 1, 14) recourent au
même vocable. Le mot peut désigner positivement le zèle pour la Loi (Ac 21, 20 :
ζηλωταὶ τοῦ νόμου). Dossier textuel rassemblé par B.J. Koet, « Paulus und Bar-
nabas in Pisidian Antioch : A Disagreement over the Interpretation of Scriptures
(Acts 13,42-52) », dans Five Studies on Interpretation of Scripture in Luke-Acts,
Leuven, 1989, p. 97-118, spécialement p. 103-106.
40. Le terme παρρησία apparaît à cinq reprises dans les Actes pour qualifier
la prise de parole audacieuse des prédicateurs (2, 29 ; 4, 13.29.31 ; 28, 31). Hormis
1 Th 2, 2 et Ep 6, 20, l’emploi du verbe παρρησίαζομαι est propre à Luc dans
le Nouveau Testament (Ac 9, 27.28 ; 13, 46 ; 14, 3 ; 18, 26 ; 19, 8 ; 26, 26). Dans
l’usage lucanien se rejoignent les deux dimensions de la parrhèsia : d’une part (sens
politique présent dans la culture grecque) la prise de parole publique, courageuse et
franche, mais qui peut être perçue comme de l’effronterie par les auditeurs ; d’autre
part (sens théologique issu de la Septante) le comportement confiant du croyant
face à Dieu. Luc conjoint les deux sens : l’audacieuse liberté des témoins leur vient
192 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

Barnabé exposent leur stratégie : Israël a bénéficié de la priorité dans leur


prédication. Aucun autre peuple n’avait un droit comparable à celui-ci
pour recevoir les promesses de salut, et ils ont respecté cette préséance :
« C’est à vous en premier lieu (ὑμῖν πρῶτον) qu’il était indispensable
d’annoncer la parole de Dieu ». Prêcher aux juifs d’abord fut pour eux un
impérieux devoir (ἀναγκαῖος, indispensable, de force majeure). Or, le refus
opposé à la parole de Dieu est imputable aux juifs d’Antioche : « puisque
vous la repoussez et ne vous jugez pas dignes de la vie éternelle, eh bien !
(ἰδού) nous nous tournons vers les nations. » (13, 46). Précédée par un
solennel ἰδού, retentit comme un coup de théâtre la décision de se tour-
ner vers les nations. Ce virage dans l’évangélisation chrétienne est docu-
menté par la citation d’Es 49, 5 que j’ai mentionnée plus haut 41. Elle est
introduite comme un ordre divin (ἐντέλλομαι) : « Je t’ai placé en lumière
des nations, pour que tu sois (un moyen de) salut jusqu’aux confins de la
terre » (13, 49). L’intertexte est extrait du deuxième chant du Serviteur
de YHWH (Es 49, 1-6), où celui-ci, après un constat d’échec de sa mis-
sion (49, 4a), annonce aux nations païennes le mandat qu’il a reçu de leur
apporter la lumière du salut. La métaphore « lumière des nations » est ici
endossée par Paul et Barnabé. L’argument est poignant : malgré le cinglant
démenti que lui infligent les juifs d’Antioche, la vocation de porter le salut
jusqu’aux confins de la terre est inscrite au cœur même de la destinée d’Is-
raël. En refuser le principe, comme le fait la majorité des membres de la
synagogue d’Antioche, c’est contrevenir à l’espérance prophétique.
L’issue du conflit est très lucanienne : la Parole s’étend et la persécution
s’allume (13, 48-50). Ac 2–8 a familiarisé le lecteur avec ce schéma. Côté
réussite, un refrain de croissance (v. 49) célèbre le déploiement de la Parole
et l’élargissement du champ missionnaire dans la région, le bouche à oreille
ayant bien fonctionné. Côté persécution, « les juifs » manipulent des per-
sonnes haut placées pour leur faire déclencher une persécution qui expulse
Paul et Barnabé de la ville. Les élites manipulées se composent d’une part
de femmes des classes aisées attirées par le judaïsme (σεβομένας, pieuses,
adoratrices, peut les désigner comme craignant-Dieu), et d’autre part
des notables de la ville. L’absence de désignation précise des personnali-
tés concernées fait penser à un lobby synagogal, profitant de ses contacts
en haut lieu pour défendre son territoire contre l’invasion d’une mission
étrangère. On respire l’atmosphère d’une ville hellénistique de province,
où l’on n’aime guère les agitateurs et où l’on préfère se débarrasser d’eux.

de l’Esprit saint (Ac 4, 29.31). Voir S.C. Winter , « ΠΑΡΡΗΣΙΑ in Acts », dans
J.T. Fitzgerald (éd.), Friendship, Flattery, and Frankness of Speech, Leyde, 1996,
p. 185- 202 ; G. Scarpat, Parrhesia greca, parrhesia cristiana, Brescia, 2001.
41. Voir plus haut p. 180 et n. 9.

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 193
Derrière cette expulsion se profile l’intégration difficile des communautés
chrétiennes dans un environnement à forte influence juive 42 .
Ce départ forcé n’est que le premier d’une longue série (14, 5-6 ; 16, 30 ;
17, 10.14 ; 18, 6 ; 20, 1). Quitter les habitants d’une ville en « secouant
contre eux la poussière de leurs pieds » (13, 51) est un rite connu de
l’Orient ancien 43. Il n’est pas porteur de malédiction ; il impute plutôt
la culpabilité du rejet à ceux que Paul et Barnabé laissent derrière eux et
absout les envoyés de toute responsabilité dans la rupture. La notation
finale (13, 52) présente le groupe de croyants que Paul et Barnabé laissent
derrière eux à Antioche : « quant aux disciples, ils étaient remplis de joie
et d’Esprit saint ». Ce groupe porte les marques identitaires de l’Église :
ses membres sont appelés disciples (μαθηταί), ils sont remplis de la joie
du salut (Lc 2, 10 ; 24, 52 ; Ac 8, 8 ; 15, 3) et ils ont reçu l’Esprit saint.
Quittant Antioche pour Iconium, Paul et Barnabé laissent derrière eux
une Église naissante, distincte de la Synagogue.

Philippes en Macédoine (16,11-40)


Philippes en Macédoine ressemble à Antioche de Pisidie : cette ville est
aussi une colonie romaine, également placée le long d’une voie romaine
importante (la via Egnatia), et joue un rôle important dans sa région. La
pression de la culture romaine s’y trouve toutefois nettement plus accen-
tuée 44 . La présence d’une population juive est présupposée par le récit (16,
13.20), quand bien même aucune inscription juive n’a été retrouvée sur le
site jusqu’ici. La stratégie paulinienne, axée sur les centres urbains et le
réseau de la diaspora, se vérifie. L’auteur des Actes a présenté le voyage vers

42. A. Destro – M. Pesce : « Conflitti di integrazione : La prima chiesa e la


communita ebraica nella polis », dans L. Padovese (éd.), Atti del 4. Simposio di
Efeso su S. Giovanni Apostolo, Rome, 1994, p. 105-138, surtout p. 111-120 dis-
cernent ici un conflit autour de l’intégration de la première Église dans une ville à
forte influence juive.
43. Strack-Billerbeck , Kommentar zum neuen Testament aus Talmud und
Midrach, I, Munich, 19695, p. 571. Le rite symbolise la rupture de solidarité, qui
laisse l’autre avec sa responsabilité.
44. Fondée en 358 avant notre ère par Philippe II de Macédoine, père
d’Alexandre le Grand, Philippes passa sous autorité romaine en 168 av. JC. En 30
avant notre ère, elle fut érigée en colonie militaire destinée aux vétérans : Colonia
Iulia Augusta Philippensis. Une colonie bénéficiait de la libertas (gouvernement
autonome), de l’immunitas (exemption fiscale) et du ius italicum (droit romain).
Consulter P. Collart, Philippes, ville de Macédoine, depuis ses origines jusqu’ à la fin
de l ’époque romaine, I-II, Paris, 1937 ; L. Bormann, Philippi. Stadt und Christenge-
meinde zur Zeit des Paulus, Leyde, 1978. P. P ilhofer , « Antiochien und Philippi.
Zwei römische Kolonien auf dem Weg des Paulus nach Spanien », dans Die frühen
Christen und ihre Welt, Tübingen, 2002, p. 154-165, dans une étude comparative
entre Antioche et Philippes, a démontré sur une base épigraphique la forte pression
culturelle romaine dans cette dernière colonie.
194 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

Philippes comme le résultat d’un véritable coup de force divin, enchaînant


plusieurs interventions surnaturelles (16, 6-10). Visiblement, l’entrée du
groupe d’évangélistes en Europe continentale n’est pas anodine, et le nar-
rateur a tenu à faire savoir que ce choix ne résultait pas d’une initiative
humaine, mais d’une inspiration divine.
Deux événements nous intéressent ici. Le premier est la rencontre de
Lydie, marchande de pourpre, et son baptême (16, 13-15). La démarche de
Paul et son compagnon Silas est rapportée avec une étonnante précision :
« Les jours de sabbat, nous sommes sortis hors de la porte, le long d’une
rivière où nous pensions être un lieu de prière (προσευχή) ; et, assis, nous
parlions aux femmes rassemblées. » (16, 13). L’organisation de célébrations
synagogales à proximité d’eau courante est attestée tant par Flavius Josèphe
(Antiquités judaïque XIV, 258) que par Philon d’Alexandrie (In Flaccum
122). Le lavage des mains avant la prière était rituel. Mais la désignation
du lieu cultuel est singulière : partout ailleurs, Luc parle de συναγωγή
quand il se réfère aux rassemblements cultuels juifs ; l’usage de προσευχή
pour désigner un lieu ne se lit pas ailleurs dans son œuvre. Faut-il pen-
ser qu’il s’agissait d’un rassemblement synagogal en plein air ? Προσευχή
peut désigner un bâtiment, mais l’usage étant plutôt rare, on conclura
qu’il ne s’agissait pas d’une construction 45. Paul et Silas rejoignent donc
un groupe de femmes rassemblées pour la prière juive. L’unique mention
de femmes implique-t-elle une composition exclusivement féminine ou Luc
ne retient-il que les femmes comme interlocutrices des évangélistes ? Diffi-
cile de le dire. La règle du minian exige la présence de dix hommes, mais
était-elle toujours appliquée ?
Quoi qu’il en soit, parmi ces femmes figure Lydie. Son portrait est
détaillé : a) son nom rare, Lydie, peut provenir de la région dont elle est
originaire, la Lydie, à l’est d’Éphèse (on dirait : « la Lydienne ») ; b) sa pro-
fession, négociante en pourpre, lui assurait des revenus confortables, les
vêtements de couleur pourpre constituant un article de luxe et de pres-
tige 46 ; c) son origine est Thyatire, une ville réputée pour sa production de

45. Contre l’opinion de M. H engel , « Proseuche und Synagoge », dans Judaica


et Hellenistica. Kleine Schriften, I, Tübingen, 1996, p. 171-195, qui soutient sur la
base d’une inscription que προσευχή désigne un bâtiment. Mais il faut se rappeler
que les célébrations synagogales à ciel ouvert étaient fréquentes dans l’Antiquité, le
bâtiment n’étant devenu usuel que tardivement.
46. Le pourpre, colorant pour tissus (rouge, violet, bleu), est fabriqué à partir
de coquillages ou de plantes. Information sur le procédé de fabrication chez Ivoni
R ichter R eimer (Frauen in der Apostelgeschichte des Lukas, Gütersloh, 1992,
p. 123-137), qui postule à tort que Lydie fabriquait le pourpre plutôt que le vendre,
et la classe dans les basses couches sociales. La présence d’une corporation de négo-
ciants du pourpre en lien avec Thyatire est attestée à Philippes par une inscription
(P. P ilhofer , Philippi I. Die erste christliche Gemeinde Europas, Tübingen, 1995,
p. 174-182).

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 195
laine et de pourpre ; d) son statut d’« adoratrice de Dieu » (σεβομένη τὸν
θεόν) la classe parmi les craignant-Dieu, ces païens attirés par la tradition
et les valeurs juives et vivant dans l’orbite du judaïsme 47 ; e) son aisance
matérielle et son indépendance sociale sont attestées par la possession
d’une habitation qu’elle nomme « ma maison » (v. 15b). Dans la stratifi-
cation sociale de la société romaine entre classe aisée (honestiores) et classe
inférieure (humiliores), une négociante en pourpre relevait de la seconde,
ce qui n’exclut pas un coquet niveau de revenus 48.
Commerçante aisée, immigrante asiatique, femme seule émancipée
(veuve ? divorcée ? célibataire ?), personne au tempérament volontaire (v.
15b !), Lydie est le type de convertie chrétienne que l’auteur des Actes pro-
pose en modèle à sa chrétienté. Son identité religieuse de craignant-Dieu est
à retenir. Elle induit que des assemblées cultuelles juives pouvaient mêler
juifs et craignant-Dieu, attestant d’une remarquable ouverture. D’autres
indices dans les Actes confirment cette composition mixte à Antioche de
Pisidie (13, 16.26), Thessalonique (17, 4) et Corinthe (18, 7).
Flavius Josèphe confirme cet attrait pour les coutumes et l’éthique juive
dans le Contre Apion. Même si son propos est apologétique, et qu’il sent
l’emphase, l’historien juif n’a pas inventé l’attractivité du judaïsme pour
une part vraisemblablement cultivée de la population :
Cependant la multitude est aussi depuis longtemps prise d’un grand zèle
pour nos pratiques pieuses, et il n’est pas une seule cité grecque, ni aucun
peuple barbare où ne se soit répandue notre coutume de repos hebdo-
madaire, et où les jeûnes, l’allumage des lampes et beaucoup de nos lois
relatives à la nourriture ne soient observés. Ils s’efforcent aussi d’imiter et
notre concorde et notre libéralité et notre ardeur au travail dans les métiers
et notre constance dans les tortures subies pour les lois. Car ce qui est le
plus étonnant, c’est que, sans le charme ni l’attrait du plaisir, la loi a trouvé
sa force en elle-même, et de même que Dieu s’est répandu dans le monde
entier, de même la loi a cheminé parmi tous les hommes. (Contre Apion II,
282-284a) 49.
Le finale du récit de conversion retient également l’attention : « Quand
elle fut baptisée ainsi que sa maison, elle dit en suppliant : “Si vous avez
jugé que je crois au Seigneur, entrez dans ma maison et restez”. Et elle

47. Σεβόμενος τὸν θεόν est équivalent dans les Actes à φοβούμενος τὸν θεόν.
Cette dernière formule est utilisée jusqu’en Ac 13 (10, 2.22.35 ; 13 ,16.26) où elle
est relayée par la première, plus grecque (13, 43.50 ; 16, 14 ; 17, 4.17 ; 18, 7.13). De
l’abondante littérature sur les craignant-Dieu, je retiens : I. L evinskaya, « Diaspora
Jews, Proselytes and God-fearers », dans The Book of Acts in Its First Century Set-
ting, V, Grand Rapids/Carlisle, 1996, p. 1-126.
48. J.-P. Sterck-Degueldre , Eine Frau namens Lydia. Zu Geschichte und Kom-
position in Apostelgeschichte 16,11-15.40, Tübingen, 2004, p. 230-238.
49. Trad. Th. Reinach.
196 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

nous a forcés. » (16, 15). Lydie insiste donc pour offrir l’hospitalité aux
envoyés, au point qu’elle les y force. Παραβιάζομαι, un verbe rare qui
inclut le substantif βία (violence), signifie : user de contrainte 50. On en
déduit que le groupe a tout d’abord résisté, peut-être parce que l’invitation
émanait d’une non-juive ? Dans les Actes, c’est la première fois que Paul
est accueilli dans une maison païenne. La rhétorique, habile, lie l’accep-
tation au jugement sur la foi de Lydie (πιστή τῷ κυρίῳ peut être traduit
« croyante au Seigneur », mais aussi « fidèle au Seigneur »). Outre le tem-
pérament de la femme, son geste signe la concrétisation éthique de son
acte de foi. À leur départ de la ville, les prédicateurs chrétiens constateront
qu’elle a fondé chez elle une église de maison (16, 40). Première convertie
d’Europe, Lydie est également dans l’ordre du récit la première instaura-
trice d’un modèle communautaire qui assurera le succès du christianisme
à ses débuts 51. Mais faire de sa maison le lieu d’une pratique religieuse est
un modèle que les chrétiens empruntent au judaïsme synagogal, même s’ils
le pratiqueront d’une manière particulièrement intensive.
À propos de Lydie, je relève une notation unique dans les Actes. Luc
se prononce sur la cause de sa conversion : « le Seigneur lui avait ouvert le
cœur pour s’attacher à ce que disait Paul » (16, 14). Jamais ailleurs, Luc ne
commente l’acte de foi des nouveaux convertis, et surtout, jamais ailleurs
Luc n’attribue à Dieu l’origine de la décision d’adhérer au Christ. Que
faut-il comprendre derrière l’expression : « le Seigneur lui avait ouvert le
cœur » ? Contrairement à l’apôtre Paul, Luc n’attribue pas à l’Esprit l’ori-
gine de la foi ; l’Esprit est chez lui la force donnée aux croyants de témoi-
gner 52 . J’incline à penser que derrière ce « Seigneur », Luc entend la voix
des Écritures. C’est le commentaire christologique des Écritures auquel se
livre Paul, à la façon de l’homélie d’Antioche de Pisidie dont je viens de
parler, qui persuade Lydie d’adhérer à l’Évangile. Très exactement, c’est
le commentaire scripturaire auquel elle assiste qui convainc Lydie que la

50. Le verbe élégant παραβιάζομαι, ne se lit dans le Nouveau Testament qu’ici


et en Lc 24,29 (les pèlerins d’Emmaüs). Offrir l’hospitalité à un groupe d’hommes
correspond au statut émancipé de la femme en milieu hellénistique ; l’accueil de
Jésus et son groupe par Marthe et Marie (Lc 10, 38-42) correspond aux moeurs
hellénistiques plutôt qu’aux usages juifs.
51. L’essor du christianisme suit une trajectoire qui conduit la communauté reli-
gieuse du Temple à la maison. J’ai montré ailleurs comment se construit dans les
Actes des apôtres cette chrétienté sans temple : « Du Temple à la maison suivant
Luc-Actes », dans D. M arguerat, L’aube du christianisme, Paris-Genève, 2008,
p. 441-468. Voir aussi H.-J. K lauck , « Die Hausgemeinde als Lebensform im
Urchristentum », Münchener theologische Zeitschrift 32 (1981), p. 1-15.
52. Sur cette caractéristique bien connue de la pneumatologie lucanienne, on
consultera : J. Hur , A Dynamic Reading of the Holy Spirit in Luke-Acts, Sheffield,
2001 ; D. M arguerat, La première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres),
Paris-Genève, 20032 , p. 153-179.

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 197
résurrection de Jésus est l’aboutissement du projet salutaire de Dieu envers
son peuple.
Le second événement qui nous intéresse dans le séjour de Paul et Silas
en Macédoine est leur incarcération, et précisément la raison de cette
mesure d’emprisonnement (16, 19-24). Tout se passe après un acte d’exor-
cisme que Paul a effectué sur une jeune esclave aux oracles divinatoires 53.
L’esprit qui la faisait parler ayant été expulsé, la femme a perdu ses dons
oraculaires, ce qui a fortement déplu à ses maîtres qui tiraient d’elle une
importante source de profit. Ceux-ci dénoncent Paul et Silas aux magis-
trats de la ville, les stratèges, et la formulation de leur grief doit retenir
toute notre attention : « Ces hommes sèment le trouble dans notre ville,
étant juifs, et propagent des coutumes qu’il n’est pas permis d’accueillir ni
de pratiquer à nous qui sommes romains. » (16, 20-21). Dans la colonie
romaine de Philippes, réputée pour son attachement à Rome et régie par
le droit romain, les propriétaires frustrés ont entonné l’air de la xénopho-
bie pour se venger des prédicateurs. En l’occurrence, ils misent sur l’anti-

53. L’exorcisme de la voyante, qui assurait aux envoyés par ses cris une bruyante
publicité, n’est ni un geste de mauvaise humeur de Paul, ni le refus d’un hommage
stipendié. Sa déclaration puise dans le syncrétisme, puisqu’elle affirme que « ces
hommes sont serviteurs du Dieu Très Haut, ils vous annoncent une voie de salut »
(16, 17). La formule « Dieu Très-Haut » (θεὸς ὕψιστος) apparaît 110 fois dans la
Septante, surtout les Psaumes, pour désigner le Dieu d’Israël ; mais elle tombe en
déclin dès le premier siècle, du fait de son usage extensif au sein du monde religieux.
Stephen M itchell (« The Cult of Theos Hypsistos between Pagans, Jews and
Christians », dans P. Athaniassadi – M. Frede (éd.), Pagan Monotheism in Late
Antiquity, Oxford, 1999, p. 81-148) renouvelant une thèse ancienne d’Emil Schürer,
a défendu l’idée d’un culte au Theos Hypsistos largement répandu dans l’Empire,
forme de monothéisme païen ayant absorbé certains traits du judaïsme. Markus
Stein (« Die Verehrung des Theos Hypsistos. Eine umfassende pagan-jüdische
Synkretismus », Epigraphica Anatolica 33, 2001, p. 119-125) et Nicole Belayche
(« De la polysémie des épiclèses : Ὕψιστος dans le monde gréco-romain », dans
N. Belayche , etc. (éd.), Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans
l ’Antiquité, Paris, 2005, p. 427-442) ont démontré à l’inverse que les 375 attesta-
tions épigraphiques de Hypsistos Theos ou Zeus Hypsistos entre le IIe siècle avant
notre ère et le IIIe siècle de notre ère renvoient non pas à un culte unique, mais
à une multitude de divinités différentes. Un culte au Zeus Hypsistos est attesté à
Thèbes et ailleurs ; la titulature est également appliquée à la déesse-mère en Lydie, à
Isis en Egypte, au Baal en Syrie, etc. L’épithète « Très-Haut » peut donc renvoyer,
de manière indéterminée, à n’importe quel Dieu du panthéon gréco-romain ; c’est
manifestement le cas ici (avec P.Trebilco, « Paul and Silas – “Servants of the Most
High God” [Acts 16,16-18] », Journal for the Study of the New Testament 36 (1989),
p. 51-73 et N. Belayche , « De la polysémie des épiclèses : Ὕψιστος dans le monde
gréco-romain », p. 431). La fin de la déclaration de la voyante pythienne entretient
la confusion : ils annoncent, dit-elle, « une voie de salut », une voie parmi d’autres.
Bref, les cris de la voyante de Philippes engluent la prédication des missionnaires
chrétiens dans le syncrétisme ambiant. Le Dieu qu’elle prête à Paul et Silas peut être
aussi bien Zeus que YHWH ou une divinité régionale.
198 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

sémitisme populaire. Juridiquement, si le judaïsme était reconnu comme


religio licita, le prosélytisme était sinon interdit, du moins mal toléré. Les
accusateurs ne tablent pas seulement sur l’antisémitisme populaire ; dénon-
cer ceux qui contreviennent aux coutumes ancestrales, au mos maiorum,
ne pouvait manquer d’enflammer la réprobation de la foule. Camouflant
leurs réels motifs derrière le drapeau nationaliste, les propriétaires de la
voyante ont réussi à manipuler la foule, et les magistrats avec elle, puisque
Paul et Silas ont été bastonnés et jetés en prison.
On assiste donc à un phénomène paradoxal. D’un côté, les juifs de la
diaspora cherchent clairement à se distinguer des chrétiens. À Thessalo-
nique (17, 5-9), à Corinthe (18, 12-17), à Ephèse (19, 23-40), ils dénoncent
les témoins du Christ aux autorités des villes, sans toujours parvenir à les
faire condamner. Mais d’un autre côté, les populations païennes, elles, ne
différencient pas les chrétiens des juifs. À Éphèse (19, 34) et à Philippes
(16, 20-21), les évangélistes sont perçus comme juifs et dénoncés comme
des agitateurs troublant l’ordre public et nuisant aux affaires. Luc tient à
dépeindre cette situation paradoxale où les chrétiens, bien que répudiés par
le judaïsme synagogal majoritaire, sont toujours perçus par la population
païenne comme partie intégrante du judaïsme. Il est incontestable que l’au-
teur des Actes a un intérêt apologétique à dépeindre une situation contra-
dictoire où les chrétiens se voient expulsés contre leur gré du lien syna-
gogal, mais où les foules non-juives perçoivent, elles, le lien qui les relie à la
tradition d’Israël. Il n’y a pas lieu toutefois de penser que cette ambiguïté
est purement fictive : entre judaïsme synagogal et judaïsme chrétien, les
différences n’étaient pas aisées à saisir de l’extérieur.

Rome (28, 16-31)


Rome est la dernière station paulinienne dans le livre des Actes.
L’apôtre y parvient après un dramatique voyage maritime, naufrage inclus
(27, 1–28, 15), qui ne constitue pas seulement un chef d’œuvre narratif
du livre ; cet épisode permet à l’auteur d’attester la protection divine dont
jouit le témoin du Christ malgré les accusations répétées dont il est l’objet
de la part des juifs d’Asie, relayés par les juifs jérusalémites (21, 27 ; 23,
12–25, 12) 54 . Paul arrive à Rome prisonnier, dans l’attente de son procès
devant la juridiction impériale.
Le lecteur prend conscience, en cette ultime page du récit, à quel point
la question du rapport à Israël tient au cœur de l’auteur des Actes 55. Au

54. Sur la fonction narrative du récit de la tempête, qui fonctionne comme unε
ordalie divine, voir : Daniel M arguerat, La première histoire du christianisme (Les
Actes des apôtres), Paris/Genève, 20032 , p. 321-327.
55. Sur le texte d’Ac 28, 16-31, voir maintenant O. Flichy, La figure de Paul
dans les Actes des Apôtres. Un phénomène de réception de la tradition paulinienne
à la fin du Ier siècle, Paris, 2007, p. 304-318 et S. Butticaz , L’identité de l ’Église

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 199
lieu d’orienter d’emblée Paul vers l’évangélisation des non-juifs, il orchestre
une dernière entrevue avec les notables juifs de Rome, les πρῶτοι τῶν
Ἰουδαίων (28, 17). Or, ceux-ci se montrent ouverts. Ils affirment n’avoir
entendu aucune critique sur Paul et son « parti » (αἵρεσις, 28, 22). La
connaissance qu’a l’auteur du réseau synagogal de l’Empire, avec sa circu-
lation des nouvelles et des personnes, avec la hiérarchie des communautés
locales, lui permet de composer une image très réaliste. Il installe donc les
juifs de Rome en observateurs neutres, devant lesquels Paul expose « Jésus
à partir de la Loi et des Prophètes » (28, 23). Le résultat est cependant
conforme à l’issue habituelle des interventions de Paul dans les synago-
gues de la diaspora : les uns sont convaincus, les autres pas (28, 24). C’est
pourquoi, à l’aide d’une citation d’Esaïe 6, 9-10, Paul statue l’échec de sa
prédication à Israël : il se tournera désormais vers les païens qui « eux,
écouteront » (28, 28). Mais notons bien de quel échec il s’agit : Paul n’a
pas échoué à convaincre une part d’Israël, à dire vrai une faible part, que
la venue de Jésus était partie intégrante de leur histoire ; constamment, au
fil du récit, la réussite de sa prédication sur quelques juifs et un nombre
plus grand de craignant-Dieu est relevée. Ce que Paul a échoué, c’est à ras-
sembler l’entier du peuple d’Israël autour de cette nouvelle. C’est pourquoi
le narrateur tient à souligner qu’à l’issue de cette ultime disputatio, « ils
(i.e. les notables juifs de Rome) n’étaient toujours pas d’accord entre eux
(ἀσύμφωνοι δὲ ὄντες) » (28, 25). C’est leur désaccord, φωνία, qui est la
cause du constat d’endurcissement que Paul pose en endossant les paroles
du prophète. A l’a-symphonie du groupe des notables, représentant sym-
bolique du peuple d’Israël, est opposé l’accord impressionnant d’Esaïe, de
Paul et de l’Esprit saint au bénéfice du message chrétien.
On sait l’importance de la fin des livres, car c’est le moment crucial où le
monde du récit rejoint le monde du lecteur. La dernière parole du livre des
Actes n’est pas le constat du refus d’Israël, mais l’image de Paul en pasteur
exemplaire, accueillant dans sa maison « tous ceux (πάντες) qui venaient
le trouver, proclamant le Règne de Dieu et enseignant ce qui concerne le
Seigneur Jésus Christ, avec une entière liberté et sans entraves » (28, 30b-
31). Le « tous » configure un auditoire universel où juifs et non-juifs se
côtoient ; en d’autres termes, à l’issue du livre des Actes, la mission à Israël
n’est pas abrogée, mais bien la priorité d’Israël dans l’ordre du salut. Sa
priorité historique est reconnue, mais sa priorité sotériologique est abro-
gée. On ne peut pas dire que l’histoire du christianisme ait retenu cette
finesse dans son rapport au judaïsme.

dans les Actes des apôtres. De la restauration d ’Israël à la conquête universelle, Berlin,
2011, p. 383-456.
200 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS

Conclusion
Je résume en quatre points les acquis de mon étude.
1. Le judaïsme synagogal intéresse l’auteur des Actes dans la mesure où
il constitue, dès le moment où la prédication de Jésus sort du judaïsme
palestinien, le premier auditoire de l’Évangile. Cette priorité est d’ordre à
la fois historique et sotériologique : « le juif d’abord, puis le Grec ». Luc
dépeint un Paul qui, jusqu’au terme de sa mission, maintient cette prio-
rité ; elle ne sera levée qu’à Rome, à l’achèvement de la tâche de Paul selon
le récit lucanien (28,28).
2. L’image du judaïsme de la diaspora qui émerge du livre des Actes est
celle d’un judaïsme ouvert à la culture grecque, suscitant l’intérêt d’un
nombre indéterminé de non-juifs, mais suffisamment important pour être
regroupé sous l’appellation « craignant-Dieu » (que Luc n’a pas inventée).
Ce judaïsme est intégré dans le milieu urbain. Il entretient des rapports
suffisamment bons avec les édiles locaux pour être en mesure d’influer
sur leurs décisions. Il est aussi, comme à Lystre (13,50), à Iconium (14,3),
à Thessalonique (17,5-9) ou à Bérée (16,13), capable de déclencher une
émeute populaire au nom de l’ordre public contre les prédicateurs chré-
tiens. Au total, ces capacités dénotent de la part du judaïsme diasporique
une bonne intégration sociale.
3. La rupture du mouvement chrétien avec les synagogues locales, selon
l’auteur des Actes, ne s’opère pas à l’initiative du premier, mais en raison
des tensions internes que sa prédication suscite. Les communautés ainsi
séparées sont identifiées dans leur singularité par la société ambiante ; c’est
d’elle qu’elles reçoivent l’appellation de « chrétiens » (11,26), en vertu de
la composition religieuse mixte – juifs et non-juifs – qui les distingue de
la Synagogue.
4. En dépit de cette reconnaissance de singularité, la société ambiante
assimile juifs et chrétiens comme deux variantes de judaïsme. Leurs traits
communs, leurs Écritures communes et l’origine juive d’une partie des
chrétiens les rapprochaient suffisamment pour que, de l’extérieur, on ne
sépare pas du judaïsme synagogal ces petits groupes de « juifs chrétiens ».

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Vous aimerez peut-être aussi