Un Chien À Ma Table (Claudie Hunzinger)
Un Chien À Ma Table (Claudie Hunzinger)
Un Chien À Ma Table (Claudie Hunzinger)
J’ai vu cette ombre ramper entre les frondes des fougères. Traverser le
campement des digitales. J’ai tout de suite distingué le tronçon de la
chaîne brisée. Un fuyard. Il s’approchait. Il m’avait sans doute repérée
bien avant que je ne l’aie vu. Un bref moment, les fougères, de taille
humaine, me l’ont dérobé, il a réapparu plus loin, il filait. Je m’étais
dressée pour mieux suivre sa course. Il a obliqué. Il descendait
maintenant droit vers moi. À dix pas, il a ralenti, a hésité, s’est arrêté : un
baluchon de poils gris, sale, exténué, famélique, où de larges yeux bruns,
soutenant mon regard, m’observaient du fond de leurs prunelles. D’où
venait-il ? Nous habitions au milieu des forêts, loin de tout. La porte de la
maison, dans mon dos, était restée ouverte. J’ai fait quelques pas en
arrière, laissant le champ libre. Écoute, je ne m’intéresse pas du tout à toi,
je veux juste te préparer une assiette, alors entre, entre, tu peux entrer.
Mais l’inconnu refusait d’approcher davantage. D’où tu viens ? Qu’est-ce
que tu fais là ? J’avais baissé la voix. Je chuchotais. Alors, il a fait un pas.
Il a franchi le seuil. Je reculais. Il me suivait avec précaution, le besoin de
secours plus fort que l’effroi, prêt néanmoins à fuir, posant au ralenti
l’une après l’autre ses pattes sur le plancher de la cuisine comme sur la
surface gelée d’un étang qui aurait pu se briser. Nous étions tous les deux
haletants. Tremblants. On tremblait ensemble.
Dans la nuit qui avait précédé l’arrivée du fuyard, les phares d’une
automobile avaient balayé la forêt, allant, revenant, quatre ou cinq fois,
avant de disparaître avec lenteur. J’avais remarqué qu’à chaque virage de
cette route au loin, quand montait une voiture, ses faisceaux de lumière
traçaient aux murs de ma chambre des losanges prodigieux qui en
faisaient le tour comme pour m’en débusquer.
Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à
côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ;
chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien,
rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire,
de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa
chambre.
Quand celui qui était mon compagnon depuis presque soixante ans,
mon vieux grigou, mon gredin, au point que je le surnommais Grieg (lui,
les bons jours, m’appelait Fifi, les très bons Biche ou Cibiche, les
mauvais Sophie), alors quand Grieg est descendu de sa chambre – barbe
de cinq jours, cheveux gris, bandana rouge autour du cou, sans âge et
sans se presser, comme quelqu’un à qui on ne la fait pas, revenu de tout,
revenu du monde qui ne le surprenait plus, ne l’indignait pas davantage,
dont il avait accepté la défaite en même temps que celle de son corps, ce
monde auquel il préférait à présent les livres, alors quand il s’est
approché, sentant le tabac, la fiction et la nuit qu’il adorait, grognant à
son habitude d’avoir été dérangé –, le chien est venu se réfugier à mes
pieds où il a roulé sur le dos, m’offrant son ventre piqueté de tétons.
Ça m’est venu en un éclair, and yes I said yes I will yes, je l’ai appelée
Yes.
J’ai dit : Je suis là, Yes, et je me suis accroupie, et j’ai passé mes doigts
à travers le pelage feutré de son encolure, mêlé de longues tiges de
ronces, de feuilles de bouleau, de débris de mousses, et trempé. La
fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et
sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au
passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une
identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que
j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de
mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est
fini, tout va bien. Elle répondait, j’entendais qu’elle me répondait de tout
son corps qui s’était remis à trembler pour me signifier sa peur et sa
confiance en moi. J’ai aussi compté les doigts de ses larges pattes
fourrées, elle en avait quatre plus deux ergots aux pattes arrière. Une race
de berger, a dit Grieg penché au-dessus de nous. Et encore une fois j’ai
dit je suis là. J’aurais volontiers continué comme ça, et elle aussi, dans la
pénombre qui s’avançait, qui nous enveloppait, quand j’ai écarté le
panache de sa queue qu’elle avait rabattu sur son ventre : les babines de
son petit sexe animal, déchirées au niveau des commissures, étaient
poisseuses de fluides et de vieux sang séchés ; et la peau du ventre sous le
pelage, noire d’hématomes. J’étais sans voix. Puis j’ai chuchoté, encore
et encore je suis là, c’est fini. La petite chienne qui avait à nouveau roulé
sur elle-même me présentant son dos, s’était mise à haleter violemment,
le vent aussi dehors. Agenouillée près d’elle, doucement je passais mes
doigts le long de son échine, et j’ai dit à je ne sais quelle instance
invisible : Sévices sexuels sur un animal. Crime passible de
condamnation. – Ça s’est toujours fait, a répondu Grieg comme d’une
planète où les campagnes existaient encore. – J’ai répondu : Ça n’a rien à
voir. Le monde a basculé.
Il fallait une demi-heure sur une piste en terre battue avec des pentes à
donner le vertige, et une demi-heure de départementale pour aller dans la
vallée s’approvisionner au supermarché le plus proche. Mais à peine
arrivée au parking, il m’était impossible de sortir de la voiture, et je
faisais de plus en plus souvent demi-tour, préférant encore l’ascétisme.
Pour résoudre le problème, j’avais le mois précédent rempli les deux
congélateurs et entreposé de l’épicerie dans des fûts en plastique blanc
d’un mètre de haut. Il y en avait six sous l’escalier en bois qui montait à
nos chambres. Avec le mur de conserves, j’étais à présent tranquille pour
un an. il aurait suffi de mettre en route un jardin comme tout le monde le
faisait en ces temps troublés. Mais cette fois, aux Bois-Bannis, il n’y
avait pas de jardin. Le grand changement c’était ça : plus de jardin. Mes
mains n’auraient pas suivi. Déjà déformées au point de me faire peur à
moi-même. Je les cachais dans mes pulls que je choisissais exprès à
longues manches pour les jours où j’avais à me rendre dans une librairie
présenter mes romans, dont le dernier, Les Animaux, parlait de grand air
et de nature – ce qui en France, au contraire des pays anglo-saxons, était
une littérature marginale. J’étais une romancière des marges.
The Word for World is Forest.
Bien sûr qu’il aurait fallu un jardin quand on habite loin de tout. La
situation des Bois-Bannis s’y serait prêtée. La moraine qui avait dévalé la
montagne des millénaires auparavant, s’était immobilisée au bord d’un
replat accueillant une vaste tourbière et sans doute des aurochs, des cerfs,
des bisons. Bien plus tard, au e siècle, on l’avait drainée pour la
transformer en prairie. On lui avait ensuite ajouté une maison, et un
potager dont il restait des traces. Malgré les traces, je n’avais pas voulu
de jardin. Je savais que je n’y arriverais plus. Mon corps était en train de
prendre avec moi ses distances, je le sentais, pour devenir une sorte
d’Oncle déglingué, pas loin de cet Uncle Wiggily in Connecticut de la
nouvelle de Salinger, lui, mort au Vietnam ; le mien, pas mort encore,
mais à ma traîne, et ça, je le ressentais dès le matin quand j’aurais encore
voulu courir la montagne, explorer le monde, lequel, il faut le
reconnaître, était un peu atteint lui aussi.
J’ai sorti les assiettes que j’ai placées sur la table de la cuisine, après
avoir repoussé un peu livres, papiers, bols et thé qui l’encombraient, et le
bouquet de colchiques. Leurs longs cous, leurs yeux cernés. Violâtres. On
était en automne.
Mais il manquait quelqu’un.
Grieg et moi, soudain plus étroits. Des airs de vieux orphelins.
— On a eu combien de chiens dans notre vie ? a demandé Grieg.
— J’ai répondu : Tu sais très bien. Tu veux seulement que je t’en parle
encore une fois, une fois de plus. Et j’ai parlé de Perlou pour commencer.
Elle a vécu vingt ans, donc morte à 145 ans. Elle nous avait été offerte en
1665 par un berger du Contadour, en Provence, où ta mère, Ruth, allait
dans les années trente aux rencontres de Giono, et ça, quarante ans avant
66. Nous dans leurs brisées. Comme si de génération en génération on
cherchait à réinventer le monde avec les mêmes idées. Ce bébé chien de
la montagne de Lure qu’on nous avait offert avait une expérience
millénaire de la conduite d’un troupeau. Sa lignée d’ancêtres avait gardé
les brebis de l’Asie à l’Espagne. Nous, on n’était qu’un couple de
citadins ayant voulu se lancer dans l’élevage de brebis, au nord du Sud.
Heureusement, Perlou savait tout de naissance. Dès le départ, elle avait
été la bergère, toi, son apprenti chien. Elle t’a éduqué. Et dès cette
première chienne, elle, toi, moi, nos deux enfants, les brebis, on a vécu
ensemble la même vie sous son autorité, partageant tout,
l’enchevêtrement de l’espace et de l’Histoire, la déprise agricole, l’exode
des paysans, les friches qu’ils nous laissaient ; et la mêlée des règnes, le
végétal, l’animal, tout ; et les tiques, les mouches, la Grande Ourse ; et la
force vitale et le parfum du suint.
Après Perlou, j’ai fait resurgir nos autres chiens, jusqu’à Babou, morte
il y avait trois ans. J’ai énuméré leur nom, j’ai donné leur âge. Et voilà.
Maintenant, Grieg, tu additionnes les âges de nos chiens, tu ajoutes
vingtcinq ans au début, et encore trois ans à la fin, et tu obtiens le nôtre
aujourd’hui.
On est vieux, a constaté Grieg qui n’avait pas arrêté de jeter des coups
d’œil vers la porte comme s’il s’attendait à y voir surgir des fantômes.
Il m’a dit bonne nuit, Biche, dors bien, avec un petit salut de la main
avant de retourner vers Du Fu et le gros Dai Kan-Wan, son dictionnaire
chinois-français. Il s’était mis au chinois depuis notre arrivée aux
BoisBannis. Mais il pouvait tout aussi bien avoir envie de lire un roman
dans la nuit qui venait. Et pas seulement un roman. Un roman par nuit ne
lui suffisait plus. Il lui en fallait deux à présent. Pour passer de l’un à
l’autre, les expérimenter, curieux du conciliabule qui en sortirait. Par
exemple Jean-Jacques Rousseau et Robert Walser. La veille au matin,
Grieg m’avait dit avoir testé Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski,
dans sa bibliothèque depuis cinquante ans et qu’il n’avait jamais lu, et
Désert solitaire d’Edward Abbey que je lui avais sorti de la mienne. Je
lui avais d’abord proposé Le Gang de la clé à molette, illustré par Crumb,
qu’il ne connaissait pas. Non. Il avait dit non. – Et pourquoi ça ? – Je ne
supporte pas les bandes, tu sais bien. Pour moi, les bandes c’est à deux ou
tout seul.
Grieg pouvait avoir autant de rides qu’il voulait, il resterait à jamais à
mes yeux un vieux gamin intraitable, adoré, réfractaire à tout pouvoir, à
toute bataille, à tout engagement, qui me disait : Ne jamais se laisser
prendre par une idée, par un courant, par un groupe, par une vague.
Aussitôt se cavaler. Toujours se cavaler ! Personne au cul !
Déjà il était remonté chez lui. Manger vite et filer, c’est tout ce qu’il
demandait.
Il fallait un moment quand on était entré chez lui pour, d’entre les
livres, distinguer le reste. Un fouillis de vêtements laissés sur place, et de
chaussures trouées, et de chaussettes elles aussi trouées, et de carnets
remplis, de classeurs ouverts, de fiches éparpillées, de cartes IGN
déployées sur le tapis, par exemple quand il relisait pour la centième fois
L’Usage du monde, il lui fallait une carte de l’Iran, puis de l’Afghanistan,
et tout autour de la carte, à même le sol, c’était jonché de feutres aux
pointes fines, des 5,5 seulement, et de post-it. Et de pipes. Et de fumée. Et
de poussière. Grieg élevait de la poussière qui moutonnait. Il possédait à
présent un immense troupeau de moutons gris gardé par un globe
terrestre tout aussi poussiéreux, un globe qui semblait être devenu stérile,
qui n’était plus capable d’engendrer que des récits de défaite,
d’effondrement, mais qui soudain, quand Grieg l’allumait, prenait un tout
autre sens, un côté colorisé, amusant, et si prêt à rouler ses gros yeux et à
ouvrir sa grosse bouche pour nous avaler, ou nous recracher, qu’on aurait
dit la Lune de Méliès.
J’ai bouclé mon sac, préparé ma parka, sorti de leur boîte mes Buffalo.
Je les avais achetées dans une galerie marchande, gare de l’Est, six mois
auparavant, mais jamais portées. Elles avaient l’air de chaussures
magiques. On en voit comme ça dans les mangas. Est-ce que je vais
vraiment les mettre demain ? Je vais marcher sur le béton avec ça ? En
tout cas, elles en imposent. S’il m’arrive quoi que ce soit, j’aurai mes
Buffalo.
Quand j’avais reçu le carton, j’en avais sorti les livres un à un. Ils
brillaient d’analyses, de concepts et de théories. J’avais à peine osé les
toucher de mes mains qui venaient d’allumer le feu, tout en les serrant en
première ligne sur une étagère, repoussant la précédente au fond.
Et fini.
La présence de ces livres neufs dégageait un tel éclat qu’il suffisait de
les voir. C’était comme si je venais de les lire tous d’un coup, que je
savais déjà tout, ce qui était faux. À moins qu’une petite voix ne m’ait
conseillé de retourner d’où je venais. Les idées, c’est pas pour toi. Balaie
direct les idées. Ne philosophe pas. Ne théorise pas davantage. Ne la
ramène pas de ce côté. Tu n’es pas une ornithologue. Tu es un oiseau.
Chante. On ne te demande rien de plus. Rejoins tes broussailles.
C’était bizarre, ce corps rompu par la nuit que je passais à l’eau froide
pour le réveiller, et ensuite ma main qui prenait le pot de crème
hydratante. Toutes ces vagues impressions, ces bouts de sensations, ces
lopins de monologues. J’ai mal dormi. Ma peau est froissée. Ce pot est
presque vide. Les autres aussi, les dorés, les nacrés, pour le jour, pour la
nuit. Et maintenant, les yeux. Quel crayon khôl ? Le turquoise ? Le vert ?
Le bleu-gris. Ensuite le crayon châtain clair. Mes sourcils se sont
évanouis. Rien sur les cils. Un jour, il avait bien fallu arrêter la petite
brosse et le mascara sur les cils qui ont disparu. Mais pas la bouche. Elle
est toujours là, la bouche. Ce matin, ce sera le bâton Baby Doll Kiss from
Marrakesh. Ne pas avoir la main lourde, en faire moins qu’autrefois.
Pour finir, j’ai passé furieusement mes deux mains dans les cheveux, à
l’arrache.
Quatre ans plus tôt, un jour nous promenant, on avait, Grieg et moi,
découvert Les Bois-Bannis, un lieu qui semblait en effet banni du monde,
tenu à l’écart de toute noirceur. On avait quitté l’autoroute, on était entrés
dans une vallée que nous n’avions encore jamais explorée, plus décalée,
plus oblique que les autres, faisant une courbe qui la cachait. On l’avait
remontée jusqu’au dernier bourg. Vastes prairies agricoles. Pâturages. On
avait pris un chemin forestier bien tracé, jusqu’à un parking, poursuivant
à pied un chemin interdit aux voitures. Celui-ci menait à une clairière
surmontée de deux rochers géants et encerclée par une belle forêt mixte,
feuillus, surtout des chênes et des châtaigniers, et résineux, des épicéas et
des pins sylvestres, que l’on était en train d’éclaircir car des troncs aux
corps immensément longs étaient entassés les uns sur les autres. Une
impression de carrefour boueux, de rudesse et de travail, malgré l’afflux
de la lumière. Là, trois possibilités, continuer à pied le chemin forestier,
large, bien tracé, officiel, qui s’en allait vers la droite explorer le versant
nord. Ou bien prendre le GR 5 couplé avec la voie romaine, une sorte de
chemin dallé, malaisé, faisant de grandes boucles dans la montagne, très
raide à cet endroit, creusé entre deux ornières et qui traversait la clairière.
Ou bien s’enfoncer le long d’une piste qui semblait naître là pour
s’éloigner mystérieusement vers la gauche à travers une forêt de pins
sylvestres aux troncs roses, rochers épars, fougères-aigles et grandes
molinies, une variété de graminées géantes. La piste mystérieuse nous
avait menés sans rien dire à un petit cimetière en pleine forêt, clos d’un
mur bas aisément franchi, dans lequel nous avions fait halte,
impressionnés par son assemblée de stèles, pas plus d’une trentaine,
restées bien droites, exemplaires de rectitude, mais étrangement enfouies
sous des campanules persicifolia, gonflées d’azur, un lâcher de ballons,
bleu pâle, ou presque blanc, ou bleu ciel, ou bleu soutenu, toute une flotte
de montgolfières en partance, déjà détachées de la terre, et voilà sans
doute pourquoi nous avions poursuivi le chemin aussi légèrement, menés,
soulevés par elles, les campanules, jusque tout au bout, où, quel
étonnement, une prairie irrésistible, éblouissante, ronde, telle une écuelle,
s’étalait au pied d’une immense moraine grise stoppée net à son bord.
Son effondrement stoppé là. On ne savait pas si celui-ci menaçait ou
protégeait les Bois-Bannis, dont une pancarte clouée à un immense pin
sylvestre annonçait son nom étrange de lieu-dit.
C’était une maison oubliée, plus oubliée que toutes nos précédentes
maisons, au milieu de ses débris de lait de chaux. Un prototype
d’innocence non historique mais en morceaux. Et malgré cela, ou grâce à
cela, indiciblement pleine de vie dans son absence de salut final. Et voilà
pourquoi elle nous avait charmés intensément. Mais pas autant que la
prairie à ses pieds.
Cette maison n’en jetait pas. Délabrée ce qu’il fallait. Pas trop. À
peine. On l’avait découverte au moment même où j’avais eu envie de
changer encore une fois d’air. D’aller voir deux vallées plus loin. D’y
trouver quelque chose de moins en surplomb, de moins exposé. De
vraiment caché. Pour nous sortir sans trop de casse du chaos qui
s’annonçait et que tout le monde avait senti venir sans bouger le petit
doigt. On voulait juste continuer à se faufiler. Grieg, d’accord pour tout.
Et moi, je voulais encore une fois goûter le plaisir infini de déguerpir.
Déguerpir, c’est ma base de romancière. De livre en livre, je me suis
accrochée au déguerpir comme à la queue d’un renard. Préfixe, de
l’ancien français guerpir, abandonner ; de l’allemand werfen, jeter ; du
suédois verpa ; du gothique vairpan ; du wallon diwerpi ; du provençal
degurpir. Je me suis construite sur ce mot. Être forcée d’abandonner un
lieu pour un autre tout aussi improbable. Cette fois, c’était Les
BoisBannis. On s’y était installés au printemps suivant, cartons de livres
et ânesse. On avait pris le pli. Grieg s’y était aussitôt aménagé son bureau
sous le toit, fenêtre bouchée par ses livres ; moi le mien, la porte à côté,
fenêtre donnant sur la prairie.
15
Rejoindre les autres n’a jamais été simple pour moi. J’aimais voyager,
prendre le TGV, traverser les paysages. Les voir bouger, se transformer
insensiblement, mais cela demandait que je me transforme moi aussi en
quelqu’un d’autre. Avoir l’air sûre de cet autre. Cacher la renarde au fond
de moi. Et pas seulement la renarde, mais la forêt. Tout cacher. Tout
rabattre. Les branches, les broussailles, les herbes et les nuages. Les
frondaisons. Faire confiance à ma parka, elle était en satin waterproof vert
émeraude. Je l’avais longuement portée. Puis plus. Elle s’était usée. Plus
qu’usée. Mais je l’aimais tellement que je l’avais suspendue dans ma
chambre tel un objet de méditation sur les mues qu’on abandonne derrière
soi. Pourtant, ce jour-là, je l’avais choisie pour aller à Lyon. Pour oser être
qui j’étais, il le fallait. Quelqu’un qui venait de la forêt. Qui venait parler
de cet ailleurs. Le défendre. Ces autres réalités, ces autres connaissances,
ces autres appartenances qui peu à peu m’ont constituée, ces autres
pouvoirs, ces autres sensations, cette autre sensibilité, il faudra les dire.
Dans ma tête, je me préparais à prendre la parole. À parler pour les
arbres. À parler pour les bêtes. Je ne suis pas venue seule. Je suis venue
avec la forêt. Et puis, ne pas oublier, cette histoire d’animaux n’est
absolument pas abordée de la même façon par nous trois. Les deux autres
romans sont l’histoire d’un monde masculin qui s’effondre au centre, une
épopée sociale avec dynastie, héritage, logos et transcendance. Le mien,
serait davantage une histoire vue par une femme qui déplace le centre vers
les marges et les caches profondes sur le point de s’effondrer elles aussi. Il
me semble. Je n’en suis pas si sûre. Différence néanmoins qui ferait sans
doute le débat.
Puis la Villa. Une estrade sous les projecteurs. L’abîme d’une salle
plongée dans le noir. Plusieurs fauteuils. Les deux écri-vains que je
rencontrais pour la première fois, L.J. et S.M. Leur visage. Celui de
Morianne venue de Paris mener la rencontre.
Dans le train, un peu plus tôt, j’avais encore réfléchi à ce qu’était pour
moi le centre, à ce qu’étaient les marges. Bien définir ce qui m’est
extérieur et ce qui m’est intérieur. Où est le seuil ? La frontière ? Il me
reste 45 minutes. Le TGV filait. Il faudra que j’explique aussi que ce
besoin de déplacement aux marges reste pour moi le lieu d’un mystère.
Quelque chose d’étrange. Je ne comprends pas très bien pourquoi il me
semble appartenir en premier à ces marges, comme si elles étaient la part
secrète de mon être. Pourquoi je ressens pour les choses qui vivent et
respirent autour de moi une telle appartenance. Pas une seule fois, face à
une bête, j’aime le mot bête, je n’ai perçu l’altérité radicale, cette
rupture, cet abîme de la différence, ce gouffre dont parlent les hommes,
même les plus cultivés, les plus intelligents, les plus soucieux du monde
animal. Jamais.
Face au monde animal, je me sens du même bord. Et très rassurée de
l’être. C’est à un tel point qu’il m’arrive, vis-à-vis d’un humain, de me
réfugier dans le regard du chien qui l’accompagne. Dans certaines
situations, je me taillerais vite fait avec le chien. Sortir d’un bond de moi
rejoindre le chien. Filer à quatre pattes. Me casser. Combien de fois cela
m’est-il arrivé, de croiser le regard du chien et d’y trouver d’emblée
loyauté, complicité, profondeur, goût du jeu ? En connexion immédiate et
totale ? Alors que dans le meilleur des cas, le regard de l’humain allant
avec ce chien me laisse sur le qui-vive, avec au fond de moi un étrange
réflexe de fuite, lui préférant l’autre monde. Celui du chien. Comment
expliquer ça ? Faute de chien, il m’arrive d’avoir l’irrépressible besoin de
fuir, par exemple au cours d’un repas de famille, dans les profondeurs du
buffet en noyer, rejoindre les vieilles assiettes et les soupières où passent
des charrettes de foin sous des horizons bleus.
J’entre dans une pièce inconnue, je cherche des yeux le chat, le chien de
la maison. Et sinon, le ficus. Ou alors un bouquet sur la table. Ou alors un
compotier, une orange. Ou alors une mouche. Est-ce qu’il y aurait au
moins une mouche ici ?
Je suis sûre d’être née comme ça. Je suis sûre d’être née avec le désir à
jamais de rejoindre la densité brute et brûlante, épaisse et délicate, légère
et taciturne, toute dans l’émotion de vivre, dans la sensation de survivre,
d’être-là, dans ce qui exulte ou qui tremble, qui m’entoure sans la
moindre altérité. Oui, mais comment décrire le brusque froissement
d’ailes de l’oiseau qui s’envole parce qu’il m’a vue et que je porte en
moi, d’être humaine, l’effroi ? Moi, d’un coup déchirée en deux, fuyant
et regardant.
Elles m’attendaient.
Le TGV pour Paris partait trois minutes après mon TGV pour
Strasbourg, que j’ai eu. C’était vraiment le dernier à partir. À être parti.
Enfin, il me semblait. Le dernier train pour un certain temps. Est-ce qu’il
s’agissait d’une grève sauvage qui allait bloquer le pays on ne savait
jamais pour combien de temps ? Est-ce que c’était le début d’une crise
sociale dont personne ne connaissait l’issue ? Ou le début de la Fin ? De
la fameuse Fin ? En tout cas, le dernier TGV glissait à travers la
campagne et j’avais l’impression que le monde s’anéantissait derrière lui.
J’ai pensé avec un frisson d’effroi que cette fois-ci, au fond de mes
poches, je n’avais pas pu résister, il y avait en plus du reste, le petit savon
rond et le minuscule nécessaire à coudre dans son étui de carton blanc
qu’on avait posés par précaution, ou qui sait en prévision, sur le bord du
lavabo de marbre blanc de l’hôtel au piano bar éteint, absolument
ridicules d’être si petits, infimes, enfantins, mais justement, justement,
magiques, qui sait, magiques, contenant un immense pouvoir concentré
d’être infimes et enfantins. Mais ne les avait-on pas plutôt posés sur le
lavabo par dérision ?
12
C’est alors que j’ai demandé à Grieg : Dis-moi, la chienne, quand estce
qu’elle est revenue ? – Deux minutes avant toi. Elle devait t’attendre.
Moi aussi. Tu en as mis du temps.
Yes qui s’était calmée, patientait, observant mes échanges avec Grieg,
emmitouflée dans sa serpillière de longues mèches grises qui flottaient au
vent. Devant la maison, il y avait toujours du vent.
— On se choisit des chiens qui nous ressemblent, a dit Grieg,
interceptant mon regard, sans que je sache si c’était persifleur ou non.
Immobilisée dans la posture du sphinx, ses deux pattes
extraordinairement fourrées, larges, robustes, allongées devant elle, Yes
nous suivait de son regard ardent, de ses oreilles en alerte, de sa petite
truffe noire au vent, de son bout de langue rose, de tous ses muscles prêts
à jaillir au premier geste. Rien de servile. Passionnément attentive. Avec
dans les yeux un je-ne-sais-quoi d’enfant terrible. Une petite chienne qui
en avait vu d’autres. Néanmoins très joyeuse. Assurément joueuse. Un
peu Harold. Moi, c’était Maude. Dès lors complices. Un chien de berger,
a répété Grieg. En fait, une bombe d’énergie.
Déjà, Yes m’avait à l’œil. Déjà elle ne supportait pas que je disparaisse
de sa vue. Je lui ai dit : Première chose, te soigner. Tu attends.
Je suis revenue avec le peigne à larges dents – celui de Babou, notre
dernier chien – que j’avais conservé, et avec du vinaigre blanc et un pot
de confiture vide.
Yes était debout, soudain haletante d’inquiétude. Je me suis penchée
sur elle. Je l’ai prise dans mes bras. Un petit ballot qui ne pesait rien du
tout. C’était une chienne maigre sous son gros manteau feutré. Je l’ai
reposée par terre. Tandis que son corps tressaillant me suivait de près en
train de démêler son pelage au peigne, tout ce qu’il y a de cruauté dans le
monde entier s’en envolait par poignées, tout ce qu’il y a de servitude, de
perversité, d’abandon flottait à présent joyeusement au-dessus de la
prairie, métamorphosé en petits nuages vaporeux. J’ai dit à Yes : Et
maintenant, écoute-moi, je vais te soigner. Couché. Elle s’est couchée sur
le dos, pattes écartées, dévoilant la carène de sa cage thoracique et le plat
de son ventre. À la lumière du jour, sa peau ocellée d’ecchymoses était
aussi cloutée de tiques, ce dont je me doutais, mais c’était à un point
effrayant. La nature bouffait de la nature.
J’ai commencé par inonder de vinaigre les tiques une à une. Certaines,
déjà mortes, crevées d’un coup de dent, ridées, dégueues. Ensuite, j’ai
glissé subrepticement le crochet sous le ventre obèse de chaque monade
philosophique encore vivante, donc toujours en train de sucer le sang,
façon de ne pas les déranger dans leur concentration, sinon je savais
qu’elles lâcheraient leur poison. Je l’avais lu. Je plaçais donc le crochet
autour du rostre que la tique porte à l’avant, tel l’éperon denté d’un
poisson-scie, et des deux pédipalpes qui l’encadrent, tous les trois
enfoncés dans la chair de son hôte, et je tirais prestement. Surprise en
pleine méditation, la tique était prise. Ensuite, je la faisais retomber dans
le pot. Peu à peu celui-ci grouilla d’ixodia – il faut le passé simple ici –
aux abdomens gonflés, perles somptueuses d’un gris moiré – c’est
comme ça, je ne peux pas faire autrement, j’adhère lyriquement au
moindre réel quel qu’il soit – et d’autres, petites, des nouvelles venues,
restées rougeâtres, dont on pouvait encore nettement distinguer la couleur
orange de l’écusson dorsal.
Toutes agitaient leurs quatre paires de pattes noires, avec une
souveraineté terrifiante quoique naine, chacune me disant je suis, de la
même façon que les notes d’une grive emplissant l’aube me disent je suis,
ou que la ramure d’un érable sycomore dilate invisiblement dans l’espace
ses milliers de petites grappes d’or pendant sous ses feuilles, me dit je
suis, au mois de mai. Ou que le corps d’un chevreuil, s’arrachant du sol,
bondissant dans l’espace, me dit je suis. Certains je suis plus difficiles à
accepter que d’autres. Certains terrifiants, ça va de soi. On n’est pas au
Paradis. On est sur la planète Terre, ce qui est nettement plus intéressant.
Y sommes-nous au-dessus du reste des vivants ? Ou dépendons-nous les
uns des autres, imbriqués les uns aux autres, y compris aux créatures les
plus à vomir, mais autant que les autres nécessaires ? Mes sœurs les
tiques. De la nature, on ne peut pas seulement s’émerveiller. L’horreur
qu’elle nous inspire a son importance.
J’ai repensé à la voiture dont les phares avaient coupé la nuit de leur
lame de porcelaine. Il y a sur Terre des types à la recherche de jolies
petites filles, des prédateurs tout au sombre plaisir de les traquer, tout au
plaisir du pouvoir qu’ils ont de les effrayer, de les tuer. Il y en a d’autres
qui traquent les jolies petites chiennes. Cette nuit, il me faut une jolie
petite chienne. Ce n’est pas la même chose et c’est la même chose.
Je l’avais gardée. Je n’allais tout de même pas mettre un post sur Pet
Alert. Ou chercher à questionner la puce électronique implantée, qui sait,
sous sa peau. Une petite chienne sachant s’enfuir de chez un salaud, ça se
garde. Comment avait-elle pu briser sa chaîne ? Ça restait un mystère.
C’était une chaîne de mauvaise qualité, avait dit Grieg. Ou qui avait
beaucoup servi, avait-il ajouté pour me faire hurler.
Les années mythiques, les 75, que nous avions eu la chance de vivre
dans leur extravagante ivresse, étaient très libres, et nous aussi très libres,
et je me suis tout naturellement souvenue d’un sac de couchage d’où des
rires sortaient, petit jour après petit jour ; d’un tapis du Tibet ; des
marches tapissées de rouge d’un vieil hôtel particulier ; d’un chantier de
bûcheronnage, ses arbres débités autour de nous telle une scène après la
bataille ; d’un pageot fait de coupures de presse dépecées, livides, où les
grands combats du passé étaient surlignés de feutre noir. Puis, tout en
continuant de ficeler mes journaux, j’ai pensé aux prairies où tout était
permis, et au milieu d’elles, j’ai revu le merisier piqueté de petits yeux
noirs, c’était fin juillet. Plus on le regardait, plus il fourmillait de noir.
Jamais ses merises n’avaient été aussi sucrées. Jamais les grillons
n’avaient autant crié. Et les étoiles vous avez vu comme elles brillaient.
La chevelure d’Yvonne était semblable à la queue d’une comète. Nous
courions à travers les prairies, saccageant leurs cortèges de fleurs. Un
souffle nous guettait. D’où venait ce souffle ? Il était incroyable ce
souffle. Tout un été ce souffle avait soufflé, et j’ai à nouveau pensé aux
prairies, aux fourrés, aux broussailles, aux flaques d’eau, à la boue où
nous nous roulions.
Mais jamais dans un lit.
Il n’y avait pas un seul lit dans mes souvenirs, et quand était apparu un
lit, c’était parce que l’amant était parti pour dormir avec moi comme un
frère, ou comme un innocent, ou comme un petit chien.
Ce très beau grand lit qui avait l’air déroutant d’un énorme lit conjugal,
on l’a placé entre les provisions de bois et celles de bouffe, au rez-de-
chaussée. Et il y est resté. On a donc dormi sur les nouvelles du monde,
celles qui de jour en jour tombent dans les abîmes pour être remplacées
par les suivantes, on s’est couchés dessus, on en a fait litière. Oh ! le
gâchis. Rien que pour cette connaissance du gouffre, ça valait la peine
d’avoir gardé un abonnement papier. Et voilà comment Grieg a dormi
contre moi, et comment, à sa suite, le soir même de mon retour, Yes a
sauté sur le lit sans que nous ayons trouvé à redire. Au contraire. C’était
plutôt réconfortant sur ce que ça disait d’elle, de nous. Même si c’était
serré et pas très hygiéniste.
La proximité de nos corps désarmés nous avait intimidés tous les deux.
On avait depuis longtemps oublié ce que c’est que d’être l’un contre
l’autre dans un lit. Oublié aussi d’être affectueux. On n’était pas du genre
à s’embrasser au réveil comme deux époux, chacun sa chambre. Ni quand
je partais en voyage ni quand j’en revenais. On ne s’étreignait que pour
rien. C’était sans convenance. Une fois ça prenait l’un, une fois ça prenait
l’autre, plus souvent Grieg qui me retenait au passage, m’embrassant sur
les yeux, dans le cou, en murmurant ma Biche. Qui me caressait
longuement le bras, m’ayant rejointe à la sieste. Dont je coiffais les
boucles qui lui restaient jusqu’à ce qu’il plonge et s’endorme sur la table,
la tête repliée dans ses bras. Néanmoins, il arrivait qu’on s’embrasse
comme deux rescapés, la porte refermée sur les hyènes. Éperdument.
Alors, moi, cette première nuit, entre Grieg et Yes, j’ai été incapable de
fermer l’œil. D’abord tellement j’étais émue de trouver à ma gauche le
corps oublié de Grieg. Il avait conservé son étrangeté. Il avait échappé à
la domestication d’une vie conjugale, et dans ses rêves il lançait toujours
de brusques ruades de refus, en criant non ! J’étais émue aussi de trouver
à ma droite celui de Yes souple et chaud qui poussait par-ci par-là de
petits abois en bougeant les pattes à toute allure comme pour s’enfuir
d’où elle s’était déjà enfuie. Entre eux deux, je riais toute seule de la
situation, de son absence de sens commun et de frontières entre les
espèces. C’était tellement génial d’étendre la main gauche et de pouvoir
toucher un ami d’enfance, vieil humain fourbu, complice, frère usé
comme moi ; et d’étendre la main droite et de toucher un non-humain
recueilli, soigné, sauvé, enveloppé de sa pelisse électrisée d’énergie.
Je ne dormais pas.
Je n’y arrivais pas.
Ça m’amusait d’être en train d’oublier que nous ne sommes pas des
animaux comme les autres, et par là de perdre ma dignité humaine, ce qui
mène à « la barbarie animale », tout un discours que je lisais dans les
journaux ici et là, rubrique philosophie humaniste. Et je caressais la
vieille pelisse de Grieg de ma main gauche et la jeune pelisse de Yes de
la main droite, dignes l’une et l’autre, ce qui m’a fait penser aux habits
des académiciens, à ceux des généraux, à ceux des cardinaux, tous plus
dignes en effet les uns que les autres, mirifiques, brodés de soie, doublés
d’hermine, comme pour mieux occulter notre indignité humaine. Arrivée
là, à l’indignité humaine, tellement plus vaste que sa dignité, j’y suis un
peu restée pour le plaisir de m’y rouler. Comme nous étions indignes !
Comme nous étions prétentieux ! Ce qui heureusement m’a vite incitée à
bifurquer, à prendre le sentier d’une minuscule digression et à penser à la
blouse de Tolstoï. Je la connaissais bien cette blouse. J’en avais une
photo. C’est une blouse droite, unie, métis, faite de coton et de lin écru,
un vêtement de moujik. L’absence de prétention même. On comprend
bien en la voyant pourquoi Tolstoï avait su se glisser dans la peau de
Natacha, dans celle d’un mourant sous le ciel étoilé, dans mille autres
vies dont celle d’un jeune officier des Cosaques qui perd son identité
humaine, s’identifie au cerf, devient le cerf. Et pourquoi il avait su
s’identifier aux animaux des abattoirs monstrueux que le capitalisme
venait de mettre en service à Chicago. S’il avait été encore en vie, Tolstoï
défendrait les rivières, les forêts, les prairies, comme autant de personnes,
esclaves du capital, exténuées, mourantes sous le joug des humains.
Et la pelisse de Tolstoï, une pelisse de loup, noire, sans aucune
médaille, qui la connaît ?
Et la tombe de Tolstoï à Iasnaïa Polania, qui la connaît ? Un tertre
herbeux à peine distinct de la prairie. Aucune inscription.
Je la voyais cette tombe, j’en avais aussi une photo, laquelle s’était
tatouée dans mon cerveau avec les autres, si bien que cette nuit-là, quelle
nuit incroyable, j’ai vu l’âme de Tolstoï sortir de sa tombe, c’était l’hiver
– que les loups se vivent de vent ; j’ai vu ça ; c’était à frissonner tellement
je voyais cette âme de loup aux yeux brillant de convoitise, aux yeux de
faim de loup, cette âme ayant aboli le servage de ses paysans, prête à
abolir celui des fleuves et des forêts, mais rien vu de l’infini servage de
Sophie, sa femme. Treize enfants. Tous ses manuscrits recopiés à la
main. On pourrait penser qu’il n’est pas très bien venu de me référer à
Tolstoï. Je le sais. Mais comment faire autrement ? Tolstoï hébergeait en
lui un loup affamé. Les yeux de Tolstoï brûlent, sont brûlés de feu sexuel.
Depuis le passé, ils nous transpercent encore. Blancs de braises. Je ne
vais pas le bannir pour cela. Il faut qu’un romancier ait de sérieuses
affinités avec un loup, qu’il lui livre de nombreux combats, le laissant
pour mort ou devenu fou, afin qu’il puisse nous parler de nos propres
gouffres.
Grand silence.
La nuit immense.
Non seulement j’avais mal dormi d’être aussi serrée, et mal dormi de
joie, mais je me suis réveillée d’impatience bien avant mon heure
habituelle, avant le jour, comme on s’éveille tôt le premier matin dans un
nouveau pays. J’ai tâté à gauche, j’ai tâté à droite. Tout était réel. J’ai
pensé, on va aller voir notre ânesse, Litanie. On prendra le chemin qui fait
le tour de la prairie. J’espère que la présentation se fera dans le calme.
Mais j’étais sûre que la petite chienne, arrivée par le haut des moraines,
avait déjà repéré la présence de Litanie dont les effluves devaient infuser
toute la montagne de leur compassion. Yes en avait éventé la
bienveillance, et c’est pourquoi elle avait bifurqué vers notre maison. Le
parfum d’un âne est magnanime. – Non, ce n’est pas ça. – Plein de
mansuétude. – Non, pas encore ça. – De responsabilité. – Oui, mais
cherche encore. – De pressentiment. – Oui. Mais il manque quelque
chose. – D’irrémédiable ? – Oui. C’est un parfum qui a longuement
réfléchi, qui s’approche doucement de vous comme d’un désastre, qui
vous chuchote laisse-toi emporter, disperse-toi dans les herbes, lâche tout,
il est trop tard, ma chérie, trop tard pour tant de choses, n’y pense plus,
respire la douceur de celles qui restent.
Aussitôt dehors, Yes s’est mise à lire le sol de sa truffe noire, brillante,
savante, reliée à son long museau de chien. Chacun sa façon de penser.
Évidemment que j’allais arriver à encore écrire avec la forêt et ses cinq
sens et les essences de ses arbres, sinon, moi, je pouvais tout de suite aller
mourir.
Et puis il y avait Yes. Ne pas oublier Yes. Est-ce qu’on ne s’était pas
déjà mises à filer ensemble, pas très loin, happées par le dehors, préférant
le dehors à tout, laissant Grieg à l’intérieur avec la fiction ?
16
Yes n’était pas une chienne bien élevée. Et pas si gracieuse que ça. Pas
si fragile non plus. Une petite brute. Une bombe. Une petite bombe
d’enfer. De l’énergie pure. Je n’étais pas gracieuse non plus. J’avais le
corps charpenté d’un arbre, d’un vieil arbre qui avait perdu le sens de
l’équilibre, un peu vacillant, mais avec encore de l’imagination et un
reste d’énergie. On allait ensemble.
Grieg m’a dit : Cette petite chienne s’y connaît mieux dans la vie que
toi. Je lui ai répondu mais non, et j’ai embrassé Grieg comme autrefois.
Et lui aussi, il en tremblait.
Quand Yes avait deviné que j’allais sortir, elle se précipitait sur mes
chaussures, les secouait comme deux lièvres, avant de les jeter follement
au loin, déchiquetées, détruites, tuées d’amour à l’avance. Sa joie, si je
prenais mon manteau et si j’y ajoutais mon bâton, tournait à la folie
joyeuse. Son extravagance me transportait. Résister à la mélancolie des
temps, elle m’y devançait. Son ébriété ne faisait qu’augmenter la mienne,
et voilà comment je réussissais à ne pas ajouter d’ordre et de sécurité
dans un monde devenu sécuritaire. J’étais émue de penser que nous
ajoutions de la gaieté au monde. Et de l’inconvenance. De l’incorrection.
De l’extravagance. Du foutraque. Du fabifoutraque.
C’est ainsi que grâce à elle j’ai repris l’habitude de sortir à l’aube pour
aller marcher, grand silence, pas de loup, aucun bruit. Avec elle. Et avec
mes Buffalo argentées. Je trouvais que ces grolles s’assouplissaient à
chaque sortie. S’allégeaient. Me tenaient de mieux en mieux les chevilles,
tout en me décalant de la société et de son centre. On explorait des
recoins où je ne n’allais plus, et même des recoins où je ne m’étais encore
jamais faufilée. Je faisais des progrès. Je les notais dans mon agenda : 3
km. 5 km. 7 km, aller et retour. Ce n’était qu’un début. Un laborieux
début. Puis j’ai embarqué mon portable dans la poche pour savoir
combien de pas je faisais en deux heures. Et combien de kilomètres. Un
jour, on a marché aller et retour 13 kilomètres, ou plutôt toute une
journée, ça nous avait pris la journée. J’avais senti que c’était le
maximum. J’avais alors dessiné dans ma tête les contours d’une île
d’environ 7 kilomètres de rayon. De rayonnement. C’était notre île. Une
île en montagne. On allait vivre sans aller vite, ni loin. Explorer ce qui
nous était proche.
On était heureuses de marcher, transportées pareillement de joie par
l’aventure, les rencontres de tous types. Yes, la plus enthousiaste. Elle,
mon maître. Chien de garde à la maison, aboyant sur le seuil pour
défendre son territoire domestique ; chien de troupeau dehors. Si je
traînais trop à son goût, elle s’approchait par-derrière et venait me pincer
une cheville, juste au-dessus de la chaussure, la prenant dans sa gueule
comme la patte d’une brebis pour me mener où j’aurais dû aller : à la
maison. Elle n’aimait pas que je m’ensauvage. Que je dépasse les limites.
C’était une bête créée par Adam. Non par Ève. Revoir la naissance de
Renart. Elle tenait à revenir des limites. À rentrer à la maison. Domus.
Elle nous avait accompagnés depuis si longtemps, nous avait protégés des
loups, veillés près du feu. C’était ça son rôle et elle le prenait très au
sérieux. Rapporter un bout de bois que je lui lançais ne lui disait rien.
Courser les biches non plus. Elle préférait les mousses, qu’elle dépeçait à
grands coups de dents, comme si elles étaient des hyènes, me montrant
comment faire, puis s’y roulait, heureuse du carnage qu’est survivre. Plus
au monde que moi. Avec plus d’implication physique.
Éblouissements.
Digressions saugrenues.
Yes ouvrait la voie, moi derrière elle, bancale avec mon bâton, et il
faut en plus m’imaginer bossue, et qu’au sol, c’était plein d’amanites
panthères rouge écarlate que sans le vouloir je culbutais du pied en
passant tant il y en avait. Je m’excusais, évidemment. Tous ces
champignons. Je savais qu’ils étaient importants, les champignons en
temps de détresse, autant que les poètes, et peut-être étaient-ils nos
poètes, peut-être les poètes s’étaient-ils réfugiés dans les champignons,
prêts à nous sauver. Je savais que les champignons avaient un rôle décisif
parce que dans ma bibliothèque il y avait le livre de l’anthropologue
Anna Tsing, The Mushroom at the End of the World : On the Possibility
of Life in Capitalist Ruins, un livre culte où j’avais découvert les fameux
matsutakés, champignons magiques, leçon d’optimisme dans un monde
désespérant, merveilles de l’imprévisible. Je savais encore que les
champignons sont importants, même si je n’avais pas lu le livre du
biologiste Merlin Sheldrake, Entangled Life : How Fungi Make Our
Worlds, Change Our Minds & Shape Our Futures, soit « Vie entremêlée,
comment les champignons constituent nos mondes, changent nos esprits
et façonnent nos avenirs », qui lui, ne se trouvait pas dans ma
bibliothèque.
Par empathie avec Yes, je m’étais mise à tout flairer en respirant par le
museau, tandis qu’elle filait sur le plat des pâturages les déchiffrant à
toute allure, comme une aveugle, du bout du nez. Un braille d’odeurs.
Derrière elle, j’avançais, reniflais. Cependant, presque tout ce qui la
passionnait m’échappait, humant trop à ma manière, à ma manière
soucieuse, désastreuse, humaine, sachant bien que nous étions entrés dans
une ère de terreur pour notre espèce et pour les autres. Je me demandais :
le parfum d’aiguilles de sapin, est-ce qu’il est encore là ? Non, tout un
pan de la forêt, plus haut, a roussi cet été, mort debout de soif. Les pins
sylvestres aussi y passent. Et l’odeur de la neige, on la sent encore ? Plus
vraiment, devenue rare. Et celle du lynx ? Flinguée.
Le soir, quand on allait au lit toutes les deux – Grieg encore à l’étage,
retiré dans sa chambre, lisait – Yes et moi, on se parlait. En aucun cas je
ne cherchais à lui voler son animalité. C’était elle qui lorgnait du côté de
mon humanité. On avait de longues conversations. Elle adorait que je lui
parle comme je parlais à Grieg, avec cette mélopée qui sortait de mon
gosier. Avec ma langue, l’humaine. Elle avait vite repéré les mélodies de
notre langage à Grieg et moi, mélodies qui l’excluait. Alors, quand je lui
parlais comme à Grieg, avec des inflexions, des hésitations, des reprises,
quand je lui disais des choses qui étaient de notre musique, elle en avalait
sa salive d’émotion. Elle en avait les yeux embués. Elle aura été de toutes
nos chiennes celle qui vénérait le plus ce que je représentais. Malgré son
épisode aux mains d’un zoophile – c’était une petite chienne
profondément humaniste, dans la mesure où elle adorait ce qui
prétendument nous distingue : notre parler. Très sensible au logos. Elle
avait l’air, à notre contact, d’avoir découvert son existence et d’adorer
son pouvoir.
Mais peu à peu, une impression bizarre comme une prémonition m’a
fait craindre chaque soir un peu plus qu’on n’ait pas oublié cette chienne
et qu’on s’y soit attaché. Qu’on veuille la rattraper, elle, particulièrement
elle. Et je m’en remettais à l’étrange nom du lieu-dit où nous nous étions
réfugiés. Banni de la société, difficile à trouver.
Par un sentier qui suivait la lisière de la forêt, on pouvait faire le tour
de la prairie aussi ronde qu’une écuelle à soupe, je l’ai dit, mais on
pouvait aussi bien y voir la paume d’une grosse main retenant en son
fond un peu d’eau, ou la grâce, qui sait, la grâce de Dieu, cela dit sans
aucun persiflage envers les religions, grandes conteuses d’histoires pour
enfants, mais avec de la considération pour les ancêtres des Bois-Bannis,
car la prairie avait été défrichée, nous avait-on confié, par des amish ou
par des anabaptistes. Ou encore par des mennonites. Tous dans la main
de Dieu comme dans celle de King Kong. La différence entre ces formes
23
Et nous trois, où nous situions-nous dans cet étrange monde d’un coup
plongé dans l’invraisemblable : sa fin devant lui ?
Je n’avais que lui pour relier les deux mondes, celui des marges et
celui du centre. Encore heureux, que j’aie un crayon. Sans le crayon,
j’étais perdue, définitivement absorbée par les marges. Au point que
parfois c’était trop. Alors, je m’enfermais à l’intérieur de la maison. Dans
mon bureau. Un jour entier. Je ne sortais plus. Je tentais de noter ce qui
m’avait traversée, de prendre un peu de distance, façon de ne pas me
laisser engloutir par ce dehors tout-puissant. Le crayon était le tiret qui
me reliait encore aux humains.
Nous n’étions pas venus aux Bois-Bannis pour nous protéger des loups
!
C’est comme ça, qu’un jour, j’avais ressorti le Guide des Lichens, et
devant ses illustrations, je me suis vue telle que j’étais, et Grieg aussi, tel
qu’il était, deux êtres bizarres, pas vraiment des champignons, mais pas
loin d’en être ; pas non plus des algues malgré leur consistance ramollie ;
deux êtres entre algues et champignons : des lichens. Les lichens sont des
organismes singuliers, tantôt hypersensibles et fragiles, sentinelles de la
qualité de l’air, des révélateurs de la pollution, tantôt indestructibles,
survivant à tout.
— Tu trouves aussi, Grieg, qu’on ressemble à des lichens, qu’on est
froissés, fragiles, et en même temps l’air d’avoir mille ans, comme des
lichens ?
— Il y a de ça. Prends-le comme ça.
Une fois, il était presque midi, je trouve Grieg encore au lit, mais tout
habillé, comme un délinquant sans papiers. Il s’était couché tout habillé
sans même prendre la peine d’enlever son pull et ses chaussures, ce dont
je ne m’étais pas aperçue en me levant. Je lui ai dit : Pas d’accord,
absolument pas d’accord de se laisser aller à la déprime parce que nous
vivons un climat d’exception devenu quotidien. Il a répondu qu’il
continuerait à dormir tout habillé, m’expliquant qu’il trouvait plus simple
de garder son pull et son caleçon long, pas les chaussures, d’accord, pas
les chaussures, unique concession, sinon, tout. Et quand je lui ai dit : Si tu
ne m’avais pas rencontrée tu serais devenu un clochard, il a répondu,
sarcastique à son habitude : Mais je le suis devenu, tu vois, regarde-moi,
je suis un clochard, alors laisse-moi, je sais ce que je fais, je ne suis pas
fou. Il vaut mieux dormir tout habillé. Je te le dis.
Ce qui m’a donné envie de noter vite ce qu’il venait de me dire sur un
bout d’enveloppe, et lui : Qu’est-ce que tu fais ! Tu es encore en train de
voler ce qui sort de ma bouche ? On devrait signer ensemble. Elle est
incroyable, cette femme. Elle prend des notes pendant qu’on lui parle,
notes qu’elle va trier soigneusement, ça m’amuse beaucoup son petit jeu,
comment elle fait un choix pas toujours honnête. C’est une truande qui
profite de tout ce qu’elle peut pour ensuite le trafiquer. On ne sait jamais
si elle ment ou si elle dit la vérité. D’ailleurs, maintenant que tout se
casse la gueule en bas, qu’il n’y aura plus de maisons d’édition ni de
librairies ni de livres, elle va écrire pour qui, notre écri-vaine qui a de la
peine ? Si tout se casse la gueule, pourquoi écrire encore ? Puisqu’on a
perdu, pourquoi écrire ? Pour qui ? Tu devrais laisser tomber, pourquoi tu
ne laisses pas tomber, Sophie ? Tu y crois encore, Fifi ?
La joie, c’est quoi ? Un éclair. Il vous tombe dessus. On n’y est pour
rien. C’est totalement immérité. Il ne choisit pas son moment, sinon les
pires. Par exemple, dans la boue des batailles, soudain se sentir en vie.
Bien sûr, j’avais l’air d’être une femme en pull et jogging et grosses
chaussures, accompagnée de son petit chien, quand on me croisait. Une
femme au petit chien. Une romancière française et son animal de
compagnie. Mais, d’abord, personne ne me croisait, et ensuite, une fois
sortie de la maison, je ne fréquentais que les herbes, les arbres, leurs
essences, les oiseaux, les couleurs et les nuances des couleurs, les odeurs,
les appels, les cris, les chants, les insectes, les nuages, tous ces nuages, un
home-cinéma de nuages, mais aussi le firmament étoilé, la pluie, l’orage,
les éclairs de joie. Ici, il faudrait trois pages d’éclairs. C’était devenu la
folie, les éclairs de joie. Si bien que, presque sans bouger de ma place,
sur mon île de 13 kilomètres de diamètre, mon corps au final était
complètement bourré, bourré aux deux sens du terme, de tout ce que je
côtoyais et que je viens d’énumérer. Si bien que je pourrais dire que je
grouillais moi aussi, et de plus en plus, que je grouillais de nature à
l’intérieur. N’étais plus une femme, seulement de la nature. La nature et
moi, on ne faisait plus qu’un. Si on m’avait fait passer devant des rayons
X, respirez fort, respirez fort, ne respirez plus, je ne sais pas ce qu’on y
aurait vu.
Je n’allais pas beaucoup dans les friches ou les lisières, ainsi que je me
l’étais promis, façon d’ajouter à nos repas quelques petits antioxydants.
C’était l’hiver. Mais je rêvais parfois au plaisir âpre de la rapine qui
m’était éthiquement interdite. J’aurais des ongles longs très pointus. Des
griffes. J’attraperais des bouvreuils, des gros-becs, des pinsons du Nord,
et je jouerais longtemps avec eux, en toute innocence, avant de manger
leur cervelle, leur cœur et leurs entrailles, et d’abandonner sur place,
vidée, leur petite « peau d’oiseau » bigarrée. Je me voyais bien aussi dans
le corps d’un ours slovène au savoir immémorial, et alors, je sauterais sur
le dos de cet humain, avocat pro-chasse, et sur le dos de cet autre humain,
président des chasseurs dont je tairais le nom pour éviter un procès, et je
les dévorerais crus, tous les deux, parce que j’adorerais ça, manger mes
proies – façon paléolithique à la Joseph Delteil que plus personne ne
connaît, ne lit ! –, dévorer les plus dégueues, les plus crasses, les plus
incultes. Je reconnais pouvoir être assez courageuse dans mes livres. Ce
qui sous-entend : plus que dans la vie.
Les arbres que Grieg abattait, prélevés dans une forêt avec l’accord du
garde, étaient des frênes et des pins sylvestres qui avaient séché debout.
Ils étaient entièrement tatoués, on aurait dit des corps de Maoris, par les
insectes typographes, et ils nous parlaient de dévastation. Chaque matin,
quand j’allumais le feu, il en tombait des écorces, de la sciure, des
scolytes typographes. Je m’arrêtais pour essayer de déchiffrer leurs
écritures du désastre.
Puis une nuit, les phares blancs d’une voiture ont encore une fois
fouillé les murs de ma chambre. Tu te fais des idées, a dit Grieg.
Elle rêvait beaucoup. Elle dormait beaucoup et elle rêvait, elle avait
des rêves au moins cinq fois par jour, et la nuit ça recommençait. Je me
demandais à qui elle rêvait. Où se trouvait la menace ? Les animaux,
quels sont leurs cauchemars ?
Un temps, vers 15 ans, j’ai eu un corps de garçon d’où sortait une voix
d’oiseau.
Ma mère ne m’avait pas fait percer les oreilles, enfant. Jamais elle
n’aurait fait ça. Nous déterminer si tôt. Les libres enfants de notre mère,
voilà ce que nous avions tous été, mes frères et sœurs et moi. Par
exemple, au lieu d’être une petite fille, ma mère m’avait en effet laissé
être un petit chien qui ne voulait pas dire la prière. Elle me chassait de la
prière du soir, comme un petit chien répétait-elle, alors que mes frères et
sœurs agenouillés sur le tapis de la chambre à coucher la récitaient avec
un sentiment de componction, c’est-à-dire de dignité, de gravité,
d’importance humaine. Il faut reconnaître que tout autour de nous les
bombes tombaient sans discrimination, des bombes américaines pour
anéantir les nazis en train de fuir, et que dire des prières avait quelques
excuses.
Ma mère qui nous observait de son point de vue adulte, de Sirius,
disait-elle, et avec une certaine cruauté à l’éclat tranchant, notait tout de
nous dans Le cahier des enfants, relié de vert, débordant de dessins
bariolés qu’elle y collait. Elle avait noté à quel point j’avais d’emblée
opté pour l’état de petit chien, imperméable à ce qui différencie les
humains des chiens : le sacré. Pourtant, ce petit chien, elle finissait par le
réagréer à la prière, et elle observait comment il en profitait pour faire sa
rentrée à quatre pattes et des grimaces devant la glace de l’horrible
armoire à secrets de famille, pour délibérément troubler la pieuse petite
assemblée qui redescendait sur Terre, et riait. Emma, à la fin, acceptait
que je fasse rire mes frères et sœurs. Peut-être même que ça lui plaisait à
elle aussi. D’ailleurs, Sirius n’est-elle pas l’autre nom d’Alpha Canis
Majoris ? Aussi, pendant longtemps, du haut de son point de vue, Emma
m’a-t-elle permis d’avoir une vie de petit chien. Mais je le payais, en
fessées, jamais administrées par ma mère qui laissait ça aux autres
adultes de la maisonnée. Des brutes, dont des jeunes filles descendues des
montagnes pour l’aider à élever petits pois, carottes, canards, oies,
dindons, enfants. Vous savez comment on fait avec une pisseuse comme
ça, on lui enfonce la tête dans l’abreuvoir, disait la sœur de Cathala. Et
elle le faisait.
Puis on m’a mise à l’école, plus précisément dans une institution
catholique qui dès septembre 1645 avait rouvert ses portes, où j’ai
continué sur la même lancée insensible au sacré à briser les chapelets des
autres petites filles, à mordre au sang ces petites filles, à les griffer, à les
battre dans la rue, à tirer la langue à leur mère descendue dans la rue pour
les protéger. Grieg était déjà entré dans ma vie, dans le même Institut,
non pas Benjamenta, mais de l’Assomption, bien qu’il fût un enfant de
calvinistes. Il n’habitait pas loin de moi dans la rue, Grieg, on était
voisins, donc il me voyait faire, mais prétendait ne pas s’en souvenir.
Moins sauvage que moi. Ma conduite le gênait. Je lui expliquais qu’une
fille doit être plus sauvage qu’un garçon pour échapper aux adultes.
C’est alors que je suis devenue une petite fille abandonnée, trop
impossible, larguée par ma mère à 1 555 kilomètres dans un internat à 1
555 mètres d’altitude. J’avais 11 ans. Celle-là, je l’entends encore appeler
à l’aide en silence. Et pourtant, comme c’est bizarre, aurais-je aimé être
une petite fille « choyée » dans sa chambre rose ? Recevant des baisers le
matin et le soir ? Chérie, ma chérie ? Jamais de la vie. Je lui préfère de
loin ce climat rude et glacé qui m’a entourée, enfant. Son âpreté solitaire.
Sans baisers. Et puis, sans doute, est-ce là-bas, à 11 ans, que j’ai mis au
point mon plan d’évasion, un plan qui m’a servi toute la vie et encore
maintenant, bien que celle-ci ne tienne plus qu’à quelques fils. On s’en
moque, des fils fragiles de sa vie. Le plan, lui, tient. Si j’ai commencé à
écrire, c’est bien parce qu’on m’avait larguée, et que je me suis retrouvée
prisonnière d’une forteresse de granit. Écrire ce que je nommais « roman
» sans même savoir ce que ça voulait dire, sachant seulement que la
bibliothèque de ma mère en était pleine, avait été une manière de creuser
un souterrain qui me permettait de rejoindre incognito la bibliothèque
ensoleillée où ma mère au loin travaillait, s’en fichant de moi. De me
relier à elle sans qu’elle le voie.
À mon retour de Briançon, j’ai échangé mon statut de l’enfant terrible
de la famille pour celui de l’enfant poète. Ce nouveau statut m’a
définitivement évité de me projeter plus tard, adulte. Il n’était plus
nécessaire d’avoir à grandir davantage. Les enfants poètes étaient alors
très à la mode. J’avais ainsi découvert qu’on pouvait attirer l’attention
des autres coiffée d’un minuscule chignon au sommet de la tête, comme
celle qui allait apparaître trois ans plus tard dans Paris Match, et
l’attention de ma mère en particulier, ma mère qui brillait, ma mère une
reine, ma mère en commerce avec le Saint-Esprit – lequel était peut-être
bien mon père géniteur, et moi la bâtarde dans la famille –, en écrivant
des poèmes. Il avait suffi de remplacer les grimaces par des poèmes. Je
suis passée d’un genre littéraire à un autre sans aucun problème. Ce n’est
pas aussi éloigné qu’on le pense. Il y a une torsion très personnelle de
soi-même en vue de se singulariser, l’une extérieure, l’autre intérieure,
dans les deux cas. Donc c’est comme ça, en froissant les mots, en les
tordant, en les mordant, en les griffant, que je suis arrivée à intéresser ma
mère à nouveau. J’avais 13 ans, je refusais la fatalité des menstrues, me
moquais des garçons, mais pas des poètes. Sans tenir ma mère au courant,
en grand secret, tout était dans l’audace, l’indépendance, et surtout pas
dans l’osmose avec ma mère, j’allais à la Poste de la ville envoyer mes
poèmes aux poètes qui me répondaient par des lettres aux belles graphies
sur des enveloppes où mon prénom et mon nom étaient visiblement tracés
à la plume en or, à l’encre bleue ou noire, et qui arrivaient pour moi à la
maison.
Parfois, ça commençait bien : « Mademoiselle, vous n’êtes pas folle du
tout. » Parfois, on me reléguait au féminin : « Charmante jeune poétesse.
» Parfois, déjà, on m’imaginait transgenre : « Ma chère jeune Poète. » Un
jour, au retour du lycée, il y avait eu un télégramme. Son bleu particulier.
Son aura. Un trésor. Les poètes, je les collectionnais. J’ai collectionné les
poètes des années cinquante en même temps que les papillons. Les uns
comme les autres, plus personne aujourd’hui ne les connaît.
Et c’est alors que j’ai retrouvé mon grigou de Grieg, sa mauvaise tête
déjà barrée d’une cicatrice verticale de 12 centimètres de long sur le front,
et que nous avions quitté la plaine pour nous installer en montagne avec
un troupeau de brebis. Depuis, inlassablement, je me suis divisée comme
une touffe d’iris, ou me suis multipliée, devenant ce que je voyais et qui à
foison m’entourait. De moins en moins sûre de qui j’étais.
Et avec mon corps, où est-ce que j’en étais ? Malgré mes sorties, une
certaine agilité retrouvée, il continuait de pencher, de tomber, d’aller vers
la ruine, tout bourré de nature qu’il était. Alors, pour commencer avec ma
vieillesse, j’ai inauguré un carnet où je notais tout.
Ses cheveux gris, c’était moi qui les lui lavais sous la douche. Les lui
coupais. Il disait chaque fois : j’en ai de moins en moins. Je lui répondais
: non, non, pas du tout, en les séchant, les froissant de mes doigts pour
qu’ils gonflent et bouclent comme avant. Encore plus beaux d’être
argentés. Va te regarder. Tu es magnifique. On dirait Chateaubriand.
Mon empressement envers les fleurs des bouquets que j’allais cueillir
exprès pour les voir faner. J’étais devenue très attentive à la façon dont
leurs gracieuses présences aux longs cous – visages d’une fraîcheur
explosive, sexes masculin et féminin à la fois, pistil, étamines, pollen,
nectar, pétales, sépales, chevelures jaune soufré, bleu violacé, orangé
roux, longs bras, tiges, écharpes, feuillages tellement intuitifs – se
métamorphosaient en l’espace de trois jours.
À présent, un bouquet de fleurs restait dix jours sur la table pour que je
puisse me pencher de très près sur la désagrégation de leur beauté,
observer leurs cous qui se tassaient, leurs bajoues qui pendaient, leurs
épaules qui s’affaissaient, leurs dos bossus, leurs vieilles fesses en ruine,
leurs nichons qui tombaient – je cite –, leurs aberrations formelles, et
l’effort désespéré qu’elles mettaient à vivre encore. À tenir encore, tous
leurs sortilèges éventés. C’était pitoyable. L’eau croupissante. La table
jonchée de débris. Et quand elles avaient accepté la défaite, qu’elles
étaient devenues des momies presque atroces à mater, j’allais les déposer
sur le compost telle une criminelle ses cadavres, et je m’obligeais à les
contempler encore, couchées semblables à des doubles de moi-même,
toutes dans le même sens, les têtes d’un côté, les pieds de l’autre – à la
façon dont Suzanne Lilar contemplait le ventre d’un chien noyé sous
l’eau d’une mare dans Journal d’une analogiste. Encore qu’ici, dans mon
cas, c’était quasiment du totémisme, tellement leurs intériorités et mon
intériorité, leurs corps et mon corps n’étaient pas distincts.
Yes, elle, enchantée, passait ses pattes sur ses oreilles, grognait de joie,
se roulait dans l’herbe. Elle adorait qu’on s’aime tendrement.
32
Soudain, ce que je redoutais est arrivé. Le réel est tout ce qui arrive. Je
m’étais réveillée avant tout le monde, il faisait encore noir. Bientôt
l’aube, pas encore l’aurore. Grieg dormait profondément. Yes faisait
semblant. Trop tôt pour me suivre. Je me suis levée sans bruit avec l’idée
d’aller voir Litanie dans sa cahute là-bas. La prairie s’étendait sous une
fine couche de givre. Le jour allait se lever. J’ai marché vite. J’ouvrais de
grandes traces sombres dans les herbes d’un gris lunaire quand une
clameur a traversé le ciel. J’ai reconnu le pic noir à son cri saccadé dont
je ne savais jamais si c’était un rire aux éclats ou une convocation
immédiate. En vérité, si, je savais que le pic noir était en train de mesurer
l’espace de son vol ondulé, qu’il en prenait possession et que son cri était
de la pure exultation territoriale, mais il me faisait toujours sursauter à
m’y impliquer comme ça.
De loin, j’ai aperçu Litanie devant sa cahute, couchée sur ses pattes
repliées. Elle dormait. Quand je me suis approchée, sa grosse tête
reposait de tout son long cou sur les herbes blanchies de gel. Je me suis
entendue lui dire : Je crois que tu es morte. Ses yeux bombés où le ciel se
reflétait encore hier, ouverts et voilés. Ses oreilles, où le grésil
s’engouffrait, profondément enroulées sur leur épais silence. Elle, pas
gelée encore. Pas même froide. À peine saupoudrée de cristaux. Plus
aucun bruit. À l’aube, la prairie gisait dans un calme absolu. Est-ce
qu’elle savait ? Je pense que oui, ça se sait, ça se dit, mais que c’est perçu
comme rien de définitif.
Litanie, elle, savait depuis longtemps qu’elle allait mourir. Au courant
plus que moi. Elle avait passé son chemin et me l’ouvrait en même
temps, comment ne pas pleurer, comment ne pas pleurer. Je me suis
serrée contre son cou. Je m’enveloppais dans la pelisse profonde de son
parfum d’ânesse qui flottait encore. Je répétais comment ne pas pleurer,
sans arriver à pleurer. Elle était mon maître. Elle me dépassait en tout. À
commencer par sa manière de brouter les herbes dans le sens du pré, de la
nature des choses, du souffle du vent. Toujours un pas en avance sur moi
qui la suivais, alourdie de ce défaut mystérieux qui m’avait donné la
parole. La parole pas contre rien. La parole en échange de la possession
directe du monde, ce qui m’avait laissée dans la hantise d’être sans cesse
sur le point de le perdre, le monde ; avec le désir de faire réapparaître
dans mes pages ce réel qui apparaissait de seconde en seconde, qui
disparaissait de seconde en seconde ; et parfois j’avais cru l’avoir saisi,
mais en définitive, oui, non, peu importe, c’était moins bien que sa
possession directe. Moins bien que la vie. Décidément, Litanie et moi,
nous faisions aussi la paire. Quand je passais ma main sur son pelage,
dos, flancs, mufle, nous nous augmentions l’une de l’autre. Elle et moi,
c’était du chinois, cette langue où seule la simultanéité des termes permet
de s’approcher de la réalité. Le même mot pouvant signifier le soleil, la
lune, une roue, une poulie. Ou bien un dard, un sexe tendu, un arbre, une
colonne. Ou bien, me disais-je, une prairie, un livre, une ânesse, une
femme.
Le soleil s’est levé faisant fondre le givre. Le pré a pris des reflets
couleur vert amande. Puis rose. D’un rose venu du cosmos, un rose
extraterrestre, tandis que l’odeur noire du crottin, répandue autour de
nous, respirait, vivante encore. Je me sentais bien contre le pelage de
Litanie.
Nous ne perdons rien pour attendre, a dit Grieg quand je suis rentrée à
la maison. Ce qui nous pend au nez est d’une infinie tristesse. Il avait des
cernes rouges sous les yeux. Il a ajouté : Il faut qu’on creuse notre tombe
à l’avance. Ici.
Par l’Édit de Nantes, 1712, Louis XIV avait favorisé la dispersion des
anabaptistes. Pas vraiment un ghetto, ni une civilisation fermée, mais un
groupe en marge à l’écart des villages. Ils enterraient leurs morts dans
leur propriété. Et ça, Grieg, il l’avait retenu.
Pour info, Betty Boop est née des doigts de Grim Natwick, le 6 août
1635. « J’ai juste dessiné un petit chien à qui j’ai rajouté des jambes de
femme, et ce qui est devenu par la suite des boucles d’oreilles n’étaient
d’abord que de longues oreilles. »
Donc, la rhapsodie hongroise, et soudain, dans la cuisine des
BoisBannis, une voix s’est élevée, lançant de grandes vocalises. Ooh-
oohooh-ooh-ooh ! Ooh-ooh-ooh-ooh-ooh !
C’était Yes.
Pour Grieg, mon gredin, mon insurgé du 16 mars, mon insoumis, mon
asocial carrément, mon punk sans le savoir, mon expédié dans un
bataillon disciplinaire pendant la guerre d’Algérie, mon réfractaire à tout
pouvoir, mon insubordonné de naissance, pour lui, Grieg, plonger dans la
littérature, logé, nourri, plus ou moins bien nourri, c’était le rêve, trop
heureux de pouvoir se tourner vers les écrivains déjà morts, des écrivains
sans tiret les sous-divisant, les seuls qu’il pouvait relire sept fois,
affirmait-il, et ne plus rien entendre d’autre que leurs voix à ses oreilles,
venues de l’illimité et retournées à l’illimité comme les vents qui tournent
autour de la Terre avec le Hasard et la Peste. Ne pas oublier la Peste.
Relire Lucrèce. Elle finit toujours par surgir. Elle fait partie du roman.
Un jour, Yes s’en est encore une fois prise à un couple de randonneurs
qui passaient. Je racontais ça à Grieg. Elle les a suivis, comme elle aime
faire, en les injuriant, la gueule sur leurs talons. Tu sais bien comment
elle peut être mal élevée. Elle faisait semblant de ne pas m’entendre la
rappeler. Elle regardait ailleurs pour voir à qui je m’adressais. C’est là
que j’ai fait une erreur.
— Tu l’as laissée filer, a dit Grieg.
— Seulement, cette fois, elle a pourchassé ces gens qui avaient des
bâtons de marche, des lunettes noires, une casquette et des vacances,
tellement loin que je ne l’ai plus entendue aboyer ses injures. Je me suis
inquiétée. J’ai couru de toutes mes forces, en direction du parcours de
santé. Vide. Radicalement déserté par le sens. Sauf une voiture qui
stationnait. La femme était déjà assise à l’avant de leur Yaris électrique,
et le type était encore dehors, tenant le coffre ouvert d’une main, et de
l’autre, sans doute, il devait menacer Yes terrorisée. J’ai hurlé.
— Et alors ?
— Alors, Yes a sauté dehors. Le type, je l’ai senti, était menaçant. Il
faut croire que je fais un peu peur et qu’il s’est dit cette vieille est capable
de me sauter dessus et de me mordre plus que son chien.
— Ne te fais pas tout le temps mousser, a dit Grieg.
— Et le type a commencé à battre en retraite sans me tourner le dos. Il
reculait lentement. À la portière, avec la plus grande mauvaise foi, à
moitié assis, il m’a accusée, disant qu’on doit tenir son chien en laisse,
qu’il y a des panneaux partout dans ce putain de parcours de santé déserté
par le sens et qu’il allait livrer cette salope de chienne aux Brigades
Vertes. Et que je lui donne mon nom, qu’il allait déposer une plainte. Et
la femme, un peu en retrait, à la place du passager, tendait le cou vers
moi, et pleurait à tout petits sanglots brisés. Et ils ont démarré.
N’empêche je les ai trouvés bizarres, le regard torve. Un très vilain
couple. Pervers, je ne dirais pas. Mais se faisant chier dans la vie. Sans
enfant. En mal d’enfant.
Yes, elle, avait déjà fait demi-tour et je la voyais filer sur la piste
direction la maison, comme pour se faire oublier.
C’est qu’elle faisait vraiment très envie, Yes, genre petite chienne à
kidnapper, pas gracieuse, mais une bombe à sa manière, explosive,
antipatriarcale, un caractère. Le mec, il avait deviné ça, et le plaisir qu’il
aurait pris à la mater. À la dresser. À la voiler. À lui faire oublier ses
lectures, sa noble Donna Haraway et ses livres où les espèces se
rencontrent. À dresser un mur entre elle et lui. À se faire obéir. À la
corriger. À la casser, comme il avait déjà cassé sa femme, ça se voyait.
C’est plus fort qu’eux, dénigrer les filles qui ont du caractère. Pas tous.
Mais ça arrive aux meilleurs d’être atteints d’idéologie viriliste. Je me
suis souvenue que Plantu, l’adorable Plantu, le génial Plantu, le soir de
ses adieux en direct à la télévision quand nous y suivions encore, Grieg et
moi, l’effondrement du monde, avait traité Greta Thunberg d’hystérique,
parce qu’elle s’était mise en colère contre la lâcheté de nos dirigeants.
Tout le monde avait ri.
Je proteste ici.
J’avais noté comme une maxime : L’écriture peut naître d’une révolte,
devenir un engagement, être une protestation.
C’est alors que je m’étais dit, n’oublie pas : ou bien on se bat, ou bien
on se couche. Comment se bat un écri-vain ? Et une écri-vaine, comment
elle se bat, puisqu’on fait la différence ? Ses armes sont-elles différentes
de celles d’un écri-vain ? Je veux dire ses livres ?
34
Cet hiver-là, celui qui avait suivi l’arrivée de Yes, j’ai dressé des listes,
imprimé des images. Mon bureau était entièrement recouvert d’espèces
nouvelles, et je me souviens du jour où j’ai parlé à Grieg du singe
Skywalker, découvert en Birmanie. Et du tapanuli, un nouvel
orangoutang. Crois-moi. On l’a déniché dans les forêts birmanes de l’État
du Kachin. Il est coiffé d’une banane qui lui donne l’air d’Elvis Presley.
On le localise facilement, quand il pleut, tu sais pourquoi, il reste assis, la
tête entre les jambes, à renifler l’eau qui lui dégouline du nez, et ça
s’entend de loin. Et encore on a découvert un requin nain. Une tortue des
sables. Des limaces de mer multicolores comme des arcs-en-ciel. Une
nouvelle espèce de vipère à cornes, baptisée Matilda. Un tigre qui tue en
projetant des couleurs splendides. Une bête en fleurs.
On dirait que c’est encore la création du monde, a dit Grieg, me
narguant.
J’ai continué, un ton plus bas, en lui disant que je savais bien que
espèces découvertes ne veut pas dire espèces naissantes sous nos yeux.
Ça veut seulement dire non encore inventoriées. Je le reconnais, c’est
moins bien. Par exemple, on a repéré pour la première fois le Myotis
zenatius, une petite chauve-souris qui vit seule dans quelques grottes des
montagnes du Maroc et de l’Algérie, extrêmement rare et vulnérable. Ou
le Myotis crypticus qui vit incognito dans les forêts italiennes, françaises,
suisses, espagnoles. Espèce rare aussi et vulnérable. Il est possible, je le
reconnais, qu’elles méritent toutes les deux d’être déjà mises sur la liste
des espèces en danger d’extinction.
Aussitôt découvertes, aussitôt menacées, a répondu Grieg, tu ne
m’étonnes pas, Sophie, et il s’est levé pour aller chercher la bouteille
d’eau-de-vie de framboise et les deux petites coupes sur pied en pâte de
verre, et la lumière y chatoyait de manière incompréhensible, comme si
ce verre renfermait une mystérieuse substance, en effet, de l’oxyde
d’uranium, si bien que ces coupes nous enseignaient par là une sorte de
connaissance ultraviolette, ultramoderne, celle des confins de la vision.
C’était des coupes faites pour l’expérience d’un monde hanté par les
morts. Les siècles sont bordés de morts, a continué Grieg. De forêts
disparues. De civilisations éteintes. Il subsiste des cendres comme des
souvenirs. Et en grondant encore ; Même Epicure est mort, puis le
répétant trois fois en latin, Ipse Epicurus obit Ipse Epicurus obit Ipse
Epicurus obit, en ajoutant quel merdier, putain, Grieg a levé un toast à
tous nos disparus.
J’ai répondu : Il ne nous reste plus qu’à voir le monde tel qu’il est,
troué, rétréci, sali, mais avec encore des merveilles, je t’assure Grieg, il
reste des merveilles entre ses mailles rongées, son ouvrage défait. « Enjoy
deeply the very little things », ajouta La Fontaine que j’avais laissé traîner
sur notre lit au sommier garni de mauvaises nouvelles.
36
Quand j’étais la seule à être déjà éveillée, levée, la maison était plus
grande. Je l’occupais en entier. Je devenais la maison. Je la remplissais.
Ma tête touchait le toit, mes yeux étaient les fenêtres, mes oreilles étaient
les murs. J’écoutais autrement. À l’affût des autres voix. J’entendais
toutes les voix que je n’entendais pas quand les autres étaient éveillés. Et
je percevais mieux la rudesse des choses, la saleté souveraine des petites
choses élémentaires, débris, cendres, allumettes. Et je me réjouissais
d’avoir à allumer la journée, de la lancer comme cheval au galop. Et de
me dire : on ne se soumet pas.
Tous les matins, vers quatre heures l’été, vers sept heures l’hiver,
quand l’impatience d’aller retrouver les mots me réveillait, l’air autour de
la maison commençait à résonner du sifflet des oiseaux. J’avais un jour
expliqué à un collégien sensible à la disparition des oiseaux et qui
n’admettait pas qu’on lui fasse déchiffrer Lancelot du Lac de Chrétien de
Troyes, ce qui l’embarrassait de mots oubliés qui ne lui serviraient à rien,
je lui avais expliqué que les mots et les oiseaux, ou plus exactement le
phrasé de nos mots et celui de leurs chants, étaient sans doute liés,
invisiblement liés comme deux vases communicants abreuvés à la même
nappe phréatique, issus du même fleuve Diversité, et soumis les uns et les
autres à la même pression atmosphérique. Beaucoup d’espèces de mots,
grande variété d’oiseaux.
Les mots, les oiseaux, ensemble liés, fragiles, abîmés, décimés par
nous, ça, je le ressentais très fort. Quand est-ce que tout avait commencé
? Sans doute bien avant qu’on s’en aperçoive. À quel moment tout
s’était-il mis à foirer, visiblement ? Qu’est-ce qui s’était joué dans notre
dos dont on avait ignoré les signaux lugubres ?
36
Il fallait voir Grieg. Sans aucun égard pour cette soirée, il ne s’était pas
rasé, et ça depuis cinq jours, et dans sa bouche, depuis peu, manquait une
dent. On n’arrêtait pas de tout perdre, lui et moi, mais Grieg, je ne sais
pas comment il faisait, il réussissait à accumuler la perte, à l’étaler
comme une richesse. Ce n’était pas du mépris pour les autres, cette
bouche où manquait une dent, pas plus à mon avis que la bouche de
Sollers où manquait également une dent n’était du mépris pour les autres
dans cette vidéo où je l’avais regardé parler de l’Agent secret. J’y avais
vu plutôt un mépris affiché du vieillissement, pas question de cacher sa
décrépitude, de restaurer la ruine. Peut-être était-ce sa gloire à lui,
Sollers, de vieillir. Son secret. Le temps est le secret de l’être, non ? Il
était un peu terrible à voir, mais qu’est-ce qu’il était classe. C’est quoi
être classe ? Ne devoir rien à personne. Aurait-on vu un vieux taoïste, la
bouche refaite, les cheveux teints ?
Je n’étais pas un vieux taoïste. Mais Grieg, lui, était comme ça.
Souverain. Délabré. Insolent.
C’est alors que Grieg s’est souvenu des quelques bouteilles de poiré
qui nous restaient. Il en a ouvert une, explosive. Et nous avons trinqué.
Les jours qui ont suivi, j’ai constaté qu’on avait franchi un seuil,
changé d’année, on n’était plus dans l’année précédente, on était plus
loin, l’air semblait un peu plus déglingué que tout à l’heure. Rien de plus
naturel. Mais quand même, moi, ça m’inquiétait. Où allions-nous ?
N’oublie pas le concert, dans E la nave va, de Fellini, me dira plus tard
mon éditrice, tous les verres de cristal qui chantent sur la table, les
cuisinières et les cuisiniers autour, le chef d’orchestre, et les sons
innocents et le bord limpide des larmes, dans le moment musical n o 3, en
Fa mineur, de Franz Schubert.
Mais surpassant Mozart, aux oreilles de Yes, il y avait les aboiements
de Seamus le chien dans Meddle, ou bien de Miss Nobs la chienne dans
Live at Pompéi, des Pink Floyd, tous les deux accompagnés d’un simple
harmonica. J’avais remarqué, un jour par hasard, que ces deux blues,
quand je les passais, la rendaient folle et que Yes ululait en rythme avec
la chienne qui vocalisait.
Donc, malgré les sonorités d’un harmonica qui avaient filtré le temps
où la porte s’était ouverte, Yes était restée muette, collée à moi, son cœur
battant, le mien aussi. Une fois la voiture disparue, de soulagement j’ai
sorti une pomme de ma poche, je me revois croquer dedans, mâcher
longuement, régurgiter une bouchée pour la refiler à Yes, offerte dans le
plat de ma main, puis une seconde, direct dans sa bouche ouverte, de
gueule à gueule. Elle et moi. Toutes les deux réunies par hasard sur
Terre. Le croisement de deux lignes de vie entre des milliards.
Puis une nuit, on devait être en février, j’ai entendu le vent gronder à
travers les moraines, autrement que d’ordinaire, j’ai pensé que c’était
leurs dents de dragon, semées il y avait des millénaires par Cadmos – les
mythes nous poursuivent –, dents qui avaient regermé pour se
transformer cette fois en soldats du futur. J’avais lu ça, dans Le Monde en
ligne, la veille. La ministre des Armées en parlait comme allant de soi.
On allait demander à des jeunes gens et à des jeunes filles, en intervenant
sur leur cerveau, d’accepter de sacrifier leur singularité d’humain pour se
transformer en soldats invincibles, chimiquement augmentés, ne
connaissant ni la peur ni la fatigue, en soldats qui n’auraient aucun
compte à rendre, affranchis qu’ils seraient de leur conscience morale face
à l’ennemi. Un ennemi, précisait-on, lui-même déjà augmenté, délié de
toute éthique. Comment faire autrement ?
J’avais cru que j’allais me rendormir, mais la nuit aidant, son angoisse
rôdant, ça tenait du train fantôme, j’ai senti dans le noir l’emprise de
l’espèce humaine se resserrer autour de moi, tel un organisme parmi les
autres organismes de la planète, rien de presque divin, rien
d’exceptionnel non plus, juste une moisissure régie par le puissant
système naturel qui régissait tout. Je me suis retrouvée orpheline, mais de
qui ? mais de quoi ?
Les oiseaux construisent l’espace avec des quarts de ton, des sixièmes
de ton, ils chantent rapidement en inventant des notes entre les notes, un
peu comme si j’écrivais avec des lettres logées dans les intervalles de
l’alphabet, le sens de la vie caché-là quelque part entre. Le sens de la vie,
on ne peut le demander qu’aux oiseaux. Rien n’est plus clair que leur
chant. Pourquoi s’expriment-ils le matin au lever du jour et le soir à son
coucher de façon si différente du reste de la journée ? Ce n’est pas pour
définir leur territoire, non, ni pour alerter les autres, ni pour discuter, c’est
pour tout autre chose qui n’a rien à voir. Est-ce qu’ils exulteraient ? Estce
que les oiseaux exulteraient d’être ?
Les notes de musique sont des couleurs. Les anges de Giotto ont des
ailes d’oiseaux.
Quand je pensais aux êtres humains que j’avais un peu oubliés, à force,
je savais parfaitement que j’étais illogique. Une fois ils étaient pour moi
des frères, pauvres de nous, abandonnés, affamés, troués, brûlés, torturés,
jetés par les fenêtres, exécutés, pendus, découpés à la scie et en musique.
Une autre fois, ils étaient des pervers, des pillards, des spoliateurs, des
tueurs, des mercenaires en treillis, des viandards, et j’aurais voulu les
anéantir comme Ulysse les prétendants. Tous, Ulysse les avait tués tous.
Ce tous est incroyable. Tués tous, assisté d’une hirondelle. D’une
minuscule hirondelle. Et si on était au courant de la réalité du monde et
de ses mythes, on savait que cette hirondelle, dont le vol a la forme d’un
arc tendu, est Athéna elle-même. Une puissance. Un arc fait dans le bois
d’un arbre peut manifester une puissance. Les choses sont elles aussi
habitées de puissances quand elles ont été taillées dans la colère d’un
arbre. C’était d’ailleurs toute la réalité qui était en colère. Une immense
colère couvait contre notre espèce, ce que Grieg, qui avait toujours tout
lu, nommait la pensée analogique.
J’ai fini par me dire, je vais aller voir. Attendons la fin de l’après-midi.
On y est. Je mets mes Buffalo. Je noue leurs lacets. Mon genou crie. Je
lui dis : Ferme-la. Et maintenant, la parka de Grieg, matelassée, chaude,
protectrice. Ses poches sont bourrées de débris de tabac. Toi, Yes, non, tu
ne viens pas. Ce sera sans toi, aujourd’hui. Tu attends. Sans mon
téléphone également. Ça c’est du pur défi. Mais mon bâton de marche,
oui, et ma Thermos, et un carnet. Je sors par-derrière, par la petite porte.
Dehors, le calme. Je longe la maison. Je suis la piste pour aller jusqu’au
cimetière des anabaptistes. Attention. Attention à chacun de mes pas, à
chacun de mes gestes, je suis seule, surtout ne pas trébucher, ne pas
glisser, ce n’est pas le moment. L’herbe étouffe mes pas. L’herbe est avec
moi.
Je me suis assise entre mes deux géants. Comme dans une faille. Une
faille de quoi ? demandera Grieg au retour. Il adorait tout ce qui sentait la
pulsion de mort, pour en ricaner. — Une faille de granit datant du
quaternaire, rien d’autre.
Les jours suivants, je suis partie aussitôt le repas de midi servi à mes
deux pensionnaires. Ce qui avait alarmé Yes. Je lui annonçais maintenant
Tu attends. Je ne sais pas pourquoi ça l’alarmait autant que je parte. Elle
se mettait à trembler, prête à faire ooh-ooh-ooh, secouant ses oreilles. Je
la calmais. Je lui disais, Je vais voir ça de près. Attends, je reviens. Je me
préparais. Je lui redisais : Attends. Tu es une petite chienne domestiquée,
c’est ton rôle de garder la maison. Moi, je suis une femme un peu
ensauvagée. On se complète. Puis je sortais par-derrière, longeais les
moraines en oblique et rentrais dans la forêt. Jamais je ne prenais la piste
carrossable. Je préférais prendre une piste qui passait par en haut d’où je
voyais la maison, d’où je voyais Yes qui attendait sur le seuil, me suivant
des yeux.
À notre arrivée, la place était encore une clairière pour bûcherons, aux
ornières creusées par les pneus de tracteurs, bourrées de boue, hantée de
tronc abattus, une des rares haltes horizontales dans cette montagne aux
pentes impressionnantes. Mais, depuis l’été précédent, on y avait installé
des tables et des bancs en rondins de bois. Les ornières avaient disparu, le
sol s’était recouvert d’aiguilles de pin. Un panneau sur les bienfaits de la
promenade avait fait son apparition. Parfois, quelqu’un y avait rassemblé
des pierres, y avait fait un feu dont il restait des bûches noircies. J’y allais
pour voir un peu de monde. Mais j’y allais incognito. J’avais ma place.
Entre les deux rochers en surplomb. En semaine, personne ne passait. Le
dimanche, c’était le défilé. Des cyclistes, les yeux à l’abri de solaires
panoramiques et chatoyantes, irisées bleu ou vert, ou rouge, ou des
citadines en jogging vert menthe ou mauve, dont la voiture était garée au
petit parking plus bas. Un vieux couple qui s’aidait à marcher. Des jeunes
mères avec une poussette. Des gens tout à fait normaux qui ne sortaient
que quand il faisait beau.
Mais voilà, il ne faisait pas beau et ce n’était pas l’été. J’étais assise à
ma place. Et j’attendais.
Dès que je prenais mon bâton, mon sac à dos, je savais déjà qu’ils
n’attendaient que ça pour y passer l’après-midi tous les deux, vautrés,
complices, tantôt en compagnie de Ramuz, simili cuir blanc, toute une
flopée. Tantôt de Chateaubriand, Les Mémoires d’outre-tombe, cuir bleu
nuit, une Pléiade. Ou de Thomas Bernhard, beaucoup de poches
dépareillés, jaunis, complètement fichus, mais sans échec, il n’y a pas de
roman. Le trio Bernhard, Grieg et Yes a duré longtemps. Je laissais avec
plaisir les deux vieux râleurs en compagnie de Yes leur gardienne qui
n’avait pas l’air d’en souffrir, au contraire, très à l’aise avec ses deux
moutons, l’un noir de méchanceté, bégayant de rage ; l’autre noir
d’angoisse, chantonnant pour éloigner la peur.
Puis le dessous de la table s’est changé en terrier. Kafka avec eux, dans
le terrier avec eux, hommes et bêtes vivant en communauté, préparant
leur tribunal.
Grieg et Yes étaient de grands lecteurs. Ils étaient aussi manchots tous
les deux, ne sachant pas même cuire du riz si je rentrais trop tard. Yes, ça
se comprenait, mais Grieg ! Ils avaient décidé de me cantonner à la
préparation des repas et ne levaient pas le petit doigt même si j’avais du
retard. Ils attendaient mon retour à 22 heures pile. Et si j’arrivais à 23
heures, ils n’avaient pas bougé davantage, tout affamés qu’ils étaient.
Cependant, une fois rassasiés, ils m’aidaient à la vaisselle. Il y en a une
qui la commençait par terre, en léchant les assiettes, très heureuse, et
l’autre qui après avoir annoncé je la ferai demain matin, on ne voit plus
rien, la finissait à l’évier en râlant. L’un, je sais lequel, un jour, odieux,
montrant les dents. Le même, le lendemain, charmant, chantant mes
louanges, celles de La Pourvoyeuse, dont j’avais une carte postale du
Louvre, épinglée au-dessus du gaz et des casseroles.
46
Donc entre mes deux géants, entourée par la forêt, feuillus et pins
sylvestres, et par le chaos immobile des rochers qui affleuraient partout,
j’attendais.
Notes : Ici, il faut que je parle de l’apparition d’un cerf. Parfois, les
cerfs se montrent à nous, nous offrent leur apparition. On en tremble.
Une moto a surgi, puis une autre. Sur la première, une fille, on voyait
ses cheveux débordant du casque ; sur l’autre peut-être un mec, une
silhouette plus costaude.
À la hauteur du cimetière, la fille a mis pied à terre, s’est avancée à
toute vitesse vers le mec encore en selle, a giflé son casque d’un coup de
chaîne de moto, et encore et encore, le mec n’a pas attendu la suite, il a
fait demi-tour, poum poum poum, a disparu. La fille a enlevé son casque,
a secoué ses cheveux noirs, mi-longs et noirs, deux ailes de corneille, et
d’un coup elle m’a vue. Elle m’a lancé : Il faut toujours avoir une chaîne
de moto avec toi. Tu peux très bien mettre une gifle avec une chaîne de
moto. Et tu te fais pas pruner si on t’arrête et qu’on te trouve avec une
chaîne accrochée au guidon.
Elle était vivante, supervivante, cette fille, engoncée dans son armure,
culottée de cuir noir, son casque à la main.
J’ai admiré sa moto, noire elle aussi.
— Tous les caches latéraux ont dégagé. Pas d’enjoliveurs. Seulement
la mécanique et le châssis. Faut être radical. — Et c’est quoi ? — C’est
beaucoup mieux que quelque chose. C’est plus rien. Une Suzuk’ DR 755.
Ce qu’il en reste mais qui fait encore poum poum poum, tandis que la GS
755, pas. Mais tu peux te faire une rats’ bike à partir de n’importe quelle
machine. C’est une moto d’assemblage, un peu de Suzuk’, un peu de
Tenere, un peu de Transalp, un peu n’importe quoi. Pour l’assemblage y
a pas de limites, on peut tout assembler, mais il faut le faire dans les
règles, pour la sécurité. Un bon réservoir, une bonne selle. Ensuite on lui
met une tête de fouine à l’avant, ou un bois de cerf comme une corne de
rhinocéros. Moi, rien. Quand la moto est sale, on la repeint directement à
la bombe, sur la crasse et la rouille. En noir mat. Je ne sais pas pourquoi,
si, je le sais très bien, j’ai eu envie de rouler en survival-rat’s-bike. C’est
la dèche. Plus de logo ! T’as vu, aucun logo. Le logo Suzuk’, plus là. On
est dépouillé. Dépouillé au maximum. C’est le look post-nucléaire. C’est
la dèche plus la liberté et le danger. C’est sexy. On a la sensation de faire
corps avec les éléments, on fait corps avec un corps immense. C’est très
sexy, la moto. Et c’est un bras d’honneur. On est à part. On n’est pas là
pour se faire embêter. Non, non, on n’est pas des Survivors. On est des
libres. On s’en fout de tout et du futur aussi. Une rando en voiture, y a
pas ça, la liberté. En moto on est libres. On peut prendre les chemins
interdits.
Juste avant de repartir, déjà en selle, elle a plongé sa main dans son
blouson, et une petite tête de chat triangulaire, toute blanche, en est sortie
pour prendre l’air. Elle m’a encore crié : Rouler, faire corps, la liberté, la
vitesse, le danger, c’est sexy ! Je lui ai encore crié : Tu t’appelles
comment ? — Adrienne ! Je suis carreleuse dans la vie ! Je pose des
carreaux. L’autre, c’était mon DR !
Il faisait nuit. J’avais oublié mon bâton de marche. Il m’a fallu une
heure pour rentrer, la moitié à quatre pattes, rochers, fougères, vraiment
je rentrais à quatre pattes, ce qui est possible et prudent. Il était minuit
largement passé. Quand je suis arrivée à la maison, tout le monde
dormait, la maison, les livres, Grieg, Yes aussi. Je n’ai même pas allumé,
je connaissais le loft comme une somnambule, je me suis traînée jusqu’au
lit, les yeux ouverts dans le noir, et sans me déshabiller je me suis laissée
tomber, je crois que c’était sur Grieg. Non c’était sur Yes. Me suis tout de
suite endormie, la tête de Yes à côté de la mienne, mon bras droit étendu
jusqu’à toucher le crâne de Grieg. À dormir ensemble, à faire corps,
Grieg, Yes et moi, nous ressentions le monde de la même façon. Une
tanière ça unit les humains et les bêtes.
Une semaine plus tard, le soir, il s’est remis à neiger, et cette fois ça ne
voulait plus s’arrêter. Il neigeait au printemps. L’hiver, il faisait doux.
C’était le printemps, il a donc neigé énormément. Grieg pour une fois
s’était couché tôt, comme assommé. Moi je ne pouvais pas dormir. Je
regardais la neige monter devant la porte, me disant que la grande pelle à
neige était restée dans un appentis qui servait de garage à 55 mètres de la
maison. Et il continuait de neiger à la porte. Tout le monde dormait. La
maison dormait. Alors, à 5 heures du matin, j’ai d’abord rallumé le feu.
J’ai bu un thé. Ensuite je me suis habillée, bonnet, et chaussettes
transformées en mitaines. J’ai pris la petite pelle de la cuisine pour
ramasser les poussières, je suis sortie sur le seuil, le blanc énorme
m’attendait, et j’ai commencé à me faire un passage, ou plutôt à creuser
une tranchée devant moi, trois coups de pelle, un pas, trois coups de
pelle, un autre pas. Il m’a fallu 1 heure pour atteindre l’appentis. Mais
jamais je n’ai été aussi euphorique, la neige est euphorisante, je riais du
bonheur de survivre et d’avoir à me débrouiller seule dans l’inaccoutumé.
Le jeune type s’appelait Gaétan. Il dessinait des BD. Il était déjà sur le
seuil, quand il nous a dit que dessiner était son travail. Je veux dessiner le
courant de fond. Regarde autour de nous, tout migre. Regarde les arbres,
les rochers. Regarde, eux aussi se taillent, a dit Gaétan, en sortant un
carnet de sa poche. J’ai voulu dessiner ça. J’ai déjà commencé. On est
pris dans un grand mouvement qui nous secoue. Sur le seuil, il a ouvert le
carnet et nous a montré ses dessins. Les rochers étaient de gros dos. Les
souches, des corps de bêtes aux aguets. Les gouttes de pluie, en gros
plans, des planètes. Des silhouettes de nuages cavalaient, d’autres
silhouettes, des gens, cavalaient sous ces nuages. Des maisons aux volets
descendus, des restaurants fermés. Des mendiants, des fantômes. Il avait
dessiné un cheval. J’ai senti que sa solitude était grande, celle du cheval,
et sans doute aussi celle de Gaétan. Pourtant, avec Gaétan, ce qu’il y
avait de bien, c’était qu’on percevait que si les choses allaient mal finir,
ça n’avait aucune importance, on ne fait que passer sur Terre, et la réalité
quand on l’agrandit jusqu’à devenir immense, n’est qu’une sorte de
fiction. J’aimerais bien savoir où se trouve la frontière entre réalité et
fiction. Et entre réalité et non-fiction ? Je ne l’ai pas trouvée.
Tout frigorifié qu’il était, ce garçon n’a pas voulu rester pour la nuit.
Non, je vous remercie. J’aime mieux camper. Il lui fallait la neige
fondue. Le flottement des choses. Oui, j’aime camper, c’est un truc
initiatique. J’ai répondu : Mais c’était dur, non, aujourd’hui, toute cette
neige mouillée. — Oui c’était dur. Sa silhouette frêle de jeune type. Sa
jolie barbe taillée à la façon d’Errol Flynn. Il faisait front.
Il était resté cinq jours, plus haut, dans son campement. Il passait à la
maison le soir et me montrait ses dessins. Il adorait dessiner les arbres
déracinés par le vent, les souches laissées telles quelles depuis plus de
vingt ans, depuis la tempête de 1666, racines en l’air, tourmentées,
audessus d’un rocher, et un soir, j’ai reconnu le pin. Il n’y avait pas deux
pins sylvestres comme le pin au pied duquel j’avais enfoui les cendres de
ma mère Emma avant que le vent ne le déracine et n’emporte les cendres
qui y gisaient. Mais le pin d’Emma se trouvait deux vallées plus loin.
Gaétan n’avait pas pu faire le trajet dans la journée, à pied, impossible, à
moins qu’il n’ait été capable de voler comme Batman, à moins que ce
garçon ne soit en réalité une chauve-souris, à moins que je ne fusse en
train de rêver debout ? Et l’imparfait du subjonctif à la sonorité étrange
me semble tout à fait nécessaire pour exprimer le doute dans lequel je me
trouvais, mon trouble, et j’en ai senti un long frisson me hérisser tout
entière. Mais déjà Gaétan avait tourné la page, et je n’avais rien voulu
demander, rien voulu vérifier, et il m’a montré son dernier dessin de la
journée. Ce matin, il a énormément neigé là-haut, a-t-il dit. La neige en
effet était tombée sur les moraines qui ne ressemblaient plus du tout à des
soldats augmentés, mais à des ombres que la lune revêtait d’habits
fabuleux, des dos, des suites de dos, des mendiants aux guenilles
étincelantes, en route on ne savait vers où.
Gaétan passait chez nous avant de regagner sa tente, juste avant la nuit.
Il ouvrait son carnet. Il me montrait ses dessins. Puis un matin, comme le
dernier cheval de la Terre se lève sans bruit dans le petit jour, il est
reparti.
53
On dort aussi.
Ensuite, il a gelé. Tout était dur. J’ai horreur des sols durs et gelés et
gris comme du macadam. Un matin, j’étais sortie tôt. Tantôt j’étais du
matin, tantôt du soir, mais toujours du dehors. Soudain, j’ai pensé c’est
quoi ? Qui s’active ? Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans l’air ? C’est quoi ce
zézaiement électrique ? Cette obscurité qui m’enveloppe ? J’étais au
centre d’un nuage de particules tournoyantes, élémentaires. J’ai pensé
c’est Lucrèce, c’est le corps de Lucrèce, ça me traverse sans me toucher.
Ensuite j’ai vu ce nuage se poser à quelques mètres de moi dans un
noisetier, une grande chose grouillante, on aurait dit qu’un ours brun
s’incarnait sous mes yeux, un ours dont le pelage aurait été mêlé de
milliers d’éclats de mica minuscules. Le soir venu, l’ours brun s’est
condensé, il a pris la forme de deux mamelles de fourrure dont les pis
s’allongeaient et flop tombaient au sol, et comme il y avait du vent, les
mamelles secouées s’élargissaient, se balançaient, élastiques. Le
lendemain, l’essaim s’était transformé en un bloc dense, immobile, velu,
un roc scintillant d’abeilles. Un essaim de famine.
54
Puis, fin juin, et en fin de journée, Yes et moi nous allions aux
myrtilles. Elles étaient déjà mûres. On se réveille tôt. Avant la chaleur.
On escalade les moraines. Discretos. Arrivées sur le plat où poussent les
myrtilliers, on fourrage toutes les deux. Moi avec le peigne. Yes de toutes
ses dents. Moi, je n’en mange pas même une, je mets tout dans la
timbale. Yes se bâfre. Je veux savoir comment c’est de se bâfrer. Je me
mets à quatre pattes. Ça va très bien. La langue et les dents font le tri
entre les baies et les feuilles. Très vite, les dents détachent les baies une à
une. Le goût bleu-noir d’encre Waterman semble plus prononcé, mangé à
quatre pattes. Plus étrange. Yes se met juste à côté de moi et elle bouffe,
et comment, elle bouffe, elle est heureuse d’y aller, ça se voit, et pendant
vingt minutes, elle y va, à ma gauche, légèrement devant moi, aucun
bruit, et elle bâfre, elle aime bien où je suis parce que ce sont de grosses
myrtilles, elle sait que je vois mieux qu’elle, mais elle ne cueille pas très
bien, elle en laisse, et je passe derrière elle. Au bout d’un moment, Yes
s’arrête et va se poster sur une éminence, un rocher, d’où elle observe
tout, extrêmement concentrée. Parfois elle revient vers moi s’assurer que
tout va bien, et repart se poster. Elle ne dort pas, jamais. C’est réservé au
lit King Size. Dehors, elle observe, comment pourrait-elle dormir, c’est
trop palpitant ici.
Ou bien : Dis-moi où tu es, là, maintenant ? Avec qui ? Avec cet arbre
? Avec ce rouge de crépuscule ? Qu’est-ce que tu es en train de faire avec
ce rouge ? Presque jaloux. Parfois, il m’aurait étranglée pour que je le lui
dise. Que je lui avoue quoi ? Que j’ai un corps protéiforme ?
ciel, très violemment, et le frais de l’air, et les odeurs aussi, celle d’un feu
qui brûle du bois mort. J’ai le cœur qui galope dans la poitrine. Je suis
entièrement menée. Je rampe. Je distingue à dix mètres le brasier qui
rougeoie dans l’indigo de la nuit. Il projette, très agrandies, les ombres
des arbres, des ombres insensées qui pourraient tout emporter. J’entends
le craquement des bûches dans le feu, la frénésie du feu, et l’espace de la
nuit grouiller d’humains. Mais quand je me tasse à terre, j’entends aussi
les os de mes genoux craquer. Je me baisse difficilement. J’écarquille les
yeux pour essayer de voir entre le chaos cassé des frondes des
fougèresaigles ; d’anciennes reines de la Terre ; elles décoloniseraient le
globe en quelques années si on les laissait faire. Des alliées. On
n’imagine pas tout ce qui circule incognito entre leurs tiges hautes
comme des chevaux, et ce qui s’y tapit ! On y est bien caché. De là-
dedans, du cœur des fougèresaigles, j’habitue mon regard au feu qui
tantôt incendie les ténèbres d’un coup, les éclaire, puis les approfondit au
noir le plus noir. Des sacs de couchage barrent le sentier. Des cigarettes
rougeoient dans l’ombre. Ils sont habillés en barbouzes. Accroupis
comme des succubes.
Et puis un jour, il était onze heures du matin, j’étais dans mon bureau
depuis l’aube à essayer de me retrouver entre les 12 incipit, les 5 acmés, et
au lieu d’1 fin, les 3 queues de poisson que j’avais sous les yeux.
Et ces enfants de nos enfants qui n’ont jamais vu un seul Grand Mars
changeant, un seul Paon-de-nuit, un seul Minois dryas aux six pupilles
bleues, comment pourraient-ils s’en souvenir et les regretter ? Et ces
mêmes enfants qui n’ont jamais vu un seul chardonneret, un seul milan
royal, comment pourraient-ils s’en souvenir et se battre pour eux ?
Peu de temps après, Grieg m’a fait une réflexion bizarre : Les choses,
c’est comme si je les avais peu à peu mises dans ma tête, et que je n’en
avais même plus besoin dehors. Je sais exactement quel est le blanc de
cette maison d’anabaptistes tordus, le vert du lac de la Maix, le gris
argenté du lit du torrent. Je n’ai plus besoin de rien. Le soir, Grieg a
redressé un peu ses épaules, s’est planté devant moi, et il a ajouté : Toute
ma vie j’aurais voulu être fort. Un de mes plaisirs jamais atteints, cela
aurait été, comme dans les romans de Hemingway, de pouvoir traverser
une ville, et si on me sautait dessus de pouvoir me défendre. Avec les
poings. J’aurais aimé savoir m’expliquer comme un mec, je n’y suis
jamais arrivé, se défendre c’est pas donné, je me suis toujours senti en
état d’infériorité. Mais j’ai aussi toujours rencontré des types qui m’ont
aidé. Tu te souviens du bûcheron qui à 75 ans est venu un soir me schlitter
sur son dos toute ma provision de bois pour l’hiver ? Le matin, tout était
rangé devant ma porte. Ça c’est l’aristocratie des montagnes. Puis les
épaules de Grieg sont retombées, il s’est assis, il s’est voûté, il a allumé
sa pipe. Nous nous taisions.
C’est quelques jours plus tard que Grieg est tombé malade. Rien de
grave. Aucun signe clinique. Ce qui m’avait tout de même inquiétée. Je
ne t’ai jamais dit que j’allais mourir, a dit Grieg. Ça c’est toi qui
l’inventes pour pouvoir mieux pleurer à l’avance dans le manuscrit que tu
as en route. Reconnais-le.
Puis, je l’avais senti venir, quel malheur, l’un des deux s’est mis à
vieillir, vraiment très vite, sans doute Yes, car un chien vieillit sept fois
plus vite que les humains. C’était bien la première fois que nous
vieillissions avec nos animaux. Et puis, je n’ai pas compris pourquoi, ils
sont devenus très maigres, ensemble, Yes et Grieg, malgré mes repas
faits de trouvailles et de baies fraîches, des rouges, des noires. Ils ne
mangeaient presque plus, ils buvaient seulement. Ils buvaient
longuement, lentement, Yes à sa gamelle en inox, Grieg, à table.
Puis Grieg m’a dit : J’ai du mal à lire. Je ne vois plus très bien. Il
n’arrivait plus à lire, il aurait fallu changer de lunettes, descendre dans la
plaine. Il ne le voulait pas. Ne lisait plus. Il aurait aussi fallu aller voir un
médecin. Grieg ne le voulait pas davantage. La dernière fois qu’il avait
consulté, le toubib était accompagné d’une stagiaire, une adorable interne
pas encore docteur, et en partant Grieg lui avait dit au revoir
Mademoiselle, et il s’était fait moucher : On ne dit plus Mademoiselle,
aujourd’hui. Donc on ne va plus consulter.
Puis, je me suis aperçue que si Grieg n’arrivait plus à lire, c’était tout
simplement parce qu’il avait tordu ses lunettes en tombant de sommeil
sur son livre. Ou bien en s’y débattant, le matin. Je les lui ai donc
détordues. Il se débattait toujours, ce révolté de naissance. Je lui
demandais contre qui. Il ne pouvait pas me répondre. Mais j’avais beau
avoir détordu ses lunettes, il lisait toujours mal. Alors je lui lisais ce que
je trouvais. Des trucs pêchés sur le Net ou dans mes dossiers.
Grieg me racontait aussi des histoires. Un soir il m’a demandé si je
connaissais celle de Gustav Gräser. Si je savais où, en pleine terreur
nazie, s’était caché cet anarchiste aux pieds nus dans des sandales, celui
qui inspirera à Hermann Hesse le personnage de Léo dans Le Voyage en
Orient. Tu sais, ce type venu de Transylvanie, l’air déguenillé,
philosophiquement du côté des Cyniques, un vagabond, longue barbe,
longue robe, mangeant cru ? Un poète dont il ne reste rien. Pas un vers.
C’est la vie qui comptait. Les poèmes qu’il écrivait sur des feuilles
d’herbe, il les distribuait à ceux qu’il croisait. Il n’aimait pas pour rien se
faire appeler Gus Grass, référence, n’est-ce pas, tu l’as deviné, à Leaves
of Grass de Walt Whitman. Ne pas oublier non plus qu’il traduisait
Laotseu.
Alors, Cibiche, où c’est qu’il s’est caché des nazis, ce poète ? Encore
que rien ne soit sûr. Tout est récit et légende qui entoure le Monte Verità,
en aucun cas, la Vérité. J’ai répondu que je ne savais pas.
Et Grieg a commencé en me disant s’être depuis longtemps intéressé
au Monte Verità, une république d’artistes, d’écrivains, de penseurs,
située au-dessus d’Ascona, dans le Tessin, au bord du lac Majeur. Je suis
allée sur le Net. J’ai pris des notes pour mes classeurs. Très peu d’articles
français. C’est resté une aventure germanique sortie des grandes forêts
enchantées de l’Est, de leurs ruisseaux à truites, à mythes, une aventure
qui à la fin du e siècle a fini par s’ancrer en Suisse. C’est dans les années
15 et 25 du siècle, que le Monte Verità est ensuite devenu une sorte d’axe
e
Nous étions sans cesse accompagnés par la réalité et par la fiction qui
l’une l’autre se dévoraient.
65
Puis Grieg n’est plus sorti du lit. Yes, elle, en mauvais état, se traînait.
Elle avait été en chaleurs, deux mois auparavant, et là, elle semblait en
mal d’enfant, ses mamelles bourrées de lait, faisant une grossesse
nerveuse. Et moi j’étais perdue. C’est alors que j’ai commencé à deviner
des visages dans les plissements des arbres. Dès qu’il y avait deux trous,
je voyais des yeux. Une fissure ? Une bouche. Et comme les anabaptistes,
je les priais, on ne peut pas faire autrement, on les implore ces figures
appelées des paréidolies, parce qu’elles sont grandes, sombres, puissantes
dans l’odeur acide de la nuit. Et qu’elles vous regardent. On n’est plus
seul. Des paréidolies, je pourrais en décrire sur des pages et des pages.
J’en ai fait des croquis. Ils s’en montraient partout. Parfois, c’étaient des
crânes aux orbites vides. Le monde vide.
Grieg allait mieux. Tous, nous n’allions pas trop mal. Si bien qu’un
matin, au lit, où nous avions pris l’habitude de traîner tard ensemble,
Grieg a voulu reprendre notre petit jeu de rires noirs :
— Donc, Fifi, tu aurais voulu me faire mourir. Tu aurais pu, tu aurais
pu, ça ne m’aurait rien fait, rien, tu aurais pu me faire disparaître dans ton
livre. Non, ne te lève pas encore. Reste. Reviens te coucher. Dis-moi
seulement comment, quand tout aurait fini de finir, tu m’aurais enterré.
Tu n’y serais pas arrivée. Je le sais d’avance. Jamais tu n’aurais pu
creuser un trou aussi profond que ceux que les amish ont creusés pour un
des leurs qui ne voulait pas se faire enterrer au petit cimetière. Parce que
moi, il faut bien le savoir, je veux être enterré ici.
— Comment j’aurais fait, Grieg chéri ? Oh ! je sais très bien. J’y ai
pensé, mon amour. Quand tout aurait fini de finir, toi qui n’as plus besoin
de la réalité, toi qui as tout dans ta tête, ton monde à toi, je t’aurais
enterré dans une fosse sous tes livres.
— Écoute, Fifi, tu es de plus en plus fou, a dit Grieg.
Et il s’est mis à rire comme un gamin.
À ce moment-là, une sorte de mélodie est entrée par la fenêtre. Elle
avait un goût d’églantine plus prononcé que la veille, plus le goût du
conditionnel, mais celui du conditionnel passé, de féerie à fond. Et j’ai
revu mon foutu Grieg quand parfois il passait dans mon bureau. Il se
tenait debout devant mes livres comme dans une librairie, il avait sa pipe,
son briquet, j’entendais seulement le clic de son briquet pour rallumer sa
pipe, et je sentais le parfum de son tabac, tandis qu’il fouillait les
rayonnages du regard, et hop, il embarquait un livre qu’il ne me rendait
jamais.
— Sous mes livres. Explique-moi ça, a continué Grieg, enchanté.
— Sous des brouettées de livres. Je n’aurai pas eu à creuser, je me
serais servie du trou d’obus, celui qui en 1645 avait épargné la maison en
tombant à côté, creusant une sacrée fosse. Plus de deux mètres de
profondeur. Quand tout aurait fini de finir, je t’aurais lavé, puis
enveloppé d’un drap, puis j’aurais cousu le drap, et ensuite simplement,
mètre par mètre, je t’aurais tiré par les épaules, puis je t’aurais fait glisser
au fond de la fosse doucement. Puis j’aurais charrié tes livres avec la
brouette, il m’aurait fallu une journée, et je t’en aurais recouvert. Les
livres sont un abri. La langue est un pays.
— Tu aurais mieux fait de les garder, il y en a qui auraient pu
t’intéresser. Et ensuite, quelle cérémonie ?
Je n’étais plus allée à un enterrement ni à un mariage depuis cinquante
ans. J’ai répondu : Je ne sais pas. Je ne sais pas qualifier ce que cela
aurait été.
On s’est levés.
Il était midi.
On a dévoré le meilleur repas que j’aie jamais préparé aux BoisBannis,
avec en dessert un grand plat de merises noires. Les dernières, les plus
sucrées. Cueillies la veille. Il n’est pas question que l’amour / vienne à
manquer, ai-je chanté, en mettant une césure, avant la chute d’un demiton
plus bas. Grieg a dit : Qu’est-ce que c’est que ça, d’où tu sors ça ? Alors
je lui ai cherché Dominique A sur YouTube.
Je me suis assise à ma table, Yes à mes pieds, pas un de mes gestes lui
échappant. La nuit était tombée et la fenêtre ouverte. J’ai allumé
l’ordinateur, seulement lui dans l’obscurité, et j’ai enfin trouvé un incipit,
un seul. Du coup, des fourmis volantes qui existaient encore sont entrées,
venues de la nuit, magnétisées par l’écran où elles se sont agglutinées,
mêlées aux lettres du texte apparaissant sous mes doigts tels d’autres
insectes, signes et fourmis, ensemble, mystérieusement aimantés. Par
quoi ? Par qui ? Ma petite chienne affamée de langage, qui plus elle avait
faim, plus elle se rapprochait de moi, s’est alors juchée d’un bond sur son
fauteuil face au mien, y étalant sa pelisse grise, le menton posé sur le
fatras de mes notes enfin ordonnées, me surveillant de près, pénétrée de
son rôle, intraitable, m’épiant à travers ses yeux à demi fermés, l’air de
dire : « Je suis ta garde rapprochée. » Il n’était pas question que je me
lève avant d’avoir sauvé quelque chose de l’humanité. Elle y croyait plus
que moi.
Depuis, j’ai un trou à la place du cœur, et mon corps, lui, ne veut plus
rien entendre, tandis qu’autour de nous, le monde continue sa course vers
le pire. De temps en temps, assise à ma table, je murmure son nom.
On peut très bien écrire avec des larmes dans les yeux.
DE LA MÊME AUTEURE
Couverture
Page de titre
Exergues
Dédicace
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 6
Chapitre 6
Chapitre 15
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 16
Chapitre 16
Chapitre 25
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 26
Chapitre 26
Chapitre 35
Chapitre 31 Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 36
Chapitre 36
Chapitre 45
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 46
Chapitre 46
Chapitre 55
Chapitre 51 Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 56
Chapitre 56
Chapitre 65
Chapitre 61
Chapitre 62
De la même auteure
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