LaTortureEtLesEvenementsD'Octobre1988 AnouarBenmalek
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Des sources diverses, parfois recoupes, parfois contradictoires, ont laiss entendre que le nombre de victimes des vnements tragiques qui ont secou lAlgrie et dautres rgions de notre pays dpasserait la cinquantaine. Ce nombre lev de morts parmi, entre autres, les jeunes manifestants est d essentiellement, daprs les diffrents tmoignages, lutilisation des armes feu par les forces de lordre. Or personne nignore que les motifs qui ont jet ces milliers denfants et dadolescents dans les rues dAlger sont dordre social et politique. Les jeunes manifestants ont exprim confusment et avec lirrationalit violente du dsespoir la peur quils prouvent devant un avenir bloqu, avec un enseignement de plus en plus slectif et le chmage assur au bout pour bon nombre dentre eux. Ils ont galement exprim leur colre devant cette inflation qui devient de plus en plus folle et qui crase littralement leurs familles, alors que dautres, dans les rouages tatiques, se construisent sans pudeur de fabuleuses rsidences et ne parlent plus quen devises. Ces jeunes gens nont, probablement, pas t labri de manipulations criminelles, comme en tmoignent douloureusement certaines dprdations, mais soigner les effets sans toucher aux causes, se contenter de la rpression brutale par les balles et les tanks sans tenter danalyser ce profond sentiment de ressentiment et dangoisse de la jeunesse et sans y porter remde, serait non seulement contraire lintrt bien compris de tous, mais dangereux pour notre pays. Notre peuple, cest dabord la jeunesse et loublier, cest se placer en dehors de ce peuple.
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Nous demandons, nous supplions la Direction politique et militaire de notre pays : en premier lieu, de donner des directives de modration aux forces de lordre. Ces enfants sont nos enfants, et on ne tue pas des enfants sans se mettre dans la mme position que ceux qui assassinent les enfants de lIntifada ; en second lieu, de faire preuve de magnanimit, de clart et de courage politique dans le traitement judiciaire de ceux qui ont t arrts dans le cadre de ces troubles ; en troisime lieu, dengager un rel programme de sauvetage (et le mot nest pas trop fort) de notre jeunesse, de sengager rtablir et consolider le pouvoir dachat de la masse des Algriens, de lutter contre la corruption qui gangrne notre appareil dEtat et, finalement, de dmocratiser la vie politique de lAlgrie par linstauration, au minimum, dune relle libert dexpression, seul moyen dviter que des revendications fondamentalement justes ne prennent une traduction aussi destructrice. Note de lditeur : Lauteur de ces chroniques est le premier intellectuel algrien vivant en Algrie condamner explicitement, par un texte public, la violence de la rpression qui a suivi les meutes doctobre 1988, alors que le pays tait encore sous la poigne du parti unique. Son appel a t rdig et distribu Alger le 9 octobre 1988, pendant ltat de sige impos lAlgrois la suite des vnements du 5 octobre 1988. Les premiers destinataires en ont t le prsident de la Rpublique algrienne, le colonel Chadli, le prsident de lAssemble populaire nationale (parlement), le responsable de lappareil du parti FLN, les ministres de lIntrieur et de la Justice et dautres hauts responsables de lEtat. Dautres exemplaires du mme appel ont t distribus le mme jour aux directeurs et aux journalistes de la presse nationale et des agences de presse internationales ayant leurs bureaux Alger. Dailleurs, comme le rappelle lancien correspondant de lAFP Alger, Abed Charef, dans son ouvrage Dossier Octobre (Ed. Laphomic, Alger, 1989), les journalistes algriens sont les premiers diffuser largement ce texte pathtique, environ une heure aprs la mort dun de leurs confrres, Sid-Ali Benmchiche, lors de la tragique fusillade de Bab El Oued.
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En ce qui concerne le nombre des victimes, le black-out impos sur linformation pendant ltat de sige avait russi cacher que le bilan tait encore plus dramatique et atteignait plusieurs centaines de tus. Le chiffre de cinquante que cet appel donnait alors doit tre vraisemblablement multipli par un facteur suprieur dix.
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Monsieur le prsident de la Rpublique, Lors dune enqute mene pour le compte de lhebdomadaire Algrie Actualit, nous avons t mis en contact avec des tmoignages nombreux, prcis et concordants, portant sur des svices et des tortures exercs par des lments appartenant aux forces de lordre sur des personnes arrtes pendant les troubles du mois doctobre. Ces tmoignages sont la limite de linsoutenable, rappelant les pires heures de la bataille dAlger. Tous les moyens dalors ont t utiliss de nouveau : lectricit, baignoire, svices sexuels, passages tabac, simulacre dexcution. Il na pas fallu, hlas, beaucoup dimagination nos tortionnaires locaux pour atteindre lefficacit de leurs anciens confrres franais. Mme les enfants, surtout les enfants, monsieur le prsident de la Rpublique, nont pas t labri de ce dchanement de cruaut, souvent gratuite, et sans autre but que son propre assouvissement. Monsieur le prsident de la Rpublique, la sant dun pays se mesure galement au degr de contrainte effective que sa Constitution exerce sur toutes ses activits, en particulier dans le domaine extrmement sensible du face--face entre le simple individu et lappareil rpressif de ce pays. Or, pendant les vnements doctobre, le texte fondamental de notre Rpublique a t tran dans la boue. Aucune de ses dispositions en matire de prsomption dinnocence, darrestation, de garde vue, dinterdiction datteinte lintgrit physique et morale na t prise en considration par ceux-l mmes qui en auraient d tre les gardiens les plus fervents.
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Les mdias nationaux lcrivent prsent, lusage de la torture est chose reconnue en Algrie. Les interlocuteurs qui ont accept de nous recevoir au cours de notre enqute, eux aussi, ne le nient plus. Cependant, chacun essaie de mettre en cause, sans les nommer videment, dautres services que les leurs. Monsieur le prsident de la Rpublique, vous tes le premier magistrat de ce pays, et, en tant que tel, vous disposez de tous les moyens dinvestigation possibles. Trop dabus ont t constats pour que cela soit le fait uniquement de bavures dexcutants zls. Les responsables, tous les niveaux, qui ont ordonn, couvert, ou ferm les yeux sur ces pratiques ignominieuses, doivent tre dbusqus, nomms et punis conformment la loi. Vivre en rpublique impose un contrat minimal de confiance entre lEtat et le citoyen. La torture est la rupture extrme de ce contrat. Savoir que lon peut tre tortur parce quon pense autrement, savoir que les responsables de cette torture vont peut-tre continuer vaquer leurs affaires, soit leurs anciens postes, soit de nouveaux postes, voil qui fait de chacun de nous un otage en sursis de la barbarie. Otages, oui, nous lavons t depuis 1962, car la torture nest pas, malheureusement, une caractristique des seuls vnements doctobre 1988. Cette mthode de mise au pas des dissidents a t pratique par tous les gouvernements prcdents, que ce soit sous M. Ben Bella ou sous M. Boumediene, utilisant parfois les disparitions pures et simples de gneurs. Je veux bien croire quun processus rel de dmocratisation est en train de senclencher, et quil pourrait y avoir une rupture radicale avec les mthodes du pass. Mais, monsieur le prsident de la Rpublique, cette rupture avec larbitraire, pour tre crdible et irrversible, exige que tous les coupables, qui ont estim avoir droit de vie et de mort sur les citoyens, paient et paient le prix fort. Cest pour cela, monsieur le prsident de la Rpublique, que je nai pu aller voter, la conscience tranquille, le 3 novembre. Ce nest pas que je sois contre le projet de rvision constitutionnelle : qui pourrait tre contre un renforcement des pouvoirs de lAssemble nationale, mme si, pour linstant, ceux-ci restent minemment thoriques ? Cest simplement que je ne veux pas que mon geste de citoyen puisse tre interprt par tel
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ou tel tortionnaire, en costume ou en uniforme, comme un geste doubli ou de pardon rsign. Veuillez croire, monsieur le prsident, en lexpression de mes sentiments respectueux. Remarque : ce texte a dabord t lu Alger le 2 novembre 1988, veille du rfrendum sur la Constitution, au cours dune grande assemble au Palais de la culture, convoque linitiative dintellectuels et dun collectif du Centre national des tudes historiques. Les verbes, quand il le fallait, taient bien videment au futur. Algrie Actualit
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Au dbut du mois doctobre 1988, alors que plusieurs villes de notre pays taient en proie dimportants mouvements sociaux, un organisme tatique dnomm officiellement Commandement militaire charg du rtablissement de lordre public dans la Capitale a t mis en place. Sous son autorit, de trs nombreuses personnes ont t arrtes. Beaucoup dentre elles ont tmoign par la suite avoir t tortures dans les divers centres de dtention, que ce soit par des agents de la Sret nationale, relevant du ministre de lIntrieur, ou par des militaires dpendant de la Gendarmerie nationale, de lArme de terre ou de la Dlgation gnrale la prvention et la scurit. Malgr les nombreux tmoignages recueillis aussi bien par le Comit national contre la torture (et publis rcemment dans un livre bouleversant : le Cahier noir dOctobre), que par les ligues algriennes des droits de lhomme, malgr les plaintes dposes par certaines victimes de svices, aucun tortionnaire na t inculp ni, a fortiori, jug jusqu prsent. Cette situation est proprement insupportable, tant au regard du droit national et international qu laune des diverses promesses et engagements formels pris, plusieurs occasions, par les plus hautes autorits de lEtat algrien, commencer par la premire : le prsident de la Rpublique. Rappelons ces promesses. Recevant le bureau de la Ligue algrienne des droits de lhomme, le prsident Chadli Bendjedid avait dclar, selon une dpche publie dans tous les quotidiens nationaux le 19 octobre 1988, que les atteintes aux droits de lhomme seront sanctionnes dans le strict respect des lois .
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Une prise de position plus claire et plus ferme, ne souffrant daucune ambigut quant la reconnaissance officielle de la ralit de la torture pendant les vnements dOctobre , sera faite, par la suite, devant le sixime congrs du parti FLN par le prsident de la Rpublique. Elle tait catgorique, nette et sans fioritures : ...Il nous arrive dentendre ceux qui parlent de certains dpassements et de tortures. Je suis contre ces actes et jai donn des instructions rigoureuses dans ce sens aux responsables concerns et au ministre de la Justice. Je nadmettrai jamais le recours ces mthodes. Jai pris les mesures qui simposaient. Certains ont voulu dnigrer les forces armes. Si lon veut critiquer lANP, cest moi quil faut adresser les griefs puisque cest moi qui ai donn lordre dans le but de prserver cet Etat et ce peuple. Je rpte que je suis contre la torture et que les coupables seront punis. Dautres responsables politiques, tant civils que militaires, avaient pris des engagements devant la presse sur ce sujet. Le ministre de la Justice dclarait, pour sa part, le 10 novembre 1988, en rponse un journaliste dun hebdomadaire qui lui posait la question suivante : Les vnements ont donn lieu ce quon a appel par euphmisme des dpassements portant atteinte lintgrit physique et morale des personnes arrtes, et ce en violation de larticle 48 de la Constitution. Quenvisagez-vous au niveau de votre ministre lencontre de ces pratiques inadmissibles ? Ceci nest pas nouveau : tout citoyen qui porte plainte concernant un fait particulier est assur que le ministre de la Justice prendra son cas en considration. Quiconque a subi des pressions ou autre chose de quelque nature quelle soit, peut saisir la Justice sil dispose de preuves suffisantes. Continuant sur une question propos de jeunes gens torturs par un propritaire dun tablissement priv An Taya, le ministre de la Justice avait affirm que tout citoyen qui porterait plainte contre des individus qui srigeraient en justiciers peut tre assur que la loi sera applique dans toute sa rigueur . Le gnral Abbas Ghziel, commandant de la Gendarmerie nationale, assurait pour sa part le 13 dcembre 1988 que le corps quil dirigeait avait de tout temps agi dans le respect de
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la loi. Il tenait les propos suivants : Le citoyen ne doit pas subir... Il doit dnoncer les abus, faute de quoi il est complice... Le corps de la gendarmerie est la disposition du citoyen pour laider, le protger et sauvegarder ses biens. Le citoyen doit de son ct aider en portant la connaissance de nos services tous les cas datteinte lautorit de lEtat, lconomie nationale et lintgrit physique et morale des personnes. Malheureusement, aucune de ces promesses na connu de dbut de ralisation sur le plan juridique. Pire, certaines des victimes, Oran par exemple, ont vu leurs plaintes purement et simplement rejetes. Le comble de lironie est atteint quand les parlementaires ont vot la ratification des textes internationaux contre la torture, sans jamais mettre en question celle qui a ravag lAlgrie en octobre 88. Nous nous interrogeons srieusement, par consquent, sur la volont des autorits algriennes, Prsidence, Gouvernement et Parlement, dradiquer cette ignominie quest la torture. Ne pas punir les tortionnaires, conserver dans les rangs de lEtat ceux qui ont bastonn, viol, appliqu la ggne des adolescents, cest l une manire pour le moins paradoxale de mettre en accord les dclarations de principe sur la construction dun Etat de droit et les faits qui sont l, brutaux et incontournables. Pire, cela peut tre aussi interprt comme le dsir de certaines forces obscures de garder en rserve des instruments particulirement efficaces de rpression au cas ou ... ` Nous lanons alors un appel solennel toutes les autorits du pays : tes-vous contre les tortionnaires ? Monsieur le prsident de la Rpublique, monsieur le chef du Gouvernement, monsieur le ministre de lIntrieur, monsieur le ministre de la Justice, messieurs les dputs, messieurs les chefs dEtat-Major, messieurs les chefs de rgions militaires, monsieur le responsable de la DGPS, monsieur le commandant de la Gendarmerie nationale, voulez-vous appliquer la Constitution de notre pays, son code pnal, les pactes internationaux vots par lAssemble nationale, voulez-vous extirper des rangs des services de scurit militaires et policiers ces criminels qui ont souill dune tache indlbile lhonneur de notre drapeau ?
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Si vous en avez la volont politique, si votre opposition la torture est relle, nous vous demandons, messieurs les responsables politiques et militaires, de mettre sur pied ou de contribuer la mise sur pied de ce que nous rclamons depuis longtemps : un organisme charg denquter sur toutes les prsomptions de torture. Pour que les travaux de cet organisme soient crdibles, il faudrait quil bnficie dune indpendance absolue vis vis des autorits dont relvent la dtention et les interrogatoires, comme lgard des pressions et de linfluence du gouvernement , ainsi que le recommandent les organisations internationales de lutte contre la torture, en particulier Amnesty International. Cette commission denqute pourrait inclure, galement, des personnalits indpendantes proposes par les associations mdicales, les barreaux, les ligues des droits de lhomme et le Comit national contre la torture. Cette commission denqute devrait pouvoir citer des tmoins comparatre, consulter tout document concernant lincarcration de victimes de la torture. Elle devrait pouvoir agir galement mme en labsence de plaintes, les victimes tant trs souvent rticentes porter leur affaire devant la justice, par crainte soit de reprsailles des services de scurit, soit de la forte pression sociale, dans le cas de svices sexuels en particulier. Les travaux de cette commission doivent tre publics, rapides pour avoir un effet de dissuasion et viser non seulement les agents dexcution, mais tous ceux qui les auraient dirigs ou couverts sciemment. Les suprieurs hirarchiques assumant les fonctions de commandement dans les centres de dtention ou ` ont eu lieu des actes de torture ou de svices, les responsables civils de sous-prfecture ou de prfecture des lieux ou ce trou` vent ces lieux de torture et qui auraient dans le meilleur des cas, laiss faire , et, dans le pire des cas, particip , doivent tre considrs systmatiquement comme responsables des actes de leurs subordonns. Cette commission doit pouvoir vrifier les allgations des uns et des autres et, donc, disposer des moyens matriels et humains ncessaires pour mener bien son travail. Les travaux de cette commission ne devraient en aucun cas servir de prtexte ce que lEtat ninstruise pas, par le biais de son ministre de la Justice, les plaintes dj dposes ou sem-
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pche dengager des poursuites pnales lorsquil y a prsomption de torture contre un de ses agents. En particulier, lAssemble populaire nationale devrait crer, en son sein, une commission parlementaire sur la torture et interpeller le gouvernement sur cette question. Il est dailleurs tonnant que des reprsentants du peuple naient pas cru ncessaire, jusqu prsent, de prendre position, au moins par une simple condamnation verbale, sur les atteintes lintgrit physique et morale quune partie de la nation algrienne a subies en octobre dernier. Si les autorits de notre pays ne prenaient pas ces mesures objectives pour punir les tortionnaires ; si, pire, elles se laissaient aller la solution facile et lache de lamnistie gnrale, mlant dans un incroyable mouvement de malhonntet politique et les victimes de la torture et leur tortionnaires ; alors, non seulement nous douterions du srieux de lopposition de ces autorits la pratique innommable de la Question, mais cela ramnerait vraiment bien peu de choses toutes les dclarations ronflantes sur la construction de lEtat de droit et le respect de la Constitution. LAvenir
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Une analyse critique de la situation qui prvaut actuellement en Algrie et des risques que fait courir le mouvement intgriste notre socit devrait dabord, pour tre crdible, commencer par lautocritique de ceux qui prtendent la faire, je veux parler des intellectuels en particulier. Il est pour le moins surprenant que plus dune anne aprs la fracture doctobre 88, alors que lon aurait pu sattendre une floraison de publications, de pices de thatre, de livres et darticles critiques, rien de vraiment notable nest apparu. Lon peut mme savancer jusqu affirmer que, sur ce plan-l, la situation est peu prs ce quelle tait avant . Avant , nous disions tous ceux qui nous faisaient grief de la pauvret de la production intellectuelle et artistique dans notre pays, nous disions donc : Attendez que la censure saute et vous verrez ce que vous verrez ! Maintenant, la censure, si elle conserve des positions trs fortes dans beaucoup de domaines, en particulier la tlvision, a visiblement recul sur dautres plans. Mais oserai-je dire que cela na pas servi grandchose ? En ralit, on a abouti une situation paradoxale : le recul indniable du mur de la censure a cr entre les intellectuels et ce mur une sorte despace vide que les intellectuels tardent de manire dangereuse investir. Dautres, en particulier les tenants du fascisme religieux, nont pas eu la mme pusillanimit ou, disons-le crment, le mme manque de courage. Cette relative absence du discours dmocratique, indpendant des partis politiques, discours producteur de nouvelles normes de rflexion dtaches des compromissions et de la
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lachet, cette dsertion en pratique par la majorit des travail leurs intellectuels du champ de la confrontation des ides, avec tout ce que cela implique parfois en Algrie de risques physiques, fait porter notre intelligentsia une part importante de responsabilit dans la dtrioration du climat socio-politique de notre pays. En effet si le souhait au moins dclar des nouveaux partis de prendre en charge la rsolution des problmes de notre socit est un gain pour la dmocratie, il nen reste pas moins que cela est loin dtre suffisant. Dabord cause de leur crdibilit : la plupart de ces partis sont soit composs dhommes issus indirectement des rouages de lEtat du parti unique, ayant puis les privilges de lre du monolithisme et se cherchant dautres voies de perptuation de ces privilges, soit, dans le pire des cas, fonds directement linstigation des services de scurit. En tout tat de cause, beaucoup de dirigeants de ces partis seraient bien en peine dexhiber une seule occasion ou ils ` auraient fait preuve de courage politique dans la dfense des droits dmocratiques avant le massacre doctobre 88. La jeunesse, qui constitue la base de llectorat dans notre pays, nest pas dupe devant cette nouvelle race dopportunistes qui lui ont laiss tirer les marrons du feu lors de laffrontement sanglant avec larme et qui prtendent maintenant ravir leurs suffrages lors des prochaines lections. Mme les anciens partis, qui ont milit depuis longtemps dans la clandestinit, nont pas, lexception de quelques-uns, une meilleure image auprs de cette jeunesse dboussole, sans perspectives davenir car, souvent, ils nont pas mis pendant leur clandestinit lexigence dmocratique au premier plan de leurs revendications et, plus souvent encore, se sont embourbs dans une espce de compagnonnage critique avec le pouvoir en place. Le rle des intellectuels comme producteurs dides indpendantes de tout intrt politicien court terme est donc essentiel. Car, ne nous trompons pas, le succs de limplantation du fondamentalisme religieux auprs de la jeunesse nest pas un phnomne phmre. Cest une vritable lame de fond qui secoue lAlgrie et qui nest plus seulement le fait des lments durs de lintgrisme, mais qui affecte et infecte tout le corps social. Il nest qu voir le dernier congrs du FLN, ou la moiti des ` rapports dpartementaux exigeaient labolition de la mixit ; ou,
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autre exemple tout aussi effarant, la revendication de la mise la retraite anticipe des enseignantes par une partie des grvistes du corps professoral des coles et des lyces, lors de la dernire rentre scolaire... Seul un travail de longue haleine, ingrat et sans concession, peut contribuer renverser la balance. Il faut montrer la jeunesse que lavenir, la joie de vivre, le respect de lautre, la tolrance, la connaissance, lart, la solidarit sont les seules valeurs qui fondent un idal de socit, que lexclusion de lautre, lintolrance religieuse, politique ou intellectuelle, le refus de lart, de la critique sont la ngation des valeurs qui font quune civilisation participe la grande aventure, tout la fois effrayante et merveilleuse, de lhumanit. Cette tache dvolue par lhistoire nos crivains, nos potes, nos cinastes, nos hommes de thatre, nos universi taires, tous nos hommes et femmes de culture, cette tache doit tre assume pleinement, sans plus tarder et dans la plus totale libert, car seule la libert cre la libert. Cette libert sera certainement difficile vivre pour beaucoup dintellectuels ; elle suppose que chacun sinterroge, se cherche et fasse ltat des lieux de ses convictions, de ses certitudes, de ses doutes, de ses angoisses aussi, en se dbarrassant autant que possible des penses toutes prtes, des dogmatismes et des boues de sauvetage idologiques. ` A cet gard, je voudrais rappeler un exemple qui illustrera, me semble-t-il, le propos qui prcde. Le 17 octobre 1988, quelques jours aprs les fameux vnements, avait eu lieu, lUniversit de Bab Ezzouar, une grande assemble gnrale des universitaires du centre du pays. Ce fut un moment terrible dmotion car, pour la premire fois depuis lindpendance du pays, des citoyens algriens avaient pu tmoigner de la torture que leur avaient inflige les forces de lordre pendant leur arrestation. Dans un mouvement collectif dindignation, les universitaires prsents avaient alors dcid dadopter deux textes, le premier tant une ptition nationale contre la torture et le second correspondant peu prs une charte des liberts que les signataires voulaient voir appliquer lAlgrie. Un bureau fut alors charg de la rdaction de ces documents. Si le premier ne rencontra aucune opposition lors de son adoption, le second, consacr aux revendications dmocratiques, fut combattu avec
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acharnement sur un point prcis : la revendication du multipartisme. Lon en vint au vote et, surprise pour quelques-uns dentre nous, ce point fut enlev. Les excuses invoques par les tenants majoritaires de la suppression de cette revendication du texte des universitaires se rduisaient lexplication incongrue quil ne fallait pas diviser les dmocrates en votant quelque chose daussi radicalement nouveau. Le pouvoir nallait pas tarder ridiculiser cet argument en accordant en fvrier 1989 le multipartisme, dmontrant par l-mme notre incapacit, en tant quintelligentsia, tre lavant-garde de la revendication dmocratique. Allons-nous rpter ce type derreurs, allons-nous persister dans nos atermoiements, allons-nous continuer nous rfugier derrire les comportements sibyllins des partis ou nous tour ner toujours vers cet Etat dont nous prtendons combattre les tendances autoritaires, ou alors allons-nous accepter de livrer combat visage dcouvert, pour dfendre notre pays, notre jeunesse sur le seul terrain qui est ou devrait tre celui des intellectuels : la production des ides libres ? Parcours Maghrbins
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Amnistie et morale
Avril 90
Notre pays vit actuellement une situation paradoxale : utilisant toutes les ressources de la propagande officielle, les autorits prsentes de notre pays veulent nous faire croire que lAlgrie devient, est en passe de devenir ou est dj devenue, pourquoi pas, un Etat de droit, Etat ou tous les citoyens ` seraient soumis de la mme faon aux rigueurs de la loi, une et ` indivisible. A preuve, clament-elles, la main sur le cur, les nombreuses dispositions lgislatives quelles ont fait voter ces derniers temps. Dun autre ct, ces mmes autorits se refusent subir la moindre consquence de ces dclarations, quand ces dernires se rvlent dangereuses pour elles ou pour les forces qui les soutiennent. Cette attitude pourrait se rsumer de la manire suivante : le pouvoir en place aimerait volontiers quon lui dcerne le diplme si flatteur du respect des lois, mais sans tre dispos pour autant subir lexamen de passage correspondant, surtout si cet examen concerne les vnements doctobre 88, avec leurs cortges dassassinats et darrestations arbitraires, et leur noyau ignoble : la torture pratique grande chelle par les forces dites de lordre . Il serait naf de stonner outre-mesure de cette double ambition : on na jamais vu jusqu prsent un pouvoir rprimer ses propres policiers ou militaires. Scier la branche sur laquelle il est assis nest pas le rflexe le plus vident pour un gouvernement, aussi vertueuses que soient ses dclarations dintention. Surtout si personne ne le lui demande vraiment, commencer par les partis dopposition et cette fameuse socit dite civile ! Car cest en cela que rside le problme du jugement des tortionnaires dOctobre. Personne ne nie quil y ait eu utilisa-
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tion de la torture pendant les vnements, et une chelle jamais encore atteinte par le pass en Algrie ; personne ne nie que les moyens les plus laches, les plus mutilants aient t employs afin de mater la rvolte des jeunes Algriens. Personne ne le nie, commencer par le prsident de la Rpublique lui-mme, chef des forces armes, et encore moins les courants politiques qui ont d ces enfants torturs de pouvoir enfin sexprimer librement. Personne ne peut dire jignorais . A fortiori aprs la publication du Cahier noir dOctobre et des douloureux tmoignages que le courage des victimes a permis de rassembler... Cest l, en ralit, le paradoxe intenable, sur cette question, de la position de la socit civile en gnral et des partis politiques en particulier. La condamnation de la torture na pas t la hauteur de lhorreur que cette pratique aurait d susciter. Il ny a plus grand-monde pour rclamer publiquement que tous les tortionnaires soient punis, conformment cette Constitution dont lAlgrie officielle est si fire. Quels sont ces partis, ces associations de tous bord, ces avocats, ces juges rputs indpendants, ces intellectuels, ces crivains, ces artistes qui exigent encore (ou ont exig...) avec linsistance et la gravit ncessaires que la loi soit applique contre ceux qui ont martyris, viol, touff dans des baignoires ou trait llectricit un nombre incroyable de nos jeunes concitoyens, dans le but unique de casser , de mutiler lespoir dune vie plus libre ? Maintenant le pouvoir peut parler sans provoquer beaucoup de vagues dune amnistie portant sur les dlits commis pendant les vnements dOctobre. Personne nest dupe, puisque, bien videmment, celle-ci, dans le cas ou elle entrerait en vigueur, ` toucherait les tortionnaires dabord. Les supplicis et leurs bourreaux seraient mis sur le mme plan, tout le monde respirerait, lachement soulag quune page sanglante de lAlgrie ait t tourne, persuad au fond, sans oser cependant le dire tout haut, que la libert et la dmocratie se paient parfois au prix de loubli. La socit se dlivrerait ainsi dun devoir de solidarit envers ceux qui ont souffert, devoir bien encombrant parfois quand il faut lassumer ses risques et prils face et contre lEtat. On donnera, parce que la rhtorique politicienne et la casuistique intellectuelle semblent si fortes chez nous, bien des justifications ces attitudes tides devant cette possibilit dam-
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nistie, allant du silence de lacceptation tacite la justification embarrasse. Daucuns soutiendront en effet que lamnistie des jeunes gens accuss de rbellion et de dprdation des biens publics au cours des manifestations dOctobre nest possible juridiquement que si elle est accompagne de celle des policiers et des militaires coupables de dpassements , on vous chuchotera sans vergogne, dun air entendu, que cest un deal impos par les durs de larme et quil est prendre ou laisser. Dautres, mieux au fait, leurs propres yeux, des vritables intrts de lAlgrie, invoqueront le danger de dstabilisation de lANP, gardienne de la Constitution, lheure ou ` des forces puissantes, entendez les intgristes, ne songent parvenir au pouvoir que pour mieux assassiner notre si jeune dmocratie. Ce serait donc, selon eux, un signe de maturit et de responsabilit politique de leur part que de ne pas trop insister sur cette question ... Dans tout cela, on noublie quune seule chose : lexigence morale. Ce mot morale fait sourire de nos jours : comment peut-on parler de morale lorsquon parle dune chose aussi ` srieuse que la politique ? A court terme peut-tre, la morale peut sembler un moyen ridicule daction sur la socit, mais long terme rien ne rsiste, pas mme lacier des blinds, laction extraordinaire de cet impratif de plus en plus fort de la civilisation humaine, cette ide nouvelle et magnifique que tout tre humain a des droits inalinables , pour reprendre la dclaration des Nations unies du 10 Dcembre 1948. Prenons garde, nous Algriens, doublier cette rgle simple de toute thique sociale, que celui qui commet un crime doit payer car alors, en paraphrasant Pascal, ne pouvant fortifier la justice, nous aurions justifi la force ! Algrie Actualit
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En tant que secrtaire gnral du Comit national contre la torture (CNCT), jai pris connaissance avec la plus extrme surprise de la dclaration du colonel Kasdi Merbah, ex-patron de la Scurit militaire et ex-Premier ministre algrien, lhebdomadaire Algrie Actualit, propos du refus dagrment que le gouvernement de son successeur, le colonel Hamrouche, oppose, en dpit de la loi, notre association. ` A la question du journaliste : Approuvez-vous la dcision du gouvernement de refuser, sous des prtextes divers, daccorder lagrment au Comit national contre la torture ? , M. Merbah rpond : Je ne dispose pas des lments dinformation qui me permettent de juger, car ce problme ne ma pas t pos quand jtais chef du gouvernement. Mais sur le plan des principes, cette association doit recevoir lagrment. Alors l, je mtonne : ou M. Merbah met une contre-vrit (cest--dire, moins lgamment : un mensonge), ou M. Merbah ntait pas au courant des activits de M. Belkad, son ministre de lIntrieur, ce qui serait faire injure lancien (et, semblet-il, terriblement efficace ) chef des services de scurit de notre pays ! De plus, cette ignorance extraordinaire laisserait supposer que M. lex-chef du gouvernement ne lisait pas les journaux, tant nationaux qutrangers, ou nous protestions, ` plusieurs reprises, contre labus de pouvoir caractris de son gouvernement quant au refus dagrment de notre Comit. Le Comit contre la torture prend, malgr tout, acte de cette dclaration et met au dfi M. Merbah de mettre en accord ses paroles et ses actes, en dfendant auprs du Comit central de son parti le principe de la lgalisation du CNCT.
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Bienvenue, donc, ces dmocrates du nouveau type qui ne le sont quune fois quils ne sont plus au pouvoir. Nous sommes srs que M. Hamrouche et M. Mohammedi, lactuel ministre de lIntrieur, eux galement, quand ils ne seront plus ce quils sont actuellement, prouveront de la sympathie pour notre comit et les supplicis doctobre 1988 que nous essayons de dfendre, et assureront alors avoir voulu lgaliser le Comit contre la torture. Rappelons, pour terminer, lopinion publique de notre pays quun comit tel que le ntre est malheureusement encore dactualit, tant il est vrai que les atteintes lintgrit physique des citoyens de ce pays ne se sont pas arrtes, loin sen faut. La dernire en date concerne un pre de famille, chauffeur de son tat. Nous avons reu communication de la part de lavocat de la victime dun tlgramme disant en substance que, durant la garde vue dans les locaux du commissariat central dAlger du 9 au 11 juin 1990, et dans le but de lui faire avouer une infraction dont il se dclare innocent, des policiers ont fait subir M. Belkacem B. les pires svices, dont le supplice de Kabous, du nom devenu clbre dun jeune arrt et tortur pendant les vnements dOctobre. Ce supplice consiste mettre le sexe de la victime dans un tiroir quon referme violemment. Ce crime sest droul la veille des lections communales. Cest dire lampleur du travail quil reste faire dans le domaine des droits de lhomme dans notre pays.
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Record absolu pour le Comit national contre la torture (CNCT). Le ministre de lIntrieur algrien a mis seize longs mois pour lagrer, alors quil aurait d le faire en quatre ! Seize mois de lutte, de communiqus rageurs, de dnonciations, de remises en question, de porte--porte infructueux, de silences gns, de propos rvolts. Un record dont le CNCT se serait volontiers pass. Mais il nest pas une association comme les autres. Sa raison dtre est de montrer une plaie ouverte que le pouvoir, les tortionnaires, les diffrents appareils voudraient, au nom dune raison dEtat qui cache mal les vraies raisons, oublier, effacer de la mmoire collective. De montrer lhorreur, didentifier et de punir ceux qui en sont responsables, pour que plus jamais ces actes ne se reproduisent. Dans cette mission, il faut le croire, ladministration a vu un danger. Les appareils rpressifs, dont ladministration naura t quun simple prolongement, ont pes de tout leur poids pour ` refuser lagrment au CNCT. A charge pour le ministre de lIntrieur de justifier ce refus. Cela donne forcment des arguments ou se mlent ridicule et mauvaise foi. ` Le Comit national contre la torture dpose son dossier dagrment le 13 avril 1989. Lgalement, il doit recevoir une rponse dans les quatre mois suivants. Cest, premire entorse la loi, six mois aprs que les services du ministre de lIntrieur informent le CNCT quil faut changer le mot national par algrien et quaprs cela, ils pourront considrer que lagrment est acquis. Tout cela verbalement bien sr, car le service concern refuse obstinment dassumer, par crit, cette argumentation quil sait fantaisiste. Le Cahier noir dOctobre, publi par
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le CNCT un an aprs les vnements du mme nom, na pas t apprci par tout le monde. Des parties y ont vu une raison supplmentaire de maintenir cette association hors de la lgalit. Quelques mois plus tard, au dbut de lanne 1990, les membres du CNCT apprennent, mduss, de la bouche mme du fonctionnaire qui leur a dit exactement le contraire quelques mois plus tt, que le ministre de lIntrieur refuse de signer lagrment cause de la prsence du mot algrien ! Les membres du comit sont rvolts par le mpris affich leur gard par ladministration. Leurs propos sont la mesure de leur amertume. Quelle trange dmocratie cela donne, crit A. Benmalek, secrtaire gnral du CNCT, quand ce sont larme et la police qui se font les interprtes bien particuliers de la Constitution, quand la partie est en mme temps juge, quand la victime est nie dans son existence et que la torture est assimile par certains rglements dindemnisation un simple accident de travail ! Ils sont nombreux, au CNCT, stre dvous cette tache depuis octobre 88. Son comit directeur rassemble deux gnrations de torturs : celle de la guerre de libration telle Zhor Zerrari, la prsidente, et celle de lindpendance tel Hocine Khati. Anouar Benmalek, secrtaire gnral du CNCT, rserve un accueil mitig la reconnaissance quelque peu tardive de lassociation. Algrie Actualit : Votre association vient enfin dtre agre. Vous tes soulag ? Anouar Benmalek : Bien entendu, notre comit est soulag. Mais il est aussi perplexe. Parce que rien, dans notre position, na chang depuis que nous avons dpos nos statuts. Nous ne comprenons pas comment le ministre de lIntrieur a brusquement dcouvert que notre association tait agrable . Cela ressemble un peu trop au fait du prince qui peut refuser dagrer une association aussi longtemps quil le veut et ne sy rsoudre que lorsque les circonstances politiques semblent lexiger. A.A. : Quentendez-vous par l ? A.B. : Nous avons eu un nombre incalculable de runions avec le service concern du ministre de lIntrieur, qui nous a
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oppos les arguments les plus tranges pour refuser de nous agrer. Ce mme service sest obstin, bien entendu, ne jamais nous fournir une rponse crite qui nous aurait permis de poursuivre en justice le ministre de lIntrieur. Nous prenons acte de la dcision du gouvernement, mais nous souhaiterions que le ministre de lIntrieur respecte plus souvent la loi et ne fasse pas de la loi ce quil veut bien en faire. A.A. : Mais vous considrez que cest quand mme une victoire pour vous ? A.B. : Oui, certainement. Mais nous sommes un peu amers davoir perdu autant dnergie dans une procdure qui devait pourtant ntre quune formalit. ` A.A. : A votre avis, pourquoi tout ce retard, ces obstacles procduriers pour agrer votre association ? A.B. : Je pense que beaucoup de fonctionnaires, de ministres, de responsables dans lappareil dEtat ne sont pas encore prts jouer totalement le jeu de la dmocratie, respecter la loi. Il me semble cependant que, dans le cas particulier de notre association, le non-dit tait, en fait, que nous nous attaquions des structures jusque-l taboues en Algrie : larme et la police. Les tmoignages que nous avons recueillis aprs les vnements dOctobre mettaient trs fortement en cause les services de lArme nationale populaire (ANP) et de la Direction gnrale de la sret nationale. Je pense que ctait la raison essentielle et que des forces ont d sopposer trs fermement notre agrment. Cest dailleurs ce quon nous a fait comprendre mots peine couverts au ministre de lIntrieur. Peut-tre que ces forces sont moins fortes prsent, ou que le tabou est en train de tomber... Jen doute cependant. A.A. : Vous auriez pu porter laffaire refus dagrment devant la justice. Vous ne lavez pas fait. Pourquoi ? A.B. : Pour plusieurs raisons... Je vais vous rappeler une conversation que nous avons eue avec le responsable des associations au ministre de lIntrieur. Nous lui avons dit que, visiblement, la position du ministre de lIntrieur tait illgale et quaucun des termes de la loi sur les associations ntait respect. Sa rponse a t la suivante : Attaquez-nous en justice.
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Mais vous devez savoir quil y a plus de 28 000 dcisions de justice qui attendent dtre excutes. Nous tions en position de faiblesse car la justice aurait mis deux ou trois ans pour prendre une dcision dont lapplication allait tre alatoire. Nous avons donc prfr le terrain mdiatique au judiciaire, car laffaire est dabord essentiellement politique et en tant que telle, elle ne se traite pas devant la justice mais devant lopinion publique. A.A. : Maintenant que vous tes agrs, quels sont vos projets ? A.B. : Le Comit national contre la torture est n aprs les atrocits dOctobre. Nous avons donc pour premire mission de faire en sorte que les tortionnaires des vnements de 1988 soient jugs. Cest une condition essentielle pour la sant morale dune nation. Malheureusement, jusqu prsent, rien na t fait dans ce sens. Donc, un travail important reste faire pour sensibiliser lopinion. Mais les cas de torture ne se sont pas arrts en octobre. Ils continuent se produire rgulirement. On lignore parce que les victimes ne sont pas des politiques mais des dtenus de droit commun, et il ny a pas de partis politique derrire eux pour alerter lopinion publique et les dfendre. Le dernier en date concerne un dtenu arrt la veille des lections communales. Durant sa garde vue au commissariat dAlger, il a t victime de svices extrmement graves pour lui extorquer des aveux. On lui a fait subir, en particulier, le supplice de Kabous qui consiste refermer violemment un tiroir sur le sexe de la victime... A.A. : De quoi laccusait-on ? A.B. : Cest une sombre histoire de vol de voiture. Lavocat a saisi tout le monde, la direction de la police, le procureur gnral, le juge dinstruction, les ligues des droits de lhomme, etc. Le travail de sensibilisation dans ce domaine reste faire. Jai t extrmement surpris, trs rcemment, lors de la confrence nationale des dmocrates au cours de laquelle jai parl de ce cas, du peu dintrt que la presse y a port. Personne na cherch sinformer davantage de ce drame. Il semble que les gens ne conoivent pas quel point le crime de torture est abominable. Or, seule la presse, seule lopinion publique peu-
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vent protger le citoyen de la torture. Notre objectif immdiat est de constituer une sorte de garde-fou, de dire ceux qui sont tents de torturer : Nous sommes l. Ce rle peut paratre modeste, mais il est extrmement important parce quil ncessite que le moindre cas de svices soit port la connaissance de lopinion. Cela demande une vigilance de tous les instants. Et des moyens que nous navons pas encore (local, moyens financiers, etc.). Mais nous allons symboliquement, la rentre, dposer une plainte contre X pour les torturs. Algrie Actualit
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Tt ou tard, la question des crimes de la Scurit militaire (S.M.) devra tre lordre du jour. Tt ou tard, notre nation devra laborder avec lucidit, courage et sans faux-fuyants. La rupture totale avec lancien rgime ne se fera que si cette nation regarde droit dans les yeux cette pouvantable chose quest la S.M. (et ses avatars, la DGPS par exemple...) avec son cortge de pourriture, de larmes, dassassinats et de torture. Nous ne pourrons pas faire lconomie de ce dballage si nous voulons mrir, passer du stade de peuple esclave celui de peuple responsable de sa destine. Un peuple peut pardonner, mais un peuple ne saurait admettre, une fois sa libert retrouve, que les criminels qui ont agi pour lasservir puissent non seulement relever la tte, mais se parer du vernis de la vertu, et ainsi cracher sur lui. Ce renversement de la morale est illustr merveille par cet individu, capitaine de son tat, en fait tortionnaire, capable des pires vilenies face ses victimes enchanes. Je parle de M. Benhamza Abdellah, numro deux de la S.M. au moment de ses activits. Ce criminel, protg par la loi damnistie, peut maintenant baver dans les journaux sur ceux quil a fouetts, tabasss, passs llectricit quand il tait la tte du quartier gnral de la S.M. Poirson, sur lartre reliant le Boulevard Bougara au chemin Beaurepaire, Alger. ` A lpoque, cest vrai, il tait tout-puissant. Muni de son nerf de buf, il se pavanait devant ses supplicis, mettant souvent la main la pate . Une de ses plus clbres victimes, le pote Bachir Hadj Ali, le dcrit ainsi : Le Rouquin est la tte de cette usine... peu intelligent, born, sectaire... Cest un tortion-
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naire socialiste... Si, par malheur, lAlgrie devait un jour possder son camp de Buchenwald ou rouvrir celui de Djenien Bou-Rezg, le Rouquin serait son aise dans un rle de directeur. Henri Alleg, lauteur de La Question, prcise ce portrait : Ainsi Benhamza dit dans la salle de torture Mohammed Rebah que si, pendant la guerre de libration nationale, les parachutistes ntaient pas parvenus le faire parler, il se faisait fort dy arriver en utilisant tous les moyens et, montrant la baignoire et le fil dlectricit, il lui demande : Tu connais a ? Malheureusement pour M. Benhamza, (et heureusement pour la mmoire de notre peuple), dautres tmoignages viennent corroborer les prcdentes dclarations. Un certain nombre dentre eux ont t runis dans un petit livre publi en 1966 par les ditions de Minuit. Ce recueil est un peu lquivalent du Cahier Noir dOctobre, mais pour la priode suivant immdiatement le coup dEtat de 1965 perptr par le colonel Boumediene. Ces tmoignages mettent en cause nommment la Scurit militaire en tant quinstitution de lEtat algrien et citent plusieurs reprises le nomm Benhamza. Reprenons quelques-uns de ces tmoignages pour enlever au capitaine Benhamza lenvie de prorer sur la diffrence quil y a entre une racle de chiens (herouet el klab, selon ses termes) et la torture. M. Bouzid Bouallak, journaliste : On madministra en premier le traitement de leau. Cela consiste y plonger la tte du patient jusqu touffement. Plus de dix fois, je frisai ainsi ` lasphyxie. A ce moment-l est arriv un homme de grande taille, cheveux et moustache roux. Ctait le chef, dont jappris plus tard le nom : Benhamza. Cest lui-mme qui madministra le deuxime traitement de leau. Un tricot de peau me fut plac, en guise de baillon, sur le visage. Benhamza laspergeait sans cesse, de sorte que, non seulement javalais une grande quantit deau, mais quaussi je faillis plusieurs reprises, et dans un intervalle de quelques secondes, mtouffer. Benhamza lui-mme, puis un autre officier, grand, portant des lunettes teintes, le ventre bedonnant, arguant tre un spcialiste, passrent llectricit... Une
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immense douleur me traverse le corps, je fus pris de soubresauts violents. De nouvelles touches et je vomis violemment et abondamment... On me mit alors dans la bouche le tuyau avec lequel on avait rempli la baignoire. Je sentais mon estomac gonfler au point dclater... Benameur Ichou, ajusteur : Jai t rou de coups sur tout le corps par plusieurs officiers de la Scurit militaire et, en particulier, par un nomm Benhamza, chef du service oprationnel de la S.M... Le nomm Benhamza ma donn un coup de pied qui menvoya rouler terre. Jtais compltement tremp. Il a mis un pied sur ma poitrine et a appuy de tout son poids. Cela a provoqu une douleur qui a dur prs de quinze jours... Ensuite, le responsable de la S.M. est remont et ma laiss entre les mains de ses brutes qui continuaient menvoyer des dcharges lectriques, simplement par plaisir... Mohammed Rebah, journaliste : Jai t conduit directement la salle de torture du P.C. de la S.M., ou le chef de la ` division oprationnelle de la S.M. ma fait subir le supplice de la baignoire et de llectricit. ` Brahim Tiraoui, chaudronnier : A minuit, jai t emmen avec ma femme dans une 403 noire vers une direction inconnue. En arrivant destination, nous avons reu des coups de pied, de poing, des gifles. Plusieurs civils se trouvaient dans la pice, et parmi eux le directeur Benhamza... Cest l quils ont commenc me mettre de llectricit, ainsi qu ma femme ; elle a t maltraite dune faon inhumaine... Arrtons ici cette litanie de lhorreur et saluons le courage de ces citoyens algriens qui nont pas hsit risquer dautres tortures voire lassassinat, afin de livrer ces tmoignages pour quun jour justice soit rendue aux victimes de larbitraire . Monsieur Benhamza et ses collgues peuvent mentir autant quils le dsirent, ils peuvent mme fonder des partis politiques si a leur chante, ils nviteront pas que le crime le plus abominable qui soit, celui de torture, nclabousse jamais ce qui leur sert de nom. Algrie Actualit
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La peine de mort
Avril 91
Et les tortionnaires ? Le procs de la Banque extrieure dAlgrie (BEA) a eu, paradoxalement, au moins un ct positif : celui damener sur la place publique le dossier longtemps tabou de la peine de mort dans ce pays. Pour se rendre compte quel point ce dossier tait tabou, il faut se rappeler que nous, peuple algrien au nom duquel, pourtant, les sentences de mort sont excutes, nous ignorons jusqu prsent le nombre de condamnations mort prononces par les tribunaux algriens, celles rellement excutes ou celles commues en dtention perptuelle par les prsidents de la Rpublique depuis lindpendance. Seul un concours de circonstances a permis rcemment de savoir qu la seule prison de Chlef, il y a au moins vingt-cinq condamns mort qui attendent dans la terreur de partir vers le polygone dexcution de Kharouba, dans la banlieue dAlger. Cette chape de plomb sur tout ce qui se rapporte la peine de mort en Algrie montre, a contrario, combien la justice de notre pays et les rgimes qui ont eu en charge cette justice, pourtant officielle, sentent instinctivement la salissure inflige par la mise mort dun individu, mme justifie par des textes de loi et aussi criminel et repoussant que puisse tre le condamn. La justice algrienne, semble-t-il, a honte de la peine de mort puisquelle lui refuse toute publicit , mme si cela doit rogner sur le droit constitutionnel que nous avons, nous autres citoyens, de savoir si le prsident de la Rpublique a ou ` non graci un condamn la peine capitale. A mon sens, elle a raison davoir honte. Avant de parler des arguments qui plaident en faveur de labolition de la peine de mort, je voudrais dire quelques mots sur les
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peines prononces lencontre des accuss de la BEA Les juges les ont considrs comme coupables dimportantes malversations financires. Se basant sur des textes dexception, datant dune poque rvolue, au moins sur le plan constitutionnel, ils ont prononc la sanction ultime. Sans vouloir porter un jugement sur la conviction intime des magistrats du procs de la BEA, je voudrais ici faire quelques remarques comparatives. Dune part, le dtournement dargent (en dinars...) a t mis sur le plan des crimes les plus horribles comme lassassinat, le viol et le meurtre denfants puisque passible de la plus grave des peines. Devons-nous nous attendre semblable svrit quand il sagira dtudier laffaire des vingt-six milliards de dollars, qui est le total, estim par un prcdent Premier ministre algrien, des dtournements effectus par des agents de lEtat depuis lindpendance de lAlgrie ? Si tel tait le cas (ce qui serait bien tonnant vu la lenteur actuelle de la justice dans cette affaire), bien des ttes politiques devraient se sentir pas trs bien accroches leurs troncs respectifs ! Dautre part, cette mme justice, face des crimes rellement horribles, eux, na pas fait preuve de la mme volont vouloir appliquer la loi. Face aux tortionnaires dOctobre, face aux assassins et aux violeurs denfants de cet automne noir, la justice, chez nous, a fait la sourde oreille devant les plaintes des victimes jusqu ce quune loi inique et vote la sauvette par un parlement aussi peu reprsentatif que possible vienne donner une faade lgaliste la lachet de nos juges... encore que, bien tudier la loi damnistie, il soit toujours possible un magistrat courageux de dcouvrir que cette loi namnistie pas explicitement la torture et les viols ! Pourquoi tre contre ? Il me semble quune des raisons essentielles dtre contre la peine de mort est la possibilit dune erreur judiciaire. Il est en effet paradoxal que la justice se reconnaisse le droit de se tromper puisque le code de procdure pnal prvoit la possibilit de casser un jugement et de multiples voies de recours, instituant par l mme lexistence dune probabilit structurelle derreur judiciaire dans nimporte quelle affaire juge devant les tribunaux, mais
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quelle se dnie ce droit de se tromper dans les affaires ou la ` sentence la plus grave est prononce. Cela est absolument insupportable de penser quun homme ait pu tre excut alors quil tait innocent ou quil mritait une peine moins importante. Quon ne pense pas que le juge serait moins faillible dans les cas de peine de mort que dans les autres cas. Rappelons-nous laffaire de lassassinat du peintre Racim et de son pouse ! Les accuss, aprs de longues annes demprisonnement, furent pourtant dclars innocents car il savra que les preuves retenues contre eux taient sans fondement. Pourtant le reprsentant du ministre public avait requis trois peines de mort. Et sil avait t suivi ? Et si les juges navaient pas rsist la pression de lopinion publique et du pouvoir politique (par le biais de la presse aux ordres notamment) ? Et si les avocats navaient pas t brillants ?... Tous ces si montrent combien une peine irrversible est inconcevable dans un Etat de droit. Prenons un autre exemple : un des dirigeants historiques de la rsistance algrienne, M. At Ahmed, avait t condamn mort dans les annes soixante par le pouvoir FLN de lpoque, ce dernier laccusant davoir foment une rbellion. Supposons un seul instant que le premier prsident de lAlgrie indpendante, M. Ben Bella, ne let pas graci. Limbcillit barbare de lirrversibilit de la peine de mort est encore plus voyante ici : M. At Ahmed est devenu un acteur important de la dmocratisation actuelle de notre pays et pourrait sallier qui sait ? ce mme M. Ben Bella. Une autre raison dtre contre la peine de mort est une raison defficacit. Les anti-abolitionnistes prtendent conserver la peine de mort comme un mal ncessaire, un outil rpugnant mais malgr tout efficace pour protger la socit contre les agissements des criminels et des sadiques. Cet argument est pourtant largement battu en brche par de nombreuses tudes scientifiques. Une des plus compltes, effectue en 1988 pour le compte des Nations unies concluait : Notre recherche na pas permis de prouver scientifiquement que les excutions avaient un effet dissuasif plus grand que la rclusion perptuit. Il est peu probable que de telles preuves soient mises en vidence dans un proche avenir. Dune faon gnrale, les faits ne corroborent pas lhypothse de leffet dissuasif.
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Comme le souligne Amnesty International, la peur de la mort en soi ne semble pas empcher certains individus de commettre des crimes... Il faut admettre que les agresseurs ne pensent nullement aux consquences de leurs actes de violence et moins encore aux sanctions ventuelles . La raison finale, essentielle, mtaphysique , pour laquelle une socit civilise doit tre contre la peine de mort, est le refus de la vengeance comme base de la justice. Si lon admet quon ne doit pas violer un violeur, torturer un tortionnaire, incendier un incendiaire, alors on ne doit pas assassiner un assassin. La loi du talion est la loi de la jungle. Si lhomme a un but sur cette terre, cest justement de sloigner de cette jungle originelle. Le droit la vie est un droit inalinable, mme pour le pire dentre nous. Algrie Actualit
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Comme lactualit a, parfois, de ces retournements tranges et comme le souffle vous manque quand vous tes pris par une de ses terribles ponctuations ! Dans cette mme chronique, je parlais, la semaine dernire, de ma colre devant lindcence des bourreaux face leurs victimes. Maintenant, crivais-je en substance, les tortionnaires peuvent relever la tte et cracher, plusieurs annes de distance, sur ceux quils avaient supplicis. Prenant appui sur le dsarroi de notre peuple et la lachet quasi gnralise de ses lites , ces hommes lame couleur vert-de gris vont maintenant jusqu relativiser les souffrances de ceux quils ont tent de soumettre par llectricit et la baignoire en sexclamant, la main sur le cur : Oh, ce ntait rien par rapport ce qui stait fait au Chili ou dans dautres pays du mme type. Et puis, nous ne faisions que notre devoir... Dans la nuit du jeudi 9 mai, une des victimes de ce devoir trs spcial sabattait, dfinitivement brise, prs dun quart de sicle aprs avoir t prise en charge par la Scurit militaire, prs de dix ans aprs que son esprit se fut mur dans labsolue solitude de ceux qui ont abominablement souffert. Je ne connaissais pas M. Bachir Hadj Ali autrement que par ses livres. De ces ouvrages se dgage, nu sur un archipel, celui de la douleur, ce livre innommable, LArbitraire, publi aux ditions de Minuit en 1966. Jamais livre algrien ne mavait autant marqu jusqu lapparition du Cahier noir dOctobre, son quivalent de sang et de chair fracasse deux dcennies de distance. LArbitraire, le Cahier noir dOctobre, deux monuments de la souffrance de notre peuple aprs lindpendance, lis lun lautre par la mme cruaut des tortionnaires et la mme soif
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de libert des torturs, lis lun lautre galement par la mme volont de lutter contre lamnsie, contre cette quitude proche de la mort que voudraient introduire dans notre Histoire rcente, chacun pour des raisons diffrentes, des politiciens et des intellectuels de tout bord. Ouvrez ces deux livres : une clameur sen dgagera, hurlements des bouches lectrifies , gargouillements des poitrines qui touffent dans leau putride des baignoires, cri de ceux quon flagelle... Non, ce nest pas de lhistoire ancienne. Non, vous naurez pas la possibilit, une fois que vous aurez lu ces pages poisseuses de sang et de vilenie, doublier. Vous pourrez faire semblant (comme la plupart de nos intellectuels) parce que cest plus simple ainsi, parce que, sinon, vous seriez effray de votre responsabilit de tmoin : comment tre la hauteur de cette pouvante ? De plus, dautres (et vous peuttre...), se chargeront de vous fournir les raisons de vous taire, de refermer ces livres avec le soulagement de ne plus entendre , de ne plus savoir , de ne plus dsigner les responsables trs visibles des tortures. Ils vous diront quil y a les lections, quil y a lessentiel et le secondaire, que le fascisme est nos portes, quil faut resserrer les rangs, quitte avoir parmi nous des lments douteux, quon verra ensuite... Bref, toute largumentation habituelle de la lachet dialecticienne ! Ce travail de banalisation a dj commenc avec M. Hadj Ali, que certains souhaiteraient rduire uniquement ses dimensions de pote, de musicologue ou de membre dun parti dopposition. Certes, M. Hadj Ali tait un grand pote, un spcialiste averti des choses de la musique et un membre influent du parti communiste, mais le destin a voulu que tout cela devint secondaire quand il a mis face--face le pote, le politicien et la torture, cest--dire la civilisation et la barbarie. De ce combat, M. Hadj Ali, ltre humain, est sorti vainqueur, mme si la barbarie a eu finalement raison de son corps. Pour sen convaincre, il suffit de constater que LArbitraire, sil commence par le rcit des journes dhorreur, se termine par des pomes crits en prison. Ce mmorial de la douleur que constitue le tmoignage de M. Hadj Ali est aussi un mmorial lamiti et, surtout, lamour. Devant les crocs des tigres, M. Hadj Ali raffirme la prminence de lamour quil porte ses proches et, surtout, sa femme :
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Hier Je taimais et la flamme consumait le bois Je taimais et le sel enrichissait le sang Je taimais et la terre absorbait la pluie Je taimais et le palmier slanait vers le ciel Aujourdhui Mon cur sonne et les pluies pleurent ton nom Et lcho retentit en sanglots tlemcniens Je taime et lisolement appelle au secours Je taime plus que le dtenu loiseau et les fleurs Je taime plus que la solitude, le rire de lenfant Je taime et les poumons supplient lair Je taime plus que les yeux bands la lumire Je taime plus que les lvres barrage la question Je taime plus que neuf et dix ne saiment en dcembre Je taime et ma rsistance est dcuple Je taime plus vitale que ma vie Mais je ne livrerai pas mes frres Pour tviter le supplice. Les tortionnaires de M. Hadj Ali et dautres Algriens, de lIndpendance jusqu nos jours, peuvent se pavaner et penser quils ont finalement russi vaincre parce quils se sont draps dans une nouvelle honorabilit , il nen demeure pas moins que, tt ou tard, ce sont ceux qui nont que leurs mains pour se dfendre et leur ide de la dignit humaine pour rsister qui emporteront, en dfinitive, la bataille. De cela, il faut tre persuad car, comme le disait lauteur de LArbitraire : Mre, pre, si je vous dis que les bourreaux bouche be Demeurent impuissants Croyez-moi toujours. Oui, Monsieur Hadj Ali, nous vous aimons parce que nous vous croyons. Algrie Actualit
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Qui se souvient de laffaire des svices lencontre des pri` sonniers de la prison de Blida ? A lpoque, elle avait fait grand bruit, grace, en particulier, lopiniatret des militants du Comit algrien contre la torture. Le scandale avait t tellement grand que le ministre de la Justice stait vu alors oblig daccepter, pour la premire fois depuis lindpendance du pays, quune commission denqute, forme du Comit contre la torture, de membres dautres organisations de dfense des droits de lhomme et de deux magistrats, auditionne des dtenus lintrieur dune maison darrt. Le rsultat avait t probant puisquun rapport, sign en particulier par un procureur (!) et un autre magistrat, reconnaissait que la torture avait t bel et bien pratique sur plusieurs dtenus et que la plupart dentre eux portaient encore des squelles ou des cicatrices au moment de leur audition. Les conclusions de lenqute stant rvles dnues dambigut quant la ralit des violations de lintgrit physique des dtenus par les gardiens de la prison de Blida, le ministre de la Justice stait engag ce quune procdure judiciaire, suivie dinculpations, soit ouverte. Plusieurs mois aprs cette malheureuse affaire, il ne nous semble pas que la justice ait rellement suivi son cours jusquau ` terme logique de la procdure. A part des sanctions administratives, il apparat quaucun gardien coupable du crime de torture na t puni la hauteur de la gravit de son geste. Pire : quelques temps aprs, lors des vnements dits meutes de Tns , dautres fonctionnaires de lEtat, des policiers ceux-l, taient accuss par les parents des adolescents
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arrts de svices trs graves. Pendant leur sjour au commissariat de Tns, les enfants arrts ont subi des svices corporels et moraux : les policiers leur ont piss dessus, jet de la cendre de cigarette sur les lvres, frapp sur le bas-ventre, et ont insult grossirement des jeunes dont lage, pour certains, ne dpassait pas les quinze annes, le plus ag tant un sexag naire arrt et maltrait sur les lieux de son travail (la Caisse dpargne de Tns, selon la dclaration dun parent un quotidien). La justice a, depuis lors, statu sur les faits reprochs aux jeunes de Tns pendant ces fameuses meutes, mais elle a refus douvrir une enqute sur les dclarations des accuss, pourtant concordantes et suffisamment nombreuses pour quon ne pt pas les carter dun simple revers de la main. Cette disproportion entre les engagements solennels des autorits judiciaires faire respecter les droits de lhomme et la ralit sur le terrain est tout aussi visible dans plusieurs autres affaires, celles-l encore plus tragiques. Citons le pendu du commissariat de Nedroma : un citoyen, plac en garde--vue la suite dun mandat darrt, est retrouv mort, pendu, dans des conditions suspectes. La thse du suicide dans les locaux du commissariat, quelques heures seulement aprs larrestation, est rfute avec force par la famille... Plus proche de nous dans le temps, un adolescent meurt de manire tout aussi trange, mais cette fois-ci dans une maison darrt, celle de Ghazaouet, Sidi Bel-Abbs. Selon la Ligue algrienne des droits de lhomme, cette mort est survenue la suite dune arrestation arbitraire opre dans la journe du 9 mars 91 par un gendarme de Marsat Ben Mhidi, venu chercher ladolescent son domicile pour le prsenter au procureur de la Rpublique, puis devant le juge dinstruction. Malgr lintervention du pre de la victime pour signaler, preuves lappui, que son fils, le jeune Chamekh Abdelwahid, tait mineur et asthmatique (prsentation dun extrait de naissance et dun dossier mdical), celui-ci fut incarcr, maltrait, et rendit lame dans la nuit . ` A chaque fois on sen aperoit malheureusement avec tristesse , la raction du ministre de la Justice na pas t la hauteur des dclarations dintention de son premier respon6
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sable. Lindpendance prsume de nos juges, du coup, reprend sa vritable dimension, cest--dire pas grand-chose... Quant aux exactions du ministre de lIntrieur, il serait judicieux que M. Mohammedi rappelle ses subordonns quil y a suffisamment de grand banditisme et de dbut de terrorisme qui courent les rues de nos villes pour occuper de manire tout fait honorable le temps de tous les policiers dAlgrie, sans pour autant avoir se dfouler sur de pauvres petits dlinquants qui nont ni de grands partis politiques derrire eux, ni de force de frappe financire pour pouvoir se payer des avocats connus et se mettre ainsi labri dventuels traitements spciaux ! Algrie Actualit
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Le Matin : Comment sest cr le Comit algrien contre la torture ? Anouar Benmalek : Je me rappelle avec motion de cette journe extraordinaire du 17 octobre 1988 luniversit de Bab ` Ezzouar. A linitiative dun groupe denseignants de lUSTHB rvolts par les rumeurs de plus en plus prcises dexactions et dassassinats par les forces de scurit, une assemble gnrale des universitaires de lAlgrois avait t organise. Au cours de cette runion publique, des victimes des exactions de larme et de la police taient venues tmoigner visage dcouvert et avaient rvl lampleur de la rpression dont avaient t victimes des milliers de jeunes gens, de syndicalistes ou de militants de partis politiques de lopposition jusqualors clandestine. La plupart des personnes arrtes au cours des meutes doctobre 88 avaient t affreusement tortures dans des commissariats ou des camps militaires spcialement affects cet effet dans la priphrie de la capitale, Sidi Fredj par exemple. Des mdecins avaient appris lassistance mduse que le nombre de morts de ces quelques jours dmeute, valu par recoupement dans les diffrents services des urgences des hpitaux de la capitale, slevait prs de 500, la plupart par balles. Lindignation avait t telle que la cration dun comit de lutte contre la torture avait t immdiatement dcide. Ce comit commencera son travail par le lancement dune ptition nationale de dnonciation qui recueillera plusieurs dizaines de milliers de signature. Ce qui tait remarquable si lon se souvient que lAlgrie tait encore sous le rgime du parti unique et que tous les moyens dinformation taient encore aux mains du pouvoir algrien.
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L.M. : Pouvez-vous dcrire lambiance qui rgnait parmi ses membres fondateurs : tension, peur, fbrilit... ? A.B. : La peur, certes, tait omniprsente, mais ctait surtout limpression exaltante de participer un vnement historique de lhistoire de notre pays qui prvalait. Et puis les jeunes qui avaient accept de tmoigner nous avaient donn une belle leon de courage ! L.M. : Comment avaient ragi les autorits de lpoque la cration de ce comit ? A.B. : On ne change pas, bien sr, les habitudes profondes du pouvoir algrien. Les tentatives dintimidation, les menaces directes ou indirectes, les interpellations de militants du CACT nont pas manqu, mais le traumatisme a t si grand devant lhorreur et lchelle des abus et des crimes des services de scurit que nous avons pu, tant bien que mal, mener notre travail de sensibilisation. L.M. : Pouvez-vous rsumer le travail de votre comit ? A.B. : Il a t multiforme. Nous avons men une action intense de dnonciation de la pratique de la torture, pratique institue en systme depuis lindpendance de lAlgrie, reprenant parfois les mmes mthodes et les mmes lieux que ceux de larme doccupation pendant la guerre de libration. Mais, surtout, nous avons publi le Cahier noir dOctobre, un recueil de tmoignages poignants de rescaps. Le Cahier noir dOctobre est un monument de la souffrance de ceux qui ont t pris dans la tourmente des vnements dOctobre 1988, jeunes et moins jeunes citoyens de notre peuple soumis les uns comme les autres la mme cruaut des tortionnaires. Ces tmoignages rvlent la mme soif de libert des torturs et la mme volont de lutter contre lamnsie, contre cette quitude proche de la mort que voudraient introduire dans notre Histoire rcente, chacun pour des raisons diffrentes, des politiciens et des intellectuels de tout bord. Ouvrez ce livre : une clameur sen dgagera, hurlements des bouches lectrifies , gargouillements des poitrines qui touffent dans leau putride des baignoires, cri de ceux quon flagelle... Non, ce nest pas de lhistoire ancienne. Non, vous naurez pas la possibilit, une fois que vous aurez lu ces pages
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poisseuses de sang et de vilenie, doublier. Vous pourrez faire semblant (comme la plupart de nos intellectuels) parce que cest plus simple ainsi, parce que, sinon, vous seriez effray devant votre responsabilit de tmoin : comment tre la hauteur de cette pouvante ? Dautres, de plus (et vous-mme peut-tre...), se chargeront de vous fournir les raisons de vous taire, de refermer ce livre avec le soulagement de ne plus entendre , de ne plus savoir , de ne plus dsigner les responsables trs visibles des tortures. Ils vous diront quil y a eu le terrorisme islamiste et son cortge dhorreurs, quil y a lessentiel et le secondaire, que le fascisme est nos portes, quil faut resserrer les rangs, quitte avoir parmi nous des lments douteux, que tout a, cest de lhistoire ancienne. Bref, toute largumentation habituelle de la lachet dialecticienne ! Le pouvoir et les gnraux dalors a pu ensuite faire voter par une Assemble nationale indigne une loi damnistie qui absout tous les tortionnaires de leurs crimes de 1988, le peuple noubliera jamais les forfaits de ceux qui se pavanent parce quils ont russi se draper dans une nouvelle honorabilit . En cela, la contribution du CACT et du Cahier noir dOctobre est et je pse mes mots historique ! L.M. : Quest devenu le Comit algrien contre la torture ? A.B. : Notre comit a pay un tribut terrible la tragdie que traverse lAlgrie. Plusieurs membres de notre comit ont t assassins, dont notre vice-prsident, ladmirable pdiatre Belkhenchir. Dautres ont t contraints lexil, intrieur ou extrieur. Le comit est videmment limage de notre pays : meurtri au plus profond de sa chair. L.M. : Comment voyez-vous lavenir de la lutte pour les droits de lhomme en Algrie ? A.B. : Tout est refaire, tellement lhorreur a dpass limagination. Les actes des groupes arms sont tellement barbares, tellement inhumains, que mme les crimes doctobre 1988 paraissent maintenant, aux yeux dune bonne partie de lopinion publique, bien drisoires en comparaison. Prenant appui sur le dsarroi de notre peuple et la lachet quasi gnralise de ses lites , des hommes lame couleur vert-de-gris vont maintenant jusqu relativiser les souffrances de ceux quils ont
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tent de soumettre par llectricit et la baignoire en sexclamant, la main sur le cur : Oh, ce nest rien par rapport ce que font les terroristes. Et puis, nous ne faisions que notre devoir... Cest dire lampleur du dsespoir et la profonde blessure qui dchirent, et dchireront pour longtemps, la nation algrienne. Le Matin
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