Judaisme Synagogal
Judaisme Synagogal
Équipe éditoriale:
José Costa (Université de Paris-III)
David Hamidovic (Université de Lausanne)
Pierluigi Piovanelli (Université d’Ottawa)
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LES JUDAÏSMES DANS
TOUS LEURS ÉTATS
AUX Ier-IIIe SIÈCLES
( LES JUDÉENS DES SYNAGOGUES,
LES CHRÉTIENS ET LES R ABBINS)
2015
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ISBN 978-2-503-55465-5
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TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Introduction
Simon C. Mimouni
Histoire du judaïsme et du christianisme antiques. Remarques épis-
témologiques et méthodologiques . . . . . . . . . . . . . 13
Bogdan Bucur
Early Christian Exegesis of Biblical Theophanies and the Parting
of the Ways : Justin of Neapolis and Clement of Alexandria . . . 245
Benjamin Bertho
Judaïsme, historiographie et apologétique chez Théophile d’Anti-
oche : d’Abraham à Flavius Josèphe . . . . . . . . . . . . 275
Bernard Pouderon
Le judaïsme tel que perçu dans la littérature patristique, de l’Athé-
nien Aristide à Clément d’Alexandrie . . . . . . . . . . . 297
Claire Clivaz
Pratiques de lecture, identités et prise de conscience : la question
des miniatures et du βιβλαριδιοη d’Apocalypse 10, 2.9-10 . . . . 325
Charlotte Touati
Le purgatoire dans les textes égyptiens entre le Ie et le IIIe siècle . 349
Ron Naiweld
The Discursive Machine of Tannaitic Literature : The Rabbinic
Resurrection of the Logos . . . . . . . . . . . . . . . . 405
Conclusion
Hervé Inglebert
Les jeux d’autorité dans le monde judéen romain des IIe-Ve siècles :
rabbins, patriarche et communautés synagogales . . . . . . . . 437
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AVANT-PROPOS 1
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8 AVANT-PROPOS
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AVANT-PROPOS 9
dérer la diversité des mouvements chrétiens comme de ceux des rabbins
tout au long du IIe siècle, voire bien après, jusqu’au IVe siècle, en prêtant
attention au dialogue tout aussi constant que conflictuel que les uns
nouent avec les autres. C’est ainsi que les chrétiens comme les rabbins vont
durant plusieurs siècles tenter d’imposer en leur sein une unité utopique,
tout aussi improbable qu’impossible, en définissant leurs frontières à partir
de concepts comme l’hérésie ou le canon. Ils parviendront, les uns comme
les autres, à réduire progressivement l’influence du judaïsme synagogal et,
par endroit, à le laminer au point de le faire disparaître de manière appa-
remment durable.
C’est en fonction de ces changements de perspectives que les organi-
sateurs de ce colloque se sont proposé de revenir sur toutes les formes de
judaïsmes d’après 70, afin de faire un bilan d’étape dans une recherche
performante dont les résultats sont de plus en plus abondants et évolu-
tifs. Pour ce faire, ils ont envisagé de considérer ensemble les trois formes
de judaïsmes du Ier au IIIe siècle, une période fondatrice à tout point de
vue (y compris identitaire) : celle des Judéens synagogaux, celle des mouve-
ments chrétiens et celle des mouvements rabbiniques. Puis, ils ont défini
une problématique qui prenne en compte non pas les origines de ces trois
ensembles, qui s’ancrent de toute façon dans le judaïsme d’avant 70, mais
leur développement et leur coexistence aux IIe et IIIe siècles au sein de
l’empire romain, à partir de leurs documentations respectives (« sacrées »
ou « mystiques ») et de leurs caractéristiques culturelles par rapport à un
environnement gréco-romain.
Nous arrêtons ici cette brève introduction pour vous laisser la parole, et
nous vous souhaitons à toutes et à tous, durant ces trois jours, un excellent
et studieux colloque.
Daniel M arguerat
Université de Lausanne
Summary
Written in the 80-90 C. E., the book of the Acts of the Apostles represents
on a paradoxical way one of the most ancient documentary sources on the
synagogal Judaism at the 1st century. This Judaism is of interest for the Acts’
author, since it means the first audience of the Christian preachers, going
out of the Palestinian Judaism. At the same time, they measure themselves
to it with rivalry, and often with open hostility. The image of the Diaspora
Judaism, that appears here, is this one of an open to the Greek culture move-
ment, enriched by a strong capacity of social and political integration. The
emerging tensions between Christian preachers and local synagogues lead
to the creation of distinct communities, with a mixed-up religious composi-
tion (Jews and not Jews). This singularity provoked in Antiochus the appa-
rition of the label christianoi (Ac 11, 26) and prevents that the contextual
society assimilates them each others as two variants of Judaism ; their com-
mon features made them close enough, in order to not separate from the
synagogal Judaism theses groups of “Christian Jews”.
Résumé
Aussi paradoxal que cela paraisse, le livre des Actes des Apôtres, écrit dans les
années 80-90, constitue une des plus anciennes sources documentaires sur le
judaïsme synagogal au premier siècle. Ce judaïsme intéresse l ’auteur des Actes
dans la mesure où il constitue le premier auditoire des prédicateurs chrétiens,
dès le moment où ils quittent l ’espace du judaïsme palestinien. Simultané-
ment, ils entrent avec lui dans un rapport de rivalité, souvent d’hostilité
ouverte. L’image du judaïsme diasporique qui émerge ici est celle d’un mou-
vement ouvert à la culture grecque, doté d’une forte capacité d’intégration
sociale et politique. Les tensions qui apparaissent entre prédicateurs chrétiens
et synagogues locales aboutissent à la création de communautés distinctes, à
composition religieuse mixte (juifs et non-juifs). Cette singularité, qui provo-
qua à Antioche l ’apparition de l ’appellation christianoi (Ac 11, 26), empêche
que la société ambiante assimile les uns aux autres comme deux variantes de
judaïsme ; leurs traits communs les rapprochaient suffisamment pour qu’on
ne sépare pas du judaïsme synagogal ces groupes de « juifs chrétiens ».
10.1484/M.JAOC-EB.5-108072
178 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS
Appliquer au livre des Actes des apôtres la grille de lecture de notre col-
loque, à savoir la pluralité des judaïsmes anciens, conduit à détecter dans
ce livre la présence de trois types de judaïsme. En premier lieu, le judaïsme
palestinien axé sur le Temple de Jérusalem ; les chapitres 1–7 relatent ce
que Gerhard Lohfink a appelé le « printemps de Jérusalem » 1, un temps
d’idylle où la première Eglise sous l’égide des apôtres vit dans l’harmo-
nie communautaire, suscitant l’admiration du peuple, mais provoquant
l’hostilité du milieu sadducéen jusqu’au paroxysme que sera le lynchage
d’Etienne le protomartyr (Ac 7, 54-60). Ce judaïsme palestinien est décrit
dans sa fixation sur l’espace symbolique du Temple, lieu d’affirmation
identitaire, d’où les autorités sanhédrites cherchent à expulser les apôtres
(4, 1-22 ; 5, 17-42). Le second type de judaïsme rencontré au fil du récit
est un judaïsme syncrétiste et magique, cristallisé autour de figures charis-
matiques : le Samaritain Simon le mage (8, 5-25) 2 , le mage Elymas dit Bar-
Jésus dans l’entourage du proconsul de Chypre (13, 6-12) et les sept fils de
Scéva, des exorcistes itinérants mis en déroute à Éphèse (19, 13-17). Deux
caractéristiques se manifestent ici : d’une part le succès populaire rencontré
par ces mediums, dont la séduction puise dans la parole charismatique et
le magisme 3 ; d’autre part la supériorité affirmée du Dieu des apôtres sur
ces hommes au fluide divin, dont la stratégie de manipulation des foules
est dénoncée plus fortement que leur judaïcité 4 . Le troisième type est le
judaïsme synagogal, rencontré par les évangélistes dans la diaspora, à savoir
la région syrienne autour d’Antioche-sur-l’Oronte (9, 1-30 ; 11, 30), l’Asie
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 179
mineure et la Grèce dans la mission paulinienne (Ac 13–21), Rome au
terme du dernier voyage de Paul (28, 16-31).
Je m’intéresse à ce judaïsme synagogal, qui occupe la place centrale dans
le livre des Actes. C’est le seul que l’auteur désigne par l’appellation col-
lective οἱ Ἰουδαῖοι que je traduirai ici par « les juifs » 5. Question : quelles
informations l ’auteur livre-t-il à leur sujet et comment construit-il leur
image dans le récit ?
Cette question revêt à mes yeux un double intérêt, et je souhaite insister
sur ce point à titre liminaire. D’une part, le livre des Actes – second volume
de l’œuvre à Théophile, dont je date l’écriture dans les années 80-90 6 – est
le seul compte rendu chrétien du Ier siècle dont le thème soit explicitement
consacré aux premiers débats des juifs synagogaux avec les adeptes du Mes-
sie Jésus ; ce compte-rendu est bien évidemment une construction histo-
riographique qui met en œuvre un point de vue déterminé, à l’instar de
tout travail historien ; il n’en reste pas moins que nous disposons, grâce au
texte de Luc, du récit historiquement le plus proche des événements. Ceci
d’autant plus, et c’est la seconde raison, que nos sources d’information sur
le judaïsme d’avant 70 sont notoirement rarissimes. Dans son enquête sur
les traces de vie juive en Asie mineure, Irina Levinskaya relève la parcimo-
nie des témoignages épigraphiques et archéologiques. Elle en conclut qu’ils
ne nous permettent pas de reconstituer la vie quotidienne des juifs dans
cette région, et ajoute : « Pour comprendre quel type d’institution était la
Synagogue dans la période pré-70 en Asie mineure, nous devons nous tour-
ner vers les sources littéraires, avant tout le livre des Actes et Philon » 7.
J’ajouterai Flavius Josèphe, bien entendu. Le livre des Actes n’est donc pas
seulement précieux pour ce qui concerne sa mise en récit des origines du
christianisme ; il est une des rares sources d’information historique sur le
judaïsme d’avant 70. Faut-il ajouter que l’ère du doute systématique sur la
fiabilité historique des données des Actes est aujourd’hui dépassée (et on
le souhaite révolue) dans la recherche 8 ?
5. Sur les 79 occurrences de Ἰουδαῖοι dans les Actes, trois concernent à Jérusa-
lem les juifs non-résidents (2, 5.10.14). L’emploi du terme se généralise à partir du
chapitre 9 qui se déroule à Damas. En 13, 6, le terme caractérise Élymas, en 19,14
Scéva. Analyse détaillée de l’usage du terme, seul ou en interaction avec les évangé-
listes, dans l’article de A. Barbi, « L’uso e il significato di (οἱ) Ἰουδαῖοι negli Atti »,
dans Luca-Atti. Studi in onore di Emilio Rasco nel suo 70 ocompleano, Assise, 1991,
p. 178-203.
6. Justification de cette datation dans ma contribution : « Les Actes des
apôtres », dans D. M arguerat (éd.), Introduction au Nouveau Testament. Son his-
toire, son écriture, sa théologie, Genève, 2008 4 , p. 127-149, surtout p. 133-134.
7. I. L evinskaya, « The Traces of Jewish Life in Asia Minor », dans R. Deines
– J. H erzer – K.-W. Niebuhr (éd.), Neues Testament und hellenistisch-jüdische All-
tagskultur, Tübingen, 2011, p. 347-357, spécialement citation p. 357.
8. Pour un bilan de la recherche actuelle, on consultera : T. E. Phillips , « The
Genre of Acts : Moving Toward a Consensus ? », Currents in Biblical Research 4
180 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 181
Or, alors que le lecteur aurait pu imaginer le « dossier Israël » désor-
mais classé, Paul et ses compagnons ne cessent de commencer l’évangéli-
sation des villes dans lesquelles ils pénètrent par une rencontre à la syna-
gogue. Et le même scénario se répète presque jusqu’à l’ennui : la prédica-
tion des témoins de l’Évangile est accueillie par un petit nombre et rejetée
par la majorité, souvent avec violence, parfois avec des dommages corporels
du côté des évangélistes qui doivent fuir pour sauver leur vie. Iconium,
Lystre, Philippes, Thessalonique, Bérée (Ac 14–17) : autant de stations
sur le chemin des missionnaires qui s’avère être un chemin de croix. Et au
terme du livre des Actes, à Rome où Paul arrive prisonnier, c’est encore
aux notables juifs de la ville que Paul s’adresse (28, 17-28) 10. Cette obsti-
nation n’a d’égale que celle des douze apôtres, au début du récit, à qui le
sanhédrin intime l’interdiction de parler de Jésus dans le Temple et qui ne
cessent d’y revenir (4, 1-22 ; 5, 17-42) 11.
Comment expliquer que d’un bout à l’autre des Actes, la priorité juive
dans la prédication évangélique ne soit pas délaissée à force d’être rejetée ?
On assiste indiscutablement, de la part de l’auteur, à une narrativisation
du slogan paulinien : « le juif d’abord, puis le Grec » (voir Rm 1, 16) ; Luc
met en récit la séquence « Israël–nations » énoncée par la formule discur-
sive de l’apôtre. Mesurons les conséquences : la figure des juifs est indisso-
lublement liée à l’expansion du christianisme. D’une part, ils en demeurent
les destinataires privilégiés ; d’autre part, leur refus (du moins, leur refus
majoritaire) est à l’origine de la réception de l’Évangile par les non-juifs.
Comme on le verra, rejet de l’Évangile par la Synagogue et succès auprès
des païens sont étroitement articulés l’un à l’autre. Je cite Simon Butticaz :
« Luc offre du virage pris par la mission chrétienne une lecture double et
sciemment ambiguë : l’extension de la proclamation évangélique aux païens
résulte, d’une part, de son rejet [par une partie des juifs synagogaux]. En
même temps, cette ouverture universaliste participe d’une nécessité his-
torico-salutaire inscrite au cœur même des Écritures et liée à l’espérance
juive d’un rassemblement eschatologique (Es 49, 1-6) 12 ».
Une seconde observation découle de celle-ci : les Ἰουδαῖοι ne consti-
tuent pas une grandeur autonome dans le récit lucanien. L’auteur ne s’inté-
resse pas à eux en tant que tels, à la manière d’un Philon d’Alexandrie
ou d’un Flavius Josèphe décrivant leur mode de vie et leur statut civil. Le
judaïsme intéresse Luc dans la mesure où il joue un rôle déterminant dans
l’expansion du christianisme 13. Pour le dire autrement, l’intrigue des Actes
déploie une théologie de l’histoire axée sur la diffusion de la Parole, axée
sur l’expansion du logos évangélique (2, 41 ; 6, 7 ; 8, 4 ; 11, 1 ; 12, 24 ; etc.),
et non pas une théologie du peuple de Dieu 14 . Tous les traits de la judaï-
cité dont le récit fait état (rites, célébrations, vie quotidienne, rapports
sociaux) s’articulent sur cette visée du récit et assument une fonction dans
cette intrigue. Aucun intérêt « gratuit » pour la judaïcité n’est décelable
en dehors du lien légitimant avec l’histoire d’Israël qu’elle assure aux nou-
velles communautés.
Ma troisième observation concerne l ’origine de l ’information lucanienne.
Luc connaît visiblement les rites du judaïsme synagogal. Sa connaissance
de la géographie palestinienne est aléatoire, et il peut être confus sur les
rites liés au Temple de Jérusalem (il télescope en Lc 2,22-24 la présenta-
tion du nouveau-né et le rite de purification de la mère) 15. En revanche, il
fait état du rituel alimentaire (Ac 10, 1–11, 18) ; il connaît le déroulement
du culte synagogal (13,14-16) ; il décrit la recherche d’un lieu de prière (16,
13) ; il sait que la judaïcité se perpétue par une transmission matrilinéaire
(16, 3) 16 ; il est au courant des rites liés au naziréat (21, 23-26) ; il peut
12. S. Butticaz , L’identité de l ’Église dans les Actes des apôtres. De la restaura-
tion d ’Israël à la conquête universelle, Berlin, 2011, p. 293.
13. Avec J. Schröter , « Die jüdische Diaspora in der Apostelgeschichte », dans
R Deines – J. H erzer – K.-W. Niebuhr (éd.), Neues Testament und hellenistisch-
jüdische Alltagskultur, Tübingen, 2011, p. 359-379, spécialement p. 364-365.
14. Voir D. M arguerat, La première histoire du christianisme (Les Actes des
apôtres), Paris-Genève, 20032 , p. 58-61.
15. H. K lein, Das Lukasevangelium, Göttingen, 2006, p. 145-146.
16. Historiquement, la formalisation du droit matrilinéaire par les rabbins et l’af-
firmation de la judaïcité de l’enfant né de mère juive ne se lisent pas avant le début
du IIe siècle (M Qiddushin 3, 12 ; M Yebamot 7, 5). Après d’autres, J. Taylor , Les
Actes des deux Apôtres, V. Commentaire historique (Act. 9,1–18,22), Paris, Gabalda,
1994, p. 231-234 doute de la judaïcité de Timothée ; mais Simon C. M imouni,
La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine, Paris, 2007,
p. 202-214, fait remarquer que si le droit patrilinéaire est en vigueur dans le judaïsme
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 183
décrire la formation de Paul en suivant les canons de l’éducation juive (22,
3-4). Mais par-dessus tout, la connaissance que Luc a de la Septante est
sans égale dans le Nouveau Testament ; non seulement les citations scriptu-
raires abondent (et le plus souvent, elles sont extensives), mais son usage
constant des septantismes est une particularité stylistique remarquable.
On entend par là le procédé littéraire consistant à intégrer dans l’écriture
du texte vocables et tournures empruntées au langage de la Septante ; ce
procédé vise, comme l’a suggéré Loveday Alexander, à initier les lecteurs/
auditeurs au langage religieux des Écritures et à leur instiller une culture
scripturaire 17.
D’où provient ce savoir de l’auteur ? Il est notoire que Luc fait montre
autant d’une culture grecque raffinée que d’une connaissance approfondie
de la tradition et des usages juifs. Dans le passé, les chercheurs attribuaient
à l’auteur à Théophile une culture grecque non-juive ; mais on n’a pas
d’exemple, dans l’Antiquité, d’un païen aussi fin connaisseur du judaïsme
et surtout de la Septante. Certains ont alors pensé qu’il fallait que Luc
ait été lui-même proche du milieu juif synagogal, et donc qu’il était un
juif de la diaspora 18 ; mais c’est le portrait progressivement noirci des
Ἰουδαῖοι dans les Actes qui lui serait difficilement imputable. Une sugges-
tion de Jacob Jervell 19 pourrait fournir la solution : affilier Luc à la mou-
vance des craignant-Dieu, ces païens attirés par le judaïsme et vivant dans
son orbite, mais sans avoir fait le pas de la conversion à la différence des
prosélytes 20. Ce statut de craignant-Dieu expliquerait la double culture de
l’auteur, son attirance pour la société impériale autant que son empathie
pour la culture juive – bref, sa capacité à penser un christianisme entre
palestinien au Ier siècle, la matrilinéarité s’est imposée à cette époque dans la dia
spora. Et comme le fait remarquer C. Bryan, « A Further Look at Acts 16,1-3 »,
Journal of Biblical Literature 107 (1988), p. 292-294, l’essentiel est de constater
qu’aux yeux de Luc, et vraisemblablement de ses lecteurs, la règle matrilinéaire était
en vigueur.
17. L.C.A. A lexander , « L’intertextualité et la question des lecteurs. Réflexions
sur l’usage de la Bible dans les Actes des apôtres », dans D. M arguerat – A. Cur-
tis (éd.), Intertextualités la Bible en échos, Genève, 2000, p. 201-214. Cet auteur a
introduit une révolution copernicienne dans l’analyse de la fonction rhétorique des
septantismes lucaniens, en avançant la thèse qu’au lieu de postuler une connaissance
forte des Écritures juives de la part de son lectorat, Luc tendait au contraire à incul-
turer auprès de ses lecteurs le langage scripturaire afin de l’introduire par la langue
dans l’histoire sainte d’Israël.
18. C’est la thèse soutenue par U. Busse , « Das “Evangelium” des Lukas. Die
Funktion der Vorgeschichte im lukanischen Doppelwerk », dans Der Treue Gottes
trauen. Beiträge zum Werk des Lukas. Festschrift für Gerhard Schneider, Freiburg
am Brisgau, 1991, p. 161-179, spécialement p. 162 et n. 6, et par M. Wolter , Das
Lukasevangelium, Tübingen, 2008, p. 9-10.
19. J. Jervell , Die Apostelgeschichte, Göttingen, 1998, p. 84.
20. B. Wander , Gottesfürchtige und Sympathisanten. Studien zum heidnischen
Umfeld von Diasporasynagogen, Tübingen, 1998.
184 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 185
sur le judaïsme synagogal que reçoit le lecteur au seuil du livre est donc
une auto-présentation de son envergure universelle.
Cette image d’un judaïsme mondial, disséminé dans toute l’oikoumenè,
correspond tout à fait à ce que Flavius Josèphe et Philon disent avec fierté
(Flavius Josèphe, Guerre des Juifs VII, 43 ; Philon, Legatio ad Caium 281-
283 ; In Flaccum 45-46).
[...] les juifs, à cause de leur grand nombre, un seul continent ne saurait les
contenir. C’est pour cette raison qu’ils émigrent vers la plupart des régions
les plus favorisées d’Europe et d’Asie, sur les continents et dans les îles ;
ils considèrent comme leur métropole la ville sainte où se trouve le temple
sacré du Dieu Très-Haut, mais ils tiennent pour leurs patries respectives
les régions que le sort a données pour séjour à leurs pères, à leurs grands-
pères... (Philon, In Flaccum 45c-46a) 23.
L’origine du répertoire des peuples et des régions nous échappe encore ;
son hétérogénéité dans le contexte et son style rythmé indiquent que
Luc l’a empruntée. On a pensé à une carte astrologique, à un répertoire
linguistique, à la cartographie de la diaspora dans l’Empire ou encore à
l’itinéraire de la mission antiochienne 24 . Le modèle de Luc est plutôt à
rechercher du côté de la Table des nations de Gn 10 ; elle correspond à
la pratique rhétorique de la propagande impériale lorsqu’elle célèbre ses
conquêtes militaires 25. Du point de vue de la géographie de la diaspora,
des absences frappent : ni la Syrie, ni la Grèce, ni le plateau anatolien, ni
Chypre ne sont présents. En revanche, la logique du catalogue est claire ;
elle trace une série d’arcs de cercle qui vont de l’est en ouest : du territoire
26. Pour le détail voir D. M arguerat, Les Actes des apôtres (1-12), Genève,
2007, p. 76-80.
27. La conscience universelle du judaïsme diasporique se perçoit également
dans la notation d’Ac 15, 21 sur le fait que « Moïse dispose de prédicateurs dans
chaque ville, puisqu’on le lit tous les sabbats dans les synagogues ». Dans le cadre
du discours de Jacques lors du concile de Jérusalem, cette affirmation vise à ancrer
le décret apostolique avec ses quatre abstinences (15, 20.29) dans le patrimoine
séculaire de la tradition juive personnifiée par son législateur. Sur ce thème voir
K. Backhaus , « Mose und der Mos Maiorum. Das Alter des Judentums als Argu-
ment für die Attraktivität des Christentums in der Apostelgeschichte », dans
Chrisfried Böttrich – Jens Schröter – Torsten R eiprich (éd.), Josephus und das
Neue Testament, Tübingen, 2007, p. 401-428.
28. « Sur la Ville sainte, il m’incombe de dire ce qu’il convient. Cette ville,
comme je l’ai dit, est ma patrie mais aussi la capitale, non pas du seul territoire de
Judée, mais encore de la plupart des autres territoires, à cause des colonies qu’elle
a envoyées, suivant les époques, dans les pays limitrophes... » (Legatio ad Caium
281 ; trad. A. Pelletier). Il s’ensuit un inventaire géographique allant de l’Égypte à
la Grèce via l’Asie mineure, poursuivant avec les îles méditerranéennes et le Moyen-
Orient. « Ils considèrent comme leur métropole la ville sainte où se trouve le temple
sacré du Dieu Très-Haut » (In Flaccum 46 ; trad. A. Pelletier).
29. « Cette ville, tant par son étendue que par sa prospérité, tient sans conteste
la troisième place dans le monde soumis aux Romains. » Ce troisième rang s’inscrit
après Rome et Alexandrie.
30. Selon l’auteur des Actes, le lynchage d’Étienne déclencha une violente persé-
cution juive contre la communauté de Jérusalem, au cours de laquelle « tous furent
dispersés dans les contrées de Judée et Samarie, à l’exception des apôtres » (Ac 8,
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 187
la côte phénicienne et se soient installés dans cette capitale régionale. Ses
écoles de philosophie et de rhétorique, sa bibliothèque, ses richesses archi-
tecturales faisaient d’elle un centre attractif. La population juive y était
nombreuse ; elle disposait de plusieurs synagogues et y jouissait, toujours
selon Josèphe, du même statut civil (πολιτεία) que les Macédoniens et
les Grecs (Guerre des Juifs VII, 44 ; Antiquités judaïques XII, 119). Sur le
demi-million d’habitants que l’on prête à la ville, on estime le nombre des
juifs de 20.000 à 50.000.
La race juive est largement dispersée parmi les nations sur toute la terre
habitée ; mais c’est en Syrie qu’elle est le mieux représentée, le mélange étant
dû au voisinage, et elle est spécialement nombreuse à Antioche, à cause de
la grandeur de la ville, mais surtout parce que les successeurs d’Antiochus
lui avaient permis de vivre là en sécurité. […] Ayant été traités de la même
façon par leurs successeurs, les juifs s’accrurent en nombre et rehaussèrent
l’éclat du Temple avec des ornements et de magnifiques offrandes. Le
nombre de Grecs qu’ils attiraient à leurs cérémonies religieuses ne cessait
d’augmenter (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs VII, 43.45) 31.
L’afflux de population à Antioche permettait un brassage des cultures et
des religions et ces contacts entre juifs et Grecs que relève l’historien juif.
Nulle surprise que la généralisation de l’évangélisation des non-juifs par les
disciples de Jésus ait débuté dans cette ville, que les Syriens appelaient « la
ville des Grecs ». Parmi les disciples expulsés de Jérusalem se trouvaient
en effet « des hommes chypriotes et cyrénéens, qui venus à Antioche par-
laient aussi aux hellénistes en annonçant la bonne nouvelle du Seigneur
Jésus » (11, 20). Par « hellénistes », il faut entendre ici les gens de culture
et de parler grecs. On relèvera que l’évangélisation systématique des non-
juifs débute à Antioche au sein d’un judaïsme diasporique hellénisé, en
contact avec la culture grecque ; la prédication chrétienne bénéficie donc
32. Les premières reprises chrétiennes du nom se lisent dans des écrits du début
du IIe siècle en provenance d’Antioche : la Didachè 12, 4 et trois lettres d’Ignace
l’évêque d’Antioche (Aux Éphésiens 11, 2 ; Aux Romains 3, 2 ; Aux Magnésiens 4).
33. Sur ce tournant sotériologique fondamental, dont Luc a fait un sommet du
livre des Actes, je renvoie à mon commentaire : Les Actes des apôtres (1-12) Genève,
2007. p. 359-406.
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 189
annoncée dans le programme d’évangélisation de l’Église d’Antioche-sur-
l’Oronte ; elle sera problématisée avec Paul à Antioche de Pisidie.
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 191
plis de jalousie (ζῆλος), et ils contredisaient les dires de Paul par des blas-
phèmes » (13, 44-45). La « jalousie » qui anime les juifs d’Antioche (v. 45)
n’est pas à comprendre au sens psychologique d’une frustration devant le
succès des évangélistes chrétiens ; ζῆλος a ici le sens biblique du zèle sacré,
de la sainte ardeur, du fanatisme pieux. L’usage dérive de la formule vété-
rotestamentaire du Dieu jaloux (θεός ζηλωτής), désignant l’ardeur divine
à détourner Israël de la fréquentation d’autres dieux 39. Le comportement
des juifs antiochiens apporte la confirmation de cette lecture : ils contre-
disent Paul (ἀντέλεγον) en blasphémant (βλασφημοῦντες) ; la mention du
blasphème signale la nature théologique de leurs reproches aux dires de
Paul. Qu’est-ce qui a déclenché une aussi vive réaction ? C’est à la vue des
foules (ἰδόντες τοὺς ὄχλους, v. 45a) qu’éclate leur sainte colère. Le sabbat
suivant, en effet, « à peu près toute la ville s’était rassemblée pour écouter
la parole du Seigneur » (13, 44). Derrière cette hyperbole (σχέδον πᾶσα ἡ
πόλις, presque toute la ville), on devine l’idée de l’écrivain : mettre en scène
l’universalité de la Parole. Le grandiose élargissement de l’auditoire de Paul
et Barnabé concrétise la promesse du salut offert désormais à tout homme
qui croit (13, 39). La grâce n’est plus le privilège des juifs de naissance ou
des convertis. Voilà ce qui déclenche l’indignation religieuse des membres
de la synagogue : le message paulinien, parce qu’il rompt avec l’alliance
réservée au seul Israël et met en cause la suffisance de la Torah pour le
pardon, est dénoncé comme une hérésie théologique.
Toujours attaché à exposer la généalogie du divorce entre Église et
Synagogue, le narrateur décrit avec soin la réaction des deux envoyés. Ils
prennent la parole avec l’assurance des témoins du Christ, la fameuse par-
rhèsia, qui est autant liberté de parole qu’autorité dans le discours (13,
46a) 40. Au reproche qui leur est fait de s’adresser aux non-juifs, Paul et
de l’Esprit saint (Ac 4, 29.31). Voir S.C. Winter , « ΠΑΡΡΗΣΙΑ in Acts », dans
J.T. Fitzgerald (éd.), Friendship, Flattery, and Frankness of Speech, Leyde, 1996,
p. 185- 202 ; G. Scarpat, Parrhesia greca, parrhesia cristiana, Brescia, 2001.
41. Voir plus haut p. 180 et n. 9.
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 193
Derrière cette expulsion se profile l’intégration difficile des communautés
chrétiennes dans un environnement à forte influence juive 42 .
Ce départ forcé n’est que le premier d’une longue série (14, 5-6 ; 16, 30 ;
17, 10.14 ; 18, 6 ; 20, 1). Quitter les habitants d’une ville en « secouant
contre eux la poussière de leurs pieds » (13, 51) est un rite connu de
l’Orient ancien 43. Il n’est pas porteur de malédiction ; il impute plutôt
la culpabilité du rejet à ceux que Paul et Barnabé laissent derrière eux et
absout les envoyés de toute responsabilité dans la rupture. La notation
finale (13, 52) présente le groupe de croyants que Paul et Barnabé laissent
derrière eux à Antioche : « quant aux disciples, ils étaient remplis de joie
et d’Esprit saint ». Ce groupe porte les marques identitaires de l’Église :
ses membres sont appelés disciples (μαθηταί), ils sont remplis de la joie
du salut (Lc 2, 10 ; 24, 52 ; Ac 8, 8 ; 15, 3) et ils ont reçu l’Esprit saint.
Quittant Antioche pour Iconium, Paul et Barnabé laissent derrière eux
une Église naissante, distincte de la Synagogue.
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 195
laine et de pourpre ; d) son statut d’« adoratrice de Dieu » (σεβομένη τὸν
θεόν) la classe parmi les craignant-Dieu, ces païens attirés par la tradition
et les valeurs juives et vivant dans l’orbite du judaïsme 47 ; e) son aisance
matérielle et son indépendance sociale sont attestées par la possession
d’une habitation qu’elle nomme « ma maison » (v. 15b). Dans la stratifi-
cation sociale de la société romaine entre classe aisée (honestiores) et classe
inférieure (humiliores), une négociante en pourpre relevait de la seconde,
ce qui n’exclut pas un coquet niveau de revenus 48.
Commerçante aisée, immigrante asiatique, femme seule émancipée
(veuve ? divorcée ? célibataire ?), personne au tempérament volontaire (v.
15b !), Lydie est le type de convertie chrétienne que l’auteur des Actes pro-
pose en modèle à sa chrétienté. Son identité religieuse de craignant-Dieu est
à retenir. Elle induit que des assemblées cultuelles juives pouvaient mêler
juifs et craignant-Dieu, attestant d’une remarquable ouverture. D’autres
indices dans les Actes confirment cette composition mixte à Antioche de
Pisidie (13, 16.26), Thessalonique (17, 4) et Corinthe (18, 7).
Flavius Josèphe confirme cet attrait pour les coutumes et l’éthique juive
dans le Contre Apion. Même si son propos est apologétique, et qu’il sent
l’emphase, l’historien juif n’a pas inventé l’attractivité du judaïsme pour
une part vraisemblablement cultivée de la population :
Cependant la multitude est aussi depuis longtemps prise d’un grand zèle
pour nos pratiques pieuses, et il n’est pas une seule cité grecque, ni aucun
peuple barbare où ne se soit répandue notre coutume de repos hebdo-
madaire, et où les jeûnes, l’allumage des lampes et beaucoup de nos lois
relatives à la nourriture ne soient observés. Ils s’efforcent aussi d’imiter et
notre concorde et notre libéralité et notre ardeur au travail dans les métiers
et notre constance dans les tortures subies pour les lois. Car ce qui est le
plus étonnant, c’est que, sans le charme ni l’attrait du plaisir, la loi a trouvé
sa force en elle-même, et de même que Dieu s’est répandu dans le monde
entier, de même la loi a cheminé parmi tous les hommes. (Contre Apion II,
282-284a) 49.
Le finale du récit de conversion retient également l’attention : « Quand
elle fut baptisée ainsi que sa maison, elle dit en suppliant : “Si vous avez
jugé que je crois au Seigneur, entrez dans ma maison et restez”. Et elle
47. Σεβόμενος τὸν θεόν est équivalent dans les Actes à φοβούμενος τὸν θεόν.
Cette dernière formule est utilisée jusqu’en Ac 13 (10, 2.22.35 ; 13 ,16.26) où elle
est relayée par la première, plus grecque (13, 43.50 ; 16, 14 ; 17, 4.17 ; 18, 7.13). De
l’abondante littérature sur les craignant-Dieu, je retiens : I. L evinskaya, « Diaspora
Jews, Proselytes and God-fearers », dans The Book of Acts in Its First Century Set-
ting, V, Grand Rapids/Carlisle, 1996, p. 1-126.
48. J.-P. Sterck-Degueldre , Eine Frau namens Lydia. Zu Geschichte und Kom-
position in Apostelgeschichte 16,11-15.40, Tübingen, 2004, p. 230-238.
49. Trad. Th. Reinach.
196 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS
nous a forcés. » (16, 15). Lydie insiste donc pour offrir l’hospitalité aux
envoyés, au point qu’elle les y force. Παραβιάζομαι, un verbe rare qui
inclut le substantif βία (violence), signifie : user de contrainte 50. On en
déduit que le groupe a tout d’abord résisté, peut-être parce que l’invitation
émanait d’une non-juive ? Dans les Actes, c’est la première fois que Paul
est accueilli dans une maison païenne. La rhétorique, habile, lie l’accep-
tation au jugement sur la foi de Lydie (πιστή τῷ κυρίῳ peut être traduit
« croyante au Seigneur », mais aussi « fidèle au Seigneur »). Outre le tem-
pérament de la femme, son geste signe la concrétisation éthique de son
acte de foi. À leur départ de la ville, les prédicateurs chrétiens constateront
qu’elle a fondé chez elle une église de maison (16, 40). Première convertie
d’Europe, Lydie est également dans l’ordre du récit la première instaura-
trice d’un modèle communautaire qui assurera le succès du christianisme
à ses débuts 51. Mais faire de sa maison le lieu d’une pratique religieuse est
un modèle que les chrétiens empruntent au judaïsme synagogal, même s’ils
le pratiqueront d’une manière particulièrement intensive.
À propos de Lydie, je relève une notation unique dans les Actes. Luc
se prononce sur la cause de sa conversion : « le Seigneur lui avait ouvert le
cœur pour s’attacher à ce que disait Paul » (16, 14). Jamais ailleurs, Luc ne
commente l’acte de foi des nouveaux convertis, et surtout, jamais ailleurs
Luc n’attribue à Dieu l’origine de la décision d’adhérer au Christ. Que
faut-il comprendre derrière l’expression : « le Seigneur lui avait ouvert le
cœur » ? Contrairement à l’apôtre Paul, Luc n’attribue pas à l’Esprit l’ori-
gine de la foi ; l’Esprit est chez lui la force donnée aux croyants de témoi-
gner 52 . J’incline à penser que derrière ce « Seigneur », Luc entend la voix
des Écritures. C’est le commentaire christologique des Écritures auquel se
livre Paul, à la façon de l’homélie d’Antioche de Pisidie dont je viens de
parler, qui persuade Lydie d’adhérer à l’Évangile. Très exactement, c’est
le commentaire scripturaire auquel elle assiste qui convainc Lydie que la
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 197
résurrection de Jésus est l’aboutissement du projet salutaire de Dieu envers
son peuple.
Le second événement qui nous intéresse dans le séjour de Paul et Silas
en Macédoine est leur incarcération, et précisément la raison de cette
mesure d’emprisonnement (16, 19-24). Tout se passe après un acte d’exor-
cisme que Paul a effectué sur une jeune esclave aux oracles divinatoires 53.
L’esprit qui la faisait parler ayant été expulsé, la femme a perdu ses dons
oraculaires, ce qui a fortement déplu à ses maîtres qui tiraient d’elle une
importante source de profit. Ceux-ci dénoncent Paul et Silas aux magis-
trats de la ville, les stratèges, et la formulation de leur grief doit retenir
toute notre attention : « Ces hommes sèment le trouble dans notre ville,
étant juifs, et propagent des coutumes qu’il n’est pas permis d’accueillir ni
de pratiquer à nous qui sommes romains. » (16, 20-21). Dans la colonie
romaine de Philippes, réputée pour son attachement à Rome et régie par
le droit romain, les propriétaires frustrés ont entonné l’air de la xénopho-
bie pour se venger des prédicateurs. En l’occurrence, ils misent sur l’anti-
53. L’exorcisme de la voyante, qui assurait aux envoyés par ses cris une bruyante
publicité, n’est ni un geste de mauvaise humeur de Paul, ni le refus d’un hommage
stipendié. Sa déclaration puise dans le syncrétisme, puisqu’elle affirme que « ces
hommes sont serviteurs du Dieu Très Haut, ils vous annoncent une voie de salut »
(16, 17). La formule « Dieu Très-Haut » (θεὸς ὕψιστος) apparaît 110 fois dans la
Septante, surtout les Psaumes, pour désigner le Dieu d’Israël ; mais elle tombe en
déclin dès le premier siècle, du fait de son usage extensif au sein du monde religieux.
Stephen M itchell (« The Cult of Theos Hypsistos between Pagans, Jews and
Christians », dans P. Athaniassadi – M. Frede (éd.), Pagan Monotheism in Late
Antiquity, Oxford, 1999, p. 81-148) renouvelant une thèse ancienne d’Emil Schürer,
a défendu l’idée d’un culte au Theos Hypsistos largement répandu dans l’Empire,
forme de monothéisme païen ayant absorbé certains traits du judaïsme. Markus
Stein (« Die Verehrung des Theos Hypsistos. Eine umfassende pagan-jüdische
Synkretismus », Epigraphica Anatolica 33, 2001, p. 119-125) et Nicole Belayche
(« De la polysémie des épiclèses : Ὕψιστος dans le monde gréco-romain », dans
N. Belayche , etc. (éd.), Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans
l ’Antiquité, Paris, 2005, p. 427-442) ont démontré à l’inverse que les 375 attesta-
tions épigraphiques de Hypsistos Theos ou Zeus Hypsistos entre le IIe siècle avant
notre ère et le IIIe siècle de notre ère renvoient non pas à un culte unique, mais
à une multitude de divinités différentes. Un culte au Zeus Hypsistos est attesté à
Thèbes et ailleurs ; la titulature est également appliquée à la déesse-mère en Lydie, à
Isis en Egypte, au Baal en Syrie, etc. L’épithète « Très-Haut » peut donc renvoyer,
de manière indéterminée, à n’importe quel Dieu du panthéon gréco-romain ; c’est
manifestement le cas ici (avec P.Trebilco, « Paul and Silas – “Servants of the Most
High God” [Acts 16,16-18] », Journal for the Study of the New Testament 36 (1989),
p. 51-73 et N. Belayche , « De la polysémie des épiclèses : Ὕψιστος dans le monde
gréco-romain », p. 431). La fin de la déclaration de la voyante pythienne entretient
la confusion : ils annoncent, dit-elle, « une voie de salut », une voie parmi d’autres.
Bref, les cris de la voyante de Philippes engluent la prédication des missionnaires
chrétiens dans le syncrétisme ambiant. Le Dieu qu’elle prête à Paul et Silas peut être
aussi bien Zeus que YHWH ou une divinité régionale.
198 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS
54. Sur la fonction narrative du récit de la tempête, qui fonctionne comme unε
ordalie divine, voir : Daniel M arguerat, La première histoire du christianisme (Les
Actes des apôtres), Paris/Genève, 20032 , p. 321-327.
55. Sur le texte d’Ac 28, 16-31, voir maintenant O. Flichy, La figure de Paul
dans les Actes des Apôtres. Un phénomène de réception de la tradition paulinienne
à la fin du Ier siècle, Paris, 2007, p. 304-318 et S. Butticaz , L’identité de l ’Église
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LE JUDAÏSME SYNAGOGAL 199
lieu d’orienter d’emblée Paul vers l’évangélisation des non-juifs, il orchestre
une dernière entrevue avec les notables juifs de Rome, les πρῶτοι τῶν
Ἰουδαίων (28, 17). Or, ceux-ci se montrent ouverts. Ils affirment n’avoir
entendu aucune critique sur Paul et son « parti » (αἵρεσις, 28, 22). La
connaissance qu’a l’auteur du réseau synagogal de l’Empire, avec sa circu-
lation des nouvelles et des personnes, avec la hiérarchie des communautés
locales, lui permet de composer une image très réaliste. Il installe donc les
juifs de Rome en observateurs neutres, devant lesquels Paul expose « Jésus
à partir de la Loi et des Prophètes » (28, 23). Le résultat est cependant
conforme à l’issue habituelle des interventions de Paul dans les synago-
gues de la diaspora : les uns sont convaincus, les autres pas (28, 24). C’est
pourquoi, à l’aide d’une citation d’Esaïe 6, 9-10, Paul statue l’échec de sa
prédication à Israël : il se tournera désormais vers les païens qui « eux,
écouteront » (28, 28). Mais notons bien de quel échec il s’agit : Paul n’a
pas échoué à convaincre une part d’Israël, à dire vrai une faible part, que
la venue de Jésus était partie intégrante de leur histoire ; constamment, au
fil du récit, la réussite de sa prédication sur quelques juifs et un nombre
plus grand de craignant-Dieu est relevée. Ce que Paul a échoué, c’est à ras-
sembler l’entier du peuple d’Israël autour de cette nouvelle. C’est pourquoi
le narrateur tient à souligner qu’à l’issue de cette ultime disputatio, « ils
(i.e. les notables juifs de Rome) n’étaient toujours pas d’accord entre eux
(ἀσύμφωνοι δὲ ὄντες) » (28, 25). C’est leur désaccord, φωνία, qui est la
cause du constat d’endurcissement que Paul pose en endossant les paroles
du prophète. A l’a-symphonie du groupe des notables, représentant sym-
bolique du peuple d’Israël, est opposé l’accord impressionnant d’Esaïe, de
Paul et de l’Esprit saint au bénéfice du message chrétien.
On sait l’importance de la fin des livres, car c’est le moment crucial où le
monde du récit rejoint le monde du lecteur. La dernière parole du livre des
Actes n’est pas le constat du refus d’Israël, mais l’image de Paul en pasteur
exemplaire, accueillant dans sa maison « tous ceux (πάντες) qui venaient
le trouver, proclamant le Règne de Dieu et enseignant ce qui concerne le
Seigneur Jésus Christ, avec une entière liberté et sans entraves » (28, 30b-
31). Le « tous » configure un auditoire universel où juifs et non-juifs se
côtoient ; en d’autres termes, à l’issue du livre des Actes, la mission à Israël
n’est pas abrogée, mais bien la priorité d’Israël dans l’ordre du salut. Sa
priorité historique est reconnue, mais sa priorité sotériologique est abro-
gée. On ne peut pas dire que l’histoire du christianisme ait retenu cette
finesse dans son rapport au judaïsme.
dans les Actes des apôtres. De la restauration d ’Israël à la conquête universelle, Berlin,
2011, p. 383-456.
200 PARTIE II – MOUVEMENTS CHRÉTIENS
Conclusion
Je résume en quatre points les acquis de mon étude.
1. Le judaïsme synagogal intéresse l’auteur des Actes dans la mesure où
il constitue, dès le moment où la prédication de Jésus sort du judaïsme
palestinien, le premier auditoire de l’Évangile. Cette priorité est d’ordre à
la fois historique et sotériologique : « le juif d’abord, puis le Grec ». Luc
dépeint un Paul qui, jusqu’au terme de sa mission, maintient cette prio-
rité ; elle ne sera levée qu’à Rome, à l’achèvement de la tâche de Paul selon
le récit lucanien (28,28).
2. L’image du judaïsme de la diaspora qui émerge du livre des Actes est
celle d’un judaïsme ouvert à la culture grecque, suscitant l’intérêt d’un
nombre indéterminé de non-juifs, mais suffisamment important pour être
regroupé sous l’appellation « craignant-Dieu » (que Luc n’a pas inventée).
Ce judaïsme est intégré dans le milieu urbain. Il entretient des rapports
suffisamment bons avec les édiles locaux pour être en mesure d’influer
sur leurs décisions. Il est aussi, comme à Lystre (13,50), à Iconium (14,3),
à Thessalonique (17,5-9) ou à Bérée (16,13), capable de déclencher une
émeute populaire au nom de l’ordre public contre les prédicateurs chré-
tiens. Au total, ces capacités dénotent de la part du judaïsme diasporique
une bonne intégration sociale.
3. La rupture du mouvement chrétien avec les synagogues locales, selon
l’auteur des Actes, ne s’opère pas à l’initiative du premier, mais en raison
des tensions internes que sa prédication suscite. Les communautés ainsi
séparées sont identifiées dans leur singularité par la société ambiante ; c’est
d’elle qu’elles reçoivent l’appellation de « chrétiens » (11,26), en vertu de
la composition religieuse mixte – juifs et non-juifs – qui les distingue de
la Synagogue.
4. En dépit de cette reconnaissance de singularité, la société ambiante
assimile juifs et chrétiens comme deux variantes de judaïsme. Leurs traits
communs, leurs Écritures communes et l’origine juive d’une partie des
chrétiens les rapprochaient suffisamment pour que, de l’extérieur, on ne
sépare pas du judaïsme synagogal ces petits groupes de « juifs chrétiens ».
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