Un Chien À Ma Table (Claudie Hunzinger)

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Reste tranquille, si soudain

l’Ange à ta table se décide.


R M R , Vergers

J’ai rencontré certains d’entre eux, dit-elle, fière d’annoncer


qu’elle avait quelques petites connexions avec des êtres humains.
J F , Vers l’autre été
À Stonehenge, alias
Pierre Schoentjes
1

C’était la veille de mon départ, la nuit n’était pas encore là, je


l’attendais, assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en
plus violette ; j’attendais qu’elle arrive, n’attendais personne d’autre
qu’elle, la nuit, tout en me disant que les hampes des digitales passées en
graines faisaient penser à des Indiens coiffés de leurs plumes sacrées, que
les frondes des fougères-aigles avaient jauni, que les milliers de blocs
abandonnés sur place, dos, crânes, dents, de la moraine glaciaire
surplombant la maison parlaient de chaos, de déroute, presque de la fin
d’un monde. Et que ça sentait la pluie. Donc, demain, mettre mes
Buffalo, prendre ma parka. Était-ce l’approche de la nuit ? La moraine
changeait d’intensité. Ses échines bossues tressaillaient d’éclats de mica
et pendant de petites fractions de seconde continuaient d’avancer vers
moi en claudiquant – quand une ombre s’est détachée de leurs ombres.

J’ai vu cette ombre ramper entre les frondes des fougères. Traverser le
campement des digitales. J’ai tout de suite distingué le tronçon de la
chaîne brisée. Un fuyard. Il s’approchait. Il m’avait sans doute repérée
bien avant que je ne l’aie vu. Un bref moment, les fougères, de taille
humaine, me l’ont dérobé, il a réapparu plus loin, il filait. Je m’étais
dressée pour mieux suivre sa course. Il a obliqué. Il descendait
maintenant droit vers moi. À dix pas, il a ralenti, a hésité, s’est arrêté : un
baluchon de poils gris, sale, exténué, famélique, où de larges yeux bruns,
soutenant mon regard, m’observaient du fond de leurs prunelles. D’où
venait-il ? Nous habitions au milieu des forêts, loin de tout. La porte de la
maison, dans mon dos, était restée ouverte. J’ai fait quelques pas en
arrière, laissant le champ libre. Écoute, je ne m’intéresse pas du tout à toi,
je veux juste te préparer une assiette, alors entre, entre, tu peux entrer.
Mais l’inconnu refusait d’approcher davantage. D’où tu viens ? Qu’est-ce
que tu fais là ? J’avais baissé la voix. Je chuchotais. Alors, il a fait un pas.
Il a franchi le seuil. Je reculais. Il me suivait avec précaution, le besoin de
secours plus fort que l’effroi, prêt néanmoins à fuir, posant au ralenti
l’une après l’autre ses pattes sur le plancher de la cuisine comme sur la
surface gelée d’un étang qui aurait pu se briser. Nous étions tous les deux
haletants. Tremblants. On tremblait ensemble.

Dans la nuit qui avait précédé l’arrivée du fuyard, les phares d’une
automobile avaient balayé la forêt, allant, revenant, quatre ou cinq fois,
avant de disparaître avec lenteur. J’avais remarqué qu’à chaque virage de
cette route au loin, quand montait une voiture, ses faisceaux de lumière
traçaient aux murs de ma chambre des losanges prodigieux qui en
faisaient le tour comme pour m’en débusquer.

Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à
côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ;
chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien,
rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire,
de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa
chambre.

Quand celui qui était mon compagnon depuis presque soixante ans,
mon vieux grigou, mon gredin, au point que je le surnommais Grieg (lui,
les bons jours, m’appelait Fifi, les très bons Biche ou Cibiche, les
mauvais Sophie), alors quand Grieg est descendu de sa chambre – barbe
de cinq jours, cheveux gris, bandana rouge autour du cou, sans âge et
sans se presser, comme quelqu’un à qui on ne la fait pas, revenu de tout,
revenu du monde qui ne le surprenait plus, ne l’indignait pas davantage,
dont il avait accepté la défaite en même temps que celle de son corps, ce
monde auquel il préférait à présent les livres, alors quand il s’est
approché, sentant le tabac, la fiction et la nuit qu’il adorait, grognant à
son habitude d’avoir été dérangé –, le chien est venu se réfugier à mes
pieds où il a roulé sur le dos, m’offrant son ventre piqueté de tétons.

Ça m’est venu en un éclair, and yes I said yes I will yes, je l’ai appelée
Yes.
J’ai dit : Je suis là, Yes, et je me suis accroupie, et j’ai passé mes doigts
à travers le pelage feutré de son encolure, mêlé de longues tiges de
ronces, de feuilles de bouleau, de débris de mousses, et trempé. La
fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et
sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au
passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une
identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que
j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de
mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est
fini, tout va bien. Elle répondait, j’entendais qu’elle me répondait de tout
son corps qui s’était remis à trembler pour me signifier sa peur et sa
confiance en moi. J’ai aussi compté les doigts de ses larges pattes
fourrées, elle en avait quatre plus deux ergots aux pattes arrière. Une race
de berger, a dit Grieg penché au-dessus de nous. Et encore une fois j’ai
dit je suis là. J’aurais volontiers continué comme ça, et elle aussi, dans la
pénombre qui s’avançait, qui nous enveloppait, quand j’ai écarté le
panache de sa queue qu’elle avait rabattu sur son ventre : les babines de
son petit sexe animal, déchirées au niveau des commissures, étaient
poisseuses de fluides et de vieux sang séchés ; et la peau du ventre sous le
pelage, noire d’hématomes. J’étais sans voix. Puis j’ai chuchoté, encore
et encore je suis là, c’est fini. La petite chienne qui avait à nouveau roulé
sur elle-même me présentant son dos, s’était mise à haleter violemment,
le vent aussi dehors. Agenouillée près d’elle, doucement je passais mes
doigts le long de son échine, et j’ai dit à je ne sais quelle instance
invisible : Sévices sexuels sur un animal. Crime passible de
condamnation. – Ça s’est toujours fait, a répondu Grieg comme d’une
planète où les campagnes existaient encore. – J’ai répondu : Ça n’a rien à
voir. Le monde a basculé.

Sans savoir pourquoi, j’ai alors pensé à La Marchande d’enfants de


Gabrielle Wittkop, et j’ai vu une petite chienne à poils gris, hurlante,
s’échapper d’un pavillon pour courir vers la forêt – alors que dans le
roman, c’est une petite fille nue, hurlante, qui court vers la Seine pour s’y
jeter. J’ai dit ça à Grieg. Je voyais ce qu’avait été la fuite de la petite
chienne vers les limites où se dressent les arbres et les ombres des arbres
pour venir jusqu’à moi. – J’ai dit : elle est sûrement mineure. – Tu
mélanges tout, a répondu Grieg. Mais, tandis que je m’exhortais
moimême, laisse tomber, c’est un sale truc, un très sale truc, ça sort du
Net, ne t’avance pas plus loin même si ça contient la matière d’un grand
sujet contemporain, et tandis que je pensais à ces choses ignobles qui
aujourd’hui existent, étrangement, dans la vitre de la porte-fenêtre qui
donnait à l’avant de la maison sur la prairie, une vitre large et vraiment
haute, brillante comme du cristal, le reflet de la petite chienne qui s’était
remise sur ses pattes semblait flotter au-dessus de la prairie qu’on
devinait de l’autre côté, y flotter comme un nuage, seul, léger, un petit
nuage orphelin, et sa déréliction était si gracieuse que cela transformait le
récit ultracontemporain d’exactions zoophiles, en un autre récit où il était
question de fantaisie, d’amitié profonde et de légèreté.
J’ai dit à Grieg : On va la garder.

Je n’avais pas allumé pour ne pas l’effrayer. La cuisine baignait à


présent dans la pénombre d’un crépuscule vert virant au noir. Le vent
s’engouffrait par la porte restée ouverte sur la moraine, un courant
thermique descendant aussi mordant que l’ancienne gueule glaciaire qui
avait occupé le versant de la montagne avant de se rétracter, laissant
traîner l’entassement de ses blocs fracassés. J’ai dit à Yes : Tu attends,
tout en tâtonnant autour de son cou, et finalement j’ai trouvé le moyen de
défaire la fermeture du collier métallique, et j’ai balancé le tout, la chaîne,
la servitude, l’infamie, à l’autre bout de la pièce. J’ai répété en chuchotant
: Tu attends. Je me suis relevée, j’ai préparé une assiette plus une gamelle
d’eau que Yes a vidées en pas même une minute. Puis elle s’est secouée,
cent ans de moins, enfantine, pour aussitôt refiler vers la porte, à l’autre
bout. Elle se cassait. Nom de Dieu. C’est à peine si je la distinguais
encore, il faisait sombre, mais j’entendais le crissement de ses griffes sur
le plancher parcourir la cuisine en sens inverse, tandis que s’éloignait
aussi la profonde odeur de neige, de vase et de loup qui remonte d’un
chien mouillé. J’ai voulu la suivre, et quand parvenue au seuil, j’ai
regardé dehors, je n’ai aperçu aucune chienne, ni personne, et dans la nuit,
pas même une ombre ne flottait, seulement un goût d’irrémédiable, et
alors je suis rentrée et j’ai vu que je tenais encore en main une ronce.
— On n’aurait jamais dû la laisser partir. On aurait dû l’emmener chez
un véto. – Il n’y avait pas d’infection, a répondu Grieg. – Apparemment,
mais qu’est-ce qu’on en sait, ai-je répondu, et j’ai allumé la lumière.
2

Le grand volume vidé où nous vivions était le rez-de-chaussée d’un


seul tenant d’une ancienne bâtisse de douze mètres de long. Nous nous y
étions installés, Grieg et moi, trois ans auparavant. On avait peu emporté
de nos maisons précédentes, peu gardé, et seul semblait l’occuper ce dont
j’avais ricané toute ma vie : un stock de provisions, boîtes en métal,
bocaux en verre, contenants en plastique aux couvercles bien fermés, le
tout accumulé dans des rayonnages dressés contre le mur du fond. En
fait, à peine étions-nous arrivés aux Bois-Bannis que toutes sortes de
petits rongeurs étaient sortis de la forêt faire le sac de la cuisine ; lérots
qui la nuit emportaient les cubes de sucre de canne ; mulots de la taille
d’une noix évidant une à une toutes les noix ; souris soutirant le lait de
coco par un trou creusé dans le pack ; rats des greniers qui chuchotaient
avant de se saisir du pain, puis le traînaient à grand bruit jusque dans leur
demeure secrète. Et Jamais un seul loir. J’aurais pourtant adoré me
retrouver nez à nez avec un loir, glis glis, au moins une fois dans ma vie,
le temps d’entr’apercevoir ses yeux saillants, noirs, brillants, où le monde
se reflète inversé comme dans les gouttes d’eau. Leur pelisse serait-elle
grise, serait-elle dorée ? J’aurais aimé le savoir. Mais, depuis que
j’enfermais tout, que je ne laissais plus rien traîner, pas une miette, le soir
tout impeccable, propre comme jamais les différentes cuisines de ma vie
ne l’avaient été, plus personne ne nous visitait. Quel dommage. Mais je
voulais en finir avec les appâts empoisonnés qui par enchaînement
alimentaire pouvaient anéantir une nichée de hulottes, leur houuuu hou
hou de cristal dans la nuit noire. Je ne supportais plus d’avoir la tête
empestée de la mort que j’avais semée.
La porte donnant sur la moraine séparait cette fortification de nourriture
d’une autre fortification qui la prolongeait – celle-là rugueuse, obscure,
odorante : dix stères de bûches d’un mètre coupées en trois, destinés au
poêle, lui, ultramoderne, le seul achat que nous ayons fait en arrivant,
campant au milieu de l’espace domestique. Et puis il y avait aussi une
table. Longue. Très présente. Noircie par le temps. Elle, sur place à notre
arrivée. Et des chaises. Pas un fauteuil, encore moins un canapé. Rien
d’autre. Aucun fatras. Pas de fouillis. Le coin-cuisine réduit au minimum,
installé sous une fenêtre ; la douche dans un autre coin. Tout ça un peu
austère.

Quand on sortait de la maison, qu’on en faisait le tour, ce n’était que


forêts et firmament ; pâturages phosphorescents ; arcs-en-ciel immenses
et toujours doubles, intensément colorés. L’été, la rosée s’évaporait en
brumes couleur de violettes, on aurait pu se croire en Bosnie. L’hiver,
dans les monts de l’Oural, mais ça de moins en moins, il ne neigeait
presque plus. Beaucoup de rochers, de blocs errants, erratiques, de corps
fracassés, laissés sur place dans les forêts, imprimant en vous une
sensation de chaos, de puissance des désastres et de nécessité. Beaucoup
de vapeurs aussi, d’humeurs, de nuées, de buées, de nuages, et de vent,
une grande respiration. Et soudain, rasant la cime des arbres, l’effroi
d’avions de chasse en exercice qu’on entendait trop tard.

Il fallait une demi-heure sur une piste en terre battue avec des pentes à
donner le vertige, et une demi-heure de départementale pour aller dans la
vallée s’approvisionner au supermarché le plus proche. Mais à peine
arrivée au parking, il m’était impossible de sortir de la voiture, et je
faisais de plus en plus souvent demi-tour, préférant encore l’ascétisme.
Pour résoudre le problème, j’avais le mois précédent rempli les deux
congélateurs et entreposé de l’épicerie dans des fûts en plastique blanc
d’un mètre de haut. Il y en avait six sous l’escalier en bois qui montait à
nos chambres. Avec le mur de conserves, j’étais à présent tranquille pour
un an. il aurait suffi de mettre en route un jardin comme tout le monde le
faisait en ces temps troublés. Mais cette fois, aux Bois-Bannis, il n’y
avait pas de jardin. Le grand changement c’était ça : plus de jardin. Mes
mains n’auraient pas suivi. Déjà déformées au point de me faire peur à
moi-même. Je les cachais dans mes pulls que je choisissais exprès à
longues manches pour les jours où j’avais à me rendre dans une librairie
présenter mes romans, dont le dernier, Les Animaux, parlait de grand air
et de nature – ce qui en France, au contraire des pays anglo-saxons, était
une littérature marginale. J’étais une romancière des marges.
The Word for World is Forest.

The Word for Woman is Wilderness.

Bien sûr qu’il aurait fallu un jardin quand on habite loin de tout. La
situation des Bois-Bannis s’y serait prêtée. La moraine qui avait dévalé la
montagne des millénaires auparavant, s’était immobilisée au bord d’un
replat accueillant une vaste tourbière et sans doute des aurochs, des cerfs,
des bisons. Bien plus tard, au e siècle, on l’avait drainée pour la
transformer en prairie. On lui avait ensuite ajouté une maison, et un
potager dont il restait des traces. Malgré les traces, je n’avais pas voulu
de jardin. Je savais que je n’y arriverais plus. Mon corps était en train de
prendre avec moi ses distances, je le sentais, pour devenir une sorte
d’Oncle déglingué, pas loin de cet Uncle Wiggily in Connecticut de la
nouvelle de Salinger, lui, mort au Vietnam ; le mien, pas mort encore,
mais à ma traîne, et ça, je le ressentais dès le matin quand j’aurais encore
voulu courir la montagne, explorer le monde, lequel, il faut le
reconnaître, était un peu atteint lui aussi.

Je savais qu’on pouvait se débrouiller sans jardin. Les forêts, les


lisières, les clairières, sont comestibles. Ce sont des réservoirs de baies,
de moelles, de sèves et de sucs puissants. Ne pas oublier les friches, leur
espace millénaire, leur savoir accumulé. Telles feuilles visqueuses, un
concentré de protéines. Telles autres poilues, un trésor d’antioxydants. Et
telles ou telles racines, des poisons intraitables. Sans parler des baies, les
rouges, les noires. Ne pas se tromper. La présence du colchique et de l’ail
des ours dans les vallons alentour avait déjà fait des victimes dans un
camp de Survivors qui les avaient confondus.

La capsule du colchique d’automne contient des graines bourrées


chacune de 4 mg de colchicine. La dose fatale est de 55 mg.

Si dans les colchiques il existe toujours des fées cachées, des


colchiques, on en voit moins. Aux Bois-Bannis, il en subsistait. Je
m’étais intéressée à lui. J’avais remarqué qu’il fleurit en automne et
fructifie au printemps. Il m’avait fallu du temps pour relier l’apparition
gazeuse de cette longue fleur mauve, menue, gracile et nue, vraiment nue,
pas une feuille, une fleur éthérée, une fée, qui s’élève dans les prés en
automne – bien observer les choses – pour la relier au bouquet de feuilles
coriaces qui sortent au printemps suivant, à la même place, abritant en
leur centre, on n’y comprend rien, comment est-ce possible, les fruits
boursouflés de poison de la floraison de l’automne passé, grosses petites
capsules vertes fabriquées sous terre, en secret, tout l’hiver, au fond du
long tube mauve, émotif, lequel en réalité est son ovaire. Quelque chose
d’embusqué dont la seule fonction est de se reproduire, comme tout dans
la nature dont je fais partie, puisque je suis une femme. Née comme ça.
Pas si simple. Je ne savais plus très bien où me situer face au trouble qui
avait fait son apparition dans le genre. Je me demandais : quel est mon
genre ? Qu’est-ce qu’être une femme aujourd’hui ? Une femme qui a
vieilli ? En tout cas, le colchique me faisait frissonner, toute romancière
de la nature que j’étais, observatrice du vivant, je ne pouvais pas
m’empêcher de ressentir un frisson face à l’apparition d’un colchique
vénéneux et si joli en automne, tellement je voyais la féminité intuitive,
réceptive, rôdant dans nos parages en mal d’enfant – Une femme est une
femme –, traînant sous cape l’envie d’un fatras de portées, de nichées, de
couvées, de bébés, de poupons, de poupées, prêt à proliférer tel un motif
qui envahit la Terre, l’étouffera ! La nature et moi, ça fait deux.

Je me méfie du mot « nature ».

Littré. Nature. Définition 23. Les parties qui servent à la génération.

Si la nature est injuste, changez la nature.


3

Il faisait tout à fait sombre dehors. J’avais laissé la porte ouverte. Il


était tard. Nous avions faim. Grieg attendait debout dans son jean noir qui
lui tombait en bas des reins. J’ai fait vite. Tortellini au fromage prêts en 1
m 35 s. Cerneaux de noix. Pesto d’ail des ours. Jambon fumé et saucisson.
Je le reconnais, question viande ou pas viande, nous étions incohérents.
Moi, plutôt carnassière. Grieg plutôt dégoûté. Moi : Je n’aime pas l’idée
d’usines de viande artificielle. Lui : Va voir un abattoir.
Nous n’avions pas fini de discuter.
Depuis toujours, nous discutions, jamais d’accord, sauf pour les folies.

J’ai sorti les assiettes que j’ai placées sur la table de la cuisine, après
avoir repoussé un peu livres, papiers, bols et thé qui l’encombraient, et le
bouquet de colchiques. Leurs longs cous, leurs yeux cernés. Violâtres. On
était en automne.
Mais il manquait quelqu’un.
Grieg et moi, soudain plus étroits. Des airs de vieux orphelins.
— On a eu combien de chiens dans notre vie ? a demandé Grieg.
— J’ai répondu : Tu sais très bien. Tu veux seulement que je t’en parle
encore une fois, une fois de plus. Et j’ai parlé de Perlou pour commencer.
Elle a vécu vingt ans, donc morte à 145 ans. Elle nous avait été offerte en
1665 par un berger du Contadour, en Provence, où ta mère, Ruth, allait
dans les années trente aux rencontres de Giono, et ça, quarante ans avant
66. Nous dans leurs brisées. Comme si de génération en génération on
cherchait à réinventer le monde avec les mêmes idées. Ce bébé chien de
la montagne de Lure qu’on nous avait offert avait une expérience
millénaire de la conduite d’un troupeau. Sa lignée d’ancêtres avait gardé
les brebis de l’Asie à l’Espagne. Nous, on n’était qu’un couple de
citadins ayant voulu se lancer dans l’élevage de brebis, au nord du Sud.
Heureusement, Perlou savait tout de naissance. Dès le départ, elle avait
été la bergère, toi, son apprenti chien. Elle t’a éduqué. Et dès cette
première chienne, elle, toi, moi, nos deux enfants, les brebis, on a vécu
ensemble la même vie sous son autorité, partageant tout,
l’enchevêtrement de l’espace et de l’Histoire, la déprise agricole, l’exode
des paysans, les friches qu’ils nous laissaient ; et la mêlée des règnes, le
végétal, l’animal, tout ; et les tiques, les mouches, la Grande Ourse ; et la
force vitale et le parfum du suint.
Après Perlou, j’ai fait resurgir nos autres chiens, jusqu’à Babou, morte
il y avait trois ans. J’ai énuméré leur nom, j’ai donné leur âge. Et voilà.
Maintenant, Grieg, tu additionnes les âges de nos chiens, tu ajoutes
vingtcinq ans au début, et encore trois ans à la fin, et tu obtiens le nôtre
aujourd’hui.
On est vieux, a constaté Grieg qui n’avait pas arrêté de jeter des coups
d’œil vers la porte comme s’il s’attendait à y voir surgir des fantômes.

Cela faisait longtemps que nous ne nous étions plus retrouvés à


compter ensemble nos années évanouies. Je n’avais jamais été une
femme à chiens, ni à chats d’ailleurs. Les chiens, c’était l’affaire de
Grieg, toujours des chiens à responsabilité, nobles, dressés à la conduite
des troupeaux. Puis nous n’avions plus eu de troupeau et les chiens
étaient devenus des amis désœuvrés qui logeaient à la maison.

— L’écri-vaine aurait voulu avoir son chien, un dernier chien, un chien


à elle, a repris Grieg, comme pour rompre un sortilège.
Il adorait dire « écri-vaine », ajoutant à ce mot un tiret subliminal d’un
quart de millième de seconde. Moi, je n’aimais pas ce mot. Grieg
affirmait que c’était une question de génération : toutes les filles de 25 ans
disent « écri-vaine » sans faire d’histoire. Je lui répondais que c’était sans
doute parce qu’on lisait de moins en moins, plus aucun enfant ne lisait,
tous sur leur smartphone, et que les livres avaient donc perdu leur aura.
Les écrivains étaient devenus des écri-vains et des écri-vaines. Une sous-
catégorie divisée en deux.
— Alors, comme ça, tu aurais voulu un chien à toi, a repris Grieg, un
secrétaire pour écrire la biographie de Sophie Huizinga ? Dans ce cas, il
n’aurait pas fallu ce soir que tu rencontres un chien. Ils sont beaucoup
trop dans l’adoration et la loyauté. Ils cherchent trop l’approbation. Ils ne
savent pas être ironiques et cruels comme il faudrait l’être face à une écri-
vaine. Ce serait plutôt le genre prétentieux des matous. Un matou aurait
adoré écrire ta biographie, il l’aurait appelée : La véritable histoire de ma
Biche telle que vous ne l’avez jamais lue, et il en aurait profité pour
raconter sa vie à lui, tout en mettant du bordel dans la tienne.
Quand un chat surprend un pivert occupé au sol à trier des fourmis, il
lui saute dessus, l’attrape, le tient entre ses griffes, lui creuse le thorax,
lui dévore le cœur qui bat encore, rien que son cœur, et ensuite ses pattes
rouge grenat aux quatre doigts, deux à l’avant, deux à l’arrière, sans un
regard pour la perfection rouge vermillon du cimier, vert mousse du
manteau, noir taché de blanc des rémiges. Ni pour son regard clair pupillé
de noir. Ni pour son puissant bec vernissé.

— C’était un petit berger, ta chienne, a confirmé Grieg, tandis qu’il


lavait nos assiettes à l’évier. Je me demande de chez quel salopard elle
s’est barrée.

Il m’a dit bonne nuit, Biche, dors bien, avec un petit salut de la main
avant de retourner vers Du Fu et le gros Dai Kan-Wan, son dictionnaire
chinois-français. Il s’était mis au chinois depuis notre arrivée aux
BoisBannis. Mais il pouvait tout aussi bien avoir envie de lire un roman
dans la nuit qui venait. Et pas seulement un roman. Un roman par nuit ne
lui suffisait plus. Il lui en fallait deux à présent. Pour passer de l’un à
l’autre, les expérimenter, curieux du conciliabule qui en sortirait. Par
exemple Jean-Jacques Rousseau et Robert Walser. La veille au matin,
Grieg m’avait dit avoir testé Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski,
dans sa bibliothèque depuis cinquante ans et qu’il n’avait jamais lu, et
Désert solitaire d’Edward Abbey que je lui avais sorti de la mienne. Je
lui avais d’abord proposé Le Gang de la clé à molette, illustré par Crumb,
qu’il ne connaissait pas. Non. Il avait dit non. – Et pourquoi ça ? – Je ne
supporte pas les bandes, tu sais bien. Pour moi, les bandes c’est à deux ou
tout seul.
Grieg pouvait avoir autant de rides qu’il voulait, il resterait à jamais à
mes yeux un vieux gamin intraitable, adoré, réfractaire à tout pouvoir, à
toute bataille, à tout engagement, qui me disait : Ne jamais se laisser
prendre par une idée, par un courant, par un groupe, par une vague.
Aussitôt se cavaler. Toujours se cavaler ! Personne au cul !
Déjà il était remonté chez lui. Manger vite et filer, c’est tout ce qu’il
demandait.

On m’avait un jour demandé : Grégoire Huizinga, est-il votre frère ou


Monsieur ?

On s’était rencontrés à 5 ans, à l’école maternelle, après l’annexion de


l’Alsace par les nazis, après la guerre, à la Libération. Depuis, on n’avait
pas arrêté de retourner en enfance par un défaut dans la clôture qui
séparait nos jardins, connu de nous deux seuls. Le charme de Grieg était
celui d’un enfant, d’un enfant éclopé à la longue, d’un enfant qui avait
pris des coups, mais d’un enfant, en ce sens qu’il avait réussi à échapper
à la société des adultes et à vivre avec moi une vie de cabanes. Jamais un
seul emploi, pas de patron. Moi, sa petite voisine. On s’était sauvés
ensemble, il y avait longtemps. Entre nous une entente d’enfants
fugueurs. Entre nous une vie de recherches, d’expériences et de jeux très
sérieux. D’arpenteurs. On n’avait pas arrêté d’arpenter les abords de la
société tout en jouant. On nous appelait Les enfants Huizinga. Il n’y avait
que le jeu pour nous passionner : tamiser des terres, en obtenir de la
poussière de couleur, remplir des flacons de pigments merveilleux. Faire
bouillir des plantes, en sortir des pages écrites toutes seules. Vendre ça
aux adultes, aux musées, à l’Institution elle-même. Il nous semblait jouer
ensemble depuis toujours. Aucun des deux à faire la leçon à l’autre. Mais
à se moquer l’un de l’autre, ça, oui. Et à s’encourager aux coups de
foudre, à l’amour.

À 16 ans, Grieg avait quelque chose de prolo. Il savait tutoyer


d’instinct. Il avait acquis cette grâce durant ses années de révolte quand il
se tirait en train loin de sa famille, bourlinguant pour gagner sa vie, porté
par La Prose du Transsibérien. D’où lui venait d’ailleurs cette cicatrice
sur le front ? Longue de 12 centimètres.

Sa chambre aux Bois-Bannis avait beau se trouver à l’étage d’une


maison suspendue comme un rêve dans une montagne à s’extasier, pistes,
sentiers, larges chemins ombragés faisant de grandes boucles à travers les
pentes, pourtant, ce n’était que l’espace du dedans que Grieg à présent
parcourait. En réalité, je ne sais pas trop où elle se situait, sa chambre, ni
ce qu’elle était. Un aérodrome ? Une capsule spatiale ? Elle était déjà
détachée de la Terre, hantée d’existences contradictoires de tous les pays,
comme si les livres qui tapissaient ses quatre murs, y compris la fenêtre,
son embrasure complètement bouchée par des piles écroulées, étaient
réellement habités par des gens. Des gens toujours vivants. Et des plus
terribles. Dont de dangereux criminels. Parfois Grieg s’échappait de là,
vers midi, hâve et de très mauvaise humeur, l’air de s’être battu toute la
nuit avec son double, un tueur en série qui n’aurait tué qu’une seule fois
dans un cauchemar. Parfois, il m’invitait chez lui, me disant à voix basse
: Entre ici, ami de mon cœur. De nous deux, qui, Clélia ? Qui, Fabrice ?
Pour lui, la lecture comptait beaucoup plus que pour moi. Elle était
tout. Il dormait le jour, il lisait la nuit, habitant dans les livres, survivant
grâce à la littérature. Alors que moi j’en sortais, je voulais le dehors, sans
cesse aller dehors, pleuvoir, neiger, pousser, tourbillonner à gauche, à
droite.
Grieg, lui, non. Il ne sortait plus et lire l’avait transformé en
bibliothèque.
On pouvait tout lui demander. Il savait tout. – Dis-moi, Grieg, dans
quel film Tarkovski a fait resurgir le champ tout blanc, le champ fleuri, le
champ de sarrasin de son enfance ? Et dans quel livre, je ne sais plus
lequel, on parle de ce champ tout blanc ? Il répondait : – Dans Le Miroir.
Et Dans la pente du toit, dédié à Bohumil Hrabal. Viens chez moi, je te le
cherche.

Il fallait un moment quand on était entré chez lui pour, d’entre les
livres, distinguer le reste. Un fouillis de vêtements laissés sur place, et de
chaussures trouées, et de chaussettes elles aussi trouées, et de carnets
remplis, de classeurs ouverts, de fiches éparpillées, de cartes IGN
déployées sur le tapis, par exemple quand il relisait pour la centième fois
L’Usage du monde, il lui fallait une carte de l’Iran, puis de l’Afghanistan,
et tout autour de la carte, à même le sol, c’était jonché de feutres aux
pointes fines, des 5,5 seulement, et de post-it. Et de pipes. Et de fumée. Et
de poussière. Grieg élevait de la poussière qui moutonnait. Il possédait à
présent un immense troupeau de moutons gris gardé par un globe
terrestre tout aussi poussiéreux, un globe qui semblait être devenu stérile,
qui n’était plus capable d’engendrer que des récits de défaite,
d’effondrement, mais qui soudain, quand Grieg l’allumait, prenait un tout
autre sens, un côté colorisé, amusant, et si prêt à rouler ses gros yeux et à
ouvrir sa grosse bouche pour nous avaler, ou nous recracher, qu’on aurait
dit la Lune de Méliès.

Avant d’aller me coucher, j’ai refermé la petite porte du dos de la


maison, pour ouvrir la grande porte vitrée où le reflet de Yes avait flotté.
La prairie était entièrement blanche, vaste et si parfaitement ronde qu’on
aurait dit une écuelle pleine de lait. Ça venait de la lune, elle se levait,
elle se lavait dans le lait de l’assiette, elle irradiait. Plus bas, plus loin, on
distinguait un long ruban phosphorescent, l’autoroute. J’ai fait trois pas
en avant. Suis entrée dans la nuit. Je me souviens de cette sensation
innombrable, de son astringence. Un lac. J’ai pensé la chienne n’est
peutêtre pas loin. Qui sait, elle m’observe. J’ai alors tenté des petits
claquements de langue mêlés de sifflements. Est-ce qu’on l’avait
enfermée dans le garage d’une villa ? Ou dans sa cave ? Dans une
camionnette ? Est-ce qu’elle s’était enfuie de la camionnette garée à
longueur de journée sur l’aire de l’autoroute, plus bas ? Je suis restée un
moment à espérer la voir revenir. À revivre son arrivée. Jamais aucun
chien ne m’avait regardée de sa façon à elle, plongeant ses yeux au fond
des miens, voici qui je suis et toi qui es-tu ? Un regard cherchant le mien
dans sa souveraineté.

Peut-être qu’elle n’est pas restée longtemps la proie du pédophile qui


l’a enchaînée. Pas plus de huit jours. – Attention. Pédophilie et zoophilie,
ce n’est pas la même chose. – Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas
penser que c’est la même chose ? Notre espèce aurait quelque chose de
spécial ? Elle serait supérieure aux autres ? – Non. Elle est différente.
Donc, ce n’est pas la même chose. Mais, ce soir-là, je me demandais
surtout pourquoi cette petite chienne qui m’avait regardée d’égale à
égale, incroyable, c’était dans ses yeux que j’avais vu l’égalité, c’était
elle qui me l’avait rappelée – pourquoi elle s’était enfuie aussitôt son
assiette avalée ? Pourquoi celle qui semblait promettre le lien d’une
amitié possible, l’avait-elle refusé ; s’était-elle barrée ?
4

J’ai bouclé mon sac, préparé ma parka, sorti de leur boîte mes Buffalo.
Je les avais achetées dans une galerie marchande, gare de l’Est, six mois
auparavant, mais jamais portées. Elles avaient l’air de chaussures
magiques. On en voit comme ça dans les mangas. Est-ce que je vais
vraiment les mettre demain ? Je vais marcher sur le béton avec ça ? En
tout cas, elles en imposent. S’il m’arrive quoi que ce soit, j’aurai mes
Buffalo.

On annonçait du mauvais temps.


Le mauvais temps ne me faisait rien. J’aimais la pluie, le vent, la neige.
Notre temps c’était autre chose. Je ne l’aimais pas. Il s’était effondré,
tous ses murs porteurs, effondrés. Production de marchandises,
destruction du monde, grèves, promesses, mensonges, production accrue
de marchandises. Violences. Surveillance. Bizarreries. Toutes ces
bizarreries. Ça n’arrêtait pas, nous atteignant jusqu’aux Bois-Bannis.
Chaque jour, on en signalait de nouvelles, comme par exemple la
prolifération de sangliers d’une espèce sur-nourrie au maïs. À notre
image. Comment ce peuple furtif avait-il pu se mettre à croître et à
pulluler à ce point ? Autant que les poids lourds quadrillant le monde
pour le sur-nourrir tout en l’affamant. Autant que nous. J’avais de la
peine pour les sangliers obèses. Je me demandais à quoi servait ma peine.
Je regrettais la sauvagerie perdue des sangliers, leurs soies sauvages, leur
air hagard, leurs muscles maigres et bandés, leur pelisse d’anachorète,
leur hure riche en monde qui savait si magnifiquement faire ce que les
humains avaient perdu avec l’acquisition du langage, et que, dès lors, les
sangliers faisaient pour nous, humer, fouiller, labourer l’humus, y
chercher des larves au suc amer et des rhizomes, des racines, des glands,
des faînes, des champignons, hallucinogènes ou non. Je regrettais les
sangliers faméliques, et aussi la neige devenue rare. Les oiseaux disparus.
L’épuisement des ressources.
L’année précédente, il avait été révélé que des chasseurs avaient
descendu 126 sangliers en une seule battue qualifiée de carnage par un des
chasseurs lui-même, battue pourtant effectuée dans les règles selon
l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. Cet automne, on
nous avait raconté qu’il y avait 35 555 sangliers à prélever dans les deux
départements avant l’hiver. J’avais eu du mal à imaginer leurs masses
amoncelées en un immense tas sous le soleil telles les entrailles sacrées
de la nuit. Quand j’avais découvert cette photo, je m’étais mise à gémir
comme un sanglier rescapé de la tuerie qui aurait tout vu, caché dans les
broussailles.

Le monde nous avait soudain paru irréel. C’était comme si notre


inconscient avait explosé à ciel ouvert, tellement c’était venu vite. Le pire
pouvait arriver d’un instant à l’autre. Il était déjà là. On s’était soudain
retrouvés dans un temps de charniers humains, animaux, végétaux,
comme toujours, mais en accéléré. Un temps d’effroi global. Qui pouvait
y échapper ? Personne ne pouvait y échapper. Ne pas s’imaginer qu’on
pourrait y échapper.
5

La maison était posée au pied d’une moraine couverte de lichens. Les


lichens sont des biomarqueurs. Certains, fragiles, ont déjà disparu de la
Terre. Mais d’autres, telles de vieilles croûtes animales couvrant le dos
des roches siliceuses, résisteraient peut-être à tout.

Est-ce que le langage nous survivrait, lui aussi ? Le fameux logos


survivrait-il au sublime accident que fut l’apparition de l’humanité sur
Terre ? Le logos plus fort que les lichens ?

En attendant, les librairies résistaient. Certaines, toujours en première


ligne et tenues par des filles qui vous prenaient les billets de TGV, vous
réservaient la chambre, vous cueillaient à la gare, des filles de 35 ans qui
avaient lu de la dystopie dès la maternelle. Elles n’étaient pas innocentes
du tout, au contraire, archi- lucides face à ce qui venait, défendant
âprement des textes souvent écrits par des femmes, comme si le salut
pouvait venir de là, toutes sortes d’essais, elles disaient des studies
(gender, queer, cultural, post-colonial, critical), d’où toutes sortes
d’échos se levaient. D’où toutes sortes de courants se formaient. Des
vagues. Nous étions à la troisième vague du féminisme, et comme
cellesci avaient implosé une ou deux fois, je pense que nous étions au
moins à la cinquième vague. Je n’avais pas suivi. Élevée par une mère à
l’avantgarde, une mère féministe sans le savoir, qui dans les années vingt
et trente avait tout osé, tout conquis, qui nous avait, nous ses enfants,
lâchés dans la vie sans aucune laisse, sans aucun contrôle, aucun rôle,
aucun genre, je n’étais pas concernée. Et puis voilà qu’un jour, bien plus
tard, je me suis trouvée dépassée. Donc, j’ai voulu me renseigner et fait la
commande d’une douzaine de livres aux quatre filles qui tenaient la
librairie Rive Gauche à Lyon.
Grieg, lui, persiflait : Je ne comprends pas où tu veux en venir avec tes
studies. Qu’est-ce que tu vas chercher du côté des écri-vaines ? Le rire
d’Ophélie ?

Quand j’avais reçu le carton, j’en avais sorti les livres un à un. Ils
brillaient d’analyses, de concepts et de théories. J’avais à peine osé les
toucher de mes mains qui venaient d’allumer le feu, tout en les serrant en
première ligne sur une étagère, repoussant la précédente au fond.
Et fini.
La présence de ces livres neufs dégageait un tel éclat qu’il suffisait de
les voir. C’était comme si je venais de les lire tous d’un coup, que je
savais déjà tout, ce qui était faux. À moins qu’une petite voix ne m’ait
conseillé de retourner d’où je venais. Les idées, c’est pas pour toi. Balaie
direct les idées. Ne philosophe pas. Ne théorise pas davantage. Ne la
ramène pas de ce côté. Tu n’es pas une ornithologue. Tu es un oiseau.
Chante. On ne te demande rien de plus. Rejoins tes broussailles.

Je ne me sens bien que dans les marges et les broussailles. Pourquoi


faut-il que je me tire toujours du côté des broussailles ? Qu’est-ce
qu’elles ont les broussailles ? Voilà ce que je me demandais, m’étant
mise au lit après avoir ouvert la fenêtre sur la nuit, comme j’aimais.
Il y a des auteurs qui passent une année à se constituer un mur de
documentation avant d’écrire une seule ligne.

Je n’avais plus bouclé de roman depuis longtemps. Les Animaux, ça


faisait quatre ans. J’aurais voulu qu’il y ait encore un roman qui se
manifeste. S’approche. Mais, je savais que le vrai défi, le défi aux livres
savants que j’avais placés en première ligne dans ma bibliothèque, était le
suivant : Est-ce que je serais encore à la hauteur de l’expérience directe
d’un corps traversé par la vie ?
Et je savais que non.
Je me sentais fragile comme encore jamais dans ma vie. En bout de
course. J’allais rendre les armes, accepter la défaite. Je me disais : cette
fois j’y suis. Ça y est, je suis vieille. Mon corps s’est déglingué. Il ne
pourra plus me porter à travers les forêts. Je le sais. J’ai alors tenté de
récapituler : ses cuisses sont encore dures. Ses pieds restent sûrs et même
révoltés, je n’ai jamais vu des pieds aussi révoltés, à déformer toutes les
chaussures. Mais il n’a pas gardé un très bon dos. Ni des épaules solides.
Ses genoux ne valent plus rien. Et ses hanches, bien que réparées l’une et
l’autre, ne sont plus les mêmes. Alors, est-ce qu’avec un corps pareil, on
peut encore crapahuter en forêt ? Non. Pourtant c’est là que je voudrais
encore aller. Je ne peux parler que de là. Parler encore de la forêt, voilà
ce que j’ai en tête, et sur le cœur, et dans la peau. Écrire encore un livre
qui parlerait d’elle, la forêt sombre et velue.
6

Il m’est arrivé plusieurs fois d’avoir à réparer mon corps.

Je suis ligotée dans un sarcophage de toile verte. L’anesthésiste est


celui qui m’avait endormie au moment où j’écrivais Les Animaux, il me
connaît, il me demande : À qui allez-vous penser cette fois ? Ils sont
deux, lui et son assistant. Ils viennent de lâcher le produit dans la veine et
surveillent mon endormissement en bavardant avec moi comme si nous
étions assis dans des fauteuils de jardin, à l’ombre. Silence. Je sais à qui
je vais penser avant de sombrer. Mais il me semble impossible de le dire.
Il est si petit, et il est si rond ce regard écarquillé auquel je voudrais me
confier, le seul qui plonge au fond de moi, très loin, au fond de mes
pensées, de mon cerveau, le seul regard qui meurt d’envie que je le
connaisse en retour, mais c’est plus fort que lui, dès que je le fixe, on
prend peur, on s’envole. Je ne peux l’observer que les yeux mi-clos.
Mais ce matin-là, je savais que j’allais lui livrer mon sommeil, les yeux
fermés. Qu’il resterait. Que je pouvais m’y référer.
Alors, je réponds à l’anesthésiste, consciente néanmoins de l’étrangeté
de cet autre monde auquel du plus profond de mon être j’appartiens : – À
un rouge-gorge. Il y en a un qui vient à ma fenêtre chercher la poudre de
noisette que je dépose spécialement pour lui. Il me connaît de près. – Mes
enfants en ont vu un cette semaine dans le jardin, répond l’anesthésiste
avec un naturel qui d’un coup donne une réalité à tous les jardins, à tous
les rouges-gorges, à toutes les amours. Puis l’assistant à son tour me
demande : – Il y en a un seul ? – Non, c’est un petit couple. Le même bec
très fin d’insectivore. La même tache orangée.
Puis je me sens aspirée par le fond du sarcophage.

On a incisé. On a épongé. On a remplacé. On a suturé corps après corps


toute la journée. L’hôpital est silencieux, porté par un suspens.

Où est le chemin conduisant à la montagne ? À Grieg ? Chez moi ?


La porte de ma chambre s’ouvre.
La lumière du couloir se répand à l’intérieur, éclaire une silhouette
vêtue de blanc, droite dans la pénombre comme un sabre de lumière, et
qui s’approche de mon lit : « Je suis la veilleuse de nuit. Vous m’appelez
si vous avez besoin de moi. » Petit geste encore de la main. La porte se
referme.
Qu’on pouvait compter sur les oiseaux, j’ai toujours cru à cette fiction.
J’en vois un ? Je m’en remets à lui. Même au plus minuscule. Surtout au
plus minuscule, assurément le plus magique. Plus d’une fois je m’en suis
remise à un troglodyte, moins de 6 grammes.
Qu’on pouvait compter sur les infirmières, je l’avais découvert assez
tard dans ma vie. Autant que les oiseaux, j’avais alors adoré observer les
infirmières.

Je n’allais pas m’en tenir aux oiseaux !

Entre les oiseaux et les infirmières, je ne savais pas trop où était ma


place. C’était instable. Je me tenais entre deux mondes. Cet autre monde
s’est trouvé plus d’une fois être un centre de rééducation fonctionnelle. Je
n’avais rien à y faire de plus que quelques exercices, et donc tout le
temps d’observer la vie autour de moi. Je ne m’ennuyais pas. Je prenais
des notes. Je craignais même que l’on me surprenne en pleine usurpation
de droit de séjour, qu’on me reproche une résidence d’écriture camouflée
en accident. Qu’on me chasse.
J’étais bien là-bas, entourée d’infirmières comme d’autant d’oiseaux ;
enveloppée d’une volée de blouses colorées. Le rose pour les I, les
infirmières. Le mauve pour les ASH, celles qu’on nomme les agents
hospitaliers. Le vert pour les AS, les aides-soignantes. C’était un centre
tout neuf, construit aux abords d’une grande ville, dans lequel on avait
transféré le staff d’un ancien petit centre de montagne qui avait fait son
temps. Elles venaient donc toutes de la montagne et avaient dû émigrer
vers la plaine, s’adapter. On ne leur avait pas demandé leur avis.
Certaines déjà usées, fatiguées.
Celle-ci qui apporte le plateau du petit déjeuner : âgée, ample, rousse,
bienveillante, avec un sourire de géranium aux fenêtres.
Celle-ci qui me confie : Heureusement que j’avais mon permis. Elle
répète : Heureusement que j’avais mon permis. Elle me regarde
intensément. Laisse passer un abîme. Puis elle ajoute : Mon mari est mort
il y a un an. Sa voix de caverne. Ses cheveux de ronces noires. Ses yeux
de mûres écrabouillées qui brillent de larmes. Son allure de petit sanglier
en blouse mauve qui a déboulé dans ma chambre pour la laver.
Et celle-ci qui se tait, un regard bleu, incroyablement clair, on ne sait
pas si c’est un regard d’aveugle ou d’extra-lucide, enveloppé de grands
cernes cendreux, noirs, si noirs qu’on aurait dit de la fumée de chagrin.
Et celle aux beaux bras nus qui sortent des manches courtes de sa
blouse mauve, un seul entièrement tatoué. Elle m’explique qu’elle s’en
fout des fringues et des restaurants, de tous les machins. Elle n’a que son
corps au monde. Un corps qui n’a pas honte de sa chair. Elle rit. Je suis
bien en chair, oh ! oui. Alors j’ai voulu faire plaisir à ma chair, et à Jésus.
J’aime Jésus. J’ai voulu avoir l’image de Jésus toujours avec moi. Pour
mon bras droit, j’ai demandé un cœur de Jésus. Regardez, il est là. Et des
roses. J’ai aussi voulu un crâne. La mort, il faut pas l’oublier. Elle nous
accompagne. L’année prochaine, je me ferai faire l’autre bras, le gauche.
Lui, il sera plein de couleurs, avec Mary Poppins, Bambi, tout Walt
Disney, je suis restée une gamine, et comment ! On me dit mais quand tu
seras vieille ? Eh bien quand je serai vieille j’aurai toujours mes beaux
habits. Sans eux, je me sentirais nue. D’ailleurs, les patients aiment mes
tatouages. Et moi ça me fait un retour quand ils me disent que mon bras
est splendide. Ma fille, j’ai une fille, elle, n’aime pas trop mon bras
tatoué. Mais qu’est-ce que j’ai à demander son avis à ma fille ?

Personne n’appelle. C’est la nuit. Elles sont deux et se reposent dans


leur bureau, porte ouverte sur le couloir, face à ma chambre dont la porte
est fermée. L’une se confie à l’autre. Rumeur de sa voix qui n’est plus
celle des soins et du dévouement. Elle parle d’amours, de divorce,
d’enfants, bang bang, de cœur déchiré, de coups reçus, bang bang,
d’épuisement, d’un chien qui le soir l’attend, bang bang. À présent, la
seconde voix répond à la première, ensemble elles emplissent la nuit de
leur échange mélancolique, chacune sa plainte de vivre, tandis que leur
murmure prend lentement une dimension fabuleuse, dilate l’espace de sa
mélopée, devient la doléance de toutes les femmes malmenées par le
vent, saccagées par le mauvais temps. Moi, dans la pénombre, me sentant
à peine née, venant de naître, ne sachant encore rien, bercée par cette
complainte humaine comme par celle d’un pays natal.
7

Et voilà comment, ce soir-là, la défaite de mon corps m’est revenue en


pleine figure, et comment toutes mes années déjà vécues me sont en
même temps tombées dessus. Il y en avait beaucoup. J’ai entendu une
voix murmurer nevermore nevermore et ce n’était pas ma voix. La fenêtre
était ouverte. C’était qui ? Et j’ai su que plus jamais je ne traverserais le
lac des Truites à la nage comme trois ans auparavant, un lac plus sombre
que les sapins sombres qui s’y reflètent, dont l’eau vers son milieu se
glace de sa profondeur, prête à vous serrer de son froid, 66 C, à vous
engloutir, un lac qui défie l’abîme, un lac de jeunesse. Et j’ai su que plus
jamais je ne ferais l’aller et retour à bonne allure, droit devant moi, la nuit
du Nouvel An, des Bois-Bannis au sommet de la montagne où, il y avait
deux ans, j’avais encore craqué une allumette dans la boîte de mes deux
mains, en plein vent, un vent qui m’avait sifflé à l’oreille d’en griller une,
et j’avais pensé puisque tu as pris ce paquet avec toi, grille une cibiche,
rien que pour faire revivre ce mot riche de volutes bleues et plus
intéressant que clope – alors que j’avais arrêté de fumer depuis longtemps.
Donc, fini les sommets. Fini les forêts. Fini de me lever à l’aube courir les
grands cerfs ; affronter une tempête de givre ; espérer croiser un loup ;
rester en planque toute une nuit ; défier encore une fois les chasseurs.
Trop tard. Je me traînais. Ça faisait six mois que je me traînais. Il était
trop tard pour tant de choses. Choses qui vous mettent hors d’haleine.
Choses qui vous font rougir d’émotion. Choses qui font monter en vous
de grandes larmes, et qui vous baignent le visage. Choses qui vous tuent
sur place. Qui vous arrivent pour la première fois, tout à la fin, c’est
incroyable. Et pour la dernière fois aussi. Elles me revenaient toutes. Je
les étreignais. Je me suis endormie en leur disant adieu.
6

Au réveil, chaque matin, mon corps déglingué rabat le duvet du côté


droit, rassemble ses deux jambes et hop il les balance assez facilement en
bas du lit, tout en s’asseyant. Il reste alors assis un moment, les épaules
affaissées, le dos rond, les bras ballants entre les genoux. Et soudain, ne
consentant pas encore à l’humilité, il se redresse, rassemble son énergie,
prend son élan, se penche en avant, lentement déplie ses genoux,
lentement prend appui sur la plante de ses pieds, lentement se redresse, se
met debout.

C’était bizarre, ce corps rompu par la nuit que je passais à l’eau froide
pour le réveiller, et ensuite ma main qui prenait le pot de crème
hydratante. Toutes ces vagues impressions, ces bouts de sensations, ces
lopins de monologues. J’ai mal dormi. Ma peau est froissée. Ce pot est
presque vide. Les autres aussi, les dorés, les nacrés, pour le jour, pour la
nuit. Et maintenant, les yeux. Quel crayon khôl ? Le turquoise ? Le vert ?
Le bleu-gris. Ensuite le crayon châtain clair. Mes sourcils se sont
évanouis. Rien sur les cils. Un jour, il avait bien fallu arrêter la petite
brosse et le mascara sur les cils qui ont disparu. Mais pas la bouche. Elle
est toujours là, la bouche. Ce matin, ce sera le bâton Baby Doll Kiss from
Marrakesh. Ne pas avoir la main lourde, en faire moins qu’autrefois.
Pour finir, j’ai passé furieusement mes deux mains dans les cheveux, à
l’arrache.

Me maquiller m’a longtemps intéressée comme une fantaisie. Souvent


comme une loufoquerie. Une magie, ça m’est arrivé. Une délinquance,
parfois. Mais en vérité, le maquillage, c’est une insurrection. – Une
insurrection critique contre la vie quotidienne ? – Tout à fait. C’est ma
définition préférée.

Est-ce que j’arriverais encore cette fois à courir sur l’asphalte ? À


descendre les marches sans en rater une, à monter les escalators sans
perdre l’équilibre, à traverser aux feux rapidement ? À longer les avenues
interminables avec mon sac à l’épaule, ce grand sac de voyage
romanesque que nous nous prêtions, Grieg et moi, comme deux moines
une seule paire de sandales, quand l’un des deux partait prendre le train
pour rejoindre amants, amantes, un grand sac, pas de valise à roulettes,
repoussant la déchéance. Aussi, en prévision, j’ai avalé un cachet de
paracétamol 1555. J’en ai glissé deux autres dans la case monnaie de mon
portefeuille. Et, les rues n’étant pas le sol vivant dont j’avais pris le
tempo, j’ai chaussé mes grolles magiques dont les semelles promettaient
d’être élastiques. Bondissantes. À propulsion. Pour finir, j’ai enfilé ma
parka simple et directe, à zip ; et néanmoins secrète, à poches ; et
néanmoins classe, à queue de pie.

Je partais pour Lyon où l’on m’avait invitée à parler des Animaux, en


présence de deux autres écri-vains dont les romans abritaient également
des animaux.
Le RAV 4 × 4 trois portes roulait au pas. Il avait dix-huit ans et peu de
kilomètres. Un peu plus de cent mille. Jamais de voyages, encore moins
de tourisme. On était arrivés à pied par cette piste, Grieg et moi, quatre
ans plus tôt, le jour où nous avions découvert la prairie au milieu de la
forêt, et sa maison. La grande lumière de juin avec nous. La chance aussi,
on croyait.
6

Quatre ans plus tôt, un jour nous promenant, on avait, Grieg et moi,
découvert Les Bois-Bannis, un lieu qui semblait en effet banni du monde,
tenu à l’écart de toute noirceur. On avait quitté l’autoroute, on était entrés
dans une vallée que nous n’avions encore jamais explorée, plus décalée,
plus oblique que les autres, faisant une courbe qui la cachait. On l’avait
remontée jusqu’au dernier bourg. Vastes prairies agricoles. Pâturages. On
avait pris un chemin forestier bien tracé, jusqu’à un parking, poursuivant
à pied un chemin interdit aux voitures. Celui-ci menait à une clairière
surmontée de deux rochers géants et encerclée par une belle forêt mixte,
feuillus, surtout des chênes et des châtaigniers, et résineux, des épicéas et
des pins sylvestres, que l’on était en train d’éclaircir car des troncs aux
corps immensément longs étaient entassés les uns sur les autres. Une
impression de carrefour boueux, de rudesse et de travail, malgré l’afflux
de la lumière. Là, trois possibilités, continuer à pied le chemin forestier,
large, bien tracé, officiel, qui s’en allait vers la droite explorer le versant
nord. Ou bien prendre le GR 5 couplé avec la voie romaine, une sorte de
chemin dallé, malaisé, faisant de grandes boucles dans la montagne, très
raide à cet endroit, creusé entre deux ornières et qui traversait la clairière.
Ou bien s’enfoncer le long d’une piste qui semblait naître là pour
s’éloigner mystérieusement vers la gauche à travers une forêt de pins
sylvestres aux troncs roses, rochers épars, fougères-aigles et grandes
molinies, une variété de graminées géantes. La piste mystérieuse nous
avait menés sans rien dire à un petit cimetière en pleine forêt, clos d’un
mur bas aisément franchi, dans lequel nous avions fait halte,
impressionnés par son assemblée de stèles, pas plus d’une trentaine,
restées bien droites, exemplaires de rectitude, mais étrangement enfouies
sous des campanules persicifolia, gonflées d’azur, un lâcher de ballons,
bleu pâle, ou presque blanc, ou bleu ciel, ou bleu soutenu, toute une flotte
de montgolfières en partance, déjà détachées de la terre, et voilà sans
doute pourquoi nous avions poursuivi le chemin aussi légèrement, menés,
soulevés par elles, les campanules, jusque tout au bout, où, quel
étonnement, une prairie irrésistible, éblouissante, ronde, telle une écuelle,
s’étalait au pied d’une immense moraine grise stoppée net à son bord.
Son effondrement stoppé là. On ne savait pas si celui-ci menaçait ou
protégeait les Bois-Bannis, dont une pancarte clouée à un immense pin
sylvestre annonçait son nom étrange de lieu-dit.

Il fallait le trouver, ce lieu-dit. Une bizarre maison à l’air têtu le gardait


en lisière. Basse, trapue, à colombages. Délaissée depuis longtemps. Un
potager, dont on pouvait encore deviner les traces, entre ses hautes bornes
de granit, l’accompagnait. Pourquoi est-ce que toute ma vie j’ai autant
aimé les choses abandonnées, et particulièrement les maisons ? Tomber
sur une maison abandonnée, c’est le rêve. On désire aussitôt s’y
introduire, l’explorer, escaliers, chambres, grenier. Devant celle-ci, la
dernière, j’avais tout de suite pensé à une table en merisier, mais quand
nous étions entrés, la table nous avait paru être la table de gens qui avaient
voulu au moins onze enfants de Dieu. – Pourquoi de Dieu ? – Intuition
qui s’éclairera plus tard. Donc une table de trois mètres de long. Quelle
table étrange pour nous qui n’avions jamais vécu en communauté, à peine
en famille. Et j’avais tout de suite pensé à des verres encore posés sur la
table, et à une carafe, quelque chose de scintillant, mais cette fois, il y
avait bien des verres, mais presque éteints. Et j’avais aussi tout de suite
pensé à une cuisinière en fonte sur trois pieds, portant encore une fois une
marmite dont le fond était noir, mais cette fois, son fond était d’un noir
définitif. Punk. No Future. Et j’avais tout de suite pensé à des marches en
bois vacillantes, mais est-ce que c’était elles qui vacillaient, ou bien nous
deux, Grieg et moi ? À une porte entrouverte sur un lit défait dont les
draps n’avaient pas été retirés, roussis par le temps, gardant la forme de
deux corps obstinés, mais nous n’avions trouvé qu’un édredon crevé par
les rats, dont les plumes s’envolaient à peine j’ouvrais la bouche, tel un
commentaire ironique à la mélancolie qui nous avait peu à peu imprégnés.
Et à qui avait appartenu ce canotier ? Et cette robe à semis de fleurs
minuscules, tombée en poussière quand je l’avais touchée ?

C’était une maison oubliée, plus oubliée que toutes nos précédentes
maisons, au milieu de ses débris de lait de chaux. Un prototype
d’innocence non historique mais en morceaux. Et malgré cela, ou grâce à
cela, indiciblement pleine de vie dans son absence de salut final. Et voilà
pourquoi elle nous avait charmés intensément. Mais pas autant que la
prairie à ses pieds.

Un fragment d’holocène négligé par le capitalisme.

Une prairie tout entière fleurie. Épaisse. Vivante. Réelle. Rien


d’abandonné. Et soudain la Terre ne nous avait plus semblé aussi abîmée
que ça. Elle aurait pu repartir. Elle pourrait repartir. Refleurir. Aussi, dès
le lendemain, nous nous étions renseignés. La propriété des Bois-Bannis
appartenait au dernier descendant d’émigrants aux États-Unis. Personne
jamais ne l’avait vu. Il y était toujours. La prairie, 7 hectares et 63 ares
d’un seul tenant, avait été prise en main, sans plus de cérémonie, par un
agriculteur de la vallée, inscrit à la FNSEA, entre-temps devenu vieux, et
mort ; puis par son fils, devenu vieux, lequel à son tour l’avait alors cédée
à une jeune néorurale et à son frère, inscrits nulle part, et tous les deux à
l’avant-garde des pratiques agricoles en montagne et qui l’exploitaient de
façon raisonnée. Au final, après des recherches généalogiques, nous
avions pu acheter le bâti et 63 ares de la prairie, Grieg et moi. On n’avait
pas voulu se soucier du présage que contenait le nom du lieu-dit. Présage
qu’on pouvait d’ailleurs prendre de deux façons, car Grieg, lui, se sentir
banni, il avait toujours aimé ça, il l’avait même cultivée, cette sentence.
Chassé d’un monde coupable, disait-il. Bref, encore une fois nous avions
remis ça : renaître ailleurs. Innocents et bannis.

Cette maison n’en jetait pas. Délabrée ce qu’il fallait. Pas trop. À
peine. On l’avait découverte au moment même où j’avais eu envie de
changer encore une fois d’air. D’aller voir deux vallées plus loin. D’y
trouver quelque chose de moins en surplomb, de moins exposé. De
vraiment caché. Pour nous sortir sans trop de casse du chaos qui
s’annonçait et que tout le monde avait senti venir sans bouger le petit
doigt. On voulait juste continuer à se faufiler. Grieg, d’accord pour tout.
Et moi, je voulais encore une fois goûter le plaisir infini de déguerpir.
Déguerpir, c’est ma base de romancière. De livre en livre, je me suis
accrochée au déguerpir comme à la queue d’un renard. Préfixe, de
l’ancien français guerpir, abandonner ; de l’allemand werfen, jeter ; du
suédois verpa ; du gothique vairpan ; du wallon diwerpi ; du provençal
degurpir. Je me suis construite sur ce mot. Être forcée d’abandonner un
lieu pour un autre tout aussi improbable. Cette fois, c’était Les
BoisBannis. On s’y était installés au printemps suivant, cartons de livres
et ânesse. On avait pris le pli. Grieg s’y était aussitôt aménagé son bureau
sous le toit, fenêtre bouchée par ses livres ; moi le mien, la porte à côté,
fenêtre donnant sur la prairie.
15

À présent, la piste forestière était toujours interdite aux voitures, sauf


aux riverains que nous étions devenus. Pluie sur le pare-brise. Gouttes qui
entrent par la vitre baissée. Fouillis des talus qui défilent. Molinies, joncs,
prêles. Fuite d’une forme ardente dépassant des frondes des fougères-
aigles. Pas celle que j’espérais. Et maintenant, les pins sylvestres, troncs
espacés, hauts, sinueux, aux écailles roses, une forêt de serpents charmés,
dressés. On voit loin à travers eux. Aucune cachette. Je guette quand
même encore tout en roulant. À la hauteur de l’enclos du cimetière, j’ai
encore espéré.
C’était un cimetière, pas loin de notre maison, un cimetière perdu
comme elle dans la forêt, un très petit cimetière excentré, clandestin, d’un
genre connoté, mal vu par tous les pouvoirs, banni, un cimetière de
réfractaires qui se voulaient exemplaires, un cimetière sans cérémonial,
tout petit.
Plus loin, quand je suis arrivée à la clairière, j’ai roulé au pas tout en
scrutant les alentours de ce carrefour traversé de chemins. La commune
l’avait transformée l’année précédente en une sorte de place, celle d’un
parcours de santé, avec tables et bancs en rondins, et panneaux où l’on
pouvait lire des sentences hygiénistes.
La place était vide.
Plus bas, le parking était vide.
Alors, je n’y ai plus cru. J’ai foncé.

Rejoindre les autres n’a jamais été simple pour moi. J’aimais voyager,
prendre le TGV, traverser les paysages. Les voir bouger, se transformer
insensiblement, mais cela demandait que je me transforme moi aussi en
quelqu’un d’autre. Avoir l’air sûre de cet autre. Cacher la renarde au fond
de moi. Et pas seulement la renarde, mais la forêt. Tout cacher. Tout
rabattre. Les branches, les broussailles, les herbes et les nuages. Les
frondaisons. Faire confiance à ma parka, elle était en satin waterproof vert
émeraude. Je l’avais longuement portée. Puis plus. Elle s’était usée. Plus
qu’usée. Mais je l’aimais tellement que je l’avais suspendue dans ma
chambre tel un objet de méditation sur les mues qu’on abandonne derrière
soi. Pourtant, ce jour-là, je l’avais choisie pour aller à Lyon. Pour oser être
qui j’étais, il le fallait. Quelqu’un qui venait de la forêt. Qui venait parler
de cet ailleurs. Le défendre. Ces autres réalités, ces autres connaissances,
ces autres appartenances qui peu à peu m’ont constituée, ces autres
pouvoirs, ces autres sensations, cette autre sensibilité, il faudra les dire.
Dans ma tête, je me préparais à prendre la parole. À parler pour les
arbres. À parler pour les bêtes. Je ne suis pas venue seule. Je suis venue
avec la forêt. Et puis, ne pas oublier, cette histoire d’animaux n’est
absolument pas abordée de la même façon par nous trois. Les deux autres
romans sont l’histoire d’un monde masculin qui s’effondre au centre, une
épopée sociale avec dynastie, héritage, logos et transcendance. Le mien,
serait davantage une histoire vue par une femme qui déplace le centre vers
les marges et les caches profondes sur le point de s’effondrer elles aussi. Il
me semble. Je n’en suis pas si sûre. Différence néanmoins qui ferait sans
doute le débat.

Gaëlle, qui avait organisé notre entrevue, et que je n’avais encore


jamais rencontrée, m’attendait sous un parapluie à la gare de Lyon-
PartDieu prise dans un déluge et dans la nuit déjà, si bien qu’au fond du
taxi qui nous emmenait, je n’avais presque rien pu distinguer d’elle, sauf
ses hautes bottes en cuir qui atteignaient ses genoux, et sa voix qui me
parlait de son fils Noé, 6 ans, fan des mammifères marins dont, disait-
elle, il savait sur le bout des doigts la liste de l’UICN, et nous l’avions
ensemble énumérée, et je me sentais bien dans la nuit liquide de Lyon,
phares, néons bariolés, feux rouges passant au vert, entourée de tous ces
phoques, ces baleines, ces orques qui nous escortaient, plongeant,
ressurgissant, noyés de pluie.

Puis la Villa. Une estrade sous les projecteurs. L’abîme d’une salle
plongée dans le noir. Plusieurs fauteuils. Les deux écri-vains que je
rencontrais pour la première fois, L.J. et S.M. Leur visage. Celui de
Morianne venue de Paris mener la rencontre.
Dans le train, un peu plus tôt, j’avais encore réfléchi à ce qu’était pour
moi le centre, à ce qu’étaient les marges. Bien définir ce qui m’est
extérieur et ce qui m’est intérieur. Où est le seuil ? La frontière ? Il me
reste 45 minutes. Le TGV filait. Il faudra que j’explique aussi que ce
besoin de déplacement aux marges reste pour moi le lieu d’un mystère.
Quelque chose d’étrange. Je ne comprends pas très bien pourquoi il me
semble appartenir en premier à ces marges, comme si elles étaient la part
secrète de mon être. Pourquoi je ressens pour les choses qui vivent et
respirent autour de moi une telle appartenance. Pas une seule fois, face à
une bête, j’aime le mot bête, je n’ai perçu l’altérité radicale, cette
rupture, cet abîme de la différence, ce gouffre dont parlent les hommes,
même les plus cultivés, les plus intelligents, les plus soucieux du monde
animal. Jamais.
Face au monde animal, je me sens du même bord. Et très rassurée de
l’être. C’est à un tel point qu’il m’arrive, vis-à-vis d’un humain, de me
réfugier dans le regard du chien qui l’accompagne. Dans certaines
situations, je me taillerais vite fait avec le chien. Sortir d’un bond de moi
rejoindre le chien. Filer à quatre pattes. Me casser. Combien de fois cela
m’est-il arrivé, de croiser le regard du chien et d’y trouver d’emblée
loyauté, complicité, profondeur, goût du jeu ? En connexion immédiate et
totale ? Alors que dans le meilleur des cas, le regard de l’humain allant
avec ce chien me laisse sur le qui-vive, avec au fond de moi un étrange
réflexe de fuite, lui préférant l’autre monde. Celui du chien. Comment
expliquer ça ? Faute de chien, il m’arrive d’avoir l’irrépressible besoin de
fuir, par exemple au cours d’un repas de famille, dans les profondeurs du
buffet en noyer, rejoindre les vieilles assiettes et les soupières où passent
des charrettes de foin sous des horizons bleus.

J’entre dans une pièce inconnue, je cherche des yeux le chat, le chien de
la maison. Et sinon, le ficus. Ou alors un bouquet sur la table. Ou alors un
compotier, une orange. Ou alors une mouche. Est-ce qu’il y aurait au
moins une mouche ici ?
Je suis sûre d’être née comme ça. Je suis sûre d’être née avec le désir à
jamais de rejoindre la densité brute et brûlante, épaisse et délicate, légère
et taciturne, toute dans l’émotion de vivre, dans la sensation de survivre,
d’être-là, dans ce qui exulte ou qui tremble, qui m’entoure sans la
moindre altérité. Oui, mais comment décrire le brusque froissement
d’ailes de l’oiseau qui s’envole parce qu’il m’a vue et que je porte en
moi, d’être humaine, l’effroi ? Moi, d’un coup déchirée en deux, fuyant
et regardant.

Longtemps, je me suis ressentie comme une anomalie, pas née dans la


bonne espèce, et je me répondais, c’est impossible, tu n’es pas une
anomalie, ce qu’on ressent, on n’est jamais seul à le ressentir. Tu as
certainement une sœur quelque part. En effet, j’en avais une. Janet Frame
n’a-t-elle pas écrit dans Vers un autre été – à la fois son premier roman,
matrice d’Un ange à ma table, et son livre posthume, n’ayant jamais
voulu qu’il soit publié de son vivant tant elle y affirmait – plus de douze
fois – qu’elle n’était pas un être humain mais un oiseau migrateur que les
humains effrayaient ? Sa lecture, un choc, une totale surprise, la joie,
avait légitimé en moi ce sentiment d’étrangeté qui me constitue en
profondeur.

Et pourtant, quelle merveille, il arrive parfois que l’énigme qu’est pour


moi un être humain se dissipe et qu’il me devienne étrangement proche,
comme si je me trouvais soudain en présence des tremblements de
l’amour, du seul et véritable amour. Ou face aux bosquets de l’amitié,
profonds, secrets, pleins d’échos, t’en souviens-tu ? Ou du désir ? Cette
immédiate envie – suscitée par un visage – de rejoindre l’autre moitié de
mon corps, quelque chose comme ça, d’intense, de vivant, de tremblant,
où je fais halte. Où rien d’autre ne compte. Où je suis de retour chez moi,
où je me retrouve entière.

Une fois assise sous la lumière des projecteurs, devant la salle


totalement noire, je n’ai évidemment pas dit tout ce qui m’était venu à
l’esprit.
Je n’avais pas vu passer mon temps de parole, et il était passé.
À présent, Morianne s’adressait à L.J. dont le domaine était l’autre
pôle de la littérature française, le puissant, le dominant, le patriarcal, celui
dont je m’étais depuis longtemps échappée.
Il y eut encore quelques échanges entre nous. Puis fini. On s’est levés.
Quand je me levais, je devais, depuis peu, faire attention à ce que mon
corps ne vacille pas. Je me suis mise debout, et c’est alors que j’ai pris
conscience des Buffalo argentées à plate-forme que j’avais aux pieds.
Quelle idée d’avoir chaussé ce matin ces grolles monstrueuses pour venir
disserter du regard de la gazelle ? – Oui, mais on annonçait de la pluie, et
c’était les mêmes que celles de Brigitte Fontaine, chanteuse archiculte,
écrivain aussi, un an de plus que moi, laquelle un jour lança : « Si on me
dit écri-vaine, je tue. »
Donc, très bien, ai-je pensé, justement, j’ai chaussé le genre qu’il
fallait. Le genre qui brouille les frontières, refuse les cases et les identités
fixes, le genre de grolles très mec portées avec la plus grande mauvaise
foi par une vioque devenue vulnérable. Comme moi. Quoi qu’il en soit,
pensais-je encore, leur rôle n’est pas de me permettre de m’affirmer
hybride, ceci et cela, du centre et des marges, floue et fluide, étrange et
bizarre, queer, ou de revendiquer une psyché bisexuelle, on s’en fout,
mais de me rappeler que je dois avant tout avancer sans tenir compte de
personne. En fait, j’ai chaussé ce matin deux îles dérivantes, coupées net
du socle continental, patriarcal et réflexif, très utiles pour retourner d’où
je venais. Elles m’attendent.

Elles m’attendaient.

En me mettant debout, je me suis calée à fond dans mes chaussures, et


j’ai senti qu’en moi quelque chose se déclenchait, carrément un incipit, et
tout en descendant de l’estrade, en aparté, je leur ai parlé, je leur ai
murmuré : Oh ! mes Buffalo enchantées, où est-ce qu’on va maintenant ?

Et pourtant je n’ai jamais été très chaussures.


En fait, ces chaussures n’étaient pas seulement les mêmes que celles de
Brigitte Fontaine, mais les mêmes que celles de Neil Alden Amstrong, le
premier être humain qui a marché sur la Lune, le 25 juillet 1666, dans des
boots argentées. Et je me suis sentie étayée, déterminée, prête à aller
crapahuter là où je savais déjà que j’irais, dès mon retour aux
BoisBannis, mais un peu plus loin que lui : On the dark side of the moon.
Et dans les larges escaliers de granit gris de la Villa, le long des couloirs
muets menant à la sortie, parmi les feuilles d’automne tombées des arbres
du parc, en plein dans les flaques d’eau noire de la rue où nous attendions
le taxi, je sentais que nous crevions du désir d’aller, mes chaussures et
moi, ensemble au-devant d’actes révolutionnaires et minuscules,
d’actions directes, poétiques, d’augmentation humaine jusqu’au
nonhumain, jusqu’au sensible absolument. Et que ça restait possible. Que
je serais encore capable de courir les forêts. Par exemple devenir une
piegrièche écorcheur rien qu’à camper au même lieu. Le raconter.
Devenir du vert électrique à force de regarder en face la prairie aux
alentours du mois de mai. Le raconter. Devenir le bloc bossu d’une
moraine qui n’en peut plus, avancer quand même. Ensemble, claudiquer.
Le raconter. Je ne sais pas ce qui avait déclenché en moi ce processus
bizarre. Je n’imaginais pas à quel point ces pompes, tels deux éléphants
gris, se proposaient de m’emporter sur leur dos explorer encore les
montagnes.
11

Je m’étais fait réveiller à sept heures. Dans la salle du petit déjeuner,


Morianne était seule à une table devant un minuscule café à moitié bu,
son visage bizarrement rétréci, penché sur un smartphone. Comme je
m’approchais, elle m’a chuchoté quelque chose que je n’ai pas très bien
compris, ajoutant que son taxi, réservé la veille, était là, et m’offrant de
filer avec elle à la gare. Il fallait faire vite. Très vite. Et déjà elle était
debout. J’étais descendue avec mon sac. Elle aussi. Nous nous nous
sommes calées au fond de la voiture derrière le chauffeur qui à notre
demande recherchait en pianotant sur son tableau de bord, obligeamment,
façon de gagner quelques secondes, à quels quais nos trains étaient
annoncés, et à part le smartphone de Morianne qui n’arrêtait pas de
signaler des messages qui dégringolaient dedans, ploc, ploc, ploc, et à
part Morianne qui faisait semblant d’en rire, tout était normal. Même les
embouteillages. Même la pluie sur Lyon. Tout était normal, disait le
chauffeur qui dans la pénombre devinait notre panique brûlante à la buée
qui lentement obstruait les vitres. Nous allions rater nos trains. Et pas
n’importe quels trains. Quand même pas les derniers trains du monde,
mais pas loin, me semblait-il avoir compris. La gare enfin. Nous avons
couru. Même, nous bondissions. Je me revois suivre la petite redingote de
Morianne bleu nuit à lisérés rouges, une adorable redingote d’officier
romantique allemand, et ses bottines à talons, de toute la vitesse dont
j’étais capable, et je pensais, j’arrive à courir comme autrefois, je ne
savais pas que mon corps pouvait encore me donner des sensations aussi
jeunes. C’était exquis. Et je courais, courais à grandes enjambées,
propulsée par l’impatience de mes chaussures, mon âme sur leurs talons,
tellement j’allais vite, car j’ai quand même une âme même si je me sens
du versant animal. Très animale. Avec cependant mon couteau dans la
poche. J’ai toujours un couteau en poche, en plus du crochet à tiques
conçu sur le modèle d’un mini-pied- de-biche, et un carnet, pas forcément
de moleskine, un simple petit carnet de rien du tout, et son crayon ; mais
on pourrait aussi trouver dans mes poches, si on me les faisait, un éclat
d’aérinite bleu azur que Grieg m’avait rapporté des Pyrénées après en
avoir longtemps cherché le gisement, car le fond bleu de la mandorle de
l’église de Sant-Climent-de-Taüll en Catalogne a été peint avec du
pigment extrait de morceaux d’aérinite ramassés dans les torrents des
montagnes, juste à côté. Et dans mes poches, on aurait encore pu trouver
une clé USB. Un flacon d’huile essentielle d’hélichryse. Un galet
cabossé, tout blanc, qui avait miraculeusement la forme d’une tête de
mort, aux orbites noires.

Quand la parataxe règne, le procédé qui consiste à juxtaposer des


phrases sans expliciter le rapport de coordination qui existe entre elles, il
faut serrer les dents.

Le TGV pour Paris partait trois minutes après mon TGV pour
Strasbourg, que j’ai eu. C’était vraiment le dernier à partir. À être parti.
Enfin, il me semblait. Le dernier train pour un certain temps. Est-ce qu’il
s’agissait d’une grève sauvage qui allait bloquer le pays on ne savait
jamais pour combien de temps ? Est-ce que c’était le début d’une crise
sociale dont personne ne connaissait l’issue ? Ou le début de la Fin ? De
la fameuse Fin ? En tout cas, le dernier TGV glissait à travers la
campagne et j’avais l’impression que le monde s’anéantissait derrière lui.
J’ai pensé avec un frisson d’effroi que cette fois-ci, au fond de mes
poches, je n’avais pas pu résister, il y avait en plus du reste, le petit savon
rond et le minuscule nécessaire à coudre dans son étui de carton blanc
qu’on avait posés par précaution, ou qui sait en prévision, sur le bord du
lavabo de marbre blanc de l’hôtel au piano bar éteint, absolument
ridicules d’être si petits, infimes, enfantins, mais justement, justement,
magiques, qui sait, magiques, contenant un immense pouvoir concentré
d’être infimes et enfantins. Mais ne les avait-on pas plutôt posés sur le
lavabo par dérision ?
12

Au début de cette histoire, il m’arrivait de me pincer pour savoir si


j’étais dans une fiction, dans une non-fiction, dans un rêve éveillé, dans
un rêve endormi, ou dans la vie réelle. Il m’était impossible de décider.
D’ailleurs plus personne ne savait où l’on se trouvait. On avait un grand
sentiment d’invraisemblance. Parfois, d’irréalité. Des choses
complètement irréelles nous atteignaient.

Le parking de la gare de Strasbourg était archiplein comme toujours, et


ma voiture toujours là, tranquille, pas bougé, avec son tableau de bord
voilé d’une poussière de pollens ; son tapis de sol jonché d’un fatras
d’aiguilles de pin, de tickets de stationnement et de sable des chemins.
Les montagnes au loin, elles aussi, tranquilles, pas bougé, à demi cachées
comme toujours sous des nuages gris qui m’ont fait penser à un troupeau
d’holothuries vers lesquelles j’ai foncé. Les routes étaient plutôt calmes
tandis que je montais avec l’impression de laisser le monde derrière moi.
Et l’humain ? Tu en fais quoi ? Je me suis répondu une phrase qui ne
voulait rien dire : Savez-vous que le corps humain s’inscrit dans un carré
et qu’il est égal en largeur et en hauteur ?

Il était temps que tu arrives, a grogné Grieg qui m’attendait devant la


maison, dépenaillé et de mauvais poil comme toujours, escorté d’un
chiffon gris, cendreux, aussi hirsute que lui, à l’arrêt à ses pieds, prêt à
bondir vers moi. Je n’y ai pas cru. C’était la petite chienne. J’ai crié : Yes
! Alors, elle a jailli. Elle m’a fait la fête, comme si nous étions amies
depuis l’enfance et que nous nous retrouvions soixante-dix ans plus tard.
Elle traçait autour de moi de grands cercles de joie, se carapatant à toute
allure de joie, revenant, puis hurlant sa joie de plus en plus follement, et
j’ai roulé dans l’herbe avec elle, lui murmurant à l’oreille mais alors, ma
chérie, tu n’étais pas partie.
Grieg, debout, immobile, rétif à son habitude, pas commode, un reste
de révolte enfantine flottant comme toujours autour de son visage,
attendait la fin de ce numéro de séduction, de déraison, et mes bras pour
que je l’y serre tout de même, lui aussi.
Ce que j’ai fait aussitôt relevée.
Comme jamais.
À l’étouffer.
On aurait dit qu’un siècle s’était écoulé depuis mon départ. Et j’ai
encore serré Grieg, tellement il m’a semblé accablé, gris, déjà grillé,
tellement grillé, voûté, frêle, que je le serrais, le serrais dans mes bras, et
soudain je me suis souvenue d’avoir embrassé, enfant, une portée de
petits chiens jusqu’à les étouffer, mais Grieg aimait avoir eu une seule vie
avec moi, une seule ligne continue de notre rencontre, jusqu’à la mort
sans doute, une vie où sans doute je l’avais étouffé, oui, mais il avait
aimé ça, il l’aimait encore, une vie où moi, il m’avait rudoyée, ironisée,
mais j’avais aimé ça, et je l’ai serré encore davantage.
— Il était temps que tu arrives, a répété Grieg au courant de rien. Alors
je lui ai parlé du message sur le smartphone de Morianne, et du dernier
TGV que j’avais attrapé. Grieg a dit, ça va finir par barder là en bas.
Alors, il a reculé d’un pas, me dévisageant avec ombrage : Tu as les yeux
brillants comme si tu avais bu. Mais fais attention à toi. Tu es devenue
fragile.

Nous l’étions tous les deux. C’était flagrant. D’étranges vieillards


abritant un enfant. Des vioques. J’aime beaucoup ce mot, vioque, il dit
l’effarement insoluble de l’enfant qu’on est resté.

C’est alors que j’ai demandé à Grieg : Dis-moi, la chienne, quand estce
qu’elle est revenue ? – Deux minutes avant toi. Elle devait t’attendre.
Moi aussi. Tu en as mis du temps.
Yes qui s’était calmée, patientait, observant mes échanges avec Grieg,
emmitouflée dans sa serpillière de longues mèches grises qui flottaient au
vent. Devant la maison, il y avait toujours du vent.
— On se choisit des chiens qui nous ressemblent, a dit Grieg,
interceptant mon regard, sans que je sache si c’était persifleur ou non.
Immobilisée dans la posture du sphinx, ses deux pattes
extraordinairement fourrées, larges, robustes, allongées devant elle, Yes
nous suivait de son regard ardent, de ses oreilles en alerte, de sa petite
truffe noire au vent, de son bout de langue rose, de tous ses muscles prêts
à jaillir au premier geste. Rien de servile. Passionnément attentive. Avec
dans les yeux un je-ne-sais-quoi d’enfant terrible. Une petite chienne qui
en avait vu d’autres. Néanmoins très joyeuse. Assurément joueuse. Un
peu Harold. Moi, c’était Maude. Dès lors complices. Un chien de berger,
a répété Grieg. En fait, une bombe d’énergie.

La prairie, couverte encore d’un court regain de centaurées, de mauves


musquées et des dernières marguerites que la pluie de la veille avait
avivées, bougeait sur place, bougeait, agitant ses couleurs.

Déjà, Yes m’avait à l’œil. Déjà elle ne supportait pas que je disparaisse
de sa vue. Je lui ai dit : Première chose, te soigner. Tu attends.
Je suis revenue avec le peigne à larges dents – celui de Babou, notre
dernier chien – que j’avais conservé, et avec du vinaigre blanc et un pot
de confiture vide.
Yes était debout, soudain haletante d’inquiétude. Je me suis penchée
sur elle. Je l’ai prise dans mes bras. Un petit ballot qui ne pesait rien du
tout. C’était une chienne maigre sous son gros manteau feutré. Je l’ai
reposée par terre. Tandis que son corps tressaillant me suivait de près en
train de démêler son pelage au peigne, tout ce qu’il y a de cruauté dans le
monde entier s’en envolait par poignées, tout ce qu’il y a de servitude, de
perversité, d’abandon flottait à présent joyeusement au-dessus de la
prairie, métamorphosé en petits nuages vaporeux. J’ai dit à Yes : Et
maintenant, écoute-moi, je vais te soigner. Couché. Elle s’est couchée sur
le dos, pattes écartées, dévoilant la carène de sa cage thoracique et le plat
de son ventre. À la lumière du jour, sa peau ocellée d’ecchymoses était
aussi cloutée de tiques, ce dont je me doutais, mais c’était à un point
effrayant. La nature bouffait de la nature.
J’ai commencé par inonder de vinaigre les tiques une à une. Certaines,
déjà mortes, crevées d’un coup de dent, ridées, dégueues. Ensuite, j’ai
glissé subrepticement le crochet sous le ventre obèse de chaque monade
philosophique encore vivante, donc toujours en train de sucer le sang,
façon de ne pas les déranger dans leur concentration, sinon je savais
qu’elles lâcheraient leur poison. Je l’avais lu. Je plaçais donc le crochet
autour du rostre que la tique porte à l’avant, tel l’éperon denté d’un
poisson-scie, et des deux pédipalpes qui l’encadrent, tous les trois
enfoncés dans la chair de son hôte, et je tirais prestement. Surprise en
pleine méditation, la tique était prise. Ensuite, je la faisais retomber dans
le pot. Peu à peu celui-ci grouilla d’ixodia – il faut le passé simple ici –
aux abdomens gonflés, perles somptueuses d’un gris moiré – c’est
comme ça, je ne peux pas faire autrement, j’adhère lyriquement au
moindre réel quel qu’il soit – et d’autres, petites, des nouvelles venues,
restées rougeâtres, dont on pouvait encore nettement distinguer la couleur
orange de l’écusson dorsal.
Toutes agitaient leurs quatre paires de pattes noires, avec une
souveraineté terrifiante quoique naine, chacune me disant je suis, de la
même façon que les notes d’une grive emplissant l’aube me disent je suis,
ou que la ramure d’un érable sycomore dilate invisiblement dans l’espace
ses milliers de petites grappes d’or pendant sous ses feuilles, me dit je
suis, au mois de mai. Ou que le corps d’un chevreuil, s’arrachant du sol,
bondissant dans l’espace, me dit je suis. Certains je suis plus difficiles à
accepter que d’autres. Certains terrifiants, ça va de soi. On n’est pas au
Paradis. On est sur la planète Terre, ce qui est nettement plus intéressant.
Y sommes-nous au-dessus du reste des vivants ? Ou dépendons-nous les
uns des autres, imbriqués les uns aux autres, y compris aux créatures les
plus à vomir, mais autant que les autres nécessaires ? Mes sœurs les
tiques. De la nature, on ne peut pas seulement s’émerveiller. L’horreur
qu’elle nous inspire a son importance.

Yes, elle, imperturbablement attendait que j’aie enfin terminé.


J’ai donc inspecté ses oreilles, son cou, ses aisselles, le bord de ses
yeux, son ventre tuméfié, l’aine de ses cuisses encadrant les babines du
petit sexe torturé. J’ai dit un instant, Yes. Elle ne bougeait pas, toujours
sur le dos, confiante. Je suis revenue avec une bassine d’eau tiède, du
savon de Marseille, un tube de pommade, un linge. J’ai enlevé doucement
le sang séché, les autres fluides séchés. J’ai rincé tandis qu’une colère
sombre m’envahissait.
Puis j’ai dit c’est fini.
Elle s’est relevée. S’est secouée. A dansé de joie. Est revenue à mes
pieds, s’est assise face à moi en sphinx, ses deux pattes avant côte à côte
devant elle. C’était un genre de petit briard. Elle en avait le côté
déguenillé qu’elle gardait même brossée. De longues oreilles tombantes,
prémices de boucles d’oreilles, j’allais le découvrir, au poil soyeux et
noir. De larges yeux couleur de giroflée, d’un brun mordoré, qui
m’observaient entre les mèches d’une frange épaisse. Un bout de museau
noir, humide, brillant, encadré de grandioses moustaches qui venaient
d’être délicatement lissées. Complétant le portrait, au-dessus du triangle
parfait d’une barbiche auburn : une bouche sans lèvres, juste un arc
infiniment sérieux. L’ensemble, yeux, nez, bouche formant un petit
visage sévère et froncé, presque revêche, intraitable et même tyrannique,
conscient au plus haut point de son rôle, un visage qui ne plaisantait pas,
qui me disait : j’ai depuis des siècles été façonnée par les humains à
conduire leurs troupeaux de brebis si bien que c’est devenu mon «
essence ». Toi aussi je te conduirai. Toi aussi je te veillerai. J’en ai
ressenti une impression de lien scellé entre nous deux qui m’a brouillé les
yeux. Alors comme ça, Yes, tu es venue jusqu’ici, et tu vas rester ? Et
longtemps je lui murmure qu’elle est ma chérie. Elle me répond de tout
son corps oui, je sais.
C’est alors que la chienne, sentant que c’était fini d’être soignée, s’est
mise à m’enfermer une nouvelle fois dans une ronde – dont j’étais le
centre –, tournoyant à toute vitesse, m’y retenant à triple tour, m’y
séquestrant, aboyant comme on hurle sa joie de dominer l’autre qu’on
adore, moustaches au vent. Elle n’avait pas plus de deux ans, c’était sûr.

J’ai repensé à la voiture dont les phares avaient coupé la nuit de leur
lame de porcelaine. Il y a sur Terre des types à la recherche de jolies
petites filles, des prédateurs tout au sombre plaisir de les traquer, tout au
plaisir du pouvoir qu’ils ont de les effrayer, de les tuer. Il y en a d’autres
qui traquent les jolies petites chiennes. Cette nuit, il me faut une jolie
petite chienne. Ce n’est pas la même chose et c’est la même chose.

C’était décidé : celle qui était venue vers moi, je la garderais.

Je l’avais gardée. Je n’allais tout de même pas mettre un post sur Pet
Alert. Ou chercher à questionner la puce électronique implantée, qui sait,
sous sa peau. Une petite chienne sachant s’enfuir de chez un salaud, ça se
garde. Comment avait-elle pu briser sa chaîne ? Ça restait un mystère.
C’était une chaîne de mauvaise qualité, avait dit Grieg. Ou qui avait
beaucoup servi, avait-il ajouté pour me faire hurler.

La Société, dans la plaine, tellement morose, morale, angoissée : un peu


de folie, ça ferait du bien.
13

Le même après-midi, tandis que nous étions assis à la grande table


d’en bas, à prendre un thé comme quatre fois par jour, Grieg – je l’avais
senti préoccupé depuis mon retour – m’a parlé de dormir ensemble, lui et
moi dans le même lit. Nous avions toujours eu chacun notre lit, un lit
d’ermite, dans deux chambres séparées, si ce n’était parfois dans deux
maisons distinctes, chacun tenant farouchement à son indépendance.
Mais l’après-midi de mon retour, Grieg m’avait semblé inquiet. Il
n’aimait pas ça, les troubles sociaux. La barbarie n’est jamais loin, elle
attend juste sous la peau, disait-il. Il a répété : pourquoi on ne dormirait
pas ensemble ? J’ai dit : dormir ensemble ? J’ai ajouté : un seul lit pour
nous deux ? Et d’un coup l’idée m’a plu et j’ai dit que j’allais fabriquer
un sommier king size de 255 cm × 255 cm. Ce que j’ai entrepris dans
l’heure sous le regard de Grieg, l’air enchanté, mains dans ses poches.
— Tu veux regarder vers l’est ou regarder vers l’ouest ?
Il a dit : comme tu veux.

C’était un simple cadre de quatre planches clouées, posé au sol, dans


lequel j’ai commencé à entasser trois ans de journaux en les ficelant par
petits tas de 45 centimètres de hauteur. Trois ans de mauvaises nouvelles
arrivées chaque jour, a dit Grieg, on se demande pourquoi tu restes
abonnée au Monde, ça fait un moment que tu ne les déplies même plus.
J’ai répondu tu as raison, un abonnement en ligne, ce serait suffisant.
J’ai continué d’empiler les journaux en espérant en avoir assez pour
combler le cadre. Il me fallait 6 rangées de 6 paquets, chacun mesurant 25
cm × 33 cm. J’obtenais 166 cm × 255 cm. Il m’a fallu un moment pour les
ficeler. Je prenais soin de mettre le journal qui se trouvait en haut du tas
côté face, son nom, Le Monde, bien visible, imprimé en gothique,
souligné d’un trait bleu, puis souligné une nouvelle fois de son gros titre
tombé dans le néant. Je plaçais chaque tas dans le même sens. Pour les
attacher j’étais allée prendre l’écheveau des ficelles qui nous restaient en
main chaque fois que nous donnions une botte de foin à notre ânesse
Litanie, puisque nous étions venus aux Bois-Bannis avec notre ânesse, et
je les ramenais à la maison chaque matin, où je les suspendais à un clou,
à l’entrée. J’en avais donc un beau paquet. Elles sentaient encore l’herbe
séchée. Ça m’a fait penser à l’été, aux fenils, aux temps reculés où nous
allions nous y rouler ensemble, Grieg et moi.
Pas seulement Grieg et moi.
Il m’était venu le soupçon tout en disposant mes piles de papier en vue
de construire ce lit que des fantômes rôdaient autour de nous.

Les années mythiques, les 75, que nous avions eu la chance de vivre
dans leur extravagante ivresse, étaient très libres, et nous aussi très libres,
et je me suis tout naturellement souvenue d’un sac de couchage d’où des
rires sortaient, petit jour après petit jour ; d’un tapis du Tibet ; des
marches tapissées de rouge d’un vieil hôtel particulier ; d’un chantier de
bûcheronnage, ses arbres débités autour de nous telle une scène après la
bataille ; d’un pageot fait de coupures de presse dépecées, livides, où les
grands combats du passé étaient surlignés de feutre noir. Puis, tout en
continuant de ficeler mes journaux, j’ai pensé aux prairies où tout était
permis, et au milieu d’elles, j’ai revu le merisier piqueté de petits yeux
noirs, c’était fin juillet. Plus on le regardait, plus il fourmillait de noir.
Jamais ses merises n’avaient été aussi sucrées. Jamais les grillons
n’avaient autant crié. Et les étoiles vous avez vu comme elles brillaient.
La chevelure d’Yvonne était semblable à la queue d’une comète. Nous
courions à travers les prairies, saccageant leurs cortèges de fleurs. Un
souffle nous guettait. D’où venait ce souffle ? Il était incroyable ce
souffle. Tout un été ce souffle avait soufflé, et j’ai à nouveau pensé aux
prairies, aux fourrés, aux broussailles, aux flaques d’eau, à la boue où
nous nous roulions.
Mais jamais dans un lit.
Il n’y avait pas un seul lit dans mes souvenirs, et quand était apparu un
lit, c’était parce que l’amant était parti pour dormir avec moi comme un
frère, ou comme un innocent, ou comme un petit chien.

J’avais eu juste assez de journaux.


C’est alors que j’ai demandé à Grieg, toujours à fumer sa pipe en me
regardant : Tu te souviens de la librairie fabriquée par un artiste pauvre ?
Lui : Tu te souviens de la cour sacrée close de huit piquets et de deux
draps ?
Moi : Tu te souviens de la maison ouverte au vent, trois piquets, deux
cordes, un drap ?
Lui : Tu te souviens du lit installé au-dessus d’un ruisseau qui
serpentait dans une prairie, quatre planches, quatre piquets, un drap tendu
au-dessus de nous pour nous protéger du soleil ?
On était partis pour se souvenir. Sauf que ce genre de rêveries n’était
plus trop possible. On ne pouvait plus rêver comme autrefois à moins
d’être complètement sourds et aveugles au monde autour de nous. Ce que
nous n’étions pas. On est de son temps, et le temps, même si on lui
échappe, il vous rattrape toujours. Il nous avait rattrapés.
— Et le matelas ? Tu vas trouver quoi pour le matelas ? a demandé
Grieg, mains dans le dos, quasiment extasié. Des fougères, une fois
encore ?
— Non.
— Nos deux matelas côte à côte ?
— Oui.
Nous avions pris un coup de vieux, n’empêche.
N’empêche encore, on avait passé un bel après-midi ce jour-là. C’était,
comment dire, c’était comme un appel d’air vers les années de bon
débarras les habitudes rationalistes, bon débarras la société industrielle.
On avait 25 ans et choisi de vivre dans les montagnes pour y établir avec
elles un rapport physique, pour y mener des « actions directes » à notre
façon – poétiques – pour y affronter la substance du monde, orages,
équinoxes, neiges, troupeau, brebis, toisons, suint, herbes, herbages, foins,
sources, stères de bois, feuillus, résineux, feux.

Le présent nous portait, puissant, organique, batailleur, coloré. Des


faits, des faits, rien que des faits. Des actions. Nous, épuisés.
Nous également fous, enfantins, inconscients, perdus dans le cosmos,
c’est-à-dire juste dans le paysage qui s’ouvre la nuit au-dessus de la
maison, à des milliards d’années. Nous, enchantés. Vastes.

Ce très beau grand lit qui avait l’air déroutant d’un énorme lit conjugal,
on l’a placé entre les provisions de bois et celles de bouffe, au rez-de-
chaussée. Et il y est resté. On a donc dormi sur les nouvelles du monde,
celles qui de jour en jour tombent dans les abîmes pour être remplacées
par les suivantes, on s’est couchés dessus, on en a fait litière. Oh ! le
gâchis. Rien que pour cette connaissance du gouffre, ça valait la peine
d’avoir gardé un abonnement papier. Et voilà comment Grieg a dormi
contre moi, et comment, à sa suite, le soir même de mon retour, Yes a
sauté sur le lit sans que nous ayons trouvé à redire. Au contraire. C’était
plutôt réconfortant sur ce que ça disait d’elle, de nous. Même si c’était
serré et pas très hygiéniste.

La proximité de nos corps désarmés nous avait intimidés tous les deux.
On avait depuis longtemps oublié ce que c’est que d’être l’un contre
l’autre dans un lit. Oublié aussi d’être affectueux. On n’était pas du genre
à s’embrasser au réveil comme deux époux, chacun sa chambre. Ni quand
je partais en voyage ni quand j’en revenais. On ne s’étreignait que pour
rien. C’était sans convenance. Une fois ça prenait l’un, une fois ça prenait
l’autre, plus souvent Grieg qui me retenait au passage, m’embrassant sur
les yeux, dans le cou, en murmurant ma Biche. Qui me caressait
longuement le bras, m’ayant rejointe à la sieste. Dont je coiffais les
boucles qui lui restaient jusqu’à ce qu’il plonge et s’endorme sur la table,
la tête repliée dans ses bras. Néanmoins, il arrivait qu’on s’embrasse
comme deux rescapés, la porte refermée sur les hyènes. Éperdument.

Alors, moi, cette première nuit, entre Grieg et Yes, j’ai été incapable de
fermer l’œil. D’abord tellement j’étais émue de trouver à ma gauche le
corps oublié de Grieg. Il avait conservé son étrangeté. Il avait échappé à
la domestication d’une vie conjugale, et dans ses rêves il lançait toujours
de brusques ruades de refus, en criant non ! J’étais émue aussi de trouver
à ma droite celui de Yes souple et chaud qui poussait par-ci par-là de
petits abois en bougeant les pattes à toute allure comme pour s’enfuir
d’où elle s’était déjà enfuie. Entre eux deux, je riais toute seule de la
situation, de son absence de sens commun et de frontières entre les
espèces. C’était tellement génial d’étendre la main gauche et de pouvoir
toucher un ami d’enfance, vieil humain fourbu, complice, frère usé
comme moi ; et d’étendre la main droite et de toucher un non-humain
recueilli, soigné, sauvé, enveloppé de sa pelisse électrisée d’énergie.
Je ne dormais pas.
Je n’y arrivais pas.
Ça m’amusait d’être en train d’oublier que nous ne sommes pas des
animaux comme les autres, et par là de perdre ma dignité humaine, ce qui
mène à « la barbarie animale », tout un discours que je lisais dans les
journaux ici et là, rubrique philosophie humaniste. Et je caressais la
vieille pelisse de Grieg de ma main gauche et la jeune pelisse de Yes de
la main droite, dignes l’une et l’autre, ce qui m’a fait penser aux habits
des académiciens, à ceux des généraux, à ceux des cardinaux, tous plus
dignes en effet les uns que les autres, mirifiques, brodés de soie, doublés
d’hermine, comme pour mieux occulter notre indignité humaine. Arrivée
là, à l’indignité humaine, tellement plus vaste que sa dignité, j’y suis un
peu restée pour le plaisir de m’y rouler. Comme nous étions indignes !
Comme nous étions prétentieux ! Ce qui heureusement m’a vite incitée à
bifurquer, à prendre le sentier d’une minuscule digression et à penser à la
blouse de Tolstoï. Je la connaissais bien cette blouse. J’en avais une
photo. C’est une blouse droite, unie, métis, faite de coton et de lin écru,
un vêtement de moujik. L’absence de prétention même. On comprend
bien en la voyant pourquoi Tolstoï avait su se glisser dans la peau de
Natacha, dans celle d’un mourant sous le ciel étoilé, dans mille autres
vies dont celle d’un jeune officier des Cosaques qui perd son identité
humaine, s’identifie au cerf, devient le cerf. Et pourquoi il avait su
s’identifier aux animaux des abattoirs monstrueux que le capitalisme
venait de mettre en service à Chicago. S’il avait été encore en vie, Tolstoï
défendrait les rivières, les forêts, les prairies, comme autant de personnes,
esclaves du capital, exténuées, mourantes sous le joug des humains.
Et la pelisse de Tolstoï, une pelisse de loup, noire, sans aucune
médaille, qui la connaît ?
Et la tombe de Tolstoï à Iasnaïa Polania, qui la connaît ? Un tertre
herbeux à peine distinct de la prairie. Aucune inscription.

Je la voyais cette tombe, j’en avais aussi une photo, laquelle s’était
tatouée dans mon cerveau avec les autres, si bien que cette nuit-là, quelle
nuit incroyable, j’ai vu l’âme de Tolstoï sortir de sa tombe, c’était l’hiver
– que les loups se vivent de vent ; j’ai vu ça ; c’était à frissonner tellement
je voyais cette âme de loup aux yeux brillant de convoitise, aux yeux de
faim de loup, cette âme ayant aboli le servage de ses paysans, prête à
abolir celui des fleuves et des forêts, mais rien vu de l’infini servage de
Sophie, sa femme. Treize enfants. Tous ses manuscrits recopiés à la
main. On pourrait penser qu’il n’est pas très bien venu de me référer à
Tolstoï. Je le sais. Mais comment faire autrement ? Tolstoï hébergeait en
lui un loup affamé. Les yeux de Tolstoï brûlent, sont brûlés de feu sexuel.
Depuis le passé, ils nous transpercent encore. Blancs de braises. Je ne
vais pas le bannir pour cela. Il faut qu’un romancier ait de sérieuses
affinités avec un loup, qu’il lui livre de nombreux combats, le laissant
pour mort ou devenu fou, afin qu’il puisse nous parler de nos propres
gouffres.

Je ne sais pas comment cette nuit-là je suis revenue aux Bois-Bannis,


revenue de l’impression d’avoir volé au-dessus des champs de neige à
l’infini, et me suis retrouvée chez moi, au lit, où j’ai perçu à nouveau Yes
à ma gauche et Grieg à ma droite, chacun endormi ; perçu le fouillis des
draps autour de moi, le désordre d’une chevelure et d’un pelage mêlés,
l’enchevêtrement mystérieux des effluves d’un tabac d’Amsterdam et
d’un fumet venu de la préhistoire. Grieg avait gardé son pull gris. Yes
aussi. Mais Grieg, pas ses chaussettes, et ses pieds nus dépassaient de la
couverture. Étroits, maigres et froids, aux tendons longs et marqués. Des
pieds de va-nu-pieds, des pieds d’évadé, de grand mystique terrestre, quoi
qu’il prétende, ou prétendît, si l’on préfère.

La fenêtre était ouverte.


On n’avait pas de voisins.

Grand silence.

La nuit immense.

Je me suis demandé, avant de m’endormir pour de bon, à la fin de cette


journée de mon retour qui avait coïncidé avec celui de Yes, ce que
j’aimais plus que tout. J’ai compté.
La liberté.
Grieg.
Yes.
Mes Buffalo.
Notre abri dans le chaos.
14

Non seulement j’avais mal dormi d’être aussi serrée, et mal dormi de
joie, mais je me suis réveillée d’impatience bien avant mon heure
habituelle, avant le jour, comme on s’éveille tôt le premier matin dans un
nouveau pays. J’ai tâté à gauche, j’ai tâté à droite. Tout était réel. J’ai
pensé, on va aller voir notre ânesse, Litanie. On prendra le chemin qui fait
le tour de la prairie. J’espère que la présentation se fera dans le calme.
Mais j’étais sûre que la petite chienne, arrivée par le haut des moraines,
avait déjà repéré la présence de Litanie dont les effluves devaient infuser
toute la montagne de leur compassion. Yes en avait éventé la
bienveillance, et c’est pourquoi elle avait bifurqué vers notre maison. Le
parfum d’un âne est magnanime. – Non, ce n’est pas ça. – Plein de
mansuétude. – Non, pas encore ça. – De responsabilité. – Oui, mais
cherche encore. – De pressentiment. – Oui. Mais il manque quelque
chose. – D’irrémédiable ? – Oui. C’est un parfum qui a longuement
réfléchi, qui s’approche doucement de vous comme d’un désastre, qui
vous chuchote laisse-toi emporter, disperse-toi dans les herbes, lâche tout,
il est trop tard, ma chérie, trop tard pour tant de choses, n’y pense plus,
respire la douceur de celles qui restent.

Aussitôt dehors, Yes s’est mise à lire le sol de sa truffe noire, brillante,
savante, reliée à son long museau de chien. Chacun sa façon de penser.

Je revois Litanie, ce jour-là, aux Bois-Bannis. Seule. Elle était encore


loin, juste une petite silhouette. À la longue, elle est devenue très vieille,
pelée, nous guère mieux. Elle broute encore, elle broute tout le temps,
elle n’arrête pas de brouter comme Grieg de lire. Qu’est-ce qu’elle broute
savamment, patiente, silencieuse, qu’est-ce qu’elle s’y connaît en herbes,
refusant les fleurs brûlées/brûlantes du millepertuis photosensible, les
feuilles velues/vulnéraires des digitales, tout comme celles lisses des
muguets, en lisière à l’ombre, mêlées à celles des colchiques bourrés de
colchicine, tout ça violemment cardiaque comme si la montagne voulait
vous faire battre le cœur beaucoup trop vite ou trop lentement, vous
enlever au monde d’en bas.

C’est alors que je lui ai présenté Yes.

Au retour, Yes m’a fait la démonstration de ce qu’est une crise de vie.


Elle a foncé direct sur le lit conjugal, l’a dépecé, puis elle a sauté sur le
plancher, à nouveau sur le lit, et encore, traçant dans le loft, qui prenait
toute la longueur du rez-de-chaussée, des cercles de derviche tourneur,
tout en aboyant, il faudrait dire tout en hurlant de joie. Elle avait trouvé la
bonne maison. Je me demandais si on était à sa poursuite, si on cherchait
à la retrouver. Un bourreau peut se prendre d’affection pour sa victime.
J’ai repensé à la lame blanche des phares qui avait fouillé ma chambre,
une lame de porcelaine, la veille de son arrivée. Je me suis promis d’être
vigilante. Le monde s’était noirci.

Vision zénitale/Vision intérieure.


Le regard du faucon crécerelle possède une vision de 6 à 15 fois plus
performante que la mienne. Son champ visuel est 2,5 fois plus large que le
mien. Vision microscopique et télescopique. Possibilité d’amplification
lumineuse et d’augmentation des contrastes. Il arrivait au crépuscule que
je survole mentalement notre lieu, m’efforçant de fusionner mon esprit
avec celui d’un rapace nocturne.
15

On avait beau se croire posés quelque part en bordure du monde, il


arrivait pourtant que l’air aux Bois-Bannis sente la mort comme partout.
Ça venait par grosses vagues empoisonnées apportées par le vent du fond
de la vallée.
16

Note : Aujourd’hui, un vol de grues cendrées a tournoyé au-dessus de


nous tout le matin, avant de se perdre vers l’est, vers le Rhin. La pointe
de flèche de son triangle, tel un objet magnétisé, se faisait et se défaisait
avec aisance.

Note : Ce matin, ouvrant la porte donnant sur le pré, je me suis


retrouvée nez à nez avec une petite vache à la robe noire piquetée de
blanc, et qui semblait en route pour se barrer. Yeux bruns fardés de noir,
yeux qui rêvaient ou alors en pleine méditation. Son épaisse langue. Son
souffle puissant qui sentait l’herbe fermentée. Pas de pis gonflés de lait.
Une génisse. Elle a continué sa dérive d’animal domestique, la queue
battante, chassant les mouches, avec une lenteur de sacrifice, ne
comprenant rien au monde dans lequel on l’avait jetée, l’ignorant, le long
du chemin qu’on lui avait tracé sans rien lui demander. Yes avait été
parfaite : elle n’avait pas bougé. Elle était restée à côté de moi, bien
serrée, gardant sa brebis préférée.
Puis, on était encore en octobre, sont arrivés des nuages blancs. Les
nuages, c’est un peu comme des sécrétions de notre cerveau, on y voit ce
qui nous hante. Ceux-ci étaient de petits nuages blancs, ronds, durs,
nombreux, une flottille, on aurait dit des crânes échappés d’un ossuaire
un jour de grande crue, dérivant dans le ciel bleu, des petits nuages qui
sous mes yeux se sont mis à fondre, se transformant en un troupeau
d’agneaux, mais d’agneaux sans laine, d’agneaux qu’on avait dévêtus de
leur pelisse, dont la peau nue était nacrée de lymphe, elle scintillait,
tandis que le ciel, lui, était devenu un fleuve qui charriait des agneaux
17

morts, des agneaux transfigurés par la lumière et qui flottaient, emportés


dans le courant ; et derrière eux le ciel est resté vide, bleu, lavé à grande
eau tel un abattoir qui n’aurait plus l’usage qu’il avait eu jusque-là. Lavé
de son sang. Quand j’étais à La Bergerie nationale de Rambouillet,
m’avait un jour dit Grieg, on nous avait emmenés à La Villette découvrir
ce que nous devions savoir. Il a fallu enjamber des ruisseaux de sang. Ce
qui a foutu un coup à tout le monde. Mais, il y a une chose qu’on ne nous
avait pas apprise à Rambouillet : tuer un agneau, nous-mêmes. Et ça nous
attendait au tournant. La réalité nous attend toujours au tournant. J’avais
demandé à un paysan de le faire pour moi.
ll m’incombait ensuite de dépouiller l’agneau de sa peau laineuse, et je
le faisais sans me poser de question, telle une leçon de choses. Fendre la
peau sous la cage thoracique. En sortir le cœur. Le déposer sur un plat.
Détacher ensuite les feuillets sombres du foie, y chercher la petite poche
de fiel, irisée de vert, cachée dans un de ses replis. La détacher avec soin.
Je la faisais tourner entre mes doigts au soleil telle une minuscule cornue
contenant la quintessence d’un savoir amer où se cachait le secret du
monde.
Quelque chose semblait s’être mis en route avec cet étrange automne,
avec le vent, sous nos yeux. Un mouvement, comme si nous étions tous
chassés. Comme si on nous chassait.

Les digitales en graines, surmontées de leurs plumes sacrées, toutes


inclinées dans la même direction, levaient le camp.

Puis un matin, au réveil, plus de réseaux. Plus d’écrans. Plus de radio.


Le monde, d’un coup devenu innocent. Effacé. Tout effacé. Casier
judiciaire vierge. C’était malgré tout oppressant d’imaginer la plaine
éteinte. Empoisonnée ? Sous narcotiques ? Anéantie par une guerre
biologique ? Antiterroriste ? Je me suis dit regarde ce qu’il t’arrive. Rien
d’autre. Ne fais rien d’autre. Écarquille tes oreilles. Écoute du fond des
yeux. Dilate les ailes de ton nez. J’aurais bien aimé que ce soit déjà
l’Apocalypse. Il m’arrivait de me voir volontiers en ange exterminateur.
Mais ça n’avait pas duré. Ce n’était qu’une panne d’électricité banale. Le
contenu des deux congélateurs n’avait même pas commencé à fondre.

Ensuite, en quelques jours, l’automne, lui, nous est vraiment tombé


dessus, larguant sur nous les pluies et les vents, des vents aux dépouilles
vertes, jaunes, rouge cramoisi. Mais pas du tout l’Apocalypse. D’ailleurs,
elle arrive toutes les secondes, sa flèche file et vibre, zélée, sans jamais
atteindre la cible. Revoir Zénon d’Élée. Elle passait donc, l’Apocalypse,
au-dessus de nos têtes, tout en nous laissant les dernières framboises. Des
framboises énormes. Des framboises belles comme des bouches.

Et puis ceci : Je profitais du soleil de midi, m’étant déshabillée pour


me laver à l’abreuvoir, préférant la fontaine à la douche, quand un cheval
pommelé, nuageux gris, échappé je ne sais d’où, en route pour se barrer
lui aussi, est arrivé au galop. Il venait sans doute boire. Il s’est arrêté net
en me voyant. Nous sommes restés quelques secondes, l’un et l’autre,
face à face, à nous replacer dans la hiérarchie du monde. Un être humain
dans sa nudité de Jugement dernier face à la perfection animale. Laquelle
a fui.

Pourtant, malgré la sorte de petite illumination que j’avais eue à Lyon,


je ne sortais pas beaucoup. N’allais pas marcher. Au plus loin, j’allais
jusqu’à Litanie lui donner du foin. Je n’avais rien remis en route.
Quelques notes, pas davantage. Pourquoi, un soir de cet automne, ai-je
alors pensé : je veux bien être devenue vieille, d’accord, je prends la
vieillesse et son corps déglingué, mais je prends aussi l’inconnu qui va
avec elle ! J’avais oublié l’inconnu. N’oublie pas l’inconnu. Et j’ai
longuement pensé à l’inconnu devant moi, et la vieillesse m’a semblé
devenir une sorte d’expédition en zone inconnue. Je l’ai pris comme ça.
Je me suis dit je vais écrire le livre de cette expédition. Au mot
expédition, des digitales me sont apparues. Leurs multiples gueules
ocellées d’yeux. Chacune une caverne. Un monde. La jungle à portée de
main ! Et brusquement, j’ai vu un livre couleur de digitale. Un livre
pourpre. Un livre tonicardiaque. M’est alors revenue cette fille qui allait
dans les montagnes secouer les hampes des digitales passées en graines
au-dessus d’un grand parapluie renversé. EIle les apportait ensuite à un
laboratoire de pharmacie. On en soignait les cœurs. Écrire un livre qui
fasse battre les cœurs, voilà à quoi j’ai alors pensé. Et battre le mien, pour
commencer, me suis-je dit. C’est la seule chose qui m’intéresse
aujourd’hui. Sentir mon cœur battre encore. Je ne vais pas déjà la fermer.
C’est trop tôt. Sauf que mes nouvelles chaussures, ça ne suffira pas pour
porter mon corps déglingué au-devant de ce livre pourpre à écrire encore.
C’est alors que j’ai pensé au désir. Est-ce qu’il est toujours là, le désir ?
Bien sûr qu’il est là. Il est toujours là.
Qui me sort encore du lit, le matin ?
Qui me tire dehors, pas loin mais quand même ?
Qui m’appelle là-bas ?
Lui. Le désir.
Je désire encore le dehors de façon démesurée.
J’ai donc aussi le désir pour moi.
J’ai alors pensé à la bauge, en bas de la prairie, là où c’est mouillé,
toujours un peu mouillé, là où je me rendais rien que pour respirer le
parfum noir de sa boue de velours. De moire. C’est à respirer son parfum
que les mots me viendront, voilà ce que je me suis dit. Il y a devant moi
quelque chose à atteindre encore, je le sais à mon cœur, encore lui, au
réveil, il bat plus vite, et je le sais au plaisir âpre que je devine et qui
m’attire là-bas, plus loin, au bout, tout près. Oui, ça, et rien d’autre. Une
nouvelle équipée. Avec mon corps. Avec ce qui reste de mon corps. Avec
ce qui reste de la forêt. Mon corps et la forêt. Nos corps usés, troués. En
loques. Entre leurs accrocs, leurs ellipses, il reste de petits cosmos.

Évidemment que j’allais arriver à encore écrire avec la forêt et ses cinq
sens et les essences de ses arbres, sinon, moi, je pouvais tout de suite aller
mourir.

Et puis il y avait Yes. Ne pas oublier Yes. Est-ce qu’on ne s’était pas
déjà mises à filer ensemble, pas très loin, happées par le dehors, préférant
le dehors à tout, laissant Grieg à l’intérieur avec la fiction ?
16

Yes n’était pas une chienne bien élevée. Et pas si gracieuse que ça. Pas
si fragile non plus. Une petite brute. Une bombe. Une petite bombe
d’enfer. De l’énergie pure. Je n’étais pas gracieuse non plus. J’avais le
corps charpenté d’un arbre, d’un vieil arbre qui avait perdu le sens de
l’équilibre, un peu vacillant, mais avec encore de l’imagination et un
reste d’énergie. On allait ensemble.

Comme j’avais horreur de la prétention humaine, préférant redescendre


plusieurs degrés de la hiérarchie, je me suis facilement mise à crouler par
terre avec Yes, adoptant son point de vue. Surtout son adoration de la vie.
Son grand oui. Son enthousiasme. Heureuses de vivre, toutes les deux.
On a vite fait la paire. La vie et Yes. Et que tout le reste aille se faire voir.
On s’en moquait. J’aimais avoir une chienne avec moi. Le féminin de
chien. Chienne est très négatif quand on vous le balance à la figure.
Donc, justement. Une femme et une chienne rêvaient de courir ensemble
les forêts. Il faut savoir que Hécate est par là derrière qui rôde encore.
Elle et son effroi. Donc, je tenais à chienne. C’est un terme puissant.
Positif. Sacré.

Le matin, à présent, il y avait Yes, réveillée avant moi, attendant que je


bouge, que j’ouvre les yeux pour ramper vers moi, se pencher sur moi,
m’embrasser. Il faudrait parler de sa langue, de sa large langue rose qui
est son langage, deux choses à la fois qui n’en font qu’une. D’ailleurs,
n’appelle-t-on pas les langues, française ou autre, « langue », parce que
comme une langue dans la bouche elles lèchent, glissent, bougent,
bougent, sont impossible à tenir ? Aussi, Yes à sa façon, me parlait avec
sa langue. Elle me parlait, me parlait, me disait, je te nomme de ma
langue. Yes nommait tout de mon visage avec sa langue. Yeux, narines et
bouche. Elle raffolait de ma bouche, dont je ne lui permettais pas
l’intérieur. Pourquoi adorait-elle tellement ma bouche ? Parce qu’elle
abritait ma langue à moi, cette autre langue en son Palais ? En son Parler
? Est-ce qu’elle avait deviné que ma fonction était d’écrire, même si je
n’écrivais plus ? Ma bouche était la première chose qui la transportait le
matin. Elle en tremblait devant sa porte. Elle voulait entrer au Palais
humaniste. Moi, pas d’accord. Je lui disais, non, pas ça. Alors les joues,
le cou, le front, elle s’en contentait.

Grieg m’a dit : Cette petite chienne s’y connaît mieux dans la vie que
toi. Je lui ai répondu mais non, et j’ai embrassé Grieg comme autrefois.
Et lui aussi, il en tremblait.

Yes ne s’intéressait qu’à mon visage, yeux, narines, oreilles, bouche.


Heureusement, mes seins, mon ventre, mon sexe, mes fesses, tout le reste
de mon corps ne l’intéressait pas. C’était léger entre elle et moi. Enfantin.
Fou. Divin. Tout ce qui est léger est divin.

Grieg, si je passais devant lui, ne pouvait pas résister à l’envie de me


détailler, lui, en entier, je le sentais bien.

Quand Yes avait deviné que j’allais sortir, elle se précipitait sur mes
chaussures, les secouait comme deux lièvres, avant de les jeter follement
au loin, déchiquetées, détruites, tuées d’amour à l’avance. Sa joie, si je
prenais mon manteau et si j’y ajoutais mon bâton, tournait à la folie
joyeuse. Son extravagance me transportait. Résister à la mélancolie des
temps, elle m’y devançait. Son ébriété ne faisait qu’augmenter la mienne,
et voilà comment je réussissais à ne pas ajouter d’ordre et de sécurité
dans un monde devenu sécuritaire. J’étais émue de penser que nous
ajoutions de la gaieté au monde. Et de l’inconvenance. De l’incorrection.
De l’extravagance. Du foutraque. Du fabifoutraque.

C’est ainsi que grâce à elle j’ai repris l’habitude de sortir à l’aube pour
aller marcher, grand silence, pas de loup, aucun bruit. Avec elle. Et avec
mes Buffalo argentées. Je trouvais que ces grolles s’assouplissaient à
chaque sortie. S’allégeaient. Me tenaient de mieux en mieux les chevilles,
tout en me décalant de la société et de son centre. On explorait des
recoins où je ne n’allais plus, et même des recoins où je ne m’étais encore
jamais faufilée. Je faisais des progrès. Je les notais dans mon agenda : 3
km. 5 km. 7 km, aller et retour. Ce n’était qu’un début. Un laborieux
début. Puis j’ai embarqué mon portable dans la poche pour savoir
combien de pas je faisais en deux heures. Et combien de kilomètres. Un
jour, on a marché aller et retour 13 kilomètres, ou plutôt toute une
journée, ça nous avait pris la journée. J’avais senti que c’était le
maximum. J’avais alors dessiné dans ma tête les contours d’une île
d’environ 7 kilomètres de rayon. De rayonnement. C’était notre île. Une
île en montagne. On allait vivre sans aller vite, ni loin. Explorer ce qui
nous était proche.
On était heureuses de marcher, transportées pareillement de joie par
l’aventure, les rencontres de tous types. Yes, la plus enthousiaste. Elle,
mon maître. Chien de garde à la maison, aboyant sur le seuil pour
défendre son territoire domestique ; chien de troupeau dehors. Si je
traînais trop à son goût, elle s’approchait par-derrière et venait me pincer
une cheville, juste au-dessus de la chaussure, la prenant dans sa gueule
comme la patte d’une brebis pour me mener où j’aurais dû aller : à la
maison. Elle n’aimait pas que je m’ensauvage. Que je dépasse les limites.
C’était une bête créée par Adam. Non par Ève. Revoir la naissance de
Renart. Elle tenait à revenir des limites. À rentrer à la maison. Domus.
Elle nous avait accompagnés depuis si longtemps, nous avait protégés des
loups, veillés près du feu. C’était ça son rôle et elle le prenait très au
sérieux. Rapporter un bout de bois que je lui lançais ne lui disait rien.
Courser les biches non plus. Elle préférait les mousses, qu’elle dépeçait à
grands coups de dents, comme si elles étaient des hyènes, me montrant
comment faire, puis s’y roulait, heureuse du carnage qu’est survivre. Plus
au monde que moi. Avec plus d’implication physique.

On traversait les marais saturés de sécrétions.

On traversait les forêts poilues, pas possible comme elles étaient


poilues, couvertes de fougères brisées par les pluies, de bruyères
rugueuses, d’innombrables sortes de mousses, parfois quatre variétés sur
un seul rocher, avec des formes de grands canapés, de fauteuils,
d’oreillers, avec des matières de barbes et de torses virils, et aussi de
pubis et d’aisselles féminines.

Pubis et forêts, arrêtons de tout raser.

Il y avait, épinglée au rayonnage d’une des bibliothèques de ma


chambre, outre un petit slogan écoféministe, une photo de Charlotte
Perriand vêtue d’un pantalon d’alpiniste, de grosses chaussures de
montagne et d’un tout petit chemisier blanc sans manches, tandis qu’elle
prenait le soleil, étendue entre des rochers, ses bras nus croisés sous sa
tête. Ma femme aux aisselles de martre et de faînes. Elle, Charlotte, de
belette. Si c’est charmant une belette, minuscule et musclé, la plus petite
espèce des mustélidés d’Europe, 16 centimètres de long, plus petite
qu’une hermine, plus sinueuse encore, son corps effilé se faufilant où il
doit, où la nécessité le mène, rien d’autre ; gorge et ventre blancs, dos
brun ; museau innocent, venant de boire du sang chaud ; prunelles noires,
oreilles menues et rondes – si c’est à la fois diurne et nocturne, une
belette des neiges et des forêts, mustela nivalis, c’est aussi obstiné, sûr,
pur. Elle peut, s’il le faut, vous chercher à la gorge, vous trancher la veine
jugulaire de toute la puissance de ses dents aiguës. Ne pas vous lâcher. À
quoi pensait-elle ce jour-là, cette fille étendue entre des rochers au soleil
des montagnes, l’air autour d’elle scintillant de particules de désir,
vibrant de volonté féroce ? À un meuble en bois de violette ? À
l’architecture d’une chaise longue ? À la nécessité d’une courbe ? À la
fonction d’un cuir ? À l’utilité de l’acier ? Peut-être à rien. Absolument
présente, sachant n’être que présente. C’était de là qu’elle tirait sa force.
Et sans doute sa liberté. Façon zibeline.

Brusques tournants. Sorties de route. Déviations.

Éblouissements.
Digressions saugrenues.

Yes ouvrait la voie, moi derrière elle, bancale avec mon bâton, et il
faut en plus m’imaginer bossue, et qu’au sol, c’était plein d’amanites
panthères rouge écarlate que sans le vouloir je culbutais du pied en
passant tant il y en avait. Je m’excusais, évidemment. Tous ces
champignons. Je savais qu’ils étaient importants, les champignons en
temps de détresse, autant que les poètes, et peut-être étaient-ils nos
poètes, peut-être les poètes s’étaient-ils réfugiés dans les champignons,
prêts à nous sauver. Je savais que les champignons avaient un rôle décisif
parce que dans ma bibliothèque il y avait le livre de l’anthropologue
Anna Tsing, The Mushroom at the End of the World : On the Possibility
of Life in Capitalist Ruins, un livre culte où j’avais découvert les fameux
matsutakés, champignons magiques, leçon d’optimisme dans un monde
désespérant, merveilles de l’imprévisible. Je savais encore que les
champignons sont importants, même si je n’avais pas lu le livre du
biologiste Merlin Sheldrake, Entangled Life : How Fungi Make Our
Worlds, Change Our Minds & Shape Our Futures, soit « Vie entremêlée,
comment les champignons constituent nos mondes, changent nos esprits
et façonnent nos avenirs », qui lui, ne se trouvait pas dans ma
bibliothèque.

Et Yes et moi, on allait ; et Yes et moi, on continuait. On faisait de


grandes boucles avant de revenir à la maison. Pour mon corps, c’était
chaque fois difficile, malgré les Buffalo. Une fois, il a trébuché, et hop il
a volé en avant, et je me suis retrouvée par terre, et il m’a fallu rouler sur
moi-même, m’appuyer sur mes coudes pour difficilement relever sa
masse malhabile sous le regard patient de Yes. Il fallait toujours penser à
lui, à ce corps, ne pas oublier de faire demi-tour à temps. Être prévoyante.
Sensible à son âge. L’aider.

Qu’est-ce que je cherchais de tout mon grand corps bancal ?


Au retour, Yes, elle, lisait le pâturage à l’envers avec la même passion,
tandis qu’essoufflée, souvent je m’arrêtais. Je me couchais dans les
bruyères, dans leur minuscule grignotement, juste une sensation pourpre.
Yes me rejoignait vite, se couchait à son tour, et par deux ou trois
tassements de son menton trouvait la meilleure place où poser sa tête sur
mon ventre que ma respiration soulevait, on respirait ensemble, les
bruyères, Yes et moi, comme une seule substance, tout simplement parce
que je n’étais qu’une femme, parce qu’elle n’était qu’une chienne, et que
nous découvrions notre mutuelle minorité et son entente parfaite,
couchées dans les bruyères.

Par empathie avec Yes, je m’étais mise à tout flairer en respirant par le
museau, tandis qu’elle filait sur le plat des pâturages les déchiffrant à
toute allure, comme une aveugle, du bout du nez. Un braille d’odeurs.
Derrière elle, j’avançais, reniflais. Cependant, presque tout ce qui la
passionnait m’échappait, humant trop à ma manière, à ma manière
soucieuse, désastreuse, humaine, sachant bien que nous étions entrés dans
une ère de terreur pour notre espèce et pour les autres. Je me demandais :
le parfum d’aiguilles de sapin, est-ce qu’il est encore là ? Non, tout un
pan de la forêt, plus haut, a roussi cet été, mort debout de soif. Les pins
sylvestres aussi y passent. Et l’odeur de la neige, on la sent encore ? Plus
vraiment, devenue rare. Et celle du lynx ? Flinguée.

Il arrivait que des sangliers défoncent un pan de notre prairie, libérant


d’épais fumets enfouis, de vrais relents qui poussaient des hurlements, et
un jour, pour la première fois, je les ai captés, comment était-ce possible,
je n’étais pas un animal, et pourtant je les captais, percevant la présence
d’êtres très anciens remontés de la terre, des fermiers datant de la ferme,
des fermiers du e siècle, ou bien des fermières, elles appelaient leurs
vaches en poussant avec leur bouche invisible des vocalises de voyelles,
puisées au fond de leur gorge, mais c’étaient des fermières mortes, dont
les odeurs étaient vivantes. Et je suis partie à grandes enjambées.
Parfois, en forêt, une soudaine bouffée de putréfaction me prenait à la
gorge. Où était le cadavre ? Jamais je ne le retrouvais.
16

Le soir, quand on allait au lit toutes les deux – Grieg encore à l’étage,
retiré dans sa chambre, lisait – Yes et moi, on se parlait. En aucun cas je
ne cherchais à lui voler son animalité. C’était elle qui lorgnait du côté de
mon humanité. On avait de longues conversations. Elle adorait que je lui
parle comme je parlais à Grieg, avec cette mélopée qui sortait de mon
gosier. Avec ma langue, l’humaine. Elle avait vite repéré les mélodies de
notre langage à Grieg et moi, mélodies qui l’excluait. Alors, quand je lui
parlais comme à Grieg, avec des inflexions, des hésitations, des reprises,
quand je lui disais des choses qui étaient de notre musique, elle en avalait
sa salive d’émotion. Elle en avait les yeux embués. Elle aura été de toutes
nos chiennes celle qui vénérait le plus ce que je représentais. Malgré son
épisode aux mains d’un zoophile – c’était une petite chienne
profondément humaniste, dans la mesure où elle adorait ce qui
prétendument nous distingue : notre parler. Très sensible au logos. Elle
avait l’air, à notre contact, d’avoir découvert son existence et d’adorer
son pouvoir.

Elle lui préférait néanmoins la bouchée de la pomme que j’avais


emportée au lit, bien mâchée, que je lui refilais.

Grieg nous rejoignait vers trois heures du matin. Je l’entendais


refermer le plus doucement possible la porte de sa chambre – mais
chaque fois celle-ci ne pouvait s’empêcher de hennir comme un cheval
effrayé dans la nuit –, puis descendre avec précaution les marches en bois
de l’escalier, elles grommelaient, puis tâtonner dans le noir, puis s’affaler
contre moi. C’était mon moment préféré, je nous sentais alors tous les
trois dans le même sac. Sac ou destin, c’est pareil. Destin pris au sens de
ce qui sur Terre nous relie et de ce qui pour finir nous attend, toutes
espèces confondues.
Nos particules pareillement éparpillées. Sans hiérarchie.
25

Et ainsi de suite, de lendemain en lendemain.

Je n’en finissais pas de finir de m’user les genoux.

Grieg dormait encore profondément, l’air d’un vieil arbre épuisé,


quand je l’enjambais pour commencer une nouvelle journée avec Yes.
Celle-ci, le temps que je fasse ma toilette, me guettait de ses yeux
mordorés qui n’étaient plus cachés sous sa frange que j’avais coupée,
j’aime voir les yeux d’un chien ; puis, debout d’un bond dès que j’étais
enfin chaussée, ce qui me prenait du temps. Elle, bien sûr déjà chaussée.
Née chaussée.

Je ne répondais plus au téléphone. Je laissais les gens crever sur mon


répondeur. Yes et moi, on filait dehors où tout était concret. Où tout était
parfait. Je ne sais pas pourquoi, j’avais un grand besoin de concret. Il me
fallait revenir au concret, attentive passionnément à ce que je touchais. À
ce que mon corps, et pas ma tête, rencontrait pour commencer. Aux chocs
des rencontres brutes, aveugles et suffocantes. J’avais envie de
perceptions, d’expérimentations, de tâtonnements. Et d’aucune théorie.

Mais de connaissances, si. Aussi, quand je rentrais du dehors, j’ouvrais


mes guides achetés au MNHN, Muséum national d’Histoire naturelle.
Ensuite, je posais des noms sur les choses. Je n’en étais pas plus loin dans
le projet de la vieillesse vue sous l’angle d’une exploration en zone
inconnue. Une focale plus réduite mais un regard plus précis.

Ces flaques molles, translucides, solitaires et brillantes, apparues en


une nuit au bord de l’étang du Devin, situé plus bas, en bordure de notre
île, qu’est-ce que c’était ces apparitions informes ?
Des crachats de crapaud ?
Du vomi d’extraterrestres ?
Du sperme de cerf ou celui du Devin ?
Personnellement, j’avais préféré y voir les échantillons d’une sorte de
gel ultra-pur, sophistiqué, hydratant pour la journée, anti-âge,
revolumisant, un produit de beauté sécrété par l’atmosphère. Je m’en
lissais le visage.
Jusqu’à ce que je lise Le Règne végétal de Pierre Gascar – plus
personne ne le connaissait, mais Grieg l’avait conservé dans sa
bibliothèque – et que je découvre qu’il s’agissait d’une algue bleue, une
cyanophyte, matière à la fois la plus archaïque et la plus futuriste qui soit
sur Terre. Elle était née du Big Bang et résisterait aux radiations
atomiques, se nourrissant d’azote et de gaz carbonique, de pluies et de
temps obscurcis, si bien qu’elle avait pris à mes yeux une aura
eschatologique. Elle nous avait précédés ; elle nous survivrait.
Elle, la cyanophyte terrestre, la seule algue terrestre qui existe au
monde, apparaissait en une nuit, silencieusement, par flaques gélatineuses
après des pluies qui se devaient d’être terribles. Apparaissait de plus en
plus souvent. L’étang clos sur son mystère. La cascade qui en dévalait,
claire, s’entendait de loin.
21

Aux Bois-Bannis, par la fenêtre ouverte, on entendait l’eau de la


source couler dans l’abreuvoir. La nuit, je me branchais dessus aussi
simplement que sur une longueur d’onde où se donnait une fête lointaine,
courses, chansons, baisers, bouquets – fête radiodiffusée, très attirante,
qu’il était possible de rejoindre par un raccourci. Mais pouvait-on
vraiment la rejoindre ? Ou seulement grâce aux souvenirs ?

La première fois, je me souviens, j’avais repéré ces bruits de baisers


ininterrompus, passionnés, d’amour fou, qu’émettait la fontaine, je
m’étais dit, la poitrine dilatée au maximum : respirez fort, respirez fort /
ne respirez plus, et j’avais laissé ce moment s’imprimer en moi pour
m’en souvenir à jamais, gardant l’air dans mes poumons le plus
longtemps possible, avant d’expirer un grand coup. Et je m’étais
rendormie. Au réveil, un peu plus tard, l’eau coulait toujours. La fête ne
s’était pas évanouie. Elle se donnait encore et n’en finissait pas de se
donner. Même si c’était au loin, quel ravissement !

Je me réveillais souvent la nuit comme pour réécouter cette fête. Et je


me réveillais aussi trop tôt, à peine jour, d’impatience d’aller dehors,
d’aller vivre encore. Même si c’était plus lentement qu’autrefois et pas
très loin. Et avec du paracétamol.
On devait être en novembre quand des randonneurs sont passés devant
la maison, bâtons de marche, casquette, lunettes de soleil, sacs au dos,
22

entourés d’effluves de métiers et de vacances. Yes les a obligés à faire


demi-tour et poursuivis en aboyant jusqu’à la limite du GR 5. J’ai trouvé
qu’elle s’était mise en danger à leur accorder trop d’attention. J’ai
recommencé à craindre qu’on soit à sa recherche. Grieg s’est moqué de
moi : Jamais les gens n’ont autant abandonné leurs animaux de
compagnie. Ce n’est pas ce qui manque. La SPA déborde de chiens, de
chats et autres enfants achetés puis abandonnés. Elle n’y arrive plus. Le
monde est fichu. Ce n’est plus un monde.

Mais peu à peu, une impression bizarre comme une prémonition m’a
fait craindre chaque soir un peu plus qu’on n’ait pas oublié cette chienne
et qu’on s’y soit attaché. Qu’on veuille la rattraper, elle, particulièrement
elle. Et je m’en remettais à l’étrange nom du lieu-dit où nous nous étions
réfugiés. Banni de la société, difficile à trouver.
Par un sentier qui suivait la lisière de la forêt, on pouvait faire le tour
de la prairie aussi ronde qu’une écuelle à soupe, je l’ai dit, mais on
pouvait aussi bien y voir la paume d’une grosse main retenant en son
fond un peu d’eau, ou la grâce, qui sait, la grâce de Dieu, cela dit sans
aucun persiflage envers les religions, grandes conteuses d’histoires pour
enfants, mais avec de la considération pour les ancêtres des Bois-Bannis,
car la prairie avait été défrichée, nous avait-on confié, par des amish ou
par des anabaptistes. Ou encore par des mennonites. Tous dans la main
de Dieu comme dans celle de King Kong. La différence entre ces formes
23

de dissidences mineures, nées des deux grandes dissidences que furent la


Réforme de Luther, une masse de chair douillette, et celle plus radicale
de Calvin, un sac d’os –, cette différence, je ne la connaissais pas. Avec
un peu d’effort, quelques recherches, cela aurait pourtant été facile à
trouver. Le Net est là pour ça. Quoi qu’il en soit, mennonites,
anabaptistes ou amish, ça m’allait. Je trouvais excitant que des
réfractaires aient fondé ce lieu. Des petits groupes vivant aux marges.
Persécutés dans leur pays. Emprisonnés, torturés, exécutés, brûlés vifs
après avoir été ligotés sur une échelle qu’on précipitait dans un brasier,
j’en avais vu une gravure. Ou bannis. Des familles entières fuyantes,
errantes, mises hors-la-loi en Suisse, qui avaient alors émigré à deux pas
dans les vallées d’Alsace. Quelle était l’hérésie de ces proscrits ? Le
baptême en toute conscience à l’âge adulte. La non-violence. La
nonmondanité. Avec ça, de très bons agriculteurs de montagne, à la
pointe des connaissances agronomiques de leur temps.
La maison datait du milieu du e. Sa prairie aussi. La famille qui avait
mis le pré au monde s’était sans doute réfugiée dans cette forêt quelques
décennies après que l’Édit de Nantes, 1712, avait mis les amish hors-la-
loi, cette fois en France. Ce qui n’avait que favorisé davantage leur
éparpillement au fond des vallées les plus reculées où dès lors ils avaient
vécu en clandestins. Magnifique. J’avais adoré cette histoire de
clandestins dans les forêts. Mais ceux-ci pouvaient aussi s’être réfugiés
dans des enclaves indépendantes, lesquelles à l’époque n’étaient pas
françaises, comme celle des Bois-Bannis au fond d’une vallée
appartenant à une petite principauté plus tolérante, et même accueillante.
Mais pourquoi les défricheurs de ce coin perdu qui semblait leur avoir
été réservé par une main divine, l’avaient-ils ensuite abandonné pour
émigrer plus loin, jusqu’à traverser l’Atlantique, où ils semblaient être
devenus des industriels éclairés, croyant en la religion du travail, de la
science et du progrès en vue de l’exploitation du globe par l’homme sous
l’aile de la charité ? À moins qu’au contraire, ils aient émigré, en 1614,
pour mieux s’enfermer là-bas dans une microsociété fondée sur le refus
de la violence, du monde et du progrès, et sur le déni de la nécessaire
traversée sur Terre des catastrophes ?

Je souhaitais ardemment que l’instinct de survie, les forces de refus qui


nous restaient, à Grieg et moi, deux grains de sable, nous permettent de
trouver en ce lieu une faille rétive à tout idéalisme. À tout système. À
toute mystique. À tout pouvoir. À tout universalisme, même écologique.
24

C’était l’été de notre installation aux Bois-Bannis, dans cette maison


qui avait été construite sous le regard de Dieu, que tout, visiblement,
avait commencé à mal tourner. Je me souviens particulièrement bien de
ce matin de notre premier été aux Bois-Bannis, il y avait une petite
guêpe, levée comme moi à 6 heures, surgissant par la fenêtre ouverte de
mon bureau pour aller construire je ne sais quoi de mystérieux derrière le
lambris, y disparaissant pour ressortir, allant et venant, entêtée, et ce
n’était qu’un léger changement d’échelle entre elle et moi qui nous
distinguait. Et aussi son bruit de moteur fonctionnant à l’instinct de vie.
Elle me donnait, me disais-je, l’exemple de la ténacité. Incroyable ce
qu’il faisait beau, ce matin, et que cette petite guêpe était obstinée. Dire
qu’on était pile le 25 juin. Un de ces jours de juin qui se tient debout,
solstice vient de sol, soleil, et de statum, debout, immobile et frissonnant,
un jour immobile, debout entre la lumière et l’ombre. Tout si
merveilleusement favorable. Un peu plus tôt, c’était fin avril, les
myrtilles en fleur sur le plateau forestier au-dessus des moraines, de
minuscules grelots roses, et jamais autant d’abeilles fourrées dedans. À
présent les abeilles plus bas, dans la prairie à son tour en fleurs, leur
rumeur emplissant le ciel. Son bleu limpide. Et jamais les pins n’avaient
essaimé aussi furieusement, par rafales de pollen, bouchant soudain la
vue de leurs fumées menaçantes. Oui. Menaçantes. Déjà. À se demander
où était l’incendie. Le monde brûlait, ne pas l’oublier. Mais depuis
longtemps j’avais remarqué quelque chose de bizarre. Autant le solstice
d’hiver est intrépide au cœur du noir, autant celui d’été paraît funèbre en
pleine lumière. On perçoit que, dans ce jour le plus long de l’année,
éclatant, quelque chose rampe lentement, s’approche. S’immisce en
silence dans les prairies en fleurs. Va se redresser, frapper à la porte. J’en
ressens chaque fois une sorte d’effroi, de froid en plein été, malgré les
torrents de splendeur qui coulent du ciel bleu. Cette puissante tranquillité
solaire semble contenir une sentence qui murmure que rien ne nous
appartient. Ni la chambre au soleil, ni la théière sur la table. Ni la soie de
notre peau. Rien. Et que l’ombre va gagner. Le drame survenir.

Je me souviens, près de moi, il y avait les premières ancolies dans une


cruche d’eau fraîche, leurs hautes tiges cueillies la veille au fond de la
prairie, dans sa zone humide, à préserver. Protégeons nos zones humides.
Leur bleu nuit suspendu. Chaque fleur, cinq cornets enroulés. Moi qui ne
savais encore rien, suspendue, enroulée, bleu nuit. Ma chambre dans la
montagne, suspendue, elle aussi enroulée, endormie. Dehors, des nuages
brumeux. À peine encore de mélancolie.

J’ignorais que ce 25 juin, le drame était arrivé. La nouvelle n’avait pas


fait la une des journaux. Je l’avais découverte dans le supplément Planète
du Monde, à midi, le lendemain, apporté par le facteur. LA SIXIÈME
EXTINCTION ANIMALE DE MASSE EST EN COURS. Jamais, selon des
experts des universités américaines de Stanford, de Princeton et de
Berkeley, la planète n’a perdu ses espèces animales à un rythme aussi
effréné. L’article était accompagné de l’image du caméléon Tarzan,
oscillant entre vert pâle et vert émeraude, lianes annelées et danger
critique d’extinction. Avec un petit rire consterné, j’ai pensé Tarzan, ô
Tarzan, mon Tarzan. Non. Pas toi !

Et voilà comment le lendemain, à midi, au moment même où la


lumière avait atteint son point culminant, d’un coup le monde s’était
assombri. On venait de nous informer que celui-ci ne se délesterait pas
seulement de minutes de lumière perdues, de jour en jour jusqu’au 25
décembre suivant où tout rebasculerait à nouveau dans l’autre sens, mais
de chauves-souris couleur de suie brillante perdues, de gibbons au pelage
orange perdus, de loutres marines perdues. Et que ça, c’était sans retour.
Nous étions entrés dans ce que les savants ont appelé, ça faisait déjà un
moment, l’anthropocène. Une ère de mauvais augure, nous allions le
constater. Et d’un coup, oui, le monde s’était assombri. Il avait pris un
coup. Les philosophes aussi. Devenus vieux et grincheux. Plus rien à voir
avec les physiciens de la fraîcheur du monde, les penseurs de la Nature,
comme par exemple Parménide, Héraclite, Empédocle, Démocrite.

J’étais vieille et pas philosophe, mais j’étais du bord des enfants. Ne


pas se laisser attraper. C’était plus fort que moi. Irrésistible. L’enfant en
moi me hurlait d’être avec les enfants.

Heureusement, certains enfants avaient été mis au courant. Des enfants


qui n’avaient pas encore eu le temps de se renier. Qui n’avaient pas peur
de se confronter aux mauvaises nouvelles comme à un passage initiatique
gardé par un dragon. Ils posaient des questions. Ils dressaient des listes de
noms, ils voulaient les noms exacts, les termes scientifiques. Ils étaient
des enfants scientifiques, précis, qui aimaient les mots. Les mots
fouettaient leur imagination. Aiguisaient leurs visions. Creusaient leur
faim d’amour. Ils étaient fous amoureux d’ours, de loups, de
champignons. Avec une sorte d’anxiété, de fièvre. Ils étaient des enfants
amoureux de loutres. Sans les avoir jamais vus, iIs parlaient des océans
où se roulent les orques. Ils en rêvaient. Ils s’en souciaient. Tim, 13 ans,
se sentait très connecté à la forêt et à l’eau, et il me parlait du phénomène
physique de l’induction qui porte les sources au sommet des montagnes,
et des nappes phréatiques exsangues, et alors comment allions-nous faire
? Quel souci. Quel chagrin. Quelle révolte. Lucie, 12 ans, suivait la trace
de quelques papillons persistant miraculeusement. Elle aurait voulu
tendre la main pour retenir leur apparition, effleurer leurs ailes. Mais
ceux-ci étaient déjà trop loin, et leurs traces c’était seulement leur nom
sur son smartphone. Alors Lucie, yeux étroits, étirés, cheveux longs et
blonds, bras pas plus épais que la tige d’une graminée, consultait sur sa
tablette la liste de l’UICN, système adopté en février 2555, avant qu’elle
ne soit née :
Espèce disparue (EX)
Espèce disparue, survivant uniquement en élevage (EW)
Espèce en danger critique d’extinction (CR)
Espèce en danger (EN)
Espèce vulnérable (VU)
Espèce quasi menacée (NT)
Préoccupation mineure (LC)
Données insuffisantes (DD)
Et Noé, 6 ans, dont Gaëlle, sa mère, me parlera quelques années plus
tard dans un taxi à Lyon, avait dressé la liste des cétacés, et il pouvait la
réciter. Les cétacés : les baleines, les dauphins, les marsouins, le cachalot,
les orques, le bélouga, le narval. Les pinnipèdes : les phoques, les otaries,
le morse, le léopard de mer, l'éléphant de mer. Les siréniens : les
lamantins, le dugong.

Depuis, les enfants s’étaient rapprochés des animaux, malgré leur


absence de contact avec eux. Sauf par les rêves. Les enfants avaient des
rêves encore, comme les peuples des confins de l’humanité. Ils se
sentaient poissons parmi les poissons, oiseaux parmi les oiseaux.
Passagers. Égarés. Menacés. Déterminés. Ils se savaient encore
appartenir à un ailleurs. Ils savaient qu’ils n’étaient pas des adultes. Ils
tenaient de grandes assemblées, et on avait l’impression de se trouver
devant Les Veilleurs de Claire Tabouret, trente-quatre enfants solennels,
debout, nous fixant, nous fixant, impassibles, accusateurs, lucides,
chacun armé de son sabre lumineux, de son sabre dont rien n’avait encore
étouffé la lumière.

Et nous trois, où nous situions-nous dans cet étrange monde d’un coup
plongé dans l’invraisemblable : sa fin devant lui ?

La nuit, quelqu’un serait passé devant les fenêtres des Bois-Bannis


aurait pu nous entendre tous rêver. Tous trois nous rêvions, chacun à
notre manière. Chacun son monde distinct. Grieg, Yes et moi.

Mais, souvent réveillée, je me répétais : Toi, tu es une sentinelle de


l’autre monde : celui du dehors. C’est ça, ton rôle. Plus que jamais. Et je
me mettais à souhaiter avoir des yeux phosphorescents, des griffes
défensives, des dents pointues, des ailes de gaze ou de velours ou faites
de pennes solides et luisantes et noires, j’avais le choix. Et à souhaiter
encore posséder un spectre visuel étendu jusqu’à l’infrarouge, étendu
audelà de ce qui est perceptible par l’humain ; plus un spectre auditif, les
sons eux aussi élargis jusqu’au zézaiement des abeilles, jusqu’aux
ultrasons des chauves-souris ; plus un spectre tactile, aiguisé, celui-ci,
jusqu’à me sentir chenille dont chaque poil la renseigne du danger qui
s’approche.

Mais, je n’avais qu’un crayon.

Je n’avais que lui pour relier les deux mondes, celui des marges et
celui du centre. Encore heureux, que j’aie un crayon. Sans le crayon,
j’étais perdue, définitivement absorbée par les marges. Au point que
parfois c’était trop. Alors, je m’enfermais à l’intérieur de la maison. Dans
mon bureau. Un jour entier. Je ne sortais plus. Je tentais de noter ce qui
m’avait traversée, de prendre un peu de distance, façon de ne pas me
laisser engloutir par ce dehors tout-puissant. Le crayon était le tiret qui
me reliait encore aux humains.

C’est comme ça que j’avais enfin commencé dans ma tête ce nouveau


livre, avec des bouts de notes attrapées ici et là.
25

De quoi avions-nous hérité sans le savoir en nous installant dans cette


maison oubliée portant un nom aussi lugubre, Les Bois-Bannis ? Je me le
demandais, levant le nez, m’appuyant des yeux aux livres que j’avais
lentement choisis, conservés, mêlés à ceux que j’avais hérités de ma
mère, de mon grand-père, et même de mon arrière-grand-père, comme ce
dictionnaire de Trévoux, les ayant tous apportés avec nous, livres qui –
en plus de la fortification du bois de chauffage et de celle de la nourriture
au rez-de-chaussée – avaient construit deux autres remparts à l’étage des
Bois-Bannis, un dans chacune de nos chambres, les plus décisifs des
remparts, destinés, eux, à nous protéger de la Société.

Nous n’étions pas venus aux Bois-Bannis pour nous protéger des loups
!

C’est comme ça, qu’un jour, j’avais ressorti le Guide des Lichens, et
devant ses illustrations, je me suis vue telle que j’étais, et Grieg aussi, tel
qu’il était, deux êtres bizarres, pas vraiment des champignons, mais pas
loin d’en être ; pas non plus des algues malgré leur consistance ramollie ;
deux êtres entre algues et champignons : des lichens. Les lichens sont des
organismes singuliers, tantôt hypersensibles et fragiles, sentinelles de la
qualité de l’air, des révélateurs de la pollution, tantôt indestructibles,
survivant à tout.
— Tu trouves aussi, Grieg, qu’on ressemble à des lichens, qu’on est
froissés, fragiles, et en même temps l’air d’avoir mille ans, comme des
lichens ?
— Il y a de ça. Prends-le comme ça.

Les lichens, nous les connaissions depuis longtemps, Grieg et moi.


C’est avec eux qu’on avait commencé à teindre la laine de nos brebis. On
n’avait pas même 35 ans. Avant de nous y intéresser, on ne savait pas trop
si c’était de la gélatine, ou du caoutchouc, ou de la corne en buisson, ou
des lambeaux de peau de zombies, ou des croûtes minérales, ou des
barbes, ou des toisons pubiennes, ou des lobes d’oreilles, ou des langues
de rochers siliceux, ou des roses, des rosaces, des rosettes buissonnantes,
ou des taches de naissance incrustées dans le granit, ou bien des cartes
géographiques d’îles très secrètes, pour initiés. Quand on a commencé à
les récolter, peu à peu, en tâtonnant, on s’est aperçus qu’une seule espèce
teignait vraiment bien la laine – mais alors somptueusement : les
parmélies, dont la parmelia saxatilis, l’omphalodes et la perlatum, toutes
trois croissant sur les rochers qui nous entouraient, car à nos débuts en
montagne nous habitions déjà au milieu des moraines en compagnie des
rochers, de leurs corps de géants, de leurs éboulements, mais à cette
époque-là les moraines nous taisaient encore leur secret, nous cachaient
le chaos à venir qui les hantait. On ne voyait pas loin. Pas plus loin que
ce chaos de granit. Je me souviens, je prenais un grand sac en toile de
jute, je mettais des bottes, un bonnet, jamais de gants, j’y allais les mains
nues, peu à peu poncées, ouvertes au sang par les rochers que je raclais.
Je remplissais mon sac silencieusement comme si c’était ma panse et que
je broutais. Pour trouver les parmélies, j’explorais les solitudes, les
étendues désolées, je partais sous la pluie, après la pluie, après les neiges.
Le temps devait être humide, les lichens qui se gonflaient d’atmosphère
se donnaient plus facilement. Je les ramassais sans retenue. Avec une
sorte d’ivresse. C’était donné, vraiment. Je revenais à pied par les
moraines, le long des coulées et des pistes sauvages, celles des bêtes
sauvages, le dos courbé sous mon gros sac porté à l’épaule, ignorant qu’il
fallait aux lichens du temps pour croître, qu’ils étaient des sécrétions de
temps, certains millénaires. Grieg, dans ses chaudrons, en obtenait des
fauves odorants, des bruns rougeoyants, des roux ardents et vifs qui
teignaient la laine de nos brebis mise à bouillir, ensemble de nuances
semblables au pelage des renards qui guettaient nos agneaux.

Depuis, on avait appris la retenue. On avait appris la fin des provisions,


la famine proche. On avait changé. On n’en était plus à l’opulence. On
sentait bien que sous nos pieds la moraine s’était ébranlée, que ses
rochers géants basculaient, que la Terre basculait, que l’humanité
basculait, qu’on était entrés dans l’ère d’un basculement, grand à vous
donner le vertige. Les forêts brûlaient. Les océans agonisaient. Le
permafrost fondait, libérant des virus préhistoriques comme autant de
zombies. Les villes s’étendaient, immenses, nouvelles, et rien qu’à les
voir, on savait qu’on ne retournerait plus en arrière. À voir Wuhan
immense, désertée, calfeutrée, son musée clos sur des pièces datant de la
période des Royaumes combattants, dont le cercueil du marquis Yi de
Zeng, dont des cloches en bronze trouvées dans sa tombe datant du e
siècle, tu as vu Grieg ces immenses tours, ces autoroutes, ces avenues,
ces échangeurs plus larges que le fleuve YangTsé et la rivière Han qui
traversent cette ville de onze millions d’habitants connectés, surveillés,
contrôlés, antennes, réseaux, relais ? Rien qu’à voir Wuhan trente
secondes, on le sait : rien ne pourra nous arrêter. L’humanité s’adaptera
aux paradis nickel, vivra sous protection des écrans, coupée du monde –
qui n’existera plus.

Lui, Grieg, non. Il ne s’adapterait à rien. Profondément dégoûté, amer


et sec, inclinant vers l’échec par nature, il disait je préfère les paradis
vivants bourrés de vie et sales, les paradis perdus.

Disait : Après moi, le Déluge.


26

Une fois, il était presque midi, je trouve Grieg encore au lit, mais tout
habillé, comme un délinquant sans papiers. Il s’était couché tout habillé
sans même prendre la peine d’enlever son pull et ses chaussures, ce dont
je ne m’étais pas aperçue en me levant. Je lui ai dit : Pas d’accord,
absolument pas d’accord de se laisser aller à la déprime parce que nous
vivons un climat d’exception devenu quotidien. Il a répondu qu’il
continuerait à dormir tout habillé, m’expliquant qu’il trouvait plus simple
de garder son pull et son caleçon long, pas les chaussures, d’accord, pas
les chaussures, unique concession, sinon, tout. Et quand je lui ai dit : Si tu
ne m’avais pas rencontrée tu serais devenu un clochard, il a répondu,
sarcastique à son habitude : Mais je le suis devenu, tu vois, regarde-moi,
je suis un clochard, alors laisse-moi, je sais ce que je fais, je ne suis pas
fou. Il vaut mieux dormir tout habillé. Je te le dis.
Ce qui m’a donné envie de noter vite ce qu’il venait de me dire sur un
bout d’enveloppe, et lui : Qu’est-ce que tu fais ! Tu es encore en train de
voler ce qui sort de ma bouche ? On devrait signer ensemble. Elle est
incroyable, cette femme. Elle prend des notes pendant qu’on lui parle,
notes qu’elle va trier soigneusement, ça m’amuse beaucoup son petit jeu,
comment elle fait un choix pas toujours honnête. C’est une truande qui
profite de tout ce qu’elle peut pour ensuite le trafiquer. On ne sait jamais
si elle ment ou si elle dit la vérité. D’ailleurs, maintenant que tout se
casse la gueule en bas, qu’il n’y aura plus de maisons d’édition ni de
librairies ni de livres, elle va écrire pour qui, notre écri-vaine qui a de la
peine ? Si tout se casse la gueule, pourquoi écrire encore ? Puisqu’on a
perdu, pourquoi écrire ? Pour qui ? Tu devrais laisser tomber, pourquoi tu
ne laisses pas tomber, Sophie ? Tu y crois encore, Fifi ?

Je me le demandais aussi. Est-ce que je crois encore à l’écriture ?

C’était une bonne question. Peut-être la question entre toutes. Mais je


n’ai jamais pu résister à l’espoir, et donc je me suis dit, et ça en quelques
secondes, devant Grieg dépecé par l’âge, gris, froissé, je me suis dit : ne
te laisse pas influencer par ce vieux grigou, résiste-lui de toutes tes
forces. Ne te laisse pas aller au vertige, tends quand même l’oreille, ouvre
tes yeux, continue d’écrire. Parle du grand désordre du monde ; mesure-
toi au présent ; écris ce que tu vis, écris la mort de tout ce qui vit, des
forêts transformées en usines à bois ; des prairies en usines à herbe ; parle
de l’épuisement de leurs sols, parle de leur dévastation. Fais vite. « Il ne
reste presque plus rien. » Je ne l’avais pas dit à voix haute. Je l’avais dit
en moi, à moi. J’avais appris à ne pas tout dire à haute voix. Grieg était
très agacé quand j’allais dans son sens lugubre. Il aimait que je lui résiste,
que je ne lâche pas ma façon d’être au monde. Peut-être qu’il me
provoquait pour que je résiste à ses pulsions de mort. Il avait horreur qu’à
mon tour je sombre dans le négatif.

Lui, Grieg, même devant l’irruption de la joie, il ne sautait plus.

De mon côté, j’expérimentais presque désespérément le fait qu’avec


presque plus rien on pouvait se sentir être au monde. Éprouver de la joie.
Je devais beaucoup à Yes. Elle était la joie.

La joie, c’est quoi ? Un éclair. Il vous tombe dessus. On n’y est pour
rien. C’est totalement immérité. Il ne choisit pas son moment, sinon les
pires. Par exemple, dans la boue des batailles, soudain se sentir en vie.

Ou bien marcher dans la campagne et prendre un minuscule flash de


jaune en pleine figure. Le flash de la perception abolit toute distance
entre le sujet et l’objet. Ensuite, bien sûr on peut se pencher sur ces
cornets jaune d’or tachés tout au fond de cinq ponctuations de rouge et se
dire qu’il s’agit des calices d’un petit groupe de primevères officinales.
C’est moins important que le flash. Rien ne peut remplacer le flash. La
connaissance ne remplace pas le flash de la joie. Sa flèche. Sa pointe de
flèche.

Marcher dans de l’herbe, se sentir frôlée par une présence humide,


lisse, sombre, fraîche. La joie vous arrive avant d’avoir eu le temps d’en
frissonner et de se dire qu’il s’agissait sûrement d’une couleuvre à collier.

Ramper dans le noir de la forêt, se croire perdue, sentir sous sa main du


mouillé qui vit, ensuite seulement on pense que c’est de la mousse.
Capturer avec un foulard – il fallait qu’il soit très léger, de la
mousseline – la grande sauterelle vert vif, tettigonia viridissima, qui
entrera six mois plus tard dans mon bureau, et qui se cognait – antennes
longues/longues pattes – à mes livres ; aller à la fenêtre ; secouer le
foulard ; entendre le froissement de ses larges ailes vert pâle qui
s’envolent. On oublie qui on est, qui elle est, on est le bruit qui s’envole.

Bien sûr, j’avais l’air d’être une femme en pull et jogging et grosses
chaussures, accompagnée de son petit chien, quand on me croisait. Une
femme au petit chien. Une romancière française et son animal de
compagnie. Mais, d’abord, personne ne me croisait, et ensuite, une fois
sortie de la maison, je ne fréquentais que les herbes, les arbres, leurs
essences, les oiseaux, les couleurs et les nuances des couleurs, les odeurs,
les appels, les cris, les chants, les insectes, les nuages, tous ces nuages, un
home-cinéma de nuages, mais aussi le firmament étoilé, la pluie, l’orage,
les éclairs de joie. Ici, il faudrait trois pages d’éclairs. C’était devenu la
folie, les éclairs de joie. Si bien que, presque sans bouger de ma place,
sur mon île de 13 kilomètres de diamètre, mon corps au final était
complètement bourré, bourré aux deux sens du terme, de tout ce que je
côtoyais et que je viens d’énumérer. Si bien que je pourrais dire que je
grouillais moi aussi, et de plus en plus, que je grouillais de nature à
l’intérieur. N’étais plus une femme, seulement de la nature. La nature et
moi, on ne faisait plus qu’un. Si on m’avait fait passer devant des rayons
X, respirez fort, respirez fort, ne respirez plus, je ne sais pas ce qu’on y
aurait vu.

On y aurait peut-être vu un être composite avec une truffe de chien, des


cheveux de ronces, des yeux de mûres écrabouillées, des joues faites de
lichens, une voix d’oiseau. – Et à l’intérieur ? – Oh ! à l’intérieur ! Une
myriade d’existences. Une fourmilière d’existences en tous sens ! – Et au
cœur de la fourmilière ? – Je crois que quelque chose écrivait. Ou
s’écrivait. Comme on veut. On aurait pu entendre un très léger
affairement intérieur avec griffonnements, ceux d’une mine de graphite
sur du papier.
Pour le moment, je ne lisais plus. Je vivais sans cesse dehors. Je lisais
le dehors. Il se trouve que cette façon de vivre sans cesse dehors a changé
la manière dont j’avais conscience de moi-même : je me sentais moins
que jamais séparée de la nature. Sauf par un crayon, in extremis. Ce qui
m’a permis de comprendre qu’on n’est pas emmurés dans notre espèce,
une espèce séparée des autres espèces, différente mais pas séparée, et que
faire partie des humains n’est qu’une façon très restreinte d’être au
monde. Qu’on est plus vaste que ça.
27

Et voilà qu’une nuit, qu’est-ce que cela avait été impressionnant, un


piétinement sourd, continu, m’a réveillée. La maison en avait été
ébranlée, et moi aussi. Ce n’était pas le martèlement des sabots d’une
harde de biches, je connaissais. Aux Bois-Bannis, nous vivions en contact
cette fois, non pas avec un clan de cerfs mais avec des biches menées par
une bréhaigne, savante, sage et vieille. Pourtant, ce n’était pas le
piétinement d’une harde que j’avais entendu. C’était celui d’une horde.
Deux mots qui n’ont rien à voir. Le premier, animal et parfait. Le second,
humain, genre apparemment imparfait dès sa naissance, apportant
néanmoins de la complexité au monde, donc de l’intérêt. Je suis pour
l’humain dans le monde. Je me contredis encore une fois, mais on ne peut
pas ne pas se contredire. La contradiction est la loi du monde et il est
intéressant d’en explorer les deux termes. Je répète : je suis pour
l’humain. On ne s’ennuie pas avec lui. Il est le grand personnage du
roman de la Terre. Rien d’un héros positif. Non, non, surtout pas. Qu’on
arrête avec ça. Plutôt un beau salaud. Sera-t-il condamné ? Va-t-il s’en
sortir ? Trouver l’issue ? Ou se suicider ? Surtout, surtout, ne pas raconter
la fin. D’ailleurs personne ne la connaît. Ne pas compter sur lui,
l’humain. Sur l’humain, on ne peut pas compter. Se méfier de lui. Tout
ça, je me le disais parfois.
26

L’idée du livre à écrire continuait à se préciser sous mes yeux pour


aussitôt m’échapper comme un lièvre.

En bas, dans la plaine, les temps changeaient violemment, même si


dans notre coin, on le percevait moins. Grieg ne voulait plus descendre,
sûr de se faire contrôler au faciès, tellement il avait l’air de s’être échappé
d’un centre de rétention. Il m’envoyait à sa place faire les courses de ce
qu’il manquait toujours malgré le stock de provisions. Je me suis donc
préparée, un matin de novembre, sur les recommandations de Grieg (qui
ne conduisait plus, ça l’angoissait comme tout le reste, si bien que c’est
moi qui tenais le volant), à descendre au bourg avant l’hiver faire réviser
les tronçonneuses, et vite aussi avant que le monde ne pète pour de bon,
disait-il. Et tu rempliras aussi les cinq bidons d’essence. J’avais déjà la
main sur la portière, quand je vois ce même Grieg qui arrive, qui
s’interpose entre la voiture et moi, et qui veut absolument que je mette
une casquette et des lunettes noires. Tout ça parce que, un mois
auparavant, j’avais déjà commencé à vouloir ameuter le monde, et publié
dans le journal local un article contre l’usage du lisier dans les prairies, et
que, dans ce comptoir où l’on vendait des tracteurs gros comme des
immeubles, on m’aurait aussitôt accusée d’agribashing, et peut-être
traînée par les cheveux, car la barbarie, en temps troublés, est là juste
sous notre peau, m’a précisé Grieg. Il faut dire que Grieg a toujours eu
peur pour moi. Cependant moins peur pour moi que pour lui. Lui toujours
derrière moi. Pourtant, je me disais, il n’y avait pas à s’en faire. Et puis
j’aimais bien me rendre dans ce vaste hangar, sans casquette et sans
lunettes noires, très gonzesse qui se la joue, une tronçonneuse au bout de
chaque bras, la grande Stihl d’un côté, la petite Husqvarna de l’autre, et
répondre « non » quand une voix me demandait : Puis-je vous aider
Madame ?
Même si, à tronçonner, je n’avais jamais appris.
La tronçonneuse, c’est compliqué. Grieg savait enlever la chaîne pour
l’aiguiser. Une chaîne doit être affûtée régulièrement, dans le bon sens et
selon un angle très précis. Grieg aimait assez passer ses doigts sur les
dents métalliques devenues hyperpointues, l’air mec. Je voyais que ça lui
plaisait d’avoir l’air mec à mes yeux. L’air d’un héros without a cause. Et
il savait remettre la chaîne qui doit être bien huilée avec une huile
spéciale tronçonneuse. Et bien tendue sinon elle vous saute à la gueule ou
vous estropie. J’avais toujours laissé Grieg préparer ensuite le mélange
huile/essence pour le moteur, le verser via un entonnoir dans la machine,
puis faire rugir la machine. Puis s’avancer vers l’arbre. Il sentait encore
l’essence une semaine après.

— Qu’est-ce qu’on raconte en bas de la situation ? m’a demandé


Grieg, au retour de mon incursion dans le hangar des tronçonneuses.
— Qu’il faut attendre.
Alors Grieg a sorti une bière du casier de Fischer que j’avais rapporté,
j’ai cherché deux verres, et on a bu à notre santé, et Grieg, après m’avoir
scrutée des pieds à la tête, ou plutôt dévorée comme si j’étais partie
depuis trois mois, a encore dit, souriant à peine, plutôt sérieux, même
sévère : Bandit !

Il était sévère et tendre. Et puis tellement loufoque, cynique pour rire,


pour dédramatiser.
26

Je n’allais pas beaucoup dans les friches ou les lisières, ainsi que je me
l’étais promis, façon d’ajouter à nos repas quelques petits antioxydants.
C’était l’hiver. Mais je rêvais parfois au plaisir âpre de la rapine qui
m’était éthiquement interdite. J’aurais des ongles longs très pointus. Des
griffes. J’attraperais des bouvreuils, des gros-becs, des pinsons du Nord,
et je jouerais longtemps avec eux, en toute innocence, avant de manger
leur cervelle, leur cœur et leurs entrailles, et d’abandonner sur place,
vidée, leur petite « peau d’oiseau » bigarrée. Je me voyais bien aussi dans
le corps d’un ours slovène au savoir immémorial, et alors, je sauterais sur
le dos de cet humain, avocat pro-chasse, et sur le dos de cet autre humain,
président des chasseurs dont je tairais le nom pour éviter un procès, et je
les dévorerais crus, tous les deux, parce que j’adorerais ça, manger mes
proies – façon paléolithique à la Joseph Delteil que plus personne ne
connaît, ne lit ! –, dévorer les plus dégueues, les plus crasses, les plus
incultes. Je reconnais pouvoir être assez courageuse dans mes livres. Ce
qui sous-entend : plus que dans la vie.

Pourtant, il m’arrivait de redescendre au Supermarché acheter de la


nourriture. Et la pire. Mais c’était pour Yes. Elle avait droit à des paquets
de CRAVE, safety their nature, avec 65 % d’ingrédients d’origine
animale – la honte –, et à toutes sortes de friandises comme des sachets
de Jumbone Son Os à Mâcher, ou des paquets de Tasty mini Sa
Récompense. Je m’achetais au passage dans une parapharmacie de la
brume d’oreiller. J’en vaporisais les essences sur nos draps avant d’aller
dormir, des essences lénifiantes. C’est difficile de rester droite comme la
stèle d’une tombe anabaptiste. Je penchais. Vacillais. Tanguais moi aussi.
Question nourriture aussi, pas exemplaire du tout. D’ailleurs exemplaire
pour rien. Sauf pour le genre cabossé.

Étrange comme cette question de la nourriture était devenue une affaire


morale. À Segrois – mot venant de secretum, secret, et le secret de ma vie
il est peut-être là, à Segrois –, la maison de mes grandes vacances
d’enfant, située quelque part dans l’arrière-côte de Nuits-SaintGeorges –,
à Segrois, donc, nous avions, mes frères et sœurs et moi, été introduits
très tôt dans un monde où l’on prend les choses comme elles viennent. Et
si elles ne venaient pas, à nous en passer. Ainsi des repas. Les parents,
l’été – c’est ce qu’ils avaient de mieux, nos parents –, nous lâchaient dans
cette maison, débrouillez-vous.
Victor, notre grand-père, était mort.
Il avait été instituteur à Pommard, puis à Puligny-Montrachet, allait
cueillir du muguet dans le bois de Corton, et donnait le genre féminin aux
consonnes dont la prononciation commençait par une voyelle. Il disait
une f. Une h. Une l. Une m. Une r. Une s. Ce qui ne nous avait pas
troublés.
Le potager était resté en friche. Nous n’avions pas l’idée d’y semer
quoi que ce soit. Que mangions-nous ? Alors ou bien nous ne mangions
pas, ou bien je n’en garde aucun souvenir. Ça n’avait aucune importance.
Qu’est-ce qui avait de l’importance ? La liberté. Et la liberté. Et encore la
liberté. La liberté chérie. Les friches, les vipères, les fossiles, le sphinx
tête-de-mort, le petit-duc, les poèmes, les anémones pulsatiles. Et l’été.
Des enfants et l’été. Que faisions-nous l’été ? Des cabanes. Ce n’était
rien d’engagé politiquement, une cabane. Ni un poing serré ni un
manifeste.

Peut-on encore aujourd’hui se satisfaire d’une cabane ? Hélas, non.


C’est ce qui a changé.

J’avais conscience du changement. Tout m’y ramenait.

Les arbres que Grieg abattait, prélevés dans une forêt avec l’accord du
garde, étaient des frênes et des pins sylvestres qui avaient séché debout.
Ils étaient entièrement tatoués, on aurait dit des corps de Maoris, par les
insectes typographes, et ils nous parlaient de dévastation. Chaque matin,
quand j’allumais le feu, il en tombait des écorces, de la sciure, des
scolytes typographes. Je m’arrêtais pour essayer de déchiffrer leurs
écritures du désastre.

Il nous poursuivait, le désastre. Dans le ciel, les hurlements des avions


de chasse en exercice se superposaient souvent au cri du pic noir,
racontant une tout autre histoire que celle de Virgile. Il s’y ajoutait
d’autres avions supersoniques, pas plus visibles dans le ciel qu’une pointe
de diamant, qui laissaient derrière eux de fines et longues écharpes
blanches que les courants du ciel diluaient lentement. Un jour, l’une
d’elles, vaste et vaporeuse, a envahi le ciel jusqu’à la magnificence. Estce
qu’elle était faite de plumes, de dentelles, ou de vapeur ? Elle se
métamorphosait sans cesse. Là encore, je me suis arrêtée, non plus pour
la contempler, mais pour l’observer, refusant de croire ce qu’on racontait
de ces écharpes, qu’elles étaient délibérément tissées de gaz toxiques et
qu’à travers elles on nous empoisonnait de plomb, de soufre et de je ne
savais plus quoi. Et que dans des hangars, où nul n’avait accès, on en
chargeait le ventre des avions pour nous anéantir. J’ai regardé la plus
féerique se défaire, se dissoudre, et je me suis demandé, si mon esprit
refuse de tels récits, est-ce que j’enlève un peu de son poids de poison au
monde ?

Puis une nuit, les phares blancs d’une voiture ont encore une fois
fouillé les murs de ma chambre. Tu te fais des idées, a dit Grieg.

Est-ce qu’on était à la recherche d’une jolie petite chienne à enlever, à


séquestrer, à violer ? Je voyais des corps d’espèces différentes qui
bougeaient dans un garage sous l’œil d’une caméra. Qui se traînaient.
J’avais lu que pour tourner ce genre de film zoopornographique, on
enchaînait les chevaux.

En plein sommeil, Yes s’arrêtait de respirer, dressait les oreilles. Oh !


je n’aimais pas qu’elle dresse ainsi les oreilles.

Elle rêvait beaucoup. Elle dormait beaucoup et elle rêvait, elle avait
des rêves au moins cinq fois par jour, et la nuit ça recommençait. Je me
demandais à qui elle rêvait. Où se trouvait la menace ? Les animaux,
quels sont leurs cauchemars ?

Et qui était-elle ? Qui était Yes ? Qu’est-ce que je savais d’elle ? Et


elle de moi ? On s’apportait beaucoup l’une à l’autre. On se complétait,
mais pas comme on pourrait le penser. Je la sentais plus domestiquée que
moi. Plus sous emprise. Moi, plus tentée par la sauvagerie qu’elle. Par la
liberté. Alors, qui de nous deux domestiquait l’autre ? Qui ensauvageait
l’autre ? Et qui de nous deux aimait l’autre de façon désintéressée ?
Alors, ça, grande question et simple réponse : aucune des deux.
35

Plus je sortais, plus je m’enfonçais dans les sensations, moins je savais


qui j’étais. En apparence, j’étais une gonzesse, une vieille gonzesse, mais
une gonzesse.
— Seulement une gonzesse ? Vraiment ?
— En tout cas, ce que je raconte de ma vie de très intime semblerait
être ressenti plus souvent par les filles, les meufs, les gonzesses, que par
les mecs. Car on pourrait dire que ça leur plaît à elles, aux filles,
majoritairement, mais non pas exclusivement, de déborder pour aller du
côté des limites, des lisières, des frontières, des marges et des confins.
Avec parfois la politesse d’universitaires bien élevées, parfois avec des
tonnes de bras d’honneur.
— Oui, mais où est-ce que vous vous situez précisément ?
— Je ne me suis jamais située.
— Qui êtes-vous ?
— Je ne le sais pas.
— Quel est votre genre ?
— Ce n’est pas clair du tout. J’en ai plusieurs. Plus que plusieurs. Des
centaines. Chacun à chaque fois temporaire. Et pas seulement humains.
Ça dure le temps de quelques secondes. Et c’est mystérieux. Très
mystérieux.

Un temps, vers 15 ans, j’ai eu un corps de garçon d’où sortait une voix
d’oiseau.

Un temps, vers 5 ans, j’ai été un chien. J’avais préféré déconstruire la


petite fille impossible que j’étais pour me fabriquer le genre d’un petit
chien. D’instinct.

Aujourd’hui j’ai un corps déglingué et une voix d’enfant. Passez-moi


votre papa ou votre maman, m’avait dit au téléphone quelqu’un qui
voulait me vendre de l’électricité. J’ai ce truc dans la voix, de faire plus
jeune. Née comme ça.

Je rentrais lentement du dehors. Lourdement. J’en portais les marques.


Trois mois dehors en continu, ça se voit. Pieds durcis. Mains tordues,
griffées, griffues. Dos rond, rocheux. Bancale et bossue, telle j’étais
devenue. D’un genre illisible. Incohérent. Cabossé. Ruiné. Tassé. J’avais
perdu 15 centimètres, ne mesurant plus que 1,62 mètre. Bientôt je serai la
femme invisible. J’entendais Grieg : Où ce qu’elle est passée, Fifi la
rebelle ? Où ce qu’elle est passée Sophie Huizinga ?

Où donc étaient passés mes poignets de perce-neige et mon cou


d’hermine encadré de deux oreilles si joliment féminines ?

Des poignets de perce-neige, oui, j’avais eu ça. Mais pas d’oreilles


percées.

Ma mère ne m’avait pas fait percer les oreilles, enfant. Jamais elle
n’aurait fait ça. Nous déterminer si tôt. Les libres enfants de notre mère,
voilà ce que nous avions tous été, mes frères et sœurs et moi. Par
exemple, au lieu d’être une petite fille, ma mère m’avait en effet laissé
être un petit chien qui ne voulait pas dire la prière. Elle me chassait de la
prière du soir, comme un petit chien répétait-elle, alors que mes frères et
sœurs agenouillés sur le tapis de la chambre à coucher la récitaient avec
un sentiment de componction, c’est-à-dire de dignité, de gravité,
d’importance humaine. Il faut reconnaître que tout autour de nous les
bombes tombaient sans discrimination, des bombes américaines pour
anéantir les nazis en train de fuir, et que dire des prières avait quelques
excuses.
Ma mère qui nous observait de son point de vue adulte, de Sirius,
disait-elle, et avec une certaine cruauté à l’éclat tranchant, notait tout de
nous dans Le cahier des enfants, relié de vert, débordant de dessins
bariolés qu’elle y collait. Elle avait noté à quel point j’avais d’emblée
opté pour l’état de petit chien, imperméable à ce qui différencie les
humains des chiens : le sacré. Pourtant, ce petit chien, elle finissait par le
réagréer à la prière, et elle observait comment il en profitait pour faire sa
rentrée à quatre pattes et des grimaces devant la glace de l’horrible
armoire à secrets de famille, pour délibérément troubler la pieuse petite
assemblée qui redescendait sur Terre, et riait. Emma, à la fin, acceptait
que je fasse rire mes frères et sœurs. Peut-être même que ça lui plaisait à
elle aussi. D’ailleurs, Sirius n’est-elle pas l’autre nom d’Alpha Canis
Majoris ? Aussi, pendant longtemps, du haut de son point de vue, Emma
m’a-t-elle permis d’avoir une vie de petit chien. Mais je le payais, en
fessées, jamais administrées par ma mère qui laissait ça aux autres
adultes de la maisonnée. Des brutes, dont des jeunes filles descendues des
montagnes pour l’aider à élever petits pois, carottes, canards, oies,
dindons, enfants. Vous savez comment on fait avec une pisseuse comme
ça, on lui enfonce la tête dans l’abreuvoir, disait la sœur de Cathala. Et
elle le faisait.
Puis on m’a mise à l’école, plus précisément dans une institution
catholique qui dès septembre 1645 avait rouvert ses portes, où j’ai
continué sur la même lancée insensible au sacré à briser les chapelets des
autres petites filles, à mordre au sang ces petites filles, à les griffer, à les
battre dans la rue, à tirer la langue à leur mère descendue dans la rue pour
les protéger. Grieg était déjà entré dans ma vie, dans le même Institut,
non pas Benjamenta, mais de l’Assomption, bien qu’il fût un enfant de
calvinistes. Il n’habitait pas loin de moi dans la rue, Grieg, on était
voisins, donc il me voyait faire, mais prétendait ne pas s’en souvenir.
Moins sauvage que moi. Ma conduite le gênait. Je lui expliquais qu’une
fille doit être plus sauvage qu’un garçon pour échapper aux adultes.

C’est alors que je suis devenue une petite fille abandonnée, trop
impossible, larguée par ma mère à 1 555 kilomètres dans un internat à 1
555 mètres d’altitude. J’avais 11 ans. Celle-là, je l’entends encore appeler
à l’aide en silence. Et pourtant, comme c’est bizarre, aurais-je aimé être
une petite fille « choyée » dans sa chambre rose ? Recevant des baisers le
matin et le soir ? Chérie, ma chérie ? Jamais de la vie. Je lui préfère de
loin ce climat rude et glacé qui m’a entourée, enfant. Son âpreté solitaire.
Sans baisers. Et puis, sans doute, est-ce là-bas, à 11 ans, que j’ai mis au
point mon plan d’évasion, un plan qui m’a servi toute la vie et encore
maintenant, bien que celle-ci ne tienne plus qu’à quelques fils. On s’en
moque, des fils fragiles de sa vie. Le plan, lui, tient. Si j’ai commencé à
écrire, c’est bien parce qu’on m’avait larguée, et que je me suis retrouvée
prisonnière d’une forteresse de granit. Écrire ce que je nommais « roman
» sans même savoir ce que ça voulait dire, sachant seulement que la
bibliothèque de ma mère en était pleine, avait été une manière de creuser
un souterrain qui me permettait de rejoindre incognito la bibliothèque
ensoleillée où ma mère au loin travaillait, s’en fichant de moi. De me
relier à elle sans qu’elle le voie.
À mon retour de Briançon, j’ai échangé mon statut de l’enfant terrible
de la famille pour celui de l’enfant poète. Ce nouveau statut m’a
définitivement évité de me projeter plus tard, adulte. Il n’était plus
nécessaire d’avoir à grandir davantage. Les enfants poètes étaient alors
très à la mode. J’avais ainsi découvert qu’on pouvait attirer l’attention
des autres coiffée d’un minuscule chignon au sommet de la tête, comme
celle qui allait apparaître trois ans plus tard dans Paris Match, et
l’attention de ma mère en particulier, ma mère qui brillait, ma mère une
reine, ma mère en commerce avec le Saint-Esprit – lequel était peut-être
bien mon père géniteur, et moi la bâtarde dans la famille –, en écrivant
des poèmes. Il avait suffi de remplacer les grimaces par des poèmes. Je
suis passée d’un genre littéraire à un autre sans aucun problème. Ce n’est
pas aussi éloigné qu’on le pense. Il y a une torsion très personnelle de
soi-même en vue de se singulariser, l’une extérieure, l’autre intérieure,
dans les deux cas. Donc c’est comme ça, en froissant les mots, en les
tordant, en les mordant, en les griffant, que je suis arrivée à intéresser ma
mère à nouveau. J’avais 13 ans, je refusais la fatalité des menstrues, me
moquais des garçons, mais pas des poètes. Sans tenir ma mère au courant,
en grand secret, tout était dans l’audace, l’indépendance, et surtout pas
dans l’osmose avec ma mère, j’allais à la Poste de la ville envoyer mes
poèmes aux poètes qui me répondaient par des lettres aux belles graphies
sur des enveloppes où mon prénom et mon nom étaient visiblement tracés
à la plume en or, à l’encre bleue ou noire, et qui arrivaient pour moi à la
maison.
Parfois, ça commençait bien : « Mademoiselle, vous n’êtes pas folle du
tout. » Parfois, on me reléguait au féminin : « Charmante jeune poétesse.
» Parfois, déjà, on m’imaginait transgenre : « Ma chère jeune Poète. » Un
jour, au retour du lycée, il y avait eu un télégramme. Son bleu particulier.
Son aura. Un trésor. Les poètes, je les collectionnais. J’ai collectionné les
poètes des années cinquante en même temps que les papillons. Les uns
comme les autres, plus personne aujourd’hui ne les connaît.

Et c’est alors que j’ai retrouvé mon grigou de Grieg, sa mauvaise tête
déjà barrée d’une cicatrice verticale de 12 centimètres de long sur le front,
et que nous avions quitté la plaine pour nous installer en montagne avec
un troupeau de brebis. Depuis, inlassablement, je me suis divisée comme
une touffe d’iris, ou me suis multipliée, devenant ce que je voyais et qui à
foison m’entourait. De moins en moins sûre de qui j’étais.

Pour en finir avec le genre, et si le genre en Amérique est une


construction, aux Bois-Bannis, depuis l’arrivée de Yes, c’était une
destruction. On a fini de le déchiqueter, Yes et moi. Mis en lambeaux.
J’en ai ramassé les débris. Et je suis devenue les débris. Je déborde la
narration, dépasse les frontières, je chéris l’instabilité, l’imperfection, le
passage, tous les âges, les loques, les lopins, les bonds, les sauts, les
bizarreries. Les grimaces. La poésie. C’est quoi, la poésie ? Un pas de
côté.
31

Et avec mon corps, où est-ce que j’en étais ? Malgré mes sorties, une
certaine agilité retrouvée, il continuait de pencher, de tomber, d’aller vers
la ruine, tout bourré de nature qu’il était. Alors, pour commencer avec ma
vieillesse, j’ai inauguré un carnet où je notais tout.

Les bruits de nos mâchoires à table.

Nos dos tassés un peu plus que la veille.


Nos gestes ralentis. Leur inadéquation.

Ses cheveux gris, c’était moi qui les lui lavais sous la douche. Les lui
coupais. Il disait chaque fois : j’en ai de moins en moins. Je lui répondais
: non, non, pas du tout, en les séchant, les froissant de mes doigts pour
qu’ils gonflent et bouclent comme avant. Encore plus beaux d’être
argentés. Va te regarder. Tu es magnifique. On dirait Chateaubriand.

Mes cheveux que je teignais en roux.

Mon empressement envers les fleurs des bouquets que j’allais cueillir
exprès pour les voir faner. J’étais devenue très attentive à la façon dont
leurs gracieuses présences aux longs cous – visages d’une fraîcheur
explosive, sexes masculin et féminin à la fois, pistil, étamines, pollen,
nectar, pétales, sépales, chevelures jaune soufré, bleu violacé, orangé
roux, longs bras, tiges, écharpes, feuillages tellement intuitifs – se
métamorphosaient en l’espace de trois jours.

C’est alors seulement que la pièce de théâtre commençait : je les


laissais faner dans leur vase.

Autrefois, je les jetais dès qu’elles étaient moins fraîches.

À présent, un bouquet de fleurs restait dix jours sur la table pour que je
puisse me pencher de très près sur la désagrégation de leur beauté,
observer leurs cous qui se tassaient, leurs bajoues qui pendaient, leurs
épaules qui s’affaissaient, leurs dos bossus, leurs vieilles fesses en ruine,
leurs nichons qui tombaient – je cite –, leurs aberrations formelles, et
l’effort désespéré qu’elles mettaient à vivre encore. À tenir encore, tous
leurs sortilèges éventés. C’était pitoyable. L’eau croupissante. La table
jonchée de débris. Et quand elles avaient accepté la défaite, qu’elles
étaient devenues des momies presque atroces à mater, j’allais les déposer
sur le compost telle une criminelle ses cadavres, et je m’obligeais à les
contempler encore, couchées semblables à des doubles de moi-même,
toutes dans le même sens, les têtes d’un côté, les pieds de l’autre – à la
façon dont Suzanne Lilar contemplait le ventre d’un chien noyé sous
l’eau d’une mare dans Journal d’une analogiste. Encore qu’ici, dans mon
cas, c’était quasiment du totémisme, tellement leurs intériorités et mon
intériorité, leurs corps et mon corps n’étaient pas distincts.

À vieillir, je m’étais habituée. Dans le miroir de la douche où je me


scrutais à présent, aucune différence entre une tulipe de vigne oubliée
huit jours dans son vase sans eau, et moi. Je me penchais en avant, pour
que la peau de mes bras se ride davantage, et j’y découvrais avec une
sorte de volupté le même fin plissage d’étoffes assoiffées.

Quand on était assis à table, à la grande table noire, à un mètre l’un


face à l’autre, j’observais nos corps comme ceux de deux bandits rangés
des voitures. Au lit, c’était plus accentué. On était deux branches tordues,
côte à côte allongées, qui se tenaient la main, leurs pieds emmêlés, tandis
que leurs deux crânes rêvaient chacun de leur côté comme deux
frondaisons. Pas d’emmêlement plus poussé. On n’allait tout de même
pas jouer aux adultes hypersexe, nos orbites creusées, nos lèvres mincies,
nos ventres gonflés, même si Grieg n’aurait pas dit non. La beauté s’était
enfuie de nous avec les couronnes de fleurs sauvages. Je ne pouvais pas
imaginer faire l’amour sans les fleurs sauvages. Il nous restait l’enfance.
La vieille enfance qui survivait en nous reprenait sa place toutepuissante.
Et un nouvel amour en naissait, un amour différent. Comment le nommer
? Là encore je ne savais pas. Mais ça nous arrivait de nous murmurer
qu’on s’aimait.

Une fois, je me souviens, quelques mois plus tard, on était en avril,


j’avais réussi à sortir Grieg de sa chambre, à l’emmener au bord de la
mare, en bas du pré, où nous nous étions assis dans l’herbe mouillée,
l’eau était déjà pleine de frai, les roseaux susurraient, les crapauds et les
crapaudes coassaient, et je lui ai dit : Tu entends ? Il a dit : Quoi ? — Ce
concert de ventres, on dirait des cloaques, tu ne trouves pas ? Il ne
comprenait pas. Il fallait toujours tout lui expliquer, à Grieg, car il était
entièrement mené par son inconscient, par son démon tout-puissant, par
son « Ça », par son Groddeck enfoui au fond de lui. Un pur. Un simple.
Un enfant. J’ai ajouté : Tu entends ce concert de vagins qui pulsent ? Il a
dit : Arrête ou je te saute dessus. Je n’ai pas arrêté. Le visage vaincu par
le désir, Grieg m’a sauté dessus, et tout est allé ensemble, s’ajustant à la
perfection : le bourbier exquis de la vase répondait à la surface ridée de la
mare sous le vent ; les crapaudes appelaient les crapauds et ensemble ils
faisaient – pour nous – les choses qui se doivent, très pornographiques ;
et nous faisions – pour eux – ce qu’ils ne connaissaient pas, quelque
chose de très amoureux. C’était une bonne idée d’être descendus à la
mare. Ce qui se produisait là était plus beau que ce qui ne se serait pas
produit si nous n’étions pas descendus, même si nous n’étions pas des
exemples de vioques restés très sexuels. Nous ? Je ne sais pas. Je ne sais
pas ce que nous étions devenus.

Yes, elle, enchantée, passait ses pattes sur ses oreilles, grognait de joie,
se roulait dans l’herbe. Elle adorait qu’on s’aime tendrement.
32

Soudain, ce que je redoutais est arrivé. Le réel est tout ce qui arrive. Je
m’étais réveillée avant tout le monde, il faisait encore noir. Bientôt
l’aube, pas encore l’aurore. Grieg dormait profondément. Yes faisait
semblant. Trop tôt pour me suivre. Je me suis levée sans bruit avec l’idée
d’aller voir Litanie dans sa cahute là-bas. La prairie s’étendait sous une
fine couche de givre. Le jour allait se lever. J’ai marché vite. J’ouvrais de
grandes traces sombres dans les herbes d’un gris lunaire quand une
clameur a traversé le ciel. J’ai reconnu le pic noir à son cri saccadé dont
je ne savais jamais si c’était un rire aux éclats ou une convocation
immédiate. En vérité, si, je savais que le pic noir était en train de mesurer
l’espace de son vol ondulé, qu’il en prenait possession et que son cri était
de la pure exultation territoriale, mais il me faisait toujours sursauter à
m’y impliquer comme ça.
De loin, j’ai aperçu Litanie devant sa cahute, couchée sur ses pattes
repliées. Elle dormait. Quand je me suis approchée, sa grosse tête
reposait de tout son long cou sur les herbes blanchies de gel. Je me suis
entendue lui dire : Je crois que tu es morte. Ses yeux bombés où le ciel se
reflétait encore hier, ouverts et voilés. Ses oreilles, où le grésil
s’engouffrait, profondément enroulées sur leur épais silence. Elle, pas
gelée encore. Pas même froide. À peine saupoudrée de cristaux. Plus
aucun bruit. À l’aube, la prairie gisait dans un calme absolu. Est-ce
qu’elle savait ? Je pense que oui, ça se sait, ça se dit, mais que c’est perçu
comme rien de définitif.
Litanie, elle, savait depuis longtemps qu’elle allait mourir. Au courant
plus que moi. Elle avait passé son chemin et me l’ouvrait en même
temps, comment ne pas pleurer, comment ne pas pleurer. Je me suis
serrée contre son cou. Je m’enveloppais dans la pelisse profonde de son
parfum d’ânesse qui flottait encore. Je répétais comment ne pas pleurer,
sans arriver à pleurer. Elle était mon maître. Elle me dépassait en tout. À
commencer par sa manière de brouter les herbes dans le sens du pré, de la
nature des choses, du souffle du vent. Toujours un pas en avance sur moi
qui la suivais, alourdie de ce défaut mystérieux qui m’avait donné la
parole. La parole pas contre rien. La parole en échange de la possession
directe du monde, ce qui m’avait laissée dans la hantise d’être sans cesse
sur le point de le perdre, le monde ; avec le désir de faire réapparaître
dans mes pages ce réel qui apparaissait de seconde en seconde, qui
disparaissait de seconde en seconde ; et parfois j’avais cru l’avoir saisi,
mais en définitive, oui, non, peu importe, c’était moins bien que sa
possession directe. Moins bien que la vie. Décidément, Litanie et moi,
nous faisions aussi la paire. Quand je passais ma main sur son pelage,
dos, flancs, mufle, nous nous augmentions l’une de l’autre. Elle et moi,
c’était du chinois, cette langue où seule la simultanéité des termes permet
de s’approcher de la réalité. Le même mot pouvant signifier le soleil, la
lune, une roue, une poulie. Ou bien un dard, un sexe tendu, un arbre, une
colonne. Ou bien, me disais-je, une prairie, un livre, une ânesse, une
femme.

Le soleil s’est levé faisant fondre le givre. Le pré a pris des reflets
couleur vert amande. Puis rose. D’un rose venu du cosmos, un rose
extraterrestre, tandis que l’odeur noire du crottin, répandue autour de
nous, respirait, vivante encore. Je me sentais bien contre le pelage de
Litanie.

Je ne sais pas l’heure qu’il était, ni combien de temps je suis restée


ainsi, je sais seulement que quelque chose soudain a surgi devant nous, et
que pendant quelques secondes j’ai cru que c’était un puma et que j’étais
enfermée dans un roman de nature du Montana. J’ai secoué la tête.
C’était un chat sylvestre, rayé noir et roux. Il ne m’avait pas identifiée
comme humaine. Il lui a fallu une seconde. Puis il a disparu, bondissant
au-dessus de nous, sa queue flottant derrière lui telle une bannière
sauvage.
C’est alors que j’ai pris conscience de la cahute de Litanie que nous
avions construite avec des dosses de châtaignier, Grieg et moi, assez
maladroitement d’ailleurs, elle se tenait tassée à côté de nous, toute de
travers sur ses montants, et j’ai ressenti de façon intolérable qu’elle était
vide, qu’on l’avait évidée de ses entrailles, étripée, qu’elle n’était plus
qu’une carcasse abandonnée au bord du chemin.
Quand j’ai poussé la porte d’entrée, Yes a bondi hors du lit, soulagée
de me revoir comme chaque fois que je pars sans elle, paraissant n’avoir
rien deviné. Je me suis assise au bord du matelas et j’ai annoncé à Grieg
la mort de Litanie. Il a grogné. S’est arraché du sommeil, est sorti des
couvertures, pas tout à fait, seulement la tête et les épaules, les cheveux
emmêlés et gris. Il a dit : Il fallait bien que ça arrive, elle avait 31 ans.
Puis il s’est levé tout à fait. J’ai préparé du thé. On s’est mis à la table
l’un en face de l’autre et on s’est demandé comment nous allions faire
pour l’enterrer. On n’y arrivera pas. On n’a plus la force. Même à deux.
Moi, j’aurais tant voulu que Litanie reste aux Bois-Bannis. Impossible.
Alors, puisqu’en bas la société fonctionnait comme toujours, j’ai appelé
le service qui se chargeait des bêtes mortes. On m’a répondu qu’on
viendrait emporter le cadavre de Litanie, et ça uniquement parce qu’elle
était inscrite au haras.

J’avais prévenu que l’accès à la cahute serait une piste défoncée,


néanmoins carrossable, et le lendemain le camion s’est avancé jusqu’à la
maison, l’a dépassée à grands cahots, a poursuivi jusqu’à la cahute, s’est
arrêté devant la masse sombre du corps de Litanie que j’avais recouvert
de foin mouillé car le temps s’était radouci. Grieg n’avait pas voulu
assister à ça. Moi je m’étais dit tu dois regarder, tu es un écrivain, donc tu
es un homme et une femme, tu es Grieg et tu es toi, tu as la force des
deux, tu n’as pas peur de regarder les choses en face. Alors, je suis allée
au-devant du type qui déroulait le treuil de la forestière, mais pas sûr que
ça s’appelle comme ça le genre de camion qui était venu, peut-être une
bétaillère, mais plutôt une forestière car les deux pinces d’acier du treuil
se sont saisies du corps de Litanie comme du tronc d’un arbre mort dont
les pattes raides étaient pareilles à des branches, et la tête qui pendait
dans le vide, pareille à une souche incroyablement ressemblante à celle
d’une ânesse, tout ça pas aussi horrible que je le craignais. Quand le type
a terminé sa manœuvre, le corps déposé dans la caisse métallique du
camion devenu invisible, les deux pinces d’acier rétractées, rangées dans
le camion, il est descendu me faire signer les papiers, et je voyais bien
qu’il me scrutait pour attraper une larme, mais je ne lui en ai donné
aucune de mes yeux secs. Les siens m’observaient depuis un immense
charnier. Depuis l’île des morts. Depuis une usine de traitement des corps
usés. On m’avait raconté ce que devenaient les cadavres des bêtes
d’élevage, en quoi on les transformait à l’équarrissage. Puis le type a dit :
La prochaine fois, placez le corps plus près. De quel corps parlait-il ? De
celui de Grieg ? Du mien ? Au moment où le camion a disparu, un cri
terrible a retenti. Qui l’avait lancé ?

Nous ne perdons rien pour attendre, a dit Grieg quand je suis rentrée à
la maison. Ce qui nous pend au nez est d’une infinie tristesse. Il avait des
cernes rouges sous les yeux. Il a ajouté : Il faut qu’on creuse notre tombe
à l’avance. Ici.

Par l’Édit de Nantes, 1712, Louis XIV avait favorisé la dispersion des
anabaptistes. Pas vraiment un ghetto, ni une civilisation fermée, mais un
groupe en marge à l’écart des villages. Ils enterraient leurs morts dans
leur propriété. Et ça, Grieg, il l’avait retenu.

Je ne sais pas pourquoi ce soir-là, rêvassant à chercher l’endroit où


j’aimerais creuser ma tombe à l’avance, alors que je n’écoutais plus de
musique depuis longtemps, aimant de plus en plus celle du silence, j’ai
ouvert mon ordinateur, l’ai installé sur la table de la cuisine, y ai cherché
YouTube, et choisi un concert où la beauté géorgienne, Kathia
Buniatishvili, entrait en scène, s’inclinait, puis s’asseyait à son piano et se
lançait avec une insolence décorsetée, à la fois animale et enfantine, celle
de Betty Boop en personne, dans la Rhapsodie hongroise n o 2 de Franz
Liszt.

Pour info, Betty Boop est née des doigts de Grim Natwick, le 6 août
1635. « J’ai juste dessiné un petit chien à qui j’ai rajouté des jambes de
femme, et ce qui est devenu par la suite des boucles d’oreilles n’étaient
d’abord que de longues oreilles. »
Donc, la rhapsodie hongroise, et soudain, dans la cuisine des
BoisBannis, une voix s’est élevée, lançant de grandes vocalises. Ooh-
oohooh-ooh-ooh ! Ooh-ooh-ooh-ooh-ooh !

C’était Yes.

Elle était sortie de sous la table, où elle avait l’habitude de se tenir à


l’affût de mes états d’âme et de mes va-et-vient, avait légèrement dressé
ses longues oreilles, inclinait la tête dans différents sens pour capter au
mieux les ondes sonores, tendait le cou et le menton, le gosier largement
ouvert, et elle chantait. Est-ce que c’était le fait de s’être retrouvée face à
face avec son double devenue femme qui avait déclenché en elle ce
phénomène musical ?
Ou bien avait-elle été émue par les sons des violons et des violoncelles
? Par leurs bois, ébène, érable ondé, épicéa ? Par l’orchestre, toute une
forêt ? Celui-ci l’avait-il tirée du long sommeil de sa domestication, lui
ouvrant un bref moment les portes donnant sur sa vraie vie perdue ?
Ou bien avait-elle été mue par un très ancien pacte sonore enfoui en
elle ? Par des fantômes d’ancêtres loups qui ne l’avaient peut-être jamais
quittée et qui flottaient toujours incognito à ses côtés, toute une meute ?
Yes chantait, comme chanterait un fantôme, étrangère à la petite
chienne que je connaissais. Sa mélopée n’exprimait pas une douleur, pas
non plus un plaisir, plutôt un lien indéfectible, quelque chose comme ça.

Autour des Bois-Bannis, le vent s’est mis à souffler, absolument


comme dans The Mysterious Nose, un vent venant de l’ouest, je l’avais
reconnu à sa tonalité lyrique, mais avec une telle violence que
l’électricité en a été coupée, et le son. Yes s’est arrêtée net, elle aussi.
Déshabitée. Quelque chose l’avait quittée. Mais quoi ? Son baluchon de
poils gris, animé d’un large et profond regard mordoré, semblait s’être
réveillé de sa plongée dans un rêve d’avant les êtres humains. Ce qui
voudrait dire que maintenant, elle se serait réendormie ? Qu’elle serait en
train de redormir debout comme tout chien domestiqué ? Comme tout
humain désensauvagé ? Je lui ai demandé : Dis-moi, là, tu es réveillée ou
tu dors debout ?
33

Yes revendiquait à présent le droit à la nourriture si je l’oubliais alors


que Grieg et moi on s’était mis à table. Elle me le faisait savoir d’un
grognement très particulier, comme si un être privé du langage humain,
mais qui aurait tout su de Donna Haraway, tentait en elle de s’exprimer,
conscient de ses droits. Conscient de notre parenté, de notre égalité. La
biologiste américaine, dont il est ici question, cherchait par quels moyens
les acteurs de ce monde pourraient devenir responsables les uns envers
les autres et s’aimer de façon moins violente. Il s’agissait d’un acte de foi
politique dans un monde au bord de la guerre globale. Et comme j’avais
lu Donna Haraway, je servais Yes avec toutes les excuses qu’un être
humain doit à son chien, tandis que Grieg en rajoutait, affirmant qu’en
effet une théoricienne féministe, au e siècle, ne mange pas sans que son
chien mange lui aussi. Que l’essentiel du combat se situait exactement là.
Et il ricanait comme un sale gamin.

Nous étions bien, nous, bande de bannis aux Bois-Bannis. Nous,


complètement givrés. Totalement décalés. Nous deux, augmentés d’une
petite chienne – pas même un loup. Nous deux devenus trois.

De temps en temps, à table, pour fêter notre repas, j’allumais une


bougie. Et ça n’avait rien d’une référence passéiste aux amish. Mais à
Gaston Bachelard.

C’était la belle vie dans ce qu’elle a de plus précaire, de plus hasardeux


et de plus décidé. Il te manque quelque chose, me demandait Grieg, d’un
air provocant, le monde te manque ? L’Armée-du-Salut-dela-Terre te
manque ? Il avait profité de la situation un peu plus compliquée qu’à
l’ordinaire, et de nos provisions genre Shining, pour faire comme si tous
les ponts étaient coupés avec la société. Enfin tranquille. Mais, je le
répète, le monde ne s’était pas écroulé. Juste un peu plus que la veille et
c’est un fait qu’on ne lui appartenait déjà plus. Pour toutes sortes de
raisons. Un peu normal, à 65 ans, disait Grieg. J’ai tout à fait le droit de
ne demander qu’une chose : qu’on me foute la paix. Et puis c’est quoi, le
monde ? De toute façon, j’en sors peu à peu, de force, du monde. Il me
fout dehors. D’ailleurs je préfère ça. Je sens que je m’éteins. Je ne bouge
presque plus. Et j’entends de moins en moins bien. Alors, je lis.
Moi : Chacun fait ce qu’il aime.
Lui : Quoi donc ? Chacun est criminel ?

Pour Grieg, mon gredin, mon insurgé du 16 mars, mon insoumis, mon
asocial carrément, mon punk sans le savoir, mon expédié dans un
bataillon disciplinaire pendant la guerre d’Algérie, mon réfractaire à tout
pouvoir, mon insubordonné de naissance, pour lui, Grieg, plonger dans la
littérature, logé, nourri, plus ou moins bien nourri, c’était le rêve, trop
heureux de pouvoir se tourner vers les écrivains déjà morts, des écrivains
sans tiret les sous-divisant, les seuls qu’il pouvait relire sept fois,
affirmait-il, et ne plus rien entendre d’autre que leurs voix à ses oreilles,
venues de l’illimité et retournées à l’illimité comme les vents qui tournent
autour de la Terre avec le Hasard et la Peste. Ne pas oublier la Peste.
Relire Lucrèce. Elle finit toujours par surgir. Elle fait partie du roman.

Ne pas non plus oublier la Société.

Un jour, Yes s’en est encore une fois prise à un couple de randonneurs
qui passaient. Je racontais ça à Grieg. Elle les a suivis, comme elle aime
faire, en les injuriant, la gueule sur leurs talons. Tu sais bien comment
elle peut être mal élevée. Elle faisait semblant de ne pas m’entendre la
rappeler. Elle regardait ailleurs pour voir à qui je m’adressais. C’est là
que j’ai fait une erreur.
— Tu l’as laissée filer, a dit Grieg.
— Seulement, cette fois, elle a pourchassé ces gens qui avaient des
bâtons de marche, des lunettes noires, une casquette et des vacances,
tellement loin que je ne l’ai plus entendue aboyer ses injures. Je me suis
inquiétée. J’ai couru de toutes mes forces, en direction du parcours de
santé. Vide. Radicalement déserté par le sens. Sauf une voiture qui
stationnait. La femme était déjà assise à l’avant de leur Yaris électrique,
et le type était encore dehors, tenant le coffre ouvert d’une main, et de
l’autre, sans doute, il devait menacer Yes terrorisée. J’ai hurlé.
— Et alors ?
— Alors, Yes a sauté dehors. Le type, je l’ai senti, était menaçant. Il
faut croire que je fais un peu peur et qu’il s’est dit cette vieille est capable
de me sauter dessus et de me mordre plus que son chien.
— Ne te fais pas tout le temps mousser, a dit Grieg.
— Et le type a commencé à battre en retraite sans me tourner le dos. Il
reculait lentement. À la portière, avec la plus grande mauvaise foi, à
moitié assis, il m’a accusée, disant qu’on doit tenir son chien en laisse,
qu’il y a des panneaux partout dans ce putain de parcours de santé déserté
par le sens et qu’il allait livrer cette salope de chienne aux Brigades
Vertes. Et que je lui donne mon nom, qu’il allait déposer une plainte. Et
la femme, un peu en retrait, à la place du passager, tendait le cou vers
moi, et pleurait à tout petits sanglots brisés. Et ils ont démarré.
N’empêche je les ai trouvés bizarres, le regard torve. Un très vilain
couple. Pervers, je ne dirais pas. Mais se faisant chier dans la vie. Sans
enfant. En mal d’enfant.
Yes, elle, avait déjà fait demi-tour et je la voyais filer sur la piste
direction la maison, comme pour se faire oublier.

C’est qu’elle faisait vraiment très envie, Yes, genre petite chienne à
kidnapper, pas gracieuse, mais une bombe à sa manière, explosive,
antipatriarcale, un caractère. Le mec, il avait deviné ça, et le plaisir qu’il
aurait pris à la mater. À la dresser. À la voiler. À lui faire oublier ses
lectures, sa noble Donna Haraway et ses livres où les espèces se
rencontrent. À dresser un mur entre elle et lui. À se faire obéir. À la
corriger. À la casser, comme il avait déjà cassé sa femme, ça se voyait.

C’est plus fort qu’eux, dénigrer les filles qui ont du caractère. Pas tous.
Mais ça arrive aux meilleurs d’être atteints d’idéologie viriliste. Je me
suis souvenue que Plantu, l’adorable Plantu, le génial Plantu, le soir de
ses adieux en direct à la télévision quand nous y suivions encore, Grieg et
moi, l’effondrement du monde, avait traité Greta Thunberg d’hystérique,
parce qu’elle s’était mise en colère contre la lâcheté de nos dirigeants.
Tout le monde avait ri.

Je proteste ici.

J’avais noté comme une maxime : L’écriture peut naître d’une révolte,
devenir un engagement, être une protestation.

C’est alors que je m’étais dit, n’oublie pas : ou bien on se bat, ou bien
on se couche. Comment se bat un écri-vain ? Et une écri-vaine, comment
elle se bat, puisqu’on fait la différence ? Ses armes sont-elles différentes
de celles d’un écri-vain ? Je veux dire ses livres ?
34

Ma mère, fille et petite-fille d’instituteurs de l’École laïque et


républicaine, et fille des dictionnaires, donc fille de la langue française en
ce qu’elle a de plus patriarcal, tout en ayant gardé le contact – par sa
mère – avec la pluralité des langues florales et animales de son village,
avec les jardins, les limites, les confins, ma mère donc, m’avait transmis
le centre et les marges.
35

Curieusement, les années qui avaient suivi le solstice de notre premier


été aux Bois-Bannis ne s’étaient pas seulement accompagnées de
manifestations d’enfants et de contre-manifestations de philosophes, pas
seulement de tornades, de naufrages, d’incendies, d’inondations, de
tremblements de terre, ou encore d’actes de barbarie humaine qui chaque
jour contredisaient les acquis de Nuremberg et les conventions de
Genève, mais aussi d’épisodes d’optimisme pour l’avenir de la Terre. De
temps en temps on annonçait que de nouvelles espèces étaient
découvertes comme si la nature n’en finissait pas de naturer, de produire
et de croître et de générer. Infatigable. Sur 2 millions d’espèces que nous
avions inventoriées, il en resterait 15 millions à découvrir.

Cet hiver-là, celui qui avait suivi l’arrivée de Yes, j’ai dressé des listes,
imprimé des images. Mon bureau était entièrement recouvert d’espèces
nouvelles, et je me souviens du jour où j’ai parlé à Grieg du singe
Skywalker, découvert en Birmanie. Et du tapanuli, un nouvel
orangoutang. Crois-moi. On l’a déniché dans les forêts birmanes de l’État
du Kachin. Il est coiffé d’une banane qui lui donne l’air d’Elvis Presley.
On le localise facilement, quand il pleut, tu sais pourquoi, il reste assis, la
tête entre les jambes, à renifler l’eau qui lui dégouline du nez, et ça
s’entend de loin. Et encore on a découvert un requin nain. Une tortue des
sables. Des limaces de mer multicolores comme des arcs-en-ciel. Une
nouvelle espèce de vipère à cornes, baptisée Matilda. Un tigre qui tue en
projetant des couleurs splendides. Une bête en fleurs.
On dirait que c’est encore la création du monde, a dit Grieg, me
narguant.
J’ai continué, un ton plus bas, en lui disant que je savais bien que
espèces découvertes ne veut pas dire espèces naissantes sous nos yeux.
Ça veut seulement dire non encore inventoriées. Je le reconnais, c’est
moins bien. Par exemple, on a repéré pour la première fois le Myotis
zenatius, une petite chauve-souris qui vit seule dans quelques grottes des
montagnes du Maroc et de l’Algérie, extrêmement rare et vulnérable. Ou
le Myotis crypticus qui vit incognito dans les forêts italiennes, françaises,
suisses, espagnoles. Espèce rare aussi et vulnérable. Il est possible, je le
reconnais, qu’elles méritent toutes les deux d’être déjà mises sur la liste
des espèces en danger d’extinction.
Aussitôt découvertes, aussitôt menacées, a répondu Grieg, tu ne
m’étonnes pas, Sophie, et il s’est levé pour aller chercher la bouteille
d’eau-de-vie de framboise et les deux petites coupes sur pied en pâte de
verre, et la lumière y chatoyait de manière incompréhensible, comme si
ce verre renfermait une mystérieuse substance, en effet, de l’oxyde
d’uranium, si bien que ces coupes nous enseignaient par là une sorte de
connaissance ultraviolette, ultramoderne, celle des confins de la vision.
C’était des coupes faites pour l’expérience d’un monde hanté par les
morts. Les siècles sont bordés de morts, a continué Grieg. De forêts
disparues. De civilisations éteintes. Il subsiste des cendres comme des
souvenirs. Et en grondant encore ; Même Epicure est mort, puis le
répétant trois fois en latin, Ipse Epicurus obit Ipse Epicurus obit Ipse
Epicurus obit, en ajoutant quel merdier, putain, Grieg a levé un toast à
tous nos disparus.
J’ai répondu : Il ne nous reste plus qu’à voir le monde tel qu’il est,
troué, rétréci, sali, mais avec encore des merveilles, je t’assure Grieg, il
reste des merveilles entre ses mailles rongées, son ouvrage défait. « Enjoy
deeply the very little things », ajouta La Fontaine que j’avais laissé traîner
sur notre lit au sommier garni de mauvaises nouvelles.
36

Il y avait aux Bois-Bannis deux rouges-gorges qui l’hiver venaient à la


fenêtre de mon bureau. Je les nourrissais de poudre de noisette. Ils
adoraient ça, bien plus que les graines de tournesol qu’ils ne peuvent pas
briser de leur petit bec fin d’insectivores. Je guettais leur chant. Nous
vivions tissés dans les minuscules points d’intensité des notes de leur
chant. Il est mélancolique, le chant du rouge-gorge, ou tout au moins
ténu, ravissant, fragile, sur le point de se briser en larmes. Et ce point, je
l’attendais, mais non, jamais le chant ne se brisait. Il restait en suspens.
Un chant en suspens de ses larmes.
37

Quand j’étais la seule à être déjà éveillée, levée, la maison était plus
grande. Je l’occupais en entier. Je devenais la maison. Je la remplissais.
Ma tête touchait le toit, mes yeux étaient les fenêtres, mes oreilles étaient
les murs. J’écoutais autrement. À l’affût des autres voix. J’entendais
toutes les voix que je n’entendais pas quand les autres étaient éveillés. Et
je percevais mieux la rudesse des choses, la saleté souveraine des petites
choses élémentaires, débris, cendres, allumettes. Et je me réjouissais
d’avoir à allumer la journée, de la lancer comme cheval au galop. Et de
me dire : on ne se soumet pas.

Mais d’abord, au réveil, je sortais devant la maison me laver dans la


fontaine. À la douche, je préférais la morsure du froid, puis le débit de
l’eau, gros l’hiver comme un bras de bûcheron, inlassable, enchanté,
chantant, entêté, coulant sans fin dans l’abreuvoir, donnant tout, le
détruisant à chaque seconde, un potlatch d’eau courante surgi de la terre
sombre auquel j’offrais mon corps serré comme un poing. Pure mise au
monde, suffocation.
Ensuite, rentrer à toute allure en grelottant.
M’habiller.
Et enfin allumer le feu. Ouvrir la gueule du poêle. Y enfourner d’abord
Le Monde, ses pages hantées de destructions, froissées à deux mains,
ensuite brindilles, éclats, copeaux, bûchettes refendues en quatre à la
hache, puis par-dessus obliquement comme on construirait une tente
d’Indien, trois longues bûches, et alors l’allumette, l’attente, est-ce qu’il
veut bien partir, oui, et aussitôt la chevauchée, l’enthousiasme, les
hourras, l’appel d’air de la cheminée, là-haut sur le toit, menant le galop,
wow, wow, wow.

Tous les matins, vers quatre heures l’été, vers sept heures l’hiver,
quand l’impatience d’aller retrouver les mots me réveillait, l’air autour de
la maison commençait à résonner du sifflet des oiseaux. J’avais un jour
expliqué à un collégien sensible à la disparition des oiseaux et qui
n’admettait pas qu’on lui fasse déchiffrer Lancelot du Lac de Chrétien de
Troyes, ce qui l’embarrassait de mots oubliés qui ne lui serviraient à rien,
je lui avais expliqué que les mots et les oiseaux, ou plus exactement le
phrasé de nos mots et celui de leurs chants, étaient sans doute liés,
invisiblement liés comme deux vases communicants abreuvés à la même
nappe phréatique, issus du même fleuve Diversité, et soumis les uns et les
autres à la même pression atmosphérique. Beaucoup d’espèces de mots,
grande variété d’oiseaux.

Les mots, les oiseaux, ensemble liés, fragiles, abîmés, décimés par
nous, ça, je le ressentais très fort. Quand est-ce que tout avait commencé
? Sans doute bien avant qu’on s’en aperçoive. À quel moment tout
s’était-il mis à foirer, visiblement ? Qu’est-ce qui s’était joué dans notre
dos dont on avait ignoré les signaux lugubres ?
36

Aux Bois-Bannis, iI ne restait pas seulement un ou deux rares papillons


rares, un ou deux rares oiseaux rares, comme un rouge-queue à front
blanc qu’il m’arrivait d’entrevoir en un éblouissement surpris, mais aux
alentours du 25 décembre, il s’y est ajouté un spectacle rare et visible de
partout : quand on ouvrait la grande porte à battant vitré, on était face à
l’est et au pré et, à cinq heures du matin, face à Vénus, rouge ardent. Cet
hiver-là, au crépuscule, on a été une bonne semaine face à l’alignement
paraît-il rarissime de Saturne et de Jupiter, proches l’une de l’autre
comme ça n’était plus arrivé depuis Louis XIII. Depuis L’Illusion
comique. Depuis 1635. Et qui ne se reproduirait plus avant soixante ans.
On les voyait à l’œil nu, côte à côte, à deux pas, et la Lune, également, un
fin croissant.

Le monde, ce qui pour moi était le monde, un vallon de montagne, pas


plus, un lieu restreint, clos, le monde me semblait être devenu une sorte
de théâtre. Évidemment, ça sentait le théâtre. C’était du théâtre, tout ça, et
nous aussi, une pièce dont les héros sont en réalité des personnages de
roman jouant leur rôle dans la réalité.
Corneille : Voici un étrange monstre que je vous dédie. Le premier
acte n’est qu’un prologue ; les trois suivants font une comédie
imparfaite, le dernier est une tragédie : et tout cela, cousu ensemble, fait
une comédie. Qu’on en nomme l’invention bizarre et extravagante tant
qu’on voudra, elle est nouvelle.
Je ne sais, disait Louis Jouvet, parlant de L’Illusion comique, quel
accueil le public réservera à cette production, mais je peux dire avec
certitude que la pièce de Corneille trouvera sans doute pour la première
fois les véritables éléments de sorcellerie qu’elle appelle, faits d’esprit, de
grâce, de jeunesse et de fraîcheur. C’est grâce à ces desseins que j’en ai
compris la poésie un peu fantastique, extravagante et romanesque.
Je m’y serais presque crue, dans cette œuvre de jeunesse, n’était-ce
l’étrange arrière-goût d’amertume qu’y mêlait la perception d’avoir mon
corps à la traîne. Perception surmontée d’une prophétie : La vieillesse,
c’est toujours pire.

Sicut palea. On s’en fout.

Thomas d’Aquin, à qui l’on demandait, à la fin de sa vie, ce qu’il


pensait de son œuvre, Summa theologiae, avait répondu : Sicut palea. En
deux mots, il s’en foutait. C’était comme de la bale d’avoine. Pas la
graine, l’enveloppe de la graine, ce qui s’envole.

— Mais pourquoi utiliser toujours l’imparfait ?


— D’abord, c’est déchirant, l’imparfait, et j’aime ce qui d’être perdu
me déchire. Je suis un fantôme racontant les souvenirs d’un monde qu’il
a connu. Les livres à venir seront sans doute très différents. Peut-être
seront-ils seulement des questions rageuses : Est-ce qu’il y avait des
jacobées à fleurs jaunes ? Est-ce qu’il y avait des loups dans les forêts ?
Des ours ? On pouvait vraiment courir dans l’herbe pieds nus ? Nager
dans des lacs ? Que veut dire : L’onde était transparente ainsi qu’aux plus
beaux jours ?
Mais peut-être, les livres à venir n’auront-ils plus aucune curiosité,
plus aucun regret. Le passé effacé.
Alors est-ce qu’ils seront encore des livres ?
36

On était à la veille du Nouvel An, de notre Nouvel An III aux


BoisBannis.
Il faut imaginer notre vaste volume traversant avec deux portes, la
petite dans son dos, dérobée ; la grande d’entrée, vitrée. Il y fait bon.
Pénombre et chaleur. Il faut imaginer Yes couchée sous la longue table
anabaptiste, Grieg assis à cette table, moi face à lui, une bougie entre
nous deux, allumée, vacillante. Imaginer encore les éclats indomptés du
feu dans le poêle où il galope comme un antisocial qui perd son
sangfroid, l’air de vouloir s’échapper et m’entraîner avec lui pour tout
brûler sur son passage.
Mais non.
Pas tout de suite.
On va d’abord encore une fois remettre ça ce soir, célébrer le début de
la fin interminable du monde, coincé près d’un escalier qui grince au
vent. Mais pourquoi nous confier tous les trois à la lueur pâle d’une
ancienne nappe en lin comme à la sagesse même ? À une seule bougie
allumée entre nos deux assiettes sur la table, celle de Yes par terre ? À
deux verres soufflés à la bouche trois siècles auparavant, dont le pied est
bancal et la voix, quand on trinque, résolument cristalline ?
Pour le panache.
Ce soir, notre repas sera le strict minimum, ai-je annoncé à Grieg. Pour
être cohérent avec la frugalité qu’il nous faudrait tous accepter, mais
surtout, je l’avoue, pour le panache. Ce qui donne, ai-je continué :
bouillie de flocons d’avoine et compote de myrtilles sorties d’un bocal.
Dans la carafe, l’eau de la fontaine.
Grieg n’a pas réagi.
J’ai d’abord servi Yes dans son assiette. Ensuite j’ai servi Grieg dans
celle qu’il me tendait avec gentillesse. — Est-ce que tu trouves aussi,
Grieg, que manger du porridge le soir du Nouvel An c’est une manière de
ne pas perdre de vue que le système déterminant à l’œuvre dans la crise
écologique, c’est le capitalisme ? Tu le penses aussi, Grieg ? — Ne
pousse pas, a-t-il répondu. J’ai continué : — Et tu penses aussi, Grieg,
que le bleu juteux des baies mélangé au blanc grumeleux du gruau donne
un bleu bizarre, très intéressant, un peu punk, un bleu tout à fait
écomarxiste ? — Tu ne me fais pas rire, dit Grieg, riant la bouche pleine
déjà, sans m’avoir attendue. Une bouche effrayante. Toute bleue. Et sa
langue, carrément gothique. — T’as pas vu ta langue, Grieg. On dirait
celle d’un mort-vivant. — T’as pas vu la tienne, a répondu Grieg. — Et
qu’est-ce que tu as les yeux brillants ! — Toi aussi, a dit Grieg. J’aime les
myrtilles cuites pour ça, ajouta-t-il, parce qu’elles sont gothiques. Avec
elles, on est déjà morts. On revient pour la fête. On ne s’en fait pas.
Mais c’était fugace chez Grieg, de ne pas s’en faire. La gaieté durait le
temps d’un éclair.
— Je ne veux pas me le cacher, m’a avoué Grieg, à la faveur de la
bougie, je n’ai jamais été à ma place dans le monde.

Il fallait voir Grieg. Sans aucun égard pour cette soirée, il ne s’était pas
rasé, et ça depuis cinq jours, et dans sa bouche, depuis peu, manquait une
dent. On n’arrêtait pas de tout perdre, lui et moi, mais Grieg, je ne sais
pas comment il faisait, il réussissait à accumuler la perte, à l’étaler
comme une richesse. Ce n’était pas du mépris pour les autres, cette
bouche où manquait une dent, pas plus à mon avis que la bouche de
Sollers où manquait également une dent n’était du mépris pour les autres
dans cette vidéo où je l’avais regardé parler de l’Agent secret. J’y avais
vu plutôt un mépris affiché du vieillissement, pas question de cacher sa
décrépitude, de restaurer la ruine. Peut-être était-ce sa gloire à lui,
Sollers, de vieillir. Son secret. Le temps est le secret de l’être, non ? Il
était un peu terrible à voir, mais qu’est-ce qu’il était classe. C’est quoi
être classe ? Ne devoir rien à personne. Aurait-on vu un vieux taoïste, la
bouche refaite, les cheveux teints ?
Je n’étais pas un vieux taoïste. Mais Grieg, lui, était comme ça.
Souverain. Délabré. Insolent.

Minuit passé. La nouvelle année avait commencé, quand quelque


chose s’est mis à tomber avec une sorte de folie. C’était la pluie qui
arrivait. La pluie. Pas la neige. Plus la neige. Seulement la pluie, un soir
de Nouvel An. Nous trois dans la maison comme dans un tambour. En
résonance. J’ai demandé à Grieg, et là, de ta place, tu l’entends le monde
? Il a répondu, évidemment que je l’entends, je ne suis pas encore
complètement sourd, mais il ne me plaît pas. J’en ai marre de lui. Et de
moi. Je ne suis pas à ma place. Je suis une personne déplacée, pas à sa
place, tu comprends ça, grommela-t-il encore. Je suis un prédestiné à
toujours trembler en attendant l’espoir et quand il me semble voir la lueur
au loin d’un faible espoir, il a déjà disparu. Je suis un réprouvé avant
même sa naissance. Un expulsé de la Terre. Au monde, je n’ai que toi.
Je me suis penchée sur lui, je l’ai pris dans mes bras, il était raide,
douloureux. Je lui ai dit, laisse-toi aller, laisse-toi tomber, abandonne-toi,
lâche tout, et je l’ai serré contre moi. Peu à peu Grieg est redevenu
souple, vivant, drôle et magnétique. Il s’est levé. Il a redressé les épaules,
s’est mis à faire les grimaces d’un clown joyeux, son jean noir en bas des
fesses, et il criait : Bon, alors, elle arrive cette putain de fin du monde ?
Elle traîne, elle traîne ! Elle va nous faire chier longtemps comme ça !
— N’empêche, ai-je répondu, le monde, l’idée même de monde, l’âme
du monde a pris un sale coup.
— C’est quoi, l’âme du monde ? a demandé Grieg. Est-ce qu’elle
existe seulement ?
Moi j’étais sûre de l’existence de la bougie, de sa lueur qui palpitait,
mais de là à penser que cette lueur pouvait être celle de l’âme du monde,
il aurait fallu être un peu ivre ce soir pour y croire, or ça n’a rien de
grisant, l’eau de source que je nous avais servie. Je reconnais que cette
nuit du Nouvel An III aux Bois-Bannis, j’aurais volontiers cédé au
champagne que nous n’avions pas dans les réserves de notre hôtel
Shining, plutôt que de vouloir jouer le jeu du grand jeu, par esprit de
contradiction, et d’en arriver à ne plus croire à l’âme du monde.

C’est alors que Grieg s’est souvenu des quelques bouteilles de poiré
qui nous restaient. Il en a ouvert une, explosive. Et nous avons trinqué.

Ensuite, Grieg est monté bouquiner dans sa chambre. Je suis restée


seule au milieu, entre les provisions de bois et celles de nourriture, près
du poêle. Malgré le poiré, je ne me sentais pas heureuse. – Vraiment ? –
Non. Je compte chaque pas. Je suis fatiguée. J’en ai trop fait. – Quoi ?
Alors, imagine un peu que tu sois morte et que tu aies le droit de revenir
sur Terre cette nuit seulement. Une nuit qui, grâce au bleu des myrtilles,
s’appellerait : La permission du mort-vivant. Vas-y, imagine ça. Alors, je
me suis mise dans la peau d’un mort, bien pire que celle de mon corps
déglingué, j’ai serré les paupières un moment, je les ai rouvertes, et
autour de moi la moindre poussière avait pris l’air enchanté, les choses
étaient revenues me chercher, la flamme de la bougie, les craquements du
feu, le pétillement du poiré fabriqué avec nos poires dans une petite
coopérative, dont je me suis resservi un verre ; poiré d’un goût âcre, pas
charmant du tout ; pas sucré ; évidemment pas non plus sacré, nous étions
à la fin du sacré ; d’un goût vraiment âcre, terrestre, et je me suis sentie
vivre heureuse dans mon corps. Je me souviens encore de ce goût et du
sentiment inouï de gratitude qui allait avec lui, éclairant toute la nuit, la
nuit grelottante. On aurait dit une aurore boréale en robe rose et verte.
45

Les jours qui ont suivi, j’ai constaté qu’on avait franchi un seuil,
changé d’année, on n’était plus dans l’année précédente, on était plus
loin, l’air semblait un peu plus déglingué que tout à l’heure. Rien de plus
naturel. Mais quand même, moi, ça m’inquiétait. Où allions-nous ?

Peu après, un matin, on s’est réveillés, baignés d’une lumière étrange,


jaune, celle d’un regard jaune qui filtrait du ciel et nous observait, les
yeux mi-clos derrière un voile. Le fameux Voile. Celui dont la nature,
comme on dit, aime à se voiler. Ce regard jaune et voilé ne nous a pas
quittés de la journée, enveloppant Les Bois-Bannis de sa lueur qui se
diffusait, se diffusait, imprégnant tout. Pour un peu, on se serait crus sur
Terre vingt ans plus tard.
Le sirocco, a dit Grieg, regarde, et il a passé sa main sur le bord de la
fenêtre, puis m’en a montré la paume recouverte d’une poussière dorée,
presque orangée. Celle du désert. Le désert était monté jusqu’à nous. Il
était en avance.
41

Et c’était reparti pour une nouvelle année. Un jour, le long de notre


piste, en bordure du cimetière, Yes a grondé au pied d’un sorbier encore
rouge de baies séchées. À hauteur d’humain, j’ai découvert un boîtier
noir, planqué dans les branches, abritant une caméra de surveillance. Que
j’ai fauchée. Emportée aux Bois-Bannis. Démontée. À l’intérieur, un
détecteur de mouvement et un LED de vision nocturne. J’ai retiré la carte
mémoire, visionné les clichés sur mon ordinateur. Un geai, et encore des
grives, mais sur l’une des images captées par le déclencheur, on
distinguait un être humain dont on voyait les sneakers et le sac au dos.
C’est fait pour choper les tagueurs de cimetière, a dit Grieg. Tu te fais des
idées.

Idées ou pas idées, j’ai continué de plus belle en compagnie de Yes,


oreilles dressées, pupilles dilatées, à parcourir en tous sens notre
fragment de montagne de 13 kilomètres de diamètre, Les Bois-Bannis en
son milieu.

Un autre jour, nous nous sommes approchées de l’auberge


gastronomique en pleine forêt, à deux heures de marche, dont j’avais
entendu parler sans l’avoir jamais vue. C’était une sorte de fortin au front
bas, son toit descendant jusqu’aux yeux. Fenêtres aux rideaux tirés à
petits carreaux rouges et blancs. Parking de sable rose. Grosses voitures.
J’avais lu que ce restaurant était un havre de paix. Et de trophées de
cerfs. On y voyait passer chaque année près de 555 chevreuils entiers. 255
biches. 55 cerfs. Le cuisinier aimait s’en échapper pour aller pister les
bêtes lui-même. Au retour, il transcendait l’antique cuisine du gibier, en
prenant son temps : un cerf mort était maturé deux mois jusqu’au parfait
état de cadavre avancé avant d’être servi.
Le plat de référence était la langue des biches, sauce gribiche,
nommée, une fois arrachée, découpée, cuisinée, servie dans l’assiette : Sa
parole de biche. Si l’on a entendu une fois dans sa vie une biche parler,
on sait de quels cris flûtés il s’agit. Ce cuisinier pensait-il offrir à ses
convives l’occasion de se faire les cris de la fée ? Non. Là-dedans
personne n’avait conscience de la moindre fée.
On était, Yes et moi, restées en lisière, accroupies sous les branches
longues d’un épicéa. Un couple est sorti de l’auberge, il était quatre
heures de l’après-midi, 16 heures si l’on préfère, fumant le cigare tous les
deux. J’ai cru voir Laura Betti et Donald Sutherland, après leur crime,
dans Novecento, le film de Bertolucci. Yes avait violemment tremblé
mais pas dit un mot.
J’avais eu très peur qu’elle se mette à aboyer. Non pas à cause des
bouffeurs de biche, mais de l’harmonica. Un son d’harmonica filtrait de
la maison au front bas. Il n’y avait rien de plus nostalgique pour les
oreilles de Yes, après les violons et les violoncelles, que le glass
harmonica, composé d’une série de tubes de verre accordés en les
emplissant plus ou moins d’eau et mis en vibration on les frappant d’un
maillet d’argent. Gluck en joua lui-même, et Mozart, avais-je lu, séduit
par la sonorité féerique de cet instrument, écrivit un Adagio pour
harmonica de verres (K. 356) et un Adagio et Rondo pour harmonica de
verres, flûte, hautbois, alto et violoncelle (K. 617) que Yes adorait.

N’oublie pas le concert, dans E la nave va, de Fellini, me dira plus tard
mon éditrice, tous les verres de cristal qui chantent sur la table, les
cuisinières et les cuisiniers autour, le chef d’orchestre, et les sons
innocents et le bord limpide des larmes, dans le moment musical n o 3, en
Fa mineur, de Franz Schubert.
Mais surpassant Mozart, aux oreilles de Yes, il y avait les aboiements
de Seamus le chien dans Meddle, ou bien de Miss Nobs la chienne dans
Live at Pompéi, des Pink Floyd, tous les deux accompagnés d’un simple
harmonica. J’avais remarqué, un jour par hasard, que ces deux blues,
quand je les passais, la rendaient folle et que Yes ululait en rythme avec
la chienne qui vocalisait.

Donc, malgré les sonorités d’un harmonica qui avaient filtré le temps
où la porte s’était ouverte, Yes était restée muette, collée à moi, son cœur
battant, le mien aussi. Une fois la voiture disparue, de soulagement j’ai
sorti une pomme de ma poche, je me revois croquer dedans, mâcher
longuement, régurgiter une bouchée pour la refiler à Yes, offerte dans le
plat de ma main, puis une seconde, direct dans sa bouche ouverte, de
gueule à gueule. Elle et moi. Toutes les deux réunies par hasard sur
Terre. Le croisement de deux lignes de vie entre des milliards.

Dans quelques années, je me disais, pour moi tout sera terminé.

Note : La nuit tombe. Au loin la mâchoire des Alpes est bleue, et la


prairie ocre clair ressemble à une bête coincée entre ses dents. Elle
palpite.
42

Puis une nuit, on devait être en février, j’ai entendu le vent gronder à
travers les moraines, autrement que d’ordinaire, j’ai pensé que c’était
leurs dents de dragon, semées il y avait des millénaires par Cadmos – les
mythes nous poursuivent –, dents qui avaient regermé pour se
transformer cette fois en soldats du futur. J’avais lu ça, dans Le Monde en
ligne, la veille. La ministre des Armées en parlait comme allant de soi.
On allait demander à des jeunes gens et à des jeunes filles, en intervenant
sur leur cerveau, d’accepter de sacrifier leur singularité d’humain pour se
transformer en soldats invincibles, chimiquement augmentés, ne
connaissant ni la peur ni la fatigue, en soldats qui n’auraient aucun
compte à rendre, affranchis qu’ils seraient de leur conscience morale face
à l’ennemi. Un ennemi, précisait-on, lui-même déjà augmenté, délié de
toute éthique. Comment faire autrement ?
J’avais cru que j’allais me rendormir, mais la nuit aidant, son angoisse
rôdant, ça tenait du train fantôme, j’ai senti dans le noir l’emprise de
l’espèce humaine se resserrer autour de moi, tel un organisme parmi les
autres organismes de la planète, rien de presque divin, rien
d’exceptionnel non plus, juste une moisissure régie par le puissant
système naturel qui régissait tout. Je me suis retrouvée orpheline, mais de
qui ? mais de quoi ?

Les textures de notre lit, le coton des draps, la laine de la couverture, la


plume des oreillers, tout ça vieilli, usé, se sont serrées contre moi. Avec
moi. Le lit, les murs, le loft en entier, semblaient exister de toute leur
vétusté anarchiste. Pourquoi la vétusté est-elle douce et anarchiste en
même temps ? Pourquoi est-elle compatissante ? Pourquoi ce qui est usé,
bon à jeter, ne vous abandonne-t-il pas ? Pourquoi ce qui est déglingué
vous murmure-t-il je suis là ? Et alors comme jamais, j’ai eu conscience,
à ma droite, d’une petite bête. À ma gauche, d’un vieil enfant. Tous les
deux profondément endormis, en train de rêver. Autour de nous, la
pénombre. C’est de toute splendeur, une pénombre. Si on ouvre bien les
yeux, on perçoit une vibration, quelque chose comme un floconnement
de molécules d’une infinité de gris très doux. Je suis restée longtemps à
sentir palpiter notre existence comme si nous étions à l’abri d’une
tourterelle des bois, cachés dans son plumage. Puis j’ai bougé mon bras, à
peine, mes doigts, à peine, j’ai cligné les paupières, et alors lentement j’ai
encore une fois rempli mes poumons d’air, je les ai dilatés immensément,
je me suis dit nous sommes vivants, nous respirons ensemble. On va
continuer comme ça. Oh ! notre petite communauté. We few, we happy
few, we band of brothers.

Souvent, la nuit, quand je me réveillais, je pensais à mon travail de


sentinelle. Mets-toi une lampe sur le front, une frontale pour éclairer ce
qui t’entoure, voilà ce que je me répétais. Éclairer ce que nous allons
perdre. Éclairer la perte. Voilà le travail. Parce qu’il était incroyable, le
défilé de la perte, et comme il était venu vite. Tout ce que la perte perdait,
n’en finissait pas de perdre à toute allure, en accéléré. Parfois, la perte
m’apparaissait tel un trou noir. Je me disais : ah non ! Pas le chaudron.
Pas le système qui nous contient. Laisse Schelling et le mal tranquilles.
Et alors, hop, la perte m’apparaissait blanche. Une case blanche. Et je
pensais, je préfère ça, La chasse au snark. D’autres fois encore, la perte
surgissait jaune et rose et pourpre. Et je me disais, oh ! oui, ça, oui ! vasy,
traverse les derniers charmes de l’existence, les prairies semées de
jacobées à fleurs jaunes, d’alcées à panaches roses et d’obelarias dont
l’aigrette est pourpre, note les souvenirs de la perte. Illumine-les.

Mon travail me réveillait de plus en plus souvent la nuit. Je m’asseyais


et je me demandais, qu’est-ce que je vais illuminer ?

Ma frontale, une fois se transformait en fusée éclairante et je voyais


loin, je pouvais éclairer Les Bois-Bannis en entier. Mais pas plus loin.
Pas les villes. Pas le monde. Et seulement le temps d’un éclair. Une autre
fois, elle se transformait en pas davantage que la lueur de mon téléphone,
et je distinguais à peine Grieg qui dormait de sa vie à lui, obscure, le
grain de sa barbe qui poussait, sa bouche ouverte, sa main aux doigts
d’aristocrate que le travail n’avait pas réussi à saccager. Ou encore, ma
frontale se transformait en flamme d’allumette entre mes doigts. C’est
terriblement vacillant ce genre d’éclairage. Le plus précaire. Le plus
condamné. On doute de tout avenir. On en a pour si peu de temps. Pour
quelques secondes de présent. On note, on note dans sa tête, tout, vite.

De mon bureau, j’entendais le feu galoper en bas dans la cuisine.

De mon bureau, j’entendais aussi l’eau couler dans la fontaine. Couler


de source. Son arrivée se faisait par un tuyau de 15 mètres reliant la
source à l’abreuvoir sous ma fenêtre. En trois ans, elle ne s’était jamais
tarie. Seule son débit fluctuait. L’été, un chant goutte-à-goutte que nous
mesurions à l’aide des secondes d’un chronomètre et d’une bouteille d’un
litre dont j’inscrivais les chiffres avec anxiété dans mon agenda. L’hiver,
une explosion spontanée d’eau gaspillée en pure perte.

À 6 heures du matin, l’hiver, entre une bande de montagnes violet


foncé et le ciel indigo noir, pouvait apparaître tantôt une ceinture écarlate,
une écharpe rose, une cordelette en feu.

Cette merlette, à 65 centimètres de mon regard ! Jamais vue de si près


une merlette, œil clair cerclé de brun, bec ocre gris, gorge rougeoyante et
finement flammée. Elle s’aventurait jusque sur le rebord de la fenêtre où
elle piquait dans les débris de noisettes, relevait la tête, son œil rond
cherchant à me discerner derrière la vitre, n’y arrivait pas, me devinait,
mais ne croisait pas mon regard comme le faisait le rouge-gorge, ne me
connaissait que comme ombre, comme vague menace, pas comme
regard, pas comme personne, et vite, elle repiquait de la tête, la relevait
aussitôt, me fixait effarée, me cherchait, et ça me faisait rire qu’elle ne
me voie pas, et par une sorte d’enfantillage je me demandais qui, au
même moment, riait de moi que je ne voyais pas, qui me nourrissait de
beauté. C’était tellement magique tout ça.
Il arrivait que Grieg, qui la nuit déjà ruait, envoyant à terre toute la
literie, se retrouvant parfois en bas du lit avec les couvertures, si je lui
parlais de tout ça au réveil, il arrivait qu’il soit pris de rage, d’une rage
noire, terrible, la morsure nihiliste en personne, et qu’il me siffle entre ses
dents : « Ça suffit tes histoires, Sophie Huizinga. Raconte-les à tes
lectrices. Ici, non. »

J’aurais tant voulu être un oiseau. Ne plus penser à rien. Être. Je


m’ébouriffais les cheveux, secouais la tête, j’inspirais.

Les oiseaux construisent l’espace avec des quarts de ton, des sixièmes
de ton, ils chantent rapidement en inventant des notes entre les notes, un
peu comme si j’écrivais avec des lettres logées dans les intervalles de
l’alphabet, le sens de la vie caché-là quelque part entre. Le sens de la vie,
on ne peut le demander qu’aux oiseaux. Rien n’est plus clair que leur
chant. Pourquoi s’expriment-ils le matin au lever du jour et le soir à son
coucher de façon si différente du reste de la journée ? Ce n’est pas pour
définir leur territoire, non, ni pour alerter les autres, ni pour discuter, c’est
pour tout autre chose qui n’a rien à voir. Est-ce qu’ils exulteraient ? Estce
que les oiseaux exulteraient d’être ?

Les notes de musique sont des couleurs. Les anges de Giotto ont des
ailes d’oiseaux.

Quand je pensais aux êtres humains que j’avais un peu oubliés, à force,
je savais parfaitement que j’étais illogique. Une fois ils étaient pour moi
des frères, pauvres de nous, abandonnés, affamés, troués, brûlés, torturés,
jetés par les fenêtres, exécutés, pendus, découpés à la scie et en musique.
Une autre fois, ils étaient des pervers, des pillards, des spoliateurs, des
tueurs, des mercenaires en treillis, des viandards, et j’aurais voulu les
anéantir comme Ulysse les prétendants. Tous, Ulysse les avait tués tous.
Ce tous est incroyable. Tués tous, assisté d’une hirondelle. D’une
minuscule hirondelle. Et si on était au courant de la réalité du monde et
de ses mythes, on savait que cette hirondelle, dont le vol a la forme d’un
arc tendu, est Athéna elle-même. Une puissance. Un arc fait dans le bois
d’un arbre peut manifester une puissance. Les choses sont elles aussi
habitées de puissances quand elles ont été taillées dans la colère d’un
arbre. C’était d’ailleurs toute la réalité qui était en colère. Une immense
colère couvait contre notre espèce, ce que Grieg, qui avait toujours tout
lu, nommait la pensée analogique.

Les pâturages tracés de larges traits de purin empoisonné. Les


pâturages empoisonnés. Tout, empoisonné. Tout en train de crever.

Croisé aussi un harpail, troupe de biches et de daguets. Seulement


quatre, elles n’étaient plus que quatre.

Croisé un renard emportant un lièvre qui débordait de part et d’autre de


sa gueule. J’adore l’existence du renard et son parage de vaurien ; mais
aussi l’existence du lièvre et sa contiguïté. Comment faire ? Il n’y a pas
de solution. Pas la peine de chercher, il n’y a pas de solution.

Il m’arrivait de souhaiter que s’abatte enfin sur nous une pluie de


grenouilles.
43

Quand je me levais de mon bureau, j’allais à la fenêtre regarder la


prairie – elle changeait selon les heures, les jours, les saisons – et je
pensais c’est ici, dans un futur antérieur, autrement dit dans un futur mis
au passé, pour autant pas mon temps préféré, trop mélancolique, mais un
temps très nécessaire, le seul en effet capable de prendre les devants, un
temps haletant, le temps de quand tout aura fini de finir, et tôt serons
étendus sous la lame, le temps de l’anticipation à deux doigts de la
science-fiction tellement on n’y croit pas à ce temps – et je pensais c’est
là, dans cette prairie, quand je serai morte qu’on me jettera aux vents.
Saint Paul : Nous serons transformés en un instant, en un clin d’œil, au
son de la trompette finale, car elle sonnera la trompette, et les morts
ressusciteront et, nous les vivants, nous serons transformés.
Transformés en quoi ?
Pourvu que ce soit en autre chose qu’en humains encore. Surtout pas
de retrouvailles avec la famille. Je veux la perte. La perte radicale. Il n’y
a que ça d’intense au monde. C’est un des charmes de l’existence, la
perte. Donc, je préférerais être transformée en soupe de cosmos.
Qu’on me transforme en soupe !
44

Souvent, je voyais Yes se tendre d’un coup, arrêter de respirer, humer,


écouter au loin, rouler des yeux, haleter, secouer ses oreilles avec une
prescience qui me faisait peur.
Elle ne quittait plus l’embrasure de la fenêtre de mon bureau à l’étage,
et ce n’était pas pour une question d’oiseaux qui s’y posaient pour
becqueter de la poudre de noisettes. Chaque matin, après la balade que
nous faisions ensemble, elle me suivait, et là, au lieu d’aller s’installer
sous ma table, à mes pieds, depuis peu elle sautait sur le rebord de la
fenêtre, dans son embrasure, s’y installait, les deux pattes avant côte à
côte allongées devant elle, le cou tendu vers la vitre, le museau
intraitable, l’air d’attendre ce qui aurait pu se passer dehors. D’ordinaire,
il ne se passait rien, rien d’humain. Mais elle avait l’air de penser qu’il
pourrait à présent s’y passer quelque chose d’un peu plus compliqué. De
plus risqué. D’ailleurs, de temps en temps, elle grondait sourdement, et
tout son petit corps vibrait de l’envie de bondir par la fenêtre pour aller
faire la loi sur Terre. Elle adorait observer, faire le guet. Régenter. Moi
aussi. Mais une fois, elle n’a pas grondé. Elle a vraiment eu peur. Elle a
sauté de l’embrasure pour aller se réfugier sous le bureau, comme si elle
était Betty Boop en personne, la petite chienne qui a peur et qui fait
oohooh-ooh-ooh-ooh !
Je me suis levée de ma table pour aller prendre sa place dans
l’embrasure, et j’ai remarqué une silhouette qui passait sur le chemin,
trois kilomètres à vol d’oiseau plus bas. Puis deux autres. Le lendemain,
trois autres silhouettes sont passées. Le surlendemain, une. Trois jours
plus tard, cinq. Tout à fait inhabituel pour la saison, on était en février. Je
savais que ce chemin était le GR5, il suivait l’ancien tracé de la voie
romaine, faisant une boucle dans la forêt mixte, sous le replat de notre
pré, pour rejoindre plus haut la place du parcours de santé, et poursuivre
vers une autre vallée. J’ignorais que cette boucle était visible des
BoisBannis, et seulement sur un très court segment du chemin, quelques
mètres pas davantage, et visible d’ailleurs seulement l’hiver quand les
chênes et les châtaigniers sont dénudés, et seulement de la fenêtre de mon
bureau. D’en bas, devant la maison, on n’en voyait rien.

J’ai fini par me dire, je vais aller voir. Attendons la fin de l’après-midi.
On y est. Je mets mes Buffalo. Je noue leurs lacets. Mon genou crie. Je
lui dis : Ferme-la. Et maintenant, la parka de Grieg, matelassée, chaude,
protectrice. Ses poches sont bourrées de débris de tabac. Toi, Yes, non, tu
ne viens pas. Ce sera sans toi, aujourd’hui. Tu attends. Sans mon
téléphone également. Ça c’est du pur défi. Mais mon bâton de marche,
oui, et ma Thermos, et un carnet. Je sors par-derrière, par la petite porte.
Dehors, le calme. Je longe la maison. Je suis la piste pour aller jusqu’au
cimetière des anabaptistes. Attention. Attention à chacun de mes pas, à
chacun de mes gestes, je suis seule, surtout ne pas trébucher, ne pas
glisser, ce n’est pas le moment. L’herbe étouffe mes pas. L’herbe est avec
moi.

Je comptais 3 kilomètres pour aller au cimetière, soit une petite heure


de marche. Là-bas, au cimetière, on n’avait pas remplacé la caméra que
j’avais fauchée. Personne ne bivouaquait entre les tombes. Personne non
plus n’y était passé. Aucune trace. Aucun tag. Toutes les tombes intactes.
Strictes. C’est peut-être ça la différence entre un cimetière juif banni dans
la forêt et un cimetière anabaptiste banni dans la forêt. Les tombes juives
sont penchées les unes vers les autres, l’air de converser entre elles,
manière de trouver des conclusions comme autant de prémisses à de
nouveaux raisonnements, toutes les questions restées ouvertes. Les
tombes anabaptistes, elles, ont gardé quelque chose de leurs hôtes
exemplaires.
Puis j’ai poussé jusqu’au parcours de santé.
Pour aller au parcours, je comptais encore 2 kilomètres.
En tout 5 kilomètres, donc 15 kilomètres aller et retour. Ce qui me
faisait trois heures de marche par jour si je voulais aller suivre ce qu’il
s’y passait le temps d’une semaine.
La nuit tombait. J’ai abordé la place du parcours de santé avec
prudence.
Les deux rochers farouches, des géants, ceux que Grieg et moi on avait
découverts le jour où nous étions venus à pied, surmontaient le carrefour
vaste comme une clairière. Celui-ci avait repris du service, ça se voyait.
Mais personne. Sauf une étrange atmosphère, ce sentiment
d’invraisemblance qui s’était accentué. C’était pas possible tout ce qu’il
nous arrivait quand on lisait Libé en ligne et Le Monde en ligne, deux
journaux au lieu d’un comme autrefois, pour nous mettre au courant du
monde. Il fallait au moins ça, deux, disait Grieg qui pourtant prétendait
n’en avoir rien à faire.

Je me suis assise entre mes deux géants. Comme dans une faille. Une
faille de quoi ? demandera Grieg au retour. Il adorait tout ce qui sentait la
pulsion de mort, pour en ricaner. — Une faille de granit datant du
quaternaire, rien d’autre.

Je suis restée longtemps, dans mon coin, à lentement perdre mes


contours, le noir et la nuit depuis longtemps mon domaine, sans identité.
Toutes les identités. Avec des frissons néanmoins, parce que la nuit, au
fond, n’est pas belle du tout. Grouillante. Profonde. Préhistorique.
Chasses, combats, mises à mort. Il faut aimer. Une seule bête faite de
toutes les bêtes, de toutes les énergies, à deux pas de moi. Le ciel, par la
trouée immense de la clairière, à des milliards d’années. Et parfois le
silence si proche que j’entends tomber la double aiguille d’un pin.
Rien d’autre, ce soir-là.
Ce qui n’avait rien d’anormal, il faisait nuit. Qui donc se promènerait
la nuit ?

Les jours suivants, je suis partie aussitôt le repas de midi servi à mes
deux pensionnaires. Ce qui avait alarmé Yes. Je lui annonçais maintenant
Tu attends. Je ne sais pas pourquoi ça l’alarmait autant que je parte. Elle
se mettait à trembler, prête à faire ooh-ooh-ooh, secouant ses oreilles. Je
la calmais. Je lui disais, Je vais voir ça de près. Attends, je reviens. Je me
préparais. Je lui redisais : Attends. Tu es une petite chienne domestiquée,
c’est ton rôle de garder la maison. Moi, je suis une femme un peu
ensauvagée. On se complète. Puis je sortais par-derrière, longeais les
moraines en oblique et rentrais dans la forêt. Jamais je ne prenais la piste
carrossable. Je préférais prendre une piste qui passait par en haut d’où je
voyais la maison, d’où je voyais Yes qui attendait sur le seuil, me suivant
des yeux.

Ça faisait un moment que je fréquentais la clairière du parcours :


depuis qu’on l’avait aménagée en une sorte de vaste parc incluant la
forêt. C’était ma terrasse de café avant que les temps ne tournent avec le
vent bizarre. Les parcs publics sont des lieux d’intimité où peuvent,
n’importe où sur Terre, se produire des rencontres troublantes, aux
BoisBannis comme au Washington Square.

À notre arrivée, la place était encore une clairière pour bûcherons, aux
ornières creusées par les pneus de tracteurs, bourrées de boue, hantée de
tronc abattus, une des rares haltes horizontales dans cette montagne aux
pentes impressionnantes. Mais, depuis l’été précédent, on y avait installé
des tables et des bancs en rondins de bois. Les ornières avaient disparu, le
sol s’était recouvert d’aiguilles de pin. Un panneau sur les bienfaits de la
promenade avait fait son apparition. Parfois, quelqu’un y avait rassemblé
des pierres, y avait fait un feu dont il restait des bûches noircies. J’y allais
pour voir un peu de monde. Mais j’y allais incognito. J’avais ma place.
Entre les deux rochers en surplomb. En semaine, personne ne passait. Le
dimanche, c’était le défilé. Des cyclistes, les yeux à l’abri de solaires
panoramiques et chatoyantes, irisées bleu ou vert, ou rouge, ou des
citadines en jogging vert menthe ou mauve, dont la voiture était garée au
petit parking plus bas. Un vieux couple qui s’aidait à marcher. Des jeunes
mères avec une poussette. Des gens tout à fait normaux qui ne sortaient
que quand il faisait beau.

Mais voilà, il ne faisait pas beau et ce n’était pas l’été. J’étais assise à
ma place. Et j’attendais.

En août, une buvette s’y dressait, faite de dosses, et les promeneurs


pouvaient s’attabler devant un Coca. Les onze autres mois, ça sentait
l’abandon. C’était peut-être ça que j’attendais, au fond, l’abandon. Oh ! je
connaissais bien l’abandon. J’ai connu l’abandon. J’avais 11 ans. J’étais
une petite fille hébétée, l’abandon à mes côtés comme un frère jumeau, je
dormais debout, je n’étais pas réveillée, je dormais en plein jour sur les
bancs du Lycée climatique, grelottante, jambes nues, maigre comme une
allumette. Cette petite fille n’avait même pas l’idée d’écrire à sa mère
qu’on n’abandonne pas un enfant au fond d’un grand internat à Briançon.
Et pourtant c’était là, dans ce dormir debout, que j’avais découvert la
puissance des choses terrestres. Mon oreiller, j’implorais mon oreiller
mais c’était un oreiller qui se taisait. Pourtant il arrivait, parfois, le matin,
dans la buée de tous les lavabos aux robinets ouverts, au milieu de toutes
les autres filles, pas une mon amie, toutes des étrangères qui rentraient
chez elle le samedi, que mon lavabo me chuchote, allez viens ma chérie,
lave-toi. Et que sur la peau de l’orange au dessert du samedi midi au
réfectoire, je décrypte le petit mot tatoué en violet tel un code aux autres
indéchiffrable. Et puis avec le printemps, brusquement, avait affleuré
dans les prés, partout, une petite compagnie que je retrouvais le
dimanche, ce qui paraît assez incroyable, pourtant si, on laissait sortir
seule une fillette de 11 ans qui allait se promener dans la montagne avec
son frère jumeau, l’Abandon, au-devant des narcisses en fleur. Le cœur
des narcisses, je les avais identifiés comme des cœurs, et quelque chose
passait entre eux et moi, je crois qu’on se reconnaissait, il n’y avait pas
d’autres cœurs que ceux des narcisses, et vraiment, ils étaient ouverts et
parfaitement ronds, ourlés de feu, et nous étions en contact.
45

C’est à partir de là, de mes affûts en plein hiver au-dessus de la place


du parcours de santé, que Grieg et Yes, trouvant que je les avais lâchés,
se sont mis ensemble. Yes semblait avoir découvert le plaisir d’une sorte
de camaraderie respectueuse envers Grieg ; ils étaient devenus potes.
Grieg en avait été flatté. Je ne sais pas lequel des deux alors a eu l’idée
d’organiser un campement sous l’ancienne table de cuisine, celle qui
avait connu tous les repas de plusieurs générations d’anabaptistes, une
table quasi de couvent en bois presque noir. Impossible de décrire le
foutoir sur la table, trois siècles plus tard. Ni sous la table. Ils ne s’en sont
pas tenus à la table, Grieg et Yes, ils ont tout chamboulé dans le loft de 12
mètres de long, commençant par y traîner de vieilles robes à moi des
années 75 qui fleurissaient encore. Des pulls troués. Puis des livres.
Comme pour atténuer leur déréliction, à moins que ce ne soit à la suite
d’une illumination modeste, ce qui était bien dans son caractère, Grieg a
semblé vouloir perdre définitivement toute importance, lui qui me le
recommandait toujours d’une formule : Ne pas se la jouer. De son côté,
Yes a semblé au contraire vouloir se croire, et quand je revenais à la nuit,
tandis que je cuisinais, elle dressait les oreilles au plus petit craquement,
grognant pour rien, tout entière dans son rôle de gardienne du langage
menacé. De librairie en danger. Car de jour en jour, l’espace sous la table
s’est lentement transformé en une sorte de bibliothèque de province, pas
encore une médiathèque, ou de monastère périmé, ou de librairie
d’occasion sur le point de sombrer, ou alors en tanière pour cyniques
profonds.

Dès que je prenais mon bâton, mon sac à dos, je savais déjà qu’ils
n’attendaient que ça pour y passer l’après-midi tous les deux, vautrés,
complices, tantôt en compagnie de Ramuz, simili cuir blanc, toute une
flopée. Tantôt de Chateaubriand, Les Mémoires d’outre-tombe, cuir bleu
nuit, une Pléiade. Ou de Thomas Bernhard, beaucoup de poches
dépareillés, jaunis, complètement fichus, mais sans échec, il n’y a pas de
roman. Le trio Bernhard, Grieg et Yes a duré longtemps. Je laissais avec
plaisir les deux vieux râleurs en compagnie de Yes leur gardienne qui
n’avait pas l’air d’en souffrir, au contraire, très à l’aise avec ses deux
moutons, l’un noir de méchanceté, bégayant de rage ; l’autre noir
d’angoisse, chantonnant pour éloigner la peur.

Puis le dessous de la table s’est changé en terrier. Kafka avec eux, dans
le terrier avec eux, hommes et bêtes vivant en communauté, préparant
leur tribunal.

Grieg et Yes étaient de grands lecteurs. Ils étaient aussi manchots tous
les deux, ne sachant pas même cuire du riz si je rentrais trop tard. Yes, ça
se comprenait, mais Grieg ! Ils avaient décidé de me cantonner à la
préparation des repas et ne levaient pas le petit doigt même si j’avais du
retard. Ils attendaient mon retour à 22 heures pile. Et si j’arrivais à 23
heures, ils n’avaient pas bougé davantage, tout affamés qu’ils étaient.
Cependant, une fois rassasiés, ils m’aidaient à la vaisselle. Il y en a une
qui la commençait par terre, en léchant les assiettes, très heureuse, et
l’autre qui après avoir annoncé je la ferai demain matin, on ne voit plus
rien, la finissait à l’évier en râlant. L’un, je sais lequel, un jour, odieux,
montrant les dents. Le même, le lendemain, charmant, chantant mes
louanges, celles de La Pourvoyeuse, dont j’avais une carte postale du
Louvre, épinglée au-dessus du gaz et des casseroles.
46

Donc entre mes deux géants, entourée par la forêt, feuillus et pins
sylvestres, et par le chaos immobile des rochers qui affleuraient partout,
j’attendais.

En début d’après-midi, ça sentait le chaos et l’abandon, la terre entière


livrée au chaos – pire, la terre laissée aux mains des tueurs.
Je m’étais fabriqué un fauteuil avec des branchages qu’on pouvait
prendre pour un nid de corneilles – salut à toi Faunia de La Tache de
Roth, mon personnage féminin préféré –, le tout presque confortable, et
moi invisible. Je riais de bonheur toute seule, sans savoir exactement
pourquoi. De me sentir invisible ? L’invisibilité, dans la vie, c’est
carrément la merveille. Ouvrir la Thermos, boire du thé brûlant, tout en
étant invisible !
Bien installée, je faisais bloc avec le granit qui tressaillait de toute sa
peau, quartz, feldspath et mica. Bloc avec les branchages de genêt qui
restent verts même l’hiver, et dont le parfum avait l’âcreté de la vie
réelle. La vie est âcre. Son vrai goût, c’est l’âcreté. L’exquise âcreté de sa
sauvagerie. Parfois, la vie peut avoir un goût d’amertume, meilleur que
l’âcreté, d’une amertume sans sucre, comme celle de l’alcool blanc issu
du rhizome de la gentiane dont il m’arrivait d’avoir sur moi une petite
flasque, si bien que jamais je n’ai été aussi bien qu’assise dans ce
fauteuil, jamais je n’ai à ce point ressenti les délices de ne plus faire
partie des humains, tout en pouvant passionnément scruter ceux qui
passaient.

Premier affût d’après-midi. Je viens de m’installer quand, dans la


montée du GR5, une fille a surgi, veste d’homme trop grande qui lui
arrivait aux genoux, sac au dos, grolles paramilitaires. Un peu plus tard, à
deux pas de moi, sans soupçonner ma présence, me frôlant, un ado qui
répète rageusement : « Je suis un enfant adopté, je suis un enfant adopté.
» Lui aussi avec un sac à dos.
Une autre fois, est-ce que c’est une fille, est-ce que c’est un mec, en
treillis, un piercing à la lèvre ? Menace du treillis. Délicatesse aiguë,
douloureuse du piercing.
Puis plusieurs jours de suite, personne.
Un renard.
Puis une fille qui tient à la main La Douleur de Duras.
Puis plus personne.
Puis un petit groupe.
Pas tant que ça d’êtres humains. Rien de vraiment anormal, mais le
sentiment d’invraisemblable que j’avais connu à l’automne me reprenait
avec force. Une sorte d’égarement. Je me sentais égarée. Un fantôme
égaré.

Il arrivait que huit à neuf personnes surgissent et s’asseyent,


silencieusement. J’aurais pu les aborder, prendre des nouvelles de la
société, leur demander leur avis sur le monde, et pourquoi elles passaient
là. Est-ce que je le faisais, quand j’attendais mon train gare de l’Est ?
Estce que le jour où j’avais vu Francis Huster, l’air sombre, passer en
marmonnant son texte comme le Lièvre de mars, alors qu’il se rendait
sans doute à Strasbourg présenter Molière, est-ce que je me suis
précipitée pour lui demander son avis sur le monde ? Non. Je me disais,
observe ça en surplomb. Reste à distance.
Une fois, j’ai tout de même voulu sortir de mon incognito, et je me suis
assise sur un des bancs en rondins de la place. Une femme noire, vêtue de
noir, grande, mince, le col de son anorak relevé, a surgi très droite, du
fond des dalles romaines, marchant lentement comme un être sacré, et
sans aucun bagage. Elle est venue vers moi sans me voir, sans vouloir me
voir comme par discrétion, et s’est assise à côté de moi sur le même banc,
gardant sa réserve. Elle était si belle que j’osais à peine la regarder. Une
biche noire. La grâce d’une biche noire. Je volais son image par brefs
coups d’œil. Elle se tenait si droite, serrée dans sa clôture hiératique que
j’ai trouvé ça alarmant. Je n’avais d’abord pas osé lui parler. Je le
regrettais. Alors, finalement, j’ai osé. J’ai demandé : — Vous allez bien ?
Elle a tourné son visage vers moi : — Merci. Et vous ? — Vous n’avez
besoin de rien ? Tout va bien ? — Merci de vous inquiéter pour moi, je
suis juste énormément fatiguée. Elle a détourné son visage et, reprenant
son attention immobile, tellement immobile et raide, stone, que je n’osais
plus bouger moi non plus. Puis elle s’est relevée pour aller, à pas lents,
aveugles, on aurait dit qu’elle s’éloignait à reculons, hors du monde, pour
aller s’asseoir sous un buisson de ronces avec lequel elle s’est confondue.
Et j’ai pensé, j’aurais fait pareil. Elle s’est très bien cachée. Je ne savais
plus où j’étais. Dans la forêt ? Ou gare de L’Est, assise sous le panneau
d’affichage à attendre l’heure d’un train qui ne viendrait jamais, aimant
attendre sans rien en attendre, tout en observant passer des voyageurs
égarés ?

En rentrant aux Bois-Bannis, j’ai pensé qu’en effet j’avais rencontré


cette femme dans une sorte de gare. C’était bien devenu une gare, la
clairière du parcours de santé, une toute petite gare d’une toute petite
ligne, avec escalators en granit et précipices, fissures, passerelles, ponts
en rondins, arrivées et départs.

Un jour, j’ai vu un couple lentement surgir du chemin creux aux dalles


romaines. Des Coréens peut-être. Sacs au dos, eux aussi. Très jeunes tous
les deux. Ils se sont installés sur un banc. Absolument tranquilles. Puis le
garçon s’est mis à coiffer sa compagne qui s’était assise, les genoux pliés,
les tenant entre ses bras, lui tournant le dos, tandis qu’il passait un peigne
noir dans la masse brillante de ses cheveux lisses et longs et noirs qui lui
tombaient jusqu’en bas de la taille, inlassablement. Il la coiffait. Et
encore il la coiffait, elle adorait, lui aussi. La scène dégageait une volupté
quasi hypnotique. Le calme était incroyable.

Et moi, j’aimais ça, douloureusement, attendre des humains, en voir


passer, parfois s’arrêter ; les observer depuis mon versant impossible. Je
ne sais pas pourquoi j’aimais ça plus que tout. Parce que j’étais invisible,
et qu’alors je ne leur appartenais pas ? Parce que je pouvais les aimer
sans leur appartenir ? Je rentrais certains soirs trempée comme un torrent,
ou me semblait-il avec un visage de faucon, ivre de mon autre espèce.
Orpheline de la leur.

C’était ça que j’avais découvert là-bas : mon orphelinat.


47

Avant de repartir au carrefour, à l’aube, l’aube blême, elle est vraiment


effrayante parfois, l’aube, du lait noir, des dents gâtées, un goût de
meurtre, il faisait presque encore nuit, et dans la nuit encore, avant de
partir, j’allumais le feu.

Je me faisais souvent saucer au retour. Mais moi, pas de plumage


imperméable ; pas de pelage serré, brillant ; pas de feuillage vernissé ;
moi cheveux collés, dégoulinants. Qui est-ce qui rit de façon diabolique ?
Et pourquoi je me retourne pour m’assurer de n’être pas suivie ?
Pourquoi est-ce que j’ai de plus en plus d’inquiétude ?

Grieg, au contraire de moi, me semblait être devenu étrangement


insouciant. Pas si insouciant que ça tout de même. Il voulait tout savoir
des passants que j’avais épiés. Les détails. Celui-ci portait des chaussures
un peu grandes. Celui-là avait un bras en écharpe, un autre buvait à une
gourde. Et il était comment, leur sac de couchage ? Il voulait que je lui
raconte des trucs passionnants comme ça. Je ne pouvais lui donner que
quelques détails. Et est-ce qu’ils avaient un téléphone ? Eh bien non ! Le
plus bizarre, personne n’avait de téléphone, en main ou collé à l’oreille
en marchant. — Et leur regard ? Quoi, Sophie, tu ne sais même pas
observer un regard ? — Si tu en veux davantage, viens avec moi, pour les
détails, et pour le reste, le sens de tout ça, tu me diras, moi, Grieg, ça
m’échappe.
Qu’est-ce qu’il se passait ?
Dehors on était où ?
On ne savait pas. C’était flou. Les personnages défilaient. L’essentiel
n’était pas dit. Pas compréhensible. Comme toujours, c’était à nous de
construire ce qui n’était pas dit. À nous de trouver le sens de tout ça.
Mais pour le sens, qui savait ? Le sens, on s’en moque, disait Grieg. Et
ma conversation était pleine de verbes genre et il est passé et un autre a
surgi, a jailli, a filé ou s’est assis. Et moi j’essayais de faire comprendre à
Grieg que j’étais le témoin ahuri d’une sorte de mutation. Qu’il n’avait
pas à me ridiculiser de n’être qu’une écri-vaine des broussailles qui ne
savait pas observer les humains. Que j’avais un rôle, un petit rôle
seulement, parler de la mutation qui avait atteint les broussailles.

Il voulait tout savoir, Grieg, et en même temps il aurait voulu que


j’abandonne complètement l’affaire. L’air supérieur, il me disait :
Cibiche, ne va pas là-bas pour prendre part à la mêlée. Ne cherche pas à
améliorer le monde. Il sera toujours le monde, une sale histoire.
Mais je n’y arrivais pas.
Ou plutôt, je ne le souhaitais pas, préférant le grand combat de la
vie.
Préférant être sur la Terre telle qu’elle était.
La sagesse, ce n’était pas pour moi.
46

Notes : Ici, il faut que je parle de l’apparition d’un cerf. Parfois, les
cerfs se montrent à nous, nous offrent leur apparition. On en tremble.

Ils appartiennent à qui, les cerfs ? À la Préfecture ? Au président de la


République ?

Ce lecteur, un vieux monsieur, il était si ému de s’être trouvé face à un


cerf sur la route de sa vie, qu’il ne pouvait plus m’en dire davantage, la
gorge nouée.

Et une autre fois, une autre jeune femme, muette, incapable de me


parler de sa rencontre avec un cerf.
46

J’étais couchée dans les grandes herbes sèches du cimetière anabaptiste


– Yes était restée avec Grieg – entre les tombes et les grandes herbes qui
dataient de l’été dernier. C’était l’heure de la première étoile, et je me
sentais tout près des morts, couchée dans la même position qu’eux, et
j’étais tellement en harmonie avec le monde que j’ai cherché la différence
entre les morts et moi. Ne l’ai pas trouvée. Est-ce que les morts sentent la
paix du soir ? Pourquoi ne la sentiraient-ils pas ? Est-ce que les morts
sont vraiment morts ? Et les vivants, vraiment vivants ? Est-ce qu’on ne
fait pas juste que changer de lit ?

Soudain de grands poum poum poum m’ont fait sursauter.

Une moto a surgi, puis une autre. Sur la première, une fille, on voyait
ses cheveux débordant du casque ; sur l’autre peut-être un mec, une
silhouette plus costaude.
À la hauteur du cimetière, la fille a mis pied à terre, s’est avancée à
toute vitesse vers le mec encore en selle, a giflé son casque d’un coup de
chaîne de moto, et encore et encore, le mec n’a pas attendu la suite, il a
fait demi-tour, poum poum poum, a disparu. La fille a enlevé son casque,
a secoué ses cheveux noirs, mi-longs et noirs, deux ailes de corneille, et
d’un coup elle m’a vue. Elle m’a lancé : Il faut toujours avoir une chaîne
de moto avec toi. Tu peux très bien mettre une gifle avec une chaîne de
moto. Et tu te fais pas pruner si on t’arrête et qu’on te trouve avec une
chaîne accrochée au guidon.
Elle était vivante, supervivante, cette fille, engoncée dans son armure,
culottée de cuir noir, son casque à la main.
J’ai admiré sa moto, noire elle aussi.
— Tous les caches latéraux ont dégagé. Pas d’enjoliveurs. Seulement
la mécanique et le châssis. Faut être radical. — Et c’est quoi ? — C’est
beaucoup mieux que quelque chose. C’est plus rien. Une Suzuk’ DR 755.
Ce qu’il en reste mais qui fait encore poum poum poum, tandis que la GS
755, pas. Mais tu peux te faire une rats’ bike à partir de n’importe quelle
machine. C’est une moto d’assemblage, un peu de Suzuk’, un peu de
Tenere, un peu de Transalp, un peu n’importe quoi. Pour l’assemblage y
a pas de limites, on peut tout assembler, mais il faut le faire dans les
règles, pour la sécurité. Un bon réservoir, une bonne selle. Ensuite on lui
met une tête de fouine à l’avant, ou un bois de cerf comme une corne de
rhinocéros. Moi, rien. Quand la moto est sale, on la repeint directement à
la bombe, sur la crasse et la rouille. En noir mat. Je ne sais pas pourquoi,
si, je le sais très bien, j’ai eu envie de rouler en survival-rat’s-bike. C’est
la dèche. Plus de logo ! T’as vu, aucun logo. Le logo Suzuk’, plus là. On
est dépouillé. Dépouillé au maximum. C’est le look post-nucléaire. C’est
la dèche plus la liberté et le danger. C’est sexy. On a la sensation de faire
corps avec les éléments, on fait corps avec un corps immense. C’est très
sexy, la moto. Et c’est un bras d’honneur. On est à part. On n’est pas là
pour se faire embêter. Non, non, on n’est pas des Survivors. On est des
libres. On s’en fout de tout et du futur aussi. Une rando en voiture, y a
pas ça, la liberté. En moto on est libres. On peut prendre les chemins
interdits.

J’avais pensé, c’est comme écrire un roman. On assemble sa bécane à


partir de n’importe quoi, on s’accroche à elle, on se casse, on roule, on
est libre. Et on peut prendre des chemins interdits.

Juste avant de repartir, déjà en selle, elle a plongé sa main dans son
blouson, et une petite tête de chat triangulaire, toute blanche, en est sortie
pour prendre l’air. Elle m’a encore crié : Rouler, faire corps, la liberté, la
vitesse, le danger, c’est sexy ! Je lui ai encore crié : Tu t’appelles
comment ? — Adrienne ! Je suis carreleuse dans la vie ! Je pose des
carreaux. L’autre, c’était mon DR !

Il faisait nuit. J’avais oublié mon bâton de marche. Il m’a fallu une
heure pour rentrer, la moitié à quatre pattes, rochers, fougères, vraiment
je rentrais à quatre pattes, ce qui est possible et prudent. Il était minuit
largement passé. Quand je suis arrivée à la maison, tout le monde
dormait, la maison, les livres, Grieg, Yes aussi. Je n’ai même pas allumé,
je connaissais le loft comme une somnambule, je me suis traînée jusqu’au
lit, les yeux ouverts dans le noir, et sans me déshabiller je me suis laissée
tomber, je crois que c’était sur Grieg. Non c’était sur Yes. Me suis tout de
suite endormie, la tête de Yes à côté de la mienne, mon bras droit étendu
jusqu’à toucher le crâne de Grieg. À dormir ensemble, à faire corps,
Grieg, Yes et moi, nous ressentions le monde de la même façon. Une
tanière ça unit les humains et les bêtes.

Peu à peu, je me suis habituée au nouveau goût de notre territoire de


liberté qui s’était amplifié d’un goût de menaces comme celui de tous les
territoires animaux. Et végétaux, qu’est-ce qu’on croit. Et minéraux.
Pillage partout à tous les étages. Et bien sûr humains aussi. Pour
commencer ou pour finir.
55

Je continuais d’aller me caler dans mon affût. J’avais encore changé


mes horaires. Maintenant c’était très tôt le matin. Avant l’aube. Il faisait
encore nuit. Je n’écrivais toujours pas. Le soir, je m’écroulais. J’y allais
pour le plaisir de m’asseoir dans mon fauteuil de branchages. Et pour le
trajet. L’aller et retour.

À l’aller, comme au retour, je ne rencontrais jamais personne, ne


prenant jamais la piste carrossable, coupant à travers la forêt de pins
sylvestres – mais je rencontrais des rochers qui venaient vers moi. Leurs
corps. Ce n’est pas si simple que ça, la réalité telle quelle, le concret et
les sciences naturelles. D’ailleurs ça n’existe pas, la réalité telle quelle.
Tout y est échanges invisibles, réseau de communication, QR code,
étages de lecture, inconnu et infini. Par exemple, les rochers qui hantaient
un peu partout la forêt semblaient être des corps de granit inertes, mais si
je m’immobilisais, ils s’immobilisaient. Si je repartais, ils repartaient. Et
pas seulement les rochers, aussi les prairies gelées au velours encore ras :
elles s’avançaient vers moi quand je m’avançais vers elles. Il y avait du
mouvement en attente partout. Quand je marchais, je sentais tout le
monde prêt à déménager. Il y avait demande de leur part. C’est important
la demande, une demande venue d’en face, un désir, même si on n’est pas
sûr que la demande vienne vraiment d’en face, qu’elle soit extérieure à
nous, et pas de nous, venue de l’intérieur. Comment savoir ? On se
croisait. On vacillait ensemble. Les paysages vacillaient, chancelaient,
liés à moi dans l’espace en mouvement.

À chaque fois, pour retourner au parcours, je traversais les forêts. On


se croisait, se recroisait de jour en jour. J’en étais venue à ne plus savoir :
marchent-elles à notre rencontre, puissances nous interpellant ? Ou à nos
côtés, compagnes d’un même sort ? Pas moins de 17 555 espèces d’arbres
menacées d’extinction. 145 espèces considérées comme disparues. Plus de
445 sur le point de l’être.

Je me revois, mouillée dans le mouillé, j’avance à pas de pluie. Une


note dans mon carnet. De moi ? Ne sais plus. Une trace de patte et de
boue. Les perce-neiges sont muets. Tout ça silencieux, silencieux, agité
mais en silence, on n’entend rien. Tout ça pas génial tout de même, je
reste angoissée. Et pourtant, la joie d’être là, seule, perdue. Qui pourrait
le croire ?

Puissance du vent qui me prend les épaules, enveloppement humide


des ruisseaux et des mousses, ricanements enchevêtrés.

J’ai longtemps marché à travers la forêt, en oblique descendante, sans


suivre de piste, le souffle dans la chair. À présent je remonte vers Les
Bois-Bannis. Il me faut un bâton. J’en ramasse un. C’est une forêt de
hêtres dressés sur une pente oblique. Hêtres seulement. Est-ce qu’il y a eu
demande en face, littéralement Appel de la forêt ? Est-ce que les hêtres
ont analysé mon approche ? Est-ce que tous ces corps enracinés autour de
moi ont intégré mon mouvement ? Je sens qu’ils veulent profiter de moi,
qu’ils sont en train de m’imposer leur volonté de bouger. Ils se servent de
mon dos pour avancer. De mon côté, je sens que j’ai débordé, que je me
suis emmêlée aux corps des arbres, tout en grimpant. Je ralentis,
m’arrache du sol difficilement. Mes bras sont des branches qui se
balancent, mes jambes d’énormes racines déterrées que je traîne, déplace
avec moi, entraîne, elles viennent avec moi, tandis qu’une marée fraîche
monte de mes pieds jusqu’à ma tête. Est-ce que c’est par empathie avec
la forêt, par synesthésie, trouble de la perception dû à la fatigue ?
Quelque chose circule d’eux à moi. Je me sens investie de sensations.
Lourde, je suis devenue lourde. Obstinée. Je cale au milieu de la montée.
Au col il fait froid. Il y a du vent. J’essaie de marcher vite, je tiens à
peine 15 mètres à ce rythme. Encore une fois, je reprends mon souffle,
tire mon énorme barda organique, avant d’attraper la piste et de retrouver
Les Bois-Bannis.
Enfin je rentre à la maison, dans les deux sens du terme.
Je m’effondre sur une chaise, et je sens alors la forêt se retirer de moi.
Refluer. Sortir de la cuisine comme une marée descendante. Je
m’accroche à ma chaise pour ne pas me laisser aspirer. J’ai le souvenir
d’avoir clairement senti le système lymphatique des troncs, la
ponctuation des bourgeons à venir, le réseau des racines me quitter, me
laisser seule sur la rive, en une des expériences les plus étranges que j’aie
jamais vécues.
Un peu plus tard, apparemment intacte, je reprends conscience. Alors,
par peur de perdre ces sensations qui s’effacent à toute allure, je les note,
un fouillis écrit à la va-vite qui les saisit comme des prises. Le rythme des
ramures fait place au balancement des phrases, leurs ramifications à la
syntaxe. Ma main n’est plus formée de cinq doigts mais de quatre
intervalles entre cinq doigts, comme si, en plus de la pratique de la
marche, j’avais incorporé quelque chose du feuilleté du liber des arbres.

Souviens-toi, je me disais, souviens-toi des arbres analysant la lumière


de toute la conscience de leur corps.

Quand la pluie s’écartait en deux, je voyais La Jungfrau aux dents


pointues.
Les temps n’étaient que troublés, comme toujours, pas davantage.
Avec pourtant dans le fond un trou noir qui n’y était pas auparavant. Ou
alors il y était mais on ne l’avait pas remarqué. Les temps fonctionnaient
comme avant, mais en un peu plus noir, en un peu plus troué. Le monde
était troué, on ne pouvait plus le nier. Et ce trou nous aspirait. Grieg
chantonnait : It’s not dark yet, but it’s getting there. Il disait qu’on
s’habituait tranquillement, voilà tout. Qu’on s’habituerait au pire. Qu’on
allait tranquillement banaliser l’insoutenable. Grieg, lui, il s’y était
habitué à l’insoutenable, j’en savais quelque chose, puisque c’était moi
qui allais chercher pour lui au bureau de tabac ses paquets
d’Amsterdamer. Je les prenais du bout des doigts sans les regarder
tellement ils m’infligeaient des visions d’horreur, poumons pourris, etc.
Le Net, lui aussi, fonctionnait pareil, charriant tout en vrac, le vrai et le
faux et le pire. Oui, on s’habituait. Même à la circulation sur le sentier, je
m’étais habituée.

Au parcours de santé, j’allais de moins en moins. D’ailleurs, ça s’était


ralenti. Ou bien c’était moi qui ralentissais encore.
51

Parfois, je m’éloignais des Bois-Bannis par le sentier du bas, celui qui


faisait des boucles dans la forêt, car il y avait un endroit où des bosquets
me cachaient la maison. Je la cherchais des yeux, elle avait disparu.
Alors, je contemplais à quel point nous avions aussi disparu, Grieg, Yes
et moi. Devenus de la pure fiction. Une invention dans un livre. Peutêtre,
n’avions-nous même jamais existé. Ou alors on n’existait plus tout en
existant, ce qui est tout à fait possible comme façon de penser : deux
termes contradictoires accolés. Peu à peu, cette disparition était devenue
davantage que de la contemplation : une délectation. J’allais exprès à cet
endroit, précis et assez particulier, pour chercher des yeux notre maison.
Elle était là et elle disparaissait. Une illusion. J’étais la seule à savoir
qu’elle dressait les oreilles. Qu’elle m’avait entendue m’éloigner. Toutes
ces oreilles dressées autour de nous. Et mon accord avec ce lieu, mon
ancrage géographique, cette insularité qui me constituait : j’étais devenue
ce lieu et j’y avais disparu. Disparu pour y travailler. Est-ce que j’allais
enfin me mettre au travail ? Écrire, ça demande un second temps parallèle
au premier. Être au monde intensément, tout en n’y étant plus.
Être vivante et morte.
52

Un après-midi fin mars, il s’est enfin mis à neiger. On n’avait pas


allumé pour mieux voir la neige tomber derrière les vitres de la cuisine.
Le lendemain, elle avait disparu.

Une semaine plus tard, le soir, il s’est remis à neiger, et cette fois ça ne
voulait plus s’arrêter. Il neigeait au printemps. L’hiver, il faisait doux.
C’était le printemps, il a donc neigé énormément. Grieg pour une fois
s’était couché tôt, comme assommé. Moi je ne pouvais pas dormir. Je
regardais la neige monter devant la porte, me disant que la grande pelle à
neige était restée dans un appentis qui servait de garage à 55 mètres de la
maison. Et il continuait de neiger à la porte. Tout le monde dormait. La
maison dormait. Alors, à 5 heures du matin, j’ai d’abord rallumé le feu.
J’ai bu un thé. Ensuite je me suis habillée, bonnet, et chaussettes
transformées en mitaines. J’ai pris la petite pelle de la cuisine pour
ramasser les poussières, je suis sortie sur le seuil, le blanc énorme
m’attendait, et j’ai commencé à me faire un passage, ou plutôt à creuser
une tranchée devant moi, trois coups de pelle, un pas, trois coups de
pelle, un autre pas. Il m’a fallu 1 heure pour atteindre l’appentis. Mais
jamais je n’ai été aussi euphorique, la neige est euphorisante, je riais du
bonheur de survivre et d’avoir à me débrouiller seule dans l’inaccoutumé.

Notes dans mon carnet : Il y a de la neige dehors. Des vêtements sur le


lit. Des chaussures qui sèchent mal. Nos corps en sécurité. Délices.

J’avance lentement. Yes court, va, revient, se roule dans la neige, se


secoue, se reroule, puis m’oublie pour aller lire, la truffe au ras du sol,
des textes écrits en molécules invisibles. Son museau poudré de blanc.
Au bout d’un moment, je l’entends au loin japper, pleurer. Elle
m’appelle. Je la rejoins. Elle est immobilisée. Ne peut plus bouger. Je la
prends dans mes bras. Elle pèse 55 kilos. Chaque mèche de son pelage
trimbale une boule de neige. On rentre en titubant. Je me déchausse,
m’essuie les cheveux. Me penche sur elle, enlève une à une les boules de
neige rondes, chacune 555 grammes. Sous le ventre, le long des pattes,
autour du cou. Allégée, hop, elle saute dans le lit King Size et s’y essuie
la gueule, le dos, s’y sèche, y hurle de joie. À présent, elle dort sur le lit.
Elle rêve. Est-ce qu’elle recommence sa balade en rêvant ?

Puis, un soir de neige, de cette incroyable neige de mars, quelqu’un a


frappé à la porte, et ça ne nous était encore jamais arrivé qu’on frappe à
notre porte dans le noir et par temps dont le sens nous échappait. Va voir,
m’a dit Grieg, courageux comme toujours. D’une main, j’ai retenu Yes
qui aboyait, et de l’autre, ouvert la porte. Un jeune type. J’ai dit elle ne
mord pas. Il avait quelque chose de candide qui faisait honte à notre
affolement. Sa soudaine apparition de jeune homme mince. Sa petite
barbe bien taillée, sa moustache, quelque chose d’un frêle Errol Flynn. Je
l’ai invité à entrer. Il était trempé et tenait une carte IGN trempée. Il m’a
demandé de lui préciser la situation en la dépliant. Il avait de longues
mains fines. J’ai dit tu vois ce petit rectangle, on est ici. Ce sont Les
Bois-Bannis. Alors, a-t-il dit, moi je dois m’être installé là. Et il a mis son
doigt plus haut, à gauche, vers les minuscules cercles désignant les
moraines, dont un très gros rocher faisant terrasse. Il avait plu de la neige
mouillée, mais sa carte avait tenu bon. Il a dit c’est un papier qui résiste à
l’eau. Il était arrivé la veille et s’était installé une tente là-haut.
Et lui, pour résister, comment faisait-il ? — J’ai des rations militaires
et je suis bien protégé contre le froid. Regarde. J’ai tout acheté au Vieux
Campeur avant de partir. — Mais qu’est-ce que tu es venu faire ici ? Il
était très maigre. Parti depuis trois mois. Grieg n’avait pas dit un mot
jusqu’à ce qu’il demande au jeune type d’où il venait. — Moi ? De Paris
et j’ai pris la tangente au pied de la première montagne. Sa voix nous
parvenait comme de sous une fine armure invisible en cristal qui, on le
devinait, pouvait se briser au moindre choc.
Quand il a voulu repartir dans la nuit vers sa tente, il était toujours
trempé de neige fondue. Grieg lui a prêté son manteau en toile huilée et à
grand col protégeant les épaules, le même manteau que celui que portait
Jules dans Jules et Jim, et que Grieg avait voulu, absolument le même.
Grieg lui a demandé s’il avait vu Jules et Jim, mais le garçon ne
connaissait pas le film de Truffaut. Et Grieg lui a raconté comment Jules
criait à Catherine, Mais tu es fou, tu es fou, et comme il adorait ça, la
confusion des genres. Mais non, le garçon ne connaissait pas ce film. Elle
existait bel et bien, la fracture entre les générations, la grande cassure que
nous étions en train de vivre sans le savoir. On remarquait seulement
qu’on tremblait tous sans avoir encore compris que tout tremblait.

Le jeune type s’appelait Gaétan. Il dessinait des BD. Il était déjà sur le
seuil, quand il nous a dit que dessiner était son travail. Je veux dessiner le
courant de fond. Regarde autour de nous, tout migre. Regarde les arbres,
les rochers. Regarde, eux aussi se taillent, a dit Gaétan, en sortant un
carnet de sa poche. J’ai voulu dessiner ça. J’ai déjà commencé. On est
pris dans un grand mouvement qui nous secoue. Sur le seuil, il a ouvert le
carnet et nous a montré ses dessins. Les rochers étaient de gros dos. Les
souches, des corps de bêtes aux aguets. Les gouttes de pluie, en gros
plans, des planètes. Des silhouettes de nuages cavalaient, d’autres
silhouettes, des gens, cavalaient sous ces nuages. Des maisons aux volets
descendus, des restaurants fermés. Des mendiants, des fantômes. Il avait
dessiné un cheval. J’ai senti que sa solitude était grande, celle du cheval,
et sans doute aussi celle de Gaétan. Pourtant, avec Gaétan, ce qu’il y
avait de bien, c’était qu’on percevait que si les choses allaient mal finir,
ça n’avait aucune importance, on ne fait que passer sur Terre, et la réalité
quand on l’agrandit jusqu’à devenir immense, n’est qu’une sorte de
fiction. J’aimerais bien savoir où se trouve la frontière entre réalité et
fiction. Et entre réalité et non-fiction ? Je ne l’ai pas trouvée.
Tout frigorifié qu’il était, ce garçon n’a pas voulu rester pour la nuit.
Non, je vous remercie. J’aime mieux camper. Il lui fallait la neige
fondue. Le flottement des choses. Oui, j’aime camper, c’est un truc
initiatique. J’ai répondu : Mais c’était dur, non, aujourd’hui, toute cette
neige mouillée. — Oui c’était dur. Sa silhouette frêle de jeune type. Sa
jolie barbe taillée à la façon d’Errol Flynn. Il faisait front.

Il était resté cinq jours, plus haut, dans son campement. Il passait à la
maison le soir et me montrait ses dessins. Il adorait dessiner les arbres
déracinés par le vent, les souches laissées telles quelles depuis plus de
vingt ans, depuis la tempête de 1666, racines en l’air, tourmentées,
audessus d’un rocher, et un soir, j’ai reconnu le pin. Il n’y avait pas deux
pins sylvestres comme le pin au pied duquel j’avais enfoui les cendres de
ma mère Emma avant que le vent ne le déracine et n’emporte les cendres
qui y gisaient. Mais le pin d’Emma se trouvait deux vallées plus loin.
Gaétan n’avait pas pu faire le trajet dans la journée, à pied, impossible, à
moins qu’il n’ait été capable de voler comme Batman, à moins que ce
garçon ne soit en réalité une chauve-souris, à moins que je ne fusse en
train de rêver debout ? Et l’imparfait du subjonctif à la sonorité étrange
me semble tout à fait nécessaire pour exprimer le doute dans lequel je me
trouvais, mon trouble, et j’en ai senti un long frisson me hérisser tout
entière. Mais déjà Gaétan avait tourné la page, et je n’avais rien voulu
demander, rien voulu vérifier, et il m’a montré son dernier dessin de la
journée. Ce matin, il a énormément neigé là-haut, a-t-il dit. La neige en
effet était tombée sur les moraines qui ne ressemblaient plus du tout à des
soldats augmentés, mais à des ombres que la lune revêtait d’habits
fabuleux, des dos, des suites de dos, des mendiants aux guenilles
étincelantes, en route on ne savait vers où.

Gaétan passait chez nous avant de regagner sa tente, juste avant la nuit.
Il ouvrait son carnet. Il me montrait ses dessins. Puis un matin, comme le
dernier cheval de la Terre se lève sans bruit dans le petit jour, il est
reparti.
53

Puis il a encore neigé. Il a encore une nouvelle fois énormément neigé


et Grieg lisait, serré avec moi dans le lit.

Quand il neige, on lit.

On dort aussi.

Il lisait, il dormait ; il lisait, il dormait ; ça allait pour lui. De temps en


temps, Grieg s’essayait à traduire Du Fu : Et des livres çà et là, dispersés,
en désordre sur le lit, ou couche ; ou alors des livres, les uns sur les
autres, dans toute la maison, maison ou toit, c’est le même idéogramme,
des livres empilés jusqu’au toit. C’était tellement ça, notre situation, un
désordre de livres remplissant notre maison jusqu’au toit, et j’entendais
encore le bruit des pages que faisait Du Fu dans les mains de Grieg, et le
grommellement de Grieg. Incroyable ce qu’il pouvait grogner. Et j’ai
pensé, oui, on se dégoûte de bien écrire, c’est tellement plus amusant, un
poème chinois, chaque mot ouvert, à la discrétion du lecteur, dans un
tremblement du sens. D’ailleurs, la maison tremblait sous le vent du nord.
Et moi, j’avais la sensation que nous avions traversé la vie en tremblant
et en nous cachant comme deux bêtes, et que nous avions croisé
beaucoup d’autres bêtes tremblantes et cachées, et que nous étions enfin
dans notre tanière. Vieux et à l’abri. Un abri d’urgence fait de rien. Rien,
c’est le mot. Et si c’était ça, le secret de cette maison que j’avais voulu
vidée de tout sauf de l’essentiel ? Le feu, l’eau, le bois. N’empêche, me
disais-je, cette simplicité des choses qui nous entourent contient sa part
de provocation. Et même de triomphalisme. Quand je repense à ce
dernier hiver aux Bois-Bannis, qu’est-ce qu’il avait neigé dans le fond de
cette vallée glaciaire. Neigé, neigé comme si c’était la dernière fois,
comme un cerisier donne des fleurs avant de mourir, désespérément neigé
cet hiver-là, tellement neigé qu’on ne savait plus, sous notre toit, si c’était
des années ou de la neige qui tombait, qui était tombée. Si on était le
matin ou le soir. Garçon ou fille. Enfant ou vieillard. Ou souris. Moi je
m’en fichais d’avoir eu cinquante ans. Puis soixante. Puis soixante-dix.
Et de mes mamelles quoi, toutes retraictes. Et des amours desquelles
nous parlons, auxquelles vous pensez, et de la psychologie féminine, et
des écri-vaines. Ouf. J’étais devenue indigne.
Et pourtant, nous n’étions qu’à 755 mètres d’altitude. Et pourtant il
avait énormément neigé. Chut. On parlait bas. Grieg grommelait en
compagnie de Du Fu. Chut. Grieg, je le revois, tout gris, pas gros, exilé,
l’air d’un migrant qui migrait sans cesse de livre en livre. Ou alors d’un
mineur, pas même 13 ans, évadé d’un camp de rétention, un charme
d’enfer, comme toujours, malgré ses rides, leur ravage. Il s’était mis à
beaucoup rire, mais par en dessous, jamais vraiment, d’un rire enfantin
dans son corps d’ascète, ou de vieux roi couronné de défaites, en
feuilletant son dictionnaire chinois-français, tandis que la Terre tournait
sur elle-même comme un derviche. Il y a tout de même quelque chose de
grisant à se dire que la Terre tourne, que jamais elle ne s’est encore
arrêtée une seconde de tourner, que le vivant vit, que jamais il ne s’est
encore arrêté une seconde de vivre, et ça depuis le Big Bang. Ou depuis
toujours. Il y a deux écoles. Soit il y a eu un commencement, soit pas de
commencement. En tout cas, il y a quelque chose de joyeux à se dire
qu’on aura survécu encore une année.

Ensuite, il a gelé. Tout était dur. J’ai horreur des sols durs et gelés et
gris comme du macadam. Un matin, j’étais sortie tôt. Tantôt j’étais du
matin, tantôt du soir, mais toujours du dehors. Soudain, j’ai pensé c’est
quoi ? Qui s’active ? Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans l’air ? C’est quoi ce
zézaiement électrique ? Cette obscurité qui m’enveloppe ? J’étais au
centre d’un nuage de particules tournoyantes, élémentaires. J’ai pensé
c’est Lucrèce, c’est le corps de Lucrèce, ça me traverse sans me toucher.
Ensuite j’ai vu ce nuage se poser à quelques mètres de moi dans un
noisetier, une grande chose grouillante, on aurait dit qu’un ours brun
s’incarnait sous mes yeux, un ours dont le pelage aurait été mêlé de
milliers d’éclats de mica minuscules. Le soir venu, l’ours brun s’est
condensé, il a pris la forme de deux mamelles de fourrure dont les pis
s’allongeaient et flop tombaient au sol, et comme il y avait du vent, les
mamelles secouées s’élargissaient, se balançaient, élastiques. Le
lendemain, l’essaim s’était transformé en un bloc dense, immobile, velu,
un roc scintillant d’abeilles. Un essaim de famine.
54

Enfin, on a été en avril. Vraiment le printemps. La douceur revenue.


Mes dents, je les serrais moins.

Je ne quittais plus mon bureau où je m’étais assise le dos tourné à la


fenêtre pour me séparer du dehors. Comme ça tout le mois de mai.

Yes, elle, ne quittait plus le seuil des Bois-Bannis. Je ne craignais plus


qu’on me l’enlève. On vivait une accalmie. Cette petite chienne avait pris
une curieuse habitude, celle de tourner trois fois sur elle-même avant de
s’asseoir pattes allongées devant elle. Je me suis dit, moi aussi, il me
semble que je pourrais le faire. Tourner comme un derviche sur place,
puis m’asseoir, mes notes devant moi, tout en affûtant encore et encore
ma conscience, laquelle au centre ouvrirait peut-être sur l’espace tout
entier.

Puis, fin juin, et en fin de journée, Yes et moi nous allions aux
myrtilles. Elles étaient déjà mûres. On se réveille tôt. Avant la chaleur.
On escalade les moraines. Discretos. Arrivées sur le plat où poussent les
myrtilliers, on fourrage toutes les deux. Moi avec le peigne. Yes de toutes
ses dents. Moi, je n’en mange pas même une, je mets tout dans la
timbale. Yes se bâfre. Je veux savoir comment c’est de se bâfrer. Je me
mets à quatre pattes. Ça va très bien. La langue et les dents font le tri
entre les baies et les feuilles. Très vite, les dents détachent les baies une à
une. Le goût bleu-noir d’encre Waterman semble plus prononcé, mangé à
quatre pattes. Plus étrange. Yes se met juste à côté de moi et elle bouffe,
et comment, elle bouffe, elle est heureuse d’y aller, ça se voit, et pendant
vingt minutes, elle y va, à ma gauche, légèrement devant moi, aucun
bruit, et elle bâfre, elle aime bien où je suis parce que ce sont de grosses
myrtilles, elle sait que je vois mieux qu’elle, mais elle ne cueille pas très
bien, elle en laisse, et je passe derrière elle. Au bout d’un moment, Yes
s’arrête et va se poster sur une éminence, un rocher, d’où elle observe
tout, extrêmement concentrée. Parfois elle revient vers moi s’assurer que
tout va bien, et repart se poster. Elle ne dort pas, jamais. C’est réservé au
lit King Size. Dehors, elle observe, comment pourrait-elle dormir, c’est
trop palpitant ici.

Au seuil de la forêt, je me disais ça y est, j’entre. C’était violemment


rayé de lumière et d’ombre. Activité sans relâche. Craquements comme si
toute fiction se brisait. Froissements. Trots. Respirations. Élytres qui
s’ouvrent ou qui se ferment.

Note : Parfois, restée au bord de la prairie, sans même avoir l’intention


d’y plonger, néanmoins tournée totalement vers elle, il suffit que je la
regarde, d’un mouvement venu du plus énigmatique de moi-même, une
sorte d’adhésion des profondeurs, pour que je lâche tout, oublie mes
limites, pour que je n’existe plus, ou alors tout autrement, et qu’en un
éclair je m’élance vers elle et que de son côté, elle me happe.

Franchir les frontières était depuis longtemps mon pouvoir préféré. Il


faut s’y lancer seule. Une personne avec vous, on passe à côté.

D’où tu viens encore, grondait Grieg.

Ou bien : Je ne sais pas où tu vas encore. Je te connais.

Ou bien : Dis-moi où tu es, là, maintenant ? Avec qui ? Avec cet arbre
? Avec ce rouge de crépuscule ? Qu’est-ce que tu es en train de faire avec
ce rouge ? Presque jaloux. Parfois, il m’aurait étranglée pour que je le lui
dise. Que je lui avoue quoi ? Que j’ai un corps protéiforme ?

J’allais sortir de l’ombre du porche de la maison, quand je l’ai surprise.


Elle, trop occupée au soleil ne m’a pas vue. Me suis immobilisée. Elle
était posée sur l’étroite plate-forme de la mâchoire inférieure du tuyau
d’où l’eau jaillit dans la fontaine, lui baignant les pattes ; elle face au jet,
lui présentant une aile, puis l’autre, les secouant. Puis elle lui offrait son
ventre d’un rose d’une délicatesse extrême, fleur de pêcher ; puis son dos
couleur de nuage à l’aurore ; puis sa tête dont le regard est masqué d’un
étroit et long bandeau noir de bandit. De temps en temps, la pie-grièche
écorcheur ajoutait à sa baignade le plaisir d’attraper des gouttes au
passage et de les boire à petits coups de son bec solide qui sait également
attraper des campagnols, des rouges-gorges ou des grillons pour les
empaler sanguinolents sur les épines des églantiers. La voici qui se sèche,
se secoue, se lisse les plumes avec le bec, puis se coiffe longuement. Elle
va s’envoler. Non. Brusquement elle a remis ça. Plus fort qu’elle. Trop
bien. Se retrempant en entier, et buvant, et s’ébrouant avec un plaisir tel
que jamais je n’ai senti un oiseau aussi proche de moi.

Une avide volonté d’être.

Une salamandre étale sous mes yeux le rébus du monde. Chaque


salamandre porte un code jaune et noir inscrit sur sa peau mouillée,
luisante, chacune le sien. On dirait le plan d’un labyrinthe. Chaque
salamandre, gardienne d’un labyrinthe.

Le matin, j’ouvrais la porte sur le pré et sur une sorte de


bourdonnement mental, non, les abeilles. Une incandescence sonore.
Celle du monde. Il était toujours là. Scintillant. Je me disais,
personnellement, je ne me sens pas assez déprimée pour manier l’ironie,
pas encore assez disjointe de ses débris, même si c’est vraiment classe
d’être sans illusions. L’ironie, qu’est-ce que c’est classe. J’aurais aimé
être une ironique contestataire. Mais pour moi, il y avait encore un écho,
un éclat, un frisson qui se manifestait dans le monde, comme le
palimpseste d’un paradis à déchiffrer entre ses débris. Auxquels je tenais,
profondément imbriquée.

À chaque fois, dehors, je n’ai pas honte de trouver, malgré l’évidence,


que le monde est une perfection.
55

Note : Je me suis assise au seuil de la maison. J’ai cru que quelqu’un


ronflait dans l’herbe. Je me suis penchée. J’ai tendu l’oreille. C’était un
crapaud.
56

Il s’était mis à pleuvoir. La prairie fumait. De la fenêtre de mon


bureau, je vois passer un type en tenue de camouflage accordée aux
genêts fleuris et au ciel matinal, c’est-à-dire en ciré jaune vif, plus
écharpe rose tagada, bonnet bleu. Le voici qui s’arrête, il se penche sur le
cénotaphe de Litanie et déchiffre ce que j’avais gravé sur une planche.
Pourquoi est-ce qu’il me semble avoir reconnu quelqu’un de mon passé ?
C’est lui. Je dis à Yes : Tu attends. Je descends l’escalier à toute allure,
sors sans mettre une veste, fonce sur le sentier qui fait le tour de l’écuelle.
Il faut le rattraper, l’inviter aux Bois-Bannis, lui faire du thé pour le
réchauffer, comme si je m’attendais vraiment à tomber, trente ans plus
tard, sur mon vieil Italien aux moustaches mythiques. Tout en courant
derrière lui, je ne suis plus aussi sûre qu’il s’agisse de lui. Au tournant, le
voici de dos, encore loin devant moi. Il s’arrête, mais c’est pour déplier
sa carte IGN. J’aurais voulu crier joyeusement : C’est toi ? Mais je n’en
ai pas le courage. Je m’approche en rampant entre les fougères, et tout en
restant cachée, intimidée, le cœur battant, presque à sa hauteur, j’appelle :
C’est toi ? L’homme a levé la tête un instant. Puis il l’a replongée dans sa
carte. Je ne pouvais pas voir son visage. J’ai encore doucement appelé :
C’est toi ? Mais il n’a plus semblé entendre et il s’est éloigné à grands
pas à travers les genêts fleuris et sans aucune hâte, comme s’il se trouvait
en même temps très loin de là.
En rentrant, j’étais allée voir sur le Net. Il était mort en 2557, ça faisait
longtemps. Alors j’ai su que c’était lui, à jamais enfantin, coloré, qui était
passé.
57

Et voilà qu’un matin, Yes a quitté brusquement l’embrasure de la


fenêtre de mon bureau pour se réfugier à mes pieds, terrorisée. Je savais
qu’il suffisait qu’un bourdon entre pour qu’elle file sous mon bureau.
Mais là, tout son petit corps était secoué d’un message qu’elle
m’envoyait. Puis elle s’est mise à gronder, toujours sous ma table. J’ai
pris sa place à la fenêtre. Deux silhouettes, en bas, au tournant. Puis
quatre autres. Des chiens en laisse. Combien de chiens ? Un
fourmillement s’est mis à couler dans mes veines. La nuit est venue.
Quelque chose s’est passé en moi que j’ai reconnu : j’ai fermé une porte à
clé, celle de mon cerveau, et j’ai jeté la clé. J’ai pensé, je n’ai même pas
pensé, je me suis dit j’y vais. Et j’ai ajouté : Et toi tu attends à Yes qui
avait deviné quelque chose. Je suis sortie, laissant la porte ouverte. Et j’ai
encore dit à Yes : Tu attends.

C’était un groupe de Survivors. Ils étaient à pied. De ceux qui se


préparent au pire. Vainqueurs du futur et musclés. Les bras tatoués de
serpents.

Si seulement j’avais eu une petite .22 avec un silencieux et un antirecul.


Mais je n’en avais pas. Je tenais à mon désarmement.

Je me revois. Je marche le plus vite possible à travers la forêt, longeant


à couvert le sentier, perçant les ténèbres, y voyant clair. Je perçois tout, le
56

ciel, très violemment, et le frais de l’air, et les odeurs aussi, celle d’un feu
qui brûle du bois mort. J’ai le cœur qui galope dans la poitrine. Je suis
entièrement menée. Je rampe. Je distingue à dix mètres le brasier qui
rougeoie dans l’indigo de la nuit. Il projette, très agrandies, les ombres
des arbres, des ombres insensées qui pourraient tout emporter. J’entends
le craquement des bûches dans le feu, la frénésie du feu, et l’espace de la
nuit grouiller d’humains. Mais quand je me tasse à terre, j’entends aussi
les os de mes genoux craquer. Je me baisse difficilement. J’écarquille les
yeux pour essayer de voir entre le chaos cassé des frondes des
fougèresaigles ; d’anciennes reines de la Terre ; elles décoloniseraient le
globe en quelques années si on les laissait faire. Des alliées. On
n’imagine pas tout ce qui circule incognito entre leurs tiges hautes
comme des chevaux, et ce qui s’y tapit ! On y est bien caché. De là-
dedans, du cœur des fougèresaigles, j’habitue mon regard au feu qui
tantôt incendie les ténèbres d’un coup, les éclaire, puis les approfondit au
noir le plus noir. Des sacs de couchage barrent le sentier. Des cigarettes
rougeoient dans l’ombre. Ils sont habillés en barbouzes. Accroupis
comme des succubes.

Autrefois je faisais peur aux chasseurs. Je sortais mon couteau, l’air de


vouloir les scalper. J’arrivais à leur faire peur, je ne sais pas à quoi ça
tenait, j’en ai fait fuir rien qu’en tenant une pierre à la main. Pas même
besoin de la lancer. Mais là, je me dis, là, j’ai une jambe ankylosée, je
vais mettre cinq minutes à me relever, mes os vont craquer, on va
m’entendre, et ce ne sont même plus des chasseurs, ce sont des
braconniers, des tueurs, et je murmure seulement sales cons, sales cons.
J’essuie mon front mouillé de sueur froide. Mon cœur bat toujours
férocement. Mon cœur est féroce, mais je sais qu’il ne vaut plus
grandchose. Le feu saute dans la nuit. Les branches des pins s’agitent.
Les succubes fument. Est-ce que c’est la bande qui trafique sur le Net ?
Qui se refile des adresses de chiens ? Qui négocie des chiens. S’en sert.
Les crève sous leur poids. D’ailleurs, où sont les chiens ? Je ne les vois
plus. Je tente de me calmer. Je me dis la nuit tout semble possible. Mais
là, quelque chose d’étrange est en train de se passer, c’est comme s’il
faisait tout le temps nuit, même en plein jour. Notre inconscient a pris le
large. Il est sorti à ciel ouvert. On avance avec effort à travers une
matière noire, une matière ultracontemporaine qui échappe à la
compréhension, épaisse, repoussante. Le monde est devenu illisible, on
ne sait pas ce qui s’y dissimule tout en s’exhibant. Et cette chose étrange
qui est en train de se passer, elle affecte tout, ce coin de forêt, cette
montagne, mais aussi Paris, Moscou, le Centre-Afrique, le Brésil, partout
esclavages, tortures, viols sur humains, bêtes, forêts, tous dans le même
sac. Je me dis alors qu’on rêve la nuit pour garder la preuve qu’on dort
debout, une fois éveillé. Qu’on n’en finit pas de dormir debout. Que je
suis à l’intérieur d’un mauvais rêve.

Pas une bête ne bougeait dans la forêt.

Le feu par rafales éclairait les pins sylvestres dressés et


méconnaissables, les silhouettes humaines assises et méconnaissables.
Soudain, j’ai conscience que je n’habite pas un monde différent, et par
rafales je me trouve méconnaissable moi aussi, fragile et nulle, et je
pleure de peur ou de chagrin, tout en me disant que j’ai été folle de
m’aventurer aussi loin. Qu’il faut reculer. Je fais difficilement demi-tour
au milieu des fougères-aigles. Elles craquent sous mes pieds comme des
chips. Moi aussi je craque. On lâche l’affaire. Je l’explique à mon corps.
Je lui dis toi et moi, on est trop vieux.

La chienne m’attendait sur le seuil de la maison à la lisière de la forêt.


Postée là en gardienne depuis combien de temps ? Je me suis effondrée.
Elle a nommé mon front, mes joues, mou cou, mes mains, de sa large
langue souple comme un chiffon intelligent. Elle était calme. La chienne
descendue d’un loup, cette émissaire de l’animalité, pansait la femme qui
revenait du monde sauvage.

Femme veillée par son chien.

Grieg, encore éveillé, à qui j’ai raconté le campement des Survivors :


Au monde dehors, n’y crois pas trop ! Tu ferais mieux de lire.
56

Et puis un jour, il était onze heures du matin, j’étais dans mon bureau
depuis l’aube à essayer de me retrouver entre les 12 incipit, les 5 acmés, et
au lieu d’1 fin, les 3 queues de poisson que j’avais sous les yeux.

Alors, je descends me faire du thé à la cuisine où se trouvait toujours


notre lit conjugal, et je vois Grieg déjà levé. Tu sais, me dit-il, il m’est
arrivé quelque chose de merveilleux cette nuit. Une belle surprise. Ses
yeux en brillaient encore comme si on ne lui avait rien offert d’aussi beau
depuis longtemps. Pendant que tu dormais, cette nuit, je relisais dans ma
chambre Anna Karenine, a continué Grieg, comme chaque été. J’en étais
au passage de Kitty, et tout à coup, je découvre, alors que j’ai déjà lu ce
livre peut-être cinquante fois, que le chien de Kitty s’appelle Crac. Et je
me suis soudain souvenu que mon premier chien s’appelait Crac lui aussi.
C’était pendant la guerre, nous étions réfugiés au Hohrod chez madame
Roth, j’avais 5 ans, et son chien, qui était aussi devenu mon chien,
s’appelait Crac, et j’ai pensé cette nuit, avec un plaisir fou, que madame
Roth l’avait nommé ainsi parce qu’elle avait lu Anna K., c’était bien son
genre d’aimer Anna K., elle était romanesque, et comme ça j’ai découvert
que j’étais lié à ce livre depuis tout petit. Et ce lien retrouvé m’a mis dans
une joie incroyable, Crac, tu te rends compte, Crac, c’est rare comme
nom pour un chien, je ne l’ai jamais entendu ailleurs, et tout le reste de la
nuit j’ai eu des rêves extraordinairement beaux, à des fréquences
ultrarapides, ininterrompues, et en couleurs, où ma mère était à moi seul,
mon père à la guerre, des rêves bourrés de cabanes, de baies sauvages, de
fleurs sauvages, de parfums fabriqués dans de petites bouteilles avec elle,
ma mère, Ruth, et de filaments de papier d’argent trouvés le matin sur la
mousse, déposés pour nous par les avions, ça n’arrêtait pas, des rêves où
notre vie avait échappé au danger, où c’était seulement la vie,
immensément la vie sous son aile de mère, la vie où Crac avait déboulé,
et nous étions alors trois dans la cabane, et la dernière cabane, je me
souviens, était faite de branches de noisetier dont les feuilles avaient
séché et on pouvait nous voir à travers, et tout avait fini, c’était fini, et
Grieg, tout en parlant, je le revois, il va, il vient dans la cuisine, pose le
sachet de son thé au fond du bol, y presse un demi-citron, ajoute trois
sucres. Je lui dis c’est beaucoup trop. Il s’en fout, puis il verse dessus
l’eau bouillante, et il me dit soudain rêveur : Dis donc, je pense tout à
coup à ma bibliothèque. À ta bibliothèque. À nos deux enfants qu’on a
semés au coin d’un bois et dont les enfants ne lisent pas de livres. À qui
nos enfants vont-ils transmettre leur bibliothèque si leurs enfants ne lisent
plus ? Anna Karenine, qu’est-ce qu’elle va devenir ? Et Kitty ? Ça me
fout les jetons. Et j’ai vu Grieg s’immobiliser comme devant un
précipice.

Et ces enfants de nos enfants qui n’ont jamais vu un seul Grand Mars
changeant, un seul Paon-de-nuit, un seul Minois dryas aux six pupilles
bleues, comment pourraient-ils s’en souvenir et les regretter ? Et ces
mêmes enfants qui n’ont jamais vu un seul chardonneret, un seul milan
royal, comment pourraient-ils s’en souvenir et se battre pour eux ?

Peu de temps après, Grieg m’a fait une réflexion bizarre : Les choses,
c’est comme si je les avais peu à peu mises dans ma tête, et que je n’en
avais même plus besoin dehors. Je sais exactement quel est le blanc de
cette maison d’anabaptistes tordus, le vert du lac de la Maix, le gris
argenté du lit du torrent. Je n’ai plus besoin de rien. Le soir, Grieg a
redressé un peu ses épaules, s’est planté devant moi, et il a ajouté : Toute
ma vie j’aurais voulu être fort. Un de mes plaisirs jamais atteints, cela
aurait été, comme dans les romans de Hemingway, de pouvoir traverser
une ville, et si on me sautait dessus de pouvoir me défendre. Avec les
poings. J’aurais aimé savoir m’expliquer comme un mec, je n’y suis
jamais arrivé, se défendre c’est pas donné, je me suis toujours senti en
état d’infériorité. Mais j’ai aussi toujours rencontré des types qui m’ont
aidé. Tu te souviens du bûcheron qui à 75 ans est venu un soir me schlitter
sur son dos toute ma provision de bois pour l’hiver ? Le matin, tout était
rangé devant ma porte. Ça c’est l’aristocratie des montagnes. Puis les
épaules de Grieg sont retombées, il s’est assis, il s’est voûté, il a allumé
sa pipe. Nous nous taisions.
C’est quelques jours plus tard que Grieg est tombé malade. Rien de
grave. Aucun signe clinique. Ce qui m’avait tout de même inquiétée. Je
ne t’ai jamais dit que j’allais mourir, a dit Grieg. Ça c’est toi qui
l’inventes pour pouvoir mieux pleurer à l’avance dans le manuscrit que tu
as en route. Reconnais-le.

Le lit, ses draps chiffonnés, usés, atroces, transfigurés par le visage de


Grieg qui me regardait avec quelque chose d’étonné.

Il ne faisait pas encore jour. J’étais à mon bureau, je griffonnais, et je


pensais à Grieg. Je pensais tout le temps à Grieg. À sa façon ironique de
se tenir devant les fleurs, une femme, une aile de nuage, comme si on ne
la lui faisait pas, à lui, son ironie n’étant rien d’autre qu’une façon de se
protéger de l’amour en persiflant. Il me faisait penser à un amoureux qui
cherchait à parer une déception possible.
56

Puis, je l’avais senti venir, quel malheur, l’un des deux s’est mis à
vieillir, vraiment très vite, sans doute Yes, car un chien vieillit sept fois
plus vite que les humains. C’était bien la première fois que nous
vieillissions avec nos animaux. Et puis, je n’ai pas compris pourquoi, ils
sont devenus très maigres, ensemble, Yes et Grieg, malgré mes repas
faits de trouvailles et de baies fraîches, des rouges, des noires. Ils ne
mangeaient presque plus, ils buvaient seulement. Ils buvaient
longuement, lentement, Yes à sa gamelle en inox, Grieg, à table.

Un jour, Grieg m’a dit : Je me demande comment tu seras à 65 ans.


Moi, ça m’étonnerait que je sois encore là. Il avait de grands cernes
rouges, encore plus grands que la dernière fois, sous les yeux. On s’est
tirés de tout, ajouta Grieg, on est des veinards. C’est de la chance d’avoir
été pauvres, et ça qui le pense ? On s’est abstenus du festin. Il a ajouté :
On a échappé à tout. Ses lèvres tremblaient. Il avait vraiment maigri. Le
même matin, il a voulu sortir comme avant, avec sa tronçonneuse, nous
faire le bois pour l’an prochain. J’ai dit qu’on en avait assez pour dix
hivers.

Nous ne redoutions plus rien d’extérieur qui aurait pu survenir, le


monde semblait s’être habitué au pire, tout entier dans l’élan de son
autodestruction, mais nous étions restés ensemble à dormir dans le même
lit, en bas, près du poêle que nous allumions même l’été, dans ces
contrées septentrionales, c’était obligé.

À mon réveil, je les regardais dormir encore. Ils se ressemblaient de


plus en plus.

Ils s’étaient remis ensemble. Moi je tenais bon la direction, assise à


mon bureau jusque dans la nuit, le dos tourné à la nature, la gardant à
distance, l’écartant, la récusant, penchée sur le fatras de mes notes. Tant
pis pour l’été dehors. Il s’agissait d’une phase importante : celle de la
séparation. Si je veux me mettre à écrire, je sais que la nature et moi on
doit se séparer, on doit faire deux. Je me levais très tard. Mais je n’avais
encore rien commencé vraiment. L’enjeu m’échappait.

— Ça pourrait parler de la chienne, ton livre, me suis-je dit.


— Quoi ! Un livre sur cette chienne ?
— Pourquoi ? Je devrais m’en tenir aux renards ou aux loups ou aux
ours ? Parce qu’un chien est un animal domestique ? De la maison ?
Ordinaire ? Trop ordinaire ? Parce que tout le monde a un chien ? Eh bien
oui ! justement. Et il s’appellerait Un chien à ma table.
— Quoi ! Tu veux appeler ton roman Un chien à ma table ? Mais tu
vas avoir toutes les femmes qui ont un petit chien comme lectrices. C’est
pas ça que tu veux.
— Si, au contraire, c’est ce que je veux. Et puis, tu vois, ce serait un
titre généreux, générationnel, un titre qui dit : ici on y accueille les
espèces à table, entrez, les bêtes, on est à table, on vous fait de la place.
C’est un titre ouvert, un titre table ouverte aux bêtes, crié de loin par les
enfants. C’est un symptôme. Un manifeste. Crois-moi, c’est le bon titre,
Sophie. Un chien, émissaire de l’animalité, d’après Kafka, est invité à la
table des humains. Sophie, surtout, garde ce titre.

On ouvrait maintenant la porte de la cuisine, elle restait ouverte la nuit,


ouverte sur la nuit. Se souvenir de ce coin-cuisine du rez-de-chaussée, de
plain-pied avec la prairie. Il y faisait bon, doux, clément. Grieg et Yes s’y
tenaient sur le seuil jusqu’au soir, prenant le frais, jusqu’au vert devenu
noir, jusqu’au dernier grillon. C’est alors que Yes et Grieg se sont mis à
ne pas rentrer la nuit, à rester au bord de la prairie, alors que j’essayais
d’écrire dans mon bureau, et je les devinais de ma fenêtre, quand j’y
allais, et que je me penchais. Parfois, je voyais une silhouette assise sur
l’abreuvoir, au-dessus de l’eau, une silhouette qui lisait, qui lisait
longuement, lune ou pas lune, qui lisait dans le noir, fondue à la nuit.
C’était Grieg, évidemment. Il devait être 5 heures du matin, noir vert,
quand Grieg rentrait en titubant, famélique, efflanqué, avec le premier
grillon.
Grieg suivi de Yes.
Ils rentraient au petit matin quand j’allais enfin moi aussi me mettre au
lit. Leurs pattes sur le plancher, ce bruit, j’entends encore ce bruit et j’en
ai des larmes aux yeux, ils traînaient des pattes, j’entendais leurs ongles
griffer mon cœur d’inquiétude. Ils rentraient l’un après l’autre, en titubant
comme s’ils avaient 125 ans. Ils se hissaient sur le lit, où ils se tournaient,
se retournaient avec précautions, lenteur, difficultés pour y loger leur sac
d’os. À mes côtés. Aux côtés du mien. Vraiment nous étions liés tous les
trois. Je ne savais plus si Grieg était un chien très humain, ou mon
compagnon chien, en tout cas, c’était un être qui rêvait beaucoup et qui
me racontait ses rêves. Le rêve de Grieg, un rêve qui revenait, revenait :
je suis au pied d’une montagne du Sud. Je rencontre un berger. Il me
montre une portée de chiots, me les présente l’un après l’autre, et hop il
m’en offre un.
Mais quand même, Grieg changeait.
Je suivais ça de près.
Arrête de me regarder, Biche, disait Grieg. Nous devenions de plus en
plus tendres l’un pour l’autre, chacun comprenant l’inquiétude de l’autre.
Parfois nous reprenions courage. Nous espérions encore un renouveau
possible. Parfois pas. Qu’est-ce que j’allais devenir seule ? J’étais à
certains moments assez proche du désespoir. Grieg était tout pour moi. Je
me suis alors dit, à mon avis, ce qu’il leur arrive, c’est de la déprime, et
j’ai essayé d’écrire en pensant que ce n’était que ça, d’écrire comme un
rituel de conjuration.

Puis Grieg m’a dit : J’ai du mal à lire. Je ne vois plus très bien. Il
n’arrivait plus à lire, il aurait fallu changer de lunettes, descendre dans la
plaine. Il ne le voulait pas. Ne lisait plus. Il aurait aussi fallu aller voir un
médecin. Grieg ne le voulait pas davantage. La dernière fois qu’il avait
consulté, le toubib était accompagné d’une stagiaire, une adorable interne
pas encore docteur, et en partant Grieg lui avait dit au revoir
Mademoiselle, et il s’était fait moucher : On ne dit plus Mademoiselle,
aujourd’hui. Donc on ne va plus consulter.

C’était un enfant vieillissant.

C’était un vieux garnement.

C’était un clown. Lui, Grieg, né pas seulement clochard, mais clown,


faisant de sa vie un art qui porte en lui son renoncement à être un art. Il
ne comprenait pas le monde dans lequel il était tombé.

Puis, je me suis aperçue que si Grieg n’arrivait plus à lire, c’était tout
simplement parce qu’il avait tordu ses lunettes en tombant de sommeil
sur son livre. Ou bien en s’y débattant, le matin. Je les lui ai donc
détordues. Il se débattait toujours, ce révolté de naissance. Je lui
demandais contre qui. Il ne pouvait pas me répondre. Mais j’avais beau
avoir détordu ses lunettes, il lisait toujours mal. Alors je lui lisais ce que
je trouvais. Des trucs pêchés sur le Net ou dans mes dossiers.
Grieg me racontait aussi des histoires. Un soir il m’a demandé si je
connaissais celle de Gustav Gräser. Si je savais où, en pleine terreur
nazie, s’était caché cet anarchiste aux pieds nus dans des sandales, celui
qui inspirera à Hermann Hesse le personnage de Léo dans Le Voyage en
Orient. Tu sais, ce type venu de Transylvanie, l’air déguenillé,
philosophiquement du côté des Cyniques, un vagabond, longue barbe,
longue robe, mangeant cru ? Un poète dont il ne reste rien. Pas un vers.
C’est la vie qui comptait. Les poèmes qu’il écrivait sur des feuilles
d’herbe, il les distribuait à ceux qu’il croisait. Il n’aimait pas pour rien se
faire appeler Gus Grass, référence, n’est-ce pas, tu l’as deviné, à Leaves
of Grass de Walt Whitman. Ne pas oublier non plus qu’il traduisait
Laotseu.
Alors, Cibiche, où c’est qu’il s’est caché des nazis, ce poète ? Encore
que rien ne soit sûr. Tout est récit et légende qui entoure le Monte Verità,
en aucun cas, la Vérité. J’ai répondu que je ne savais pas.
Et Grieg a commencé en me disant s’être depuis longtemps intéressé
au Monte Verità, une république d’artistes, d’écrivains, de penseurs,
située au-dessus d’Ascona, dans le Tessin, au bord du lac Majeur. Je suis
allée sur le Net. J’ai pris des notes pour mes classeurs. Très peu d’articles
français. C’est resté une aventure germanique sortie des grandes forêts
enchantées de l’Est, de leurs ruisseaux à truites, à mythes, une aventure
qui à la fin du e siècle a fini par s’ancrer en Suisse. C’est dans les années
15 et 25 du siècle, que le Monte Verità est ensuite devenu une sorte d’axe
e

du monde, le laboratoire de toutes les illusions, le chantier de tous les


rêves d’une vie différente, du genre de celles qui renaissent deux fois par
siècle dans l’histoire de l’humanité. Pas un seul Français. Si, un, un seul,
Yvan Goll. Mais des Américains, Isadora et Raymond Duncan ; des
Russes, Kandinsky, Bakounine, Lénine, oui Lénine aussi ; des
Autrichiens, Martin Buber ; des Irlandais, James Joyce ; des Anglais,
David Herbert Lawrence ; des Flamands, des Suédois, des Hongrois, des
Suisses beaucoup, surtout des Zurichois, des Bâlois, Sophie Taeuber et
Hans Arp ; des Allemands, bien sûr, en majorité. Hermann Hesse, Hugo
Ball. C’était il y avait à peu près cent ans. Tous se sont croisés au Monte
Verità. À la recherche de quoi ? De l’illusion d’un avenir ? Comme si les
révolutions ne revenaient pas à leur point de départ. Comme s’il y avait
une solution communautaire. Un délire communautaire, ça oui. Tous ces
naïfs, tous ces chérubins qui se sont retrouvés détroussés de leur rêve !
Mieux vaut des moulins espagnols. Ce qu’il y a de drôle, c’est que c’est
tout le temps la même chose. On attend un homme nouveau et c’est le
même qui arrive, et on en redemande.
Comme nous aujourd’hui, ils en avaient eu assez de constater les
impasses du monde moderne, de s’éveiller le matin, toutes les bougies
soufflées. Mais plus que nous, ils étaient dans l’illusion d’un nouveau
monde possible. Huttes, cabanes, pauvreté métaphysique. Forêts, soleil,
nudité. Religion du corps. Rondes bras étendus, danses collectives, tout
un théâtre de soumission à un ordre cosmique, et là, ça se gâte. À un chef.
À un maître.
Ils voulaient du lourd. Du sens. Je ne crois pas que Samuel Beckett
serait venu y faire un tour. Ni John Cage. L’absurde c’est beaucoup trop
léger pour les humains.
Ceux-là voulaient des flambeaux, des brasiers, des gongs, des corps
nus, la fusion du groupe autour de grands feux purificateurs, païens, dont,
il faut le savoir, on avait exclu une petite fille parce qu’elle était juive.
Est-ce que c’était à partir de là que tout avait foiré au Monte Verità ? Qui
a vu la danse de la sorcière de Mary Wigman, compagne de Laban, le
chorégraphe des grandes fêtes du corps au Monte Verità, avant 1633, puis
des Jeux olympiques pour Goebbels en 1636, a compris la complexité des
énergies alors en présence. Les unes, viriles, vitales, violentes,
dominatrices, pures, façon Jünger. Les autres, revenues à la source,
ressourcées, dégénérées, efféminées, diront d’elles les premières. Et voilà
le plus étrange, convergences et divergences d’avec le nazisme s’y
trouvaient en germe. Extrême droite, extrême gauche, anarchisme,
emmêlés. Un vrai nœud.
Alors tu comprends pourquoi, il s’est vite taillé de là, Gus Grass ?
Puis 1633.
L’exaltation est retombée. La peur arrivée. La force et la terreur nazies
en route.
On s’exile, on se cache.
Grieg alors s’est interrompu et m’a demandé : Est-ce qu’on peut
encore croire aux cabanes ?
J’ai secoué la tête, pour dire non.
Puis, il a repris le cours de sa digression et m’a demandé : Est-ce que
tu sais où s’était caché Gus Grass ? Moi, je le sais, a-t-il continué, je le
sais pour avoir lu qu’en 1633, date fatidique, Gräser se serait fixé à
Munich. Il y aurait disparu, menant sous le Reich une vie de fantôme sans
papiers. Personne n’avait de ses nouvelles. Il s’était volatilisé. Ce n’est
qu’en 1645 que l’on a découvert où il s’était caché car, preuve irréfutable,
il existait une photo, c’était lui, pas de doute, un type grand, un géant,
maigre, longs cheveux gris, longue barbe grise, petites lunettes rondes et
noires, genre Nicolas Ehni, parka, leggings, on devinait les sandales et les
pieds nus, une sorte de Gandhi dépenaillé surgissant du champ de ruines
qu’était alors Munich. Il serait entré, en 1636, dans la grande bibliothèque
pour aller consulter le Philosophus teutonicus de Jacob Boehme, et n’en
serait pas ressorti. Aussi simple. Il serait resté caché dans la parenthèse
de textes qu’est une bibliothèque, six ans de suite, au nez des nazis. «
Réfugié dans ma langue », avait-il dit en ressortant à l’air.

J’ai répondu à Grieg que ce Gus Grass, finalement, je n’aurais pas


tellement aimé le rencontrer. Je lui préférais mille fois mon vagabond
solitaire qui perdait ses jeans et qui me racontait l’histoire d’un autre
vagabond.

Ensuite, à mon tour, j’ai demandé à Grieg s’il connaissait l’histoire du


chien dans Le Voyage en Orient de Herman Hesse, dont justement Gus
Grass était de Léo le modèle. — HH ? a demandé Grieg. Je l’ai expédié
depuis longtemps avec mon passé d’adolescent mystique, mais pas
définitivement expédié, il est toujours dans ma bibliothèque comme la
mémoire de ce que j’ai été. J’ai gardé Le Jeu des perles de verre, mais
pas Voyage en Orient. – Eh bien ! lui ai-je dit, dans Le Voyage, c’est le
chien qui a raison. C’est un livre qui nous dit : Faisons confiance aux
chiens. Et pas aux Officiels. Car les chiens, eux, malgré leur
domestication, sont impartiaux. Les chiens, considérés par HH, font
partie des plus hautes instances parmi les vivants sur Terre. Ils sont des
juges infaillibles, incorruptibles, car ils ne font pas partie de la Ligue
humaine.

Nous étions sans cesse accompagnés par la réalité et par la fiction qui
l’une l’autre se dévoraient.
65

Puis Grieg n’est plus sorti du lit. Yes, elle, en mauvais état, se traînait.
Elle avait été en chaleurs, deux mois auparavant, et là, elle semblait en
mal d’enfant, ses mamelles bourrées de lait, faisant une grossesse
nerveuse. Et moi j’étais perdue. C’est alors que j’ai commencé à deviner
des visages dans les plissements des arbres. Dès qu’il y avait deux trous,
je voyais des yeux. Une fissure ? Une bouche. Et comme les anabaptistes,
je les priais, on ne peut pas faire autrement, on les implore ces figures
appelées des paréidolies, parce qu’elles sont grandes, sombres, puissantes
dans l’odeur acide de la nuit. Et qu’elles vous regardent. On n’est plus
seul. Des paréidolies, je pourrais en décrire sur des pages et des pages.
J’en ai fait des croquis. Ils s’en montraient partout. Parfois, c’étaient des
crânes aux orbites vides. Le monde vide.

J’ai vraiment pensé que Grieg pourrait mourir, allait mourir. Sa


disparition tout à la fois probable et impossible comme celle du monde.
Enfin, il me semble que ça s’est passé comme ça, je n’en suis pas très
sûre, mais il me semble avoir imaginé que Grieg allait peut-être mourir.
Et que j’étais en train de l’exorciser dans mes notes. Que l’enjeu c’était
peut-être ça. Ce dont Grieg s’est aperçu.
— Tu as encore une fois trouvé une excellente occasion de me faire
mourir, a dit Grieg. Une de plus. Et il m’a prévenue que cette fois ça ne
passerait pas. Il m’a reproché de vouloir me débarrasser de lui. Une fois,
oui. Mais pas deux. Pas deux romans de suite. Deux fois, ça devient
suspect. Et puis, pense un peu à moi. Tu peux être détachée dans la vie,
mais il y a des situations où tu ne peux pas être détachée. Je ne trouve pas
ça drôle, je te le dis, d’être le mari d’une écri-vaine qui ne pense qu’à te
faire mourir. J’ai répondu : Mais non, pas du tout. C’est de ma part du
pur exorcisme. Rien de plus. Tu sais bien que je t’adore. Je ferais
n’importe quoi pour toi.
C’était un matin de juillet, et nous étions encore au lit, tous les trois,
Yes sur nos pieds, nous laissant un peu de place, ce qui était rare.
— Oui, je sais, Biche, je sais, a continué Grieg, que tu m’adores. Mais
dans le fond, personne ne sait. Et c’est justement ce genre de petit jeu que
tu joues qui révèle le fond des choses. Je sais ce qu’il en est, parce que
moi aussi je t’adore, Biche, et que moi aussi j’ai déjà imaginé, pas besoin
d’être une écri-vaine, que tu pourrais mourir. Et qu’alors je serais libéré
de toi. On aimerait tellement se libérer. Est-ce qu’on peut rester ensemble
toute une vie sans se perdre soi-même ? J’étais né pour bourlinguer, moi.
J’aurais dû partir au bout d’un mois, te lâcher. Je me suis trahi dès le
premier jour du premier mois à vouloir remplir ce tonneau de cerises, des
cerises à kirsch, pour gagner un peu de fric et t’inviter dans une librairie à
choisir les livres que tu voulais, et j’ai mis si longtemps à remplir ce
tonneau que les cerises avaient pourri et que le type de la distillerie n’en
avait pas voulu, et que je n’ai plus pu te quitter. On aurait pu fêter nos
noces de diamant, l’été dernier.
Tu te rends compte ? Tu nous vois ?
Qu’est-ce qu’on est devenus ?
Et mes vagabondages, qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
On a été cloués sur place. Enfermés ensemble dans une île. On n’en a
plus pu bouger. On avait tout bien fait pourtant. On était partis sur les
routes d’ici même. On avait lâché une vie aisée qui nous aurait donné une
situation d’avenir. Lâché la proie pour l’ombre. On avait semé nos
enfants au coin d’un bois. Tout. On avait tout bien fait, sauf qu’on ne
s’était pas lâchés tous les deux. On est restés ensemble toute la vie.
À ce moment-là, émus, on s’est tapoté le dos, embrassés dans le cou,
serrés à ne faire qu’un. Ensuite on a un peu redormi.

Quand on s’est re-réveillés, Grieg a dit : Alors comme ça, tu as pensé


me faire mourir dans ton livre ? Raconte-le-moi. Ça m’intéresse.
Comment tu vois ça. J’ai dit sans hésiter : j’ai beaucoup réfléchi.
Longuement réfléchi, longuement hésité entre le futur antérieur et le
conditionnel présent. Deux musiques très différentes. Pour finir, j’ai
laissé de côté le futur antérieur, trop adulte. J’ai opté pour le conditionnel
présent, plus enfantin. Ce qui donne, écoute : Quand ta fin serait proche,
et que l’infirmière venue te soigner me dirait qu’elle ne pourrait plus
rien…
— Tu aurais fait monter une infirmière ? m’a interrompue Grieg.
Là, j’ai rappelé à Grieg la fin d’un ami qui avait voulu mourir dans sa
cabane de montagne et qu’une infirmière venait soigner, tard le soir, avec
une lampe frontale.
— Je m’en souviens, a dit Grieg, ça me va. Ton idée est plausible.
J’ai continué : J’ai pensé qu’alors tu aimerais que j’amène au pied de
ton lit, en au revoir, peut-être des bêtes de la forêt. Je pensais à Love
Streams de Cassavetes et au torrent de bêtes sorties d’une animalerie, par
sa sœur, pour lui.
— Non, pas de film, a dit Grieg. Un livre. Ma fin arrivée, tu aurais le
temps de me lire un livre.
Là, Grieg s’est mis à rire de son rire en cascade de gamin pêchant des
truites dans un rêve, et sur le point d’en attraper une. J’ai supposé qu’il
riait à l’idée de se trouver dans la situation d’avoir tout perdu mais pas sa
Biche qui lui parlait au conditionnel présent. Qu’il riait de lui-même
d’avoir accepté de mourir au conditionnel.
— Alors, quel livre tu souhaiterais que je te lise ? ai-je repris. Il faut
imaginer que ce serait l’été. Juillet. Aucune agitation. Le silence, la
beauté, la paix. Ta chambre dont j’aurais ouvert la fenêtre donnant sur le
pré. Le parfum des reines-des-prés.
— Ça sent la mort des amants, ce que tu me racontes. Pas ça. Trouve
autre chose.
— Alors, au dernier moment, tu voudrais fumer encore une pipe. Je
bourrerais ta pipe préférée, la même que celle de Giono, une
ButzChoquin. Et tu dirais : Fume-la pour moi. Et pendant que lentement
j’en tirerais des bouffées, tu garderais le silence. Et alors quelque chose
coulerait, nom de Dieu, il coulerait de la lumière comme de la
transcendance, ai-je dit, à cet instant-là.
Mais, une variante, ai-je ajouté, plus irréelle, et là il me faut le
conditionnel passé, serait que vous auriez été sur le point de mourir, tous
les deux, Yes et toi, car elle aussi aurait semblé avoir vieilli à toute allure.
Puis, une nuit, l’un de vous deux serait mort, et moi, au réveil, je n’aurais
pas voulu savoir qui de vous deux était mort, si c’était toi ou si c’était
Yes. Vraiment, j’aurais préféré ne pas le savoir. Je m’en serais tenue à la
chaleur du survivant, au monde comme il est. À ce moment-là, les pattes
du survivant contre ma joue se seraient mises à sentir vraiment fort le
chien, exhalant leur odeur lourde et sucrée, me parlant à leur façon,
pleine d’humour et amicale. Et j’aurais compris.
Grieg n’a pas commenté.
Ensuite, ai-je continué, la première semaine de ta mort, je ne pourrais
pas pleurer. Qu’est-ce que c’est dur de ne pas pouvoir pleurer. On pleure
quand on pense qu’il y a quelqu’un qui vous regarde. Mais s’il n’y a
personne ? Et tout à coup j’aurais vu Yes. Et j’aurais enfin pu pleurer.
61

On était déjà autour du 25 juillet, les merises étaient très sucrées,


surtout les noires, car il en existe de deux variétés, rouge et noire ; les
rouges plus amères, avec elles on sentait que l’été avait déjà basculé vers
l’ombre ; les noires, elles, de la quintessence d’été.

Bien qu’on se soit aventurés seulement dans ce temps merveilleux


qu’est le conditionnel, la possibilité du désastre avait néanmoins plongé
Grieg et Yes dans un amour de la vie qui les réveillait avant moi. Très
gentiment, et avec une certaine dévotion, toute cette fin juillet, Grieg et
Yes avaient pris l’habitude de me laisser dormir aussi longtemps qu’il me
le fallait, et il m’en fallait du sommeil, depuis que je m’étais mise à écrire
pour conjurer la mort, mais dès que je commençais à bouger, lequel
léchait alors mes joues, évitant ma bouche car on avait appris que je ne
voulais pas la bouche, d’ailleurs je la tenais bien fermée, lèvres serrées ?
Puis le cou, le front, les oreilles ? Lequel osait s’approcher de mon nez ?
Remontait vers les yeux, nettoyait un larmier, l’autre ? Arrivé là, on
avalait mes larmes, on aimait mes larmes, puisqu’il m’arrivait tout de
même de pleurer à force d’éclairer la perte, et on y était sensible, on
aurait presque pleuré avec moi sur notre internaturalité. Ce qui ne les
empêchait pas de rire, l’un et l’autre. Grieg, un matin, a ri de lui-même,
de son air devenu pas possible, un vrai cynique à poils gris. Moi aussi, il
m’arrivait de rire d’avoir perdu à ce point le sens des convenances. Car
souvent je ne résistais pas. Je répondais de ma langue à une des deux
langues, et celui qui m’embrassait se mettait à trembler de tout son corps,
et me disait, sortant de son mutisme animal, reprenant sa respiration : Ça
c’est un vrai baiser d’avant, d’avant quand nous étions jeunes.

Jusqu’où avions-nous ouvert la barrière qui sépare nos espèces


biologiques ? Était-elle seulement entrebâillée ou tout à fait ouverte ?
Nous nous embrassions, emmêlés tous les trois. Jusqu’où allions-nous
dans nos relations ? Cela sans aucun jugement moral de ma part sur la
fameuse interspécificité. Eh bien ! nous nous aimions sans aller jusqu’au
sexe. Nous avions entrebâillé la porte. Nous en étions restés à l’affection
enfantine. Aux enfants que nous étions.
D’ailleurs, Yes, ce qu’elle aimait en moi par-dessus tout, je l’ai déjà
dit, c’était ma bouche et ce qui dans ma bouche lui semblait prestigieux :
mon parler. Pas seulement mon parler. Quand je me levais de mon
fauteuil, ne prenait-elle pas aussitôt ma place à la table d’écriture ?
Quand je me rasseyais, ne venait-elle pas se serrer intensément contre
moi, sentant que je m’étais aventurée dans des contrées admirablement
humaines, dont elle avait été la gardienne depuis la nuit des temps,
comme on dit ? Donc, je lui avais installé un fauteuil face à moi, où elle
venait sauter, et d’où elle m’accompagnait dans ma concentration, le cou
tendu, le menton posé sur mes papiers, car plus que jamais, je m’étais
remise au travail, classant, triant, organisant des chapitres. Toute une
petite construction. Un genre de cabane. Rien d’un château. Pourtant
j’espérais beaucoup en ce pauvre petit rituel de conjuration, et je me
disais, il va peut-être fonctionner, on n’est pas encore après la fin du
monde, ce n’est qu’un avant-goût, il faut tout tenter, et je tentais tout,
assise à la table dans mon bureau, comme dans une niche.
Tout à coup j’ai répété à haute voix : Comme dans une niche.
Est-ce que c’était d’avoir un chien à ma table ? En tout cas, ça m’est
tombé dessus qu’on n’écrit pas pour les autres, ni pour la postérité, ni
contre la mort, ni face à l’éternité, ni pour la beauté du geste, ni pour dire
la perte qui nous signe, non, tout simplement on écrit parce qu’on est
squattés par le langage. Ça m’a semblé une évidence et rien de glorieux.
J’ai pensé, on n’est rien d’autre qu’une niche. Une niche à chien. Et ce
chien, qui n’est pas moi, qui en moi néanmoins n’arrête pas de parler,
s’appelle Logos. C’est lui qui parle sous mes mots et il n’y a rien à faire
contre lui. Il règne. C’est biblique. Est-ce qu’il y a quelque chose à faire
contre celui qui monologue sous les mots ? Qui nous utilise ? Nous
domestique ? Contre celui qui ne parle que pour parler ? Contre sa
logorrhée ? Est-ce qu’on peut être autre chose que la niche du langage qui
soliloque en nous sous les mots ?
Personne n’a de réponse à ça.
En même temps, même si cette fonction de niche m’aurait assez plu,
j’ai deviné qu’il aurait suffi de filer par la porte ouverte pour échapper au
Logos. Cela aurait été vite fait d’aller vers les marges, les limites, les
confins herbeux ; de rejoindre le lieu où tout se transforme, sicut palea,
balle d’avoine, pollens des pollens, poussières des poussières, nuées des
nuées. Vite fait de me mélanger aux renards, chauves-souris, pangolins ;
aux mufles, ailes, oreilles dressées ; au velours, à la soie sauvage ; aux
cinq sens, aux essences des arbres, à leurs sèves, à leurs effluves, à leur
âcreté ; et vite fait de ne plus parler qu’en babils, chuchotis, grognements,
ricanements, chants, chamarrures et grimaces ; d’écrire en herbes, en prés
et tout leur préverbal.

Mais on m’avait à l’œil.

Yes sursautait si j’attrapais mes Buffalo à superpouvoir et plate-forme,


capables de m’entraîner trop loin de ma table, celle de l’écri-vaine. Il
n’était pas question que je la quitte. Ma place maintenant était là. Pas
ailleurs.
62

Grieg allait mieux. Tous, nous n’allions pas trop mal. Si bien qu’un
matin, au lit, où nous avions pris l’habitude de traîner tard ensemble,
Grieg a voulu reprendre notre petit jeu de rires noirs :
— Donc, Fifi, tu aurais voulu me faire mourir. Tu aurais pu, tu aurais
pu, ça ne m’aurait rien fait, rien, tu aurais pu me faire disparaître dans ton
livre. Non, ne te lève pas encore. Reste. Reviens te coucher. Dis-moi
seulement comment, quand tout aurait fini de finir, tu m’aurais enterré.
Tu n’y serais pas arrivée. Je le sais d’avance. Jamais tu n’aurais pu
creuser un trou aussi profond que ceux que les amish ont creusés pour un
des leurs qui ne voulait pas se faire enterrer au petit cimetière. Parce que
moi, il faut bien le savoir, je veux être enterré ici.
— Comment j’aurais fait, Grieg chéri ? Oh ! je sais très bien. J’y ai
pensé, mon amour. Quand tout aurait fini de finir, toi qui n’as plus besoin
de la réalité, toi qui as tout dans ta tête, ton monde à toi, je t’aurais
enterré dans une fosse sous tes livres.
— Écoute, Fifi, tu es de plus en plus fou, a dit Grieg.
Et il s’est mis à rire comme un gamin.
À ce moment-là, une sorte de mélodie est entrée par la fenêtre. Elle
avait un goût d’églantine plus prononcé que la veille, plus le goût du
conditionnel, mais celui du conditionnel passé, de féerie à fond. Et j’ai
revu mon foutu Grieg quand parfois il passait dans mon bureau. Il se
tenait debout devant mes livres comme dans une librairie, il avait sa pipe,
son briquet, j’entendais seulement le clic de son briquet pour rallumer sa
pipe, et je sentais le parfum de son tabac, tandis qu’il fouillait les
rayonnages du regard, et hop, il embarquait un livre qu’il ne me rendait
jamais.
— Sous mes livres. Explique-moi ça, a continué Grieg, enchanté.
— Sous des brouettées de livres. Je n’aurai pas eu à creuser, je me
serais servie du trou d’obus, celui qui en 1645 avait épargné la maison en
tombant à côté, creusant une sacrée fosse. Plus de deux mètres de
profondeur. Quand tout aurait fini de finir, je t’aurais lavé, puis
enveloppé d’un drap, puis j’aurais cousu le drap, et ensuite simplement,
mètre par mètre, je t’aurais tiré par les épaules, puis je t’aurais fait glisser
au fond de la fosse doucement. Puis j’aurais charrié tes livres avec la
brouette, il m’aurait fallu une journée, et je t’en aurais recouvert. Les
livres sont un abri. La langue est un pays.
— Tu aurais mieux fait de les garder, il y en a qui auraient pu
t’intéresser. Et ensuite, quelle cérémonie ?
Je n’étais plus allée à un enterrement ni à un mariage depuis cinquante
ans. J’ai répondu : Je ne sais pas. Je ne sais pas qualifier ce que cela
aurait été.

On s’est levés.
Il était midi.
On a dévoré le meilleur repas que j’aie jamais préparé aux BoisBannis,
avec en dessert un grand plat de merises noires. Les dernières, les plus
sucrées. Cueillies la veille. Il n’est pas question que l’amour / vienne à
manquer, ai-je chanté, en mettant une césure, avant la chute d’un demiton
plus bas. Grieg a dit : Qu’est-ce que c’est que ça, d’où tu sors ça ? Alors
je lui ai cherché Dominique A sur YouTube.

Si je ne te regarde plus / tu disparais,


Si tu fermes les yeux / je m’évanouis,
Il faut se tenir éveillés / jour et nuit.

Nous n’avons pas le droit de nous / perdre de vue.
Nous n’avons pas le choix / et tu le sais.
Il n’est pas question que l’amour / vienne à manquer.
Grieg, après cette chanson, semblait reconnaissant, heureux, léger,
soulagé que nous nous soyons fait la promesse de ne pas nous perdre de
vue.
Il s’est étiré, puis m’a raconté une histoire de bretelles. Tu sais quoi,
j’ai trouvé dans le pléiade de Giono un roman que je n’avais jamais lu. Le
Bonheur fou. C’est un peu la suite d’Angelo. En moins bon. Mais
làdedans, il y a un type proche des anarchistes piémontais, et poursuivi,
qui se casse d’Italie en bateau. Après plusieurs péripéties, il arrive à
Londres. Ses amis anglais le trouvent pas mal, mais vraiment, lui disent-
ils, vraiment Bianca, il s’appelle Bianca, quelque chose ne va pas avec
toi. Tu perds tout le temps tes pantalons, tu les tiens à deux mains comme
s’ils allaient te tomber en bas des fesses. Ils l’emmènent alors chez un
tailleur qui tout simplement lui met des bretelles. Et le voilà transformé.
Alors, Cibiche ? Tu m’achèteras des bretelles la prochaine fois que tu
descends ?

Sur la longue table à manger, un losange de lumière. Il semblait


immobile, mais insensiblement il s’éloignait des choses bienheureuses
qui avaient fait notre repas. Les verres étincelants. La cruche d’eau. Le
champ froissé de la nappe, son grand champ blanc, fatigué, tout ce qu’il
avait enduré, c’était une nappe usée, reprisée, je la gardais pour les fêtes,
une nappe qui avait porté depuis si longtemps les plats des jours heureux.
Dans le compotier, encore des merises noires. Dans les assiettes, des
noyaux bleus. Une abeille entre les noyaux. Elle ne bougeait pas. Sur la
couverture d’un livre ouvert en deux, face contre la nappe, ayant fait
partie du léger festin, on distinguait Robert Walser s’éloignant dans la
neige. La porte était ouverte. Il avait fait beau dehors. C’était blanc. On
aurait cru qu’il avait neigé, ça venait de la lumière du soleil. Qu’est-ce
que la journée avait passé vite.

Toute la soirée, dans sa chambre, Grieg a sifflé comme un merle, l’air


d’avoir ressuscité ou d’être revenu d’un check-up favorable. Je
l’entendais, à côté, se dire à lui-même : Je suis sauvé !

Je me suis assise à ma table, Yes à mes pieds, pas un de mes gestes lui
échappant. La nuit était tombée et la fenêtre ouverte. J’ai allumé
l’ordinateur, seulement lui dans l’obscurité, et j’ai enfin trouvé un incipit,
un seul. Du coup, des fourmis volantes qui existaient encore sont entrées,
venues de la nuit, magnétisées par l’écran où elles se sont agglutinées,
mêlées aux lettres du texte apparaissant sous mes doigts tels d’autres
insectes, signes et fourmis, ensemble, mystérieusement aimantés. Par
quoi ? Par qui ? Ma petite chienne affamée de langage, qui plus elle avait
faim, plus elle se rapprochait de moi, s’est alors juchée d’un bond sur son
fauteuil face au mien, y étalant sa pelisse grise, le menton posé sur le
fatras de mes notes enfin ordonnées, me surveillant de près, pénétrée de
son rôle, intraitable, m’épiant à travers ses yeux à demi fermés, l’air de
dire : « Je suis ta garde rapprochée. » Il n’était pas question que je me
lève avant d’avoir sauvé quelque chose de l’humanité. Elle y croyait plus
que moi.

C’est le lendemain que Yes a disparu.


Est-ce que j’avais tourné les yeux ?
Est-ce qu’un instant je m’étais endormie ?
Est-ce que je m’étais retournée ?
Je l’ai appelée.
Je l’ai cherchée partout.
Je ne l’ai pas retrouvée.

Depuis, j’ai un trou à la place du cœur, et mon corps, lui, ne veut plus
rien entendre, tandis qu’autour de nous, le monde continue sa course vers
le pire. De temps en temps, assise à ma table, je murmure son nom.

On peut très bien écrire avec des larmes dans les yeux.
DE LA MÊME AUTEURE

B , , récit, Stock, 1673 ; J’ai Lu, 1675.


D , récit, Stock, 1676.
P , récit, Stock, 1676.
B , réédition, récit, Stock, 1676.
L E G , récit, Bernard Barrault, 1666.
E ’ , roman, Grasset, 2515.
LS , roman, Grasset, 2512.
LL , roman, Grasset, 2514.
L’I , roman, Grasset, 2516.
L’A , récit, Le Tourneciel, 2516.
L G C , Grasset, 2516.
ISBN : 676-2-246-63163-1

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation


réservés pour tous pays.

© Éditions Grasset & Fasquelle, 2522.

Ce document numérique a été réalisé par PCA


Table

Couverture

Page de titre

Exergues

Dédicace

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 6

Chapitre 6

Chapitre 15
Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 16

Chapitre 16

Chapitre 25

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 26

Chapitre 26

Chapitre 35
Chapitre 31 Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 36

Chapitre 36

Chapitre 45

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47

Chapitre 46

Chapitre 46

Chapitre 55

Chapitre 51 Chapitre 52
Chapitre 53

Chapitre 54

Chapitre 55

Chapitre 56

Chapitre 57

Chapitre 56

Chapitre 56

Chapitre 65

Chapitre 61

Chapitre 62

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